Patrick Cintas
Anaïs K.
Roman
© Patrick Cintas
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Table
Chapitre premier
Il fallait sans cesse lui expliquer, comme si elle ne saisissait pas le sens profond de ce qu'il souhaitait lui donner à penser. Les soirs où ils ne recevaient pas (ils recevaient trois fois par semaine, le dimanche étant réservé à sa famille, elle avait un nombre incalculable de « membres »), ils ne s'attardaient pas longtemps dans le salon attenant à la salle à manger ; ils venaient de partager un repas équilibré pour la nuit ; ils étaient épuisés par le silence que le télépoint ne réussissait pas à troubler ; ils avaient un peu parlé des jours à venir ; elle tenait à un projet dont il ne comprenait pas la finalité. Comme il ne dormait pas s'il avait absorbé trop de protéines, elle avait longuement calculé les valeurs énergétiques sur un abaque découpé dans un magazine. Il regardait sans s'approcher. Il ne tenait pas à entrer dans les raisons suffisantes de ces algorithmes. Les quatre soirées où ils ne recevaient pas ne se suivaient pas et il lui faisait remarquer qu'elles se ressemblaient étrangement.
— Étrangement ? se contentait-elle de susurrer comme si elle ne souhaitait pas protester.
Il ne répondait pas à cette question mais ne pouvait pas s'empêcher de la rechercher dans les conversations qui animaient la maison trois fois par semaine. L'une de ces soirées était définitivement, depuis de longues années déjà, consacrée aux Vermort chez qui on allait rarement malgré d'insistantes invitations qui en conséquence se faisaient plus rares. Les Vermort, néanmoins, demeuraient fidèles à la soirée du mardi. Ils arrivaient à huit heures et repartaient à minuit passé. Quatre heures perdues avec un esprit certes brillant et une beauté indéniable ne justifiaient pas l'insomnie qui le terrassait ensuite à la porte du sommeil et aux pieds de la femme avec laquelle il avait, un jour, choisi de vivre. Les Vermort l'ennuyaient à ce point. Leur part de conversation était considérable, peut-être les trois quarts du temps qu'ils demeuraient avec eux, ces mardis soirs. Trois heures par semaine à écouter tantôt le beau langage fluide de Fabrice qui était un expert en reflets fidèles mais protecteurs des images ainsi renvoyées, et la voix de Gisèle qui dénonçait les incohérences de la vie quotidienne pour justifier l'amertume de ses conclusions. On en savait moins sur les autres, ceux qui venaient le vendredi, qu'on nourrissait de petits propos destinés à la rumeur, et ceux qu'elle prétendait connaître à fond sous prétexte que le même sang coulait dans leurs veines. On dérogeait rarement à l'exigence de quatre soirées passées ensemble sans personne pour en juger. Il exigeait, mais ne cherchait jamais à se dérober aux visites qu'il fallait, de temps en temps, rendre à ceux qu'on avait si bien reçus. Comme ils avaient deux voitures, non pas une pour le travail et une autre pour sa commodité à elle, mais une qui lui servait effectivement à rejoindre son lieu de travail et une deuxième qu'il avait achetée par pur plaisir de posséder une belle mécanique, on allait aux rendez-vous avec cette dernière et les conversations commençaient avec elle, ce qui ne manquait pas de l'irriter (elle) un peu trop visiblement. Ils possédaient aussi une deuxième maison, plus spacieuse mais moins confortable, au bord de l'océan où il avait failli se noyer et dont elle l'avait sauvé devant un parterre de témoins nus et interloqués par sa musculature mouillée. Il s'était transformé en algue molle dans ses bras d'athlète. Une coupure de journal, conservée dans l'album de photos, montrait une nudité marquée par trois étoiles noires. Les témoins aussi portaient des étoiles. On ne distinguait pas nettement le corps livré aux tourments d'un sable dont la couleur se confondait, en valeurs de gris, avec sa chair tétanisée maintenant. Rien ne le différenciait clairement du sable où les pas avaient formé les petits cratères de sa désolation. On n'en parlait pas. Les Vermort n'en savaient rien. Ils ne connaissaient pas la maison au bord de l'océan qu'ils appelaient la mer. Ils savaient cependant que leurs hôtes s'y rendaient au milieu de chaque saison, immanquablement fidèles à cette géométrie du temps, et qu'ils en revenaient pour n'en pas dire grand-chose, sinon qu'ils s'y ennuyaient quelquefois, car le voisinage était distant. On ne sut jamais de quelle distance il s'agissait. Gisèle souriait comme si elle cherchait à changer le sujet de conversation et Fabrice le changeait sans difficulté, proposant une fois de plus les effets de son imagination à des interlocuteurs qui ne s'étonnaient plus de demeurer interdits devant tant de facilité oratoire.
Cette semaine, donc (on était lundi et il avait passé la journée dans son bureau à organiser le travail de la semaine), à part les Vermort du mardi, il y aurait les Fielding vendredi et un cousin et sa famille dimanche. Il ne connaissait pas ce cousin. Elle les dénichait il ne savait où ni par quel tour de passe-passe. Elle l'assaillait déjà de souvenirs d'enfance, depuis hier dimanche où un autre cousin avait parlé avec volubilité de ce cousin à venir. Elle avait téléphoné, très émue par ce que personne ne pouvait entendre, et elle avait raccroché en disant que le rendez-vous était pris pour dimanche prochain, une chance car on n'avait rien prévu pour ce dimanche-là, ce qui constituait une exception et une chance, précisa le cousin loquace et connaisseur lui aussi.
— Tu ne le connais pas, avait-elle précisé.
Il avait écouté les explications généalogiques du cousin présent qui n'oublia pas de lui rappeler qu'on manquait sérieusement (il avait insisté sur le mot sérieusement) de renseignements sur sa propre famille. Une fois de plus, il avait exhibé sa grosse main aux cinq doigts étirés pour signifier qu'on pouvait en compter les membres sur moins que les doigts de la main. Les enfants (elles disaient « mes neveux ») avaient pendant quelques minutes été absorbés par le calcul qu'il leur proposait non sans perversité :
— Si c'est moins que les doigts de la main, c'est au moins quatre (ils comprirent). Si j'ôte un à quatre, il reste trois (il dut s'expliquer). Moins deux (les parents), il reste un : ma sœur.
— Hé bé ! s'était écrié le cousin. Est-elle mariée au moins ?
Ce qui ramenait les conversations au point initial : Pourquoi, mais pourquoi donc n'avaient-ils pas d'enfants ?
Il la prenait une ou deux fois par semaine, avec les précautions d'usage. Dans la maison de vacances, leurs relations étaient plus fréquentes, surtout l'été quand ils pratiquaient un nudisme non dénué d'intentions érotiques. Il faisait, selon sa plaisanterie favorite, des enfants au bonheur. Elle semblait alors rire de bon cœur et les cousins, les « membres », s'approchaient d'elle pour picorer sa joue devenue rouge sang. Les Vermort n'avaient pas accès à ce genre de révélation et d'ailleurs, il n'y eussent pris aucun plaisir, eux qui avaient deux enfants qu'on ne voyait jamais.
— Fielding, c'est ce poète dont je t'ai parlé, dit-elle.
— Attendons-le, fit-il simplement.
Il viendrait avec le modèle d'un peintre qui était son amant.
— Qui ? Le peintre ?
Elle montra son doux visage :
— L'amant ? demanda-t-elle.
— Oui, je veux dire : c'est un ou une modèle ?
— On dit un modèle.
Comme il consacrait sa vie professionnelle et même sa vie tout court à la vocatologie, il prit quelques notes, ce qui mit fin à ce début de conversation. Demain, les Vermort (Fabrice vient de publier un nouveau livre, il n'aurait pas le temps de le lire), vendredi Fielding (dont il n'avait rien lu) et dimanche, ce cousin...
— Il écrit, ton cousin ?
— Félix ?
Elle montrait de nouveau ce fin visage marqué par la douceur de l'attente :
— Il s'appelle Félix, dit-elle en retournant à la préparation d'un plat qui promettait une nuit sereine.
N'avait-elle pas prévu de répondre favorablement à l'invitation des Galves (francisation de Gálvez) qui insistaient lourdement pour « rendre la pareille » ? Il ne se souvenait pas de cette soirée.
— Mais si ! affirma-t-elle. En décembre dernier (nouvelle apparition du visage empreint de douceur et de sérénité).
Ce qui le ramenait au printemps. Il gelait encore le matin. Il se réveillait le premier et mettait son nez à une fenêtre dans une pièce voisine. À travers la cloison, il entendait sa voix qui se plaignait doucement de la nuit... ou du jour.
Ces débuts de printemps le ravissaient. Sur le chemin de son travail, il s'arrêtait pour contempler la vallée qui verdissait. Il perdait ainsi le peu de temps qu'elle le contraignait à gagner sur le temps passé à ne rien faire ou à faire l'amour. À quel moment la quitterait-il ? À quel moment de la semaine ? L'air vif qui remontait de la vallée l'étourdissait un moment au bord d'une pente où s'étageaient les vestiges d'une ancienne carrière. On ne s'en va pas si facilement. S'il la quittait, il n'irait pas plus loin que son travail. Sa sœur lui tomberait dessus sans ménagement. Elle n'avait jamais eu beaucoup de considération pour ses penchants érotiques. Elle l'avait tant de fois surpris en flagrant délit de calcul ! Il pouvait la haïr quand elle revenait. On en avait beaucoup parlé hier, suite à ou à cause de cette stupide démonstration qui avait époustouflé les enfants soudain avides de connaître leurs cousins par alliance. Elle avait deux enfants comme les Vermort mais il ne les connaissait pas. Il décrivit deux charmantes créatures dont on admira tout de suite le côté studieux.
— On se verra un de ces jours, avait déclaré le cousin aux cousines qui n'en savaient rien, gloussaient-elles, et qui doutaient ensemble tant elles connaissaient les tenants et les aboutissants d'une vie (la mienne) qui coulait comme l'eau trouble de la rivière sans histoire.
— Qui sait ? avait soupiré la cousine en caressant les chevelures des enfants.
Il avait offert des bonbons à la ronde, ce qui mit fin aux spéculations. L'odeur acide du cassis et de la groseille montait de ces bouches rapides tandis que le cousin reniflait les flacons exposés dans la vitrine du buffet principal. Il était gris, il ne passait pas un dimanche sans se griser, il eût détesté dépasser cette limite qu'il prétendait imposer au plaisir.
Maintenant, il regardait la vallée parcourue de brumes tournoyantes. Les bouquets d'arbres lui donnaient une idée des distances. Il connaissait ce paysage comme s'il eût appartenu à son enfance, mais celle-ci ne reconnaissait que l'aridité des fractures calcaires et les pans blancs de l'œil des maisons sans rue que les chemins ne rejoignaient pas. Il n'y avait rien à faire pour empêcher cet enfant de revenir à la surface de la vie pour en occuper les meilleurs moments en prince des ténèbres. Il ne l'accompagnait pas au-delà de la rivière dont on distinguait les surfaces à travers les feuillages et les charpentes métalliques dont les couvertures gisaient à terre, semblant résister au glissement que la pente ne réussissait pas à leur imposer. Il était presque huit heures. Il savourait les derniers vrais instants de la journée, déjà si loin d'elle. Le travail, dans sa phase préparatoire, l'occuperait sans relâche jusqu'à la fin de l'après-midi. La semaine dernière, il avait mis un peu de désordre dans sa documentation et son assistante en avait pleuré presque violemment. Il aimait cette présence, cette réalité incessante, la joliesse du visage et des mains, le regard où il ne se lassait pas d'observer l'admiration croissante qu'elle lui portait. Mais il n'aurait pas aimé en faire une maîtresse. D'ailleurs, à quel moment serait-elle intervenue sans déranger l'ordre impeccable des jours ? Il la traitait en gamine savante et feignait de ne pas s'intéresser à ses charmes indiscutables. Ce matin, il était à peine entré dans le laboratoire quand elle le frôla rapidement, insensiblement, pour lui dire que sa sœur avait téléphoné vendredi juste après son départ.
— Vendredi ! s'écria-t-il.
Ils avaient reçu les Bélissens qui étaient parents des Vermort. Il avait passé le samedi à réparer le portail du jardin potager. Le soir, ils avaient regardé les voitures filer toutes dans le même sens, tous feux allumés, vers ce qui servait de ville à cette vallée lentement dépeuplée. Dimanche, le cousin n'avait pas cessé de remettre sur le tapis cette sœur dont il voulait tout savoir. Avant de partir, il avait renouvelé son vœu (le plus cher) de la rencontrer un jour prochain (ô mon Dieu faites que ce soit demain !) pour lui dire tout le bien qu'il pensait du seul membre de la famille qu'il connaissait par alliance. C'était bien là le genre de remarque que sa sœur ne manquerait pas de conclure par un éclat prodigieux de son rire de femme d'expérience.
Chapitre II
Depuis deux ans, on avait remplacé les chiens par des êtres humains. Évidemment, le chenil avait été détruit et ce fut sur ses fondations qu'on construisit les baraquements qu'occupait maintenant la faune des cobayes, moitié hommes, moitié femmes, on n'utilisait pas les enfants ni les vieillards. L'innocuité des expériences avait encouragé les décideurs, élus et notables locaux qui appréciaient sans effort les promesses de la colocaïne. On avait soigneusement examiné les populations des deux prisons du département, de l'antenne provisoire de l'hôpital psychiatrique régional et de l'établissement de santé d'une grande entreprise nationale qui y envoyait ses employés en mal d'exemplarité. On avait réuni une cinquantaine de marginaux, de reclus et de malades mentaux, dans la proportion d'un tiers par catégorie. Des examens plus poussés réduisirent ce nombre à une vingtaine qu'on informa strictement sur l'expérience à laquelle leurs fibres nerveuses allaient être soumises dans le cadre rigoureux d'un programme qui avait réussi sur les chiens. On les traita de sujets d'expérience et on leur montra les effets de la colocaïne sur deux chiens qu'on n'avait pas abattus. Un pédagogue fut chargé de toutes les démonstrations nécessaires pour convaincre au moins la moitié des candidats de poursuivre jusqu'au bout une des premières expériences du genre. Et en effet, onze personnes, s'il était encore possible de parler de personnes à leur propos (le directeur du laboratoire avait insisté car le document premier portait individus), demeurèrent dans le giron du Centre Expérimental de la Firme sur la Colocaïne : un meurtrier coupable d'une préméditation qui avait sidéré ses juges, deux escrocs qui avaient été fonctionnaires de l'État et que celui-ci entretenait toujours, cinq malades mentaux dont deux psychotiques maniacodépressifs qui se renseignèrent scrupuleusement sur le mélange colocaïne & lithium (une chouette idée, conclut le directeur), et deux marginaux, un homme et une femme, qui sortaient d'une cure de désintoxication pour l'un et d'une cure de sommeil pour l'autre (les curistes, disait le rapport premier). Le onzième « sujet » (le directeur du laboratoire parlait déjà de « subobjet ») n'avait fréquenté ni la prison, ni l'hôpital, ni les marges de la société : il avait toujours vécu dans sa famille, il avait même travaillé dans une filiale du C.E.F.C (le cefque comme on disait), il avait « donné satisfaction » à ses employeurs mais une aventure sentimentale s'était conclue malencontreusement par une tentative de suicide (« ratée » comme disait ceux qui avaient choisi d'en rire). On l'avait alors enfermé dans une confortable chambre du château familial, le château de Vermort qui borne la vallée en amont comme celui de Bélissens l'ouvre en aval. Jean, c'était son petit nom, avait promis de se comporter en gentilhomme. Il était arrivé dans la voiture familiale, une Phantom II Continental 4 1/4 vert olive qui portait les armoiries de la famille non pas sur les portières comme du temps des carrosses, mais sur le pare-brise, au-dessus des vignettes autocollantes officielles. Gisèle conduisait. Jean était assis sur la banquette arrière à côté de Fabrice qui se mordillait la lèvre inférieure pour s'empêcher de parler. Jean n'avait pas cessé de s'exprimer sur la colocaïne depuis la veille. Il avait dîné avec des chaînes aux pieds sous la surveillance de deux anciens gendarmes qu'on employait comme « infirmiers » et qui étaient en effet vêtus de blanc (le voisinage les surnommait les « pères blancs » car l'un était d'origine belge). Il avait mangé avec appétit et même un peu bu de ce rosé audois dont il raffolait malgré les douleurs intestinales qui s'ensuivaient immanquablement. Il avait peut-être dormi (alcool & diazépam), toujours dans la chambre qu'il occupait depuis plus de dix ans et où avait dormi toute la vie son ancêtre le nain Golo qui avait été couronné en Éthiopie. Gisèle ouvrait le judas, s'appuyait nonchalamment contre l'embrasure et entretenait avec son beau-frère des relations conversationnelles dont le comte n'avait aucune idée, d'ailleurs il ne la questionna jamais à ce sujet tant elle paraissait savoir ce qu'elle entreprenait médicalement. Il y avait belle lurette que Fabrice ne s'intéressait plus à ces conversations. Une dernière fois, avant de se coucher, il relut le dossier dont il avait paraphé chaque page avant d'apposer sa signature au bas de la dernière.
— Ce sera une aventure pour lui (il pensait aux dix ans d'enfermement et aux balades qui cliquetaient des chaînes), lui avait dit son hôte des mardis soir.
Et l'hôtesse, qui ne comprenait pas de quoi il s'agissait (elle n'en mesurait pas la portée, nuançait Gisèle), se souvenait des chiens qu'elle évoquait comme si elle touchait alors à des souvenirs d'adolescence en proie aux tourments de la croissance corporelle. Le lundi matin, Fabrice avait apporté quatre homards de taille prodigieuse. Elle savait cuisiner, Constance, c'était ainsi qu'elle entrait en lui, dure et rapide, au cours de ces repas que Gisèle, consciente de ne pouvoir vaincre sa rivale sur ce terrain fragile pour elle, souhaitait espacer un peu, ce qui au moins doublait le temps à franchir de l'un à l'autre mardi (« Je ne sais pas, s'il la voit moins souvent, qu'en penses-tu... »). Fabrice l'eût plutôt volontiers réduit de moitié, disons le mardi et le vendredi, mais ce jour-là Constance recevait des « relations » dont elle avait un besoin primordial pour sa carrière de critique littéraire. Lundi, impossible : son hôte (je) avait passé une dure et longue journée et les charmes de son assistante ne l'avaient pas distrait au point de lui donner envie de rencontrer des amis le soir même. Mercredi et jeudi, Constance « travaillait » à son article qui paraissait le vendredi matin, d'où la réception du vendredi soir. Le samedi ?
— Tu n'y penses pas ! s'était écriée une Gisèle satisfaite au fond d'en rester aux mardis et à l'espoir de les espacer un peu.
Ce mardi-là, en dégustant les homards qui avaient péri dans un court-bouillon, on parla de Jean dont la candidature avait été retenue « d'office ».
— Il n'a rien à se reprocher, dit Gisèle dont les doigts experts exploraient l'intérieur d'une pince.
— Nous n'avons que trois repris de justice et un alcoolique repenti, si l'alcoolisme est un péché et non pas une maladie comme je le pense. La dépressive est à peine réveillée et nos cinq malades mentaux n'ont jamais agi que dans le cadre étroit de leur maladie, ce qui les décharge des crimes et violences qui dramatisent leur histoire personnelle.
— Je suis d'accord avec vous, dit Fabrice.
Les onze candidats avaient intégré leurs baraquements en fin de journée, hier lundi. Les homards se promenaient dans la buanderie. Constance les nourrissait d'un mélange dont elle possédait jalousement le secret familial (de mère en fille). En rentrant, ce lundi soir, fourbu à cause des examens qu'il avait supervisés (on avait retenu un cinquième des candidats, la proportion habituelle), amer aussi parce qu'il s'était montré inconvenant avec son assistante qui s'était permis une larme discrète, ce qui lui arrivait rarement et toujours parce qu'il l'avait jugée à haute voix et devant les autres (double méchanceté), il avait rendu visite aux homards dans la buanderie et reniflé l'odeur de plantes secrètes qu'ils avaient ingérées sans difficulté, comme d'habitude.
— Jean se plaît dans sa nouvelle propriété, dit-il en aspirant la soupe.
— Ça va le changer de la chambre, dit Constance qui connaissait la chambre.
— Il est plus libre, mais chaque baraquement est soigneusement clôturé. Il ne franchira pas cette limite non plus.
— Pauvre Jean !
C'était tout ce qu’elle en disait. Il avait vaguement espéré une conversation suivie sur ce sujet délicat. Elle avait connu l'enfant, avait fréquenté l'adolescent et vu l'adulte perdre pied dès les premiers pas hors du cocon familial.
Ensuite il avait parlé de sa sœur.
— Qu'est-ce qu'elle te veut ?
Il le savait trop bien. Elle revenait toujours de la même manière et pour les mêmes raisons, mais Constance ignorait tout, il lui mentait à chaque apparition de sa sœur, il mentirait encore une fois et elle n'oserait pas lui demander d'éclairer les points obscurs de ses explications.
— Et les Vermort qui viennent demain !
— Et les homards ! plaisanta-t-il.
Il n'avait pas été de bonne humeur aujourd'hui. D'abord, l'annonce faite par l'assistante qui avait cru ainsi lui retourner sa perversité du vendredi passé, puis l'autocar avec son chauffeur, ses gardiens et la cinquantaine de candidats qu'il avait reçus en leur lisant le contenu d'un contrat qu'ils avaient eu le temps de relire un nombre incalculable de fois (je passe sur les recommandations du directeur du laboratoire, sur son « insistance » répétée à propos d'un sujet qui ne peut pas connaître de « conclusions prochaines »). Jean était arrivé alors que les autres commençaient à peine à reconnaître les petits détails qui peupleraient désormais les moments d'inattention et les intervalles d'instants. On venait de visiter le baraquement pilote (trois espaces aménagés autour d'un jardin d'agrément frais et ombragé) que personne n'occupait. Il y avait vingt baraquements, tous identiques, dix de chaque côté d'une allée bordé d'un haut grillage éclairé la nuit par des lampes à arc.
— Voilà le pistonné, dit quelqu'un.
Impossible de savoir s'il s'agissait d'un candidat ou d'un membre du personnel. Le chauffeur ricanait devant le radiateur de son véhicule. Fabrice marchait derrière Gisèle, Jean les devançait à peine. On aurait dit qu'il se jetait à l'eau.
— Il vous a apporté les homards ? demanda-t-il en arrivant sur (moi).
— Les homards ?
— Tout à l'heure, dit Fabrice.
— Comment ça va depuis mardi ? demanda Gisèle qui évitait de soumettre son regard de chatte apprivoisée à la soixantaine de personnes qui formaient deux groupes distincts entre l'autocar et les voitures du personnel.
Fabrice revint deux heures plus tard avec les quatre homards dans un cageot tapissé d'algues noires. On avait déjà éliminé une dizaine de candidats qui étaient remontés dans l'autocar. Ils demeuraient silencieux et immobiles. Fabrice avoua un frisson dans le dos et demanda où il devait mettre les homards.
— Je n'ai pas le temps d'aller jusque chez vous, prétexta-t-il en transportant le cageot dans une antichambre du laboratoire.
En effet, la maison n'était pas seulement isolée, il fallait aussi monter pour l'atteindre, ce qui fatiguait Gisèle qui détestait avoir à changer de vitesse à chaque virage. En arrivant, elle faisait constater le tremblement de son pied gauche. La descente s'en prenait à son pied droit.
— Comment se comporte-t-il ? demanda Fabrice en parlant de Jean pour la première fois aujourd'hui.
S'inquiétait-il vraiment ? Jean subissait les examens comme les autres, mais il serait choisi avec les dix autres qu'on avait décidé de choisir pour cette expérience inédite. Il connaissait la théorie de la colocaïne. Plusieurs articles étaient parus dans des magazines de vulgarisation scientifique.
— Ma sœur arrive ce soir.
— Oh ! Cela remet-il à plus tard notre rendez-vous hebdomadaire ?
Il savait bien que non ! Une semaine sans Constance... Mais non, Anaïs détestait le homard, elle haïssait la compagnie des amis des amis et particulièrement celle des amis de son unique frère.
— Elle sera fatiguée par le voyage.
— Pardi ! Dix mille kilomètres...
— Elle n'aime pas se montrer sous son mauvais jour.
— Vous dites ?
— La fatigue du voyage.
— Je comprends, dit Fabrice.
Gisèle aussi comprendrait.
— Quelle journée !
Il voulait dire (sans doute) : Quelle journée en perspective ! Il aurait à peine le temps de concilier les examens avec le classement des fiches embrouillées vendredi dernier devant une assistante éberluée. Fabrice le quitta peu après avoir vérifié que les homards étaient à leur aise dans leur nouvelle obscurité. Constance recommandait une parfaite obscurité, un silence d'or et aucune odeur étrangère à celle de la marée. Il consacra deux heures à mettre de l'ordre dans les fiches que l'assistante avait commencé à classer dans les casiers. De la fenêtre de son bureau, il surveillait le remplissage de l'autocar. Le chauffeur grillait des cigarettes sous un arbre.
— Je m'absenterai juste le temps d'amener les homards.
Elle ne serait pas à la maison. Chaque fois qu'il revenait inopinément, elle était absente sans explication (un petit mot sur la table de la cuisine par exemple). Il prenait toujours la précaution d'une excuse indiscutable. Les homards en étaient une. Il avait toujours trouvé d'incroyables excuses (la chance) mais n'avait jamais eu à s'en servir au moment de ces retours imprévus. Comme elle en découvrait les traces ipso facto, du moins se l'imaginait-il (il le craignait), ils en parlaient le soir (« Je suis venu pour... et tu n'étais pas là... »), le lundi soir qui était la soirée où il montrait un visage fatigué et où elle en profitait pour lui parler du menu du lendemain mardi. Il n'avait pas toujours eu d'aussi bonnes excuses que les homards, mais après tout, n'avait-elle jamais justifié ses propres absences, une seule fois ! Elle ne l'envisageait même pas et comblait la conversation avec ce qu'il y avait lui-même apporté. Des homards !
— Ils n'ont pas l'air déçu, dit l'assistante qui regardait elle aussi les candidats blackboulés assis dans l'autocar.
— Ils ne le sont pas.
— Comment ne pas être déçus... quand... ?
— Vous l'êtes, vous, déçue ?
Elle s'empourpra.
— Alors ? dit-il en sortant de l'antichambre où les homards émettaient des claquements sinistres.
Il l'abandonna à sa larme retenue et retourna parmi les candidats. Il évita de s'approcher de Jean mais celui-ci lui lançait des regards complices.
— Je n'ai jamais mangé de homards, dit l'assistante qui revenait, l'œil sec.
— C'est pas demain la veille, chantonna-t-il en jetant un œil distrait sur les questionnaires que lui proposait un examinateur.
Les deux chiens, deux labradors, mâle et femelle, se reluquaient devant un radiateur auxquels ils étaient attachés par de courtes chaînes d'acier. Il caressa ces crânes sans toucher aux sondes qui suintaient, exhalant l'odeur de bonbon acidulé de la colocaïne. Il pensa aux enfants du dimanche, à ces neveux qu'elle désirait par-dessus tout impressionner favorablement, lui demandant de se prêter au jeu, et chaque fois, il inventait un nouveau calcul dont le résultat désignait toujours quelque chose de précis, de reconnaissable, de nommable, de tangible presque. Cette fois, il avait désigné sa propre sœur. Il ignorait alors que cette sotte d'assistante était au courant depuis vendredi.
— Nous la verrons mercredi, avait dit Gisèle.
— Tu n'y penses pas ! s'était écrié Fabrice.
Pourquoi pas mercredi ? Une entorse, de temps en temps... C'est fou ce que les gens peuvent être occupés quand on ne sait d'eux que ce qu'ils consentent à dire et ce que les autres savent et savent surtout vous donner à penser. Mercredi, elle commencerait son article (sur Fielding, je suppose) dans une ambiance imposée par cette sœur reposée par une nuit tranquille qu'il se serait bien gardé de troubler comme il en avait troublé d'autres.
Chapitre III
S'était-il une seule fois absenté sans qu'il se passât quelque chose qui remît en question l'agencement de la journée ? Son assistante l'attendait sur le perron du laboratoire principal où il avait son bureau :
— Ce sont les homards ? demanda-t-elle.
Elle voyait bien que c'était les homards ! Pourquoi le demandait-elle ? Sinon pour attirer l'attention des membres de l'équipe analytique qui pouvaient voir ce qui se passait dehors sans bouger de leur poste d'observation placé près des fenêtres. Il se sentit humilié et elle savait par expérience qu'il ne tarderait pas longtemps à lui faire payer son insolence. Il ouvrit le hayon pour aérer la voiture. Un des homards avait crevé. Il le balança négligemment dans une des poubelles broyeuses qui jouxtaient l'entrée publique du laboratoire. Les trois autres bougeaient encore comme des cybers qui ont perdu leurs connexions énergétiques ou transcendantes.
— Je ne comprends pas, dit-il en soulevant le cageot, ils ne doivent pas être frais.
— Que s'est-il passé ? demanda l'assistante qui voulait tout savoir (elle ne se contenterait pas d'une explication sommaire s'il s'avisait de lui donner les détails les plus significatifs de « ce qui était arrivé »).
Il la bouscula pour entrer mais elle le précéda devant l'ascenseur avec un zèle de gamine qui a choisi la souffrance pour vaincre le mépris.
— Montons, dit-il, j'ai pris du retard.
— Tout s'est passé comme prévu, susurra-t-elle pour le rassurer, sachant qu'elle n'y avait jamais réussi et qu'il l'avait souvent condamnée à l'humiliation publique comme suite à ses efforts enfantins. Il haïssait les enfantillages. Il était incapable de jouer avec un gosse ou un chien. Avec les gosses, il inventait des calculs censés activer les bons neurones. Avec les chiens, il vérifiait des théories. Avec les femmes, il ne tentait jamais rien qui pût leur donner une seule chance de le séduire comme il aimait être séduit. Elle aurait donné cher pour connaître ce secret désir, mais dans quel but qu'elle ne s'avouait pas clairement ?
— Il manquera un homard, dit-elle dans l'ascenseur qui entamait une oblique sur l'arête de la pyramide.
Il ne répondit pas. Entre l'odeur de la marée et celle du déodorant que Constance lui imposait (sinon elle ne l'approchait pas), il éprouvait un léger vertige que les seins de l'assistante pouvaient facilement transformer en prétexte. Il demanda des « nouvelles » de Jean de Vermort.
— Votre protégé s'en sort pas mal, dit-elle.
Quel besoin éprouvait-elle ce matin de commenter toutes ses réponses par des allusions précises et contondantes à sa vie privée ? La porte de l'ascenseur s'ouvrit sur le dépôt de cadavres qui occupait tout le sommet de la pyramide. Les quatre faces triangulaires laissaient passer une lumière qui jouait dans les interstices des pavés de cristal. Les cadavres étaient simplement posés sur le sol, nus et traversés de rayons qui tombaient du pyramidion. Ils suivirent scrupuleusement les allées perpendiculaires jusqu'à l'endroit où l'assistante supposait que les homards seraient à leur aise.
— Dois-je téléphoner à monsieur le Comte pour le prévenir qu'un des homards est décédé ?
— Décédé ! Mais enfin ! Sally !
Il l'appelait rarement par son petit nom, elle ne savait dans quelles circonstances. Elle se mit à y réfléchir, ce qui l'occupa tout entière. Il posa le cageot à l'abri des rayonnements et souleva le couvercle pour observer les crustacés.
— Qu'est-ce que je vais en faire ? murmura-t-il avec une très nette nuance de désespoir.
Elle n'en savait rien. N'avait-il pas prévu de les manger en compagnie de Constance et des Vermort qui adoraient la cuisine de Constance ? Elle n'avait vraiment aucune idée de ce qu'on pouvait faire de trois homards quand on a prévu quatre invités. Elle n'avait jamais acheté de homard et si c'était ce qu'il allait lui demander...
— Sally, avez-vous des parents ?
Elle ne vivait plus avec eux depuis longtemps, depuis que papa...
— Vous avez un petit ami ?
En quoi cela le regardait-il ? Elle gonfla une poitrine pointue mais il ne lui laissa pas le temps de s'exprimer sur ce sujet délicat du compagnon qu'on a ou qu'on n'a pas.
— Je sais bien, dit-il, que trois homards c'est trop pour vous.
— Et pas assez pour vous, répliqua-t-elle en pinçant ses petites lèvres bleues.
— Il faut que je réfléchisse, dit-il et il se releva (car cette conversation eut lieu au-dessus du cageot dont il tenait le couvercle entrouvert) pour se diriger vers l'ascenseur dont la porte était demeurée ouverte. Dans ces cas-là, on accélère le pas, ce qui peut être mal interprété par votre interlocuteur que l'ascenseur n'a pas placé immédiatement dans votre situation d'homme préoccupé par un problème aussi inattendu qu'un jeu de quatre homards dont l'un est crevé.
L'ascenseur redescendait. Il le dirigea au cœur de la pyramide pour atteindre directement le laboratoire principal.
— Monsieur le Comte ne sera pas mis au courant, dit-il en caressant les bras de l'assistante qui se dégonflait.
Elle ne comprenait rien à cette « histoire » de homards mais elle était prête à agir en conséquence.
— Comme vous voudrez, dit-elle.
Il l'abandonna devant l'ascenseur. Un chariot passa dont il vérifia le contenu. On avait souvent besoin de son approbation. Il agissait machinalement, soulevant le couvercle ou le drap, jetant un œil précis sur le formulaire, appliquant les graphes compliqués de sa signature et rendant le stylo qu'on récupérait avec des remerciements empreints d'un tremblant respect.
Il entra dans la salle d'examen. Les candidats planchaient sur un casse-tête sans complications excessives. Une bonne occasion pour méditer sur les excès qu'on commettait dans ces circonstances. Cependant, son esprit ne se révoltait pas au-delà des principes.
Jean leva une tête joyeuse mais il ne lança pas le cri qu'il fallait toujours redouter de sa part. Il s'en approcha presque à le toucher pour ne pas donner l'impression qu'il l'avantageait au détriment des autres dont les visages exprimaient maintenant une extrême concentration intellectuelle. Arrivé à ce stade de l'examen (le stade « critique-ambition » des études préparatoires), on se mettait à désirer son objet et quelquefois on devenait implacable si les conditions se présentaient. L'examinateur, chargé de maîtriser les débordements de flux cérébral et leur épanchement intermédiaire, glissa le premier résultat dans la main discrète de son directeur qui parut satisfait au premier coup d'œil.
— Monsieur le Comte a téléphoné, lança l'assistante à travers un carreau de la porte.
Il lui fit signe de patienter.
— Tout se passe bien, dit-il.
— Tout s'est toujours bien passé, monsieur le Directeur, dit l'examinateur en récupérant sa note interne.
Il reçut une caresse flatteuse sur l'épaule et retourna à son pupitre. Une pipe d'écume regagna sa bouche où le sourire commença un effacement interminable.
— Monsieur le Comte a téléphoné au sujet des homards, monsieur le Directeur. Il est au bout du fil. Cet homme n'a pas de patience.
Elle commentait beaucoup aujourd'hui. La croissance, ironisa-t-il secrètement. Ou l'influence de ma sœur. Il n'avait pas encore parlé avec elle du coup de téléphone de vendredi dernier. Il nota rapidement de ne pas oublier de le faire avant de quitter le laboratoire, ce soir.
— Au sujet des homards... commença-t-il dans le téléphone.
Sally l'observait. Il se passait toujours quelque chose le lundi. Elle essayait de se souvenir de tout ce qui s'était passé le lundi depuis qu'elle était au service de ce chercheur célèbre. Maintenant, des homards... Il revint avec le sourire aux lèvres.
— L'incident est clos, dit-il.
Il y avait donc un incident. Elle s'en était doutée, comme d'habitude, mais n'avait pas su démêler les fils de l'énigme. Si elle n'insistait pas, il ne lui dirait rien et elle en serait quitte pour une mauvaise nuit d'insomnie. Comment insiste-t-on auprès d'une pareille sommité quand on est soi-même promise à des développements moins décisifs ?
— Vous avez veillé à la préparation des sondes ? demanda-t-il comme s'il n'était plus question de parler des homards.
Jamais elle n'oserait. Ne s'était-il pas renseigné sur l'existence d'un petit ami ?
— Le nombre impair des terminaux n'est toujours pas une bonne idée, dit-elle comme si elle venait de se couper en deux, une Sally retournant à son travail d'assistante et l'autre cherchant une solution au problème qui s'était posé malgré elle mais peut-être à son avantage, pourquoi ne pas l'espérer ?
Il ne voyait pas en quoi cela continuait de poser un problème et n'avait pas l'intention d'en discuter avec les ingénieurs qu'il considérait du haut de sa science indéniable tandis qu'ils n'étaient que de simples outils cérébraux à sa disposition de chercheur qui trouve.
— Vous redescendrez les homards, dit-il sans la regarder, puis, considérant qu'il lui devait une attention momentanée, il ajouta : quand vous aurez le temps.
— Dois-je vous prévenir ?
— Inutile.
— Que dois-je en faire ?
— Vous avez des parents ? Non, c'est vrai. Je ne sais même pas si vous avez un petit ami. Vous aimez le homard ?
Elle commença à entrer en phase aqueuse.
— Je ne sais même pas les cuisiner, avoua-t-elle d'une voix chancelante. Trois homards, ça vit longtemps ?
— Vous voulez dire quand les conditions sont réunies ? Je n'en sais rien. Oh ! et puis faites-en ce que vous voulez !
Il la planta. Elle finissait toujours par l'agacer. Il croisa de nouveau le regard joyeux de Jean qui ne réussissait pas à remonter le casse-tête qu'il venait pourtant d'assembler. Ce n'était pas la première fois que ça arrivait, ces montages/non-remontages. Il n'était pas médecin et ne pouvait émettre aucune opinion sensée sur ce sujet particulièrement ardu et délicat. — Où allait-il trouver ces adjectifs ? Fabrice, qui était médecin, n'employait jamais d'adjectifs. Quelle force lui permettait donc de s'en tenir strictement à la désignation des objets ? Il consulta le chronomètre dans le tiroir que l'examinateur surveillait jalousement. Les journées sont longues quand on attend d'elles un résultat tel qu'on le retrouve intact et indiscutable le lendemain. Ces attentes l'épuisaient. On vantait sa patience. On le prenait pour un insecte. On finit toujours par vous comparer à un animal ou à un personnage historique. Il avait peut-être quelques points communs avec l'insecte qui visitait les murs de son enfermement. Pourquoi consacre-t-on sa vie à son travail ? Pourquoi n'avait-il pas clairement choisi le plaisir ? Le regard des autres est-il prioritaire au moment de devenir ce qu'on est ? Un de ses camarades de promotion avait choisi la guerre et il y était mort. Impossible de savoir si cette vie avait été une réussite. Vie courte et heureuse. Quand l'action se conclut inévitablement par une esthétique. On ne sait rien des autres, surtout quand ils sont arrachés si brutalement à la vie. Mourir comme une proie après avoir été chasseur. On n'interroge pas les morts. Ses expériences le prouvaient : ce qu'on trouve au fond de soi, c'est un autre que soi, et plus on s'enfonce dans cette recherche, plus l'autre, le plus récent, devient soi. Loi fondamentale de la réciprocité des semblables. À ce jeu, les candidats devenaient fous. Même les fous devenaient fous. On ne les reconnaissait plus à l'issue du stage. On renvoyait dans leurs cellules des êtres qui se demandaient ce qui les avait, dans une vie forcément antérieure, amenés à fréquenter la prison, l'hôpital ou les marges instables d'une société qui persistait, malgré l'expérience de l'Histoire, à rechercher des certitudes.
— Pour les homards, dit-elle, j'ai réfléchi.
Il la regarda tristement comme on reconsidère une opinion.
— Maintenant que vous savez que je ne vis plus avec mes parents et que je n'ai pas de petit ami (vous avez fait le tour de ma vie), vous comprendrez que trois homards, c'est beaucoup pour un petit corps comme le mien.
Elle agitait ses clochettes.
— Je comprends, dit-il pour se débarrasser du problème qu'elle reposait au moment qu'il avait choisi pour débattre en lui-même d'une question autrement primordiale, je comprends que vous ne savez pas cuisiner. Laissons-les vivre leur vie et oublions-les.
— Que mangerez-vous demain soir ?
— Du homard.
— Je ne comprends pas.
— Vous les voulez. Oui ou non ?
Elle se dressa, clochettes en avant.
— Je les veux !
— Eh bien mettez-les en conserve !
Il en avait soupé, de ces homards, ce qui ne la faisait pas rire du tout. Par-dessus le comptoir, les candidats les observaient. Un examinateur tapait doucement dans ses mains en parcourant l'allée entre les tables jonchées de questionnaires et de casse-tête.
— Vous dites que ma sœur vous a téléphoné vendredi ?
— Après votre départ. Oh... un quart d'heure après, pas plus. J'étais...
— Je n'ai pas le téléphone à la maison. Nous avons un télépoint mais nous ne l'utilisons que pour les communications entre vivants. Elle va encore me secouer, ma vieille branche !
Il émit un petit rire agité.
— Combien de temps leur faut-il pour un déplacement de dix mille kilomètres ?
Elle calcula rapidement et le lui dit.
— C'est plus rapide que le train et plus sûr que l'avion, conclut-elle.
Jean apparut à la fenêtre. Il devait avoir les pieds dans les dahlias.
— C'est fini, disait-il. J'ai hâte d'aller au résultat. Je ne tiens pas à retourner au château. Si je dois retourner quelque part, que ce ne soit pas au château. Seulement voilà, je n'ai jamais vécu qu'au château. Je me demande où j'irai si je dois aller quelque part. Enfin, j'espère avoir réussi là où d'autres ont échoué. La vie se passe à éliminer les autres du chemin sur lequel ils n'ont rien à faire sinon ce n'est plus le bon chemin. Les chemins devraient ressembler à des chemins mais il y a deux sortes de chemins et ils ne se ressemblent pas. J'ai bien peur d'avoir échoué là où d'autres ont réussi. Ce matin, Fabrice a acheté huit homards.
— Huit ? fit Sally.
— Je vous expliquerai, dis-je.
Chapitre IV
Les premières giclées de colocaïne ne provoquaient que des représentations enfantines. Des monstres apparaissaient comme gardiens des portes du château. Une gentille créature qui avait tout pour séduire se transformait tout à coup en prédatrice dangereuse. Une peau digne des meilleurs magazines féminins se déchirait pour exhiber les écailles d'un suppôt venu d'une autre galaxie en mal de civilisation. Les projections imaginaires n'étaient que les variations des grandes peurs du siècle qui n'étaient elles-mêmes que les transitions rétiniennes des peurs ancestrales. Des paysages exagérément mis en perspective annonçaient des peuples exorbitants nés de notre propre peuplement. Des peuples savamment organisés, d'un côté ou de l'autre d'une ligne imaginaire figurant la métopagie de nos conceptions, en opprimaient d'autres avec des moyens absolus, installant les conditions d'une lutte implacable qui commençait toujours par des déchirements intérieurs assez douloureux et identifiables pour inspirer la volonté de vaincre si nécessaire aux grandes nations colonisatrices comme aux petites qui n'ont pas d'autre choix que l'identité. Le minéral, pur ou intégré, pénétrait une chair déjà traversée de cris et d'exigence, ou bien c'était la chair qui s'extrayait de son carcan mental pour alimenter les connexions bruyantes de la matière organisée en réseau. Des temps, réduits au linéaire malgré les ressources de la chronologie, se croisaient sur un plan où défilaient les résultats attendus d'un calcul mental ne visant rien d'autre que la satisfaction immédiate. Des horaires plutôt, des prévisions de voyages dans le corps réduit à l'implosion ou à l'expansion, une claire distinction des sexes malgré les variations de postures et de stratégie visuelle. La nécessité du vaisseau embarquait des aventures revues et corrigées par les détails des expériences précédentes. L'esprit envisageait une mythologie sans toutefois lui donner les fondements verbaux de sa croissance. Au lieu d'impliquer son éclat langagier, l'écran ne proposait que les créneaux du conte et de la chronique urbaine.
Après cette première vague reconstituée avec les moyens simples de la traduction littérale, la colocaïne rencontrait les véritables difficultés de l'exploration des profondeurs. La traduction devenait incohérente par moments, mais d'une incohérence qui jouxte l'intelligible, instaurant en principes fondateurs ces instants de pure recherche, et la machinerie mise en place autour du cerveau ne jouait plus son rôle de miroir des apparences. De l'exactitude du conte au silence de l'incompréhensible, la colocaïne assimilait des complexités que la langue ne pouvait raisonnablement penser intégrer aussi facilement qu'un jeu probable de possibilités.
En général, les candidats ne comprenaient pas grand-chose aux termes de l'aventure tel que le directeur du laboratoire les filtrait doucement dans leur esprit à peine choisi pour devenir et peut-être demeurer le subobjet de l'expérience. On ne songeait même pas à parler des chiens qui avaient servi de pionniers en la matière. Les deux exemplaires qu'on proposait à la mémoire (si c'était bien de cela qu'il s'agissait au fond) ne présentaient aucun signe qui permît de les distinguer de soi-même. On voyait deux chiens dont on vous disait qu'ils avaient vécu la plus formidable expérience qu'on puisse espérer de l'existence, un temps passé à l'intérieur de soi et ce que cela suppose d'expérience acquise une bonne fois pour toutes. Chacun pouvait, en caressant ces cous fortifiés par l'exercice, sentir l'odeur de la colocaïne dont les traces visqueuses et cristallines formaient une couronne électrique sur le pourtour du cathéter enfoncé dans le sommet du crâne. La première phase consistait dans cette installation rudimentaire mais précise. Une anesthésie prévenait non pas la douleur, qui était minime, mais l'appréhension causée par le forage. Des chiens avaient fini par mordre les opérateurs inattentifs au degré d'insensibilité. On avait supprimé les vibrations et la sensation de poussée verticale par l'injection d'une prédose de colocaïne qui préparait les surfaces à la tranquillité.
— Installez-vous sur les sièges, dit le directeur de sa voix précise et séduisante, et laissez-vous aller. En cas de résistance, nous augmentons la dose de précolocaïne. Mais ne vous faites pas d'illusion : ce n'est pas de la colocaïne. Vous n'êtes pas prêts à en supporter les effets holographiques. Pour l'instant, laissez-vous faire, donnez-vous à la science, oubliez qui vous êtes.
Sally ne sut jamais si c'était les forets ou les mandrins qui produisaient cet effet de frottement linéaire sur sa peau tétanisée. Elle n'assistait pas à l'installation des cathéters. Elle revenait d'une séance de vomissements spasmodiques, le visage marqué par la transe abdominale, mais les mains fermement accrochées aux manettes du chariot qui contenait les sondes cérébrales. Les candidats, qu'il fallait désormais appeler des stagiaires en attendant de s'en souvenir comme des vétérans, un peu connectés à une ébauche de réseau précolocaïnique, lui soumettaient des expressions faciales aussi diverses qu'attendues. Ces descriptions documentées figuraient dans les études préliminaires. Elle avait elle-même photographié les premières expériences, une Hulcher dernière génération en main. Elle n'aurait pas aimé se retrouver devant un visage parfaitement inconnu ou même à peine différent de ce qu'on savait du rictus primitif. Le directeur, moins angoissé par la probabilité de nouvelles découvertes, mesurait les degrés d'adaptabilité avec une conscience de professionnel en attente.
— Formez les couples ! ordonnait-il quand on commençait à sortir les chariots de la salle d'opération. Vous voyez, continuait-il en suivant les chariots, vous n'avez pas souffert. Personne ne souffrira jamais entre nos mains expertes.
En général, une bonne moitié des stagiaires souriait paisiblement et il demandait à Sally d'en prendre note. Les chariots contenants les stagiaires étaient enfin disposés dans la salle où allait se dérouler la phase principale de l'expérience, le réel disait le directeur qui s'efforçait de dissimuler les traces de désir qui parésiaient son visage. L'odeur de la colocaïne s'imposait à l'esprit. Une goutte d'un extrait pur était montrée à chaque stagiaire au bout d'un scalpel qui n'avait, leur assurait-on, que cet usage pacifique.
— Les deux RPPLG ensemble, dit le directeur.
Les Reclus Protégés Par Le Gouvernement étaient encore un homme et une femme.
— Une chance, dit Sally, ce qui n'amusa pas le directeur trop occupé à comparer les QI des deux RPPLG.
On assembla le MA avec la MS (le Marginal Alcoolique avec la Marginale Suididaire).
— Ça fait deux, dit Sally avant de se mordre la langue. Il reste le MAP (Meurtrier Avec Préméditation), deux PMD (PsychotiqueManiacoDépressifs)...
— Mettez-les ensemble, dit le directeur après avoir vérifié l'identité sexuelle des sujets en question.
Trois, fit Sally. Donc (elle montrait le bout de sa langue), le MAP et les trois MMAP (Malades Mentaux en Analyse Préliminaire). Le MAP est un homme. Nous ne pouvons que l'associer avec une des MMAP. Il restera un couple hétérosexuel de MMAP.
— C'est bon, dit le directeur qui redoutait toujours les associations contre nature. Montrez-moi les deux MMAP femelles. Comment allons-nous procéder ? Vous savez ce que c'est un meurtrier ? leur demanda-t-il.
L'homme souriait en attendant. La précolocaïne inhibait le désir sexuel. Il ne saurait jamais qu'on avait choisi sa partenaire en fonction des résultats qui sortaient de la machine de contrôle. S'il n'était pas possible d'obtenir un assemblage parfaitement hétérosexuel, les MAP devenaient homosexuels sans que le directeur fournît une explication scientifique à ce choix.
— OK, dit-il. J'aime bien l'idée d'une couple MAP & MMAP. Nous n'avons pas encore de résultat sur cet assemblage.
Son visage s'assombrit. Il s'assombrissait toujours quand il constatait que l'expérience était trop soumise au hasard des rencontres fortuites. Il avait pourtant proposé un programme qui ne laissait rien ou pas grand-chose à l'aléatoire de l'échantillonnage. Sally aimait ce visage profond. Elle se taisait toujours si rien n'en menaçait la pérennité. Mais le directeur finissait par souffrir de ses absences mentales et elle le ramenait à la réalité en interpellant les stagiaires que la perspective d'une vie conjugale avait plongés dans un silence tout aussi tragique. Sally était indispensable.
Il regagna son bureau. La journée s'achevait. De la fenêtre, il observa les stagiaires qui entraient dans les baraquements. Les couples y vivraient séparés. Passée la première nuit et suite à la première injection de colocaïne, ils ne songeraient plus à s'accoupler dans d'autres circonstances que celles qui constitueraient désormais leur vie principale, au-delà des régions obscures et des clartés aveuglantes des premiers territoires de l'enfance imaginaire.
Dans le parking, Sally changeait une roue crevée à sa petite auto rouge et blanche. Dans une heure, il serait à la maison avec Constance, à table avec Constance, au lit avec Constance, seul dans son sommeil d'explorateur. Ils parleraient de Jean, des homards, et surtout d'Anaïs dont on ne savait rien sinon qu'elle arrivait. Elle n'avait précisé aucun jour, aucune heure. Elle aurait pu arriver samedi. Il réparait le portail du jardin potager. Elle n'aurait pas manqué d'ironiser sur ses dispositions manuelles. Dimanche, elle aurait inquiété les enfants, avant ou après le petit calcul mental qu'il leur avait proposé pour les distraire de leur morosité. Elle arriverait peut-être mardi soir, il ignorait pourquoi c'était le plus probable, en plein repas, ce qui agacerait les Vermort qui tenaient au rituel comme s'ils en connaissaient les avantages. Anaïs pouvait revenir à n'importe quel moment. Elle n'avait pas à s'en expliquer. Les morts reviennent quand ça leur chante ! Ils ne vous demandent pas votre avis. Vous êtes vivants et ils se rappliquent au bon ou au mauvais moment. On ne peut rien prévoir. Se mettre d'accord avec un mort, c'est prendre le risque de fausser la perception des choses. Anaïs était, de ce point de vue là, la pire des mortes qu'il reconnaissait. Il ne fréquentait pas beaucoup les morts. On ne les consultait pas fréquemment au laboratoire où leurs interventions étaient heureusement limitées par un règlement. Mais allez imposer des règles à des morts qui n'ont aucune raison de les respecter. Les morts célèbres s'ennuyaient chez les vivants, on imagine pour quelles raisons. Une fois mort, on ne peut être que mort. On n'en savait d'ailleurs pas beaucoup plus sur la mort. On ne savait pas si les morts poursuivaient le bonheur ou s'ils l'avaient trouvé tout prêt à l'emploi. Sait-on même ce qu'on en ferait, du bonheur, s'il était tout cuit ? Le repos est une trop vague idée de la mort. Et les morts ne parlaient jamais de la mort. Ils agissaient comme s'ils ne l'étaient pas, morts. Ce qui les différenciait des vivants qui ne s'entretenaient qu'à travers les chroniques nécrologiques et les récits de morts cliniques surpassées. On en parlait jusqu'à ne plus avoir rien à en dire. Sacrée différence ! Les morts nous visitaient dans la plus parfaite mondanité. On les recevait chez soi, à l'endroit qui souvent avait été le leur, quand ils étaient de notre sang, ou au travail si on était de la même branche. On rencontrait des morts dans les endroits publics et ils surgissaient quelquefois dans votre intimité relative. On avait l'habitude des morts depuis qu'on les reconnaissait, mais ils ne disaient rien de leur mort, leur mort de mort, nous condamnant à y penser comme si la mort n'avait finalement pas changé notre vie en nous rendant nos morts selon des principes qui échappaient à notre intelligence. La connaissance technologique n'était pourtant pas étrangère à ces nouvelles conditions d'existence. Il y avait bien des techniciens qui continuaient de travailler sur ce sacré sujet d'inquiétude ! mais vous aviez la possibilité de configurer votre télépoint pour que les morts ne vous appelassent pas. Ce qui ne leur interdisait pas de revenir chez vous sans prévenir. On en était là avec Anaïs. Elle revenait sans cesse, alors que la plupart des autres s'étaient fait oublier. Comment demander à un mort ce qui motive ses retours à l'existence ordinaire ? Il ne lui posait jamais de questions dont il n'avait pas la réponse. C'était elle qui l'interrogeait. Et il se livrait comme si elle avait été son confesseur. Il se mordait la langue (un truc qu'il avait ironiquement enseigné à Sally) pour ne pas trahir ses derniers secrets mais elle avait ce pouvoir de lui arracher la vie par fragments essentiels. En reconstruisait-elle l'illusion dans son monde d'inexistence ? Il ne procéderait peut-être pas autrement une fois mort. Mais qui serait sa victime, si on pouvait appeler comme ça ce personnage nécessaire ? Ce nom se déduisait-il de l'ensemble qu'Anaïs était en train de s'approprier dans une intention obscure et menaçante ?
— C'est fini, dit Sally qui entrait dans son bureau sans frapper parce que la porte était demeurée ouverte.
Elle allait lui poser la question des homards. Savait-elle s'ils étaient encore de ce monde ou plus exactement connaissait-elle ce nombre qui n'avait aucune importance puisque demain soir on mangerait les quatre homards de la buanderie ?
— Si vous n'avez plus besoin de moi, je rentre à la maison, dit-elle.
— Sans les homards ?
— Je vais y penser. Le pyramidion les protège.
Il n'avait pas pensé au pyramidion. D'un geste de la main qu'il n'oublia pas d'accompagner d'un franc sourire, car il savait se montrer courtois en fin de journée, il la congédia. Il regarda la petite auto s'éloigner dans les vignes, puis elle disparut sembla-t-il définitivement. Le parking était désert. La voix du gardien de nuit monta l'escalier. La procédure. Il fallait respecter la procédure. Temps linéaire, fragmenté d'avance, facile à remonter une fois par jour avant que tout ne s'éteignît. Il conduisait sa voiture, sur le chemin du retour quotidien. L'odeur de la marée rejoignait celle de la pourriture. Sally, ou quelqu'un d'autre, avait pulvérisé des odeurs agréables sur les sièges. Il avait le temps de retrouver Constance. Elle ne l'attendait plus. Elle préparait le repas comme s'il était encore possible qu'il ne revînt pas. Elle n'envisageait même pas un retard. Il était à l'heure. Il parla d'abord d'Anaïs.
— Elle pourrait prévenir, dit-elle sans laisser paraître des sentiments qu'il tentait vainement de ne pas reconnaître lui-même dans la douceur de la voix.
— Une morte. Prévenir. Nous avons configuré notre télépoint pour ne plus avoir de relations d'aucune espèce avec les morts, nos morts !
Avait-elle oublié qui avait inspiré cette rupture ? Il pouvait lui en rappeler les circonstances mais au fond, souhaitait-il vraiment renouer avec le monde des ténèbres ? Il lui parla de Jean. Elle aimait bien Jean. Elle en parlait avec une tendresse que rien dans ses propos ne justifiait. Souhaitait-il qu'elle justifiât ses préférences chaque fois qu'il les découvrait ?
— Jean est heureux tant qu'on ne le soupçonne pas, dit-elle comme si elle connaissait l'historique de ce personnage annexe.
— Il nous a demandé s'il demeurerait seul pendant l'expérience ou si on avait pensé à quelqu'un. Sally lui a répondu qu'on pensait à tout et qu'il n'avait pas de souci à se faire.
— Vous commencez par un mensonge ce qui se terminera par une tragédie.
On alla voir les homards, ceux de la buanderie. La lumière bleue d'une veilleuse les dérangea à peine mais elle éteignit si vite qu'il n'eut pas le temps de les voir bouger. Ensuite elle le poussa dans le salon où elle lui servit un apéritif. Elle n'aimait pas parler des morts. Il n'y avait pas de revenants dans sa famille. Les morts de Constance étaient morts comme on avait toujours été morts. Elle ne comprenait pas qu'Anaïs éprouvât encore du plaisir à fréquenter les vivants. D'habitude, les morts se lassaient rapidement et ils ne revenaient plus. On ne leur demandait rien. On savait qu'ils n'étaient pas morts. Il semblait naturel qu'ils ne revinssent plus au bout d'un temps raisonnable qui était laissé à l'appréciation de chacun sans qu'il fût nécessaire d'en parler. Anaïs exagérait et on ne pouvait même pas lui demander de s'expliquer clairement.
— Je suis venu ce matin pour...
—... et je n'y étais pas ! Je n'y suis jamais quand tu viens et quand tu ne viens pas, j'y suis ! Heureusement, on finit par se rencontrer et tout rentre dans l'ordre. Quel bonheur !
Chapitre V
En rentrant chez lui, ce mardi soir, il alla d'abord voir les homards de la buanderie. Il prit le temps d'en observer la lenteur précise. L'odeur des plantes aromatiques avait remplacé celle de la marée. On était presque dans la sauce qui arracherait tout à l'heure des cris de plaisir à Fabrice que Gisèle tancerait pour éviter d'en parler vraiment. Deux personnages en impliquent un troisième, sinon on a affaire à un texte intellectuel, pour ne pas dire rhétorique. Il tiendrait compte de cette loi de composition s'il se remettait à l'écriture du scénario commencé il y avait bientôt deux ans lors de la visite d'une réplique en trompe-l'œil d'un des plus fameux studios hollywoodiens. Il s'était promis une écriture sincère et à la portée de tous. La caméra a besoin d'images. On ne nourrit pas les yeux avec des discours. Avec deux personnages, on prend le risque du dialogue. Un troisième devient l'image de ce dialogue et donc sa dramaturgie visuelle. C'était là de bonnes idées, d'autant qu'il connaissait les trois personnages et chacun d'eux pouvait jouer le rôle du troisième. Exprimé comme ça, ce n'était qu'une idée. Il en connaissait le début et il était capable d'en composer un nombre important d'épisodes. Inventer la fin était, pour l'instant du moins, un effort d'imagination pratiqué à vif sur une matière qui donnait encore trop de signes de vie. Il y aurait des homards dans ce film, mais uniquement pour la lenteur rectangulaire, pour la profondeur de l'ombre aussi, et pour la proximité des surfaces polies par la lumière. Dès le générique, on voyait une fille qui semblait ne pas savoir où elle allait...
— C'est toi, mon chéri ? Anaïs est là !
À peine entré dans le salon, il vit le large dos nu d'Anaïs penchée sur le télépoint. Elle était en conversation avec un mort qu'on ne pouvait pas connaître, « pas même toi, mon chou, j'ai eu une vie secrète moi aussi. »
— Anaïs se plaint d'un mauvais voyage, dit Constance qui arrangeait un en-cas sur la table basse. Ces déplacements ne sont pas encore au point.
— Seuls les morts peuvent en témoigner.
— Ah ! Ne prononcez pas ce mot devant moi ! s'écria Anaïs qui montrait maintenant le décolleté où scintillait une pierre arrachée aux entrailles de la Terre.
Elle l'embrassa sur les deux joues :
— Je ne suis pas encore morte, souffla-t-elle dans son oreille sujette à l'acouphène.
Maintenant qu'elle avait reconfiguré le télépoint, certains morts allaient recommencer de nous harceler. Il se plaignit de l'absence d'un filtre. Anaïs s'était déjà assise dans le sofa, jambes croisées sous un mouchoir qui recevait les miettes de sa collation. Il plongea ses lèvres dans un alcool intense que Constance avait peuplé d'olives noires. Les crachotements de noyaux l'occupaient toujours au bord de son verre, sinon il devenait facilement sarcastique en présence d'Anaïs qui le poussait plutôt à l'obscénité. Constance veillait aux limites à ne pas dépasser.
— Anaïs n'est pas venue seule, dit-elle comme s'il était naturel qu'elle ne vînt pas accompagnée.
Il éloigna son nez du verre dont le contenu jouait à se refléter dans son regard. De quel mort s'agissait-il ? Il le connaissait peut-être. Il ne posa pas la question mais Constance commençait à y répondre :
— Elle n'est pas venue avec un mort.
— Oh ! Non ! dit Anaïs. Ils sont bien vivants !
ILS ! Le nez effleura le bord cristallin sans en tirer la sonorité qui amusait quelquefois les enfants du dimanche.
— Anastase et Pulchérie m'ont rejointe à la gare où se trouvent les terminaux des déplacements vers la vie (TDW). Évidemment, pour ne pas les peiner, j'ai feint de descendre d'une rame des grandes lignes. Il y a bien un an qu'ils n'ont pas vu leur mère ! Combien de temps, ma bonne Constance, depuis ma dernière visite ?
— C'est cela. Plus d'un an. Tu n'avais pas encore présenté ton projet.
Il se rengorgea.
— Oui mais, dit-il, le cefque existait déjà.
— Tu en parlais, si je me souviens bien, dit Anaïs d'un air songeur.
— Tu veux les voir ? demanda Constance et aussitôt elle se leva, ne lui donnant pas le temps de répondre à une question aussi délicate.
Elle le tirait par la manche d'une chemise passablement humide. Il se laissa faire tandis qu'Anaïs le poussait en riant, secouant ses petites mamelles dans l'échancrure. On entra dans le salon de jeu. C'était deux adolescents. Un garçon et une fille. Cela, il le savait. Il avait peut-être oublié qu'ils pouvaient en effet avoir atteint l'âge d'être des adolescents. Le garçon était habillé en baigneur, jambes et torses nus de chaque côté d'un pagne fluorescent, et la fille en joueuse d'il ne savait quel sport dont l'ustensile était coincé entre ses blancs genoux. Ils se ressemblaient, indéniablement. Ils ressemblaient à Anaïs mais portaient les traces indélébiles de leur nécessaire postérité masculine. Ils étaient assis devant un écran et partageaient les aléas d'une image en cours de formation cognitive. On les dérangeait. Il déposa un baiser sur chacun de leurs crânes, un peu écœuré par leur effluence de pizza et de bonbon chocolaté. L'image était fixe maintenant.
— Si vous voulez d'autres bonbons, proposa-t-il, j'en ai d'autres dans ce tiroir.
Il désigna le tiroir d'un ancien vaisselier qui faisait office de garde-manger-sur-le-pouce.
— Ils aiment tout ce qui se mange, dit Anaïs en se gonflant comme une poule pondeuse, pourvu que ce soit bien sucré comme les douceurs de cette enfance dont il est si difficile de se séparer, n'est-ce pas, mes chéris ?
Ils ne répondirent pas. Il déposa une poignée de bonbons acidulés (il avait à coup sûr affaire à deux futurs consommateurs de colocaïne) sur les genoux de Pulchérie qui avait l'air d'une effigie publicitaire en trois dimensions déréalisantes. L'image n'avait aucune chance de poursuivre sa croissance en leur présence. Constance agitait la poignée de la porte, comme dans le métro à Paris qu'elle avait deux fois traversé en trombe.
— Ils sont adorables, dit-elle comme ils regagnaient le salon où le chat s'empiffrait sans honte. Ce n'est pas un vrai chat, dit Constance (voulait-elle dire qu'on ne pouvait pas l'éduquer lui non plus ?).
— Les morts sont de vrais vivants, protesta Anaïs qui ne savait rien des robots.
— On ne peut pas en dire autant des vivants, dit-il et une giclée d'alcool l'envahit.
Combien de temps resterait-elle ? Pourquoi a-t-elle amené ses enfants ? Quel est l'objet de sa visite ? Il poserait ces questions à Constance ce soir, dans le lit. Elle devait avoir une idée des réponses. Il continuerait de la tromper. Entre-temps, ils auraient mangé les homards en compagnie des Vermort. Oui, c'était le court-bouillon qui bouillonnait et la sauce qui mijotait.
— Ça tombe bien, dit-il, nous avons sept homards.
Il suffirait de retourner au laboratoire et de récupérer les trois autres, si le pyramidion les avait préservés de la mort comme le supposait Sally qui heureusement ne les avait pas emportés.
— Qui est Sally ? demanda Anaïs sans vraiment s'intéresser à la question.
— Mon assistante. Très compétente. Efficace.
— Jolie ? Agréable ? Tu n'as jamais été un conquérant. Ce qui ne t'empêchait pas de rêver. Comment disait le psy ? « Fantasmer » ?
Il rougit. Les enfants accepteraient-ils de l'accompagner pour ramener les trois homards qui feraient affaire bien opportunément ? Ils étaient devant leur image qui n'en finissait pas de s'immobiliser et de condamner à l'exclusion. Ils ne comprenaient pas qu'on dût aller chercher des homards alors qu'ils n'avaient aucune envie d'en manger (Constance avait lâché un « quand il y en a pour quatre il y en a pour sept » en pensant à la sauce).
— Pourquoi pas ? (il s'adressait à Anaïs en lui montrant un visage éclairé par la solution qui se présentait à son esprit) Mais il en manquera un, si bien sûr tu souhaites manger du homard...
— Un homard, fit Anaïs qui voulait penser à autre chose.
Il était presque huit heures. Les Vermort n'allaient pas tarder à arriver.
— Ils devraient amener leurs enfants, proposa Constance par mimétisme. Oh ! Ils ne sont pas encore partis. Je vais leur téléphoner (elle ne lui demandait pas ce qu'il en pensait. À Anaïs :) Ils ont deux enfants adorables, Paul et Virginie.
— Quatre contre cinq ! fit Anastase.
Pulchérie rit. Et ils retournèrent dans leurs mois. Il émit sa petite opinion « là-dessus », ce qui était inconvenant à l'égard de sa sœur, mais Constance avait maintenant d'autres chats à fouetter. Sept homards pour neuf personnes, c'était bien égal aux enfants des Vermort. Allait-elle lui demander de trouver deux homards (trois si le gardien de nuit réclamait une récompense) un mardi soir !
Finalement, les Vermort ne furent pas déçus. Les homards étaient excellemment cuisinés, comme ils l'avaient espéré. Anaïs emporta ses enfants dans l'autre monde ou dans un établissement similaire. Et les enfants des Vermort montèrent se coucher comme promis à dix heures (Fabrice en doutait silencieusement mais Gisèle « connaissait » ses créatures). Fabrice était l'homme le plus heureux du monde. On parla à peine de Jean qui devait avoir reçu sa première injection de colocaïne dans les conditions idéales d'un bonheur partagé.
— Partagé par qui ? demanda Gisèle. Je suis curieuse de le savoir.
On l'avait connecté à un robot (il ne leur dit pas que c'était peut-être là l'origine du problème, Sally était en train de vérifier les données, cela non plus il ne le dit pas, il dit :) Ce n'était peut-être pas très équitable par rapport à un être qui s'attendait à rencontrer l'âme sœur, mais tel était le projet qu'on avait confié à ses neurones. Il n'y verrait que du feu (qu'est-ce qu'on ne dit pas quand on ne peut pas dire !). Il se pouvait même que sa santé s'en trouvât (gulp) améliorée sensiblement.
— Sensiblement ? dit Gisèle. Cela semble si peu...
— Nous n'avons jamais obtenu de guérison. Mais les très nettes améliorations...
— Je sais, je sais ! Vous avez de l'espoir et vous tenez à le partager avec ceux qui en ont besoin.
— Tout est vérifiable !
Vermort éclata de rire.
— On ne vous reproche rien, dit-il. Gisèle n'est pas soupçonneuse quand elle met son joli petit nez dans les affaires de Jean. Elle n'est que troublée !
— Anaïs est venue nous voir, lâcha Constance, ce qui eut l'effet escompté.
— Nous ne la verrons donc pas ? couina Fabrice qui en avait été amoureux comme tous ceux de sa génération.
— Si nous avions eu neuf homards au lieu de quatre...
— Mais j'en ai acheté huit !
— Huit ! s'écria Gisèle. Pourquoi pas neuf ?
— Mais enfin, ma chérie ! « Pourquoi neuf » serait une question plus judicieuse.
Il y avait eu un petit incident cette après-midi au laboratoire. Sally avait surdosé Jean. Il avait fallu que ça tombât sur lui ! Jean était dans le coma.
— C'est ce que tu voulais me dire en rentrant (elle avait bien senti qu'il avait quelque chose à lui dire), dit Constance à mi-voix (on était dans la cuisine en train d'allonger la sauce).
— Je t'en aurais parlé sans Anaïs ! Ah ! Anastase et Pulchérie ! Peux-tu me dire ce qu'elle est en train de manigancer (il le savait) ?
— Chérie ! Nous parlions de Jean !
— Vous parliez de Jean ? dit Gisèle qui surgissait de nulle part avec une assiette vide dans les mains.
Il était en train de découper la tarte aux pommes sous l'œil impérial de Constance. Fabrice renonçait à un supplément de sauce et réclamait un verre d'eau (ces vins lui chiffonnent la langue).
— Jean va bien, n'est-ce pas ? dit Gisèle qui remplissait un verre.
Constance pâlit. Elle avait toujours du mal à dissimuler (ce qui expliquait peut-être sa trop facile crédulité). Il achevait le partage aussi équitablement que le lui permettait le tremblement de ses mains. En général, ces petits détails n'échappaient pas à la vigilance constante de Gisèle. Le verre débordait dans sa main.
— Un petit problème, dit-il en abandonnant la tarte à son destin.
Constance filait à l'anglaise. Derrière la porte, Fabrice, qui adorait les desserts et les petits vins d'aiguille, l'accueillait bruyamment. Il fallut avouer que Jean était au plus mal.
— Mais enfin, dit Gisèle catastrophée, pourquoi ne nous avoir rien dit ?
Oui, pourquoi ? Il en avait bien l'intention. Il avait même failli aller au château en sortant du laboratoire. Ils avaient attendu l'avis du médecin qui mit un temps infini à mettre au point les termes de son diagnostic.
— Jean, dit Gisèle, est mort ? Jean va mourir ?
— Non, non ! Jean n'est pas mort. Nous ne savons pas... nous n'avons aucune expérience...
— Mais de quelle expérience me parlez-vous ? On vous a confié un être vivant et...
Ça n'allait pas être facile de revenir dans la salle à manger avec un pareil poids sur les épaules et les mots au bout de la langue. Fabrice, qui s'impatientait, avait déjà avalé un morceau de tarte et Constance sautait sur ses genoux. Il était heureux ce soir, Fabrice, expliquait Gisèle, parce que Jean était parti pour son premier voyage, lui qui rêvait d'une aventure digne de son ancêtre Golo, le nègre blanc.
— Je ne vous ai pas attendu, les amis, déclara Fabrice quand la table fut de nouveau complète.
Constance avait sagement regagné sa chaise et tripotait maintenant l'angle obtus de son morceau de tarte. Une pareille tristesse en disait long sur ce qui venait de se passer dans la cuisine, mais Fabrice n'était pas homme à se laisser vaincre par des apparences aussi nourries de réalité. Il avala son verre comme si ce devait être le dernier. Il était minuit.
— Nous sommes réglés, constata-t-il. Constance, vous êtes la cuisinière que j'aurais dû épouser, mais Gisèle est la femme dont j'ai rêvé avant de vous connaître. Merci encore pour cette soirée et pour toutes les promesses que vous tenez.
On lui apportait son chapeau.
— Mettez le moteur en route, Gisèle. Six cylindres en ligne & 7,668 cc. Elle vous conduit ça comme on s'impose aux animaux. Elle dompterait les lions si les lions habitaient les châteaux des hobereaux.
Il écrasa son cigare. Dans ses bras, Constance avait l'air d'une poupée. Elle se laissa embrasser sur une joue offerte les yeux fermés. Dehors, la Phantom attendait, une portière vibrait dans la demi-lumière d'un intérieur vieillot. Gisèle réglait l'avance du bout du pouce.
— Saluez Anaïs de notre part, dit-elle. Amenez-les au château. Qui sait ? Ils apprécieront peut-être nos murs tapissés de vieux souvenirs. Paul et Virginie seront ravis de rencontrer des habitants de l'autre côté du monde, si on peut dire.
Qu'est-ce qu'elle voulait dire ? Que savait-elle ?
— Savent-ils que leur mère est morte ?
— Pas même dans quelles circonstances ! Ils finiront par savoir et alors...
— Il ne faut jamais mentir à ses enfants, dit Fabrice à son reflet dans le rétroviseur et il éclata du long rire sépulcral des Vermort.
— Nous sommes mercredi, dit Constance tandis que la voiture s'éloignait.
Il bougonna. Anaïs n'était pas rentrée. On laisserait la porte ouverte. Elle connaissait la maison. Il éteignit le salon et monta derrière Constance qui bâillait. Ce soir encore, il ne travaillerait pas à son scénario. Il bifurqua. Elle ne protesta même pas, preuve qu'elle pouvait se passer de lui. Il entra dans son petit bureau sans fenêtre. Même la porte n'était pas une porte. La cheminée d'aération ronronnait doucement. Il songea à cet air qui parcourait la toiture, à la nuit qui avait réduit les distances et qui pouvait les réduire à néant si l'imagination choisissait d'en finir avec la triste sédentarité du chercheur qu'il était devenu au détriment de l'inventeur. Il ouvrit le manuscrit. Il n'en avait pas compté les mots mais sa relecture témoignait qu'il était loin d'avoir atteint les dimensions de la comédie. Quelle fragmentation ! Quelle immobilité par endroits ! Quelle blessure à la langue ! Il n'en finirait jamais. D'ailleurs il n'écrivait plus rien s'il avait le ventre plein. Une bonne discipline. Il nota quelque chose au sujet des homards, dans la marge. Dans un roman, il n'y a ni rêve ni réalité. Il n'y a que de la fiction. Partant de ce principe, l'important ne peut être que ce qui arrive. Restait encore beaucoup de chemin à parcourir, crayon en main, pour mettre à jour la nature de ces évènements. Personnages. Circonstances. Il allait réduire le récit à ces deux propositions. La caméra regarderait. Il nota cela. Il avait besoin de penser au texte pour ne pas se laisser envahir par les morts, par les adolescents et par les adultes immatures qui prennent des décisions à votre place, démocratiquement, certes, mais dans un environnement de soins mentaux dont les théories relèvent de la croyance scientifique. Demain matin, il serait le premier au chevet de Jean qui ne pouvait pas mourir aussi facilement. La colocaïne en savait long sur la mort. Elle savait par exemple que, partant du principe que ce qui vit meurt et que ce qui est mort ne vit pas, la part d'imagination est une offense au récit. C'était bien ce qu'on tentait de démontrer : la profondeur est une abstraction que le récit ne peut pas atteindre. Il avait inventé le réel pour témoigner de ses découvertes. Si Jean mourait, on exigerait une explication clinique à l'endroit et au moment où plus rien n'est explicable. Il aviserait.
Elle entra.
— Tu ne dors pas ? balbutia-t-il.
En même temps, il avait refermé le manuscrit et l'odeur acide du papier était remontée jusqu'à ses narines. Elle sourit.
— Ne te cache pas, mon chéri, je l'ai lu.
Quand il la retrouva dans le lit, elle ne dormait pas. Elle était parfaitement immobile et attendait peut-être qu'il lui demandât :
— Et alors, qu'en penses-tu ?
— Tu veux vraiment que je te dise ce que je pense d'une pareille cochonnerie ?
Chapitre VI
— Et ça, comment faut-il l'interpréter ?
— C'est un lion, monsieur le Sénateur.
— Un lion ? Il est en Afrique ?
— Ou dans un zoo, monsieur le Sénateur.
Le moment était mal choisi pour plaisanter. La mise en suspension du corps avait ralenti sensiblement la dégénérescence des fibres nerveuses. Jean se balançait doucement, au gré d'on ne savait quelle force qui ne pouvait pas être un courant d'air, certainement pas dans cette salle de soins intensifs qui était la mieux équipée de la région. Le câble d'acier impliquait une légère rotation et la couronne appliquée en trois points du crâne laissait filer un reflet rapide qui traversait régulièrement les carreaux des lunettes du sénateur. Il était penché sur l'écran de contrôle et considérait le défilement des chiffres sans y voir la faune qui s'y produisait comme dans un film. Le lion revenait à intervalle constant. Le directeur du laboratoire, à qui on devait ces commentaires sibyllins, expliqua que c'était sans doute une réplique onirique de la lionne du château, celle que l'ancêtre Golo, ami de l'Empereur, avait courageusement tuée pour sauver la vie d'une femme et de son enfant. La lionne était maintenant empaillée et elle occupait le devant d'une cheminée gardée par deux guerriers de céramique en habit de parade. On voyait clairement tout cela dans les équations qui ne se résolvaient qu'aux yeux des spécialistes que le sénateur encourageait de temps en temps par un grognement.
— S'il n'y a rien d'autre à faire qu'attendre, dit-il en se redressant, attendons.
— En effet, monsieur le Sénateur, ajouta le directeur du laboratoire, nous ne prévenons la famille ou l'autorité de tutelle qu'en cas de mort certaine (il se tourna vers les étudiants pour insister sur le phénomène à prendre en considération dans une pareille situation : certaine), ce qui peut prendre du temps (du temps, notèrent les étudiants — certaine du temps, on approchait nettement de la pensée du patron cette fois). L'Agence pour une Mort Bien Pensée est prévenue (n'oubliez jamais de prévenir l'AMBP par communication certifiée). Ils ont amené leur matériel cette nuit (ce n'était pas au programme de cinquième année).
On entendait le martèlement d'un compresseur derrière une cloison au-dessus de laquelle le plafond était noir. Le sénateur cligna des yeux pour comprendre cette sonorité mais il ne demanda pas d'explications. Les hommes politiques ne cherchent jamais à tout savoir. Leur connaissance est sélective. Ils doivent tous quelque chose à Adolf Hitler.
— Vous restez en contact avec mon secrétariat, dit le sénateur au directeur du laboratoire (en fait, il ne s'était guère adressé qu'à lui depuis son arrivée en fanfare). Débrouillez-vous pour que le rapport définitif me parvienne avant que la mort ne fasse son œuvre.
On le suivit. Tout en marchant, on le débarrassait de son bonnet, des chaussons et du tablier dans lequel il avait refusé de rentrer tout entier, tenant particulièrement à l'accès de ses poches. Il commença à dicter les grandes lignes du rapport qui engageait sa responsabilité. La secrétaire trottinait sur des escarpins. Le directeur du laboratoire ne put s'empêcher de contempler le cisaillement rapide des jambes. On atteignit le porche en ordre serré, le sénateur ouvrant une marche qui allait se conclure par une poignée de main au directeur et par le salut circulaire effectué avec la même main aussitôt enfilé le paletot servi par deux sbires en uniforme. Un pigeon de cigares circulait déjà. La voiture officielle ne tarda pas à démarrer en trombe. On entendit le roulement du portail d'entrée, puis les crissements des pneus sur la route. Il était sept heures du matin et le jour se levait. Sally rédigeait sa défense.
Il lui avait à peine adressé la parole. Comment avait-elle pu commettre une pareille erreur ? Elle venait de mettre fin à une carrière prometteuse. Il ne chercha même pas à la réconforter. Il passa rapidement le long de la baie vitrée derrière laquelle elle était en train de classer méthodiquement les pièces de sa défense. Le mieux pour elle était de s'expliquer franchement et d'aller se faire voir ailleurs. C'était l'opinion de tout le laboratoire.
— Vous êtes sûr que c'est un lion ? demanda le directeur à l'opérateur qui dirigeait le déchiffrement rapide des données (le DRD).
— Il fallait dire quelque chose, dit triomphalement l'opérateur.
— Vous auriez parlé d'un éléphant, dit le directeur, et j'aurais ressorti l'histoire du salon tapissé de peau proboscidienne. Avec ces gens-là, Monsieur, on ne manquera jamais de ressources, jamais, Monsieur. Qu'est-ce que c'est alors ?
— On n'en sait rien (petite pâleur sur les pommettes de l'opérateur). Il était en train de se tailler un passage dans une forêt particulièrement hostile quand tout à coup tout est devenu absolument abstrait. Absolument, répéta l'opérateur, comme si cette adverbisation abusive devait le sauver de la pauvreté adjective dont il usait à la place du nominal. Ce n'est jamais arrivé (couronnement de l'exposé subordonné).
— Vous êtes sûr de ne pas vous être laissé surprendre, un moment d'inattention ?
— Tout est enregistré, monsieur le Directeur ! Voyez vous-même. Cette série marque le passage du récit à l'abstraction. Ne virez pas Sally tout de suite. Elle mérite peut-être le Prix Loben.
— Vous êtes bien le seul...
— Je suis le petit ami de Sally, Monsieur. J'en profite pour vous dire que j'adore le homard. Il faudrait être...
— Je n'y pensais plus ! Le pyramidion...
— Justement, monsieur le Directeur...
Le pyramidion avait servi naguère à vieillir artificiellement des vins expérimentaux (un Vermort et un Bélissens entre autres) mais on n'avait jamais trouvé les moyens de passer au stade de la production. Bon Dieu ! Qu'était-il arrivé aux homards ?
Il était déjà dans l'ascenseur. Les morts du pyramidion n'avaient pas pu se permettre ce festin. Les cageots étaient vides. On avait tout fouillé. On avait même tâté le ventre des morts sans penser que si les morts avaient assimilé les homards, ils n'eussent pas usé de leur système digestif. Les crustacés avaient dû trouver une issue quelque part dans la charpente qui n'en manquait pas (elle était à l'image de son concepteur). Une équipe d'égoutiers s'affairait, inspectant l'ombre avec des torches halogènes. Cette agitation crépusculaire exaspéra le directeur qui abandonna la partie. Il passa de nouveau devant la baie vitrée, comme s'il venait de traverser un intermède nécessaire. Dans la Salle de l'AutoCritique (la SAC), Sally planchait durement. Elle ne pouvait pas le voir. Elle savait seulement qu'on l'observait comme elle avait elle-même, en passant, terriblement souffert en voyant les Personnels en Attente de Décision (les PAD) donner des signes d'un harassement qui était leur dernier souffle de vie commune. Après cette épreuve douloureuse, on ne revenait plus pour se justifier. Il était même interdit de chercher à plaider encore. Comment savoir ce qu'on exige de vous une fois que tout est fini professionnellement ? Le directeur frissonna en y pensant. Il ne s'attarda pas devant la baie vitrée. Il était pourtant le seul à pouvoir le faire sans risquer de passer pour un pervers. On ne pouvait pas le croire ailleurs qu'à son travail quand il observait ces luttes finales. Mais au fond de lui, il sentait qu'il s'en était bien sorti. Sally ne pouvait pas, elle, s'en sortir. Il aurait donné cher pour savoir qui pouvait encore souhaiter qu'elle trouvât une solution à son problème. Il en ferait les frais et il savait exactement ce qui lui arriverait alors, en commençant par une lutte inégale avec l'éprouvante Constance qu'il avait épousée pour le Meilleur mais certainement pas, selon ce qu'elle attendait de la Vie Commune, pour le Pire. Mais il n'avait pas grand-chose à craindre de l'intelligence de Sally. Les choses n'arrivent jamais comme on voudrait, mais elles n'arrivent pas non plus comme elles ne peuvent pas arriver. Rien ni personne ne s'opposerait jamais à la croissance inéluctable de la colocaïne. Il fallait accepter les aléas de la recherche et il n'était pas prêt à en faire personnellement les frais.
Anaïs lui téléphona vers huit heures. Elle venait de se lever et elle se plaignit comme d'habitude de n'avoir pas rêvé. Elle n'avait jamais rêvé, selon ce qu'elle disait. Elle haïssait le monde qui l'avait amputée de la meilleure part de l'humain, ce rêve qui appartenait aux autres. Elle expliquait ainsi la facilité qui avait marqué sa mort. Elle était morte si facilement que ce bonheur était apparu immédiatement aux autres, ceux qui contemplaient son cadavre tranquille. Comment expliquer ces faits à deux enfants qui s'adonnent sans retenue au désir et à ses fastes ? Mais ce n'était certainement pas de ses problèmes de mère au foyer qu'elle prétendait s'entretenir maintenant avec ce frère qui avait réussi une exceptionnelle carrière professionnelle dans cette marge étroite qui sépare la vie de la mort.
En attendant, elle n'abordait pas le sujet véritable de son retour. Constance était dans son bureau où elle venait de jeter sur le papier les premières phrases de son article sur Feeling.
— Fielding. Un poète.
— Un poète ? Je croyais qu'elle ne s'occupait que d'arts plastiques. Mettons. Fielding, le poète, est passé ce matin et c'est moi qui ai ouvert la porte. Un charmant homme. Ma tenue l'a peut-être un peu...
— Continue, je t'en prie !
— Eh bien Fielding ne viendra pas vendredi. Il a un empêchement. Je lui ai expliqué que Constance était dans son bureau et qu'on ne pouvait la déranger sous aucun prétexte. J'ai bien fait ?
— Elle l'apprendra bien assez tôt. Elle n'a jamais raté son coup. Pour une fois...
— Je ne sais pas de quoi tu parles et ça ne me regarde sans doute pas. Il fallait que je mette quelqu'un au courant. C'était plus fort que moi ! J'en aurais parlé au voisin si...
— Il n'y a pas de voisin.
— Oh ! C'est vrai. Pas de voisin. Constance dans son bureau inaccessible. Et mes deux chéris qui complotent même en dormant. Ils n'ont pas hérité de la stérilité de leur mère...
— Anaïs !
Il raccrocha. Sans Fielding, la soirée du vendredi appartenait à Anaïs. Elle en profiterait pour imposer son sujet de conversation favori. Constance la haïssait encore. Naguère, les morts ne se contentaient pas seulement de mourir : ils disparaissaient. Ce qui a disparu au bout du compte, ce sont les Cours d'assises. Qui était assez stupide pour assassiner son prochain dans le but de le déposséder ou de le réduire au silence ? Comment se venger de l'offense dans ces conditions ? Comment oublier ? Comment effacer ? Comment cesser d'être pour n'avoir que l'espoir de renaître ? Rien sur le pourquoi des choses. L'esprit humain s'adaptait pourtant. Sans une mort tragique, on allait devenir aussi bon que le pain. Le Droit ne statuerait que sur la mesquinerie et sur la perversité. Sally commençait à en savoir quelque chose. Où en était-elle ? Il se connecta au réseau de surveillance. Elle ne tarda pas à apparaître sur l'écran. Visiblement, elle sombrait. Elle n'écrivait presque plus. Qu'avait-elle écrit ? Rien qui contrecarrait les motifs de sa mise à l'écart. Elle avait surdosé Jean et n'avait rien opposé de sérieux à ce qui d'emblée était apparu comme un fait accusatoire. Mais son petit ami (elle m'avait menti à ce sujet, pourquoi ? Seule circonstance interrogative où la manière est secondaire) son petit ami avait peut-être raison. Jean avait traversé l'enfance de l'imagination. Il était passé sans prévenir de l'imaginaire à l'abstraction. Ce n'était pas la première fois que ça arrivait à un stagiaire. C'était même le but recherché et on le trouvait fréquemment. Mais cette fois, le stagiaire avait sombré dans le coma et le petit ami de Sally s'imaginait que c'était peut-être là une clé de la découverte. Dunlop et tant d’autres. Le Prix Loben. Un couronnement au pays des Républicains et des Laïcs. Après ça, on peut mourir tranquille. Mais une vraie tranquillité, et non pas cette ataraxie qui avait borné la mort d'Anaïs. L'Académie Loben ne décernait pas ses prix prestigieux et universels aux morts parce que ceux-ci avaient accès au mental des vivants. Il fallait trouver avant de mourir. Les choses avaient-elles vraiment changé ?
Nouvel appel téléphonique d'Anaïs :
— Il n'y a pas de télépoint dans votre sacré laboratoire ?
— Nous n'utilisons que le téléphone pour nos communications avec l'extérieur périphérique.
— Falling est revenu. Il veut absolument avoir un entretien avec Constance. Il est furieux.
— Comment veux-tu que je sache pourquoi ?
— Ce n'est peut-être pas la question que je me pose, vois-tu ? Il est balaise et la porte est déjà par terre. Il voulait « casser la gueule à cette enfoirée de critique qui n'a rien compris à sa vie privée ».
— Mais elle n'a encore rien écrit sur lui !
— Il a essayé d'enfoncer la porte du bureau mais elle est plus blindée que lui. Quel homme ! Résigné, il s'est expliqué à travers la porte. Ça l'a calmé. Il a fini par s'effondrer et Pulchérie lui a proposé une tisane.
— (voix d'Anastase) C'est quoi, Tonton, la colocaïne ?
— Où en est-il ?
— Il boit une tisane et continue de s'expliquer avec Pulchérie qui n'a pas l'air de tout comprendre mais qui prend des airs compatissants.
— Et Constance ?
Le sénateur revenait ! Branle-bas de combat dans le cœur du laboratoire principal. Il revenait avec le président de la Commission Emplois et Ressources, un spécialiste de l'acoustique qui avait fait fortune dans l'alimentation biorapide.
— Montrez-moi le lion !
— Il veut voir le lion, bafouillait le directeur du laboratoire en ouvrant le passage vers la salle où Jean n'était plus de ce monde.
Il jouait des coudes, le Directeur. Le Président le suivait, suivi lui-même par le Sénateur qui tirait une langue bleue sexuelle. On s'écartait respectueusement.
— Ce n'est peut-être pas un lion, expliquait le Directeur qui craignait le Pire.
— Un lion est un lion, dit le Président. On ne confond pas un lion avec une jument.
— Un lion et un tigre, à la rigueur... risqua le Sénateur qui n'avait pourtant pas apprécié la plaisanterie de ce matin sur le même sujet.
Jean pivotait lentement. Les instruments ne tournaient plus autour de lui. C'était lui qui tournait, présentant infiniment ses surfaces complexes à des capteurs optiques qui s'échauffaient.
— C'est un lion, vous en êtes sûr ? dit le Président.
— Et si ce n'en est pas un ? demanda le Directeur.
Allez donc répondre à une pareille question quand vous êtes celui qui décide de la suite à donner aux expériences douteuses ?
Chapitre VII
On ne devrait jamais regarder les gens dans les yeux. On éviterait d'y trouver les conditions préalables d'une série d'ennuis qui peuvent mener à la destruction de tout ce qu'on a construit en une vie de travail et d'études. Les yeux n'appartiennent pas au masque. Le jeu consiste à les donner à voir. Comme la peau qu'on ne reconnaît pas dans l'obscurité, le regard appartient à la connaissance générale. On a étudié les genres ou bien c'est l'expérience qui est capable de s'y retrouver. Regarder dans les yeux, c'est une habitude de recherche. En général, l'image renvoyée n'a qu'une utilité profonde qui ne fait pas surface. On se laisse aller à regarder et le cerveau émet les petites corrections qui modifient à peine notre part de conversation et de posture. Mais qu'un cristallin, celui de votre interlocuteur, porte nettement les traces bleu électrique de la colocaïne et vous savez que vous avez affaire à un colocaïnomane.
Il n'y aurait là aucun préjudice à votre reconnaissance fortuite de cette substance ni même à votre approche à demi consciente du regard de l'autre, si la colocaïne était, et ce n'est évidemment pas le cas, d'un usage public — autorisé ou pas, là n'est pas la question.
La consommation de colocaïne est limitée aux expériences du Centre Expérimental de la Firme pour la Colocaïne. Pas un seul cristal de ce prodigieux médium ne peut ni ne doit sortir de cette enceinte soigneusement gardée, cernée, impénétrable et secrète. La colocaïne est prisonnière d'un circuit complexe composé de conteneurs, de tuyaux, de pompes, d'adductions, d'écluses, de robinets, de détendeurs, de tout ce qu'on peut imaginer pour que la disparition d'un seul atome provoque immédiatement une alerte organisée en même temps qu'un historique détaillé de l'évènement s'il arrivait, probabilité réduite à zéro par l'intégration de tous les paramètres connus comme possibles.
Or, ceci n'est jamais arrivé. Jamais la colocaïne n'est sortie du circuit si ce n'est pas pour pénétrer dans les substances cérébrales d'où elle n'a jamais pu ressortir sinon sous forme de données mentales dont seules les interprétations cohérentes ont été diffusées soit en Commission de Mise sur le Marché, soit dans les médias vulgarisateurs de la res scientifica. Le directeur du laboratoire principal (moi) s'est montré formel en même temps qu'agacé sur et par la possibilité d'une fuite que la complexité (mot pris avec sa connotation imaginaire) des circuits et des procédures rendait absolument impossible. On se souvenait de cet entretien convaincant qui en avait tranquillisé plus d'un. Or, le cristallin de Fielding était bleu... électrique.
le directeur crut défaillir. Ce bleu était reconnaissable entre toutes les nuances possibles et imaginables. Ce ne pouvait être que le bleu communiqué au cristallin par la colocaïne elle-même. Il s'approcha si près de ce visage que Fielding posa une de ces lourdes mains sur l'épaule de son scrutateur.
— Et puis d'abord qui êtes-vous, vous ? demanda-t-il en secouant l'épaule.
L'autre, qui avait paru si sage au début de la rencontre, avait maintenant l'air d'avoir perdu le sens des réalités. Il sortit un compte-fils, le vissa dans son œil droit dont la paupière avait l'habitude de ces intrusions et continua de s'approcher sans se préoccuper de la grosse main qui hésitait à le tenir à distance. Quand vous faites ainsi l'objet d'une approche silencieuse et méthodique, expliqua plus tard Fielding à ses juges, vous éprouvez une sorte de respect pour cet œil qui explore la tumeur qui menace depuis toujours votre existence fragile. Au début, c'était Fielding qui s'agitait et le directeur qui conseillait le calme. L'un menaçait de rompre la porte qui le séparait d'une Constance avec laquelle il prétendait avoir un compte à régler et l'autre s'amenait tranquillement avec une seringue dans la main. Épouvantée par la tournure des évènements, Anaïs protégeait ses deux ados qui se régalaient sans réserve devant la promesse d'une lutte parfaitement inégale. Fielding, dans un court moment de tranquillité inspiré peut-être par la seringue jaune d'œuf qui l'intriguait plus qu'elle ne l'effrayait, avait même trouvé que Pulchérie promettait de devenir une aussi belle femme que sa mère, si c'était sa mère cette femme en nuisette chair qui avait perdu son indispensable perruque dans l'affolement.
— Écoutez, Fielding... avait susurré le directeur en arrivant sur les lieux. Vous êtes bien Fielding, n'est-ce pas ?
— Je suis passé une fois à la télé !
Il avait à peine mis pied à terre, le directeur, qu'Anaïs l'avait informé de la situation avec l'économie d'un agent de liaison. Fielding, le poète, c'était cette armoire à glace qui venait de mettre en pièces une porte d'un seul coup de poing. Il s'était brisé le poing ensuite sur la porte du bureau de Constance qui refusait d'ouvrir et priait à haute voix.
— Calmez-vous, Fielding ! Je suis sûr qu'on peut s'expliquer. Commencez par vous calmer.
Le directeur du laboratoire — mais Fielding devait ignorer qu'il s'agissait du directeur du laboratoire, du moins celui-ci, à ce moment de l'action qui démarrait sans qu'il n'eût aucune idée de ses développements dramatiques, ne pouvait pas savoir que Fielding savait à peu près tout de lui — le directeur du laboratoire était arrivé dans sa voiture ordinaire, celle qui lui servait à aller à son travail et à en revenir. Fielding avait demandé à Pulchérie qui était cet importun qui se permettait d'arriver dans un moment aussi tragique. Pulchérie avait à peine répondu que c'était son oncle côté maternel. Anastase avait ri dans le sein d'Anaïs mais sans chercher à le téter car le moment, selon Anaïs, était mal choisi pour plaisanter. Fielding avait brisé deux portes, une armoire de merisier gisait entre le mur et le dallage, cassée perpendiculairement, et l'horloge normande avait maintenant l'air d'une fille de joie revue et corrigée par le styliste Jack. Un lustre avait chuté sans raison mais il n'était pas facile de chercher à en trouver. Toutefois, la porte de Constance, qui avait interrompu son travail pour prier (elle n'avait pas le téléphone ni aucun terminal), était demeurée de bois, à part l'écrasement des moulures décoratives et l'arrachement d'un panneau en pointe-de-diamant qui avait laissée nue une architecture métallique impossible à traverser avec les moyens du corps.
— Fielding, je vous en prie, calmons-nous et parlons-en tranquillement.
— Parce que vous êtes énervé, vous !
Il s'était approché comme le bourreau, qui mesure exactement le poids des dernières secondes, accomplit scrupuleusement la série de gestes qui se conclut par la mort certaine du supplicié. Le directeur, contre toute attente, n'avait pas reculé d'un orteil. Anastase, prêt à toutes les déférences, n'en crut pas ses yeux. Pulchérie, moins sensible aux exploits héroïques, échangeait prudemment des secrets avec sa tante à travers la porte close. C'est que le directeur venait de découvrir (oublions la seringue) le caractère colocaïnique du cristallin de Fielding. La main de celui-ci semblait impuissante à empêcher le scientifique de pousser plus loin ses investigations. Fielding avait le sourire aux lèvres, mais il ne réussissait pas à éclater de rire.
— Fais attention, mon chou, soupira Anaïs.
Fielding, qui aimait les femmes alors que la mort d'un arbre ne réussissait pas à lui arracher le moindre cri, la rassura de sa voix encore tonitruante :
— Je n'ai pas l'intention de lui faire du mal, dit-il.
Le directeur recula enfin, l'air outré. Il était fixé. Il rempocha sa loupe et toisa Fielding :
— Il va falloir que vous vous expliquiez, mon vieux, dit-il sur le ton de quelqu'un qui connaît son affaire et qui n'est pas prêt à faciliter la confession de son adversaire.
Fielding semblait ne pas comprendre. Il renifla dans son poing saignant. Il était peut-être sur le point de s'excuser. On le sentait prêt à sortir son portefeuille et même à mettre la main à la pâte. Le directeur appréciait en cinéticien l'immobilité relative du poète aux mains d'acier qui venait de détruire le porche et tout le vestibule de sa propriété.
— Je peux savoir qui vous êtes ? insista Fielding qui devait le savoir mais qui sentait qu'un pareil aveu était une condamnation.
— Si vous êtes résolu à ne plus rien détruire de ce qui m'appartient, dit le directeur, je vous invite à prendre un verre en compagnie de ma sœur Anaïs, qui nous rend une visite de principe, et de ses enfants, en vacances scolaires probables.
Fielding attendait. Sa bouche s'ouvrit lentement, comme si ce qu'il avait à dire pouvait provenir de l'extérieur et qu'il s'en méfiait :
— Constance boira avec nous ?
— Constance...
Le directeur n'en savait rien. Si Fielding le permettait, Fielding pouvait comprendre que la première chose à faire maintenant était de s'assurer que Constance (mon épouse) se portait aussi bien qu'on peut l'espérer après un tel chambardement. Fielding comprenait. Il écarta sa lourde carcasse pour laisser le passage au directeur qui se colla aussitôt, avec une précipitation d'insecte, à la porte solidement fermée. Il avait retrouvé son calme. Constance d'abord. L'œil ensuite, celui de Fielding. Étude comparative. Pas d'erreur possible. Il n'avait pas besoin de Constance pour ça, ni d'Anaïs. Il en parlerait avec Fielding quand l'occasion se présenterait, une fois Constance récupérée, Anaïs promue au rang de consolatrice et les enfants renvoyés à leur curiosité réciproque. On avait bien le temps de mettre le laboratoire au courant de faits qu'il valait mieux évaluer avec les moyens du bord en attendant d'en approfondir les implications.
— Vous avez un peu dépassé les bornes, mon vieux, disait le directeur qui évaluait les dégâts tout en écoutant les conditions que Constance prétendait maintenant imposer à un dénouement qui n'apparaissait toujours pas clairement malgré les indices jetés dans la conversation qu'elle persistait à tenir à travers la porte fermée.
Fielding était sincèrement désolé. Il n'expliquait pas ce recours à la violence. Il doutait d'avoir pris le risque d'en user aussi délibérément envers l'être humain que Constance demeurait à ses yeux. Anaïs en avait été quitte pour la peur, n'est-ce pas ? Il regrettait aussi pour la peur. Le spectacle, la violence, la destruction, la peur, il n'avait pas eu l'intention d'aller aussi loin. Il savait bien à quoi il devait cette saturation. S'il n'avait pas été un poète au corps démesuré par rapport à la délicatesse de l'expression lyrique, il ne se serait rien passé. Tout au plus aurait-il exprimé sa douleur dans des vers dignes de la prosodie qui constituait son credo artistique. Avec un corps pareil, il lui arrivait ce qui arrive aux animaux que la réalité enferme dans le carcan du désir : il avait tenté de sortir de la cage.
— Mais ce n'est pas votre cage, dit Anaïs, ajoutant : tout le monde peut se tromper.
Fielding sourit enfin. Ses dents étaient dignes de ses muscles et de son cerveau. Il s'enfonça dans un fauteuil à billes et s'immobilisa dans la position du coupable repenti, genoux hauts et tête renversée. Elle lui servit un verre sans l'accompagner, le genre de chose qu'on fait machinalement quand on attend que l'autre s'en aille le plus tôt possible sera le mieux. Elle tremblait encore.
— Je ne savais pas que les poètes pouvaient être costauds, dit-elle sans s'empêcher d'admirer clairement.
— Cravan était un costaud, dit Fielding.
Elle ne connaissait pas Cravan. Elle avait peu lu les poètes. Elle ne se souvenait que de Maurice Carême. Pourquoi s'appelle-t-on Carême ?
— Bon, dit le directeur, elle ne sortira que quand vous serez parti. Ce qui n'explique rien.
— Je dois m'expliquer, dit Fielding.
Il sentait bien qu'il ne pouvait pas échapper à cette obligation. Il avait un sens aigu des convenances, Fielding.
— Et ne racontez pas de craques, prévint Anaïs.
Le directeur avait, on s'en doute, moins de raisons d'en savoir plus sur la consommation de colocaïne que sur les rapports que Fielding entretenait avec Constance. La colocaïne d'abord. Mais Fielding s'imaginait plutôt que Constance avait pris la première place dans une vie qu'elle rendait en même temps opaque et sujette à questionnement. Il avait le droit de réfléchir. Le directeur observait la pupille à distance. Comment ce diable de poète avait-il mis la main sur la colocaïne ? Comment cette fuite n'avait-elle pas provoqué l'alerte programmée sans possibilité d'erreur ? Qui était le fournisseur ? Et pourquoi Fielding avait-il jeté son dévolu de junkie sur une substance dont il était sensé tout ignorer ? Enfin, comment le contraindre à répondre à ces questions et à toutes celles qui s'en déduisaient logiquement ? Sans mettre la puce à l'oreille du CEFC et de la CRE ? Le directeur n'avait vraiment aucune envie d'écouter les explications de Fielding au sujet de rapports sexuels qui ne le concernaient que de loin. La solide Constance avait tout de même reculé devant l'imposant poète de circonstance. Il aurait sans doute aimé assister à un pareil combat. Le corps athlétique de Constance méritait l'offense définitive que le corps gigantesque du poète pouvait lui infliger en dehors de toute posture amoureuse.
— Je suis curieuse, dit Anaïs, mais pas à ce point ! Promettez-moi de ne pas réduire mon petit frère à néant.
Fielding se leva pour baiser une main qu'elle tendait comme une sucrerie. Que se passe-t-il ? pensa le directeur. Sa vie venait de se compliquer étrangement. Il n'avait jamais vécu une aussi intense nécessité de deviner ce qui va se passer. Incapable pour l'instant de mettre de l'ordre dans ce que le temps, justement, venait de lui imposer, il tentait de se raisonner pour ne pas sombrer dans la panique. Le mieux était d'écouter les syllogismes de Fielding et de commencer par oublier ce que son esprit agile lui donnait à interpréter. Anaïs emporta ses enfants dans un tourbillon de paroles inutiles et disparut avec eux dans un corridor qui paraissait sans fin tant le regard n'en pouvait imaginer la destination réelle.
— Nous voilà seuls, dit Fielding qui redoutait peut-être la solitude à deux.
Il était tout à fait tranquille maintenant. Il pouvait tout expliquer. Il paierait la casse sans sourciller. Il connaissait la valeur des choses pour avoir exercé des métiers manuels pendant son apprentissage de poète. Il avait soudé des tôles d'acier dans un chantier naval et conduit un tunnelier sous la mer. Il pouvait donner les preuves de chacun des vers qu'il avait écrits. Il n'était pas peu fier de pouvoir répondre à la critique par des faits que personne ne pouvait contester. Sa poésie était à l'image de lui-même : monumentale et véridique. Que peut-on demander de plus au chant qui nous menace de sa théorie ? Évidemment, le directeur du laboratoire principal du CEFC n'en avait aucune idée. Depuis qu'il trafiquait dans l'imagination des autres, il en avait vu de toutes les couleurs, mais comme il n'y a rien de plus semblable à un semblable que le semblable qui se propose à l'expérience, les péripéties de la recherche apportaient rarement du nouveau à ce qui avait en effet fini par vieillir prématurément. En parler avec Fielding, c'était commencer à enquêter sur les complicités qui l'autorisaient à consommer impunément et en dehors de tout contrôle scientifique cette colocaïne qui était l'œuvre d'une vie.
— Avez-vous songé qu'après une pareille découverte, vous pouvez mourir tranquille ? L'Académie Loben ne voit jamais d'inconvénient à couronner les inventeurs post mortem. Tenez, si vous mourez là sur-le-champ, demain vous êtes lobénisable et après-demain, lobénisé !
— Je préférerais tout de même attendre un peu et qu'on me lobénise de mon vivant.
Conversation tenue avec Sally tout au début des recherches. Où en était-elle de sa déconfiture ? pensa-t-il en regardant Fielding qui se préparait à expliquer sa violence. Le directeur se sentit morose et il l'était.
Chapitre VIII
— Les homards ? Quels homards ? Vous êtes capable de reconnaître un homard si vous en voyez un ? Si ç'avait été un homard, vous auriez trouvé ça étrange, non ? Et vous pourriez maintenant me montrer le homard. On en rigolerait ensemble et on ne perdrait même pas le temps d'enquêter pour savoir qui a introduit un homard dans le laboratoire. Vous êtes d'accord ?
— Je vous répète que la seule chose que j'ai vue cette nuit, c'est ce homard qui a disparu comme il était venu ! D'où ? Je n'en sais rien. Où...
— Vous n'expliquez pas ce qui est arrivé à la caméra 8.
— Comment voulez-vous que je le sache ? Elle est tombée en panne à 2 h 58 exactement. Je l'ai noté dans le journal de bord. J'ai activé le circuit de secours avant le déclenchement automatique et le centre de contrôle m'a signalé un début d'incendie sur le chemin de câbles nº 87. Je me suis immédiatement porté sur les lieux et j'ai isolé manuellement cette portion de circuit comme le prévoit le P9.
— Vous avez privé d'alimentation électrique le bloc des soins intensifs où vous saviez que quelqu'un était en traitement. Comment expliquez-vous que l'alarme n'ait pas été déclenchée aussitôt ? Collaborez !
— Il devait y avoir un autre défaut mais le système de surveillance avait conclu que la procédure était conforme. J'ai continué ma ronde par le pyramidion et c'est là que j'ai vu le homard. C'est la seule chose vivante que j'ai vue cette nuit, à part le malade qui est en suspension dans un coma profond et...
— Qui vous dit que ce dont je vous parle était vivant ?
— Je n'en sais rien ! Si quelque chose ou quelqu'un a violé les droits de circulation, je m'en serais rendu compte immédiatement. À part le homard...
— Demandez-lui s'il y a eu d'autres alarmes.
— Vous avez entendu la question ? À 3 h 16, vous étiez de retour au central et jusqu'à 6h, il semble que rien ne se soit passé qui ait attiré votre attention.
— Demandez-le au système !
— C'est le système qui nous signale plusieurs anomalies.
— Après 3 h 16 ? Impossible. J'aurais été informé...
— ...immédiatement. Vous l'avez été mais vous n'étiez pas en mesure de réagir aux messages d'urgence !
— Il n'y a pas eu de message ! À part le secteur de la 8, tout était normal. Je n'avais aucune raison...
— Le secteur de la 8 ne l'était pas ?
— Si j'avais su que le circuit de secours était hors d'usage, j'aurais réagi en conséquence. Le P9...
— On sait, on sait. Le secteur 8 est resté sans surveillance de 2 h 58 à 6h du matin. Et pendant tout ce temps, jusqu’'à l'arrivée de la relève, le malade du BSI n'a reçu aucune assistance. À 6 h 6, ils ont réussi à rétablir toutes les ressources et les moyens de communication. Le malade ne semble pas avoir souffert de cet incident, monsieur le Directeur.
— Demandez-lui s'il reconnaît avoir pris connaissance des images qu'il aurait dû voir.
— Je n'ai rien vu qui ressemble à ça ! Si c'est une expérience...
— Ce n'en est pas une !
— Je m'en souviendrai. Je veux dire que si c'était arrivé, j'aurais immédiatement lancé la procédure correspondante. Je... je ne comprends pas.
— Et nous on aimerait bien comprendre. Vous connaissiez Jean de Vermort ?
— Tout le monde connaît les Vermort, mais jamais d'assez près pour en dire autre chose que ce que tout le monde sait.
— Qu'est-ce que vous savez, vous, personnellement, qui pourrait vous distinguer un peu ?
— Mais je ne cherche pas à me distinguer !
— Il y a bien quelque chose que vous savez autrement que les autres ! Rappelez-vous ce détail.
— Je ne suis pas curieux de nature. Je suis né ici et tout ce que je sais des Vermort, on me l'a raconté. Je n'en ai jamais rien pensé.
— Vous savez ce qui est arrivé à Jean de Vermort ?
— On raconte tellement de choses ! Je ne sais même pas de qui il s'agissait.
— Vous voulez parler de la fille. Vous étiez déjà en poste quand c'est arrivé. Jean était des nôtres. Il travaillait au Bureau des Vérifications. Vous savez ce qu'on vérifie dans ce bureau ?
— Ce que vous me demandez dépasse mes compétences. Je connais toutes les procédures concernant mon travail. J'imagine que chacun fait exactement ce qu'on attend de lui.
— Vous n'avez rien remarqué dans le bloc où Jean est en suspension ? Vous n'avez pas vu que tous les témoins lumineux étaient éteints ?
— Ces témoins ne signifient rien pour moi. Je regarde l'écran et si tout va bien, je tourne la clé. C'est tout.
— Demandez-lui à quelle heure a eu lieu la dernière visite de l'interne.
— À minuit et quelques, Monsieur. Je ne suis pas tenu de m'informer ni de rendre compte de ce genre d'évènement.
— Exact !
— L'interne a examiné le corps, le temps de deux ou trois rotations, puis il est parti sans laisser de consigne.
— Il était 0 h 12. Tout allait bien à ce moment-là, monsieur le Directeur. L'interne n'a fait que son travail. L'assistance est entièrement automatisée.
— Que se passe-t-il en cas de pépin ?
— Vous voulez dire si le circuit fonctionne comme prévu ? Alors tout reste sous contrôle du système et à 6h, au vu du rapport du gardien de nuit, on appelle l'équipe des réparations et en général tout rentre vite dans l'ordre.
— Et si ça ne se passe pas comme prévu ?
— Tout s'est toujours passé comme le prévoient les procédures. Mais de là à dire qu'on a tout prévu...
— Demandez-lui s'il est capable de tenir sa langue ou si on doit la lui couper.
Le réquisiteur éclata de rire. Le gardien de nuit était moins sûr du sens de l'humour du directeur qui signa une copie de l'interrogatoire sans le relire.
— Je peux m'en aller ? demanda le gardien. Je veux dire : je peux retourner chez moi ?
— Si vous êtes capable de tenir votre langue, dit le réquisiteur. Vous êtes marié ?
— J'ai trois gosses à nourrir.
— Vous ne les nourrirez pas avec votre langue. Demandez à la relève de vous fournir un couchage et allez récupérer dans le pyramidion.
— Avec les morts !
— Non, avec les homards !
On était de bonne humeur ce matin, au laboratoire. La matinée touchait à sa fin. Après l'humiliation méthodique de Sally et l'irruption violente de Fielding dans la vie privée du directeur (on ne savait évidemment rien de l'examen préparatoire du cristallin du poète), le Service des Surveillances et des Enquêtes avait souhaité soumettre l'incident apparemment anodin de la nuit à la perspicacité du plus haut responsable au cas où ledit incident, qui avait l'air sans importance (un homard et une coupure du circuit au no 8 sur le chemin 87 qui avait entraîné l'extinction totale des ressources du BSI, sans conséquence pour le malade en suspension), revêtait quelque intérêt aux yeux de la direction. Il était presque onze heures quand le directeur, prévenu par téléphone qu'on allait interroger le témoin « principal et unique », revint au centre sans avoir eu le temps d'écouter les explications de Fielding. Le gardien de nuit était déjà dans la Salle des Interrogatoires (l'inquiétante SI) avec le réquisiteur en fonction (le 1x8). Le directeur était intervenu dans l'interrogatoire sans réussir à en tirer des conclusions définitives.
— Qu'en pensez-vous ? demanda-t-il au réquisiteur.
Ils repassèrent la bande en boucle. Un tiers de l'écran était occupé par les données chiffrées. La caméra avait enregistré une élévation de la température de la couleur suivie d'une distorsion d'une fraction de seconde au-dessus de la ligne d'horizon.
— Le gardien a fait son boulot, dit le réquisiteur.
— Ce n'est pas ce que je vous demande.
Comment s'exprimer au sujet de ce qu'on ne voyait pas aussi nettement que ce qu'il était possible d'interpréter au niveau des chiffres ? Le réquisiteur n'y connaissait pas grand-chose en phénomène, avoua-t-il. Mais il s'agissait bien d'un phénomène et il était peut-être la cause de la panne du circuit. La température corporelle de Jean avait augmenté proportionnellement à celle de la couleur ambiante et il s'était sensiblement déshydraté. On allait remédier à cela, il n'y avait pas de souci à se faire.
— Je ne me fais pas de souci, dit le directeur qui ne pouvait s'empêcher de penser à Fielding. Pour les homards...
Un enquêteur déboula dans le bureau. À voir son visage grimaçant, il n'avait pas que de bonnes nouvelles à transmettre.
— Il y a d'autres images, dit-il, tirant la langue comme s'il avait besoin d'un remontant.
Le réquisiteur se trouvait mal. La poisse était sur lui depuis ce matin. Il fit un signe désespéré à l'enquêteur pour lui indiquer qu'il pouvait continuer à marquer des points.
— On dirait que quelque chose s'est baladé dans le laboratoire cette nuit, dit-il comme s'il ne croyait pas un mot de ce qu'il était en train de raconter.
— Ça ne peut pas être des homards ? J'ai oublié mes homards dans le pyramidion et...
— Quelque chose de presque... immatériel. Un phénomène impossible à identifier pour l'instant.
— Du phénomène à l'être, il n'y a qu'un pas. Qui va le franchir le premier ? Il faut éclaircir ce problème avant la fin de la journée. Sinon...
Sinon il (le directeur) était en devoir de décréter l'état d'urgence et tout le personnel était consigné pour autant de temps que durerait l'enquête. On ne pouvait pas être plus clair. Chacun ravala sa salive en pensant à sa vie privée et demanda clairement la permission de rejoindre son poste. Le directeur demeura seul dans son bureau. La petite boule d'angoisse qui s'était formée ce matin après que Fielding eût retrouvé ses esprits continait de s'alimenter de tout ce qui passait à sa portée. Elle s'était stabilisée à gauche du sternum, côté cœur. Le directeur n'osait s'aventurer à en tâter les nodules. Il avait trop l'habitude de ce genre d'exploration pour risquer sa contenance en terrain miné par un inconscient qu'il savait particulièrement rusé dans des occasions aussi prometteuses de tourments et de blessures définitives. Conscient que le moment n'était absolument pas favorable à une mise en ordre des principes du désordre (Fielding, Constance, Jean, Anaïs...), il renonça à la tranquillité et se mit à respirer nerveusement l'air de la fenêtre. Il haletait comme un poitrinaire quand le téléphone sonna. Une communication extérieure. C'était Anaïs. Fielding avait perdu patience et il était parti en promettant de revenir cette fois en homme de bien. Il lui avait donné l'adresse de plusieurs spécialistes capables d'évaluer les dégâts. Il était particulièrement désolé pour la pendule normande...
— Au diable la pendule normande et la Normandie ! s'écria le directeur qui reniflait de près une pastille d'eucalyptus.
— Bon, dit Anaïs, on en reparlera ce soir.
S'il n'y avait pas consigne. Elle raccrocha. Il faudrait prévenir le sénateur qui s'occuperait d'ameuter son monde de crabes et de panier. Mais la chose la plus importante en ce moment était d'élucider le mystère que Fielding proposait à son esprit, non pas en tant qu'amant probable de Constance, ce qui relevait de la farce, mais parce qu'il avait accès à un secret bien gardé et surtout essentiellement personnel. Il fallait avant tout se concentrer 1) sur l'avenir professionnel de Sally, 2) sur ce phénomène encore sans importance, 3) sur les homards qui finiraient, à force de balades et d'excentricités, par attirer l'attention de la commission sur le sérieux des recherches entreprises sur et autour de la colocaïne, 4) il faudrait avoir une explication franche avec Constance qui ne pouvait pas continuer de mener une vie parallèle sans en payer les conséquences (conséquences était peut-être un mot trop chargé de sens), 5) Anaïs était-elle un problème comme il le redoutait, 6) il avait prévu un plan d'évasion de ce monde trop circulaire mais il en avait oublié les détails ah ! 7) il ne connaissait pas la procédure de candidature au prix Loben, il se renseignerait pendant les pauses. La pastille à l'eucalyptus vivifiait l'air qui entrait en masse dans ses poumons. Il était sur le point de perdre connaissance.
— Où en est-on avec les nouvelles images ? demanda-t-il dans l'interphone.
— Elles se multiplient, monsieur le Directeur.
Il trottina jusqu'au bloc des soins intensifs. Jean n'avait pas retrouvé ses couleurs. Un interne injectait les substances, l'œil rivé sur l'écran du calculateur. Le corps était entré dans un coma profond, irréversible peut-être. Il y avait vraiment peu de chances de le ranimer. En cas de mort, les manipulations étaient en conséquence réduites au minimum. L'interne expliquait qu'il avait assisté à une récupération post-mortem (nom officieux de la Résurrection Naturelle) d'un comateux victime d'un choc. Jean, une fois passée la terrible et presque insurmontable déception de ne plus être vivant, se réjouirait de vérifier par lui-même les théories dont les morts apportaient la preuve tous les jours (« s'il y a un Dieu, c'est nous, c'est nous tous, morts et vivants, nous et le temps, nous et ... »). On a beau croire à tout ce qu'on voit, on ne peut éviter de ne plus croire aussi facilement. L'interne s'y connaissait à fond en psychologie des profondeurs. Il était capable d'en parler sans cesser d'assumer un travail complexe qui ne laissait rien au hasard. Le directeur l'admira sincèrement en attendant de pouvoir observer le corps de Jean en expert des phénomènes paranormaux.
— Vous ne le quittez pas des yeux, dit-il sans vraiment parvenir à dissimuler ce que cette remarque contenait d'affliction.
— On peut dire ça comme ça, psalmodia l'interne qui n'était pas peu fier de montrer de quoi il était capable. On s'y fait, croyez-moi !
Il n'arrêtait pas, en effet. La nuit, pourtant, le système prenait la relève de cette infernale activité. N'avait-on pas trouvé les moyens d'automatiser les soins de jour ?
— Vous voulez me condamner au chômage ! s'écria l'interne. La commission s'est sérieusement posé la question mais le facteur humain a encore quelques défenseurs. J'aime ce travail, vous savez.
Donc, impossible d'explorer le corps en plein jour ! Selon les résultats de l'enquête en cours, il décréterait l'état d'urgence ou tout le monde rentrerait ce soir dans son chez soi comme d'habitude, sauf un qui devrait ruser avec la vigilance accrue d'un gardien de nuit capable de mettre à profit la tranquillité du pyramidion pour retrouver ses forces vives. On ne l'aurait pas deux fois, celui-là !
Il abandonna l'interne aux doigts jaunes. On est bien seul quand il s'agit de sauver sa peau. Le plus important était de réviser le plan d'évasion d'urgence. En cas d'encerclement, il n'y avait que deux solutions pour échapper à ses ennemis : s'élever dans les airs ou s'enfoncer dans la terre. Il était le seul à connaître l'issue d'un pareil conflit. Mais là encore, il fallait y réfléchir d'une manière toute théorique, car le souterrain secret s'ouvrait derrière une paroi dont la surface tranquille était constamment surveillée par le système. Impossible de procéder à un entraînement en situation réelle. Le moment venu, un sabotage savant du système occulterait les moyens de sa disparition dans les entrailles de la Terre. Ensuite, il y avait toutes les chances pour qu'on ne trouvât plus l'occasion de lui demander de s'expliquer sur une aventure dont la société faisait finalement les frais sans en tirer le bénéfice escompté par ses édiles. Il emporterait avec lui le plus grand bien qu'il se connaissait : sa vie. Et un pactole (ne soyons pas mesquins) pour lui ouvrir les portes des palais où seules les affaires comptent, au détriment de tout esprit de justice.
Chapitre IX
— Monsieur Fielding ? C'est en haut, au dernier. Vous prenez l'ascenseur jusqu'au quatrième, vous sortez sur la coursive et vous montez encore trois étages. L'escalier débouche sur sa porte. Je monte jamais là-haut, moi ! Le monte-charge...
Il n'attendit pas la suite des explications. Il ne racontait jamais sa vie à l'inconnu, lui, peut-être parce qu'il ne manquait pas de sujets de conversation. L'ascenseur atteignit l'entresol du troisième et, malgré ce qu'il fallait considérer comme un dernier effort, il ne parvint pas à élever la cabine hystérique jusqu'au quatrième. La porte s'ouvrit sur un capharnaüm de vieux meubles entassés sans respect pour une antiquité grossièrement bourgeoise. Il avança lentement pour ne pas soulever la poussière. Des poutres trouées de bourre et couvertes de toiles d'araignées l'obligeaient à baisser la tête et chaque fois son regard rencontrait la crasse du plancher où courraient des petits animaux rapides qui pourchassaient des insectes moins équipés pour l'aventure.
— Si c'est la sortie que vous cherchez, dit une voix, levez un peu la tête, visez la lumière et allez droit devant ! Vous ne pouvez pas vous tromper.
Il remercia la voix sans pouvoir en identifier le propriétaire. Une multitude de pas traînaient une autre multitude de savates sur le plancher qui valsait entre les solives. La lumière en question était celle d'un lumignon qui brûlait nerveusement un alcool bleu. Elle éclairait un palier qui donnait sur un escalier sans rambarde, bordé d'objets poussiéreux qui indiquaient passablement la limite à ne pas franchir de ce côté de la pénombre. Deux couloirs se croisaient, X d'obscurité qui ne trahissait rien de ses contenus, pas même une rai de lumière sous une porte.
— Si je peux vous aider à trouver ce que vous cherchez, dit la même voix (cette fois il crut qu'il se parlait à lui-même), n'hésitez pas à me le demander, j'ai l'habitude d'expliquer bien qu'il n'y ait plus beaucoup de monde ici depuis bien longtemps.
— Je cherche monsieur Fielding, dit le directeur d'une voix si aiguë qu'il crut être de nouveau habité par l'enfant intranquille qu'il avait été.
— Je m'montre ! dit la voix et un nain apparut !
C'était un vieil homme au visage serein. Il fumait une pipe de bruyère qui formait un S sur son menton oblique. L'odeur de la fumée parvint enfin aux narines poussiéreuses du directeur.
— Je cherche monsieur Fielding, répéta-t-il (la voix retrouvait sa tessiture de baryton fatigué, ces accès de régression le surprenaient toujours dans les moments les plus baroques). On m'a dit qu'il habitait ici...
— On vous a bien dit. Je SUIS monsieur Fielding.
— Le poète ?
La question sortait directement des poumons, avec sa charge de mucosités acides.
— Lui-même, dit le nain qui menaçait de se vexer. Je peux vous rendre service ? ajouta-t-il par pure politesse.
— Le monsieur Fielding que je connais...
— ...est mort depuis longtemps. J'ai hérité de sa mansarde, de ses livres, de ses dettes et aussi un peu de son génie. Allons chez moi !
Le nain disparut dans l'obscurité d'un corridor. Le directeur entra dans cette zone intermédiaire dans la seule intention de résoudre une bonne fois pour toutes l'énigme inadmissible que Fielding le géant avait imposée ce matin à son esprit peu habitué à jouer avec le feu. Heureusement, le nain parlait. Il suivait la voix sans distinguer le corps qui frottait la pénombre. Une porte s'ouvrit en grinçant, une allumette craqua :
— On n'a pas l'électricité ici, dit le nain dont le visage s'arrondissait à la lueur de la flamme verte.
Il manœuvra rapidement un vieux quinquet et la lumière se répandit sur quelques meubles gris, dont un lit ouvert sur l'obscénité d'une paillasse isabelle.
— Le Fielding que vous cherchez, c'est moi, dit le nain.
— Comment le savez-vous ? (le directeur essayait vainement de sourire et même de prononcer une ironie mais l'enfant le guettait) Le Fielding que je cherche est célèbre et je le vois mal...
— ...vivoter dans un pareil placard !
Le nain s'était assis dans un fauteuil d'osier. Un perroquet bleu apparut dans un trou du dosseret. Puis un chat sur l'accoudoir.
— J'aurais dû préciser, dit le directeur qui subissait la curiosité de l'enfant et qui s'époussetait comme un adulte peu habitué à la poussière du temps : Thomas Fielding, le célèbre poète que j'ai rencontré ce matin...
— ...dans des circonstances bien compliquées, je sais, dit le nain que rien ne semblait pouvoir embarrasser. Il n'a pas de voiture. Quand il revient, je lui sers de chauffeur à deux sous de l'heure. J'ai tout fait pour qu'il ne vous cause pas de problèmes...
— Qu'en savez-vous ?
Le directeur réfléchit. Il avait vu la Citroën sur le chemin. Il avait supposé que c'était la voiture de Fielding et s'était même inquiété de sa position au bord du fossé. Il n'avait pas remarqué de nain ni personne sous les arbres du verger.
— Auriez-vous vu un nain dans d'autres circonstances ? demanda le nain qui prononçait le mot « circonstances » pour la deuxième fois, ce qui agaçait l'enfant qui se souvenait d'une enfance particulièrement attentive à l'expression de ses infortunes.
— Je peux voir monsieur Fielding ? insista le directeur.
— Il est reparti. Il m'a laissé ça pour vous.
Une poignée de billets. Largement de quoi payer la pendule normande, l'armoire de merisier, la console, les portes et même le lustre qui n'avait pas souhaité survivre à la tourmente.
— C'est trop ! dit le directeur qui avait évalué le montant d'un seul coup d'œil, une demi-seconde qui en disait long sur son sens des affaires et sur ses capacités à tirer son épingle du jeu.
Le nain activa le foyer de sa pipe avec un minuscule tison qui pouvait être une épingle tirée de son chignon. Il souriait comme s'il en savait plus, beaucoup plus. Sa tête penchée inspirait une crasse colère à l'enfant que les animaux considéraient d'un œil scandalisé. Le directeur, persuadé qu'il se trompait de Fielding, ne pouvait s'empêcher d'y croire assez pour demeurer dans l'expectative. Il rendit la poignée de billets au nain qui semblait prendre conscience de la valeur qui lui revenait par ricochet. L'enfant lançait ses avertissements obscurs.
— Il est reparti où ? dit enfin le directeur.
Le nain pointa son pouce vers le plafond, fermant les yeux pendant une bonne seconde.
— Fielding est mort ? murmura le directeur mais ce n'était peut-être plus une question.
— Il est mort depuis longtemps, dit le nain qui avait la taille de l'enfant (le directeur mesurait l'importance de cette constatation en se mordillant l'intérieur d'une joue). Je vous l'ai dit. L'article que votre épouse est en train d'écrire ne concerne que moi.
— Vous ? Je ne comprends pas que Constance...
Qu'allait-il dire ! Il irait demain matin à la bibliothèque municipale pour se renseigner sur Thomas Fielding. Il connaissait bien la bibliothécaire. L'enfant haïssait les étrangers à la famille.
— Je suis désolé de vous décevoir, dit le nain qui paraissait sincèrement affecté par l'agitation du directeur.
Il éleva une main au-dessus de sa tête puis l'abaissa à la rencontre du crâne.
— Ça fait une sacrée différence, non ? dit-il sans rire.
Il avait l'air moins serein maintenant. Constance avait une explication. Elle avait refusé de parler de Fielding, réservant ce flux au texte qu'elle commençait à peine quand l'autre avait fait irruption dans sa vie que sait-elle de cet autre ? Elle était retournée tristement à son article... Ce Fielding-là n'avait pas le cristallin bleu. L'autre était un mort qui consommait de la colocaïne. Un mort qui connaissait un vivant capable de lui fournir sa substance indispensable. Le directeur sentit maintenant à quel point il était nécessaire de réfléchir méthodiquement.
— Je suis toujours votre invité ? demanda le nain.
Il se leva et ouvrit un vaste buffet. Ses animaux le suivaient-ils toujours ?
— Ils ne sortent jamais d'ici, dit-il en ramenant une bouteille et des verres. Je ne vais jamais loin moi même. Thomas a toujours refusé de me servir d'apparence. Pas facile pour un poète d'accepter la mort. Ne plus rien avoir à écrire (vous comprenez : non pas ne plus pouvoir mais ne plus avoir), imaginez. On ne se nourrit pas d'une bibliographie détaillée.
Non, le directeur ne comprenait pas. Il ne s'était jamais intéressé aux problèmes existentiels des créateurs qui doivent un jour, comme tout le monde (cela ne lui faisait pas froid dans le dos), mettre la clé sous la porte et accepter de ne revenir qu'en revenant, jamais en homme nouveau.
— Après-demain, dit le nain (on serait vendredi), je serai célèbre mais personne ne sait si je le serai encore vendredi soir. Thomas a tout compliqué.
— Le Prix Loben ?
— Comment avez-vous deviné ! Ça alors ! Il vous en a parlé ? Ça m'étonnerait.
Le goulot choqua encore le bord des verres. Il n'était peut-être plus question de s'en aller.
— Vous aimez le homard ? demanda le directeur à tout hasard.
Il restait trois homards. Constance accepterait peut-être de remettre ça à trois jours d'intervalle. Lui ne verrait aucun inconvénient à remanger du homard, si on réussissait à mettre la main dessus. Il les retrouverait peut-être dans le souterrain secret si l'évasion devait se produire dans les jours suivants. Ou alors les enquêteurs du SSE tomberaient sur le souterrain parce que les traces d'un homard les y auraient conduits.
— Du homard ? dit le nain en se léchant la moustache. Vous m'gâtez !
Il siffla son verre en suivant. Le directeur, que la gnole commençait à rendre bavard, s'excusa platement d'avoir douté de l'identité et du génie du nain mais celui-ci pouvait certainement comprendre que la confusion était textuellement inévitable.
— Vous n'avez pas accepté l'argent, dit le nain qui ne perdait pas le Nord. Dois-je le lui rendre ? Il ne le mérite pas vraiment.
— Vous en ferez ce que vous voudrez, dit le directeur (l'enfant avait disparu). Au diable l'armoire normande et le lustre de la pendule, je l'ai déjà dit !
Il rentra par ce qui lui sembla être le plus court chemin, toutes vitres baissées. Le visage balayé par les senteurs de la nuit, il ne pouvait s'empêcher de raisonner à propos de ce que Fielding, le géant mort, venait de déposer dans son corbillon scientifique, pro domo. Un mort qui s'accroche à la colocaïne, ça n'existait officiellement pas. En y réfléchissant bien (mais c'était plus facile à dire qu'à faire), il n'y avait guère que deux possibilités :
— Ou bien Fielding connaissait un trafiquant de colocaïne qui satisfaisait ses besoins métaphysiques, et dans ce cas il fallait se poser :
1) la question d'un réseau et des implications politiques
2) celle plus prometteuse des effets de la colocaïne sur un mort
— Ou bien la colocaïne, en pourvoyeuse des besoins vitaux, était un des ingrédients de la Résurrection Naturelle (la RPM des carabins) et, pensa le directeur, « je suis le dernier des crétins & je vais forcément avoir envie d'en savoir plus ».
La gnole était franchement ravageuse mais les virages se laissaient négocier dans des limites raisonnables. Il y avait beaucoup de choses raisonnables, c'est-à-dire judicieuses et à repenser, dans cette nuit qui serait un jour LA NUIT, MA NUIT, exulta-t-il, s'il pouvait au moins mettre la main sur des éléments de réponses. Trouver les homards avant que les enquêteurs du SSE ne tombent sur le souterrain. Il ne manquerait plus que le seul moyen d'évasion prévu dans ce labyrinthe qu'était le Centre Expérimental de la Firme pour la Colocaïne où en étais-je ? fût découvert juste au moment où il devenait inévitable d'avoir à s'enfuir sans laisser de traces derrière soi. Le Prix Loben ? Oui, le prix Loben... Où en était Constance de son article sur Fielding junior ? Pourquoi Fielding n'avait-il pas expliqué pourquoi Fielding s'était mis dans cet état ? Il y a des choses qu'on doit comprendre à demi-mot et Fielding II était un artiste du demi-mot, il n'y avait aucune raison d'en douter. Il souhaiterait sans doute faire bonne figure vendredi soir si l'autre Fielding ne s'y opposait pas. La situation ne pouvait que se compliquer d'un climax. Le directeur ressentit les prémices d'une migraine carabinée. Il ne pouvait plus demander à Sally de l'en libérer par la seule force de la prière. Elle plongeait son regard de succube dans un verre d'eau et...
En arrivant devant le CEFC, il ne mesura pas tout de suite l'importance du rassemblement qui s'y tenait. Les faisceaux des phares se croisaient sans géométrie. Des ombres s'agitaient entre les véhicules, secouant des torches qui éclairaient fugacement les intérieurs où apparaissaient des visages immobiles et sidérés. Un policier venait à sa rencontre, balançant des feux qui ajoutaient à la confusion. Il sortit sa tête par la portière.
— Je suis le directeur, réussit-il à imposer au chahut incessant qui s'accroissait avec l'approche du policier.
— Je vous reconnais, monsieur le Directeur, dit le policier qui éclairait son propre visage sans doute pour être reconnu lui-même.
— Que se passe-t-il ?
La question tombait des lèvres d'une statue mortifiée pour qui la réalité était le prix d'une accélération croissante des perceptions. Le policier agita sa torche électrique en direction de ce qui pouvait être une foule. L'enfant n'était plus là pour proposer ses sarcasmes. Le directeur emboucha une poignée de ces pastilles à l'eucalyptus.
— C'est l'état d'urgence, dit enfin le policier.
Le directeur répéta ces paroles comme s'il n'y croyait pas. Il pouvait toujours demander qui s'était permis de décréter un état qu'il était le seul autorisé à décréter. De quelle urgence s'agissait-il soyons clairs ?
— Ne me dites pas que... commença-t-il.
Le sénateur arrivait avec sa clique.
— On ne vous a pas attendu, dit-il, c'est grave.
Mais que faisait tout ce monde dehors ? Elle était où, l'urgence, dedans ou dehors ? je ne suis pas aussi que j'en ai l'air
— Il est arrivé des choses...
— ...pendant votre malencontreuse absence non justifiée...
— ...malencontreuse... injustifiée ?
— Expliquez-vous ! glapissait le président de la CER. Il ne comprend rien.
Le portail monumental était fermé et durement éclairé par deux projecteurs qui ronronnaient sur les tours adjacentes. La troupe s'était déployée de chaque côté de la grille. Un officier rugissait :
— Ce n'est peut-être rien. Reculez !
Et comme personne ne reculait vraiment, il ordonnait à la troupe linéaire de s'avancer d'un pas et d'un air menaçant. Le sénateur coupa cette ligne de front comme un ruban.
— Suivez-moi, sifflait-il par-dessus les têtes.
On entra dans la salle de garde. Les chaînes étaient sorties des pontets. Dans le vestiaire, des soldats entraient dans une tenue spéciale.
— Comme on ne sait pas ce qui peut arriver, dit le sénateur, on a pris toutes les précautions.
Mais que savait-il des précautions à prendre ? Des lance-grenades gisaient en vrac sur les châlits. Le directeur situa enfin sa voix au-dessus des vociférations militaires :
— Qu'est-ce que c'est que ce B !
Ce qui figea le sénateur sur place et conséquemment le peloton des suiveurs mondains.
— C'est grave ! dit-il.
— Est-ce que c'est grave parce que vous ne comprenez rien ? hurla le directeur dans un style mégaphonique qui s'imposa aux dernières réticences.
Il avait du mal à penser, à cause de Fielding, de ce que Fielding avait compliqué, de la perversité de Fielding qui s'adressait à l'enfant comme à un adulte. Il se posta en maître devant l'écran de contrôle principal :
— Si c'est cet abruti de gardien qui a foutu le B, je le...
Il n'eut pas le temps de prononcer la sentence. Une nouvelle secousse emporta l'écran à travers un mur et le plancher se souleva à la hauteur des fenêtres. Le sénateur réclamait un palliatif. La tête du président apparut sous son bras :
— Il faut lui parler, bredouillait-il. Il n'y a pas d'autres moyens. Entrez en contact avec lui !
Ils en savaient tous plus que le directeur que la secousse avait transporté dans une autre pièce où on s'égosillait pour échapper à la folie. Mais que savaient donc ces crétins que le directeur ignorait à ce point qu'il avait l'air encore plus ganache qu'eux ? Fabrice de Vermort se détacha du tableau comme dans un film d'épouvante. Il était pâle, le comte, pâleur mortelle des affligés. Où était la comtesse ? Était-il possible que Jean fût la seule explication cohérente de ce chambard ?
— Nous n'en savons rien, dit Fabrice qui examinait la pupille du directeur. C'est peut-être une hallucination collective.
Une nouvelle secousse ne lui donna pas raison. Il fut emporté comme un oiseau dans la tempête. Le directeur, accroché au seul objet que semblait ne pas avoir affecté la croissance monstrueuse du phénomène, se mit à vomir l'alcool, la poussière, les acides, les araignées, les olives, les mots que Fielding l'avait forcé à ingurgiter sous peine de ne pas être son ami.
— Vous êtes mal, gloussait le sénateur, très mal. Transportez-le dans un endroit tranquille.
Le plafond se mit en mouvement. Un bruit de roulement et de foulée qui devenait assourdissant. Des gouttes glaciales tombaient sur son front à intervalle terriblement régulier, comme s'il était maintenant question de mesurer le temps. Les chocs de la translation étaient transmis à son corps par l'intermédiaire d'une substance, il en était persuadé. Quelqu'un ou quelque chose pourquoi quelqu'un pesait lourdement sur son estomac en lui expliquant que tout allait bien ou que tout allait aller bien, il ne distinguait pas les voix des chocs et des glissements qui se produisaient sous lui. Il voulut s'empêcher de crier le nom de Fielding, mais il n'était pas sûr de l'avoir déjà crié. Quelqu'un avait-il prévenu Constance ?
Chapitre X
— Vous êtes mort.
Il avait fallu une bonne dizaine de minutes au ministre de la Recherche pour prononcer cet aveu solennel. La première minute avait été, pour le mort, une minute d'incertitude et de petites sensations nouvelles. Il avait oublié que c'était le printemps. La deuxième minute fut remplie de chants d'oiseaux et des pas des promeneurs matinaux sur le gravier des allées. Il s'efforçait maintenant de distinguer l'odeur de la terre de celle des arbres qui secouent leur nuit tranquille dans un air saturé d'insectes aveugles. Il avait aperçu un visage furtif au début de la troisième minute puis le sommeil était revenu avec des filaments de rêves qui se croisaient dans un liquide lent et fracturé de réflexions inexplicables.
Une voix le ramenait doucement à la réalité. Il savait que ce n'était pas de la douceur, c'était une procédure rigoureuse et le visage réapparut, splendide et profond. À qui appartenaient ces yeux ? Ce corps sentait l'attente patiente, la vigilance indéfectible, la lenteur calculée des gestes appliqués à un objet précis et parfaitement distingué de tous les autres. La voix était la vie même et le printemps sembla s'y résoudre comme on s'arrête au bord de la rivière pour contempler ce qui se passe sur l'autre rive.
La fenêtre était ouverte sur les branches d'un tilleul. Il se souvenait de l'allée de tilleul et de l'ombre qui invitait au repos. Il avait souvent goûté à cette tranquillité comme à l'approche d'un bonheur qui n'explique que l'instant. La voix occupait maintenant tout l'espace sonore. Il s'efforçait de sourire mais son visage ne semblait plus en mesure d'exprimer des sentiments.
Le ministre entra dans la quatrième minute. Il était strictement vêtu de ses habits de deuil national et il apportait des fleurs traditionnelles. Son grand visage d'orateur se laissa baigner par la lumière matinale. De quoi parlait-il ? Il ne montrait pas ses mains. De temps en temps, la tête pivotait et le mort voyait le profil qui se renseignait sur l'effet produit par les mots.
— M'entend-il ? dit le ministre. J'ai l'impression qu'il ne m'entend pas. J'aurai parlé pour rien.
Un doigt se posa sur ses lèvres, un doigt de femme.
— Encore une minute, dit-elle, et l'injection sera complète. Reprenez depuis le début.
Le ministre recommençait. Il fallut écouter les mêmes choses indéfinies qui ne touchaient aucun endroit de l'esprit. Le ministre pouvait entrer dans l'esprit mais sa voix n'y rencontrait aucun écho. Il était déconcerté par la lenteur de ce qui ne pouvait plus s'appeler un réveil. Le visage de la femme redescendit et se posa sur le regard qui essayait d'embrasser les choses mais que les choses se contentaient d'effleurer de leur sens.
— Ce n'est peut-être pas le moment, dit le ministre qui était plus embarrassé qu'agacé.
— Au contraire, dit la voix, c'est le moment de se montrer à la hauteur.
Le ministre s'ébroua, visiblement atteint par cette mise au point technique. La cinquième minute parut si courte qu'elle ne pouvait être capable de contenir les mots qui constituaient le véritable début de la procédure. Il était rare qu'un ministre se déplaçât mais le directeur du laboratoire, victime d'un lamentable accident dont on n'avait pas encore démêlé les circonstances, méritait une attention particulière de la part des autorités responsables de ses recherches et de ses découvertes. S'il était mort, comme le ministre l'affirmait après deux minutes de précautions inutiles, il était déjà appareillé, réduit à l'immobilité et au silence, condamné à attendre la phase suivante, ne sachant plus très bien, alors qu'il connaissait la procédure, à quoi ces attentes correspondaient en termes de résurrection. La substance était déjà au travail de transmutation et le corps était parcouru de petites douleurs et d'infimes sensations de plaisir. Il ne s'était pas réveillé à cause de la clarté du jour mais sans doute parce que c'était le moment de revenir au minimum de conscience nécessaire pour écouter la vérité tombée des lèvres d'un ministre ou de n'importe quel porte-parole du système. Le moment est critique. Il faut se souvenir de la mort, de l'instant de passage de la vie à la mort, parce qu'on a besoin d'un élément de réalité pour s'accrocher encore à elle et lui survivre. Un pourcentage de mourants, significatif de la fragilité mentale, ne survivait pas à cette minute d'angoisse. Les voix se multipliaient comme pour créer l'équilibre nécessaire à la résignation. Il n'y avait plus de religieux pour psalmodier l'abandon à la nouvelle réalité. Vous êtes mort. On n'annonce pas au nouveau-né qu'il est vivant. Il n'est pas encore doué de volonté. C'est cette volonté qu'il faut réduire à la réalité définitive. Pendant une minute, on observa l'imperceptible agitation du corps en phase de transmutation cellulaire. Il savait que les écrans renseignaient des esprits scrupuleux qui redoutaient l'échec. L'arrêt de la vie était une tragédie mais la disparition de l'être ruinait à jamais ses témoins impuissants. Le corps eut une convulsion tonique.
— C'est bon signe, dit la voix, signe que...
Le ministre paraissait rassuré. Il demanda qu'on fît quelque chose de ces fleurs puis son visage carré apparut dans l'écran de la fenêtre.
— Vous êtes mort, Omar. Je suis désolé. On avait besoin de vous. On se sent trahi.
Dans les jeux de l'enfance, il y avait toujours un adversaire pour crier : Tu es mort à mort ! Amor. Constance n'apparaissait toujours pas.
— Nous ignorons ce qui s'est passé, continuait le ministre. Vous avez le droit de tout savoir bien que ceci ne vous concerne plus. Ils ont arrêté Fielding et l'interrogent en ce moment même.
La réalité prenait lentement la place de ce qui n'avait pas été un sommeil. Ils avaient utilisé ce temps pour le vider de sa substance organique et procéder aux transformations qui rendaient possible ce palliatif de la résurrection qu'était la récupération post-mortem. Il ne souffrait pas mais l'abondance prodigieuse de sensations contradictoires l'avait plongé dans une expectative dangereuse. C'était peut-être le dernier moment où la volonté pouvait encore s'exprimer librement, moment que peut-être certains choisissaient pour se suicider, donnant alors un sens véritable et définitif au suicide. Mais comme il avait encore une énorme envie de vivre, ce qui devait être le cas de tous les morts en phase un et qui en même temps expliquait le succès de cette technologie, il avait toutes les chances d'accéder à la deuxième phase qui le mettrait définitivement en posture de revenant. Il n'avait pas le temps de regretter de n'avoir pas fait ceci ou cela avant de n'être plus capable existentiellement de le faire et il ne le trouverait pas. Le ministre pouvait couper le ruban.
— Je vous envie, dit-il avant de s'en aller.
Une larme nationale tinta sur la peau du transmutant. Et une suite glissante accompagna l'édile vers d'autres horizons fatidiques.
La voix demanda qu'on refermât la porte avec douceur, encore cette douceur qui n'en était pas une mais qui, à l'approche de la phase deux, n'agissait déjà plus sur l'esprit à la manière de la douceur. Il écoutait le vent dans les feuillages du tilleul et le bourdonnement des abeilles qui s'activaient dans un contexte de parfaite indifférence mais d'attention extrême, coût exorbitant de la vie.
— Vos amis vont vous aider, dit la voix qui commençait à appartenir au visage de la femme qui se déplaçait sur l'écran de la fenêtre. Vous avez beaucoup d'amis, dit-elle avec une nuance d'admiration et d'envie.
Maintenant, l'amitié. Amor, Omar ! Le nom que t'a donné ta mère va peut-être enfin prendre le sens qu'elle avait espéré pour toi.
— Nous allons maintenant procéder à la mise en place du pondérateur, dit la voix qui voyageait dans un espace sans géométrie. Je ne vais pas vous apprendre de quoi il s'agit. Les forets vont procurer une sensation désagréable d'intrusion. Il se peut même que votre esprit réagisse en vous inspirant la crainte de la douleur. Vous le savez bien, il n'y a pas de douleur. Si vous ressentiez de la douleur, il ne pourrait s'agir que d'une hallucination. En un sens, vous êtes encore vivant.
Les forets s'approchèrent si près de l'angoisse qu'il crut devenir fou. Une main caressait son front sous la couronne métallique qui finit par ne plus exister mentalement.
— Qu'est-ce que je vous disais ! dit la voix presque joyeuse. Mais vous le saviez déjà.
Un cliquetis annonça le treuillage.
— Si vous ressentez quelque chose dans le cou, ne vous préoccupez pas...
...c'est une hallucination ! Il allait en savoir un bout sur l'hallucination qui menace la réalité au point de la rendre quelquefois impossible, signal de la disparition totale. Il eut l'impression désagréable d'un torticolis lointain puis son anus sembla s'ouvrir sur le monde. Il était raisonnable de penser qu'il venait d'éjaculer mais ce n'était certainement pas pour repeupler le monde animal. Il était envahi par une multitude d'informations. Il avait même l'impression de s'exprimer sur ce sujet complexe. La verticalité annonçait l'immobilité. Il devina la position de l'axe autour duquel il allait lentement entrer en rotation. Il était prêt à entrer dans l'autre monde et à en revenir dès qu'il maîtriserait l'utilisation des terminaux de retour à la vie. Était-il en mesure de communiquer sa joie ?
— Tout a fonctionné impeccablement, dit la voix qui s'élevait à la même hauteur.
Le printemps s'était sensiblement éloigné et avec lui l'espoir de revoir Constance avant de mourir véritablement. Qu'avait dit le ministre au sujet du regrettable incident qui avait provoqué la mort ? Pourquoi avaient-ils arrêté Fielding ? De quel Fielding s'agissait-il ? Il en connaissait trois.
— Laissez-vous aller, dit la voix. Vous ne devez plus penser. Vous avez formidablement bien réussi jusqu'à maintenant. Continuez et vous ne le regretterez pas.
Qu'est-ce qu'elle en savait ? Elle qui vivait pour ne pas mourir. Que savaient les vivants de ce que les morts pensaient vraiment de leur mort ? Maintenant l'esprit se révolte mais ce n'est qu'un pied de nez à la vie qui n'existera plus jamais. La fréquentation des vivants s'annonçait complexe mais qu'en était-il de celle des morts, du nombre incroyablement élevé de morts à côté duquel le nombre provisoire des vivants est une infime quantité ?
— Ne pensez plus pendant une petite minute, disait la voix venue de nulle part.
La porte s'ouvrait-elle ? Des personnages apparaissaient sur la paroi du cylindre qui contenait le monde. Il reconnut Sally. D'habitude, il ne se passait pas plus de deux jours entre la faute professionnelle et l'exclusion du Centre. Elle ne pouvait pas avoir franchi le jeudi. Or, on était jeudi. Est-ce qu'on était jeudi ? Personne pour répondre. Les yeux recevaient la blancheur des murs traversés de personnages lents. Était-ce le sénateur, cette silhouette agitée d'effets de manche ?
— Nous nous sommes sacrément trompés sur le compte de Sally, Omar.
Je m'appelle Omar. Mettons. Il allait avoir des nouvelles de Jean. Où en était-on de l'état d'urgence depuis hier soir ?
— Vous savez, Sally, que j'ai toujours douté de votre responsabilité dans cette malheureuse affaire deux malheureuses affaires dans cette histoire à deux jours de distance mais les apparences étaient contre vous. Vous vous trompiez, Omar ! Nous avons vérifié toutes les données. Ce n'est pas Sally qui...
— Vous le forcez à penser, dit la voix. Ce n'est pas le moment ! Tenez-vous-en à l'essentiel.
La rotation s'annonça par une légère secousse horizontale puis le corps s'inclina sur son axe.
— Sally a même fait une découverte d'une importance capitale ! Sans elle...
Que s'était-il passé ? Il avait perdu connaissance sur un brancard en mouvement. Le dernier souvenir était l'image d'un plafonnier qui s'obscurcissait, qui mettait un temps infini à disparaître et qui disparaissait dans un fracas d'écroulement.
— Je l'ai donc proposée ce matin au Prix Loben...
Le monde commençait sa vastitude par le peu de place laissée au bruit produit par les habitants immobiles et bavards d'un espace qui était menacé d'anéantissement par le simple effet de l'intelligibilité des conversations.
— Vous pourriez lui parler de tout ça plus tard, répétait la voix. Vous ne l'aidez pas à mourir facilement...
— Elle a toutes les chances de recevoir cette prestigieuse récompense qui rejaillira sur votre propre réputation de scientifique et de découvreur.
Découvrir ou inventer. Il n'était plus temps de se poser la question. D'ailleurs, le temps n'était plus celui de l'attente, de l'oubli, de l'effort de mémoire. L'espace venait d'embrasser outrageusement le temps. Demain, tout paraîtrait normal et parfaitement justifié. En attendant...
— Je suis heureuse pour vous, disait la voix de Sally qui devait se pavaner devant les instruments de la mort révélée à défaut d'être vaincue.
— Il va entrer en phase deux, dit la voix.
Moment délicat. Il ne saurait jamais qui assistait à son dernier voyage. La voix n'appartenait à personne, la présence du sénateur relevait peut-être de l'hallucination et celle de Sally de la représentation graphique des sentiments éprouvés à la place de la douleur infinie inspirée par l'irréversible. Il fit un effort désespéré pour penser encore à Fielding dont la pipe se brisait dans un ralenti extravagant. Ici, vous n'êtes plus seulement mort, vous êtes dans la mort et pour toujours. Vous reviendrez si c'est votre destin. Verset d'une ode de Fielding qu'il avait lue jusqu'à la fin sans finalement expliquer son intérêt pour cette littérature de la supplique et de l'hymne.
Il se sentait bien maintenant. Tout avait disparu. Il savait qu'il était. La théorie, vérifiée par le témoignage constant des morts qui revenaient, énonçait clairement ce principe pour expliquer la nécessité d'une technologie à la hauteur de l'ambition commune à tous les hommes. Le printemps aussi avait disparu. Il souffrit quelques minutes à cause de ce deuil, ou plus exactement de cet amuïssement. Il avait aimé la nature et ses mots. Il ne l'apprécierait peut-être plus comme il l'avait assimilé toute sa vie. Il songeait à l'indifférence des morts, à leur présence que rien ne rendait indispensable passé les premiers temps du veuvage et de la tristesse. Une voix encore :
— Quelque chose ne se passe pas comme prévu ?
Une question presque tranquille dont la voix pouvait appartenir à n'importe lequel d'entre eux. Elle ne suivait ni ne précédait aucune sensation. Le monde continuait son expansion, image même de la certitude. Pourtant, quelque chose ne se passait pas comme prévu. La voix ne pouvait pas le dire sans raison. Que se passe-t-il quand quelque chose ne se passe pas comme prévu ? Il l'ignorait.
— On dirait que quelqu'un a saboté le système.
Même tranquillité fluide de la voix qui semble se satisfaire d'un constat. Il était impossible de ne pas y penser et le monde continuait son expansion comme s'il ne pouvait plus rien arriver d'autre.
— Il est mort ! dit la voix qui cette fois ne fit aucun effort pour dissimuler son émotion.
Il était encore sensible à l'émotion rencontrée dans la voix de l'autre. Il n'était donc pas tout à fait mort mais la voix venait d'affirmer le contraire. Il y a un monde entre l'aveu qu'on vous consent en phase un : Vous êtes mort, et le cri à peine retenu qui parvient à votre esprit comme s'il venait de traverser l'éternité : Il est mort. Il avait une fois prononcé cette parole terrible. Le système s'était effondré (on était au tout début de l'expérience) et le mort était mort comme on avait toujours trépassé : il ne reviendrait plus.
Il ne se sentait pas perdu dans ce vaste monde où la lumière est l'ombre et l'ombre la lumière, pour parler comme les métaphysiciens des temps où la métaphysique n'avait pas encore dialogué avec les morts. Il ne reviendrait peut-être plus. La voix expliquait qu'il n'y avait plus rien à faire. Elle était plus claire maintenant qu'il n'y avait plus rien à faire. Il n'en saurait peut-être pas plus. Il n'avait pas vraiment espéré revenir parmi les siens pour jouir encore de leur chaleur. La mort ni le système ne lui en avaient laissé le temps. Comme rien n'apparaissait à l'horizon, il venait aussi d'accepter l'idée qu'il serait désormais seul et infini. Il n'avait aucune idée des sensations qu'on peut éprouver dans ces circonstances. Il était peut-être en train de disparaître ou au contraire de prendre toute la place. D'une façon ou d'une autre, il s'engageait dans un infini et donc dans l'absence totale de solutions. Il eût aimé souffrir physiquement. Mais ce n'était pas un désir. C'était déjà une idée et il ne s'en sentait pas le propriétaire. Elle appartenait à ce qui était en train de se passer en attendant qu'il ne se passât plus rien.
Chapitre XI
Frank Chercos avait été un homme simple mais les choses s'étaient compliquées le jour où son premier enfant avait prononcé le premier mot. Il n'avait pas partagé l'enthousiasme de la belle-famille. Il n'aurait pas partagé celui de sa propre famille s'il avait eu une famille à mettre dans la balance. Mais il n'avait pas non plus montré sa tristesse.
Il y avait longtemps, trop longtemps, que ça durait, cette grossesse interminable, puis les premiers mois d'allaitement, de contact, de bave, d'excréments, de nuits blanches, et d'abstinence. Il avait une maîtresse qu'il pouvait considérer comme une vieille connaissance puisqu'il n'avait pas attendu le troisième mois de la grossesse pour s'engager dans une vie parallèle. Il était devenu le plus ardent défenseur de la contraception que la police n'avait jamais connu à cette époque d'obscurantisme et de proies faciles. Il n'aimait pas la fréquentation des policiers qu'il évitait, dans les rares conversations qu'il traversait comme les rues, d'appeler des collègues. On n'avait aucun espoir de devenir son ami, ni peut-être aucune raison d'ordre sentimental ou simplement professionnel. On ne savait pas grand-chose sur lui. On ne lui connaissait que deux résidences : la ville où il travaillait sans se fatiguer derrière l'écran de responsabilités soigneusement élaborées par l'expérience des mauvais coups, et sa « petite maison de la rivière », comme il l'appelait lui-même pour ne pas avoir à subir le manque d'imagination des autres, remarquable par son jardin potager et l'entretien méticuleux de la clôture. On pouvait voir des rideaux naïvement bordés et la silhouette furtive de sa femme qui entrait et sortait avec un panier accroché au bras et des fleurs dans les cheveux. Il lisait sur la galerie, fumait des cigarettes et ne répondait pas aux signes qu'on lui envoyait de la rue. Le soir, il sortait pour éteindre la lampe grenadine du porche et la nuit tombait enfin sur ce qui ne pouvait pas apparaître comme un nid d'amour.
Lorsque l'enfant prononça son premier mot, à quelques mois de son vagissement annonciateur, Frank ne comprit pas tout de suite que c'était un mot. Ils étaient quatre ou cinq à montrer les dents de leur rire, dont sa femme qui s'égosillait comme s'il ne pouvait plus rien arriver désormais de douloureux à cette famille surprise par ce mot au commencement d'une histoire inévitable en dépit de tout ce qui menaçait sa durée. Dans quelle aventure s'était-il embarqué ? Il n'avait jamais eu le pied marin mais, n'ayant pas beaucoup cherché sur des quais surpeuplés où on se bousculait sans humanités, il n'avait pas perdu de temps en déclaration d'amour. Il aurait préféré être marin que flic. À quel moment ça devient un problème d'être au service de l'ordre et des bonnes mœurs ? À quel moment on ne peut plus éviter les problèmes quand on n'est pas devenu ce qu'on avait pensé pouvoir devenir ?
Le gosse n'en revenait pas d'avoir pris une telle importance. Il en oublia même le mot qu'il venait d'articuler clairement, exactement comme s'il avait souhaité qu'on appréciât sa conscience d'un acte délibérément jeté en pâture au monde dont il prenait une possession croissante. On tenta vainement de le lui faire répéter et comme Frank ne participait pas à cet effort de récupération, on le lui reprocha en termes assez offensants pour provoquer de sa part une bordée de sarcasmes frisant l'injure qui mit en fuite la belle-famille. Non, il n'avait pas entendu le mot et il s'en fichait ! Ce gosse n'avait pas l'air normal. Il n'aimait pas son regard et sa manière de mettre la main sur ce qui ne lui appartenait pas. Il avait trouvé étrange qu'un gosse anormal prononçât un mot qui eût quelque importance relativement à sa croissance. La mère était furieuse. Qu'est-ce que c'était un enfant normal d'après lui ? Un enfant qui lui ressemblait ? Celui-là ressemblait à sa grand-mère maternelle. Elle lui en ferait un autre s'il avait tellement envie d'en avoir un à lui. Il lui ressemblerait tellement qu'il en aurait mal aux yeux. Etc. Les choses qu'on s'envoie à courte distance quand plus rien ne va.
Trois ans plus tard, on enferma Popo dans un établissement spécialisé parce que Popo avait arraché un œil à un compagnon de jeu. On le changeait d'orientation sans explication. Le transfert le déplaçait d'une zone éducative garantie par la fréquentation de maîtres avisés à un lieu d'égarement imposé par la concentration exigée sur le thème de la maladie qui justifiait, il finirait peut-être par le comprendre sinon tant pis, cet enfermement cloisonné par l'expérience et la pratique. Frank avait été profondément choqué par cette brutalité sociale, à tel point qu'il en oublia l'œil de la victime et ne s'intéressa pas à ce qu'il était devenu. Bocal-spectacle ou poubelle-éternité, cela n'avait vraiment aucune importance. Frank était devenu l'homme le plus compliqué qu'on n'eût jamais rencontré dans sa vie de flic ou d'épouse. Il avait tiré un trait sur sa vie conjugale et limité l'influence de son travail sur ses activités secrètes. Il vivait encore dans la petite maison de la rivière et on pouvait voir, l'été, ses splendides maîtresses plonger dans la piscine bleue qui était devenue l'objet de toutes ses attentions.
Ce matin, Fielding lui avait demandé s'il était convenable de sa part de partager le repas d'une veuve de la veille qui maintenait son invitation. Frank n'en savait rien. Il n'avait jamais aucune idée de ce qui pouvait affecter la conscience morale des autres. Par contre, il savait pertinemment que Fielding n'avait rien à voir avec l'assassinat d'Omar Lobster, le directeur du laboratoire principal du CEFC. Fielding était un nain inoffensif et un poète malchanceux. On l'avait arrêté parce que le corps de Lobster contenait une quantité déraisonnable de cet alcool dont le nain prodigieux avait le secret. On attendait le résultat des analyses mais Frank, qui était un fin psychologue, avait décrété que Fielding était aussi innocent qu'un petit ange arraché à un tableau rococo. Cette remarque imagée avait renvoyé le reflet de son propre enfant enfermé quelque part dans un établissement où il avait du mal à trouver son chemin et surtout à le retrouver. Il y passerait cette après-midi, pensa-t-il, si on lui en laissait le temps.
— N'oubliez pas d'acheter le journal ! avait lancé Fielding à travers les barreaux de sa petite prison.
Frank n'aimait pas le marchand de journaux. Il n'aimait pas grand-chose mais le marchand de journaux était un hypocrite et un parfait égoïste. Frank en savait assez long sur son compte pour l'envoyer en Enfer mais malheureusement ce n'était pas là des motifs justifiant sa mise à l'écart dans un endroit plus proche de la réalité, à deux pas de cette réalité qu'on voudrait tranquille et qui se complique plus on réfléchit aux moyens d'y trouver un peu de ce bonheur qu'aucun rite ne remplacera jamais. Il y aurait payé sa crasse d'inhumain (Frank ne prononçait jamais le mot sous-homme) et les conséquences de son orgueil et de sa méchanceté. Il ne lui adressait la parole que pour lui demander combien il lui devait. Il aurait pu éviter cette petite humiliation en faisant le compte lui-même et en apportant un appoint condescendant mais il adorait demander sa note, exactement comme on s'adresse à une prostituée. Il haïssait les commerçants en général, particulièrement quand il s'agissait de pauvres commerçants, de ces minus habens qui deviennent commerçants pour ne plus être chômeurs ou employés du bas de l'échelle.
Il acheta le journal et s'en alla le lire sous un tilleul du jardin public. À cette heure matinale, il ne rencontrerait personne pour lui rendre son salut. Il ouvrit le journal à la page culturelle et lut l'article de Constance Lobster sur Thomas Fielding. Il avait vaguement entendu parler de Fielding qui jouissait, tant mieux pour lui, d'une réputation locale d'intellectuel au courant de tout et de rien et capable d'en dire et d'en écrire quelque chose, ce qui attire toujours les esprits en quête d'explications susceptibles de déterminer leurs propres opinions. Il souriait sur la photo, peut-être parce qu'on ne pouvait pas en conclure qu'il était nain. Constance Lobster n'en parlait même pas. Après une analyse succincte des thèmes favoris du poète et des textes où on pouvait se faire une idée de leur traitement poétique, elle dénonçait les agissements intolérables de l'oncle du poète, qui était aussi poète, du moins qui l'avait été, parce que selon elle, il était mort. Et elle en rajoutait : non seulement il était mort, tonton Fielding, mais il prétendait occulter ce détail à ses contemporains, qui étaient aussi les contemporains de son neveu. Ce Fielding-là était un géant (on ne pouvait pas le confondre physiquement avec son neveu, disait-elle sans allusion à son nanisme), c'était un mort (elle joignait au dossier une photocopie de l'acte de décès), un bon poète du passé (pourquoi le nier ?), et un beau merle qui voulait faire croire qu'il était encore capable d'être inspiré par la vie ! Enfin, concluait la critique, il avait saccagé sa maison (détruisant notamment une pendule normande qu'elle tenait de sa mère) et il avait fallu la science psychologique de monsieur Omar Lobster pour réduire cette montagne de muscles et d'instincts à l'état qui était le sien : un mort qui avait parfaitement le droit de visiter son neveu mais pas celui de l'intimider pour le forcer à lui céder des œuvres de toute première importance. Une note évoquait sur un ton laconique le sabotage du système de Résurrection Naturelle qui avait définitivement coûté la vie à son cher époux le grand scientifique Omar Lobster qui travaillait en ce moment sur une recherche hautement secrète et protégée. Madame Lobster espérait que l'enquête révélerait le nom de celui qui avait enlevé à l'humanité un de ces meilleurs esprits. Thomas Fielding écrirait peut-être quelque chose sur ce tragique sujet de circonstance. Frank n'en savait rien, il n'était même pas sûr qu'on lui permettrait d'aller au bout de son enquête. Si on l'avait choisi, c'était parce qu'on savait qu'il ne voyait jamais aucun inconvénient à interrompre une enquête même si celle-ci avait vaguement excité son goût de l'énigme et des solutions inattendues.
Une autre note indiquait que l'article sur la mort tragique d'Omar Lobster figurait en première page et en effet, le portrait en pied du potentat scientifique y occupait deux colonnes. On n'y lisait rien que Frank ne sût déjà. Omar Lobster avait succombé à un arrêt cardiaque (on ne disait rien de la crise d'éthylisme ni de Fielding qui avait procuré l'alcool avec une générosité douteuse qui motivait une arrestation dont on ne disait rien non plus). C'était déjà regrettable. On avait immédiatement procédé à une récupération post-mortem mais quelque chose s'était détraqué dans le système et le pauvre homme avait disparu pour toujours, à l'ancienne. Un petit portrait du sénateur disait qu'il venait de perdre son meilleur ami et une photographie grand-angle montrait le ministre de la Recherche aux prises avec un bouquet de fleurs visité par un contingent d'abeilles et de mondaines échevelées qui semblaient l'agresser alors qu'elles l'encourageaient à se débarrasser du bouquet. Mais ce n'était pas la nouvelle la plus importante du matin.
Quand Omar Lobster quitta, ce mercredi soir, le CEFC pour se rendre secrètement chez Fielding (plus exactement : il était sorti secrètement alors que des évènements sérieux motivaient en ce moment même le décret d'un état d'urgence), le système antipollution s'était déclenché et avait instantanément donné l'alerte à toute la région. Le sénateur était aussitôt intervenu dans les moyens de communication pour minimiser les faits. En coulisse, le ministre de la Recherche, en proie à un œdème de Quincke, l'avait prévenu que personnellement il n'irait pas aussi loin mais que si le sénateur, qui était le premier responsable du projet secret, avait besoin d'un soutien logistique, il lui ouvrirait toutes les portes dont il avait la clé. Quelque chose (mais quoi ? un gaz ? une fumée ? un être ?) s'était échappé du laboratoire du CEFC, par la cheminée ou par tout autre moyen, ce qui impliquait une défaillance du système ou un sabotage. Que redoutaient donc les autorités ? Qu'un quidam plus ou moins intéressé tombât dessus par hasard ou comme suite à une recherche appliquée ? Ou que ce secret, dont la teneur ni la quantité n'étaient indiquées, n'influât malencontreusement sur le comportement ou l'hygiène de la population ? Le sénateur refusait de donner des détails. Il attendrait lui-même le rapport circonstancié du responsable du laboratoire principal, monsieur Omar Lobster. Ce qu'il ne disait pas, c'est qu'il n'avait aucune idée de l'endroit où se trouvait Omar Lobster. Il était même loin de s'imaginer que le directeur commençait illico presto son enquête sur le cristallin de Fielding en rendant visite à celui-ci dans son domicile même. Dans la nuit, alors que le centre était cerné par une foule en colère, le directeur était revenu dans un triste état. On l'avait transporté d'urgence dans le bloc des soins intensifs. Le mélange d'alcool frelaté et de sirop d'eucalyptus ne pouvait pas expliquer une mort aussi inattendue qu'inévitable. Omar Lobster avait ingéré une quantité effroyable de cet alcool et avait ensuite tenté de dissimuler son état d'ébriété (prononçons le mot, roucoulait le sénateur) en avalant le contenu d'une boîte de pastilles à l'eucalyptus, ce qui n'avait trompé personne. Son cœur s'était arrêté une heure plus tard et on avait mis en route sans retard la procédure de récupération post-mortem en se demandant (tout ceci ne figurait pas dans le journal mais dans le rapport remis par le SSE à la police nationale) comment on pourrait résoudre le problème de la pollution (le rapport du SSE ne disait rien sur l'agent polluant ; c'était l'affaire de la direction elle-même) sans la connaissance qu'Omar Lobster avait du produit incriminé dont il était l'inventeur. La situation était la suivante à ce moment précis des évènements : l'alerte à la pollution était sérieuse et Omar Lobster était mort d'un arrêt cardiaque qu'on ne pouvait imputer à son éthylisme.
Cependant, on était loin de se douter que tout ceci n'était que le premier acte d'une tragédie qui en comportait forcément un deuxième. Le jeudi matin, tout était prêt pour récupérer Omar Lobster. On avait bon espoir qu'il pût apporter une solution à la question de la pollution. Cette procédure était certes délicate mais le personnel était formé pour réduire l'erreur à néant (le plus souvent). Au cours de la deuxième phase, l'employée chargée des manipulations se rendit compte d'une anomalie et il ne lui fallut pas une seconde pour estimer que c'était la conséquence d'un sabotage. Omar Lobster était mort. Il ne reviendrait plus. On avait perdu à jamais le secret de l'objet de ses recherches.
— Qu'est-ce qu'on me demande ? avait rétorqué Frank Chercos à l'Enquêteur Chef qui lui soumettait ces quelques éléments d'une enquête dont il ne cachait pas qu'il redoutait les implications gênantes.
Frank ne travaillait jamais dans le vague. Il ne répondait clairement qu'aux questions claires et ne répondait jamais si elles ne l'étaient pas.
— Qui ? dit l'Enquêteur Chef. Seulement : Qui ? Tout le reste ne nous regarde pas (c'était clair). Ils veulent savoir qui a tué Omar Lobster. D'après eux, c'est une affaire privée, donc psychologique. Il faut enquêter dans l'entourage familial et professionnel (clair).
— Et si ce n'est pas une affaire privée ?
— Ça ne nous regarde plus mais il faudra leur donner un nom.
— Qu'est-ce que je risque ? J'ai un gosse à nourrir (Frank oubliait facilement les deux autres).
— Vous pouvez foutre le camp sur-le-champ si vous voulez.
— Nous pouvons tous foutre le camp sur-le-champ mais la paye est bonne, dit Frank en allumant une de ses cigarettes étrangement puantes.
Il réfléchit. L'Enquêteur Chef consultait sa liste d'inspecteurs fiables. Frank était le meilleur. Qu'est-ce qui le poussait à mettre sur la piste de ce sacré cirque le meilleur de ses limiers ? Il ne souhaitait tout de même pas le voir disparaître comme Lobster (et tant d'autres, se dit-il en pinçant ses grosses lèvres de gros mangeur). Mais s'il avait été convaincu qu'il s'agissait d'une affaire privée, il n'aurait pas fait appel à Frank. Il l'envoyait à la mort en espérant qu'il s'en sortirait vivant. Pourquoi ce coup tordu ? Que voulait-il savoir exactement (et non pas à quel point), l'Enquêteur Chef, Pierre de Hautetour ?
— C'est bon. J'accepte, dit Frank et il écrasa le mégot dans le cendrier qui ne contenait que des papiers de bonbons. Tiens ? dit-il. Vous aussi : des pastilles à l'eucalyptus. Vous buvez ou vous fumez ?
— Foutez le camp, Chercos ! Et ne revenez pas sans le nom de ce sacré...
À quoi bon la vulgarité ? pensa Frank en retournant à la rue où le marchand de journaux communiquait sa terreur à des passants incolores qu'il se chargeait d'illuminer comme les sapins d'un Noël tragique.
— Ça va vous en faire, de la lecture, aujourd'hui, dit le marchand quand Frank fit tomber les pièces dans cette paume capable de vider le monde de ses richesses naturelles et autres si l'occasion se présentait.
— Je lis beaucoup, dit Frank. Vous devriez ouvrir un livre de temps en temps. On ne parle jamais des vraies conséquences du commerce dans vos sacrés torchons.
Fielding se déclara assez fier de trouver son portrait dans un journal. L'article était bon, pertinent. Constance Lobster avait tout lu de lui, cela se voyait. Tous ceux qui l'avaient lu en entier se rendraient compte qu'elle l'avait lu jusqu'au bout. Il ne savait pas combien ça faisait de lecteurs, peut-être pas autant qu'il espérait, mais il y en avait plus que la main ne compte de doigts. Lobster lui avait confié un drôle de calcul sur les doigts de la main...
C'était maintenant le moment de penser au gosse. Frank était capable d'interrompre les poursuites les plus folles pour se consacrer à l'attente solennelle qui le guettait comme un mal supérieur. Ce n'était pas une prière, ou plutôt, ce n'en était plus une depuis longtemps. Popo avait de la bouteille mais il n'avait pas grandi depuis qu'il avait prononcé son premier et dernier mot comme d'autres ouvrent la cage à l'oiseau et puis s'envole avec lui. Il avait besoin d'une rencontre exceptionnelle, Popo. Frank n'avait aucune idée de cet objet ou de cet être. C'était peut-être une idée qu'il fallait avoir et qui se refusait encore à l'esprit. Mis en présence de cet étant, Popo accepterait peut-être d'en dire quelque chose d'à peu près sensé, d'assez sensé pour réduire sa peine de pauvre type enchaîné au bastingage pendant que les autres sont à la manœuvre. On avait tellement attendu ce moment ! Bien sûr, elle était partie et on ne l'avait jamais revue et quand on lui écrivait, elle répondait qu'elle voulait oublier mais qu'elle n'y arrivait pas. Quelle distance entre nous trois ! Il ne pensait pas aux deux autres qui avaient leur vie, une vie indépendante, illusoire. Il se représentait un vaste triangle qui s'élargissait, qui prenait de l'importance au lieu de se réduire à un point. Il y aurait donc trois morts au lieu d'une et personne dans ce monde de commerçants (pour Frank, le mot commerçant contenait la locution sans scrupule) ne pouvait lui dire ce que ça donnerait au moment de revenir. Sans doute rien de bon.
Chapitre XII
Famille. Travail. Hautetour avait été clair : « N'allez pas foutre votre nez dans ce qui ne NOUS regarde pas ! » Ce qui nous regarde : l'ordre et les bonnes mœurs. Quelle idée de forcer le mélange toxique de la paix sociale et de la morale ! Soyez pacifiques et propres et vous aurez votre part de liberté. Autrement dit : la famille et le travail. Il ne manquait plus que la patrie pour donner un sens politique aux précautions apologistes de Hautetour. Mais l'expérience vécue de Frank Chercos démontrait, si c'était nécessaire, que la famille n'était rien d'autre que le panier de crabes qui nourrit le concept de propriété, que le travail n'avait rien à voir avec le développement personnel qu'on est en droit d'attendre de toute activité qui exige un effort et provoque la fatigue, et enfin que la patrie était une imposture de l'Histoire, c'est-à-dire de ce qu'il fallait penser de tous ceux qui avaient vécu et qui étaient morts pour qu'elle existât comme science humaine. Le bilan était nettement négatif : la famille, c'était Popo et toute la douleur que Frank pouvait en concevoir sans jamais la partager, le travail consistait à se nourrir accessoirement de la paye et quotidiennement du spectacle que les gens donnent de leur existence au moment où celle-ci est en porte à faux, et la patrie se résumait à l'épicerie du coin, où il trouvait les ingrédients utiles à sa vie biologique, au kiosque de ce carottier de marchand de journaux qui lui fournissait de la lecture, et à la gare de chemins de fer d'où il lui arrivait de tracer des itinéraires capables de réduire à néant les économies de toute une année de patient labeur au service des autres et au détriment de sa personne outragée et précisément délétère. Il avait beaucoup de mal à surmonter la fièvre que lui inspiraient ces trois revenant-bons, aussi ne fréquentait-il pas les multitudes de coupe-gorge qui envahissaient les rues de ses enquêtes et les places où pas une fois il ne chercha à se fondre dans la foule.
Les recommandations monastiques de Hautetour ne le prenaient donc pas au dépourvu. Il fit relâcher Fielding dans la matinée et promit de lui rendre sa visite. Le nain sauta dans un tramway et commença par s'engueuler avec le préposé aux billets. Frank avait bien l'intention de jeter un œil circonspect sur les moyens de vivre du poète qui avait rendez-vous le soir même avec son exégète. Il lui avait parlé de trois homards en regrettant de ne pas avoir le pouvoir ni l'impolitesse de l'inviter chez la dame critique. Frank lui avait simplement répondu qu'il n'aimait ni les homards, ni les Bretons, et le nain avait eu une inspiration vite griffonnée sur un carnet rempli de notations rapides qui traversaient des graphiques clairement numérotés. Une fois le poète rendu à sa liberté de patachon, Frank songea à une méthodologie et, comme il aimait se conformer aux traditions, du moins redoutait-il de s'en écarter à cause de la logique que les faits imposent quelquefois aux réflexions, il ne mit pas longtemps à concevoir un emploi du temps qui lui laissait deux bonnes heures de l'après-midi pour rendre visite à Popo (on était vendredi, jour prévu à cet effet par la direction de l'établissement) et mettre fin à son nonchalant accomplissement professionnel avant la tombée de la nuit, car il avait du temps à consacrer à son jardin et à sa maîtresse du moment. Mais Popo ne se rendrait même pas compte qu'il avait de la visite (il ignorait sans doute tout du concept de visite) , le jardin proposerait ses populations clandestines sans les vouer naturellement à l'extermination, et la maîtresse s'insinuerait encore avec ses projets de voyage en pays exotique, ce qui supposait un voyage en avion et un vol plané dans les ennuis bancaires.
Il était neuf heures quand il se présenta devant le portail du CEFC. Un garde coiffé d'un casque de combat et qui portait un équipement NBC à la ceinture vérifia longuement ses papiers et soumit son visage à un œil électronique qui devait appartenir à un de ces personnages zélés (z'ailés, pensait Frank) qui font le lit des surveillances et des croissances secrètes. Il en parla au garde qui se ralentissait et lui demanda même le nom de l'abruti congénital qui mettait son œil dans ce fourbi pour gagner sa vie et empoisonner celle des autres. Le garde, qui savait maintenant qu'il avait affaire à la Police Nationale, ne parvint pas à ne pas prendre au sérieux ce qui avait l'air d'une blague et il actionna fébrilement le levier commandant l'ouverture du portail. Frank ne crânait jamais à bord de sa Corvette mais ses accélérations remplissaient les narines de résidus de combustion et laissaient sur la langue le goût amer de l'échauffement des pneus et de la chaussée. Il se dirigea sans hésiter vers le laboratoire principal qui arborait une tenture grandiose aux initiales du défunt : OL. Sally Sabat l'attendait depuis trois minutes sur le perron, genoux et chevilles joints et les mains croisées sur son petit ventre bossu de princesse déchue et réhabilitée. Elle portait un morceau de tulle noir dans les cheveux. Sourire de circonstance.
— Vous êtes monsieur Chercos ? dit-elle en tendant sa petite main aux cloques cicatrisées. Je vous attendais.
Il grogna une politesse et la précéda dans le vestibule. On vivait dans le luxe chez les scientifiques. Ils avaient pris la place des prêtres, ce qu'on appelle le progrès, mais n'avaient pas touché aux vœux. On avait l'air de ne rien se refuser. Même l'hôtesse avait son prix. Elle s'agitait dans un écrin de métal et de verre, montrant ses jambes dans la transparence d'un bureau où elle s'efforçait minutieusement d'effacer la trace de ses doigts avec un pompon de laine bleu lavande. Sally dévidait sa bobine sans intérêt, mais Frank ne s'attachait qu'à la surface des choses, aux apparences disponibles. Il ne perdait jamais de temps en profondeurs. Il lui demanda d'abréger. Elle alluma aussitôt une cigarette qui lui donna des couleurs.
— Vous êtes candidate au Prix Loben, dit-il en suivant du regard un chasseur rouge qui se laissait emporter par un escalator.
Elle bafouilla un peu et il comprit que les candidats au Prix Loben ne se présentaient pas eux-mêmes. Un système de parrainage très strict...
— Vous avez un stage en cours, dit-il sans vouloir interrompre mais pour revenir au sujet de la conversation dont il prenait possession sans consulter son interlocutrice.
Elle ne tarderait pas à reprendre un souffle coupé seulement par l'atteinte à sa petite fierté de fonctionnaire mise sur le gril d'une intelligence policière qui ne dépassait pas la moyenne nationale. Elle expliqua vaguement que les stagiaires ne conserveraient aucun souvenir des expériences auxquelles on les aurait soumis avec toutes les précautions d'usage qu'on suppose de la part de scientifiques travaillant pour le bien commun.
— Un de vos stagiaires a eu un problème ?
Il savait tout. Sally se frotta le nez comme la petite sorcière qu'elle avait été quand elle était enfant et que les autres enfants étaient déjà des adultes. Il surprit dans le regard la très nette intention de ne pas lui faciliter les choses. Elle ignorait qu'il ne se battait jamais avec les femmes, mais il avait peut-être tort de la bousculer. De quoi voulait-elle parler ? Elle le reçut dans son bureau qui avait été, il y avait encore à peine deux jours, celui du docteur Omar Lobster.
— Vous avez retrouvé les homards ? demanda-t-il.
Elle rougit. Elle n'était pas compétente pour répondre à cette question. Les affaires personnelles du docteur Lobster avaient été emportées la veille par madame Lobster qui n'avait pas souhaité laisser un petit souvenir, ce qui expliquait le changement total de l'apparence du bureau que Frank ne pouvait pas évaluer puisqu'il y entrait pour la première fois de sa vie. Cependant, madame Lobster avait oublié l'encrier ou celui-ci avait échappé à son inventaire vigilant. Non, elle n'avait pas demandé si l'encrier appartenait au docteur. Elle n'avait posé aucune question au sujet de l'encrier. Si la police n'y voyait pas d'inconvénient, on le conserverait comme relique et aussi comme un petit secret bien gardé. Bientôt, madame Lobster aurait choisi le portrait du docteur qui figurerait dans la galerie des directeurs.
— Nous ne l'oublierons jamais, dit Sally en essuyant une larme que Frank n'eut pas le temps d'apercevoir sur cette joue parcourue de petits spasmes à peine visibles.
Il se plongea un instant dans son regard. C'était une dissimulatrice redoutable. Il esquiva le regard qu'elle lui renvoyait et glissa le sien sur l'arête d'un nez étrangement rectiligne.
— Je suppose qu'il y a beaucoup de secrets ici, dit-il, presque décontenancé par la résistance qu'elle venait de lui opposer du fond des yeux.
— C'est un centre de recherche, dit-elle.
Le mouchoir tamponna l'humidité de la joue pour ne pas en effacer le fond.
— Lobster a-t-il laissé un testament scientifique ? demanda-t-il alors qu'il savait que l'ancien directeur était scientifiquement mort ab intestat.
— Non, hélas ! dit-elle. Il nous faudra du temps pour retrouver le fil de ses recherches. Nous ne pouvons même pas continuer le stage en cours sans ses interventions secrètes, vous me comprenez ?
Cette fois, elle avait l'air sincère. Mais qu'est-ce qui motivait sa candidature au Prix Loben ? Elle couchait avec le sénateur ?
— Il semble, je dis bien : il semble, gloussa-t-elle, que j'ai eu une intuition.
Il ignorait ce que c'était, une intuition, mais supposait que celle-ci ne pouvait être que scientifique. Il la regarda avec une admiration qu'il ne chercha pas à cacher. Rare, chez Frank, l'admiration. Il préférait la concupiscence.
— Nous allons consacrer quelques mois à en vérifier la pertinence, continua-t-elle comme s'il n'existait pas. Nous prendrons une décision dans quelques jours, le temps de mettre au point un programme à l'épreuve de toute critique. Nous l'enterrons demain.
Ils enterreraient une chose passablement trafiquée qui ne contenait plus rien de ce qu'un mort doit contenir. Enfin, ils avaient conservé l'apparence. Lobster avait toujours l'air de Lobster.
— On peut le voir ?
Elle poussa le bouton de l'interphone et répéta la question en y ajoutant quelques détails de pure forme. On pouvait le voir. Frank rajusta sa cravate. Il n'eût pas aimé rendre visite à un mort sans une cravate autour du cou. Même le pli du pantalon avait son importance. Mais demain (il avait l'intention d'assister à la cérémonie funèbre car l'assassin, si c'était un proche, s'y montrerait en habits d'innocence), il porterait un complet que le pressing lui avait promis pour ce soir à la fermeture.
Lobster souriait. La thanatopraxie n'avait pas fait de progrès. Ses mains tenaient un crucifix formé des trois croix en éventail. Il sentait le basilic ou la marjolaine, Frank se perdait toujours dans la reconnaissance des herbes de Provence. Un jabot de dentelle surgissait de la veste soigneusement croisée elle aussi. Aucune trace des atrocités que le corps avait subies en phase un de récupération post-mortem. Où était le cœur qui s'était arrêté ? Sally ne se laissa pas surprendre par la question.
— Tous les organes sont pieusement conservés, dit-elle à voix basse.
Pieusement n'était peut-être pas le bon mot. Il faudrait envoyer les organes au Laboratoire Central de la Police Nationale. C'était fait. Le SSE n'avait pas attendu qu'un flic en retard sur son époque s'en inquiétât dès le début d'une enquête qui ne pouvait pas avoir de conclusions si ÇA ne NOUS regardait pas. Sally savait ce qu'elle disait.
— Vous ne trouverez rien ici, conseilla-t-elle.
Il avait au moins vu le visage d'Omar Lobster, un peu rectifié, certes, mais plus fidèle que les photographies qui accompagnaient le dossier.
— Ça ne vous avancera à rien, dit Sally qui ne se trompait toujours pas. Même les organes ne diront rien (il pensa à Atahualpa). Il est mort d'un arrêt cardiaque suite à une crise d'éthylisme (version officielle) dont le responsable est Fielding, ce qui ne fait pas de lui un assassin.
Là-dessus, Frank était d'accord avec elle. Elle était perspicace, la scientifique aux petits seins de nonne.
— Mettons, dit-il en se donnant, le temps d'une inspiration forcée, la contenance qu'exigeait son rôle dans le récit. Il est mort par accident et Fielding ne se sent pas coupable. C'est une belle histoire mais ça ne nous regarde pas.
Elle était d'accord avec lui. Il s'en approcha jusqu'à percevoir nettement la chaleur de sa bouche.
— Et si rien ne prouve que le système a été saboté, continua-t-elle sans se soucier de l'effort que produisait le flic pour la dominer d'une tête, alors il faudra conclure que le système n'est pas parfait, ce que nous savons déjà.
Elle pivota sur ses talons. Elle avait de beaux cheveux légèrement bouclés. Il se demanda si c'était naturel ou si elle perdait du temps devant le miroir et combien de temps était nécessaire pour faire de ce petit laideron une fillette présentable et même séduisante par le côté contradictoire de ses postures. Elle filait devant lui.
— J'aimerais bien que vous ayez raison, dit-il en s'efforçant de ne pas perdre haleine. Hautetour serait ravi.
— Ah ? Vous connaissez les ravissements de Hautetour.
Elle n'avait pas fini de l'étonner. Mais tout le monde ne connaît-il pas tout le monde ? Ces gens-là s'étaient enracinés dans la société. Il ignorait tout de ces ramifications souterraines. Il ne connaissait que la surface des récits, l'endroit où les personnages se croisent et s'ignorent selon ce qu'on attend d'eux. La ville, à ce niveau de son existence ordinaire, n'avait aucun secret pour lui. Cela suffisait, la plupart du temps, à pénétrer les psychologies les plus cérébrales.
— Je suis à votre disposition, dit-elle sur le seuil de son bureau.
Elle ne le laisserait plus entrer. Elle avait fait son devoir de cicérone. Elle tapota la cravate de Frank d'un doigt léger.
— Vous avez besoin d'un passe, dit-elle. Ne bougez pas.
Il n'entra pas bien que la porte fût ouverte. Il demeura bien sagement sur le seuil, attendant qu'elle eût fini d'informer le SSE au sujet du passe. Frank frissonna à l'idée de cette greffe qui mettrait un temps fou à être rejetée par sa biologie offensée. Ils vous enfonçaient un circuit presque invisible au fond de l'œil et vous aviez l'impression d'avoir été violé par des sadiques autorisés. La porte de l'ascenseur s'ouvrit sur une autre scientifique qui lui examina la rétine en descendant au sous-sol où se trouvait la salle des petits soins. Il se retrouva assis à califourchon sur une chaise d'acier inoxydable, l'œil grand ouvert sur une lampe aveuglante et elle lui demanda s'il avait mal ou simplement peur que l'aiguille lui fît mal. Une fois équipé de son passe, il avala la formule qu'il devait entrer dans les contrôleurs si le passe tombait en panne. Cet effort de mémoire allait lui enlever la moitié de ses moyens intellectuels. Il repassa devant le bureau de la directrice mais elle n'y était plus. Il n'entra que pour jeter un œil distrait sur l'encrier. Il était vide. Drôle de relique !
Sally Sabat avait peut-être raison. Lobster était mort accidentellement. Il valait peut-être mieux ne pas perdre du temps à enquêter sur des circonstances qui n'éclaireraient en rien le deuxième acte de la tragédie du docteur Lobster dans son monde d'oiseaux rares et de situations gênantes (comme disait Fielding qui s'y connaissait en actes et en tragédie, mais peut-être pas en phénomènes ni en malaises sociaux) : l'incident mortel survenu dans la deuxième phase de la récupération post-mortem. Mais Fielding n'était pas un policier et Sally Sabat n'avait rien d'une honnête scientifique dont il se conterait de manger le bon pain sans lui demander des nouvelles de son boulanger. D'où l'intérêt d'être plusieurs sur ce genre d'enquête. Mais Hautetour, qui sentait que la mort, la vraie mort à l'ancienne, rôdait dans les parages sans se montrer, avait sans doute raison de limiter le risque à la vie d'un seul homme. Il y a loin entre élucider l'assassinat d'une veuve et de sa fille par l'orang-outan d'un marin en vadrouille (enquête difficile qui avait demandé un effort d'imagination), et celui d'un scientifique qui était la coqueluche des vulgarisateurs et la bête noire d'un pouvoir central multicéphale qui ne réagissait plus depuis longtemps comme un seul homme, mais comme la bête qu'il était devenu à force de complexités stratégiques. Frank essuya sur son front une goutte de sueur et l'attribua à l'injection qui avait occulté la douleur du greffage.
— Ça va, monsieur Chercos ? dit sa cicérone en passant.
Elle ne s'arrêterait plus, ce qui laissait présager de la violence dont il devrait à un moment donné faire usage pour la contraindre à plus de clarté. Il secoua cette ombre sous la lumière opaque de la cabine de l'ascenseur. Dans le vestibule, l'hôtesse décroisa et recroisa ses jambes sous le bureau parfaitement exempt de traces de doigts.
— Il faut désactiver le passe, dit-elle d'une voix qui invitait au dépassement de soi.
En quelques gestes précis, elle lui montra toute la procédure. S'il la mémorisait aujourd'hui (oui, là-dedans), il n'aurait plus rien à lui demander. Avait-il vraiment intérêt à la réduire à ce rôle ingrat ? Il avait une piscine dans son jardin et on s'y baignait l'été. C'était bientôt l'été et...
— Oh ! s'écria l'hôtesse en montrant bien que cette exclamation déroutante n'était pas destinée à bémoliser les avances dont il se sentit néanmoins coupable. Mademoiselle Sabat s'en va sans désactiver !
En effet, la petite voiture rouge et blanche de Sally passait le portail, sautillant deux fois sur le seuil. Elle filait déjà sur la route.
— On peut sortir sans désactiver ? demanda-t-il en considérant le désactivateur qui finissait de ronronner.
— Ce n'est pas conseillé.
Il ne lui demanda pas pourquoi ce n'était pas conseillé et pas simplement interdit. Il était déjà important de savoir qu'on pouvait sortir du centre sans désactiver ce sacré passe qui sortirait de son œil comme une petite crasse dans quelques jours à l'issue d'une guéguerre biologique que la greffeuse avait imagée à grand renfort d'épithètes inquiétantes. On renouvellerait l'opération si l'enquête dépassait ce délai effectivement un peu court. Ce serait une longue enquête, n'est-ce pas ? Il faut être un passionné pour accepter de perdre son temps à enquêter sur l'innommable. Tout dépend du niveau d'enquête qui est permis.
— Moi, ça me passionne ! lui avait dit la greffeuse en enfonçant l'aiguille dans la paupière. Mais cette passion me détruit. Vous n'avez pas l'air détruit, vous, monsieur Chercos.
C'était peut-être une question après tout. En sortant de la salle des petits soins, il s'était longuement observé dans la porte de l'ascenseur. Il n'était pas détruit, en effet. Il était vaincu. Il avait lu ça quelque part et il avait éprouvé du respect pour ce texte. Oui, du respect. Frank Chercos n'aimait pas sa patrie, il haïssait sa famille et négligeait son travail, mais il était capable d'éprouver du respect pour un texte, ce qui, à ses yeux, était la marque d'une rare sensibilité qui le plaçait d'office au-dessus de la mêlée.
Il suivit la petite auto rouge et blanche de Sally Sabat. Avec une corvette, c'était facile et agréable. Il n'y avait pas d'enquête mais il faisait comme si.
Chapitre XIII
L'Association des Écrivains Contemporains (la SDEC comme l'appelaient les esprits chahuteurs de la Brigade des Conduites pour lesquels Frank Chercos éprouvait un mépris condescendant) occupait un immeuble vétuste au bout d'une impasse tranquille bordée de façades jaunes. Vétusté, tranquillité, couleur de la lumière : une ambiance recherchée que Frank n'était pas en mesure d'apprécier. Il s'intéressait surtout à l'ombre et elle était loin du bleu impressionniste qui plaisait tant à son œil résolument rétinien. C'était une ombre noire de crasse. Des volets pendaient à l'oblique comme des signaux de détresse, des balcons montraient leur ferraille rouillée, entrailles ou os, les tuyaux de descente giclaient leur margouillis sur un crépi boursouflé comme un grand brûlé. La porte d'entrée était grillagée. Il fallait une clé pour pénétrer. Sally Sabat possédait cette clé.
Frank avait arrêté sa Corvette deux rues plus loin, sous un oranger famélique dont il aurait eu pitié en d'autres circonstances. Sally venait d'engager sa voiture rouge et blanche (apparemment un vieux modèle Tacot 104 trois-portes) dans l'impasse qui donnait des signes d'apaisement plutôt que de tranquillité. Il boucla les portières de sa Chevrolet et franchit en courant les deux rues. Sally sortait de sa voiture, jambes jointes dans un mouvement qui en disait long sur l'accoutumance de ce corps aux procédés de la machine. L'impasse était déserte et silencieuse. On eût dit qu'il n'y avait personne non plus dans ces immeubles sordides. Sally se dirigea sans hésiter vers le porche de l'Association. Elle savait où elle allait. Elle enfonça rapidement la clé, poussa la grille, la referma à clé et entra dans le vestibule. Frank nota l'heure sur son carnet. Hautetour était friand de détails édifiants. Mais Frank n'en savait pas plus pour l'instant et il ne tira pas le trait précisément horizontal qui étageait d'ordinaire la succession des gloses qui aboutissaient à la première conclusion, celle qui décidait de la poursuite ou de l'arrêt de l'enquête. Le mieux était de se poster en guetteur discret sur le boulevard, sous un arbre. Personne ne le dérangerait. Une minute à peine après son installation technique sous les branches verticales d'un orme, un racoleur l'aborda et lui demanda avec un sourire entendu s'il cherchait quelque chose :
— Non, dit Frank sans le toucher. Mais tu vas le trouver.
Le guincheur s'éclipsa sur ses aiguilles. Il n'y avait pas grand monde sur le boulevard à cette heure et les prostituées en profitaient pour échanger des impressions. Leurs rires explosaient de temps en temps sous les ormes, provoquant l'écartement furtif des rideaux derrière des fenêtres que Frank considérait d'un œil morose. Quelques commerçants mettaient à profit le calme plat pour dépoussiérer leurs vitrines. Une ambiance feutrée de cabinet médical qui n'annonçait nullement les activités véloces et sans commisération qui se préparaient en coulisse.
Sally ne sortait plus de l'immeuble de l'Association éclairé par un soleil oblique. Frank refusait à son esprit toute velléité de réflexion sur un sujet insuffisamment documenté pour l'instant. Il avait l'habitude d'attendre que la matière à penser s'accumulât significativement pour atteindre le niveau propice à une première idée qui serait en principe la bonne. Il n'y a pas d'enquêteur sans ce sens aigu de la chimie cérébrale. Cela ne voulait pas dire qu'il irait au bout et qu'à la fin il ferait lui-même tomber le rideau. Ce n'était pas lui qui avait frappé les trois coups, il ne jouait pas le souffleur ni le régisseur. Il n'était ni auteur, ni acteur. Il était un spectateur qui faisait son boulot de spectateur avec une prudence de spectateur qui ne tient pas tellement à être victime de ses hallucinations. On est toujours mieux chez soi que chez les autres, à moins d'être un parasite ou une taupe. La plupart du temps, il passait le relais à Hautetour qui le remerciait en lui offrant une pincée de son tabac à priser, ils buvaient un cognac de derrière les fagots, le temps s'arrêtait, puis il retournait d'où il venait comme si rien ne s'était passé. S'il n'avait aucun point commun avec Sam Spade et Charles Auguste Dupin, il n'était pas non plus le fonctionnaire promis aux plus hautes responsabilités dont la carrière est un exemple de science promotionnelle et de savoir médiatique. Hautetour appréciait à sa juste valeur ce haut pouvoir d'adaptation aux contraintes supérieures. Frank avait de beaux jours devant lui et il profiterait peut-être d'une retraite paisible où son jardin potager prendrait toute l'importance que méritait au fond son impeccable structure de production maraîchère.
Sally se profila enfin dans le vestibule. Frank envoya en l'air, d'une chiquenaude appliquée, le mégot qui virevolta dans le regard d'un observateur posté derrière une fenêtre, et on le vit traverser d'un pas forcé le boulevard encore endormi. Sally était dans sa voiture rouge et blanche et la manœuvrait pour sortir de l'impasse en marche avant. Quand elle passa enfin devant lui (il pouvait la voir entre le couvercle et l'ordure d'une poubelle), elle lui parut parfaitement tranquille, comme si la visite qu'elle venait de faire à Fielding (de qui d'autre sinon ?) ne pouvait avoir aucune espèce d'importance aux yeux de l'enquêteur qui s'interdisait pour l'instant d'en penser quelque chose. L'auto rouge et blanche remonta le boulevard et disparut dans la fontaine qui jaillissait par intermittence capricieuse. Fielding n'avait pas perdu de temps. Comment entrait-on dans cet immeuble si on n'en possédait pas la clé ?
Frank explora la grille. Pas de sonnerie. Il n'était pas prévu qu'on appelât. L'immeuble n'était pas conçu pour recevoir des visites, ce qui en disait long sur l'accueil auquel il fallait s'attendre. On ne pouvait même pas en faire le tour vu qu'il fermait l'impasse entre les deux enfilades d'immeubles dont les façades grises absorbaient le peu de lumière qui descendait d'un ciel ingrat. Si quelqu'un avait remarqué la présence de Frank qui ne faisait aucun effort pour paraître tranquille et indifférent, Fielding était déjà au courant. Ou alors Frank se trompait sur toute la ligne, ce qui lui paraissait peu probable compte tenu du peu de crédit qu'il accordait d'ordinaire aux coïncidences. La serrure était d'un modèle courant, digne d'un poulailler ou d'un clapier quand je pense que Sally Sabat a la clé. Il ne mit pas longtemps à la forcer. La grille s'ouvrit. Il ne la referma pas totalement et pour l'empêcher de se rouvrir, il la bloqua avec une brique qui servait au couvercle d'une poubelle martyrisée par des tagueurs qui habitent ici. Il était fin prêt pour une première aventure au pays des coups et des esquives.
Le vestibule était plongé dans une obscurité traversée par la grisaille des ouvertures pratiquées au ras du plafond pour servir d'aération. On avait pensé à l'odeur de la catégorie de locataires à qui on destinait cette construction sans beauté. Il y avait un ascenseur, seul moyen d'accéder aux étages. La cage d'escalier ne contenait pas d'escalier. Cet inachèvement laissait augurer des péripéties surgies de l'inattendu et de l'improbable. Un panneau punaisé sur le mur à côté de la porte de l'ascenseur précisait que celui-ci n'allait pas plus haut ni plus loin que le quatrième et que si c'était monsieur Fielding qu'on voulait voir (mais cette note était-elle destinée à d'éventuels visiteurs ou à des complices ne connaissant pas encore les lieux ?), il fallait ensuite sortir sur la coursive et monter l'escalier jusqu'au bout. Imprenable, la cité du poète. Frank fit exactement ce que disait le panneau. Une fois sur la coursive, il ne trouva pas de suite l'escalier et ouvrit toutes les portes sans déranger personne. L'Association n'abritait pas grand monde. Il tendit l'oreille dans ce silence gris et poussiéreux mais il ne semblait pas y avoir âme qui vive pour répondre à sa curiosité légitime. Il monta enfin. Un escalier métallique, très pentu et mal fixé aux murs de sa cage. Sa main glissait sur une rampe tiède. Elle ne rencontra aucune irrégularité de surface, tandis que la cage résonnait du choc des souliers, du jeu des chevilles et de la torsion de la structure. Frank ne perdait rien de ces détails. Il arrivait souvent que quelque chose en surgît pour le réduire à l'état d'un animal passé subitement du statut de prédateur à celui de proie facile.
La porte de Fielding portait son nom écrit à la peinture en lettres d'or. Frank n'appela pas. Il entra. Tout s'éteignit. Sa tête venait d'éclater. Il pensa confusément à la greffe du passe sur la rétine de l'œil droit qui envoyait maintenant des signaux rouges au cerveau. On le soulevait aussi, mais avant de perdre connaissance, il eut l'impression qu'on le reposait doucement, avec une attention qui aurait imposé sa lenteur étonnée s'il avait trouvé la force de rester conscient.
Il se réveilla avec un poids sur l'œil concerné, un poids glacial qui envahissait son visage. Avec l'œil valide, il tenta de décrire le visage qui apparaissait si lentement qu'il crut qu'il s'agissait maintenant de le mériter. Peu à peu affleura le visage délicat d'une adolescente qui tirait la langue dans un effort d'application qu'il voulait maintenant expliquer à tout prix. Il s'agita.
— Ne vous remuez pas tant ! dit-elle. Je crois que vous n'avez rien de cassé.
Elle ne souriait pas. Était-elle écœurée par l'aspect de l'œil qu'elle examinait de temps en temps en soulevant le sac de glace ? Elle lui communiquait une chaleur fragile.
— Thomas dit que vous êtes flic, dit-elle.
Il était chez Fielding. Il se souvenait d'être entré sans frapper. Fielding frappait dur pour défendre son bien. Fielding ne pouvait pas posséder un poing aussi démesuré. Qui était-elle ?
— La prochaine fois... commença-t-elle.
Il entrerait après avoir frappé, il avait compris la leçon.
— Je suis désolé, dit une grosse voix, mais il faut...
Frapper avant d'entrer, la prochaine fois.
— Si vous aviez frappé, dit la même voix profonde (une voix de bel canto), je vous aurais simplement demandé pourquoi vous avez forcé la serrure de la porte d'entrée.
— Et vous m'auriez frappé, dit Frank à qui chaque syllabe arrachait une grimace de douleur.
— Vous auriez eu le temps de vous présenter, dit la fille qui recherchait l'approbation.
— Et vous auriez su que j'étais flic sans avoir besoin de fouiller mes poches.
Elle émit un petit rire qui la fit renifler.
— Je suis Thomas Fielding, dit la grosse voix. Le poète.
Frank aperçut le colosse. Comme l'œil amoché était fermé, il attribua ce défaut de vision à l'autre. Le nerf optique était-il touché ?
— Vous avez grandi depuis ce matin, dit-il dans la douleur, comme on fait les enfants.
La fille eut un petit spasme, un raidissement qui pouvait en dire long s'il y avait quelque chose à dire.
— Il y a longtemps que je ne grandis plus, dit le géant qui se profilait maintenant sans confusion possible.
— Pourtant, dit Frank, ce matin, vous m'arriviez à peine à la ceinture. Où est Fielding ?
— Il a pris un sacré coup ! dit la fille avec une nuance d'admiration qui tempérait ses craintes.
Frank la voyait plus clairement. Il avait la tête sur ses petits genoux et les pieds dans un coussin. Le géant écrasait le coussin avec son poing.
— Vous vouliez me voir ? dit-il. Je suis toujours à la disposition de mes admirateurs. Mais je doute qu'un flic m'admire au point de forcer ma porte.
L'Administration remboursait toujours la casse si elle n'était pas justifiée ou si elle était la conséquence d'une erreur. Quelle case cocherait-il, ce géant qui savait écrire ? Frank insistait outrageusement : le Fielding qu'il connaissait n'aurait jamais pu l'assommer aussi facilement. Qui devait s'expliquer (il prenait les devants d'une éventuelle demande d'explication comme suite à une plainte) ? Le flic qui se plaignait d'une douleur explicable ou le géant qui n'expliquait pas la douleur qu'il avait infligée à un flic tranquille et consciencieux ?
— Vous avez tout de même cassé la serrure, dit la fille qui était sincèrement choquée. Je vous ai vu.
Elle l'avait donc trahi. Beau début ! On n'attend jamais rien d'autre de l'ombre qui dissimule des beautés aussi prometteuses. La prochaine fois, il interrogerait l'ombre avant de prendre l'ascenseur.
— Je ne sais toujours pas ce que vous me voulez, dit le géant qui se prenait pour Fielding ou qui se faisait passer pour lui. J'ai droit à une explication.
Le droit, oui. Mais l'envie ?
— Vous ne sortirez pas d'ici avant de...
— Anastase ! dit la fille. Tu es censé ne pas te montrer !
Frank orienta son œil dans le sens qui lui semblait être celui qu'Anastase avait choisi pour se montrer malgré l'interdiction ou le modus vivendi. Il vit un adolescent qui jouait à se curer les ongles avec la pointe acérée d'un poignard de combat. Belle éducation ! Il prononça le nom de la fille (Pulchérie) et demanda sans se préoccuper de l'effet qu'il produisait sur le blessé si ce cirque allait durer encore longtemps.
— Payez-le, dit Pulchérie. Il nous fichera la paix.
Le géant grogna. Il n'aimait pas payer ou bien la fille en disait trop sur ce qu'il fallait penser de lui.
— Où est Fielding ? répéta Frank qui revenait sur le terrain où il avait mangé la poussière.
— Il est paf, dit Pulchérie.
Tous les flics qu'elle connaissait étaient des poivrots et ils battaient leurs femmes.
— Donnez-moi le fric et je m'en vais, dit Anastase qui ne s'intéressait pas à ce qui était en train de se jouer sous ses yeux. La vie d'un homme ?
Il sortit, avec le fric peut-être. Le géant n'avait pas bonne mine. Une serrure cassée, du fric en moins, un flic sur le canapé et une mineure qui parlerait si on lui promettait une sucette. Il était mal engagé dans la conversation, si c'était une conversation, ce dialogue d'aveugles. Frank se redressa malgré les poussées hystériques de Pulchérie qui s'avoua vaincue quand elle se sentit enfin petite et sans défense.
— J'avais une veste en entrant, dit-il.
Il détestait se montrer en chemise, surtout que celle-ci portait des traces de son propre sang. Le géant s'offrit comme valet de chambre, très stylé et précis. Frank entra dans sa veste, ravi de renouer avec quelque chose qui lui appartenait sans condition. Il tâta l'œil amoché mais ne demanda pas de miroir. La rétine avait dû être salement secouée. Le passe devait flotter entre deux eaux. Pulchérie était en nuisette chair.
— Les mœurs, ce n'est pas mon affaire, expliqua-t-il sans arracher un seul signe de soulagement au géant qui ne parvenait pas à se dégonfler. Mon boulot n'a aucune connotation morale. On me dit que les choses doivent être comme ça et je remets les mauvais plaisants et les foireux dans le droit chemin.
Il crânait comme dans un film parce que Pulchérie en sortait en nuisette chair juste avant de s'abandonner sans protection mais hors écran à un géant qui abusait de son innocence savante. Anastase expliquerait tout ça mieux qu'elle sans doute.
— Je présume que vous êtes le mort dont m'a parlé Fielding et que Constance Lobster dénonce ce matin dans la presse, dit Frank qui reprenait du poil à la bête qu'il ne voulait pas cesser d'être devant le danger. Ça vous a rendu nerveux.
— Vous en faites les frais, supposa justement Pulchérie qui se préparait pour la douche purificatrice.
Elle avait déjà le sens du rituel. Dire que Popo ne savait même pas ce que c'était une fille. À son âge !
— Puisque vous êtes au courant, commença le géant, il faut que je précise que...
— Je vous laisse entre messieurs, dit Pulchérie et ils attendirent pendant une bonne minute qu'elle ouvrît le robinet de la douche.
Une minute pour quitter la nuisette. Le géant mort Fielding l'ancien avait des goûts de luxe. Mais il ne disait rien de son neveu.
— Il est parti en voyage, dit-il comme s'il n'avait pas eu l'intention de le dire.
— C'est Sally Sabat qui lui a apporté le billet ?
Le géant serrait des poings énormes dont aucun ne portait la trace de ce que l'œil de Frank avait subi.
— Tout ça ne me regarde pas, dit-il.
— On peut savoir ce qui vous regarde ? demanda Frank. Peut-être que je m'en contenterai. Qui sait ?
Le géant ne craignait plus la mort. Il en avait une expérience « vécue » comme disaient les vulgarisateurs de la science nationale. Mais on pouvait toujours lui interdire les déplacements vers la vie. Il semblait tenir à la vie plus qu'un vivant. C'était la poésie qui lui donnait ces ailes ? Frank aimait les oiseaux à condition qu'ils ne s'en prissent pas à son jardin au moment des semailles.
— Je ne sais pas de quoi ils ont parlé, dit le géant.
Il le savait. Mais ce n'était pas important de le savoir maintenant. Dans quelle direction était parti le nain ?
— 10 h 54. Quai no 4. Voie 7.
Il croisa Anastase dans l'impasse. Il avait vu la Corvette et se demandait s'il pouvait la voir de plus près. Combien de passes pour se payer une pareille œuvre d'art de l'industrie ? Pauvre Pulchérie. Mais le moment était mal choisi pour penser à la sauver de ce sinistre destin. Il ne répondit pas aux avances d'Anastase qui dut se contenter d'assister au spectacle d'un démarrage en trombe comme il n'en avait jamais vu. La Corvette entra dans le parking de la gare sans la permission requise par un employé que l'insigne de Frank avait figé sur place, comme s'il n'avait pas lui aussi une mission à accomplir.
Frank sauta dans un train en marche. Le contrôleur essuya ses injures et tenta de se souvenir d'un nain. Frank l'abandonna à sa transe de petit employé tranquille sur qui le destin s'acharne soudain alors que tout baignait jusque-là. Deux, pensa Frank qui tenait le compte de ses victoires sur la médiocrité.
S'il était maintenant nécessaire de trouver le nain, il fallait à tout prix que celui-ci ignorât qu'il était pris en chasse. Comme il connaissait Frank et qu'il n'était pas près de l'oublier, la mission s'avérait plus délicate que prévu. Ce coup de poing formidable avait dû le détraquer un peu, Pulchérie avait raison. S'il avait eu un sbire à son service, il saurait maintenant ce que Fielding fabriquait avec la prudente et consciencieuse Sally Sabat. Et s'il avait eu un autre sbire, il lui aurait donné pour mission de visiter le train à la recherche de Fielding qui n'aurait eu aucune chance de reconnaître son poursuiveur. Seulement, Sally Sabat était en train de faire exactement ce qu'elle voulait de son temps et de son petit corps et Fielding avait plus de chance de filer son chasseur que celui-ci de trouver une réponse à cette avalanche de questions.
Chapitre XIV
Les femmes ne vous tombent jamais dessus. On tombe sur elle ou alors elles n'arrivent pas par hasard. Une leçon que Frank Chercos tirait autant de son expérience personnelle du hasard objectif que de la littérature des rencontres que la nécessité lui avait mise entre les mains. Maintenant, il n'avait plus qu'à se laisser courtiser par cette femme qui prétendait changer sa vie au moins le temps d'un voyage. Elle interrompait à la fois une recherche et une réflexion que sa pratique de la relation à l'autre ne pouvait pas remplacer. Deux minutes avant qu'elle n'intervînt, il avait envoyé le Chef Contrôleur et ses deux adjoints à la recherche de Fielding le jeune, description orale à l'appui. Il se préparait le plus tranquillement du monde à attendre les résultats de cette traque, quand elle fit irruption dans ce qu'il considérait déjà comme un moment de tranquillité. Le paysage n'avait pas eu le temps de défiler dans l'écran de la fenêtre.
— Vous ne me connaissez pas, dit-elle en minaudant, mais nous cherchons la même chose.
La porte coulissait lentement derrière elle. Elle lui donna l'élan nécessaire à une prompte fermeture et le déclic de la serrure le réveilla tout à fait d'un commencement de sommeil que les contrôleurs n'eussent peut-être pas interrompu au retour de la mission importante et secrète qu'il leur avait confiée. Il la remercia presque.
— Je ne connais pas toutes les belles femmes du monde, fit-il en se levant. Mais je vous retourne la question.
Elle se posa sans cérémonie sur le siège qui trois minutes plus tôt servait de coin tranquille à un contrôleur adjoint qui avait fini sa ronde et passé le relais à un collègue fraîchement reposé.
— Je m'appelle Anaïs K., dit-elle. Vous avez sans doute entendu parler de moi.
Pour être franc, il avait une fort mauvaise mémoire et s'étonnait qu'elle se montrât aussi peu sélective.
— Je suis cette écrivaine morte tragiquement dans les circonstances...
— ...tragiques ? Je suis désolé de ne pas vous remettre. Si vous étiez déjà morte quand je suis arrivé, ce qui est le cas quand on est la victime, je n'ai prêté à votre beauté que l'attention d'un homme vaincu par son injuste disparition. Vous dites, Anaïs K. ?
— La sœur du docteur Omar Lobster.
— Morte ?
— Oh ! Je ne le cache pas !
Cette femme n'avait donc pas de cœur. Intelligence pure des morts. ¡Ojo !
Maintenant, il était complètement réveillé. Il comprenait toujours qu'un membre de la famille ou un voisin de palier, même mort, cherchât à entrer en contact avec lui pour en savoir plus. Il connaissait des détails que la presse ignorait. Mais partager les fruits d'une recherche, cela ne lui était jamais arrivé. Il renouvela ses hommages à la beauté et à l'intelligence d'Anaïs K. dans un langage imité de la littérature courtoise.
— Mon frère... enfin, je devrais dire « ma sœur » mais nous nous expliquerons plus tard sur ce sujet...
— En effet, dit-il en prenant une attitude de policier qui apprend du nouveau alors qu'il n'en était plus question.
— Mon frère, poursuivit-elle (il ressentit à quel point elle souffrait de prononcer ce vocatif), a été assassiné deux fois, ce qui, comme vous le savez, est aujourd'hui la seule manière d'assassiner les gens pour être sûr qu’ils ne reviendront jamais.
— Et vous avez une idée de ce qui s'est passé ?
— Pas le moins du monde ! s'écria-t-elle. Je sais mais je ne comprends pas. Je comprends que beaucoup ont intérêt à la disparition totale du scientifique et de l'homme.
— Deux fois deux quatre. Vous allez donc me raconter une longue histoire. Votre sœur...
— Mon frère (restons-en là si vous le voulez bien pour l'instant) ne méritait pas de faire les frais d'une tragédie dont il n'est que le pion qu'on sacrifie au nom d'un intérêt soi-disant majeur.
La théorie du complot. Frank n'était jamais chaud pour ces échafaudages complexes qu'on élève sur des concepts aussi indéterminés que l'imagination et le pouvoir. Il s'en tenait toujours fermement aux données psychologiques. Et si ça ne suffisait pas à boucler l'enquête, il s'en remettait à Hautetour qui lui déclarait alors immanquablement qu'il n'avait pas de souci (il disait du mouron) à se faire.
— Monsieur Fielding est revenu à la maison mercredi matin, dit-elle. Il était déchaîné.
De quelle maison parlait-elle ? De l'Enfer ?
— Eh bien ce n'était pas monsieur Fielding !
La porte coulissa prudemment. Le visage étroit du Chef Contrôleur, bordé d'une main qui prévenait le retour intempestif de la porte sur son nez en demi-lune, expliquait qu'on avait trouvé trois nains, un chacun, et que ce n'était pas le même, et qu'en revenant de cette recherche rondement menée, on en avait trouvé un quatrième qui était un cas douteux de nanisme.
— Voilà qui complique votre affaire, dit Anaïs sincèrement troublée par ces déclarations.
Quelle était la probabilité de tomber sur un nouveau cas douteux ? Il fallait à tout prix éviter les multiplications sauvages. Le nain que Frank recherchait était vieux (cheveux blancs et pipe). Il ne l'appelait « le jeune » que par référence à « l'ancien ».
— Dans ce cas, dit le Chef Contrôleur avec un sourire idiot qu'il aurait eu du mal à expliquer si on le lui avait demandé, ce n'est aucun des quatre : ils sont tous jeunes !
Il était heureux de se débarrasser aussi facilement du cas douteux.
— Votre nain n'est pas dans le train ! gloussa-t-il.
— ...ou il se cache, grommela Frank.
Anaïs K. venait de se convertir en admiratrice muette mais prête à répondre à toute sollicitation venant de lui. Il ne savait pas encore ce qu'elle savait et il ne savait rien de ce que ne savait pas le Chef Contrôleur qu'il renvoya à une nouvelle recherche avec ses deux acolytes qui se plaignaient dans l'ombre.
— On n'est pas habitués (prononcez : habituesse), dit le Chef Contrôleur à Anaïs qui semblait lui demander de s'expliquer.
— Un nain, dit-elle, ce n'est pas difficile à distinguer des autres, et un vieux moins encore d'un jeune. Mais s'il se cache, on ne le trouvera pas.
— Il faudra le cueillir sur le quai, à l'arrivée, dit Frank dans un moment d'absence.
À l'arrivée où ? Le prochain arrêt lui laissait une heure pour peaufiner sa recherche. Les contrôleurs n'avaient pas l'air décidé à faire de leur mieux.
— Il ne vous connaît pas, dit Frank qui dévisageait sa nouvelle partenaire.
— Détrompez-vous ! dit Anaïs. Il a les yeux de l'autre !
Évidemment. Fielding l'ancien s'était toujours servi de Fielding le jeune. S'il n'y avait pas de Fielding le jeune dans ce train, Fielding l'ancien avait du souci à se faire.
— Vous ne m'avez pas tout expliqué, dit-il en se penchant sur Anaïs qui avouait naïvement ne pas savoir par quoi commencer.
Elle l'avait suivi ce matin. Il l'avait peut-être prise pour une de ces dames. Elle avait le don du mimétisme, quoique d'un naturel voyant. Elle avait un passe provisoire (il périmait le lendemain samedi à l'heure de l'inhumation) limité à un parcours déterminé entre le portail et la chambre mortuaire où reposait le docteur Lobster ou ce qu'il fallait considérer comme les restes du docteur Lobster. Elle s'était disputée hier au soir avec Constance qui refusait de remettre à plus tard l'invitation de Fielding à un dîner destiné à sceller une amitié professionnelle qu'elle estimait de première importance.
— Les trois homards, dit Frank par distraction.
— Elle refusait d'ouvrir la porte de son satané bureau imprenable ! Vous savez dans quel état Fielding a laissé le vestibule.
Non, il ne le savait pas mais il acceptait de perdre une minute à écouter cette description circonstanciée. Ne mélangeons pas les Fielding dans un pareil moment.
— Elle savait que le Fielding qui saccageait la maison n'était pas le Fielding sur lequel elle écrivait un article dithyrambique et c'était la raison pour laquelle il saccageait ce qui ne lui appartenait pas. Omar est intervenu et, au lieu de demander à Fielding de s'expliquer et à Constance de corroborer ce qui était la suite logique de ce qui venait de se passer, il s'est mis à le ménager comme on apprivoise un animal pour lui jouer un mauvais tour. Je ne le reconnaissais plus !
— Que voulait-il savoir ?
— Je n'en sais rien !
— Il ne savait pas que ce Fielding n'était pas le Fielding qui viendrait dîner vendredi soir. Mais ce Fielding l'intéressait au point qu'il est allé le retrouver à la SDEC. Que cherchait-il ? Il était sur une piste ? Il est alors tombé sur l'autre Fielding (celui qui a les yeux de l'autre) et ils ont bu comme des trous. Il en est mort (version officielle). Vous savez quelque chose de plus ?
La porte coulissa de nouveau. Le visage étroit profila son nez en faucille. On avait retrouvé les trois mêmes nains et le nain probable était aussi probablement nain que tout à l'heure. Est-ce qu'on avait avancé ? Si le nain qu'on cherchait était caché, il était bien caché ou il n'était pas ou plus dans le train.
— Dites-lui que c'est mon temps de repos, susurrait la voix d'un des deux Contrôleurs Subalternes.
— Qu'on ne me dérange sous aucun prétexte, dit Frank. J'ai besoin de réfléchir.
— Avec la dame ? ironisa le Chef Contrôleur dont le visage se fendait d'un sourire vertical.
— Vous voulez l'interroger à ma place ?
— Ça dépend de ce que vous entendez par « interroger »...
— Vous avez déjà interrogé une morte ?
Le visage se fondit dans l'interstice. Un déclic mit fin à la conversation. Anaïs poussa le loquet.
— Ils ne nous dérangeront plus.
Frank non plus n'avait jamais interrogé une morte... dans le sens où l'entendait le Chef Contrôleur. À cette question lancinante s'ajoutait celle de savoir si les morts pouvaient tuer les vivants. On n'en avait pas encore apporté la preuve. Le regard d'Anaïs émettait des lueurs bleues. Il lutta un moment contre ce qu'il estima être une attaque d'imagination, le pire qui puisse arriver à un théoricien de l'analyse criminelle.
— Il n'est pas dans le train, dit Anaïs.
Frank l'avait vu monter. Il avait vu son visage poupon au ras d'une fenêtre pendant que le train démarrait et qu'il réglait sa course sur l'approche de la marche sur laquelle il allait poser un pied expert de l'improvisation en mouvement.
— Êtes-vous prêt à savoir ce que peu de gens sont autorisés à savoir ici-bas ? dit Anaïs dans le reflet de la vitre.
La réponse était catégoriquement non. Il mènerait cette enquête à sa manière. Si Fielding le jeune n'était pas dans le train, ce qui restait à prouver, il descendrait au prochain arrêt et opérerait un demi-tour stratégique. Il aurait perdu...
— ...trois bonnes heures, conclut Anaïs.
Elle sortit un mouchoir de sa manche, le tournicota en pointe et s'approcha de Frank en lui demandant de ne pas bouger. Il avait une poussière dans l'œil. À cette annonce, il ferma un poing tremblant pour frotter l'œil en cause.
— Malheureux ! s'écria-t-elle. Laissez-moi faire !
La pointe du mouchoir s'enfonça dans ses lèvres puis elle se verticalisa et enfin disparut dans le brouillard d'une mise au point focale impossible.
— Le passe, dit-il. Je ne sais pas s'ils le récupèrent une fois...
— Vous avez de la chance, dit-elle. Au moins, ils ne sauront plus où vous vous trouvez ni ce que vous y fabriquez.
Et elle écrasa la poussière électronique sous son talon. Le désactiveur de la belle hôtesse activait dans le sens de la sortie et désactivait pour prévenir les interférences avec les réseaux locaux. Il était blême.
— Vous autres policiers, dit-elle en achevant de restaurer le regard de Frank, vous ne servez pas à grand-chose quand il s'agit de découvrir la vérité.
Cela, il le savait. Influence délétère de la Magistrature. Mais il avait des excuses et même de bonnes raisons.
— Mais surtout, dit-elle en dépliant le mouchoir, vous êtes naïfs comme des nouveau-nés.
C'est-à-dire le stade entre l'inexistence et l'existence. Il savait cela aussi. Que pouvait-elle lui apprendre qu'il ne sût déjà ?
— Vous, particulièrement, continua-t-elle, vous êtes l'objet de la pire des femmes que je connaisse.
— Sally Sabat est-elle vivante ? s'écria-t-il.
On gratta à la porte.
— Vous avez bientôt fini ? demandait la voix loufoque du Chef Contrôleur.
— Fini quoi bordel de Dieu ! tonna Frank.
Le silence tomba. Dehors, le paysage pivotait lentement. On traversait une région céréalière. Des silos rutilaient au croisement de routes bleues.
— Vous me parliez de Sally Sabat, dit Frank qui retrouvait son calme malgré l'afflux de questions qui divisaient un cerveau plus à l'aise dans l'unité.
— Elle veut vous doubler, dit Anaïs. Elle a une longueur d'avance sur vous.
— Que sait-elle de l'assassin d'Omar Lobster ? Qu'est-ce que vous en savez vous-même ?
Il allait perdre patience. Une veine se gonfla sur sa tempe.
— Elle a déjà vécu cette situation, dit Anaïs que l'agitation de Frank ne troublait pas le moins du monde. Il n'y a pas si longtemps, ajouta-t-elle ou commença-t-elle.
— La mort à l'ancienne de Gor Ur ! s'exclama enfin le vieux Frank qui pouvait avoir des éclairs de mémoire à défaut de lueurs d'intelligence.
Il ouvrit la porte. Le fin Chef Contrôleur était toujours dans l'interstice.
— Vous, dit-il à Anaïs, occupez-vous du nain qui est dans le train ou je me trompe...
— Vous vous trompez, dit le Chef Contrôleur.
— Et vous, arrêtez-moi cette boîte de conserve !
— Arrêter le TUR ! Vous n'y pensez pas !
Frank avisa le signal d'alarme.
— Mais si on s'arrête, dit le Chef Contrôleur, les portes demeureront fermées HERMÉTIQUEMENT. Le système pneumatique est doublé d'un circuit électromagnétique...
Frank commença à tirer dans tous les sens avec son Colt 60 modifié 64. Le Chef Contrôleur manœuvra son carré dans la paroi qui s'ouvrit sur un interphone :
— Ordre du Gouvernement, dicta-t-il d'une voix mécanique. Arrêt immédiat. Sans commentaire.
Le train stoppa dans un champ de maïs. Le Chef Contrôleur ouvrit la portière avec son carré magique. Frank disparut dans la structure lente d'une rampe d'irrigation. Le Chef Contrôleur parla encore dans l'interphone :
— Départ immédiat, dit-il avec la même voix qui trahissait le douloureux effort de ne rien laisser paraître d'une émotion légitime. Sans commentaire.
Le train s'ébranla, soumettant les passagers à une accélération étourdissante. Moment transitoire que le Système mettait à profit pour analyser les sentiments éprouvés à l'égard de l'efficacité des moyens mis en œuvre pour satisfaire le goût ancestral des voyages. Le Chef Contrôleur se laissa pénétrer par ces vecteurs hors réseau. Anaïs se repoudrait le nez.
— Vous savez ce que c'est un nain ? demanda-t-elle au Chef Contrôleur qui examinait les impacts du 451 sur l'habillage délicat du TUR.
La question ne le surprenait pas. On le prenait toujours pour plus bête qu'il n'était en réalité. Si Madame le souhaitait, on pouvait renouveler la recherche. Il ne voyait jamais d'inconvénient à répéter les mêmes gestes dans le cadre d'un emploi du temps déterminé par contrat.
— Mais que Madame ne se fasse pas d'illusions, dit-il sur le ton de celui qui sait où il va et ce qui va se passer s'il continue d'y aller : si votre nain est un nain (il semblait en douter), il n'est pas dans le train.
Il rempocha son carré. Les premiers vers du distique avaient une syllabe de trop ou le second une de moins, ou ce n'était pas un poème. Anaïs n'avait pas l'intention d'habiter avec trois caméristes qui n'étaient pas à la hauteur de leurs ambitions, ni des siennes d'ailleurs. Elle sortit dans le couloir et alluma une cigarette. Frank était parti sans attendre la réponse à la question qu'elle avait d'abord proposée à son esprit en quête d'explications raisonnablement limitées au cadre de l'enquête et des convenances politicojudiciaires. Elle aurait l'occasion d'en reparler avec lui. Omar était une fille et elle un garçon. C'est vite dit mais moins facile à expliquer. Frank ne comprendrait pas. Il aurait d'abord l'impression de perdre son temps avec des histoires de famille qu'il n'était pas habilité à dénouer. Comme garçon, ou plutôt comme garçon qui ne se sentait plus fille, elle ne pouvait plus approcher les hommes sans éprouver une espèce d'écœurement qui s'en prenait à son équilibre mental. Comme garçon, il aurait sans doute un mal fou à dissimuler l'attrait qu'elle exerçait sur lui en tant que fille. Mais la réalité de ce conflit n'était rien en comparaison de ce qu'elle avait à lui révéler concernant Omar Lobster, l'homme public et secret.
Le train ralentit. On arrivait en gare de Rieucroix-le-Saint. Une voix lancinante comme une douleur dentaire invitait à se préparer à descendre ou à patienter pendant les trois minutes d'arrêt.
— Vous descendez ? demanda le Chef Contrôleur qui s'inquiétait au sujet du rythme biologique de ses subalternes.
— Je descends s'il descend, dit Anaïs d'un ton décidé.
Et en effet, Fielding filait sur le quai, discret comme un papillon qui a passé la nuit à l'abri des prédateurs du jour. Elle ne prit pas le temps de remercier ses collaborateurs occasionnels et, sans perdre de vue le bonnet de laine sous lequel Fielding se mettait à l'abri du soleil, elle entra dans une foule qui s'abandonnait aux rites de l'arrivée.
Chapitre XV
— Hé ! Poulet ! T'as perdu ta jument ?
Anastase était assis sur le portail de l'enclos où semblaient dormir deux chevaux gris. Il agitait encore la lame noire de son poignard cette fois à l'œuvre d'un morceau de bois. Une casquette chiffonnée jetait une lumière verte sur sa joue rose. Le simple fait d'ouvrir la bouche pour s'adresser au passant révélait une dentition passablement érodée par l'abus de sucreries. Frank Chercos lui retourna un geste obscène en se demandant ce que le jeune barbeau fabriquait dans la propriété privée de Constance Lobster. Il poussa un portillon récemment repeint et le referma avec des précautions de petite vieille habituée aux chemins d'une existence circulaire. Derrière lui, tandis qu'il franchissait une allée de gravier rose, l'adolescent s'en prenait maintenant aux chevaux.
L'allée se terminait par une terrasse inondée de soleil. Il reconnut le corps de Pulchérie au milieu d'une serviette de bain figurant une bataille navale haute en couleurs. Il ne devait pas être loin de la piscine. Il trouva Constance Lobster au milieu d'un carré de rosiers. Il ne la surprenait pas. Elle le surveillait depuis qu'il s'était engagé sur la route. Elle avait vu le taxi arriver puis s'éloigner. Comme elle n'attendait personne et que le taxi disparaissait au bout de la route, elle avait craint la visite d'un de ces renifleurs qui s'incrustent sans fixer de limites au dérangement. Anastase et Pulchérie fréquentaient une faune des plus bizarres qu'Anaïs qualifiait plus simplement d'originale. Avec eux, il fallait s'attendre à une rupture radicale du rythme qu'on a pourtant réussi à imposer à la vie à force de travail et de patience. Mais que connaissaient-ils du travail et de la patience, eux qui recevaient sans jamais rien donner ? Anastase avait déjà réduit les chevaux à une paralysie effarée et sa sœur attirait des regards surgis d'on ne savait où. La femme qui recevait Frank Chercos avec cette débauche de considérations morales était bien Constance Lobster et il avait beaucoup de chance de la trouver dans son jardin.
Elle prenait une petite heure de repos pour soulager son esprit à l'œuvre d'une analyse des plus délicates. Le rosiérisme constituait un palliatif exorbitant mais d'une efficacité qu'elle ne manquait jamais de conseiller dans les conversations mondaines sur la tranquillité. Connaissait-il Thomas Fielding ? Elle écrivait des articles sur des écrivains, des vedettes de cinéma, quelquefois des personnalités politiques. Ses articles paraissaient le vendredi matin dans plusieurs quotidiens et un hebdomadaire. Lisait-il les journaux (on a toujours tort de ne pas les lire) ou se contentait-il d'avaler sans la langue les informations stérilisées des canaux de télévision qui ne parvenaient pas, elle en était fière, dans son jardin de roses et de pensées. Avec le sécateur, elle désigna d'un geste circulaire l'appréciable propriété que le docteur Omar Lobster avait quittée pour toujours alors qu'il n'en avait jamais été question ! Quel stupide et injuste accident ! Quand donc fabriquerait-on des machines qui ne tombent jamais en panne et ne commettent jamais d'erreurs ?
— Je vous ai apporté les homards, dit-il.
Il était passé devant le Centre et n'avait pas pu résister au désir de revoir le petit visage fermé de Sally Sabat. Elle était en train de régler les derniers détails de son installation dans le bureau d'Omar Lobster. Les homards agonisaient dans une cage remplie d'algues puantes.
— Si vous êtes venu me débarrasser de cette cochonnerie, dit-elle quand il entra sans frapper mais s'étant annoncé par les commentaires outrés de ceux qu'il croisait dans le couloir principal, vous êtes le bienvenu. Ils appartiennent de droit à la veuve !
Il n'avait jamais vu des homards d'aussi près mais il connaissait leur saveur.
— Où étiez-vous passé ? demanda-t-elle négligemment.
Elle avait dû le savoir jusqu'à un certain point. Il en avait bavé dans le champ de maïs. Il avait failli se noyer dans une citerne peuplée de grenouilles.
— Monsieur Lobster élevait des homards pour ses expériences ? demanda-t-il à tout hasard.
— Pour ses expériences non ! Je n'ai pas bien compris cette histoire de homards qui dure depuis lundi. Il y en avait huit. Vous souhaitez vraiment m'entendre sur ce sujet ?
Elle ne l'y invitait pas, mais il prit place dans le fauteuil un peu raide réservé aux visiteurs. Une touche personnelle. Elle aurait d'innombrables visiteurs et ils devraient conformer leur dos à cette architecture contraignante.
— Je n'ai rien contre les homards, dit-il, mais s'ils appartiennent à madame Lobster, vous ne verrez sans doute aucun inconvénient à ce que je les lui apporte ? J'ai l'intention de lui rendre visite. Le taxi m'attend.
— Vous avez perdu votre jouet ?
Jouet. Jument. La Corvette était au-dessus des sobriquets que lui adressaient les minus habens par-dessus l'épaule carrée de Frank. Le chauffeur du taxi accepterait peut-être de transporter des animaux. Ça compte quelquefois, l'odeur, dans les rapports humains. Frank était sensible aux critiques touchant à son hygiène.
— N'oubliez pas de désactiver le passe en partant, dit-elle sans lever le nez d'un dossier qui ne contenait que des notes grossières.
L'écriture d'Omar Lobster. Le Centre conservait sa littérature et se débarrassait des homards. Si Constance maintenait le dîner de ce soir, il y aurait un homard de trop. Anaïs ne mangeait pas de homard. Mais serait-elle rentrée ce soir ? Était-elle sur les traces de Fielding qui n'honorerait peut-être pas son hôtesse ? Trois homards pour une femme seule.
— On dit que madame Lobster est un monument de force physique, dit-il en offrant un doigt batailleur aux homards.
Il avait lu ça dans un magazine : un monument de force physique, une montagne de muscles, une championne de la contraction. Une photographie la montrait en maillot de bain sur une plage déserte au sable blanc. Comment et pourquoi Lobster avait-il épousé un pareil chef-d'œuvre de la force physique faite femme par on ignorait quel miracle de la chimie ou de la cybernétique ? Il l'avait peut-être fabriquée lui-même. On avait beaucoup parlé, il y avait quelques années, de ses travaux sur les cybériens encore très rudimentaires à cette époque. Depuis, la transmutation avait mobilisé la presque totalité des forces intellectuelles au service de la science de l'homme.
— Vous avez pensé à m'apporter les homards, dit Constance avec un joli sourire que gâchait la contraction des joues.
Il n'y a rien de plus dommage qu'une bouche trahie par la force des joues qui exhibent leur potentiel symbolique. Frank s'y connaissait en sourire. Il y a un langage des sourires comme il y a un langage des fleurs.
— Je l'ignorais, dit-elle, ou plutôt : je n'y avais jamais pensé. Donnez-moi les homards.
Un homard pour Fielding qui ne le finirait pas, et deux pour Constance que la moitié restante ne rassasierait pas. De quelle force était capable cette femme savante qui entrait dans l'intimité des poètes ravis par ses découvertes thématiques ?
Elle ne croyait pas à la thèse de l'assassinat.
— Omar n'a jamais eu de chance, dit-elle en écrasant un des homards d'un coup de poing.
— Pour le chat ? dit-il, estomaqué.
— Pour le chat et pour d'autres choses plus importantes que le chat, vous pensez ! Oh ! Oui, le chat ! Il contenait un analyseur d'émotions qui a fini par lui être fatal. Non, le chat était oublié. Pauvre Omar ! Quel sentiment a-t-il emporté de ce dernier instant qui ne cachait plus rien de ce qu'il représentait enfin ?
— Enfin ?
— J'en dis trop ou pas assez. Vous prenez un thé ?
Il enjamba une Pulchérie indifférente à tout ce qui n'existait pas dans la musique qui entrait dans son cerveau par un fil qu'elle tournicotait comme une mèche de cheveux.
— Omar, je peux bien le dire, continuait Constance à qui on n'en demandait pas tant, n'aimait pas la vie comme on l'aime quand on lui trouve la saveur de l'éternité.
— Tentative de suicide ?
— Non, mais des approches qui me terrorisaient. Un regard qui m'interrogeait au bord de ce néant épouvantable.
— Pourquoi pas la thèse du suicide, en effet ?
Hautetour n'en avait même pas parlé. Ils veulent savoir qui a tué Omar Lobster. Elle ne lui soufflait rien. Maintenant qu'Omar était mort et qu'on allait l'enterrer comme on n'enterre plus les gens, elle pouvait se laisser aller à quelques confidences. Fielding avait-il confirmé pour ce soir ?
— Un homme adorable ! Un génie de la locution ! Une merveille de l'intraduisible !
Elle résumait peut-être son article paru ce matin et qu'il avait lu. Il ne savait pas lire ce genre de choses. Il s'en tenait à ce qu'elle disait de Fielding l'ancien qui était, à la lire, une crapule de mort.
— Il y a une justice, dit-elle en gonflant les joues. Je me charge de convaincre Thomas. Il doit s'arracher à cette sinistre influence. Il a un talent propre.
Comme d'autres ont un talent sale. Il n'avait jamais envisagé la littérature sous cet angle. Si on revenait aux tentatives de suicide d'Omar Lobster ? Combien de fois l'avait-elle surpris dans cette prostration, entre la tragédie et la comédie ?
— Je ne comprends pas ce que vous entendez par là, dit-elle sans dissimuler le trouble qu'il lui proposait d'approfondir avec elle, mais il est malheureusement indiscutable que monsieur Lobster avait l'intention de se suicider.
— Intention légitime, dit Frank, du moment que personne ne sabote le système de récupération post-mortem. Vous insinuez que c'est lui qui l'a saboté ?
— Il en avait les moyens. Il possédait toutes les clés.
Frank n'en était pas si sûr, mais il se tut. Gor Ur avait jeté quelques lumières sur l'ambiance des centres de recherche où on se comportait souvent, en dépit d'une saine éducation, comme n'importe quel héritier que les miroitements grandissent dans sa propre estime. Il voyait mal pourquoi Omar Lobster aurait renoncé à la récupération post-mortem, à la Résurrection Naturelle comme disaient les discours politiques, en sabotant le système alors que tous ceux que le retour à la vie n'intéressait pas se contentaient de se jeter dans une crevasse ou de disparaître au fond de l'océan. On ne fait rien d'un corps humain mangé par les bactéries de l'obscurité des profondeurs ou simplement becté par les petits poissons. On pouvait tout juste imaginer comment il s'y était pris et il avait en effet les moyens de saboter toutes les installations accessibles à son niveau hiérarchique. Mais Constance Lobster, qui parlait de « monsieur Lobster » comme s'il était parti depuis plus longtemps qu'hier, avait des raisons profondes de penser ce qu'elle pensait. Une thèse qui n'apportait rien toutefois au moulin de Hautetour qui voulait faire tomber une tête avec les arguments indiscutables de l'assassinat avec préméditation. Il fallait à la justice un coupable qui ne fût pas la victime elle-même. On écarterait Constance Lobster des débats.
Le chat reluquait la carcasse brisée du homard sacrifié sur l'autel de la raison. Pourquoi avait-elle assassiné ce pauvre homard ? Pourquoi le plus faible ? Il l'aurait apprivoisé s'il avait su apprivoiser les homards.
— Vous cherchez où il est inutile de chercher, insistait-elle. Cherchez dans la tête d'Omar Lobster et vous y trouverez les raisons de sa mort. Pas ailleurs.
C'était peut-être une invitation à retourner d'où il venait, mais il voulait qu'elle répondît encore à une ou deux questions. Le vendredi, elle se reposait. On répond facilement aux questions dans ces conditions, surtout quand la mémoire du défunt est encore chaude.
— Omar Lobster était candidat au Prix Loben ?
— Il ne l'est plus. Il aurait vécu s'il avait tenu à concrétiser ce... ce rêve. Mais il est mort.
Elle ne raisonnait plus. Il sacrifia sa main et la lui offrit. Quelle poigne ! Elle l'absorbait. En même temps, le sourire lui rappelait qu'il avait affaire à une femme.
— Qu'est-il arrivé à votre œil, mon Dieu !
Sally Sabat n'avait pas mentionné l'œil en question dans la conversation qu'il venait d'avoir avec elle.
— Encore merci pour les homards.
Le petit portillon vernissé se referma et le corps gigantesque s'éloigna dans l'allée. Les géants. Un thème à creuser.
Il rentrait à pied. Il descendrait d'abord de cette colline dont il avait apprécié la pente en montant avec le taxi. Dans un virage, ne se doutant pas qu'il répétait un geste ordinaire de feu Omar Lobster, il s'arrêta pour contempler la vallée. Le Centre Expérimental de la Firme pour la Colocaïne avait belle allure d'usine moderne au milieu des silos et des routes bleues. Des vignes descendaient les coteaux. La colocaïne rendait d'appréciables services à la médecine, mais personne n'était dupe de la portée de ce médicament limité au traitement de la migraine et des douleurs dentaires. Ce n'était pas de la colocaïne qu'on fabriquait dans cette usine. La colocaïne était un paravent. On n'aurait pas pris tant de précautions pour mettre au point et produire un antalgique bon marché. Pourquoi Constance Lobster avait-elle écrasé ce homard ? Ce geste révélait finalement une violence inouïe plutôt qu'une force hors du commun.
— Où est le secret ? avait-il demandé à Sally Sabat qui trouvait encore des morceaux d'algues sur le parquet de son impeccable bureau.
— Tout est secret, mon ami, lui avait-elle répondu en le poussant hors du bureau. N'oubliez pas de désactiver le passe avant de partir.
— Et si j'oublie ?
— On n'oublie pas ce genre de choses, croyez-moi.
Elle avait bien oublié, elle, ce matin ! Et il ne s'était rien passé pour lui rappeler qu'elle prenait un risque ou une liberté auxquels elle n'avait pas droit. Ne venait-il pas d'entrer sans passe ? L'activateur n'avait-il pas activé... Le chauffeur de taxi ne fit aucune réflexion au sujet des homards. La prochaine fois que tu apporteras des homards à une femme, mon vieux Frank, ce sera uniquement pour répondre à son invitation. Fielding, s'il allait dîner ce soir avec elle, arriverait les mains vides. En tout cas, il n'y aurait pas un seul homard dans ces mains grotesques qui ne pouvaient pas contenir la quantité minimum exigée par une femme aussi exigeante que Constance Lobster. Elle n'entretenait que des rapports platoniques avec les invités de ses dithyrambes. Frank, bercé par la suspension du taxi qui négociait le paysage tranquille, imagina Constance au bord de la piscine, pas plus tard que cet été. On était déjà le printemps.
— Hé ! Poulet !
Ce n'était pas Anastase, mais Pulchérie. Il avait oublié quelque chose ? D'en parler à madame Lobster, par exemple. Il n'aurait pas aimé avoir une nièce de ce genre. Quoique Popo en eût peut-être été changé en sadique.
— Fielding veut vous voir, dit-elle à peine arrivée dans son giron.
— Le grand ou le petit ?
— Le petit. Il a parlé à Anaïs. Il ne comprend pas que vous vous intéressiez encore à lui. Il vous a dit ce qu'il savait. Il ne sait rien.
— Ah ? Pourquoi veut-il me voir ? Pour répéter ou pour faire apprécier la valeur dramatique de son silence ?
— Je suppose qu'il n'a pas tout dit.
Petit sourire complice, mais complice de qui ? Pouvait-elle l'accompagner ? Il était fou de rentrer à pied. Il n'avait pas mesuré la distance. Anastase lui avait parlé de la Corvette. Il s'en paierait une avant d'être majeur. Que se paierait-il, lui, Frank Chercos l'imbattable sur le terrain des questions gênantes, avant d'être vieux et bon à rien d'autre qu'à regarder ce qui ce passe dans la rue sans pouvoir rien y changer ? Elle le voyait en Sisyphe d'un jardin.
Dans le jardin, pour l'instant, il y avait une piscine avec des femmes monumentales, et dans la rue il écrasait l'ennui des autres avec les prouesses mécaniques de sa Corvette. Il ne pouvait tout de même pas lui dire, à cette sauvageonne en goguette, qu'à part Popo qui était fou et éternel, il avait deux gosses de son âge dont il ne savait rien mais qu'il redoutait de connaître suffisamment pour s'inquiéter de leur avenir.
— Vous feriez bien de vous occuper du présent, dit Pulchérie à propos d'autre chose qu'il avait balancé dans la conversation pour ne pas dire ce qu'il fallait dire.
La sirène du CEFC retentit à ce moment-là, un long gémissement qui arrachait le cœur comme autrefois les tragédiennes nues de son enfance heureuse et insouciante. Pulchérie le pinça pour le forcer à compter le nombre de coups. Trois, il fallait se résigner.
— Il sera de retour avant ce soir ? dit-il.
— Il n'est jamais parti. Il était là quand...
— J'aurais dû m'en douter.
Les informations commençaient à devenir contradictoires, signe que l'enquête démarrait. Il était encore trop tôt pour faire le point. Ils s'approchèrent le plus près possible du bord pour observer l'agitation géométrique qui animait les allées du centre. Des véhicules du SSE, reconnaissables à leurs antennes, filaient sur les routes bleues. L'une d'elles semblait poursuivre un train. Des oiseaux virevoltaient au-dessus des silos. Où était Fielding en ce moment ?
— Je vous l'ai dit ! Il est chez Fielding. Fielding est chez Fielding et Fielding est chez Fielding. En ce moment, ils ne sont pas d'accord sur tout. Ce qui rend Fielding nerveux et Fielding voudrait s'en aller vivre ailleurs. Je ne sais plus ce qu'il faut penser d'eux. Anastase ne s'intéresse qu'à l'argent.
Deux alertes cette semaine. La colocaïne jouait des mauvais tours à la rhétorique officielle. Quelqu'un allait devoir s'expliquer et il raconterait des salades comme d'habitude et comme d'habitude, on n'y croirait pas mais on se dirait sagement qu'il y avait pire. Il y avait vraiment pire dans ce monde détruit par l'imagination et le pouvoir, mais on n'y mourait qu'une fois, ce qui n'était pas un mince défaut.
Ils profitèrent d'un camion pour continuer leur route. Ils étaient assis sur des pastèques qui ne demandaient qu'à sortir de leurs coquilles. Il montait rarement dans les camions et si ça arrivait, il n'expliquait pas pourquoi il montait. Cette fois, le chauffeur avait demandé une explication parce qu'il se prenait pour un redresseur de torts. D'habitude, le chauffeur demandait une explication parce qu'il voulait satisfaire un besoin légitime de curiosité. Celui-là ne voulait pas savoir. Il pensait savoir et il voulait réparer les torts que le monsieur faisait à la jeune fille. On avait beau lui dire qu'il n'en était rien, la jeune fille prenait même des airs de petite poupée pour être convaincante, il voulait que la fille lui avouât que le monsieur était vilain et qu'elle ne souhaitait qu'une chose : que quelqu'un fût capable de l'en débarrasser. Elle n'y pouvait rien. Ce type avait la tête dure à l'intérieur. Sa fragilité apparente le desservait et il s'en rendait compte. Il finit par lui demander ce qui lui arrivait et elle n'en savait rien, ce qui le désespérait, or il ne voulait pas se montrer ainsi devant le monsieur qui ne disait plus rien, ce qui en disait long sur ce qu'il pensait de la situation. Il était passé devant le CEFC tout à l'heure, comme il passait devant le CEFC trois fois par jour depuis des années, et il avait senti que quelque chose avait changé en lui. Il avait entendu la sirène de l'alerte mais sans pouvoir en reconnaître le sens. Si le monsieur ne voulait pas comprendre, il éliminerait le monsieur, et si la fille ne restait pas, il deviendrait un autre pour qu'elle revienne.
— Je prends le volant, dit Frank. Ouvrez-lui une pastèque et nourrissez-le.
— C'est ça ! dit le chauffeur. Nourrissez-moi !
Et il s'aboucha comme un forcené au petit sein de Pulchérie qui poussa un cri d'horreur et de désespoir.
Chapitre XVI
Le garde décrivait la scène dans l'interphone. Son doigt tremblait sur le bouton et il se tenait penché au-dessus du bureau, le bassin solidement calé au bord du bureau, à l'opposé de l'angle où se trouvait le boîtier de l'interphone à usage strictement réservé aux communications urgentes, c'est-à-dire exclusivement avec la direction. Les deux adverbes se détachaient en majuscules rouges du placard vissé sur une face de l'appareil. Le garde semblait épuisé par ce déchiffrement et des gouttes de sueur tombaient de son cou presque horizontal pour s'écraser dans le buvard qui accrochait une lumière de scène biblique.
— Qu'est-ce qu'on entend ? beuglait l'interphone.
— Des coups de feu, monsieur l'Intendant.
— Sur quoi tirez-vous, nom de Dieu ?
— Ce n'est pas moi qui tire ! Il tire sur les pastèques que l'autre lance contre la guérite.
— Et vous ne faites rien ! rugit l'interphone.
Faire. En langage administratif, cela voulait dire : agir. Les conseils de l'Instruction Elémentaire lui revenaient en mémoire, par bribes bruyantes : agir en conséquence. En face du portail fermé et jalousement gardé par un peloton de soldats en armes, le camion rugissait lui aussi, plus réel, plus nécessaire, tous feux allumés. Le bras de Frank Chercos sortait de la portière, oblique et armé du Colt 60 modifié 64 qui crachait du feu. Sur le siège du passager, une fille semblait pétrifiée par la scène dont le garde complétait la description en termes choisis en attendant d'agir en conséquence. Le peloton pointait une trentaine de fusils dans la direction d'un camion prêt à bondir ou plus exactement à surgir de la masse pétaradante des gaz d'échappement ponctuée par les pétards du Colt que Frank agitait comme un moulin à prières. Un type en bleu de chauffe dinguait sur le tas de pastèques et il en lançait une de temps en temps avec une précision de franc-tireur. Elles venaient s'écraser sur les casques ou à l'angle de la guérite qui dégoulinait rouge comme un grand blessé. À l'intérieur, le garde parlait à l'interphone et on pouvait voir à la pâleur extrême de son visage qu'il n'était pas en mesure de mettre fin à la conversation de son propre chef. Il abandonna enfin l'interphone, peut-être sur le conseil de celui-ci, et se colla derrière une vitre. Sa bouche articulait quelque chose qui pouvait être une proposition que seul Frank Chercos était susceptible d'interpréter. On vit Frank sortir du camion sans mettre pied à terre et, debout sur le marchepied, se tenant au bras du rétroviseur, il s'adressait au lanceur de pastèques pour le prier de cesser le tir. Sur son siège, la fille était en prière ou complètement détachée de ce monde réel. Il y eut un moment d'accalmie que le garde mit à profit pour entrouvrir la porte et transmettre les excuses de l'Intendance qui avait cru qu'on cherchait à lui fourguer un camion de pastèques dont elle n'avait pas passé commande. La directrice du laboratoire principal priait monsieur Chercos de pénétrer dans l'enceinte du Centre à condition de faire cesser immédiatement les perturbations qu'on ne tolérerait pas plus longtemps même si elles s'expliquaient logiquement. Frank ponctua l'invitation par un tir de son Colt qui atteignit le haut-parleur de l'interphone. Le garde, ébahi par la précision et la justesse du tir, s'arc-boutait sur le levier et la troupe se scinda pour laisser le passage au camion sur un tapis rouge sang. Là-haut, le lanceur de pastèque demandait qu'on l'arrête et il offrait ses deux misérables poignets au sergent qui se rapetissait comme un vieux souvenir qui promet de se faire oublier. Devant le laboratoire, Sally Sabat arpentait le gazon en répétant la réception qu'elle réservait à Frank l'iconoclaste. Il ne lui laissa pas le temps de s'expliquer :
— Celui-là a perdu la tête, dit-il comme un automate qui se met en route avant la question comme suite à un mauvais réglage ou à une erreur du maëlzel. Il dit que c'est à cause de l'alerte. Il n'a jamais eu ce genre de problème, c'est du moins ce qu'il dit.
Le chauffeur descendait du tas de pastèques avec la prescience d'un alpiniste qui a perdu son piolet. Frank ouvrit la portière et le petit corps de Pulchérie lui tomba dans les bras.
— Mon Dieu ! fit Sally Sabat. Qu'est-ce que vous lui avez fait ?
Comme il eût été trop long de lui expliquer ce qu'elle ne pouvait pas comprendre sans y mettre des conditions qu'il n'avait pas le temps de discuter, il entra dans le vestibule avec le corps inerte de Pulchérie dans les bras. L'hétaïre en herbe offrait son regard terrifié à des statues qui s'en souviendraient longtemps.
Le chauffeur ne fit aucune difficulté pour s'allonger sur un brancard et se laisser conduire là où on voulait bien l'emmener pour le soigner. Sa tête soulevée à l'oblique expliquait aux brancardiers les circonstances saugrenues qui venaient de le réduire à une grave crise d'incohérence comme il n'en avait jamais vécu. Il enchaîna sur des précédents moins climarétiques. Il ne connaissait pas le type au pistolet ni la fille qui était peut-être la sienne mais il en doutait. Une perfusion au doux retour de colocaïne commença à le tranquilliser.
— Merci ! Merci ! Les amis ! MES amis ! hurlait-il, emporté par l'accélération croissante du brancard.
— Que s'est-il passé ? demandait Sally Sabat qui trottinait derrière Frank. Vous ne savez même pas où vous allez. Laissez-moi examiner son œil !
Mais Frank galopait vers le bloc des soins intensifs.
— Rappelez-moi de dire un mot à l'Intendant, ânonna-t-il sans faiblir. La prochaine fois, je blesserai quelqu'un.
— Vous êtes... vous êtes une tête de mule ! haletait Sally qui avait perdu un de ses symboliques escarpins.
— Plus tard, les explications, grogna Frank.
Les urgentistes prirent le relais. Pulchérie disparut sous une tente et le chauffeur se retrouva entouré de visages souriants qui lui demandaient des nouvelles de sa famille.
— Vous allez enfin m'expliquer ! couina Sally qui n'en pouvait plus.
Frank resserra son brêlage. Il avait perdu au moins une livre, estima-t-il en appréciant le jeu de la bretelle sur sa clavicule. Enfin, il sourit.
— Ce type prétend avoir perdu la boule au moment où il passait devant le centre, en pleine alerte. Ensuite, il a terrifié Pulchérie. Je ne savais pas qu'on pouvait terrifier Pulchérie. Vous savez qui est Pulchérie ?
Sally n'en avait aucune idée ou seulement une idée qui lui faisait honte rien que d'y penser. Frank l'entoura d'un bras solide et affectueux.
— On va prendre le temps de s'expliquer, dit-il en l'entraînant vers le couloir principal.
Il ne vit pas d'inconvénient à s'asseoir dans le fauteuil des visiteurs si elle renonçait à trôner dans le sien. Il ferma la porte d'un coup de pied.
— Où en est l'alerte ? demanda-t-il comme s'il prenait le commandement des opérations.
— Ce type raconte des histoires invraisemblables, dit Sally.
Elle s'étirait dans son fauteuil comme si elle s'apprêtait à y faire la sieste. Frank aperçut le pied nu sous le bureau. L'autre se tortillait dans un escarpin froissé.
— Qu'est-ce que vous entendez par alerte ? dit Frank
— Vous voulez dire : quelles sont les raisons qui ? Vous voulez savoir si c'est sérieux ou si on joue avec les nerfs de la population ? C'était une fausse alerte.
— Ce type prétend le contraire.
— Il s'expliquera avec son médecin de famille. Et aussi sans doute avec son employeur. Pour la jeune fille...
— Pulchérie. La nièce d'Omar Lobster.
Sally luttait contre des crispations faciales. Elle ne savait pas qu'Omar, enfin, monsieur le directeur... que le docteur Omar Lobster avait une nièce aussi... ravissante.
— Il avait aussi un neveu dans le même genre.
— C'est beau, la beauté ! gloussa Sally qui s'efforçait de maîtriser l'écartement glissant de ses lèvres sur ses dents.
Frank éclata de rire. Il s'excusa immédiatement de ne pas pouvoir s'empêcher de rire quand une femme se mettait à lui donner des leçons de beauté avec des moyens aussi... rudimentaires. Sally s'étrangla avec une maîtrise d'empoisonneuse prise sur le fait.
— Nous l'examinerons avant de prévenir madame Lobster, réussit-elle à placer dans un intervalle que Frank mettait à profit pour retrouver sa respiration.
Il allait peut-être renoncer à rendre visite à Popo cette après-midi et consacrerait ce temps précieux à jeter un œil moins distrait sur les installations sanitaires du Centre. Par la fenêtre, il pouvait voir les stagiaires qui discutaient, chacun dans ses baraquements, lançant des regards rapides vers les installations du Centre où ils ne pénétraient plus depuis... Sally offrait le visage de quelqu'un qui ne comprend plus mais qui doute d'abord de sa capacité à comprendre.
— Ce que je vous demande, dit Frank, c'est à quel moment il faut situer la fin du stage.
— Oh ! Le stage n'est pas conclu !
Elle voulait sans doute dire : pas fini.
— J'en discutais justement avec monsieur le directeur général il n'y a pas...
Elle secouait son poignet devant ses yeux dans l'espoir de pouvoir continuer la conversation dans ce sens alors que le regard de Frank lui indiquait qu'il avait nettement l'intention de prendre une autre direction. Il recherchait maintenant des significations définitives basées sur des points de convergence qu'on ne rediscute plus et qui font le lit de la conversation à partir du moment où on ne trouve plus les moyens d'en discuter la pertinence.
— Où en est Jean de Vermort ? demanda-t-il enfin.
Elle ne redoutait pas la question. Elle s'y était préparée. Le bruit courait encore qu'elle était responsable de cet incident que le docteur Omar Lobster avait interprété d'une manière totalement erronée comme l'avait ensuite démontré l'enquête plus sérieuse du Service des Vérifications. Elle ne pouvait pas faire taire les bruits et puis de toute manière, si elle s'y appliquait, et elle en avait les moyens, elle ne pouvait pas empêcher les gens de penser ce qui leur faisait plaisir de penser.
— Ça leur fait plaisir ? dit Frank qui connaissait la réponse à cette question de principe.
— Si vous comptez revenir sur les résultats de cette enquête officielle, dont le docteur Lobster a été régulièrement informé pendant...
— Pendant qu'il était en train de crever ?
— La révision doit être motivée. Et vous devez connaître de nos procédures qui n'ont rien à voir avec les procédés policiers...
— ...judiciaires. Je propose seulement. Je n'ai aucun pouvoir. Un peu comme le type qui tend son verre dans l'espoir qu'on va le remplir d'un bon vin. Je suis connu pour ne jamais faire la grimace.
— Et vous en êtes fier !
Elle ne réussirait pas à l'atteindre dans sa chair. Avec elle, il mettait à l'abri ses neurones et ses terminaisons nerveuses. Il ne lui offrait que de la surface.
— Madame Lobster a trouvé les homards à son goût ?
— Elle en a écrasé un. Pas par inadvertance.
Il singea le coup de poing. Sally contracta une pommette pour donner à évaluer le sentiment que lui inspirait une pareille brutalité.
— C'est une fine écrivaine, proposa Frank aux griffes de la petite animale qui lui faisait face comme s'il allait se transformer en grosse bête.
— Je présume que vous vous êtes organisé, fit-elle en se levant sans prévenir.
Le pied nu s'éclipsa.
— C'est l'heure de manger, dit-elle. Je ne mange pas beaucoup, mais je me nourris régulièrement.
Mangeait-elle avec plaisir au moins ? Ils disposaient d'une demi-heure pour alimenter leur machine humaine.
— Il y a colocaïne et colocaïne, hein ? dit-il sans se lever du fauteuil qui lui labourait le dos.
Elle se tenait toute droite devant lui, à l'angle du bureau que sa main gratouillait nerveusement.
— Cela, dit-elle, tout le monde le sait.
— Le docteur Lobster le savait aussi ?
— Il était celui qui savait tout, déclara Sally comme s'il venait de la mordre.
— Et qu'est-ce que vous savez, vous ? dit Frank qui ne s'était jamais laissé intimider par ces moments préparatoires de la réplique qui va faire mal.
Elle gonfla son petit ventre en adepte résolue de la respiration abdominale.
— Vous feriez mieux de vous demander ce qu'on vous autorise à savoir vous-même. Limitez-vous à vos recherches et à trouver l'assassin du docteur Omar Lobster. Vous n'irez pas plus loin que cette découverte, ni hors du sentier qui y conduit. Ne nourrissez pas votre intelligence de ce qui n'a jamais réussi à y entrer, même de force.
Si elle lui avait fait mal, comme il était sûr qu'elle le souhaitait plus que tout, il lui avait fallu un sacré sens du détail pour s'en apercevoir. Il était persuadé d'être resté de marbre.
— Allons prendre des nouvelles de Pulchérie, dit-il.
Elle était déjà en suspension. Une manie, pensa-t-il en regardant le corps pivoter dans les rayons horizontaux qui le décrivaient. Le chauffeur parlait dans un micro.
— On vend les pastèques à l'unité, pas au poids, disait-il avec un sérieux de pédagogue qui tient son public avide de connaissances. Je savais donc parfaitement combien il y avait d'unités. Et j'ai chargé le camion jusqu'à atteindre le poids total en charge autorisé. Tiens ! Un homard !
— Ce n'est pas possible ! hurla Sally Sabat.
C'était bien un hurlement. Les deux corps suspendus avaient frémi et les écrans de contrôle avaient traduit ces changements significatifs en chiffres rouges. Le homard traversa tranquillement la salle en habitué.
— Habitué à quoi ? s'exclama Sally. Enlevez-moi ça immédiatement. Une explication cohérente sera diffusée sur...
Elle s'interrompit. D'abord, expliquer quoi ? Et puis, comment expliquer ? Il y avait huit homards. Quatre avaient été mangés par les Lobster et les Vermort dans la soirée rituelle du mardi. Un avait crevé dans la voiture du docteur qui l'avait jeté dans une poubelle-broyeuse, témoins à l'appui, dont Sally Sabat elle-même. On avait retrouvé les trois autres, qui s'étaient échappés du pyramidion, et monsieur Chercos (ici présent) avait eu la gentillesse de les apporter à madame Lobster à qui il rendait justement visite ce matin.
— Mon Dieu ! dit Sally. Pourquoi a-t-elle écrasé ce pauvre homard ? Avec son poing !
Ils étaient maintenant dans le réfectoire et ils prenaient leur repas. Comme Frank était végétarien, Sally s'était demandé s'il était convenable de sa part qu'elle cédât à la tentation de se laisser aller à la dégustation d'un morceau de jambon braisé. Il avait lui-même, en seigneur courtois digne de ses Pyrénées natales, dirigé la manœuvre consistant à découper la tranche dans le meilleur de la chair attendrie par des heures de cuisson au ras du feu. Elle avait admiré ce savoir-vivre, elle qui ne contenait que le sang froid de ses ancêtres Cimbres.
— Je ne sais pas, dit-il à propos du poing de Constance et du homard qu'elle avait sacrifié à une humeur ou à une idée, il n'aurait su en décider.
— Il y avait donc neuf homards, dit-elle comme si elle se parlait à elle-même, assez fort tout de même pour inspirer des commentaires qu'il ne lui restait plus qu'à développer ou à réduire en morceaux si le flic s'avisait de recommencer à l'énerver.
— Ou alors, dit Frank, il manquait quelqu'un au repas de mardi soir.
— Le docteur Omar Lobster aurait-il menti ? fit Sally comme s'il avait été impossible que ce docteur en particulier mentît à une collaboratrice aussi perspicace.
— Ou il était prévu une personne de plus, dit Frank dont le cerveau donnait des signes d'épuisement.
Il acheva un yaourt dans un grand bruit de raclement de cuillère et de verre. Cet impromptu remettait Sally Sabat en posture de conquérante. Elle eut un geste d'impatience auquel il répondit par une immobilité parfaite. Qu'est-ce qui traversait l'esprit de la scientifique en ce moment précis ? Il eut la tentation de fourrer sa langue dans le pot mais il se contenta de lécher la cuillère.
— Nous bénéficions maintenant d'une heure de repos, dit-elle en rangeant méthodiquement les plateaux. Enfin, je parle du personnel, dont vous ne faites pas partie. Vous êtes libre en quelque sorte !
Elle vida les détritus dans une poubelle.
— ce qui ne veut pas dire que vous avez tous les droits.
Il sourit naïvement et tapota le lourd Colt 60 modifié 64 qui palpitait sous son veston. Il lui arrivait d'ouvrir le chemin s'il était fermé. Dans ces cas, il ne réfléchissait pas longtemps. On connaissait ses habitudes en haut lieu. Il acheva sa démonstration par un rire qu'elle étouffa dans sa petite main cloquée à souhait. Elle souriait, toujours en lutte contre ses lèvres.
En effet, le personnel était assis, voire affalé. Il traversa des couloirs où on ne se pressait plus.
— Que se passe-t-il si on le réveille ? demanda-t-il à l'interne du bloc des soins intensifs.
— Celui-là ne peut pas être réveillé. Il est dans le coma. Quant à elle, nous la réveillerons quand elle aura retrouvé son équilibre biologique.
Avec un peu de chance, on n'aurait même pas besoin de mettre Constance Lobster au courant des terreurs hystériques de sa nièce. Il ramènerait une Pulchérie fraîche et pimpante. Au fait, quid de la Corvette ? Il était peut-être temps de s'en inquiéter. Il avait passé un coup de fil ce matin au commissariat. La grue avait dû la ramener.
— Quelle corvette ? C'est quoi une corvette ? Un animal ou une femme ? On me pose de ces questions !
— Frank Chercos à l'appareil ! rugit le susnommé dans le téléphone qu'on lui permettait d'utiliser avec l'extérieur puisque c'était pour une bonne cause.
— « Le combiné de votre correspondant est hors d'usage, dit une voix robotisée. L'incident est peut-être dû à un choc. Veuillez rappeler sur une autre ligne. »
Mais Sally intervint avant qu'il ne mît en pièce l'appareil qu'elle lui avait confié deux minutes plus tôt à peine. Il se sentit frustré et faillit se servir d'elle comme tête de Turc.
— Pulchérie est réveillée, dit-elle.
Les têtes de Turc, on en fait ce qu'on veut, mais il est conseillé de n'en abuser qu'à bon escient. Son poing atteignit les dents que les lèvres venaient une fois de plus de découvrir dans ce mouvement qui lui avait déjà donné la nausée. Les dents avaient l'air molles. Comme elle tombait en même temps dans le fauteuil, il sembla, mais ce n'était qu'une impression, que celui-ci se servait de ses bras pour la ceinturer et l'envoyer valser dans un placard dont elle avait heureusement laissé les portes ouvertes sinon elle n'y serait pas entrée.
Chapitre XVII
C'était agréable. Pour la première fois de sa vie, il était privé de son corps et il mesurait toute la portée de cette croissance purement mentale. Il n'avait rien perdu de ses facultés de sentir les choses prendre de l'importance jusqu'à devenir le décor d'un plaisir à la hauteur des suppliques du désir. Il revenait sans cesse à un jour d'été que sa mémoire se refusait à situer dans le temps. Il ne se passait rien parce qu'il était inutile et superflu qu'il se passât quelque chose alors qu'il n'attendait rien, qu'il était heureux de ne rien attendre, de profiter des sensations qui lui donnaient une existence à la fois provisoire et éternelle. Le rideau blanc s'agitait doucement dans une fenêtre privée de battants et de volets. Des insectes couraient au bas des murs, par étapes rapides, précises, crispées à l'extrême. Il pouvait voir l'ombre de la grille sur le rideau, écouter les chants d'oiseaux qui peuplaient les oliviers de la rue. Il n'y avait jamais eu d'oliviers dans son enfance. Ce ne pouvait être l'enfant qui demandait à revenir à la surface pour recommencer ce qui n'avait pas eu d'achèvement et tout ce qui avait remplacé les attentes. Ce n'était pas une rue mais le rideau blanc désignait une rue et l'après-midi occupait cet extérieur inaccessible à partir de l'endroit où il se retrouvait réellement, qui n'était pas le lit de son enfance ni plus tard celui où il revenait pour retrouver les sensations de l'attente et de la douleur. Le temps n'avait plus aucune raison d'être parce qu'à force d'exister il avait cessé de fournir les explications et les excuses d'une existence dont il n'avait jamais voulu faire un parallèle avec l'existence des autres. Pivotant à peine sur un axe imaginaire qui rencontrait toutefois le coussin, il voyait la cruche de limonade qui n'avait jamais existé et le verre qu'il était impossible de remplir. Il savait que le mur était un mur parce que le dehors était le dehors et que pour l'instant il n'avait inexplicablement pas l'autorisation de sortir. La rue, au moment même d'y pénétrer, serait exactement la cour étroite où il n'avait jamais vécu et le vélo sous l'appentis était celui qui lui avait permis de dépasser la limite que les jambes et le témoignage des autres imposaient à ses voyages quotidiens autour du foyer où il était quelqu'un sans savoir qui. Mais Charlie n'avait pas eu besoin d'un vélo. Il y avait longtemps, alors qu'ils avaient exactement le même âge, qu'il sautait dans les fardiers vides qui retournaient à la carrière et il revenait avec les mêmes fardiers chargés d'énormes blocs de marbre et le temps qui s'était forcément écoulé entre ces deux points de la journée ou de la semaine n'avait aucune importance relativement à l'attente et à l'inquiétude qui l'avait empêché, lui, Frank, d'aller plus loin que l'atelier du mécanicien, pas plus loin que la dernière carcasse rouillée qui exhibait les ressorts de ses sièges. Charlie revenait quand il voulait et il n'y avait personne pour lui montrer le temps qui avait passé circulairement sous les yeux de ceux qui possédaient ce pouvoir à la fois sur le temps et sur son utilité. Qui était Charlie ? Il ne s'en souvenait plus. Charlie existait maintenant et il n'avait plus besoin d'un vélo. Charlie n'aurait souffert que de la disparition des fardiers (un chouette roman à écrire au lieu de faire disparaître n'importe quoi pour l'écrire). Il aurait cessé d'exister avec la fin de l'exploitation des carrières de marbre. Le vélo appartenait à une cour étroite, de plus en plus étroite, avec un chien attaché par le cou et une fontaine qui coulait à la place du temps tandis que le bassin maintenait le niveau de sa surface tranquille. Le corps aussi appartenait à cette cour où il n'avait jamais vécu, le corps foulant cette terre dure qui renvoyait la poussière comme les miroirs renvoient l'image qu'on propose à leur géométrie, et l'air secouait le rideau blanc au-dessus d'un monde d'insectes dont il était impossible de savoir s'ils appartenaient à cette existence ou s'ils avaient une vie et un monde propre. Coupant le plan légèrement convexe de ce qui redevenait une rue peuplée de traditions qui n'étaient pas celles dont il avait hérité, le visage de Pulchérie semblait chercher à fixer le glissement et il se souvenait vaguement d'avoir insisté pour recevoir la première giclée de colocaïne qui avait été suivie immédiatement de l'implantation du décor avec la fenêtre, le rideau, le mur, les insectes et quelqu'un qui travaillait dans le mur en chantant. Hautetour était là aussi et Sally Sabat s'expliquait en crachotant parce que ses lèvres étaient gorgées de sang et fendues par endroits.
— C'est la procédure, disait-elle d'une voix claire. Si je n'avais pas perdu conscience, j'aurais empêché qu'ils le mettent en suspension. Mais c'est toujours ce qu'on fait quand quelqu'un perd la tête. Il a de la chance. Je suis revenue à moi assez tôt pour interrompre la seconde injection.
— Frank, ronronnait Hautetour, si vous savez quelque chose, il faut me le dire. Ne dites rien à ces dingues de l'injection. Lui avez-vous parlé ? Souvenez-vous. C'est important. Quand est-ce que ça va finir ?
— On y travaille, dit joyeusement Sally qui souffrait chaque fois qu'une consonne exigeait que sa lèvre supérieure et la rangée de dents du maxillaire inférieur se rencontrassent. Frank, revenez !
Il n'en avait pas vraiment envie. Ils n'accompagnaient pas leurs exigences de motifs indiscutables. Pulchérie souriait sur un des plans mais il ne savait plus sur quel autre il l'avait rencontrée pour la mettre sur son chemin. Sally Sabat réfléchissait à ce qu'elle allait dire et Hautetour perdait patience parce qu'il pensait qu'elle ne maîtrisait pas la procédure. Avec Omar Lobster, c'était tout de même autre chose. Il regardait le corps de Frank suspendu dans la lumière bleue qui était censée le ramener à la vie.
— Il m'a tout de même salement amochée, gémissait Sally qui ajoutait aussitôt qu'elle faisait tout ce qui était en son pouvoir (Frank eût préféré qu'elle se référât à son possible).
Hautetour était fasciné par cette débauche de technologie. Pourquoi Frank ne s'était-il pas défendu ?
— Je lui ai annoncé que Pulchérie venait de se réveiller...
— On peut se réveiller spontanément ?
— ...et il m'a balancé son poing sur la bouche !
Une étagère du placard avait achevé le travail commencé par un Frank qui ne se sentait plus lui-même depuis quelques minutes. Il n'avait pas pu dégainer son Colt pour intimider ses assaillants et ils l'avaient suspendu sans autre forme de procès pendant qu'on ranimait avec des gaz puants une Sally Sabat qui gisait dans le placard la bouche grande ouverte comme si tout s'était arrêté pour elle avant qu'elle n'eût eu le temps de crier.
— Flic ou pas flic, dit-elle, c'est la procédure. Il s'agit de cerner le problème. Il ne doit pas sortir. C'est à lui de sortir du problème. Il n'avait aucune raison. N'est-ce pas, Pulchérie, qu'il aurait pu se passer de me faire ça !
Une horreur. L'interne injectait, sous le regard écœuré et vacillant de Hautetour, de petites doses de colocaïne dans les lèvres et à la base des dents. Les seringues valsaient dans le cendrier comme des mégots.
— S'il sait quelque chose, dit Hautetour sur le ton de quelqu'un qui redoute le pire, ce n'est pas à nous qu'il le dira.
Il sentait que Frank s'efforçait de ne pas revenir et qu'il avait de bonnes raisons. Frank n'agissait jamais sans au moins une bonne raison. Il n'y avait pas trace de ces efforts considérables sur le corps suspendu. Seul l'écran de contrôle proposait des traductions indéchiffrables avec les moyens d'un policier. Pulchérie jouait avec les rayons du descripteur d'état, ce qui agaçait Sally et perturbait le calculateur.
— On ne devrait pas jouer avec le feu, dit Hautetour comme s'il était le porte-parole d'une population fatiguée par les flambées scientifiques.
— Tout est prévu, dit Sally dans une bulle de sang.
— Omar Lobster n'a pas survécu aux prévisions.
Si Frank ne revenait pas, c'était parce qu'il s'accrochait à son imagination. Cela arrivait quelquefois. Dans ces cas, on attendait le moment favorable et...
— Retour à la maison ! fit Sally qui venait de saisir au vol une de ces occasions.
Le corps de Frank s'agita. La rotation pouvait s'accélérer. Pulchérie jouait avec le corps.
— Vous êtes sûre qu'elle est revenue ? dit Hautetour qui doutait de la stabilité mentale de l'adolescente.
— On revient où on était, dit Sally Sabat qui communiquait par signes avec l'interne chargé des manipulations.
— C'est quoi, ce homard ? demanda Hautetour en se pinçant le nez.
— Il revient, dit l'interne qui réinterprétait les chiffres.
— Vous revenez, dit Pulchérie.
Elle posa un doigt douteur sur sa petite bouche.
— Enfin, murmura-t-elle, c'est ce qu'ils disent. Je suis revenue, moi, si je les écoute !
— Elle n'est pas un peu marteau, cette gosse, dit Hautetour qui ne quittait pas des yeux le corps de Frank. Mais enfin, elle a un joli...
— Frank ! Vous êtes des nôtres ! cria Sally à travers le hublot.
Il s'accrochait encore. Un fardier arrivait. Charlie avait l'habitude. Il se retrouvait sur le plateau après un mouvement complexe que Frank n'avait pas réussi à décomposer.
— Trop tard ! dit-il avec une grimace.
Il cherchait sa pétoire. Hautetour poussa un long soupir de soulagement. Sally ordonna la manœuvre de décrochement du corps.
— On dirait une descente de croix, dit Hautetour.
Le corps se plia dans le lit, à l'équerre. L'œil cherchait encore à s'accrocher. Il est trop tard, Frank !
— Anticolocaïne ! lança Sally à l'interne qui piqua aussitôt une ampoule pour la vider.
— Vous avez ça aussi ? siffla Hautetour.
Il ne s'était jamais intéressé aux technologies de la vie et par conséquent ou à cause d'elles, de la mort. Sa connaissance du monde s'arrêtait où commence celle des connaisseurs. Dans un monde de savants et d'ignorants, il faut maintenir le niveau de l'ignorance et laisser le champ au savoir. On avait donc besoin de flics et de caïds. On continuait d'appeler ça la justice, mais c'était encore et toujours de la prudence.
— J'ai été voir Popo, dit Frank en passant à l'horizontale sur une civière, mais j'ai revu le homard.
— Dix, ce serait trop ! plaisanta Sally en le piquant.
Hautetour rit aussi, mais seulement parce qu'il ne comprenait pas le sens profond de la plaisanterie qui animait Frank et Sally malgré le coup de poing et la suspension.
— Dis donc, petite ? fit Hautetour en claquant des doigts.
— La nièce du docteur Omar Lobster, dit Sally qui piquait le corps alangui de Frank.
— Je comprends, dit Hautetour qui ne comprenait toujours pas.
L'anticolocaïne affluait. Frank était loin de l'endroit précis où la colocaïne l'avait emmené comme si c'était sa place exacte. Les lèvres de Sally continuaient de gonfler à vue d'œil. Elle tirait la langue pour s'appliquer, seringuant où il manquait de liquide.
— Tout est bien qui finit bien, dit Hautetour qui semblait poursuivre à voix haute un débat intérieur qui ne contenait pas toutes les réponses. C'est un hôpital, votre centre de recherche ?
Il arpentait le bloc, le nez levé vers un plafond uniforme.
— Nous n'avons pas toujours été aussi bien équipés, dit Sally qui continuait de calculer à l'endroit où Frank avait pensé qu'il avait cessé d'exister. C'est le docteur Lobster qui a conçu ce chef-d'œuvre et c'est encore lui qui a dirigé les travaux.
— Une grande perte, dit Hautetour. Vous avez une idée ?
— Je n'ai jamais d'idées si je ne suis pas compétente.
— Qu'est-il arrivé à Jean de Vermort ?
Les lèvres de Sally se superposaient maintenant. Elle suçait pensivement ces perles de sang.
— Je suis très ami avec les Vermort, dit Hautetour. Il m'arrive de manger à leur table.
Il regardait le homard nº 9 ou 10.
— Fabrice adore le homard. Madame Lobster le cuisine admirablement, m'a-t-il confié plusieurs fois. Où va-t-il, ce homard ? C'est une expérience ?
— Vous n'allez tout de même pas filer un homard ? s'étonna Sally Sabat avant de s'injecter une dose de protocolocaïne. Qui sait où vous conduisent les homards quand vous les suivez ?
Hautetour sembla disparaître derrière le homard. Sally pompa une autre dose. Elle avait besoin de réfléchir, à l'opposé de la douleur et à la tangente du bien-être. Dans la cabine expérimentale, le corps de Jean pivotait sous le regard insondable de Pulchérie. Derrière un paravent à peine opaque, le chauffeur comptait sur ses doigts. On lui avait amené une pastèque parce qu'il avait oublié ce que c'était. Il avait promis de ne pas l'utiliser comme projectile. Si Hautetour, prévenu par le SSE, n'était pas intervenu, Frank serait encore en suspension. Elle ne lui avait fait perdre que deux heures.
— Continuez sans moi, dit-elle à l'interne qui ne demandait pas ce qu'il devait faire de Pulchérie.
Frank voudrait la voir maintenant, d'abord pour s'excuser, mais il ne se sentirait pas coupable d'un excès d'humeur provoqué par l'agent polluant. Il lui poserait des questions sur cette pollution, des questions d'autant plus pertinentes qu'il était personnellement touché. Hautetour avait une autre idée dans la tête et elle n'arrivait pas à la former dans la sienne. Hautetour était un vieux brigand qui en savait plus qu'elle en matière de comédie à jouer devant les autres pour les obliger à faire le travail à votre place. Omar Lobster avait aussi ce talent. Elle n'avait jamais usé que de l'autorité, et encore, dans des contextes limités à son pouvoir momentané qui demeurait subalterne malgré les promesses, aussi doutait-elle maintenant de se montrer à la hauteur de la mission qui était la sienne parce qu'elle aimait la vie et ses extras.
— Où en est Chercos ? demanda-t-elle dans l'interphone.
— Il est tenace, dit une voix, mais il descend.
Sur terre. Cette manie de tronquer des expressions qui ont la beauté de leur sens. Elle relâcha le bouton. Frank était un malin à sa manière. Ce n'était pas un raisonneur ni un homme d'action. Il ne réfléchissait ni n'agissait. Qu'est-ce qu'on peut donc fabriquer si on ne réfléchit pas et si on ne fait rien ? Elle n'aurait pas aimé être ce genre d'homme. Il invitait son petit monde intérieur à faire le tour du propriétaire des autres. Il avait une chance sur mille de tomber sur un fait probant. Hautetour comptait sur les 999 autres. Pourtant, la situation actuelle n'était plus ce qu'elle avait été au moment de la mort d'Omar Lobster. On pouvait imputer les changements autant aux deux alertes à la pollution qu'aux interventions flagrantes de Frank. Elle se lécha minutieusement les dents qui semblaient avoir gonflé elles aussi. Frank avait peut-être raison. Qui manquait au dîner de mardi soir ? Il en restait deux qui pouvaient en témoigner et qui se taisaient. Quel hasard avait mis ces homards sur la route de Frank ? Frank était-il un chanceux dont la police utilisait la baraka ? Qui était Popo ? On a vite fait de mélanger la vie privée des gens avec leur aventure professionnelle alors qu'il n'y a jamais aucun rapport entre elles. Un peu comme le poème de Feu pâle avec son commentaire. Elle avait des Lettres, quelquefois, Sally Sabat, et Fielding l'aimait bien pour cette unique raison...
Apparition de Frank comme si rien ne s'était passé. Il s'excusa comme prévu. Elle, du moins, était la preuve vivante de ce lamentable incident. Mais il était plus préoccupé par la contamination qui l'avait rendu dangereux et qui le guettait toujours, que par l'œdème rouge et bleu qui n'était que l'exagération géométrique d'une bouche déjà difficile à apprécier. Pourtant, elle savait la faire petite quand elle voulait. Frank eut une seconde de commisération dont elle n'aurait pas voulu s'il avait insisté. Il n'insista pas.
— J'ai perdu deux heures, dit-il. Deux heures que j'aurais pu consacrer à...
Nouvelle alerte. Même nature. Ça devenait sérieux. Elle poussa le bouton de l'interphone :
— Toujours pas d'appel du ministère ?
— Non, Madame. Nous sommes à l'écoute. Rien.
Frank retenait sa respiration. Elle lui offrit un mouchoir.
— Inutile de protéger les voies respiratoires, dit-elle.
— La peau ? Les nerfs ? Expliquez-vous !
Frank surpris dans un moment de panique. Il avait des excuses, mais de là à se donner en spectacle à une femme qui adorait celui des hommes en déroute... On l'avait suspendu et s'il avait su, il ne serait pas revenu. S'il avait su comment ne pas revenir...
— J'ai compris ! dit Sally. Mais monsieur Hautetour serait devenu fou ou dangereux si nous vous avions perdu comme ce pauvre Jean de Vermort.
Les stagiaires étaient dans l'allée, immobiles et silencieux, comme s'ils attendaient qu'on les renseignât pour se remettre à bouger et à parler. La sirène agonisa enfin. La troupe était masquée.
— Si le but est de fiche la trouille à la popu, c'est réussi ! grogna Frank qui collait son nez à la fenêtre.
— Vous connaissez un autre moyen de détourner leur attention d'animaux apprivoisés ? dit Sally d'une voix si claire qu'il crut qu'une autre femme, inconnue celle-là, était entrée pour enfin lui expliquer ce qui se passait réellement dans ce prétendu centre de recherche.
Elle ne s'effondrait pas. Elle avait les épaules solides, la nouvelle directrice. Elle ne comprenait plus pourquoi on l'avait nommée à ce poste mais était prête à se souvenir de l'envie formidable qu'il lui avait inspirée pendant qu'Omar Lobster l'occupait.
— Venez, dit-elle et elle le prit par la main.
Dans le bloc des soins intensifs, qui était aussi une salle d'expérimentation (il avait déjà compris que le Centre consistait en superpositions savantes), trois personnages étaient en quête de textes plutôt que d'auteur. Comme Frank n'avait pas de Lettres, elle lui expliqua les choses plus simplement :
— Jean les appelle, comme il vous a appelé tout à l'heure (elle se caressait le menton où l'hématome s'épanchait), et ils ne savent pas ce qui leur arrive.
— Pulchérie n'est pas réveillée ?
— Si je ne l'avais pas cru, vous ne m'auriez pas asséné ce coup de poing !
— Dois-je comprendre que... que j'étais... habité ?
— Le docteur Omar Lobster m'a toujours prise pour une folle. Mais c'était plus qu'une intuition. Il m'a...
Elle parut atrocement souffrir tout d'un coup. Il lui offrit encore le bras solide qu'elle avait traversé d'aiguilles tout à l'heure, à deux reprises : une fois pour l'envoyer en l'air alors qu'il n'avait rien demandé et la seconde pour le remettre sur terre alors qu'il n'en avait plus envie. Il y avait aussi de la souffrance sous ces petits pansements humides.
— L'idéal dans ces enquêtes, dit-il sur un ton professoral, ce serait de tomber tout de suite sur la bonne personne et de lui flanquer une dérouillée pour la faire parler.
— Mais je ne suis pas cette personne !
Maintenant elle avait peur. Il se ravisa.
— Jouer avec le feu, dit-il, ce n'est pas jouer. Mais le feu est le feu.
Il n'était pas tout à fait revenu, Frank, mais il était assez présent pour qu'elle songeât à s'abandonner à son cerveau de veinard ni raisonneur ni aventurier. Il était quoi, Frank ? Verni ?
Jean de Vermort pivotait, suspendu dans un appareillage propre et précis, peut-être beau. Le chauffeur apparaissait en ombre chinoise sur le paravent. Pulchérie jouait avec le corps, avec les particules de ce qui n'était ni une odeur ni une sensation. Frank écoutait ce silence comme s'il n'était pas aussi parfait que le prétendait Sally. Il avait atteint cette voix tout à l'heure. Ils l'avaient ramené trop tôt. Colocaïne. Anticolocaïne. Elle lui avait même confié qu'il lui arrivait d'abuser de la protocolocaïne pour soulager ses hémorroïdes. C'était plus fort que lui ! Il renouvela le coup de poing, avec la même dureté, la même précision, sur les mêmes dents qu'elle découvrait, et cette fois Sally se mit à tournoyer, au lieu de valser, comme s'il venait de la placer en suspension, mais une suspension désarticulée autour d'un axe imprévisible, puis le corps s'abattit sur le sol tandis que l'interne se jetait à genoux, les bras en croix sur la tête. Frank jeta un œil clair sur le corps tranquille de Jean de Vermort et d'une main qui était la sienne sans doute possible, il arracha Pulchérie à ce monde de homards et de carabins.
Chapitre XVIII
Sans la Corvette, Frank Chercos se sentait frustré. Mais sans le Colt, il était nu. Deux dispositions psychologiques qui le rendaient morose devant les autres et dangereux quand ils avaient le dos tourné. Il ne manquait plus qu'on lui enlevât Popo, ce qu'il dut admettre à trois heures de l'après-midi quand il se heurta au front buté du branquignol qui faisait office de portier du Centre Médico-Psychologique Départemental. Comme celui-ci, en forcené de la routine et de la méchanceté, lui demandait de déposer son arme au vestiaire, le directeur de l'établissement était apparu derrière la vitre grillagée avec un air annonciateur de mauvaises nouvelles. Avec une politesse de négociateur rompu aux techniques de l'hypocrisie et du paradoxe, il invita d'un geste clair le policier à faire le tour de la cabine d'accueil et à se présenter devant la porte de son bureau. Frank connaissait le chemin mais ne l'avait jamais emprunté que pour faire entendre sa raison, ce qui n'était jamais une bonne nouvelle non plus. Le portier referma son registre gras et considéra Frank comme si, sans connaître les détails de ce qui l'attendait, il n'en mesurait pas moins les conséquences négatives sur le tran-tran auquel le policier avait finalement accordé l'instrument de ses habitudes de tuteur.
— La jeune fille peut attendre dans le salon, roucoula-t-il. Elle n'y fera pas de mauvaises rencontres.
Il décolla son derrière humide du siège qui l'épousait et, sans redresser une colonne vertébrale qui en disait long sur sa capacité de détente, indiqua d'un coup de menton la double porte vitrée de ce qu'il appelait avec un respect de valet le salon d'attente des visiteurs. Puis le menton s'abaissa et disparut derrière l'horizon gris nickel d'un guichet qui servait de reposoir et de reliquaire aux ustensiles de l'accueil et de l'information préconisés par la direction du centre.
— Elle reste avec moi, dit Frank, si le directeur n'y voit pas d'inconvénient.
Elle n'était pas nécessaire, il s'était même toujours passé d'elle, mais elle était sans protection, d'autant qu'il l'avait enlevée sans demander la permission.
— Bien sûr, bien sûr, fit le directeur et il retourna dans le mur jaune qui devait être la hantise du portier.
— O.K., dit Frank, suis-moi et ferme-la !
Ils entrèrent dans un bureau confortable ouvert sur un jardin privé inspiré de l'Espagne andalouse. Un fauteuil spacieux pour Frank et une chaise de style pour Pulchérie qui ne sentait pas la rose mais croisait des jambes avec l'art consommé et reconnaissable d'une taxi-girl.
— Voilà, dit le directeur, Paul s'est échappé.
Il voulait dire : Popo s'est tiré sans laisser d'adresse. Frank eut un vertige suivi d'une sueur froide et d'un grincement de dents qui arracha une grimace au visage tendu du directeur.
— Cela s'est passé cette nuit...
— Et c'est maintenant que vous me prévenez ! gronda Frank dont le champ de vision se resserrait sur le visage rond et souriant de son interlocuteur.
— Je rectifie, dit le directeur en agitant son index devant son propre nez : nous savons qu'il s'est échappé cette nuit mais nous ne connaissons les faits que depuis une petite heure à peine. Au CEFC, on m'a dit que...
— Épargnez-moi ce que vous ont raconté ces apprentis sorciers. Je suppose que si vous ne l'avez pas encore repéré, c'est que son émetteur de position est en panne ou votre récepteur encore une fois en attente d'une révision que votre sacré budget vous interdit.
— Vous connaissez nos éternels problèmes. D'ailleurs, nous ne cachons pas...
— Parti à pied ou en voiture ?
— En voiture. La fourgonnette du vaguemestre...
— ...n'est pas non plus équipée d'un émetteur de position. Tout dans ce monde de fées, même les mouches qui nous empêchent de dormir, est équipé de cette petite puce indolore dont l'état nous fait cadeau à la naissance, sauf Popo et la Tacot du facteur de lettres.
— La situation est beaucoup plus complexe...
On n'avait plus rien à faire dans le bureau de ce minable supérieur qui avait préparé un document à signer mais demandait timidement si la signature d'un cavaleur aurait quelque valeur au moment d'être utile.
— Est-ce que la poubelle du jardinier est greffée ? demanda Frank que tous ces commentaires annexes commençaient à fatiguer.
Popo en voiture et en vadrouille ! Les autorités étaient prévenues, mais avec l'alerte, il fallait s'attendre à une indisponibilité relative. Frank décrocha le téléphone et composa le numéro :
— Bonjour, madame Lobster. Frank Chercos à l'app. Excusez-moi de vous déranger encore. À quelle heure avez-vous prévu le dîner avec monsieur Fielding ? Vous allez me trouver indiscret...
— Il ne viendra pas seul, dit Pulchérie.
— Je ne sais pas pourquoi je vous demande ça. C'est par rapport à cette quantité de homards. Oui, un policier ne sait pas toujours où il va.
Il raccrocha.
— Avec qui compte-t-il dîner, à part Constance ?
Pulchérie se tortillait en riant. Il n'y avait que deux homards chez Constance. Comment recevrait-elle la partenaire de Fielding ? À coups de poing ?
— Tu fais bien de m'en parler, dit-il.
— Comme je n'ai pas d'autres informations... commença le directeur.
La porte claqua. Elle était où, la fourgonnette du jardinier ? Encore une Tacot.
— On va où ? dit Pulchérie qui prévoyait de ne pas s'ennuyer.
On n'allait nulle part. À un moment donné, on ne va nulle part. La question est de savoir si on en revient. Qui conduisait Popo et où l'emmenait-il ? Le directeur devait en savoir beaucoup plus qu'il ne le disait. Pas le temps de réfléchir maintenant, pensa Frank au volant d'un véhicule qui s'ébrouait au lieu de démarrer. Mais la question de Pulchérie demeurait pertinente.
— Tu l'aimes bien, ton Popo, dit-elle.
Elle avait tout compris. Après tout, le moment était peut-être bien choisi pour mettre de l'ordre dans les idées que cette affaire produisait comme un arbre ou une poule. D'un côté, les questions avec réponses à vérifier et de l'autre, les réponses à trouver à des questions à vérifier. La méthode du docteur Corvette et du professeur Colt n'était pas applicable. Il commença son périple par une route qui n'arrêtait pas de monter. Pulchérie ne lui reprochait même pas de la ramener au bercail, chez tatie Constance, mais son beau visage de rebelle momentanément au service du plaisir ne cachait rien de sa déconvenue. Il ne lui demanda même pas si elle était en colère. Constance comprendrait-elle qu'elle devait maintenant protéger sa nièce de la curiosité malsaine des autorités ?
— Mais comment voulez-vous... s'écria-t-elle quand il lui expliqua ce que risquait Pulchérie.
— On la mettra avec les chevaux, dit Anastase. Ils ne penseront pas aux chevaux. Vous connaissez les chevaux, Poulet ?
Quelle était l'importance de Pulchérie dans le système que Sally Sabat était en train de mettre en place ? Constance redoutait cette intrusion. Ils établissaient des réseaux dans le réseau et finissaient par tout savoir.
— Vous me cachez quelque chose ? demanda Frank qui regardait Pulchérie s'éloigner vers l'enclos.
— Que voulez-vous que je sache ? J'ignorais tout des activités de mon époux, à part ce que tout le monde sait.
— Qui se sert de qui et comment ? On va finir par savoir pourquoi. Je ne me vois pas mettre la main sur un pareil pactole !
Pendant quelques secondes précieuses, Frank offrit à Constance le visage bienheureux de celui qui traverse un rêve sans y rencontrer la moindre incohérence.
— Vous ne m'avez pas dit qui vient avec Fielding, ce soir.
— Il vient avec qui il veut !
Touchée. Un pauvre homard avait payé de sa vie l'exaspération de la géante. Mais espérait-elle vraiment que l'autre ne viendrait pas parce qu'il manquait un homard ? Fielding consentirait peut-être à partager le sien avec elle.
— Lui, rectifia Constance avec une petite goutte d'acide sur le bout de la langue. Fielding vient avec lui. Je ne peux pas en dire plus. Vie privée. Il n'y a aucun rapport avec...
Avec quoi ? Elle s'arrêtait pour surveiller Anastase et Pulchérie qui jouaient innocemment avec les chevaux.
— Anastase est jaloux parce qu'elle a des rapports magiques avec les chevaux. Il les effraie sans le vouloir ou parce qu'il ne peut pas se passer de ce plaisir. Il est comme son père...
Encore un arrêt et ce visage absorbé par la réflexion qui l'inonde jusqu'à couper la respiration. Mais cette fois, elle continue :
— Son père n'avait pas de chance. Vous savez comment on appelle Sally ? C'est amusant.
— Vous connaissez Sally... intimement ?
— Comme collaboratrice de mon mari. Je ne sais pas ce qu'elle vaut comme directrice. Elle a peu d'expérience, mais c'est peut-être beaucoup... trop.
Ce n'était pas ce qu'on lui demandait. Après les anacoluthes, les esquives. La rhétorique de madame Lobster faisait surface. Frank adorait ces moments de trahison. Mais la géante exerçait sur lui une fascination de personnage mythique. Les forts et les beaux sont des mythes. La force et la beauté, Frank ne possédait ni l'un ni l'autre de ces attributs de la divinité. Constance était peut-être aussi très belle, dans son genre.
— Si elle est en train de mettre en place un réseau, dit-elle en revenant au fond des yeux de Frank, je ne vois pas ce qu'on pourrait faire, vous et moi, pour l'en empêcher.
— Comment savez-vous que Pulchérie est piégée ? Sally vous a fait des confidences ?
— Il suffit de mettre les pieds au Centre pour en ressortir avec une de leurs inventions installées derrière un neurone qui ressemble à tous les neurones. Surtout s'ils vous ont suspendu. Omar a fait quelques allusions à ces... mais vous savez ce que sont les conversations d'un vieux couple qui...
Suspendu. Frank laissa un frisson le parcourir des pieds à la tête. Elle remarqua son trouble. Quand il était nu et frustré, il ne pouvait plus rien cacher aux femmes. S'ils l'avaient transformé en relais d'un réseau, il finirait au rebus avec les ustensiles des vieilles expériences dont on ne parle pas dans les encyclopédies. Avec la chance qu'il avait ! Il n'avait jamais eu de chance, contrairement à ce que Sally pensait de sa méthode et de ses succès. Elle ne savait rien de ses échecs. Il souhaitait qu'elle n'en sût rien. Elle était capable de mettre à profit le moindre défaut de sa cuirasse pour s'en servir dans une de ces expériences dont on savait qu'elles détruisaient la vie pour lui arracher des secrets qui ne profiteraient qu'à des élus pressés d'en jouir, derniers Titans.
— Vous réfléchissez trop, dit Constance. Vous devriez agir. Où est Popo ?
Elle n'avait jamais entendu parler de Popo ? Tout le monde connaissait Popo. Il n'y avait pas de Popo dans sa famille ?
— Hé ! Monsieur Chercos ! Revenez avec nous !
— Il est reparti, dit la voix inimitable de Pulchérie.
— Sans colocaïne, ça va être coton !
Il tournait de l'œil. À quoi se raccrocher quand c'est le rêve qui vous sollicite ? On s'accroche à lui si la réalité nous rappelle à ses bons offices. Mais si le rêve est aux commandes, alors la réalité devient glissante, puis inutile, et enfin inexistante. Frank cherchait en lui l'endroit où ils avaient profité de sa mise en suspension pour y greffer un de leurs objets indécelables qui font de vous un être non pas soumis ni esclave, mais inconsciemment utile à une expérience qu'il faut considérer, même si on n'en a vraiment aucune idée, comme un bien de l'humanité, un bien à soi ET aux autres, ce qui paraît impossible au niveau de la vie ordinaire où le bien est à soi OU aux autres. Ils avaient ce pouvoir de faire basculer l'humanité de la possibilité du choix à l'évidence de l'utilité. C'est pour ça qu'on les considérait et qu'on les traitait comme des dieux vivants. Il n'y avait guère que dans les rêves qu'on se voyait en lutte contre ces puissances de l'ombre. Ils étaient les ténèbres du rêve et la lumière de la vie.
— Vous étiez parti, monsieur Chercos, dit de nouveau le visage tranquille de Constance.
— Vous devriez soulever ce pansement et jeter un œil sur la blessure, marmonna-t-il comme si les mots venaient de prendre corps sur une langue incapable d'en apprécier les virtualités.
Il était couvert de pansements. Elle l'avait déshabillé jusqu'à la ceinture. Les bras exhibaient une multitude de croix formées par les adhésifs.
— Mon œil, dit-il, ils ont trafiqué mon œil !
— Pourquoi pas l'œil en effet ? dit Constance avant de pousser un cri d'horreur.
Il pâlit. Dans un combat, il faut accepter de perdre des pièces. Il s'adressait de temps en temps au marché noir, malgré des convictions qui donnaient à sa conversation le charme indiscret des certitudes indéfendables.
— Il est en mauvais, très mauvais état, dit Pulchérie qui pouvait expliquer pourquoi.
— Il faut que je sois rentré ce soir, dit Frank.
— Mais où voulez-vous rentrer dans cet état ?
— On vous garde, dit Anastase qui sentait la jument et le dentifrice.
C'était une belle après-midi de printemps. On était vendredi après-midi et tout ce qui s'était passé, mettons depuis lundi, convergeait vers un autre point qu'il était impossible de situer mais dont il était raisonnable de penser qu'il n'aurait pas lieu avant samedi, jour des funérailles d'Omar Lobster, autre longue journée qu'il faudrait traverser en état de frustration, en tenue d'Adam et sans Popo pour servir d'excuse aux ratages de l'existence. Mais samedi ne commencerait pas, ne pouvait pas commencer (restons cohérent, s'efforça de penser Frank qui mesurait la menace) avant que vendredi ne se terminât. Or, on en était loin, très loin. Il était peut-être trois heures et demie.
— Quatre heures, dit Pulchérie. Il va bientôt faire frais.
— Je vais rentrer les chevaux, dit Anastase. Il faut donc que je te rentre toi aussi. Nous en avons décidé ainsi.
Popo ne savait pas conduire. Il ne savait même pas que ça se conduisait, une automobile. Il n'aurait même pas eu l'idée de monter dedans. Il n'avait pas le sens de l'imitation, Popo. Il n'avait jamais rien appris, à part ce mot par lequel avait commencé une existence de recherches têtues et de renoncements silencieux. Pourquoi voulaient-ils mêler maintenant Popo à une histoire qu'il ne raconterait pas parce qu'il ignorait ce que c'était, une histoire.
— Je ne vois pas ce que vous pouvez faire de plus, dit Constance.
Il était seul avec elle maintenant. Elle passa en revue les piqûres, les éraflures, les contusions et des gouttes noires descendaient de l'aiguille qu'elle trempait régulièrement dans une ampoule. Elle le soignait. Il se sentit prisonnier d'un bonheur de pacotille.
— Vous prendrez la voiture d'Omar, dit-elle. Il en était très fier. Elle est au moins aussi puissante que votre beauté amérindienne. Vous ne passerez pas inaperçu, mais on aura du mal à vous suivre. Pour ce qui est du Colt, je vais voir ce que je peux faire.
Elle possédait donc des produits de remplacement ! Quelle femme ! Mais qui remplacerait le homard qu'elle avait écrasé sous son poing de colosse aux seins d'argiles ?
— Omar utilisait une arme contre les animaux. Il appelait ça chasser. Ça vous ira ?
— Un Mannlicher ! Mazette !
Il frotta sa joue contre la perfection de la crosse. Il avait toujours aimé et sut apprécier le détail des surfaces et la justesse des courbes. Il se sentait ragaillardi, à des lieux du bonheur et de l'esclavage. Elle le sauvait du sommeil. Il aurait détesté dormir dans ses bras.
— Et voici la maquina ! dit-elle.
Le portail du garage s'ouvrit sur une Ferrari.
— Elle est bleue ! s'étonna Frank comme si le rêve venait de s'écrouler avec son rideau.
— Omar adorait le bleu ! le bleu du ciel, le bleu de l'océan, le bleu des pierres bleues, mes yeux...
En effet, le bleu de ses yeux pouvait vous emporter loin et ne plus vous ramener. On doit couler dans ce genre de femme, pensa-t-il avant que l'idée d'une comparaison avec le gigantesque Fielding l'ancien n'effleurât son esprit. Elle lui tendit les clés.
— Il ne vous manque que Popo, dit-elle avec la petite nuance qui précipite la fin d'une conversation.
Elle ne le mettait pas dehors. S'il était dupe de tout ce cirque, pensa-t-il, il était en tout cas de nouveau sur les rails et pouvait espérer ne pas passer pour un gugusse aux yeux d'une femme qui pouvait devenir le joyau platonique de sa piscine bleue.
— Soignez bien Pulchérie, dit-il tandis que le siège de la Ferrari épousait lentement mais exactement tous les défauts de sa cuirasse de policier en cavale.
— Le bonjour à Popo ! dit-elle et une lourde paupière tomba sur le bleu de l'œil.
C’était peut-être le moment de penser, celui où l'accélération de la Ferrari l'arrachait à une réalité qu'il était conscient d'avoir à peine entrevue. S'il s'agissait bel et bien de ne pas perdre de vue l'objet de l'enquête, c'est-à-dire trouver le nom de l'assassin d'Omar Lobster, il s'était passé tellement de choses depuis cette mort qu'on ne pouvait guère espérer en construire le rapport avec les moyens d'une stricte narration des faits en question. Mais la Ferrari avait des ailes. Il passerait probablement inaperçu. Omar Lobster préférait-il la discrétion du bleu à la marque indélébile du rouge ? Constance n'avait oublié aucun objet personnel. C'était une Ferrari parfaitement anonyme, complètement indépendante de la personnalité d'Omar Lobster, et elle était aussi discrète qu'un canari vert ou un éléphant rose. La route se laissait caresser par ses sept cents chevaux qui valaient presque les mille canassons américains dont il avait une habitude passive. Pulchérie était à l'abri. Lui était en vadrouille. Il avait compliqué le réseau, avec une petite pensée pour Jean de Vermort et pour le chauffeur de pastèques comme l'avait intitulé le sergent chargé du premier rapport. En supprimant le docteur Omar Lobster, on avait soit autorisé la mise en route d'un réseau, soit éliminé une pièce du réseau. Omar Lobster avait été un opposant avant d'être un mort, ou un relais défectueux qu'il avait suffi d'éliminer pour que tout rentrât dans l'ordre ou que les choses pussent continuer d'évoluer comme on avait prévu qu'elles évoluassent. Continuer, pour Frank, c'était commencer par éliminer Sally Sabat. Il avait hâte de constater les résultats de cette élimination. Ils n'avaient sans doute pas prévu que Sally Sabat pût être éliminée, soit comme membre du réseau servant de relais, soit comme cerveau aux manettes. Elle quittait le laboratoire à six heures et rentrait chez elle. Elle irait peut-être chez Fielding si elle avait quelque chose à lui dire au sujet du dîner chez Constance. Mais qu'avait découvert Anaïs K. si elle avait réussi à pister le nain ? Pourquoi Constance Lobster et Fielding l'ancien étaient-ils des géants ? Qui viendrait dîner ce soir malgré l'écrasement d'un homard ? Le homard numéro 9, inexplicable mais dont l'existence était certaine, avait-il un sens si le dixième apparaissait entre les jambes baladeuses de Hautetour qui ce matin s'était mêlé d'un peu trop près de ce qui ne regardait pas ses services ? Quel était le rôle des stagiaires ? Il y avait un lien entre la cabine expérimentale, — où l'un d'eux, et pas des moindres (un Vermort !), était en suspension tandis que Pulchérie était en fuite et le chauffeur de pastèques complètement plongé dans son inventaire halluciné — et les baraquements où les stagiaires étaient consignés dans des conditions d'existence que Frank, lui-même objet de l'expérience, n'avait pas pu approcher d'assez près pour s'en faire une idée. Il se sentait à la foire et au moulin, incapable de s'organiser pour que ce ne fût plus un problème. Mais ce n'était pas la première fois que le système se servait de lui dans des intentions qu'il n'avait jamais essayé de percer à jour. Hautetour avait une devise en parlant de ses hommes à la hiérarchie : « Si vous touchez à leur propriété privée, éliminez-les dès que c'est possible pour ne pas leur laisser le temps de s'en prendre à la vôtre. »
Un carrosse anglais arrivait en faisant des appels de phare. C'était Gisèle de Vermort. Elle lui parla comme si elle ne voyait pas que celui qui était au volant de la Ferrari bleue d'Omar Lobster n'était pas Frank Chercos mais Omar Lobster lui-même.
Chapitre XIX
— Un Mannlicher !... Mon cher Omar !... Vous avez toujours tenu vos promesses. Et il a appartenu à Hemingway. Ce n'est pas celui avec lequel... Un Boss... Admirez, Gisèle ! La finition !... La précision !... Cette clarté !... Cette force !...
Frank Chercos continuait avec la guigne. Il aurait une discussion sérieuse sur ce sujet avec Sally Sabat qui ne pouvait pas lui faire une réputation de veinard sans apporter au moins ces corrections de détails. Il se secoua pour entrer encore un peu dans le fauteuil que lui avait offert le comte Fabrice de Vermort qui examinait le Mannlicher Shoenauer à la lumière tamisée d'une fenêtre. Adieu, Mannlicher ! Si Frank avait bien compris ce qui se passait, ce bon vieil Omar Lobster l'avait promis au comte (en échange de quoi ?) qui, selon son aveu, s'impatientait depuis des jours et des jours, selon son expression. Frank se retrouvait une fois de plus en tenue légère devant un adversaire (il ne doutait plus qu'il s'agît d'un antagonisme impitoyable) qui ne montrait pas son visage mais qui avait déjà donné la mesure de sa puissance et de sa détermination. Il conserverait peut-être la Ferrari, le temps de remettre la main sur la belle Américaine. Le comte faisait usage de Rolls, se limitant strictement à cette écurie dont il possédait quelques répliques, confia la comtesse Gisèle de Vermort à un Frank Chercos qui l'avait d'abord prise pour une folle en cavale, une folle d'Omar Lobster, une de ces rombières conquises par un Omar Lobster qui faisait preuve d'intelligence auprès des dames que ses raffinements intellectuels rendaient fragiles et imprévisibles.
Il avait croisé la Phantom sur la route. Montait-elle chez Constance ? Elle lançait des appels de phare exactement comme si elle le connaissait et qu'elle lui demandait de s'arrêter pour écouter ce qu'elle avait à lui dire. C'est fou ce qu'un homme peut s'arrêter quand une femme lui fait signe ! La Phantom avait franchi la moitié d'un petit pont, exhibant son derrière au regard de Frank qui l'observait dans un rétroviseur. La femme qui en descendait n'était pas connue de lui ni de ses services. Une femme dans la plénitude de l'âge, qui marchait dans l'herbe tendre au ras du talus. Elle retenait son petit chapeau bleu dans une chevelure outrageusement rouge, d'une main où giclaient les éclats d'un morceau de verre arraché à la terre d'un pauvre par le pauvre lui-même, en toute justice comme on dit erronément car si la justice consiste à équilibrer les plateaux de la balance, le Droit se charge de la faire pencher du bon côté. Paix et prospérité aux humbles comme aux riches ! Frank se demandait légitimement à qui il avait affaire, mais il savait à quoi il allait répondre : certainement pas à des signaux de femme.
— Omar ! Mon amour ! Que t'arrive-t-il ?
Ça faisait beaucoup à la fois. Elle se pencha sur lui pour déposer des lèvres grasses sur ses dents. C'était bien ce qu'il pensait : on avait dépassé la phase des signaux ; on se connaissait intimement et on ne se gênait plus s'il n'y avait personne pour en témoigner.
— Fabrice est furieux, dit-elle en se pourléchant. Il parle de vous chasser !
— Me chasser ? Moi ? fit Frank qui passait le plus lentement possible de sa personnalité ordinaire à celle plus complexe du docteur Omar Lobster en conversation avec une maîtresse qui lui déclarait que Fabrice était furieux et qu'il allait le chasser.
Omar Lobster était valet ou scientifique candidat au Prix Loben ?
— Vous feriez bien de passer au château, dit-elle en se redressant, la bouche pleine d'une saveur qu'elle ne lui connaissait pas mais qu'elle avait appréciée à sa juste valeur.
Frank aussi avait son charme, malgré des défauts de surface qui désignaient trop clairement ses problèmes intimes et non pas les tares caractérielles qui en disent toujours moins sur ce qu'on est réellement.
— Oh ! Mais je vois que vous y allez !
— Pas vraiment, dit Frank qui redoutait l'erreur fatale.
— C'est bien ce sacré fusil que vous lui avez promis !
Elle ne disait toujours pas pourquoi Omar Lobster l'avait promis à l'amant légitime ni qui était ce mari qui recevait des mains de son vainqueur cette arme redoutable.
— Je reconnais l'étui avec ses initiales ! Il a déjà consulté l'armurier pour les changer.
Changer l’O en quoi et le L en qui ? Elle n'en disait pas assez pour qu'il se permît d'entrer de plain-pied dans une conversation qui l'eût éloigné de l'enquête si elle ne l'avait pas pris pour Omar Lobster.
— Vous rendez visite à Constance ? demanda-t-il à tout hasard.
— Oh ! Je sais. Ce Fielding ! J'ai lu les journaux ce matin. Vous êtes content de votre Ferrari ?
Mais qui était cette femme ? Un château, avait-elle dit. Dans la vallée, il y en avait plusieurs, dont celui de Hautetour qui était une ruine médiévale et inhabitable. Hautetour vivait seul. Il y avait les Vermort, dont un rejeton était en suspension au CEFC comme suite à un regrettable incident, les Bélissens, les Morandelle qui étaient des bourgeois... Rien sous la main pour consulter les dossiers. La console était rivée au tableau de bord de la Corvette.
— Vous pensez que Fabrice sera content si je lui apporte ce bijou maintenant ?
— Heureux ? Vous savez comme il devient quand il est heureux
Frank ne le savait pas mais Omar Lobster devait en tenir compte chaque fois qu'il rendait heureux ce Fabrice qui possédait un château dans la vallée et une femme qui le trompait avec un futur Prix Loben. Il secoua la tête de haut en bas pour montrer qu'il avait compris la plaisanterie.
— Oh ! Mais ce n'est pas une plaisanterie ! s'écria-t-elle. Je vous y verrais, vous, à ma place !
À la place de qui ? Fabrice avait des goûts éclectiques ? Il y a un tas de rupins aux goûts mélangés dans la circonscription judiciaire de Castelpu-les-bains.
— Filez au château, dit-elle. Je serai de retour dans une heure au plus. Je ne voudrais pas trop la déranger.
— Qui donc ?
— Mais Constance, voyons ! À tout à l'heure.
Et la voilà repartie dans son carrosse vert olive. Que venait-il de se passer ? Il avait rencontré une femme de châtelain, lequel était furieux parce que le Mannlicher promis par Omar Lobster n'était pas entre ses mains. Mais surtout, Frank était Omar Lobster et il n'avait aucune idée du chemin à prendre pour atteindre ce château où on le prendrait peut-être encore pour Omar Lobster, à moins d'avoir eu affaire à une folle. Mais si elle était folle, pourquoi Omar Lobster justement, et pourquoi Frank Chercos à la place d'Omar Lobster ? Il y avait bien un blason sur le pare-brise de la Phantom, mais il ne connaissait rien à l'héraldique locale. Une heure, avait-elle dit. S'il attendait, il attendrait une heure. Et s'il se mettait sur une autre piste, il perdrait celle-là. Pouvait-il même compter sur sa ponctualité ? Une heure, cela le menait dans les environs de cinq heures et demie, une demi-heure avant que Sally Sabat, qui était ponctuelle et peut-être fidèle, sortît du centre et se rendît chez elle, chez Fielding ou ailleurs, cela n'avait aucune importance s'il l'interceptait au bon endroit. Si donc il attendait le retour de la femme à la Rolls, elle l'emmènerait dans son château après une brève explication sur les raisons de son attente, et Sally Sabat rejoindrait son point de chute où elle devenait insaisissable. Or, il devait, il sentait qu'il devait s'en occuper sérieusement avant l'enterrement classique d'Omar Lobster. Voilà ce que c'était de travailler seul. Il lui fallait impérativement trouver le château en question, sans console, sans souvenir, sans rien. Livrer ensuite le Mannlicher en échange d'un flot d'informations dont il ne doutait pas de la valeur probante. Récupérer une arme quelconque pour agresser Sally Sabat qui se servait adroitement de son petit français 6.35. Et être fin prêt pour huit heures, heure à partir de laquelle Constance Lobster recevait à dîner le poète Fielding le jeune et son compagnon inacceptable. Le mieux était donc de revenir chez Constance chez qui il trouverait, par astuce, le nom de ce sacré château.
En effet, la Phantom vert olive était garée devant le portail. Il n'y avait plus de chevaux dans l'enclos. Frank n'avait pas résolu la question que lui poserait inévitablement Constance qui ne le confondrait pas avec Omar Lobster. Il se mit à la recherche de Pulchérie et la trouva dans l'écurie, comme prévu. Tout baignait. Elle avait échangé l'odeur de la colocaïne (au début, une odeur de bonbon acidulé, peut-être du cassis, elle était loin l'enfance, puis l'odeur se changeait en renvoi de dyspepsique) pour celle des chevaux. Elle sommeillait sur une couche de foin, au milieu de son éternelle serviette de bain tachée de coups de canon. Elle n'était pas surprise. Pulchérie s'attendait à tout de la part de Frank. Une conception de l'amour à prendre avec des pincettes si on a passé l'âge de solliciter le pardon.
— Il faut que tu me rendes un service, dit-il après les précautions d'usage. Ta tante reçoit une amie en ce moment...
— Oh ! C'est Gisèle.
— Gisèle ?
— Gisèle de Vermort. Une toquée. C'est la belle-sœur de ce pauvre Jeanjean. Elle cherche des recettes de cuisine pour emmerder la cuisinière du château...
— ...de Vermort ?
— Oui. Tatie perdra encore patience et avalera un verre pour la retrouver.
Cinq heures. Le temps passait à toute allure.
— Tu dois rester ici pour l'instant, dit-il. Sois patiente.
— Frank ! Que faites-vous là, encore ?
C'était Constance, bras et tête nue, portant sur son dos la selle qu'elle destinait à un pauvre animal.
— Gisèle voudrait te voir, ma chérie. Elle a beaucoup aimé ton gâteau au gingembre.
— Je vous laisse, dit Frank sur la tangente.
— Vous m'abandonnez ?
— Il t'abandonne ?
— J'expliquerai tout, dit Frank et il disparut dans la grisaille de cette fin d'après-midi printanière.
— Il va expliquer quoi ? fit Constance qui toisait Pulchérie.
Frank arriva au château de Vermort à cinq heures et demie passées. Il disposait de moins d'une demi-heure pour livrer le Mannlicher, arracher quelques fragments de la vérité au comte de Vermort, récupérer une arme digne de son poing, se porter sur les lieux où il avait l'intention d'intercepter Sally Sabat et la réduire à l'état de prisonnière, comme dans la Recherche, sa prisonnière. C'était beaucoup demander au temps, d'autant plus que personne ne répondait à ses appels. Il avait manœuvré le carillon jusqu'à l'égosiller. Son poing se fracassait contre la porte d'entrée du château, une grille de fer et de bois surmontée de la coquille de saint Jacques, de la Rose blanche et des initiales du couple actuellement en charge du titre et des propriétés : FG. Au bout de dix longues minutes, il avait perdu espoir et s'apprêtait à rejoindre Sally Sabat sur la route du retour au foyer quand Gisèle pénétra dans la cour à bord de son carrosse.
— Vous attendez depuis longtemps ? fit-elle en allant à sa rencontre.
Une lourde clé apparut dans ses mains et elle s'en servit pour ouvrir cette satanée grille qui ne put s'empêcher de grincer. On entra dans un porche obscur où végétaient des statues grimaçantes et une autre porte s'ouvrit plus discrètement pour laisser le passage à un Frank Chercos qui était pressé d'en finir avec cette étape éprouvante du périple auquel sa profession de foi le condamnait pour toujours.
— Je vais chercher le comte, dit Gisèle. Il va être content.
— Je suis content moi aussi, dit Frank qui recueillait sa sueur dans un mouchoir.
Il consulta sa montre. Son cœur battait la chamade. S'il ne se calmait pas tout seul, ses hôtes ne manqueraient pas de s'en charger et il perdait un temps précieux à avaler des breuvages tranquillisants, les recettes ancestrales des breuvages tranquillisants, les bonnes paroles au contenu à la fois moral et psychologique, fin mélange peut-être mais qu'il ne voulait pas se donner le temps d'apprécier. Le comte apparut en robe de chambre, la pipe au poignet et une main sur le cœur :
— Le Mannlicher Shoenauer .256 ! Jésus ! Marie ! Joseph ! Omar, vous êtes un ange. Je savais que vous ne m'oublieriez pas. Nous partons dans deux jours. Ah ! Que je suis heureux !
Frank ne pensait pas au bonheur, ni même à la tranquillité. Il avala un verre d'un cognac réservé aux grandes occasions et se disposa à partir. Mais le comte tentait de lui arracher sa veste.
— Vous ne partirez pas avant de m'avoir tout expliqué, disait-il en tirant sur les manches.
Expliquer quoi ? Le maniement du Mannlicher ? La chasse à l'éléphant ou au rhinocéros ? Il avait un rendez-vous urgent et ne pouvait absolument pas se permettre de le manquer.
— Vous ? Omar ? Un rendez-vous ? disait le comte comme s'il n'y croyait pas. En général, et je vous connais, mon cher Omar, comme si je vous avais fait, vous n'êtes guère pressé de rencontrer vos créanciers. À moins qu'il ne s'agisse d'un rendez-vous galant ?
Frank avala le deuxième vers et refusa le troisième. Le comte possédait-il une arme, de poing de préférence, dont il n'avait pas usage ? Quelque chose qui trouverait son emploi entre la mouche tsé-tsé et l'éléphant blanc ? Ah ! C'est beau, l'Afrique ! Les Africains aussi. On comprend mieux nos péchés impériaux. Pardonnons-les-nous si on ne nous les pardonne pas.
— J'ai bien un pistolet, dit le comte qui réfléchissait, mais je ne sais pas s'il conviendra au style de rendez-vous que vous vous apprêtez à honorer, mon cher Omar, dans un état nerveux qui n'est peut-être pas...
— Un pistolet ? Je vous le rends demain.
— Si vous avez des ennuis, n'hésitez pas à me demander ce qui pourrait contribuer à...
— Qu'est-ce que c'est que ce rif ?
Le comte manipulait avec des précautions de philatéliste un vieux 8mm d'ordonnance.
— Il vous pétera peut-être dans les mains, dit-il et il ajouta en riant : Si c'est suffisant pour effrayer votre...
Frank se trouvait mal. L'œil dansait sous le pansement jusqu'à se faire mal.
— Le cognac, dit-il, je ne supporte pas le cognac...
— Mon vieil Omar, ce cognac n'est pas un cognac ordinaire mais tout de même !
— Vous avez des munitions ?
— Pour faire peur ?
Gisèle tenait entre ses mains tremblantes un carton à chaussures rempli de cartouches vertes.
— Vous n'allez tout de même pas tuer quelqu'un ? balbutia-t-elle tandis que le comte trempait sa main humide dans la boîte.
— C'est vieux, dit-il. Très vieux.
— Je pourrais vous ramener le Mannlicher demain ?
Le comte laissa son visage se décomposer lentement.
— Je sais que je peux vous faire confiance, dit-il en tendant le lourd Mannlicher dans son étui immaculé. Je vous rappelle que nous partons après-demain. Sans Mannlicher, Hemingway...
Frank avait giclé.
— Mais enfin, mon amie ! s'écria le comte. Notre Omar a de sérieux ennuis. Vous vous rendez compte : un Mannlicher pour...
— Pour quoi, mon ami ? s'écria la comtesse dont les larmes tombaient sur les cartouches vert-de-grisées.
— Qu'est-ce que j'en sais ? dit le comte. Mais qu'est-ce que j'en sais au fond ? Je prends le risque de me pointer au safari avec ce flingot ridicule. Omar devrait se ménager. Il paraît qu'on est très fragile, mentalement parlant, après une récupération post-mortem.
— Vous ne me direz pas en quoi consiste cette fragilité ! Vous ne me dites jamais rien. Je suis inquiète, mon ami, inquiète et incertaine. Vous ne pouvez pas savoir !
— Mais si, je sais ! Mais si, je sais ! Je suis embêté moi aussi. Très embêté par cette... ce...
La Ferrari laissa une trace profonde dans le gravier de l'allée. Cinq minutes ! pensa Frank. Il n'avait rien appris de nouveau et il ne lui restait pas cinq minutes ! Le jour commençait à tomber. On était entre chiens et loups. Il ajusta une paire de lunettes à son œil unique, ce qui augmenta la douleur de l'œil blessé. La vitesse acquise par la Ferrari devenait une obsession, loin du plaisir qui aurait dû prévaloir dans ces circonstances dangereuses. Il passa devant le CEFC juste pour lire l'heure au cadran qui surmontait l'espèce de donjon qui ne servait à rien. Six heures trois. Sally Sabat était sur la route. Il percuta la petite voiture rouge et blanche à six heures sept exactement. Après quelques tonneaux qui labourèrent le talus, la petite voiture se stabilisa sous un pommier en fleurs. Sally Sabat lui demanda ce qui s'était passé.
— Je vous emmène, dit-il en l'empoignant fermement, profitant de la confusion qui régnait pour le moment dans le cerveau vidangé de la scientifique.
— Vous m'emmenez où ? Je ne sais plus où j'habite.
Elle plaisantait peut-être. La Ferrari lui arracha un sifflement pulmonaire et un petit cri de douleur dentaire.
— Si vous m'enlevez, jubila-t-elle, c'est du luxe !
Elle avait peut-être abusé de la colocaïne et de la protocolocaïne. Elle était euphorique. Elle se mit à compulser les disques qui avaient échappé à l'attention de Constance Lobster. Omar Lobster aimait les classiques et les choses résolument modernes.
— Et puis rien au milieu, pas même une chanson, dit Sally qui sombrait en phase dépressive.
Il n'y avait plus aucune raison de se presser. Il avait le temps de boucler Sally dans une citerne de sa connaissance, de s'offrir un brin de toilette et enfin de s'approcher de la maison de Constance pour en observer les particularités. Ensuite, il irait se coucher.
— Le costard ! s'écria-t-il en plein virage.
— Quel costard ? dit Sally dont le visage commençait à enfler de tous les côtés. Je vais avoir mal dans pas longtemps. Heureusement, j'ai tout prévu !
Elle se piqua jalousement. La Ferrari entrait dans la ville. Le boulevard se traînait comme une chenille qui va devenir papillon. Sally confessa en termes laconiques la morosité grandissante de sa vie privée. Elle ne savait même pas qu'il y avait des rhinocéros dans les rues de cette ville qu'elle ne connaissait pas et qui semblait ne faire aucun effort pour lui faciliter les choses. Elle disait ça parce qu'il y avait un rhinocéros gravé dans le cuir blanc de l'étui, sinon elle aurait dit autre chose. On avait même oublié de signaler l'accident. C'était le risque quand on faisait partie des privilégiés mis hors réseau par simple déconnexion de la puce natale toujours utile en cas de mort. Ils vous retrouvaient alors à temps pour procéder à une récupération post-mortem. Quand on était une huile du système, on risquait de crever comme une bête tout simplement parce qu'ils pouvaient ignorer ce qui vous était arrivé. Personne ne rappliquait pour vous annoncer que vous étiez mort et qu'on allait arranger ça rapidement. Ils déconnectaient systématiquement les premiers et savaient tout des seconds. Il n'y avait pas de troisièmes. Rien que des premiers et des seconds. Des premiers déconnectés qui risquaient de disparaître et des seconds qui avaient toutes les chances de leur côté. Et personne pour trouver la parade quand un premier cassait sa pipe dans un endroit isolé. Le docteur Omar Lobster refusait toujours de donner une explication à ce qui était peut-être une protection du système contre le savoir des premiers. Mais la chance l'avait quitté au mauvais moment et il était mort définitivement. Sally Sabat n'empruntait jamais les routes secondaires et ne fermait pas la porte de son appartement. On l'entendait ronfler comme si elle était dans votre lit. S'ils trouvaient la voiture maintenant, et ils la trouveraient forcément puisqu'elle était sur le passage de tous les retours au foyer, ils se demanderaient où elle avait bien pu passer et ils chercheraient d'abord chez elle. Il fallait donc aller chez elle et le plus vite possible pour les accueillir et leur annoncer qu'elle n'était pas morte mais qu'elle était heureuse de vérifier que sa prudence n'était pas vaine. Elle n'avait pas l'habitude de recevoir du monde mais elle comptait sur lui, Frank le flic, pour donner le change. Était-il premier ou second ?
— Ça va ! dit Frank. Maintenant tu la fermes !
La circulation ralentissait. Il réussissait de temps en temps une belle manœuvre mais la jalousie des automobilistes était un obstacle à sa hâte et il ne souhaitait pas perdre son temps en insultes. Finalement, la boutique du teinturier apparut sous les lampes qui commençaient à diffuser la nuit. Il força le passage et se gara sur le trottoir en privilégié. Sortant de la voiture, il colla son insigne sur le pare-brise et toisa pendant quelques secondes des passants rapides et légers comme les pollens du printemps. Il entra dans la boutique.
— Bonjour, monsieur Lobster ! On vient pour son costume trois-pièces ? Un Prince de Galles de toute beauté. Dommage pour l'accroc. La reprise n'est pas invisible mais vous conviendrez avec moi qu'elle est parfaite. Voyez vous-même. Quel dommage !
Frank ignorait ce que pouvait valoir un déguisement de ce genre. Il ne pouvait tout de même pas se présenter en Prince de Galles aux funérailles d'Omar Lobster !
— Vous n'avez rien pour monsieur Frank Chercos ? C'est un ami et...
— Un complet gris bleu pour monsieur Chercos ! Comment va monsieur Chercos ? Présentez-lui mes respects.
— Vous mettez ça sur ma note ?
— Comme d'hab, monsieur Lobster, comme d'hab.
Toujours ça de gagné, merde ! Deux costards taillés sur mesure. Et propres. Sally les reçut sur ses genoux saignants. Il avait du temps maintenant. À la citerne, Sally, et Frankie sous la douche !
— Vous vous soignez, monsieur Chercos, dit-elle en tâtant le prince. Oh ! Un accroc. Oui... je me souviens. Nous revenions de...
Frank avait le cœur solide. Une chance. Pas un signe de tachycardie, rien. Un pouls à l'heure. Il contempla les doigts de Sally Sabat qui explorait l'accroc du Prince de Galles et s'abandonnait à une mémoire qu'elle pouvait solliciter sans l'injecter nolens volens dans les canaux de l'information totale.
— Continuez, dit Frank. Je ne me souviens pas de ce qui s'est passé.
— Comment pourriez-vous oublier ?
Chapitre XX
Il était en train de préparer une électrode pour souder le trou d'homme de la citerne. Il avait eu tort de ne pas l'attacher, il s'était fié à une passivité qu'il avait prise pour de l'abandon. Elle se servit d'une vieille planche qui avait fait son temps dans la cuisine de Chico Chica comme étagère. Elle se coupa en deux sur son crâne et il inspira la poussière des mites et des champignons. Quelque chose lui mordit les genoux et il bascula en arrière comme un fusillé, jambes pliées sous lui. Le morceau de planche qu'elle avait encore dans les mains l'atteignit en plein visage et il sentit le flot de sang se répandre sur ses joues et gicler autour de ses oreilles. Elle disait quelque chose mais il ne pouvait plus la voir et c'était la seule chose qui avait de l'importance en ce moment. Il entendit la ferraille bouger. Cette fois, le coup serait mortel. Elle prenait le temps, invisible et inévitable, cherchant dans le tas de ferraille un tuyau, un profilé, un arbre qui réunît les deux conditions nécessaires pour tuer l'homme qu'elle venait de jeter à terre : une arme contondante capable de briser les os et de pulvériser les organes, et un poids compatible avec la force qu'elle pouvait communiquer à cette arme. Il avait perdu toutes ses forces. Le transformateur du poste de soudure ronronnait tranquillement sous l'établi. Dehors, la nuit venait à peine de tomber. Chico Chica avait ouvert la citerne, dévissant les cinquante écrous noirs de graisse, et comme il n'avait pas de cadenas, Frank avait décidé de souder le trou d'homme. Il avait pensé à l'attacher, il avait même eu un doute quand Chico Chica s'était éloigné pour aller préparer le repas. Maintenant il se demandait s'il était premier ou second. Il n'avait pas répondu à cette question parce qu'il n'en savait rien. Elle le savait, elle, peut-être, et elle pouvait attendre tranquillement qu'ils se rappliquassent, parce qu'ils n'auraient rien à lui reprocher et qu'elle aurait un tas d'informations à leur fournir. Chico Chica n'était pas de taille à lutter contre elle. Au mieux, il pouvait lui tirer dessus avec sa 12, mais il aurait alors besoin de s'approcher si près qu'elle aurait largement le temps, si elle s'était rendu compte que Chico Chica était aveugle, de se jeter sur lui, de le désarmer et sans doute de le tuer plus sûrement avec la crosse de la carabine qu'avec une vieille planche mangée aux mites. Chico Chica pouvait se croire malin uniquement dans l'obscurité complète où sa peau était capable de capter la moindre vibration. Frank perdait du temps à essayer de se redresser. Il s'aperçut alors qu'il était sous un tonneau et non pas atteint de paraplégie, une de ces poubelles où Chico Chica jetait tous les morceaux de ferraille que la cisaille crachait quand il travaillait dessus pour trouver des formes et en faire quelque chose de parlant. Mais Sally Sabat ne touchait plus à la ferraille. Elle avait trouvé ce qu'il lui fallait. Frank reconnut un arbre de roue et il refusa de crever le crâne brisé par une femme qui savait calculer ses efforts. Il voulut crier, au moins crier une dernière fois, mais le cri devait traverser le sang qui remplissait sa bouche et il gargouilla lamentablement. Ce n'était pas le moment de prier.
Puis Sally Sabat, sans donner aucune explication, laissa tomber l'arbre de roue sur la terre battue de l'atelier et elle tomba à genou en grimaçant comme si elle regrettait maintenant de lui avoir fait mal et qu'elle n'avait plus la force de continuer à lui faire mal jusqu'à ce qu'il ne sentît plus rien, ni celle de s'empêcher d'y penser tant sa haine avait atteint le paroxysme de la nécessité de tuer. Chico Chica venait de lui traverser la cuisse avec une baleine de parapluie. Il ne lui restait plus qu'à s'approcher encore un peu et, par derrière, abattre un marteau de carrossier sur le crâne de Sally Sabat qui n'était plus en mesure de penser, qui n'avait même plus besoin de penser tant sa situation était sans solution. Elle mordit la poussière une seconde plus tard. Un caillot gicla de la gorge de Frank.
— Sors-moi de là, gémit-il. Je crois que je n'ai rien de cassé.
Ils examinèrent le corps de Sally Sabat.
— Tu ne fréquentes pas que les jolies filles, dit Chico Chica que l'effort avait complètement épuisé.
C'était un nain de la génération de Frank, un orphelin et un artiste marginal, un révolté qui avait encaissé toutes les humiliations et qui s'en nourrissait encore.
— Je crois qu'elle ne s'en sortira pas.
Ils ne touchaient pas au corps. Ils essayaient d'intercepter des signes de vie. Ils auraient attendu toute la nuit si Sally Sabat ne les avait insultés en se frottant les cheveux comme un pouilleux.
— Vous êtes des salauds, grogna-t-elle avec l'énergie de la haine.
Frank émit un soupir de soulagement. Il s'appuyait sur Chico Chica qui secouait son marteau comme une épée.
— On continue, dit Frank comme le magistrat éclaboussé qui considère que l'incident est clos.
— Elle n'a qu'à entrer dans la citerne, dit Chico Chica.
Elle n'était jamais entrée dans une citerne, cela se voyait à son regard. Chico Chica dit en riant :
— Ça servirait à rien qu'on la soude si tu n'es pas dedans !
— Vous allez m'enfermer là-dedans ! Vous êtes...
— C'est tout noir une fois fermé, dit Chico Chica. Je m'y cachais quand j'étais gosse et que j'avais fait une bêtise. Une fois, quelqu'un a touché au loquet, comme ça, pour le toucher. On fait des choses insensées quand on n'a rien à faire.
Il faisait claquer le loquet dans sa glissière.
— Ça suffit ! dit Frank. Elle a assez peur comme ça.
— Je peux lui dire qu'elle pourra respirer ?
Frank frotta l'électrode contre une mâchoire de l'étau. Une gerbe d'étincelles décrivit un demi-cercle au-dessus de l'établi. Il tourna la manette du transformateur, surveillant les étincelles.
— C'est bon. Entre là-dedans et ferme-la.
— Au début, dit Chico Chica, on tape contre les murs, mais ça vous secoue tellement la tête qu'on finit par ne plus supporter le moindre grattement. C'est noir mais l'air est pur.
S'il n'oubliait pas de manœuvrer la pompe une fois tous les quarts d’heure, une pompe à main de sa fabrication. Sally jeta un regard désespéré vers la porte grande ouverte sur la nuit. Elle avait perdu ses escarpins et ses petits orteils s'agitaient dans le mâchefer. Frank lui conseilla tranquillement de ne pas chercher à s'enfuir. Il lui tirerait dans les jambes. Ensuite, il serait obligé de lui garrotter la jambe, sans doute au-dessus du genou.
— C'est du gros pour les gros, dit Chico Chica qui ne cachait pas son admiration pour le Mannlicher.
Elle dut mettre une bonne minute pour entrer, une heure pour elle et une éternité pour les autres. Frank souffrait à sa place.
— T'es sûr que c'est une première ? dit Chico Chica qui avait lui-même arraché sa carte d'identité bioélectronique il y avait bien longtemps.
Elle peut communiquer, dit Frank. C'est pour ça que je l'enferme dans une citerne, pas pour autre chose.
— Ah ! s'écria Chico Chica. C'est fort ! Très fort !
Il referma le trou d'homme et Frank le souda tranquillement, le visage complètement dissimulé par le masque, presque immobile à part le poignet qui guidait l'électrode. Elle cogna une seule fois.
— Il y en a qui s'arrêtent au premier coup, dit Chico Chica sur un ton de péripatéticien. Faut anticiper quand le monde se rétrécit. Il n'y a plus rien à penser, donc plus rien à faire.
Il en avait fini avec sa dissertation. Il retourna dans la cuisine et relança le feu de la cuisinière.
— Ils ne la chercheront pas ici, dit-il en posant les morceaux de viande sur la grille portée au rouge. Si c'est une première et que la citerne l'empêche de communiquer, ils ne la chercheront pas ici. Elle a tout compris. Qu'est-ce que tu crois qu'elle attend maintenant ?
— Sa giclée de protocolocaïne. Elle s'en passera.
— C'est dur, Frank. C'est dur. Mais elle s'en passera si tu le dis. C'est toi qui parles. Tu parles de sa puce natale, de ses moyens de communication (une Unité de Communication je suppose) et du manque qui va l'obliger à parler. Tu sais ce que tu dis et je t'écoute.
Frank avala son morceau de viande trop poivrée. Il aurait l'estomac dérangé dans une heure, mais il n'était pas invité chez Constance et n'avait aucune envie de se faire repérer dans un restaurant. Il était seulement curieux de savoir qui accompagnerait Fielding le jeune. Qui était cet homme à l'apparence de femme qui donnait des boutons à la redoutable Constance Lobster ? Il ne servirait peut-être à rien de répondre à cette question qui serait alors un viol de l'intimité, mais on ne choisit pas d'être un flic (un Fidèle et Loyal Instrument du Crime), on le devient parce qu'on n'accorde aucune importance à la portée des questions qui se posent parce qu'on ne les a pas posées au moment où l'intelligence aurait pu en apprécier la pertinence.
Il assaillit Chico Chica de recommandations avant de remonter dans la Ferrari pour continuer de fureter au hasard des destinées et des rencontres. Il n'avait pas besoin d'entrer dans sa rue pour voir les véhicules discrets du SSE et ceux de la Police nationale, banalisés mais tellement dépendants les uns des autres que le cortège ne pouvait pas passer inaperçu. Ils ne cherchaient rien de précis et donc ne trouveraient rien. Hautetour savait cela mais il devait avoir son idée. Il n'était pas un ennemi sinon il aurait laissé un signal. En l'absence de signal, Frank se sentit autorisé à continuer de chercher. Sally Sabat lui avait expliqué la différence entre un chercheur et un fouineur : le chercheur trouve ce qu'il cherche, ce qui est un tour de force, une victoire sur soi-même et sur les autres ; le fouineur tombe dessus, il n'a aucune raison de se sentir l'inventeur de ses découvertes, il agit dans l'anonymat le plus parfait, il ne résout rien et certainement pas le problème posé par les autres dans une existence vouée à la possession et à l'ennui. Compris. Il l'avait aussi enfermée dans la citerne pour la faire souffrir et Chico Chica le savait. Il y avait un tas de choses dont il ne parlait pas avec Chico Chica. Ils s'étaient connus à l'école communale et comme ils n'avaient rien de commun à partager, ils avaient spontanément cherché à mettre en commun leurs forces vives. C'était payant quelquefois.
Presque heureux que Hautetour n'eût pris aucune décision faussant le cours l'enquête, comme cela arrivait malheureusement trop souvent, il poussa jusqu'à l'Association des Écrivains Contemporains. L'impasse crachait des morveux en manque qui interrogeaient les poubelles. Frank demeura sur le boulevard, assis dans la discrète Ferrari, sous les ormes et sous le regard des prostituées qui craignaient une concurrence déloyale. Si Fielding le jeune avait rendez-vous avec Constance, il sortirait de sa tanière avant huit heures, au bras d'un mutant sexuel qui ferait honneur à sa petite taille. Il n'attendit pas longtemps, mais Fielding était seul. Bien sapé, le chapeau sur l'oreille et sur l'œil, tenant à distance les camés qui venaient aux nouvelles avec des airs de danseuse étoile qui s'est foulé un orteil. Frank se décida à aller faire un brin de causette.
— C'est quoi, ce raffinement ? dit-il en arrivant à la hauteur du nain encerclé par les camés.
Fielding lui faisait des signes amicaux depuis qu'il l'avait vu entrer dans l'impasse. Il n'avait rien à craindre de ce tas de foireux qui ne savaient même pas s'approvisionner.
— Comme je vous le disais ce matin, dit-il sur le ton de celui qui sait où il va et qui y va parce que c'est son bon plaisir, je suis invité chez madame Lobster...
— Vous y allez seul ? Ce sera intime alors ?
Le nain voulait passer sous silence ce qu'il considérait peut-être comme un silence. Il grimaçait joyeusement dans la fumée de son cigare. Frank shoota une boîte de conserve qui fit un boucan de tous les diables en traversant l'impasse sans rencontrer d'obstacle. Elle perdit son énergie aux pieds d'un camé de dix ans qui se mouchait dans ses doigts en considérant d'un regard torve ce qui restait de son existence une fois soustraits le lait maternel et les conseils avisés de Papa.
— Vous allez vous mettre en retard, dit Frank. Je vous accompagne, si ça vous arrange.
Le nain voyait bien qu'il ne s'en sortirait pas. Il avoua péniblement qu'il attendait quelqu'un et que, maintenant que Frank l'invitait à y penser, cette personne ne venait pas parce qu'elle ne souhaitait pas avoir une conversation avec un flic. Le nain jasait.
— Comment elle va savoir que je suis flic ? Elle me connaît ?
— Monsieur Frank, vous allez tout foutre en l'air. Qu'est-ce que vous voulez savoir ?
— Qui est-elle ?
Le nain, qui avait trop tiré sur son cigare, venait de se brûler la langue. Il souriait, mais seulement pour faire bonne figure.
— C'est Sally Sabat, Monsieur.
— Sally Sabat ?
Frank repassait le film dans son cerveau, en accéléré.
— Sally est un homme ? dit-il comme s'il souffrait d'une soif atroce.
— Comment le savez-vous ? dit le nain qui faisait des efforts pour ne pas s'étonner.
Frank était peut-être en train de boire dans son rêve.
— Elle ne viendra pas, dit-il, toujours pensif et lointain.
Le nain se rapetassa sous son chapeau. Frank n'avait pas l'air de plaisanter.
— Je vais avoir l'air de quoi ? dit-il. J'ai dit à madame Lobster que je serai deux. Elle va s'imaginer...
Frank n'avait plus soif. Il jubilait mais on ne pouvait pas deviner ce qui le rendait si agité.
— Il n'y a que deux homards, dit-il. Ça tombe bien, non ?
Et il se précipita vers la sortie, bousculant durement les mendiants de la dure.
— Qu'est-ce que c'est que cette histoire de homards ? fit le nain qui ignorait le menu. Hé ! Frank ! Monsieur Frank ! Je fais comment sans la voiture de Sally ? La Citroën de...
— Prends un taxi, trognon ! fit un camé qui n'avait rien compris. Les femmes adorent les taxis. Ya pas comme un taxi pour...
Il ne termina pas. Le parapluie du nain le traversa et il s'écroula dans la rigole. Sur le boulevard, Frank manœuvrait une Ferrari bleue, la Ferrari d'Omar Lobster, celle que Constance Lobster avait offerte à Fielding le jeune qui n'avait pas un permis de conduire en règle mais qui avait des projets de voyage.
Chico Chica ne fut pas surpris de revoir Frank sur la citerne. Il était armé d'une tronçonneuse et arrachait le feu à l'acier qu'il venait de souder en tirant la langue. Là-dedans, la pauvre femme devait devenir folle. Chico Chica savait cela. Le bruit qu'on produit soi-même à l'intérieur de la citerne devient vite insupportable, mais si le bruit est provoqué par quelqu'un qui agit de l'extérieur, on ne met pas longtemps à devenir fou. Lui, quand il devenait fou, c'était de rage. On avait intérêt à l'éviter quand il sortait de la citerne. Il avait jeté tous les cadenas dans le puits.
— Comme ça ils me feront plus chier ! avait-il expliqué à Frank un jour de grand vent.
— Qu'est-ce que tu fous ? lui demandait-il maintenant.
Frank pénétra à l'intérieur et, après une bonne minute de lutte et de cris, il en ressortit avec la femme. Il lui tordait les bras dans le dos. Frank n'avait jamais agi comme ça avec les femmes, même si elles lui cassaient souvent la tête.
— Calme-toi, Frank ! susurra Chico Chica en s'écartant du couple qui valsait sur le mâchefer.
— Espèce de salaud ! hurlait Frank. Dire que j'aurais pu tomber amoureux de toi !
Chico Chica ne comprenait pas tout et il faillit dire quelque chose. Il réussit enfin à baver un conseil :
— Si j'étais toi, dit-il, je la traiterais pas comme un homme. Un homme...
— Mais C'EST un homme !
Chico Chica n'était toujours pas surpris.
— Bon, dit-il, mais si c'est un homme, c'en est un qui a l'air d'une femme.
Il était sur le point de raconter une anecdote, une de ces choses qui lui arrivaient uniquement pour lui donner des leçons qu'il acceptait sans discuter.
— Et puis ça n'explique rien, dit-il comme s'il y renonçait sans éprouver le besoin de se justifier.
— Déshabille-toi ! dit Frank.
Sally Sabat n'avait pas bonne allure. Elle avait perdu la moitié de ses vêtements dans la lutte. Frank n'exigeait jamais qu'on fît tout le travail à sa place. Il partageait.
— Je ne veux pas voir ça ! dit le nain et il s'enfuit.
Sally Sabat se dépouilla lentement de ce que Frank n'avait pas entrepris de mettre en morceaux.
— Vise un peu la gonzesse ! siffla Frank.
Mais Chico Chica n'était plus là pour apprécier la différence.
— Puisqu'on est seul, Du und Ich, dit Frank, on va tout se dire comme si on ne se connaissait pas bien mais qu'on avait follement envie de fonder un foyer.
Frank redevenait un flic de base si l'occasion se présentait. Il l'avait déjà dit à Sally : « L'idéal, ce serait de tomber tout de suite sur la bonne personne et de lui flanquer une dérouillée pour la faire parler. » Le corps de Sally, outre des disproportions naturelles et des rugosités qui appartenaient de droit à son intimité, était tuméfié, souffrant, instable et sur le point de s'effondrer. Les attributs de la féminité se limitaient à deux petits seins qui pointaient leurs mamelons comme deux offenses à l'appétit de l'homme en chasse dans les déserts de l'amour. Au niveau du triangle pubien, qui se présente la pointe en bas si la personne est debout, et c'était encore le cas de Sally Sabat, pendait un pénis de taille moyenne. Mais ce n'était pas ce que Frank cherchait.
— Elle est où, ton UDC ?
L'interrogatoire ne faisait que commencer. Sally Sabat recula, mais un mur lui glaça le dos, lui arrachant un petit cri de douleur qui ne franchit pas la nuit.
— Pourquoi elle t'en veut, Constance ? Elle t'écraserait comme un homard... comme une mouche si l'occasion se présentait. Tu aurais poussé l'offense jusqu'à t'inviter. Est-ce que Fielding est dans le secret ?
Tout ceci n'avait peut-être rien à voir avec l'enquête sur la mort d'Omar Lobster, mais Frank était connu pour cette obstination qui lui avait permis de résoudre les énigmes les mieux tissées au prix de digressions qui laissaient leurs traces dangereuses dans son esprit fatigué d'être plus utile que nécessaire.
— Elle est où, ton UDC ?
Sally ouvrit la bouche toute grande.
— Bon, dit Frank soudain radouci par cette soumission sans condition.
Et il arracha la bonne dent.
— T'as rien d'autre sur toi ? continua-t-il avec la même sérénité d'inquisiteur qui sait que les puissances supérieures sont de son côté et que le doute n'est plus permis.
Il fallait se méfier des premiers. Ils étaient bourrés d'électronique et de systèmes miniaturisés à l'extrême. Elle retournerait dans la citerne. C'était plus sûr.
— C'est un homme ou une femme ? demanda Chico Chica qui revenait sur la scène comme un souffleur qui a perdu sa place à cause de la fumée de son cigare.
— J'en sais rien, dit Frank. Le sexe ne fait pas...
Qu'est-ce qu'il allait dire ! Une minute plus tard, il ressoudait le trou d'homme de la citerne. Sally Sabat n'avait pas dit un mot pour se plaindre ou tenter d'améliorer sa situation. Il en concevait une trouble admiration.
— C'est pour ça que c'est un homme, dit Chico Chica qui continuait de réfléchir puisque Frank ne répondait pas à sa question.
— Je fais quoi, maintenant ? demanda Frank Chercos à Omar Lobster qui ne répondait toujours pas, en proie à des secrets d'État ou aux contrecoups d'une vie privée hors du commun.
Chapitre XXI
Gor Ur était le diminutif de Gorille Urinant qui était le pseudonyme d'un inconnu qui agissait sur le réseau pour proposer ce qu'il appelait la Troisième Vie, c'est-à-dire qu'il possédait le secret d'une récupération exceptionnelle en cas d'échec de la récupération post-mortem gérée par le système. Ce type vendait du vent ou il était réellement en possession d'une technologie qui s'inscrivait ad hoc dans un créneau étroit mais tragique et donc porteur : la mort post-mortem, comme on appelait communément l'échec de la Résurrection Naturelle. Si c'était du vent, il ne trompait pas grand monde, d'autant que les familles touchées par la tragédie de la mort post-mortem ne devaient pas toutes faire appel à ses services. On estimait que cette proportion ne devait pas dépasser les dix pour cent. C'était une estimation officielle émanant du CRIME (Conseil Réunissant l'Intégralité du Mental Elémentaire ; le ME était le concept mystique qui avait remplacé ceux d'Être Suprême, de Dieu Vivant et de Dieu Mort). Comme on ignorait le taux d'échec du système, il était impossible d'évaluer le marché de Gor Ur. Une chose qu'on pouvait savoir parce que les témoignages affluaient et concordaient, c'était combien il en tirait en termes d'exploitation : nada. Rien. Gor Ur n'agissait pas pour s'enrichir. Comme personne ne se plaignait de ses services, on supposait que les morts qu'il ressuscitait étaient pleinement satisfaits d'un point de vue technique. Le problème qui se posait donc à ces familles, c'était d'expliquer aux autorités comment (et peut-être pourquoi) un mort déclaré mort définitif par le système pouvait retrouver le chemin des écoliers. Les quelques familles concernées par le système ne vivaient plus une vie normalisée depuis que les services secrets prenaient note du moindre détail de leurs activités. Quant aux morts de la Troisième Vie, ils étaient soigneusement conservés dans un laboratoire secret et bien gardé du CEFC. On n'en entendait jamais parler publiquement et il était conseillé de ne pas prendre l'habitude malsaine d'évoquer leur destin. Quelques-uns avaient réussi à s'enfuir avant d'être internés. Les complices, des familiers, étaient tous en prison. Et beaucoup d'autres n’étaient même pas répertoriés. On disait même que Gor Ur, qui était mort lui-même, prenait contact avec les morts post-mortem, de l'autre côté du monde vivant, pour leur proposer ses services et on ne voyait pas comment, dans ces conditions, un homme ou une femme qui venait de faire les frais d'une imperfection du système pouvait refuser une pareille opportunité. C'était exactement comme si vous étiez au bord de la faillite et qu'on vous proposait gentiment de rembourser vos dettes sans contrepartie. Sur ce dernier point, on s'en doute, tout le monde n'était pas d'accord : s'il y avait une contrepartie et si elle n'était pas économique, que demandait Gor Ur en échange de la Troisième Vie ? Quel était le prix à payer ? On était en pleine religion, ce qui désespérait les laïcs et irritait les clercs. Gor Ur avait aussi atteint la dimension d'un mythe et comme un mythe, on ne savait pas si son existence avait une réalité. Si des contrats étaient signés dans l'ombre par ceux qui ne souhaitaient pas jouer aux dés avec la mort proposée par le système, ce n'était peut-être pas Gor Ur qui les contresignait, mais une organisation criminelle, une entreprise commerciale ou même un service secret émanant d'un pouvoir étatique. On pouvait imaginer tellement de choses à propos de Gor Ur, le Gorille Urinant, que toute une littérature associant l'image à la parole (et non pas le graphisme à l'écriture) était née de son mystère même et il était évident que si Gor Ur existait vraiment, il ne contrôlait plus les conséquences de sa découverte et de ses activités secrètes aux retombées sociales et politiques incalculables. La seule chose qui tempérait un peu les enthousiasmes et les latries, c'était que la mort post-mortem était une exception, quelque chose qui arrivait si rarement qu'on pouvait, sans risquer de se tromper, estimer que ça n'arrivait qu'aux autres. Aussi, quand, ce samedi matin, on annonça dans les éditions de l'aurore que les funérailles du docteur Omar Lobster auraient lieu au Cimetière, on ne douta plus qu'il était bel et bien mort de sa mort naturelle et que pour un manque de chance, c'en était un d'inattendu et de considérable.
On se sentait inévitablement concerné et on éprouvait une telle curiosité pour les chiffres officiels que les autorités procédaient à des épandages de colocaïne qui tempérait les opinions à défaut de remettre les idées en place. Toutefois, on n'était pas loin de l'émeute et la troupe était sur le pied de guerre. Le cortège funèbre traversa la ville entre deux cordons de soldats dont la nervosité (un coup de feu toutes les deux minutes environ, tiré en l'air par inadvertance) rendait dangereuse toute proximité fraternelle ou inamicale sans différenciation possible de la part de cerveaux imbriqués comme les pierres d'un mur de défense. Il régnait une tranquillité si fragile que toutes les caméras de surveillance étaient branchées sur les enregistreurs de la direction centrale du SSE. Le cortège était composé du catafalque installé sur un chenillard qui pétaradait discrètement sous les couronnes et les gerbes, du transporteur où la veuve était entourée de ses proches et d'un train de wagons contenant des représentants de l'État et des collectivités, des membres éminents des institutions les plus représentatives du savoir et de la technologie, des amis, des collègues, des connaissances, des admirateurs... Des pleureuses fermaient la marche, installées sur les flèches de grues télescopiques montées sur chenilles. Des tatoueurs gravaient dans leurs chairs douloureuses. Un bruit d'électroaimant formait le fond musical de la cérémonie. Elles seraient finalement exposées dans la Chapelle du Cimetière où tout le monde pourrait lire les inscriptions et contempler les dessins que leur inspiration aurait suggérés aux tatoueurs. On finirait par les écorcher vivantes, spectacle d'épouvante fort prisé par le public qui n'ignorait pas qu'il était la dupe consentante d'une série d'effets holographiques de la plus grande qualité. Pendant ce temps, on refermerait les portes du Cimetière et on se préparerait à recevoir l'avalanche de livres, de documents et de débats dont le sujet servirait de prétexte à un commerce florissant. Il était tellement rare de pouvoir assister à un tel spectacle que le succès était garanti. Les funérailles d'Omar Lobster ne pouvaient pas échapper à ce rituel à la fois dangereux, à cause de la révolte qui couvait sans se déclarer nettement, et hallucinant par ses à-côtés nourriciers de l'imagination, du désir et de ce qui restait de la foi après que le Mental Elémentaire eût tenté de la réduire à néant.
La procédure d'inhumation était des plus simples. Le cadavre était mis en bière au Centre qui avait effectué la récupération post-mortem (sans la réussir). La famille jetait un dernier regard sur le corps retravaillé par les thanatopracteurs et le cercueil était fermé par un système de serrures contrôlé directement par le Centre. La récupération des restes avait lieu dix ans plus tard toujours sous le contrôle du centre qui ouvrait alors le cercueil et analysait les os et la poussière. Il était donc impossible de sortir le corps du cercueil sans une intervention du système. Si Gor Ur avait un pouvoir sur la mort post-mortem, il ne se servait pas des cadavres. On avait d'ailleurs comparé et on passait encore un temps fou, selon l'expression de certains politiciens porte-parole d'un électorat vigilant, à comparer les cadavres des cercueils avec les êtres qui prétendaient avoir ressuscité grâce aux pouvoirs de Gor Ur. Il était évident que des dissections avaient eu lieu sur ces survivants. Des prosecteurs masqués se confessaient régulièrement sur les chaînes privées de l'information et du divertissement. Cependant, aucun Parlement ne s'en inquiéta jamais officiellement et aucune commission spéciale n'ouvrit aucune investigation. On en restait donc à des spéculations qui n'infirmaient ni ne confirmaient l'existence ni le pouvoir de Gor Ur sur la Mort et donc sur le Système qui était la mort, personne n'en doutait.
Le cadavre d'Omar Lobster était bien gardé. On descendit le cercueil dans le caveau familial et on laissa les maçons, agents du système. Replacer la lourde pierre qu'on espérait ne plus jamais desceller. Gisaient ici les ancêtres dont on avait tout oublié et qu'on ne craignait pas d'oublier. Omar Lobster, premier mort post-mortem d'une généalogie complexe et incertaine, demeurerait pour longtemps la figure légendaire de ce caveau sans prétention orné seulement d'une vasque contenant des rosiers et d'une pierre volcanique qui avait perdu la plupart de ses noms et de ses dates. Le nom d'Omar Lobster y figurerait en lettres d'or aussi longtemps que durerait la légende de Gor Ur.
Ce samedi matin, les services secrets du SSE notèrent laconiquement deux absences notoires : Sally Sabat, principale collaboratrice du défunt et qui lui succédait à la direction du laboratoire principal du CEFC, et Frank Chercos, dont la disparition ne s'expliquait pas. Cette simultanéité demeurait sans signification particulière et on s'efforçait modérément d'y réfléchir avec méthode et circonspection. La voiture de Sally avait été retrouvée, on avait fouillé son appartement et visité le peu d'endroits où elle avait l'habitude de se rendre pour ses achats et ses devoirs de citoyenne. Sally Sabat était introuvable. Quant à Frank Chercos, sa hiérarchie se chargeait elle-même des investigations dans le cadre d'une procédure interne impossible de pénétrer sans des moyens internes. À bon entendeur...
Rog Russel, qui était mort peu de temps après avoir reçu le prix Loben de chimie, figurait parmi les invités personnels de la veuve, ce qui s'expliquait sans difficulté : Rog Russel avait été le directeur de thèse du jeune Omar Lobster. Sa présence était remarquée surtout parce qu'il était un de ceux qu'on soupçonnait de se cacher sous le pseudonyme de Gorille Urinant, ou d'en être le valet ou l'exécuteur. Il ne s'était jamais trop éloigné de la veuve. Les images enregistrées montraient un homme soucieux de présence mais hormis ces précautions, il avait été d'une grande simplicité et son hommage au défunt avait ému. Rog Russel, c'était aussi un fait remarquable, avait assisté à tous les enterrements post-mortem qui avait eu lieu depuis que le nouveau système était en place. Il n'en avait pas raté un seul. Hautetour avait exigé une surveillance de tous les instants et de tous les hasards, observation dont les discrétions étouffées n'avaient pas échappé à la vigilance nonchalante du savant. Hautetour, attentif à tous les détails, n'évoquait plus Frank Chercos depuis la disparition de Sally Sabat. On respectait ses silences comme des aveux d'impuissance, le nez collé aux écrans qui reproduisaient tous les plans possibles de la cérémonie et de ses retombées dans le public tendu à l'extrême. Il y avait longtemps qu'on n'avait pas vécu une telle tension et Hautetour ne faisait rien pour détendre l'atmosphère. Il adorait travailler dans la crise. Il était finalement le seul à jouir pleinement des conclusions provisoires d'une enquête ou d'une mission, tandis que ses collaborateurs et ses serviteurs retournaient à leur quotidien avec des mines de chiens battus.
Une fois le caveau refermé, Hautetour exigea une définition maximum des images. Le système allait être dangereusement sollicité et les nerfs rudement mis à l'épreuve. Il s'enferma dans son bureau pour réfléchir, mais on le soupçonnait de tout simplement s'y reposer pendant que tout le service travaillait d'arrache-pied. On n'expliquait pas autrement sa santé pétillante au lendemain des pires catastrophes.
Une caméra et divers autres capteurs sensibles à tous les paramètres émis par le mouvement et la présence furent donc mobilisés sur la seule personne de Rog Russel. Après la cérémonie, il n'alla pas voir les Tatouées. Il n'avait jamais rien consenti aux spectacles de la vanité humaine. Un dernier mot à la veuve, prononcé à voix basse mais que les micros enregistrèrent parfaitement (des banalités), fut sa conclusion. Il sortit du Cimetière à dix heures. Il commençait à pleuvoir. Il pleuvait toujours les jours d'enterrement. Si c'était l'idée de quelqu'un, l'idée était mauvaise et son auteur manquait d'imagination. Il entra dans un café pour manger un œuf cuit dur et boire un petit blanc. Il regarda pendant dix minutes le différé soigneusement nettoyé de l'enterrement. Comme il était vêtu pour la circonstance, on le cherchait sur l'écran. Si on avait su qu'il s'agissait de Rog Russel, Rog Ru comme l'appelaient ceux qui voulaient à tout prix l'associer à Gor Ur, on l'aurait assailli de questions et on aurait été obligé de faire intervenir la troupe pour l'empêcher de faire usage de son arme en état de légitime défense. Rog Russel se défendait avec un gaz toxique mortel en cas d'insuffisance cardiaque. Jusque-là, il avait eu la chance de ne pas gazer un cardiaque, mais il était impitoyable sur le chapitre de sa tranquillité. Un droit inscrit au banquet des privilégiés. Il disparut des écrans à dix heures et demie, inexplicablement mais sans surprendre ses observateurs qui connaissaient l'efficacité de ses ruses. Aussitôt informé, Hautetour explosa et doubla en suivant le rythme et la charge des investigations et des surveillances.
Heureusement, il n'avait rien exigé relativement à la veuve. La somme d'informations qu'elle recevait était telle qu'on avait pris sur soi d'en limiter l'enregistrement. Hautetour comptait trop sur la chance mais selon sa doctrine, ses expériences prouvaient que les raisonnements avaient des limites de raisonnement : on raisonnait finalement sur les raisonnements et on ne cherchait plus rien. On aurait cru entendre un Frank Chercos qui aurait compris ce qu'il disait. À onze heures, Hautetour autorisa une pause de dix minutes. Il sortit sans attendre la reprise. Ce n'était pas une marque de confiance. Il avait soudain décidé qu'il avait autre chose à faire.
Gor Ur avait déjà contacté madame Lobster, si Gor Ur existait et si madame Lobster tenait absolument à revivre ce qu'elle avait vécu (question essentielle). Ou bien Omar Lobster attendait sagement dans l'ombre, à la droite du Seigneur, que Gor Ur lui donnât le signal de retourner avec les siens, autrement dit sur la terre des hommes. Comment peut-on imaginer de pareilles niaiseries ? songeait Hautetour qui marchait sous les ormes du boulevard principal. Son dernier signal de vie, Frank Chercos l'avait lancé hier soir vers huit heures de l'impasse Guillaume-Budé où se trouvait le siège de l'Association des Écrivains Contemporains. Ensuite, plus rien. Frank était sur une piste et il se servait sûrement des instruments de Sally Sabat qu'il n'avait pas dû traiter en gentleman. Hautetour, de son côté, n'avait émis aucun signal, ce qui laissait carte blanche à un Frank Chercos qui adorait jouer dans l'ombre. L'impasse Guillaume-Budé était déserte comme d'habitude. Hautetour s'arrêta devant la grille de l'Association. Comme elle était fermée et que le portier se trouvait à l'intérieur, il supposa que c'était une invitation à forcer la serrure et il sortit son cure-pipe d'une poche qui sentait le tabac et la goutte. Peine perdue, la serrure était déjà forcée. Il poussa la grille et une fille sortit de l'ombre.
— Vous cherchez Frank ? demanda-t-elle.
— Tu dois être Pulchérie. Il ne me cache rien.
Elle sourit. Elle avait un message de Frank. Il se passait des choses bizarres dans sa tête depuis qu'il trimbalait la dent UDC de Sally Sabat. Il entendait des voix mais n'arrivait pas à les comprendre. Si ces voix s'adressaient à lui, son devoir était de chercher à les comprendre. Et s'il était au milieu d'une conversation, il se sentait obligé de participer. Il en était là quand il avait chargé Pulchérie de ce message. Il se doutait bien que Hautetour avait bien reçu le message de l'impasse. Elle était rayonnante ce matin. Elle avait quitté sa robe noire et elle était entrée dans quelque chose de moins voyant. On ne voyait qu'elle, en effet. Hautetour, qui avait des fantasmes ancillaires mais aucune domestique à son service, lui demanda ce qu'elle savait faire, si elle avait appris quelque chose et si elle avait bon espoir de s'en servir, toutes ces choses qu'on demande à une adolescente qui peut se passer de promettre tant tout lui est promis d'avance. Elle se défendit en refermant doucement la grille après l'avoir poussé dehors avec la même douceur décidée.
— Si Frank te contacte, envoie-moi un signal.
Il lui montra comment. Il resterait à l'écoute. Il s'éloigna en se retournant de temps en temps pour secouer la main. Rog Russel attendit pour sortir de l'ombre que le policier eût bifurqué à l'angle du boulevard.
— Viens maintenant, dit-il et il posa sa main sur la hanche de la jeune fille pour l'entraîner dans l'ombre.
Une heure plus tard, ils arrivaient devant le portail de l'atelier de Chico Chica, en pleine cambrouse verte en fleurs, boisée et humide. Les arbres mélangeaient leurs branches dans une immobilité croissante. Rog Russel, qui conduisait une voiture quelconque, ralentit pour s'engager dans une allée bordée de monceaux de ferrailles. Chico Chica était perché sur une citerne couchée qui tendait ses quatre pattes raides. Il y avait plusieurs citernes couchées sur ce terrain sec et sans herbe qui contrastait avec un environnement d'arbres et de broussailles qui cachaient l'horizon. Chico Chica descendit de la citerne le long d'un câble qui glissait en couinant dans ses grosses mains crasseuses. On ne se rendait compte de sa cécité que quand il vous regardait de près : ses deux yeux étaient crevés et ressemblaient à des cerises confites.
— Tout est prêt, dit-il sans saluer. J'ai travaillé toute la nuit.
— Qui a eu la bonne idée de séquestrer Sally Sabat ? dit Rog Russel qui n'avait pas l'air d'accord avec Frank sur ce détail de leur collaboration.
— Frank m'a demandé un coup de main. Je ne pouvais pas lui refuser. Il aurait trouvé ça étrange.
— Il n'y a jamais rien d'étrange à refuser d'être le complice d'un enlèvement, dit Rog Russel qui sentait l'énervement maîtrisé de l'intérieur.
— La prochaine fois... commença Chico Chica.
Rog Russel colla son oreille sur la citerne qui contenait Sally Sabat. Il ne posa aucune question sur la peinture fraîche. Pulchérie caressait le crâne hérissé de Chico Chica qui n'aimait pas les reproches.
— Il va pleuvoir, dit-il en grinçant des dents comme son héros Hop-Frog. Il y aura peut-être de l'orage (ça, c'était une allusion à son autre héros : Quasimodo).
Il pensait à la foudre, à l'incroyable spectacle de la foudre tombant sur la ferraille.
— On se mettra à l'abri, dit Rog Russel.
Il se tourna vers Pulchérie qui clignait des yeux dans les premières gouttes.
— Qu'est-ce qu'il était pour toi, ton oncle ? demanda-t-il comme s'il doutait encore de quelque chose.
— Je ne le connaissais pas bien, dit Pulchérie qui offrait son visage à la tiédeur de la pluie. On ne parle pas beaucoup dans la famille. Il paraît qu'on se respecte.
— Je ne te demande pas de trahir un secret.
C'était une conclusion. Chico Chica savait toujours si c'était une conclusion ou si on pouvait encore exiger des explications. Il lança un regard angoissé à Pulchérie. Elle grimaçait à chaque goutte froide et toisait le Prix Loben.
— S'il y a des secrets, dit-elle, on ne me les a pas tous confiés.
Elle allait trop loin. Chico Chica s'agita en se mordant la langue pour signifier que le moment était venu de se taire. Il ne pouvait pas lui dire ça à haute voix. Le comprenait-elle ?
— Où est le cadavre ? dit Rog Russel.
Chico Chica fit une révérence. Son béret, tenu du bout des doigts, montra la direction. Rog Russel entra dans une pièce où s'alignaient comme des soldats de plomb des carcasses de moteurs calés sur des bâtis en bois.
— Frank voudra savoir qui sont vos complices, dit Pulchérie qui marchait derrière le savant.
Le nain gigota sur place. Il était de plus en plus inquiet pour le sort que Gor Ur pouvait réserver à cette petite insolente qui posait des questions dont les réponses ne la regardaient absolument pas.
— Si vous êtes Gor Ur, continuait-elle, vous pouvez dire à Gor Ur qu'il est imprudent d'avoir un visage dans ce monde de possédés.
— Tu es maline, dit Rog Russel. Mais je te couperai la langue si tu parles trop. Tu seras une morte sans langue, incapable de dire exactement ce que tu auras envie de dire. Il n'y a rien de plus effrayant que les mutilations du langage. Mais je te punirai si je ne t'épouse pas. Chico Chica sait que je punis toujours par mutilation du langage. Taisez-vous, ne voyez rien, n'entendez pas, et vous vivrez aussi longtemps que Gor Ur aura besoin de vous. Pas vrai, Chico Chica ?
Le nain avoua qu'il préférait toujours ne pas voir plutôt que de ne plus pouvoir rien dire. Mais lui, il avait eu le choix, un choix que Gor Ur, s'il existait, avait respecté scrupuleusement. Il pouvait en témoigner. Pulchérie lui adressa un petit bout de langue entre les lèvres, mais discrètement, dans le dos du savant qui avançait entre les moteurs. Ils pénétrèrent dans une autre pièce. Omar Lobster était couché sur une table de dissection, pâle et grimaçant :
— J'ai mal, dit-il. Atrocement mal. Vos pilules ne valent rien !
Chapitre XXII
— C'est drôle, dit Frank en regardant les arbres. Chez Lobster, on domine la vallée et on voit l'horizon aux quatre coins du monde, même s'il pleut. On a vraiment l'impression d'exercer son empire sur quelque chose qui vaut le coup d'être vécu. Je suppose que c'est l'idée qu'il avait dans la tête quand il a fait construire ce petit palais selon ses plans. Chez toi, on se sent seul et complètement hors du coup, sans trop savoir ce que c'est, ce coup qu'on n'arrive pas à jouer. On voit le ciel comme si on était au fond d'un trou. Et si on regarde autour de soi, on sent bien que le monde est une prison et qu'on n'en sortira jamais. Ne me dis pas que tu l'as fait exprès !
Chico Chica ne répondait jamais aux impressions que lui et son univers inspiraient aux autres. Même Frank n'avait pas ce pouvoir.
— C'est pas drôle, se contenta-t-il d'ajouter au commentaire désabusé de Frank, c'est pas drôle de ne pas exister à la place des autres.
Il pensait aux vernis, aux veinards, aux vernaculaires. Les membres du triple V. Ceux qui naissent tout habillés, ceux qui n'ont qu'à ouvrir la bouche et ceux qui partagent quelque chose avec leur voisin de palier. Le fric, les dés et la nation.
— Si tu réfléchis bien, dit le nain, on n'a rien de tout ça.
— Ça nous empêche pas de philosopher.
— Mais ça nous empêche d'être clairs.
Frank tira la langue pour recevoir une goutte de cette pluie qui rendait les choses si moroses quand elle se mettait à tomber un samedi, après une semaine consacrée aux autres et à leur style de vie. Des fois, il rêvait d'un désert infini et il trouvait l'eau dans des endroits qui appartenaient à tout le monde. On n'a plus rien de tel dans notre monde à nous, dans ce monde qui se prend pour le monde parce qu'on n'y possède plus rien qui soit à tout le monde. Dès qu'on sait écrire, on multiplie les textes et ça devient très compliqué. Il travaillait là-dedans et la pluie le rendait morose et vindicatif. Il finissait de rêver à un désert où seules les femmes savent écrire, un désert d'équilibre à la place du bonheur, et d'attente à la place de la justice. Chico Chica préférait élever des monuments de ferraille dans ce qu'il croyait posséder de ce ciel étroit et circulaire. Et il avait renoncé à exister à la place des autres pour ne pas exister dans l'idée que les autres se font de l'individu.
— Drôle de conversation, dit Frank qui trouvait que la pluie avait un goût d'orange pourrie.
Ils avaient travaillé toute la nuit pour repeindre la citerne. Sally Sabat n'avait rien dit pendant tout ce temps. Elle avait dû supporter le choc des particules de peinture sur la paroi. Chico Chica envoyait des aliments dans le tuyau, une bouillie de légumes et de viande et il envoyait de l'air jusqu'à ce que le compresseur s'emballe parce qu'il n'y avait plus rien dans le tuyau. Frank maniait le pistolet et mesurait précisément l'épaisseur après chaque couche. Il s'appliquait parce que les radars du SSE reprenaient leurs activités au lever du soleil. Heureusement qu'il savait qu'on déconnectait les radars la nuit. Il ne savait pas pourquoi, mais ils les coupaient.
— Si t'en es sûr, dit Chico Chica, on va pouvoir peindre en toute tranquillité.
Il n'aurait pas aimé peindre autrement. La forêt protégeait les installations et les tas de ferraille empêchaient les analyses précises, mais le danger venait du ciel. Or, ces radars-là étaient coupés la nuit, Frank le savait, il n'y avait aucune raison d'en douter, et ils avaient d'abord lessivé la citerne de 120 m3 qui était couchée dans la poussière avec ses quatre petites pattes tendues à l'horizontale et son trou d'homme à l'oblique, soudé par Frank qui ne voulait pas prendre de risques en traitant sa prisonnière humainement. Il avait posé la dent UDC sur l'étau et il savait que ce matériel ultraconfidentiel était en train de lui poser des problèmes. Il aurait pu la broyer dans l'étau, mais il avait besoin d'entrer dans le réseau que Sally Sabat contrôlait ou dont elle était un des principaux relais. Il continuait d'en parler comme si c'était une femme et Chico Chica évitait soigneusement de commenter ce qui n'était peut-être qu'une habitude. On prend vite l'habitude des gens et on a du mal à changer si les gens en question ne sont pas ce qu'on avait cru ou espéré. Frank surveillait la pression des deux réservoirs alimentés par le compresseur, un pour le pistolet qu'il maniait avec une application lente et crispée, et l'autre pour la nourriture que Chico Chica avait préparée comme si elle lui était destinée. Il savait que Sally Sabat apprécierait sa cuisine, tôt ou tard. Il fallait encore relier la citerne aux égouts. Et à cinq heures du matin, ils avaient terminé. Le jour pouvait se lever, les radars se remettre à leur minutieux travail d'observation de la tranquillité et de la prudence, et Sally se demander s'ils avaient fini de la rendre folle ou s'il se passait quelque chose qui les empêchait de continuer à produire cette incessante vibration de la tôle qui, mais ils ne pouvaient rien faire pour l'interdire, s'adressait à son cerveau malade de l'enfermement et de la perspective d'une nuit définitive. Chico Chica était devenu aveugle de cette manière atroce. Une fois dehors, la lumière avait commencé à brûler ses yeux et il avait renoncé au projet de vengeance qui avait mûri dans son cerveau, exactement comme il mûrissait maintenant dans celui de Sally Sabat qui se demandait combien de temps ils la laisseraient dans l'expectative avant de recommencer à faire vibrer la tôle avec elle ne savait quel moyen grossier qui était tout ce qu'ils avaient pu imaginer pour la faire souffrir. Maintenant que la citerne était peinte, il n'y avait vraiment plus aucun moyen de communiquer avec elle. Chico Chica passerait son temps à se demander ce qu'elle pensait et il deviendrait fou de ne pas pouvoir lui montrer à quel point elle se trompait. Tandis que Frank se fichait de tout ça. C'était samedi et il ne travaillait pas le week-end.
— C'est loin lundi, dit Chico Chica qui vérifiait le niveau d'huile du compresseur.
La seule chose que Frank avait prévu de faire ce samedi matin, c'était d'aller à l'enterrement d'Omar Lobster. Il avait raté le dîner de la veille chez Constance Lobster et ce matin il irait à l'enterrement si rien ne l'en empêchait. Il sortit le complet bleu gris de sa protection de papier et il le suspendit au plafond au-dessus de son lit. Il dormirait trois heures, pas plus. Chico Chica éteignit tout ce qui était allumé et une nuit obscure s'installa dans le trou. Il attendit dans son lit que Frank se mît à ronfler et il s'endormit lui aussi. Quand Frank se réveilla, sa montre lui indiqua qu'il était maintenant inutile d'entrer dans le complet bleu gris : il était midi passé. Omar Lobster était enterré et la cérémonie terminée. Il remit le complet dans sa protection de papier et le tout dans la poche d'où il n'avait pas sorti le costume prince de Galles d'Omar Lobster. Il suspendit la poche au clou qui avait supporté le complet pendant la nuit et il sortit. Dehors, il pleuvait. Chico Chica avait préparé une chambre pour surprendre la foudre au travail de la ferraille. Il était assis sous un parapluie attaché à un piquet et il regardait les tas de ferrailles de l'allée sur le dépoli, la poire dans la main prête à se refermer au bon moment. Instinct d'insecte.
— Qu'est-ce que tu fais là ? cria Frank à travers la pluie.
Pulchérie s'était mise à l'abri dans une carcasse. Elle agita ses bras, lui expliquant sans doute ce qu'elle faisait, mais le vent et l'orage étaient tout ce que Frank pouvait entendre. Il entendit cependant Chico Chica qui s'excusait de ne pas l'avoir réveillé, mais il avait respecté son sommeil. En tout cas, l'enterrement s'était passé sans lui. Il avait vaguement espéré en tirer un enseignement, y trouver un détail pour le remettre sur une piste dont il était sorti parce qu'il avait mal négocié le dernier virage, celui où Sally Sabat tenait encore le volant.
— Au diable tes métaphores ! cria Chico Chica.
La pluie tirait des carcasses et des citernes des sonorités de carrefour paralysé par la circulation. Les jours de pluie, l'atelier de Chico Chica se transformait en concert non-stop et il adorait ça. Il cessait toute activité et surveillait la ferraille sur le dépoli de sa Linhoff. S'il y avait eu un voisinage, celui-ci n'aurait pas su faire la différence entre les jours de pluie, où c'était la pluie qui jouait avec la ferraille et les citernes, et les jours sans pluie, où les marteaux de Chico Chica, à manche ou pneumatiques, arrachaient à la même ferraille des sonorités moins profondes, moins composées, plus soumises au hasard qui traversait son cerveau si rien d'autre ne s'en chargeait.
— Tu vas travailler ?
Il avait abandonné sa chambre aux soins de Pulchérie qui riait sous le parapluie. On aurait dit Popo en mini-jupe.
— C'est dangereux, dit Frank.
— Si tu travailles, dit Chico Chica, n'oublie pas la dent.
Frank n'avait pas l'intention d'oublier la dent ! Il ne pensait pas travailler sans la dent. Il regardait Pulchérie qui prenait au sérieux la tâche que lui avait confiée le nain. Elle essuyait consciencieusement le dépoli qu'elle ne quittait pas des yeux et la poire reposait tranquillement dans une main que le cerveau avait changée en attente.
— Elle aura peut-être de la chance, dit Chico Chica.
Chance. Travail. On tournait en rond parce que la semaine se terminait. Le samedi, Frank avait l'habitude de préparer la journée du dimanche qui était elle-même une préparation des terrains minés de la semaine qui s'annonçait. Il songea à la piscine bleue mais ce n'était pas une pluie d'été.
— J'irai voir Perceur, dit-il. Il me branchera.
— Mais tu n'es pas percé !
— Il me branchera si je le lui demande.
Chico Chica avait le cerveau percé en deux endroits, deux canaux qui se croisaient quelque part dans l'infini de cellules nerveuses où l'intelligence ni la mémoire n'avaient plus aucune importance. Il aurait bien essayé avec la dent, mais il ne savait pas comment s'y prendre.
— Je n'ai pas besoin de ton cerveau, dit Frank qui regardait la dent dans la paume crasseuse de Chico Chica.
— Perceur peut contrôler plus de dix canaux à la fois. Il ne rate jamais sa cible. Il faudra que tu lui dises ce que tu vises. C'est un bavard.
— C'est un bavard jetable, dit Frank en prenant la dent entre le pouce et l'index.
Chico Chica n'aimait pas l'action. Seule l'attente le comblait. La foudre tomba dans l'allée, à quinze mètres de la chambre. Pulchérie s'était allumée comme une ampoule. Maintenant, elle s'éteignait lentement en demandant à Frank de retirer la plaque :
— À cause de la statique de l'électricité, expliqua-t-elle.
Elle n'avait pas perdu son sang-froid, mais personne ne pouvait la toucher maintenant.
— À plus tard, dit Frank. La lumière est bonne.
Dans la Ferrari, avant de mettre le contact, il jeta un œil sur le Mannlicher, vérifiant d'abord le chargeur, qui était plein, retirant ensuite le cran de sécurité. Il mit le moteur en route. Inutile de gicler dans la boue. Il promena la Ferrari dans un monde de flaques et d'ornières. Chez Perceur, une fille gueulait sous les aiguilles. Elle avait le cerveau sensible. Le métal avait déjà remplacé ses larmes. Frank effleura rapidement cette chair tétanisée et entra dans le Saint des Saints. Perceur alignait le métal sur un marbre à peine stabilisé :
— Si tu tousses, grogna-t-il, je te détruis.
Frank se posa tranquillement dans un sofa en plein orgasme. Cette chaleur l'engourdit. Il y a des moments comme ça dans la vie où on se sent chaussé d'espadrilles alors qu'on est en train de traverser une zone volcanique en action. Perceur avait vissé son œil expert dans un crâne appartenant à un type qui gémissait, phase finale du premier percement. Le taraud s'égouttait dans l'évier. Au second stade, on hurle à la mort parce qu'elle montre son visage, petite faveur dont il est prudent de se montrer reconnaissant. Il avait été prévenu, le candidat au métal, comme c'était la règle numéro un chez Perceur qui avait une réputation à défendre sur tous les réseaux, mais maintenant il se demandait si on était sûr qu'un seul canal ne suffisait pas pour voyager en toute certitude.
— Il en faut deux, dit Perceur que les trouillards agitaient.
Et avec ses deux index élastiques, il montra comment ça se croisait dans le cerveau.
— Avec un seul canal, tu pourras toujours te brancher sur un distributeur de chewing-gum. C'est pas ce que tu veux, mâcher du chewing-gum ?
Le type ne réfléchissait pas vraiment. Il ne prenait pas le risque de se griller le cerveau pour mâcher du chewing-gum comme n'importe qui, mais la douleur provoquée par le premier métal lui enseignait la première leçon : si tu n'es pas fait pour ça, retourne d'où tu viens et ne me fais pas chier.
— O.K., finit-il par dire. Je vais serrer les dents.
— Ça suffira pas, dit Perceur qui s'y connaissait en tragédie personnelle. Serre tout ce qui te paraît pouvoir être serré, si ta mère a trouvé le temps de te les montrer.
Frank se laissa aller comme s'il était chez lui. Ce genre de souffrance ne touche pas vraiment l'esprit qui ne s'y intéresse que parce que ça fait du bruit. Les cris du candidat au voyage métallique ne l'ébranlaient pas le moins du monde. Derrière la vitre blindée, la fille giclait le métal par un pore. On appelait ça l'acné, par analogie facile, et c'était le meilleur du métal. Partout, des cris et des jets de chair métallisée. Frank avait choisi de se laisser baigner par la colocaïne. C'était plus facile et c'était gratuit. Perceur faisait fortune dans le métal et ceux qui lui faisaient confiance s'étaient éloignés à jamais de toute perspective d'éternité. Gor Ur lui-même venait quelquefois poser des questions.
— Qu'est-ce que tu lui réponds ? fit Frank qui dinguait sur le sofa à cause d'un orgasme dont il n'identifiait pas les glandes.
— Qu'est-ce que tu veux répondre à un type qui porte un masque ? Il interroge les métaux comme des livres. Il comprend pas la douleur.
— Il est peut-être la solution aux problèmes du système. Le métal est le problème des solutions du système. Vous ne pouvez pas exister dans le même personnage.
— Tu me fais peur, Frank, quand tu te mets à réfléchir à ma place. Qu'est-ce que je peux faire pour toi ?
— Tu t'y connais en UDC ?
Perceur examina longuement les connexions dorées à la base de la dent.
— C'est pas du neuf, dit-il.
— Ils n'ont peut-être plus les moyens, dit Frank
— Je ne sais pas de qui tu parles, mais ils sont compliqués, tes amis. Je vais l'essayer sur quelqu'un, des fois que...
Il traversa la vitre blindée pendant que Frank faisait le tour. La fille avait déjà ouvert la bouche.
— Ça va te faire mal, dit Perceur.
— Tant mieux ! J'ai pas assez souffert. C'est quoi ?
— Tu te laisses faire. On t'expliquera après.
— Oh ! Moi. Du moment que je sais pourquoi je crie.
— C'est un modèle ancien, expliquait Perceur à Frank qui ne comprenait pas mais il n'était pas venu pour ça. Les nerfs se connectent automatiquement. C'est vieux, mais ça fonctionne.
— L'ancien propriétaire avait peut-être des doutes sur le dernier cri en la matière, dit Frank qui voyait comment l'écran se compliquait de signes incompréhensibles.
— Si t'as pas la clé, dit Perceur, on n'entrera pas.
— C'est combien, une clé ?
Perceur leva le nez. Frank baissa les yeux pour ne pas voir la pilosité des narines. Un truc de Perceur pour faire monter les prix.
— Juste par curiosité, Perceur...
— C'est quelque chose que je peux satisfaire aussi, la curiosité...
— Qu'est-ce que tu fais de ton pognon ?
— Je le donne. Je garde rien. Tout pour les autres.
Le prix était convenable. Les données apparaissaient maintenant, mais il restait à les interpréter.
— C'est mon affaire, dit Frank qui retrouvait ses marques.
— Toujours accroc ? demanda Perceur qui revenait en ouvrier au crâne en cours de percement.
— Je suis comme tout le monde, dit Frank. J'ai besoin de ça. Le risque est minime. Et puis il y a Gor Ur. Tout le monde n'a pas ton courage. Vous avez du courage, dit-il dans l'oreille électrisée du candidat au voyage.
C'est ça, l'homme, songea-t-il en sortant de la boutique minable de Perceur. Tu l'invites gentiment à l'éternité et il se met à rêver de voyage. Il ne se rappelait plus pourquoi le métal posait des problèmes au système. On peut pas tout savoir. Il retourna à l'atelier de Chico Chica.
— Je ne sais pas si c'est la foudre, jubilait Pulchérie, mais qu'est-ce que c'est coloré !
— Pour des couleurs, c'est des couleurs ! renchérissait le nain. Mais savoir si c'est la foudre...
Ils étaient en extase devant la photographie prise par Pulchérie qui clignotait encore. Dehors, la pluie continuait et l'orage tournait autour du trou, comme s'il avait peur d'y tomber.
— Perceur a résolu ton problème ? demanda Chico Chica.
— J'ai la clé, dit Frank. Tu te connecteras.
— Avec l'orage, je vais chier des scories !
C'était une plaisanterie que Pulchérie, qui était en chair et en os, ne pouvait pas comprendre.
— C'est des belles couleurs, hein ? lui dit Chico Chica. Dommage qu'il pleuve. Mais c'est le printemps.
Il se connecta. Le métal commença à couler sur l'écran. Frank pensait à Popo.
— Dis donc, Chico Chica ? dit-il dans la fusion. Tu crois que les fous comprennent ce qu'on ne comprend pas ?
— Si on s'imagine qu'on ne pourra jamais communiquer avec eux, oui.
— Ils l'ont emmené. Il ne s'est pas échappé. On ne s'échappe pas quand on est enfermé en soi. Ils l'ont emmené et j'arrive pas à me souvenir où.
Le compresseur faisait un boucan !
— Hé ! Frank ! Tu te rends compte de ce que tu viens de dire ?
Mais le métal atteignait les zones franches du réseau. Des personnages non identifiables communiquaient librement sur des sujets impossibles à reconnaître avec des yeux de profanes. Chico Chica souffrait tellement que Pulchérie cria pour empêcher Frank d'aller plus loin. Mais Frank ne voyait plus la souffrance. Sally Sabat connaissait tous ces personnages.
— Elle parlera pas ! hurla Chico Chica qui ne pouvait plus parler sans s'arracher les mots.
— Vous êtes dingues ! cria Pulchérie.
Elle sortit sous la pluie, exactement ce que Frank aurait fait s'il avait eu envie de pleurer, mais il n'était pas en train d'explorer le métal pour se confesser à un nain qui profitait de l'occasion pour se donner corps et âme à sa passion infernale. Il augmenta la dose. Chico Chica ne pouvait pas pousser le cri qui ferait de lui un homme souffrant. Il n'était qu'un homme qui a choisi le voyage au lieu de l'éternité. On n'entend pas ce cri.
— Elle est trop près du commencement, expliqua Chico Chica entre deux vagissements.
Il avait raison. Mais elle se poserait la question tôt ou tard. Elle y répondrait comme tout le monde. Oui ou non répondez. C'était ça, la maturité. Le fruit s'ouvre, les graines se donnent à la terre. Le fruit pourrit, l'arbre disparaît, reparaît, puis de nouveau le fruit et on est incapable de dire mieux, sinon ce serait banal et littéraire.
— Je pense trop à Popo, dit Frank en coupant la communication.
Chico Chica poussa un dernier cri, celui qui tente de s'accrocher encore. Il cracha dans la terre battue.
— Salive d'homme ! grogna-t-il.
— Je peux pas vivre ma vie et travailler, dit Frank.
— Tu retrouveras pas Popo, dit Chico Chica en débouchant une bouteille. Ils font exactement ce qu'ils veulent si tu n'as pas le métal. Ils ne peuvent rien contre le métal. Ça les fait chier qu'on existe comme des fleurs.
Il y eut une accalmie.
— Tu me ramènes ? dit Pulchérie.
— T'en as marre ? demanda Chico Chica toujours soucieux de l'effet qu'il produisait sur les autres.
Elle se contenta de lui sourire. Dans la Ferrari, tandis que la pluie recommençait à tomber, elle demanda à Frank ce qu'il pensait du suicide. Il n'avait jamais pensé à adresser une telle demande aux autorités, mais c'était par peur de l'enquête pointilleuse qu'il fallait alors subir au détriment du peu d'intimité que le système consentait encore à préserver si on admettait, preuves à l'appui, qu'il était la meilleure solution jamais proposée à l'être humain depuis peut-être une éternité. Pulchérie ne croyait pas l'homme qui prétend ne jamais avoir eu la tentation d'en finir.
— J'ai pas dit ça, murmura Frank comme si elle ne pouvait plus l'entendre.
— Le monde est trop petit, dit-elle.
Elle ne croyait pas à l'éternité, ni aux voyages, ni au suicide. Elle avait envie de croire, mais plus rien ne se proposait à son esprit depuis qu'elle avait conscience d'être une partie du tout et non pas une particularité de ce tout incroyable.
— C'est vrai, dit Frank, je me souviens.
Si tout était déjà arrivé, comme c'était probable, il était écrit quelque part où ils avaient emmené Popo et pourquoi ils l'avaient emmené.
— Tu es fou toi aussi, dit Pulchérie.
— Non, dit-il. Nous sommes si vieux qu'on n'a plus rien à inventer.
Chapitre XXIII
Modification de la scène précédente par le Mental Elémentaire — contenu iii-xxii-b du rapport sur les activités du groupe « Kronprinz » :
— Dis, Chic, si je reviens ce soir, tu me le montreras, le satellite ?
— Tu ne reviendras pas ce soir.
— Mais je veux revenir. Je veux...
— Monsieur Lobster, dites-lui qu'elle ne reviendra pas ce soir. Je photographierai le satellite.
— Je veux le voir.
— Tu le verras aussi bien de chez moi, dit Omar Lobster qui secouait les clés de la Ferrari dans sa poche.
— Tu l'as dit toi-même : ici, c'est différent. Le trou...
— Le ciel est le même ici ou chez moi, surtout la nuit. Il faut rentrer maintenant. La pluie...
— Il faut une raison...
— Je ne suis pas ton père... je veux dire... ta mère...
— Tu devrais écouter ton oncle. Il pleut tellement que...
Chico Chica ne pouvait pas s'empêcher de penser au choc des gouttes de pluie sur la citerne. Omar Lobster sortit un peu sous la marquise. La pluie frappait une flaque à ses pieds et il regardait le bas de son pantalon se mouiller. On pouvoir voir la reprise de l'accroc sous le genou. Le pli se cassait sur la chaussure, impeccablement. Il fallait traverser la cour pour atteindre la Ferrari. Il soupira :
— J'aurais dû la rentrer hier soir, dit-il. Je ne pensais pas qu'il allait pleuvoir.
— Tout est bien, monsieur Lobster. La peinture a eu le temps de se polymériser.
Chico Chica employait toujours le terme exact s'il s'agissait de décrire une activité technique.
— Je pensais... commença-t-il.
Il n'y avait plus que ça à faire maintenant, penser. Avec le crépitement de la pluie et les cognements du compresseur. Les bruits vous enfermaient facilement.
— Je ne t'ai rien promis, dit Omar Lobster.
Elle le reconnaissait, mais elle n'avait plus besoin de promesses pour agir comme elle avait envie d'agir. Chico Chica lui avait parlé du satellite.
— On avait rien à faire, alors...
Il vissait un 2000 mm sur un boîtier spécialement conçu pour les prises de vue nocturnes. Elle aurait aimé voir ça. Est-ce qu'il lui demandait une raison ?
— Je ne te demande rien, dit Omar Lobster. Il faut que je passe au labo.
— Vous y pensez tout le temps, monsieur Lobster. Il n'y a rien que vous fassiez sans y penser.
— Un autre jour alors ? dit Pulchérie.
Elle faiblissait. Chico Chica avait envie de lui caresser les cheveux, mais Omar Lobster n'aimait pas les signes d'affection qu'il considérait comme de la faiblesse, soit parce qu'on se laissait aller à éprouver des sentiments pour quelqu'un qui ne les comprenait pas, soit parce que c'était se contenter de peu de choses à côté de ce qu'on désirait vraiment.
— Il faut que j'y aille, dit Omar Lobster.
Il courut sous la pluie. On entendit le clapotement de ses pieds dans les flaques. Frank n'avait pas voulu rentrer la Ferrari à cause des gerbes d'étincelles. Il avait eu l'idée de souder le trou d'homme. Il avait garé l'Italienne sous les arbres malgré la foudre. Une branche...
— Je regrette pour le satellite, dit Chico Chica.
Ils avaient consulté l'éphéméride pendant qu'Omar Lobster dormait. Frank ne savait pas que Chico Chica ne le réveillerait pas. Il était plus de midi quand il est revenu de chez Perceur.
— Il n'a pas le droit de me dire ce que je dois faire, dit Pulchérie qui regardait la Ferrari avancer sous la pluie, lentement pour ne pas faire jaillir les flaques qui s'épanchaient dans la terre encore sèche par endroits.
Les ravinements la ravissaient.
— Je prendrai des photos, dit Chico Chica. J'ai tout le matériel que je veux. Il suffit de demander.
La Ferrari entrait lentement dans l'atelier. Elle ronronnait doucement comme une petite chatte qui revient au bercail.
— Fais ce qu'il te dit, conseilla Chico Chica à voix basse.
Il clignait les yeux pour traverser la demi-lumière des halogènes.
— C'est un type très occupé par des choses d'une importance capitale.
— Et alors ?
— Et alors, il n'y a pas de place pour les sentiments.
— Mais je me fiche de ses sentiments, moi ! Je veux seulement...
— Frank affirme qu'ils coupent les radars SP pendant la nuit. Ça paraît logique. Tout le monde dort, la nuit. La Surveillance de la Population ne s'impose pas. Il faut surveiller les Somnambules. Ils ont un tas d'agents secrets sous des déguisements impossibles à différencier des véritables apparences. Frank me l'a dit.
— Il n'a pas droit de me traiter comme si j'étais...
La tête d'Omar Lobster était éclairée par le plafonnier. Il s'impatientait en remuant les lèvres. Pulchérie monta dans la Ferrari et le moteur commença à prendre des tours. Elle regarda Chico Chica se rapetisser dans le rétroviseur. Il courait sous la pluie, franchissant les flaques et les rigoles. Il avait l'air d'un chien qui sait exactement à quel endroit il va s'arrêter de courir.
— Elle est où, ta mère ? dit Omar Lobster.
Pulchérie n'en savait rien. Omar Lobster conduisait trop vite. On avait l'impression de voler dans un nuage gris mais les arbres surgissaient du néant, immobiles et grandioses. Ensuite, le moteur ronfla pendant la montée. Pulchérie n'avait aucune envie de retourner dans l'écurie.
— Dans l'écurie ? dit Omar Lobster comme si enfin il s'intéressait à l'existence de sa nièce.
Comme elle ne répondait pas, il dit :
— Tu feras ce que tu voudras. Moi...
Et il ajouta, parce qu'elle reniflait :
— Ta mère aura son idée.
Pulchérie inspira longuement pour lui imposer un soupir interminable. Omar Lobster détestait attendre les réponses, les soupirs, les larmes et tout ce que les autres prenaient sur son temps pour lui reprocher ce qu'il fallait bien considérer comme de la distractivité. Il arrêta la Ferrari devant le portail. La pluie tombait à verse, tambourinant sur le toit de la Ferrari. Constance Lobster faisait des signes derrière une fenêtre. Omar Lobster s'impatientait :
— Cours ! dit-il. Sinon elle va se ramener avec un parapluie. Cours, je te dis !
Pulchérie sourit enfin. C'était juste, pour le parapluie. Elle avait déjà assisté à cette scène de la vie conjugale du seul couple qu'elle connaissait presque intimement. Omar Lobster avait l'air de redouter cette conversation sous la pluie, lui assis dans la Ferrari, le pied sur le frein, et elle, Constance Lobster, la femme de son existence comme il disait, mais pas de sa vie, précisait-il aussitôt pour amuser la galerie des invités encore anonymes (mais ils ne le resteraient pas longtemps grâce aux efforts de Constance qui s'acharnait sur leur triste existence d'invités incapables de rendre la pareille), — Constance Lobster sous le parapluie lui demandant ce que Pulchérie avait trouvé cette fois comme excuse pour expliquer sa fugue chez les hommes et ce que lui, Omar Lobster, futur Prix Loben, prétendait lui raconter pour justifier le peu de cas qu'il faisait d'un foyer qu'elle, Constance Lobster, peut-être Prix Oloncourt un de ces jours prochains, s'efforçait de maintenir à flot malgré les... Pulchérie souriait parce qu'elle pouvait épargner à son oncle le couplet sur la vie sans enfant. Elle lut dans son regard qu'il lui en serait reconnaissant. Elle savait comment et il lui pinça la joue au lieu de l'embrasser. Elle s'enfuit sous la pluie. Constance était en train d'ouvrir un parapluie sous le porche. Il démarra.
Au Centre, c'était l'heure de la pause de la mi-journée. Il traversa des couloirs déserts qui sentaient les exhalaisons de la peau. Il entra dans son bureau et se plongea tout de suite dans le dossier de Jean de Vermort. La pluie rageait contre les vitres, réduite au silence par une isolation acoustique qui frisait la perfection. Il fallait commencer par Jean de Vermort parce que tout avait commencé avec lui. Malheureusement, le ou la fonctionnaire chargée du dossier avait un goût immodéré pour les détails inutiles. Il actionna plusieurs fois le bouton de l'interphone mais personne ne répondit. Il s'enfonça lentement dans les récits que le dossier accumulait dans l'optique d'une conclusion qui n'avait sans doute aucun intérêt. L'existence malheureuse de Jean de Vermort était passée au peigne fin, mais il pouvait s'agir de n'importe quelle existence. Le rédacteur était sans doute un psy. Rien sur la structure du cerveau, sur les rapports de police qui devaient bien exister puis que Jean pratiquait le métal ou du moins l'avait-il pratiqué à un moment précis de son existence. Il n'y avait rien non plus sur les deux alertes qui avaient secoué le centre et sa périphérie régionale. Sally Sabat, qui supervisait les enquêtes confidentielles sur les stagiaires, n'avait pas fait la moitié de son travail. Il avait toutes les raisons de penser que ce n'était pas par négligence. Le dossier ne lui apprit rien.
Il se connecta. Il sentit tout de suite une résistance. Des messages de pure courtoisie formaient un écran impénétrable. Une fenêtre l'invitait à patienter et une petite animation entra dans une itération infantile. Il coupa. Si Sally Sabat visait la direction du laboratoire principal, c'était le moment : il n'avait plus rien sous la main pour maîtriser les contenus. Le couloir commença à s'animer.
Après la pause, le personnel était détendu ou carrément apathique. Il préférait toujours s'isoler en attendant que chacun retrouvât son rythme. Comme il ne se souvenait plus du maniement de la télécommande, il poussa plusieurs boutons avant que la porte du bureau consentît à se fermer. Il avait aussi ouvert le bar, mis en route le système d'irrigation des plantes vertes et déployé un fauteuil-lit qui exhibait le désordre de ses draps. Il se connecta directement avec Jean de Vermort. Il reçut les signaux ordinaires d'une activité cérébrale réduite au minimum vital. On n'avait pour l'instant détecté aucune activité mentale. Le cerveau se contentait de maintenir le corps en vie. Même les calculs confirmaient ces observations. Il repassa toutes les résolutions une par une. Quel temps était-il en train de perdre pendant que le réseau supprimait les millions de points d'entrée qu'il avait inutilement inscrits pendant des années justement pour ne pas se retrouver dans la position du tireur couché ? Même la porte s'ouvrit alors qu'il avait expressément interdit toute intrusion. C'était Hautetour qui n'entrait qu'à moitié, massif et odorant :
— Frank ! Qu'est-ce que vous fichez ici ?
Quelqu'un le poussait et il apparaissait petit à petit. C'était Rog Russel.
— Nous ne savons pas pourquoi Sally Sabat a abandonné son poste, dit rapidement Hautetour.
Ce devait être la dernière version officielle.
— Monsieur Rog Russel a consenti à la remplacer durant son... absence. Je ne sais pas ce que vous faites dans ce bureau, Frank, mais je crois que le moment est bien choisi pour en sortir.
Hautetour était pâle et agité, comme s'il avait la fièvre et qu'il ne désirait qu'une chose : parer au plus pressé. Rog Russel referma le dossier de Jean de Vermort et invita Hautetour à revenir quand il se sentirait mieux (deux pastilles de colocaïne dans un verre d'eau). Demain, peut-être...
— C'est ça ! dit Hautetour. Je vous laisse.
La porte se referma. Dans cet établissement conçu par Omar Lobster, les portes coulissaient dans un système pneumatique complètement insonorisé. On avait même supprimé les claquements. Rog Russel s'assit dans le fauteuil des visiteurs, celui où Sally Sabat prenait place quand Omar Lobster dictait ses interminables mises au point analogiques.
— Content de savoir que vous allez mieux, Omar, dit Rog Russel en offrant son tabac à l'eau de rose. Je vois que Jean de Vermort n'est pas étranger à nos petits ennuis. Vous voulez voir ma recommandation à l'Académie Loben ? Je ne sais pas si ça suffira, mon pauvre Omar. Tout s'est bien passé hier soir ?
Comme il n'y avait que deux homards, Constance en avait préparé la chair pour les présenter en entrée.
— Elle sait résoudre les problèmes de la dernière heure, Constance. Je lui ai toujours fait confiance dès qu'il s'agit de ces mondanités que nous sommes obligés de...
Ensuite, elle avait servi une viande avec un assortiment de légumes exotiques.
— Un assortiment ? Fielding adore la viande. Il aurait été déçu si un homard avait occupé toute son assiette !
En effet. Il était venu pour manger. Il n'avait plus grand-chose à apprendre à son exégète. S'il y avait eu quatre homards, il n'y aurait pas coupé, et il aurait peut-être consacré plus de temps et d'énergie à parler de lui. En fait, Omar Lobster avait bien cru résoudre le problème que posaient les homards. Il y en avait trois.
— Vous avez dit deux il n'y a pas une minute.
— Trois, reprit Omar Lobster.
Et il expliqua que Constance avait un peu perdu la tête et un homard ne comptait plus désormais. Est-ce que la procédure permettait d'en passer les raisons sous silence ? Inutile de recommencer cette scène.
— Je vous écoute, Omar. Continuez.
— Le fait est que quand je suis revenu au labo, poursuivit Omar Lobster, il y avait trois homards et il en fallait quatre : Constance, moi-même, Fielding et Sally Sabat. Nous serions quatre.
— Comme les extrémités d'une croix. Qui serait celle qu'on fiche dans la terre ? Excusez-moi, Omar. Cette plaisanterie est de fort mauvais goût...
— Non, non ! Vous pouvez plaisanter. Ça ne m'empêche pas de...
— Vous vous apprêtiez donc à acheter un homard.
Oui. Mais quand Omar Lobster est revenu au laboratoire dans l'après-midi, il y avait un homard dans la salle de suspension et personne ne savait ce qu'il fallait en faire ni en penser. Le compte n'y était plus ! Omar Lobster, pour couper cours aux spéculations de ses collaborateurs trop enclins à réfléchir sur des questions imaginaires (qui ont, vous le savez, des solutions imaginaires), avait simplement vérifié qu'il ne s'agissait pas d'une hallucination et il avait téléphoné à son épouse pour...
— Avez-vous essayé de vous connecter ? demanda Rog Russel en ouvrant le réseau d'une pichenette.
Il connaissait la clé :
— Je ne devrais pas la connaître, dit-il.
— Vous savez où est Popo ?
— Mais il est quelquefois utile de savoir ce qu'on ne devrait pas savoir. La preuve en est...
— Vous savez où est Popo.
Ce n'était plus une question.
— Je suis mort, dit Rog Russel. Je ne consulte plus. Je ne ressens plus rien à ce niveau de la conscience. Ça ne vous rend pas morose, vous, cette pluie muette et ce ciel qui s'illumine dans un silence si parfait que...
— Tout se passe bien ? demanda Hautetour à travers la porte.
— Si tout se passait bien, dit Omar Lobster à voix basse pour que seul Rog Russel fût le témoin de son inquiétude, le son ne traverserait pas cette porte ou, si vous préférez, cette porte ne laisserait pas le son la traverser, ce que j'ai explicitement demandé en appuyant sur ce bouton !
Il agita la télécommande à un centimètre du nez de Rog Russel qui reculait en appuyant ses pieds contre le bureau sur lequel Omar Lobster était maintenant couché. Hautetour répéta sa question. Il ne la répéterait pas une autre fois.
— Répondez, vous, puisque tout va bien, dit Rog Russel.
La voix d'Omar Lobster traversa la porte.
— Qu'est-ce qu'il dit ? demanda Hautetour à Anaïs K. qui était assise sur une banquette.
— Il dit que tout va bien.
Elle lui envoya un sourire plein de dents.
— Vous pouvez le croire s'il le dit.
— Je vous crois ! cria Hautetour à travers la porte.
Il s'assit à côté d'Anaïs K. et posa sa grosse main jaune sur le genou parfaitement tranquille de l'écrivaine qui ne consentait qu'à sourire.
— Vous êtes sûre que ce n'était pas Fielding ? demanda-t-il tandis que sa main revenait vers lui.
— Je l'ai vu d'assez près ! dit Anaïs K.. Au début, j'ai cru que c'était Fielding parce qu'on cherchait Fielding. Je l'ai vu courir sur le quai.
— Mais ce n'était pas Fielding ?
— Je vous l'ai dit ! Je l'aurais reconnu.
— Dommage qu'il vous ait eue.
— Vous pouvez le dire ! Dommage pour ma tête.
Elle tâta prudemment la petite bosse qui saignait encore. Hautetour hocha la tête.
— Un sacré coup ! Dommage. Mais si vous dites que ce n'était pas Fielding...
— Je l'aurais reconnu ! Ah ! Que j'ai été sotte !
La main caressa de nouveau le genou, comme on flatte une épaule.
— Vous devriez consacrer plus de temps à vos gosses, dit Hautetour. Et ne pas les confier à n'importe qui.
Il empoigna plus fermement le genou.
— Si j'étais le père de cette petite... je ne permettrais pas...
— Elle communique avec vous, non ?
Il rougit. La main s'envola et se posa sur l'accoudoir, de l'autre côté d'Anaïs K..
— Fielding a buté un camé, dit Hautetour. Il y a des témoins. Le jour où la gloire commence à montrer le bout de son nez, monsieur Fielding bute un minable qu'il connaissait depuis des années sans y avoir touché à un seul cheveu. Je vais être obligé de l'arrêter. Le schnoufard est en récupération. Ça se passe bien. Il voudra se venger. On ne peut pas lui en vouloir. Le juge est à son chevet pour lui prodiguer des conseils.
Anaïs s'appuyait sur le bras, exactement comme si elle ne se rendait pas compte qu'il s'agissait d'un bras. Il avait aussi rapproché sa cuisse de la sienne.
— Qui c'était si c'était pas Fielding ? dit-il en approchant son visage de la joue d'Anaïs.
— On ne les entend plus, dit-elle.
Il se recula, mais il ne pensait pas à ce qui se passait derrière la porte, dans le bureau d'Omar Lobster que Sally Sabat avait abandonné et dans lequel Rog Russel allait s'installer jusqu'à ce que tout rentre dans l'ordre. Pourquoi les femmes devenaient-elles aussi petites, presque infimes, chaque fois qu'il s'en approchait, disons, de trop près ?
— Vous reconnaîtriez son visage ? dit-il.
— Je l'ai bien vu ! Il a d'abord couru et je l'ai suivi. Je l'ai ensuite perdu de vue à cause de la foule. Il m'a assommé. Vous voulez des détails ?
— Vous avez raison. On ne les entend plus.
Il s'approcha de la porte et colla sa bouche sur la grille du portier. Sa voix pouvait être comparée au ressac de la mer sur une plage de sable fin. Le visage de Rog Russel apparut sur l'écran.
— Qu'est-ce que vous voulez ? J'ai demandé qu'on ne me dérange pas. Ah ! C'est vous, monsieur de Hautetour. Entrez donc.
La porte s'ouvrit et Hautetour se sentit happé par une force qui n'était pas la sienne.
— Votre dame attendra sagement dehors, dit Rog Russel.
— Ce n'est pas ma dame, dit Hautetour, mais elle attendra.
La même force l'asseyait dans le fauteuil. Il remarqua le fauteuil-lit aux draps défaits. Rog Russel actionna la télécommande et le fauteuil-lit se referma.
— Nous avons pris de mauvaises habitudes, dit-il en s'asseyant à la place qui était la sienne maintenant, c'est-à-dire (Hautetour s'épuisait à penser et il commençait à trouver ça étrange) dans le fauteuil d'Omar Lobster qui était devenu celui de Sally Sabat qui l'avait...
Hautetour avoua qu'il se laissait aller lui aussi à toutes les mauvaises habitudes possibles. Il ne comptait plus sur les doigts. Il se servait d'une calculette.
— Elle vous contactera ? demanda Rog Russel.
— Si c'est nécessaire, dit Hautetour. Elle s'est approchée de la citerne. La peinture était encore fraîche. Voici un échantillon.
Il posa une éprouvette sur le bureau. Rog Russel la considéra sans y toucher. Un fragment scintillait dans les reflets de la lampe.
— Nous attendons la nuit, dit-il.
— Il lui interdit de rester avec Chico Chica pour « photographier » le satellite.
— Il ne reste plus qu'à convaincre la mère qu'elle peut confier sa fille à un nain difforme et en pleine nuit !
Chapitre XXIV
Hautetour n'avait jamais pris un coup de pied dans les parties mais celui-là lui donna une idée peut-être exacte de ce que les coups de ce type avaient arraché comme souffrance à toutes les parties concernées depuis. Le genou d'Anaïs K. l'avait battu de vitesse. Elle lui avait fait perdre patience et il s'apprêtait à lui donner une leçon. Il avait trop réfléchi comme toujours au moment de prendre de court un adversaire qui est devenu inutile et qu'il faut terrasser pour ne pas perdre un temps précieux en diplomatie. Il eut une contraction réflexe de tout le rachis et s'en alla rouler dans la rigole pendant qu'elle hélait un taxi sur le boulevard. Il entendit le cliquetis rapide de ses talons sur le trottoir, le coup de frein du taxi, la portière puis tout s'éteignit.
En revenant à lui, il dut admettre qu'elle n'avait pas agi seule. La douleur l'envahissait jusqu'à l'estomac, mais le coup qui avait amoché sa tête, elle n'avait pas pu en être l'auteure puisqu'il avait vu clairement ses jambes cisailler l'air noir de la rue en direction du boulevard juste au moment où un taxi se pointait. Comme la ruelle était déserte, et qu'il était sûr qu'elle était montée seule dans le taxi, il supposa qu'elle avait reçu un coup de main inespéré de la part d'une bonne âme qui l'avait prise en sympathie. Il s'assit au bord du trottoir, les jambes par-dessus la rigole qui dégoulinait ses vomissures, incapable d'allumer une cigarette parce que maintenant le goût de la fumée l'écœurait jusqu'à provoquer des spasmes bourrés de liquides et d'acidités. Il se contenta de se frotter le regard. Celui ou celle qui l'avait cogné sur le crâne n'y avait pas été de main morte. Le cuir chevelu était ouvert en plein milieu de sa calvitie monastique. Ses tempes étaient chaudes et gluantes. Il décolla quelques écailles de sang aux commissures des lèvres et se remit debout en geignant. Marcher dans ces conditions le rendait ridicule, mais comme la rue était déserte, il s'appliqua à écarter des jambes tremblantes et raides en se demandant sans ironie si le trottoir serait toujours aussi large. Il contourna quelques difficultés et tomba nez à nez avec deux prostituées qui bavardaient sous un porche. Elles l'avaient vu arriver et c'était évidemment de lui qu'elles se gaussaient depuis un moment. Il s'arrêta pour les dévisager, mais elles se tenaient dans l'ombre, comme s'il était important que leur apparence demeurât la plus vague possible, une apparence stéréotypée, en cas de témoignage. Il leur demanda si elles avaient vu quelque chose et elles lui répondirent qu'elles venaient tout juste de descendre. Derrière elles, un escalier montait à pic dans une lumière grise. Il y avait des détritus sur les marches, y compris un type qui regardait la scène (un flic, il ne pouvait pas ne pas en être sûr, et deux putes qui lui faisaient la conversation sur un sujet délicat) à travers un écran d'hallucinations vendues pour rien par un moins que lui. On vaut toujours plus cher que ceux qui vous aident à tomber encore plus bas et qui en tirent un bénéfice. Non, il n'avait rien vu. Tout ce qu'il voyait de là où il était, c'était le trottoir, et encore, pas plus loin que la rigole.
— Voilà, dit une des putes. On n'a rien vu. Ça vaut peut-être mieux comme ça, mais on l'a pas fait exprès.
— Vous avez l'air d'avoir mal, dit l'autre qui souffrait sincèrement.
Elle savait où. Le voussoiement était le signe qu'elles savaient aussi qu'elles avaient affaire à un flic. Dans l'escalier, le type secouait ses épaules comme s'il était en train de rire, mais son visage demeurait impassible et complètement dévoré par des visions qui prenaient naissance dans son regard.
— Si vous voyez quelque chose... dit Hautetour.
— On voit jamais rien, dit une des filles qui se risquait imprudemment sur le terrain de l'ironie, un endoit où Hautetour ne se plaisait pas, surtout en compagnie.
— Ce qu'on voit, renchérit la deuxième, c'est jamais bien intéressant. Mais des fois...
— Personne n'est monté ? insista Hautetour qui se caressait la crosse.
Il voyait bien qu'il visait juste, en bon artiflot de l'inquisition judiciaire. C'était toujours aussi facile. Un type vous cognait dessus et il montait le premier escalier venu.
— Ce genre de type le monte quatre à quatre, expliqua-t-il.
Phase pédagogique.
— Vous voyez ce que je veux dire ?
Évaluation. Elles ne voyaient pas. Ça montait et ça descendait. Elles aussi montaient et descendaient.
— Je vais jeter un œil, dit Hautetour qui serrait les fesses.
Il monta. Il avait du mal à plier les genoux. Le camé de la contremarche connaissait cette difficulté de l'existence.
— Si on peut plus plier le genou, on ne peut ni monter ni descendre, psalmodia-t-il pendant que les filles riaient de bon cœur.
Sur le palier, un autre type du même genre jouait avec des blattes. Lui, il voyait passer, dans un sens ou dans l'autre, mais il ne s'intéressait pas aux visages.
— Ils vont trop vite.
Il montra comment les visages passaient, enfonçant sa main pointue dans l'obscurité.
— Si je savais quelque chose, bégaya-t-il, je vous le dirais.
Il ne restait plus qu'à le croire sur parole.
— Il y a une autre sortie ? demanda Hautetour qui ne s'adressait à personne en particulier.
— Il y a une sortie de secours, dit une voix.
— Tiens ! Perceur. On est venu se requinquer ?
Perceur sortit de l'ombre, une impasse qui lui donnait chaud. Un sourire paralysait son apparence tranquille. Il venait de temps en temps. On est humain.
— Un type comme toi, farci et beau gosse, ne doit pas avoir du mal à se trouver une fille qui s'occupe de la maison, dit Hautetour qui tirait Perceur par la manche pour l'observer sous la lumière d'une lampe murale.
— C'est pas pareil, dit Perceur. Et puis j'ai pas de maison...
— T'as pas envie d'en avoir une ? T'es verni, toi !
— Je travaille trop, se plaignit Perceur. Les femmes ne supportent pas longtemps les mecs qui travaillent au lieu de s'occuper d'elles.
— Alors tu viens ici.
— Ici ou là. Des fois. Quand...
— Ça ne me regarde pas ! Tu cherches la sortie de secours ?
— Je vais vous montrer ça, Patron.
Ils entrèrent ensemble dans l'ombre, Perceur devant comme s'il devait avoir nécessairement quelque chose dans le dos pour le faire avancer. Hautetour l'avait pincé.
— T'as vu Chercos aujourd'hui, non ?
Perceur ne pouvait pas dire non.
— Moi, je n'ai pas vu Chercos, dit Hautetour.
— Oh ? dit Perceur. C'est un agité.
— Qu'est-ce qu'il voulait ?
Quand Perceur avalait sa salive, ça s'entendait et les gens se retournaient. Seulement voilà : il n'y avait personne et Hautetour lui faisait face, massif, légèrement puant, de cette puanteur de chaussettes qui remonte et dont on ne peut rien dire parce qu'elle ne vous appartient pas. Il annonça une lumière. Il n'était pas mécontent d'arriver au bout de ce corridor qui aurait épouvanté son enfance s'il en avait eu une. Ils avaient bien suivi les flèches vertes. Si on les suivait sans se poser de questions sur l'intelligence du type qui les avait peintes, on sortait avant les autres.
— Tu veux dire : en cas de pépin ? fit Hautetour.
— Ça n'est jamais arrivé, dit Perceur avec une voix de prédicateur, mais si ça devait arriver, mieux vaut sortir par là.
— Oui, dit Hautetour en arrivant sur un autre trottoir. D'autant que c'est ta rue. Je me trompe ?
Perceur ouvrit la bouche pour rire mais il n'avait peut-être pas envie de rire.
— On va chez toi ? dit Hautetour d'une voix de petit garçon qui s'adresse à une petite fille.
— J'ai des clients qui attendent. Je sais pas si...
Hautetour éclata de rire. Son haleine sentait aussi la chaussette.
— Ça alors ! dit-il. Tu fais attendre tes clients pour...
Perceur réussit enfin à rire.
— Ben ouais quoi ! Si le client peut attendre...
Ils sortirent dans la rue en riant.
— Tu me demandes pas ce qui m'est arrivé ? dit Hautetour qui marchait devant cette fois, droit sur la boutique de Perceur.
— Je vois bien qu'il vous est arrivé quelque chose mais...
— Demande-le-moi, ce qui m'est arrivé.
Toujours cette gueule de détaillant dont on ne sait pas si elle est prête à éclater de rire ou si quelque chose l'en empêche au dernier moment.
— On entre ? fit Hautetour en poussant la porte de la boutique.
Il allait mieux, confia-t-il. Ce n'était pas si terrible que ça, les coups dans les parties. Mais le salaud qui lui avait ouvert le cuir chevelu était sans doute déçu de ne pas avoir réussi à briser l'os.
— Les boules, expliqua Hautetour, c'est élastique. T'as déjà essayé de bouffer des gnocchis cuisinés par quelqu'un qui n'y connaît rien en cuisine italienne ?
— Il arrive tellement de choses si on y réfléchit un peu...
— Les gnocchis mal cuisinés, continua Hautetour, t'as beau les écraser sous la fourchette, ça reste des gnocchis tant que t'as pas décidé que c'en est plus.
Le coude de Hautetour se levait pour montrer l'effort d'écrasement. Tout son visage participait à l'action jouée dans une conversation qui allait tourner mal. Perceur, qui hésitait à entrer dans sa propre boutique, n'avait plus envie de rire ou alors il avait trouvé le moyen de ne plus en avoir l'air.
— Elle n'avait pas l'intention de me les bouffer, conclut Hautetour qui poussait la porte de l'arrière-boutique.
— J'ai des clients, balbutia Perceur.
Il y avait un type dans un fauteuil de dentiste et une fille couchée dans un canapé de psy. Hautetour leur adressa un sourire de circonstance, mais il n'avait pas l'air aimable des visiteurs de commerce.
— C'est pas ça ! dit Perceur.
— Un trip ?
— Non plus ! C'est juste une petite anesthésie.
Hautetour siffla entre les dents et les clients sursautèrent en même temps.
— Ils sont branchés ? demanda-t-il.
Il les tâta comme quelqu'un qui veut se rendre compte par lui-même qu'il n'est pas en train de rêver.
— Tout le monde n'a pas le courage de... commença Perceur.
— Tu parles à quelqu'un qui vient de souffrir et qui n'arrive pas à l'oublier, dit calmement Hautetour.
Le type coincé dans le fauteuil de dentiste bougea un doigt :
— Du courage, j'en ai ! dit-il parce qu'on ne lui avait rien demandé. Mais il faut bien se préparer.
Les minus, quand ça explique ! La fille du sofa psy ricana.
— T'as pas peur toi non plus, hein ? dit Hautetour en lui gratouillant la joue.
Il se posta sous la lampe. La lumière le grandissait facilement. Il recherchait l'effet cinématographique.
— Vous faites ce que vous voulez de votre corps, dit-il avec une pointe d'ironie qui se laisse transpercer par la colère rentrée du bourgeois qui n'est pas venu pour ça mais qui reviendra un autre jour.
Perceur se mit à rire douloureusement comme s'il avait les lèvres gercées.
— On n'a pas grandi, c'est vrai, avoua-t-il. Mais on n'est pas des méchants. On est même...
— Chercos est venu, tu disais ?
Le rire se figea sur le visage de Perceur qui se mit à ressembler au gosse qu'il n'avait pas pu être.
— C'est vous qui l'avez dit, Patron. Moi je...
— Qu'est-ce qu'il voulait ? Du métal ?
— Ya pas de métal ici, Patron ! On est juste des...
— Je veux pas savoir ce que vous êtes ! Si vous êtes ce que je pense malgré moi, je reviendrai quand ce sera le moment. Et si tu ne me dis pas ce que Chercos est venu chercher ici, je bute cette conasse !
— Vous plaisantez, Patron !
Hautetour avait peut-être répondu non à cette question qui n'en était peut-être pas une. La balle traversa la tête étonnée de la fille qui ouvrit ses bras en croix comme si l'humanité était concernée par sa douleur. Elle s'immobilisa enfin et le sang se mit à bouillonner sur son visage troué. Perceur tomba à genoux comme s'il avait reçu la balle par ricochet.
— Ça, dit Hautetour, c'est un premier point que tu devras expliquer à mes services.
Le type dans le fauteuil de dentiste tirait sur les câbles qui le traversaient mais sans la force nécessaire pour les déconnecter du monde dans lequel il ne souhaitait plus voyager sans passeport officiel.
— Il avait une UDC, lâcha Perceur dans un cri de désespoir qui mortifia son client.
— Une UDC ? dit Hautetour. Où a-t-il trouvé une UDC ? Tu t'y connais, toi, en UDC ?
— Putain ! fit Perceur d'une voix de contralto. Toutes ces questions...
Hautetour réprima un sourire.
— À laquelle tu veux répondre ?
— Ne me butez pas ! réussit enfin à roucouler le type dans le fauteuil de dentiste.
— Il te butera si tu la fermes pas ! cria Perceur.
— Qu'est-ce tu sais ? demanda aussitôt Hautetour.
Le type ne maîtrisait plus son visage en proie aux désordres de son cerveau compliqué par une géographie dont il ne connaissait pas les prémisses.
— Si tu sais quelque chose, dis-le ! cria Perceur qui vomissait sur ses chaussures.
— Je sais rien ! cria le type. Je sais rien ! Qu'est-ce que je dois savoir ?
La question que posent toujours ceux qui ne savent rien.
— C'est dur au début, pleurnichait-il. C'est vraiment dur !
Hautetour ferma les yeux de la fille avec le pouce et l'index dans un geste souple et précis. Perceur le remerciait en gémissant.
— Comment t'aurais fait avec le petit Jésus, toi ? dit Hautetour.
Elle avait cessé de saigner et maintenant elle donnait des petits coups de pieds dans le coussin qui s'était échappé de ses mains comme un petit animal effrayé.
— Exactement ça, grichait Perceur, exactement !
— Comme si on y était, fit Hautetour.
Il se posa sur un siège.
— Personne ne viendra, dit-il. Je peux en buter trois. Personne ne viendra pour les récupérer. Vous êtes de sales petits égoïstes et je vais en buter trois... personne ne viendra.
Il lâcha une balle dans le genou du type qui hurla aussitôt et s'empêtra dans les câbles, incapable de situer la douleur atroce qui prenait possession de son corps.
— Je lui ai donné la clé, dit rapidement Perceur qui retrouvait son calme parce qu'il était en train de vivre les dernières minutes de sa vie, celles qu'on déguste sans se préoccuper de ce que les autres en pensent.
Il se redressa comme si un ressort s'était déclenché en lui.
— Pourquoi tu me butes pas ? dit-il.
À la fin, on tutoie tout le monde, c'est connu.
— Parce que t'es pas métallisé, toi, dit Hautetour. Ils viendront, si je te bute. Et ils récupéreront ta sale carcasse d'épicier foireux.
— Pas métallisé ? gémit le type.
— Ça se métallise pas, les vendeurs de métal, continua Hautetour qui se sentait des ailes de pédagogue rien qu'à donner un cours de réalisme à un pauvre type qui n'avait plus le temps de croire au métal ni à la colocaïne.
Perceur ricanait en se tenant les tripes à deux mains.
— Tu veux que je te rende service ? dit Hautetour.
Perceur pouvait encore y croire.
— Je vais le buter, celui-là aussi. Comme ça, personne pourra témoigner que t'es un fumiste de métallo. Il faudra juste que tu expliques la présence de deux macchabées dans ta gentille boutique de minable. Tu vois, je veux pas foutre en l'air ton commerce. Je veux juste t'embêter.
Une balle atteignit le type en haut d'un cri qui réunissait toutes ses forces.
— Qu'est-ce qu'il faudra que j'explique ? dit Perceur.
— Tout dépend de ce que tu veux expliquer.
— Vous les mettrez où, les macchabées ?
— Tu les mettras où tu voudras. Tu m'expliques gentiment comment ça marche, l'UDC, et je te laisse avec tes morts métallisés. Ensuite, je m'arrange pour que ta récupération foire. Je peux.
— Il y a Gor Ur ! Gor Ur me sauvera !
— Pauvre péquenot !
Dix minutes plus tard, Perceur versait des gouttes d'eau oxygénée sur le crâne de Hautetour qui grimaçait en se regardant dans un miroir comme chez le coiffeur.
— Faudra coudre, dit Perceur.
— Couds-moi !
Perceur en avait vu d'autres. Ça ne s'arrangeait pas si mal, au fond. À part pour la fille. Un os. Hautetour sortit enfin avec un pansement sur la tête. Bon débarras. Perceur baissa le rideau, éteignit les spots de la vitrine, coupa le téléphone et revint dans l'arrière-boutique qui sentait l'étal de boucher. Il n'aurait rien à expliquer à la police puisque Hautetour était parti avec ce qu'il était venu chercher. Satisfaire le client ou le détruire. Le client est destructible ou pas. Satisfaire le client indestructible. Par contre, il fallait commencer à penser à une histoire vraisemblable pour expliquer la destruction des clients qui avaient été vivants avant d'être morts comme pouvaient en témoigner ceux qui les lui avaient confiés pour qu'il les métamorphosât en vrais métaux. Mais il fallait d'abord prévenir Frank. Frank ne lui aurait pas pardonné s'il avait été à la place de Hautetour. Frank ne voyait pas plus loin que le bout de son nez et il ne gardait jamais rien pour demain.
Il sortit par la cour, entre les poubelles et les vélos. Il était plus prudent de ne pas se connecter chez soi quand les ennuis pleuvaient. Il fila chez la Sibylle qui possédait et entretenait à grands frais un terminal haut de gamme. Elle était en train de s'amuser derrière une porte.
— C'est urgent, dit-il à travers la porte. Laisse-moi entrer. Tu me connais. J'ai juste besoin de...
Un déclic. Il poussa la porte et entra. Il était chez la Sibylle, du pur métal, directement du minerai à la chair, sans intermédiaire louche. Lui qui trafiquait encore dans les vieux rayons de bicyclettes, il avait un peu honte de pénétrer chez la Sibylle, même sans effraction, alors que sa conscience n'était pas tranquille. La Sibylle ne comprendrait jamais.
Le terminal trônait dans un capharnaüm de vêtements sales, d'emballages puants, de livres morts et de caoutchouc dévulcanisé par un usage abusif après la date de péremption. Il marchait sur la pointe des pieds pour ne pas entrer en contact avec ces reliquats du bonheur interrompu par l'imprévu et la lassitude. Même la chaise était souillée. Il travailla debout. Il se connecta par l'intermédiaire d'un miroir multiple qui donnait de la bande à son intrusion. La Sibylle apparut, nécessairement belle comme une héroïne de Córtazar.
— Je croyais que t'étais en train de t'amuser, dit-il.
— On dirait que je t'embête, dit la Sibylle. Qu'est-ce que t'as fait de ma frangine ? Elle a adoré le truc de l'UDC dans la dent cariée. Elle en reveut.
— Je l'ai pas revue. Mais le truc de la dent, c'est quelque chose que je peux recommencer à volonté. C'était même plutôt indépendant de ma volonté.
— Il paye, Chercos ? Il paye ce que tu demandes ?
— Dis à ta frangine de l'oublier.
— Elle est sortie pour aller te voir. Ne me dis pas que tu l'as pas rencontrée ? Elle n'avait que ça dans la tête.
— Je l'ai pas vue. Je te le dirai si...
— Ouais, justement. Tu le dirais SI.
Perceur suait, détail qui ne pouvait échapper à la Sibylle qui adorait sa petite sœur. Une journée pleine d'ennuis. Chercos. Hautetour. Et maintenant la Sibylle.
— J'arrive pas à me connecter, dit-il pour se donner du cran.
— Tu sortiras pas d'ici avant de m'avoir expliqué ce que tu as fait de ma frangine.
Déclics en série. Elle l'enfermait. Il était joli. Qui c'était, le type qui ne s'amusait plus avec elle parce qu'elle n'avait plus envie de s'amuser avec lui ?
— Un pauvre type, dit-elle. Vous vous imaginez des choses. Mais j'ai de quoi me payer tout le métal et de première ! Je suis la Sibylle.
Elle s'appelait Charlotte Prat. Il valait mieux qu'elle se mît à délirer sur des pouvoirs qu'elle ne pouvait pas avoir hérité de son père qui était pêcheur de coquillages en Galice, ni de sa mère qui lavait le linge des autres à genoux sur la même plage. Elle pouvait délirer, comme les autres, elle ne changerait jamais rien à ce qu'elle était avant de se métalliser. Perceur les haïssait au fond, mais ils étaient le coffre-fort en banque de sa vieillesse studieuse. Maintenant il devait trouver Chercos sur un réseau où il se cachait sous un million d'identités qui devaient être connues de Hautetour.
— Pourquoi tu le préviens ? dit la Sibylle.
Elle l'exaspérait.
— Bon, dit-il. Puisque tu sais tout, tu sais aussi où elle est, ta frangine, en ce moment, non ?
— Elle était avec un type qui avait les jetons. Pas une goutte de métal, ce minable, et il avait les foies.
Ça, il le savait. Il s'empêcha d'en parler.
— Tous les types qu'elle ramène ont les jetons, dit la Sibylle.
— Je veux pas avoir d'ennuis, dit Perceur. Qu'est-ce qu'il peut pour les métallisés, Gor Ur ?
Elle le regarda comme s'il lui avait craché au visage.
— Quand on meurt, on meurt, dit-elle parce qu'elle se maîtrisait encore.
Il se mordit la langue. Quelque chose clignotait dans les puces intégrées à l'écran.
— Si c'est Frank, dit la Sibylle, dis-lui que j'apprécie sa piscine et que j'y reviendrai cet été.
— Tu lui diras toi-même !
C'était Frank. En clair.
— Des quoi ? rouspéta-t-il pour commencer.
— Des ennuis. Hautetour.
— Qu'est-ce que tu lui as vendu ?
— Qu'est-ce qu'il m'a volé, oui !
— Je t'écoute.
— Je lui ai donné la clé.
— Tu peux la changer.
— Si je la change...
— Il te tient comment ?
— Je peux pas en parler. Je suis pas seul. Pas chez moi.
— D'où tu bavardes ?
— Je suis chez la Sibylle.
Silence.
— Il t'a pas buté, tu dis ?
— Tu l'as dit !
— Et il a la clé ?
— Comme je te dis.
— Maintenant il sait que je sais.
— Malgré moi.
Nouveau silence.
— Salut, Sibylle.
— Salut, Frank.
Chapitre XXV
— Ça pouvait être n'importe quel nain, dit Frank.
Il était un peu lent à l'heure de réintégrer le faisceau de nerfs qui lui servait à communiquer sur le réseau avec ses informateurs.
— J'ai bien vu que ce n'était pas Fielding, dit Anaïs K.
— Ça pouvait pas être lui, dit Chico Chica. Ni moi !
Les nerfs formaient une natte nacrée sur la dixième côte. Frank avait toujours été lent et ça énervait Chico Chica qui était celui qui sortait les nerfs parce que Frank était pressé et ensuite celui qui regardait Frank prendre ou perdre le temps à les réintroduire dans le réticule rivé à la dixième côte par deux agrafes de platine.
— Pourquoi m'aurait-il frappée si ça n'avait pas été Fielding ? dit Anaïs qui regardait la pluie.
— Quelle importance, qui c'était ! dit Chico Chica.
Frank referma le réticule et la peau glissa doucement dessus. On ne voyait pas la cicatrice, constata Anaïs qui se laissait distraire par les données qui embrouillaient l'écran. Chico Chica tendit son orteil pour interrompre une communication intercontinentale qui n'avait aucun intérêt. L'écran noir continuait de fasciner Anaïs.
— Voilà Perceur, dit tranquillement Chico Chica.
Il arrivait avec les deux cadavres. La Sibylle ignorait que l'un d'eux était celui de sa petite sœur.
— Pas de scandale ici, prévint Chico Chica. C'est un lieu saint.
Anaïs sourit en arrachant sa pensée à l'écran. Elle avait encore les cheveux mouillés. Elle avait couru sous la pluie et Frank, qui sortait du rêve provoqué par la douleur, l'avait encouragée en lui promettant ce qu'on promet à une femme quand on ne cherche qu'à obtenir d'elle des renseignements sur les autres, ceux qui ont pris une importance telle qu'on ne peut plus se contenter de les imaginer tels qu'on voudrait qu'ils soient.
— Le samedi, je ne travaille pas, dit Frank comme s'il ne s'adressait à personne en particulier.
Pourquoi Hautetour agissait-il dans son dos ? Mais il devait bien se douter que Perceur mettrait Frank au courant. S'il le lui avait demandé, Frank n'aurait pas hésité à lui donner la clé. Au lieu de ça, il effrayait un bon informateur et il supprimait deux personnages inutiles qui allaient prendre de la place, sans compter que la Sibylle finirait par entrer en scène avec ses couteaux. Ce n'était pas un message, ni un avertissement. Sur quel instrument Hautetour improvisait-il ? Anaïs prétendait ne rien savoir de ce qui était arrivé à Hautetour après qu'elle lui eût envoyé son pied entre les jambes. Ça ne l'amusait même pas d'avoir plié un mec de cette manière, si facilement et si provisoirement. Elle avait pris un taxi sur le boulevard et elle avait eu cette idée saugrenue d'en référer à Frank qui s'intéressait surtout à Fielding qui avait échappé à la filature dans le train. C'était une question de fierté. Fielding ne comptait pas. Mais il avait assommé Anaïs et elle disait que ce n'était pas Fielding mais un autre nain qu'elle pouvait reconnaître si on le lui présentait. Frank ne voyait vraiment pas de qui il s'agissait. Il était en train de communiquer avec Perceur.
— Tu crois que Hautetour veut impliquer la Sibylle ? dit Chico Chica qui s'épuisait à réfléchir à la question.
— L'impliquer dans quoi ? dit Frank. Dans mes problèmes personnels ?
Anaïs leur avait raconté ce qui lui était arrivé une fois descendue du train. Hautetour l'avait questionnée à ce sujet. Il lui avait menti à moitié. Frank renifla dans son poing.
— Il est partout, dit Chico Chica. Que veut-il savoir ?
Frank reboutonna sa chemise. Les nerfs avaient une odeur d'huile de machine à coudre.
— Je dis ça parce que... commença-t-il.
Il se tenait debout sur le seuil, respirant l'air de la pluie et des arbres mouillés, se remplissant de verdure et de terre. Après les communications, il avait besoin de se purifier l'esprit et le sang. Il évitait de communiquer ailleurs que chez Chico Chica. Chez la Sibylle, on finissait par respirer l'odeur des poubelles.
— Perceur ne va pas tarder à arriver, dit-il comme s'il était en train de réfléchir à une chronologie qui présentait des défauts de surfaçage.
— J'aimerais pas que ça me complique l'existence, dit Chico Chica qui observait les pieds de Frank comme s'il s'attendait à ce que quelque chose s'en trouvât changé.
Les pieds de Frank étaient chaussés de petits souliers en cuir aérés par des trous en étoiles. Ils étaient disposés en V au bord d'une flaque que le vent agitait. Les gouttes s'élevaient au-dessus de la flaque, étaient ensuite déviées par le vent et elles venaient s'écraser contre le bas du pantalon. La Ferrari n'était plus dans la cour. On voyait les traces des roues, profondes et parcourues par l'eau qui tourbillonnait. Frank n'avait posé aucune question. Il avait constaté l'absence d'une Ferrari qui aurait dû logiquement se trouver là puis le taxi était entré dans la cour et il n'avait rien dit, faisant signe au taxi d'avancer jusqu'au seuil de l'atelier, doucement à cause des flaques et de son pantalon qu'il tenait à garder impeccable au cas où il eût à aller au Cimetière pour jeter un œil sur la tombe d'Omer Lobster.
— J'arrive pas à penser, dit le nain en se frappant la poitrine.
— Voilà Perceur, dit Frank.
Perceur ramenait la Corvette avec deux cadavres à la place de la roue de secours. Frank fit une remarque amère en évoquant une crevaison qui n'avait pas eu lieu. Chico Chica avait aménagé spécialement une des citernes. Perceur ne comprenait pas que c'était son tombeau. Hautetour n'aurait pas mieux agi s'il avait prévu de supprimer Perceur comme personnage d'un monde que Frank n'avait pas l'intention de mettre à nu alors que sa mission, qui s'était un peu compliquée, certes, mais qui demeurait inchangée quant à ses objectifs, consistait en trois points clairement exprimés et indiscutables :
1) Qui a tué Omar Lobster ?
2) Qui a saboté le système pour empêcher la récupération post-mortem d'Omar Lobster ?
3) Omar Lobster est-il encore vivant ?
Il ne devait pas être bien difficile de répondre à la première question. La deuxième était délicate à cause de possibles implications du système lui-même. Et la troisième, subsidiaire. En général, Frank était chargé de ne pas dépasser le stade des évidences. Si les choses se compliquaient, elles étaient du ressort de Hautetour qui avait l'habitude de se servir de Frank sans lui expliquer à quoi il servait exactement ou approximativement, Frank se serait contenté d'un début d'explication et n'aurait pas cherché à en explorer les possibles prolongements. Mais si on avait demandé à Frank de répondre sur le champ à ce questionnaire, il aurait répondu sans hésiter de la manière suivante :
1) Fielding le jeune avait assassiné Omar Lobster.
2) La manipulatrice de la récupération post-mortem était toute désignée pour endosser au moins la responsabilité de la mort d'Omar Lobster.
3) Les légendes entourant le personnage de Gor Ur n'étaient pas de son ressort et il laissait à d'autres le soin de spéculer.
Mais ces réponses ne résolvaient rien. D'abord parce que le motif qui aurait poussé Fielding à tuer Omar Lobster n'était pas établi. Ensuite parce qu'il ne servait à rien d'assassiner un vivant si on n'avait pas l'intention de l'assassiner post-mortem, ce qui était impossible si on n'avait pas accès directement au système. Même la manipulatrice ne pouvait pas saboter la procédure. Omar Lobster l'aurait pu, mais d'abord pourquoi se serait-il suicidé de cette manière complexe et presque impossible (alors que le métal offrait l'avantage de la simplicité et du non-retour) et ensuite comment s'il n'était pas en état d'agir sur les données ? On voit mal pourquoi Omar Lobster eût tenté le diable, c'est-à-dire Gor Ur lui-même, sur un terrain expérimental des plus risqués d'une part, mais surtout des plus extravagants.
Enfin, pour savoir si Omar Lobster était vivant ou mort, il n'y avait que deux solutions :
1) Tomber sur lui, par hasard ou comme suite à une action en cascade qui l'aurait placé devant vous (Frank) comme la meilleure preuve de sa Troisième Vie.
2) Pouvoir entrer dans cette partie hautement secrète du CEFC où étaient conservés comme de précieux spécimens de l'exception humaine ceux qui avaient bénéficié du pouvoir extraordinaire de Gor Ur.
Dans l'état actuel de l'enquête et de ses propres pouvoirs discrétionnaires, Frank ne pouvait évidemment pas entrer dans ce sanctuaire de la Science Cachée du Pouvoir. Quant à compter sur la chance, c'était peut-être dans sa manière, mais Sally Sabat n'était plus là pour en témoigner et s'en gausser à ses dépens. En résumé, il n'avait pas avancé d'un pouce dans une enquête qui, elle, avait fait son chemin de récit et de réalité.
En séquestrant Sally Sabat, il avait espéré un signe sur le réseau et il avait même sacrifié sa chair en acceptant les bricolages neurologiques de Chico Chica qui l'avait charcuté sans anesthésie parce que la douleur était le moteur des communications intercontinentales.
— On joue pas avec les Continents sans la Douleur, avait prévenu le nain en agitant ses instruments neurochirurgicaux.
Mais comment saisir la moindre de ces variations quand on perd la majeure partie de son temps à serrer les dents pour ne pas crier ?
— Le Cri est la pire des Choses qui puisse arriver au cerveau, avait dit Chico Chica.
La Ferrari avait disparu sans explications de sa part et Pulchérie ne lui avait même pas laissé un message pour le consoler d'une absence qui menaçait de durer éternellement, Chose qu'on ne souhaitait jamais à personne post-mortem.
— Emori nolo ! murmura Frank qui s'adressait encore à l'écran pourtant noir.
— Le problème, dit Perceur, c'est qu'elle finira par le savoir.
Il parlait de la Sibylle. Frank revenait par palier, comme un plongeur. Oui, elle finissait toujours par savoir.
— Mais j'y suis pour rien, expliquait Perceur comme si c'était le moment. Hautetour voulait juste m'embêter.
Qu'est-ce qui lui avait pris de vouloir tirer un coup alors qu'il avait des clients en souffrance ? Et par quel hasard il avait achevé le travail commencé par Anaïs K. au niveau de l'entrejambe de Hautetour ? Chico Chica lui avait montré la citerne sans poser ces questions parce que ce n'était pas le moment (il les poserait après). Maintenant Perceur était en train de dévisser les cinquante-six écrous, un travail de longue haleine, avec une clé à tube douze pans !
— Quand t'auras fini, dit Chico Chica, il faudra tout revisser soigneusement.
Non, on soudait pas. Et on n'expliquait pas non plus pourquoi on soudait pas cette fois. Perceur commençait à réfléchir sérieusement au temps qu'il allait consacrer à cette tâche ingrate.
— Pour pas un rond, fit-il. Enfin, je sauve ma peau, ça oui, je la sauve.
Le fantôme de la Sibylle traversa les plans de son visage traumatisé par l'expérience de l'attente et de l'oubli. Perché comme un perroquet sur son échelle de pompier, il pouvait voir comment Anaïs se rapprochait de Frank, glissant sur un fil invisible qui ne pouvait pas exister ailleurs que dans l'imagination.
— Vous dites qu'ils les ont tous enfermés dans le Centre ?
— Pas tous, dit Frank. Uniquement ceux sur qui ils ont pu mettre la main. Un certain nombre sont en liberté. Sans doute avec l'approbation des autorités centrales et pour des motifs hautement confidentiels. Si Gor Ur existe...
— J'ai mes entrées, dit Anaïs. Je pourrais jeter un œil. Si Omar a été capturé alors que...
— Gor Ur n'existe pas officiellement, grogna Frank qui n'abordait pas certains sujets avec les femmes.
Perceur ne pouvait pas les entendre, mais il ne les quittait pas des yeux.
— Ce qu'il observe, dit Frank en rougissant, c'est votre... accoutrement.
Anaïs sembla faire un effort pour rentrer le mieux possible dans ce qu'elle portait. Frank haïssait ce côté exhibitionniste des femmes en qui il ne voyait, sexuellement parlant, que des pochettes-surprises.
— Grouille-toi ! lança-t-il à Perceur en manière de diversion.
Chico Chica n'aimait pas ces signes d'impatience chez un Neurofrank qui pouvait devenir dangereux si on ne trouvait pas les moyens de le calmer. Hautetour avait tout prévu, sauf une explosion caractérielle. Qu'est-ce qu'il manigançait, le patron ?
— Tu vas prendre des photos ? dit Perceur qui perdait le rythme à force de se laisser distraire. Ça doit être bath, comme focale !
Comme ancien combattant sur les fronts orientaux, il ne pouvait pas être dupe du camouflage d'un laser de communication en inoffensif objectif d'astronome. Frank aussi avait levé le lièvre, mais il se sentait trahi une deuxième fois et il n'avait rien dit pour ne pas laisser ses sentiments prendre le contrôle de son comportement. Il ne manquait plus que Perceur se vantât de ses connaissances en matière de lasers de communication.
— Ferme-la, Perceur ! dit Frank en remuant ses pieds à la surface de la flaque qui miroitait dans le regard de Chico Chica.
Anaïs ne pouvait pas croire qu'il était simplement fasciné par le spectacle de la pluie, d'autant que l'orage s'était éloigné et qu'on assistait maintenant au numéro anamnestique d'une pluie grasse et lancinante qui inspirait une tranquillité presque sereine. Passion, Résurrection et Ascension. Douleur de la vie, résurrection des morts et Gor Ur. On ne pouvait pas s'empêcher d'y penser, les jours de pluie, surtout en compagnie d'un Neurofrank qui exerçait sur les autres une influence de Psychofrank.
— Faut que j'arrête de penser à la Sibylle, murmurait Perceur en accélérant sans coordination les tours de poignets.
La citerne résonnait sourdement sous les coups de clés. De temps en temps, un écrou grinçait et toute la citerne se mettait à gémir comme un malade qu'on ramène à la surface de sa mort prochaine parce qu'on a parlé un peu trop clairement de son état désespéré.
— Si vous avez des entrées, dit Frank qu'Anaïs ne quittait plus, vous pourrez me ramener mon Colt.
Elle le regarda tristement, comme s'il venait de la décevoir alors qu'elle était en attente d'un ravissement.
— Une arme de collection, expliqua-t-il maladroitement. Le général Lee s'est suicidé avec.
— Frank ! Ce n'est pas le moment...
Il considéra pensivement la Corvette.
— Si j'avais encore la Ferrari, dit-il, je vous aurais amenée au Centre et on aurait peut-être résolu...
— On va la peindre en bleu, dit Chico Chica. Ils n’y verront que du feu. Pas vrai, miss Anaïs ?
Perceur riait tellement qu'il ne savait plus dans quel sens il fallait tourner la clé. Il tentait de se maîtriser :
— Faut que je pense à la Sibylle.
— Elle te descendra, dit Chico Chica.
— Mais je lui ai rien demandé, moi, à sa frangine !
— Si j'étais la Sibylle, dit Chico Chica qui retenait son rire dans ses grosses joues, c'est toi que je descendrais, pas Hautetour.
— T'es sûr de ta citerne, au moins ? grinça Perceur qui essayait de trouver un point faible pour compenser sa propre indigence.
Chico Chica en était sûr. Il allait y mettre les deux cadavres qui s'y momifieraient dans le sel, comme des rois d'Espagne. Et Perceur y crèverait de soif sans que le système ne s'en inquiétât parce que tout ce que contiendrait la citerne ne concernerait plus le système mais uniquement le monde circulaire, parfait par sa circularité même, de Chico Chica l'artiste métallique qui choisissait la mort pour ne pas avoir à supporter la vie des autres. Frank était entièrement d'accord là-dessus.
— Tu vas le décourager, dit-il à Chico Chica. 56 écrous sur 85 mm et un pas de 1.25, ça en fait, des tours de manivelle !
— Péquenots ! dit Perceur.
La Sibylle viendrait peut-être pour écouter l'agonie de Perceur dans la citerne. Frank aimerait cette idée. Il éprouvait pour la Sibylle une grande et sincère amitié d'amoureux platonique. La Sibylle pratiquait une reconnaissance proportionnelle aux services qu'on lui rendait. Un pareil corps peut finir par prendre toute la place dans un esprit qui se désintellectualise dans les situations de complexité sentimentale. Chico Chica se serait contenté d'un fragment de ce corps, même symboliquement fragmenté pour un usage neuromental.
— Il y a une console qui surveille jour et nuit les morts-vivants, dit Frank.
Anaïs le toucha.
— Je ne crois pas à toutes ces salades, continua Frank qui ne souhaitait pas non plus en plaisanter.
— Comment entrer sans se faire repérer ? dit Anaïs sérieusement.
Elle pouvait utiliser les terminaux de retour à la vie pour éviter la troupe, mais une fois reconstituée, on lui demanderait non seulement de s'identifier mais aussi de justifier sa présence. Elle ne pouvait pas espérer soudoyer l'employé chargé d'ouvrir la porte aux morts qui se rendaient au centre par ce moyen naturel simplement parce qu'ils se rendaient ainsi à leur travail. Omar Lobster lui avait toujours refusé ce privilège.
— Qui est Rog Russel ? demanda Frank.
Un mort. Récupéré avec l'intégralité de ses moyens dans la minute qui avait suivi sa mort, une mort propre par arrêt cardiaque. Il n'avait donc pas fait l'objet d'une reconstitution comme les traumatisés (comment était morte Anaïs K. ?) , ni perdu une partie de ses moyens à cause d'un retard de l'intervention du système. Ils se voyaient de temps en temps parce qu'il avait des projets qu'il prétendait partager avec elle.
— Purement charnels, précisa-t-elle.
— Ça me servira à quoi de savoir qu'Omar Lobster est vivant et enfermé dans un endroit sûr ? murmura Frank qui n'avait aucun désir de lutter contre sa prudence naturelle.
Mais que savait Omar Lobster, que savait-il de si important qui justifiât une opération complexe visant à l'isoler du monde pour l'empêcher d'y vivre sa vie ? On l'aurait d'abord assassiné, puis on aurait saboté sa récupération, et enfin on aurait autorisé Gor Ur à le ressusciter uniquement pour l'enfermer dans une cage ? Gor Ur complice du système ?
— J'en suis réduit à imaginer des solutions sans pouvoir les comparer méthodiquement, se lamenta Frank que la proximité d'Anaïs commençait à influencer dans le sens d'une recherche systématique de toutes les solutions probables et imaginaires.
Elle en savait peut-être plus que lui sur le système. Il n'en connaissait lui-même que la légende. De ce point de vue, le système n'était pas plus clair que Sally Sabat, mais on savait qu'il existait alors que Gor Ur relevait peut-être de la Fable ou de l'Imagination. Il était comme tout le monde, Frank : il y pensait depuis l'enfance et il était incapable de se rappeler à quel moment il avait commencé à y penser. S'il n'avait pas été policier, c'est-à-dire impliqué dans les fonctionnements souterrains du système, il n'y penserait peut-être pas comme un enfant qui est devenu adulte : la plupart des adultes de ce monde continuaient d'y penser comme les enfants qu'ils avaient été.
— Partons ! dit Anaïs sans attendre la question logique : Quand partons-nous ?
Où prétendait-elle l'amener ? Il souhaitait seulement répondre à des questions ou ne pas y répondre et se satisfaire des questions elles-mêmes. Par exemple :
Le Mannlicher était dans la Ferrari. Comment le rendrait-il à Fabrice de Vermort si la Ferrari avait disparu avec lui ? Pourquoi Omar Lobster avait-il rendu visite à Fielding le jeune le soir même où Fielding l'ancien avait démoli son vestibule ? Anaïs ne lui devait-elle pas une explication sur son sexe (elle prétendait être un homme) et sur celui de son frère (qui était selon elle une fille) ? Quel rapport avec Sally Sabat qui était un homme qui se faisait passer pour une femme ? À quoi servaient les morts du pyramidion et était-ce parmi eux que les homards se multipliaient inexplicablement ? Où était Popo ? Comment expliquer les alertes et la folie du « chauffeur de pastèques » ? Le malaise de Pulchérie ? Quel était le véritable but des stages organisés sur les usages extraordinaires de la colocaïne ? Omar Lobster en était-il l'organisateur ou bien l'instrument manipulé par les pouvoirs publics ? Les Vermort emmèneraient-ils leurs enfants en Afrique ? Quel parallèle signifiant existait entre Anastase et Pulchérie, Paul et Virginie (les enfants des Vermort) et les deux enfants que Frank abandonnait sciemment au seul profit de Popo ? Le soi-disant téléobjectif était en réalité (mais de quelle réalité s'agissait-il ?) un laser de communication intercontinentale. Hautetour avait un projet secret. Gor Ur donnait des signes d'existence. Perceur était condamné à mort et Chico Chica préparait cette exécution avec un soin de professionnel de la disparition. Qui était Anaïs K. ?
Si Omar Lobster n'avait pas été victime d'une faille du système due à un sabotage évident, il serait aujourd'hui un mort épris de vengeance, un mort susceptible d'être raisonné et qui finalement raisonnerait et promettrait à la justice de ne pas chercher à nuire à l'existence de paria de son assassin. Celui-ci serait traduit devant les tribunaux compétents et condamné à ne plus recommencer. Frank aurait contribué à son arrestation et maintenant il se reposerait tranquillement dans sa « petite maison de la rivière », au bord d'une piscine prometteuse d'un été caluroso. La pluie tomberait sur la toiture d'ardoise de la véranda, bienveillante pluie de printemps. La Sibylle parlerait de sa petite sœur et il lui recommanderait de surveiller ses fréquentations. Il n'est jamais bon qu'une fille fréquente des dégonflés. Il ne serait pas en ce moment au volant de la Corvette, nu sans son Colt 60 modifié 64, risquant l'aquaplaning sur une route départementale sans signalisation horizontale ni verticale. Anaïs ne s'intéresserait même pas à son personnage de modeste enquêteur de la banalité quotidienne devenue évènement d'un jour à cause d'un Fielding qui n'expliquait pas son geste.
— Je suis madame Lobster, dit Anaïs au gardien.
Elle ne mentait pas vraiment. Qui était le père d'Anastase et de Pulchérie ? songea Frank en se mordant la langue parce que c'était une question à ajouter au compendium des résolutions en attente.
— Je vous reconnais, Madame, dit le gardien, mais je n'ai pas l'autorisation de vous laisser passer.
Qui reconnaissait-il ? se demanda Frank en se reprochant aussitôt de se le demander.
— Voyez avec monsieur Russel si c'est possible, dit Anaïs.
Le gardien, séduit et prêt à rendre service par conséquent, vola dans sa guérite vitrée. Un sergent poilu surveillait la scène entre deux barreaux de la grille.
— Il va bien arriver un moment, dit Frank, où il va demander si je veux entrer moi aussi.
Était-ce une question ? Le gardien revenait avec des puces plein les mains. Il en colla une sur le pare-brise.
— Je suis ravi de vous connaître, dit-il en se pliant.
Anaïs lui flatta l'épaule. Pas d'autres questions. Frank gara la Corvette devant le laboratoire principal.
— Vous connaissez la procédure ? demanda-t-il comme un miraculé qui sort de la piscine pour témoigner.
L'hôtesse leur présenta l'activateur. Frank y vissa un œil éteint. Quelque chose lui gratouilla la rétine.
— Venez ! dit Anaïs. Rog nous attend.
Rog ? L'ascenseur descendait au lieu de monter, mais n'étaient-ils pas entrés au lieu de sortir ? Non. Ils n'auraient pas dû entrer. L'ascenseur aurait dû monter.
— Ça va, Frank ?
Il buta plusieurs fois sur des choses vivantes. Comme ses yeux commençaient à s'habituer à la lumière, il vit que c'étaient des homards, des milliers de homards qui agitaient leurs antennes et brandissaient leurs pinces. Il en avait vu, des animaux, dans ce laboratoire : des rats et des souris, bien sûr, des chiens, un lion, des uraeus, des insectes de toutes sortes. Et des homards. Le pyramidion est le sommet de la pyramide. La base est un carré.
— Vous comprenez, Frank ?
Oui, il comprenait. Maintenant qu'il y pensait, Chico Chica n'agissait pas au non de la Sibylle en condamnant Perceur à cette mort atroce dans le sel. La Sibylle n'avait jamais tué personne. Elle avait mille raisons d'en vouloir à tous les fumistes qui profitaient de ses largesses et elle aurait sans doute haï Hautetour si elle avait su qu'il était l'assassin de sa petite sœur. Mais la Sibylle, expliquait Frank à Anaïs qui lui épongeait le front avec un petit mouchoir de dentelle, la Sibylle était le contraire de la méchanceté et il ne fallait pas se fier à son langage. Elle n'était claire et donc obscène que parce qu'elle avait du mal à exprimer sa détresse de femme seule.
Chapitre XXVI
En même temps, il recevait le message qui lui annonçait que son ex-épouse avait eu un grave accident et qu'on attendait qu'il prît une décision au sujet des enfants qui demeuraient sous sa responsabilité. La pluie avait cessé de tomber et la rue s'animait de nouveau. S'il descendait, à cette heure, on ne refuserait pas de lui réchauffer une viennoiserie au jambon. Mais il devait attendre. Il ne bougerait pas avant d'avoir reçu un signal. Il avait connecté tout ce qu'il était possible de connecter. Les messages lui proposaient des produits commerciaux dont il n'avait pas l'utilité. Un jour, il laisserait cette vie de guetteur et il se mettrait à réfléchir à la place de ceux qui analysaient ses émissions photoniques dans le Réseau Intercontinental Personnalisé.
— Vous avez un message, dit quelqu'un. Je crains que ce ne soit une mauvaise nouvelle. Vous voulez le lire maintenant ?
Il recevait des tas de mauvaises nouvelles. Quelqu'un les analysait avant de les lui transmettre. Cette fois, c'était un message d'un Organisme Social Agrée Par Le Gouvernement. On ne lui demandait pas d'argent, une bonne nouvelle.
— Vos enfants ne souhaitent pas vous voir, était-il écrit, mais vous avez le droit de vous expliquer avec eux.
— Comment ça se passe, ce genre de rencontre ? demanda-t-il.
— Mal, en principe. Vous ne devriez pas y aller.
— Ce sont mes enfants ! Il faut que je fasse quelque chose pour eux.
— Ils ont une autre idée de ce qu'il vous reste à faire. Si vous voulez, je vais demander qu'on vous prépare un San Giacomo. Ceux qui vous comprennent savent exactement comment avoir une bonne idée quand vous en avez une mauvaise.
Il se résigna.
— J'en ai pour un quart d'heure, pas plus.
— Ne vous mouillez pas.
Il aurait pu se passer de dire ça. Il ne pleuvait plus. Il était de nouveau seul. Quelles étaient les circonstances de l'accident et devait-il conclure qu'elle était morte ? On voulait lui confier les enfants, mais ceux-ci ne le souhaitaient pas. Il y avait des années qu'il ne les avait pas vus. Il ne les avait jamais tenus dans ses bras. Paul occupait toute sa pensée.
— C'est chaud, dit quelqu'un. J'ai pensé à un petit dessert.
Il pouvait s'accorder ce petit abus, étant donné qu'il avait sauté le repas de midi vous vous souvenez ? Il découpa le San Giacomo et l'arrosa de sauce tomate. Exactement comme il avait toujours fait.
— Si je pars ce soir, dit-il, j'y serai demain matin. À quel endroit a eu lieu l'accident ?
On n'avait pas encore ce genre de détail. L'essentiel était que les enfants fussent accueillis dans un bon établissement.
— Ça se passe comment ? demanda-t-il. On va les chercher à l'école et on les emmène sans explications claires. Ils doivent se douter que quelque chose de grave s'est passé...
— N'y pensez plus, Frank. Je ne crois pas que ce soit une bonne idée d'aller les voir maintenant. Demain, c'est dimanche et...
— Vous seriez bien incapable de m'expliquer pourquoi c'est une mauvaise idée ! Vous me conseillez toujours la prudence.
— Pas cette fois, Frank. La prudence n'a rien à voir. Je pense qu'il est trop tôt pour espérer quelque chose. Attendons.
— Il faut savoir attendre. Et je ne fais que ça. Qu'en pense le chirurgien ? Demandez-lui ce qu'il en pense.
— On vous a retiré tout ce qu'il était possible de retirer sans endommager les organes.
— Je ne reçois plus de message. Avez-vous encore coupé la communication RIP ?
— Je n'ai rien coupé, Frank. Buvez votre café.
Il ne pleuvait vraiment plus. La lumière augmentait. Il s'attendait à un peu de bleu dans le ciel.
— Ce n'est pas rare au printemps, dit-il sans parvenir à dissimuler l'émotion qui l'étreignait.
— En effet. Regardez. Le soleil !
Un rayon descendait sur une façade, illuminant des carreaux de fenêtre. On l'observait. Ils attendraient la nuit pour s'approcher avec l'assurance qu'il ne pourrait plus fournir des réponses parfaitement cohérentes à leur questionnaire préétabli depuis qu'il était la cible de leurs sarcasmes. Ils finiraient bien par ne plus se moquer de lui.
— Ils ne se moquent pas de vous. Ils essaient de comprendre. Ce n'est pas facile. Vous avez le sommeil léger, léger...
C'était vrai. Il avait une conscience claire de cette légèreté. Mais ils ne pouvaient pas s'opposer au voyage que son devoir de père et d'ex-époux lui inspirait comme la meilleure solution à tous les problèmes qu'il avait accumulés...
— Nous passerons la journée ensemble, dit-il comme s'il y était déjà. Tout peut changer si je trouve les mots.
— Ce n'est pas une question de mots, Frank. Il est trop tard. Ils ont trop imaginé ce que vous êtes et ils ne sont pas loin de la réalité.
— Vous n'avez pas dû vous priver de les y aider !
— Calmez-vous, Frank !
Chaque fois qu'il s'énervait un peu, ils lui envoyaient une dose personnalisée de colocaïne correspondant à l'excitation nerveuse mesurée par les capteurs dont ils avaient truffé son corps. Il était relié à leurs cerveaux.
— N'exagérez pas, Frank. Nous ne savons pas ce que vous pensez. Si nous le savions...
— Par exemple : qu'est-ce que vous savez en ce moment précis ?
S'il avait pu voir à qui il s'adressait, il aurait sans doute eu à supporter l'esquisse d'un sourire et l'éclat de verre du regard. Les bouches pouvaient ressembler à des coups de crayon et les yeux à des verres cassés sur des visages qui s'efforçaient d'échapper à sa perception.
— Est-elle encore vivante ?
— Quelle importance, Frank ? Ne vous agitez pas...
Il ne se souvenait pas non plus de son visage. Comme il l'avait aimée et qu'elle lui avait arraché trois enfants, il ne supporterait pas longtemps de se demander comment il avait pu oublier à la fois l'ensemble et les détails. Il ne se souvenait pas des scènes, bonnes ou mauvaises, ni des mots détachés de leur contexte.
— Est-ce qu'ils préviennent tout de suite quand c'est arrivé ? Elle est peut-être morte depuis longtemps.
— Frank ! Vous vous faites mal. Encore un peu de café ?
Ce n'était pas du café. En Italie, le café est primordial, comme l'art du portrait. Il buvait des consistances logiques. Il eût aimé un peu de... diversion.
— Il y a peut-être des jours qu'ils attendent ce que je vais décider pour eux, dit-il comme quelqu'un qui vient tout juste de retrouver son calme et qui veut le prouver. Des jours qu'ils se demandent si je vais faire quelque chose pour eux.
— Ça s'est passé aujourd'hui, Frank.
— Qu'est-ce que je faisais à ce moment-là ?
Ils l'utilisaient pour des opérations secrètes dont il ne connaissait lui-même que les surfaces volumétriques. Il ne cherchait pas à comprendre parce qu'il ne voulait pas pénétrer dans leur mental. Ils avaient des moyens neurologiques alors qu'il devait se contenter des palliatifs du raisonnement. Mais il était satisfait, pour ne pas dire heureux, de travailler avec eux malgré les dangers que leurs manipulations faisaient courir à son intégrité existentielle, comme ils appelaient cette partie de sa vie qu'il consacrait à leurs activités occultes.
— Si vous voulez dormir, Frank, servez-vous de la pompette.
C'était drôle qu'ils eussent pensé à ce mot pour désigner cet accessoire. C'était peut-être une marque déposée.
— Je n'ai pas sommeil, dit-il. Si je pars ce soir, il faut que je commence à réfléchir à ce que je vais leur dire.
— Vous ne partez pas ce soir, Frank.
— J'aurais ensuite toute la nuit pour arrondir les angles. Il faudra que je dorme un peu pour avoir bonne mine. C'est fou ce que ça compte, un visage, quand ça fait si longtemps qu'on ne s'en est pas servi pour ce genre de chose !
Il souffrait. Il avait besoin d'un miroir maintenant.
— Ce n'est pas une bonne idée, Frank.
— Je ne veux pas leur jouer la comédie ! Je souhaite seulement me voir leur dire quelque chose. Je ne saurai pas quoi leur dire tant que je ne me serai pas vu leur dire quelque chose !
— Servez-vous de la pompette au moindre signal psy.
Sinon, ils automatiseraient les injections et ce serait pire d'un point de vue mental. Il s'envoya une pichenette qui lui arracha un sourire. À défaut de miroir, à défaut du regard pour se regarder, ils auraient pu penser à un système permettant de se faire une idée de ce qu'il était devenu.
— Je ne sais pas ! hurla-t-il. Un système de renvois. Quelque chose comme un jeu de poulies. Une simple application mécanique de la poussée.
Pompette. Deux fois. Sourires. Deux. Un troisième, volontaire, pour dire que tout va bien.
— Promettez de ne plus recommencer. Vous m'avez fait une de ces peurs !
Ne pas se voir. Ne rien voir de soi. Il avait beau loucher, son nez n'apparaissait pas. Il ne se voyait pas et ne voyait personne. Il ne voyait que la rue et son animation tout urbaine. Ils devaient projeter un film sur l'écran de la fenêtre. Idée simpliste. On était vendredi.
— Je sais, dit la voix. Demain, c'est samedi.
Encore une contradiction. Il les piégeait de temps en temps. Ils s'en apercevaient trop tard. Ils avaient besoin de l'assistance des calculateurs pour s'en apercevoir. Il n'était pas peu fier de résister à leur exigence de subordination. Idées simplistes.
— J'ai oublié leurs noms, dit-il tristement.
— Ce n'est pas possible, Frank. Ce ne sont pas des choses qu'on oublie facilement.
— Je n'ai pas dit que c'était facile !
— Réfléchissez : oublier difficilement ? Idée simpliste.
— J'ai oublié son nom à elle aussi !
— Frank ! Vous inventez des raisons de compliquer ce qui est simple ! Elle est morte et ils sont vivants. Vous êtes...
Un légume. La mission a mal tourné.
— Je partirai ce soir que vous le veuillez ou non !
— Vous ne partirez pas si nous en avons décidé autrement !
Clair. Qui était Gor Ur. Il l'avait inventé, peut-être ?
— Vous savez qui est Gor Ur et Gor Ur sait qui vous êtes.
Il n'avait même pas vu le San Giacomo. Il ne voyait rien s'il voulait voir. Il ne voyait que ce qu'ils voulaient qu'il vît. Il mangeait par habitude.
— Nous vous permettons de leur envoyer un message.
En tout cas, il écrirait le message. Il était impossible de vérifier s'ils l'avaient envoyé ou pas. Ils lui accordaient le temps d'écrire un message à deux enfants qui avaient peut-être besoin de lui et ils n'en savaient rien contrairement à ce qu'ils voulaient lui faire croire en lui interdisant de partir ce soir.
— Dites-leur que vous les aimez.
C'était donc ce qu'ils voulaient qu'il dît à des enfants qu'il avait surtout besoin de voir.
— Les a-t-on autorisés à m'envoyer un message ?
— Je suppose que oui. Dans ce cas, ils ne l'ont pas fait. Je vous ai déjà dit ce qu'ils pensent de vous en ce moment. Cela changera peut-être si Gur Ur le veut.
— Votre langue a fourché ! Ah ! Ah ! Ah !
— Qu'est-ce que j'ai dit ?
— « Si Gor Ur le veut » ! Ah ! Ah ! Ah !
— Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah !
Ils riaient quelquefois et c'était toujours de bon cœur. Quelle était la responsabilité de Popo dans ce qu'il était obligé de supporter à sa place ? Depuis quand se posait-il cette question ? C'était ce qu'ils lui demandaient, mais la nouvelle de l'accident avait interrompu le cours inéluctable de leurs recherches, comme s'ils n'avaient pas été préparés à cette éventualité. C'était fou de le penser. Rien n'était plus logique que leurs agissements. Ils ne lui avaient pas supprimé la vue mais l'usage raisonné de la vue. Ils avaient même supprimé les reflets de la fenêtre. Quant aux scintillements des fenêtres du dehors il y avait un dehors du dedans c'était de la lumière pure comme au music-hall.
— Puis-je leur dire que vous avez apprécié leur cuisine ? Ce sont de fiers Italiens. Ils sauront que vous ne les flattez pas.
— Que savent-ils de moi ? Je peux les voir ?
— Contentez-vous de les imaginer. De purs Italiens.
Il avait envie de se lécher les doigts, mais il ignorait où les trouver dans cette complexité qui lui apparaissait comme un éparpillement alors qu'ils y introduisaient patiemment sa nouvelle cohérence.
— Ça ne pouvait pas arriver un autre jour ! s'écria-t-il.
Pompette. Il y avait des choses qu'ils ne contrôlaient pas. On pouvait être victime d'un accident sans qu'ils pussent rien pour l'empêcher.
— À quelle heure le premier train de nuit ? Réservez-moi une couchette de première classe.
Il lui sembla qu'il avait la force de se dresser dans ce qui était peut-être un lit.
— Que vous le veuillez ou non !
— Vous l'aurez cherché, Frank !
Le sang devenait vert. Ils éteignaient tout. Vous n'existiez plus.
— Maintenant urinez et ne pensez plus à rien.
Est-ce qu'il urinait ? On n'imagine jamais assez ce qui peut arriver quand ça arrive. On est pris au dépourvu. Alors ils interdisent l'usage du miroir et le sang devient vert, ce qui est une absurdité. Encore heureux de s'en rendre compte ! Est-ce qu'il avait encore des dents dans la bouche ?
— Elle est morte, Frank ! Le dernier message...
Ainsi, tout était fini cette fois parce qu'il n'y avait aucune chance que ça recommence. Que penseraient les enfants de cette situation tout aussi nouvelle pour eux qu'elle l'était pour lui ? Il leur dirait d'abord qu'il avait pensé à eux toute la nuit.
— Dites-leur que vous les aimez, Frank.
— Je le leur dirai si on va au bout de la conversation. Ce sera ma conclusion. Je n'aurai pas voyagé pour rien. On serait samedi ou dimanche ? Pourquoi cette incertitude relative ?
— Relative à quoi, Frank. Approfondissez votre pensée.
Maintenant, la sensation de rotation était plus nette. S'il avait pu fixer son regard ne fût-ce qu'une fraction de seconde sur un de ces innombrables objets qui envahissaient ce qui était peut-être son champ de vision, alors il aurait su qu'il était en suspension comme tous ceux à qui il arrivait quelque chose. Il n'avait plus le choix. Ils avaient réussi à le faire entrer tout entier en lui-même. Il se sentait ridicule.
— Ne pleurez pas, Frank. Nous savons pourquoi vous pleurez. Vous comprenez maintenant qu'on ne peut pas autoriser ce voyage insensé. Ni en réalité, ni en imagination.
En soi, voulaient-ils dire. Mais en soi, il n'y a que soi. Il n'y a pas les autres. Il faut sortir pour les voir, les toucher, les...
— Les aimer, Frank. Votre problème, c'est ce manque de...
Chaque fois qu'il leur demandait d'expliquer clairement ce qui lui était arrivé, ce qui était arrivé à Jean de Vermort, à Pulchérie même, ils s'arrangeaient pour parler d'autre chose, il se passait autre chose, et ils s'activaient en dehors de sa zone d'influence. Il était alors seul au monde et c'était peut-être ce qu'ils voulaient.
— Si je suis un objet d'expérience, dit-il, je veux le savoir.
— Vous ne faites l'objet d'aucune expérience.
Voix mécanique, sans âme. Ils calculaient leurs effets.
— L'ont-ils récupérée ou est-ce trop tôt ?
Étaient-ils encore là pour répondre ? Il s'efforçait de reconnaître sa verticalité. Il est toujours important de connaître votre position dans l'espace qui vous est attribué.
— Pourquoi est-ce important, Frank ?
— Vous êtes là ! Je croyais que vous...
— C'est important par rapport à quelque chose. Vous revenez à cette sensation de relativité...
— Incertitude. Impossibilité de décider. Mort prochaine.
Maintenant, c'était sa voix qui était mécanique, sans âme, mais il ne calculait aucun effet. Il n'avait pas l'intention de les influencer. Il souhaitait seulement reconnaître quelque chose, n'importe quoi, un fragment de lui-même, des autres, de l'animalité, de...
— De quel animal parlez-vous, Frank ?
Coupez. Pas de plans maintenant. L'attente. Ils s'appliquaient à animer l'écran de la fenêtre idée simpliste mais la nuit tombait malgré leurs efforts. Les gens rentraient chez eux.
— Je pourrais être avec eux.
— Mais vous ne l'êtes pas.
— Je pourrais si c'est la nuit !
Il n'y avait pas d'autres phénomènes lumineux à observer. L'éclairage public imposa sa parfaite géométrie circulatoire. Il jubilait, mais l'axe lui interdisait toute déviation sentimentale.
— Vous oubliez les enfants, Frank. Ils ont déclaré ne rien ressentir à votre égard, pas même de la haine. Ils vont avoir besoin d'une sacrée thérapie.
— Foutez-moi la paix avec vos intrigues !
Pendant tout ce temps, la nuit lui échappait. Les gens se raréfiaient. Les vitrines s'éteignaient.
— Je sors ! cria-t-il. Il faut que je sorte ! Je vous en supplie !
Il n'avait pas voulu supplier. Il savait qu'il finirait par les supplier, la nuit venue. Ils ne pouvaient rien sans la nuit, mais ils conservaient leurs pouvoirs sur l'image. Ils lui montrèrent comment elle se décomposait. L'unité est l'hallucination.
— Il y a des gens qui voient de toutes petites images parce qu'ils n'ont pas beaucoup d'hallucinations, expliquaient-ils.
La vue. Le seul art véritable. Tout le reste est approximatif. Ils contrôlaient la cécité.
— Si vous sortez, ils vous prendront pour un fou et ils appelleront téléphoniquement nos services.
Petit arrêt respiratoire, puis :
— C'est ce que vous voulez ? Tout recommencer ?
— Recommençons avant l'accident.
— Nous recommençons toujours après.
— À quoi bon recommencer alors ?
— Qu'est-ce que nous vous disions il n'y a pas deux secondes ? Vous voyez, quand vous réfléchissez.
— Non ! J'ai beau réfléchir, je ne vois pas ! Je ne vois rien.
— Vous voyez la nuit. La rue est plongée dans l'obscurité chaque fois que nous éteignons l'éclairage public. Vous avancez dans un espace qui vous rapproche des autres mais ils ne vous reconnaissent pas. Vous avez beau leur expliquer que vous avez agi dans leur existence et qu'ils ont agi dans la vôtre réciprocité animale ils ne vous reconnaissent pas. Vous êtes seul et la rue est déserte. On vous a confié la mission de descendre Hautetour sans vous nous poser de questions sur cette condamnation suprême. Hautetour vous cherche. Vous savez qu'il vous tuera si vous ne le tuez pas. Vous ne le tuez pas parce que c'est ce qu'on vous demande de faire. Vous le tuez pour ne pas être tué. Pourtant, c'est à nous que vous obéissez et non pas, comme vous pourriez le croire par erreur logique, à votre instinct de conservation. La rue semble infinie. Il suffit d'avancer. Hautetour apparaît dans l'image. Ce n'est pas l'image qui est une hallucination, ce sont les hallucinations qui composent l'image. Ne vous laissez pas distraire par les conversations qui se tiennent à voix basse et rapide dans l'ombre des porches. Hautetour est l'un d'eux. Il vous surprendra et vous serez plus rapide que lui. Vous nous reviendrez avec le sentiment de n'avoir fait que votre devoir. Vous vous coucherez en pensant au voyage que nous vous avons interdit parce que vous n'êtes pas prêt à revoir les enfants que vous abandonnâtes en des temps qu'il n'est pas souhaitable d'évoquer maintenant que...
— Maintenant que QUOI ?
Silence.
— Parlez ! Mais parlez ! Vous ne parlez plus ! Je ne suis plus rien sans votre voix ! Vous n'êtes plus rien sans la mienne !
Il était huit heures. La sirène retentit. Aussitôt, les véhicules du SSE s'éparpillèrent en étoile autour du Centre Expérimental de la Firme pour la Colocaïne. Un cortège officiel, formé de berlines aux intérieurs éclairés, détruisit la géométrie de cette belle organisation sécuritaire et pénétra dans le Centre en ouvrant d'autres brèches. On reconnut le Président à sa casquette irlandaise. Ses gardes du corps formèrent un double cordon mobile jusqu'à l'entrée du laboratoire, dans le frais gazon que Rog Russel arpentait dans une attente fébrile.
— C'est grave ! dit-il. La situation...
Le Président n'attendit pas ses explications pour pénétrer dans le bureau où le comte Fabrice de Vermort, assis dans le fauteuil des visiteurs, pleurnichait en se tenant la tête.
— Qui est ce Frank Chercos ? mugit le Président avant de claquer la porte qui n'aurait pas dû claquer parce que Omar Lobster avait prévu un système électropneumatique capable d'empêcher les portes de claquer.
Mais Omar Lobster , concepteur et maître d'œuvre du CEFC, n'avait pas tout prévu.
Chapitre XXVII
7 heures 40
ASSASSINAT D'UN POLICIER DANS LA RUE
Le pruneau traversa la tête et forma ensuite un petit trou rouge dans la loupe d'un orme. Comme il était nuit noire et que l'éclairage public était en panne, aucun oiseau ne s'envola. Hautetour sentit le sang couler lentement sur sa nuque et poursuivre son chemin le long de la colonne vertébrale. Il ne respirait plus. Il recula contre l'orme et se laissa glisser jusqu'à ce que ses jambes fussent complètement pliées sous lui. Il s'immobilisa enfin quand ses mains cessèrent de gratter nerveusement la terre.
PAR UN AUTRE POLICIER !
Frank tira un autre pruneau dans la région du cœur, mais le corps n'accusa pas le coup.
ATTENTE DE LA PATROUILLE ANTIMORT
Dans cinq minutes au plus tard, une Patrouille de la Résurrection arriverait et elle emporterait le corps dans un centre de récupération post-mortem où il ne faudrait pas longtemps à Hautetour pour retrouver sa capacité à penser et à coordonner ses membres et ses organes pour avoir l'air d'un vivant.
— Parfait, dit une voix dans le cerveau de Frank. Vous pouvez rentrer maintenant. Ce qui va se passer ne vous concerne plus. Prenez le chemin le plus court.
Ils connaissaient sa préférence pour celui des écoliers, mais cette fois, il avait une bonne raison de ne pas s'attarder en chemin. Il ne se laisserait pas distraire par les femmes.
JE NE SUIS PAS MORT ! DÉCLARA LE MORT
— Je ne suis pas mort ! dit la voix de Hautetour.
La voix dans le cerveau de Frank ne disait plus rien. Frank arma de nouveau le Colt. Hautetour avait l'air mort.
— Je ne le suis pas, dit-il clairement.
Ses lèvres bougeaient. Frank demanda ce qu'il devait faire dans ce cas. C'était certainement, de sa part, une hallucination.
— Exact, dit la voix dans le cerveau. Il est mort.
Ils disaient cela en attendant d'en être sûrs.
— D'ailleurs, dit la voix, voilà la Patrouille.
ARRIVÉE DE LA PATROUILLE ANTIMORT
Il ne leur avait pas fallu trois minutes. Hautetour récupérerait 100 % de ses moyens. Frank exprima son bonheur auprès du Chef de Patrouille :
— C'était un ami, expliquait-il.
Et il croyait tout expliquer. Pendant un moment, pendant que Hautetour expirait, Frank s'était dit qu'ils avaient les moyens de déconnecter les mourants du Central des Signaux de Mort. Il avait sincèrement pensé qu'ils souhaitaient la mort totale de Hautetour. Ils ne lui avaient pas révélé pourquoi Hautetour ne pouvait plus vivre. Et lui, Frank, qui exécutait un ordre sans en discuter le bien-fondé, comme c'était convenu d'avance, il s'était dit que Hautetour était voué à la disparition par une décision de haute tenue sociale. Or, la Patrouille n'avait pas mis trois minutes pour intervenir. Il se sentait heureux parce qu'il ne comprenait pas.
DISCUSSION AVEC UN MORT
— Je ne suis pas mort, répéta Hautetour.
Il ne bougeait pas. Il était assis tout droit sur ses jambes pliées, les bras ballants de chaque côté, les doigts dans la terre, la tête légèrement en arrière, butant contre le tronc de l'orme et ses lèvres bougeaient alors que le deuxième pruneau avait dû réduire le cœur en bouillie.
— Vous êtes mort, dit le Chef de Patrouille. Ce que vous ressentez n'est pas réel. Laissez-nous faire.
— Non ! dit Hautetour. Je suis vivant !
Il leva une main pleine de terre pour arrêter le cathéter dont le foret tournait en sifflant. Le patrouilleur qui venait d'écarter le col de la chemise recula d'un bond avec tout son attirail.
— Vous devriez l'achever, dit le Chef de Patrouille.
Il se tenait le menton et l'index grattait la base du nez.
— Je ne comprends pas, disait-il, pourquoi le Détecteur de Mort s'est déclenché. Ça n'arrive jamais si la mort n'est pas un fait acquis.
— Il est mort, dit Frank.
Il n'avait vraiment pas envie de tirer encore sur ce corps qui était un cadavre encombrant, c'était tout. Ce n'était pas la première fois qu'il avait affaire à un cadavre encombrant. Avec son bras levé, Hautetour avait l'air d'un agent de la circulation, sauf qu'il était assis et qu'il n'avait pas de sifflet.
— Ce n'est pas le moment de plaisanter, dit le Chef de Patrouille.
Il se pencha cérémonieusement sur le corps de Hautetour.
— Si vous êtes encore vivant, dit-il, on peut attendre un peu, mais pas trop.
On sentait qu'il réfléchissait difficilement mais qu'il voulait aller au bout de sa réflexion.
— Si vous êtes vivant, c'est l'affaire des Ambulances, pas la nôtre. Vous comprenez ?
Il se frottait le nez comme s'il était sur le point d'éternuer.
— Vous ne comprenez pas, continua-t-il, désespéré par le front buté, quoique percé d'un trou rouge, de Hautetour qui persistait à se croire encore vivant malgré les évidences de mort qu'il ne fallait pas être grand clerc pour apprécier à leur juste valeur.
Le chef aspira l'air frais de la nuit.
— C'est le DDM qui s'est déclenché, pas le DDD. C'est moi qui ne comprends pas ! Vous ne pouvez pas comprendre.
Il allait expliquer les choses en professionnel des situations tordues.
— Si le DDD ne s'est pas déclenché, l'Ambulance ne viendra pas parce que vous êtes mort. Vous voulez une cigarette en attendant que ce monsieur se décide à vous achever ?
Il y eut une rapide expression de terreur sur le visage de Hautetour, preuve qu'il était encore vivant. Frank se tenait à distance.
— Je n'ai pas les moyens de savoir si vous êtes mort ou vivant, dit le Chef de patrouille qui ne s'épuisait pas. Vous êtes mort parce que le Détecteur De Mort le dit. Le Détecteur De Danger ne dit rien. Il semble que quelque chose n'a pas fonctionné, ce qui n'arrive jamais.
Il secouait la tête pour s'empêcher de penser à ce qu'il fallait en penser.
— Si ce monsieur est décidé à vous achever, dit-il, je n'ai aucune raison d'appeler une ambulance. s'adressant à Frank : N'attendez pas la dernière seconde. Je suppose que vous êtes autorisé à faire ce que vous faites. Dans le cas contraire, je suis indifférent, comme m'y autorise la Loi.
Frank montra son insigne. Le Chef parut satisfait. Il tourna son visage coloré vers Hautetour.
— Je regrette, dit-il, mais ce monsieur est un...
— Je suis flic moi aussi ! dit Hautetour. Là...
Son œil gauche regardait en bas. Le Chef hésita à plonger sa main dans la bouillie.
— Je veux bien vous croire, dit-il, mais nous avons si peu de temps...
Sa main extrayait l'insigne sanglant de Hautetour. Il le frotta sur sa tunique blanche pour ensuite l'examiner à la lumière d'une lampe torche qu'un patrouilleur pointait en tremblant sur les cordonnées de Hautetour.
— Un à un, dit le Chef. J'appelle une ambulance, bien que vous soyez mort. à Frank : Monsieur, expliquez-vous...
APRÈS LA DISCUSSION
Frank tira à bout portant. Une partie du crâne de Hautetour vola en éclats. Le corps bascula vers l'avant et une flaque se répandit autour de ce qui restait de la tête.
— Il est mort, dit Frank. Il y a eu une erreur.
Le Chef jeta un regard dubitatif sur le cadavre.
— L'erreur, dit Frank qui se sentait en veine d'explications courtoises, c'est que le DDM n'aurait peut-être pas dû se déclencher.
— Vous croyez que... Comment savoir ?
— Dégagez, dit Frank avec la même politesse amène. On vous appellera si on a besoin de vous.
Le Chef se remplit encore les poumons.
— Je suppose que ça doit faire mal, dit-il en grimaçant.
— En effet, dit Frank. Je ne lui ai pas laissé le temps de se colocaïner.
— Très dur ! dit le Chef.
Il tendit un formulaire.
— Juste une signature, dit-il. Le reste ne me regarde pas. On a beau savoir qu'on ne meurt pas, on préfère s'en tenir à la vie.
Frank signa paisiblement. Son calme faisait un peu pitié, parce qu'il était sur le point de tourner de l'œil. Le Chef de Patrouille souffla précautionneusement sur l'encre, plia le formulaire avec la même attention cordiale et l'empocha.
— Tout est en règle, dit-il. Bonne continuation.
La Patrouille s'éloigna enfin. Il y avait quelques badauds sur le trottoir, mais ils entraient dans l'ombre sans résistance.
— Vous ne pouvez pas le laisser là, dit la voix.
8 heures
DES AGITATEURS EN CAMION
Des agitateurs du mouvement dit Kronprinz commencèrent à se répandre dans les rues. On les reconnaissait à leur foulard de soie bleu céleste. Ils distribuaient des tracts à des passants qui prenaient le temps de les lire et on put même en voir certains, non fichés comme sympathisants du groupe, entretenir de longues conversations, sans animosité, avec une sérénité apparente qui était un avertissement évident que quelque chose de plus sérieux que d'habitude se préparait presque à la surface du temps. Dans les centres visuels du SSE, on ne tarda pas à appeler les monteurs à la rescousse. C'étaient des hommes et des femmes capables, mieux que les systèmes numériques encore expérimentaux (mais ils l'étaient depuis si longtemps qu'on avait définitivement mis en doute leur efficacité réelle), de retrouver le fil des apparences pour en tirer le scénario le plus probable. Certains étaient même capables de reconstituer les personnages avec une précision de l'ordre de un pour trois. Les Renseignements Globaux ajoutaient à ces pratiques fiévreuses la trouble précision de leurs interprétations. Comme il était maintenant évident que les mauvaises nouvelles venant du CEFC n'étaient plus secrètes, le directeur du SSE demanda aux autorités supérieures de déclencher une alarme à la pollution. Ce serait la troisième cette semaine. La population n'avait jamais cru à un problème de pollution. Le SSE avait recommandé de faire précéder toutes les alertes d'un lâché de gaz inoffensifs.
RECOMMANDATIONS DU SSE AU SUJET DES ALERTES
— Mettez-y de la couleur, avait recommandé son directeur, une odeur plus discrète mais rappelant quelque chose sans qu'on sache quoi, et des malaises aussi légers que possible capables d'inspirer les pires prévisions. Dans ces conditions, ils (la population qu'on n'appelait plus le peuple dans ces circonstances) se contenteront d'attendre. N'oubliez pas de meubler cette attente avec des actions aussi spectaculaires qu'inefficaces.
ALERTE À HUIT HEURES PM
Les sirènes commencèrent à envahir un espace sonore intranquille. Les agitateurs disparurent ou se débarrassèrent de leurs foulards. On vit arriver sur toutes les places publiques des camions du type bétaillère équipés de ranchers. Des agitateurs, masqués cette fois, les conduisaient. Les gens montaient en ordre, comme si on les avait préparés à ce qui n'était plus un exercice. La troupe se déplaçait discrètement, aussi discrètement que le lui permettait un équipement lourd qui ne pouvait, dans ces conditions extrêmes, échapper à la vigilance des passants qu'il était devenu impossible de distinguer des agitateurs. La circulation avait considérablement ralenti pour laisser le passage aux camions transportant ce qu'il fallait maintenant considérer comme des émeutiers. Le travail des monteurs n'avait plus aucun intérêt. On était fixé sur les intentions de Kronprinz. Comment étaient-ils au courant des nouveaux incidents qui agitaient depuis deux bonnes heures les centres vitaux du CEFC, personne ne le savait avec certitude et les idées qu'on pouvait avoir sur la loyauté de quelques cadres au comportement suspect n'avaient pas été exploitées à temps. Il s'agissait maintenant d'entrer dans une action qui n'avait pas été initiée par le gouvernement. On se préparait à une violence pouvant aller jusqu'à l'utilisation des armes secrètes dont tout le monde avait d'ailleurs une idée exacte.
APPARITION DE LA COURONNE DANS LE CIEL DE LA CITÉ
La couronne était le symbole choisi par Kronprinz. Une projection holographique se déploya dans le ciel noir. Immédiatement, des chasseurs des forces aériennes la bombardèrent pour en détruire l'incroyable complexité visuelle. Les gens levaient la tête, attitude apparemment anodine mais qui correspondait à une symbolique recherchée par les Révolutionnaires du groupe Kronprinz. Des agents infiltrés commençaient à envoyer des informations forcément fragmentaires et les services du chiffre du SSE taupinaient dans le noir pour tenter de reconstituer en temps réel l'évolution des évènements. Il arriverait bien un moment où la reconstitution devancerait la réalité et alors les calculateurs numériques prendraient le relais d'une opération de grande envergure où entreraient en action les moyens les plus sophistiqués et, si c'était devenu nécessaire, les plus destructeurs. À quel type de résistance fallait-il s'attendre ? Le SSE était bien en peine de fournir ce renseignement essentiel à l'État-Major des Forces Anti-Émeutes. La troupe était-elle convaincue de sa supériorité stratégique ? Rien n'était moins sûr. Il y avait trop longtemps que, d'attentats en prise d'otages, la lutte sans merci entre l'État et Kronprinz n'était plus une question de puissance de feu mais de pouvoir de conviction. Sur ce terrain mouvant, la parole clandestine avait toujours eu l'avantage d'une réponse claire aux injustices flagrantes. L'État ne pouvait guère qu'évoquer la générosité de ses institutions et diffuser de manière quasi exclusive les documentaires chargés de sa bonne parole. C'était la lutte historique entre l'évangile et l'évidence. On eût dit que rien ne s'était plus passé en philosophie depuis l'âge obscur des scolastiques. Mais la population (comme l'appelait l'État s'il la considérait de l'extérieur) avait acquis l'énergie d'un peuple (comme disaient les Révolutionnaires qui agissaient de l'intérieur et ne pouvaient pas faire moins que de se référer à des considérations historiques ayant l'avantage de raconter quelque chose au lieu de l'expliquer). Il s'ensuivait un état de crise permanente qui finirait un jour ou l'autre par exploser dans les mains de leurs initiateurs. Cependant, Kronprinz ne pouvait pas ignorer que la bataille était perdue d'avance, qu'elle était gagnée par l'État pour des raisons évidentes de supériorité mécanique. On avait toujours cru à la théorie d'un groupe révolutionnaire efficace dans les actions tactiques mais n'ayant aucune intention de prendre un pouvoir qui par définition ne lui appartenait pas. On s'attendait donc à une crise majeure, pas à un bouleversement, et encore moins à une révolution. L'Histoire elle-même ne témoignait d'aucune révolution. La Politique actuelle s'interdisait tout changement de Régime. On était en équilibre et celui-ci avait acquis une stabilité qui en disait long sur l'inefficacité de Kronprinz. L'idée que Kronprinz n'était rien d'autre qu'une organisation secrète activée par le gouvernement lui-même avait fait son chemin et ainsi, la boucle était bouclée. Les opinions allaient pouvoir enfin s'affronter sur le terrain, armes à la main.
8 heures 07
APPARITION DE LA SIBYLLE AU COEUR DE LA CITÉ
Depuis dix bonnes minutes, la Sibylle expliquait à Frank qu'il était en train de s'enfoncer dans une erreur qui allait lui coûter l'existence. Frank avait considérablement ralenti ses activités relativement au cadavre de Hautetour qui s'était vidé de son sang et continuait d'expulser ses eaux dans une lenteur écœurante. Il pataugeait dans une flaque immonde. Il avait l'air affecté par ce qu'il venait d'accomplir au nom d'il ne savait quel principe supérieur dont dépendait sa relative tranquillité de citoyen actif, comme on appelait les vivants dans certains documents qu'il avait vu passer sans leur accorder l'importance qu'ils méritaient pourtant, il s'en convainquit plus tard à l'occasion d'une révolte de manutentionnaires, mais sans passer de l'autre côté. La Sibylle n'avait pas non plus choisi son camp, mais elle agissait pour son propre compte. Elle vivait sa vie. Il ne pouvait pas en dire autant et le meurtre de Hautetour en était l'évidence hyperbolique.
— Les gens vont s'énerver, dit la Sibylle. Ils sortent dans la rue.
— Qu'est-ce que ça peut leur foutre, un flic qui en tue un autre ? dit Frank qui n'était pas prêt à sortir de son drame intérieur.
— T'as pas entendu l'alerte ?
Ses oreilles étaient pleines du feu qui avait fini par détruire la moitié de la tête de Hautetour qu'on ne pouvait raisonnablement plus reconnaître.
— On peut pas te faire confiance, dit la Sibylle.
Elle avait raison, mais comme il le savait déjà, il ne répondit pas. D'ailleurs, il ne se défendait jamais si la Sibylle l'attaquait sur le terrain de son intimité.
— Ils ne m'ont pas dit ce que je devais en faire, dit-il en toisant le cadavre.
— Qu'est-ce que tu en fais d'habitude ?
— Je n'ai pas l'habitude !
La Sibylle écarquilla ses yeux de braise.
— ¡No me digas ! Toi, Frank, tu sais pas...
— Non, je sais pas. Mais j'ai une idée. Chico Chica...
— Sortir de la ville maintenant ? Tu n'y penses pas ! On va se faire écorcher. Viens plutôt dans ma tanière.
L'ATTENTE DES SANS-LE-SOU
Elle parlait à voix basse, regardant furtivement par-dessus son épaule nue les regards cachés dans l'ombre.
— Ils sont pas sûrs que ça va exploser, dit la Sibylle. Ils attendent. Tu veux que je te dise, Frank : c'est eux qui ont le plus d'espoir, et ils attendent de voir comment ça va tourner. Ils commenceront par nous : toi le flic au service de la pègre gouvernementale et moi le métal heureux de vivre et de mourir. Tout ce qu'ils détestent.
— Il faut que j'aille chez Chico Chica, dit Frank qui redevenait le plus obstiné des flics en cavale. File-moi un coup de main si tu peux.
8 heures 08
Les premiers camions arrivèrent devant la grille du CEFC protégée par une batterie d'artillerie.
— Z'ont pas froid z'aux z'yeux, dit le sergent avec une pointe d'admiration qui agaça le lieutenant.
— Z'allons z'enfants... chuchota une voix derrière les installations.
Le lieutenant régla le tir sur le camion de tête. Des émeutiers étaient descendus et agitaient des foulards bleus au-dessus de leurs têtes en criant des slogans hostiles.
— Faut pas s'inquiéter, dit le sergent aux servants. Ils vont jamais plus loin que la ligne.
Il avait lui-même tracé la ligne à une centaine de mètres de la grille. Il avait tracé cette ligne plus de vingt fois et ils ne l'avaient jamais franchie.
— Je sais pas ce qu'ils leur proposent, là-haut, mais ça marche à tous les coups, dit-il en frottant sa moustache rebelle.
— Ouais, dit un des servants, mais d'habitude on n'a pas un Président dans la zone à défendre.
— C'est vrai, merde ! dit un autre servant.
8 heures 09
TOURISME CULTUREL
Les camions d'émeutiers roulaient en colonne. Les chefs de bord faisaient des signes à Frank qui modérait les accélérations de la Corvette.
— Ils nous prennent pour des touristes américains, dit la Sibylle.
Elle ne pouvait pas s'empêcher de prendre son air effronté au risque d'éveiller une méfiance en alerte rouge qui donnait des acidités aux organes rudement mis à l'épreuve de Frank qui souriait moins facilement, autre point de rupture qu'il voyait se déchirer comme le dernier masque opposé aux réalités contradictoires et contraignantes. Elle souriait à des civils qui se prenaient pour des soldats, serrés en ordre dans les bétaillères dont les ranchers se bringuebalaient dans un bruit qui couvrait celui des moteurs tournant au ralenti. On ne voyait pas d'armes. Frank se demanda s'il devait communiquer cette information à... mais Hautetour n'était plus là pour lui retourner des commentaires ironiques. Il commençait à se dessécher à la place de la roue de secours qu'il avait fallu, une fois de plus, sacrifier aux nécessités du moment. Il redoutait la crevaison. Si ça arrivait, il ne manquerait pas de volontaires pour lui prêter main-forte. Les gens adoraient faire la conversation aux touristes américains, plaisantait la Sibylle, elle d'ordinaire si grave, si effacée. Il prit le temps de la contempler malgré la surveillance dont il devait faire l'objet de la part de sa hiérarchie et peut-être même de Kronprinz. C'était une de ces femmes dont on garde un souvenir impérissable sans savoir pourquoi elles se sont gravées dans ce qui ne peut pas être la mémoire mais qui n'est pas non plus la fiction. Ses seuls yeux n'expliquaient pas son importance, et moins encore les perfections auxquelles il avait eu accès quand il s'était montré convaincant. On n'approchait pas la Sibylle sans la convaincre. Maintenant, il roulait avec elle vers une destination incertaine, dans la mire d'une artillerie qui n'attendrait pas sa réponse circonstanciée pour mettre en pièces non détachées la belle américaine qui traversait en ronronnant sur huit cylindres les préparatifs de la guerre future entre les défenseurs du système et les utilitaires harassés de son efficacité sur tous les plans de la vie quotidienne sauf un : le bonheur. Pour la Sibylle, le palliatif du bonheur, et elle était pleinement consciente de cette approximation, c'était le mythique métal, un truc qui n'avait jamais existé mais qui laissait les traces de sa puissance existentielle y compris ailleurs que dans la chair de ses adeptes. Pour Frank, moins amateur d'évasion et carrément professionnel de l'enfermement accepté à la condition d'être bien payé, et il l'était, il n'y avait pas de palliatif, pas de bonheur, rien à glaner, il n'y avait que les objets dont on peut meubler la vie sans prétendre en faire le centre d'un monde qui tiendrait compte des particularités de chacun au grand sacrifice des ambitions de certains. Dans ce sens, la colocaïne ne pouvait pas avoir de concurrent redoutable. Mais si le sens changeait d'orientation, en s'intéressant par exemple à l'égalité des chances, alors le métal revenait, Gor Ur lui-même imposait sa stature de prophète de l'inutile joint à l'agréable et Kronprinz pouvait servir de soupape de sécurité ou de prétexte à l'élimination systématique de l'utile joint au désagréable. La Sibylle faisait frémir la chair de Frank quand elle lui en parlait. Et le moment était particulièrement étrange, puisqu'il se dirigeait à l'opposé des émeutiers qui ne cachaient plus leur curiosité à l'égard de touristes qui, bien qu'ayant toutes les raisons d'être américains, n'en paraissaient pas moins éloignés du concept de touriste tel qu'on le cultive en milieu défavorisé. La Sibylle riait d'avance à ses arrachements de métal prometteurs.
8 heures 30
PANÉGYRISME DE RUE
Un type crasseux se baladait avec un haut-parleur vissé dans le dos :
— Omar Lobster est mort, mes amis, une pensée pour notre savant universel.
Et quand il regardait le ciel pour voir le combat de la couronne holographique et des chasseurs des Forces de l'Air et de l'Espace, il avait l'air de croire ou de chercher à faire croire qu'Omar Lobster était maintenant au ciel, sous la protection de Kron ou de Gor Ur, et qu'une prière bien sentie lui faciliterait cette entrée tremblante dans l'éternité des morts ô combien plus sacrée que celle des vivants, un concept à prendre encore en considération malgré des temps qui baignaient dans l'huile ou parce qu'ils baignaient dans l'huile au lieu de courir dans le vent.
— La preuve ! scanda le panégyriste en promenant son haut-parleur criard dans la foule tendue et structurée des insurgés.
Personne ne songea à commenter son requiem. Omar Lobster ne faisait ici l'objet d'aucun culte et sa mort accidentelle ne servait pas la cause. Les moteurs étaient arrêtés. On n'entendait que les chasseurs et les explosions des bombes. Le ciel avait pris un air de fête et d'art. Malgré les efforts des chasseurs, la couronne, sans doute projetée par un ou plusieurs satellites, demeurait intacte, rutilante comme l'or qu'elle proposait à des âmes éprises de pureté et de perfection. Les chauffeurs étaient restés à leur poste, mais leurs bouillants passagers formaient maintenant des carrés compacts devant chaque camion. Les agitateurs distribuaient les foulards bleu céleste de leur reconnaissance, brouillant ainsi les pistes. Les phares étaient en veilleuse.
— Omar Lobster est mort. Dieu Qui existe et Qui pense le reçoit dans Son Royaume. Prions pour cette grande âme qui exercera éternellement son influence sur nos recherches et notre Connaissance.
Comme le ciel était chargé de nuages, on en distinguait les contours à la faveur des explosions des bombes, Plus d'un eut l'occasion d'y reconnaître un visage et le panégyriste d'Omar Lobster encourageait ces recherches en beuglant dans son micro des descriptions pour le moins fantaisistes. Mais personne ne songea à le faire taire tout simplement parce qu'il avait l'air d'un pauvre type et qu'il l'était sans doute. Sa batterie commençait à donner des signes d'épuisement.
LA CASQUETTE DU PRÉSIDENT
Le Président était confortablement installé sur une terrasse climatisée juste au-dessous du pyramidion. On avait préparé l'endroit pour sa visite solennelle. Il trônait dans un fauteuil d'un autre temps dont il ne cessait de vanter le confort.
— Tout va bien, monsieur le Président ? Il ne vous manque rien ?
— Il manque un clou pour accrocher ma casquette !
Ce qui amusait. On s'amusait sans bruit dans une demi-lumière de temple religieux ou de boîte de nuit. Des lampions, protégés du vent par les baies vitrées qui fermaient la terrasse, étaient animés par des domestiques en habits.
— Demandez-leur si ça les gêne que j'y accroche ma casquette, continuait de plaisanter le Président.
Tout le monde savait qu'il n'aurait jamais accepté de se séparer de sa casquette. Elle contenait des moyens de communication sophistiqués, une bombe destinée à son suicide en cas de coup d'État, ou rien d'autre que le contenant de sa propre tête qui était le lieu sûr de tous les grands secrets.
— Ils en feront une chanson, allez ! jubilait-il en secouant son verre pour trinquer avec tout le monde sans quitter le fauteuil.
— Où accrocher ? Où accrocher ?
La casquett' du président ?
Qu'en pensez-vous, Rog ?
— Ils ont oublié Bugeaud. Je ne crois pas aux chansons.
Le président se rengorgea. Il y avait mille autres moyens de ne pas sombrer dans l'oubli comme un vulgaire domestique.
— Comment va notre ami de Vermort ? demanda-t-il pour changer de sujet.
— Il ne comprend pas qu'on lui retire la garde des enfants.
— Il doit y avoir une raison. Et comment va Gisèle ?
— Stationnaire dans la gravité. Ils avaient prévu de partir demain.
— Pas de chance ! dit le Président. Il n'en a jamais eu d'ailleurs. Trop imaginatif. Pas assez conséquent. Ah ! L'Afrique et nous !
Il soupira comme si le spectacle des chasseurs attaquant la couronne était devenu ennuyeux et qu'il allait demander qu'on y mît fin et qu'on trouvât autre chose pour le divertir.
— Kronprinz ! Kronprinz ! cria-t-il à la ronde. Je vais leur demander d'accrocher ma casquette. Vous savez où ?
On riait. Les verres apparaissaient de temps en temps, sortant de l'ombre, avec leurs mains habituées aux gestes les plus convenus.
— Il y a du monde, dit le Président. Quel succès !
Il éclata de rire. Des escarbilles se pulvérisaient sur les baies parfaitement hermétiques et résistantes.
LA FIÈVRE MONTE
Dans la foule, que le Président et sa suite pouvaient observer en détail sur les écrans mis à leur disposition sur la terrasse même, le panégyriste d'Omar Lobster ne se fatiguait pas de promettre la Vie Éternelle au seul exemple de probité que sa langue, sensible aux écorchements, acceptait de révéler à tous ceux à qui l'existence ordinaire ne souriait pas. Les insurgés commencèrent à fourbir leurs armes.
9 heures 42
LES MORTS NE MEURENT PAS
Frank arrêta la Corvette dans un endroit tranquille. La Sibylle avait finalement réussi à réveiller en lui les instincts du guerrier au repos. Mais à peine le moteur coupé, un bruit le figea sur son siège. Il entendit nettement la voix de Hautetour qui recommençait à se prendre pour un vivant. La Sibylle était moins étonnée, elle qui avait vécu semblable aventure avec un marin breton qui refusait obstinément de disparaître en mer.
— Fermez-la, Hautetour ! vociféra Frank comme s'il s'adressait à une hallucination.
Mais il nuançait. La Sibylle conversait avec Hautetour à travers le capot.
— Il faut le sortir de là, dit-elle. Il va étouffer.
Frank ressentit un véritable soulagement en se disant qu'il n'avait peut-être pas tiré trois fois sur Hautetour : la première balle n'avait pas traversé le cerveau de part en part, la deuxième n'avait pas provoqué l'explosion du cœur et la troisième n'avait pas emporté l'hémisphère cérébral gauche et toute la partie de la boîte crânienne le contenant. Hautetour conservait un œil.
— Ouvre le capot ! dit la Sibylle. Il se sent mal.
Frank ouvrit le capot. Le Hautetour qui en sortit n'avait pas grand-chose à voir avec celui qu'il avait connu. Néanmoins, c'était la même voix.
— Ça fait du bien de respirer, disait-elle.
LA SIBYLLE SOURIT
Et le corps se mit à arpenter le talus comme s'il était devenu nécessaire de se livrer maintenant à l'exercice physique. Frank luttait contre une confusion crispée. Il vérifia le barillet. La Sibylle souriait en regardant Hautetour évoluer dans les phares. Personne ne sait ce qu'on ressent réellement quand la Sibylle sourit sans se préoccuper de l'effet qu'elle produit sur ses voyeurs frémissants.
— Il ne m'a jamais fallu bien longtemps pour récupérer, disait Hautetour en moulinant.
9 heures 57
J'AIME LA SIBYLLE, DIT LE FLIC
Si Frank tirait maintenant, la tête serait emportée au diable. La Sibylle s'interposa.
— Hautetour ne meurt pas, dit-elle. Tu ne vois donc pas qu'il ne meurt pas ? Demande-lui ce qu'il veut.
Frank hésitait, comme n'importe qui dans ce genre de situation, et Hautetour était le premier à le comprendre. La Sibylle était prioritaire, mais maintenant Hautetour était vivant, aussi Frank décida-t-il d'attendre une autre occasion pour satisfaire ses instincts de guerrier au repos. Il savait ménager un temps de repos entre deux actions. Il était plus difficile de consacrer cet instant à la satisfaction des désirs que l'action occulte quand c'est le moment d'agir. Il aimait la Sibylle et se sentait confus.
PANNE DU SYSTÈME CENTRAL DE VIE
— Le système est en panne, dit Hautetour qui était encore au cœur des institutions. Kronprinz veut profiter de l'aubaine. Frank, personne ne vous a donné l'ordre de me descendre. Je comprends. Vous avez imaginé...
— Imaginé ! hurla Frank. Je n'imagine pas qu'on puisse survivre à de pareilles blessures et vous...
— Non, bien sûr, dit Hautetour d'une voix habituée aux spectacles des errances de l'esprit. Mais je suis vivant. Je ne sais pas pourquoi, je vous l'accorde. Je vis et je veux en finir avec cette existence !
Il était gluant, parfaitement incompatible avec le cuir bleu de la Corvette. La Sibylle offrait gentiment ses maigres genoux.
LE POLICIER A UNE IDÉE
— On monte chez Chico Chica, dit-elle. Frank a une idée.
Il rougit, Frank. Personne n'avait jamais prétendu une chose pareille devant Hautetour. Elle ne se rendait pas compte. Quand il prétendait avoir une idée, ce n'était jamais en présence de son Chef, mais il fallait convenir que pour une idée, c'en était une.
— Nous avons tous des idées, dit Hautetour comme s'il tenait maintenant, peut-être pour les beaux yeux de la Sibylle, à modifier un jugement qui avait eu le temps de faire son mal.
Frank rengaina. Le déclic du cran de sécurité rasséréna Hautetour qui regretta de n'avoir plus de visage pour se contenter d'exprimer ses sentiments par le seul silence. Il voulait arracher des larmes à la Sibylle. Il y réussissait.
— En route ! dit Frank qui s'ébrouait.
Des fusées fleurissaient au loin. On ne distinguait pas la couronne. Le bal des chasseurs paraissait incohérent.
10 heures 12
FRAGMENT D'UN DIALOGUE
— Omar Lobster aimait les petites filles.
— Vous parlez à une petite fille, monsieur !
— Elle comprend parce que Omar Lobster était...
DANS LE RESPECT DU PROTOCOLE
Certains, que l'attente commençait à ankyloser, se risquaient à dialoguer avec le panégyriste. De là-haut, le Président, qui ne quittait pas sa casquette, observait les petits désordres que ces conversations avortées provoquaient dans la parfaite organisation du siège que les émeutiers continuaient d'étendre à la campagne environnante. Ils contrôlaient tout le réseau routier périphérique et les grandes lignes ferroviaires. Le SSE avait évalué leur nombre à plus de cent mille. Ils ne pouvaient pas empêcher l'encerclement par les troupes nationales qui se mettaient lentement en place, mais leurs forces pouvaient aussi imploser et percer efficacement ce front circulaire qui ne valait rien sans un appui aérien à la hauteur de la situation. Le Président enregistrait dans son cerveau patient et sélectif toutes les données qui lui étaient transmises par les différents services d'enquête et de sécurité.
— La situation est dangereuse, dit Rog Russel. Mais on ne craint rien.
C'était l'opinion la mieux partagée ici. Nous le pensons donc nous allons le rester. Il s'adressait aux invités qui s'amusaient dans l'ombre avec une discrétion toute protocolaire.
10 heures 15
À CHEVAL ET EN VOITURE
Le cheval surgit du néant. Frank reconnut les cuisses blanches et musclées de Pulchérie. La Corvette pila. Frank se leva, tenant toujours le volant. Pulchérie avançait, montée sur un cheval qui craignait la nuit et qui le faisait savoir.
— Une bonne idée ! s'écria Frank.
Un autre cheval progressait sous les peupliers, nerveux et imprévisible.
— Salut, Poulet ! dit la voix rauque d'Anastase.
Frank était heureux de les revoir. Il montra ce bonheur à la Sibylle qui lui renvoya un regard attendri. Hautetour se cachait dans un sac. Il s'efforçait de ne pas trop peser sur les jambes de la Sibylle qui se plaignait doucement.
— Nous allons chez Chico Chica, dit Anastase d'une voix de conquérant. Pulchérie est invitée à observer un satellite d'une importance... vitale.
— Que se passe-t-il en bas ? demanda Pulchérie que le cheval ne ménageait pas.
— Une émeute, dit Frank. On l'a échappé belle.
— Continuons ! grogna la voix de Hautetour.
Frank suivit les chevaux. C'était agréable, la vision des deux enfants montés sur des chevaux, en pleine nuit et sous les phares. Ils paraissaient être les émissaires d'un peuple inconnu qui invitait à un autre voyage.
À PROPOS DES ENFANTS
— Elle a un joli petit cul, dit Hautetour qui pouvait l'apprécier à travers la toile du sac.
La Sibylle dut le pincer. Il gémit.
— Moi aussi j'ai deux enfants... commença Frank.
Mais la Sibylle lui caressait la main. Il aimait la Sibylle qui adorait être aimée.
— Ils sont ce que je possède de plus...
— Tu oublies Popo, dit la Sibylle en retirant sa main.
— Trois gosses ! gémissait Hautetour. Ça en fait ! Enfin, Popo n'est plus un môme. Je dirais même que...
— Popo n'a jamais été un enfant ! dit Frank. J'ai deux enfants et Popo. Ma femme...
— Ça va ! dit la Sibylle. Ça va pour la vie privée !
À PROPOS DES FEMMES
Petit cri de la Sibylle, à peine perceptible même si on est habitué à ces petits changements qui constituent la seule véritable conversation qu'on peut espérer d'elle. Hautetour ne pouvait pas comprendre, non seulement, et c'était déjà une raison de poids, parce qu'il n'y avait pas de femme dans sa vie, mais surtout parce qu'il ne possédait pas la capacité de percevoir les détails de la femme, ces différences infimes qui font qu'une femme est une femme. Il se limitait à la constatation des contradictions et abordait les femmes en fonction de ce qu'il en pensait sur le moment. Frank donnait dans la nuance dès qu'il s'agissait de la femme. Il aurait reconnu la femme dans un homme, dès le premier coup d'œil. Avec Anaïs...
— On arrive ! cria Pulchérie en pivotant gracieusement sur un bassin dont Hautetour admira les prouesses à haute voix.
On entrait dans la forêt, voulait-elle dire. On entrait à la fois dans l'épaisseur et la durée. Et dans une humidité cinglante. Les branches tentaient vainement d'arracher son masque à un Hautetour qui faisait un gros effort pour distinguer les fesses de Pulchérie de la selle qui les absorbait. La Sibylle était plongée dans une méditation imperméable. Frank augmenta la luminosité du tableau de bord, histoire d'éclairer ses mains.
10 heures 21
SCÈNE DE LA VIE D'ARTISTE
Chico Chica était en train de marteler les mains de Perceur. Le couvercle du trou d'homme était ajusté et la plupart des écrous amorcés. Mais les mains de Perceur s'obstinaient à empêcher la fermeture et Chico Chica, armé d'un marteau de carrossier, brisait les doigts un à un dans l'espoir de les voir disparaître de l'interstice qu'il ne parvenait pas à jointer. Les cris de Perceur envahissaient la citerne, mais comme s'ils ne pouvaient plus en sortir et qu'ils y demeuraient avec la seule idée d'en sortir. Ces cris avaient acquis l'indépendance de l'objet. Ils étaient la peur et la haine. Le peu qui filtrait par le trou d'homme pratiquement refermé ne donnait qu'une faible idée de la souffrance que Perceur devait endurer et du venin qu'il était en train de cracher vainement sur le fer du marteau. Le marteau ratait sa cible le plus souvent. Les doigts de Perceur conservaient une force et une agilité étroitement liées à son cerveau désemparé, si étroitement que les phalanges déjà brisées continuaient à jouer leur rôle d'intermédiaires de la préhension. Et tout en frappant aussi méthodiquement et justement qu'il le pouvait, Chico Chica procédait au serrage en étoile des 56 écrous, à l'aide d'une clé pneumatique qui sollicitait durement le compresseur.
Pulchérie était pétrifiée, mais Anastase trouva l'idée formidable. Flatté et décontenancé, Chico Chica se contenta de demander qui était le type qui cachait sa tête dans sac. Il avait connu jadis un type de ce genre quand il était marin de commerce (le type et lui étaient marins de commerce sur le même bateau), mais ce n'était pas la tête qu'il cachait, c'était...
— Bon ! dit la Sibylle. Commençons par le début.
Frank avoua n'être plus aussi sûr ni décidé, mais il n'y avait aucune raison de ne pas recommencer.
— C'était sa main droite qu'il voulait cacher, continuait Chico Chica, une main droite qui avait une histoire que la main gauche ne pouvait pas écouter sans...
— Tu nous les casses, Chic ! dit la Sibylle.
— Sortez-moi de là ! Qui que vous soyez ! hurlait Perceur dans l'interstice et la citerne ne bronchait pas.
La Sibylle eut pitié.
— Qu'est-ce que tu lui as fait, Perceur ? demanda-t-elle comme s'il n'était pas question de le sortir de son trou.
Perceur s'expliquait maintenant qu'il en avait le temps. Pourtant, le couvercle était en train d'écraser logiquement ses doigts.
— Je joins au Loctite, précisa Chico Chica. Alors un peu plus ou moins d'os, ça changera rien. Ferme-la, Perceur !
— Au contraire, dit la Sibylle, laisse-le parler. Tu penses tout de même pas m'empêcher d'écouter un ami coincé dans une situation que je me souhaite pas ?
Chico Chica coupa la visseuse, mais sans songer une seconde à desserrer l'étreinte formidable du couvercle.
— Il pourra plus rien percer, dit-il sur un ton doctoral. Qu'est-ce que tu veux sortir de là ? Un type à recycler ? Avec ses moyens intellectuels ?
— Quand on veut vivre, dit la Sibylle, on vit jusqu'à la dernière seconde.
— Fais-la pas trop durer, dit Chico Chica. J'suis pas pressé.
Les chevaux paissaient tranquillement sous les arbres, à peine éclairés par la lumière de l'atelier. Pour un peu, on se serait senti parfaitement bien.
ENTRE CHIEN ET LOUP
— C'est quoi, cet accoutrement ? dit Pulchérie à Hautetour.
— Tu n'as pas reçu mon message ?
— J'étais sous la douche.
Hautetour cligna. Il ne manquait plus qu'une douche. Frank arrivait à la rescousse.
— C'est pas un téléobjectif, dit-il. C'est un laser de com.
— Je sais, dit Hautetour, et si vous ne m'aviez pas déglingué, je vous aurais tout expliqué.
— Je comprends difficilement une fois que j'ai compris les ordres.
— Allez vous faire foutre, Frank ! Vous ne comprenez rien aux filles.
Pulchérie se sentit visée par la dichotomie.
— Monsieur de Hautetour, dont je ne connais pas le prénom...
— Mais qui le connaît ? fit Frank qui était aux anges parce que c'était une enfant qui s'exprimait comme une adulte, cette Pulchérie qui aurait pu être sa fille si...
— ... sait exactement à quoi sert ce laser et ce que Chico Chica est en train de comploter contre nous.
Frank ravala un rugissement.
— Chic Chico Chic Chico Chic Chica est un ami ! lança-t-il au visage fragile de Pulchérie qui n'avait pas l'expérience que la Sibylle eût immédiatement opposée à ce mugissement de roi régicide qui s'accroche à sa couronne comme le pauvre à un morceau de pain ou la maîtresse trahie à la lettre volée.
— Vous allez la faire pleurer, dit Hautetour magnanime.
S'il avait eu un mouchoir propre, il l'aurait offert à la demoiselle qui n'essuyait pas ses larmes.
— On voit tout de suite que Frank s'en veut, se contenta-t-il de susurrer pour reprendre sa place dans le cœur de la gamine, si jamais il eut cette place convoitée aussi par Frank mais pour des raisons plus honorables.
LA SOEUR DE LA SIBYLLE DANS LA CITERNE ?
Perceur réussit enfin à faire entendre un cri digne de sa douleur.
— Encore, dit la Sibylle qui dirigeait le dévissage du trou d'homme. Je te dirai d'arrêter.
— Tu vois que tu te méfies, dit Chico Chica qui dosait l'air de la visseuse au pied.
— Ce salaud de Hautetour a buté ta frangine, haleta Perceur qui ramenait vers lui ce qui restait de ses mains. Je souffre pas encore mais qu'est-ce que je vais déguster ! Il a aussi buté le copain de ta frangine. J'ai jamais eu autant de raisons de souffrir et je hais plus personne !
— Ma petite sœur ! s'exclama la Sibylle qui sinon ?
Le sac se gonfla autour de la tête de Hautetour, comme s'il venait de souffler la réponse.
— Ce salaud est avec lui ! dit Perceur qui désignait le nain avec le cartilage de son index.
— Éclairez-moi, dit Frank qui arrivait au pied de la citerne comme un pèlerin sur les petits cailloux de Bernadette.
— Ils sont là-dedans ! Dans le sel ! cria Perceur qui voulait qu'on le crût.
Il jeta une poignée de sel.
— Du sel d'Espagne, ironisa Hautetour qui avait du sang Borbón.
— On va pas se disputer, hein ? dit Frank.
Il n'avait pas réussi à tuer Hautetour, alors qu'est-ce qu'il espérait de la Sibylle ?
— On va s'expliquer, dit-il. On explique tout. Ensuite on décide ensemble, comme dans ces pays démocratiques où on décide qui peut vivre et qui doit mourir. Qu'est-ce que c'est que cette histoire de laser, Chic Chico Chic Chico Chic Chica ?
Le nain cessa de faire tourner le mandrin dans le vide. Il devait regretter de ne pas pouvoir échanger un regard avec Hautetour qui se trémoussait pour communiquer avec lui.
— Là, là ! dit Frank. Il est aveugle mais pas sourd. Vous fatiguez pas ! C'est quoi, ce laser ?
— C'est un laser de communication, dit Hautetour qui agitait sa tête dans le sac pour se faire une idée de la situation.
— Et le satellite, il communique avec qui ?
Perceur ne se signalait plus. La visseuse ne tournait plus. La Sibylle retenait ses larmes.
— Elle est... là-dedans ? dit-elle doucement.
— Comme je te dis, couina Perceur qui se préparait à revivre comme tout le monde.
Il gémit, mais sans duper la Sibylle qui savait que ce n'était pas encore la douleur, la grande douleur des grands moments de l'existence. Elle montait vers Chico Chica.
— C'est quoi, ces citernes ? demanda-t-elle tandis que les barreaux de l'échelle communiquaient à ses mains moites la légère fraîcheur de l'acier au repos.
— C'est des citernes de mètres cubes, gouailla Chico Chica.
On entendait les chevaux renâcler sous la contrainte d'Anastase.
— C'est quoi, ton idée, Frank ? dit la Sibylle. C'est-y la même que la mienne ?
— On n'a qu'un devoir, dit Frank. La vie avant tout. Emori nolo !
10 heures 43
LE GRAND ART
Quand Fabrice de Vermort fit son entrée sur la terrasse, la vision du trône ne modéra pas son chagrin. Le Président s'était levé sans cérémonie et il se dirigeait maintenant vers lui, les bras grands ouverts. Fabrice se laissa engloutir dans cette chaleur de dentifrice et d'après-rasage. La joue du Président se colla contre la sienne et lui communiqua le discours languissant et éloquent d'une peine qui venait du fond du cœur et de la rhétorique. Puis le grand corps du Président s'ouvrit de nouveau et Fabrice se laissa conduire à proximité du trône qui jouxtait un nombre limité de fauteuils plus modestes d'aspect, plus modernes aussi, ou plus récents. Mille voix invitaient civilement à s'asseoir. Les ongles heurtaient les verres avec la discrétion fascinée qu'on accorde aux malheureux de la fortune.
— Si j'avais su que je ferais le spectacle, marmonna Fabrice dans l'oreille du Président, je serais allé me faire pendre ailleurs !
Les dures et vraisemblables répliques de l'aristocratie encore vivace dans les mémoires. Le Président se posa sur son trône comme un oiseau qui revient à son perchoir parce qu'il lui est assigné.
— Je suis tellement, tellement désolé pour Gisèle, pleurnicha-t-il en toute sincérité. Ces choses arrivent si vite, si...
— Elles arrivent ! dit Fabrice qui considérait déjà l'auditoire d'un œil critique. Nous n'y pouvons rien.
— Servez quelque chose à monsieur le Comte ! ordonna le Président en plongeant ses lèvres douloureuses dans sa coupe.
Fabrice accepta la sienne de mains qui offraient en même temps un visage agréable, simplement agréable et séduisant.
— Excusez-moi si je ne vous demande pas votre nom, dit-il songeant : Nom de domestique ou de lieu, Je suis à la recherche du temps perdu. 8/11.
— Vous êtes excusé, dit la voix du visage aux mains chercheuses d'il ne savait quel détail dont il était l'auteur objectif.
Dans le ciel parfaitement noir, le combat continuait, avec cette fois un peu plus de perfection géométrique dans les attaques coordonnées des chasseurs. Les bombes ne réussissaient guère qu'à colorer l'or de la couronne. On eût dit que celle-ci se parait maintenant de pierreries.
— Il y a du monde, dit Fabrice qui avait dû traverser à bord de sa Phantom le quadrillage impeccable des bétaillères et des fourgons. Un monde fou, ajouta-t-il à l'adresse des invités qui s'approchaient silencieusement pour montrer la tristesse qui affectait leurs visages sans masque.
— Gisèle était adorée, dit l'un d'eux.
— Elle le sera encore si elle vit, dit Fabrice pour couper court aux spéculations.
Le Président demanda un cigare. Il savait que le comte ne refusait jamais ces voyages à Cuba.
— On m'empêche de voir les enfants, dit Fabrice. Je suis furieux. Révolté ! Ulcéré !
Cela se voyait. On recula insensiblement.
— Vous allez me demander... dit le Président sans achever.
— Je ne vous demande rien, dit Fabrice qui ne souhaitait pas dissimuler les rudoiements de son esprit au travail de sa sociabilité mise en cause par une décision administrative. Pas ce soir, ajouta-t-il en sourdine. Plus tard.
— Plus tard, répéta le Président en tirant sur son cigare. Ce soir, en effet...
Il s'interrompit dans une toux censée être provoquée par la fumée castriste. Dans le ciel, la couronne gagnait en intensité et les chasseurs perdaient leur luminosité héroïque.
— Ils multiplient le nombre de satellites émetteurs de rayons holographiques, expliqua le Président. Ils ont des complices sur toute la surface de la Terre. Nous n'avons rien trouvé comme parade, à part ces bombardements de lumière qui finissent par donner au combat des airs de fête...
— Et d'art, dit Fabrice. La pyrotechnie est un art. Le feu, l'eau, les pierres et la perspective : voilà le sens de nos palais. Le Grand Art. Pas ce... cette...
11 heures pétantes
APPARITION DU KRONPRINZ TANT ATTENDU
Quand l'hélicoptère flamboyant de Prinz apparut enfin au centre de la couronne (rendez-vous compte : il arrivait d'on ne savait où, sans bruit annonciateur, sans lumière d'avertissement, il pénétrait ainsi discrètement au centre de la couronne holographique et à onze heures précises il apparaissait et), l'énorme cabine vitrée était illuminée de manière à diriger le regard sur Prinz qui à cette distance ne pouvait pas paraître plus grand qu'un crayon, et aussi à montrer la complexité et le volume de l'univers qui allait exploser dans une heure, après la performance moins attendue de la vedette américaine qui n'avait qu'un intérêt aux yeux du public : c'était sa maîtresse du moment. Le Président avait quitté son trône pour aller coller son nez au vitrage protecteur. Tous les invités avaient le nez collé. Même Fabrice, d'ordinaire peu enclin à imiter ses semblables, avait consenti à s'approcher de la baie, mais ses mains le tenaient raisonnablement à distance. Ce qu'il voyait était hallucinant. Les chasseurs virevoltaient dans tous les sens en tirant leurs fusées apparemment sans ordre, mais les impacts montraient maintenant la perfection d'une géométrie qu'on admirait sans condition en écrasant un peu plus son nez. L'hélicoptère, avec ses deux rotors décorés de guirlandes fumigènes, s'était immobilisé et on pouvait voir Prinz sur son trône doré très au-dessus d'une population multicolore qui s'agitait au son d'une musique savamment amplifiée. Le Président était l'unique visage éclairé par les projecteurs. De là-haut, Prinz pouvait le voir, satisfait d'être vu lui aussi. Il leva un sceptre baroque et l'abattit sur un vase rempli de confetti. Il y eut une clameur et toute la cabine de l'hélicoptère se mit à ressembler à un tube de bonbons multicolores. Une trappe s'ouvrit dans le fond, et quelque chose qui pouvait être une corde à nœuds ou une échelle de corde, dorée comme tout ce qui touchait à Prinz, descendit lentement sur la populace qui agitait les foulards bleu céleste en scandant des slogans hostiles. Une seconde fut nécessaire à Prinz pour glisser le long de la corde ou de l'échelle jusqu'à ce que sa tête couronnée apparût dans la trappe iridescente. Il portait à son cou le foulard bleu céleste de la Révolution. Il le dénoua lentement et le laissa glisser sur son corps. Le Président suivit des yeux cet étrange papillon-chenille qui allait se perdre dans la foule convulsée. Fabrice recula sous prétexte d'avoir besoin d'un verre. Personne ne l'entendit commencer à critiquer en termes amers ce qui se passait dehors malgré lui. Ce fut alors qu'en parfaite coordination tous les phares des bétaillères et des fourgons s'allumèrent. On eût dit une salve d'artillerie dans un ciel sans défense. Prinz leva la tête pour guider la descente d'un micro. Il allait parler, ou chanter, ou les deux. La populace se figea dans un ensemble frémissant. Là-haut, le Président décolla lentement son nez des carreaux embués par sa légitime émotion. Même Fabrice ne pouvait pas douter de cette sincérité.
— Le premier mot sera pour vous, monsieur le Président, chuchotait-on dans l'ombre.
— Sans doute, sans doute, balbutia le Président qui ne cachait plus son impatience et se rongeait les ongles sans ménagement.
Le micro s'arrêta juste devant la bouche de Prinz. Si tout se passait comme prévu (le SSE était bien renseigné), la couronne allait se changer en visage de Prinz et on pourrait voir ce qu'on entendrait. Et en effet, le gros visage noir de Prinz se forma lentement, chaque trait remplaçant progressivement le détail correspondant de la couronne, jusqu'à ce que celle-ci disparût complètement au profit de Prinz réduit à son gros visage noir qui ouvrait une bouche prête à prononcer les premiers mots. On entendit d'abord sa respiration, ce qui est toujours émouvant, puis le frottement de ses doigts sur la carcasse du micro (imaginez !), et enfin sa voix sirupeuse scanda le premier refrain :
Où accrocher, où accrocher
La casquett' du Président
La foule hurla, s'abandonnant à l'hystérie des meneurs, et le reste du couplet se noya dans le grondement tellurique qui s'élevait. Le Président montrait sa joie en gesticulant derrière la vitre. Dans l'urgence, on n'avait pas prévu l'écran dont la nécessité s'imposait maintenant presque tragiquement et la marionnette du Président se désarticulait dans une lumière trop contrastée qui donnait à son apparition une allure fantomatique et saccadée. Mais il était si heureux qu'il secouait sa casquette au-dessus de sa tête chauve, trépignant pour donner à son cri la poussée nécessaire. Fabrice riait en éclaboussant les autres avec le contenu de son verre. Il se rendait impopulaire.
— Je n'ai pas l'habitude, monsieur ! lui reprocha une dame qui patinait dans les gouttes à odeur de vomissures.
— Mais c'est inconvenant ! Regardez plutôt le spectacle !
— Ça ? Un spectacle ? vomit Fabrice dans sa coupe pleine.
Le parterre des Insurgés de la Dernière Heure, comme ils s'intitulaient fièrement, s'était désorganisé au point que la troupe qui l'encerclait resserra les rangs à grand renfort de coups de sifflet. Le gros visage noir de Prinz descendait, avec Prinz lui-même suspendu au bout de la corde ou de l'échelle dorée. Il chantait, mais sa voix ne pouvait pas couvrir l'incroyable rumeur qui s'élevait de la foule. Bientôt, il perdrait de vue la pyramide du CEFC et disparaîtrait dans les coulisses soigneusement gardées par une troupe spécialement entraînée pour ce genre d'opération.
— C'est formidable ! s'écria le Président. Il y a pensé ! Il y a pensé ! Ah ! Je n'y croyais plus ! Je n'y croyais plus, mes amis !
Il s'effondra dans son trône, s'épongeant le visage avec la casquette, ce qui fit dire qu'elle ne contenait rien d'important, à part bien sûr le contenant, mais c'était là une notion si abstraite qu'elle n'avait pas le pouvoir de laisser la conversation en suspens. On la reprenait aussitôt en fredonnant le refrain auquel la musique de Prinz avait donné un relief émouvant et cocasse. Les chroniqueurs étaient d'ailleurs en pleine récolte d'épithètes.
— Mon cher Fabrice, avoua le Président, mon émotion est telle que je voudrais disparaître sur-le-champ pour ne laisser de MOI que ce souvenir impérissable.
— C'est bien organisé, confessa Fabrice qui avait redouté les rayures sur la prestigieuse carrosserie de la Phantom quand il n'avait pas eu d'autre choix que de traverser la foule en transe.
— Ah ! Si Gisèle n'était pas morte ! s'écria le Président.
— Mais elle ne l'est pas !
Il y eut une seconde d'attente, une seconde de paralysie faciale, une longue seconde de silence embarrassé.
— Allons, dit le Président. Nous avons une heure devant nous.
En effet, la vedette américaine, un charmant spécimen de la blondeur et de la chair faites voix et poésie de la présence, s'éleva sur un piédestal et entonna son répertoire sautillant. Quelques invités s'accouplèrent pour danser, sinon on s'asseyait pour commenter à voix basse le malheur qui frappait Fabrice de Vermort la veille même d'un voyage en Afrique, la terre des safaris et des mythes.
11 heures 33
EXEMPLE DE COLLABORATION AVEC L'ENNEMI
Chico Chica coupa le laser.
— C'est fini ? dit Pulchérie en se frottant les yeux.
— C'est ahurissant, dit Frank qui sortait d'un profond fauteuil.
— Quelle organisation ! dit Hautetour qui recherchait l'approbation sans inspirer la confiance qui eût été nécessaire à cet autre profond débat.
Il n'était pas étranger au succès de l'opération. Il flatta longuement l'épaule bossue de Chico Chica qui se frottait les mains comme s'il avait fait une bonne affaire, ce qui était peut-être le cas. Frank caressait le faux téléobjectif d'une main qui aurait voulu être experte. Ainsi, Kronprinz avait bénéficié de sa complicité sans le consulter. Il riait en montrant ses dents de la chance qui apparaissaient quelquefois sans l'avertir. La Sibylle applaudissait encore.
— Il faut nous presser si on veut être à l'heure, dit-elle.
Ce n'était pas prévu. En fait, Frank n'avait rien prévu. Il n'y avait plus d'holographies dans le ciel. Anastase demanda si les chasseurs étaient aussi des effets holographiques. Belle vision de la guerre !
— J'en sais rien, dit Chico Chica. Moi, je fais ce qu'on me dit. On me dit : vise ce point du ciel et je vise, pas vrai Pulk ?
— Du tonnerre ! fit Pulchérie qui était une fan d'Eddie Constantine. Tu l'as fait... au poil !
— On va être du monde, dit obscurément Hautetour qui ne voulait pas déranger. On n'entrera pas dans ce bolide.
C'était plus clair. À part lui-même (il ne saignait plus), il y avait Frank, la Sibylle, Pulchérie, Anastase et Chico Chica qui viendrait peut-être si on lui prêtait un pantalon. Sinon, il y avait les deux cadavres, qui ne pouvaient pas se suffire à eux-mêmes et qui mobiliseraient des moyens, et les deux prisonniers : Perceur, dont les mains souffraient atrocement dans des poches bourrées de tranquillisants, et Sally Sabat qui avait perdu la tête et se prenait pour un homme.
— T'es sûr qu'il y a personne d'autre ? demanda la Sibylle qui souhaitait la perfection à tout le monde avant toute velléité d'hygiène.
— Vous seriez venus la semaine dernière... commença Chico Chica.
— La ferme, Chic ! Tu vas nous faire dégueuler.
On n'avait pas ouvert les autres citernes, ni même proposé de les ouvrir. On avait simplement demandé s'il y avait quelqu'un dedans et Chico Chica avait répondu que non.
— Ça fait dix, dit Perceur qui ne pouvait plus compter sur ses doigts.
— J'ai une bétaillère, proposa Chico Chica. On dépareillera pas.
— T'es chou ! fit Pulchérie.
— Ah ! Le cinoche ! couina Frank en coupant la tronçonneuse.
11 heures 45
DISCOURS IMPROVISÉ DU PRÉSIDENT DE LA NATION
— Ils utilisent clandestinement les satellites de l'Agence pour un Espace Universel, expliquait le Président qui donnait une conférence impromptue en attendant la performance de Prinz. Ils ont un réseau puissant. Des ramifications dans tous les secteurs d'activités. Nous devons, c'est notre devoir de Citoyens du Monde et de l'Universel, les considérer comme une secte. C'est en tout cas ce qui se fait en haut lieu. Mais c'est plus compliqué, plus obscur qu'une société secrète. Il n'y a pas de structure de contrôle. Il y a belle lurette que les organisations secrètes ne centralisent plus systématiquement. Il faut rassembler. Autour d'une idée, d'une pratique, d'un désir. Ils peuvent surgir du néant comme s'il était vraisemblable d'habiter le néant pour se rendre invisible. Vous êtes témoins de leur facilité à envahir le terrain. Ils ne craignent pas l'encerclement. Ils communiquent sur le réseau en parfaite symbiose sans que nos services secrets puissent comprendre ce qu'ils sont en train de préparer. Nous sommes prévenus au dernier moment. On n'a pas le temps de se préparer. Le refrain de la casquette est une idée de ma secrétaire, au dernier moment, je veux dire au moment d'arriver, dans l'ascenseur. Nous étions seuls, elle et moi, comme d'habitude quand je risque de me retrouver vraiment seul au milieu de mon cerveau. Dans moins d'un quart d'heure, Prinz va éblouir le monde, ce que je suis bien incapable de faire. Il nous tient dans son poing. Vous avez vu son corps ? Il est gros, noir, d'une lenteur exaspérante, mais sitôt qu'il se met à chanter, on est sous le charme. Je n'aurais raté ça pour rien au monde !
11 heures 56
LES SLS* RENTRENT EN EUX-MÊMES
L'éclairage public n'avait pas été rétabli. Mesure d'hygiène, communiqua le SSE aux Services de l'Information et de la Joie. La population qui ne s'était pas déplacée, tous des bourgeois frileux ou des pauvres craintifs ou paresseux, pour aller au concert de Prinz, était maintenant saisie de mouvements réflexes dans la plus parfaite obscurité. On était déçu, ou encore dubitatif, rarement indifférent. Quelques automobiles ronronnèrent dans les cours, comme si on avait l'intention de se rendre par ses propres moyens au Kronprinz (on appelait ainsi l'endroit où Prinz apparaissait), mais que les rues noires et peuplées d'ombres n'inspiraient pas le minimum de confiance qui est toujours nécessaire quand on sait qu'avant d'arriver où on veut aller, il faut d'abord traverser l'inconnu. Pourtant, le calme régnait, en prince du Royaume. On aurait entendu la moindre agression, la plus petite altercation. La ville était peut-être réduite à cette population de bourgeois fébriles et de misérables pleins d'espoir déçu ou de paresse triomphante selon l'hérédité ou l'héritage. Le calme qui régnait ne pouvait pas être le fait de malfaiteurs, mais comment croire une seconde qu'ils avaient tous rejoint le Kronprinz, toute affaire cessante ?
* Sans-Le-Sou.
11 heures 58
LES MORTS ATTENDENT
La bétaillère de Chico Chica, un vieux Crevault équipé d'un Bondini refait à neuf, dut traverser le cordon de sécurité établi par les forces armées. Chico Chica était au volant et la Sibylle et Pulchérie, assises sur le siège du mort, avaient été chargées de l'opération de charme. Frank et Anastase, qui présentaient un aspect convenable selon les normes en vigueur, surmontaient l'amas formé par les autres, morts et vivants absolument imprésentables sans une foule d'explications qui prendraient un temps fou incompatible avec le début du concert de Prinz prévu pour minuit pile. Deux soldats se tenaient prêts à intervenir en cas de résistance, mais le sergent n'était animé par aucune autre curiosité que celle que lui inspiraient les deux houris dont les visages épanouis étaient soigneusement encadrés par la portière déglinguée du Crevault. Le tableau était saisissant d'intentions et il analysait ses impressions avec un soin digne de sa capacité à satisfaire la probité de ses enquêtes. Comme il ne voyait rien de louche, il ne s'intéressa qu'à la beauté. Frank lui donna raison et tapa sur l'épaule de Chico Chica à travers la lunette dépourvue de vitre. La bétaillère s'ébranla lourdement à travers un arsenal impressionnant mis entre des mains non moins hallucinantes d'expérience rentrée. La campagne s'ouvrit de nouveau sur le désordre sympathique de centaines d'autres bétaillères qui arboraient, peut-être fièrement, le foulard bleu céleste de Prinz comme les étendards d'une foi que Frank décrivait en termes improbatifs.
— Le concert, je veux bien, dit-il dans la lunette. Mais je dois d'abord réparer les conneries de Monsieur.
Cet écart de langage à l'égard d'un supérieur hiérarchique encore en état d'exercer son pouvoir poussa Hautetour à montrer sa relique crânienne pour réfuter mollement les atteintes à sa probité professionnelle.
— Fermez-la ! dit la Sibylle. Frank a raison. On peut pas attendre. Les morts, ça n'attend pas si longtemps.
Elle pensait à sa petite sœur qui avait besoin, non seulement d'une récupération post-mortem, mais encore d'une reconstitution plastique. Perceur demanda s'il y avait encore des donateurs d'organes.
— Les mains, c'est pas un organe ! dit Chico Chica.
— Peut-être. Mais si ça se donne encore... de nos jours ?
La question n'intéressait que lui.
DIMANCHE
Minuit pile.
FOLIE DE JOIE DES PARTISANS ET LEUR CHANT
Chic-Chicochic-Chicochic-Chicaaaaaaa
On va danser é é é é On va danser é é é é
— Ça alors ! s'écria Chico Chica. Prinz a tenu sa promesse ! Pulk ! Il l'a tenue ! Tu avais raison !
Voir le visage innocent (jusqu'à preuve du contraire) de Pulchérie couvert par les baisers humides de ce nain écœurant était un spectacle insupportable. La Sibylle caressait les cheveux de la gamine pour l'aider à supporter. Chico Chica était fou de joie. Mais déjà le refrain suivant envahissait la campagne de désinformation entreprise par l'organisation secrète Kronprinz dont Prinz était la cheville ouvrière :
Emori nolo !
Emori nolo !
Je veux paaaaaas crever !
Laissez-moiaaaaaaaaaa mourir !
Cette fois, il ne s'agissait plus d'un remerciement à un collaborateur zélé. Frank renifla encore dans son poing (voir Chapitre VII & XXV). La Sibylle détestait ce geste vain et grossier, mais il était le signe que Frank était encore sur la piste, prêt à faire son numéro, et Frank n'était pas exactement un clown en matière d'enquête policière. Prinz, surélevé par un promontoire de lumière, ne se contentait plus de chantonner les couplets des collabos. Il tenait son public. On savait à peu près tout du corps de sa maîtresse du moment (elle s'était donnée à fond pour le prouver) et les futurs collabos de Kron reconnaissaient que Prinz, alias Kron, tenait ses « promesses ». Chico Chica, s'il avait été invité à en témoigner, mais ce ne fut malheureusement pas lui qui fut tiré au sort pour assumer cet honneur insigne, se serait montré encore plus convaincant que la vedette américaine. Il fredonna encore le couplet que Frank lui avait inspiré dans un bégaiement consécutif à une émotion qui n'avait plus aucun intérêt.
Chic-Chicochic-Chicochic-Chicaaaaaaa
Chico Chica avait ajouté le deuxième vers, si on pouvait appeler ça un vers :
On va danser é é é é On va danser é é é é
Il avouait que ce n'était pas très original, mais c'était exactement ce que lui inspirait le premier vers qui, lui, était incontestablement un vers.
— C'est beau, la poésie ! soupira-t-il.
Mais Frank avait d'autres soucis.
— Ouais, dit la Sibylle en regardant la route peuplée de partisans.
Environ 1 heure
AFFLUENCE MONSTRE DES BLESSÉS ET DES FOUS
Devant la grille du CEFC, c'était la ruée. Entre les bétaillères, les ambulances, les patrouilles, les blindés lourds et légers, les berlines, les tacots, ceux qui demandaient à entrer, ceux qui voulaient sortir, ceux qui ne savaient plus où ils allaient, ceux qui ne pouvaient pas le savoir, ceux qui avaient changé d'avis — le sergent chargé de la circulation ne savait plus où donner de la tête. Il engueulait sans arrêt les soldats mis à sa disposition pour cette tâche ingrate et complexe. Juché sur le plateau d'un transporteur, il haranguait la foule pour lui expliquer ce qu'il fallait faire et ne pas faire, un galimatias de recommandations et d'interdictions qui tombaient dans un terreau de revendications, d'interrogations, de supplications et de tout ce qu'on peut imaginer sortir d'un cerveau pris au piège de ce qui à son niveau ne peut être conçu que comme une pagaille monstre.
ON PEUT ENTRER AVEC SA PATTE BLANCHE
Chico Chica avait réussi, sous le commandement conjoint et chronométré de Frank et de Hautetour, à conduire le Crevault jusqu'à la grille. Les deux mentors (ou Mentor et Elpenor) avaient alternativement arboré le foulard bleu céleste et la calotte vert pomme pour adapter la marche du véhicule à l'environnement qu'ils se proposaient de traverser sans encombre. Devant la grille, ils exhibèrent leurs insignes de policiers nationaux. Le sergent, d'un geste péremptoire, ordonna à un soldat de baisser le premier rideau de défense formé par des pals sanglants (un leurre de peinture rouge). Un deuxième rideau, entièrement électrique, se déchargea lentement dans un décor d'étincelles bleues et de zébrures aveuglantes. Enfin, la grille glissa perpendiculairement sur ses rails et le Crevault, pataugeant dans une imitation de boue pestilentielle, entra dans le Centre, conduit cette fois par un garde qui, debout sur le marchepied, et à travers la vitre baissée de la portière, s'était emparé du volant, laissant à Chico Chica le soin d'accélérer le moteur pour maintenir la marche au pas de l'homme. Il était obligatoire de garer le véhicule dans un enclos où le contenu serait soigneusement inspecté. Frank sauta à pieds joints devant un inspecteur qui attendait au sommet du créneau, perché sur le butoir.
— Quels sont les besoins exacts ? demanda celui-ci.
Frank fut précis et laconique : deux récupérations post-mortem avec reconstitution au deuxième degré et un cas de mort encore vivant présentant de graves altérations de l'intégrité physique (donc à reconstituer). Sinon, on avait deux prisonniers : l'un avait besoin d'une paire de mains à la hauteur de ses ambitions et l'autre d'une psychothérapie en relation avec sa claustrophobie et ses troubles de l'identité sexuelle. Perceur sortit ses mains des poches en gémissant, Sally accepta de se laisser examiner le fond de l'œil où on décela des signes de dépression. L'inspecteur donna des ordres dans son interphone mobile. Les brancardiers savaient maintenant ce qu'ils avaient à faire.
— Vous avez de la chance, dit l'inspecteur.
— Non, dit Frank. Je suis flic.
LA PATTE BLANCHE DOIT ÊTRE ACCOMPAGNÉE D'UNE DEMANDE CLAIRE
Il encouragea Hautetour qu'on ficelait sur un fauteuil roulant et jeta un œil ému sur Sally Sabat qui soulevait sa jupe pour montrer ce qu'elle était en réalité. Perceur, que la perspective du bonheur rendait euphorique, remercia la Providence et s'éloigna dans un autre fauteuil. Les deux cadavres, qui avançaient sur un double brancard autoporté, étaient suivis par l'inconsolable Sibylle. Frank demeura seul avec Anastase et Pulchérie. Deux forts brancardiers embarquaient aussi Chico Chica qui n'avait pas l'air aussi bien dans son assiette qu'il le prétendait en rugissant et claquant des dents. Malgré des explications cohérentes, on lui promit un traitement de faveur et l'aiguille d'une seringue traversa sa poitrine exaspérée, le foudroyant sur place.
— Vous l'avez laissé conduire ? demanda l'inspecteur.
— Il conduit prudemment, dit Frank.
— Il est complètement dingue, dit l'inspecteur.
Frank et les deux enfants furent installés sur une plateforme et dirigés vers une salle d'attente où ils pourraient utiliser les distributeurs automatiques.
— Attendre ? rouspéta Frank. Mais je n'ai pas le temps !
— Écoutez, mon cher collègue, dit l'inspecteur. Il n'y a pas de combats sans œufs cassés. Estimez-vous heureux si...
— Dites à Rog Russel que Frank Chercos veut le voir. D'urgence !
LE COUPABLE EST PARMI NOUS !
— Ah ! Vous en avez fait de belles !
Frank entrait dans la Chambre des Accusations Extraordinaires. Le Président avait ajusté le pli de sa casquette. Il accueillait le policier comme un vulgaire larron. Frank n'était pas prêt à se laisser marcher sur les pieds et il le fit savoir par une bordée d'exhortations claires et argumentées. Rog Russel s'était installé au bord d'un bureau dont on avait viré la secrétaire. Il considérait nonchalamment les objets qui semblaient y être disposés dans un ordre rituel : une boîte de pastilles à l'eucalyptus, un paquet de mouchoirs, un étui contenant des cartouches d'encre violettes, des boulettes de papier, des ... Fabrice de Vermort se contentait d'observer la scène. Il refusait un siège quand Frank poussa la porte sans ménagement. Comme elle avait l'habitude de coulisser, il la maltraita en jurant. Le Président, coiffé de sa casquette pointue et complètement revenu de l'extase où l'avait plongé le charme de Prinz, aspira quelques bouffées de l'air vicié du bureau avant de vociférer ses reproches à l'encontre d'un agent de la Police Nationale qui s'en prenait à une porte parce qu'elle ne s'ouvrait pas. Il fallut l'intervention feutrée de Fabrice de Vermort pour mettre fin à l'incident. Frank était venu sans arme. Il était prêt à se battre à mains nues.
— Ce n'est pas ce qu'on vous demande ! gazouilla le Président qui recherchait l'approbation de Rog Russel.
Le comte ne s'intéressait plus à la scène.
— De deux choses l'une, beugla Frank qui prétendait en finir avec les malentendus. D'abord, je n'obéis qu'à mon Chef, Pierre de Hautetour, qui est en train de se faire retaper le portrait.
— À qui la faute ? dit le Président en haussant les épaules.
— À moi, Monsieur ! Pour avoir obéi à une voix intérieure.
— Vous entendez des voix ?
— Vous savez bien d'où elles viennent !
— Je ne sais rien du tout ! Je suis la voix de la Nation.
— Mais pas celle du Peuple !
Rog Russel sourit dans sa fine moustache.
— Vous savez qui a tué Omar Lobster ? dit-il.
— Vous savez qui est Gor Ur ? dit Frank qui n'avait pas l'intention de dialoguer avec un scientifique.
Le dernier scientifique qui avait fait l'objet de ses répliques avait séjourné un temps dans une citerne et ça l'avait changé.
— Pauvre Sally, en effet ! soupira Rog Russel. Et c'est encore une voix qui vous a inspiré cette action d'éclat ?
— Répondez, oui ou non ? gicla le Président.
— Je ne sais pas pourquoi vous êtes ici, dit Rog Russel.
Pas un de ses doigts ne tremblait, ni même pour suivre le rythme haletant des chansons qui traversaient le vitrage.
— Je ne sais pas qui a tué Omar Lobster, dit Frank. Mais je sais où le trouver.
Le Président s'esclaffa sans retenue. Sa casquette lui tomba sur l'œil. Il avait l'air canaille, dirait plus tard Fabrice de Vermort, quand tout fut rentré dans cet ordre que les petits incidents de la vie quotidienne ne sont pas en mesure de troubler au-delà de la raison justiciable.
— Tout le monde sait ça, voyons ! Quelle impertinence ! « Je sais où trouver Omar Lobster ». Vous avez tout foutu en l'air, oui !
— Non, dit Frank. J'ai simplement essayé de répondre aux trois questions que je me posais, en bon enquêteur judiciaire :
1) Qui a tué Omar Lobster ?
Réponse : personne.
2) Qui a saboté le système ?
Réponse : personne.
3) Omar Lobster est-il vivant ?
Réponse : oui.
Le Président s'empourpra. C'en était trop !
— Vous avez une autre explication ? dit Frank qui amusait le comte.
— Vous... vous blasphémez ! hurla le Président (un président a le droit de hurler en audience ; ce n'est pas que ce soit utile au débat, mais il est le seul à pouvoir se soulager dans le cadre étroit d'un procès ; en général, il ne s'en prive pas).
Il était parti pour ne plus supporter les tentatives de tranquillisation dont il faisait l'objet en cas de dépassement métabolique. Ses indicateurs devaient entrer dans le rouge. Le SSE était en alerte optimum chaque fois que le Président perdait ses étriers en pleine course. Des oreilles étaient à l'écoute. Frank devait maintenant soigner son langage s'il souhaitait ne pas alimenter la confusion à laquelle on tentait de le préparer en coulisse. Ils utilisaient des dramaturges et des romanciers pour réduire les forcenés à l'état de personnage.
— C'est assez logique, ce que vous dites, murmura le comte. Sans vouloir vous contredire, mon cher ami, dit-il au Président qui avait cessé de respirer. Réfléchissons, continua le comte. Si Omar Lobster a été victime d'un meurtre, il n'est pas mort, comme tout le monde. Il a fallu un supposé sabotage du système RPM pour qu'il le devînt, mort. Mais s'il est mort, comment expliquer la présence de Rog Russel à la tête du laboratoire que Sally Sabat n'a pas eu le temps de diriger ?
Rog Russel gonfla sa maigre poitrine.
— Je suis mort, Sally est vivante et Omar n'est plus. C'est la seule réponse aux questions de ce... policier.
— Non, dit le comte comme s'il recevait les ondes du cerveau de Frank qui s'en étonnait. Vous êtes vivant ! Sally n'est plus et Omar est mort, donc vivant !
— Vous êtes fou ! dit le Président qui recueillait les gouttes de sa sueur dans un mouchoir.
— C'est assez vrai, dit Frank. Mais de quoi Omar Lobster est-il mort ? Fielding le jeune l'aurait-il...
— Nous ne le saurons jamais. Comment entrer dans ces détails appartenant à l'histoire privée des hommes quand c'est celle des nations qui nous intéresse ?
Le comte haletait. Il tenait son sujet. Une lueur d'espoir resplendissait sur son visage marqué par la douleur.
— Personne n'a saboté le système, dit-il. Il n'y a pas d'autre solution. Car si le système avait été saboté, Omar Lobster ne serait plus de ce monde. Or, tout témoigne de sa présence... occulte ? Occultée ? Monsieur Chercos ?
— Mais il n'est plus de ce monde ! cria le Président qui n'en pouvait plus d'être contraint de suivre le raisonnement des autres alors que le sien s'imposait naturellement à son esprit.
— Mais de quel monde parlez-vous, monsieur le Président ? renchérit Frank. Le monde de Kron, l'héritier de la couronne, ou celui de Gor Ur, le Gorille Urinant ? Nous n'avons guère le choix, dans ce monde. Le Métal ou l'Urine !
— Vous êtes fous ! Fabrice, vous ne pouvez pas vous laisser influencer par ce fou ! Revenez à nous ! Gisèle...
— Il faut exhumer le corps qui est à la place d'Omar Lobster. Ce nom sera la révélation dont nous avons un besoin... métaphysique.
— C'est du délire ! dit le Président. Vous êtes tous fous ! Je vous prends à témoin, mon cher Russel. C'est... incohérent.
— Suivez le homard ! s'écria Frank en tirant dans les ampoules.
Il était armé.
2 heures peut-être
INCONTESTABLE SUCCÈS DU MÉTAL
Dehors, le concert battait son plein. De succès en succès, Prinz ne sentait plus le poids de la fatigue. Il osait encore quelques pas de danse devant le micro. Il n'avait rien perdu de sa souplesse depuis deux heures. Comme on pouvait légitimement penser que ce personnage n'était rien d'autre qu'une projection holographique, des fans étaient choisis dans la foule, hissés par des palans au-dessus de la scène et invités à toucher le maître qui offrait sa poitrine grasse et velue à des mains électrisées par tant de sueur et de feu. Prinz était un personnage de chair et d'os. Personne, malgré les flux médiatiques déchaînant des tempêtes de sens et de suppositions, ne savait qui se cachait derrière ce masque bonhomme de nègre gras et sirupeux, mais tout le monde savait qu'il n'y avait qu'un Prinz et que c'était Prinz lui-même. Des giclées de métal s'abattaient sur une foule prête à saigner.
— Ils vous promettent la Drogue. Gor Ur vous pisse dessus. Prinz vous rend le métal. Et vous mourrez enfin. Emori nolo !
— C'est dingue, dit Pulchérie qui n'avait aucune envie de se trémousser. Je crois que Maman est morte.
Anastase, qui jouait dans le sable, eut un frisson désagréable.
— Ne joue pas, petite sœur, ne joue pas avec mes nerfs. Si tu joues, petite sœur, ne joue pas avec mes nerfs.
Les rythmes primitifs de Prinz l'envahissaient.
— Qu'est-ce qu'il a dit qu'on pouvait choisir ? dit-il comme s'il ne pouvait plus s'exprimer que sur ces rythmes d'appropriation civilisationniste.
— Maman est morte, dit Pulchérie. Réfléchis un peu.
Mais les tambours envahissaient, ils envahissaient tout, la tête, les mains, l'envie de dormir, ils envahissaient la pensée et les certitudes, ils étaient le lit de ce qui allait arriver.
— Il va bien falloir choisir, dit Anastase à l'intérieur d'une autre voix qui demandait si on le prenait pour un imbécile au point de lui cacher une fiction aussi évidente : la foi.
— Nous ferions mieux de recommencer, dit Pulchérie. Tu te sens capable de recommencer ? De quoi vivrons-nous ?
— Maman est morte ? fit Anastase.
Ce n'était pour l'instant qu'une question. Mais ce n'était pas la réponse qu'il attendait de la vie.
2 heures 30
OÙ SE CACHE OMAR LOBSTER ? QUI LE CACHE ? ET POURQUOI ?
Omar Lobster était là, quelque part dans ces murs. Frank ne pouvait pas se sortir cette idée de la tête, d'autant que le comte ne la trouvait pas absurde. Le comte était devenu sa conscience. Le problème qui était à la source de toute cette confusion, c'était la manière de le poser : cette logique circulaire qui se mord la queue pour être servie sur un plateau avec un accompagnement de bon goût. De la grande cuisine, certes, mais indigeste. Se poser des questions telles que : Qui a tué qui ? Qui a saboté quoi ? Qui est vivant ? c'était s'interdire de se poser la ou les questions qui avaient mis Omar Lobster en danger. Ce n'était pas elles qui l'avaient tué, mais c'était lui qui se les posait et il en était mort, donc vivant.
— Réfléchissons, dit Frank au comte qui l'accompagnait. Gor Ur et son urine relèvent du mythe. Comme le mythe naît de la fatalité. Le système n'est pas parfait. Il foire de temps en temps. Alors on invente Gor Ur et le tour est joué. Par qui ? Peu importe. Il y a même des charlatans qui se laissent prendre pour Gor Ur, par jeu ou pour d'autres raisons plus significatives de l'état de délabrement de notre pensée civilisatrice, comme ce Rog Russel, Rog Ru pour les amateurs de devinette. Mais Rog Ru est-il mort ? Non. Il est vivant. Quelle meilleure preuve de l'inexistence de Gor Ur ? Gor Ur est en nous, donc il n'est pas. Car nous ne sommes pas le lieu.
— C'est costaud, comme théorie ! lâcha le comte.
— Quant à Kron, poursuivait Frank en veine de philosophie, comment penser une seconde qu'il perdrait son temps et son argent pour éliminer un savant qui n'est qu'une pierre d'un édifice monté à la colocaïne ? Kron possède le métal. Il faut être crédible pour le posséder. Et il l'est ! Écoutez. Regardez. Kron ne perd pas son temps en sabotages. Il est. Parce qu'il existe hors de nous. Il connaît le lieu.
— Balaise ! s'écria le comte qui retrouvait une certaine jeunesse.
Frank ne cachait pas la satisfaction que son propre personnage lui procurait quelquefois, quand une enquête annonçait sa fin par des indices flagrants de fatigue des faits.
— De fatigue ?
— Alors dites-moi si le Système est responsable de la mort d'Omar Lobster ? Comment le Système aurait-il pu prévoir qu'Omar Lobster serait assassiné, mettons, par Fielding ?
— Le Système peut tout ! dit le comte. Mais il n'est pour rien dans la mort de Gisèle.
La douleur le traversa comme une épée.
— Je ne verrai plus les enfants, cria-t-il.
Il était à genoux devant l'ascenseur que Frank appelait d'un pouce spastique.
— Vous les verrez, dit Frank qui avait l'air halluciné par ce qu'il voyait. Moi aussi, je les verrai.
— Vous aussi ?
— Moi aussi ! Relevez-vous, monsieur le Comte.
— Oui, un peu de tenue. Vous avez raison.
Ils descendirent. Frank fouillait l'obscurité avec une lampe torche d'une puissance prodigieuse. Le comte suivait docilement.
— Je les ai vus, disait Frank. Des milliers !
— Des milliers, répétait le comte qui ne les avait pas vus et ne s'imaginait même pas qu'on pût les voir.
3 heures 21 - Centre Médico-Psychologique Départemental - Appartement du directeur
COMMUTATIONS PRIVÉES PUBLIQUES
Le téléphone sonna. Comme il n'avait pas éteint, il décrocha tout de suite.
— Comment vont les choses là-bas ? demanda la voix à peine déguisée.
— Le concert se termine. Vous êtes bien arrivé ?
— À temps. On ne m'attendait plus. Pas facile de voyager. Une surveillance...
— Ne vous inquiétez pas. Vous pouvez parler.
— Je vous fais confiance... Ils ne peuvent pas tout...
— Comment va Paul ?
— Aucune difficulté. Il me suit.
— Il ne vous posera pas de questions. Surveillez le niveau de la sonde.
— Ne vous en faites pas.
— Et ne perdez pas notre trésor en route.
— Il ne manquerait plus que ça !
— Rappelez-moi quand vous serez prêt.
— Pas de problème. À plus tard.
Il raccrocha et n'oublia pas de remettre le commutateur dans sa position initiale. C'était un truc enfantin, mais ça fonctionnait à merveille. Il était tellement évident que la ligne privée du directeur du CMPD était sur écoute. Un simple truc suffisait à contrecarrer leur organisation si structurée, si sophistiquée. On ne pouvait plus rien contre l'État avec les armes de l'État : droit et liberté. Kronprinz était certainement un leurre, un faux combat de l'État contre une cause perdue. Il n'en savait rien, bien sûr. Sur ce plan, il était comme tout le monde. Il savait ce qu'on savait. Ce que l'État disait, tout le monde le savait. On pouvait avoir de l'intuition, ça oui. Mais ce n'était pas donné à tout le monde. Et puis, l'intuition ne suffisait pas. Il fallait aussi avoir du courage. Omar avait du courage. Il fallait avoir un courage exemplaire pour s'en prendre au système, à l'État, à cette puissance qu'on n'osait pas nommer autrement de peur de s'en distinguer. Omar avait parfaitement calculé ses effets. Et tout avait fonctionné. Il en savait assez sur la colocaïne pour se permettre de créer une Cité dans l'État. Pas un objet ou un mythe, comme pouvaient l'être Kron ou Gor Ur. Une Cité. Cette fois, on saurait qu'il ne s'agissait pas d'un leurre ou d'une farce. Ni métal, ni urine. On avait trouvé la parade. Grâce aux yeux d'un mort. Il y avait donc un rapport entre la colocaïne, dont Omar était un des inventeurs officiels, et la récupération post-mortem qui n'avait pas révélé tous ses secrets, toutes ses implications, tout le prix à payer finalement. Et il l'avait trouvé, ce rapport, cette connexion passé-futur qui est le grand secret des grandes découvertes. Un génie, Omar. Il connaissait si bien le monde.
Il décrocha le téléphone et composa un numéro sans actionner le commutateur.
— Rog ?
— Bon... Comment dit-on en pleine nuit ?
— Bonne nuit, Rog. Où en est Chercos ?
— Perdu dans le labyrinthe comme son papa !
— Il a trouvé les homards ?
— Il est avec le comte. Ils s'entendent comme larrons en foire. Le concert est terminé. Nous attendons du monde. Ils se tuent facilement sur les routes après ces nuits d'extase !
— Omar est arrivé.
— Je m'en réjouis. Comment va Popo ?
— Bien, à ce qu'il dit. Tout va bien aller.
— Je n'espère rien d'autre.
— À plus tard, Rog.
Il n'avait pas quitté le lit où il dormait seul dans les moments de crise. Pas question de se laisser distraire par la Chair. D'autant qu'elle buvait. Elle était montée sur le toit pour voir le concert de Prinz et maintenant elle cuvait ses liqueurs. Il frissonna. L'opération Homards à l'américaine avait commencé vraiment. Personne ne pouvait savoir où était Omar Lobster. Par contre, ils savaient désormais qu'il était vivant, qu'il était bien arrivé, et que Rog Russel était au courant. Beaucoup de choses pour un seul homme. Beaucoup trop.
Il déconnecta le commutateur.
4 heures
ÉTAT DES ROUTES APRÈS L'EXTASE
Il n'y avait plus beaucoup de monde sur les routes. Les Services de la Circulation Routière promenaient encore leurs radars à la recherche d'un accident qui aurait échappé à la vigilance du système. Ça arrivait quelquefois, qu'un mort, qui n'était peut-être que blessé au départ, demeurât quelque temps dans sa pourriture avant d'être découvert. C'était comme ça qu'on augmentait le nombre de débiles mentaux chez les morts. On aurait pu se passer de récupérer les cas extrêmes, les cas de ceux ayant mijoté trop longtemps dans leur thanatomorphose. Mais le système était strict : on récupérait tout le monde. Ils devaient savoir pourquoi, en haut lieu. Pourquoi on ne fichait pas la paix à des êtres normaux qui mouraient normalement et qui par manque de chance n'étaient pas récupérés dans les délais et devenaient les cinglés du monde des morts ? Pas de réponse, sinon un vague discours sur l'égalité des chances. Quelle chance peut profiter à un mort qui n'a plus toute sa tête ? On ne reconstitue pas l'esprit, ça non ! Mais une paire d'yeux, que oui ! Il y avait trop de questions à ne pas se poser. L'Opposition Systématique avait peut-être raison : le métal était un leurre et l'urine un mythe. Bon. Mais qu'est-ce que ça changeait à la vie ? Je vais vous le dire : rien. Au bout du compte, on revenait à la colocaïne et ils le savaient. Cela se passait exactement comme du temps où la mort ne faisait pas de cadeau : neuf athées sur dix se mettaient subitement à croire en Dieu au moment de passer l'arme à gauche et le dixième en avait été empêché par la soudaineté de l'attaque qui l'avait terrassé. Donc, on pouvait encore discuter avec Dieu, juste le temps d'admettre qu'on s'était trompé et on ne pouvait pas dire qu'on ne recommencerait pas. Papier à musique ! Le Mental Elémentaire n'a rien changé, je vous le dis. Pas de colocaïne sans métal et sans urine. Le système était parfait. Et en prime, on avait droit à des concerts d'une qualité musicale et poétique qui faisait mal à tous les passés culturels. On était peut-être devenu bon, à ne plus mourir vraiment, à ne plus s'en faire toute la vie sans savoir si Dieu existe ou pas ! Il était plus de quatre heures du matin et quelques véhicules roulaient encore. Il ne restait plus aucune trace du concert ni de Prinz, comme si tout ça n'avait été qu'une hallucination collective. Rien parterre, ni bouteilles, ni emballages, ni vêtements oubliés, rien. Tout ce qu'on avait jeté ou oublié était aussi une illusion. Ou alors les Services de la Propreté Publique avaient un secret. Pourquoi pas, après tout ? Ils avaient tellement de secrets et ils étaient tellement bien gardés ! Ça n'empêchait pas de vivre et même, voyez-vous, on la vivait, sa vie. Ça vous change un homme, la colocaïne. Mais suffisait-il de ne plus en reprendre pour mourir en paix ? Cette histoire de métal, c'était un leurre qui leur permettait de chasser les opposants à coup sûr. Chasse à l'homme en pleine démocratie ! Ils ne les bouclaient pas. Ils faisaient intervenir le mythique Gor Ur qui pissait sur les cadavres pour leur redonner la vie, la troisième du genre ! Mais quelle vie ? On n'en savait rien. On était comme ça des tas à vouloir savoir et encore des tas à être prêts à donner beaucoup pour savoir. Le jour allait se lever et les éditions du matin étaient déjà en palettes. Il y aurait un grand calme sur le coup de quatre heures et demie/cinq heures. Il n'y aurait pas grand monde dehors pour en profiter. Peu de gens savaient que de tels moments existaient. On se sentait alors si proche de sa propre mort ! Mais à cinq heures, les camions de la Presse Totale se répandraient pour inonder la soif d'être au courant, ce truc qu'on a mis à la place de la simple curiosité ou du très vénérable désir de connaissance. Si tout se passait bien, et il n'y avait aucune raison que cela se passât mal, Frank Chercos serait un des premiers à acheter le journal, laissant sa haine l'envahir mais sans toucher à un seul cheveu du marchand de journaux qui ne mesurait pas sa chance.
4 heures 17 - Centre Médico-Psychologique Départemental - Appartement du directeur
VOUS NE ME FAITES PAS PEUR !
— C'est encore moi.
— Je vous écoute, Omar.
— Non, pas Omar. Chercos. Où est Popo ?
Silence.
— Je suis tombé dessus pas hasard, dit Frank.
— Sur Popo ?
— Non, sur l'os. Le comte m'a un peu aidé.
— Le comte est au courant ?
— Où est Popo ?
Il ne pouvait pas raccrocher. Comment contacter Omar maintenant ?
— Moi, dit Frank, je veux Popo ? Qu'est-ce que vous voulez, vous ?
— Vous le savez maintenant !
— Qu'est-ce que c'est que cet os ? Un nouveau mythe ? Ils sont au courant ?
— Si c'est de l'argent que vous voulez...
— Non, dit Frank. Je veux Popo et les moyens d'échapper à votre...
— Vous n'échapperez pas !
— Dans ce cas, je dis tout. Maintenant !
— Le comte dira tout si vous ne le supprimez pas. Votre problème, c'est le comte, pas moi. Liquidez-le et on en reparle. Maintenant !
— Comment contacter Omar Lobster ?
— Omar Lobster est mort ! Vous le trouverez dans un cercueil scellé par le système. Priez pour lui !
— Vous ne m'avez pas dit où est Popo.
— Il sera ici demain. Vous pourrez le voir.
— Je vais mettre l'os en lieu sûr. On ne sait jamais. J'aurais bossé pour rien sinon. Vous comprenez ?
— Fabrice de Vermort a tué son frère Jean et veut faire passer ce meurtre pour une erreur du système ! Omar Lobster était dans l'erreur quand il a accusé Sally Sabat d'avoir surdosé Jean. Vous voulez en savoir plus ?
Frank tapotait le combiné avec ses ongles. C'était ... !
— Omar Lobster est vivant, dit Frank. Dites-lui que c'est l'os contre Popo et ma tranquillité. Hautetour est dans le coup ?
— Comment voulez-vous que je le sache ?
— Je vais vous interroger, Félix. Ma méthode...
— Vous ne me faites pas peur ! Vous êtes mort !
4 heures 26
À UNE NUANCE PRÈS
Frank en savait trop ou pas assez. Omar allait proposer son OS au monde. Il en avait sans doute les moyens. Mais qui étaient-ils ? Ici, on pataugeait dans les homards.
— Ils savent tout ! répétait le comte qui était juché sur une table pour, disait-il, échapper à leur jugement.
Frank tentait de réfléchir. Sally Sabat pouvait l'aider. Mais pouvait-il lui faire confiance ? La Sibylle ne comprendrait pas. Et puis elle refuserait de comparer le métal à l'os. Elle n'y croirait pas.
— Ils savent tout ! disait le comte. Je ne sais pas comment ils le savent, mais ils savent tout jusqu'au dernier détail.
— Tuer son frère, dit Frank, ça n'est pas un mince détail !
— Vous avez bien tué Hautetour !
— Ouais, mais il n'est pas mort. Nuance.
4 heures 33 - Centre Médico-Psychologique Départemental - Appartement du directeur
EXPLIQUEZ VOTRE NERVOSITÉ !
— Je veux être sûr que c'est vous, c'est tout !
— Il s'est passé quelque chose ?
— Non, rien.
— Vous êtes nerveux. Expliquez-vous !
Fallait-il mettre Omar Lobster au courant de ce que savait Frank Chercos, le papa de Popo ? C'était... se condamner à mort ! Il valait mieux prendre la poudre d'escampette. Dans les cas d'urgence, on pouvait toujours rejoindre le métal. On trouvait du métal facilement. Ils avaient des boutiques de transformation corporelle, une manière de sortir de la civilisation sans la quitter. Un nouveau trip. Il suffisait de demander. Ils ne refusaient jamais le métal. On pouvait s'adapter, pour un temps.
— Vous réfléchissez, Félix ? Je vous ai demandé d'expliquer votre nervosité. Je la comprends un peu, allez. L'OS va faire mal aux maîtres de la douleur.
— Je vous crois, je vous crois ! Quand pourrez-vous me rendre Popo ? Une simple question de...
— À laquelle je ne réponds pas, Félix ! Je ne réponds jamais aux questions, vous devriez le savoir. Par contre, j'exige qu'on réponde à celles que je pose. Expliquez votre nervosité !
4 heures 34 - Avec les homards
UN NOUVEAU MYTHE, LES AMIS ! OU AUTRE CHOSE, JE SAIS PAS !
Frank contemplait l'os. C'était donc ça qu'il fallait trouver ! Un os. Son expérience était pleine d'os. Il en avait rencontré, des types qui croyaient avoir inventé le dernier mythe à la mode. On en voulait au métal et à l'urine au point de rêver de les surpasser et même de les reléguer au rang de reliques de la pensée. Ainsi, Omar Lobster avait été illuminé par l'OS. L'idée devait lui trotter dans la tête depuis longtemps. Au fait, il couvrait sans doute le meurtre de Jean de Vermort par son comte de frère. Question d'héritage sans doute. Gisèle payait-elle les frais du même conflit familial ? Allez savoir ce qui se passe chez les gens. Ça ne nous regarde pas vraiment. On tombe dessus parce que c'est sur le chemin. Il y avait tant de choses à dire et à penser de tous ces personnages rencontrés, non pas par hasard, mais au fil de l'enquête. D'autant que Frank les menait rondement, les enquêtes. La preuve : il tenait l'OS, le nouveau métal, l'urine de demain. L'OS remplacerait ce que la colocaïne était incapable de ... de quoi ? C'était quoi exactement, la colocaïne ? Bon, tout le monde en prend, même les métallos en prennent quand ils ont le cafard. Quel rapport entre la colocaïne et les morts post-mortem dont la plupart, aux dires du système et de ses représentants, étaient sous clé dans un lieu sûr. Mais si l'urine était un mythe, il n'y avait pas de morts post-mortem et l'enquête s'enliserait dans les aventures des fausses routes et des hypothèses mal fondées. Il n'y avait que le métal, quand on avait des problèmes à résoudre ou des questions à soulever pour en obtenir des réponses. Ça expliquait un peu l'amitié de Frank avec la Sibylle. Un peu seulement. Et si on mettait Kronprinz au courant ? C'était facile de communiquer avec Kronprinz, ce qui n'était pas le cas de Gor Ur qui communiquait à sens unique, quand tout était perdu. Comment trouver Popo dans ce labyrinthe ? C'était à désespérer.
5 heures 30
JE ME RENDS, COMMISSAIRE !
Frank et le comte se baladaient sur le boulevard. Seuls les kiosques étaient éclairés. Il bruinait.
— Pourquoi Popo ? dit le comte qui s'arrêtait devant toutes les vitrines pour les lécher.
— Pourquoi pas Popo ? dit Frank. Une chose après l'autre.
— Ou avant l'autre. Il me semble que...
Le comte présentait un visage passablement détruit, effet de miroir.
— Vous attendez l'ouverture ? demanda -t-il.
— J'ai acheté mon journal, ça me suffit, dit Frank d'un air enjoué comme s'il venait de prendre conscience qu'il avait retrouvé ses bonnes vieilles habitudes.
En plus, c'était dimanche.
— Je parlais du commissariat, dit le comte tristement.
Frank ne comprenait pas où il cachait sa tristesse.
— Vous allez m'arrêter, dit le comte.
Encore une de ces nuances tonales qu'il faut saisir au vol pour savoir si on vous a posé une question ou si c'était une réponse à la question que vous vous posiez justement.
— Vous aurez au moins résolu ça, dit le comte.
Sa tristesse envahissait le cerveau fatigué de Frank.
— Il y a un tas de choses que j'aurais voulu résoudre, dit-il. Comme ça. Pour résoudre.
— Vous en tirez une satisfaction évidente, dit le comte.
— De vous arrêter ? Sans vos aveux... d'ailleurs, les aveux...
— Chaque chose en son temps. D'abord, la confession. Ensuite, les preuves matérielles. Ce ne sera pas difficile.
— Ça le sera, compliqué, si Omar Lobster y est mêlé, dit Frank.
Il était catégorique. Le comte ne souhaitait pas impliquer son ami Omar.
— S'il savait à quel point il nous manque ! dit-il en retenant ces larmes qui auraient pourtant fait de lui un homme.
— Ce diable m'a enlevé Popo.
— Mais vous ne voulez pas savoir pourquoi.
— Je veux Popo ! C'est tout. Ensuite, on verra.
— L'OS ?
— Oui. L'OS.
— Je serai bien loin quand ça arrivera.
Le comte hallucinait un peu. Jean n'était pas mort. En tout cas, Sally Sabat était sauvée. Du moins, sauvée des griffes de la Justice. Elle ne se remettrait pas de cette formidable crise de claustrophobie.
— Ils peuvent m'enfermer, dit le comte. Je suis agoraphobe. Qu'ils m'enferment !
— Mais ils n'enferment personne !
— Ils enferment les morts ! Seul Omar ne s'est pas laissé enfermer. Ah ! Je l'admire, tenez !
Un futur adepte de l'OS, songea Frank. Ça promet.
6 heures
L'AUTRE !
— Il y a quelque chose sur votre bureau, Frank. Passé au Service des Explosifs et Autres Pièges de la Terreur. Ça vient d'arriver par porteur spécial. D'Espagne ! ¡Olé !
L'œil de Popo ! Ce que contenait cette maudite boîte, c'était l'œil de Popo. Celui en verre. Pas le bon. Un mot accompagnait l'écrin : Dans le cas où vous douteriez. Signé : Omar Lobster.
— C'est important, Frank ?
La grosse voix de Hautetour qui parle dans un bandage serré.
— Je ne sais pas ce qu'il y a dessous, dit-il en riant, mais si ce n'est pas moi...
Il remplissait le bureau de son rire tonitruant. Frank lui parut plutôt décomposé.
— C'est quoi, cet œil ? demanda-t-il comme s'il découvrait la vérité. Mon pauvre Frank ! Ne me dites pas...
— J'en ai deux comme ça, dit Frank en souriant, mais je les mets pas en même temps. Vous savez pourquoi ?
— Je m'en doute...
— Je saurais pas où le mettre, l'autre.
Épilogue
— Alors, monsieur, Chercos, vous les avez tous arrêtés ?
C'était l'été. Les gosses passaient dans la rue sur des vélos rutilants et s'il était en train de vérifier sa boîte aux lettres, ils le hélaient et quelquefois même s'arrêtaient pour attendre la réponse. C'étaient des gosses sympathiques, pas très intelligents, qui feraient leur chemin, certains deviendraient policiers, c'était inévitable. Il ne répondait pas à leur question. Dans le journal, on ne disait pas qui avait arrêté, on ne parlait que du présumé coupable et quelquefois de la victime. Mais si on savait lire entre les lignes, et ces gosses le savaient, alors le nom de Frank Chercos apparaissait et on comprenait mieux le discret respect dont il était entouré partout où il allait : c'était un homme dangereux, capable de commettre une erreur et pas prêt à la reconnaître. Les journaux parlaient d'une déplorable bavure et on savait que Frank Chercos en était le responsable. Mais là, devant son portail impeccablement vernissé, il était inoffensif. Comme c'était l'été, il portait des sandales blanches, du cuir sans doute, un pantalon léger et une chemisette publicitaire. Il allait tête nue. Il était sans arme, il n'y avait plus de raisons de ne pas l'approcher, et les vélos rutilants montés par des gosses en âge de se demander ce qu'ils allaient devenir virevoltaient comme des oiseaux dans la rue où Frank ne mettait jamais les pieds, la traversant à bord de son bolide, uniquement. On en voyait les reflets d'argent dans la fenêtre du garage. Frank ne touchait pas aux gosses. Si l'un d'eux s'arrêtait, il évitait de regarder la bicyclette, de peur que la conversation s'engageât sur un sujet qu'il connaissait peu. Il avait tout oublié des bicyclettes de son enfance. Et si le gosse, juché sur sa selle, se haussait encore pour regarder les effets de miroir de la Corvette dans les carreaux de la fenêtre, Frank s'interposait et son regard de prédateur interdisait toute conversation sur ce sujet-là aussi. Il n'avait jamais dit : Non, je n'ai pas arrêté tout le monde. Ou : J'ai seulement arrêté Untel. Il se plantait devant le portail et regardait les gosses qui tournoyaient sur leurs vélos et il souriait en montrant qu'il était désarmé. Au fond, c'était peut-être un jeu dangereux. Mais nous n'en avions pas l'impression, du moins autant que je me souvienne.
Pour voir la piscine, il fallait faire le tour par la route nationale. On posait les vélos sous les hêtres et alors il fallait franchir un pré dont le regain nous étourdissait. La maison de Frank resplendissait, plein sud. À travers la clôture de sapinettes, on pouvait voir la piscine bleue et ses baigneuses appliquées. Frank sirotait une liqueur jaune et verte, assis sous un parasol, toujours en sandales, pantalon et chemisette. Les femmes étaient en maillot, se baignaient ou prenaient le soleil allongées sur des serviettes de bain multicolores.
Ce jour-là, après l'affaire Vermort qui se concluait provisoirement par l'arrestation de Fabrice de Vermort, la Justice ayant encore son mot à dire, Frank avait regardé les gosses tournoyer sur leurs vélos et, comme il y avait du courrier, il s'en était allé le lire sous le parasol, au bord de la piscine. Une femme écrivait à ses pieds. C'était Anaïs K., l'écrivaine. Elle fumait des cigarettes et buvait ce qui pouvait être un whiskey avec de la glace. Une autre femme était assise au bord de la piscine, les jambes dans l'eau, et comme Frank demandait qui elle était, Anaïs lui répondit :
— C'est Hortense, la femme de Félix. Il l'a laissée tomber. Sans explications. Il lui envoie de l'argent. Dit-elle.
Il manquait une femme, et c'était Gisèle. Anaïs savait tout aussi de Gisèle mais ce n'était pas difficile de comprendre pourquoi elle n'était pas là, avec les autres.
Il y avait aussi Pulchérie, belle et immature, qui nageait mal mais qui s'amusait comme une folle à éclabousser sa tante, la gigantesque Constance dont la musculature intimidait le policier au repos. La Sibylle et sa sœur bavardaient sans s'occuper des autres. Leurs métaux scintillaient discrètement. C'était une belle journée d'été et elles avaient accepté son invitation, sauf Gisèle. Hortense avait été invitée par Anaïs qui avait pitié d'elle. Frank était heureux malgré l'absence de Gisèle. Aucune ne lui appartenait. Il n'aurait voulu que Gisèle mais Gisèle le haïssait. Sally Sabat ne le haïssait plus. Elle nageait, à la recherche de ce brin de conversation qui n'engage à rien mais qui fait paraître grégaire. Elle n'avait pas hésité quand il l'avait appelée et il était heureux qu'elle commençât à oublier.
— Hé ! dit Anaïs. C'est la nature ?
— C'est la nature.
Elle rit et recommença à écrire dans un petit carnet à ressort. Il dit :
— Tiens ! Tu travailles ?
Elle répondit :
— J'écris « Langoustes ».
Chapitre premier
Frank Chercos n'avait pas pris cette mauvaise habitude de se réveiller chaque matin avec une femme dans son lit. Aussi, ce matin-là, il n'en trouva pas. La femme, elle était dans le jardin. Égorgée. Presque nue. Les cheveux mélangés à la boue de la terre et du sang. Un regard terrifié. Et les mains crispées sur le ventre, comme si elle s'était empêchée de toucher à l'horrible blessure qui ouvrait sa gorge toute grande. Il n'eut pas l'air surpris de la trouver là. Il l'eût été s'il l'avait connue ou reconnue. Mais elle lui était parfaitement étrangère. Une jolie femme sans trace de graisse, qui devait soigner sa ligne. Une belle musculature presque discrète qui affleurait la peau. Il ne s'approcha pas à moins de dix mètres, de crainte de brouiller les pistes.
— On a appelé les flics, monsieur Chercos.
— C'est pas faute d'avoir sonné.
— On avait un flic sous la main, et il dormait !
Il y avait du monde au portail. Comme le jour n'était pas tout à fait levé, certains éclairaient la scène avec des torches électriques. On eût dit des insectes qui s'affairaient autour du cadavre d'un autre insecte, avec des lampes à la place des antennes. Frank ouvrit le portail et gueula immédiatement :
— Si le responsable de cette cochonnerie est encore là, qu'il se calte !
Il n'y avait pas d'émotion dans sa voix. Il menaçait sans s'émouvoir, Frank Chercos. On avait l'habitude de ses manies de flic célèbre. Il demeurait près du portail, à la fois nonchalant et tendu, une main sur la poignée d'une serrure qui jouait sans grincer parce qu'il la graissait régulièrement. On connaissait aussi les petites manies de l'homme seul et désemparé. Après un long moment de réflexion qu'il reconnut à la suspension des souffles qui l'environnaient, il demanda à voix basse si elle était vraiment morte ou si c'était une mise en scène destinée à humilier, une fois de plus, le flic qu'il ne pouvait cesser d'être aux yeux de tous.
— La Patrouille de la Résurrection Naturelle ne va pas tarder à arriver, dit quelqu'un qui sentait instinctivement qu'il était nécessaire de changer de sujet.
— En général, dit un autre, ils arrivent avant la police.
— Alors que ça devrait être le contraire.
— Fermez-la ! beugla Frank qui revenait dans son jardin d'agrément.
Il avait laissé le portail ouvert. On se poussa un peu.
— Voilà la Patrouille ! dit quelqu'un.
C'était un véhicule du Centre Expérimental de la Firme pour la Colocaïne. Elle avait de la chance, la petite morte. Elle avait droit aux meilleurs spécialistes de la récupération post-mortem. Frank ne pouvait pas ignorer que sa maison était dans le secteur de responsabilité du CEFC. Le mois précédent, la même patrouille était venue récupérer une petite noyée.
— On égorge encore de nos jours, constata tristement le Chef de Patrouille en entrant dans le cercle que Frank avait tracé mentalement autour du cadavre.
Puis, s'approchant encore, toujours soucieux de précision, il remarqua :
— Elle n'aura besoin que d'une faible reconstitution. J'ignorais que le larynx contribuait autant au maintien de la tête.
Il se retourna pour rechercher l'approbation de Frank, mais celui-ci était ailleurs. Il avait pris son air romantique de flic qui se projette à la fois dans le passé et dans l'avenir pour se faire une idée de ce que le présent lui propose en échange d'un regard.
— Ils vont vous poser des questions, dit le Chef de Patrouille.
— Qui ça ? demanda Frank comme s'il ne demandait rien et comme s'il n'y avait personne pour l'écouter.
— Les flics !
— Je SUIS flic. Les questions, c'est moi qui les pose.
Un Patrouilleur injectait déjà le liquide colocaïnique dans la cage thoracique.
— C'est pas comme nous, dit-il en manœuvrant le levier de sa pompe. On n'en pose jamais, nous, hein, Chef ?
— Demain, dit le Chef, elle pourra parler.
— Si elle sait quelque chose, dit Frank.
Qu'est-ce qu'elle raconterait ? pensa-t-il. C'était peut-être un coup fourré. N'importe quel cadavre pourvu qu'on le trouvât dans le jardin. Il ne connaissait pas d'exemple, mais elle était peut-être morte pour le trahir. Ce ne sera pas facile, songea-t-il.
La Police Nationale s'annonça comme d'habitude par le gémissement croissant d'une sirène de circonstance. La foule s'écarta comme la poussière sous le balai.
— Ça alors ! s'exclama Frank. Le Patron !
Hautetour descendit lentement du premier véhicule. Depuis qu'on lui avait rafistolé le visage, il s'en servait pour intimider les autres, ceux sur qui il prétendait exercer son influence de décideur. Il avait courageusement refusé un remodelage complet du faciès. Les cicatrices étaient encore purulentes par endroits. Il conservait la trace géométrique des points de suture. Il avait le goût de la relique, Hautetour, et celui de l'effet à produire.
— Deux pépins en moins d'un mois, dit-il en arrivant. Un troisième, et je commencerai à penser que ce n'est pas un effet du hasard. Bonjour Frank !
Frank tendit sa molle poignée de jardinier surpris au saut du lit par un cadavre dont il commencera par dire qu'il ne la connaît pas.
— Vous bougez pas trop, dit Hautetour aux Patrouilleurs. On a encore nos vieilles habitudes dans la police.
— On fait attention, dit le Patrouilleur. D'ici (Hautetour n'avait pas franchi le cercle), je vois deux ou trois évidences qui vont vous mettre la puce à l'oreille.
— N'y touchez pas, dit Hautetour. Même avec les yeux.
Il rit. Frank n'avait aucune envie de rire. Il y avait moins d'un mois, Pulchérie s'était noyée dans piscine et maintenant elle avait beaucoup de mal à accepter sa nouvelle vie de morte. Hautetour savait à quoi Frank était en train de penser. Il y pensait sans arrêt depuis près d'un mois. Il avait besoin de vacances.
— C'est bon, dit le Chef de Patrouille. Le corps est prêt pour une récupération. Vous pouvez envoyer vos taupes. La vie d'abord ! Faites-moi signe quand on pourra emporter le corps.
— Vous devriez rentrer, Frank, dit Hautetour, et prendre un verre pour vous remonter. Vous avez déjeuné ?
Il aurait vomi s'il avait déjeuné. Il avait vomi quand Constance avait remonté le petit cadavre caoutchouteux de Pulchérie. Il venait justement de déjeuner.
— Quand vous aurez fini de déjeuner, dit Hautetour, rendez-vous dans mon bureau. J'ai quelque chose pour vous.
Frank était sacrément détruit. Malgré l'été, son visage refusait le hâle qui le rendait si séduisant aux yeux des femmes qui se baignaient dans sa piscine parce qu'il les avait invitées. Il n'y avait pas d'autres raisons, songea Hautetour. Il les invitait et elles se baignaient.
Chapitre II
— Ce sera pour qui, cette affaire ? demanda Frank.
— Je sais pas encore, dit Hautetour. On attendra tranquillement demain. Elle parlera peut-être suffisamment pour qu'on se fasse l'économie d'une enquête.
— Faut pas rêver, dit Frank.
— J'ai autre chose pour vous, Frank. C'était prévu avant que...
— Moi aussi je veux attendre demain. Je veux savoir pourquoi c'est dans mon jardin qu'elle est venue crever.
— Vous en savez des choses, Frank ! Elle était peut-être déjà morte quand on l'a balancée sur votre pelouse. J'attends le rapport des carabins. Ils ne penseront peut-être pas comme vous.
— Elle était vivante quand elle est entrée chez moi, dit Frank qui prenait son air lunatique et obstiné.
— Attendons ce qu'elle dira.
— Elle ne dira rien.
Frank avait l'air sûr de son affaire. Hautetour considéra pendant un long moment ce profil têtu qui était déjà entré dans une nouvelle affaire alors qu'il n'en était pas question.
— On vous tiendra au courant, Frank. Ne vous en faites pas. J'ai...
— Elle est entrée en pleine nuit pour me dire quelque chose, continuait Frank qu'on n'avait plus aucune chance d'arrêter sur sa lancée. Elle est entrée tranquillement, ajouta-t-il en mimant cette tranquillité qui l'envahissait comme un mauvais souvenir.
— Vous avez un pouvoir précognitif ? plaisanta Hautetour.
— J'ai vu les traces, grogna Frank. Vous les avez vues aussi. Elle est entrée... tranquillement. Le portail n'est jamais fermé à clé.
— Je comprends, dit Hautetour qui ne comprenait pas ce qu'il fallait comprendre.
— Elle était suivie, dit Frank. Elle s'en est aperçue trop tard !
Il branla sa tête au-dessus du cendrier dont la fumée l'obligeait à cligner des yeux.
— Mais elle ne dira rien ! Et il faudra enquêter.
Il se leva pour allumer une autre cigarette. Le bureau s'emplissait de tabac, de cendres et de phosphore.
— Je veux cette affaire, Patron.
— Non, dit Hautetour. J'ai prévu autre chose pour vous.
Frank grinça des dents. Mauvais signe, songea Hautetour.
— Elle parlera ou pas, dit-il. On verra bien. J'ai une autre affaire à vous confier, Frank. Vous savez que vous êtes...
— C'est MON affaire, merde !
Quand Frank s'en prenait au bureau, on n'avait plus aucune chance de le convaincre de changer d'avis. Hautetour s'amusa à regarder les cendres blanches qui virevoltaient dans une courbe ascensionnelle vers le plafond crasseux.
— Merde ! continua Frank. Ça n'a rien à voir avec Pulchérie. Ce n'est pas un accident. Les analystes concluront comme moi qu'elle est entrée tranquillement et qu'elle était suivie. L'assassinat a eu lieu chez moi !
— Sur votre pelouse, je sais ! Mais c'est sans doute une affaire banale. Une histoire d'amour, quoi. On le saura demain.
— Vous ne saurez rien parce qu'elle ne parlera pas !
Hautetour ouvrit son tiroir secret. Il en sortit un dossier gris qu'il déficela lentement sous le regard obtus de Frank qui ne démordait pas et ne démordrait jamais.
— Vous allez lire ça, Frank, dit Hautetour en séparant de la masse de feuillets un manuscrit soigneusement relié par un ruban rose satin.
— Lire ! s'écria Frank. Moi, lire ? Vous n'y pensez pas ! Je ne lis que...
— Vous avez tout le temps de lire avant demain, proposa Hautetour. Et demain...
— Elle ne parlera pas, je vous le dis.
Frank se rapprochait maintenant, à la manière de ces ivrognes qui vont se confesser sans retenue ou simplement vous confier le secret de leur réussite.
— Vous savez quelque chose que je ne sais pas ? demanda Hautetour qui eût préféré en finir avec cette affaire, du moins relativement à Frank.
— Peut-être, dit Frank qui ne se départissait pas de son allure de dipsomane. Il faut que je réfléchisse. Jusqu'à demain...
Ce qui voulait clairement dire qu'il n'avait pas le temps de lire ce que Hautetour palpait en retenant une bordée. Son visage était rouge.
— Vous partez demain, dit-il comme dans un sanglot.
Frank se sentait-il piégé ? Il écrasa rageusement son mégot humide.
— Je pars ?
— En Espagne, mon vieux. Mais pas en vacances. Enfin... vous ferez ce que vous voudrez de votre temps libre, cela va de soi. Je ne vous demande pas de...
— Je lis, et ensuite je pars ?
Hautetour opina sans pouvoir réfréner un sourire sournois.
— Ça ne peut pas attendre, disons, après-demain ? dit Frank qui se sentait vaincu malgré les bouffées d'intimes convictions.
Hautetour fit non de la tête. Il fallait lire ce dossier aujourd'hui et sans doute en penser quelque chose. Et demain, en route pour l'Espagne.
— Qu'est-ce que j'irais faire en Espagne ? fit Frank qui s'abandonnait au chaos de ses réflexions.
Il était Enquêteur de Première Classe, non ? La fille égorgée dans son jardin se contenterait d'un Enquêteur de Deuxième. Hautetour finissait toujours par avoir raison, même si Frank ne démordait jamais. Celui-ci montra qu'il s'inclinait en allumant calmement la cigarette suivante.
— Qu'est-ce qu'il y a là-dedans ? demanda-t-il en lorgnant le dossier gris que Hautetour continuait de palper comme s'il n'était pas encore sûr de la soumission de son limier.
— J'en sais rien, dit Hautetour. Ça vient d'en haut.
Si ça venait d'en haut, c'était forcément prioritaire. Mais ce n'était pas le plus grave, que ce fût prioritaire. C'était le genre d'enquête qu'on mène dans le brouillard sans savoir jamais où on en est vraiment. Le genre d'enquête qu'on vous retire à un moment donné sans justement vous les donner, ces explications. Frank avait assez de bouteille pour se sentir exaspéré chaque fois que ça arrivait. Mais ses fureurs parvenaient-elles en haut ? Jusqu'où exerçaient-elles leur influence exutoire ?
— Et puis, je n'y peux rien, dit Hautetour en lançant le dossier dans la surface du bureau qui semblait appartenir à Frank tant il s'y accrochait.
— Je le lirai, dit Frank sans conviction.
Ou bien il était convaincu, comment savoir ? songea Hautetour.
— Il le faudra. Vous partez demain. Pour la fille, je vous renseignerai au fur et à mesure.
Tu parles ! pensa Frank en sortant des locaux de la police. Le temps était au beau, comme sur le baromètre. Une heureuse coïncidence qu'il mit à profit pour flâner dans les lieux publics les plus fréquentés. Il avait besoin de la foule quand il se sentait frustré. Il avait toujours cultivé cet espoir d'y rencontrer la réponse à ses questions du moment. Puis la foule finissait par l'exaspérer à force de bribes de conversations qui contenaient sa propre banalité. Il rentra chez lui sur le marchepied d'un autobus. Le chauffeur, dont il apercevait dans le rétroviseur la tronche bilieuse, ne devait pas aimer les resquilleurs, mais il savait renifler un flic rien qu'à son aspect et juste à temps pour ne pas se laisser humilier. Frank le salua quand il sauta sur le talus verdoyant de sa rue.
Il y avait encore quelques badauds devant le portail. Il les chassa en brandissant à la fois son insigne rutilant et son non moins flamboyant Colt 60 modifié 64. Cette fois, il ferma le portail à clé. Pulchérie ne se serait pas noyée si le portail avait été fermé, cette nuit-là. Il dormait sous l'effet d'une surdose de colocaïne. Il fantasmait pendant qu'elle étouffait dans l'eau. Il ne pourrait jamais oublier. Constance avait surgi de nulle part avec le petit corps caoutchouteux dans ses bras musclés. Elle demandait déjà ce qui s'était passé. Qui le croirait ? Il n'avait d'ailleurs convaincu personne, mais c'était un accident.
— Et pourquoi que vous le fermez pas, le portail, maintenant qu'elle est morte ? avait hurlé Anastase à travers le carreau d'une fenêtre qu'il ne brisa cependant pas.
S'il l'avait fermé, la fille aurait été assassinée dans la rue ou dans n'importe quel endroit choisi par l'assassin. Il ne l'aurait peut-être pas assassinée, puisqu'elle ne pouvait plus entrer pour confier, révéler, lever le voile sur cette chose dont l'existence et le secret constituaient les motifs de l'assassinat. On ne savait rien de ces motifs. Et elle n'en parlerait pas. Il avait lu cela dans les yeux. L'assassin l'avait peut-être lu lui aussi. Ou elle. Ce n'est pas l'homme ou la femme qui tranche la gorge, c'est le couteau. Mais le portail était resté ouvert, et la fille était entrée tranquillement, et son assassin la suivait avec l'intention de la tuer avant qu'elle n'atteignît son but : Frank lui-même. Il frémit à cette pensée. Pulchérie était entrée pour se baigner ou se jeter dans la piscine, il ne le savait pas. La thèse de l'assassinat avait été écartée, sans doute parce qu'il était le premier suspect. Sait-on ce qu'on est capable de faire sous l'effet de la colocaïne et des hallucinations qui s'ensuivent ? Elle n'acceptait pas de vivre maintenant qu'elle était morte. Et cette accumulation de faits désespérait Frank lui-même au lieu de le pousser à en faire le but de la démarche. Il y avait une sacrée différence entre la mort de Pulchérie et celle de la fille du jardin : il ignorait qui était cette dernière. Comment le connaissait-elle ? Il frémit encore, plus profondément. Mais Hautetour le plaçait d'office dans une autre perspective. Il était près de midi et il n'avait pas encore ouvert le dossier. Il en avait envie maintenant. Les affaires que Hautetour lui confiait, si elles se terminaient, par définition, dans la confiture, étaient hautement passionnantes. Il n'avait même pas le choix entre cette passion raisonnable et la nécessité d'apporter une réponse au crime commis dans son jardin sur la personne d'une jeune femme dont il ignorait tout. Alors que Pulchérie lui avait confié des détails incontestablement intimes et secrets.
Chapitre III
« Qui voulez-vous que je sois ? Je suis l'assassin de Nora Volcaire. »
Frank brancha le Détecteur Automatique D'Appels. Le type au bout du fil ne parlait plus. Il attendait une réaction de son interlocuteur.
— D'accord, fit Frank qui ne retenait plus son souffle. Vous êtes l'assassin...
— ... de Nora Volcaire, interrompit la voix stridente que Frank cherchait à reconnaître.
— Je suppose que c'est la fille qu'on a trouvée ce matin dans mon jardin.
— Nora Volcaire qu'elle s'appelle. Elle se souviendra de moi.
— Et je peux savoir ce qui motive votre appel ? Des aveux ?
La voix éclata de rire. Frank surveillait l'écran du DADA. Il n'était plus aussi facile que naguère de localiser un appel, surtout si l'origine se trouvait dans un Quartier Marginal. Ce qui semblait être le cas. Les cercles concentriques n'arrêtaient pas de se superposer sans rien circonscrire de précis. Pendant ce temps, le type riait parce qu'il s'imaginait que son interlocuteur était en train de perdre patience. Un amateur, ou alors il savait que les Robots ne pouvaient pas le localiser. Frank attendait qu'il eût fini de rire pour reposer sa question.
— Ça va ! dit le type qui changeait de tonalité, situant maintenant sa voix dans le registre de la menace. J'ai tué Nora Volcaire et j'en tuerai d'autres. J'en ai tué d'autres.
— Vous avez tué Pulchérie Lobster ?
— J'ai tué et je continuerai de tuer. Pour l'instant, je dis simplement que j'ai tué Nora Volcaire. Comme ça, vous savez et je sais.
Frank ne quittait pas l'écran des yeux. Dans la marge, les chiffres incompréhensibles du calcul défilaient sans donner aucune indication sur l'avancée de la recherche.
— Vous êtes un tueur en série, dit Frank. Un serial killer, comme dans les films de la télé. Ça vous sert à quoi de tuer des vivants qui ne meurent pas ? Vous êtes un minus habens qui n'a pas accès au système.
Si le but de cette déclaration était de provoquer le tueur, c'était réussi. Celui-ci se mit à vociférer un discours que Frank ne fit pas l'effort de suivre. Il était trop préoccupé par l'écran qui ne révélait toujours rien de positif.
— Excusez-moi de vous interrompre, dit-il pendant que l'autre débitait sa causerie didactique, mais j'ai quelqu'un sur une autre ligne. Je m'occupe pas de ce genre de crime. Téléphonez au service des Barjots en Cavale. Ils vous diront peut-être quelque chose.
— Ne me dites pas, monsieur Chercos, que vous n'avez pas peur de mourir.
Dans le mille. Frank avait très peur de mourir. Surtout depuis que Pulchérie n'appréciait pas sa nouvelle existence. L'idée de sombrer dans une éternelle mélancolie ne le séduisait pas particulièrement. Il crâna un peu :
— Vous êtes mort, vous ?
Un cri, puis l'inspiration en force qui agite toutes les mucosités pulmonaires, preuve qu'il était vivant.
— Je suis mort parce que vous m'avez tué, Chercos !
Ce type avait le goût de la contradiction. Frank regretta de ne pas pouvoir lui tirer dessus à travers le téléphone. Il le tuerait, cette fois !
— Si c'est une blague, finit-il par dire, elle est de mauvais goût. Je...
Le DADA venait d'afficher un résultat : Association des Écrivains Contemporains, impasse Guillaume-Budé. Fielding, pensa Frank en se mordant la langue. Il n'avait pas tué Fielding. Il y avait deux Fielding (à part l'auteur de Tom Jones, mais celui-là n'avait pas connu la Belle Époque de la Colocaïne et il était poussière) : Fielding l'ancien, qui était mort et qui vivait dans un appartement de l'impasse Budé quand il ne séjournait pas au Royaume des morts ; et Fielding le jeune, qui était vivant et en prison pour avoir assassiné, sur un coup de tête inexplicable, un pauvre camé qui lui cassait les oreilles avec ses jérémiades de camé. Si ce n'était pas Fielding l'ancien au bout du fil, c'était en tout cas quelqu'un qui téléphonait de son appartement. Il fallait mettre fin à la conversation sans éveiller les soupçons.
— Qui est Nora Volcaire ? demanda-t-il comme s'il n'avait rien dit jusque-là.
L'autre reprit son souffle à deux fois avant de laisser l'air secouer ses cordes.
— Comment voulez-vous que je le sache ? murmura-t-il.
Toujours seul. Frank travaillait toujours seul. Il s'en plaignait tous les jours, en tout cas chaque fois qu'il avait besoin de quelqu'un pour le seconder. Mais il comprenait toujours les raisons à demi avouées de Hautetour qui le réduisait à cette solitude professionnelle. Comment raccrocher et filer impasse Budé pour prendre ce type en flagrant délit de conversation téléphonique ?
— Si vous m'appelez dans (il avait calculé mentalement qu'il lui faudrait un quart d'heure pour atteindre l'impasse Budé) une heure, je serais plus dispo pour vous écouter. Il faut que je vous explique.
Il pouvait bien prendre le temps d'expliquer un peu ce qui le rendait indisponible en ce moment précis de son existence où un inconnu (supposé) l'accusait de l'avoir tué et s'accusait d'avoir tué Nora Volcaire et quelques autres (Combien ? Qui ?)...
— Vous vous foutez de moi, Chercos. Vous vous êtes toujours foutu de moi.
Le type pleurnichait rageusement. S'il n'était pas aussi inconnu qu'il fallait d'abord le supposer, il devait bien connaître un ou deux détails de la vie privée ou professionnelle de Frank qui mettrait celui-ci sur la piste de son identité. Mais le temps pressait. Il fallait sauter dans la Corvette, griller les feux rouges, et prendre l'oiseau dans son nid. Au fait : était-ce un nid douillet ? Il se rappelait l'appartement de Fielding comme d'un taudis inhabitable. C'est là que Pulchérie se livrait à la prostitution avec ce poète d'un autre temps. Oui, Fielding était poète... enfin, c'était compliqué, trop pour y penser maintenant...
— D'accord, dit le type. Je vous téléphone dans une heure. Attendez-vous à des révélations de la plus haute importance.
— Ça m'étonnerait, ne put s'empêcher de ricaner Frank. Je suis un type ordinaire et...
L'autre raccrocha. Une minute plus tard, Frank traversait la ville à cent à l'heure. Il atteignit l'impasse Budé dans les temps. Il força la serrure de la grille qui occultait le vestibule de l'immeuble (une habitude) et, au lieu de prendre l'ascenseur, grimpa l'escalier poussiéreux avec un mouchoir sur la bouche. Il atteignit le quatrième (il connaissait le chemin), courut sur la coursive qui lui sembla circulaire, grimpa encore deux étages et s'arrêta au pied du dernier escalier pour reprendre un souffle passablement altéré par l'effort, la poussière, l'obscurité grise et les relents de cuisine à l'huile. Il y avait de la lumière sous la porte, juste en haut de l'escalier. Cette fois, il ne se laisserait pas surprendre. Il monta tranquillement sans dissimuler et frappa gentiment à la porte. Elle s'ouvrit tout de suite. Le visage carré de Fielding lui envoya un sourire et des mots de bienvenue.
— Ça alors ! s'écriait-il d'une voix aiguë. Je ne pensais pas vous voir aujourd'hui. Vous êtes venu prendre des nouvelles de Pulchérie ? Ça lui fera sacrément plaisir.
Il pencha sa carcasse de géant pour confesser dans l'oreille du flic :
— Elle en a sacrément besoin.
Sa grosse main aidait Frank à franchir les dernières marches, les plus dures, admit-il.
— La dernière fois que vous êtes venu ici, dit-il en riant comme s'il se préparait à une conversation joviale et pourquoi pas cocasse, je vous ai mal reçu. Je vais faire amende honorable, puisque vous m'en donnez l'occasion.
— Vous avez des nouvelles de votre neveu ?
— Quelle idée d'assassiner un poivrot !
— Un camé. Un schnouffard.
— Un paumé. Tom assassinant un paumé ! Je ne l'imagine pas. Et pourtant, j'en ai.
— De quoi ?
— De l'imagination ! gloussa le géant.
Frank n'avait pas cherché à l'étonner. Il vit Pulchérie assise sur un divan devant la télé. Elle devait passer ce qu'elle refusait d'appeler sa vie à chercher ce qu'on ne trouve pas dans un poste de télévision. Elle sourit quand elle le vit.
— Je sais, je sais, s'empressa-t-il de cancaner. Je n'étais pas attendu. Comment vas-tu ?
Peut-être pas la bonne question à poser à quelqu'un qui ne va pas. Trop tard pour rectifier. Il dit :
— Moi je vais comme peut aller un sale flic qui ne comprend rien au monde d'aujourd'hui. Vous y comprenez quelque chose, vous, Fielding, à ce monde qui n'est pas le vôtre ?
— Personne ne comprend, avoua le géant, sans doute pour mettre fin à un sujet qui n'avait aucune chance de sauver une conversation qui avait peu de chance d'exister au-delà des salutations conventionnelles.
Mais Frank était, aux yeux de Fielding, assez bête pour continuer à chercher à la sauver. Aussi força-t-il son invité à s'asseoir dans un fauteuil moelleux. Il lui vissa un verre dans les mains et lui demanda ce qu'il venait chercher ici à part des nouvelles qui ne le concernaient pas. Menaçant, Fielding. Frank avait déjà goûté à l'âpreté de son poing. Mais Frank savait se ressaisir. On ne le voyait jamais longtemps dans la panade.
— Vous venez de téléphoner ? demanda-t-il sur un ton qui ne laissait rien au hasard, au cas où Fielding songeait déjà à s'y fier.
— Tu as téléphoné, Pulchérie ?
Elle dut sans doute dire non. Frank ne perçut qu'un dédaigneux haussement d'épaules. Elle le culpabilisait donc. Ça, il n'en était pas certain, mais il l'avait craint. Maintenant il savait. Fielding lisait dans son regard, histoire de lui communiquer son exigence de tranquillité.
— Personne n'a téléphoné, monsieur Chercos. Votre DADA est capricieux.
Il avait bon dos, le DADA ! Comment savait-il, ce poète, que Frank utilisait un DADA pour se renseigner sur ses interlocuteurs ? Mais ce n'était pas la question la plus importante pour le moment. Comment se faisait-il que l'appel du soi-disant assassin de la soi-disant Nora Volcaire le conduisait tout droit dans le repaire où Fielding pouponnait sa petite Pulchérie ? Hautetour serait peut-être heureux de le savoir.
Eh bien non. Il s'en fichait. La fille s'appelait peut-être Nora Volcaire. Elle avait été assassinée. Ce n'était pas l'affaire de Frank.
— Avez-vous lu le manus ?
— Le manusse ?
— Le dossier que je vous ai confié !
Non. Il n'avait pas eu le temps. Pour ne rien arranger, Fielding l'avait retenu sur des sujets anodins qui ne touchaient pas à l'existence de Pulchérie. Il la soignait, sa protégée. Il en était peut-être éperdument amoureux. On ne sait jamais, avec les poètes.
— Je suis content que Thomas se porte bien, dit Hautetour. C'est un bon ami.
— Un ami ?
Frank n'aimait pas se surprendre à poser des questions qui relevaient de l'étonnement légitime plutôt que de la curiosité qui aurait dû l'animer dans un moment aussi crucial de son existence expérimentale.
— Vous êtes mort, Frank ? Il me semble.
— Pas que je sache.
C'était une chose qu'on ne pouvait pas ignorer. Hautetour secoua la tête mais pas pour s'excuser. Il regrettait pour le billet.
— Le billet ?
Voilà que ça recommençait, les questions de saisissement.
— Vous eussiez été mort, vous auriez utilisé le canal des Terminaux du Retour Vers la Vie. C'est gratuit, rapide et toujours à l'heure. J'en jouis depuis que je suis mort, vous pouvez me croire.
Il avait vraiment l'air déçu, comme si Frank était mort et qu'il fallait le considérer comme un vivant. Ce qui coûtait plus cher. Il prendrait le train. Il avait horreur de ces planeurs qu'on lançait dans les airs avec des élastiques.
— Vous exagérez, dit Hautetour qui contresignait le billet. Le planeur, c'est tout de même une grande avancée technologique. Quand j'étais vivant...
Il eut une inspiration, un de ces phénomènes qui vous éloignent des autres et les obligent à se poser des questions sur votre intimité.
— Moi aussi je peux vous dire : « Je suis mort parce que vous m'avez tué, Chercos ! »
— Mais vous ne le dites pas au téléphone. Et pas dans le téléphone de Fielding.
— Oui, susurra Hautetour pensivement. Qui a tué Fielding ? Voici votre billet. Vous savez, les trains, en Espagne...
Non. Frank ne savait pas. Il haïssait les planeurs. L'idée d'être propulsé dans le ciel par un système obscurément magnétique pour ensuite être attaché à un siège dans un vulgaire planeur qui redescendait sur terre ne le ravissait pas. Les trains, ça sentait encore la pisse. Pendant qu'il voyagerait, la supposée Nora Volcaire ouvrirait ses yeux de morte sur une existence qui commencerait par un interrogatoire de police. Elle ne répondrait à aucune question. Frank le savait. Cette histoire était partie comme ça. Elle était assassinée dans son jardin parce qu'elle voulait le voir et lui parler. Frank ne l'attendait pas, sinon il aurait supposé comme Hautetour qu'elle venait se couler dans son lit. Elle venait parler. De quoi ? On ne le saurait jamais. De même qu'elle ne donnerait pas le nom de son assassin. Mais l'assassin visait Frank. Pourquoi ? L'assassin était un mort tué par Frank. Or, Frank avait tué tellement de gens qu'il ne pouvait raisonnablement se souvenir de tout le monde. Et il n'avait pas songé à entretenir un fichier de ses victimes. Le retour du passé, un phénomène bien connu des narrateurs en peine d'imagination. Ce ne pouvait pas être ça non plus. Comment se concentrer sur le sujet quand on a à lire un dossier épais comme (il palpa lui aussi le dossier) des heures, peut-être comme une nuit. Demain, sur le quai de la gare, il ne serait pas frais et dispos comme il aimait être au départ des voyages. Alors qu'il avait un œil à garder ouvert. Il se sentait menacé.
Chapitre IV
NORA VOLCAIRE : 24 ANS. VIVANTE. DE SON VRAI NOM KARINA VOLKER, NÉE À BERLIN DE PARENTS COMMERÇANTS AISÉS. ENFANCE DIFFICILE, PEU SCOLARISÉE. ADOLESCENCE NON MAÎTRISÉE, AVEC DES ÉPISODES DE CRISE ALLANT JUSQU'À LA TENTATIVE DE SUICIDE PAR NOYADE (TROIS FOIS). UNE DE SES AMIES A RÉUSSI À SE SUICIDER, SON CORPS N'AYANT JAMAIS ÉTÉ RETROUVÉ. NORA FUT SOUPÇONNÉE D'AVOIR PARTICIPÉ, AVEC D'AUTRES ADOLESCENTS, À LA DISPARITION DU CORPS. FICHÉE COMME PARANOÏDE PAR LES SERVICES HOSPITALIERS DE SA CIRCONSCRIPTION (MUNICH SUD)
ACTRICE DE CINÉMA. À DÉBUTÉ À 17 ANS DANS UN FILM DE MALCOLM J. LEWITT. « N'OUBLIE PAS PAS QUE TU DOIS MOURIR ». REMARQUÉE POUR SA SOBRIÉTÉ ET UNE BEAUTÉ « STATIQUE ». DEPUIS, OCCUPE DES RÔLES SECONDAIRES DANS DES PRODUCTIONS PORNOGRAPHIQUES. POSE POUR DES PHOTOGRAPHIES DU MÊME GENRE. NE VIT JAMAIS SEULE MAIS CHANGE SOUVENT DE COMPAGNON. DOMICILE : PARIS.
A ÉTÉ MÊLÉE À DIVERSES AFFAIRES DE TRAFIC DE SUBSTANCES HALLUCINOGÈNES. ENFERMÉE À 18 ANS POUR SCANDALE SUR LA VOIE PUBLIQUE SUITE À UNE ORGIE. À BLESSÉ LE MÉDECIN CHARGÉ DE L'EXAMINER. CELUI-CI AYANT PORTÉ PLAINTE, CONDAMNÉE À UNE PEINE DE PRISON FERME COMMUÉE EN SERVICE AUX AUTRES. 6 MOIS. SE COMPORTE SOUVENT EN AGRESSEUR CAPABLE D'ALLER PLUS LOIN SI PERSONNE N'INTERVIENT. SUIT UN TRAITEMENT PSYCHIATRIQUE QUAND CELUI-CI LUI EST IMPOSÉ PAR LES AUTORITÉS, MAIS FINIT PAR L'INTERROMPRE EN FUGUANT PUIS EN SE FAISANT « OUBLIER ». SOUPÇONNÉE DE PARTICIPER À KRONPRINZ À UN NIVEAU PROFOND DE LA HIÉRARCHIE, SANS DOUTE COMME MAÎTRESSE D'UN HAUT RESPONSABLE DE LA SECTE. À DISPARU IL Y A HUIT MOIS APRÈS UNE ORGIE DANS UN YACHT AU LARGE DE NICE. PERSONNE NE S'EN SOUVIENT. LES INTERROGATOIRES, COMPTE TENU DE LA « PETITE POINTURE » DE L'INTÉRESSÉE, SE SONT LIMITÉS À QUELQUES INDIVIDUS DE SA CATÉGORIE.
UNE DÉPÊCHE DES SERVICES DE LA RÉSURRECTION NATURELLE SIGNALE SA MORT PAR ÉGORGEMENT AUJOURD'HUI MÊME. UNE ENQUÊTE DE POLICE EST EN COURS. ON ATTEND SES DÉCLARATIONS POUR DEMAIN. L'AFFAIRE NE DEVRAIT PAS APPORTER DE GRANDS CHANGEMENTS AU COMPORTEMENT DE CET INDIVIDU PEU COMPATIBLE OU PAS DU TOUT AVEC LA VIE SOCIALE. DANS CETTE OPTIQUE, LA RÉCUPÉRATION POST-MORTEM DÉPENDRA DE LA DÉCISION DE LA JUSTICE. ELLE SERA POUR L'INSTANT RÉCUPÉRÉE UNIQUEMENT DANS LE CADRE DE L'ENQUÊTE CONCERNANT SON ASSASSINAT. PROPOSÉE COMME SUBOBJET AU CENTRE EXPÉRIMENTAL DE LA FIRME POUR LA COLOCAÏNE.
Juste à temps pour le coup de téléphone de l'ami assassin ! La sonnerie retentit au moment même de son entrée dans le salon. Il poussa un soupir de soulagement, reprit son souffle et souleva le combiné. C'était bien l'assassin.
— On continue, dit celui-ci sur le ton de celui qui sait parfaitement ce qu'on est allé faire entre-temps.
— À vous la parole, dit Frank qui ne souhaitait pas s'exprimer sur le sujet.
— Nora Volcaire, dit la voix. Vous venez de recevoir sa fiche. Vous travaillez vite, Chercos. Il faudra que je me méfie. Je ne vais plus fermer l'œil de la nuit !
Éclat de rire. Frank se sentit épié. Il jeta un œil entre les rideaux. La haie frémissait dans une légère brise.
— Pour la mienne, de fiche, il faudra attendre un peu !
Pas opportun lui demander d'arrêter de rire. Attendre. Ne pas rire. L'écouteur était victime d'une distorsion insoutenable.
— J'en tuerai d'autres. Je vous l'ai dit. Ne me dites pas que je ne vous l'ai pas dit !
— Vous devriez prendre note de ce que vous dites, grinça Frank qui s'enfonçait en esprit dans la haie de sapinettes.
Le rire s'interrompit d'un coup. Un long silence que Frank ne réussit pas à combler. La voix reprit sa lancinante description d'une réalité que Frank n'avait aucune chance de pénétrer comme la haie que le vent agitait doucement sans la rendre transparente. En principe, il regardait au-dessus et il voyait des enfants jouer. Il regardait toujours les enfants quand il était perdu dans ses pensées. Il ne savait pas pourquoi son esprit aimait les enfants à ce point et ne comprenait pas en quoi les enfants étaient utiles à la cohérence de ce qu'il était en train d'approcher avec un regard de flic.
— Je regrette que vous n'ayez pas cette affaire, dit la voix. Je suppose qu'ils ont deviné que c'est à vous que j'en veux.
— Vous m'en voulez ? Pourquoi ?
— Vous m'avez tué ! Je ne voulais pas mourir !
— Si je vous ai tiré dessus, c'est que j'avais une bonne raison.
— Vous n'avez jamais raison, Chercos. Vous êtes un minable. Jamais il ne sera permis qu'un minable ait raison devant ceux qui ont raison parce qu'ils ne sont pas minables !
— Vous raisonnez comme un dingue.
— Je ne raisonne pas ! On ne raisonne pas avec les minables. On les met au pied du mur.
Frank aspira l'air acide de son verre. Il n'avait pas encore avalé une gorgée. Il replaça le bouchon sur la carafe.
— À quel moment de l'existence de cette paumée vous intervenez ? demanda-t-il sans se soucier de l'effet que pouvait produire cette question sur un esprit en phase préparatoire.
L'autre haletait. Il n'était peut-être pas utile de chercher à le désarçonner sans arrêt. Après tout, c'était l'affaire de Hautetour. Oui, Hautetour lui avait donné l'impression qu'il souhaitait se charger de ce dossier. Et il l'envoyait en vacances au fin fond de l'Europe, presque dans le désert.
— Vous ne vous servez plus de votre DADA ? demanda la voix qui s'efforçait de régulariser son rythme respiratoire.
— J'aimerais bien savoir ce que vous fabriquez avec Fielding.
— Vous ne saurez pas ! Vous voulez parler de Pulchérie ?
— Je vous écoute.
— Moi pas !
Frank était en train de perdre son temps. Il avait un dossier à lire et une valise à préparer. Qu'est-ce qu'il emporterait ? Ou plutôt non : qu'est-ce qu'il avait oublié la dernière fois ?
PIERRE MORTITZ : VOTRE PREMIER MORT, FRANK. VOICI SA FICHE.
— ÉPARGNEZ-MOI LES RÉCITS FAMILIAUX. JE NE CROIS PAS L'AVOIR DESCENDU PARCE QU'IL AVAIT DES PROBLÈMES AVEC SON ENFANCE.
— O.K., FRANK. PIERRE MORTITZ : MORT. A DÉFINITIVEMENT DISPARU SUITE À UNE EXPÉRIENCE OÙ IL ÉTAIT SUBOBJET. VOUS VOULEZ SAVOIR DE QUELLE EXPÉRIENCE IL S'AGISSAIT ?
— EFFACEZ TOUT SON POST-MORTEM. TENEZ-VOUS-EN À LA PÉRIODE QUI VA DE SON APPARITION DANS MON EXISTENCE À MON COUP DE REVOLVER.
— VOUS ÉTIEZ SUR LA PISTE D'UN DANGEREUX VOLEUR D'ENFANTS AU SERVICE DE KRONPRINZ.
— ENCORE KRONPRINZ !
— VOUS LES AVEZ DESCENDUS PARCE QU'ILS FUYAIENT APRÈS AVOIR BUTÉ UN MÔME DANS LA COUR D'UNE ÉCOLE.
— C'EST TOUT ?
— LA MÈRE DE MORITZ A PORTÉ PLAINTE CONTRE VOUS. VOUS L'AVEZ DESCENDUE AUSSI DANS LE BUREAU DU MAGISTRAT INSTRUCTEUR SOUS PRÉTEXTE QU'ELLE ÉTAIT ARMÉE.
— ELLE L'ÉTAIT !
— VOUS VOUS EN SOUVENEZ ?
— C'EST VIEUX, MAIS JE REVOIS TOUT.
— ELLE N'ÉTAIT PAS ARMÉE, FRANK. ET MORTITZ N'ÉTAIT QUE L'AMANT DU TRAFIQUANT D'ENFANTS. VOUS COMMENCIEZ VOTRE CARRIÈRE PAR UNE GROSSIÈRE ERREUR DE JUGEMENT. VOUS...
— ÇA VA !
— VOUS AVEZ FAIT L'OBJET D'UN BLÂME AVEC INSCRIPTION AU DOSSIER. JE CONTINUE...
En même temps, il s'activait sur le clavier. Il n'avait pas accès directement au Fichier et il ne connaissait pas la clé. Il irait voir Perceur. Ce soir même.
— Vous êtes toujours là ? demanda la voix de l'assassin. Vous continuez vos recherches. Qui est Pierre Mortitz ?
Frank frémit sans pouvoir retenir un lamentable geignement qui provoqua le rire de son interlocuteur.
— Vous y prenez comme un pied, Chercos. Personne ne peut me doubler. Je sais tout !
Frank réfléchit une seconde.
— Vous devez être partout, dit-il en se mettant aussitôt en attente.
La voix sembla soupirer, puis les lèvres lointaines se mirent à vibrer. Frank eut l'impression qu'un enfant jouait avec son camion de pompier. Il secoua la tête pour effacer cette image absurde.
— Il vous manque le contexte, Chercos. Je vais vous le faire parvenir. Vous possédez une interface vivante, à ce que je vois.
Il voyait ! Frank gratouilla le réticule contenant ses nerfs, sur la dixième côte. Perceur lui expliquerait tout. Il valait mieux se connecter sous le contrôle de Perceur.
— VOUS ÊTES LÀ, FRANK ?
— JE SUIS LÀ. JE NE SAIS PAS SI JE FAIS BIEN DE...
— NOUS N'AVONS AUCUN CONSEIL À VOUS DONNER. POSEZ VOS QUESTIONS ET NOUS Y RÉPONDRONS DANS LA LIMITE...
Le contact faiblissait. De quelle limite s'agissait-il ? Comment poser cette question ?
BILL DOGSON : VOUS NE L'AVEZ PAS VRAIMENT TUÉ. IL S'EST JETÉ D'UN PONT PARCE QUE VOUS LE MENACIEZ AVEC VOTRE ARME. IL S'EST ÉCRASÉ SUR LE PONT D'UNE PÉNICHE. PAS DE CHANCE, LES SOUTES ÉTAIENT FERMÉES.
— Bill ? dit la voix. Je le connaissais. Un ami d'enfance. Il n'aurait pas fait de mal à une mouche.
— Il avait tué sa propre femme en lui bourrant la bouche avec les cendres de la cheminée !
— Peut-être. Mais vous ne vous êtes même pas posé la question de savoir POURQUOI il l'avait tuée. Il ne désirait que ça : qu'on l'écoute. Et vous l'avait pris en chasse comme un animal !
Frank nota : L'assassin de Nora Volcaire connaissait Bill Dogson. Or, Bill Dogson n'a jamais existé.
— D'APRÈS NOS RENSEIGNEMENTS, IL A BEL ET BIEN EXISTÉ ET VOUS L'AVEZ DESCENDU. IL VIT MAINTENANT AVEC UNE FERMIÈRE GRASSE COMME SES COCHONS QUELQUE PART EN SOLOGNE. JE VOUS ENVOIE SA PHOTO. PAS BEAU, BILL. ON A APPAREMMENT EU DU MAL À RECONSTITUER SON VISAGE.
— ÇA NE M'INTÉRESSE PAS. BILL DOGSON N'A JAMAIS EXISTÉ. C'EST UN PERSONNAGE MIS EN PLACE PAR LE SERVICE DE LA SURVEILLANCE ET DES ENQUÊTES. JE SUIS TOMBÉ DANS LE PANNEAU À L'ÉPOQUE !
Voilà qu'il riait à présent. Il aurait dû rire sur le clavier, mais c'était l'autre qui en jouissait. Il devait jouir, c'était sûr. Pas facile d'avoir deux conversations en même temps.
— Vous devriez attendre que Perceur s'en occupe, dit la voix.
— VOUS ÊTES EN COMMUNICATION TÉLÉPHONIQUE, FRANK ?
— IL M'APPELLE SUR LE TÉLÉPHONE. JE NE SAIS PAS POURQUOI.
— Je peux m'expliquer, dit tranquillement la voix. Rien d'autre sur Bill ? Je peux continuer si vous voulez. Au pied levé !
— IL NOUS ÉCOUTE. JE NE SAIS PAS COMMENT. VOUS AVEZ DES TRACES ?
— VOUS RÊVEZ.
— Je vous l'ai dit, Frank. Ils n'ont aucune confiance en vous. Ils vous envoient en Espagne pour...
— Fermez-la !
Comment se permettait-il d'ordonner à l'autre de se taire ?
— Oui, dit la voix, je vous le demande.
— Qu'est-ce que vous me demandez ?
— Ce que vous vous demandez.
— Vous savez ça aussi ?
Frank ouvrit le réticule. Il n'avait jamais apprécié l'aspect nacré du paquet de nerfs. Il les sortit et les étala soigneusement sur la table.
— Vous souffrez, Frank. Personne ne souffre autant que vous chaque fois qu'il est question de jeter un œil sur ces sacrés nerfs qu'il ne reste plus qu'à connecter pour souffrir encore plus, mais pour savoir, Frank, savoir enfin !
— Je vais voir Perceur !
— VOUS VENEZ DE RÉVÉLER À VOTRE INTERLOCUTEUR UNE INTENTION QUI AURAIT DÛ RESTER SECRÈTE, FRANK !
— MAIS IL SAIT TOUT ! IL EST PARTOUT !
— SUITE DE LA FICHE DE BILL DOGSON DIT « LA TRIPETTE » À CAUSE DE...
— FERMEZ-LA ! Fermez-la tous !
Les nerfs formaient un nœud écœurant sur la table. Il ne pouvait pas vérifier une à une ces milliers de connexions. Il pouvait entendre la respiration haletante de son interlocuteur et les efforts pour la maîtriser. L'écran, malgré un silence austère, l'envahissait au point de devenir aussi bruyant que les caractères qui y apparaissaient un à un par mesure de sécurité. Il ne comprenait rien à la sécurité. On appelait Bill Dogson « La tripette » parce qu'il ne valait rien. C'était un minable lui aussi. Tous les types qu'il avait descendus étaient des minables. Et parmi eux, l'assassin de Nora Volcaire qu'il ne connaissait pas et qu'il avait maintenant une envie folle de connaître.
— NOUS AVONS REPÉRÉ LE RELAIS D'ÉCOUTE, FRANK. IMPASSE GUILLAUME-BUDÉ. ASSOCIATION DES...
— QU'EST-CE QUE JE VOUS DISAIS ! INFORMEZ HAUTETOUR. INFORMEZ-LE ! FIELDING EST DANS LE COUP ET HAUTETOUR EST SON AMI...
— N'EN RAJOUTEZ PAS, FRANK. FICHE SUIVANTE.
Impossible de déconnecter en pleine giclée. Il laissa l'écran se remplir de données. Elles n'avaient sans doute aucune importance. On l'envahissait d'informations qui servaient de paravent à une réalité qu'il se sentait le devoir de pénétrer...
— Comme on se met dans une femme, Frank !
— Occupez-vous de votre...
Il éprouvait maintenant le besoin de tous les envoyer sur les roses. Le communicateur du Fichier, l'assassin qui riait de sa plaisanterie, les personnages des fiches dont certains étaient fictifs, il était bien placé pour le savoir, il était leur inventeur. Sans compter les fictions du système et celles de l'administration, dont il n'avait cure. Il avait descendu beaucoup moins de minables qu'on le disait. Mais il ne pouvait rien prouver. Il était trop tard pour reprendre les fictions à zéro et redonner un peu de réalité à ce qui avait vraiment eu une existence dans son existence. On tentait simplement de le dérouter et la voix du téléphone était aussi une fiction et non pas celle de l'assassin de Nora Volcaire. D'ailleurs s'agissait-il de Nora Volcaire et Nora Volcaire avait-elle jamais existé ? Ils veulent que j'aille me faire voir en Espagne, pensa-t-il. Cette fois, je ne me laisserais pas avoir comme...
— La dernière fois ?
Il faut être dans le système pour se servir du système. Or, la voix du téléphone s'en sert. Donc, elle appartient au système. Il raccrocha.
— Allez vous faire foutre ! dit-il à l'écran avant de couper la communication avec le Fichier.
Une voix tinta dans son cerveau :
— Je suis toujours là !
Une hallucination. Il avait des hallucinations quand ses nerfs pendaient sur sa bedaine comme un vieux sein. Ils étaient enrobés de protocolocaïne pour réduire la douleur. D'habitude, il léchait cette souillure.
— Voir Perceur, dit-il à voix haute.
Il avait besoin de parler à quelqu'un pourvu que ce ne fût personne d'autre que lui. Il ouvrit le dossier gris dont Hautetour ne lui demandait plus de nouvelles. Il y avait des personnages dedans. Mais pas sous forme de fiches. Les personnages parlaient comme dans la vie. Il feuilleta rapidement. Ce sera peut-être intéressant, songea-t-il. Après tout. Quelle heure pouvait-il être ? Le soleil commençait à descendre. Il considéra l'ombre des arbres près de la haie. Il regardait toujours l'ombre avant de consulter sa montre. Il gagnait rarement.
Le moteur de la Corvette vrombit dans le garage. Au portail, ceux qui savaient informaient les autres qu'il valait mieux se pousser. Fallait-il ajouter à la liste de ses morts ceux qu'il n'avait pas descendus ?
Chapitre V
Il y avait à Castelpu un type qui s'appelait Armand Quelquechose et qu'on appelait Perceur parce que sa spécialité, c'était le percement des cerveaux et l'installation des fibres de métal au cœur de l'être. Il était censé connaître tous les métaux et il connaissait les gens comme s'il les avait faits lui-même au lieu de les laisser entrer dans sa boutique pour les embobiner. Quiconque entrait dans « La demeure de Vulcain » en sortait avec du métal en plus et de cette maudite et inutile chair en moins. Il y a des gens qui rêvent de vivre nus dans un endroit paradisiaque, c'est-à-dire bourré d'animaux, de plantes, de choses qui se mangent et d'autres qui attendent pour manger. Il y en a d'autres qui désirent plus que le corps, surtout quand celui-ci est soumis à la volonté douteuse du Gouvernement qui prétend vous donner la vie à la place de la mort. Dans cette société qui ressemble plus à un plat cuisiné qu'à une assemblée de cerveaux capables de penser quelque chose du cerveau, on vit, on meurt, et on vit. Rares sont les accidents. On n'a pas le choix. Du coup, la proportion d'individus mal dans la peau, de mort ou de vivant, a augmenté jusqu'à provoquer un inévitable changement des règles basiques. Naguère, le mot d'ordre était : La vie d'abord ! Et on vous injectait de la colocaïne que vous le veuillez ou non. Depuis, on y met des conditions :
— il faut avoir été honnête, comme si c'était là une chose facile à déterminer quand on pense à ce qu'il faut de compromission et de trahisons pour arriver au sommet ou en tout cas au premier barreau de l'échelle sociale si on n'a pas trop d'ambition ;
— il ne faut pas avoir été trop malade du cerveau, sinon on estime que la vie post-mortem ne vous vaudra pas grand-chose ;
— il ne faut pas être trop vieux non plus, parce que la vie éternelle dans un corps pourri jusqu'à la moelle, ce n'est pas agréable ; or, il faut que ce soit, sinon agréable, du moins facile.
Ils supprimaient les grabataires sans se poser les questions préalables. Ils devaient supprimer une bonne partie de l'humanité en danger de mort. Ce système était entre des mains alors qu'il aurait dû être à la portée de tout le monde. Au fond, la vie n'avait guère changé : il y avait un dessus et un dessous, au lieu d'y avoir un dedans et un dehors. Autrement dit, on ne s'en sortait pas aussi facilement qu'on avait pu l'espérer au moment de la Grande Vogue. Il y en a toujours qui se croient plus intelligents que les autres, et le pire, c'est qu'ils le sont peut-être. Et quand on a la certitude qu'on n'est pas soi-même doué d'un cerveau remarquable au point d'être remarqué, on se donne, on s'abandonne, on devient gratuit et périssable.
En quelques années d'une expérience unique dans l'histoire de l'humanité, grâce aux découvertes du docteur Omar Lobster, on était passé de l'euphorie inconditionnelle à l'institution d'une machinerie administrative non exempte de corruption, ce qui est le moindre mal, et surtout ne reposant sur aucun principe indubitable. On avait eu droit au bonheur, on s'était vite aperçu qu'il n'était pas promis à tout le monde, et maintenant on se laissait aller à choisir, non pas au hasard, mais selon les opportunités se présentant au portillon de l'intérêt et de l'ambition. La première réaction fut, pour certains, de refuser ce système. On s'arracha soi-même les Émetteurs De Position destinés à localiser automatiquement les morts afin de les récupérer. On devint des marginaux de la vie éternelle. La volonté de mourir comme on avait toujours passé s'accompagnait de ce culte du métal. Ils croyaient tous dur comme fer que la vie consistait à devenir le métal, c'est-à-dire à mourir intelligent. Il y eut une floppée d'opportunistes pour saisir cette occasion de gonfler leur compte en banque. C'était des techniciens de haut vol qui connaissaient les véritables pouvoirs du métal. Ils se servaient de cette clientèle crédule pour alimenter un réseau intercontinental d'une puissance de mémoire et de calcul que personne, pas même en haut lieu, ne pouvait apprécier à sa juste valeur.
Perceur n'avait pas de grandes ambitions. Comme tout le monde, il avait entendu parler de Gor Ur, le dieu de l'urine, celui qui proposait une troisième vie après la mort si celle-ci était la conséquence d'une faille du système de récupération ou d'une décision de l'administration occulte chargée de décider si vous aviez droit ou non à la vie post-mortem. Gor Ur attirait les malchanceux, la racaille et les déchets. Dans l'ombre, il avait ainsi formé une société secrète d'une puissance inouïe, une armée d'ex-tôlards, de camés thérapeutiques, de revanchards qui haïssaient le système qui les avait réduits à la mort définitive, de paumés qui ne savaient pas quoi faire de ce qui n'était plus du temps mais un manque incroyable qui ne demandait qu'à se satisfaire de la moindre croyance. Gor Ur n'exigeait pas grand-chose côté rituels. À part l'Urine bien sûr, mais c'était peut-être là un pied de nez, pas toujours compris de ses adeptes, autant à la verte colocaïne qu'au métal qu'on n'osait pas appeler or mais qui en était, en tout cas pour les types comme Perceur qui roulait dessus avec une aisance de caboteur. Il ne s'était jamais éloigné de la côte où il avait vu le jour, ce qui ne l'avait pas empêché de frôler la mort à plusieurs reprises. Il respectait l'Urine, en secret bien gardé au fond de son âme de pervers et de lâche.
Le métal, c'était autre chose. D'abord, les prix augmentaient sans cesse. Il était contraint à une comptabilité minutieuse. Il stockait s'il le pouvait et il savait spéculer. Comme il n'avait qu'un pied dans le métier, l'autre étant solidement enraciné dans la terre ferme, il prenait le risque de passer pour un profiteur. Seulement, il n'en avait pas l'air. C'était un excellent technicien dont le talent était apprécié et payé sans discussion ni retard, et il connaissait le discours sur le bout des doigts, tant et si bien que le visiteur un peu curieux qui entrait dans sa boutique ne ressortait pas sans une goutte du précieux métal. Comme tous les métaux étaient précieux, il ne se gênait pas pour fourguer du minéral ordinaire au prix du raffinement le plus recherché en matière de perfection atomique. L'avantage, avec le métal, c'est qu'on demeurait son propre maître, ou maîtresse (Perceur ne négligeait aucun créneau), c'était une affaire personnelle, une décision grave et lourde de conséquences. Choisir le métal, c'était commencer à s'angoisser de l'anus et des testicules si on en avait. On avait l'impression d'entrer en cellule pour un temps qui ne durerait pas plus longtemps que la vie. On se condamnait à perpette, donc à mort, mais au moins, personne ne l'avait décidé à votre place. On méprisait l'urine encore plus que la douce colocaïne qui avait toutes les qualités pour séduire le plus grand nombre. On n'était pas de ceux-là, coincés mentalement entre les promesses de la colocaïne et les auspices de l'urine. On ne souhaitait pas non plus être un grand nombre. Les types comme Perceur ne favorisaient pas cette volonté tragiquement sectaire malgré les désirs de personnalisation et d'égoïsme. Mais ils étaient le lien et la clé. Autant il était facile de s'extraire la Puce Natale, autant il était extrêmement ardu d'entrer dans le Saint des Saints : le cerveau qu'il fallait percer et surtout savoir percer. Ça s'apprenait sur le tas, peut-être de père en fils. On n'en savait rien. Fatigués d'une existence vouée à l'éternité des hommes parce que celle de Dieu ne se laissait pas percer, on finissait par entrer dans la Demeure de Vulcain, on caressait des yeux les étagères adroitement garnies de pièces de métal, on savait ce que cette orfèvrerie cachait en réalité, et, si on pouvait montrer patte blanche, preuve, s'il en était, que le métal était une secte en plus d'être un réseau sous-jacent, Perceur ne voyait pas d'inconvénient à en montrer un peu plus, jusqu'à l'accès au fauteuil de dentiste où le premier percement révélait la Douleur, l'innommable et indicible Douleur qui s'emparait de l'esprit pour le mettre en position d'homme ou de femme responsable de sa destinée.
Chaque fois que Frank entrait dans la Demeure de Vulcain, il éprouvait un vague sentiment d'avoir ouvert la bonne porte, mais il se ressaisissait aussitôt pour se concentrer sur l'objet de sa visite et les plaisanteries de Perceur ne le tourmentaient pas comme elles changeaient une clientèle plus influençable que le flic qu'il voulait encore demeurer avant de n'en être que l'ombre ou le néant. Une statue grandeur nature de Héra projetait en l'air le corps du nouveau-né qu'Héphaïstos avait été avant de donner son nom latin à une boutique louche. Le regard de cette femme en disait long sur le complexe d'Œdipe de Perceur qui n'affichait son nom nulle part. Sa licence de commerçant déclaré à la Chambre consulaire était encadrée d'une moulure atrocement dorée à la purpurine, allusion sémantique dont Frank percevait nettement l'importance mais qu'il ne parvenait pas à déchiffrer. Il y avait sans doute d'autres messages ésotériques dans la boutique. Frank tentait de les déceler malgré les complications d'un agencement plus visiblement destiné à susciter l'intérêt. Le carillon émit sa mélodie aléatoire. Perceur apparut, souriant du sourire qu'il avait préparé dans l'arrière-boutique, devant un miroir que Frank connaissait bien pour s'y être regardé plus d'une fois après les connexions que seul Perceur lui garantissait libres d'écoute et de limitations.
— Je t'ai jamais vu consulter le Fichier des Morts, dit Perceur qui venait de recevoir un flot d'explications destinées à camoufler le véritable objet de la visite de Frank.
— Je t'ai jamais demandé ton avis non plus, dit Frank. On peut changer ?
Perceur se forgea un sourire de circonstance. Ce n'est jamais facile de réfléchir et de sourire en même temps. La réflexion étant prioritaire, le sourire en prend un coup et devient oblique, exactement ce qu'on aurait préféré qu'on ne pensât pas de soi. Il rectifia quelque chose aux commissures, un détail que Frank ne put observer assez longtemps pour en penser quelque chose. Perceur le poussait dans l'arrière-boutique. Un type était au travail du métal, aux prises avec son Dieu, un Dieu tout exprès forgé pour lui par son imagination fragile et peu documentée.
— C'est un nouveau, dit Perceur. Il est déjà entré dans le Coma. Du pur métal. De l'or natif de la terre des Vrais.
L'or rutilait dans un berceau d'acier flamboyant. Une sonde millimétrique et cristalline pompait la surface avec un petit bruit de dent creuse. Des symboles hermétiques avaient été tracés sur le plateau sacrificiel par un doigt humecté de cendres.
— Ils ont chacun leur truc, expliqua Perceur qui préparait un poste de connexion. Il a fait un voyage d'agrément au Pérou et il en est revenu enchanté. Moi...
Le Terminal entra en vibration. L'électricité montra ses petites étincelles prometteuses. Frank prit place dans le fauteuil et ouvrit le réticule contenant les nerfs. Perceur enfila des gants d'une blancheur aveuglante. Il sourit en observant le clignement des yeux de Frank.
— Un jour, dit-il, tu te laisseras aller, Frank. Tu connaîtras le Plaisir que toi seul peux connaître car il est unique.
— Garde ton baratin pour les ploucs, dit Frank en crachotant les premières giclées de données. Je veux pas être différent. Je veux juste qu'on me foute la paix. En attendant, je bosse pour me la gagner.
— La Sibylle me parlait de toi hier, dit Perceur.
Frank frissonna. Si la Sibylle avait été là, Pulchérie ne se serait pas noyée. Elle savait parler aux autres pour les ramener à la réalité. La moitié de sa masse corporelle était en métal. Pourtant, elle était douce et légère dans le lit.
— Je crois que c'est grâce à la qualité de sa conversation, dit justement Perceur qui n'était pas seulement un commerçant arsouille (pléonasme).
Son visage s'allongea devant l'écran.
— C'est qui, celui-là ? s'écria-t-il tandis que l'écran se déformait.
Frank l'avait redouté. Il aurait dû en parler à Perceur, mais Perceur ne savait pas tenir sa langue. La voix de l'assassin de Nora Volcaire s'annonça par une courbe stéréo.
— Vous ne m'échapperez pas, Chercos. Je sais toujours où vous trouver. Qu'en pensez-vous ?
Il ricanait. La courbe opérait de petites pénétrations dans le rouge et les yeux de Perceur clignaient au rythme des sommets. Il était fasciné, incapable d'améliorer la connexion. La moitié des nerfs s'agitaient comme les tentacules d'une méduse aux prises avec l'eau qu'on agite à la surface. Pendant un long moment, Frank lutta contre une possible tentative d'assimilation moléculaire. Les morts pouvaient développer des pouvoirs sur la vie. On n'était pas bien renseigné sur ces sciences occultes. Le danger venait des connexions non protégées par le système. Perceur se concentrait pour trouver la parade. Son visage était noir de confusion et d'effort.
— Il va vous avoir, Frank. Je veux pas vous quitter comme ça, mais il est mort et je suis vivant. Je n'y peux rien.
Surtout, il ne voulait pas se laisser entraîner dans le vortex des données indéchiffrables qui envahissaient l'écran saturé par d'autres arrivages annexes ou assimilés. Frank se sentit seul dans la matière. La douleur ne l'aiderait pas à vaincre le mort qui avait l'avantage de la surprise. Il faut toujours tirer le premier. Il ne pouvait tout de même pas tirer dans le paquet de nerfs ! Il sortit son Colt pour crever l'écran. Perceur ne cachait plus son épouvante.
— Il va nous avoir tous les deux ! gueula-t-il.
Frank tira. L'écran vola en éclat puis implosa dans un grand bruit de succion. L'électricité s'en prenait aux nerfs qui s'agitaient pour ne pas entrer dans le réticule. Les quatre mains ne suffisaient pas. Perceur ânonnait en bavant sur la matière. Frank tira encore trois ou quatre fois en direction de l'écran qui se laissait traverser. La voix leur parvint de l'au-delà.
— Vous n'avez plus d'amis, Chercos. Ou alors, butez ce blèche pour l'empêcher de répandre la nouvelle.
— Pour que la Patrouille se rapplique ! hurla Frank.
— Je peux vous garantir une mort définitive, dit la voix. Mais je ne peux pas vous confier tous mes petits secrets. Butez-le, sinon il parlera et vous devrez vous expliquer. Vous tenez à vous expliquer, Frank ?
La voix laissa peser le silence.
— Personne ne tient à s'expliquer, continua-t-elle. Butez-le et je me charge de le faire disparaître.
— Qu'est-ce que vous me voulez ? dit Frank d'une voix exaspérée par la douleur.
— C'est toujours la question qu'on pose à l'autre quand on ne sait rien ou pas grand-chose de lui. Vous n'avez pas encore compris qu'il n'y a pas de réponse à cette question qui doit demeurer une question ?
— Ils se rappliqueront, dit Perceur qui essayait de se figurer mentalement la position de son Émetteur dans sa matière cérébrospinale. Ils se rappliqueront parce que c'est la Loi !
Il entendait la voix, Perceur ? Il comprenait que c'était elle qui représentait le seul danger qui menaçait son existence de néant, de vide parfait, d'effacement total ?
— C'est incohérent, dit Frank qui tentait de retrouver son calme. Je suis seul.
— Il vous dénoncera, dit la voix. Butez-le !
Frank explorait l'épouvante qui déformait le visage de Perceur. Il était en mauvaise posture. Perceur pouvait encore agir sur les nerfs et le contraindre à l'immobilité. L'autre ne cesserait pas de le tourmenter. La communication s'interrompit soudain. Relâchement des deux parties de la matière en jeu. Perceur se frottait les yeux comme s'il venait de se réveiller. La douleur s'installa dans le crâne de Frank.
— Il nous a eus, dit Perceur.
Sa voix ne cherchait même pas à convaincre. Il se plaignait comme un perdant. Frank arracha le faisceau de nerfs sans suivre la procédure des branchements qui coûtait de gros efforts de mémoire à Perceur toujours vigilant en matière de communications clandestines. Le cri secoua le candidat au métal qui semblait voyager à la surface de la réalité sans la juger.
— Qui est-ce ? demandait Perceur que ses yeux occupaient tout entier.
— Si je le savais, dit Frank.
Le cri venait de s'achever dans le plaisir d'une décharge de colocaïne stockée.
— L'écran est foutu, dit-il.
— Le connecteur multiple aussi, constata Perceur qui voyait des fragments de nerfs en proie aux convulsions du cerveau que Frank pensait maîtriser alors qu'il était encore sous l'influence de la communication.
— Je pars demain en Espagne, dit Frank qui avait vraiment l'air de n'avoir pas compris qu'une partie de lui-même venait de disparaître dans le Réseau Intercontinental.
— T'en as, de la veine ! Tu vas bronzer avec la peau des baigneuses. Il suffit de les caresser au bon endroit et tu bronzes ! Je connais ça !
— Ouais, dit Frank.
Les nerfs saignaient. La contusion augmenterait leur volume dans les heures prochaines. Perceur pulvérisa un antalgique. Frank sentit les véhicules chimiques grouiller dans son cerveau qui consacrerait maintenant la majeure partie de son potentiel à questionner les nerfs en cavale intercontinentale. Il allait en perdre, du temps, Frank, se dit Perceur. La Sibylle avait un certain pouvoir sur les cerveaux en mal de cohérence électrique.
— J'irai voir la Sibylle avant de m'en aller, dit Frank.
— Tu t'en vas ? Où ? demanda Perceur qui n'avait pas l'air de souhaiter en savoir plus.
— La Sibylle existe-t-elle ? demanda Frank à son tour.
Perceur n'en savait rien, mais il la voyait tous les jours depuis qu'elle initiait sa petite sœur aux rites du métal.
— Elle pèse pas lourd, la petite frangine, dit Perceur. Mais la Sibylle s'entête. Ah ! La famille !
Il déconnecta en même temps l'alimentation électrique du terminal. Frank s'était attendu à une réaction de son cerveau, mais rien. Le cerveau dissimulait déjà. Frank n'avait jamais lutté contre lui, sauf pour des questions de désirs inassouvis ou d'envies de remplacement. Les plus récentes luttes cérébropersonnelles dataient de l'enfance. La sienne ou celle de l'autre ?
Chapitre VI
C'était infernal. Les connexions étaient intermittentes, comme de vieux souvenirs qui n'arrivent pas à crever la surface des miroirs imposés à la réalité. Il rentra au ralenti, souffrant à cause des nerfs qui prenaient toute la place en lui, communiquant surtout avec le regard qu'il tentait de concentrer sur la route.
PAUL MONTALBAN : 33 ANS. MORT. À PRATIQUÉ — ET PRATIQUE PEUT-ÊTRE ENCORE BIEN QUE CELA LUI SOIT INTERDIT PAR JUGEMENT EN DATE DU XXXXXXX — LES ARTS MARTIAUX D'INSPIRATION ORIENTALE. SEMBLE AVOIR OBTENU UN GRADE DE FIDÈLE DANS UNE SECTE INDÉTERMINÉE. À TUÉ EN COMBAT SINGULIER UN DE SES COMPAGNONS D'AVENTURE. ILS CHASSAIENT LES BÊTES FÉROCES EN AFRIQUE. C'EST LÀ QU'IL A CONNU LE COMTE FABRICE DE VERMORT QUI EN A FAIT SON GARDE-CHASSE AU CHÂTEAU DU MÊME NOM.
UNE ENFANCE SANS HISTOIRE. UN ENFANT ORDINAIRE QUI NE SE SIGNALE QUE PAR SON INAPTITUDE À LA PLUPART DES ACTIVITÉS COLLECTIVES. ON LE SURPREND EN FLAGRANT DÉLIT DE VIOL SUR UN PETIT CAMARADE D'UNE CLASSE INFÉRIEURE. LE SCANDALE EST ÉTOUFFÉ CAR LA FAMILLE MONTALBAN A DES RELATIONS. COMMENT FRANK CHERCOS LE RENCONTRE-T-IL ALORS QUE TOUT LES SÉPARE ?
AU CHÂTEAU, ENTRE EN CONFLIT AVEC LE GARDE-CHASSE TITULAIRE QUI TENTE DE LE TUER « PAR ACCIDENT ». LE COMPLOT EST DÉJOUÉ PAR LA COMTESSE ELLE-MÊME. FRANK CHERCOS INTERVIENT POUR ÉCLAIRCIR QUELQUES POINTS PARAISSANT OBSCURS À LA HIÉRARCHIE. LE GARDE-CHASSE TITULAIRE, CHACIER, PRÉNOM INCONNU OU INEXACT, EST LIBÉRÉ SUR PAROLE. IL REVIENT AU CHÂTEAU AU MOMENT OÙ FRANK CHERCOS EST EN TRAIN D'INTERROGER MONTALBAN. UNE DISPUTE ÉCLATE ENTRE LES DEUX GARDES-CHASSE. FRANK CHERCOS TIRE SUR CELUI QUI MENACE L'AUTRE AVEC UNE ARME DE POING. MONTALBAN S'ÉCROULE. AU CEFC, ON NE RÉUSSIT PAS À SAUVER SON BRAS DROIT. IL RESTE MANCHOT ET PROMET DE SE VENGER. IL NE PRÉCISE PAS DE QUI.
CHARLOTTE PRAT : TUÉE DANS UN ACCIDENT. FRANK CHERCOS CONDUISAIT. RENDU FOU PAR LA SOUDAINETÉ DE CETTE DISPARITION, FRANK CHERCOS TIRE SUR UN POLICIER DU NOM DE MICHEL PORTON. CELUI-CI SERAIT RESPONSABLE D'UNE ERREUR DE CIRCULATION. LA FAUTE N'A CEPENDANT PAS ÉTÉ ÉTABLIE ET FRANK CHERCOS, ENCORE SOUS LE CHOC PLUSIEURS MOIS APRÈS CES ÉVÈNEMENTS, TENTE DE DÉFIGURER PORTON AU POINT DE RENDRE DIFFICILE, VOIR IMPOSSIBLE LA RECONSTITUTION PLASTIQUE, TECHNIQUE ENCORE PEU SÛRE À CETTE ÉPOQUE.
— NOUS AVONS AUSSI UNE FICHE SUR UN ACCIDENT DANS LA COUR DE L'ÉCOLE...
— EST-CE QUE VOUS M'ENTENDEZ VRAIMENT ?
— NOUS SOMMES AVEC VOUS, FRANK. MAIS NOUS NE SOMMES PEUT-ÊTRE PAS CE QUE NOUS DEVRIONS ÊTRE.
— IL N'Y A JAMAIS EU DE PORTON, NI DE CHARLOTTE, NI DE MONTALBAN DANS MON EXISTENCE SOLITAIRE ! À QUEL JEU JOUEZ-VOUS ? VOUS VOUS MULTIPLIEZ ?
— NON. NOUS SOMMES UN.
— CHACIER EXISTE. C'EST UN EXCELLENT CHASSEUR, MAIS JE N'AIME PAS CHASSER !
— VOUS N'AIMEZ PAS TIRER NON PLUS. ATTENTION ! UN FEU ROUGE !
Du brouillard en plein soleil. Le feu occupait le centre de l'image. Il sentait bien le moteur en lui. Il était seul sur la route ou bien il se croyait seul et il devenait dangereux pour les autres.
— EN RÉALITÉ, FRANK, VOUS NE VOULEZ PAS RENTRER. PAS CHEZ VOUS. VOUS ALLEZ CHEZ LA SIBYLLE. AVANT DE MOURIR, PERCEUR VOUS L'A CONSEILLÉ...
— PERCEUR N'EST PAS MORT !
— VOUS VENEZ DE TUER PERCEUR. ALLEZ VOIR LA SIBYLLE QUI VOUS CONSEILLERA. VOUS ÊTES LOIN DE L'ESPAGNE MAINTENANT.
Il entra chez la Sibylle avec le sentiment de commettre une nouvelle erreur. Ils étaient en lui et ils agissaient sans lui donner aucune chance de changer les choses en sa faveur.
— Salut, Frank. Je t'attendais.
Ou bien : Je ne t'attendais pas. Elle se frotta à lui comme une chatte et le poussa dans un salon qu'il ne connaissait pas. Il pensa immédiatement : Je ne suis pas chez la Sibylle. Mais il ne pouvait plus rien affirmer. Il se laissa faire, comme s'il venait de se mettre à l'eau et que la rivière ne pouvait couler que dans un sens.
— Perceur m'a appelée, dit la Sibylle. Tu lui as fichu une sacrée trouille.
— Il n'est pas mort ?
— Mort ? Perceur ! Perceur mourra quand il sentira que son corps penche du mauvais côté. Pas avant !
Il y avait une grande tristesse dans le regard de la Sibylle. Devait-il la lier au personnage de Perceur qui à ses yeux n'était qu'un minable de fortiche ? Comment avait-il réussi à combiner deux personnages aussi peu utiles l'un à l'autre ?
— Tu es triste, Sibylle, dit Frank qui grimaçait sous l'effet de la douleur spinale.
— Ma frangine est morte ce matin.
— Hautetour ?
La Sibylle le regarda comme s'il venait de prononcer une idiotie. Hautetour avait déjà tué la frangine de la Sibylle.
— Blessée seulement, dit la Sibylle. Depuis, elle vivait dans un autre monde. Une partie de son cerveau avait été arraché par la balle.
Frank se souvenait d'un corps ensanglanté qui paraissait parfaitement mort. Ainsi, la frangine de la Sibylle n'était pas morte ?
— Elle est morte ce matin, dit la Sibylle en sanglotant. On m'a télépointé ce matin pour me demander si je souhaitais assister à la récupération. T'as déjà assisté à une RPM, Frank ?
Il n'avait pas tout vu. Par exemple, il n'avait jamais vu de lions, sauf la lionne empaillée du château de Vermort avec ses deux gardes de céramique. Les connexions interféraient avec la conversation, si c'était la Sibylle qui lui parlait. Il ne disait plus rien depuis une bonne minute, parce que les fiches s'interposaient. Il s'accrochait à ce qui lui semblait appartenir avec certitude à la réalité : sa cigarette par exemple. La Sibylle détestait qu'on fumât en sa présence. Elle ne lui fit aucune remarque. Mais comment en conclure que ce n'était pas la Sibylle ?
— Tu as vu le cadavre ? demanda-t-il comme si c'était important.
— J'ai rien vu, dit la Sibylle.
— ELLE VOUS DIT QU'ELLE N'A RIEN VU.
— Frank ! Tu vas bien ?
— C'est à toi qu'il faut le demander. On ne perd pas tous les jours un parent aussi proche qu'une frangine.
— Frank !
— AH ! AH ! AH ! AH ! AH ! AH ! AH ! AH ! AH ! AH ! AH ! AH !
— Frank !
À travers la fumée de sa cigarette, il vit la Sibylle se lever pour aller vers le comptoir d'un bar éclairé par une lampe verte. Il entendit le choc des verres, la préparation de la glace, le touillage de la mixture. Il n'aimait pas les cocktails de la Sibylle parce qu'ils contenaient des substances psychotropes. Cependant, elle avait l'art d'associer les couleurs les plus inattendues. Il fallait boire toutefois. Elle revenait. Il avait un peu ouvert sa veste pour aérer le paquet de nerfs qui se plaignait de la chaleur.
— LA SŒUR DE LA SIBYLLE N'EST AUTRE QUE KARINA VOLKER ALIAS NORA VOLCAIRE.
Le verre était frais comme un petit animal qu'on sort du congélateur. Il aspira une gorgée de ce liquide chaud, presque brûlant. Il n'aurait pas aimé qu'elle se livrât à des expériences. Pourquoi ne disait-elle pas tout simplement :
— Il y a quelque chose dans ton verre. Tu ne devines pas ?
Il n'aurait pas aimé y trouver une dent. Quand il était enfant, une de ses dents était allée dans un verre et il avait bu dedans jusqu'à en être dégoûté.
— Elle qui avait cru s'en être sortie, dit la Sibylle. La voilà bel et bien morte. Ça sera difficile, comme cette pauvre Pulchérie. Vous êtes sûrs que Pulchérie est morte ?
Il reluquait le terminal dernier cri dont la Sibylle disposait parce qu'elle avait les bonnes relations. Pouvait-il se connecter ? Il ne le lui demanda pas. Elle devinait si c'était vraiment nécessaire. Il voulait se fier à cette intuition de la nécessité.
— On l'a trouvée dans mon jardin, ce matin, dit-il en baissant les yeux.
La Sibylle ne disait plus rien. À quoi pensait-elle ? À ce qu'il venait de dire ou à ce qu'il désirait relativement au réseau ?
— Je sais, dit la Sibylle. J'osais pas t'en parler. Je sais que tu n'y es pour rien.
— Je reçois des messages de l'assassin. Rien à voir avec Nora.
— Nora ?
Elle ne s'appelait pas Nora. Il essaya avec Karina, mais la réaction de la Sibylle était toujours la même. Elle le regardait comme s'il était ailleurs et qu'elle ne le voyait pas vraiment. Elle semblait être à sa recherche. Les nerfs bougeaient dans un ensemble lent et douloureux.
— Amanda était une chic fille, finit-elle par dire. Qui est Nora ?
— La fille qu'on a trouvée ce matin dans mon jardin.
La Sibylle le regardait maintenant comme si elle voyait ce qu'il voulait cacher aux yeux des autres : sa détresse. Il termina son verre et elle lui en proposa un autre.
— Différent, précisa-t-elle.
Comment refuser la différence ? La Sibylle savait ce qu'elle faisait mais on ignorait jusqu'où ça pouvait aller. Jusqu'à quelle heure et à quel endroit du voyage. Les couleurs étaient différentes, comme pour signaler que le contenu intrinsèque l'était aussi. Devait-il s'expliquer ?
— À propos de Nora ?
— Tu connais Nora ?
— J'ai cherché à la connaître. Elle est morte elle aussi ?
Le mieux était peut-être de s'en tenir à un verre et demi. La Sibylle ne lui en voudrait pas si ses breuvages lui dérangeaient l'estomac.
— Mais les morts n'ont pas d'estomac, Frank !
Il la regarda comme si ce n'était plus elle.
— Mais je suis vivant, Sibylle ! Emori nolo !
Elle baissa le son d'un coup de poignet vigoureux qui lui fit perdre l'équilibre.
— Nous sommes tous morts, lui confia-t-elle.
Ce qui était parfaitement incohérent relativement à la mort de sa frangine qui était vivante avant d'entrer dans le jardin. Il allait lui demander une connexion spéciale quand on frappa à la porte. C'était Perceur. Du seuil, il jeta un œil inquiet sur Frank qui riait devant son image cadrée en contrechamp sur l'écran. Perceur n'était pas mort. Donc, je ne l'ai pas tué, songea Frank. Il n'aurait plus manqué qu'il le tuât. C'était presque aussi grave que de tuer la Sibylle. Encore qu'il était amoureux de la Sibylle. Il haïssait Perceur, mais seulement parce qu'il enviait sa facilité d'adaptation au monde. La porte se referma.
— C'était Perceur, dit la Sibylle.
— Comment savoir ? dit Frank qui désirait cette connexion.
La Sibylle ne lisait-elle plus dans les yeux ? Il abandonna son regard à ses yeux de braise. Elle ne lui avait jamais rien dit sur ce qu'elle pensait de lui. Il aurait aimé lui dire qu'il l'aimait. Mais aime-t-on la Sibylle si elle n'a plus de frangine pour se comparer à quelqu'un de son propre sang ? Question absurde, pensa-t-il. Il faut que je surveille mon langage.
Quand elle vit l'état du paquet de nerfs, elle faillit vomir.
— LE JEU PRÉFÉRÉ DE MONTALBAN, C'ÉTAIT « SORTIR LES TRIPES ». CECI DANS LA PERSPECTIVE D'UNE RECONSTITUTION EXACTE DE L'APPAREIL DIGESTIF UNE FOIS LES TRIPES SORTIES DU VENTRE DE L'ADVERSAIRE. ON ENREGISTRAIT LES CRIS.
— JE VOUS AI PAS SONNÉ ! FOUTEZ-MOI LA PAIX !
— VOTRE DEMANDE EST REJETÉE !
Il reçut un flux douloureux d'informations venant de tous les coins du monde, notamment de cerveaux qui étaient en lutte contre lui depuis l'enfance.
— Pas question, dit la Sibylle. Ça n'a pas marché chez Perceur. Il est venu me prévenir.
— Il m'a toujours trahi, ce minus ! s'écria Frank en renversant le contenu de son verre sur le paquet de nerfs qui se mit à gigoter.
— Tu vas rater ton train.
— Mon train ?
Il avait oublié le voyage en Espagne. Il devait aussi lire ce que Hautetour lui avait demandé de lire afin d'en penser quelque chose avant de partir et donc d'arriver. Il expliqua tout à la Sibylle qui faisait mine de comprendre. En tout cas, elle refusait de le connecter avec ses extraordinaires moyens.
— Amanda comment ? demanda-t-il au paroxysme de la douleur.
AMANDA NORTON : 24 ANS. MORTE DEPUIS CE MATIN. DE SON VRAI NOM KARINA VOLKER, NÉE À BERLIN DE PARENTS COMMERÇANTS AISÉS. ENFANCE DIFFICILE, PEU SCOLARISÉE. ADOLESCENCE NON MAÎTRISÉE, AVEC DES ÉPISODES DE CRISE ALLANT JUSQU'À LA TENTATIVE DE SUICIDE PAR NOYADE (TROIS FOIS). UNE DE SES AMIES A RÉUSSI À SE SUICIDER, SON CORPS N'AYANT JAMAIS ÉTÉ RETROUVÉ. NORA FUT SOUPÇONNÉE D'AVOIR PARTICIPÉ, AVEC D'AUTRES ADOLESCENTS, À LA DISPARITION DU CORPS. FICHÉE COMME PARANOÏDE PAR LES SERVICES HOSPITALIERS DE SA CIRCONSCRIPTION (MUNICH SUD)
ACTRICE DE CINÉMA. À DÉBUTÉ À 17 ANS DANS UN FILM DE MALCOLM J. LEWITT. « N'OUBLIE PAS PAS QUE...
— FERME-LA ! FERME-LA ! JE VAIS ME RÉVEILLER. MAIS JE VEUX QUE TU LA FERMES AVANT ! »
Frank avait toujours tort de crier chez les autres, même s'il avait des raisons et pouvait donc s'en expliquer. La douleur et l'impatience étaient de bonnes raisons. Cette fois, il y avait des deux dans le cri. La Sibylle refusait de le comprendre. Pour la première fois depuis qu'ils se connaissaient, elle refusait d'accorder de l'importance à un cri qui voulait tout dire de sa souffrance et de son désarroi. S'il n'avait pas brisé son verre, il l'aurait achevé par dépit.
— Ils m'ont prévenue, dit la Sibylle.
Elle refusait les confidences, mais elle voulait rester loyale envers le vieil ami amoureux qui n'est pas en état de voyager. Ils l'avaient prévenue. De quoi ? Il se retrouva dans la Corvette avec la sensation qu'on l'y avait transporté. La Sibylle pouvait se payer tous les complices du monde. Mais complices de quoi ? Il traversa la ville dans l'autre sens, provoquant des désordres sans intérêt. Donc, la fille de son jardin était la frangine de la Sibylle et elle s'appelait Amanda. Il ne l'aurait pas deviné tout seul.
Chapitre VII
La rue était déserte. Le soleil plombait rudement sur les toitures rouges. Les jardins ondulaient comme des mirages. Il y avait quelqu'un devant son portail, et pas de voiture sur le talus. Quelqu'un qui était venu à pied ou qu'on avait déposé là. Il donna un coup d'accélérateur, arrivant en première devant le portail. C'était un vieillard bien de sa personne. L'habit exactement coupé et propre. Il se tenait au bord de l'herbe, les pieds sur l'asphalte brûlant à cette heure de la journée. Frank coupa les gaz et laissa le moteur ronronner au ralenti. Il baissa la vitre et sortit la tête. Le vieillard s'inclina sans le quitter des yeux.
— Vous êtes venu à pied ? demanda Frank comme si c'était important.
Le vieillard opina. Il était nue tête, une abondante chevelure blanche était nouée dans la nuque.
— Je n'habite pas loin, dit-il. Je suis venu vous voir. Permettez-moi de vous saluer d'abord.
Frank racla sa gorge irritée par l'air torride. Il salua lui aussi sans quitter son bolide. Le vieillard comprit qu'il devait ouvrir le portail s'il souhaitait se rendre utile. Il l'ouvrit, empreint de gestes qui paraissaient calculés une bonne seconde avant leur exécution tranquille et presque rituelle. Frank avança la Corvette dans l'allée. Le vieillard suivait, mais sans ce sautillement ou ce glissement qui caractérise l'allure des vieillards. Il marchait plutôt comme un automate, toujours avec cette seconde d'appréhension qui commençait à énerver Frank qui n'aimait pas les cérémonies. Le vieillard tourna une tête digne et silencieuse vers l'endroit où Nora Volcaire avait trouvé la mort. La terre était encore retournée et on voyait distinctement les traces de l'activité policière. Un fanion, comme dans un terrain de golf, était planté à un endroit sans doute exact de ce périmètre que Frank se promit d'effacer avant la fin de la journée. Il entra la voiture dans le garage. Quand il en sortit, le vieillard était à proximité de la portière, droit dans son costume trois-pièces, et pas une goutte de sueur sur le visage. Il devait en avoir ailleurs, pensa Frank. Il n'était pas possible de ne pas suer avec ce soleil.
— Je suis le père de Mike Bradley, dit le vieillard en s'inclinant un peu plus que tout à l'heure.
— Je connais pas de Mike Bradley, dit Frank qui regrettait d'avoir laissé ce type pénétrer dans son intimité.
— Vous l'avez pourtant tué.
Le vieillard ne souriait pas. Il était difficile de se faire une idée de ses sentiments rien qu'en le regardant. Il oscillait sur ses souliers impeccables.
— J'ai tué Mike Bradley ?
Le réseau ne répondait pas. Il était pourtant branché en communication permanente. Comment était-il possible que le Fichier ne réagît pas à une question aussi précise ? On n'envisageait plus de pannes dans ces circonstances. On se sentait tout de suite épié. Il savait par qui.
— Si vous ne l'aviez pas tué... commença le vieillard.
On devrait tous porter un signe distinctif pour se différencier nettement, pensa Frank. Comme du temps du Grand Reich. Une étoile jaune pour les morts, une bleue pour les vivants. On éviterait de perdre du temps à se demander, sans oser le demander, si on a affaire à un mort ou un vivant.
Le vieillard était connecté. Il ne fallait pas être équipé d'un système pour s'en apercevoir. Tous les connectés permanents ont ce genre d'hésitations quand leur arrive un paquet de données. Si ce vieillard était mort, il avait trop attendu pour mourir et son cerveau fatigué ne lui facilitait pas la vie. Ou alors il y avait interférence. C'était lui qui recevait les données destinées à Frank qui ne recevait rien alors qu'il venait de répéter clairement la question.
— Mike a tué Amanda, dit le vieillard.
— Nora ?
— Si vous voulez. Nora.
Frank invita le vieillard à monter dans l'appartement. C'était facile de marcher en terrain plat. Dans la montée, ses jambes le trahissaient et il demandait où il en était. Frank finit par le soutenir et presque le porter en haut de l'escalier.
— Installez-vous, dit-il en arrivant dans le salon. Pourquoi moi ?
Le vieillard se laissa tomber dans le divan.
— Je ne bois pas d'alcool, dit-il en secouant la main. De l'eau. Sans glace.
— Dans un verre ?
Frank aimait bien préparer des boissons pendant qu'on se confiait à lui. Ça lui donnait une certaine contenance. Il aimait particulièrement agiter la glace dans les liquides et sentir la paroi du verre se refroidir jusqu'à l'humidité.
— Si je vous raconte tout ça... recommença le vieillard.
Il n'avait rien raconté. Il valait peut-être mieux vérifier les connexions. À qui s'adressait-il sans le savoir ? Frank renifla les complications.
— La vie se complique de jour en jour, dit le vieillard sur un ton sentencieux. Il faut se mettre à croire pour que ça aille mieux. Ce qui ne veut pas dire que c'est moins compliqué.
Ce n'était plus lui qui parlait. Frank haletait sans pouvoir retrouver son calme. Dire que la Sibylle avait refusé de l'aider.
— Il faut mourir jeune, continua le vieillard ou ce qui parlait à sa place.
Ce qui était crédible de la part d'un être mort trop tard.
— Mais il ne faut pas mourir assassiné, dit le vieillard. C'est... cela reste...
— Frustrant, dit Frank en crachant le noyau d'une olive dans son poing tremblant.
Le vieillard sourit pour la première fois.
— C'est exactement ce que je voulais dire !
Ou ce que voulait dire le Fichier à Frank qui ne recevait toujours rien.
— C'est comme les accidents, dit Frank qui cherchait vainement un moyen d'entrer dans le réseau où le vieillard voyageait sans billet.
— Exactement, dit le vieillard. Il vaut mieux choisir et contacter le système au bon moment. Je sais que ce n'est pas facile. « Encore un instant, monsieur l'Exécuteur... »
Frank avait exactement l'air du type qui n'y a pas encore pensé. Mais le vieillard était un de ceux qui avaient trop attendu. Il avait de la chance que le système ne l'eût pas tué. Le système ne supportait pas les retardataires, ceux qui croient qu'ils peuvent encore mieux faire et qui vieillissent en attendant. De la chance, pensa Frank. Personne n'en a. Le vieillard en avait. Il ne cachait pas sa vieillesse. Et c'était le père de l'assassin de Nora Volcaire.
— Mike comment ?
— Bradley. Je m'appelle Bradley.
— Mettons.
Frank avala une bonne lampée de son liquide spécial entretien truqué. Le cerveau réagissait lentement, mais il réagissait. On ne sait jamais avec quoi on est connecté. Ils injectent des produits virtuels, nouvelle chimie du sang.
— L'affaire est donc d'une clarté aveuglante, dit-il en inspirant le peu d'air qui l'environnait. Nora est Amanda et Bradley l'a tuée. On sait donc qui est qui. C'est bon, pour un début.
— Que de temps gagné en effet, dit le vieillard avec une pointe de tristesse qui traversa Frank de part en part.
À quel moment je me déciderai ?
— Et vous avez la liste de ses victimes ? demanda Frank qui redevenait professionnel.
C'était trop demander. Un père ne peut pas trahir son enfant à ce point. Le nom de Pulchérie figurait-il sur cette liste ? Ça me soulagerait, pensa Frank et il eut aussitôt honte de cette pensée.
— Vous savez où est votre fils ?
— Ce n'est pas mon fils.
Ça, ce n'était pas une croyance. C'était un fait. Or, les faits compliquent l'existence.
— Vous voulez dire que vous ne l'avait pas conçu ?
On dit ces choses pour ne pas entrer dans des détails qui n'éclairent pas le sujet. Mais le vieillard ne pouvait pas rater cette occasion de se confesser à un étranger. Il n'avait peut-être pas d'ami. Comment imaginer qu'un type qui a mis tant de temps à mourir eût un seul ami dans sa nouvelle existence de paria ? Pourquoi le système l'avait-il conservé ? Pourquoi conservait-il quelques exemplaires de ce genre ? En quoi consistait ce Conservatoire de Ceux qui ont Attendu Trop Longtemps ? Le Mental Élémentaire ne s'exprimait jamais sur ce sujet. Pourquoi ces exemples de vieillards retardataires et, à l'autre bout de la chaîne sociale, ces nourrissons qui n'avaient plus besoin de se nourrir ? Il fallait aussi savoir mettre un terme à la cohérence, juste au moment où elle commençait à donner des signes d'explication. L'Heure de Votre Mort était une institution fragile. Frank redoutait cette fragilité structurelle et la maladie le guettait. Point particulier du regard qui ne pouvait pas échapper à la perspicacité du vieillard.
— Vous ne voulez pas savoir pourquoi il l'a tuée ? dit le vieillard.
— Je veux savoir pourquoi il l'a tuée dans mon jardin.
Le vieillard apprécia la justesse de la demande en secouant une tête qui ne présentait aucun signe de fard ni de sueur. Quand on souhaite dissimuler une activité organique, on se farde. Et quand on veut faire passer de l'artifice pour de l'organique, on imite la nature, par exemple en produisant une sueur factice. Donc, le vieillard n'était pas une hallucination. Frank jeta un œil discret sur son injecteur automatique. La diode verte indiquait que tout allait bien. Ni surdose, ni manque. L'idéal.
— Je suis persuadé qu'elle ne parlera pas, dit-il.
— Vous avez raison, dit le vieillard. Je la connais assez pour penser comme vous. Comme vous ne la connaissez pas, je suppose que vous l'avez lu dans son regard de... morte.
Frank frémit. Des bulles se formèrent à la surface du liquide qu'il absorbait.
— J'ai souvent lu dans le regard des morts, poursuivit le vieillard. J'étais médecin légiste. Je n'exerce plus. Vous connaissez Fielding ?
On se rapprochait de Pulchérie. Il devait une explication à Pulchérie. Il irait la chercher au bout du monde si c'était nécessaire. Sans se déconnecter, cela allait de soi.
— Fielding est une crapule, dit le vieillard. Un brachycéphale qui se prend pour un seigneur. Mauvaise fréquentation.
— Il n'a jamais tué personne.
— Certes. Mais il inspire la mort. Il est jaloux.
— Vous voulez dire que les vivants sont l'objet de cette jalousie ?
Le vieillard réprima un sanglot. Une larme roula sur sa vieille joue. Encore un signe d'humanité. Comment recueillir les larmes de son prochain pour les donner à analyser et tirer des conclusions justes et documentées ?
— Vous souffrez beaucoup ? demanda le vieillard.
Frank massait scrupuleusement le paquet de nerfs à travers sa chemise maculée de substances cérébrales.
— Je suis plus simple que vous, avoua le vieillard. Ils ont accepté de me garder si je renonçais aux complexes vitaux. Je n'ai aucun pouvoir sur moi-même. Je l'ai bien cherché. Gor Ur me poursuit même dans mes rêves. Il apparaît pour me menacer de vivre éternellement dans son urine. Je ne veux pas devenir fou.
— Personne ne le souhaite.
— Il faut être fou pour tuer un vivant.
— Gor Ur tue-t-il les morts ?
Le vieillard cracha dans son mouchoir. De quel excès de substance s'agissait-il ? Personne ne fonctionne sans substances. Encore une analyse manquée. Frank grinça des dents. Le vieillard se boucha les oreilles en y plantant ses index.
— Mike court toujours, dit-il sans cesser de se boucher les oreilles. Vous savez où ?
— Dans le Réseau Intercontinental ?
— Comment le savez-vous ? Il vous a contacté ?
— Ne me dites pas que vous ignorez ce détail ?
Le vieillard se redressa, mettant en péril la surface liquide de son verre. Des reflets d'argent jouaient sur son visage tendu. Il était... de plus en plus vrai. Frank n'avait jamais défiguré un vieillard. S'il était mort. Il n'avait jamais tué de vieillard. On en rencontrait si peu dans le courant de cette existence énigmatique.
— Mike dit qu'il s'appelle...
— Il ment ! hurla le vieillard en se levant.
Son verre alla se fracasser contre un mur.
— Je vous avais donné de l'eau, remarqua Frank.
— Je l'ai changée en...
Le vieillard était en train de tomber en panne.
— En quoi ? dit Frank. Qui vous a donné ce pouvoir ? Qui êtes-vous ?
Le vieillard tenta d'exprimer le désespoir, mais un automatisme venait de foirer quelque part dans sa structure d'imitation de la nature. Il se mit à hésiter devant la multitude des choix.
— Si je suis en train d'interroger un hommochrome, menaça Frank en bavant sur sa cravate, il peut faire sa prière de caméléon !
— Je suis vivant !
Ce cri secoua l'esprit de Frank, comme s'il n'en avait jamais entendu de semblables. Combien lui avaient lancé ce cri avant de mourir ? Je suis vivant ! Cela voulait dire : Ne me tuez pas parce que je suis vivant. Autrement dit : Je ne veux pas mourir ! Emori nolo. Le cri des cris, le slogan de Kronprinz. Les morts ne craignaient que les blessures assez atroces pour interdire la reconstitution parfaite.
Le vieillard était tombé à genoux. Il suppliait. Son râtelier gisait sur le tapis. On perd toujours quelque chose d'essentiel au prestige dans les mauvais moments de l'existence. L'amant surpris (et non pas étonné comme le fait justement remarquer Littré) perd son froc. L'enfant espiègle sa langue. La coquette son charme. Frank perdait sa contenance et il s'énervait. Enfin, sa surface s'énervait, parce qu'au fond, il était voué à l'immobilité, incapable d'influencer son apparence.
Il braqua le Colt. L'œil du vieillard fuyait la ligne de mire. Qu'est-ce que je vais flinguer ? Un mort ou un vivant ? Une hallucination ou un produit de l'imagination ? Il n'en savait rien. C'était la première fois qu'il se posait ce genre de question.
— Tout le monde peut changer, bredouilla le vieillard.
Chapitre VIII
EUGÈNE BRADLEY : 82 ANS. MORT. ADMIS EXCEPTIONNELLEMENT À LA RÉCUPÉRATION POST-MORTEM DANS LE CADRE D'UNE EXPÉRIENCE CLASSÉE SECRÈTE. À EXERCÉ LA PROFESSION DE MÉDECIN. À CE TITRE, A MAINTES FOIS PRÊTÉ CONCOURS AUX SERVICES DE LA SURVEILLANCE ET DES ENQUÊTES EN TANT QUE LÉGISTE ET ANALYSTE. MARIÉ À SOLANGE — SUPPRIMÉE PAR LE SYSTÈME À SA MORT PROVOQUÉE PAR UNE TENTATIVE DE SUICIDE. UN FILS, PEUT-ÊTRE DEUX : MIKE BRADLEY EST DEVENU UN ÉCRIVAIN APPRÉCIÉ DU PUBLIC POUR SES ROMANS AUTOBIOGRAPHIQUES. IL A ÉPOUSÉ EN PREMIÈRES NOCES [...]
— La balle a traversé le cou sans rien endommager. Ce n'est qu'un trou. Pas d'hémorragie. Rien. Un trou qu'il faut reboucher. Ce sera facile.
Hautetour se gratta le menton.
— Pourquoi est-il inconscient ?
— L'émotion, je suppose.
Frank gisait sur le divan, paraissant dormir tranquillement. Il n'y avait aucune trace d'émotion sur son visage.
— Et vous dites qu'il vous a tiré dessus ?
— Il y a tellement d'impact sur les murs ! On va chercher.
— Oui, il m'a tiré dessus. Plusieurs fois.
— Les voisins ont averti la police.
— Vous n'êtes pas blessé, vous êtes sûr ?
Le vieux Bradley se tâta encore.
— Je peux pas dire, non, bredouilla-t-il en regardant Hautetour d'un air inquiet. J'ai été blessé une fois et je l'ai tout de suite senti. Le choc, vous savez ?
— Je sais, dit Hautetour.
Il savait. Sa tronche en témoignait si on avait des doutes. Il regardait Frank comme s'il était sur le point de perdre un ami.
— Vous êtes sûrs qu'il dort ? demanda-t-il aux ambulanciers.
Il dormait, Frank. Il n'avait pas l'air effrayé, ni furieux. Deux descriptions qui se contredisaient et qui contredisaient la réalité d'un visage tranquillement endormi.
— Ensuite il a dirigé le pistolet sur sa tête et il a tiré, mais le barillet ne contenait plus qu'une balle.
Le vieux Bradley en était sûr. Comment expliquer l'espèce de bonheur qui rayonnait sur le visage endormi de Frank ? Hautetour examina le Colt. Il n'y avait plus de balles dans le barillet. Les voisins étaient incapables de se mettre d'accord sur le nombre de coups de feu. On les interrogeait dans le jardin. Ils étaient disciplinés comme peuvent l'être les détracteurs d'un voisin en trop.
— Il ne nécessite pas une hospitalisation, dit le Chef Ambulancier. Quelqu'un peut s'en occuper ? Il aura besoin d'être dorloté quand il reviendra.
— Un suicide, hein ? murmura Hautetour en s'asseyant à côté de ce qui avait failli devenir un cadavre.
Deux cadavres dans la journée. Celui d'une inconnue et le sien. Frank avait du souci à se faire. Une dose de supracolocaïne avait été injectée dans le cerveau. Il reviendrait à lui dans la plus grande confusion.
— Ne cherchez pas à l'aider, dit le Chef Ambulancier. La confusion peut durer des heures. Il reprendra conscience petit à petit.
— Il part demain pour l'Espagne, dit Hautetour.
— Bonnes vacances alors ! dit le Chef Ambulancier.
Hautetour demeura seul avec Frank parfaitement à l'aise en travers du divan, et le vieux Bradley qui avait commencé à raconter sa vie aux ambulanciers. Frank suicidaire, c'était peu probable. Le vieux mentait. D'abord qu'est-ce qu'il fabriquait chez Frank ?
— Il m'a appelé, dit le vieux.
— Qu'est-ce qu'il voulait savoir ?
— Pas eu le temps de me le dire. Il m'a tiré dessus et ensuite...
Hautetour leva la main pour mettre fin au moulin à paroles du vieux qui se taisait facilement si on y mettait de la conviction et du regard.
— On va attendre qu'il se réveille, dit-il.
— C'est que j'ai pas tellement le temps de...
— Asseyez-vous, Bradley, et attendez.
Le vieux prit place sur une chaise près d'une fenêtre et se plongea tout de suite dans la contemplation du jardin côté piscine. Celle-ci était recouverte d'une bâche. Les meubles avaient été réunis sous un arbre, dans le désordre. Hautetour, qui ne pouvait pas rester sans rien faire, mais qui tenait à être le premier être vivant (même mort) que Frank rencontrerait à son réveil, brancha son terminal portable dans une prise que Frank avait annotée. Il ne devait pas s'y retrouver tous les jours, Frank, dans ses paperolles qui pendaient au bout de fils de laine et qu'un léger courant d'air agitait dans un incessant froufroutement. Que Frank eût eu l'intention d'en finir ne tenait pas devant les faits. D'abord la RPM, qui lui serait accordée sans condition au vu de ses états de service. Et puis cette tranquillité de dormeur surpris par le sommeil plutôt que par un évanouissement consécutif à une... émotion. Il valait mieux garder le vieux sous la main. Hautetour adorait se servir des autres contre les autres. Il prenait plaisir aux écroulements lamentables des alibis et des conclusions hâtives. Il avisa le manuscrit posé sur une console. Frank l'avait-il lu ? À quoi passait-il son temps quand il s'entêtait ?
— J'AI CRU QUE JE VOUS AVAIS PERDUS POUR TOUJOURS ! C'EST CE VIEUX QUI...
— ON A EU DES PROBLÈMES AVEC UN DISQUE DANS VOTRE SECTEUR, MAIS MAINTENANT TOUT VA BIEN. VOUS AVEZ REÇU NOTRE MESSAGE ?
— AU SUJET DU VIEUX ? OUI. MAIS UNE INTERRUPTION...
— NOUS N'Y POUVONS RIEN FRANK. CETTE INFORMATION EST LIMITÉE À...
— J'AI L'IMPRESSION DE DORMIR. JE N'AI RIEN PRIS...
— VOUS DORMEZ, FRANK, MAIS VOUS NE RÊVEZ PAS. VOUS ÊTES CONNECTÉ À...
— JE VOULAIS QUE LA SIBYLLE SOIT AVEC MOI DANS CE MOMENT SI...
— CALMEZ-VOUS, FRANK. VOUS SAVEZ QUE LE SYSTÈME NE SUPPORTE PAS LES ÉMOTIONS. DEUX ALERTES DÉJÀ !
— O.K. LA FICHE DE MIKE BRADLEY...
— ...N'EXISTE PAS.
— A-T-ELLE EXISTÉE ?
— INFORMATION CONFIDENTIELLE.
— BORDEL ! À QUOI SERT CETTE BÉCANE SI...
— JE REGRETTE, FRANK. MAIS JE N'Y PEUX RIEN. VOUS LE SAVEZ...
— J'AIMERAIS BIEN SAVOIR CE QUE JE SAIS. DES FOIS...
— LITTÉRATURE, FRANK. TECHNIQUES VIEILLOTES. APPLIQUEZ LES PROCÉDURES.
— RÉVEILLEZ-MOI.
— RÉVEILLEZ-VOUS VOUS MÊME !
— RÉVEILLEZ-MOI ! JE VEUX SORTIR DE...
— ...VOUS ALLIEZ DIRE : DE CE RÊVE, FRANK. OR, CE N'EN EST PAS UN. VOUS ÊTES CONNECTÉ À...
— RÉVEILLEZ-MOI !
Dehors, la chaleur s'attaquait à l'immobilité. Hautetour pouvait voir la bâche de la piscine changer de couleur avec les variations de température qui balayait sa surface ondulante.
— Il s'agite, dit le vieux. Il ne pouvait tout de même pas conserver ce visage...
— ...tranquille...
— ...après ce qu'il a fait !
Le vieux changeait lui aussi. Il devait perdre patience. Qu'est-ce qu'il prendrait quand Frank redeviendrait le Frank querelleur et rancunier qu'il avait toujours été aux yeux de ses amis ! Frank n'aimait pas perdre. S'il avait tenté de se suicider, il serait déçu et il chercherait à recommencer. Sinon, le vieux n'avait qu'à bien se tenir.
— Il s'agite, répéta le vieux qui voulait peut-être que Hautetour cessât de le surveiller du coin de l'œil.
— Il s'agite pas, dit mollement Hautetour qui compulsait le manuscrit.
— Si vous consentiez à le regarder au lieu de...
— Au lieu de quoi ?
Hautetour jeta un œil sur les mains tranquilles de Frank et nota une légère crispation.
— JE SUIS VOTRE PRISONNIER ! COMBIEN DE TEMPS...
— ALLONS, FRANK ! VOUS ÊTES CONNECTÉ À...
— JE VEUX SORTIR !
— MAIS VOUS N'ÊTES NULLE PART ! VOUS ÊTES CONNECTÉ À...
— JE DORS. JE NE VOIS PAS PLUS LOIN QUE MOI-MÊME. RIEN À L'HORIZON. JE SAIS QU'IL Y A QUELQU'UN. UN SIGNE...
— VOULEZ-VOUS PRENDRE CONNAISSANCE DE LA FICHE SUIVANTE, OUI OU NON ?
— NON !
— Moi je vous dis qu'il s'agite, dit le vieux.
— Eh bien laissons-le s'agiter. Il a bien le droit de s'agiter un peu avant de se réveiller. Vous vous agitez pas, vous, avant de vous réveiller ?
— Comment voulez-vous que je le sache ?
— Frank ne s'est jamais suicidé. Ça se saurait.
— Ou pas. On peut en cacher, des choses. Même au système.
— Ah oui ?
Qu'est-ce qu'il en savait, ce vieux débris de l'Ancien Régime ? Frank était transparent comme un verre vide. On était tous transparents et visibles. On n'aurait pas souhaité vivre autrement cette vie de...
— ...CHIEN, SOUFFLA FRANK DANS LA PEAU TENDUE DEVANT SES YEUX.
— NE JOUEZ PAS AVEC LA RÉALITÉ, FRANK. LA DERNIÈRE FOIS...
— LA DERNIÈRE FOIS, LA SIBYLLE ÉTAIT AVEC MOI !
— OUI, FRANK, ELLE ÉTAIT AVEC VOUS. DEMANDEZ-VOUS POURQUOI ELLE NE L'EST PAS, MAINTENANT...
— JE N'ÉTAIS PAS VENU POUR ÇA...
— VOUS N'ÊTES NULLE PART. VOUS ÊTES SEULEMENT CONNECTÉ À...
— BRANCHEZ-MOI AUX CONNEXIONS ULTRARAPIDES DE LA SIBYLLE.
— CONNEXION REFUSÉE.
— DONNEZ-MOI UNE RAISON.
— DEMANDEZ-LA À LA SIBYLLE.
— MAIS COMMENT SI JE NE SUIS PAS CONNECTÉ !
— VOUS ÊTES CONNECTÉ À...
— Il essaie de se réveiller, dit le vieux qui paraissait surpris par cette promptitude inhabituelle chez un sujet injecté de supracolocaïne.
— Comme ça, dit Hautetour, il ne sera pas seul. On va le dorloter. Lentement. Jusqu'à ce que la vérité vous coule sur le menton.
— Comment osez-vous ?
— Non, non. C'est un poème. Je citais.
— VOUS CITEZ ?
— PAS MOI. QUELQU'UN QUI...
— VOUS NE VOUS SOUVENEZ VRAIMENT DE RIEN ?
— QUI M'A TIRÉ DESSUS ? PAS CE VIEUX TOUT DE MÊME !
— LE SYSTÈME N'AIME PAS LES SUICIDES.
— COMBIEN DE TEMPS AVANT LE RÉVEIL ?
Il vit nettement l'horloge digitale qui scintillait des bits dans une lumière d'usine.
— J'en sais rien, dit Hautetour. Quelques heures. Ça vous laisse le temps de réfléchir.
— J'ai dit ce que je savais.
— Oui, mais si vous ne savez pas tout et que ça vous revient ? Hein ?
Hautetour recommençait la lecture du manuscrit extrait du dossier « ANAÏS K. ». Le système avait exigé l'initiale. Cependant, il n'était pas interdit de savoir qu'elle était la sœur du docteur Omar Lobster, mort ressuscité par Gor Ur, et morte elle-même après des circonstances mortelles tenues secrètes. Cette partie du dossier ne devait pas être confiée à Frank qui s'en tiendrait à la lecture du manuscrit. Ensuite, il irait en Espagne pour en parfaire sa connaissance. Le système avait un plan. Après tout, on était là pour ça : pour servir le système, pour servir de quelque chose au système, et pour servir à autre chose si on pensait que c'était nécessaire.
— Qu'est-ce que vous lisez ? demanda le vieux qui venait de décider d'être désagréable malgré une situation personnelle qui aurait dû l'inviter à un peu plus de circonspection.
— Vous êtes bien curieux, dit Hautetour sans lever les yeux du manuscrit. Je suis en danger de mort ?
Le vieux ricana en se tenant le menton. Ses pieds ne touchaient pas le sol. Il les balançait en ciseau, effleurant le tapis avec la semelle cuir de ses impeccables vernis.
— Je suis déjà mort, continua Hautetour. Et déjà défiguré. Je ne crains plus rien, comme vous voyez.
Il souriait au milieu d'un visage couvert de plaies et de sutures.
— Vous devriez déjà être mort, vous, dit-il. Vous avez un secret de longévité ?
Le vieux se mit à rire. Quand il riait, il redevenait distingué, sobre, et précis comme une lame. Il cessa de rire pour reprendre la parole que Hautetour lui avait supprimée par pure inconvenance.
— Si vous le savez, monsieur de Hautetour, je vous félicite d'avoir accès à ce degré d'initiation, mais ce n'est qu'une initiation. Et si vous ne le savez pas, vous n'avez aucune chance de présenter votre candidature.
Hautetour replongea dans le manuscrit. Frank finirait bien par se réveiller. Avant demain. Il traverserait un moment de confusion et on lui raconterait des salades. Le vieux avait l'air fortiche en salades. Il clignait un œil en souriant. Il devait avoir plus de cent ans. Que disait sa Fiche ?
EUGÈNE BRADLEY : 82 ANS. MORT. ADMIS EXCEPTIONNELLEMENT À LA RÉCUPÉRATION POST-MORTEM DANS LE CADRE D'UNE EXPÉRIENCE CLASSÉE SECRÈTE. À EXERCÉ LA PROFESSION DE MÉDECIN. À CE TITRE, A MAINTES FOIS PRÊTÉ CONCOURS AUX SERVICES DE LA SURVEILLANCE ET DES ENQUÊTES EN TANT QUE LÉGISTE ET ANALYSTE. MARIÉ À SOLANGE — SUPPRIMÉE PAR LE SYSTÈME À SA MORT PROVOQUÉE PAR UNE TENTATIVE DE SUICIDE. UN FILS, PEUT-ÊTRE DEUX : MIKE BRADLEY EST DEVENU UN ÉCRIVAIN APPRÉCIÉ DU PUBLIC POUR SES ROMANS AUTOBIOGRAPHIQUES. [...]
— S'il vous avait tiré dessus, il ne vous aurait pas tué, dit Hautetour assez content de pouvoir étonner le vieux qui présentait le flanc comme un adversaire trop sûr de ses moyens.
— Mais je suis vivant ! Il m'aurait tué, oui ! Moi...
— Vous êtes mort, mon vieux. Ya pas plus mort que votre vieille carcasse d'anachronisme.
— Je vous assure que je suis vivant ! Et je ne veux pas mourir. Le système...
— Le système vous a accordé une faveur, dit Hautetour en prenant soin de ne pas dépasser les limites que ledit système l'autorisait à atteindre. J'attends de savoir si Frank s'est suicidé ou pas. Je déciderai ensuite de ce qu'il convient de faire de votre santé en ruine.
— Je suis vivant, répéta le vieux comme si c'était évident.
— NE ME DITES PAS QUE CE SOMMEIL EST DÉFINITIF ! JE PRÉFÉRERAIS MOURIR !
— NE DITES PAS DE SOTTISES, FRANK. VOUS DORMEZ PARCE QUE VOUS EN AVEZ BESOIN. VOUS AVEZ UN LONG VOYAGE À FAIRE DEMAIN. L'ESPAGNE, C'EST LA PORTE À CÔTÉ, MAIS LES TRAINS ESPAGNOLS SONT D'UNE LENTEUR DIGNE DE LEUR TECHNOLOGIE. VOUS N'ARRIVEREZ PAS AVANT DEUX JOURS. QUE D'ATTENTES ! QUE DE RETARD ! QUE D'IMPATIENCE DEVANT TANT D'INCAPACITÉ À ÊTRE MODERNE ! BEAU VOYAGE MAIS SÉJOUR DÉCEVANT.
— DES PRÉDICTIONS MAINTENANT ? JE NE SAVAIS PAS QUE LE SYSTÈME...
— JE PARLAIS EN MON NOM !
— VOUS AVEZ DÉJÀ VOYAGÉ EN ESPAGNE ? AUX PORTES DE L'ARABIE ?
— FOUTAISES ! J'AI SEULEMENT ÉTÉ M'AMUSER. MAIS LE SYSTÈME ME RAPPELLE À L'ORDRE, FRANK. REPOSEZ-VOUS EN CONSULTANT NOS FICHES DES VIVANTS ET DES MORTS. NOUS N'AVONS RIEN SUR LES ESPAGNOLS, SAUF EN CAS DE FILIATION...
— RÉVEILLEZ-MOI ! IL FAUT D'ABORD QUE JE M'EXPLIQUE. ILS VONT CROIRE QUE JE ME SUIS SUICIDÉ. ILS NE PEUVENT PAS CROIRE QUE...
— Il dort plus profondément, dit le vieux. Il ne se réveillera peut-être pas.
— Il part demain en Espagne, dit Hautetour qui entrait maintenant de plain-pied dans le manuscrit. Il n'a pas le choix.
— Si vous lisiez à haute voix ? roucoula le vieux en se laissant un peu aller sur sa chaise. Je suppose que je ne peux pas regarder la télé.
— C'est une question ?
Chapitre IX
Récit d'Anaïs K.
Année zéro, année du bonheur relatif
»Allez donc savoir ce qu'est en train d'écrire Fabrice de Vermort, parce qu'il est toujours en train d'écrire quelque chose, il n'arrête pas d'écrire sur tout ce qui lui arrive, et tout lui arrive pour alimenter son imagination d'écrivain bien assis sur un public qui le dévore en pensant à lui. Il n'a eu que de la chance, dès son premier poème, cette médiocre larme versée sur un amour sans lendemain, il y a dix ans de cela, au moins. Et depuis il calcule les larmes, ne pleure jamais, écrit la larme en question du mieux qu'il peut et c'est exactement ce qu'on attend de lui et on en redemande. Il va mourir ? Qu'à cela ne tienne ! Il n'y a pas de larmes assez chaudes pour l'exprimer. Il se met à romancer, crée des personnages qui ressemblent à leurs modèles, il les met en accusation et on est obligé de reconnaître qu'il a raison. Fabrice est un bon écrivain, ni poète ni tout à fait romancier, c'est un essayiste à la noix, un type qui vous fait avaler des couleuvres qui ne mordent pas et qui sentent bon la vie de tous les jours. Bon dieu ce qu'elles peuvent sentir bon, ces couleuvres qui traversent Paris de part en part à la rencontre des meilleurs personnages possible ! Avec Fabrice, il faut s'attendre à se pousser au fond d'un fauteuil avec un verre à la main en compagnie de l'être aimé du moment et revivre pas à pas tout ce qu'il prétend avoir vécu lui-même rien que pour vous plaire ou alors vous êtes seule dans une forêt qui vous le rend bien, peut-être nue et passablement excitée d'être encore vivante, d'avoir survécu au désastre de la lecture qui a bien failli vous avoir, et vous riez en remerciant Fabrice de vous avoir montré le bon chemin, celui de la sincérité par exemple. Pas moyen d'échapper à cette alternative. Ou bien vous tombez dans le panneau et ça vous rend heureuse. Ou bien vous résistez à sa séduction de mante religieuse et vous vous retrouvez seule et nue dans la jungle de la pensée humaine, consciente de la nécessité d'être seule pour assumer toutes les conséquences de votre propre faillite qui est justement celle de Fabrice. Alors allez donc savoir ce qu'il est en train d'écrire au moment où il vous parle de ce qu'il vient d'achever, le premier tome de ses mémoires d'homme qui connaît à un jour près la date de sa mort : est-ce qu'il est en train d'écrire le tome II ? Pas forcément. D'ailleurs, rien ne peut forcer la main de Fabrice, j'en parle par expérience et j'ai une âme particulièrement sensible aux épreuves de force qui ont toujours pour résultat de me plonger la tête dans les égouts de l'angoisse et du désespoir. Je n'ai jamais eu l'intention de lutter avec Fabrice, même à armes égales, même si on trouvait le moyen que ça se passe comme ça, à armes égales. On préférera toujours la douce mélancolie de Fabrice, qui sait parler aux hommes, à ma pauvre propension à édulcorer le sujet qui m'a mené par la main dans le jardin interdit. Fabrice est un morceau de choix. Moi je n'ai rien choisi, j'ai laissé faire et j'en suis restée aux fondations d'un édifice mental dont le concept n'intéresse personne. Voilà la différence. Fabrice est fait pour l'amour. J'ai manqué d'être faite pour la curiosité. Bon assez parlé de Fabrice, assez parlé de moi, du moins en ces termes. Je voudrais être tendre comme un bébé, seulement je sais parler, pas tout à fait comme on m'a appris, la différence fait de moi une écrivaine, que ça plaise ou non, et j'ai du mal à accepter cette tétanie qui me rend folle de désespoir. J'ai mangé de la rouille mais ce n'est pas un accident.
J'ai volé mon premier poème à une sale gosse qui me voulait du mal, une gosse de presque riche qui ne m'avait même pas remarqué dans le jardin de ses courtisans et qui lorgnait sur nos branches fleuries en se demandant si elle allait en toucher deux mots à sa sacrée poésie. Presque riche et presque célèbre. Autant dire que je n'existais pas. C'est comme ça que je commençai ma vie, arbre sans fruit derrière l'arbre qui cache la forêt. Je ne pouvais même pas être jalouse, elle ne m'avait jamais adressé la parole, ni même regardée, pas même frôlée dans un couloir ou au coin d'une rue. Je lui ai piqué son meilleur poème, je l'ai signé de mon nom, j'ai eu le succès qu'elle méritait et elle n'a pas osé m'en vouloir. Allez donc savoir pourquoi. Un peu comme si je l'avais violée et qu'elle avait honte d'en parler en public. Elle n'est même pas venue m'en parler à moi. Elle a laissé faire. J'étais folle de bonheur. Je pouvais la violer autant de fois que je voulais. Seulement elle a cessé d'écrire des poèmes, et puis elle a cessé d'écrire le reste et elle est devenue sans importance. Elle ne faisait plus partie de mon secret. Elle est sortie de ma vie. Je ne l'ai plus revue.
C'est le premier souvenir. Je ne me rappelle même plus son visage, ni ses mains que j'adorais regarder à cause des bagues et de la peau qui me semblait nécessaire. Je suis incapable de me remémorer son corps traversant l'espace de notre jeunesse, lentement détruit par le viol jusqu'à disparition même de sa cause. Elle était l'effet de quelque chose de trouble dans mon imagination, mais quoi ? Une fille qui passe et qui se laisse violer sans rien dire, elle est peut-être folle à l'heure actuelle. Je mens.
— À voir toutes ces rides sur ton front, tu dois penser à des choses si tristes que je ne te demande pas de m'en parler.
C'est Gisèle, l'épouse de Fabrice. Ce soir elle est reine. Elle reçoit les amis de Fabrice et les nourrit de sa présence labyrinthique. On comprend rarement ce qu'elle veut. On le comprend toujours trop tard. Elle vous a déjà tourné le dos quand vous vous sentez enfin prête à répondre à sa demande. Il faut alors supporter ce silence et l'aimer. On ne peut pas cesser de l'aimer. Tout ce qu'on peut faire, c'est essayer de ne plus se soucier du silence qui est son arme favorite. Gisèle est quelque chose comme l'épouse de Fabrice. Ce soir, elle rayonne avec toute la grâce que l'Andalousie lui a donnée en héritage. On lui sourit et elle demande si on a aimé le tome I et on lui répond qu'on est dans l'attente du tome II et elle devient triste et blanche comme un drap à cause de cette attente qui n'est pas la sienne. Je n'ai rien dit au sujet du tome II qui n'existe peut-être pas, ou alors ce sera une désespérante fragmentation qu'un commentaire adroit ramènera au niveau des yeux du monde pour qu'il puisse pleurer sans regarder le ciel ni le soleil.
— Je suis un peu jalouse, dis-je. Je dois le reconnaître.
— Pas facile de jalouser un homme qui va mourir, non ? dit Gisèle.
— Je suis jalouse de ta richesse.
— Tu n'en hériteras pas. Qui en héritera ? Il faudra que je pose la question à mon avocat. Tu t'es déjà posé ce genre de question ?
— Un appartement somme toute assez miteux à New York. Une chambre d'hôtel sous le soleil d'Espagne. Quelques livres un peu désuets que j'ai signés par désespoir. Qui veut hériter de cette sinistre géographie ?
— Tu m'excuseras de ne pas pouvoir penser à toi, dit Gisèle en s'asseyant sur la même marche d'un escalier qui descend à pic entre la terrasse où on se bouscule entre les verres et les tapas et le jardin où la piscine est un bassin assez sommaire agrémenté d'un jet d'eau et d'une statue qui n'arrête pas de regarder son pied blessé en sortant de l'onde.
— Je ne pense pas à toi non plus, dis-je. Tu ne peux plus me faire de mal. Je suis folle de t'aimer. Mais je sais comment je peux avoir raison de moi.
— Il faut que je pense à Fabrice, dit Gisèle. Ensuite je penserai à qui je voudrai si c'est ça que je veux. Mais est-ce qu'on peut savoir ce qu'on veut une fois que la mort a traversé la vie de cette manière tellement atroce à force de lenteur et de certitude ? Est-ce que tu peux comprendre ça ?
— Est-ce que la littérature va le pleurer aussi ? dis-je pour être cruelle à mon tour.
— On ne pleure pas quand ça arrive. On a déjà pleuré. Il ne reste plus que le désespoir. On est seul avec soi-même. Il n'y a personne pour vous tirer de là.
— Tu deviens superficielle, dis-je en me levant.
Et je rejoins Amanda qui est assise toute nue au bord de la piscine. Amanda est l'épouse de mon ami Mike Bradley qui est comme moi un voleur de poèmes, sauf que lui, les poèmes qu'il écrit, il se les vole à lui-même et ça lui fait un mal atroce.
— Anaïs, j'en ai marre d'écrire des poèmes, m'a-t-il dit un jour de cuite. J'en ai assez de ne me sentir capable que de cela. Je voudrais écrire un roman. Il faut que je trouve la force d'en écrire un, au moins un, Anaïs !
— Raconte donc ton idylle avec la sœur d'Amanda, proposai-je (Amanda... il ne prononce jamais son nom sans trembler un peu à cause de sa fortune et de sa capacité à aller au bout de ses caprices quelles qu'en soient les conséquences sur leur vie commune).
— Tu es folle, Anaïs ! dit-il. Amanda (il tremble) ne le supporterait pas. Elle ne sait rien de cette histoire. Elle ne croira pas sa sœur si elle lui raconte ce qu'elle a été capable de m'inspirer oh mettons pendant au moins trois jours. Mais si je me mets à le raconter moi-même, elle ne doutera plus de rien. Amanda (il tremble)... commence-t-il et il s'arrête de parler, semblant réfléchir à ma proposition, le nez un peu retroussé, les yeux mi-clos et la bouche ouverte.
— Tu crois ça ?
— J'y crois dur comme fer, dis-je. C'est la meilleure manière de commencer dans le genre romanesque. Il faut parler de ce qu'on a le plus à craindre, violer un secret qui n'est un secret que pour soi. Il faut en passer par là.
— Je ne me souviens pas que tu aies violé un quelconque secret dans aucun de tes livres, fait Mike qui les a tous lus avec cette minutie d'anatomiste qui le rend un peu écœurant quand il se met à vous poser des questions qui transforment la conversation que vous lui offrez amicalement en interrogatoire qu'il veut vous imposer pour que vous vous mettiez dans la tête qu'il n'est pas né de la dernière pluie.
— Amanda (il tremble)... commençai-je.
— Ne me parle plus d'Amanda (il tremble) !
— C'est justement d'Amanda (il tremble) dont je voulais te parler.
— Je n'écrirai aucun livre sur le mal que je lui ai fait.
— Elle n'a rien senti. Elle n'a même pas soupçonné la douleur. Elle vit dans le mensonge. Fais-lui mal une bonne fois pour toutes.
— Je crains le pire. Amanda (il tremble)...
Et Mike l'a écrit, ce satané livre, il n'a rien édulcoré, il n'a pas pu retenir la vérité, elle lui glissait entre les mains pour aller se coller sur le papier et ça lui procurait une drôle de sensation au niveau du ventre : il avait une bonne raison d'avoir peur maintenant. Le roman est paru et Amanda (il en tremblait) s'est à peine étonnée d'apprendre que son époux cultivait en secret des rêves d'adultère.
— C'est un rêve, avait-elle dit. Je suppose qu'il faut beaucoup rêver pour pouvoir écrire des romans. Continue de rêver. Je rêve avec toi.
— Et vous n'avez pas cru une minute à la réalité du sujet ? dis-je à Amanda qui cache ses seins contre ses cuisses.
— Ce salaud n'y aura rien gagné, dit-elle en me regardant droit dans les yeux, de manière à ce que je ne rate rien de sa détermination à continuer de le détruire à petit feu. C'était un bon roman, vous croyez ?
— C'était un roman sincère, dis-je. Qu'est-ce qu'on peut demander de plus à un premier roman ? La sincérité n'est pas un vice, non ?
— Il vous est difficile d'en parler. Moi je vous situe entre Mike et Fabrice. Mike c'est le plancher de la littérature, Fabrice c'est le plafond et vous, vous êtes grimpée sur une table en train de raconter votre vie et celle des autres. Vous ne voulez pas raconter ma vie, des fois ? Je n'ai rien à apprendre à personne, bon. Je consomme ma vie au rythme du temps. Est-ce que c'est bon pour un roman, cette horlogerie sans histoires ?
— Je vous inventerai un amant de sable et de feu, dis-je en tâtant un de ses gros genoux. En voulez-vous un de sable et de feu, ou bien vous contenterez-vous de l'eau saumâtre qui emporte la barque d'un sinistre employé de bureau ?
Une superbe fille en maillot rouge à rayures jaunes vient de plonger. Une gerbe d'eau s'est soulevée autour de ses jambes cuivrées. Amanda a écarté les cuisses en se reculant pour se protéger de l'écume.
— Amanda (il tremble) ! crie Mike du haut de la terrasse. Amanda (il tremble) s'il te plaît, habille-toi, tout le monde te regarde.
— Allons, allons, dit Gisèle, elle fait ce qu'elle veut non ? Elle est mignonne, tellement agréable. (La fille en maillot rouge et jaune sort de la piscine.) Celle-là a l'air d'une poupée gonflable, non ?
— Je ne sais pas ce que c'est, une poupée gonflable, dit Mike.
— Mike ! Vous savez tout sur ce sujet. Ça se lit sur votre visage. Montrez-moi vos yeux !
— Je ne regarde jamais une femme en face, dit Mike en avalant son verre. Je ne sais pas pourquoi je ne les regarde jamais en face, me dit-il. Il y a une raison que je ne veux pas m'avouer. Est-ce que tu crois que c'est un bon sujet de roman, Anaïs ?
— Maintenant que tu as tout dit de ta sincérité, tu peux commencer à te mettre à mentir. Mais dis-toi bien que tu n'arriveras pas à la cheville de Fabrice.
— Anaïs, dit Gisèle, tu es cruelle !
— Il me faut un sujet, murmure Mike. J'ai besoin d'un sujet. Je n'ai pas besoin d'une femme, ni même de son regard. Anaïs, dis-moi ce que c'est un sujet ? Gisèle, dit-il en se tournant vers Gisèle, savez-vous que je dois l'idée de mon premier et unique roman à mon amie Anaïs, que voici, laquelle ne se vante jamais d'être, passez-moi l'expression, votre amante. Je ne me souviens plus si j'ai posé une question. Anaïs, est-ce que j'ai posé une question à Gisèle ?
— Tu lui as dit ses quatre vérités, dis-je en revenant vers la piscine.
— Anaïs, j'ai peur de mentir ! crie Mike en s'appuyant des deux mains sur la balustrade.
Gisèle éclate de rire et disparaît entre les invités. Aussitôt, la musique redescend de son ciel étoilé, et tout le monde se met à danser, sauf Mike qui prétend faire la cour à Gisèle, à sa manière.
— Vous ne dansez pas, Amanda (j'ai peur de trembler moi aussi) ?
— En l'absence de robe, non, dit-elle, debout dans le bassin sous le jet d'eau qui l'entoure de ses gerbes sonores.
— Vous ne dansez pas, vous ? dit-elle après un moment de silence qu'elle occupe à mouiller sa chevelure dont l'extrémité flotte mollement sur ses épaules.
— J'ai envie de danser avec la fille au maillot rouge et jaune, dis-je. Mais je ne sais pas si elle voudra ce que je veux. (Amanda rit doucement, la bouche au ras de l'eau, me regardant avec ses yeux tout ronds qui font trembler le monde autour d'elle.) J'imagine qu'elle m'aura oubliée demain.
— Qu'en pensez-vous ?
La fille au maillot rouge et jaune nous a entendus. Elle est debout dans le dos de la statue et son pied s'appuie sur le mollet horizontal de la statue qui cherche toujours à extraire l'épine qu'elle a dans le pied. À l'anecdote sculpturale, qui vaut ce qu'elle vaut, elle ajoute l'éphémère de sa beauté de statue.
— Je vais me mettre une robe, dit-elle. C'est l'affaire de dix minutes. Je m'appelle Jean. Dites-leur de ne pas cesser de jouer. Je déteste le silence.
Ses longues jambes se croisent un moment dans l'escalier et arrivée en haut, elle nous fait signe et disparaît aussitôt dans l'ombre.
— C'est dans la poche, dit Amanda. Elle cherche une aventure. Elle ne veut pas s'ennuyer. Elle s'imagine que c'est avec les femmes qu'on s'ennuie le moins.
— J'ai peur d'être allée trop loin. Si je m'enfuyais pour disparaître dans la nuit ?
— Je m'enfuis avec vous.
— Ce serait trop marrant !
— Qu'est-ce que vous dites ?
— Je veux dire que je ne peux pas faire ça à Mike.
— Laissez-lui la fille au maillot rouge et jaune, dit Amanda en sortant de la piscine. Il est en train de se remonter pour pouvoir l'aborder en pleine possession de ce qu'il croit être les moyens de séduire une femme.
— Comment un type qui se trompe tout le temps a-t-il pu tromper sa femme ?
— Il ne m'a trompée qu'une fois ! s'écrie Amanda en entrant dans le peignoir que j'ai ouvert pour elle.
Elle fait un nœud papillon à la ceinture, puis elle se met à essuyer ses cheveux en penchant la tête sur le côté.
— On s'éclipse ? demande-t-elle.
Je ne demande pas mieux que de m'éclipser avec elle. Je ne peux pas savoir ce que signifie exactement s'éclipser avec elle. Je me suis éclipsée avec pas mal de femmes et ça s'est toujours passé de la même manière. Je n'ai jamais eu de mauvaises surprises. De bonnes non plus d'ailleurs. Qu'est-ce qu'on peut attendre d'une éclipse ?
— On fait le tour de la maison pour commencer ? dit-elle en marchant vers la véranda.
On ne s'éclipsera pas très loin. Dans un salon à peine éclairé, entre un guéridon surmonté d'une horloge et un fauteuil poussif aux dentelles écornées. C'est sans doute ce qui m'attend de mieux. C'est ça l'aventure avec les femmes. Enfin, quand elles ne vous obligent pas à leur être fidèle d'un bout de la vie à l'autre.
— Hé ! s'écrie Mike qui descend l'escalier sur le derrière, marche après marche posant mollement son derrière sur une marche et ses pieds indolores deux marches plus bas, les mains un peu crispées toutefois à cause du vertige qui lui donne l'air d'avoir changé de visage une bonne fois pour toutes.
— Premier arrêt, dit Amanda en revenant dans la lumière. Tout le monde descend !
— Hé ! dit Mike. Montez, nom de Dieu. Venez boire quelque chose. Le vin d'Andalousie, c'est autre chose que la boisson des dieux. C'est exactement le genre de boisson qui convient au genre humain. En êtes-vous ?
— Mike, tu vas encore te tuer, dit Amanda en s'adossant à une colonne.
— Mais je ne me suis jamais tué, mon amour ! Anaïs, est-ce que tu dirais la même chose ?
— La même chose que quoi ?
— Il veut aller piquer une tête dans la piscine pour se dessaouler, voilà de quoi je veux parler, dit Amanda qui tripote son nœud papillon sur le ventre.
— C'est exactement ce que je veux faire, dit Mike qui continue de descendre. Dites donc ? Je ne vois plus la fille rouge et jaune.
— Elle veut danser avec Anaïs, dit Amanda.
— C'est justement ce que je me propose de faire avec elle.
— Elle est allée s'habiller, dit Amanda. Tu n'as plus qu'à l'attendre.
— Hé ! Où allez-vous toutes les deux ? Ne me laissez pas tomber. Ce genre de fille me décompose au premier regard. Je suis foutu d'avance.
— Tant pis pour toi, mon amour !
Amanda jette le peignoir sur un divan et entre dans le salon à peine éclairé par une lampe haute sur pattes de fer et de rouille. Dans l'escalier, elle croise la fille qui redescend dans un résumé de robe vague et claire qui donne de l'importance à sa taille de géante. Mike s'est planqué dans l'ombre du divan, un verre à la main pour se tenir à quelque chose de concret.
— Elle n'est pas belle mais elle s'aime comme elle est, non ? dit la fille qui prétend encore s'appeler Jean. Oh ! fait-elle en se soulevant sur la pointe de ses pieds, ce qui me rend timide, ya un type en train de se noyer dans la piscine !
Bien sûr que c'est Mike. Voilà où il en est, ce poivrot ! À boire de l'eau et ne plus savoir que c'est de l'eau et que ce n'est pas bon pour sa santé.
— Bon Dieu, Anaïs ! dit-il entre deux bulles une fois que je l'ai sorti de la piscine. Pour être dessaoulé, je suis dessaoulé. Je ne veux plus voir personne, et surtout pas de femmes. Anaïs, s'il te plaît, fais tout ce que tu peux pour qu'aucune femme ne m'approche.
— Ben alors, monsieur Mike, fait Gisèle de sa voix douce heureuse, ben quoi ? Vous vouliez vous noyer ou vous vous êtes pris pour un poisson ?
— Anaïs ! Est-ce que c'est une femme qui me parle ?
— Il y a des chances, oui. Je crois que c'en est une.
— Écarte-la de mon chemin.
— C'est notre hôtesse qui s'enquiert de ta santé.
— Elle se fout de ma santé. Elle ne s'intéresse qu'à ce que je représente pour elle. Crois-tu que je n'ai pas entendu ce qu'elle a dit ? Je suis complètement dessaoulé, dis-le-lui. Et qu'elle ne me parle plus ni de suicide ni de folie. Bon Dieu, Anaïs ! Je suis à poil. J'ai même pensé à ne pas abîmer mon costard. Anaïs ! Je suis un type bien. Amanda (il tremble) m'a bien mérité. Je n'ai aucune raison de vouloir me suicider et personne ne peut me soupçonner de ne pas être en conformité avec la réglementation psychologique en vigueur dans notre pays. Ont-ils des lois dans ce sacré pays pour foutre la paix aux pauvres types qui ne veulent plus entendre parler des femmes ? Anaïs, toi qui connais mes droits, réponds-moi !
— On ferait mieux de l'installer à l'intérieur, dit Gisèle. Quelqu'un a-t-il un peignoir sous la main ?
C'est Jean elle-même qui s'amène avec le peignoir que Amanda avait balancé dans les airs.
— Oh ! merde, fait Mike en se tenant la tête, encore elle. Anaïs, dis-lui que je regrette que la moitié du monde soit terriblement moche et qu'elle n'en fasse pas partie. Ça me guérirait de sa présence !
— Qu'est-ce qu'il baragouine ? demande Jean en secouant ses seins.
— Vous le faites délirer, dit un type un peu rouge sur le front et le dessus des mains. C'est un écrivain et vous le faites délirer.
— C'qu'il dit, dit une bonne femme sur le retour, c'est qu'on veuille bien lui foutre la paix. J'comprends ça, allez !
— C'est qui cette lessiveuse ? dit Mike. Anaïs, sauve ton père de la noyade !
Gisèle et moi on est en train de bichonner Mike qui s'est recroquevillé dans un divan, ayant chassé tous les coussins sauf un qu'il s'est mis à sucer. Gisèle rit un peu et je m'efforce d'être une véritable amie, ce qui n'est pas facile vu les circonstances. Amanda descend à ce moment, vêtue d'un sac boutonneux et brodé qui lui arrive aux pieds. Elle est chaussée de babouches.
— Est-ce qu'on a le droit d'être ridicule quand on s'éclipse ? demande-t-elle en descendant l'escalier en danseuse. En tout cas, c'est pratique. Je peux le démontrer. Je vais le démontrer. Pas vrai, Anaïs ?
— Bon Dieu ! Qu'est-ce que tu vas démontrer, Amanda (il tremble) ?
— Devine, vieil ivrogne. J'ai vu de là-haut le spectacle que tu as donné. Je crains que ça ne lui ait pas plu. Qu'est-ce que tu en penses ?
— Ma nudité était purement accidentelle. Elle vaut bien la tienne.
— Toutes les nudités se valent, sauf celle qu'on veut plus que tout au monde. Celle-là vaut son pesant d'or. On n'est jamais assez riche.
— Tu as tout l'argent qu'il me faut, dit Mike qui se met à pleurer.
— Je n'en ai plus pour moi-même, voilà où j'en suis. On s'éclipse ? dit-elle en clignant d'un œil dans ma direction.
— Ça va aller, dit Gisèle. Moi aussi je pleure quand j'ai trop bu. Je me rends compte alors du niveau de douleur que j'ai à supporter en silence pour ne gêner personne autour de moi. C'est ça l'effet que ça fait non, Mike ?
— Banal, fait Amanda, mais réconfortant, hein Mike ? Tu as trouvé ta sœur jumelle. Puisqu'elle le dit elle-même ? Allez salut et pas de folie !
— Anaïs ! Ne me fais pas ça ! Amanda (il tremble) ne fais pas de mal à mon amie !
Quel mal pourrait-elle me faire ?
Amanda et moi on se retrouve dans le jardin derrière la maison. Fabrice est assis sur une chaise, au milieu de l'herbe, tourné vers la nuit, vers les montagnes qu'il semble interroger. On n'a pas le temps de revenir sur nos pas. Il nous a entendues et s'est retourné. Il nous montre son visage creusé par les coups durs de la maladie. Il sourit.
— J'aime une solitude enfin troublée, dit-il doucement. J'aime ça, les amies. Prenez des chaises et venez vous asseoir avec moi.
— Besoin de bavarder ? demanda Amanda.
— Vous êtes la femme de Mike, si je ne me trompe pas. J'aime Mike.
— Alors il a plus de chance avec vous qu'avec moi. On va vous laisser tranquille, monsieur de Vermort. On pensait que l'endroit était désert.
— Je comprends, dit Fabrice en se levant.
— Non, c'est nous qui nous en allons, monsieur de Vermort. Continuez de bavarder avec les montagnes. Vous en parlerez dans votre prochain livre. Vous direz que c'est moi qui vous ai dérangé. Je ne pourrai pas dire le contraire, non ?
— J'allais m'en aller, de toute façon. Je me dois à mes invités. Ne sont-ils pas ici pour m'entendre et me voir et deviner ce que j'ai derrière la tête, comme idée ou comme autre chose qu'ils sont venus chercher ?
— Gisèle s'occupe de nous à merveille, dis-je.
— Oh ! Anaïs, comment ça va ?
— Regular. J'ai aimé ton dernier livre.
— C'est en réalité le premier, Anaïs. Et peut-être le dernier.
Quand je vous disais qu'il n'est pas possible de savoir ce que Fabrice est en train d'écrire !
— Prenez des chaises, dit-il en s'en allant.
— Tu parles d'une chaise ! dit Amanda quand il fut parti. Je déteste cet homme. Je n'aime même pas ses livres. Il n'a rien à dire et parle sans arrêt. Il se donne des droits, voilà ce qu'il fait. Et juge et partie avec ça !
— Vous avez dit qu'il valait mieux que moi.
— Pas du tout. J'ai dit qu'il était au plafond, comme une mouche. Mike par terre, comme un chewing-gum et vous... qu'est-ce que j'ai dit déjà ?
— Debout sur la table à faire le singe, pour amuser je suppose.
— Mais vous n'amusez personne, ma vieille !
— Ce n'est pas ce que je demande à la vie.
— Ne lui demandez rien. Faites comme moi. Laissez-la faire. Tout arrive.
— Facile à dire quand on est farci aux as.
— Vous me traitez de dinde, maintenant ! Je ne vous plais pas ? Juste un soir ?
Elle minaude et se fout à poil, à cheval sur la chaise comme une danseuse de cabaret. On peut jouer tous les rôles quand on a les moyens. Suffit d'ouvrir une bande dessinée pour se donner cette imagination. Et voilà le résultat. Elle regarde les montagnes en me parlant de son corps que je ne vois plus à cause de la lumière qui s'est éteinte sous la véranda. Je m'assois dans l'herbe. Je ne suis pas en compagnie d'une femme. Une femme ne se donne jamais. C'est pour ça que je préfère les hommes. Mais elle n'est pas un homme non plus. C'est une gamine que la loi protège parce qu'elle a le privilège de l'argent.
— Qu'est-ce que vous écrivez en ce moment, Anaïs ?
— Rien d'encore très clair dans ma tête. Je me repose. Je me recharge. L'écriture, c'est comme l'amour. La fin d'un livre, c'est un divorce. On ne sait jamais très bien d'avec qui on vient de divorcer quand on a mis le point final. Et il faut déjà songer à se remarier. Avec qui ? C'est la question.
— J'aime pas les histoires d'amour. Elles me font vraiment chier.
— N'en parlons plus dans ce cas.
— Que pensez-vous de l'attitude de Mike ?
— C'est un chewing-gum sous la table, vous l'avez dit vous-même.
— Non. Je veux parler de ses manies suicidaires et de son penchant pour la folie.
— C'est ce que vous voulez bien imaginer. On pourrait en dire autant de vous.
— Moi ? Suicidaire ? Folle ?
— Vous suicidez votre corps et vous dénaturez votre conversation, voilà ce que je veux dire. Vous n'aimez pas ma façon de voir les choses ?
— Servez-moi un verre.
— Ça sert à quoi la nudité s'il n'y a pas de soleil pour l'éclairer ?
— Servez-moi un verre !
— Est-ce que ce sera le premier d'une longue série ?
— Anaïs, je vous en prie !
— Excusez-moi. C'est une des tares de la psychose qui me guette. Viser juste le cœur du problème et trouver les mots de la douleur exacte. Je le sais.
— Folle ? Vous êtes folle ? Comme Mike ? Est-ce que tous les écrivains sont fous ?
— Vous buvez chaud ou froid ?
Elle montre un bout de sein dans le peu de lumière qui tombe.
— Faites ce que vous voulez, Anaïs. Mais foutez-moi la paix. Éclipsez-vous toute seule.
C'est le côté animal de la femme qui me répugne. Cette attente animale au bord du plaisir qui n'existe peut-être pas pour elles.
Je m'assois dans le salon pour fumer une cigarette. De là, je peux à peine la voir, à cheval sur la chaise, les mollets luisants et la chevelure mélangée à la nuit, parfaitement mélangée au bout de son cou un peu gros. Qu'est-ce qu'elle veut ? Qu'est-ce qu'une femme peut vouloir au moment de cesser d'attirer le regard des hommes ? Rien de clair, rien et tout à la fois, une espèce de boulimie incontrôlée, elle se rend compte qu'elle est passée à côté de tout, elle est capable du pire.
— Et bien sûr, fait une voix dans l'ombre, vous ne savez pas qui est cette femme.
— La femme d'un ami, dis-je sans chercher à identifier cette voix qui est celle d'un homme-femme. Il n'y a rien à comprendre. Est-ce que vous comprenez, vous ?
— Ça ne me regarde pas.
— Alors ne me posez plus de question de ce genre. Ne parlons plus d'elle.
— Ne parlons plus du tout, fait la voix. Et elle se tait.
Elle (ou il) est assise de l'autre côté du salon, sur un divan, les jambes étalées dans les coussins et elle fume une cigarette qui ne quitte pas sa bouche. Je ne la connais pas ? dites-vous. À cette distance, je ne vois même pas si elle est belle. Peut-être assez jeune. Je pourrais allumer, la poire électrique est dans ma main, j'ai presque envie de voir son visage, pour me faire une idée de son silence.
— Anaïs... appelle doucement Amanda.
Elle revient dans le salon et se plante entre elle et moi, lui tournant le dos.
— Est-ce qu'on va rester comme ça toute la nuit à se faire la gueule ? dit-elle.
— Je ne crois pas. On s'est simplement éclipsé chacune de notre côté, non ?
L'homme-femme dans l'ombre émet un petit rire. Sa cigarette s'écrase sur la table. Elle se lève et sort, silhouette majestueuse, sans nom, silence acquis à jamais.
— Tu étais occupé avec mon frère ?
— Ce n'est pas ton frère, dis-je. Tu ne peux pas comprendre. Ça fait des années qu'elle me surveille de loin. Je n'ai jamais vu que son ombre. Elle me parle, me pose des questions et puis d'un commun accord, on s'impose le silence. Et quand quelqu'un vient nous déranger, elle s'en va discrètement.
— Tu te fiches de moi. Olivier est mon frère...
— Je t'assure que non. C'est la vérité.
— Enfin ! si ça te fait plaisir que ce soit elle plutôt que moi.
— Ça ne me fait aucun plaisir. Elle existe de cette façon, c'est tout, chaque fois qu'elle peut prendre ses distances dans une ombre calculée que je ne franchis pas, ni du regard ni encore moins à pied, si tu vois ce que je veux dire.
— Ça ne marche pas ! C'est trop cloche comme idée.
— Mais ce n'est pas une idée. C'est la réalité.
— Et elle s'appelle comment, ta réalité ?
— Aucune idée. Elle n'a peut-être pas de nom.
— Toutes les femmes ont un nom.
— Tous les hommes-femmes ont un corps, c'est différent.
— Va me chercher un verre.
À ce moment-là, une clameur s'élève sur la terrasse où tout le monde applaudit à tout rompre. Une lampe s'allume. Gisèle apparaît un peu ébouriffée, une bouteille à la main. Elle s'étonne à peine de la présence d'Amanda au milieu des coussins.
— Il a un succès ce Lorenzo ! dit-elle en posant la bouteille sur une console.
Mike apparaît derrière elle. Il est reparti pour un tour. Sa chemise est nouée autour de son cou.
— Ça par exemple ! Amanda (il tremble) ! Qu'est-ce que tu fabriques dans cette tenue ? Explique-moi ça un peu.
— Elle s'amuse avec des coussins, dis-je.
— Elle s'amuse avec toi ?
— Dis-lui que je n'ai pas envie de jouer avec elle.
— Anaïs n'a pas envie de jouer avec toi.
— Qui te dit que j'ai envie de jouer avec elle ?
— Mais tu viens de me le dire, Amanda (il tremble) !
— Je ne t'ai rien dit du tout ! Tu délires.
— Elle dit que tu délires. Tu devrais arrêter de délirer en sa présence.
— Dis-lui que j'aime bien délirer avec elle.
— Elle dit qu'elle ne sait plus ce qu'elle dit.
— C'est quoi, ce Lorenzo ? demanda Amanda en enfilant son sac de toile devant un miroir opportun sur lequel elle laisse la trace de ses doigts, oblique queue de la comète un peu rageuse qui sépare ses yeux.
— C'est un ami, dis-je. Tu devrais aller le voir. C'est un spectacle pour les dames. Les messieurs détestent ce genre d'exhibition.
— Il a un de ces engins ! s'écrie Gisèle d'une voix aiguë qui se termine par un hoquet. J'crois pas en avoir déjà vu un pareil ! Venez Amanda. Allons nous rincer l'œil entre copines. On va rêver un peu, si ce n'est pas interdit.
— Allez vous faire foutre ! dit Mike quand elles sont parties.
— C'est toi qui devrais aller te faire foutre. Va te faire foutre avec ta femme le plus loin possible d'ici.
— Mais enfin, Anaïs ! Tu ne peux pas me parler comme ça. Je ne mérite pas ce qui m'arrive. Je suis un brave type.
— Envoie-toi en l'air avec la statue.
— J'ai déjà essayé. Elle est trop haute. J'peux pas avec les géantes, j'peux pas avec les moches et les belles me désespèrent.
— Essaye Gisèle. Elle est normale. Elle t'aime. Je suis sûre qu'elle ne te refusera pas un petit service si tu lui demandes gentiment.
— Il faut que je me dessaoule, Anaïs. Je vais aller prendre un bain.
— Tu peux bien te noyer cette fois ! dis-je en le regardant sortir sur la terrasse.
Il ne m'a pas entendue. J'éteins la lumière. Je vais peut-être dormir. Je renonce à allumer une cigarette. Je regarde la chaise dans le jardin. Olivier est assise dessus, me regardant, jambes croisées, fumant toujours sa longue cigarette, souriante.
— Venez, dit-elle.
C'est la première fois qu'elle me le demande. Depuis des années, je n'ai jamais réussi à l'approcher. Chaque fois que je l'ai tenté, elle s'est enfuie. Il est vrai que je n'ai jamais couru derrière elle. Elle a toujours disparu dans l'ombre la plus proche, ne réapparaissant que plus loin, ou plus tard, et jamais en pleine lumière. Et maintenant, après des années et des années de fréquentation distanciée, elle me demande de venir, elle ne bouge pas tandis que je m'approche, un peu frissonnante, la voyant s'éclaircir, visitant ses ombres une à une pour au moins deviner son visage. Mais je ferme les yeux et je m'arrête.
— Viens, dit-elle.
Je ne peux pas bouger. Puis je tombe à genoux, lourdement, le choc résonne dans ma tête, j'attends une autre manifestation de sa présence, un mot, un froissement de sa robe, le cliquetis de ses bagues, une allumette, son souffle et la fumée qui virevolte en l'air. Je mens.
— Ça ne va pas, Anaïs ?
C'est Fabrice. Il ne manquait plus que lui. Il va me falloir supporter ses sucreries mentales. Pendant combien de temps ? J'ouvre les yeux. Olivier a disparu. Je suis à genoux devant la chaise vide. Fabrice pose une main sur mon épaule. Sa main est lourde, dure. Il n'ose pas me parler de la chaise devant laquelle je me suis prostrée comme devant une idole. Je pourrais lui en parler, moi, mais il n'a pas besoin de connaître mes petits secrets mentaux. Dans son prochain livre, on me verra à genoux devant une chaise, en pleine nuit dans un jardin arabe, et il se contentera de construire le parallèle entre cette posture et ma personnalité. On trouvera ça remarquable. Sans dialogue. Sans explication. Pas de théorie. Rien qu'un parallélisme impeccable pour me réduire à son talent. On ne pourra plus s'empêcher de me voir sans voir la chaise et mes genoux. Il détruit l'amitié de cette façon. C'est un jeu cruel.
— Qu'est-ce qui ne va pas, Anaïs ?
Cette fois sa question est plus précise, elle veut aller au cœur du problème. Il n'y a plus d'alternative, il cherche une nature de vertige, il se penche avec condescendance, son souffle amer me pénètre et m'étourdit.
— Vas-tu m'expliquer ce que tu fiches devant cette idole de chaise ?
Il revient à de meilleurs sentiments, plaisante un peu avec la surface de la douleur. Il ne pénètre jamais seul au cœur de la raison. Il attend son heure. Il n'a pas encore trouvé les mots. Il ne les trouvera peut-être jamais. Ce sacré type va mourir et il se fait un sang d'encre uniquement à cause de son travail dont l'inachèvement lui semble pire que la mort qui va le détruire. Il redevient doux et tendre, sirupeux, il retrouve le mot de l'amitié et me parle dans l'oreille, touchant mon oreille du bout de ses lèvres, la léchant un peu à la fin.
— Tu as tort de m'en vouloir à ce point, dit-il en s'asseyant sur la chaise.
— Pourquoi t'en voudrais-je ?
— Parce que je t'ai surprise dans cette attitude. Ç'aurait pu être n'importe qui.
— Je suis ridicule de toute façon. Je veux dire : peu importe qu'on m'ait vue dans cette posture ridicule. Il n'y a pas de mal.
— Pas de mal à tomber à genoux devant une chaise ou pas de mal à se laisser surprendre dans cette attitude ?
— En réalité, la chaise n'y est pour rien. Je priais.
— Alors tant pis pour la chaise ! dit-il.
— Tant pis pour toi, tu veux dire !
— C'est vrai.
Il ne me parlera plus. Il retourne à ses montagnes, les yeux peut-être fermés. Je le laisse aux étoiles et je retourne dans le salon. La lampe est de nouveau allumée. Je dérange un couple qui s'ébat juste sous l'abat-jour, inondé de lumière. Je m'excuse vaguement et cherche du regard un endroit tranquille où fumer une cigarette en pensant à des choses plus sereines, plus extérieures, un peu superficielles si c'est possible. Je trouve un fauteuil noir et carré. Il est tourné contre le mur, ou plus exactement vers un vaisselier qui rutile doucement. Je m'assois et je la fume, cette cigarette.
— Anaïs !
C'est Olivier. J'allais dire « encore » mais je ne suis pas impatiente à ce point. Sa voix m'arrive d'une mezzanine où se bousculent des objets de cuir et de cuivre.
— Monte ! dit-elle.
Je monte les barreaux de l'échelle avec toute la prudence que m'impose mon sens aigu du vertige. Ma tête arrive à la hauteur du plancher couvert de tapis qui sentent la poussière. Elle est assise dans l'ombre. Je vois ses genoux et ses longs mollets. Une main apparaît.
— C'est ici que Fabrice écrit, dit-elle.
Elle me montre la disquette, la fait jouer lentement dans l'écran de lumière qui clignote.
— Son dernier livre, dit-elle encore. Memento mori ou N'oublie pas que tu dois mourir.
La disquette quitte ses mains comme un oiseau. Elle vient se poser devant mon nez, sur le tapis où elle ne fait aucun bruit. L'écran s'éteint. La mezzanine retourne à l'obscurité. Je regarde le couple un peu déshabillé. La femme me regarde d'un air triste. L'homme cherche à craquer une allumette qui refuse de s'allumer. La cigarette tremble dans sa bouche.
— Quand vous aurez fini... dit la fille.
Je descends de l'échelle, la disquette dans la poche. La lumière de la lampe s'éteint au-dessus du couple. L'allumette s'allume. Apparaît le visage surpris de l'homme qui n'a plus la cigarette dans la bouche, puis il éclaire le visage de la femme. La cigarette est au bout de ses lèvres. Elle l'approche de la flamme et l'allume. L'homme secoue l'allumette. Elle s'éteint. La braise fait un point rouge dans l'ombre totale. Je ne mens pas.
Sur la terrasse, Jean est en train de faire la cour à Lorenzo, le petit ami que j'ai amené ce soir pour lui présenter du monde mais il s'est débrouillé sans moi et il a l'air heureux de son succès. Je l'embrasse sur la bouche. Jean se recule un peu, et dit :
— Vous vous connaissez, à ce que je vois ?
— Je suis le mignon de l'écrivaine américaine Anaïs K., dit Lorenzo qui adore dire ça aux femmes chaque fois qu'elles ne le lui demandent pas.
— C'est vrai que je vous trouve mignon, susurre Jean qui s'en veut un peu de s'être trompée à ce point. Pas vrai qu'il est mignon ?
Elle s'en va. Lorenzo rit.
— Elle a eu beaucoup de succès dans la piscine, dit-il.
— Tu as eu beaucoup de succès toi aussi.
— Je ne me plains pas. Est-ce que tu as eu du succès, toi ?
— Pas comme je voulais.
— Il faut choisir.
— Je n'ai pas eu le choix.
— Alors je te plains. Homme ou femme ?
— Homme-femme.
— C'est ce qui peut arriver de pire. Ne pas avoir le choix et subir l'homme-femme.
— Ce n'est pas tout à fait ce qui s'est passé.
— Olivier ?
— Dans le mille. Comment le sais-tu ?
— Il me l'a dit. Il m'a parlé de toi.
— J'aurais voulu être là.
— Paraît que tu lui as volé un poème du temps de votre jeunesse ?
— C'est ce qu'elle raconte pour se rendre intéressante.
— C'est lui qui écrit les poèmes de Mike ?
— Peut-être qu'elle aime se faire voler ce qui lui reste de cervelle.
— Ce serait fantastique.
— Quoi ?
— Ce type qui vole sa femme pour tromper le monde.
— Il ne l'a trompée qu'une fois. Avec Virginie, la sœur d'Amanda.
— C'était quoi ce poème ?
— Presque rien. Un discours un peu baveux sur l'amour à trois.
— Tu le lui as vraiment volé ?
— Qui peut croire un homme-femme qui écrit les poèmes de Mike ?
Je vous le demande.
Chapitre X
Récit d'Anaïs K.
Un an plus tard, malade
»C'est Mike qui est venu me chercher à l'aéroport. Il en a fait une tête, mon ami de toujours !
— Bon Dieu, Anaïs, qu'est-ce qui t'arrive ?
— J'ai failli aller en prison.
— Oui, ça, je le sais. Mais ça n'explique pas tout.
— Gisèle est malade.
— Je ne crois pas, non. Elle se porte comme un charme. Je l'ai vue pas plus tard que la semaine dernière.
— Ce n'était pas une question, Mike. Elle a le virus.
— Le virus ? Quel virus ? ¡Párate aquí, hombre ! dit-il au chauffeur qui fonce dans le parking d'un centre commercial. Le virus ?
— Faut bien que ça arrive à quelques-uns, non ?
— Merde ! Tu en es sûre ?
— Sûre de quoi ? Du virus ? De Gisèle ?
— Ne m'embrouille pas, Anaïs. Allons boire un coup. ¿Quieres beber algo ? dit-il au chauffeur qui secoue la main pour dire non. Amanda m'a parlé de ce truc qui fait peur à tout le monde. Son père en est mort. Il n'a pas fait long feu.
Il ouvre la portière, pose un pied par terre et se remet à parler sans quitter le taxi.
— Ça, on peut dire que ç'a été vite fait, bon Dieu ! Je te remercie de venir mourir chez moi, Anaïs. C'est Amanda qui va être contente. Ça lui rappellera le bon vieux temps. C'est une vraie bonne femme en la matière.
C'est sa manière d'être triste. On est revenu au taxi. Il était beurré comme il faut. Mais il n'a pas fait d'histoires. D'habitude, il en fait. Mais cette fois-là, il n'en avait plus le goût. Ou alors il était plus ivre que d'habitude. Il y a une explication pour tout, avait dit le pasteur à ma mère en regardant le visage bleu de mon père qui commençait à sourire dans la mort. C'est exactement ce que me disait Mike en dégueulant sur les sièges du taxi.
— ¡Qué mierda ! dit le chauffeur qui connaissait bien Mike et qui ne lui en voulait pas.
C'était le taxi de Polopos et Mike, qui ne conduisait pas à cause d'une mésentente avec le gouvernement au sujet d'un point de droit du Code de la route, était son meilleur client.
— Écoute, Anaïs ! Je crois qu'Amanda ne va pas être d'accord. (Il redevenait raisonnable juste au moment où le niveau d'alcool dans son corps commençait à baisser.) Non, il vaut mieux que je te pose la question, Anaïs. Crois-tu qu'Amanda va être d'accord ?
Il était redevenu vraiment très raisonnable. J'avisai le chauffeur.
— On va acheter une bouteille, lui expliquai-je. Monsieur Bradley en a besoin.
— ¿De vino ?
— Más fuerte.
— Aguardiente.
— Más ! Más !
— ¿Gasolina ?
La bonne blague ! Il arrêta la voiture en face d'une bodega digne de ce nom qui arborait un gigantesque chapeau de fer rouillé en guise d'enseigne avec écrit dessus à la peinture et au néon : Los Tres Compañeros. Du coup, je demandai au chauffeur s'il voulait être de la partie et il se frappa le front pour me montrer à quel point je faisais peu de cas de sa licence de taxi.
À l'intérieur, entre deux tranches de jambon qui l'assoiffèrent jusqu'au délire, Mike vida la moitié d'une bouteille de Málaga et devint rouge comme le patron de la bodega qu'il avait insulté en entrant à cause de la présence de deux putains qui se ravitaillaient en se chamaillant sans se soucier de ce qui se passait autour d'elles. Depuis ce moment, le patron était rouge de colère et je voyais bien qu'il était prêt à tenter quelque chose contre Mike qui le regardait en grimaçant, se fourrant un doigt dans le nez et le trempant dans le vin pour en agrémenter le goût.
— Dites à votre copain d'arrêter de faire le singe ! dit soudain le patron qui en avait visiblement assez qu'on s'amuse à ses dépens.
— Il ne comprend pas, dis-je. C'est un Français.
— Je me fous que ce soit un Français ou le diable. Qu'il foute le camp ! Toi aussi fous le camp ! ¡Lárgaos !
— Il n'aime pas les Français, dis-je à Mike. Finis ton vin et on s'en va.
— Je veux des olives.
— Y a pas d'olives ! rugit le patron.
— J'en veux au fenouil !
— T'en auras dans la gueule si tu continues ! s'esclaffe une des putains.
— Ne parlons plus d'olives, dit Mike. Parlons de la mort.
— Il est triste votre copain, dit le patron.
— Il est triste chaque fois qu'il se met à parler espagnol.
— Ne dites pas de bêtises et foutez-moi le camp !
— Sans moi ! dit la pute.
— C'est vous qui l'avez obligé à parler espagnol, dis-je au patron.
— Il était triste avant de parler espagnol.
— Il s'est mis à parler espagnol dès qu'il vous a vu.
— C'est vrai, dit Mike. Je voulais que tu me comprennes bien. J'avais des tas de choses à te dire. Des choses désagréables.
— On ne parle pas de ce genre de choses avec des inconnus, dit le patron qui commençait à s'intéresser à la conversation.
— C'est une contre-vérité, dit Mike.
— Vous me traitez de menteur ! C'est pire que tout !
— Personne ne vous a traité de menteur, dis-je.
— Vous êtes simplement un type qui se trompe, dit Mike.
— Je ne peux pas me tromper sur votre compte. Buvez et filez !
— Voilà qu'il recommence, Anaïs ! Donne-lui un marron de ma part.
— Je ne peux pas. Il est trop méchant. Bois et filons.
— L'Espagne est un triste pays, dit Mike. Ça fait quinze ans que je vis ici et je m'emmerde depuis le début.
— Personne ne vous retient, dit le patron un peu tristement.
— Justement oui ! Quelqu'un me retient !
— Le travail ? demande le patron encore un peu plus triste.
— Ma femme, dit Mike doucement. C'est ma femme qui me retient.
— Il faut la laisser alors, dit le patron un peu moins triste. Avec les femmes, il y a toujours une solution. On n'est pas obligé de les fréquenter.
— Par ici la monnaie ! dit la pute (elle éclate de rire). Non mais quelle cuite !
— Je ne peux pas quitter ma femme, avoue Mike.
— On peut toujours quitter une femme. ¡Cojones !
— Mon ami ne peut pas quitter la sienne, dis-je.
— Qu'il essaye de la quitter. Essayer, c'est l'avertir qu'on n'a pas l'intention de se laisser faire. Que les choses peuvent changer ! ajoute le patron avec conviction.
— Mon ami ne veut pas s'expliquer.
— Alors qu'il foute le camp, dit le patron qui voyait que la conversation s'achevait à cause de l'entêtement stupide de Mike qui ne voulait pas quitter sa femme, ni même essayer de la quitter, et tout ça sans expliquer ni le commencement d'une bonne raison de se jeter de cette façon triste et inhumaine à ses pieds de maîtresse dont lui, don José María, n'aurait pas voulue ni en paroles !
— Vous avez bien raison, dit la pute. Toutes les femmes sont des putains, sauf moi.
— Sauf ma mère, dit Mike doucement, le front sur le comptoir. On dit : toutes les femmes sont des putains, sauf ma mère.
— Qu'est-ce qu'il chante ? fait l'autre putain.
— J'en sais rien. Il parle de sa mère.
— Le mieux, c'est qu'il se taise et qu'il foute le camp, dit le patron en remplissant le verre de Mike. Bois à ma santé encore un coup et va-t-en ! Tu es triste. Tu vas ruiner la réputation de mon établissement. Par les temps qui courent, je n'ai vraiment pas besoin de ça.
— Pour moi le temps est arrêté, dit Mike. Puisque vous ne voulez pas que je vous parle de ma mère, je vais vous parler d'une amie.
— On veut pas non plus, dit la pute en riant.
— Une amie qui va mourir, dit Mike qui sait distiller les arguments pour convaincre.
— On t'a déjà dit qu'on ne voulait pas t'entendre parler de la mort, dit le patron.
— Alors elle va en parler elle-même. (Je rougis.)
— Qui ? Elle ? fait la pute.
— Tu vas donc mourir ? dit l'autre. Qu'est-ce que t'as fait pour mourir si jeune ?
— De quoi meurt-on à cet âge et à notre époque ! glapit Mike en frappant le comptoir du plat de la main.
— De mon temps, on mourait à la guerre si on avait l'âge, dit le patron.
— À cette époque-là, dit la pute d'un air savant parce qu'elle sentait qu'elle était sur le point de comprendre, à cette époque-là, les femmes mouraient en couches si elles avaient l'âge requis.
— Dis donc pas de conneries, fait l'autre pute qui se fiche de la science de sa copine.
— Bon, Mike, on s'en va, dis-je en soulevant la tête au-dessus du comptoir.
— Il va falloir le porter.
— Portez-moi sur une chaise, dit Mike. Je veux mourir assis.
— Mais c'est pas toi qui vas mourir, pauvre cloche !
— C'est vrai. Alors portez-moi sur un plateau, comme un Gaulois.
— C'est sur les boucliers qu'on les portait les Gaulois, dit le patron en riant, et il donne un savant coup de plateau sur la tête de Mike. (Boing !)
— Alors ne me portez pas. Laissez-moi me porter tout seul.
— Je vais chercher le chauffeur, dis-je.
— T'as un chauffeur ? dit la pute en sifflant.
— De taxi, dis-je en sortant.
— C'est toujours mieux que rien ! entendis-je quand je fus dehors.
Le chauffeur, qui s'appelait Pepe, hocha la tête en me voyant arriver et je n'eus pas besoin de l'appeler, il s'amena en balançant les bras mais sans rien dire de ce qu'il pensait. Il connaissait bien Mike. Il lui pardonnait tout. Il savait quelque chose d'important à propos de Mike, ou il croyait le savoir. En tout cas, il entra avec moi dans la cave et il salua le monde d'une brève syllabe qui n'était pas forcément un salut. Peut-être un avertissement.
— Pepe ! s'écria Mike. Viens boire un coup.
— Je ne peux pas, dit Pepe, j'ai ma licence à surveiller. C'est mon gagne-pain.
— Alors mange ! dit Mike en lui tendant l'assiette pleine de jambon.
— J'aurai soif après, dit Pepe. Je me connais. Je dois me surveiller.
— Pepe se surveille tout seul, dit Mike à la pute intéressée.
— Et toi, qui c'est qui te surveille ? dit-elle. Ta femme ?
— Non. Elle fait un tas de choses avec mon corps, mais pas ça. Est-ce que quelqu'un veut savoir ce qu'elle fait avec mon corps ?
— T'es pas un athlète.
— Un athlète serait trop lourd pour elle, décrète Mike. C'est une petite femme. Je suis juste à sa taille.
— Alors ? C'est qui qui te surveille ? continue la pute.
— Le public, dit Mike en faisant claquer sa langue.
— Merde ! T'es artiste ?
— Un peu mieux qu'artiste, ma chère.
— Poète ?
— Tu l'as dit ! J'suis poète. Ça t'en bouche un coin, patron ?
— C'est pas de l'entendre qui va me boucher un coin, dit le patron en grommelant. Faudrait voir à voir et on n'a rien vu.
— Mike ! Si on foutait le camp. J'ai besoin de te parler.
— Ta copine veut plus rester avec nous, dit la pute. Elle est quoi, elle ? Professeur ?
— Anaïs ! Est-ce que je peux lui dire ce que tu es ?
— Ça ne l'intéresse pas. Et puis ça lui ferait peut-être peur. Ferme ton caquet et foutons le camp d'ici. On pourra parler. J'ai besoin d'un conseil.
— Tu peux parler devant mes amis, dit Mike d'un ton solennel.
— Ne dis pas de bêtises. Ce ne sont pas tes amis.
— Qu'est-ce que t'en sais si on n'est pas amis Mike et moi ? Hein Mike ? dit la pute.
— Je serai ton ami si tu ne touches pas à mon argent, dit Mike.
— Fâchée ! dit la pute qui s'esclaffe.
— La preuve est faite ! dit Mike sentencieux. Foutons le camp sans insulter personne, pas même le patron qui est peut-être un ami.
— Peut-être, dit le patron. Revenez quand vous voulez. Sans faire d'histoires. Je suis l'ami de tous les types qui ne font d'histoires à personne.
— C'est trop d'amis pour un seul homme, dis-je.
— Mettons que ça ne soit pas de l'amitié, reconnaît le patron. Disons que j'ai le sens du commerce. Amusez-vous bien.
La propriété de Mike est située assez loin de la côte dans la montagne. Il y fait chaud toute l'année, même si la température baisse un peu au mois de février quand la neige se met à tomber sur les hauteurs, transformant l'horizon en un immense mur blanc qui semble être la limite du monde, à cette heure-ci, en plein soleil. Les terres s'étendent sur trois ou quatre kilomètres entre deux versants qui se rejoignent dans le lit d'une rivière toujours à sec, même au moment de la fonte des neiges, à cause d'un barrage situé très haut en amont, au pied des hautes montagnes dont la roche est luisante au soleil alors qu'ici, mis à part quelques pentes schisteuses, la terre ne reflète pas de lumière, elle l'absorbe jusqu'au feu qui vous fait tourner la tête en plein après-midi. La maison a été bâtie sur un plateau artificiel dû au travail des bulldozers qui ont coupé la cime d'une colline comme le haut d'un ice-cream, ni plus ni moins. C'est un vaste tipi aux poutres métalliques qui se dressent en pointe dans le ciel bleu ou blanc selon qu'on est en hiver ou en été. Tout autour de cette structure qui impose ses verrières Amandaies au milieu de ses reflets de miroir, Mike a fait construire une bonne vingtaine de petites bâtisses blanches aux toits rouges, d'une manière qui semble tout à fait anarchique, sans souci de communication entre elles, mais en adéquation avec les ombres qu'elles portent les unes sur les autres. Chaque ouverture est un véritable tableau, une œuvre signée Mike Bradley, à moins qu'il n'ait volé l'idée à Amanda qui de toute façon ne s'autorise aucun commentaire sur le sujet. Elle ne revendique que la piscine et la tonnelle qui la couvre à moitié. Il y a toujours des grains de raisin dans cette sacrée piscine, des feuilles de vigne et des bouteilles de verre qui finissent par s'enfoncer pour faire jouer leurs reflets verts sur le fond vaguement gris. Amanda est fière de sa piscine mais elle ne force personne à y faire trempette avec elle. C'est sa piscine et elle n'est jamais partante pour la prêter. Elle la prête cependant si on le lui demande gentiment.
— Anaïs ! crie Mike dont la tête apparaît dans la fenêtre d'une des casemates. Est-ce que tu as demandé à Amanda la permission d'utiliser sa piscine ?
— Ne fais pas l'idiot, Mike ! dit Amanda.
— Ne lui demande rien, Anaïs. Elle t'arrachera les yeux. (Il rit.)
— Mike s'imagine que je me sens propriétaire de la piscine, dit Amanda. Une espèce d'arrangement quoi ! Moi, la piscine et lui la maison et les terres. Tout à son avantage. Il aime bien s'avantager, Mike.
— Ne l'écoute pas, Anaïs. Quoi qu'elle te dise, ne fais pas attention à ses critiques. Elle devient mordante si tu la laisses parler sans rien dire toi-même.
— Ce pauvre Pepe et son taxi ! dit Amanda. Il n'a pas voulu que je l'aide à nettoyer. Je parie bien que c'est sa femme qui s'est tapé le boulot.
— À boire ! crie Mike.
— Tu as assez bu hier soir ! dit Amanda dont le côté pile est en train de rôtir au soleil, allongé au bord de la piscine sur un matelas.
— Rien qu'un verre !
— Pas une goutte. Tu t'y noierais.
— J'imagine que tu es au courant, dis-je.
— Bien parlé ! crie Mike. Ne lui envoie pas dire.
— Mike a pleuré toute la nuit. J'ai fini par comprendre. Que viens-tu chercher ici ? Une explication ? Il n'y en a pas.
— Je n'ai pas besoin d'explication. Je suis venue voir les derniers amis qui me restent.
— Comment vas-tu nous perdre, nous ?
— Ne sois pas cruelle.
— Ce que tu as fait à Fabrice est cruel.
— Ce que m'a fait Gisèle est cruel.
— Qu'est-ce que tu comptes me faire ? dit Amanda en se tournant côté face.
— J'irai à l'hôtel. Dès demain.
— Bien parlé. Il y a toujours ce Lorenzo pour y amuser le client. Je suppose que tu t'amuseras avec lui. Avec la prudence qui s'impose. Si ce n'est pas trop tard.
— Il t'a peut-être contaminée.
— Non, je suis tranquille.
— Bientôt le virus se baladera dans l'air. Comme ça il y en aura pour tout le monde.
— Ne dis pas de bêtises.
— Mike dit des bêtises, pas moi.
— Ne le contamine pas, s'il te plaît.
— Je ne contaminerai personne. Pas même Lorenzo.
— Alors je m'en servirai encore. Avec précaution.
— Ne la laisse pas faire, Anaïs, crie Mike de la casemate.
— T'en fais pas pour ta copine, dit Amanda. Elle n'a pas l'intention de rester.
— Tu n'aimes pas mon domaine, Anaïs ?
— J'irai à l'hôtel demain. Amanda a peur du virus.
— Crache-z-en quelques-uns dans la piscine, merde !
Le v'là qui s'amène, fou de colère, un peu titubant à cause des restes de la cuite et au fond pas très convaincant.
— Merde ! fait-il. Tu entends ce que je te dis, Amanda ?
— Je ne la force pas à aller à l'hôtel. Hein, Anaïs, que je ne vous ai pas forcé la main ?
— Tu parles si tu n'as pas forcé !
— Elle n'a rien forcé, dis-je. J'ai envie de revoir Lorenzo.
— Ha ? fait Mike soudain très calme, au bord de l'effondrement.
Au fond il est heureux que ça se passe comme ça. Il n'est pas bâti pour la colère. Il ne sait vraiment pas s'y prendre. Amanda fait le reste, quoi !
— Ça ne me regarde pas, dit-il en s'asseyant au bout de mon matelas.
— Et puis je ne veux pas vous déranger, ajoutai-je pour envenimer un peu la conversation que Amanda se met à négliger pour cause de victoire.
— Tu vois ? s'écrie-t-il. Elle dit qu'elle dérange. Elle n'a pas trouvé ça toute seule !
Mais il n'arrive pas à se mettre en colère. Il est pitoyable.
— J'ai un conseil à te demander, dis-je doucement.
— Devant Amanda (il se met à trembler) ?
— Dis-lui de foutre le camp. Ça ne la regarde pas.
— Foutons le camp, plutôt. On va se dégoter une bonne bouteille. J'adore boire un bon coup en écoutant les confidences d'une amie qui va mourir. Amanda ! Anaïs et moi on va parler dans le salon au jet d'eau. Ne nous dérange pas, s'il te plaît.
— Sauf si j'entends le bruit d'un bouchon, c'est promis, dit Amanda et elle s'assoit pour tirer sur ses peaux mortes. Elle est un peu dégoûtante quand elle s'y met. Elle ne m'inspire pas le regret en tout cas.
— Alors, je t'écoute, dit Mike (il s'enfonce dans un fauteuil, le verre en l'air).
— Je voudrais donner une leçon à Gisèle.
— Quel genre de leçon ? glougloute Mike inquiet. Une trempe ? Tu veux faire ce genre de chose à une femme de cette classe ?
— Je voudrais lui faire pire que ça.
— Faut pas penser à se venger, Anaïs. C'est une sacrée femme. Tu sais tout le respect qu'elle m'inspire, et tu sais pourquoi.
— Oui, Mike. Tu as fait l'amour trois fois avec elle et tu ne te souviens plus de rien. Et tu es en train de te demander si tu peux avoir une totale confiance dans le résultat de ta dernière analyse, c'est ça ?
— Ne sois pas méchante avec moi, Anaïs. J'ai jamais su parler de la peur. Mais bordel pourquoi Gisèle est-elle malade ? Pourquoi elle et pourquoi dans ce coin du monde où ça ne peut pas arriver ?
— À cause de Fabrice, non ?
— Non. Fabrice c'est à cause d'un autre Fabrice que je ne connais pas. Écoute, Anaïs (il se penche sur moi). Trouvons le sale type qui a fait ça à Gisèle et donnons-lui une leçon. Ça te paraît bien comme ça ?
— Tu connais Muescas (Mike pâlit) ?
— C'est un sale type. Je donnerais cher pour ne pas avoir affaire avec lui.
— Merci pour le conseil, Mike. Je veux le voir.
— C'est exactement le genre de type qu'il te faut. Il aimera ça.
— Tu connais la qualité de ses services, non ? dis-je.
— Ne m'oblige pas à me souvenir de ça, dit Mike.
— Je ne t'oblige pas à me dire où je pourrais le trouver. J'ai envie de vérifier si tout le bien que tu m'en as dit peut me profiter à moi aussi.
— C'est un sale type, Anaïs. Un égoïste. Et un flambeur.
— C'est juste une blague que je veux faire à Gisèle. Rien de plus.
— Alors, les comploteurs ? lance Amanda en entrant dans le salon. Je te prends en flagrant délit de boisson, Mike. Anaïs, empêche-le de boire. Il va me rendre folle !
Sur le coup de cinq heures, je reluquais les jambes parfaites d'un homme-femme qui faisait le trottoir à l'entrée des Chancas. J'étais assise derrière la vitre d'un bar qui sentait la sardine grillée et le fond de tonneau. Elle (il) avait vraiment des jambes parfaites et j'aurais dû me douter que ce n'était pas une pute. C'était un homme-femme qui voulait me parler. Un type rabougri lui tâtait le genou, penché sur sa cuisse et je me demandais ce qu'il pouvait bien lui raconter chaque fois qu'il levait la tête pour la regarder en souriant, bougeant ses lèvres à la manière d'un cheval, sauf qu'il avait des dents rares et pointues. L'homme-femme fumait une cigarette qu'elle gardait à la hauteur de sa bouche, approchant ses lèvres de temps en temps pour s'aboucher avec le filtre doré qu'elle humectait du bout de la langue. Finalement, le type s'est relevé, il lui a tapoté gentiment la cuisse puis l'épaule et elle lui a filé de l'argent. C'est à ce moment-là qu'elle m'a regardée. Le type aussi m'a regardée. Il était petit et maigre, presque nain, avec une tête ronde et j'ai remarqué ses mains de brachydactyle qui avaient peloté la jambe de l'homme-femme avec une science dont je n'avais aucune idée. Elle avait aimé ça et l'avait payé. Maintenant elle lui parlait de moi. Je ne pouvais pas voir son visage. Elle avait de beaux cheveux mais je ne suis pas arrivée à voir ses yeux. À cette distance, elle n'avait pas de regard. Je pouvais voir sa bouche, j'aurais pu la reconnaître. Chaque fois que cet homme-femme est apparu dans ma vie, j'ai eu des problèmes. C'est elle qui m'avait refilé la disquette de Fabrice. Je savais que j'étais sur le point de refaire le même genre de chose, c'était inévitable maintenant que je l'avais reconnue.
Le type a empoché l'argent et il s'est ramené vers le café pour le dépenser. L'homme-femme me faisait signe en s'éloignant. Je ne savais pas si je devais l'aimer ou au contraire lui souhaiter le pire. C'était mon ange gardien. Côté enfer. Je ne mens pas.
— Vous êtes bien miss Anaïs K. ? fait le type en entrant. (Il a à peine ouvert la porte et sa main secoue la poignée, l'autre main s'accroche au rideau dont la tringle se plie avec un bruit étrange qui me coupe net la parole). Votre... femme m'a mis au courant, continue le type. Je suis Muescas.
— Ma femme ? dis-je enfin.
— Je vous envie d'en avoir une aussi belle.
— Qu'est-ce que vous avez fait à son genou ?
— Vous n'avez pas aimé ça ? Je vois.
— Vous ne voyez rien du tout. D'ailleurs, ce n'est pas ma femme.
— J'ai mal interprété ce qu'elle m'a dit, dit Muescas en s'asseyant à la table voisine. Ça n'a aucune espèce d'importance.
— Je ne lui ai rien demandé, dis-je un peu rageuse.
— Ne vous mettez pas en colère, Miss K.. Les femmes sont un bon moyen de rencontrer des types dans mon genre. Qu'est-ce que vous buvez ?
— Gin.
— Sec ?
— Non. Avec quelque chose dedans. Qu'est-ce que vous allez boire, vous ?
— Je ne bois jamais. Surtout quand j'ai à parler affaires.
— Qu'est-ce qu'elle vous a dit ?
— Que vous vouliez me voir pour m'en parler.
— Vous parler de quoi ?
— Elle ne me l'a pas dit. Elle avait mal au genou et connaissait ma réputation de guérisseur. Je l'avais prise pour une pute. Faut m'excuser.
— Vous n'étiez pas obligé de le dire. Je vois bien qu'elle a l'air d'une pute. Je le vois tous les jours. Faudra que je lui en parle une bonne fois.
— C'est votre femme. Vous avez des droits sur elle. Si on parlait affaires ?
— Approchez-vous. Je ne veux pas qu'on nous entende.
Muescas avait des mains vraiment très petites. Ou alors il manquait une phalange à chacun de ses doigts. Je ne pouvais pas m'empêcher de les regarder. Il les avait posées sur le dossier de la chaise en face de moi. Elles pendaient comme au bord de l'étal d'un boucher. Il y avait vraiment de quoi être écœurée. Et ce type faisait ce qu'il voulait avec ces mains congénitales. Il soignait les jambes des putes, étranglait les animaux de basse-cour que ses voisins élevaient dans leur salle à manger, il dessinait des cochonneries sur le ventre des voisines ou amusait les enfants en jouant au scorpion et en plus c'était un fameux joueur d'échec qui avait gagné des concours. Le seul truc qu'il n'était pas arrivé à faire, c'était avec les femmes. Un truc compliqué qu'il avait lu dans un bouquin. C'était sans doute une question de longueur. Qu'est-ce que j'en pensais ?
Ce type avait une conversation déplaisante. Il parlait de lui comme d'une troisième personne. C'était une de trop.
— Les putes m'aiment bien, dit-il. Je suis marié et je crains les maladies, alors je ne les fréquente pas. Elles ont toutes des jambes parfaites dans ce quartier. C'est moi qui m'en occupe, alors vous pensez !
J'avais vraiment autre chose à penser.
— Quand j'ai vu ses jambes, j'ai cru que c'était une pute. Pas du tout, qu'elle m'a répondu sans se vexer le moins du monde. Je suis la femme du type qui nous reluque derrière la vitre du café. Et qu'est-ce que je peux faire pour vous, ma bonne... dame ? que je lui dis. Faites comme d'habitude et écoutez-moi. Et je me mets à lui palper les jambes, du bas en haut, sous la jupe et encore plus haut. Des jambes de princesse, Monsieur... Madame. Des jambes comme je les aime. Qu'est-ce que vous faites d'habitude ? demande-t-elle avec un petit soupçon d'inquiétude. J'suis guérisseur, m'dame, que je lui réponds. Je soigne les jambes des putes du quartier. Elles ont toutes des jambes parfaites. C'est grâce à moi, m'dame. Mais vous, vous n'avez pas besoin qu'on les soigne, vos jambes. Je vois que vous vous en occupez à la perfection. Et je me mets à lui faire un discours sur la perfection. C'est ma dissertation préférée. Réservée aux femmes de son genre. Trouvez pas qu'elle a le genre aristocratique ? Pourquoi est-ce qu'on épouse une femme de cette qualité ?
— Je n'en sais rien, je ne l'ai pas épousée.
— Elle a dit le contraire, m'dame.
— C'est une menteuse. Elle ment à tout le monde chaque fois qu'elle parle de moi. (Je mens.)
— Elle vous persécute, quoi ! Je connais ça. Pas directement. Pas sur ma personne, je veux dire. Moi c'est ma femme que je persécute. Je dois lui en vouloir à cause de sa mélancolie. Obsession et mélancolie, c'est pas un bon mélange. Il n'y a pas de communication possible. Alors je la persécute. Elle se laisse faire à cause de l'idée qu'elle a de l'amour. Il faut qu'elle ait cette idée, dit-elle, sinon la vie n'a plus aucun sens. Je me demande bien ce que ça peut être, cette idée. (Il remue ses petits doigts nerveusement.)
— Je suis venue pour parler affaires. Ne parlons plus de nos femmes.
— Vous avez raison, old sport ! De quelle femme vous voulez me parler ?
— Comment savez-vous que je vais vous parler d'une femme ? C'est elle qui vous l'a dit ?
— Ouais, mad'moiselle !
— Je me demande qui elle est, dis-je pensive et inquiète à la fois.
— En tout cas, elle sait qui vous êtes.
— Je voudrais bien voir son visage. Vous l'avez vu, vous ?
— Pour sûr que j'l'ai vu. Une vraie poupée.
— Dessinez-la-moi !
Je ne pouvais pas rater cette occasion d'en savoir plus. Bien sûr, un dessin est toujours plus ou moins éloigné de la réalité. Je comptais sur le talent de Muescas pour me donner à penser plus que ce qu'elle permettait à mon esprit en temps ordinaire. Il se mit à crayonner sur la nappe. Je ne regardais pas. Je ne supportais pas la vue de ses mains. Et puis je ne voulais pas assister à la naissance de mon obsession. C'était trop me demander.
— J'crois pas me souvenir d'un détail, dit soudain Muescas. (L'angoisse m'étreignit. Je suffoquais presque.)
— Quel détail nom de Dieu ! (J'avais presque hurlé de terreur.)
— Vous énervez pas. J'ai peur de la comparaison, c'est tout.
— Quelle comparaison ?
— Vous allez bien comparer mon dessin avec ce que vous savez d'elle, non ?
— Je vous ai dit que je ne sais rien d'elle. Jamais vue, jamais touchée. Rien. (Je mens.)
— Vous badinez. Je vois bien que vous vous moquez de moi. Le dessin, je vous le donne. Ouvrez donc vos yeux, femme publique. Et regardez !
Une heure plus tard, j'étais debout sur la passerelle au-dessus du clapotis et je regardais le corps nu de Gisèle allongé sur la banquette à l'ombre d'un parasol dont les franges estompaient la lumière à la limite de sa peau de femme presque noire. Elle dormait ou avait simplement fermé les yeux pour penser à autre chose. Les voisins et les voisines astiquaient fiévreusement leurs ponts et leurs bastingages, un peu attentifs toutefois, négligeant la moire du sel sur le nickel d'un cabestan ou accrochés par la manche à l'étrier d'un câble, un peu pantins ou guignols à cause de cette manière de lorgner derrière le mur impénétrable d'une paire de ray-ban. Je ne voulais pas la réveiller. Je mis le pied sur le pont à côté d'un chat qui me regarda d'un œil morne. Je lui souris et il remua son museau gris sans tirer la langue. Un saint homme de chat. Je me laissai aller mollement dans un relax, regrettant de n'avoir pas déniché une sacrée bouteille ou au moins un verre sur ce maudit pont. Je me laissais bercer par le bruit des haubans. Un anémomètre sifflait comme un homme juste au-dessus de moi. Je fixai le pavillon pour l'empêcher de claquer. Cette goélette était le siège d'un vrai vacarme, sans compter l'eau du port qui se débattait entre le quai et la coque, visitée par le plongeon des poissons et par le voyage impromptu des bouteilles de plastique qui cherchaient une issue entre les piliers couverts de moules immangeables. Le chat était maintenant assis sur le roof arrière et il me regardait. C'était vraiment le seul être au monde avec lequel je pouvais avoir une conversation sensée. En silence, l'un en face de l'autre, lui sur le roof et moi sur la dunette.
Je vis la Chevrolet arriver sur le quai. Elle était décapotée et le chauffeur levait un bras en l'air. C'était Lorenzo. Debout sur le siège arrière, il y avait une petite fille en robe rouge. Elle mangeait quelque chose de blanc en mordant dedans à pleines dents. Je me levai et sautai sur le quai. La goélette frémit.
— Ah ! C'est toi, fait Gisèle sans ouvrir les yeux.
C'est qui « toi ? » ? Moi ?
Lorenzo a arrêté la Chevrolet en face de chez Camila, une bonne grosse femme toute lisse et tendre qui rêve d'amour au lieu de le faire, un peu une amie si j'en juge par le contenu de nos conversations où on se cherche des complicités dans un but strictement stratégique. Camila et moi, on est comme la manille et l'organeau. Entre l'ancre et la chaîne. Si j'étais amatrice de femmes, je n'hésiterais pas à l'épouser et à lui faire les gosses d'un autre. Elle amène la bière en dansant lourdement entre les tables qu'elle bouscule sans le vouloir, un peu confuse mais heureuse au fond de constater que rien ne s'est écroulé à cause de l'hiver. C'est une femme tenace qui croit à l'éternité. Elle ne sait pas très bien ce qu'il faut penser de l'éternité, mais elle y croit. C'est sa manière de dire merde à la société humaine que des imposteurs ont appelée humanité un jour de très grand vent. Ça soufflait tellement qu'on ne s'entendait pas. Debout sur les cadavres d'une partie de l'humanité, comme ils se mettaient à l'appeler à partir de ce moment de l'histoire des hommes, ils parlaient au reste de l'humanité. De quoi au juste ? De justice, de poésie, d'analyse critique et de reproduction. Mes bien chers frères, il faut assurer l'éternité de l'humanité. Cessons de prier et pensons. Nous ne croyons pas qu'il y ait une fin à la pensée. Nous ne connaîtrons jamais la mort de l'esprit. Tout le monde ne peut pas en dire autant. C'était le début de l'orgueil. Dieu n'avait qu'à bien se tenir.
La gosse était toujours debout sur le siège arrière de la Chevrolet. Le truc qu'elle s'enfilait goulûment coulait sur sa robe en grosses mottes qui s'écrasaient sur le cuir bleu et blanc qui m'avait coûté une fortune. Lorenzo riait et lui demandait si elle en voulait encore. Elle disait oui et sa tête noire et frisée se balançait sur ses épaules. Elle grimaçait au lieu de parler comme tout le monde le fait quand il est heureux de constater que les choses se passent comme on a envie qu'elles arrivent.
— C'est qui, c'te môme ? demandai-je à Lorenzo. Ta p'tite cousine ?
— Non, c'est une élève, dit Lorenzo qui devint sérieux comme un professeur.
— Tu lui apprends à manger avec les doigts ? Bon professeur.
— Ne dis donc pas de bêtises. Sa mère me l'a confiée pour que je lui montre deux ou trois choses qui lui seront utiles. L'essentiel est que je n'y prenne pas plaisir, si tu vois ce que je veux dire. (La gosse le regardait toujours d'un air admiratif et il continuait de lui parler nourriture. Ils avaient trouvé leur équilibre sans se donner trop de mal, je suppose.) J'ai bonne presse, continuait Lorenzo. On peut me faire confiance. J'suis pas dénaturé.
Il me regarde avec ses yeux de poupée Barbie.
— J'suis tellement content que tu sois revenue. Je ne pouvais pas oublier.
— Je suis une femme fidèle.
— Qui donc vas-tu épouser ? Doña Gisèle ?
— Je suis déjà mariée. Une erreur de jeunesse.
— C'est quand on est jeune qu'on commet les erreurs définitives, dit Lorenzo. Ensuite, on passe son temps à en trouver la justification. Ce qui est une erreur encore plus grave. La vie est un sacré mensonge. La vérité, ça se fabrique comme le savoir ou n'importe quoi d'autre. Il n'y a pas de vérité sans règle. Ça me rend morose d'être obligé de dire bonjour à tout le monde.
Voilà qu'il pleurnichait maintenant.
— Faites-lui un câlin, Mademoiselle Anaïs, dit Camila en s'amenant avec une assiette de jambon et un bol d'olives. Les câlins, c'est bon pour la digestion. C'est qu'il faut en avaler de la merde pour avoir le droit de vivre avec ses semblables.
La gosse avait fini sa pâtisserie et elle léchait le siège, à genoux sur le plancher, touchant du bout du doigt chaque motte de crème avant d'y mettre un coup de langue.
— T'en veux encore ? demande Lorenzo.
— J'en ai assez, dit la gosse. Ça va me rendre moche. Tu veux me rendre moche ? Je sais bien que c'est ce que t'as dans la tête.
— Qu'est-ce que tu t'imagines ! dit Lorenzo en frappant dans ses mains.
— Je sais bien ce qu'elle s'imagine, dit Camila qui est passée par là. Tiens, Mademoiselle Anaïs, v'là doña Gisèle qui vous fait signe. Elle a une drôle de nudité, c'te femme-là. Je parle pas de son corps. Trouvez pas ?
— C'est peut-être une sale bonne femme qui ne vaut pas la peine qu'on s'intéresse à elle. Demandez-lui s'il y a à boire à bord de sa sacrée goélette.
— Vous allez attraper le mal de mer.
— Ce n'est pas elle qui me le refilera.
— Alors montez-lui dessus sans vous soucier du temps qu'il fait ! (Elle rit.)
— Pourquoi que t'en veux pas une autre ? demande Lorenzo.
— J'suis déjà assez moche comme ça, dit la gosse. (Elle s'essuie la bouche avec un pan de sa robe.) C'est à elle la bagnole ?
— Je t'ai déjà dit qu'elle est à moi, fait Lorenzo en me jetant un clin d'œil.
— Alors pourquoi que tu fais son chauffeur ? Elle est plus riche que toi ?
— Les Américains sont des gens très riches. Tu devrais le savoir.
— Tu me l'as jamais dit. Tu ne me dis pas grand-chose. Je serai moche et bête. Je pourrai jamais faire ce que veut ma mère.
— T'as bien le temps de le faire, dit Camila.
— Je le fais bien avec Lorenzo.
— Lorenzo c'est pas pareil, dit Camila.
— Pourquoi que ce serait pas pareil ? C'est un homme non ?
Gisèle avait renoncé à attirer mon attention de bête traquée. Je plongeai mon nez dans l'écume de la bière et me remplis la bouche d'une poignée d'olives dont l'amertume me souleva le cœur. Je pensais à Muescas. Je pensais à tous les minables qu'il faut payer pour obtenir quelque chose de leur existence de rats. Voilà ce qu'ils étaient : des rats. C'était triste et banal à penser. Mais je le pensais.
Chapitre XI
Récit d'Anaïs K.
J'ai pas vraiment envie d'en rire, suite et fin ?
— Anaïs ! Nom de Dieu, Anaïs ! C'est Olivier !
Mike s'agitait comme une marionnette sur le siège arrière de la Chevrolet. Il avait vu le fantôme qui me poursuivait depuis des années. À force de le traîner avec moi de bar en bar et de comptoir en W.C. pour dames, c'était forcé qu'il finisse par se rendre compte que j'étais suivie. Je pouvais enfin lui avouer qu'elle me suivait depuis des années, qu'elle n'avait rien fait d'autre que de me suivre pour me prodiguer ses sacrés conseils afin d'entourlouper avec moi le monde qui était notre seul revenu, mais je ne lui dis rien ni au sujet de la disquette de Fabrice et encore moins à propos de son influence désastreuse sur l'esprit tourmenté de Muescas qui venait, je devais l'admettre, de m'entraîner avec lui dans une sale histoire. Elle en pensait quoi, Olivier ! de la manière qu'avait Muescas de faire des blagues sur commande à des dames pleines d'aristocratie et de bon sens ? Il avait tué Gisèle et ça me faisait presque plaisir de reconnaître que c'était sans doute à la demande d'Olivier.
— Elle a peut-être quelque chose à te dire, dit Mike qui se calmait en sirotant le goulot d'une bouteille.
Parlez si elle avait des choses à me raconter ! Mais quoiqu'il arrive, je continuerai de ne pas la regarder. Il n'y a rien qui l'agace comme de ne pas la regarder. C'est détruire sa beauté inutile, c'est lui dire exactement ce qu'on pense d'elle. Elle nous suivait à bord d'une petite anglaise décapotable, bien rouge et bien chromée où c'est nécessaire, pour que personne ne regrette de l'avoir regardée au moins une fois dans sa vie. Je voyais sa belle chevelure flotter au-dessus du pare-brise. Elle avait une main posée sur le rétroviseur, l'autre sur le volant, la tête contre le fauteuil qui faisait un écran noir où elle resplendissait et Mike essayait de la regarder dans le rétroviseur de la Chevrolet qu'il avait réglé pour ses yeux.
— Si on s'arrêtait pour lui dire bonjour, hein Anaïs ? proposa-t-il.
Plutôt aller en enfer, pensai-je, me demandant, comme à chaque fois que j'y pensais, si c'était la villégiature où je finirais mes jours avec elle. J'étais vaguement persuadée qu'on était faite l'une pour l'autre.
— Elle va nous dépasser, dit Mike en se rapetissant sur l'accoudoir mou qui lui sert de promontoire. Elle nous dépasse. Bon dieu ! Elle nous a dépassés. Anaïs, dis-moi qu'on a rêvé. Qu'est-ce qu'elle peut bien foutre ici ?
— C'est mon ange gardien, dis-je en serrant les dents.
— Tu veux bien boire un coup pour oublier ou tu préfères te souvenir de tout au cas où tu aurais besoin un jour de lui reprocher cette scène d'un autre genre ?
Mike et ses longues tirades. Il devrait écrire pour Broadway. La Triumph file à toute allure maintenant. Olivier a toujours aimé la vitesse. La vitesse et les anglaises. Je me demande où elle va ? Où on va se rencontrer ? Et qu'est-ce qu'elle prétend inspirer à mon immobile intranquillité ? Mon cerveau venait de tomber en panne sèche. Mike exultait. C'était tout l'effet que ça lui faisait. Il n'était pas obligé de coucher avec Amanda. Je n'avais jamais couché avec Olivier. Ça la rendait vindicative.
Maintenant il fallait penser à Gisèle. Ce pauvre Fabrice. Il ne s'en remettrait pas. D'ailleurs, il ne tarderait pas à faire la pirouette dans peu de temps. Ce fou de Muescas pouvait se vanter d'avoir fait du bon travail. Y avait-il une trace de mon passage dans cette histoire ? Le témoignage de Muescas ? Qu'est-ce que je pouvais craindre de la part de cet imbécile ? Il se ferait prendre tôt ou tard. Tous les criminels finissent par tomber dans un panneau ou dans un autre. Il n'y a pas moyen de s'en sortir si on est passée par là. La société est une vraie souricière. Il n'y a qu'une issue, à l'entrée. Ensuite on tourne en rond jusqu'à ce que ça s'arrête. Pour ça il faut être mort et bien mort. Un criminel, c'est chaud, bien vivant, ça sent l'homme et ça remue de l'air tout autour, ou bien c'est comme une Amanda qui penche sa tête au bord du vase : ça dénature le bouquet et on a plutôt envie de lui redonner le goût de la composition. Y a des moments comme ça dans la vie où on n'arrive pas à penser sainement. On a le choix entre une mort passe-partout et le règlement intégral de la dette. Qu'est-ce que je pensais encore devoir à la société ? Je n'arrivais pas à faire le compte et ce n'était pas seulement une question de droit. L'immoralité du jeu initié par Olivier contre mon gré, c'était de ça que je parlerais au juge qui voudrait tout savoir des circonstances de ma vie, histoire d'en trouver quelques-unes de très atténuantes.
Sur la place du marché, il y avait un attroupement rieur autour d'un chinois qui exhibait son crâne et les pansements qui s'y imbibaient de son sang de martyr. Les forains l'avaient juché en riant sur une chaise et lui posaient un tas de questions sur ce qui lui était arrivé. Le pauvre type était persuadé d'être la troisième victime du tueur fou qui avait assassiné « doña Gisèle ». Mike s'était fait une place dans la foule et il posait des questions lui aussi. Le chinois répondait à toutes les questions et tout le monde paraissait satisfait et heureux des réponses qui donnaient raison à l'esprit dérangé de ce pauvre type. Et puis d'un coup, le chinois s'est excité comme un malade. Il passait sans transition de la mélancolie à l'expression de la plus triste obsession. Une main s'est élevée vers lui et il s'est mis à la serrer tout en continuant de débiter sa vision en tranches fines dont la cohésion était simplement due à la transparence de son idée directrice. La main est restée en l'air comme ça un moment et j'ai eu soudain froid dans le dos. Les doigts courts, raides, cette main pointue qui tapotait la cuisse du chinois, c'était celle de Muescas. Je me dressais sur mes pieds pour tenter de le voir. Mike était paralysé entre une mégère couverte de sueur et un petit homme secoué comme un hochet par un rire inépuisable. Mike avait vu Muescas. Et ce pauvre type de chinois était en train de serrer la main de son agresseur. Pire. Il trinquait avec l'assassin de Gisèle, si la théorie de l'assassin unique était la bonne bien sûr. Mike s'est enfin retourné. Il souriait en montrant ses dents serrées. Derrière ses dents, sa langue s'agitait, impuissante à traduire son désarroi. Alors la main brachydactyle s'est enfoncée dans la foule, comme le tentacule d'un monstre sous marin. Il y eut un moment de suspens et hop ! la voilà qui se pose sur l'épaule de Mike, petite et pointue et j'entends la voix de Muescas :
— C'est un collègue chinois. Il est guérisseur comme moi. Bonjour, monsieur Bradley. Je suis heureux de vous voir en bonne santé. Avez-vous appris la chose pour doña Gisèle ? Je n'aurais pas eu le temps de la guérir de son mal. Ah ! m'dame. Je vous souhaite le bonjour. Quelle déveine ! Il faut qu'on parle.
Je lui avais promis l'autre moitié du pactole après la leçon. Il ne croyait tout de même pas que j'allais le payer pour avoir lâchement assassiné une femme à qui je ne pouvais rien souhaiter de pareil. Mike gémissait.
— Si on allait boire quelque chose de doux et de sucré ? proposa-t-il. (Il essayait de retrouver le sourire et ça lui donnait l'air de marcher sur des épines.)
— C'est ça, dit Muescas. Je vous suis.
— Je croyais que vous ne buviez pas, dis-je.
— Je mangerai vos tapas, dit-il.
Il nous poussa hors de la foule.
De la terrasse du café où il s'était mis à tremper ses doigts dans nos tapas, nous privant du même coup de toute envie d'y toucher, on pouvait voir le chinois qui agitait ses pansements pour ameuter la foule et la prévenir qu'un danger la guettait et qu'il n'allait pas tarder à se manifester.
— Le chinois débloque un peu, fait Muescas en mâchant bruyamment un morceau de jambon imbibé d'une olive écrasée par ses soins et d'un morceau de tomate dont une peau rouge et anguleuse s'est fixée sur une de ses dents. Il a toujours débloqué un peu. Cette fois, c'est le sommet de sa carrière de débloqué. (Il rit.)
— Sacré bon Dieu d'mauvais homme ! fait soudain Mike.
— Si c'est de moi dont vous parlez, Mr Bradley, laissez-moi vous dire que vous êtes dans l'erreur la plus judiciaire qui soit.
— Vous voulez dire que vous n'avez pas tué Gisèle ?
— J'ai fait exactement ce que vous m'avez demandé de faire, rien de plus. Mais je mettrais ma main au feu que je n'y suis pour rien.
— Vous n'en êtes pas sûr ? roucoule Mike qui se met à croquer une olive par erreur.
— On est jamais sûr de rien, Mr Bradley.
— Vous êtes un sacré bon Dieu de mauvais homme ! s'écrie Mike en recrachant l'olive dans l'assiette de tapas. (Les doigts de Muescas en écartent soigneusement la singulière pâtée.)
— J'ai fait ce qu'on m'a demandé, dit Muescas. Rien de plus. Je ne suis pas responsable du reste. Le reste, ça n'est même pas en prime.
— Vous ne toucherez rien de plus ! m'égosillai-je. Je ne veux pas être complice d'un meurtre. Vous rendez-vous compte du pétrin où vous nous avez mis à cause de votre stupide maladresse ?
— Je n'ai pas été maladroit, dit Muescas calmement. Et je veux être clair. Comptez sur moi, m'dame. Je serai clair. (Il agite ses petits doigts.) À un de ces jours, madame, monsieur !
Le voilà qui trottine au milieu de la foule. Il disparaît. Je crois voir sa main sortir de l'amas de têtes au niveau du chinois qui tire sur ses fils sans les casser.
— Il vaut mieux le payer, dit Mike.
— On ne sait même pas ce qui s'est passé.
— Il était tout près de Gisèle quand elle est morte. Il a une histoire à raconter. C'est toujours embêtant de n'être qu'un personnage secondaire dans ce genre d'histoire.
Il n'a pas fini de le dire que je revois les mains de Muescas. Elles sont jointes sur son ventre, et il marche vers nous entre le chinois qui a fini de parler et Olivier qui fume une de ses cigarettes dont elle va me souffler la fumée au visage dans peu de temps. Et tout ce beau monde s'installe à notre table.
— Salut Mike ! fait Olivier en l'embrassant sur le front.
— Comment vas-tu, Olivier ? murmure-t-il sans la regarder.
Il a fermé les yeux.
— Salut Anaïs ! Heureuse de te trouver devant un verre. Est-ce que je fais les présentations ? Mike, présente à ma place. Tu as l'art des présentations. Anaïs, sors de ton mutisme ! Ça ne sert à rien de s'étouffer toute seule. Attends de vieillir un peu.
Bon, d'accord. Je n'aurais jamais dû raconter des histoires à propos d'Olivier qui n'a jamais été un fantôme extracteur de mémoire sur disquettes à mon seul profit, ni un zombi en forme de pute régulant les espoirs brachydactyles d'un tueur à la petite semaine et ce dans le but de soulager un peu ma conscience d'amante outragée. Olivier est un homme-femme en chair et en os, un homme-femme de comédie, pas de cette tragédie où elle aurait à jouer le rôle du revenant qui fout la vie en l'air justement au moment où tout va pour le mieux, déséquilibrant l'héroïne que je suis sur la balançoire un peu enfantine de l'amour et de la littérature. Je ne connais pas les os d'Olivier et je ne tiens pas à les connaître. Je peux parler de sa chair si ce n'est pas trop demander à l'écriture, qui a ses faiblesses dans ce domaine comme dans d'autres où elle semble plus à l'aise cependant. La chair d'Olivier est une sculpturale composition de muscles ; c'est-à-dire que là où vous vous attendez à rencontrer le peu d'ombres qu'une femme digne de ce nom sait porter pour vous plaire et vous faire tomber dans ses bras, sur le corps d'Olivier l'ombre est incalculable, divisible peut-être à l'infini, chaque surface éclatant en surfaces de surfaces qui ne se mélangent pas, qui différencient le moment d'une contraction ou d'un relâchement qui est en fait à l'opposé exact d'une autre contraction. N'allez pas croire qu'Olivier est une masse de muscles et de volonté d'exercices. Elle est fine, bien proportionnée, souple et légère. Mais elle n'est pas lisse, elle n'est pas détendue, elle n'abandonne rien au déclenchement du plaisir, c'est elle qui l'initie à force de précision. J'ignore tout du calcul qui la construit. Il n'y a peut-être aucun calcul. Elle est naturelle, forte, décisive, sans doute bréhaigne car elle ne semble pas mériter la progéniture qui va si bien aux autres femmes.
J'aurais mieux fait de dire la vérité tout de suite. On aurait évité de tourner en rond. Sans Olivier, tout comme sans Amanda, je n'existe plus. Olivier, c'est le muscle qui me manque, l'esprit de décision au moment des circonstances qui n'ont peut-être aucune chance de se reproduire, par exemple cette nuit-là, chez Gisèle, quand il fallait voler la mémoire de l'ordinateur de Fabrice.
Amanda, c'est mon esprit pur. J'aime Amanda, faut-il que je le répète. Je regrette d'être sa peigneuse de comètes. J'aurais pu être beaucoup plus que cela, mais la paresse explique toujours ce qui nous arrive d'imparfait et de définitif. Mais je peux entrer dans le corps d'Amanda. Je sais ce que je vais y trouver. C'est exactement ce que je cherche. L'idée d'entrer dans le corps d'Olivier m'épouvante. Je la tiens à distance. Je fais ce qu'elle veut et je fais bien de le faire. Elle est toujours située de l'autre côté de quelque chose qui est peut-être la vie. Si ce n'est pas la vie, c'est quoi ?
Maintenant Olivier et Amanda sont en train de préparer une sangria explosive dans un immense saladier de bois et de cristal qui est une trouvaille chinoise de Mike et le Chinois en fait le commentaire poétique et historique à un Muescas attentif qui tient dans sa main un verre vide. Mike approuve le Chinois entre deux lampées d'une eau plus vive. Il est complètement d'accord avec ce foutu Chinois qui saigne de la tête et dont les oreilles sont écœurantes de caillots et de mèches raides et noires.
Il fait frais sous la tonnelle. Youki, le caniche d'Olivier, trempe son museau dans son reflet au bord de la piscine, Narcisse inutile et colérique qui ne supporte pas qu'on lui adresse la parole. La simple audition de son nom le rend furieux. Quelque chose s'est détraqué au niveau de son psychisme. Il n'a pas le sens de l'utilité des mots. C'est un aboyeur impénitent. Il remue la queue en me regardant croquer des beignets aux pommes. Je ne partage pas ce que je croque. Mais comment le lui dire ? J'ai toujours eu horreur de ces animaux de compagnie qui se font une place entre l'homme et la femme avec beaucoup plus de facilité qu'un enfant ou un livre. Je comprends la poule dans la cour de la ferme. Il y avait des poules dans la cour de la ferme où j'ai vu le jour. Il y avait des chiens aussi. Ils n'ont jamais pris la place des enfants.
— Anaïs, laisse ce chien tranquille, dit Olivier d'un ton qui me rappelle d'autres lassitudes. Tu vas finir par l'agacer.
— Je suis agacée beaucoup plus que lui. Est-ce qu'on peut manger sans être surveillée par ce manque total d'humanité ?
— C'est un bon chien très humain.
— Il n'aime pas la conversation. Tous les humains aiment la conversation. La conversation est la meilleure part de l'art.
— Il veut un morceau de beignet, dit Olivier qui aime montrer à quel point elle peut être patiente avec tout ce qui vit.
— Je veux lui donner une raison de me haïr.
— Ne sois pas stupide. Donne-lui un morceau.
— Je ne veux pas lui donner un morceau et être obligée de me taire. Mike ? Dis quelque chose au chien. Tu as toujours su parler aux schizophrènes.
— Ne dis donc pas de blague, fait Mike en s'approchant. (Le chien montre les dents et lève une patte de devant.) Je ne t'ai pas parlé, stupide animal !
C'est ça le piège avec ce genre de compagnie animale. Il y a une règle à respecter. On se tient sur ses gardes pour la respecter scrupuleusement. Et au moment où on a l'impression, fausse bien sûr, que le chien est en train de manquer à son devoir de réserve, c'est vous qui enfreignez la loi qu'il vous impose. Et voilà Mike mordu jusqu'au sang au niveau de la cheville. D'un coup de pied précis comme un Colt, il a envoyé la bête au milieu de la piscine où elle est en train de se noyer à cause d'une patte qui s'est transformée en guimauve.
— Mon Dieu ! Anaïs ! Fais quelque chose !
Mike dit « Mon Dieu ! Anaïs ! Fais quelque chose ! » Olivier dit « Mon Dieu ! Anaïs ! Fais quelque chose ! » Amanda dit « Mon Dieu ! Anaïs ! Fais quelque chose ! » Et je n'arrive pas à faire quoi que ce soit en faveur du toutou qui coule comme une Mike, touche le fond de la piscine et remonte en s'égosillant comme un canard qui a vu le billot. Mike se tient la cheville qui saigne dans sa main comme un verre brisé. Olivier se dépoile et s'élève dans les airs. Amanda mordille la queue d'une louche, poussée aux fesses par le Chinois qui ricane et Muescas qui se prend les doigts dans ses bretelles en s'esclaffant. Le corps d'Olivier monte, puis redescend et s'enfonce dans l'eau sans bruit et sans éclaboussures. Mike siffle d'admiration. Il a du sang sur le front à cause de la main qui arrange une mèche rebelle. Le chien est soulevé au-dessus de l'eau, flasque de chaque côté de la main puissante d'Olivier qui nage tranquillement, souriante et épuisée, vers le bord de la piscine où nos mains se tendent pour extraire de l'eau sa nudité parfaite.
— Mike, tu n'es pas gentil, dit-elle en s'essuyant dans la serviette que Amanda ne veut pas lâcher.
— C'est ton chien qui n'est pas gentil. Est-ce qu'il est mort ? J'aimerais tant qu'il soit mort.
— Tu n'es vraiment pas gentil.
Elle s'enroule dans la serviette, se baisse pour examiner de près le corps haletant de la bête qui bave un peu mais qui a l'air content d'être encore de ce monde. Sa patte blessée frissonne légèrement.
— Est-ce qu'elle est cassée ? dis-je.
— Je ne crois pas. Ce serait douloureux, non ?
— Si on l'amputait tout de suite, dit Mike. Avec une patte de moins, il serait beaucoup moins dangereux. Chez les hommes, on ampute les fous. Il n'y a pas de mal à ça. Qu'est-ce que tu en penses, Olivier ?
— Tu veux que je te dise ce que je pense de ta folie ? lâche Olivier un peu rageuse et prête à se montrer beaucoup plus dangereuse que son chien.
— Je saigne, dit Mike. Hé ! les guérisseurs ! Ça serait trop vous demander de faire quelque chose pour moi ? Je suis votre hôte et je vous hospitalise comme il faut non ? Qu'est-ce que vous pouvez faire pour moi ?
— Il saigne beaucoup moins que moi, dit le Chinois hilare.
— Je suis beaucoup moins dégoûtant, dit Mike. Est-ce que vous étiez oxycéphale avant de devenir crouzonnien ?
— Il était crouzonnien avant de devenir oxycéphale, dit Muescas en se tenant le ventre. Son chapeau de clown s'est transformé en tour médiévale. Est-ce que vous ne trouvez pas qu'il a l'allure d'un seigneur médiéval ? (Il était complètement paf, le Muescas.)
— Moquez-vous, dit le Chinois. Je ne vous souhaite pas la même mésaventure.
— Je ne vous souhaite pas d'être mordu par un chien psychotique, dit Mike.
— Quand je pense que j'ai vu l'assassin de Gisèle ! dit soudain Muescas.
Silence. Olivier pose le chien sur une chaise à côté du barbecue qui fume. Amanda remplit les verres. Muescas est en train de croquer une tranche d'orange confite et imbibée de bon vin et d'alcool.
— On avait convenu de ne plus en parler, dit Amanda.
— J'm'excuse, dit Muescas en essayant de rire, la tranche d'orange au coin de la bouche, sirupeuse et dégoulinante. Je suis un peu parti.
— Voilà le problème, dit Mike. Ce qu'on peut raconter comme conneries quand on n'est plus là pour se rendre compte de la portée de nos propres paroles !
— J'en parlerai plus, fait Muescas. (chlll... fait le quartier d'orange en éclatant entre ses dents.) Sûr que j'en parlerai plus. Faut m'croire.
— Mike pourrait bien en parler un de ces jours, murmure Amanda. En fait, il pourrait en parler tous les jours. Il est ivre tous les jours. Pas vrai, chéri, que tu es rarement en état de te taire ?
— Oh ! ça va, dit Mike. On n'a rien fait de mal. Juste une blague.
— Elle en est morte, non ? dit Olivier qui devient dure et impitoyable.
— J'vous jure bien que non, madame ! fait Muescas en avalant de travers. (Il se met à tousser, se racle la gorge, recrache une pâtée verte et orange qui étonne les fourmis entre les herbes.) J'étais seulement là pour la voir mourir. C'est tout ce que je pourrais raconter. Je n'ai vu que l'ombre de l'assassin.
— Mais vous l'avez reconnu, Muescas. Vous l'avez dit vous-même. Vous revenez sur vos déclarations. Ce n'est pas gentil pour nous.
— D'accord, j'ai aussi vu l'assassin. Mais faut pas en parler. J'crois pas que la police trouvera des traces de ma présence. On n'a rien à craindre.
— C'était quoi la blague ? dit Mike.
— Convenu de ne plus en parler, Mike, nom de Dieu ! dis-je.
— Ça va ! Ça va ! Muescas ? Faites quelque chose pour moi ou au moins pour ma cheville qui commence à me faire sacrément mal. Est-ce que le chien est à l'agonie ?
Le toutou revenait doucement à la vie, un peu gémissant, baveur sur le coussin de soie. Il reniflait la chaleur du barbecue avec une délectation certaine.
— Je vais me changer, dit Olivier dans sa serviette.
Elle nous laisse seuls avec le chien. On n'a qu'à bien se tenir. On le regarde avec des yeux remplis de reproches mais qui veulent n'exprimer que le respect qu'on doit à la férocité aveugle de la nature apprivoisée. Sa patte blessée est en train de s'ankyloser. Il la tient toute droite sous son museau. Il est presque sec.
Muescas a versé de l'alcool sur la cheville de Mike. Un cri aigu. Un râle long et informe. Un jappement. Mike fait le chien et se lèche le bout du nez.
— Je ne souffre pas, dit-il. J'ai simplement peur d'attraper une maladie !
— Tais-toi, Mike ! fait Amanda, discrète et précise.
— Je ne veux pas attraper une maladie de chien ! hurle Mike. Y a pas pire qu'une maladie de chien pour vous foutre la vie en l'air... Désolé, Anaïs !
C'est le chien qui a raison. Pourquoi permettre aux autres de vous adresser la parole ? Qu'est-ce qu'ils vous disent pour améliorer votre condition de malade ? Qu'est-ce qu'ils vous demandent pour éviter de tomber dans la même erreur ? Je regarde le chien avec une certaine sympathie. On se regarde. Il gémit. Il n'est pas malade. Un peu blessé. Un peu déçu. Il ne sait pas très bien ce qu'il veut. Peut-être même qu'il ne veut rien. Il n'a rien compris à la vie. C'est le contraire d'un égoïste. C'est peut-être pour ça qu'Olivier l'aime et le respecte. Elle m'aime mais ne me respecte pas. Il manque quelque chose à notre amour.
Un peu plus tard, dans la soirée :
— Tu restes coucher ? me demande Olivier.
— Avec qui ? Avec toi ?
— Avec Amanda, si tu veux.
— Elle se méfie de moi.
— Elle aimerait bien coucher avec toi.
— Je coucherai au pied du lit, comme un chien. Couche avec elle, toi.
— Non, pas ce soir. Avec toi, si tu veux ?
— Je suis malade. Je ne couche plus avec personne. Ça n'a plus d'importance.
— Ça en aurait si tu savais te montrer généreuse.
— Ce n'est pas une question de générosité. Je suis seule. Pas avec toi, en tout cas. Mais nom de Dieu, pourquoi ne me quittes-tu pas une bonne fois pour toutes ?
— On a les mêmes amis. On se reverrait sans arrêt, ici ou là.
— Tu as raison. Restons ensemble. Ça ne durera plus longtemps maintenant.
— Faut pas être triste. Tu as bien vécu, non ?
— J'ai bien volé ce que j'ai volé. Je ne l'ai pas volé, oui !
— Tu n'as jamais rien écrit pour moi.
— Tu n'as jamais rien volé contre ma volonté. J'ai toujours été avec toi.
— Reste coucher ce soir. Chambre à part. Je voudrais te voir dormir.
— Tu ne résisteras pas à l'envie de me toucher.
— À peine. Comme ça. (Je sens sa chair en pointe sur ma flaque d'existence.)
— C'est foutu, dit-elle. C'est bien foutu. Tu t'es bien foutu de moi.
Elle se met à faire les cent pas au bord de la piscine, jouant avec les volants de sa robe au gré de ses épaules. La nuit est noire. Il fait frais. Un peu de vent remue les feuillages de la tonnelle. C'est peut-être la fin de l'été. Olivier joue avec l'ombre, entre dans cette obscurité, en recule la limite obscène. Amanda arrive par le jardin :
— Qu'est-ce que je fais de la gosse de Lorenzo ? demande-t-elle. (Elle, par contre, préfère jouer avec ses cheveux. Elle les boucle sur son front).
— Où est Lorenzo ?
— Parti avec les deux abrutis. Je ne sais pas où.
— Elle dort ?
— Non. Elle joue avec le chien.
— Elle lui parle !
— Ne dis pas de bêtises ! (C'est la supplique favorite d'Amanda.) Lorenzo ne remontera pas ce soir. Qu'est-ce que je fais de la gosse ?
— Je la lâcherai dans une rue. Elle retournera chez elle.
— C'est une gosse, commence Amanda puis elle arrête de jouer avec ses cheveux.
— Bon. Fais ce que tu voudras. Je te l'amène. Qui veut coucher avec moi ce soir ?
Elle s'en va. Olivier a ri dans l'ombre. Je déteste l'entendre rire de cette manière, grave et cachée dans l'ombre. Je déteste être vue avec ses yeux. Ils me détruisent. On s'est vues trop longtemps. Il faut qu'on se quitte. Elle est devenue ardente.
— Tu vas vraiment l'abandonner dans une rue ? dit-elle. (Elle revient dans la lumière. Elle a l'air douce. Elle va me trahir.)
— Elle choisira la rue. C'est tout ce que je peux faire pour elle.
— Que risque-t-elle si ce n'est pas une rue dangereuse ?
— Oh ! Tais-toi. Je serais bien rentrée directement à l'hôtel. Lorenzo devient négligent. Mais il faut le comprendre. Je crois qu'il a peur.
— Peur de quoi ? De quoi peut bien avoir peur ce genre de créature ?
— Je te souhaite une bonne nuit. Avec ou sans Amanda.
— Seule. Je dors seule cette nuit. Et toi ? Avec Lorenzo ?
— Voilà le bicho, dit Amanda qui s'amène avec la gosse de Lorenzo. Tu connais cette dame ? C'est une amie de Lorenzo. Tu n'as pas peur ?
— Est-ce que je peux emporter le chien ? demande la gosse.
— Quel nom tu lui as donné ? dit Olivier.
— Pedrito. J'aime bien l'appeler Pedrito. C'est quoi son vrai nom ?
— Il n'a pas de vrai nom. Est-ce que tu as un vrai nom toi ?
— Pour sûr que j'en ai un. Pas toi ?
— On a tous un vrai nom. On n'a pas de chance. Les chiens ont de la chance, eux. Ils n'ont pas de vrais noms. Je veux dire qu'on peut les appeler comme on veut et même, on peut changer leur nom quand on veut. Tu comprends ?
— Tu es une drôle de femme, toi ? dit la gosse en riant. Est-ce que tu es belle ?
— Comment me trouves-tu ?
— Bizarre. T'es la femme d'Olivier ? Est-ce qu'il a de la chance ?
— Tu te poses trop de questions, ma jolie, dis-je en lui prenant la main. On s'en va. Vous parlerez de la beauté et des mots demain si ça vous chante.
— Qu'est-ce que tu me trouves de bizarre ? dit Olivier.
— J'sais pas. Lorenzo, c'est un homme déguisé en femme. Tu as l'air d'une femme déguisée en homme.
— Le revers de la médaille, dis-je, blasée. De quoi j'ai l'air, moi ?
— Toi t'es malade. C'est pas pareil. On peut pas parler de toi. On se tromperait.
— Elle en sait des choses c'te môme ! fait Amanda.
— Je sais tout, dit la gosse. C'est Lorenzo qui le dit. Il m'apprend à être une femme et il dit que j'ai rien à apprendre. Je sais déjà tout.
— Un peu dégueulasse, tout de même ! murmure Amanda d'un air dégoûté.
— Non, c'est pas sale. Je vais gagner beaucoup d'argent. Comme toi.
— Mais je ne gagne pas d'argent, ma chérie. J'en ai beaucoup, c'est tout. D'autres le gagnent pour moi. Il a combien de filles, Lorenzo ?
— Il n'a que moi. Mais on ne se mariera jamais. C'est pas du tout ça qu'on a envie de faire. Il peut avoir toutes les filles qu'il veut.
— Il est joli ton amigo ! me dit Amanda en me donnant un coup de coude.
Il ne me restait plus qu'à la larguer dans une rue pas trop loin de chez elle. Bien sûr, je n'avais pas l'intention d'aller faire un tour avec elle dans les Chancas. Elle n'arrêtait pas de parler. Du chien et des deux femmes tellement différentes qui n'étaient ni l'une ni l'autre le type de femme qu'elle avait l'intention de devenir. Elle était assise sagement à côté de moi dans la Chevrolet et elle regrettait de ne pas avoir pu amener le chien avec elle. Pedrito était vraiment un chouette toutou !
Elle avait sans doute un tas de choses à m'apprendre et je pouvais me mettre à en rêver doucement. Le chien s'appelait Pedrito. Et elle ?
— Tu veux que je dise mon vrai nom ou celui qui sera le mien quand je serai une femme ? dit-elle en me regardant avec un air si sérieux que je me demande si j'ai posé la bonne question.
— Tu n'as que deux noms ? dis-je enfin au bout d'un long moment d'hésitation qu'elle comble de son silence attentif.
— Tu en as combien, toi ?
— Deux.
— Alors de quoi tu te plains ? Tu es comme tout le monde. C'est quoi, tes noms ?
— Anaïs, c'est mon nom d'écrivain. Mon nom d'enfant c'est... (j'ai du mal à le dire. J'ai toujours eu du mal à le dire à cause de ce qu'il évoque. Pourquoi évoquer ce passé ? Que peut en comprendre une petite fille qui est encore une petite fille ?)
— Tu ne veux pas le dire ? Je ne t'en dirai qu'un des miens. Lequel tu veux ?
— Ton nom d'enfant, je préfère.
— Il fallait choisir l'autre. Tu t'es trompée. Je ne t'en dirai aucun !
La garce ! Elle m'a eue. Je n'ai jamais su parler aux enfants, exactement comme Mike ne sait pas parler aux chiens. Je me fais mordre à chaque fois. Et pas question de lui envoyer ma main dans la figure. C'est une amie de Lorenzo.
— Carina, murmure-t-elle enfin.
— C'est ton nom d'enfant ?
— Dis-moi ton nom d'enfant, toi.
— William...
Bill, Bill, Bill. Tu as amené une pute. Ce sacré Bill m'a amené une pute. Il savait exactement de quoi j'avais le plus besoin.
— Il faut nous en aller, dit ma mère. Il est dans un bon jour. Allons-nous-en !
— Tu parles si j'ai envie de m'en aller !
Je me rebiffe, mais elle me tient par la main. C'est vrai qu'elle est habillée comme une pute. Et il ne reconnaît pas sa femme. Il croit que c'est une pute que je lui ai amenée pour son plaisir. L'infirmière hausse les épaules.
— Il vaut mieux partir, dit-elle d'un ton sévère. Il va encore se mettre à raconter les pires bêtises. C'est pas bon pour les oreilles d'un enfant.
— Viens, Bill, partons ! dit ma mère. (Elle tremble comme si elle avait froid.)
— Salut, P'pa. C'est maman que j't'amène.
— Merde ! dit mon père. Je ne vois plus rien à travers ce maudit grillage !
Il est enfermé dans une grande cage grillagée où pousse un arbre plein d'Amandas et d'oiseaux qui piaillent même sur ses épaules.
— Qu'est-ce qu'il fait là-dedans ? demande ma mère qui est agacée maintenant.
— Il y passe toute la journée, dit l'infirmière. Moi ça ne me regarde pas, mais je ne trouve pas ça normal. Le docteur a tort de le laisser faire. Mme Crosby, me dit-il pour se moquer de moi, est-ce que monsieur K. a fait une nouvelle crise depuis que je lui permets de passer la journée dans la cage aux oiseaux ? Non, n'est-ce pas ? Aucune crise.« Ça lui donne raison, vous comprenez ?
— C'est ridicule, dit ma mère. Je lui en parlerai. Il va m'entendre.
— Ça a quelque chose d'humiliant, dit l'infirmière.
— J'aurais tellement aimé que ce soit une pute, me dit mon père en m'embrassant à travers le grillage. Elle n'a jamais voulu, tu comprends ?
— Oui, P'pa. Je peux comprendre.
— Bill ! dit ma mère en me tirant par les cheveux. Viens ! On s'en va.
— J'veux rester avec Papa.
— Sale pute ! s'écrie mon père. (Il chasse un oiseau sur sa tête.) Veux-tu bien me laisser apprendre la vie à mon fils unique ? Tu n'es même pas capable d'être une bonne pute ? Fous le camp, sacrée mauvaise femme ! Au diable !
— Faudrait voir à pas l'énerver, s'inquiète l'infirmière. À mon père : « On vous laisse seuls tous les deux. Vous avez un tas de choses à vous dire. » À ma mère : « On va en profiter pour en parler au docteur. À nous deux, ça fera plus sérieux. Je ne l'ai jamais vu résister à l'assaut de deux femmes ! »(Elle rit.)
— Si encore c'était une pute, dit mon père dont la colère tombe peu à peu. Mais elle n'a rien d'une pute, tu comprends ? Elle fait la femme parce qu'elle ne peut pas faire autrement. Et on lui donne raison. Tu aimes les oiseaux ? Entre avec moi dans la cage. Attention ! Attention ! Vite, referme la porte ! Ce que j'peux t'aimer, mon fils ! Dommage que tu sois pas une pute ! Fin du flash.
— William, répète Carina. C'est mieux qu'Anaïs. Est-ce que tu trouves que Dolores c'est mieux que Carina ?
— C'est lequel, ton nom d'enfant ? Carina ? Dolores ?
— Appelle-moi comme tu veux, finit-elle par dire. Elle me sourit tendrement et met la tête dehors en ouvrant la bouche au courant d'air.
Et sur qui croyez-vous qu'on tombe en arrivant chez Camila ? Ce porte-malheur de Muescas est en train de faire le pitre entre les tables. Et qu'est-ce qu'il est en train de singer ? Le Chinois n'arrête pas de se frapper les cuisses en riant comme une hyène et Camila n'est pas la dernière non plus avec son gros rire qui fait trembler les verres. Muescas a vraiment le sens de la farce. Il a un de ces succès auprès de ce tas de paresseux qui se divertit à mes dépens ! J'arrête la Chevrolet au bord de l'eau.
— Tu as vu ses mains ? fait la gosse sans sortir de la voiture.
— Elles sont encore plus petites que les tiennes, dis-je. Il les avait dans les poches quand il s'est mis à grandir. Tâche de faire attention aux tiennes.
Il ne se tient plus, le Muescas. Le succès, ça lui donne des ailes. Il grimace, il trébuche, il bégaie, il se tortille, il fait tout pour qu'ils en aient pour leur argent et à voir leurs têtes fendues en deux au niveau de la bouche, ça a l'air de marcher pour lui. Il parle, il récite, il enjambe, il respecte la ponctuation et n'en rajoute pas. Il a le sens du spectacle, c'est un doué du mensonge. J'peux pas arrêter ça. On m'en voudrait à mort. Je ne peux rien faire pour l'empêcher d'ébruiter notre petite affaire et chaque fois qu'il laisse traîner un trop long silence, v'là le Chinois qui le lance sur la bonne voie en lui disant : « Et qu'est-ce que tu faisais pendant ce temps, Muescas ? » Rire général. On demande de la bière. On se cure les dents sans ménagements. Les tentacules des poulpes se tortillent sur le brasero de Camila qui a ouvert son corsage et relevé sa jupe sur le côté à l'aide d'une épingle à linge. Le Muescas ne sait pas tout, mais il fait bien ce qu'il sait.
— Qu'est-ce que je faisais, bougre d'idiot ! lance-t-il au Chinois. J'tenais la chandelle ! J'étais l'marron sur le feu ! Et ça sentait pas bon ! Hein, m'dame, que ça avait une sale odeur, c'te affaire-là ? Et j'suis tombé dans l'panneau comme un débutant. J'ai rien vu venir. Et j'étais là...
— Dis-leur c'que t'avais dans la main, Muescas ! s'écrie le chinois.
— J'leur ai déjà dit. Y a plus rien à dire. Foutons le camp !
— Qu'est-ce qui t'arrive, Muescas ? fait un spectateur soudain déçu par la triste figure que Muescas a l'intention de me faire si je m'approche un peu trop. (Il est complètement ivre, la chemise déboutonnée jusqu'à la ceinture et ses mains sont accrochées à une chaînette qui pend autour de son cou.)
— J'aurais pu y laisser ma peau, nom de Dieu !
— Faut pas être triste, Muescas ! Tout s'est bien passé.
— Peut-être. Mais ça aurait pu mal se passer. Où est-ce que j'en serais maintenant si les choses avaient mal tourné ? Hein, m'dame. (Je ne réponds rien à ce poivrot qui a décidé de me faire des ennuis.)
— Calme-toi, Muescas, dit le Chinois. On rigolait bien. Dis-nous c'que t'avais dans les mains. C'est ça qu'est bon à entendre. Allez ! Encore une fois !
— P't-être que c'te dame n'a pas envie de savoir ce que j'avais dans les mains. Est-ce que ça vous intéresse, m'dame ?
— Fiche-lui donc la paix, dit Camila. Et si tu n'as plus envie de rigoler, décampe d'ici, Muescas. On n'a pas envie de t'entendre faire le tragédien.
— Merde alors, non ! fait un spectateur. Vive la comédie ! (Il rit. Muescas se tourne brusquement vers lui :)
— C'est pas de la tragédie. C'est juste une grande peur que j'ai eue. Ce truc-là m'a fichu une peur comme j'en avais jamais connu.
— C'est parce que t'as pas fait la guerre, dit un vieux.
— Oh ! la barbe ! dit Camila. Fous le camp, Muescas. Ou bien (elle recommence à rire en se tenant les seins) dis-nous c'que t'avais dans la main !
— Faut d'abord que c'te dame nous dise si ça l'intéresse de savoir ce que j'avais dans la main. J'ai des petites mains, m'dame, mais je peux y mettre un tas de choses. Pas toutes ensemble. Les unes après les autres, si vous voyez ce que je veux dire.
— Je ne vois pas, non, dis-je.
— Regardez, m'dame. Vous n'avez pas tout vu. Regardez !
Il pose sa main à plat sur la table, entre mon verre et le cendrier. Il y manque un doigt. La plaie est encore purulente. Il ferme les yeux et serre les dents en retenant le rire qui le secoue des pieds à la tête. Derrière lui, les têtes se dérident vaguement, on attend de pouvoir se laisser aller à se taper le ventre de rire.
— Vous savez où il est le doigt ? fait Muescas en commençant à rire.
— Dis-le encore, Muescas, éclate le Chinois. Dis-le, merde !
— Il est derrière la porte, m'dame. Si les chats ne l'ont pas bouffé. Faut souhaiter qu'ils l'aient bouffé, ces maudits chats. C'est un doigt avec mes empreintes. Et j'arrive pas à me convaincre que les chats m'ont sauvé la vie, m'dame. À cause de cette maudite porte. Peuvent pas faire des portes comme tout le monde dans ces sacrées maisons de riches. Elles ne pivotent pas. Elles coulissent. (Rires.) Et en plus, elles sont transparentes. (Rires contenus.)
— Alors qu'est-ce que t'avais dans la main, Muescas ?
— Forcément, pour moi, y avait pas de porte à cet endroit-là. C'était une ouverture et je m'attendais pas à ce qu'une porte surgisse des ténèbres pour me foncer dessus et me couper en deux de chaque côté de sa transparence. Une blague, qu'il fallait lui faire. Oh ! Rassurez-vous, m'dame. J'ai pas cité de nom. Ni le vôtre ni celui de personne. Dieu ait son âme ! J'étais payé pour lui faire une blague, une sale blague pour la punir de quelque chose qui ne me regardait pas. J'ai l'habitude de faire les choses dans l'ordre, à cause de mes mains où je peux pas tout mettre comme tout le monde. Essayez de vous imaginer une main aussi petite au bout de votre bras. Mettez-y quelque chose dedans. N'importe quoi. Ça prend de la place. Faut avoir l'habitude et je l'ai, à force de patience et d'exercices. Faut pas croire que c'est arrivé tout seul. J'ai appris à me servir de la petitesse de mes mains. Même pour tenir une bonne bite. Et je saurais quoi faire des miches de la mère Camila, vous pouvez me croire. Pas vrai, Camila, qu'on a eu du bon temps du temps où t'avais encore un mari pour te donner l'envie de connaître autre chose ? (Muescas s'assoit et boit.) Donc, j'étais dans le patio, enfin c'est plutôt une cour avec trois murs assez hauts et percés de petites niches où crèche une ribambelle de chats assez sympathiques, il faut le dire. J'espère qu'ils ont bouffé mon doigt. C'est dur de souhaiter ce genre de chose à son propre doigt, mais c'est ce que je peux souhaiter de mieux et je remercie les chats de m'avoir sauvé des griffes de la justice qui n'aurait pas manqué de me foutre dedans. J'attendais. J'étais dans mon costume naturel, poil et peau, avec un rien de sueur qui me donnait l'impression d'avoir déjà commencé ce que j'étais venu faire dans cette sacrée baraque : violer doña Celestina. Appelons-la comme ça pour pas vexer c'te dame, hein m'dame ? J'attendais et à force d'attendre, la nuit est tombée. Les chats sont sortis de leurs niches et se sont mis à se frotter contre mes mollets. Je pouvais pas faire autre chose que de les supporter. Y en avait un plus petit que les autres. Je l'ai pris dans mes mains. Un chat de cette taille, je peux le prendre dans mes mains et je me mets à le cajoler, il ronronne et on se parle et soudain, la lumière de la chambre m'éclate en plein visage. C'est doña Celestina qui vient d'entrer avec un type qui a l'air d'un Gitan. Ils commencent à se foutre au lit, la lumière baisse doucement par je ne sais quel miracle de la programmation. Ça gémit, ça grince, et que j'te le fais ici, et moi comme ça, non j'préfère par là, encore ah ! Et pan, un coup de feu. Une flamme brève et courte. Un claquement. La balle dans le dos de doña Celestina. Le type qui était avec elle se met à pleurer. Il dit : Non, non ne fais pas ça, pas toi ! Et il bondit dans le patio. Il se ravise, retourne vers la chambre où l'autre est en train de l'ajuster comme il faut, et vlan ! il fait coulisser cette maudite porte qui m'arrive dessus avec une telle rapidité que je n'ai même pas conscience que c'est une porte et encore moins qu'elle est sur le point de me guillotiner comme un vulgaire havane. Clac ! Le chat est coupé en deux, je sens ses tripes me dégouliner dans la main et une petite douleur lointaine me dit que j'en ai eu moi aussi pour mon compte. Et vlan ! la porte coulisse de nouveau, elle me passe devant le nez, c'est la meurtrière qui l'ouvre en maudissant le type qui l'a fermée. Et elle disparaît dans une niche du mur d'enceinte. Je l'entends jurer. Une porte claque. Une vraie porte celle-là. Je vois sa clarté au fond d'une niche et l'ombre de la meurtrière qui court dans le jardin. Je regarde ma main. Il manque un doigt. Un seul. Je suis presque soulagé. Je regarde par terre. Je vois quelque chose bouger. C'est la queue du chat. Il fait très noir. Il y a du bruit dans toute la maison. Je frotte le parterre avec mes deux mains. Je ne trouve pas le doigt. On arrive. Je passe à travers la porte et au lieu de traverser le jardin dans la même direction que l'assassin, je bifurque, je fais le tour de la piscine et je grimpe sur la tonnelle. Il y a des gens partout, torches à la main, furetant dans tous les coins. Je suis foutu. Il faudrait un miracle pour que je m'en sorte. J'ai déjà donné un doigt à la chance. Je suis là, à poil sur la tonnelle, à me demander ce que la chance va exiger de moi pour que je me tire honorablement de ce merdier.
Chapitre XII
Pablo Montalban avait des idées. Il ne les partageait pas avec tout le monde, mais il avait assez d'amis pour être un type désagréable, voire dangereux. Il vivait dans un de ces appartements destinés en principe à la horde touristique. Il disposait de deux salles de bains. L'une lui était strictement personnelle et il la fermait à clé. Elle sentait l'homme qu'il était en dessous, quand il ne fréquentait personne d'assez près pour se soucier de la profondeur de son hygiène. Pour ceux ou celles qui entraient dans son intimité le temps d'une partie de plaisir qu'il gâchait parce qu'il buvait trop, Pablo Montalban était un type propre, minutieux, peut-être maniaque, le moindre désordre d'arrangement ou de pensée le mettait d'abord mal à l'aise, puis il devenait désagréable. Comme il prenait la précaution de ne fréquenter que des femmes désarmées et des hommes qui lui étaient physiquement inférieurs, il limitait le risque à l'esclandre, ce qui, en Espagne, et particulièrement en Andalousie d'Almérie, ne fait jamais l'évènement. Il s'était marié dans sa jeunesse, mais sa jeune épouse n'avait pas apprécié une conception de la vie conjugale trop soumise aux faiblesses de l'homme et par conséquent empreinte d'une violence qui semblait ne pas avoir de limites. Elle s'était enfuie et il ne l'avait jamais revue. L'Évêque avait dissous le lien du mariage, après des années d'enquête qui réduisirent Pablo à l'état de quémandeur repenti, dans un procès qui lui avait laissé un souvenir lancinant de rites et de vocabulaire qu'il ne parvenait toujours pas à déchiffrer. Elle ne lui avait même pas donné le temps de faire un enfant, mais auraient-ils accepté de casser le mariage s'il y avait eu un enfant dans cette sordide histoire d'homme défait par les influences de la Démocratie environnante ? Et que serait devenu cet ou cette enfant s'il avait existé sans une mère pour le mettre à l'abri de la même violence intransigeante et prospère ? Il osait à peine se le demander. Si cela arrivait, il se mettait à haïr ce double profond et souffrait alors de dépression et d'alcoolisme. Sinon, en dehors de ces crises qu'il passait chez lui sans recevoir personne, Pablo Montalban était un type agréable, quelquefois jovial, jamais trop éloigné du recours à la violence, mais assez conscient de ses problèmes intimes pour tempérer ses intrusions dans l'existence des autres. L'été, il quittait l'appartement du Holly Golden Garden, qu'il louait à des touristes, et allait habiter dans la vieille maison familiale, dans les hauteurs de Polopos, au-dessus d'un canyon où le fleuve était de terre et de cailloux, et de la mer qui miroitait dans son regard comme une résurgence d'un passé riche en acculturation et en métissage. Pablo éprouvait une honte pitoyable pour son visage, ses mains, et surtout pour la dimension de son corps qui l'obligeait à lever la tête pour parler à l'étranger. Aussi, quand il aperçut le grand corps dégingandé de Frank Chercos sur un quai de la gare routière, il conçut une haine éprouvante qu'il savait sans issue parce que Frank Chercos était en mission officielle et que lui, Pablo Montalban, était mis à son service par une hiérarchie qui n'expliquait pas cette humiliation.
Frank était debout entre deux valises. Il n'avait pas l'air d'un touriste et c'était sans doute ce à quoi il ne voulait pas ressembler. Cette expression de volonté et d'exigence intimida Montalban qui prit le temps de s'approcher. Il observait toujours les hommes en allant vers eux, si possible sans se faire remarquer. Mais Frank était vigilant. Montalban reconnut cette animalité. Frank était un tueur. Ce n'était pas seulement écrit dans le dossier.
— S'il tue quelqu'un, le mettre à l'abri. Il ne comprend pas toujours les mœurs qu'il est en train de violer parce qu'il se fout des mœurs comme si ce n'était pas celles d'hommes comme lui. Il est capable d'abstraire au point de ne plus éprouver aucun sentiment face à la souffrance. Que serions-nous sans la souffrance ? Il s'en fout.
— Et s'il me tue ?
— On vous remplacera !
Montalban luttait contre l'idée absurde de grimper sur une valise pour situer son regard à la hauteur de celui de l'étranger qui le toisait sans réserve.
— Frank Chercos ? s'entendit-il prononcer comme dans une église.
L'autre tendit sa main de carnassier. Montalban porta une des valises jusqu'à la voiture. Frank avait accepté ce partage sans tiquer. Ce n'était pas le genre de type qui s'accommode d'un domestique. Il n'était pas bavard. Il s'installa dans la voiture en se plaignant de la chaleur. Un grand mouchoir épongeait son visage de marbre. Montalban admira ce regard ciselé. Le menton témoignait d'une capacité à résister à la tentation de fuir d'abord et de tuer ensuite. Frank tuait et ne cherchait pas à s'enfuir. Le dossier était plein de ce genre de remarques à propos d'un policier qui avait résolu en force les affaires les plus épineuses de son temps. Ce n'était pas un héros parce que c'était un tueur. Et c'était un tueur qui n'agissait pas dans un cadre héroïque. Un homme parfaitement équilibré relativement au boulot qui était le sien.
— Voilà la maison, dit Montalban.
Frank aperçut une façade jaune et des volets gris. Au loin, sur les pentes peuplées de palmiers nains, les maisons étaient blanches et noires. La voiture s'arrêta dans la poussière, sous un eucalyptus qui embaumait l'endroit jusqu'à l'écœurement. Une véranda au toit de bruyère surmontait passivement une ombre saturée d'insectes et de poussière. La porte s'ouvrit sur un frais patio. La dallage était humide.
— Ma maison, expliqua Montalban. Ils ont pensé que vous préféreriez un peu d'intimité. Les hôtels sont surpeuplés à cette époque.
— Vous vivez où, vous ?
— Ici même. L'intimité. L'été, je ne peux pas vivre dans mon appartement à cause de la musique.
— Vous n'aimez pas la musique ?
Montalban se tenait sur le seuil de ce qui pouvait être un salon. Les fenêtres étaient ouvertes et les volets clos. Frank s'avança sur un plancher approximatif.
— Je commencerai à travailler aujourd'hui, prévint-il.
Montalban ne cacha pas sa déconvenue. Il avait prévu une journée de repos relatif.
— Relatif à quoi ?
Montalban n'en savait rien. Il ne connaissait pas de repos sans la menace d'un dérangement qui le mettait hors de lui si ça arrivait entre lui et les siens. Frank ne lui inspirait pas une telle confiance.
— Tout se serait bien passé si on n'avait pas eu des problèmes avec le servicio, dit Montalban qui sortait des bouteilles de son vieux frigo.
— Quel service ?
— ¡De la recuperación post-mortem !
— L'Espagne a signé la Convention sur la Résurrection Naturelle, non ?
— Si, si. Mais la mise en place est difficile. On nous prévient toujours au dernier moment. Faites ceci ou cela. On ne nous laisse pas le temps d'y penser. On doit agir à l'instant. Alors , il y a des erreurs, et il faut recommencer. On a tort de nous presser. On ferait mieux de prendre le temps et tout irait mieux.
— En effet, dit Frank en s'asseyant devant une bière glacée. Je déteste qu'on me fasse perdre du temps. Que s'est-il passé quand elle est morte ?
Montalban prenait des airs embarrassés, ce qu'il n'était certainement pas, pas en plein été.
— Ce qui s'est passé ? Elle est morte et le Central des Signaux de Mort était justement en révision depuis la veille.
— Depuis la veille ? beugla Frank qui n'avait aucune intention de dissimuler les sentiments qu'il s'attendait à éprouver pour les pratiques et les hommes de ce pays exotique.
— On attendait une pièce ! dit Montalban qui ne se laisserait pas manipuler aussi facilement.
Il ajouta avec un geste désespéré :
— D'Allemagne. Elle est arrivée deux jours plus tard et le cerveau avait un peu souffert.
— Un peu ? Elle a perdu les trois quarts de ses capacités intellectuelles !
Montalban n'avait aucune idée de ce que c'était, la capacité intellectuelle d'une femme, mais il comprenait que l'erreur était inadmissible. Cependant, Dieu en avait décidé ainsi et il fallait...
— Fermez-la, Montalban ! grogna Frank.
Il provoquait ce qui lui paraissait être un nain. Il aimait bien le spectacle de la haine, Frank. Il lui opposa un sourire tranquille et dominateur. L'autre épongeait son front dans ses manches, avalant de longues gorgées d'une bière que Frank n'avait touchée qu'avec les doigts, et encore, à travers le verre qui n'était pas de première jeunesse.
— Les balles ont toutes atteint le cœur, dit Montalban qui se concentrait sur son rapport pour éviter la discussion que l'étranger voulait lui imposer pour faire de lui un domestique.
— Elle n'était pas seule.
— Nous ne savons pas si l'assassin est celui qui était avec elle... dans le lit, ou si l'assassin est venu de l'extérieur de... cette intimité.
— Et le doigt ?
— Quelle histoire ! Nous l'avons perdu deux fois.
Frank grinça des dents sans se soucier de l'inconvenance d'un tel signe d'impatience.
— Enfin, résuma Montalban, nous avons fini par le retrouver et il n'a pas été difficile de savoir à qui il appartenait.
— À l'assassin ?
— À l'amant, je ne pense pas. On voit mal comment doña Gisèle se serait amourachée de Muescas qui est un nain...
— Nain ou petit ?
— Petit. Ses mains sont bien connues. Petites et adroites. Il se saoulait et racontait à qui voulait l'entendre comment il avait perdu son doigt. Il n'a pas résisté à notre interrogatoire.
— Vous l'avez...
— Non, non ! Il a parlé.
— Il a parlé de son doigt ?
— Il dit qu'il n'y est pour rien. Nous avons vérifié avec l'aide de la Policía Científica. Il semble que son récit corresponde à la réalité, quoiqu'il n'explique pas sa présence dans la maison de doña Gisèle au moment du meurtre et de ce qui l'a précédé.
— La scène d'amour, la dispute, le tir.
Frank demeura un instant songeur. La police espagnole avait fait un travail minable. Gisèle avait de la chance de s'en être tirée. Mais maintenant, son cerveau était tellement réduit qu'elle ne se souciait même pas de savoir qui l'avait tuée. Elle le savait peut-être. On l'avait vainement interrogée. Avec des moyens contrôlés scientifiquement. Une vaine prudence par rapport à un cerveau diminué. Frank souffrait sincèrement de cette injuste mutilation. Le système avait hésité avant d'autoriser la RPM. Influence de notable, sans doute. Maintenant, la beauté intacte et éternelle de Gisèle hantait le château de Vermort et rendait fou le comte lui-même.
— Vous ne savez pas grand-chose, conclut Frank qui avala une molécule du breuvage glacé avec une grimace qui arracha un sourire satisfait à son hôte.
— Je ne sais peut-être pas tout, avoua Montalban avec un autre sourire narquois. Vous avez accès au sous-système, m'a-t-on dit. Vous avez un avantage sur moi. Je ne suis autorisé qu'à consulter le Dossier.
Il y avait de l'amertume dans cette confession. Frank opina.
— J'en saurai peut-être plus que vous dès ce soir, dit-il d'un air condescendant.
— Je n'en doute pas, señor. Vous mangerez avec moi ?
— Vous voulez dire dans le même plat ?
Une coutume que Frank n'appréciait pas particulièrement.
— Non ! Chez Diego. Buena comida. Buen vino.
La chambre de Frank donnait sur une terrasse ombragée par un feuillage exotique saturé de fleurs. Il détesta tout de suite cette population d'insectes grouillants et curieux. Un rideau tombait sur la scène. Il évita de le secouer. Il était imprégné d'une riche poussière. Le lit était inexplicablement frais, gisant sous un crucifix où se tordait de douleur un Christ expressif et menaçant. Aucun terminal. Pas même une prise sur le réseau. Il déballa ses antennes sous le regard intrigué de Montalban qui débitait ce qu'il savait du meurtre de Gisèle de Vermort, doña Gisèle comme il l'appelait.
— Nous l'appelons tous comme ça, précisa Montalban. Nous l'avons vue l'été dernier et au printemps. Le comte est distant depuis cette tragédie. Il ne m'a jamais adressé la parole et a même demandé à mes chefs que je ne lui adresse pas la mienne. Vous vous rendez compte ?
— Il a obtenu satisfaction ?
Qui était avec Gisèle cette nuit-là ? Muescas le savait. Que faisait Muescas dans la maison de Gisèle ? Avait-il vu l'assassin d'assez près pour le reconnaître ou s'en souvenir assez précisément pour le décrire ? La police locale n'avait pas répondu à ces questions. Elle ne posait plus de questions au comte Fabrice de Vermort et laissait Muescas jouir d'une inexplicable paix et sans doute aussi d'une liberté de mouvement incompatible avec la recherche de la vérité.
— La chambre vous plaît ? demanda Montalban. J'y suis né.
Frank n'aimait pas l'idée de coucher dans un lit où quelqu'un d'aussi inutile avait été conçu. Montalban sembla deviner ces pensées outrageantes. Il prit les devants.
— Bien sûr, le lit n'est pas celui où je suis né, dit-il en caressant la surface dorée des draps. Les touristes achètent tout. Bon prix. Nous vendons et ils couchent dedans. Je leur raconte des histoires. Comme tout le monde. Ils viennent chercher autre chose, vous comprenez ?
Frank était venu trouver ce que la police ne se fatiguait plus à chercher. Montalban souffrait d'observer, impuissant, cette volonté de gagner malgré l'évidence de l'échec. Frank déployait une antenne sur la terrasse. Un écran papillotait dans le lit. Montalban respira une bonne bouffée de cette odeur de plâtre moisi et de boiserie vermoulue qui était sa madeleine de Proust. Il se transportait sans passer par les réseaux. Il préférait le vin aux substances. Il n'ignorait pas que les injections agissaient de l'intérieur et ne se demandait pas pourquoi ni comment. Il avait seulement l'intention de vivre sa vie jusqu'au bout.
— Elle est morte en pleine jeunesse, dit-il.
Frank haïssait particulièrement cette remarque. Et Montalban ne manqua pas d'ajouter :
— Et sans souffrances. Ils n'ont pas réussi à supprimer la souffrance. Il n'y a pas de perfection technologique...
— Suffit de bien doser sa dépendance, murmura Frank qui se parlait à lui-même.
Montalban sourit. Frank était ce genre de type qui agit en fonction des dépendances. Il était bâti autour d'un injecteur automatique qui l'empêchait de penser à mourir au bon moment. Il redoutait la destruction qui fait de vous un mort invivable.
— Vous ne m'avez pas dit pour Diego...
— Diego ?
— Manger !
C'était d'accord pour Diego. Mais sans viande.
— Sans viande ?
Montalban retourna dans son salon et entrouvrit les volets. Son profil de resquilleur apparut en contre-jour. Pourquoi Frank le haïssait-il déjà ? Il avait de la patience d'habitude, et ne haïssait jamais prématurément. Il était amoureux de Gisèle. Peut-être autant que de la Sibylle. Il entra dans le salon. Il avait ôté sa veste et retroussé ses manches. Montalban approuva en branlant sa tête de dévot. De quelle dévotion était-elle la proie ? Frank redoutait ce soleil blanc. Il s'attendait à une lune pleine de la même lumière.
— C'est tout ce que vous avez comme bagnole ? demanda-t-il en même temps que l'hallucination se dissipait.
Montalban écarquilla ses yeux d'hirondelle.
— S'il est complètement nuevo !
Ce tas de ferraille était neuf. Frank avait cru qu'il était seulement fraîchement peint. Le moteur s'exprimait comme un chien dans les côtes, toujours prêt à se coucher aux pieds pour ne pas en savoir plus. Montalban se demandait ce que Frank conduisait. Une belle Allemande aux sièges moelleux, il n'en doutait pas. Frank avait des mains d'artiste. Un regard d'assassin, pas d'envieux. Montalban secoua sa tête dans la lumière.
— Je suis à votre disposition, dit-il en revenant dans l'ombre que Frank appréciait en nyctalope. Si la maison ne convient pas...
— Elle me convient. Il y a une salle de bain ?
— ¡Claro !
Frank laissa l'eau monter autour de lui. Pourquoi l'avaient-ils éloigné de son jardin et de sa piscine ? Il s'était réveillé dans le train, dans une couchette qui sentait la lavande. Il en avait trouvé le sachet au matin, sous l'oreiller. Une attention qu'il ne comprit pas et qui l'obséda pendant tout le voyage. Il avait soigneusement vérifié son équipement. Il ne disposait que d'un terminal continental. Que craignaient-ils qu'il dénichât dans le Réseau Intercontinental ? Ils le limitaient à la péninsule. Il atteindrait peut-être le Sahara, mais pour quoi faire ? Il trouverait peut-être l'assassin de Gisèle, mais sans pouvoir punir le sous-système espagnol qui était responsable de la débilité mentale définitive qui affectait la plus belle femme qu'il connaissait. Rien ne soulagerait cette haine, pas même la douleur infligée à celui ou celle qui finirait par avoir la malchance de contenir l'objet de cette xénophobie. Il s'en voulait de n'être qu'un homme. Il y avait des dieux maintenant, mais ils ne réclamaient aucun culte. On savait seulement qu'ils existaient et qu'ils avaient été des hommes. Comment devient-on un Dieu dans ce monde que la mort va finir par surpeupler ? Ce n'était sans doute pas une question à poser à cet ignare de Montalban qui ne pensait qu'à sa peau de minable surpris dans son berceau. Frank se laissait facilement envahir par la haine et il savait que la violence ne le soulageait pas. Il n'en tirait que du plaisir. Que penserait Gisèle de ce plaisir si elle avait encore un cerveau pour accepter d'en discuter avec lui ? Il y avait trois personnages autour de son cadavre : l'amant, l'assassin (peut-être le même individu), et Muescas qui ne pouvait pas être l'amant mais qu'on pouvait légitiment soupçonner d'être l'assassin. Un seul nom sur trois personnages. La police locale n'avait pas assez tourmenté ce témoin. Frank se chargeait de commencer par là une enquête qu'il avait hâte d'achever pour revenir à la seule question qui le turlupinait maintenant : Si quelqu'un a tué Pulchérie, qui a tué Nora ? Logique.
Chapitre XIII
Frank ne se reconnaissait plus. Non seulement il avait enfilé un silencieux au bout de son Colt, mais il se rappelait avoir pris le temps de le mettre dans ses bagages. Il ne se servait jamais d'un silencieux. Et personne ne lui avait fait une telle recommandation. Il entra dans les Chancas en conquérant, passant devant les seuils sans saluer les gens qui s'y trouvaient, et surtout ne répondant pas à leur salut discret. Il savait où il allait. La maison de Muescas était un taudis. Une façade couverte de vieux azulejos dont on ne distinguait plus les motifs, et percée d'une porte basse et d'une fenêtre barreaudée. Il entendait des cris d'enfant et la voix d'une femme qui répétait une litanie qui ne pouvait pas avoir un lien avec l'acte d'amour. Frank frappa sans ménager la surface vermoulue d'une porte qui s'ouvrit aussitôt. C'était Muescas. Il ne pouvait pas se tromper. L'homme était petit, malingre, et il montrait ses mains minuscules. Un doigt manquait. Il n'avait plus qu'à lui demander de raconter son histoire. Le gnome souriait en branlant une incisive sous sa langue bleue.
— Monsieur Chercos, je suppose ? siffla-t-il. Il y a un pueblo pas loin d'ici qui s'appelle Chercos. Tandis que moi, je m'appelle Muescas (il tendit sa main droite, celle aux cinq doigts) : de moscas (mouches) et muecas (grimaces). Vous portez un nom de pueblo, le mien a été forgé par un... seigneur.
Quelle différence cela faisait-il ? Frank n'avait rien à voir avec ce village minable que Hautetour lui avait montré sur la carte. Et s'il y avait encore des seigneurs dans ce pays, ce n'était pas son affaire. Il posa un pied sur le perron, une vieille pierre usée par les coups de serpillière et les culs des enfants. Muescas ébaucha une esquive.
— Entrez donc, siffla-t-il de nouveau. Je vous attendais. Don Pablo m'a prévenu de votre visite.
Les yeux du nabot roulaient dans des orbites vertes. Il portait une chemise crasseuse et des pantalons retroussés sous les genoux. Une femme en chemise apparut, furtive et laide. Le nabot sembla s'excuser. Il giclait des fluides sur sa famille. Frank avait connu ça chez les autres, dans son enfance. Un patio les accueillit, frais et fleuri. Un jet d'eau s'immobilisait dans un carré de verdure. Des oranges pourries tachaient l'herbe rare et flexueuse. Muescas désigna le banc de pierre sur lequel il comptait poursuivre la conversation. Frank ne s'asseyait jamais sans un examen méticuleux des surfaces qui se proposaient. Le nabot sentit qu'il devait attendre et ne rien dire en attendant. Frank plia enfin sa carcasse et se posa comme un hanneton sur un coquelicot.
— Ça s'est passé il y a des années, dit Muescas en s'asseyant à l'autre bout du banc.
— J'en sais rien, dit Frank. On ne m'a pas précisé de date. Il semble que le temps n'ait aucune importance en la matière. Ça pourrait très bien se passer demain ou dans un siècle.
— Je vois, dit Muescas qui ne voyait rien d'autre que l'impatience de Frank qui secouait un pied vertical.
— Vous savez dessiner ? demanda Frank.
Muescas ne cachait plus sa méfiance dans le masque du sourire de circonstance. Il avait déjà dessiné l'assassin dans les locaux de la police. Il avait eu du mal à cause de ce qu'ils avaient fait subir à ses mains avant de poser la première question. Frank paraissait civilisé, mais de cette civilisation qui connaît des moyens plus propices à la confession sans contrepartie. Il avait dessiné une femme et ils ne l'avaient pas cru.
— Pourquoi ? demanda Frank paisiblement.
Muescas n'avait jamais dépassé ce niveau de l'aveu puisqu'on ne lui demandait rien d'autre que de la fermer. Il voyait bien que Frank n'était pas venu en vacances. Le Colt rutilait sous une chemise austère. Le silencieux était de mauvais augure.
— Je suppose, dit-il en s'étreignant les seins, que la femme en question ne doit pas être mêlée à cette sordide histoire.
L'adjectif sordide était de trop. Cela se lisait dans le regard de Frank. Muescas rectifia :
— Triste, triste histoire, murmura-t-il en offrant son cou expiatoire.
Frank n'aimait pas non plus la tristesse. Il était seulement en colère. Ce n'était pas une histoire sordide, ni triste. Muescas s'efforçait de ne pas chercher à deviner les raisons de cette sourde colère qui déformait le visage du policier.
— Qui est cette femme ? dit Frank assez fermement pour être bien compris.
Muescas n'avait pas besoin de la dessiner. Il suffisait de dire son nom. Il l'avait dit aux policiers qui avaient vu cette femme apparaître lentement sous son crayon et il la voyait naître lui aussi sans tenter d'en dissimuler les traits. Ils lui avaient seulement demandé de la fermer sous peine de le regretter. Il avait assez d'imagination pour avoir une idée de ce qu'il pouvait regretter définitivement.
— Je peux la dessiner si vous voulez, proposa-t-il.
Frank n'était pas venu les mains vides, mais il n'avait pas de papier ni de crayon dans sa poche. En plus, il n'avait pas tellement de temps. Comme il ne savait pas à quel moment se passait cette histoire, il choisissait de ne pas jouer avec le temps, en le perdant par exemple, ou en écoutant les mensonges de ceux qui prenaient le risque d'en crever. On lui avait posé une question : Qui a tué Gisèle de Vermort ? Il n'avait pas à savoir quand ? Le système faisait ce qu'il voulait de son temps et de celui des autres. Il savait où, mais il était peut-être dans un décor inventé par le système pour éviter les fuites d'informations. Muescas comprit qu'il n'avait pas le choix. Il avait six gosses à nourrir, il ne les nourrissait pas lui-même mais nourrissait celle qui leur assurait une vie décente après les avoir mis au monde. Il était nécessaire, en somme. Mais don Pablo n'apprécierait pas ce qu'il considérerait comme une trahison. Frank était donc en concurrence avec Montalban. Muescas connaissait les méthodes de ce dernier. Une horreur de raffinements et d'attente. Ces tueurs qui agissent sur le temps sont les plus terribles. Frank visait et tuait. Point. Et il se rendait compte que Muescas, qui était vivant et n'avait plus l'espoir de continuer à vivre, aurait vite fait de choisir entre le potage et la guillotine. Il ne faut jamais donner le choix. Il faut arracher. Muescas ne consentait qu'à dessiner.
— C'est risqué, dit-il en se mordant la langue. Mais je peux faire ça pour vous.
Il montra son petit moignon agité par la colère. Frank aimait les hommes en colère. Mais celui-ci pourrait-il dessiner fidèlement dans un tel état d'excitation ? Il sortit des Chancas avec un portrait dans la poche et les saveurs de l'anis dans la bouche. Muescas l'avait berné. Le seul témoin du crime, hormis peut-être l'amant de Gisèle si celui-ci n'était pas l'assassin, le mettait sur une piste interdite avec la contrainte d'un retard qui n'était pas la bienvenue. Frank descendit les ruelles ombragées que le soleil couchant envahissait de lueurs flamboyantes. Montalban avait sagement attendu dans son tacot neuf et poussif. Il fumait tranquillement en s'intéressant au manège d'un groupe d'adolescentes qui essayaient des pas de danse dans la rigole. Frank ne le surprenait pas. Montalban avait les yeux partout.
— Vous avez trouvé ce que vous cherchiez ? demanda-t-il en mettant le moteur en route.
Frank sortit son Colt pour impressionner les gamines.
— Nous l'avons déjà interrogé, dit Montalban. Il dessinait des portraits. Nous les avons conservés. Vous voulez les voir ?
Frank pourrait au moins les comparer avec celui qu'il venait d'hériter sans testament. Mais le mieux n'était-il pas de demander à Anaïs K. qu'elle en identifiât la beauté ? Anaïs pouvait se télétransporter. Il demanda simplement à Montalban où se trouvait le terminal des retours vers la vie.
— ¿E'to qué é' ? gloussa le latino.
Frank était maudit par le temps. Il le perdait avec une facilité déconcertante, surtout depuis qu'il était dans cette enquête. Il perdait un temps dont il méconnaissait le temps. Montalban était-il informé de ces conditions extraordinaires ? Le système consentait-il de temps en temps à se laisser pénétrer par les sous-systèmes ? En attendant, il fallait expliquer à cet être obtus ce que c'était, un TRW. Il y en avait en principe dans toutes les stations de chemin de fer, dans les aéroports, dans les gares routières, dans tous les lieux publics où on attendait quelqu'un ou on se faisait attendre. On pouvait toujours aller jeter un œil à la parada de taxis.
— O.K., dit Frank qui voyait le temps s'écouler par l'interstice d'un défaut de connexion.
Ces écoulements non désirés pouvaient le rendre morose et rancunier. Montalban l'arrêta devant un alignement de tacots rutilants. Des chauffeurs en chemise blanche frappaient leur véhicule avec des torchons, lents et patients. Un vieux téléphone croupissait au fond d'un boîtier comme un reste dans une boîte de conserve. Ça ne ressemblait pas à un TRW, mais c'en était peut-être un, reconnut Montalban qui connaissait les lieux comme s'il y était né. Il en profita pour avouer qu'il avait vu le jour dans un autre pays, ce qui lui avait ouvert les yeux. Frank aussi était né dans un autre pays que le sien, mais ses yeux en souffraient chaque fois qu'il les ouvrait dans cette direction interdite. Montalban hocha sa lourde tête (il possédait une dentition rénovée par l'or mais assurait qu'il n'avait jamais signé avec le diable). Un chauffeur s'approcha sur un signe de l'index noir du policier qui connaissait aussi les gens de cette terre ingrate.
— On téléphone dedans, dit le chauffeur.
Il décrivit avec les mains ce qui pouvait ressembler à un ensemble combiné-écouteur. Il ignorait si les morts venaient jusqu'ici. Qu'est-ce qu'ils viendraient y chercher ? Il y avait des tas d'autres endroits agréables quand on n'avait plus de temps à dépenser. Lui, il ne le perdait pas, son temps, il le dépensait. Et il n'avait nullement l'impression de s'appauvrir. Frank jeta un œil prudent sur l'appareil que le chauffeur désignait comme le seul équipement techno qu'il connaissait dans ce cadre étroit où il gagnait sa vie. C'était un vulgaire téléphone, avec un composeur mécanique et une sonnerie à cloche. Frank donna un coup de poing sur ce dispositif sans intérêt immédiat.
— Si un jour vous souhaitez appeler quelqu'un et que vous n'avez pas le choix, dit le chauffeur avec cette amabilité sincère qui est le propre des Espagnols confrontés au désarroi, il est à votre disposition.
Frank remercia par un attouchement qui valait une accolade. Il devait bien y avoir des morts dans ce coin perdu ?
— ¡Claro ! dit Montalban en reprenant une route qui n'avait pas l'air de mener quelque part. Peut-être plus qu'ailleurs. La tradition...
Frank sourit. La mort est la tragédie de celui qui la donne et la délivrance de celui qui la reçoit. Hautetour, qui avait du sang espagnol, l'avait prévenu, mais Hautetour croyait dur comme fer que Frank était mort. Où allait-il chercher cette idée saugrenue, Pierre Marie Joseph de Hautetour de Alamos ? Frank n'était pas parti sans se renseigner. Il ne partait jamais sans s'assurer qu'on ne le prenait pas pour un imbécile. Montalban désigna une caisse métallique qui jouxtait un distributeur de glaçons. Il avait vu des gens en sortir et il avait pensé que c'était ceux qui alimentaient le distributeur. Ils montaient ensuite dans un camion et on les revoyait sur la plage. C'était peut-être des morts, mais ils n'étaient pas du pays. Ceux-là restaient chez eux pour alimenter la chronique. Frank appuya sur le seul bouton qui s'offrait à la pression. Un écran s'illumina, surgi du néant. Un TRW de la première génération. Un objet dangereux qui avait alimenté les premiers bataillons de Gor Ur. Il composa le numéro d'Anaïs sous le regard médusé de Montalban.
— Hé ! dit-elle pendant que son image se formait. C'est naturel ?
— C'est naturel, dit-il en rougissant.
Même à distance. Elle voyait ça à travers un calcul qui lui parvenait en temps réel. Ce beau visage était environné de boucles rouges.
— Où suis-je ? demanda-t-elle.
— À Polopos. Je ne voulais pas te déranger.
Elle aussi avait envie de faire l'amour. Il avait toujours raison de l'appeler Anaïs quand elle se laissait appeler autrement par un inconnu. Montalban était fasciné.
— J'ai besoin de toi, dit Frank.
— Maintenant ?
— Demain si tu veux.
— Maintenant !
Elle apparut. Frank n'avait jamais assisté à ces reconstitutions moléculaires. Il avait toujours fermé les yeux quand on l'amenait à la gare pour accueillir un parent défunt. On ne le lui avait jamais reproché. Pas dans cette enfance qui sentait l'eau de Cologne et le pain au lait. Les morts le prenaient dans leurs bras fraîchement reconstitués et il fermait les yeux pour ne pas les écouter. Elle naissait presque en lui, douce et infinie, inévitable maintenant qu'il la désirait pour des raisons strictement personnelles. Elle aussi était fraîche. Il se souvenait de la fraîcheur des morts qui arrivaient pour les vacances d'été. Ils devenaient tièdes ensuite et il pouvait alors écouter leurs récits. Le récit d'Anaïs avait été greffé artificiellement dans son cerveau pendant son sommeil. Il le lui dit. Elle était outrée par ces méthodes, d'autant qu'il s'agissait d'un inédit et qu'elle était loin de l'avoir achevé. Il n'y pouvait rien. Il ne savait pas pourquoi il dormait et ils avaient décidé de l'envoyer en Espagne avec cette histoire dans la tête. Acceptait-elle d'en vérifier l'authenticité ?
— Pour toi, ma verge d'or, je voyagerai, chantonna-t-elle en le becquetant.
Montalban s'impatientait au volant de son tacot dont le moteur crachotait dans l'asphalte liquéfié. Il descendit pour saluer l'apparition. Il ne savait pas que de pareilles beautés pouvaient sortir de cette caisse qui avait l'air d'une caisse, pas d'un lupanar.
— N'essayez pas tout seul, dit Anaïs en lui rendant son salut humide.
Montalban rit en montrant l'or de son palais et de ses dents.
— Il me donnera des leçons, dit-il en se tenant le ventre.
Anaïs le haïssait déjà. Elle arrivait sans bagages. Coucherait-elle... à la maison ? Frank ne s'imaginait plus le lit sans cette présence divine. Il en oubliait l'objet de sa requête.
— Mon Dieu ! s'écria-t-elle en voyant le dessin de Muescas.
Ils étaient dans le lit et Frank avait soigneusement vérifié les conditions de leur intimité. On avait beau être en territoire atechnologique, la police ne négligeait pas les moyens avancés quand ils lui étaient utiles. Il ne découvrit qu'un œil électronique et y suspendit négligemment une chemise. Pour le son, ils se parleraient à l'oreille. Anaïs adora tout de suite ces chatouillements. Son cri avait dû alerter la vigilance concupiscente de Montalban qui dormait deux pièces plus loin, côté rue. Frank posa délicatement sa main sur la bouche qui se gonfla dans sa paume.
— Qui est-ce ? demanda-t-il dans l'oreille.
Il obligea la tête à pivoter pour situer la bouche à proximité de son oreille. Il ne lui avait rien dit de Muescas ni de ce que ce dessin représentait pour lui. Pourtant, Anaïs avait crié. Consentirait-elle à s'expliquer ?
— C'est Amanda, dit-elle. Je ne comprends pas.
Qu'est-ce qu'elle ne comprenait pas ? Comment lui poser cette question essentielle ?
— Nora Volcaire ? dit-il après avoir fait pivoter la tête d'Anaïs.
— Karina Volker ? La sœur de la Sibylle. Pourquoi ce dessin ?
Il était un peu tard pour poser cette question innocente, Anaïs. Frank se renfrogna. Il parut vouloir occuper tout le lit. Elle se poussa timidement.
— Amanda Bradley, la dingue de ton récit, dit-il alors que son cerveau travaillait rudement dans les marges.
— Tu ne sais même pas s'il s'agit de mon récit, rappela-t-elle comme si la possibilité d'une substitution devait maintenant entrer en ligne de compte.
Frank rentrait en lui-même.
— Qui est l'auteur de ce dessin ? demanda-t-elle sans réussir à dissimuler sa douce duplicité de complice prise en flagrant délit de faux témoignage.
Muescas avait raison. L'assassin était une femme. Elle avait maintenant un nom. Qui était l'amant que Gisèle recevait cette nuit-là dans son lit, nuit que Muescas comptait mettre à profit pour exécuter la punition qu'Anaïs prétendait infliger à la responsable de sa maladie... mortelle ? Frank sentit qu'il n'avancerait plus sous l'influence d'Anaïs.
— C'est naturel ? cancana-t-elle par diversion.
— C'est naturel, murmura-t-il, et il se laissa conduire sur les pentes du plaisir.
Dans la nuit, un cauchemar l'éveilla. Muescas était en danger de mort. Frank avait besoin d'un Muescas vivant. On ne savait pas en quoi consistait exactement le pacte entre le système et les morts qu'il récupérait apparemment sans contrepartie. Les morts de son enfance n'avaient jamais répondu à cette question. Ils le bourraient de bonbons acidulés et plus tard, quand il eut droit à sa première dose de verte colocaïne, à titre d'essai et d'exemple, il constata avec horreur que la saveur du cassis était celle de ce qui allait devenir sa substance existentielle. Sa vie était remplie jusqu'à l'exaspération par ces coïncidences qui refusaient de se laisser pénétrer par le sens. Les choses prenaient un sens, mais il était impossible de leur en donner un. Première leçon d'existence pacifique. Et dernière opportunité philosophique.
La nuit était particulièrement douce. Le corps d'Anaïs ne respirait pas, étrange sensation qu'il ne parvenait pas à assimiler définitivement. La chair demeurait la chair, et la mort se signalait par l'absence d'activité biologique. Il avait souvent eu le sentiment que les vivants post-mortem étaient une hallucination provoquée et entretenue par le système. Tout le monde passait par là dans les premiers temps de la vie mature, au sortir d'une immaturité donnée comme faute originelle. Tout le monde finissait par reconnaître la réalité des faits. La mort demeurait un phénomène irréversible inscrit dans le patrimoine génétique. Le système n'avait pas trouvé la parade : il avait simplement remplacé la mort par la vie possible après la mort. Et c'était le contraire d'une illusion. Les manuels d'existence disaient de manière significative : déception. Ce mot contenait tout ce qu'on pouvait éprouver au sujet des faits et en disait particulièrement long sur ce qu'on ne pouvait plus en dire.
Il se leva. Anaïs ne dormait pas. Les morts ne dorment pas. Ils sont ailleurs pendant que vous êtes dans le lit. Couchez avec les morts si cela vous fait plaisir, mais s'ils vous racontent leurs rêves au petit matin, ne les croyez pas. Que représentait le récit d'Anaïs aux yeux des autorités déléguées par le système ? Qu'en dirait-elle s'il le lui soumettait ? Il avait hâte de répondre à ces questions, mais la douleur s'annonçait si précisément qu'il se voyait clairement y renoncer. Il devait maintenant s'assurer que Muescas était vivant et, s'il l'était, qu'il n'était pas menacé de mort et, s'il l'était, le protéger par tous les moyens, y compris la trahison qui coûte si cher aux hommes de bonne volonté.
Chapitre XIV
Il n'avait pas amené le silencieux pour tirer dans les mains de Muescas ou pour se débarrasser discrètement d'un Montalban devenu trop encombrant. Quelqu'un lui avait recommandé d'entrer dans le sous-système en silence. Il ne savait pas encore pourquoi il devait pénétrer dans le sous-système ni avec quels moyens il tenterait cette opération secrète. Il savait seulement qu'il allait entrer là-dedans comme on le lui demandait en secret. Il ignorait qui était ce commanditaire qui agissait à partir de son cerveau. Ils avaient peut-être injecté un extra de mémoire sur laquelle il ne pourrait pas opérer, même s'il la situait exactement. Une mission consiste toujours à suivre le fil sans avoir conscience de la matière dans laquelle sont enracinées ses extrémités relatives. Ils auraient peut-être été plus clairs s'ils n'avaient pas pris l'accident de tir (sur le vieux Bradley) pour une tentative de suicide. Heureusement, Hautetour leur avait expliqué pourquoi il écartait cette thèse humiliante. Il avait parlé d'outrage sur un ton véhément. Ses lèvres s'agitaient dans un bocal destiné à camoufler son identité, technique encore en usage en ces temps de disette. Ils savaient encore décoder les signaux analogiques avec une précision correspondant exactement à l'être. Frank n'était pas aveugle au point de penser qu'ils se servaient de lui pour une cause forcément bonne et juste, mais il n'avait jamais trahi et il ne désirait pas minotauriser le système. Une fois qu'il serait entré dans le sous-système, ils recevraient un signal et ils continueraient d'alimenter ses ressources en aventures. Le Colt équipé de son silencieux était la clé qui ouvrirait sans bruit et à coup sûr les portes physiques qui demeureraient fermées malgré la nécessité de les ouvrir pour être clair avec tout le monde.
Il était presque minuit et on était encore mercredi. Anaïs était dans son lit, ils avaient fait l'amour et il n'avait pas trouvé le sommeil. Anaïs n'y était pour rien. Elle s'était suffisamment exprimée pour réveiller Montalban, s'il dormait, ou pour le rendre fou, s'il ne l'était pas. Frank avait attendu qu'elle retrouvât sa tranquillité. Il ne pouvait pas se lever sans qu'elle le sût, et sans doute possédait-elle le pouvoir de le suivre mentalement sur la piste qu'il emprunterait physiquement. D'abord, il n'alla pas plus loin que la rue. Une fenêtre était éclairée, une fenêtre sans carreau qui donnait sur une cuisine. En passant (Anaïs le suivait-elle ?), il aperçut deux têtes en conversation de chaque côté d'une table. Il ne vit pas les mains. Ni l'une ni l'autre de ces têtes n'était connue de lui, mais il savait que leur duplicité touchait au camouflage. Il descendit la rue jusqu'à la place où chuintait, contre un mur noir, une fontaine poussive qui giclait un liquide gris et gazeux. La nuit, ils injectaient leurs substances dans l'air. Il passa au large et continua dans une autre rue sans éclairage. À l'aveuglette, il descendit encore, touchant des murs chauds ou ne touchant plus rien et perdant l'équilibre pendant une fraction de seconde qui lui arrachait des petits cris chargés d'hallucinations en décomposition. Où le conduisaient-ils ?
Il ne souffrait plus de sa blessure au cou, et comme elle ne se signalait plus que par un mince repli de la peau, il se demanda combien de temps s'était passé depuis lundi. On ne pouvait pas être le mercredi suivant. Ils s'arrangeaient toujours pour vous désorienter, et vous aviez l'impression de suivre un fil sans interruption. Seules les extrémités étaient inaccessibles : hier parce qu'on ne pouvait pas retourner dans ce temps, et demain qui devenait imprévisible parce que vous étiez absolument incapable d'expliquer ce que vous fabriquiez à l'instant même où vous y pensiez, par exemple dans la nuit de mercredi à jeudi, dans les rues noires et tournoyantes de Polopos. Dans ces moments d'égarement ou d'errance, la langue suintait des substances inconnues de votre désir. Il se mettait à se parler à lui-même en khinoro, une langue empruntée à une enfance tranquille et paralysée. Il ne s'adressait plus aux nœuds du système. Ils l'auraient accusé d'incohérence et de schizophrénie s'il n'avait pas pris la précaution d'en rire. Ils ne pouvaient pas croire à un suicide. C'était le vieux Bradley, un vieillard vigoureux, qui lui avait tordu le poignet parce qu'il voulait le descendre, et le coup était parti. Ils n'avaient aucune image de cet évènement et Hautetour leur avait démontré que les signaux dont ils disposaient ne correspondaient pas à la réalité. Il les avait presque fascinés.
La cloche de l'église tinta doucement dans son cerveau. Il ne voyait pas le clocher, mais parfaitement le porche éclairé par des projecteurs. Où allait-il ? Il n'avait jamais souffert de somnambulisme. Il se retournait de temps en temps pour chercher la trace d'Anaïs dans l'ombre qui refermait la nuit derrière lui. Il descendait toujours. Le pueblo n'en finissait pas. S'il tournait en rond, il y avait une explication complètement indépendante de la topographie du terrain qu'il déplaçait alors avec lui. Sinon, il serait projeté dans un autre terrain dès qu'ils estimeraient le moment opportun. Il n'avait pas l'intention d'exiger une explication ni celle de revenir sur des pas qui semblaient s'être perdus définitivement dans une nuit propice à l'oubli. Un réverbère clignotant attira son attention.
Bonne prise sur le réel ! Il était équipé d'un branchement primitif. Émission, réception, signal de sonnerie et deux ou trois autres signaux indispensables à la communication. Il possédait la clé. Il s'en aperçut dès la première seconde. Un écran bleu s'alluma quelque part. Il était en communication avec un élément du sous-système. Il allait maintenant devoir lutter contre lui-même. C'était l'enfant qui revenait. Le bonheur, la peur de l'étrange, l'attirance pour l'être ou l'objet indifférent à la possession qui devenait la seule issue. Quand ça arrivait, il demandait au système, dans un message laconique, de ne pas tenir compte des incohérences qui l'envahissaient. Mais le système n'était pas accessible directement à travers les sous-systèmes, d'autant que ce sous-système était peut-être le sous-système d'un autre sous-système. Ils l'avaient placé en mauvaise posture parce qu'ils croyaient encore qu'il avait tenté de se suicider. Il n'en était rien. Bradley lui avait empoigné l'avant-bras et le coup était parti en direction de sa tête à lui, Frank, et il avait senti l'impact et la durée de la pénétration. Il avait entendu le choc de la balle dans le mur et il avait perdu connaissance pour retrouver cet état de conscience dans lequel ils vous mettaient chaque fois qu'ils croyaient avoir des raisons de penser que vous aviez mal agi.
Jamais il n'aurait la force mentale d'imaginer le sous-réseau à partir duquel ils lui demandaient d'agir. L'enfant aurait l'avantage du terrain inconnu. Les enfants se repèrent dans la réalité, alors que nous avons besoin de nos limites. Leur regard est circulaire, de proche en proche. Nous recomposons ce qui menace de disparaître en appliquant une méthode et les défauts hypothétiques de cette méthode. Ils peuvent facilement et rapidement gagner le temps que nous perdons. À la fin, ils se sont projetés dans l'avenir et nous les avons remplacés dans un passé qui est le leur et non plus le nôtre. Frank avait vécu tellement d'aventures avec l'enfant qu'il était capable d'attendre au lieu d'agir. C'était aussi un peu contre eux qu'il luttait. Mais il pensait à la retraite au lieu de se préoccuper de sa mort. Il finirait par ressembler au vieux Bradley qui se croyait vivant et qui était mort trop tard parce qu'il avait trop attendu. Il y avait des choses que le système ne pouvait pas décider à votre place. Il décidait cependant de l'opportunité de vous accorder une RPM ou pas. Frank croyait à une retraite tranquille alors qu'il était imprudent et peut-être même inconvenant de s'y préparer à un âge où l'enfant reprend de la graine. Il aurait pu poser la question à Pulchérie, mais il n'en avait jamais trouvé la force. Il avait deux enfants qui ressemblaient peut-être à Anastase et Pulchérie. Ils ne répondaient pas. Et s'il pensait à Popo, dont il n'avait plus de nouvelles depuis que le docteur Omar Lobster l'avait kidnappé, il sombrait dans une tristesse dangereuse et se tenait à l'écart de ses armes. Il n'y avait personne pour l'attacher dans ces moments. Anaïs l'avait observé pendant qu'il cherchait vainement le sommeil. Si vous dormez avec un mort, il vous observe pendant toute la nuit parce qu'il n'a rien d'autre à faire. C'était inquiétant, cette disponibilité constante des morts que le système pouvait utiliser pour gouverner les vivants. S'il avait succombé au malencontreux coup de feu qui lui avait traversé la gorge sans rien endommager de vital, il saurait. C'était ça qui le différenciait des autres, il n'avait aucun désir de savoir. Il était pourri de l'intérieur parce qu'ils n'avaient pas réussi à tout effacer. Il y avait eu un tout, et il en conservait non pas le souvenir, mais un fragment qu'ils l'empêchaient d'atteindre et qu'ils étaient incapables de détruire. D'où peut-être sa détermination, son aveuglement, son indifférence. Ou son détachement. Il ne savait pas. On n'enseignait plus les nuances. On se contentait de la précision et du fini. Il avait un goût inexplicable pour la nuance et le mystère. Que lui voulaient-ils ?
L'écran proposait des graphes. Il en connaissait quelques-uns. Il se laissa jouer par le temps qui occupait cet espace circulaire. Est circulaire toute proposition qui démontre que le départ est inutile parce qu'on y revient toujours après être arrivé. L'enfant lui lançait des défis symboliques en khinoro.
— O.K., FRANK. NOUS CONTINUONS ?
Il était connecté au le système. Il demanda des nouvelles du vieux Bradley.
— QUE VOULEZ-VOUS SAVOIR EN RÉALITÉ, FRANK ? EXPRIMEZ-VOUS DANS NOTRE LANGUE. NOUS NE SAVONS PAS LE KHINORO.
Ils le savaient. L'enfant était avec eux, de leur côté. L'écran se remplissait de propositions obscènes. Qu'attendait Anaïs ? Il scruta la nuit pour la voir.
— J'AI TROP DORMI. JE NE RETROUVERAI PAS LE SOMMEIL AVANT LONGTEMPS...
— NE DITES PAS DE BÊTISES, FRANK. VOUS ÉTIEZ DÉSESPÉRÉ ET HONTEUX, COMME TOUS LES SUICIDAIRES QUI ONT RATÉ LEUR COUP.
— NE L'ÉCOUTEZ PAS ! JE SAIS QU'IL EST AVEC VOUS. OÙ EST ANAÏS ?
— VOUS RENDEZ-VOUS COMPTE DE LA GRAVITÉ DE L'INCOHÉRENCE QUE VOUS METTEZ EN JEU EN AFFIRMANT DE MANIÈRE LINÉAIRE :
1) QUE NOUS NE DEVONS PAS ÉCOUTER UN ÊTRE QUI N'EXISTE QUE DANS VOTRE ESPRIT.
2) QUE NOUS DEVONS CONSIDÉRER AVEC VOUS QU'IL EST AVEC NOUS.
3) QU'ANAÏS K. EST PRÉSENTE QUELQUE PART DANS CETTE NUIT QUE VOUS VOUS APPROPRIEZ ILLÉGITIMEMENT.
— J'AI ANALYSÉ LA QUESTION AVANT VOUS ! VOUS NE POUVEZ PAS ME DEVANCER SUR CE TERRAIN.
— MAIS VOUS NE GAGNEZ PAS !
— J'EXISTE ! PERSONNE, PAS MÊME CE QUE J'AI ÉTÉ AVANT DE DEVENIR CE QUE JE SUIS, NE ME REMPLACERA À VOTRE AVANTAGE. QUI A TUÉ PULCHÉRIE ?
— QU'IMPORTE PUISQU'ELLE EST VIVANTE ? QUEL INTÉRÊT DE SAVOIR QUI A TUÉ QUI SI LE MORT EST VIVANT ? L'ASSASSIN EST-IL VIVANT ? LES MORTS PEUVENT-ILS TUER LES VIVANTS ? QUE PEUVENT LES VIVANTS CONTRE LES MORTS ? NOUS CONNAISSONS VOS QUESTIONS, FRANK. VOULEZ-VOUS QUE NOUS Y RÉPONDIONS ?
— QUI A TUÉ ANAÏS ?
— LA MALADIE. VOUS AVEZ LU SON RÉCIT, NON ?
— J'AI ÉCOUTÉ LE RÉCIT. CE QUI EST LISIBLE MAINTENANT, C'EST LE RÉCIT INSÉRÉ DANS LE ROMAN DE FABRICE DE VERMORT QU'ANAÏS LUI A VOLÉ AVEC LA COMPLICITÉ D'OLIVIER. QUI ME DIT QUE CES DEUX RÉCITS COÏNCIDENT EXACTEMENT ? VOUS NE POUVEZ PAS LE PROUVER !
— NON. MAIS NOUS NE CHERCHONS PAS À LE PROUVER. NOUS AVONS GAGNÉ CE TEMPS SUR VOUS-MÊME. VOUS DEVRIEZ CROIRE CE QU'ON...
— OÙ EST POPO ?
— FRANK ! LA QUESTION EST : QUI A TUÉ GISÈLE DE VERMORT ?
— MAIS VOUS VENEZ DE ME DIRE QUE CE N'EST PAS IMPORTANT DE LE SAVOIR !
— CE N'EST PAS IMPORTANT À PROPOS DE PULCHÉRIE. ÇA L'EST EN CE QUI CONCERNE GISÈLE. TOUT EST RELATIF. SAVEZ-VOUS DE QUI VOUS ÊTES LE RELATIF ?
— COMBIEN DE SOUS-SYSTÈMES AVANT D'ATTEINDRE LE SYSTÈME ?
— PAS DE RÉPONSE.
— SOMMES-NOUS JEUDI ?
— AFFIRMATIF.
— DE QUEL JEUDI S'AGIT-IL ? JE ME SOUVIENS D'UN JEUDI...
— CONTINUEZ, FRANK. JE VOUS ÉCOUTE.
— JE ? QUI ÊTES-VOUS ?
— NOUS SOMMES...
— CE N'EST PAS LA QUESTION QUE JE VOUS AI POSÉE ! IL PARLE À VOTRE PLACE. IL VIENT DE TRAHIR SA PRÉSENCE. JE. NOUS. JE SUIS ATTENTIF À TOUTES LES NUANCES ET À TOUS LES ÉTATS DÉFINITIFS.
— NOUS NE SOMMES PAS AVEC CET ENFANT ET S'IL EST AVEC NOUS, NOUS NE LE SAVONS PAS. CELA RÉPOND-IL À VOTRE QUESTION, FRANK ?
— LOBSTER ? EST-CE VOUS ? JE NE SUIS PAS VOTRE ENNEMI. JE POURRAIS...
— VOUS NE POUVEZ RIEN, FRANK. N'ESSAYEZ PAS. QUE VOYEZ-VOUS ?
Il voyait Anaïs qui avançait dans la nuit. Sa chemise flottait dans la brise. Elle semblait parler. La distance n'expliquait pas ce silence qui lui parvenait comme un avertissement. Il coupa la communication. L'image d'Anaïs persistait. Il se demanda combien d'Anaïs ils avaient prévues pour procéder sans défaut à cette impeccable persistance.
— Qu'est-ce que tu racontes ? demanda-t-elle quand elle fut assez près pour parler sans risquer de réveiller le voisinage.
Il n'avait réveillé personne. S'il n'avait pas tourné en rond à cause de la nuit, il aurait atteint quelque chose.
— De quoi parles-tu ? dit-elle tandis que la lumière commençait à éclairer son visage inquiet.
Il avait perdu ses repères.
— Tu vas attraper froid, dit-elle.
Il entra avec elle dans la chemise.
— Jamais je ne me laisserai prendre au piège du suicide, dit-il dans la tiédeur.
Un sein caressait sa joue.
— Je sais, dit-elle. Ils veulent ta peau.
Qu'en savait-elle ? Que savaient-ils de lui chaque fois qu'il était avec elle ? Ils revenaient à la maison. L'eucalyptus empestait. Montalban attendait sous la véranda, debout sous une lampe qui coulait sur lui comme s'il en naissait.
— Il a des hallucinations ? demanda-t-il en offrant un bras qui pénétrait sous la chemise.
Le lit était frais.
— Ne touchez plus à rien sans me prévenir, disait Montalban. Vous avez toutes les autorisations, mais prévenez-moi d'abord.
Le corps d'Anaïs revenait. La porte claqua. Le rideau avait bougé. Son souffle était venu se répandre dans le lit. Anaïs avait frémi. De quelle enfant était-elle la proie, elle qui paraissait n'avoir jamais été une enfant tant elle était parfaitement compréhensible ?
— Dors, Frank, dit-elle. La nuit n'est pas encore achevée. Le temps...
Il pouvait lui soumettre le récit tel qu'il le connaissait. Mais lui dirait-elle la vérité. Fabrice de Vermort n'était pas accessible. À quand remontait cette histoire ? Pourquoi ne répondaient-ils pas à toutes les questions sans exception ? Pouvait-il rassembler ces questions demeurées sans réponses et en tirer une conclusion ? Avec qui partagerait-il cette conclusion ? Je suis dans le récit qui contient le récit dont je ne sais pas s'il est celui que je connais. Ils l'avaient jeté dans ce cul de basse-fosse parce qu'ils avaient un plan. Se connecter avec Fabrice était-il encore possible ? Il communiquerait avec Gisèle si elle avait toute sa tête, mais elle le confondrait avec Omar Lobster. Anaïs K. était la sœur d'Omar Lobster. Que savait-elle de Popo ? Elle le berçait de douces illusions et la réalité fuyait par une brèche pratiquée dans le récit. Il ne pouvait pas être partout. Comme le vieux Bradley qui avait peut-être tenté de le tuer et qui était le seul témoin de son suicide. Pourquoi accordaient-ils tant d'importance au témoignage de ce vieux fou ?
— J'irai voir Mike Bradley demain, dit-il.
Il parlait dans les seins.
— Pas sans ma permission, dit-elle sans cesser de se balancer.
— Je n'ai pas besoin de ta... !
— Mike est un ami. Maintenant que tu sais qu'Amanda est la meurtrière de Gisèle...
— Mais je ne le sais pas ! s'écria Frank.
Elle approcha son visage pour scruter les yeux.
— Si, tu le sais, murmura-t-elle dans la bouche.
— TU le sais ! Pas moi. Muescas le sait. Moi, je n'ai que ce dessin et ce que vous en dites.
Elle se redressa. Il pouvait voir les cheveux embroussaillés et les épaules frémissantes.
— Tu ne crois personne ? dit-elle.
Elle se maîtrisait.
— Je ne sais plus qui croire, gazouilla-t-il.
— Tu ne comprends pas, rectifia-t-elle fermement. Mais tu peux croire ceux qui t'aiment.
— Muescas ne m'aime pas.
— Je t'aime.
Elle attendait l'écho. Il se serait arraché la langue s'il avait eu une langue. Elle la léchait sans passion.
— Je me suis connecté, dit-il en s'enfonçant dans le lit.
Elle sentit à quel point il tentait de s'éloigner d'elle, de son influence.
— Avec qui ? Popo ?
Qu'en savait-elle ? Il y avait un récit avant celui-ci, celui que vous êtes en train de lire, mais qui l'avait écrit ? Elle le vainquait facilement et il n'avait plus la force de sauter du lit. Montalban avait dû lui injecter quelque chose par un pore resté ouvert malgré la méfiance. Les mains l'avaient longuement exploré à fleur de la peau d'Anaïs qui ne bronchait pas.
— Nous irons voir les Bradley, dit-elle.
Sa tête avait disparu dans un coussin. Il voulait voir Mike, pas Amanda.
— Ce sont MES amis, j'ai un droit de...
— Sommes-nous jeudi ? demanda-t-il.
— Tu n'as pas dormi, dit-elle tandis que maintenant c'était son corps qui disparaissait dans l'ombre des draps.
Ces dialogues de muets ! Ces dialogues dans deux langues ! Il se mit à chercher le corps. Il ne la trouverait peut-être pas dans le noir. Quelquefois, elle réapparaissait avec le jour, fraîche et loquace comme si rien ne s'était passé au cours d'une nuit qui avait menacé de n'avoir plus de fin. Il se levait avec ces réminiscences d'inachèvement et s'approchait de ce nouveau corps qu'il ne connaissait pas. Elle le taquinait avec un pompon arraché au ciel de lit.
— Tu as finalement dormi, disait-elle.
Il pensait à la sensation d'injection. Un pore l'avait trahi, comme d'habitude. Montalban apparut. Il s'était rasé et avait changé sa chemise. Il conservait le même pantalon et ses chaussures brillaient comme des verres pleins.
— Vous voulez voir les Bradley ? demanda-t-il. Ils sont arrivés hier.
Anaïs caressa les yeux de Frank qui les ferma.
— Tu veux les voir ? dit-elle.
Le café jaillissait dans les tasses, noir et fumant.
— Une galette ? proposa Montalban.
Avec qui avait couché Anaïs ?
Chapitre XV
— Sommes-nous jeudi ?
— Oui, Frank !
Il avait eu une petite absence ce matin. Il avait plu dans la nuit. Le ciel était couvert d'un gris d'aquarelle, reposant sur un horizon rose et bleu. Ils allaient chez les Bradley. Si on était jeudi, Amanda, alias Nora, alias Karina, avait donc été récupérée. Par autorisation spéciale du système, mais à la demande de qui ? Hautetour l'avait donc interrogée mardi et elle avait dû retrouver sa liberté le lendemain mercredi, c'est-à-dire hier, pensa-t-il sans en être convaincu. Les Bradley étaient arrivés hier mercredi et on était jeudi. Anaïs et Montalban étaient formels. Qu'avait donc raconté Amanda à Hautetour ? Frank ne pouvait en parler avec personne. Il n'interrogerait pas le sous-système. Ses substances le trahiraient peut-être. Quelle importance ? Il ne savait rien de ce qu'Amanda savait de son propre meurtre et il allait l'interroger dans le cadre d'un autre assassinat dont elle était, en joignant le dessin de Muescas aux déclarations d'Anaïs, la principale suspecte.
— On aurait été vendredi... commença-t-il.
Montalban tourna sa grosse tête noire en attendant la suite.
— Seulement on ne l'est pas ! dit Anaïs qui flottait sur le siège arrière de la Béate.
— Mauvaise route, maugréa Montalban en guise d'excuse.
Frank avait encore un peu mal au crâne. Il avait augmenté la dose après le petit déjeuner. Il se sentait mieux, mais son cerveau lui envoyait de douloureux signaux. L'humidité commençait à monter dans l'air déjà chaud. Par quoi commencerait-il ? Quelle serait la réaction d'Amanda-Nora quand elle le verrait ? Tout était possible. Il n'avait guère avancé depuis lundi, ni dans un sens, ni dans l'autre. Il devait se limiter à démasquer le meurtrier de Gisèle de Vermort. Le système exigerait l'interruption des processus post-mortem et Amanda disparaîtrait pour toujours. La Sibylle lui en voudrait. Et il comprendrait. À quel niveau de la douleur ? Il l'ignorait et en souffrait déjà.
Montalban arrêta la Béate devant une haute grille de fer rouillé.
— J'attends, dit-il, péremptoire.
Frank se demanda si Anaïs, qui trahissait une amie, pouvait raisonnablement la trahir sans se dissimuler derrière les procédures judiciaires. Elle le regardait comme si elle attendait une réponse à cette impossible question.
— Je ferai les présentations, proposa-t-elle.
Il avait besoin d'elle. Il luttait contre son esprit pour ne pas s'imaginer la scène suivante, celle où Amanda le voyait et se demandait ce qu'il venait faire chez elle. L'esprit ne posait aucune question sur la présence d'Anaïs dans cette scène. L'esprit confinait Montalban dans sa poussive Béate, il voyait Frank marchant dans l'allée à côté d'Anaïs qui appelait, les mains en porte-voix, et un domestique en maillot de bain, un peu honteux de sa bedaine et des roses de sa peau, arrivait en trottinant pour annoncer que Madame était ravie de les recevoir, et Amanda était assise sur le rebord d'une fenêtre et elle agitait sa main en prononçant des mots de bienvenue.
— Montez ! cria-t-elle quand ils furent assez près pour l'entendre. Je suis en train de m'occuper de moi.
Anaïs connaissait le chemin. On entra dans un vaste salon pénétré de rideaux légers et de boiserie scintillante. Un escalier montait dans une courbe dorée pavée de marbre blanc. Anaïs, qui ne craignait pas la chute, s'éleva comme un oiseau pressé de retrouver son nid. Frank avait à peine eu le temps de lui dire qu'il souffrait encore et qu'il craignait un nouvel évanouissement. Avait-il mieux à faire que de perdre connaissance aux pieds d'Amanda ?
Elle le reconnut. Elle ne cacha pas la crainte qu'il lui inspirait soudain.
— La Sibylle est là, dit-elle.
Il défaillit légèrement, se tenant encore à la rampe qu'il avait marquée de sa trace d'escargot. Sa main voleta un instant devant la poitrine d'Amanda qui respirait profondément pour lutter contre le désarroi qui l'étreignait, puis elle se posa dans l'autre main et il se pencha cérémonieusement au risque de déplacer quelque chose dans son cerveau.
— Je suis heureux que la Sibylle...
C'était elle. Elle se glissait lentement entre le corps d'Anaïs, qui se trémoussait comme si elle attendait un cadeau, et celui d'Amanda qui imposait au regard les contraintes d'un inévitable malaise.
— Salut, Frank.
— Salut, Sibylle.
C'était tout ? Il suivit les trois femmes. On redescendait.
— Je m'occupais de moi, gloussait Amanda.
Il était trop tard pour s'intéresser au sens qu'il fallait accorder à cette déclaration réitérée. Ce n'était pas le même escalier. Il prenait lentement conscience des dimensions de la demeure. Des plantes vertes géantes surplombaient des allées de marbre et de bois. Des pulvérisateurs automatiques établissaient des équilibres d'odeur qu'il apprécia à haute voix.
— Il est jardinier, dit Anaïs.
— À mes heures seulement, gazouilla-t-il
En même temps, il rougissait. Une haute baie vitrée trouée de vitraux multicolores l'arrêta un instant. Elles l'attendaient en silence. Si les pulvérisations contenaient des substances, les deux mortes y étaient insensibles. Il était donc seul avec la Sibylle. Il éprouva un désir fou de la posséder, petit piège dans lequel il n'avait pas l'intention de tomber. D'ailleurs, il n'était pas sûr qu'on était jeudi.
— Venez ! dit finalement Amanda.
Si elle était coupable, Montalban serait chargé de son arrestation. Frank poserait à Hautetour la question du meilleur traitement possible. Mais quel traitement était possible si Amanda était morte ? Elle risquait la disparition. Les yeux de Gor Ur s'étaient déjà posés sur elle. Frank frissonna à l'idée d'être le complice involontaire de ce mythe grotesque. Amanda ne réussissait pas à lui arracher un cri de haine. Pourtant, elle la méritait, cette haine éternelle, elle qui avait fait de Gisèle de Vermort, la plus belle femme qu'il connaissait et qu'il avait un peu pratiquée, l'ombre de ce qu'elle avait été pour tous les hommes de la Vallée des Géants, toutes générations confondues.
— Venez, Frank ! Il a eu un malaise ce matin.
Il était cramoisi. Il s'avança dans les scintillements des vitraux qui semblaient suspendus maintenant, après avoir été des trous dans le verre impeccablement transparent. Mike Bradley lisait le journal au bord de la piscine. Il ôta ses grosses lunettes noires. Anaïs, après s'être laissée embrasser sur la bouche, fit les présentations. Frank offrit sa main à une autre main qui frémissait dans la sienne. Ils communiquaient déjà. Il lui proposerait peut-être une récompense en échange d'une altération des faits. Des gouttes tombaient encore du ciel et saturaient la surface verte de la piscine.
— Rentrons, dit Mike.
Frank se laissa entraîner. Une minute plus tard, il sirotait un café brûlant, assis sur un divan entre Anaïs et la Sibylle qui aspiraient elles aussi le même breuvage. Amanda s'était enfoncée dans un gros coussin retenu par une potiche et Mike jouxtait l'escalier qui répandait une ombre tiède sur le dallage.
— Nous avons pris quelques jours, dit Anaïs.
Mike opina en proposant son meilleur sourire. Frank surveillait le visage tranquille de la Sibylle.
— Nous en prenons tellement, des jours, soupira Amanda, que nous en oublions la nuit !
Mike s'ébroua.
— Nous prenons aussi les nuits, dit Anaïs en retroussant son nez.
Il fallait rire. Frank rit. Il était venu pour interroger Amanda et il se retrouvait au beau milieu d'une réunion mondaine. Il recevait les mauvaises ondes depuis qu'il avait mis les pieds sur cette terre. Pourquoi pleuvait-il en plein mois d'août ? Il pouvait voir les chemins du ruissellement sur les grands verres de la baie.
— Votre ami s'ennuie devant le portail, dit Mike qui venait d'allumer l'écran du portier.
— Ce n'est pas mon ami, grogna Frank.
— Mais c'est le mien, dit Anaïs qui tenait à ajouter à la confusion.
Mike les interrogeait du regard sans oser prononcer les paroles qu'il convenait de prononcer maintenant.
— Nous partons, dit Frank en se levant.
La Sibylle s'accrochait à sa chemise. De l'autre côté, Anaïs persistait.
— Il nous accompagne, dit-elle. Il connaît les chemins.
Frank ricanait.
— Nous dormons chez lui, confessa-t-il à l'assemblé qui se diluait au fur et à mesure qu'il désirait la quitter.
— Ils louent des choses impensables ! s'écria Amanda. Heureusement, nous avons notre bien.
Anaïs la caressait pour retenir les larmes qui menaçaient d'en sortir. À quoi jouait-elle ? Ou plus exactement : Quel jeu jouait-elle ? Avec quoi jouait-elle ? Et pour le compte de qui ? Frank était bien obligé de constater que le portrait exécuté par Muescas était bien celui d'Amanda. Sur ce point, Anaïs était dans le vrai. Elle mentait, mais à quel endroit de ce qui prenait des allures d'énigme ou d'intrigue ? Hautetour ne lui avait pas communiqué les conclusions de l'interrogatoire d'Amanda qui avait eu lieu mardi. Hautetour ignorait-il qu'Amanda était suspectée du meurtre de Gisèle ?
— C'est toi qui m'as fait venir, lui rappela Anaïs tandis qu'ils revenaient à la maison de Montalban.
De quoi parlaient-ils la seconde d'avant cette remarque pertinente ? Depuis que Bradley avait détourné son bras et que le coup était parti, Frank avait du mal à joindre les deux bouts d'une pensée. Ils retournèrent dans la poussière de la maison et elle ouvrit une fenêtre parce qu'il avait un besoin angoissant de respirer.
— Mais tu respires, Frank !
Elle allait le quitter. L'idée de rester seul avec Montalban était insupportable. Elle écarta les rideaux et les noua pour qu'ils ne touchassent pas le plancher.
— Tu respires, dit-elle en s'approchant. Amanda était suffoquée, oui. Pas toi ?
Elle se coucha près de lui.
— Tu veux dormir ?
Il voulait respirer.
— Dors.
Il avait besoin d'action. Il fallait crever l'écran maintenant. Mettre de l'ordre dans les idées et poser les questions qui en découlaient. Si Muescas avait menti en dessinant le portrait d'Amanda, qui lui avait inspiré ce mensonge ?
— Où vas-tu ? demanda Anaïs qui écoutait la pluie.
— Je vais...
Il sortit. Il ouvrit le parapluie qu'elle lui avait sans doute mis dans les mains. La pluie était tiède, presque douce. Il se laissa porter par les pentes, évitant des branches secouées par de courtes rafales. La porte de Muescas s'ouvrit sans qu'il eût besoin d'appeler.
— Je vous ai vu arriver, dit Muescas qui se collait au mur crasseux pour laisser le passage à un Frank tremblant de froid ou de fièvre.
Muescas n'aimait pas le spectacle de la maladie. Quand un de ses gosses était malade, il allait habiter ailleurs. Il ne craignait pas la maladie. Seulement voir les effets qu'elle produisait sur ces visages en attente. Il encaissa les premiers coups sans broncher.
— Je veux t'entendre prononcer son nom, gueula Frank qui agitait son Colt la crosse en l'air.
Muescas résistait. Frank aperçut deux yeux furtifs dans l'ombre d'un escalier étroit.
— J'ai un petit problème, grogna-t-il dans l'oreille jaune de Muescas. Quand j'en parle, j'ai l'air d'avoir perdu le Nord.
— Je vous demande rien, moi !
— Qui te paye ?
Muescas poussa un long gémissement. Le chien écrasait un de ses testicules. L'acier lui parut tiède comme une peau. Il chercha le regard de Frank qui ânonnait contre lui.
— J'ai dit la vérité.
— Tu n'as rien dit. Je veux t'entendre...
Frank se retourna. Une casserole s'abattait sur lui pour la deuxième fois. La femme crachait en réunissant ses efforts. Le Colt sortit du pantalon. Muescas ne trouva pas la force de crier tant la douleur le mobilisait. Frank se redressa et envoya valser la femme qui perdit l'équilibre dans l'escalier dans un grand bruit de vaisselle cassée.
— Je veux t'entendre, grogna-t-il de nouveau. Je sortirai pas d'ici sans t'avoir entendu !
— Qu'est-ce que vous lui voulez ? demandait la femme qui revenait à l'assaut.
Frank lui amocha le nez.
— Dis à ta femme de s'occuper des gosses.
— Gertrud, occupe-toi des petits.
— Des petits et des grands, précisa Frank.
— Ils sont tous petits, gémit Muescas qui se tordait dans la poussière d'un tapis usé jusqu'à la corde.
— Compris, Gertrud ?
Elle retenait son nez dans un pan de sa jupe, exhibant ses grosses cuisses blanches et l'équerre d'un bras vigoureux.
— Vous n'avez pas le droit, dit-elle sans reculer.
— Lui non plus n'a pas le droit, dit Frank qui riait pour la première fois de la journée.
Tout bien réfléchi, il ne riait plus depuis lundi matin.
— Que s'est-il passé lundi matin ? demanda Muescas qui se relevait.
La femme lorgnait Frank en attendant une réponse, comme si c'était la solution à son problème de mari battu. Le nez saignait sur une bouche paralysée par la haine.
— Je vous ai dit ce que je savais, dit Muescas.
— Vous ne m'avez rien dit !
Le corps du nabot s'écroula. Frank frappait avec la crosse. Il bouscula la femme dans l'escalier et aperçut les gosses sur les marches. Il ne les effrayait pas. Il pénétrait dans leurs regards en même temps que la crosse écrasait les chairs sur le visage de la femme. Elle s'immobilisa, toujours raide et dure.
— Je vous l'ai dit, murmura Muescas qui se mordait la langue pour ne pas évoquer sa souffrance. Je vous ai dit ce que je...
Frank frappait durement et précisément. Les dents se brisaient comme du verre dans cette bouche que la langue commençait à envahir de saveurs chaudes.
— Amanda Bradley, dit enfin Muescas.
Ce n'était pas la réponse que Frank attendait. Il frappa encore par dépit et le corps du nabot se tortilla nerveusement.
— Amanda Bradley, répéta Muescas au paroxysme de la douleur.
Frank pouvait voir le plaisir se répandre sur ce visage grimaçant. Mais pourquoi le plaisir ? Celui de confirmer, ou celui de tromper ? Il frappa sans mesure. Le corps était en proie à des convulsions fulgurantes.
— D'accord pour Amanda, dit Frank.
— Amanda Bradley, dit Muescas en crachant. Il y a une autre Amanda, mais elle a rien à voir avec...
— Ta gueule !
Frank respirait. Il était heureux de respirer. Anaïs l'avait empêché de respirer et maintenant il respirait sans expliquer pour quoi il pouvait respirer alors qu'il n'en savait pas plus que tout à l'heure avant de massacrer la famille Muescas.
— Par pitié ! se plaignit la femme qui rampait dans l'escalier. Laissez les enfants tranquilles.
Il n'avait jamais touché à un enfant, sauf quand il était enfant. Il les regarda comme s'il y avait une possibilité raisonnable d'en reconnaître au moins un. Ils ne se ressemblaient pas. Aucun ne ressemblait à Muescas.
— Et le type ? poursuivit Frank qui brandissait le Colt.
— Je sais pas, geignit Muescas.
— Et si tu savais ?
— Par pitié ! dit la femme. Il ne sait plus.
— Qu'est-ce qu'il savait avant de ne plus le savoir ?
— Gertrud !
Muescas rampait sur le tapis. Il s'accrocha aux jambes de sa femme. Les enfants descendaient en silence.
— Qu'est-ce qu'il savait avant de ne plus le savoir ? répéta Frank.
Muescas enfouissait son visage dans les jupes. La femme implora Frank en joignant ses mains. Il n'y avait plus de casserole dedans. On était passé de la comédie burlesque au drame réaliste. Frank répéta tranquillement sa question.
— Il savait, avoua la femme.
Frank éclata de rire en regardant les enfants. La femme se traînait vers lui tandis que Muescas s'accrochait en gémissant.
— Il a perdu la mémoire ? demanda Frank entre deux hoquets.
— Je l'ai retrouvée, couina Muescas sans montrer son visage outragé.
— Tu veux de quoi dessiner ? dit Frank qui reprenait son air affligé.
Muescas exhiba sa face ensanglantée. Sa main se leva, s'ouvrit et laissa couler ce qu'elle contenait. La femme se mit à vomir. Les enfants entraient dans la lumière grise.
— C'est Amanda Bradley, dit Muescas. Je connais pas le type. Je l'aurais reconnu. Mais je le connaissais pas. Je l'ai dit à votre patron.
— Mon patron ?
— Pas votre saint patron ! Ils m'ont interrogé durement, vous savez ? Vous êtes de la guimauve à côté d'eux. Pas vrai, Gertrud ? Votre patron n'était pas le plus tendre. J'avais perdu un doigt, la première chose que j'ai jamais perdue. Ils m'ont arraché un sein. Vous voulez voir ?
Frank se baissa pour observer la cicatrice bleue et boursouflée.
— Ils n'y ont pas été de main morte, dit Muescas. Lui, il frappait plus dur, avec plus de facilité. Ce jour-là, ils m'ont détruit. Vous avez achevé leur sale travail.
Il caressa la joue crispée de Gertrud.
— Mais vous n'en savez pas plus parce que je ne sais rien de plus.
— Tu savais, dit la femme.
Elle jeta un regard désespéré à Frank.
— Il savait, dit-elle. C'est comme s'ils lui avaient arraché la langue. Mais il savait et maintenant il ne peut plus rien dire sans qu'il arrive quelque chose aux enfants.
— Tais-toi, Gertrud !
— Il va te tuer !
Frank se rengorgea.
— Je tuerai les enfants avant de le tuer, dit-il.
— Vous n'avez jamais tué d'enfant, dit Muescas que le rire commençait à secouer.
— Je n'avais jamais châtré personne non plus.
— Tu vois ! cria Gertrud. Il est prêt à tout ! Dis-lui ! Dis-lui ce que tu sais !
— Dis-le-lui, toi !
— C'est ça, dit Frank. Dites-moi ce que vous savez, Gertrud.
— Les enfants...
Frank monta l'escalier. Il s'assit avec les enfants.
— On vous écoute, Gertrud.
La femme bavait dans son corsage.
— C'est Amanda Bradley, dit-elle. Et le type, c'était vous !
Ils vous suppriment des intervalles de mémoire. Ou ils en rajoutent. Cela, tout le monde le sait. Frank ne voulait pas en savoir plus. C'était trop facile. Comme si la Sibylle apparaissait à ce moment précis de sa déroute. Elle apparut. Il avait du souci à se faire.
— Viens, Frank, dit-elle. Tu fais fausse route.
Qu'est-ce qu'elle lui proposait ? Un traitement par la douceur ? Il enjamba le corps de la femme. Muescas s'était recroquevillé contre un mur.
— Elle allait parler, dit Frank en sortant derrière la Sibylle qui lui tenait la main.
La femme sortit, ne dépassant pas le seuil.
— Je n'aurais pas parlé, dit-elle. Je vous aurais bluffé. Vous n'avez pas les moyens de vérifier.
— Il les a pas, gémissait Muescas sans se montrer.
La Sibylle haussa les épaules. Que savait-elle ? Elle n'apparaissait pas dans le récit d'Anaïs.
— Il y a une autre version ? demanda Frank.
Ils atteignirent la mer. Elle était jaune et agitée. Le sable mouillé était couvert de coquillages. Il la suivait. Où allait-elle ? La plage était déserte. Des mouettes s'étaient rassemblées sous les pins. On entendait les cheminements des animaux.
— Ce sont des hommes, Frank !
Il l'exaspérait elle aussi. Le rivage était interminable. Elle ne cherchait pas. Elle marchait sans lui adresser la parole, sauf pour le corriger quand il se trompait sur l'interprétation des bruits et des ombres. Il n'allait nulle part avec elle.
Chapitre XVI
Elle s'ouvrit. Le métal coulait en elle, rapide et tiède. La fusion avait lieu à la température du corps. Elle perforait la peau par endroits avec un scalpel et les veines tranchées laminaient les tiges de métal qui allaient le traverser. Le sang gouttait dans le sable où il tentait de demeurer à la surface de ce qui ne pouvait plus être la réalité. Elle venait d'injecter les substances préparatoires directement dans la chair. À leurs pieds, la mer brassait des coquillages. Il regarda les algues au-dessus de l'eau et comprit que la mer était infestée de méduses.
— Ils sont en train de réinstaller ta mémoire, dit-elle. Seul le métal peut résister au vidage. Laisse-moi faire.
Il la croyait. Pourtant, le ciel était trop bleu pour un jour de pluie. Perceur utilisait une technique — elle agissait comme une magicienne. Il pouvait voir les méduses dans le creux des vagues, luminescentes et fragiles. Une fois métallisé, il ne pourrait plus se connecter. Il ne savait pas à quoi il se connectait, mais il avait besoin de cette relation souvent chaleureuse, malgré les errances d'un système qui en savait trop sur soi et ne disait pas grand-chose des autres. Elle le possédait par fragments. Il reconnaissait les intervalles comme des souvenirs d'enfance. Elle ne parvenait pas à les intégrer et lui demandait doucement de penser à autre chose.
— L'enfant est leur piège de prédilection, dit-elle. Ce n'est jamais l'enfant qu'on a été.
Elle avait peut-être raison. Il y avait trop de profondeur dans ces réminiscences. Pourquoi avait-elle choisi cette baie tranquille et difficile d'accès ? Il avait eu l'impression de voler par-dessus les rochers. Le fracas des vagues l'assourdissait encore. En l'air, il avait cru devenir fou et elle avait resserré l'étreinte jusqu'à la surface du métal. Il avait alors compris qu'elle allait le posséder et qu'il deviendrait ce qu'elle était venue chercher ici.
— Comment auraient-ils pu récupérer ta sœur si elle est en métal ? demanda-t-il au visage qui se penchait pour observer sa pupille.
— Tu ne comprends pas, dit-elle.
Qu'est-ce qu'il ne comprenait pas ? Si Amanda-Nora avait été assassiné à la date qu'il supposait, elle était en métal et le système ne pouvait pas la récupérer. Elle était devenue un véritable cadavre, comme elle le souhaitait, ou alors Gor Ur et son urine étaient intervenus à la dernière minute, mais selon une procédure dont il ignorait tout. Dans ce cas, elle vivait dans l'urine. Il eût été alors étonnant que le système lui eût rendu sa liberté. Elle était quelque part dans cet endroit secret du CEFC qu'il n'avait pas découvert et où le docteur Omar Lobster avait régné en maître. Qui était cette Amanda qui n'était pas Amanda-Nora ? Était-ce Nora ? Que savait la Sibylle ? Que savait-elle de suffisamment important pour profiter du moment et le métalliser sans qu'il eût donné son accord à cette transformation trop définitive pour être acceptée sans des années de réflexion ou un seul instant d'égarement ? Les tiges sortaient de sa peau ciselée et cherchaient les pores susceptibles de ne pas faire obstacle à la pénétration. Il voyait bien que c'étaient les méduses qui prêtaient main-forte. Autour de lui, le monde s'était organisé pour le rituel. Ils étaient au fond d'une crique entourée de murailles de roches vertes et la mer se perdait dans un horizon d'étoiles. Il n'était plus question de l'Espagne. Il n'était pas question non plus de revenir au point de départ, dans le jardin du lundi où il découvrait après ses voisins le cadavre de Nora Volcaire, alias Amanda Bradley depuis que Muescas et Anaïs étaient intervenus dans son enquête. Il avait subi des influences. Il ne croyait pas à un complot du système contre lui. La Sibylle était un peu folle et s'inventait un monde à la mesure de sa psychose. Mais en ce moment, elle était plus forte que lui parce qu'elle avait injecté les substances préparatoires. Peut-être le café chez les Bradley. Avait-il bu le café des Bradley ? Quel rapport entretenait-elle avec les Bradley si Amanda Bradley n'était pas sa sœur ? Il ne pouvait pas la tuer, non pas parce que le métal commençait à fusionner avec l'acier du Colt, mais parce qu'il l'aimait encore.
— Ce n'est pas le même temps, expliquait-elle. Ils t'ont envoyé dans le passé. Ils utilisent l'enfance.
Elle raisonnait. Il doutait donc de sa parole. La Sibylle ne raisonnait pas. Elle pouvait maintenant lui dire qu'elle n'était pas la Sibylle, il ne le croirait pas. Une mouette s'arrêta dans l'air, assez près pour qu'il pût lire dans son regard. Il n'était pas fou au point de penser qu'il s'agissait d'un témoin du système ou de n'importe quel instrument de mesure ou de contrôle appartenant aux puissances universelles.
— Tiens-toi tranquille, murmurait-elle. Ce n'est qu'une mouette.
Il tourna la tête pour ne plus la voir. Il voyait le sable et les giclées de métal qu'elle avait perdues pour toujours. La mer se chargerait de sa disparition exactement comme si elle avait eu une existence de coquillage.
— Rentrons, dit-elle.
Il la suivit. Il y avait un chemin entre les roches. Il foula des populations de mollusques qui reconnaissaient le métal et se contractaient à leur passage. Il y eut une autre plage. La mer acceptait maintenant le soleil. Il s'y reflétait mollement, comme si rien ne s'était passé. Il connaissait cette indifférence des éléments. Ils enseignaient à les reconnaître sans se tromper. Mais l'eau avait été remplacée par l'urine.
— Qu'est-ce que tu racontes ? dit-elle.
Elle marchait devant lui sans se préoccuper des coquillages et des tessons de bouteilles. Elle annonça gaiement l'ouverture d'un café. Il n'y avait personne sur la plage, pas même sur le boulevard. Le seul être vivant était le garçon de café qui leur demandait ce qu’ils souhaitaient prendre. Le percolateur frémissait dans les nœuds d'une communication extrasensorielle.
— Tu es fou ! dit-elle.
Le métal avait déchiré leurs chemises. Ils avaient l'air de clochards ou simplement de s'être disputés. Le garçon ne posa aucune question et il se planta devant le percolateur qui entra tout de suite en action.
— J'ai déjà bu un café chez ta sœur, dit Frank en regardant la mer.
S'il y avait eu des méduses, il les aurait vues.
— Ce n'était pas du café, dit-elle.
Il le savait. Elle le savait. Qui ne le savait pas ? Il s'amusait comme si la journée touchait à sa fin. Mais pouvait-il lui parler des soupçons que sa sœur lui inspirait ? Elle lui répliquerait aussitôt qu'il ne savait rien d'autre que ce qu'Anaïs et Muescas prétendaient savoir. Pourquoi avait-il torturé Muescas ? Pourquoi pas Anaïs ? Quel mal il aurait eu à répondre à cette question si c'était elle qui la lui posait ! Le café était chaud et parfaitement agréable. Il aurait eu du mal à affirmer qu'ils ne l'avaient pas envoyé en vacances, si elle le lui avait demandé ou si elle avait cherché à le convaincre que si Gisèle était morte en effet, ce n'était certainement pas dans le récit d'Anaïs. Il avait l'air béat comme sur une image pieuse. Elle le lui fit remarquer en tendant un miroir bien opportun. Il s'y reflétait un monde de relations complexes totalement issues de l'imagination à des fins pragmatiques. Il n'en parla pas.
— Combien de temps... ?
Il n'entendit pas la suite. Sa voix s'était perdue dans la brise et dans le claquement des parasols. Il la contempla comme s'il venait de la créer. Comment une aussi belle créature pouvait-elle désirer la mort comme conclusion de la vie ?
— Anaïs a tout compliqué, dit-elle.
Elle parlait de ce matin. Il aurait dû venir seul. D'habitude, il opérait seul, ne s'encombrant jamais de cicérones.
— Ce Montalban m'écœure, dit-elle en grimaçant.
Elle parlait d'Anaïs.
— Sa bagnole est un veau, dit-il comme s'il pouvait revenir à la conversation avec des remarques de ce genre.
Elle soupira. La mer invitait au bain. Les méduses électriques s'acoquinaient avec le métal. Lui parlerait-elle de cette sensation infinie ? Il attendit sans prononcer un seul mot qui l'eût détournée de l'objet de sa passion. Le café avait refroidi. Il en commanda un « deux fois plus chaud ». Le garçon sourit en évoquant un point d'ébullition qui n'avait rien de commun avec ce que le métal pouvait communiquer à l'homme. Elle était aussi à l'aise dans la fusion que dans la fonte.
— Il fait encore assez frais pour boire chaud, dit le garçon. Tout à l'heure...
Elle était loin maintenant. Elle tenait son beau visage dans une main et observait les méduses qu'il ne voyait pas. Son index humide effleurait à intervalle régulier le petit tas de sucre qu'elle avait versé dans la soucoupe. Il ne leva pas les yeux pour voir le mélange du sucre et du métal opérer des changements de structure dans le langage qu'elle utilisait pour communiquer avec lui. Enfant, il parlait le khinoro. Et elle ?
— Il y a des méduses, dit-elle au garçon qui revenait avec des beignets fumants.
Il regarda la mer sous sa main. Il ne voyait rien et demanda comment elle pouvait voir ce qui ne pouvait pas être visible à cette distance. Il riait. Elle aussi riait. Frank non plus ne voyait pas les méduses. Il pensait en khinoro depuis quelques minutes.
— Ce sont des méduses microscopiques, dit le garçon, absolument pas vénéneuses. Vous n'avez rien à craindre de notre mer, mare nostrum.
Langage que l'on tient au touriste pour lui arracher son dernier centime. Le khinoro consistait d'abord à expliquer la douleur.
— Je vois que Monsieur s'y connaît aussi, dit le garçon.
— Vous voyez ? grogna Frank.
— Non, dit la Sibylle. Il dit que tu t'y connais. Connaître. Pas voir.
Le garçon se trémoussa et esquissa un demi-tour trahi d'avance par le torchon qui voleta. Frank le retint par le coude.
— Je n'y connais rien, dit-il. Y a-t-il un moyen de se connecter ?
Il y avait un téléphone mais pas de terminal.
— Sauf si Monsieur connaît le moyen de s'en passer.
Il reculait lentement, comme s'il craignait l'affrontement. Frank leva sa lourde carcasse qui venait de connaître le métal sans l'intégrer.
— Partons, dit-il.
— Où ? demanda la Sibylle.
Le garçon s'intéressait encore à la conversation. Frank le paya après avoir consulté la liste des prix. Il fit l'appoint sous le regard médusé du garçon qui surveillait le corps peut-être ennemi qui s'interposait entre lui et la Sibylle. Il ne savait pas que la Sibylle ne couchait pas avec les minables. Dans le taxi, elle continua de s'ouvrir.
— Dis-leur que tu n'en peux plus, conseillait-elle. Ce ne sont pas des vacances qui vont te requinquer.
— J'ai besoin de réponses. Un : Qui a tué Gisèle ? Deux...
— Tais-toi !
— Où m'amènes-tu ?
Ils revenaient chez les Bradley. Mike Bradley lisait toujours le journal, exactement comme s'il ne s'était rien passé entre-temps. Il enleva encore ses grosses lunettes noires et laissa glisser le journal sur son ventre.
— Asseyez-vous, Frank. On va boire quelque chose. Amanda ?
— Rien ! dit la voix d'Amanda.
Mike toisa la Sibylle.
— Charlotte ?
— Elle a dit rien.
— Vous savez ce que ça veut dire, rien ? demanda Mike à Frank qui ne savait pas.
— Rien ! répéta Amanda en apparaissant en maillot de bain.
— Rien ? dit Mike qui tombait dans la supplication malgré la présence d'un étranger.
— Tu as trop bu, dit Amanda. Alors, rien !
— Frank veut boire quelque chose.
— Vous voulez boire quelque chose, Frank ?
— On vient de boire du café, dit la Sybille.
— Le café, on le boit après, pas avant, dit Mike qui sombrait avant même que la conversation eût trouvé un sujet digne des apparences qu'elle était censée imposer à l'esprit.
Frank déplia le portrait dessiné par Muescas. La Sibylle poussa un petit cri.
— Amanda ! s'écria Mike. Frank a fait ton portrait !
— Vous connaissez Muescas ? dit Frank qui tentait de capter le regard fuyant d'Amanda.
— Muescas ? fit Mike en se grattant le menton.
La Sibylle était furieuse.
— C'était avant, murmura-t-elle. Je t'avais prévenu.
— Vous vous tutoyez ? dit Amanda en se coulant dans une serviette de bain au bord de la piscine.
Mike s'était rapproché de Frank.
— Muescas est une ordure de la pire espèce, dit-il. Il comptait nous faire chanter. Son témoignage ne vaut rien. Vous connaissez Hautetour ? Pierre de Hautetour ? C'est lui qui vous envoie ? Si vous avez besoin d'un bon terminal, je mets le mien à votre disposition.
— Sans Anaïs, dit Amanda, ce Muescas n'existerait pas.
Elle n'avait pas l'air perturbée par la présence de Frank, Amanda. Mike profita du soleil pour se servir un verre. Un signe de Frank l'informa que celui-ci recommençait à boire en clandestin.
— Comme vous voulez, dit Mike. Le vent a tourné en ma faveur.
Il pointa un doigt humide.
— La bête qu'elle est ne reniflera pas celui-là !
Il s'approcha encore, touchant les antennes gyroscopiques de Frank qui se tenait sur ses gardes.
— Elle possède tout, dit Mike. Nous ne possédons rien. La Sibylle n'est que sa demi-sœur. Vous ne voulez vraiment pas un verre ? Le vent est encore favorable.
— Gisèle avait un nombre incalculable d'amants à cette époque, dit Amanda sans ouvrir ses yeux exposés au soleil.
— Vous avez des noms ? demanda Frank.
— Des noms, des lieux, des pays, des mots... C'est tellement compliqué, une femme qu'on n'aime plus !
Elle se souleva sur ses coudes et rouvrit ses yeux de faïence.
— Vous devriez commencer par Fabrice, dit-elle. Ils le libèrent de temps en temps.
Elle soupira en se recouchant.
— Ils savent ce qu'ils font... je suppose, gloussa-t-elle.
Frank s'était levé pour réfléchir. Mike avait esquissé un pas vers la bouteille où le soleil s'était installé comme une maquette de navire.
— Vous connaissez Hautetour ? demanda Frank.
— Grand ami, dit Mike. Il apprécie les bonnes choses.
— Les femmes ?
— Entre autres bonnes choses que la vie nous réserve heureusement.
— Les femmes des amis ou les voyageuses inaccessibles ?
Amanda émit un petit rire sans modifier sa position.
— Vous pensez que... ? dit Mike sans achever.
— Nous ferions mieux d'aller nous baigner, dit la Sibylle.
— Vous êtes Nora Volcaire ? demanda Frank qui s'approchait du corps immobile d'Amanda.
Elle ne bougea pas. Il n'avait pas réussi à lui arracher le moindre frémissement.
— Vous êtes morte ou vivante ?
Elle ouvrit les yeux que le soleil inonda aussitôt. Il aurait aimé la voir se soulever un peu pour s'appuyer sur un coude, mais elle demeura immobile. Dans son dos, la Sibylle s'agitait. Elle lui envoyait des signaux à travers le peu de métal qu'elle pouvait se vanter d'avoir introduit sans rencontrer la résistance qu'il lui avait toujours opposée. Mike sirotait son verre sans précaution. Amanda lui jeta un regard acide.
— Je ne suis plus Nora Volcaire, dit Amanda qui ne perdait pas son calme. Je l'ai été, en effet. Une bien médiocre comédienne, croyez-moi. D'ailleurs...
— Pas si médiocre, ma chérie ! dit Mike qui faisait de l'ombre à la bouteille et cherchait à y déplacer son corps.
— Je suis vivante, dit Amanda.
Elle n'aurait pas de mal à le prouver. Montalban devait le savoir aussi. La Sibylle lança un regard désespéré à Frank qu'elle désarçonnait parce qu'il ne savait pas où il allait. Désirait-elle l'accompagner jusqu'au bout ? Elle l'avait prévenu, certes. Mais de quoi ? Son métal avait seulement éraflé l'acier du Colt encore maculé du sang de Muescas. Pourquoi Anaïs avait-elle menti si facilement, elle qui ne l'avait jamais trahi ?
— Allons nous baigner, dit la Sibylle.
— Sans Anaïs ? demanda Frank intrigué aussitôt par cette question-réponse.
Ils descendirent de nouveau sur la plage. Ce n'était évidemment plus la même plage. C'était le même garçon. Il servait une Anaïs perdue dans ses pensées.
— Que veux-tu savoir ? demanda-t-elle à Frank.
Il plongea sa tête dans les mains qu'elle lui offrait.
— Nous savons déjà à peu près tout, dit la Sibylle dans la fumée de son café.
— Amanda Bradley est bien Nora Volcaire et elle est vivante, dit Frank dans les mains qui n'étaient pas les siennes.
— Nous ne sommes donc pas après sa mort, dit la Sibylle.
— Ce n'est pas possible, dit Frank. Nous n'avons aucun moyen de remonter le temps. Je dois dormir. Je me souviens d'avoir perdu connaissance quand le coup est parti.
— Frank a tenté de se suicider, dit la Sibylle.
Il se redressa comme si elle venait de lui planter une épée dans le dos.
— Le coup est parti parce que le vieux Bradley était plus fort que moi !
— Eugène Bradley ? Un vieillard chenu et impotent...
— Tu ne veux pas savoir pourquoi il était plus fort que toi ?
Qui parlait ? Il était avec deux femmes qui sortaient de l'ordinaire. L'une était morte. L'autre pesait son poids de métal. Amanda prétendait être vivante, c'est-à-dire qu'elle n'était pas encore morte et il ne savait pas si elle était déjà métallisée. S'était-il intéressé une seule seconde à la personnalité de Gisèle ? Comme elle avait perdu la presque totalité de ses capacités intellectuelles, il devrait se fier à des témoignages. Montalban avait bien connu Gisèle du temps de sa splendeur.
— Tu veux le savoir, oui ou non ?
Il ne pouvait pas oublier la force incroyable que le vieillard avait opposée au tir qu'il s'apprêtait à lui envoyer en pleine tête pour le détruire. Il ne savait pas s'il était sur le point de tuer un vivant ou de détruire un mort. Il n'avait que l'intention de soulager son esprit d'une colère qu'il ne pouvait plus maîtriser. Mais le vieux avait été plus fort que lui et le coup était parti. Le suicide était mal vu par le système. Le vieux Bradley en témoignait. Mais ils n'avaient pas pu l'envoyer dans le passé parce que c'était techniquement impossible. Amanda était morte. Ils l'avaient récupérée, ce que n'expliquait pas le métal dont elle était composée.
— Nous sommes jeudi, dit-il à ces femmes qui le considéraient d'un œil navré. J'ai voyagé mardi. Mercredi, je suis arrivé. Jeudi, je commence mon enquête par la constatation qu'Amanda Bradley est Nora Volcaire.
— Les morts ne voyagent pas, dit Anaïs d'un air désolé.
Elle en savait quelque chose.
— Je ne me suis pas suicidé ! hurla Frank
La Sibylle était épouvantée. Qui ne le serait en présence de deux morts dont l'un n'est pas conscient de sa mort ? Elle prit la main d'Anaïs pour y chercher les larmes d'acier que Frank y avait versées. Le métal ne peut rien pour les morts. Seule l'urine aide les morts à se sentir vivants. Mais elle ne pissait que le métal. Toujours dans ses petits souliers.
Chapitre XVII
La Esperanza s'ouvrait par un portique de pierre qui dominait la route comme un mausolée. Il jouxtait une fontaine chuintant à l'abri d'une poignée de pins surmontant les ruines ocre jaune d'un ancien pavillon. Il n'y avait pas de portail. Une chaîne bouclée par un cadenas barrait le chemin qui montait à la villa dont on n'apercevait qu'une partie de la toiture au-dessus d'autres pins disposés en carré. On distinguait nettement les effets de leur ombre sur un patio d'où montait une humidité rose et bleue. Mike arrêta sa Chevrolet sur la route, engageant les roues dans le sentier caillouteux qui formait une virgule grise devant le portique. Il klaxonna et il ne fallut pas une minute à monsieur Gu pour arriver, pédalant sur une trottinette et suivi de deux dobermans en parfaite santé. Le Chinois agitait une main, l'autre guidant fermement son véhicule pétaradant dans les cailloux et les racines émergentes.
— C'est Gu, dit Mike. Ce n'est pas un domestique. C'est une espèce d'ami. En tout cas, Gisèle y tient. Il exerce un étrange pouvoir sur elle.
— Un pouvoir ? grogna Frank que la poussière importunait.
Le Chinois engueulait les chiens maintenant. Il déplia la béquille de sa trottinette et prit le temps d'en assurer l'équilibre. Une main saluait. Mike engagea la première et la Chevrolet gravit la pente jusqu'au portique. Le visage triangulaire du Chinois apparut du côté de Frank qui vit passer une main aux doigts écartés.
— Monsieur Bradley ! J'ai vu la voiture arriver. Monsieur de Vermort vous attend déjà.
— Frank Chercos, dit Mike. Le policier français chargé de l'enquête.
— Encore une enquête ? Je croyais...
Le Chinois balaya l'air avec sa main comme s'il chassait une mouche. En fait, il luttait contre les reflets, espérant sans doute que Frank s'en saisît avant qu'il ne fût trop tard. Frank serra quelque chose de sec qui s'échappa aussitôt. Le Chinois était en train d'ouvrir le cadenas.
— Nous verrons donc Fabrice, dit Mike. Vous avez de la chance.
Il souriait en offrant son visage écarlate.
— Vous en aurez encore plus s'il est disponible... mentalement. Il est très affecté, vous savez ?
Frank se souvenait d'un ami plutôt loquace, mais en effet, un peu... dérangé. Ils suivirent la poussière soulevée par la trottinette. Les chiens couraient de chaque côté de la voiture. Pas besoin de portail avec des animaux pareils.
— Ils ne le franchissent jamais, dit Mike avec une pointe d'admiration.
Ses joues tressautaient, rouges et flasques.
— Sauf en cas d'absolue nécessité, ajouta-t-il sans autre intention que de se montrer exact et véridique.
Comment l'assassin de Gisèle avait-il évité les chiens ? Cela ne figurait pas dans le rapport que Montalban avait remis solennellement à Frank au cours d'une cérémonie protocolaire qui s'honorait de la présence lymphatique d'un magistrat délégué qui se mettait au service d'une enquête qu'il avait bouclée lui-même. Frank avait encore le goût infâme de leur vinasse sucrée et des charcuteries que tous les doigts avaient tâtées dans un choix fébrile qui avait été la seule animation proposée par ces hôtes pressés et superficiels. Il n'y avait pas de chiens dans ce rapport truqué et le Chinois y dormait sur les deux oreilles. Une photo témoignait de son aventure : un coussin maculé de sang. Pourquoi l'assassin avait-il frappé le Chinois dans son sommeil ? Cela n'était pas non plus expliqué. Fabrice de Vermort couchait dans une autre chambre que celle où Gisèle avait trouvé la mort. C'était un fait admis une bonne fois pour toutes. Montalban n'avait pas apprécié les critiques railleuses et exaspérées de Frank qui n'avait pas pris les gants de sa panoplie de flic enquêtant dans un pays étranger. Il avait refermé le dossier en grommelant : tout était, selon lui, à refaire.
— Voilà le palais, dit Mike. Une merveille.
Frank vit d'abord un cheval monté par une jeune amazone. Un filin traversait l'air obliquement, retenant une montgolfière dont la nacelle contenait un être agité d'instruments qui scintillaient.
— La piscine, dit Mike.
Et ses naïades. La Chevrolet crissa dans une allée d'eucalyptus et s'immobilisa à l'ombre d'un mur dont l'arête était parcourue de mains rapides qui se croisaient sans se toucher. Un escalier, plongé dans une ombre presque noire, s'achevait dans un éclat de lumière traversé de jambes nues et de serviettes de bain. Le Chinois l'escaladait avec sa trottinette sous le bras.
— Pour les chiens ? demanda Frank qui avait entrouvert la portière.
— Ignorez-les, conseilla Mike qui attendait au pied de l'escalier.
Ils montèrent. On arrivait au-dessus de la piscine. Fabrice de Vermort tendait ses mains, bousculant des passantes nues.
— Frank ! Je suis ravi de...
Ses paroles se perdirent dans l'évaporation générale. Frank aussi était ravi. Mike était ravi par un tas de choses qu'il se mit à énumérer sans compter. Il voguait déjà avec un verre en guise de sextant. Des corps l'accompagnaient vers un autre destin. Fabrice riait en lançant des recommandations.
— Nous sommes heureux maintenant, dit-il.
Frank nota l'imperceptible hystérie de la voix qui le poussait à l'intérieur de la maison en le prévenant des difficultés d'accès. On était en pleins travaux. Fabrice était enchanté par ce mélange d'ouvriers à l'œuvre et de fêtards insatisfaits malgré des apparences de bonheur. Il passa sous une échelle en blasphémant et essuya négligemment une goutte de chaux tombée sur sa chemise blanche. On commencerait par la scène du crime. Frank renifla dans son poing. Il commençait toujours par les marges. Il prenait d'abord connaissance des coulisses et s'installait sur un strapontin de l'allée centrale. Il se laissa guider sans résistance. Ce matin, il était en surdose légère. Un autre moyen de ne pas se laisser influencer par le baratin et les apparences. On arrivait par un patio. Une baie vitrée avec en effet des portes coulissantes, et trois murs percés de niches où habitaient les chats de la comtesse. Il n'y avait plus de chats. La porte coulissa sur une vaste chambre dont le lit était encore défait. Des chandelles aromatiques répandaient des parfums contradictoires. Sur le tapis marocain, la tache noire du sang que Gisèle avait répandu dans son agonie et sa souffrance. Dans ce silence angoissant, Fabrice reconstituait ce qu'il savait de la scène, exactement ce que Frank avait lu dans le rapport. Trois coups frappés à une porte demeurée close annoncèrent Gu le Chinois qui venait s'enquérir des désirs. Une saine habitude, songea Frank pendant que Fabrice enlevait le plateau des mains du Chinois qui recula dans un couloir inondé de lumière. Frank posa ses lèvres au bord d'un verre relevé de piment et de cannelle.
— C'est ce que je bois, dit Fabrice. Vous aimez ?
Frank aimait tout le monde. Il ne répondait pas à la question de Fabrice, mais il était satisfait par sa réponse. Il éprouva la fidélité des miroirs. Il y en avait une quantité inépuisable. Ces effets d'abîme étaient recherchés par l'habitante de ces lieux du temps où elle y régnait. Le Chinois s'inclina devant un temple miniature.
— Nous ne savons rien, psalmodia-t-il. Et pourtant, nous sommes tout.
Le genre de chose que Frank n'était pas disposé à comprendre. Il raya un carreau pour en arracher un cri. Fabrice grimaça sans se plaindre. Une décharge électrique avait parcouru l'échine courbe du Chinois qui n'osa pas faire cesser l'offense à ses nerfs. Frank s'intéressait aux armoires.
— Nous les avons vidées, dit Fabrice. Nous n'avons rien touché mais nous avons vidé les armoires.
Il avait l'air de dire qu'il ne comprenait pas pourquoi.
— À cause des mites, expliqua le Chinois.
Frank considéra le tapis. Gisèle s'était simplement écroulée. Elle n'avait pas été abattue dans le lit. Sur ce point, il était d'accord avec le rapport. Il y avait eu une discussion. Des verres témoignaient de la présence de trois personnes. Ils étaient disposés en rond sur un guéridon placé à la tangente du lit. Deux chaises car Gisèle ne recevait jamais plus d'une personne à la fois. Le troisième personnage était entré pendant qu'elle était assise avec son invité. Elle lui avait servi un verre et il s'était approché du guéridon. Le tapis avait été légèrement déplacé malgré le poids du guéridon. Qui étaient ces personnages ? Aucune réponse n'avait été apportée par les enquêteurs. Les traces qu'ils avaient laissées prouvaient qu'ils étaient deux et que l'un était un invité alors que l'autre arrivait après que Gisèle et son invité se fussent assis autour du guéridon. Pendant ce temps, Fabrice dormait dans sa chambre, à l'autre bout de cette aile qui contenait toutes les chambres de la propriété. Gu dormait lui aussi et il avait été réveillé par la police qui le photographiait.
— C'est exactement comme ça que ça s'est passé, dit-il en branlant sa tête pointue.
Frank s'ébroua.
— Mais qu'est-ce qui s'est passé ?
Il arrivait en force sur le Chinois, prêt à l'interroger dans les formes, des fois qu'en dormant, peut-être pas si profondément, il eût entendu quelque chose. Fabrice s'interposa.
— Pas Gu, dit-il fermement.
Frank demeura interloqué, comme si le « pagu » de Fabrice lui posait un problème.
— Moi peut-être, continua Fabrice, mais « pagu ».
Frank cherchait le potentiomètre du doseur. Un cran en arrière. Il jouait trop avec les substances depuis quelque temps.
— « Mézalor » ? fit-il.
Fabrice haussa les épaules.
— Ils ont compris que je l'adore trop pour lui faire le moindre mal, dit-il. Ils n'ont pas insisté. Vous connaissez Cacamola, je crois ?
Le magistrat que Frank avait aperçu lors de la cérémonie officielle de la remise du rapport. Un médiateur que ses racines territoriales autorisaient. Frank l'avait bien compris.
— Cacamola est à l'origine de la thèse des deux personnages, murmura Fabrice. Une humiliation peut-être, mais elle me sauve de la condamnation. Qu'en pensez-vous Frank, vous qui avez démasqué l'ignoble Omar Lobster ?
Démasqué, peut-être. Mais il tenait toujours Popo. Frank contourna Fabrice pour atteindre le Chinois.
— En somme, lui dit-il en le regardant au fond des yeux, vous êtes le seul témoin.
— Vous oubliez Muescas, s'empressa de rappeler le Chinois.
— Il ne m'oubliera pas, dit Frank
— Parce qu'il ne vous a rien appris ? demanda le Chinois
Il osait. Il pouvait sans doute se le permettre. La protection de Fabrice lui était acquise.
— À quoi sert-il de « bousculer » les gens, mon cher Frank ? dit celui-ci en proposant un autre verre.
— À rien, dit le Chinois. La preuve.
Frank sortit dans le patio. Il avisa la porte par laquelle ils étaient entrés. Où était l'autre porte, celle que l'assassin avait empruntée pour filer à l'anglaise ? Muescas avait préféré grimper sur la vigne vierge et utiliser la toiture. Par où était sorti l'invité ? Cacamola n'avait pas répondu à toutes les questions. Il ne verrait sans doute aucun inconvénient à le faire maintenant.
— Je ne sais, dit Fabrice. C'est un señorito. Qu'en pensez-vous, monsieur Gu ?
Qu'est-ce qu'il valait, comme référence, ce Chinois à la manque ?
— Difficile, dit-il en se frottant les mains. Je ne vois pas comment...
Frank avait-il jamais laissé le choix à ses interlocuteurs ? Ils collaboraient ou prenaient le risque d'y être forcés. Frank avait-il quelquefois dérogé à cette règle en forçant d'abord ? Pas souvent. Et il avait toujours une bonne raison.
— J'en ai assez vu, dit-il.
Fabrice éleva ses bras et les laissa retomber sur le flanc de ses cuisses nues.
— Vous n'avancerez pas, Frank, dit-il. Ils n'ont pas avancé. Personne n'avancera jamais. Je suis...
— ...désespéré, dit le Chinois.
Gu, pensa Frank. Les initiales de Gor Ur. Ça sent la pisse ! Le métal communiquait avec la colocaïne dans les phases d'erreur critique. Pas facile de doser. Il consultait l'abaque des dosages avec une discrétion d'huissier protocolaire.
— Hé ! lança Mike qui s'extrayait des corps cassants. Vous avez trouvé quelque chose ?
— Rien ! couina le Chinois.
Il voulait dire rien de plus, mais il ne le dit pas. Frank venait de s'exprimer en khinoro :
— Sama routalba kalat.
Ce qui mit fin à la conversation. Fabrice les raccompagna jusqu'à la Chevrolet.
— Les chats, dit Frank.
Il les effraya et ils fusèrent hors de la Chevrolet.
— Je croyais que... commença-t-il en se tournant vers Fabrice.
C'était inutile. Il devait s'exprimer en khinoro. Personne ne le comprenait. On s'interrogeait même sur les raisons qui le poussaient à s'exprimer dans une langue si parfaitement étrangère qu'il était le seul à la pratiquer.
— Cacamola ? dit Mike en reprenant le volant.
Le moteur vrombit. Frank salua Fabrice dans le rétroviseur. On passa sous le portique. L'accélération témoignait qu'on était sur la route.
— Cacamola est une crapule, dit Mike.
Señorito, ça voulait donc dire crapule. En khinoro...
— Nous ne saurons jamais ce qui s'est passé, dit Mike que l'air rafraîchissait.
Il avait retrouvé sa couleur, un jaune passablement blanchi aux commissures.
— La seule véritable question, dit-il comme s'il y avait longuement réfléchi, c'est cette attente absurde qui a détruit le cerveau de Gisèle...
— ...ou la décision du système d'accorder une RPM à un cerveau détruit, dit Frank qui se laissait envahir par le même air ensoleillé.
— Ouais, dit Mike.
Ils cessèrent de parler. Ils croisaient des ânes bâtés d'olives ou de bois. Des femmes les reluquaient, assises au bord de tombereaux qui traversaient lentement la route, les obligeant à s'arrêter, ce qui changeait l'air et leurs couleurs. Des pavots grillés dressaient leurs têtes noires sur le talus. De temps en temps, un reflet de schiste les aveuglait et Mike perdait le contrôle de la Chevrolet, ralentissant en s'approchant du talus ou de la pente. Cacamola avait-il interrogé Amanda ? Il répondrait à cette question ou...
— Nous arrivons, dit Mike.
Des rues devenaient étroites et sombres. Une rigole descendait contre un mur. Un pan de ciel bleu surmontait un portail prétentieux. Cacamola était un crâneur, mais il voulait paraître intelligent et éduqué.
— Je ne sais pas si Monsieur pourra vous recevoir, chuchota le portier automatique.
— Dites-lui que c'est monsieur Frank Chercos. Il comprendra.
— Je ne sais pas si monsieur pourra vous recevoir, grogna Frank. Il commence par se foutre de nous !
— De vous, mon cher Frank. Moi, je ne suis que celui qui vous accompagne.
L'effet que ça produit, la magistrature. On a affaire à elle, un jour ou l'autre. Cacamola était-il vivant ou mort ?
— Je n'en sais rien, dit Mike qui s'efforçait de ne pas réfléchir à cette question.
La grille s'ouvrit après une vibration qui s'acheva dans un grésillement épuisé. Un escalier étroit montait directement. Frank vit les bottes rouges du domestique sous le porche. Il fallait gravir cette éprouvante oblique et accepter de s'élever le long d'un corps en attente sans peut-être atteindre la hauteur de ses yeux. Mais le domestique était de taille moyenne. Frank eut vite fait de le dépasser et de surmonter sa crainte. Une lourde porte était grande ouverte sur un vestibule rutilant. Cacamola avait les moyens de sa suffisance.
— Monsieur ne va pas tarder à...
— Qu'il se magne ! grogna Frank.
Interloqué, le domestique semblait ne pas comprendre. Le khinoro... ce sacré langage qui s'installe dans les moments les plus importants de l'existence. Ou alors tout ceci n'avait aucune importance si Cacamola était impossible à descendre au bas de l'échelle.
— On attendra, dit Mike poliment et le domestique pivota sur ses bottes rouges.
Un massif d'hortensias envoyait des puanteurs humides à travers une fenêtre où la lumière tombait orange et verte. Pas un rideau ne bougeait. Les reflets se multiplaient sans laisser à l'esprit l'opportunité d'en calculer les origines innombrables. Tant de marbre et de frottements domestiques relevaient de l'exagération ou du mauvais goût.
— Du mauvais goût, dit Mike à voix basse.
Il s'amusait. Il s'amusait chaque fois qu'il entrait dans ces demeures de princes des lieux. Dans quel désordre vivait Frank, si ce n'était pas trop indiscret de lui poser la question ?
— Je ne vis pas, dit Frank, depuis que Popo m'a été enlevé.
— Il y a des mutilations qui... dit Mike tandis que ses yeux suivaient la descente majestueuse d'un nabot aux jambes longues.
— Frank Chercos, hein ? dit le nabot. Nous avons un village qui porte ce nom. Vous êtes...
— Non ! Je ne suis pas, dit Frank en se levant.
— Mon cher Francisco ! Combien de temps... ?
— Attention au tapis !
Frank entra dans un salon noir et blanc. Un cuir odorant craquait sous lui.
— Vous êtes celui qui veut savoir ce que nous ne savons pas.
— Exactement. Mes méthodes...
— Cette gravure, mon cher Francisco ! Une nouvelle acquisition ?
Un conquérant à l'huile dominait la pièce. Son armure avait perdu ses évocations, un peu comme les miroirs finissent par perdre leur pouvoir de réflexion. À en juger par les portraits qui descendaient du conquérant, on était tous taillés dans le même bois, dans la famille. Une souche qui avait crû dans la difformité et les raccourcis. Cacamola, assis dans un trône de cuir et d'ébène, exhibait ses longues jambes couvertes d'une toile légère et volatile.
— Nous avons fait tout ce qu'il était possible de faire, conclut-il. Si le système...
— ...le sous-système, grogna Frank.
— Si le sous-système n'avait pas été en révision périodique...
— ...s'il n'avait pas foiré.
— ...notre chère Gisèle ne verrait pas la différence !
Il y avait une différence entre l'intelligence et la paresse, n'en déplût au nabot qui paradait dans son paradis aphrodisiaque. L'enquête qu'il avait dirigée était une mascarade ou un bric-à-brac. Frank ne lui laissait pas le choix. Où était le dossier complet ? Celui avec les traces laissées par le meurtrier et ses complices s'il en avait ?
— Mais nous avons procédé solennellement à la remise... !
— Vous avez procédé à un camouflage, hurla Frank de peur de ne pas être entendu par ce gnome qui pouvait être sourd par consanguinité. Je ne mange pas de ce pain !
Cacamola se dressa sur ses ergots.
— Je me fiche de savoir ce que vous mangez ! On ne se comporte pas comme...
— Tu vas te comporter comme le tas de merde que tu es si tu continues de te foutre de ma gueule !
— Je vous somme...
Le domestique aux bottes rouges fit irruption. Sa tête explosa. Mike, sidéré, acheva son verre sans quitter son confortable siège médiéval. Cacamola s'agenouilla devant la scène comme s'il y jouait et que le moment était venu de décliner une identité cachée pour que l'intrigue eût un sens. Mais Frank n'avait pas le sens de l'effet à produire. Que personne ne s'avisât jamais de lui jeter des domestiques à la figure ! Il était venu dans ce coin reculé pour résoudre une énigme policière, pas pour jouer dans une comédie dont l'auteur serait un héritier illégitime de l'or des Péruviens. Mike s'approcha du cadavre du domestique pour atteindre la bouteille.
— Dans le mille ! fit-il.
Et il superposa le goulot et le verre dans un parfait ensemble.
Chapitre XVIII
— Errare humanum est !
— Mais l'homme ne meurt pas.
Le corps du domestique formait une virgule au milieu de sa flaque. Cacamola avait glissé sur son trône. Il se tenait maintenant aux accoudoirs pour ne pas descendre plus bas.
— Vous êtes... ! bégaya-t-il.
— On vous avait prévenu, non ? fit Frank qui considérait la calotte crânienne d'un œil morne.
— Prévenu ? Oh ! Mon amour ! Mon cher amour ! ¡Amor ! ¡Mi vida !
— On ne peut pas tout savoir, traduisit Mike qui s'enfilait un verre sans considération morale pour la scène que l'existence imposait à son témoignage.
Cacamola baignait déjà dans le sang de son amant détruit.
— Combien de temps leur faut-il pour arriver ? demanda Frank qui rengainait.
— Domestiques féminins ô éternel désir des grands de ce monde ! citait Mike pendant que la plainte de Cacamola montait dans l'air crucial présidé par son ascendance immobile.
Cacamola avait enfoui son visage douloureux dans le corps du domestique aux bottes rouges. Mike constata que ses jambes étaient d'une longueur inférieure à la normale. Elles étaient fines et étrangement musclées. Elles avaient pu être vives. Elles cisaillaient le sang qui continuait de s'épancher dans le tapis.
— Le sous-système est entré en action, dit Frank. Si tout se passe bien. Ou si cet énergumène n'est pas métallisé. En tout cas, il était vivant.
Cacamola leva une tête haineuse.
— Vous m'aiderez à l'enterrer, dit-il comme s'il prononçait une condamnation.
Frank haussa les épaules.
— Je n'ai jamais collaboré avec Gor Ur, psalmodia-t-il en guise d'oraison.
— Il est mort ? demandait Mike qui retrouvait ses couleurs dans la transparence des liquides que Cacamola ne lui refusait pas de répandre comme des offrandes.
— Il est métallisé, dit Frank. Ils sont partout. On ne peut rien pour eux.
Cacamola se releva, essuyant ses mains dans les basques de sa robe. Frank le poussa dans le trône et s'en prit au jabot.
— Laissez-le parler, dit Mike.
— Vous m'aiderez, bredouilla Cacamola. Et je vous dirais tout.
Frank se rasséréna. Il exhibait sa molaire d'argent.
— À quel moment intervient Gor Ur ? demanda-t-il sans ménagement.
Il ne lâchait pas le jabot humide de salive et la langue de Cacamola s'agitait comme un ver à proximité de son pouce blanc de crispation. Mike était maintenant désolé et il expliquait qu'il n'avait aucun pouvoir contre ce qui va arriver.
— Gor Ur n'existe pas, bava Cacamola. Vous le savez aussi bien que moi. Manu est mort et personne ne viendra parce qu'il est déconnecté. Tout le reste est de la foutaise !
Frank dosait, dosait, sans trouver le point d'équilibre.
— Qui est Rog Russel ? demanda-t-il.
Sa main quitta le potentiomètre sous-cutané pour frapper le visage dur de Cacamola. Pas un cri ne sortait de cette bouche. Frank avait une impression d'irréalité contre laquelle il ne pouvait pas lutter sans mettre en péril ses facultés de raisonnement. Il n'avait plus le choix. Cacamola le dénoncerait s'il l'épargnait. Comment se connecter directement au système pour obtenir la bonne information ? Où en était le sous-système que Cacamola informait peut-être en ce moment même ? Mike n'y était pour rien.
— Pourquoi Amanda ? grogna Frank en frappant aussi fort que le lui permettait son cerveau en phase de recherche.
Cacamola souriait-il ? Sa lèvre fendue giclait. Ses poumons sifflaient un air brûlant et fétide. Frank résistait à des mains qui s'enfonçaient dans sa propre chair. La fibre de sa chemise émettait des crépitations obscènes.
— Je n'ai rien contre Amanda, grinça Cacamola qui s'ouvrait comme une porte qu'on vient de défoncer.
— Vous la protégez ? demanda Frank. Pourquoi ?
— Ouais, pourquoi ? dit Mike qui ne pouvait plus attendre les réponses.
Frank abandonna Cacamola pour aller jeter un œil dans la rue. Elle descendait dans sa crasse lente, sans personne pour en témoigner. Les fenêtres étaient closes. Il n'y avait peut-être personne derrière les rideaux des seuils. Comment était-il arrivé jusque-là ? Il était passé sans explication de son jardin souillé par un cadavre à ce salon où il posait des questions qui n'avaient peut-être aucun sens. Pendant ce temps, Cacamola dénouait son jabot. Il avait du mal à retrouver l'air de sa respiration. La haine envahissait son regard oblique. Mike lorgnait les doigts au travail du nœud que Frank avait composé pour la circonstance. Il n'y avait pas de solution.
— Je suis venu pour... disait Frank sans quitter le carreau de la fenêtre qui se couvrait de son humidité.
— Vous êtes venu pour répondre à une question à laquelle j'ai déjà répondu, bredouilla Cacamola.
Il avait raison. On n'avait accusé personne. Le seul problème, et personne ne pouvait le résoudre, c'était le cerveau de Gisèle qui était retournée en enfance. De quelle enfance s'agissait-il ? Il n'y avait pas de Gisèle dans son enfance. Le métal commença à se figer dans le sang, cristallisations que la fibre du tapis géométrisait sous des yeux qui promettaient la haine à défaut de vengeance. Frank était intouchable. Cacamola devait le savoir. On ne tue pas les morts. Ils vous hantent jusqu'à ce que vous soyez mort vous-même. Frank sentait le métal de la Sibylle se multiplier en moles croissantes. Ils avaient inventé la croissance du métal. Une mauvaise nouvelle qui ne laissait pas de résidus aléatoires dans le système. Il deviendrait métal s'il ne la tuait pas.
— Quel jour sommes-nous ? demanda-t-il à la rue.
Elle était déserte, absolument immobile, rien ne l'animait comme il connaissait les rues de son enfance. Mais était-ce l'enfance, ce langage qui revenait comme s'il avait préconisé l'enfant ? Cacamola pleurnichait. Personne ne venait. Il n'avait pas menti au sujet du métal que le domestique giclait maintenant dans son propre sang. Gor Ur se profilait dans l'imagination, mais ce n'était qu'un souvenir.
— Nous l'enterrerons sous les hortensias du jardin d'hiver, dit Cacamola dans son mouchoir. Ce ne sera pas le premier.
Quel rapport entretenait-il avec le métal ? Il avait des allures d'artiste de music-hall. Le vernis à ongles de Kronprinz. La tessiture du chant. Il se servait de ses épaules pour respirer. Un tremblement l'agitait par spasmes chaque fois qu'il vidait ses poumons. Mike était loin de comprendre. Il reluquait les naïades d'une scène champêtre entre les jambes arquées d'un conquérant en armure de parade. Ses commentaires étaient complètement étrangers au temps qui s'écoulait entre le métal et la nécessité de faire disparaître le corps. Cacamola ne disait pas ce qui motivait cette précipitation. La présence de ce domestique aux bottes rouges n'était peut-être pas prévue par le sous-système. Qu'en savait le système ? Mike avait proposé ses branchements terminaux. De quoi était-il capable pour sauver Amanda de la perpétuité ?
— Nous attendrons la nuit, dit Cacamola qui retrouvait son souffle. Personne ne vient jamais ici. Partez et revenez à la nuit tombée.
Qu'est-ce qu'il manigançait, l'aristarque du système ? Mike appréciait particulièrement ses liqueurs de plantes exotiques.
— Fuyez l'eau, dit-il, car le métal rouille.
Il rouille aussi dans l'air, pensa Frank. L'oxygène avait un sens caché, il le savait, mais qu'importaient ces considérations philosophiques ? Personne ne viendrait. Manu pouvait commencer à pourrir. Cacamola savait comment injecter les liquides en attendant la nuit. Il les raccompagna sous le porche. Frank ne put réprimer un vertige en voyant l'escalier qui descendait à pic. Mike était déjà en bas, demandant si c'était le chemin et pourquoi il n'y avait personne pour le lui confirmer.
— Vous devriez ramener votre ami chez lui, dit Cacamola qui ne laissait plus rien paraître de sa douleur. Il a une femme. Vous avez une femme, monsieur Chercos ?
Frank ne serra pas la main qui avançait fermement. Il descendit comme dans une glissade. Depuis que le cadavre d'Amanda-Nora avait envahi son jardin, l'enfant revenait, profitant des interstices de la lumière mentale que l'adulte projetait sur les énigmes de son temps. La langue même de l'enfance avait retrouvé un sens, mais elle demeurait bien sûr intraduisible. Pourquoi « bien sûr » ? Cacamola actionna la télécommande pour refermer le portail. Mike klaxonnait.
— On a bien avancé, dit-il quand Frank se fut installé à la place du mort.
La Chevrolet monta. On ne pouvait pas manœuvrer à cause de l'étroitesse. On montait jusqu'à rencontrer un endroit où la manœuvre redevenait possible. C'était toujours une place habitée par des hommes assis et des femmes debout. Les hommes bavardaient sur une murette et les femmes s'interpellaient sur les seuils. Des enfants traversaient le silence en criant. Cris de guerre prévoyant la maturité reconnue dès le premier mot. Popo n'avait jamais prononcé qu'un mot et Frank l'avait en travers de la gorge.
— Avec ce que nous savons... disait Mike qui connaissait la précision de la mécanique en jeu dans ces manœuvres délicates.
Montalban était déjà au courant. Il avait des connexions permanentes avec le sous-système. Frank le descendrait lui aussi s'il n'était pas déjà mort et s'il était en métal. Anaïs devait savoir un tas de choses sur ce carabinier depuis qu'elle valsait dans son intimité. Elle ne refuserait pas de se confier à un argousin qui la berçait de temps en temps pour lui faire oublier sa mort. Elle ne recherchait pas autre chose que la saveur de la vie. On perd la vie quand on meurt, même si on ne meurt pas vraiment. Il fallait supposer qu'alors une femme se vendait au plus offrant. Amanda était-elle morte comme l'indiquaient les paramètres temporels ? Anaïs devait savoir cela aussi, mais elle ne couchait pas avec les femmes. Qu'en pensait Mike, lui qui ne couchait plus avec Amanda ?
Ils croisèrent une patrouille RPM. Frank s'agita.
— Ça va, dit Mike. On ne meurt pas aussi facilement.
Il ne manquait plus que Cacamola eût raconté des histoires. Frank avait vu le sang sur le tapis, et les coulées de métal. Les morts pissaient vert quand on les ouvrait. On ne pouvait pas se tromper. Mais Frank avait des problèmes avec leur sous-système qui n'était peut-être pas aussi lamentable qu'il le pensait sans pouvoir en penser autre chose. Il ne saurait rien tant qu'il n'aurait pas accès directement au système. Ils lui envoyaient des fiches. Il ne les lisait plus. Montalban ramassait les rognures pour les jeter dans une poubelle directement connectée au moteur de leur sous-système principal. Frank n'était pas la dupe de ce pistolero. Il avait prévenu Anaïs et elle avait compris qu'il y avait des limites à ne pas dépasser.
— Constance est arrivée, glouglouta Amanda.
Frank ne sourcilla pas. On l'avait installé dans un transat. Les coussins le moulaient confortablement. Il aspirait des liquides sucrés. La glace le picotait.
— Elle arrive avec Lorenzo et Olivier, continuait Amanda.
Frank pouvait voir le profil agacé de Mike qui voulait s'enfoncer de nouveau, mais elle l'avait ramené à la réalité. Anaïs nageait sans discontinuer.
— Nous ne serons jamais seuls, dit Mike.
— Je ne veux pas être seule avec toi !
— Alors je serai seul avec tout le monde. Pas vrai, Frank ?
Frank ne redoutait que l'enfant. La solitude n'était pas un thème primordial. Il avait connu pire. Mike se replongea dans un silence peuplé par les barbotements d'Anaïs et la cuillère d'Amanda qui touillait des mélanges en prévision de la présence de Constance et des deux phénomènes que Frank aurait oubliés si on n'en avait pas parlé. Les choses se compliquaient toujours quand il commençait à fatiguer. Il avait besoin d'une nuit, une seule nuit pour remettre de l'ordre et recommencer. Personne ne la lui offrirait. Anaïs se vengerait en complétant ce pèlerin de Montalban qui préférait se rincer l'œil mais elle le possédait par effraction. Frank possédait la clé de ce lupanar. Ça la rendait folle. De rage et de lui.
— Frank a refroidi du métal, dit Mike en pensant sans doute à autre chose.
Anaïs gloussa dans l'eau bleue.
— Cacamola ne sait rien, dit Mike au verre qui demeurait muet. Nous creusons la terre ce soir. Je n'ai jamais creusé ce genre de trou. L'assassin est démasqué. Ce n'était qu'un vulgaire domestique. Il portait des bottes rouges. On ne l'enterrera pas vivant.
Il frémit. Anaïs remontait, chaude et dégoulinante, le regard bleu.
— Manu ? dit-elle tandis que la serviette volait dans sa direction.
Frank eut une crispation faciale, à la limite de la paralysie.
— Manu, dit Mike. Cacamola l'adorait, si j'ai bien compris. J'ai bien compris, Frank ?
Une vulgaire histoire de pornographie mondaine, pensa Frank. Elle commence dans la vulgarité et se termine dans la miséricorde. Anaïs s'approchait. Ses gouttes dinguaient dans l'air fragile.
— Tu as tué... ?
« Tuatué ! »
— Mais il était en métal ? Sibylle ? Manu est mort !
— Manu ?
La Sibylle revenait avec un chapeau de paille et un livre. Elle se frotta contre Anaïs. Son métal giclait des étincelles dans les transparences vertes d'Anaïs.
— Une erreur, dit Mike. Frank a tiré par erreur. Il ne pouvait pas savoir sur qui il tirait. On s'excuse quand on tire sur un vivant. On est désolé d'avoir tiré sur un mort. La sagesse recommande d'oublier les morts qui ne reviendront pas.
Son discours n'atteignait pas la Sibylle. Elle toucha Frank. Elle était en fusion. Une coulée l'inonda. Il souffrait si c'était ce qu'elle voulait.
— Constance sera triste, dit-elle enfin.
C'était tout. Frank se dit que les choses n'allaient jamais plus loin. Les mots ricochaient comme les balles d'un film qui contracte une période trop riche de temps et d'évènements. Constance serait triste parce que Manu était mort pour toujours. Que savait Constance de la mort des autres ? Omar Lobster ne lui confiait pas ses secrets scientifiques.
— Fabrice est au courant ? demanda Amanda.
Mike avait raison. On en savait un peu plus. Frank avala un contenu électrique. Il aurait donné cher pour savoir ce qu'Amanda avait confié à Hautetour mardi dernier à son réveil. Le rapport devait être accessible d'une manière ou d'une autre sur le système. Tout donnait à penser qu'on avait affaire à une histoire privée où les gens s'entretuent parce qu'ils ne peuvent pas vivre ensemble. Au lieu de se séparer, ils s'entretuent parce qu'il y a quelque chose à posséder ou à conserver. En l'envoyant au bout du monde, Hautetour avait écarté Frank des zones sensibles du système. Frank avait le nez pour démasquer les impostures. On le jetait au milieu d'une tragédie où tout était déjà joué. Avec un sous-système qui servait de cloison étanche. Et une terre qui entrait par effraction dans sa mémoire au moment où il avait des problèmes personnels à régler sous peine de la perdre. Il voulait bien admettre que ce qui était arrivé à Gisèle était dû à la fatalité que le système ne prétendait pas maîtriser aussi bien que l'intrigue. Mais pourquoi Amanda était-elle entrée chez lui avant d'être elle-même assassinée peut-être par le même assassin ? Il y avait un rapport logique entre ces deux évènements qui touchaient de près à sa vie privée. Il n'avait pas encore eu l'occasion de s'en entretenir avec Amanda, sans témoin et avec tout le temps nécessaire à ce qui pouvait facilement se transformer en inquisitoire. Mike se noyait dans l'alcool au lieu de le faire dans l'eau. Le métal n'y était pour rien. L'ombre de Gor Ur s'était étendue sur les zones claires d'un raisonnement dont les prémisses demeuraient secrètes ou seulement inconnues. La violence ni l'attente n'y feraient rien. Frank avait simplement besoin de se réconcilier avec le temps. Ils agissaient uniquement pour le dérouter. Pendant ce temps, Omar Lobster était en fuite et Popo était entre ses mains. Constance lui apprendrait peut-être quelque chose. Mais on ne bousculait pas une géante. Ils jouaient, sinon une pièce maîtresse, du moins était-elle dangereuse, interdisant les coups fourrés dont il avait d'ordinaire le secret. Il se sentait sans défense devant une telle possibilité de défaite, alors que l'effondrement apparent de Cacamola lui avait redonné des raisons d'aller au bout pour être lui aussi du voyage. Ya pas d'raison ! songea-t-il.
— JE VOUS PASSE FRANK, DIT HAUTETOUR.
Du moins était-ce la voix de Hautetour. Je ne suis pas connecté, pensa Frank sans vraiment attacher d'importance à ce qui lui apparaissait comme un détail d'un ensemble trop complexe pour être vrai.
— FRANK ? C'EST MOI.
Qui ? Moi ? Il n'y a pas d'autre moi que moi !
— NOUS T'APPELONS PARCE QUE NOUS SAVONS, PAR MONSIEUR DE HAUTETOUR, QUE TU N'ES PAS TRÈS BIEN... ENFIN... PAS AUSSI BIEN QUE NOUS L'ESPÉRONS. NOUS SOMMES SI LOIN EN CE MOMENT.
Il n'était pas connecté. Comment aurait-il pu l'être ? Il regardait autour de lui et il les voyait, tout occupés à attendre Constance qui arriverait dans l'après-midi. Mike était inquiet parce qu'il n'avait jamais enterré un mort, mais personne n'écoutait sa supplique.
— NOUS AVONS PENSÉ QUE...
Vous ? Il n'y avait personne. Je m'en souviendrai !
— DONC, SI TU N'Y VOIS PAS D'INCONVÉNIENT, NOUS ARRIVERONS DEMAIN SAMEDI...
Vendredi. Ils seront en avance. Qu'est-ce que je dis ?
— À QUELLE HEURE ?
— À ...
La sibylle reconnaissait une connexion dérivée. Elle lui offrit sa bouche.
— FRANK ! TU ES TOUJOURS LÀ ? MONSIEUR DE HAUTETOUR...
— JE SUIS LÀ.
— COMMENT VA ANAÏS ? NOUS AVONS HÂTE DE REVOIR LES ENFANTS. CE VOYAGE NOUS A...
Les voyages nous séparent quand ils ne nous apprennent rien sur ce qui nous sépare.
— QUEL TEMPS FAIT-IL ?
La question ne le surprenait pas de la part de...
— NOUS NE SAVONS PAS SI TU VAS BIEN. NOUS SOUHAITERIONS LE SAVOIR AVANT D'ARRIVER. DIS QUELQUE CHOSE, FRANK !
La bouche de la Sibylle se retira. Elle lui injectait du métal alors qu'il n'était pas préparé. Les autres regardaient comme si tout ceci n'avait pas d'importance. Ils parlaient à voix basse, sans doute de Manu que Mike refusait d'enterrer maintenant.
— Je n'ai jamais enterré personne, disait-il. Je ne vais pas commencer par...
— Par quoi ? criait Amanda. Dis-le ! Par quoi !
— On va tout savoir, dit Anaïs en se coulant dans un transat.
— D'ACCORD POUR SAMEDI, FRANK ? FRANK ? IL NE RÉPOND PAS...
— INJECTEZ LA PROTO, DIT LA VOIX ROCAILLEUSE DE HAUTETOUR. FRANK ?
— D'ACCORD POUR SAMEDI ?
— Par quoi ? Tu me prends pour qui ? Le jour où je reçois mes amis !
— Ça va, Amanda ! grogna Anaïs qui regardait le métal couler.
— Elle ne supporte pas Constance, oui ! fit Mike de sa voix de fausset.
Samedi. D'accord. J'attendrai. Quelqu'un peut-il me dire comment je peux me connecter moi-même ?J'ai un mal fou avec leur sous-système.
— Qu'est-ce que vous lui reprochez, à notre sous-système ? demanda Montalban qui rentrait de patrouille.
Il jeta une chemise humide sur le dossier d'une chaise. C'était tout pour aujourd'hui. Jeudi.
— JEUDI ! VOUS ENTENDEZ ?
Chapitre XIX
Il était très difficile (Frank pensait assez justement que dans son cas c'était pratiquement impossible) de savoir si le khinoro était un langage ou carrément l'enfant qui l'avait pratiqué.
— On est jeudi, Frank !
— Ouais, ouais !
Les gens vous rappellent des choses dont vous n'avez pas vraiment besoin de vous rappeler. Il était en train de mâcher des morceaux de poulpe. L'ombre était agréable. Il était seul sur la terrasse et il écoutait les abeilles dans la vigne qui formait la toiture avec la bruyère jaune. Il n'avait été dérangé que par le passage à basse altitude d'une navette aux couleurs espagnoles. Les feux indiquaient qu'elle revenait d'une station et que ce n'était pas une mission scientifique. Il n'avait voyagé qu'une fois dans l'espace, mais il n'était pas allé plus loin que celui qui l'accompagnait. Il se souvenait d'un voyage d'études. On regardait des bactéries se métamorphoser en minéraux et on commentait cette alchimie sans se préoccuper de la langue. Il y avait longtemps qu'il ne pratiquait plus le khinoro à cette époque. Il ne savait plus si c'était un langage ou si celui-ci portait tout simplement le nom de l'enfant qui lui avait donné une existence indiscutable. Avec qui parlait-il ? Il n'avait pas eu d'amis. Il jouait avec des joueurs, pas plus. Il n'avait jamais rien échangé, à part les illustrés et les munitions de ses panoplies. Pourquoi se déguise-t-on, alors que le temps passe déjà si vite ?
Montalban interrompit ces réflexions.
— Toujours pas de nouvelles de Constance ? dit-il en s'asseyant.
Il n'avait pas à demander la permission de s'asseoir, mais l'aurait-il demandée si Frank avait été une femme, je veux dire : s'il y a avait eu une femme à la place de Frank ?
— Rien, grogna Frank qui détestait qu'on s'interposât entre lui et l'ombre des choses qu'il était en train d'observer en pensant à autre chose.
— Un vaisseau vient de rentrer, dit Montalban qui faisait des signes au garçon. C'était une procession. Ils ont largué toute une famille. Vous vous rendez compte ? Une famille entière anéantie dans un attentat. Plus de dix cercueils !
Il en éprouvait une trouble puissance. Il reluqua pendant quelques minutes le verre doré que le garçon avait posé entre eux. Il s'en frotta le front.
— Constance ? demanda Frank comme s'il n'était pas au courant.
Montalban but une première gorgée qui l'empourpra.
— Elle a annoncé sa venue hier, dit-il.
Son regard tentait de deviner ce que Frank observait avec obstination. Rien à voir avec Constance, et moins encore avec Gisèle de Vermort. Montalban ne se mêlait-il pas de ce qui ne le regardait pas ? Il éclata de rire. Il aimait bien fourrer son nez dans les histoires de famille. Il n'avait pas de famille, ce qui le déclassait dans ce monde où plus rien n'existe sans la mère et le fils. Frank demanda des olives et se replongea dans un silence d'abeilles et de feuilles. Montalban attendait Constance parce qu'il se demandait ce qu'elle venait chercher. Ils venaient tous depuis que Frank était sur la piste de l'assassin de Gisèle de Vermort.
— Vous l'avez rudement secoué, dit-il en parlant de Cacamola.
Il avait rencontré le magistrat devant un kiosque où il se nourrissait de café au lait et de pain beurré. Mike était avec lui et confirmait tout ce qu'il racontait.
— Mike ? fit Frank sans sortir de ses pensées.
— C'est un abstème, dit Montalban en riant.
Il commanda un autre verre.
— Vous voulez d'autres olives ? dit-il.
— Je suis arrivé hier ? demanda Frank.
— Pas plus tard, dit Montalban en aspirant la mousse aux reflets dorés. Vous voulez faire un tour ? Histoire de situer. On a quelquefois besoin de mettre les choses à leur place pour les comprendre. Pourquoi viennent-ils tous depuis que vous êtes là ?
Frank savait pourquoi. Il se tut. Il tentait de revenir à ses pensées, mais sans y parvenir. Il ne cherchait plus. Il avait besoin d'action. Quel personnage le pousserait à agir. Il avait tiré sur un domestique, c'était tout. Mike parlait trop quand on le « nourrissait ». Cacamola le nourrissait-il en ce moment ?
— Mike Bradley a les moyens de se nourrir, dit Montalban. De quoi parlerait-il ? Il se nourrit d'illusions. Cacamola sait ce qu'il sait.
On avait prévu d'enterrer le corps du domestique ce soir, à la nuit tombée. Se munir d'une pelle et d'une barre à mine. Mike aurait soif, terriblement soif, et il ennuierait tout le monde avec ses problèmes. Mike souffrait d'un nombre incalculable de douleurs. Il accumulait depuis des années. Amanda cultivait ce terreau favorable au suicide ou à l'anéantissement. Elle avait peut-être tué Gisèle dans une crise de jalousie. Ce n'était sans doute pas difficile à prouver. D'après Anaïs, ou plutôt d'après ce que son récit (celui en tout cas qui était disponible) révélait, ils étaient tous plus ou moins infectés par le même virus. Il y avait longtemps qu'on ne mourrait plus du SIDA. Ils avaient d'autres soucis. Ils étaient vivants ou morts et ils craignaient ce virus, enfin : ce qu'Anaïs appelait un virus. Un germe saprophyte et sexuel, fallait-il comprendre. Donc inoffensif. On pouvait au plus en mourir. Mais que craignait Anaïs qui était morte ? En était-elle morte ? Depuis quand ? Le cerveau de Montalban ne contenait pas ces informations. Il était connecté à la surface des choses. Et encore, celles qu'un sous-système déficient parcourait de ses ionisations saprophytes. Que voulait savoir le système ? C'était aussi simple que cela.
— Mike Bradley est un pauvre type, dit Montalban qui poursuivait une pensée furtive.
Frank se demanda comment il connecterait ce cerveau sans se faire remarquer. Il devait d'abord forer et Anaïs, qui ne dormait pas, le dérangerait avec ses questions. Elle lui demanderait aussi d'expliquer la pelle et la barre à mine. Il ne pouvait rien contre elle. À part lui faire perdre un temps peut-être pas si précieux en la contraignant à la restructuration, s'il la démolissait. Il se voyait mal démolir un pareil portrait. Hautetour avait démoli Amanda dans un épisode précédent, mais était-ce Nora, la sœur de la Sibylle ? Tout ne se terminait pas forcément par un show de Prinz. Il avait connu des fins tragiques. On n'y retrouvait plus les traces qu'on était venu chercher. La fin doit achever le début, sinon on devient fou. On ne le devient jamais parce que les choses sont incohérentes. Tout commençait par le khinoro et devait s'achever avec lui, qu'il fût un langage ou l'enfant qui le parlait. Entre-temps, on avait vécu dans l'attente ou dans l'indifférence ou le détachement, peu importait. On avait le choix de sa religion. Colocaïne, métal ou urine. Mike avait choisi l'hérésie. Il le regrettait déjà, mais il n'y avait plus rien à faire pour le sortir de cette angoisse. Amanda continuait de le détruire. Elle avait détruit Gisèle en une fraction de seconde, et Mike disparaissait pendant des années. C'était leur histoire, et Frank ne souhaitait pas s'interposer. Il désignerait Amanda si elle était coupable. Cacamola devait le savoir. Le système avait son idée.
— Constance Lobster ? fit Frank en achevant la dernière olive.
Montalban opina pendant que le noyau s'envolait. Une tache de soleil s'épanchait sur sa joue visitée par les mouches. Il était de ces types que les mouches ne dérangent pas. Il les laissait picorer ce qu'elles venaient chercher à la surface de sa peau hâlée. Ses yeux étaient toujours humides et il en retirait les poussières avec des gestes de chirurgien. Il donnait l'impression de se coller à vous. On reculait dans l'inconnu, finissant toujours par se demander s'il y avait un mur ou si on ne rencontrerait jamais rien. Ce n'était pas un type fait pour tendre la main. Personne n'avait jamais eu besoin de lui. Qu'était-il arrivé à sa famille ?
— On devrait aller faire un tour, dit-il, histoire de laisser faire l'esprit.
Il se leva et projeta quelques pièces de monnaie sur la table. Le garçon s'agita comme les mouches qui harcelaient son visage. Frank accepta l'aumône et se leva à son tour.
— Si on se connectait ? proposa-t-il.
Ils allèrent voir les maquettes qui virevoltaient sur la place, animées par des gosses sérieux et soucieux de perfection. Leurs télécommandes rutilaient entre leurs mains expertes. Frank frôla les femmes qui surveillaient. Montalban lui montrait le ciel en commentant les figures comme s'il s'agissait d'un langage. Quel langage ces marmots trop graves eussent pu imposer à une réalité croissante ? Ils allèrent chercher Constance à la gare. Ils avaient assez perdu de temps et leurs esprits n'avaient pas trouvé la tranquillité qu'une seule injection eût dénichée dans le désordre qui les affectait. Frank croyait voir des points de connexions partout. Il ralentissait devant des parcmètres ou des boîtes aux lettres. Montalban rougissait en regardant furieusement les passants trop curieux.
À la gare, ils consultèrent les horaires affichés sur les panneaux qui obligent à lever la tête. Constance arriverait à l'heure. Ils s'installèrent sur un banc en attendant. Frank n'avait jamais autant attendu de toute sa vie. Par contre, Montalban demeurait serein, sauf si on se montrait trop intéressé par l'agitation fébrile de Frank.
— Omar ! Tu es venu me chercher !
Elle descendait au milieu d'un tournoiement de bagages qui remuaient comme une meute de petits chiens. Des porteurs pénétraient cet espace avec une science incontestable. Constance tendit deux bras qu'ils lui eurent enviés s'ils l'avaient prise pour une femme. Frank s'y coula, pris de vertige.
— Omar ! Les présentations !
Il présenta Montalban qui chassait ses gouttes de sueur sans déranger les mouches. Devant eux, un train de chariots emportait une quantité appréciable de valises et de malles. Les petits chiens semblaient terrorisés par la vitesse.
— Vous avez fait bon voyage ? demanda Montalban d'une voix si aiguë que Frank crut à un malaise en phase terminale.
On se sent petit quelquefois. Montalban résonnait sur ses bottes. Tiens ? Des bottes rouges. Un instrument du folklore local. Celles-ci étaient agrémentées de boucles dorées. Cacamola, autant que s'en souvenait Frank, portait des chaussons de laine enrubannés de rose et de vert. Frank avait besoin d'une bonne paire de souliers pour ce soir, mais il ne porterait certainement pas des bottes qui ne le distingueraient pas des autres. Mike chaussait-il des bottes rouges quand les circonstances devenaient exceptionnelles ?
— Oh ! Vous savez, les voyages... disait Constance qui fonçait dans la foule.
Maintenant, ils la suivaient. Elle trottinait derrière les chariots, accélérant de temps en temps pour assurer d'une main ferme l'équilibre d'une valise ou d'une boîte à chapeau. Si elle avait été morte, elle aurait utilisé les TRW. Frank regarda en passant les morts qui se matérialisaient derrière les vitres bleues. À peine apparus, ils se congratulaient comme s'ils se connaissaient. Comment savoir comment vivent les morts tant qu'on ne l'est pas ? Constance vivait sa vie en force, mais elle était une fine écrivaine et il l'appréciait.
— À quel titre ? demanda discrètement Montalban qui ne comprenait plus très bien.
Sur le parvis, ils hélèrent un taxi. Quel ensemble ! On chargea les bras du chauffeur que Constance guidait vers le coffre.
— Vous préférez les trains, dit Montalban une fois inséré sur la banquette arrière entre le corps nerveux de Frank qui s'étirait et celui de Constance qui éprouvait le confort des coussins.
— Oui, dit Constance. J'aime la poésie des trains.
— Il faut avoir le temps, dit Frank.
Comment était-il venu lui-même ? Personne ne lui posa la question.
— Omar déteste les trains, dit enfin Constance.
— Omar ? fit Montalban
Les mouches s'étaient immobilisées sur son visage. Ce n'était peut-être pas des mouches. Frank souriait parce qu'il comprenait ce que Montalban ne pouvait pas comprendre.
— Nous habiterons chez Amanda, dit-il sans cesser de surveiller les mouches.
Montalban ne broncha pas. De quoi pouvait-il parler maintenant ?
— Vous aimez notre pays ? demanda-t-il en jetant un regard larmoyant dans le rétroviseur où se reflétaient les yeux du chauffeur absorbé par l'immobilité crispée des mouches.
— Je l'adore ! s'écria Constance.
Les mouches tenaient bon malgré l'abondance des cahots. Les joues tressautaient.
— Nos routes sont animées, dit Montalban.
— Même si on évite les trous, dit le chauffeur.
Amanda les accueillit sous le porche qu'on venait d'arroser.
— Mike ne va pas tarder à... disait-elle pendant que Montalban déclinait une identité obscure que Frank n'alimentait pas en arguments amicaux.
Un domestique poussait déjà le chariot à bagages et le taxi disparaissait. Frank suivit la troupe, juste derrière le domestique qui ânonnait.
— Je me demande ce que Fabrice pense de moi, dit Amanda. Nous ne l'avons pas vu depuis.
Depuis quoi ? songea Frank. Depuis quand ?
— Omar ? Conduis-moi à notre chambre, fit Constance tout agitée de signaux comme un sémaphore.
Elle se tourna vers Amanda.
— Je suppose que nous avons une chambre ! lança-t-elle dans l'air parfumé où Frank luttait pour ne pas s'y égarer.
Il suivait toujours le domestique. Ils avaient emprunté un ascenseur, puis le couloir avait imposé une perpendiculaire flanquée de portes et de miroirs. Dans la chambre, il devint bavard et ne laissa plus parler personne. Constance allait et venait entre le lit où elle vidait les valises et le placard qui emprisonnait sa voix, ce qui provoquait chez Montalban Que faisait-il dans ma chambre ? des contorsions d'origine auditive et visuelle à la fois.
— Omar, lui si méticuleux dès qu'il s'agit de son travail, devient l'homme le plus désordonné s'il considère que ce n'est plus SON travail.
Elle critiquait parce qu'il pourrait en témoigner quand ils seraient seuls pour remettre en question son attitude de moitié devant les autres. Il ne la raterait pas. Elle le cherchait.
— Vous avez vu Fabrice ? demanda Amanda.
Elle s'adressait à Frank et à Mike, mais Mike était absent.
— Il voit Fabrice partout, dit Constance négligemment.
— Je ne voudrais pas déranger, dit enfin Montalban.
Il introduisait les mouches. Elles ne le quittaient plus, comme si elles lui appartenaient. Il descendit sans qu'elles le perdissent de vue. Frank observa longuement ce manège. Constance s'irrita. Elle ne supportait pas longtemps le prétexte d'une observation. Elle avait mis fin à d'innombrables expériences, mais qu'espérait-il en meublant ainsi leur quotidien ? Amanda s'esquivait sans pouvoir s'éloigner. Ils rejoignirent Montalban dans le vestibule. Il s'extasiait devant une forme en acier. Il adorait les formes s'il ne les comprenait pas. Constance en parlait si joliment quand l'inspiration ne lui faisait pas défaut. Frank pensait à Anaïs. Constance n'aimerait pas qu'il lui parlât d'Anaïs, mais il devait préparer ce terrain miné. Amanda l'encourageait du regard. Pauvre Omar, devait-elle penser sans oser s'exprimer ouvertement.
— Ils lâchent des capsules après vous y avoir enfermés, expliquait Constance.
Montalban ne l'approchait plus, par crainte des comparaisons.
— Mais si vous consentez à voyager avec eux ! s'exclama Amanda.
— Ce n'est pas une raison ! dit Constance en contractant les muscles de son visage.
Montalban ne voyait que le visage. Il n'osait plus voir le reste, particulièrement les membres dont les extrémités le hantaient. Le corps d'Anaïs était tout de même plus accessible, même s'il était trop beau pour lui. Frank était d'accord sur ce point précis de leurs relations. Il approuvait en silence, touchant les mouches tournoyantes sans les descendre.
— Mike va arriver, dit Amanda.
Elle étreignait ses mains glissantes. Mike n'était pas exactement le cadeau qu'on promet sans scrupule à des invités venus chercher autre chose. Frank avait pitié d'elle. Il s'envoya une dose au niveau du plexus. Sa convulsion provoqua des changements notables dans la conversation. Constance racontait les péripéties de son voyage. Elle avait rencontré un homme. Il avait dormi dans la couchette du dessus. Et beaucoup rêvé à haute voix.
— À haute voix ! s'écria Amanda. Le rêve !
Elle commençait à s'amuser.
— Les parents d'Omar viennent dimanche, annonça-t-elle.
Non, samedi. Ils venaient toujours un samedi. Et ils repartaient le dimanche. S'ils venaient le dimanche, ils ne pouvaient pas repartir le lundi. Logique. Frank avait été un enfant cohérent. Il n'avait souffert que de la complexité de sa cohérence. Le khinoro était demeuré une langue secrète. Encore heureux !
— Pauvre Gisèle !
Montalban souriait comme un mortifié. Il était de trop. Frank pensait à l'éliminer. Ils en trouveraient un autre, et ce serait les mêmes mouches. On ne change pas les mouches. Amanda consultait sa montre. Mike prenait du retard sur l'horaire prévu. Elles ont toujours un horaire en tête. Ne voyagez jamais avec elles. Frank avait voyagé avec Anaïs. Il avait parcouru de longues distances avec la Sibylle. Il se demandait jusqu'où Pulchérie entraînerait les hommes qui croiseraient sa vie. Il sortit. Un domestique gisait sous lui, confondu en excuses. Il ne portait pas de bottes rouges.
— Ne t'approche pas trop de la piscine, recommanda Constance.
Il ne craignait pas l'eau. Il s'en méfiait si elle devenait opaque. Que dissimulait-elle alors ? Il était trop facile de s'imaginer qu'on le regardait comme à travers un miroir. Le système avait résolu ces problèmes depuis longtemps. Il ne s'en souciait plus. Il s'approcha de l'eau bleue et transparente. Le bras vigoureux de Constance le contraignit à reculer. Comment résiste-t-on à une force qui annule la vôtre ? Que reste-t-il alors ?
— Ne t'approche pas, dit-elle. La dernière fois...
Elle n'acheva pas. Il y avait trop de témoins. La pauvre, aurait pu dire Amanda en attendant que Mike fiche la pagaille dans la conversation. Montalban demandait silencieusement si on avait assez perdu de temps. Frank lui répondait tout aussi silencieusement que le temps ne se perdait plus depuis longtemps. Souhaitait-il aller au bout de cette enquête, oui ou non ?
— On a perdu beaucoup de temps, dit-il une fois qu'ils eurent quitté la compagnie d'Amanda et de Constance.
Frank l'aurait anéanti s'il n'avait pas eu l'intuition que le système ne souhaitait pas s'expliquer avec un sous-système tout juste bon à gérer les marges de la réalité.
— Qui êtes-vous, au juste ? demanda Montalban tandis que sa vieille maison se profilait au bout de la route.
Omar Lobster était revenu. Frank allait pouvoir lui mettre la main dessus. Il n'en demandait pas plus. Secouer cette vieille branche d'un arbre pourri et lui faire cracher la vérité. Popo méritait une conclusion définitive.
— Popo ? fit Montalban. Qui est Popo ?
Il se connecta en arrivant. Il prit des précautions extrêmes pour ne rien laisser filtrer de la communication. Anaïs demandait des nouvelles des enfants. Elle avait deux enfants, avait-elle dit à un Montalban terrifié par cette perspective. Un garçon et une fille. Montalban avait des tas de garçons et de filles. Il payait les frais de baptême et ne voulait pas en savoir plus.
— Elle le prend pour Omar Lobster, envoyait-il en code. Tout le monde joue le jeu. Moi-même...
Et cætera. Ils vous envoient au bout du monde pour répondre à une question parce qu'ils n'en connaissent pas la réponse et qu'ils savent que vous avez les moyens de la trouver, et ils vous refusent la moindre incohérence. Fini le temps où un enfant adultérin pouvait résoudre toutes les énigmes. Surgi du néant de l'imagination et d'un certain sens des réalités, il tombait à pic et l'intrigue se dénouait comme s'il n'y avait pas eu de mystères du nœud. On devenait poétique et circonspect par hasard. Mais depuis que le système est en lutte avec le métal, l'urine est devenue l'enfant chéri de l'imagination. Reste à savoir de quoi est morte Anaïs au point de vouloir se venger de Gisèle et qui, dans la même optique, harcelé par le même désir, a accompli une vengeance que les imperfections d'un sous-système ont transformée en fatalité et en horreur.
— Bon sang ! s'écria-t-il au milieu du repas. Gisèle est réduite à l'état de larve ! Et personne ne s'en soucie !
Anaïs le regarda à travers les liquides de son verre.
— Quelle importance, Gisèle ? dit-elle. Pour qui te prends-tu ?
— Ouais, dit Montalban sans cesser de mâcher. Pour qui vous prenez-vous quand on vous prend pour un autre ?
— Qui le prend pour qui et pour qui se prend-il ?
— Ouais ! On voudrait bien savoir pourquoi ?
Comme deux larrons en foire, ces deux-là, je vous dis ! Sans parler des autres !
Chapitre XX
Depuis trois jours, Pablo Montalban suivait Frank Chercos comme un petit chien. On lui avait dit : Suivez-le d'assez près pour qu'il ne nous cause pas de problèmes. Et Montalban, qui signait ses polars Pab Montal sans avoir jamais convaincu un éditeur, suivait le limier français sans le quitter d'une semelle. Il avait même couché avec sa femme. Anaïs K. était la femme de Frank. Ils avaient des problèmes. De vieux problèmes que Frank n'avait pas résolus et dont Anaïs refusait de parler avec ceux qui ne lui inspiraient pas confiance. Elle en parlait avec Frank quand celui-ci remontait à la surface de sa conscience pour se frotter à ses problèmes intimes, mais Frank préférait les profondeurs et elle s'enfonçait avec lui jusqu'à qu'il devînt invivable, ce qui arrivait quand la confusion lui faisait mal. Elle allait et venait dans un monde trop petit pour elle et trop grand pour lui. Montalban, qui n'avait hérité d'aucune prestance physique ni d'aucune disposition intellectuelle remarquable et surtout utile, se contentait, depuis trois jours, de jouir de ce corps exceptionnel sans chercher à le posséder comme il avait l'habitude de posséder les femmes. Bon. Assez parlé de problèmes.
Montalban aimait les chats. Il les nourrissait et leur parlait. Il ne concevait pas une maison sans chats. Il aurait eu un chien s'il avait eu de la patience, mais il en manquait à ce point qu'il finissait par tuer les chiens. Il était devenu le petit chien de Frank Chercos parce qu'on le lui avait demandé et qu'il avait le sens du devoir. Frank le regardait nourrir les chats avec les restes de la veille. Montalban cuisinait sur le marbre d'une cheminée. C'était une plaque rectangulaire percée d'un trou circulaire dans lequel il insérait des potiches remplies de sauce et de viande. Frank haïssait cette nourriture. Il voyait les chats se jeter dessus comme s'il avait tort de ne pas l'apprécier. Montalban se levait le premier, il allumait le feu et il disposait les ustensiles du petit déjeuner sur une table ronde sous la véranda où les abeilles étaient déjà au travail de la vigne. Anaïs se douchait derrière un mur. On pouvait voir les gouttes d'eau monter dans le ciel rose et vert. Frank les voyait depuis son lit où il était couché sur le dos, les bras croisés sous la tête, le regard témoignait qu'il attendait encore la fin du jour et il ne posait pas cette question à laquelle Montalban eût eu beaucoup de peine à répondre.
Frank était arrivé avec une dose de trois semaines. C'était plutôt une surdose, mais le rapport parlait d'une dose et argumentait point par point cette décision. Montalban souffrait un peu chaque fois qu'on lui envoyait des camés. Il manquait de patience dès qu'il s'agissait d'en avoir. Il allait les chercher à la gare et les ramenait dans sa maison qui était accrochée à une pente au bord de la route. Il écoutait leur histoire dès le premier soir et il ne trouvait plus le sommeil. Il espérait que sa cuisine les rendrait plus dociles.
Frank n'avait pas l'intention de lui faciliter la vie. Il souffrait atrocement s'il était en manque. Ils lui avaient installé un réseau sous la peau et les organes communiquaient entre eux. Il pouvait être beau à voir si on évitait son regard d'aigle en chasse. Montalban connaissait le fonctionnement du réseau. Il en avait même une clé de secours. Il s'en servirait pour anéantir Frank si celui-ci dépassait les bornes. On n'en était pas loin. L'assassinat de Manu, le domestique et l'amant de Cacamola, faisait des vagues et Montalban avait maintenant du mal à nager dans cette houle. Frank, qui avait perdu toute notion du temps, se croyait encore jeudi. On était samedi. Il avait flingué Manu vendredi et il attendait que le soir tombât pour l'enterrer dans le jardin de Cacamola qui avait inventé cette histoire pour se débarrasser de lui. Frank attendait avec une obstination d'insecte. Rien ne pouvait le bouger. Montalban s'était assis comme le petit chien qu'il était et il attendait lui aussi. Anaïs prenait des douches interminables pour lutter contre la chaleur envahissante. On était samedi et Montalban vivait depuis trois jours dans une fièvre incompatible avec la sérénité requise par les investigations judiciaires dont il était la pièce principale si on exceptait le juge Cacamola qui avait maintenant du chagrin. Manu était à la morgue.
On n'avait pas résolu l'énigme posée par la mort de la comtesse Gisèle de Vermort qui était une Alamos et qui descendait donc aussi de la lignée des Cacamolas. Le doigt de Muescas n'avait rien prouvé. On avait reconstitué plusieurs crimes sans parvenir à ce minimum de cohérence qui désigne un coupable avec une forte probabilité de ne pas se tromper. Le comte avait-il assez d'influence pour avoir relancé l'enquête depuis les bureaux obscurs de Pierre de Hautetour ? Ils avaient envoyé Frank et Frank était un camé qui tenait debout parce qu'on le camait. Montalban avait pitié de Frank. Pendant son sommeil, il avait exploré la peau à la recherche des nodules de connexion. Ce n'était pas difficile. Il suffisait de regarder. Les piqûres suivaient tous les chemins menant au cerveau. Des infections purulentes s'étaient déclarées aux articulations. Montalban, qui craignait les odeurs, s'était renseigné, mais on lui avait déconseillé de se mêler de la santé de Frank. Il allait se passer des choses, Frank était un médium. Il fallait attendre que ça se passât. On pouvait attendre des lunes. Montalban n'avait aucune idée de ce que c'est, une lune. Il préférait compter en semaine, mais alors le chiffre avancé par le sous-système comprenait une virgule ou se présentait sous la forme de fraction. Les représentations graphiques ne lui parlaient pas. Il aurait compris si on lui avait montré les semaines en superposition avec le temps. Un regard aurait alors suffi à le renseigner, mais c'était impossible à cause des virgules. Il y en avait partout, des virgules. Le sous-système était saturé de divisions. Il valait mieux en rire.
À la morgue, Cacamola s'était montré digne et sec comme un officiant. Il avait répondu à quelques questions sans entrer dans les détails que Montalban envisageait plus comme curieux que comme enquêteur. Cacamola n'avait pas été dupe de cette propension à satisfaire la curiosité au lieu de la documenter. Il avait embrassé le corps glacial de Manu en prononçant des mots d'amour et de haine. Montalban avait compris qu'il serait bien payé s'il facilitait, d'une manière ou d'une autre, la disparition de Frank Chercos coupable d'homicide sur l'amour. Cacamola avait même exhibé quelques billets chatoyants dans la lumière reposante de la crypte où grésillaient des connexions proches de la fusion. Montalban n'avait pas dit non. Il s'y connaissait en liquidation. Il tuait avec délectation, sinon il n'aurait pas tué. Cacamola connaissait aussi bien ses méthodes que ses exploits. Il avait versé une larme chaude qui avait étreint le cœur en recherche d'amour de Montalban qui connaissait les hommes mieux que les femmes. Cacamola avait connu les femmes avant de s'intéresser aux hommes. Il savait de quoi il parlait. Montalban pouvait lui faire confiance sur ce terrain. Puis ils s'étaient séparés sans se serrer la main, ce qui aurait pu être interprété comme la confirmation d'un accord secret. Montalban était resté seul avec Manu. Il avait sifflé un carabin désœuvré et le cadavre était retourné dans l'obscurité de son placard.
Liquider Frank n'était pas si facile. Il était bourré de connexions si complexes qu'on ne pouvait pas imaginer s'approcher de lui sans en informer aussitôt des milliers d'autres connexions à l'affût du moindre renseignement. Cette fourmilière intérieure minait Frank. Ils le droguaient pour l'empêcher de sombrer dans la mélancolie. Il y avait aussi la question épineuse de la douleur, une douleur incommensurable, innommable, indicible. Les trois défauts de la cuirasse qu'il fallait traverser pour atteindre un centre vital et en finir avec l'assassin de Manu et surtout satisfaire le désir de vengeance de Cacamola qui récompensait toujours très au-dessus des espérances. Cacamola était le plus riche des hommes que cette terre dorlotait dans ses demeures paradisiaques et la femme la plus malheureuse qu'on pût imaginer pendant qu'il vous proposait de commettre l'irréparable à sa place.
Montalban examina de près l'armure intégrée de Frank pendant qu'il dormait. Il savait qu'on l'observait. Aussi ne s'avisa-t-il pas de regarder avec un instrument qui lui manquait mais dont il devait se passer sous peine d'éveiller les soupçons d'un observateur plus rapide que lui en matière d'interprétation des signes. Il agissait comme une femme jalouse. Il s'approchait du corps endormi, écartait les bords de la chemise et, sans prendre l'air dégoûté qui sous-tendait son visage, il caressait la peau comme si elle lui appartenait. Des chocs électriques témoignaient de la complexité des flux analytiques. Il sentait les piqûres aux bords relevés comme des cratères. Il suivait un fil, le perdait, le retrouvait à la faveur d'une secousse musculaire, sentait la présence des observateurs aux aguets, peut-être amusés par ce qui arrivait à Frank, ou encore attentifs à ne rien perdre de ce qui pouvait encore lui arriver. Montalban n'avait aucun moyen de vérifier, aucune possibilité de contre-observation. Il voyageait sur le corps de Frank sans pouvoir le pénétrer. Cacamola aurait adoré. Cette idée lui donna la nausée dès la première minute de contact. Il était retourné sur la terrasse, en pleine nuit, et Anaïs, qui prenait le frais parce qu'elle souffrait d'insomnie ou parce qu'elle était aussi morte que Montalban le soupçonnait, l'avait prévenu que Frank deviendrait dangereux s'il savait que quelqu'un profitait de son sommeil pour le violer. Montalban avait-il admiré l'incroyable muraille d'informations et d'attente qui interdisait toute approche intime du corps de Frank ? Elle avait vécu cela dans les premiers temps. Comment accepter sans broncher qu'un homme vous fuie quand vous le poursuivez ? Le sommeil le protégeait des autres. Que cherchait Montalban qu'elle eût aimé savoir ? Au lieu de répondre, il l'embrassa. Il se fichait d'embrasser une morte ou la dernière des femmes infidèles. Il ne voulait pas parler de Cacamola. Il l'emporta dans sa chambre et la posséda. Il voulait la posséder jusqu'à l'épuiser, mais elle était insatiable ou insomniaque, il ne savait plus. Il l'abandonna pour revenir à Frank qui dormait avec un œil ouvert. L'autre faisait l'objet d'une crispation douloureuse.
Il y pensa toute la nuit. Il revoyait Cacamola, le descendant des conquérants du Pérou, décrire sa douleur sans en parler. Il le prévenait que Frank n'était pas un homme ordinaire comme ils les connaissaient tous deux. C'était un agent spécial. Ils voulaient savoir qui avait tué Gisèle de Vermort. Ils le savaient sans doute. Frank finirait par savoir pourquoi on avait tué Gisèle de Vermort. Cacamola n'avait sans doute aucune idée des moyens nécessaires, mais la liquidation de Frank était un impératif. Montalban se torturait pour ne pas penser aux véritables motivations de Cacamola. Il fallait entrer dans le corps de Frank par effraction. Une première observation confirma la crainte de complications insurmontables. Dans la nuit, Montalban rédigea un premier rapport et il se connecta pour le communiquer. Il était depuis en attente et Frank ne se doutait de rien. Montalban ne voyait pas comment il pourrait le liquider efficacement avant dimanche. Les parents de Frank arrivaient dimanche. Ils provoqueraient un désordre affectif tel qu'il serait impossible d'approcher Frank sans risquer d'être démasqué par un système en état d'alerte maximum. Au téléphone, Cacamola avait été évasif. Il comprenait à demi-mot que dimanche était une date buttoir. Mais il y avait plus grave.
La nouvelle de l'arrivée de Constance paralysa Montalban. Cacamola comprenait-il que rien ne se passerait désormais ? Elle allait provoquer une tempête organicofusionnelle qui changerait tous les paramètres récoltés pendant la nuit. Cacamola ne proposait aucune solution de rechange. Il raccrocha parce qu'on l'appelait sur une autre ligne. Montalban parut fasciné par le signal qui lui parvenait. Frank le tira de cette hébétude.
— Vous devriez lâcher la religion, dit-il en s'étirant. C'est mauvais pour l'équilibre. Un malheur et tout est à refaire. J'en avais marre de refaire. Je ne refais plus. J'existe !
Montalban voyait la peau qu'il avait explorée. De quoi Anaïs était-elle la témoin menacée par sa crainte d'être démasquée ? Frank le toisait sans chercher à pénétrer dans ses pensées. Il éleva ses bras pour les étirer et tout le corps fut le siège d'un frémissement électrique. Frank était-il conscient du prix qu'il payait pour avoir un travail ? Montalban n'avait pas besoin de cet argent. Il n'aurait rien valu pour profiter des richesses dont Cacamola était prodigue. Qui était Cacamola ? Il n'aurait pas aimé le savoir. Il le désirait seulement, se mettant à la merci des capteurs ioniques que Frank dardait inconsciemment. Il se demanda s'il pouvait ainsi dérouter le système.
— Sommes-nous allés chercher Constance ? demanda Frank.
Ils étaient allés la chercher, affirmait Montalban, ce qui était parfaitement faux. Ils iraient la chercher quand Frank ne serait plus en état de le savoir. Le système avait ses secrets. Qu'est-ce qu'ils entendaient par système ? On ne fabriquait plus des machines depuis longtemps, sauf pour satisfaire les besoins immédiats de l'individu aux prises avec le temps. Anaïs apparut en chemise, sournoise et rayonnante.
— Nous irons chercher Constance à dix heures, dit-elle.
Frank montra son profil obstiné. Il ne comprenait plus. Qui était Anaïs ? Montalban fit disparaître Anaïs.
— Elle était là ! balbutiait Frank en tournant en rond.
Il n'était pas déçu. Il cherchait simplement pour montrer qu'il n'était pas fou. Montalban agitait ses lèvres pour exprimer une incompréhension passagère. Il souffrait, dit-il, de migraine épisodique.
— Ce qui ne s'explique pas, continua-t-il pour dérouter Frank en proie au vertige, c'est le voyage dans lequel s'inscrivent ces épisodes.
Il reprenait les termes du rapport médical le concernant. Frank ne pouvait pas ne pas percevoir le style médical de cette confession partielle. Montalban en constata avec bonheur les effets sur son comportement. Il devait le liquider avant l'arrivée de Constance qui romprait cet équilibre parce qu'elle était en mesure de tout expliquer. Quelle récompense lui était destinée, si Cacamola avait une parole ? En tout cas, il n'y avait plus la perspective d'une nuit pour profiter du sommeil réparateur qui rendait disponible le corps de Frank. Il fallait le liquider de jour. Comment ? Comment traverser une cuirasse en mouvement ? Le système perceptif de Frank, dont il n'était heureusement pas complètement conscient, devait avoir atteint le maximum de son rendement. On ne pouvait donc plus l'approcher sans se faire repérer. Ils envoyaient Constance pour détruire les défenses du sous-système soupçonné de rébellion. Ils avaient toujours cette idée absurde d'une Espagne anarchisante. Quel était leur plan ? Quel rôle attribuaient-ils à Frank ? Quel jeu jouait-il consciemment ? Il était trop professionnel pour ne pas avoir une idée claire des conséquences de la fragmentation psychologique à laquelle ils le soumettaient parce qu'il était payé pour ça. Montalban se rendit compte à quel point il était impuissant à donner corps au désir charnel de Cacamola. Il préparait déjà une sortie honorable. Frank lui en laisserait-il le temps ?
— Constance ne sera pas contente de me voir, dit Anaïs qui revenait.
Son image souffrait de transparences. Frank caressa les cheveux comme s'il ne croyait pas à la réalité de leur douceur.
— Hé ! fit Anaïs. Nous ne sommes pas seuls !
Ils ne l'étaient pas. Il y avait Montalban dans la marge. Frank évoqua sa douleur. La colocaïne n'était plus ce qu'elle était. Il s'était exprimé à ce sujet dans la dernière réunion du service. On avait ri de lui. Quelqu'un avait même affirmé que la colocaïne avait été nettement améliorée. Finalement, le rapport portait : sensiblement. On n'avait pas totalement négligé l'expérience probatoire de Frank en matière de douleur au service des autres. Sensiblement, cela pouvait vouloir dire visiblement. Ils n'écartaient jamais la possibilité d'une hallucination. Nettement pouvait inspirer un recours trop évident à la réalité. Il avait longuement réfléchi à la proximité du visible et de la netteté. Il était sorti fortifié de cette réflexion. Anaïs comprenait cela. Elle avait toujours compris.
— Qui est Constance ? demanda-t-il.
Montalban le savait. Il s'était renseigné bien avant l'arrivée de Frank. Il avait préparé le terrain des questions embarrassantes. Mais l'holographie d'Anaïs persistait. Il luttait contre un mental exacerbé, un paroxysme croissant. On l'avait prévenu. Le sous-système pouvait ruser, mais il ne pouvait rien en cas de choc frontal. Il fallait manœuvrer dans les marges. Cacamola imposait maintenant son désir de vengeance et ses promesses de richesse. Rien sur le bonheur, mais Montalban y avait renoncé depuis longtemps. Les femmes détruisent le bonheur aussi facilement que le gel fait éclater les pierres que l'eau a pénétrées par effraction. Il y avait un tas de vérité de ce genre dans les bouches d'aérations. Il suffisait d'ouvrir la sienne et de se laisser convaincre. Le système, assurait-on en haut lieu, n'en saurait rien. Montalban doutait cependant que Frank fût aussi mal en point qu'il le disait. Il avait travaillé toute la nuit sans réussir à pénétrer dans cette armure hyperintégrée. Frank trouverait ce qu'il était venu chercher. Il n'y avait peut-être plus rien à faire pour satisfaire à la fois les intérêts du sous-système et les désirs de Cacamola. Dans ces cas, on prépare en sourdine un voyage lointain. On prend des précautions infinies pour ne pas se faire piquer devant le guichet, pris en flagrant délit de fuite avec le billet pour preuve incontestable.
— Dans son récit, dit Frank, Anaïs parle d'un virus. Vous avez une idée de ce que c'est, comme virus ?
— Posez-lui la question, dit Montalban découragé par les ressources mentales de Frank.
Mais Anaïs s'était dissoute. Si elle revenait maintenant, ce serait en chair et en os. Montalban redoutait ces traces d'amour. Il n'avait pas entendu la douche. Elle reviendrait telle qu'il l'avait abandonnée avant de s'en prendre lui-même au corps de Frank qui ne s'était pas laissé pénétrer.
— Elle en est morte, dit-il. Posez-lui la question.
— Me poser une question ? dit Anaïs en arrivant.
Elle se planta devant Frank.
— C'est toi qui poses les questions ? dit-elle. Depuis quand ?
Chapitre XXI
Le marquis Francisco Cayetano de Cacamola y de los Alamos aimait les êtres hors du commun, ce n'était un secret pour personne. Étant lui-même une espèce de monstre, il éprouvait une affection trouble pour toute créature humaine ne répondant pas aux critères de reconnaissance ordinaires. Sans être frappé de nanisme comme l'avait été un nombre appréciable de ses ascendants, il était néanmoins de petite taille et si ses jambes n'avaient pas été d'une longueur normale, il serait passé au moins pour un avorton. Son centre de gravité était donc placé haut, ce qui expliquait sans doute son allure crispée, cette lutte incessante contre la chute et ces menaces de changements qui affectaient ses déplacements au point de les rendre imprévisibles. En général, on en riait, comme on se rit de tout ce qui frappe l'esprit pour le pousser à des comparaisons au lieu de simplement l'amener à comprendre ce qui est en jeu. Mais sans compter sa petitesse de taille et ses difformités de membrure, il était aussi doté, si on peut dire, d'un visage à l'épreuve du regard, d'un masque qu'il devait à des croissances d'os pour le moins anarchiques, un effet d'angles et de fuites que la peau, mate et hâlée, avait du mal à dissimuler ou au moins à atténuer. Une dentition qui ignorait les lois du parallélisme et de la régularité témoignait d'une généalogie complexe, pour ne pas dire incohérente, corrompue disaient certains. Le marquis, malgré une éducation riche en connaissance du monde et de l'existence, et des bonheurs distribués sans compter par des parents soucieux et malades de honte, avait eu une enfance douloureuse, et il s'était très tôt détourné de la beauté, qui dans son cas eût été celle des filles de son âge et de leurs mères, pour s'adonner avec une curiosité accrue à la recherche des « particularités », comme il disait quelquefois pour expliquer le temps qu'il venait de perdre avec quelqu'un de son espèce physique. Temps qu'il perdait aussi facilement en mondanités et en applications professionnelles car, malgré une fortune qui lui donnait tout loisir de ne rien faire et d'en obliger son prochain, il avait choisi un métier et décidé de rencontrer les autres quand cela lui agréait. Magistrat et sociable, il n'y a plus de contradictions en ce monde dès qu'on se mêle d'y financer confortablement ses apparitions. L'humanité est toujours sensible aux preuves de ce que les uns appellent de la générosité et les autres, de l'attention. Le marquis possédait ces deux qualités et c'était avec une intelligence rare qu'il en façonnait ses relations intimes autant que mondaines et professionnelles. Il condamnait avec justesse et privait sans considération pour la souffrance. Il payait ce qu'il devait et se faisait payer selon les usages en vigueur. Il trouvait ce qu'il trouvait et donnait ce qui n'avait plus d'utilité dans le cadre de ses recherches fébriles. Il était tombé sur le « couple » Vicarenix parce que celui-ci se donnait en spectacle.
Lorenzo Vicarenix se produisait dans des lieux secrets. Comme il ne cachait plus le gigantisme et peut-être la beauté de son membre viril, le bruit en était arrivé aux oreilles du marquis toujours attentif aux bonnes nouvelles venant de la galaxie qu'il explorait depuis si longtemps que le moindre signe ne pouvait échapper à sa vigilance. Il était allé voir le phénomène un soir de demi-lune. Lorenzo ne dansait pas. Il poussait sur la scène une beauté quelconque, féminine le plus souvent, et il aimait alors surgir comme un guerrier galactique, donnant vraiment l'impression d'arriver d'un autre monde tant la monstruosité de son membre dépassait les limites de l'imagination. Son spectacle attirait un public de connaisseurs tremblants qu'il tenait à distance avec une certaine poigne, car on ne lui connaissait aucune relation intime, à part son accompagnatrice qui, une fois débarrassée de son costume de scène, pouvait parfaitement passer inaperçue. Mais le marquis, en expert habitué aux camouflages, y avait deviné une anormalité confinant au type d'extravagance dont il était friand. Passant de l'orchestre à la loge, il la croisa dans le corridor qu'il empruntait pour porter ses encouragements à la vedette. Elle pénétra furtivement dans la loge et il attendit une bonne minute pour appeler en frappant légèrement la porte avec le pommeau de sa canne. Comme elle ne répondait pas, il entra. Il la surprit en pleine application ménagère, pour ne pas dire intime. Elle cousait, assise au bord d'un divan, jambes croisées autour d'un membre qui, pour n'être pas aussi viril que celui de son mentor, n'en était pas moins un attribut de la masculinité si chère au marquis. Ce gland lui donna le vertige. Il s'agenouilla et déclara sa flamme. Olivier, ému par la soudaineté d'un tel amour et conscient de la chance qui lui tombait dessus, se donna sans autre résistance que des paroles si tendres que le marquis n'en comprenait pas l'opportunité. Lorenzo, peu enclin à interdire les aventures pourvu qu'elles tinssent leurs promesses, en surveillait les péripéties en connaisseur des caprices de l'amour et des conséquences qui s'ensuivent tôt ou tard. Le marquis se servait-il du prétexte pour atteindre l'objet, c'était évident et Lorenzo s'amusait tous les jours avec Olivier de ce qui deviendrait un épisode inoubliable et ineffable de leur éternelle relation amicale et physique.
Cacamola se montra toujours ponctuel et ne dépassa jamais les bornes. Il disposait d'un joli petit monstre en la personne d'Olivier qui était une femme-homme. Lorenzo promettait sans se donner, mais il est des hommes que cela ne trouble pas et qui s'attachent sans jamais rien obtenir de plus qu'un baiser ou une promesse de rendez-vous qu'on ne tient pas et dont les raisons sont si bonnes qu'on se met immédiatement dans l'attente de la prochaine. Le marquis se sentait un peu le jouet du couple Vicarenix, mais sans en vouloir à ces enfants qui ne songeaient, croyait-il, qu'à s'amuser. L'essentiel était de ne rien laisser filtrer de cet abondant vagabondage que la morale n'eût pas manqué de condamner aux dépens d'une carrière professionnelle exemplaire et d'une vie sociale non moins irréprochable. Les choses couraient ainsi depuis des années quand Gisèle de Vermort fut assassinée par Olivier qui perdit la tête parce que Lorenzo avait contracté un virus assez virulent pour empêcher désormais tout rapport, du moins dans les normes qu'ils s'étaient autorisées depuis si longtemps que ces nouveaux interdits passèrent aux yeux d'Olivier pour les signes d'une rupture inévitable.
Olivier tua sans discernement. Il avoua sans prudence. Il renonçait à la liberté sans pudeur ni calcul. Cacamola le sauva. Si Lorenzo n'avait pas été l'amant de Gisèle, celui qui se trouvait dans son lit l'instant d'avant le drame, Cacamola n'aurait pas vaincu les contradictions d'une enquête qu'il réussit malgré tout à boucler. Quand le Chinois Gu téléphona à la police, Gisèle gisait seule dans la chambre. Les desperados s'étaient envolés. Seul le doigt de Muescas témoignait de la complexité de ce qui s'était joué sur la vie de Gisèle que, soit dit en passant, Cacamola adorait parce qu'elle était son exemple choisi d'une mondanité à toute épreuve. Averti par Lorenzo qui retenait Olivier dans les draps du lit étroitement noués, Cacamola avait imaginé tout de suite la relation des faits et le doigt de Muescas n'y avait finalement rien changé d'essentiel. Une vulgaire histoire de pornographie mondaine, avait dit Frank Chercos à Mike Bradley sur le seuil de la maison du marquis. Elle commence dans la vulgarité et se termine dans la miséricorde. C'était hier. Cacamola avait eu le temps de réfléchir, mais pas celui de convaincre le policier français. Ce samedi matin, à peine réveillé, il lui téléphona. La voix brouillonne de Frank témoignait qu'il se réveillait lui aussi. On était bien le matin.
Frank raccrocha dans le coussin que la tête d'Anaïs n'occupait plus. Le jour agitait ses molécules jaunes dans les fentes des persiennes. Cacamola avait évoqué un fait important qui ne figurait pas dans le rapport officiel. Il ne pouvait pas en parler au téléphone. Frank grogna dans le miroir. Cacamola pouvait évoquer mais il ne pouvait en parler. Pour qui le prenait-il ? Il était assez réveillé pour s'imaginer ce que le système était en train de penser de cet appel. Cacamola avait une idée derrière la tête. Frank ne pouvait pas ne pas s'imaginer qu'elle était sans relation avec la mort de Manu le domestique aux bottes rouges. Il l'avait tué le lendemain de son arrivée. On était donc vendredi. Il ne pouvait se réveiller le jeudi puisqu'il avait déjà tué Manu et qu'on était le matin. On était donc vendredi. Ce qui paraissait improbable puisqu'il n'avait aucun souvenir d'avoir participé à l'inhumation de Manu prévue par le marquis lui-même pour le jeudi soir. Le système était en train de lui jouer un tour. À moins que Cacamola pût expliquer l'incohésion qui menaçait l'équilibre souhaitable des raisonnements et des témoignages. Frank avala un café corsé sans se soucier d'Anaïs. Dehors, l'air transportait des embruns.
Il marcha vite et bouscula même quelques passants qu'il n'eut pas de mal à effrayer. Une demi-heure plus tard, il était devant le portail de Cacamola. Il y avait de la lumière sous le porche, en haut de l'escalier. Il sonna, le portail s'ouvrit et, une fois sous le porche, il considéra le vestibule plongé dans une obscurité favorable aux embuscades. Cependant, la voix feutrée de Cacamola l'invitait à pénétrer dans l'inconnu. Frank arma le chien.
— Ne craignez rien, disait Cacamola. Je suis seul.
Il ne l'était pas. Au fond de cette obscurité crispée, une lumière verte dessinait un L, celui d'une porte, pensa Frank. Elle s'ouvrit. Cacamola apparut en ombre chinoise. Il y avait quatre personnes dans le bureau, à part lui.
— Mon Dieu ! cria Cacamola. Il va recommencer ! Cet affreux pistolet !
Ils étaient tous assis dans deux canapés parallèles, trois dans l'un et un dans l'autre. Frank reconnut Muescas et le Chinois qui le saluèrent de toutes leurs dents. Les deux autres s'étreignaient.
— Sally Sabat ! s'exclama Frank.
Olivier se dressa sur ses jambes fines.
— Omar ! s'écria-t-il.
Cacamola accourait. Il poussa Frank dans le canapé que le Chinois occupait au milieu d'une orgie de coussins.
— Peu importe qui est qui, s'empressa-t-il de dire avant que le cerveau de Frank surgît pour changer le cours des choses. Nous sommes là pour parler du virus.
— Du virus ? fit Frank qui reluquait les guiboles nues d'Olivier.
— J'ai des renseignements, dit Muescas.
— Et des bons, ajouta le Chinois en agitant sa tête comme une cloche.
Cacamola avait l'air satisfait de la tournure des évènements.
— Nous sommes entre amis, dit-il à Frank en lui tendant un verre.
— Des amis, ça ? fit Frank qui étreignait son Colt.
On s'ébroua discrètement. Le temps n'était pas aux comparaisons. On pressa Muescas de répéter ce qu'il venait de révéler au sujet du virus.
— Rien à voir avec le SIDA, dit-il. Rien à voir avec le sexe.
Cacamola soufflait comme s'il était soulagé pour la deuxième fois.
— Le récit d'Anaïs pourrait dater un peu, commenta-t-il à l'adresse de Frank qui aurait apprécié s'il avait su quel jour se remplissait maintenant.
— Mourir n'est plus rien, continua Muescas. Ils utilisent la colocaïne pour nous récupérer. Ce que nous ignorons, c'est le pourquoi de cette générosité qui passe pour le sommet des sentiments humanistes. Ils appellent ça...
— ...le néohumanisme, grogna Frank qui commençait à s'impatienter sans relâcher sa pression sur la crosse et le pontet.
— Ou le néoexistentialisme, dit Muescas. Ils nous sauvent de la mort avec une probabilité de réussite presque égale à un.
— C'est à dire presque toujours, traduisit Olivier de sa voix de moulin à prières.
Frank reconnaissait la voix. Il reconnaissait moins le corps. Sally Sabat n'était pas morte dans la citerne de Chico Chica. S'en souvenait-elle ?
— Cependant, dit Muescas, ils peuvent décider de nous anéantir. Ils se sont réservé ce droit parfaitement inhumain. Gor Ur, notre maître, a donc deux raisons d'intervenir : 1) l'erreur de récupération post-mortem, qu'il peut réparer parce que Dieu lui en donne le pouvoir ; 2) la décision d'anéantissement, qu'il peut annuler si Dieu le veut. Vous êtes d'accord, Frank ?
— Gor Ur est grand, dit Cacamola. Et Dieu est son maître.
— Pas con ! dit Frank en riant. Pas con du tout !
Il était où, là ? Dans une Loge ? On le prenait à témoin ? Il était l'invité de la dernière heure ?
— Expliquez-vous ! gueula-t-il.
Cacamola interposa son corps instable.
— Laissez-le terminer ! Voyons !
— On peut considérer que, grâce aux découvertes du docteur Omar Lobster, continua Muescas, ils ont acquis une puissance que jamais aucun souverain n'a possédée en ce monde. Ni peut-être rêvée !
Les yeux de Muescas s'emplissaient maintenant de lueurs nettement flamboyantes.
— L'Alliance avec Kronprinz... dit-il.
— Non ! coupa Cacamola. Tenez-vous-en au virus, Muescas. Le virus.
— Ouais, fit Frank. Le virus ! Anaïs en est morte. Je veux savoir.
Muescas se leva cérémonieusement.
— Nous, psalmodia-t-il, monstres de l'humanité, Nains et Géants, Hermaphrodites et...
— Non ! coupa encore Cacamola. Le virus !
Il y eut un long silence que Muescas mit à profit pour se rasseoir. Frank avait l'air passionné par ce qu'on proposait à son imagination.
— Où est Manu ? demanda-t-il.
Personne ne portait de bottes rouges. Cacamola chaussait ses pantoufles enrubannées. Frank considéra les pieds d'Olivier. C'étaient bien ceux de Sally Sabat. Qui était Lorenzo ?
— Je suis...
— Non, Lorenzo ! Le virus, Muescas !
Muescas aspira longuement. Le virus n'était pas sexuel. Dieu n'avait plus ce pouvoir. Mais ne s'était-il pas trompé en punissant sans discernement ?
— Dieu a changé, dit Muescas comme s'il était en train de chercher à convaincre Frank qui avait rencontré Dieu une fois et n'avait pas souhaité renouveler l'invitation.
Cacamola, exaspéré, prit la parole.
— Ne le niez pas, dit-il comme s'il prononçait une sentence. Ou plutôt, reconnaissez-le ! VOUS ÊTES OMAR LOBSTER !
— MAIS JE NE SAIS MÊME PAS OÙ EST POPO ? s'écria Frank un peu surpris de chercher à s'en défendre.
Il hochait la tête en recherchant l'approbation, mais personne ne l'encourageait dans cette optique. Il se sentit seul.
— C'est quoi, alors, ce virus ? grogna-t-il en se donnant la contenance d'un avocat.
Cacamola se gonfla. Le virus se nourrissait de colocaïne. Le docteur Omar Lobster n'avait pas prévu tous les usages de sa drogue universelle. Un virus jusque-là endormi dans les conservatoires de l'humanité se multiplait au sein même de l'invention la plus formidable que l'homme n’eût jamais mis en pratique.
— En pratique ! Vous entendez ? tonna Cacamola comme s'il s'adressait à la foule.
Le virus était en train de détruire le système.
— Car le système, mon cher Frank, c'est nous ! Au cas où vous l'ignoreriez.
C'était Muescas qui se permettait de prononcer de pareilles inepties. Frank passa du blanc au rouge. Ses yeux clignotaient. Il haletait, en proie à une douleur abdominale qui soulevait son plexus.
— Nous sommes malades ? finit-il par baver lamentablement.
— Tous, non, dit Cacamola qui redescendait de son perchoir.
Il se pencha sur Frank.
— Qui a tué Omar Lobster ? Vous l'ignorez. Et pourtant, VOUS ÊTES OMAR LOBSTER ! Qui a tué Gisèle de Vermort ?
— Je ne suis pas Gisèle de Vermort !
— Certes non. Mais vous ignorez qui l'a tuée. Et pourtant, VOUS ÊTES OMAR LOBSTER !
— Mais je ne sais même pas où est Popo ?
— Vous ne savez pas QUI est Popo !
Frank dégoulinait. Il avait froid. Quelque chose brûlait en lui.
— Demandez à Manu, dit-il doucement, comme s'il utilisait son recours en grâce alors qu'il était l'ennemi personnel du Président.
Ils éclatèrent tous de rire. Leurs verres se changeaient en bottes rouges. Il avait soif lui aussi.
— Un peu d'urine ?
N'importe quoi pourvu que ce soit liquide. Du métal en fusion, du mercure, de l'eau, le sang de l'humanité, le sperme de Gor Ur...
— Nous avons cru que c'était le SIDA, dit Muescas au milieu des rires qui s'apaisaient lentement.
— Et j'ai voulu me venger, dit Olivier.
Cacamola trouva sans doute que le moment était bien choisi pour passer aux aveux.
— Voilà, dit-il. Vous ne savez toujours pas qui a tué Omar Lobster, mais vous pouvez répondre à la question suivante. Cet aveu...
— Je suis... malade ? dit Frank Quel jour sommes-nous ?
— Nous ne sommes plus, murmura le Chinois. Mais nous désirons.
— NE LES ÉCOUTEZ PAS, FRANK ! REVENEZ DANS LE SYSTÈME. C'EST LE SOUS-SYSTÈME QUI...
— LA CONNEXION EST...
— FRANK ! NOUS TENTONS UNE SAUVEGARDE DES PARAMÈTRES SECRETS. NE DITES PLUS RIEN QUI VOUS CONCERNE !
— ET POPO ? JE VEUX SAVOIR..
— PULCHÉRIE S'EST NOYÉE EN CHERCHANT À VOUS SAUVER DE LA NOYADE. CETTE INFORMATION N'AURAIT JAMAIS DÛ VOUS PARVENIR. COMPILER CE QUE VOUS SAVEZ ET COMMUNIQUEZ AVEC...
— QUE SAIT OMAR LOBSTER DU VIRUS ? VOUS SAVEZ QUE...
— NOUS NE SAVONS RIEN, FRANK, MAIS NOUS VOUS INFORMERONS...
Inutile de se connecter au sous-système pour tenter d'atteindre le système même en périphérie. Le virus utilise la colocaïne. Couper l'injection, c'est se jeter dans la gueule du loup.
— TUEZ-LES TOUS !
Cacamola. Muescas. Gu. Lorenzo. Sally Sabat.
— MANU EST-IL MORT ?
— RIEN SUR MANU. TUEZ-LES TOUS !
— QUEL RAPPORT ENTRE SALLY SABAT ET AMANDA BRADLEY ? AVEC LA SIBYLLE ? VOUS NE M'AVEZ PAS DIT QUI EST LORENZO. ANAÏS ET LORENZO, À NEW YORK...
— OBÉISSEZ, FRANK !
— MAIS JE N'AI JAMAIS OBÉI ! J'AI TOUJOURS EXÉCUTÉ...
— TUEZ-LES ! ILS POSSÈDENT...
— DIEU EXISTE, N'EST-CE PAS ?
Il tira les six balles. Sur qui la sixième ? Il sortit et ne referma pas la porte ni le portail. Il avait hâte de savoir ce qu'Anaïs en penserait. Montalban lui crèverait dans les bras comme un ballon. L'impossibilité de se connecter ajoutée à celle de se sevrer allait lui rendre la vie impossible. S'il était vivant. Il en doutait maintenant. Il avait très bien pu se suicider en apprenant que Pulchérie était morte à cause de lui. Ou alors je suis entre la vie et la mort, comme dans un film, pensa-t-il tandis qu'il revenait chez Montalban avec la ferme intention d'en finir une bonne fois. Quand ils mettaient en jeu l'imagination, dans leurs films éducatifs qui se sauvaient de la pédagogie par l'adresse du spectacle, on savait exactement où on était, du côté de la réalité ou de l'autre. On était rarement perdu plus d'une demi-minute. Ils devaient avoir un code et leurs constructions ne dépassaient jamais les limites de l'adolescence. La moindre tentative de maturité anéantissait les effets. Il s'était toujours bien gardé d'aller plus loin que les autres, se tenant toujours en retrait pour assurer à son existence les péripéties d'une jeunesse accrochée à l'enfance par des fils et à la maturité par des connexions électriques. Il se souvenait de cet acharnement pathétique. Il n'avait pas eu de préférence. Il avait seulement fini, non pas par obéir, mais par exécuter. Il en avait d'abord éprouvé du plaisir et il avait recommencé autant de fois que c'était possible. Il avait ainsi accumulé des forces vives capables de lui donner une existence alors qu'il n'avait hérité que de la vie biologique. Comment ne pas souhaiter devenir quand on n'a que la vie ? Il avait peut-être inventé. Il s'imaginait que l'invention était facile si on avait le désir à la place de l'ambition. Il n'aurait jamais été plus loin que ce qu'il était si le désir n'avait pas reconnu tous les territoires de la chair. Maintenant un organisme microscopique envahissait cette liberté. Et il n'avait aucun moyen de lui interdire d'en abuser. Anaïs lui avait-elle donné Popo, oui ou non ? Répondez !
Chapitre XXII
Il y avait belle lurette que la description des lieux du crime ne faisait plus la une. On n'écrivait plus ces scènes immobiles où le cadavre se détache en lettres choisies d'un décor intime chamboulé par la violence de l'action. On les photographiait pour les archiver, mais ces leçons de bonne conduite n'arrivaient pas aux yeux du quidam qui recherchait d'autres spectacles où le corps, exceptionnellement parvenu à une maturité incontestablement parfaite, donnait à rêver plus qu'à réfléchir. On avait tellement acquis l'habitude d'envier le corps sans égal mais imitable que les nouvelles arrivant des services de police étaient rejetées dans les coins les plus obscurs de la mémoire en mouvement perpétuel sur les réseaux. Montalban n'ouvrait jamais les Nodos que pour s'enquérir des dernières modalités de l'esthétique. Il n'augmentait ainsi aucune chance d'amélioration de son apparence, il se contentait, comme tout le monde, de comparaisons lui donnant une idée tragique des moyens qui lui restaient à acquérir pour devenir quelqu'un d'autre sur le plan physique. On changeait plus facilement de personnalité, même si, pour des raisons complexes que le système se contentait de répertorier sans proposer de solutions, on n'avait aucun espoir d'affiner son intelligence au point de se mettre à penser autrement. Il était rare d'ailleurs que quelqu'un se présentât dans les locaux des Services de la Personne pour demander à changer les modes et le contenu de sa pensée dans le but de devenir quelqu'un d'autre. On exprimait si rarement ce désir inexplicable que ces cas de dédoublement étaient soigneusement examinés par les investigateurs des SP. Le questionnaire devenait alors extraordinaire et il fallait s'attendre à des difficultés inimaginables tant qu'on ne les avait pas vécues. Mais contrairement à ce qu'inspire presque toujours la nature humaine aux esprits confrontés à la contradiction obstinée de ses détracteurs, il n'y avait aucune littérature sur ce sujet classé tabou depuis longtemps et, semblait-il, définitivement. Pablo Montalban n'avait jamais été effleuré par l'idée d'échapper à ces lois du comportement d'ailleurs décrites en détail dans les Manuels de la Conduite Sociable, ouvrages qu'il consultait le plus souvent possible pour ne pas perdre de vue l'évolution constante de leur contenu. Il entra dans le salon du marquis de Cacamola sans avoir besoin de traverser un peloton de journalistes. Seul, le photographe du service était à l'œuvre d'une scène digne des meilleures illustrations de la Chronique Judiciaire du Passé.
— Quel massacre ! s'écria-t-il tout de même, par principe ou par pure sincérité, il eût été lui-même étonné de pouvoir le dire si on le lui avait demandé.
Les cinq cadavres témoignaient des derniers instants, chacun à sa manière. Muescas était couché sur le côté, recroquevillé autour de ce qui devait être un impact abdominal. Son visage était enfoui dans les épaules. Il portait des sandales de cuir jaune. Le Chinois Gu gisait les bras en croix, regardant le plafond comme s'il cherchait encore à y regarder quelque chose qu'il était désormais impossible d'identifier. Sa gorge avait évacué son contenu sanguin par un orifice maintenant distinct du bouillonnement qui l'avait agité pendant les longues minutes de son agonie. Sally Sabat, mieux connue sous le sobriquet d'Olivier (un nom d'arbre fruitier), était encore assise comme si rien ne s'était passé. Cependant, sa tête était renversée sur le dossier du divan, offrant le spectacle d'une bouche remplie de sang et de mucosités blanches et écumeuses. Lorenzo avait basculé par-dessus l'accoudoir. Ses jambes, jointes dans un effort d'évasion, avaient dérangé les coussins sur lesquels, un instant avant, il était confortablement assis. Il plongeait encore dans les limites d'un tapis où ses mains s'accrochaient à la fibre sans y trouver le chemin d'une escapade qui l'eût sauvé de la grimace et du cri encore pendant. Enfin, Cacamola, qui avait été atteint alors qu'il était debout, avait été projeté vers la cheminée et sa tête, en heurtant le linteau, avait dévié le corps tout entier qui était allé rouler à angle droit sur le plancher. Il gisait sur le ventre, au bout d'une trace d'escargot, le visage collé aux effets de miroir d'une coagulation qui suivait les interstices d'un plancher en épis. On avait trouvé six douilles et un examen attentif n'avait pas révélé un sixième impact.
— Tous des vivants, avait récité un policier chargé de la vérification des identités.
On attendait donc la Patrouille RPM. Montalban commença par s'asseoir un peu à l'écart, mais sans perdre de vue une scène qui l'avait passablement troublé. Les policiers cherchaient toujours le sixième impact. Montalban était déjà persuadé qu'on ne le trouverait pas.
— En tout cas, pas ici, avait-il déclaré à ses hommes.
Une minute après cette déclaration solennelle, on amena le cadavre de Manu, le domestique aux bottes rouges.
— Le sixième impact, dit un des policiers sans que Montalban cherchât à l'identifier.
Il y avait en effet un trou dans ce qui restait de crâne, mais il ne fallait pas être sorcier pour constater qu'il datait au moins de deux jours.
— Sept ? fit peut-être le même homme.
Montalban sortit sur la terrasse. Elle donnait sur la ville, dominant d'abord un quartier qui descendait la pente d'une colline traversée de rues et flanquées de maisons blanches et rouges. Un bougainvillier répandait une ombre transparente. Hautetour était assis dans un fauteuil d'osier. Il était arrivé par TRW dix minutes après le coup de téléphone l'informant que Frank Chercos avait perdu la tête. Étant un agent du système, il s'était tout de suite placé au-dessus de Montalban. Il était entré le premier dans la maison. La police avait été avertie par un appel anonyme que le système avait intercepté, sans doute parce qu'il était à l'écoute de ce secteur où Frank Chercos agissait, comme disait Hautetour, de façon incohérente. On ne parlait pas encore de folie. Mais, avait précisé Hautetour, Frank n'avait jamais agi sans raison. Il avait hâte de l'interroger. Montalban s'était contenté de déclarer qu'il était en fuite.
— En fuite ? Frank ? Qu'est-ce qui vous permet de l'affirmer ?
Montalban ouvrit sa main. Elle contenait la Puce Natale. Il n'était pas nécessaire de la déchiffrer. Elle appartenait à Frank.
— La Sibylle ! s'écria Hautetour.
— Chez les Bradley ! dit Montalban.
Dix minutes plus tard, ils franchissaient la grille de la propriété des Bradley. Mike fumait une pipe brûlante et lisait le journal de la veille. Amanda s'amena. Elle se mordait les lèvres en gémissant.
— Frank a compris ! dit-elle.
— Il a compris quoi ? fit Montalban qui avait l'habitude d'arriver après les autres.
Hautetour serra la main que Mike lui tendait.
— Où est la Sibylle ? demanda-t-il en même temps.
Amanda poussa un cri et s'effondra dans un transat. Un chat s'éclipsa.
— Ils les a tous flingués, dit Hautetour. Cinq balles, cinq morts.
— Six, dit Montalban qui n'avait pas l'intention de s'expliquer.
— Sept, dit Hautetour.
— Manu ? couina Mike qui n'arrivait pas à se soulever.
— Manu, Cacamola, Lorenzo, Gu, Muescas et... Sally Sabat.
— Olivier ! cria Amanda qui se recroquevilla dans les coussins.
— Anaïs sait peut-être quelque chose, dit Montalban.
Cette fois, ils arrivaient dans la Chevrolet de Mike et c'était Mike qui conduisait. Anaïs était sous la douche. Non, elle n'avait pas vu Frank depuis ce matin. Elle se préparait à aller accueillir Constance à la gare. Hautetour fusa.
— À la gare ! cria-t-il.
Mike était au volant, comme s'il ne l'avait pas quitté. Tout allait trop vite pour Montalban.
— Petit problème de synchronisme, expliqua Hautetour, mais c'était un peu court pour l'esprit de Montalban en proie à un ralentissement endogène.
— Je ne comprends pas moi non plus, dit Mike pour le rassurer.
Quand ils arrivèrent à la gare, ils virent Constance Lobster qui attendait au milieu de ses bagages. Elle attendait Frank. Elle se précipita sur Hautetour qui accourait.
— Omar n'est pas venu, dit-elle.
Elle haletait. Hautetour s'élança sur les valises. Mike avait ouvert le coffre. Sur la banquette arrière, Montalban réfléchissait. On embarqua Constance sans répondre à ses questions. Ils la larguèrent dans les bras d'Amanda. Montalban s'accrochait. Il n'avait pas dit un mot depuis que Hautetour avait tenté de lui expliquer ce qui était en train de se passer. Il n'avait pas réussi non plus à se faire une idée de ce qui allait se passer. Il s'exprima enfin, en commençant par le plus difficile à expliquer :
— Frank était avec moi, murmura-t-il. Constance est arrivée et elle l'appelé « Omar ».
— Omar Lobster est là ! cria Hautetour en se prenant les cheveux à pleines mains.
Il n'y avait pas de fous dans la famille de Montalban. Des hystériques, oui. Mais pas de fous. Le chat qu'il avait vu chez Amanda, celui qui s'était calté avant d'être écrasé par le derrière d'Amanda, était maintenant sur la banquette de la Chevrolet. Il le caressa. Les animaux domestiques produisaient cet effet sur son esprit.
— À qui était destinée la sixième balle ? demanda-t-il comme s'il revenait à la surface un moment perdue de vue pour s'enfoncer dans les profondeurs de l'incompréhensible ou pour se payer le luxe d'une ou deux orbites en attendant que les choses s'éclaircissent.
— A-t-il tué Omar Lobster ? dit Hautetour.
La Chevrolet filait sur une route envahie de bicyclettes. Des vacanciers planaient déjà sur le sable. Ils demandèrent à un marchand de glace s'il avait vu passer une Béate bleue. Le marchand considéra le bout de la route qui se perdait dans les montagnes pelées. Il avait vu passer une Béate bleue, avec un homme et un enfant à bord. L'homme avait acheté une glace à l'enfant. L'enfant avait l'air un peu dingue ou alors il se foutait de la gueule du monde.
— Le khinoro ! gicla Hautetour.
— Hein ?
— Popo !
— Arriverons-nous trop tard ? bredouilla Montalban qui retenait un chat trop baladeur.
— C'est qui qu'on poursuit ? dit Mike surpris de s'exprimer aussi mal. Frank ou Omar ?
Il voulait savoir, histoire de tout bien expliquer si jamais il était finalement sujet d'un interrogatoire. Il cherchait le regard de Montalban dans le rétroviseur, mais l'Espagnol était trop occupé à retenir le chat.
— Frank n'est pas fou, dit Hautetour. Il est tombé sur Omar Lobster et il le poursuit.
— Il y a deux voitures ? demanda Montalban que le chat griffait atrocement au visage.
— Une Béate bleue et une autre que nous n'avons pas identifiée. Dans la Béate, Omar et Popo. Suivis de Frank qui s'est mutilé non pas pour se métalliser mais pour interdire au système toute localisation.
— La Sibylle est avec lui ?
— Comment savoir ?
Montalban souffrait. Le chat tentait une énucléation de l'œil. La paupière était salement amochée. Comme il avait besoin de ses deux mains, le sang coulait sur sa joue et sa petite langue bleue était sortie pour arrêter les coulures. Au volant, Mike pleurait en se grignotant les lèvres du bout des dents.
— Frank est un ami ! répétait-il. Qu'est-ce qu'il est venu faire dans cette galère ?
— Trouver l'assassin de Gisèle de Vermort, dit Montalban dans un cri.
Le sang giclait. La langue ne suffisait plus. Il se servait de sa cuisse pour retenir le chat. Ses mains cherchaient l'orbite, glissant sur le visage et ne rencontrant que ses angles fuyants. Il sentait venir une convulsion. Le chat en profiterait pour s'échapper. Il n'avait jamais été vaincu pas un chat. Maintenant la route était étroite et tortueuse. Elle montait dans un désert peuplé de palmiers nains. La mer renvoyait un soleil calcinant.
— Frank n'a jamais su s'en tenir à la question posée, marmonait Hautetour en regardant la route. Mais je suis sûr qu'il a une explication. Il a toujours su nous convaincre. C'est un bon flic.
Mike, lui, avait l'impression de n’aller nulle part. Il ne voyait plus Montalban et était loin de se douter que celui-ci se battait avec un chat silencieux et précis. Il n'écoutait plus Hautetour qui ressassait de vieux souvenirs. Les doigts de Hautetour exploraient son visage déformé par les cicatrices et les clous de platine qui reformaient les os. De quoi parlait-il ?
— Nous ne jouons pas, disait Hautetour. Nous ne cessons pas d'améliorer un système qui a fait ses preuves, plus personne ne peut le contester. Nous avons chacun notre rôle à jouer, chacun à son niveau, chacun selon sa conscience sociale. Frank est trop égoïste. Mais qui ne le serait pas avec un Popo sur la conscience ? Omar Lobster a trouvé une faille impossible à refermer. Le système est ouvert, Mike ! Le système est ouvert comme une femme !
Ils s'arrêtèrent dans une station de carburant. La Sibylle consommait un ice-cream sur le zinc. Frank n'était pas loin !
— Il m'a laissé tomber, dit-elle sans cesser de se bourrer.
Elle avait une crise de boulimie. Elle avait toujours une crise de boulimie quand on la laissait tomber. Voulait-on savoir combien de crises elle avait eues depuis ?
— Depuis quand ? fit Mike qui secouait un distributeur automatique.
La Sibylle mentait peut-être. Hautetour s'en alla jeter un œil sur le parking. Personne non plus dans les chiottes.
— Il s'est envolé, je vous dis ! grognait la Sibylle en accumulant. C'est qui ce barjot qui se laisse avoir par un chat ?
Montalban était dans un triste état. La lutte venait de s'achever par le saut du chat dans un inconnu que Montalban aurait donné cher pour connaître au moins un peu. Son visage n'existait plus. Il le frottait énergiquement avec la chemise qu'il venait de quitter.
— Frank était là, dit Mike. La Sibylle le dit.
— Elle ne dit rien d'Omar Lobster, fit Hautetour. C'est louche.
Il n'était plus pressé. Il s'était ralenti, comme si une connexion à haut débit était en train de charcuter son cerveau. Mike n'avait pas de prise sur ce genre d'évènement, expliquait-il à Montalban qui miaulait comme si le chat n'était pas déjà loin.
— Vous venez ? demanda Hautetour à la Sibylle.
Elle paya ce qu'elle devait et le garçon continuait de la bourrer d'emballages. Ça n'en finissait pas et Mike perdit patience. Il fourra précipitamment les boîtes dans un sac en papier et la Sibylle dans la Chevrolet, sans ménagement. Elle piaillait pour ne rien dire et le garçon continuait de la bourrer. Mike dut lui demander poliment de se mêler de ses affaires. On n'était pas loin d'un pétard. Hautetour les sépara et Montalban, exsangue et convulsé, exhiba sa Carte d'Identité Royale. Il n'en fallait pas plus, bien souvent. On reprit la route.
— Frank les a butés, dit Hautetour.
Comme il n'y avait plus de chat, Montalban s'occupait de la Sibylle. Il détestait rester dans une voiture sans rien faire. Elle retenait ses mains exactement comme il avait retenu les pattes du chat. Normal, on était sur le chemin du retour.
— Il a buté qui ? dit la Sibylle qui s'inquiétait.
— Manu, Cacamola, Lorenzo, Gu, Muescas et... Sally Sabat.
— Olivier !
— Ça fait mal, dit Mike qui négociait sur une route sans signalisation.
Chez Montalban, la douche coulait toujours dans son bassin de ciment vert. Anaïs s'était évaporée sans laisser de traces. On avait le temps de réfléchir, proposa Montalban qui n'avait rien obtenu de la Sibylle. Si on réfléchissait, on avait aussi le temps de se rafraîchir.
— Et de se remettre la tête à l'endroit, dit-il en reluquant la Sibylle qui traversait les pièces en maugréant.
Hautetour la suivait comme un petit chien. Il y avait toujours un petit animal dans les visions de Montalban. Pourtant, il n'abusait pas.
— Si vous n'avez plus besoin de moi... dit Mike.
Constance devait être impatiente de se confier à lui. Elle avait toujours un tas de choses à lui confier. Amanda était un peu jalouse, mais c'était sans conséquence.
— Elle a tout de même tué Gisèle ! s'exclama Hautetour.
Il était mal renseigné. Frank avait dû se déconnecter avant d'aller chez Cacamola. Qu'est-ce qui se passe exactement quand on se déconnecte ? Une question à poser à la Sibylle. Mais elle était exaspérée par la fuite d'Anaïs et Hautetour ne réussissait pas à la calmer. Mike se dosait tranquillement. Il se dosait toujours un peu s'il n'y avait pas d'alcool. Il y avait rarement de l'alcool s'il n'était pas chez lui. On ne le recevait jamais à bras ouvert. Montalban soignait ses plaies devant un miroir, lavabo rouge plein d'écailles. Le système harcelait le cerveau de Hautetour. Cela se voyait à ses rictus.
— On est encore en panne, dit Mike qui visitait mentalement la maison.
Il voyait des verres.
— Ça suffit ! cria Hautetour.
La Sibylle dégueulait. Quelle fraîcheur !
— Il la récupérera au premier TRW, dit Montalban. La salope ! Je sais où !
Il était prêt. L'eau oxygénée décolorait sa chemise.
— Amanda ne sera pas contente, dit Mike.
Il prévoyait des explications qu'il aurait du mal à expliquer jusqu'au bout.
— Elle ne verra pas d'inconvénient si vous ne l'abîmez pas, dit-il.
Il parlait de la Chevrolet. Il les regarda descendre la rue qui se peuplait de marchands. Il prit un taxi. Fabrice adorerait cette histoire. Il l'adora. Quand Mike eut fini de la raconter, Fabrice prôna le retour à la nature dans un discours laconique qui se noya dans son verre. Il n'était pas fait pour les grandes aventures, confessa-t-il. Il n'avait jamais été en Afrique. Il s'était arrêté en Espagne. Tout le monde s'arrêtait en Espagne. Pourquoi aller plus loin ? Mike n'en savait rien. Amanda ne lui avait jamais posé la question.
— La mort d'Olivier va la détruire, pleurnicha-t-il.
— Il est récupérable, non ?
— C'est pas pareil, dit Mike.
— Ah, bon ? fit Fabrice.
Comme il avait vécu un cas extrême avec Gisèle, il s'imaginait qu'il était une exception. Depuis cette mauvaise récupération, il n'avait pas envisagé la mort des autres dans la même perspective. Mike craignait le pire.
— Le système est en panne, dit-il. Hautetour sait de quoi il parle. Le système est ouvert et Omar Lobster en profite. Frank est furieux, mais pour une autre raison.
— Popo ?
— Omar Lobster ne comprend pas Popo.
Fabrice se plongea dans sa pensée, un bain de jouvence.
— On devrait revenir au bon vieux temps, mais sans le métal, dit-il en consultant l'oracle de son verre.
— Un jour, ils auront le métal, et c'en sera fini de la mort.
— Ils n'auront pas Gor Ur.
— Ça non ! s'écria Mike.
Il n'était pas malheureux de l'entendre.
— Puisqu'on a les moyens, dit-il, on devrait ne plus mettre fin à nos vacances.
— Pas bête !
Fabrice jubilait lui aussi. On irait voir Gisèle de temps en temps. Avec des oranges !
— Pourquoi ? Tu l'enfermerais ?
— Tu vois une autre solution ?
— Ils n'accepteront pas d'enfermer Amanda.
— Il n'y a pas toujours une solution.
— C'est vrai, dit Mike tristement. Quelquefois seulement. La chance !
Il en avait, Fabrice.
— Ils vont te la bousiller, ta Chevrolet ! s'écria-t-il.
— La chance, dit Mike. J'en ai pas.
Il ouvrit le journal. Pourquoi Fabrice ne se contentait-il pas de lire celui de la veille ? La photo de Cacamola inondait une demi-page. On attendait dimanche pour en savoir plus.
— Six balles, dit Fabrice. Et ils se demandent pourquoi il n'y a que cinq impacts.
— C'est le premier qui s'ajoute, dit Mike, celui qui a tué Manu.
— Et pourquoi Frank n'aurait-il pas tiré par la fenêtre ? Ça peut arriver, non ?
— Dans l'affolement ?
Mike avait du mal à imaginer un Frank affolé, mais c'était possible, oui. En tout cas, l'énigme captivait Fabrice. Il n'en buvait plus.
Chapitre XXIII
Le sous-système avait encore foiré. Hautetour était hors de lui. Son « homologue » en avait fait les frais. Il avait été assez prudent pour céder son fauteuil et maintenant, tandis que Hautetour contactait le système pour mettre au point une stratégie, le vieil Anselmo de Cacamola, oncle de Francisco Cacamola, qui ne connaissait rien aux systèmes mais savait diriger les hommes si on ne lui interdisait pas d'user des moyens traditionnels, attendait tranquillement une accalmie pour donner son avis. Hautetour agissait en maître des lieux et c'était à bon droit. Don Anselmo se contentait de regarder sa pipe sans l'allumer, Hautetour l'ayant prévenu qu'il ne supportait que les aromes des tabacs écossais.
Les cadavres avaient été transportés dans la capsule de récupération. Le sous-système méconnaissait les grands espaces que le système investissait depuis longtemps avec une marge d'erreur si minime qu'on n'en mesurait plus l'importance relative. Un mètre cube supplémentaire eût facilement dérouté les calculateurs du sous-système et rapidement réduit la population nationale à une communauté de vivants incapables de se souvenir avec qui ils avaient vécu avant d'en être là. On avait si souvent frisé la catastrophe que le personnel des centres RPM était soumis à une tension nerveuse considérée comme maximum par la direction et excédentaire par les syndicats. Don Anselmo, comme chef de la police locale, avait accès aux dossiers, mais son opinion était en général négligée si elle ne concernait pas la paix sociale. Il avait une habitude feutrée du silence et s'obstinait même quelquefois. On connaissait ce faciès facilement obtus ou carrément imprenable. Aucun assaut ne pouvait en changer les effets sur les évènements en cours. Hautetour, qui s'exprimait en code dans le téléphone interne, surveillait les variations de rictus du vieil homme, sans réussir à en traduire le langage secret. Sa colère en était doublée à chaque minute qui passait comme autant de rafales sur les apparences distraites de celui qui lui servait de bouc émissaire en attendant les prochaines vacances. Il n'avait pas l'intention de s'éterniser ici. Retrouver Frank Chercos et le neutraliser était maintenant considéré comme une priorité de niveau 1. Jamais Hautetour n'avait atteint ce niveau dans l'action et pourtant, il avait une belle expérience de l'action menée contre ses propres collaborateurs quand ceux-ci, pour des causes mentales ou criminelles, dépassaient les bornes au point de mettre en péril l'équilibre du système. Frank le savait : un flic déconnecté n'était plus considéré comme un flic mais comme un homme à abattre. Hautetour était désigné pour en finir avec cette rébellion dangereuse. Par pure superstition, il avait chargé son révolver à propulsion bionique avec des balles d'argent. Le vieil Anselmo avait ri.
Dans la capsule de récupération post-mortem, les morts venaient de mourir. La colocaïne n'avait pas dépassé le premier niveau. Les pompes régressaient dans un sifflement tragique. Manu, Cacamola, Muescas, Gu, Lorenzo et... Sally Sabat étaient morts pour toujours. Il n'y avait désormais aucune chance de les récupérer. Le système préparait en ce moment même leur inhumation spéciale. Six fosses creusées dans le désert d'un cimetière en attendant de préparer les niches. Ce qui ne prendrait pas plus de deux jours si le sous-système était remis en état dans la journée. Sinon... Hautetour pleurait Sally Sabat en silence. Don Anselmo analysait cette situation sans trouver l'objet d'un tel chagrin. Et personne pour assister à cette lutte souterraine. Hautetour acheva sa conversation téléphonique par un salut poli. Le silence retomba comme un rideau.
— C'est terrible, murmura enfin don Anselmo.
Il n'éprouvait pas de chagrin particulier pour son neveu. Il ne pensait qu'aux problèmes posés par le sous-système alors que le système semblait, à ses yeux, fonctionner sans impondérables. Hautetour ne le détromperait pas. Il fallait maintenant empêcher Gor Ur de mettre la main sur les cadavres. Et pas seulement les cadavres de Frank. Il y avait d'autres cadavres. On creusait les allées des cimetières avec des pelles mécaniques. On se serait cru dans la proximité d'un hôtel x étoiles. Sous les murs, des soldats hirsutes surveillaient le ciel parce qu'on leur avait dit que Gor Ur était un dieu. Hautetour avait absorbé une nouvelle substance à titre d'essai. Sa conversation avec son supérieur s'était bien passée. Son travail consistait à neutraliser Frank et non pas à se soucier de la capacité des autorités locales à protéger les cadavres tués par le sous-système des intentions de Gor Ur. Mais en quoi le vieux Cacamola pouvait-il lui être utile ? Il devait le ménager. Autant le mettre en touche. Il lui confia une pseudoconversation qui devrait l'occuper toute la journée. Hautetour s'était donné quelques heures pour retrouver Frank. Il abandonna le vieux Cacamola. Celui-ci ne cacha pas son bonheur de retrouver son fauteuil et se plongea dans la pseudoconversation comme si c'était un devoir.
Les parents de Frank (ou ceux d'Omar Lobster) devaient arriver par le train de dix heures. Hautetour consulta le panneau des arrivées. Le rapide serait à l'heure avec un retard négligeable, lui expliqua un employé parce qu'il lui posait la question de savoir comment il fallait interpréter les contradictions de l'affichage avec les paroles qui sourdaient des haut-parleurs. Hautetour parut satisfait. Il acheta un ticket de quai et pénétra dans la gare. La Sibylle attendait aussi. Il l'aborda.
— Vous allez bien ? lui demanda-t-il.
Elle lui montra un visage si décomposé par l'attente qu'il faillit défaillir lui-même.
— Le flico me surveille, dit-elle à voix basse.
Hautetour vit Montalban qui feuilletait un journal près du kiosque.
— Qu'est-ce qu'il veut ? dit Hautetour.
— La même chose que vous, je suppose.
Elle avait besoin d'un remontant. Il l'invita au buffet. Montalban s'était collé à la vitrine.
— Le train a du retard, dit Hautetour parce qu'il fallait dire quelque chose sinon elle eût défailli à la première gorgée.
Il vit le chat dans le corsage de la belle. Elle caressait les yeux avec l'index, en huit.
— Vous n'êtes pas venue seule, dit-il.
Elle sourit. Frank aimait les chats.
— Frank n'est pas assez bête pour se jeter dans la gueule du loup, dit Hautetour qui surveillait Montalban dans un miroir agité de passants pressés.
Il ne croyait pas vraiment à ce qu'il disait. Frank pouvait encore tuer. Il tuerait Montalban, qui était vivant, et le flico ne survivrait pas parce que le sous-système était en panne. Frank ne pouvait pas le savoir.
— Démontrez-le ! avait dit le système.
La Sibylle ne craignait rien. Frank l'adorait. Elle lui avait même donné du métal et il avait apprécié cette thermodynamique. Elle parlait comme si Hautetour était à la hauteur de ce plaisir extraordinaire, comme s'il était vivant. Il avala d'un trait le contenu d'un verre glacial. Les yeux du chat clignotaient en attendant. Et elle s'appliquait.
— Ils ne sauront rien, les pauvres, dit-elle.
— Et qu'est-ce que vous êtes venue leur demander ? Ils sont au courant, non ? Le système n'a jamais ménagé les vieux au point de leur épargner les mauvaises nouvelles.
— C'est Amanda qui m'envoie.
Ce n'était pas la bonne réponse. Hautetour faillit s'énerver, mais la substance agissait, s'autodosant en fonction du niveau émotionnel. Une merveille de la technochimie, quoi ! Il sentait ses lèvres proposer un sourire convaincant à la belle métallo. Pourquoi lutter contre le désir ? disait une voix dans son oreille interne. Mais il ne désirait rien d'autre que de capturer Frank. Il le détruirait avec une balle d'argent. On lui avait assuré que c'était de l'argent, du bon.
— Foutez-leur la paix, dit la Sibylle.
Montalban grimaçait parce qu'il lisait sur les lèvres. Quelques consommateurs s'intéressaient à lui depuis un moment. Il n'allait pas tarder à devoir décliner son identité sous peine de se faire embarquer. Hautetour n'avait pas besoin de Montalban. Il n'avait besoin de personne. En quoi la Sibylle pouvait-elle lui être utile ?
— Michi michi !
Il s'adressait au chat pelotonné entre les seins. Sans y toucher. La Sibylle était dotée d'une rapidité imparable. Elle giclait du métal tranchant si on la poussait. Il aurait alors perdu un temps précieux.
— Il ne comprend pas l'espagnol, dit-elle.
— Minou minou !
Une voix annonçait l'arrivée du train en provenance de Madrid. Montalban s'expliquait avec des collègues dubitatifs. Un coup de trompe circula sous la marquise. Il était temps de s'approcher. Il suivit la Sibylle. L'action ne commençait pas par la descente des parents de Frank (ou d'Omar, Constance et Anaïs n'étaient pas claires sur ce sujet). Il laisserait la Sibylle se charger de l'accueil. Elle ondulait comme un phare côtier. Le chat miaulait pour détourner les passants. Hautetour ouvrait la bouche pour expliquer et la refermait sans expliquer. Il avait l'air d'un poisson dans un bocal. Il n'était pas poisson, mais la Sibylle le condamnait au bocal. Frank lui en avait touché un mot, il ne savait plus en quelle occasion. Le train glissait au bord du quai, lent comme un orvet dont on prend la mesure avant de l'imaginer au poignet de la destinataire. La Sibylle contrôlait les numéros des voitures. La bonne portière s'arrêta exactement devant elle. Les vieux la connaissaient.
— Frank... commença la vieille.
— Chut ! fit la Sibylle.
Le vieux grogna dans l'oreille de la vieille. Ils n'avaient pas de bagages, à part un fourre-tout que Hautetour aurait bien perquisitionné dans les règles.
— Vous connaissez monsieur de Hautetour, dit la Sibylle.
— Non, dit Hautetour en tendant sa main moite.
Le vieux grogna encore. La vieille tourneboulait ses gros yeux jaunes. Frank n'était pas loin. La Sibylle poussa les vieux devant elle. Ils étaient morts bien tard, ces vieux, songea Hautetour qui n'aimait pas les situations exceptionnelles.
— Vous aurez des nouvelles de Popo, dit-il.
Il marchait derrière eux, une main sur le révolver aux balles d'argent. Il venait de provoquer le silence. En tout cas, il les y avait condamnés. Ils serraient des mâchoires têtues. La Sibylle s'occupait de tout, marchant devant, et le chat observait les vieux.
— Frank n'a pas pu venir, dit Hautetour.
Il ne brisait pas le silence. On le bouscula à la sortie. Il crut à une diversion et sortit à moitié le révolver. La vieille retint un cri, ou ce fut le vieux qui l'empêcha de crier. Ils n'avaient pas pu voir les balles d'argent. Le train reculait dans une manœuvre obscure, grinçant comme une porte, par à-coups sonores qui soulevaient le cœur crispé de Hautetour. Frank attendait sur l'autre quai, ne laissant aucune chance à Hautetour de se servir efficacement de son révolver. Plus loin, Montalban arrivait à croupetons, mordant les mollets des voyageurs récalcitrants. Frank traversa les voies d'un pas léger. Il se sentait léger depuis qu'il était vivant. La Sibylle se tenait prête à gicler. Hautetour avait le choix entre le tranchant et la fusion. Montalban était trop chien pour laisser espérer un dénouement logique. On entrait dans l'incohérence imposée par Frank depuis qu'il réfléchissait au lieu d'agir.
— Je ne suis plus flic, dit-il en arrivant sur Hautetour.
La Sibylle retenait les vieux. Elle surveillait la progression de Montalban du coin de l'œil, un Montalban destiné au métal tranchant en ces temps de disette. Hautetour ne put réprimer un frisson désagréable. Si les vieux continuaient d'occuper les mains de la Sibylle, Hautetour demeurerait seul face à Frank.
— Frank ! Où est Popo ?
— Où voulez-vous qu'il soit ? Avec Lobster !
— Frank ! Soyez raisonnable. Vous avez une chance de...
Hautetour sentit la première balle traverser son abdomen. Il n'avait jamais compris qu'un mort pût souffrir autant de ce qui ne pouvait pas le tuer. Il cracha un peu de substance, désolé de ne plus être en mesure d'offrir le spectacle du sang en pleine action. Montalban non plus ne savait pas que Hautetour était mort. En même temps, il sut que la Sibylle le tenait à l'œil. Il se redressa sans cesser d'avancer.
— Je ne meurs pas, Frank ! cria Hautetour parce qu'il avait atrocement mal.
— Mais vous n'expliquez rien, dit Frank qui montait sur le quai en ânonnant.
Le métal lui pesait. La Sibylle participait mentalement à son effort. Montalban en profita pour gagner du terrain. Après tout, songea Hautetour, il me sera peut-être utile. La douleur s'atténuait.
— Aucune chance, dit-il. Et vous êtes à la merci de la mort, Frank. Le sous-système est en rade. On meurt à la pelle aujourd'hui !
Frank éclata de rire.
— Quelle connerie ! dit-il.
Il retrouvait son souffle. Mais il n'avait pas encore l'habitude de cette sensation propre au métal, d'être à la portée de la mort, d'être réduit à une impuissance de vivant provisoire. Il y avait de la terreur dans son regard, et non pas de la haine.
— Une fois votre chargeur vidé, Frank, je sortirai mon arme et je vous tuerai. Il n'y a pas d'autre solution si vous ne vous raisonnez pas. Une chance...
— Je n'ai plus de chance ! Je ne veux plus en avoir ! Salut Papa !
Le vieux tortilla ses petits doigts secs.
— Salut Mam' !
Elle pleurait dans l'épaule de la Sibylle, condamnant le bras gauche à l'inactivité. Le bras droit était en fusion. Montalban allait mourir en flamme s'il continuait de rêver.
— Tu n'aurais pas dû venir, dit le vieux. Ils savent tout.
Hautetour ne savait pas tout. Ce n'était pas son affaire. Il allait recevoir cinq autres balles et souffrir le martyre. Frank tenterait d'en profiter pour s'échapper. Le mieux était de commencer à tirer maintenant. Des balles d'argent. Une seule suffirait si elle atteignait un centre vital. Mais quelqu'un savait-il de quel centre vital Frank ne pouvait pas se passer ? Du premier coup ?
— Frank ! hurla la vieille.
Elle se jeta sur Montalban surpris en flagrant délit d'attaque latérale. Il glissa sur un crachat et bascula sur la voie au moment où la rame revenait. Coupé en deux une première fois, il se tortilla tellement que la division devint impossible à calculer au premier coup d'œil. La tête avait été épargnée et regardait la foule avec un air de reproche, comme si un soupir collectif l'avait trahi au dernier moment. Il n'avait pas été loin de neutraliser Frank. La vieille ne retrouvait plus son souffle, ce qui ne l'empêchait pas de crier sa joie. Hautetour en avait perdu le sien. Une seconde balle emporta sa mâchoire. Sa langue coulait sur lui. Il n'avait plus le choix. Il tira lui aussi, accompagnant chaque coup d'un grognement. La langue avait perdu ses repères. Elle cherchait les mots dans une dentition qui venait d'exploser. Frank s'en prenait à la tête. Un œil se mélangea à la matière cérébrale. Hautetour jeta un regard désespéré à la Sibylle qui venait vers lui, animée d'une lenteur qui n'avait plus rien à voir avec la réalité. Il n'entendait plus le pétard de Frank. Elle gicla. Si personne ne l'arrêtait, elle le réduirait en bouillie de carbone. Il fallait un siècle au système pour reconstituer la poussière, un siècle d'attente qui devenait de l'angoisse, comme si la vie n'avait pas perdu son pouvoir mental. Montalban aurait plus de chance. On n'aurait aucun mal à recoller des morceaux. À moins que la Sibylle...
— Frank, dit-elle doucement.
Il l'entendait encore.
— Le chat... murmura-t-il.
Un chat métallique. Il était en train de bouffer Montalban. Frank souriait malgré le peu de vie. La Sibylle caressa son front buté.
— Si je suis vivant, je suis mort, dit-il.
Il raisonnait, Frank. Il n'avait jamais pu s'empêcher de raisonner !
— Et si je suis mort, je suis mort.
Comment savoir ? Le sous-système était en panne. Et le métal n'avait pas eu le temps de procéder à tous les calculs. Frank était fauché dans un moment transitoire. Le pire qui put arriver à un vivant aussi bien qu'à un mort !
— Je l'ai eu ? demandait Hautetour qui se consumait lentement dans sa fumée verte.
Montalban luttait avec le chat sous un bogie.
— Rentrons, dit la Sibylle.
Mike les attendait devant la gare.
— Comment ça s'est passé ? demanda-t-il d'un air enjoué.
Ils avaient l'air heureux, après tout. La Sibylle l'embrassa sur la bouche. Les vieux lui demandaient s'il était heureux avec Amanda. Que de questions ! Omar l'avait prévenu :
— Ils sont bizarres, mais je les aime.
Il était avec les femmes quand la Chevrolet fit son entrée dans l'allée principale. Fabrice les accompagnait, un peu en retrait. Il était le seul à ne pas se laisser aller au bonheur d'un dimanche ensoleillé. Il consentait cependant à ne pas le passer dans la solitude malsaine de La Esperanza. Gisèle passait l'été dans un sanatorium. C'était bien pour tous les deux.
— Vous êtes venu sans Popo ? demanda-t-il à Omar Lobster quand celui-ci lui tendit sa main vigoureuse.
— Vous êtes venu avec Gisèle ? répondit Omar Lobster.
Constance se laissa embrasser sans s'exprimer. Anaïs folâtrait. Amanda s'affairait autour de la desserte, claquant des verres comme avec des castagnettes. La Sibylle jouait avec le chat comme si rien ne s'était passé. Omar toisa l'équilibre fragile de Mike.
— Tout va bien, Mike ?
— Mieux, dit Mike. Beaucoup mieux depuis que...
Il désigna son estomac. Que fallait-il comprendre ? Avec ces dingues, songea Omar Lobster, on ne sait jamais à qui s'en tenir. Amanda n'avait pas réussi à l'envoyer en vacances dans un centre spécialisé. Depuis qu'il était en cavale, Omar Lobster n'avait plus d'influence sur les décisions du système. Il en avait tellement abusé ! Et tellement fait profiter ses amis. Il aurait pu se débarrasser de la même manière de Constance, mais Fielding n'aurait pas apprécié une pareille désinvolture. Comme Anaïs était morte, elle était libre d'empoisonner les autres. Frank avait payé cher. Très cher. Sur son écran de contrôle, le vieil Anselmo de Cacamola, revenu aux commandes du système de surveillance, mesurait les conséquences du massacre des trois policiers sur le quai de la estación de ferrocarriles. Les données n'étaient pas traduites en langage administratif, aussi ne chercha-t-il pas à les interpréter avec les moyens du bord. Il se contenta d'un rapport narratif. Montalban pouvait parler. Le chat ne lui avait pas arraché la langue. Par contre, Hautetour était poussière. Une extension croissante du système la ramassait avec précaution. Mais comment savoir si Frank Chercos était mort ou vivant ? On ne savait même pas qui il était. Ce n'était pas faute d'avoir cherché à le savoir. On l'avait accueilli comme un frère et il s'était comporté comme un ennemi dès le premier instant. Il n'avait pas aimé le regard de Montalban. On n'avait pas choisi Montalban. Le sous-système ne choisissait pas. Pourquoi avaient-ils envoyé Frank à la mort ? Avaient-ils mesuré le risque de perdre pour un siècle quelqu'un d'aussi précieux que Hautetour ? Ils se fichaient de Montalban et de son avenir de morceaux recollés dans une mort qu'il n'accepterait sans doute pas facilement ou même jamais (si le sous-système revenait à la normale ; sinon...). Frank Chercos ne respirait plus. Le sous-système était incapable de déterminer s'il était vivant ou mort et de toute façon il n'était pas en mesure de le récupérer. Le système ne réclamait pas le cadavre. De quelle preuve se débarrassaient-ils ? Hautetour le savait sans doute, mais il était réduit à la poussière et au silence. Un siècle de patiente et minutieuse reconstitution ! Que cherchaient-ils ? Ils n'étaient pas étrangers à la panne du sous-système. Don Anselmo frémit à l'idée des milliards d'opérations secrètes et obscures qui alimentaient le système en raisons d'exister au-dessus des sous-systèmes. Et il n'avait pas les moyens d'empêcher Gor Ur de s'emparer des cadavres qui s'accumulaient en zone périphérique. Cela aussi, ils le savaient parce que c'était dans leurs plans. Il ne restait plus qu'à se laisser vivre. Frank n'avait pas eu cette chance.
Chapitre XXIV
Le vieux Bradley s'étira longuement en exposant son visage à la lumière du jour. Hautetour venait d'ouvrir les rideaux. Ils avaient passé la nuit au chevet de Frank. Hautetour avait assuré tous les tours de garde, mais le vieux n'avait pas dormi. Tout juste avait-il rêvé. Le « récit d'Anaïs K. » s'était refermé sur les genoux de Hautetour qui avait corné une page pour marquer cette fin provisoire, celle qu'il déclarait lui-même « fin » parce qu'il estimait que c'était tout ce que le vieux Bradley pouvait savoir. Il avait aussi changé le pansement de Frank, s'appliquant à nettoyer une plaie sans profondeur maintenant. Il y avait une odeur d'iode dans la pièce. Elle importunait le vieux Bradley et il s'en plaignait en sortant de ses rêves. Frank n'avait pas bougé. Une intense activité onirique l'avait à peine déplacé sur le divan où il était toujours couché sur le dos, la bouche grande ouverte, les yeux mi-clos, et les mains sous lui. Elles auraient dérangé la récitation de Hautetour tant elles étaient agitées de spasmes. Mais la nuit avait été tranquille. Hautetour avait de temps en temps interrompu le récit, passant alors un long moment à la fenêtre et refusant de décrire ce qu'il voyait. Le vieux Bradley se laissait emporter par le sommeil, il se penchait sur ses genoux et était aussitôt réveillé par l'amorce d'une chute. Il voyait le dos solide de Hautetour qui retenait le rideau d'une main tremblante, ou bien il était simplement adossé et tendait ses bras en lisant le récit d'Anaïs K. sans répondre aux questions que le vieux Bradley plaçait dans les arrêts, les attentes, les interminables périodes de réflexion qui déformaient le visage monstrueux de Hautetour. Le vieux se demanda ce que mijotait le policier, mais le sommeil le harcelait et il se laissa glisser dans une somnolence vigilante mais tenace.
Joe cessa de frapper. Maintenant, il était seul. Le système de surveillance avait enregistré tous les détails. Il ne chercherait pas à se justifier. Il était aux commandes. Il continuerait seul jusqu'au bout. Il ne s'expliquerait même pas. Ils avaient une vision dramatique de ce qui s'était passé. Mais il n'y avait pas eu de drame. Tout avait commencé par une première erreur de manipulation qui avait envenimé leurs rapports. Il n'avait jamais apprécié la personne de William Dogson, le biologiste de l'équipe. Il l'avait supporté pendant toute la période d'entraînement qui avait duré deux ans. Ensuite, l'équipage et les passagers étaient entrés en hibernation, et ils étaient restés seuls pour assurer le fonctionnement de l'Outer System Enterprise. C'était un beau vaisseau. Il avait fallu cinq ans pour le construire dans l'espace terrestre. On avait ensuite installé les fusées et pendant deux autres années, on avait procédé aux essais. Ces sept ans de travail avaient été agités d'incidents, de complots, de découvertes imprévues et de faillites de l'esprit. Joe avait suivi ce développement dans la chronique industrielle qui était sa seule lecture, à part les publications scientifiques touchant à sa spécialité. Les deux dernières années, celles qui avaient été utilisées pour mettre au point les moteurs, Joe les avait passées dans le centre d'entraînement à étudier le fonctionnement du système de surveillance et de commande. Il n'y avait pas de meilleur choix que lui pour occuper ce poste primordial. Et il avait démontré que l'IS (Inner System) ne s'était pas trompé à son sujet. Joe était orgueilleux et efficace. Il n'éprouvait aucun sentiment si sa personne n'était pas placée d'office au-dessus de ses partenaires. Le système éducatif n'y avait vu aucun inconvénient et il avait poursuivi des études couronnées de succès. Il n'avait des problèmes qu'en cas de dépassement de ses propres limites. Il devenait alors dangereux et le système s'efforçait de tempérer ce qu'il convenait d'appeler une certaine ardeur au travail.
Depuis un mois, pas un incident n'avait troublé la tranquillité. Mais Dogson n'aimait pas le silence. Il dormait en musique, refusant d'utiliser des écouteurs sous prétexte que ses oreilles ne les supportaient pas. Il avait saturé l'espace confiné du vaisseau de musique baroque. Joe Cicada aimait le silence. Il en avait apprécié les effets sur son organisme pendant l'entraînement. Il en avait parlé à la direction des opérations. Il avait prévu un mémoire sur le sujet. Joe adorait écrire des mémoires. Il aimait titiller l'esprit des autres pour leur arracher des écailles de sens. Dogson s'était moqué de lui plus d'une fois. Ils avaient même envisagé de les séparer. Évidemment, c'était le poste de Joe qui avait été menacé. Sa doublure s'en était réjouie pendant plus d'une semaine. Alors Joe s'était calmé, ou les calmants avaient eu de l'effet, et la doublure avait dû accepter les faits. Finalement, il avait fallu moins d'une semaine après le départ pour que l'attitude de Dogson recommençât à indisposer Joe Cicada. Il utilisait les haut-parleurs du service et la musique avait envahi l'espace circulaire. Joe avait critiqué cette circularité au début du stage. Il avait démontré que la sphère, avec son infinité de parcours circulaires, était un danger potentiel pour l'esprit confiné en elle pendant les années que durerait la mission « Jupiter ». Ils l'avaient écouté. Ils écoutaient toujours. Ensuite, ils prenaient une décision et celle-là n'avait pas tenu compte des critiques pourtant argumentées de Joe Cicada qui était devenu un candidat à l'échec à partir de ce moment crucial. Chaque membre de l'équipage avait sa doublure. Joe luttait contre la sienne. C'était une lutte silencieuse et sournoise, un combat de regards et de mots, la lenteur des combats et l'économie de mots. Il avait ainsi épuisé une bonne partie de ses réserves mentales, mais leur système d'évaluation avait été trompé par la tranquillité apparente de Joe ou bien il était passé outre pour des raisons que Joe cherchait encore dans sa nouvelle existence de voyageur spatial. Ses sens avaient été formés à l'analyse constante des paramètres endogènes. Ils avaient évoqué cette question dès la première semaine. Il était encore temps de le mettre dans une capsule et de le faire revenir. Dogson les encourageait sans affectation. Joe s'était défendu en mettant en avant ses compétences techniques. Dogson avait subitement interrompu ses attaques sournoises et il avait alors branché les haut-parleurs sur sa musique. Dés le premier quart, Joe avait cru devenir fou. Ils lui avaient demandé si tout allait bien. Comme il ne pouvait pas leur répondre affirmativement, il avait prétexté une migraine et aussitôt les injecteurs étaient entrés en action. À la fin du quart, Dogson l'avait trouvé prostré et il avait reposé la question, mais cette fois sans conviction, et Joe n'avait pas eu besoin de se justifier. Dix minutes plus tard, il avait inauguré la longue suite des altercations qui allaient s'achever par la mort de Dogson.
Joe avait utilisé une clé anglaise, celle qui servait à tendre les filins quand un corps en hibernation commençait à prendre de l'amplitude. Cet outil était, avec les couverts qui servaient à se mettre à table, le seul ustensile du passé encore en usage dans les vaisseaux de la flotte. Certaines choses pouvaient avoir un lointain rapport avec les objets du passé, mais en général, tout était de conception récente et on avait du mal à s'y habituer. Ils leur avaient même inculqué de nouvelles façons de penser. On ne raisonnait plus. On jouait avec l'évènement. C'était le problème de Joe Cicada : il raisonnait encore. Ce n'était pas interdit. Dogson prétendait se conformer aux nouvelles règles. Joe lui démontrait qu'au fond, il n'avait pas changé, et la conversation, qui était analysée minutieusement par le système, tournait à l'altercation et les injecteurs finissaient par tranquilliser Joe. Dogson reprenait alors les commandes. Pourquoi pas l'inverse ? se demandait Joe. Pourquoi moi et pas Dogson ? Il revenait de la salle d'hibernation, dans le pyramidion du vaisseau, avec la clé dans la main, ce qui était habituel. D'habitude, il la posait sur sa table de travail qui n'avait pas l'air d'une table. Dogson lui reprochait cette négligence. Le système tentait de corriger le mot en « nonchalance », mais Joe était touché et il s'énervait. Les répliques de Dogson étaient dures et précises. Dogson était un malade dont l'esprit s'était aiguisé au fil de ses problèmes. Il avait, comme le notait le système, trouvé un équilibre parfaitement compatible avec l'exercice de la précieuse profession qui le rendait indispensable. Joe l'avait frappé parce que c'était ce qu'il avait décidé avant même d'entrer dans la salle d'hibernation. Il avait contrôlé les filins et il était revenu à son poste d'observation avec la clé. Il avait frappé Dogson sans commencer à discuter. Dogson avait poussé un cri horrible et s'était levé pour se défendre. Il avait ceinturé son agresseur et cherché à le mordre, mais Joe attendait sans frapper encore. Et Dogson avait lâché prise. Maintenant, son corps se vidait et les suceurs s'activaient sans poser de questions. Des questions, ils en poseraient une fois que la surface aurait retrouvé sa netteté. Joe avait reposé la clé à la place qui était la sienne depuis un mois. Son premier geste, une fois assis, avait été de couper le son. Le silence se devinait derrière les bruits de succion. Un silence d'or.
Hautetour secoua le vieux.
— Vous vous êtes finalement endormi, mon vieux, dit-il à deux centimètres du visage qui s'efforçait de s'extraire de la matière en fusion qui imposait encore ses sens à la réalité.
Le vieux se frotta les yeux.
— Je ne dormais pas, dit-il.
Il avait besoin d'un café. Hautetour était au téléphone.
— Il ne s'est pas réveillé, disait-il. Vous trouvez ça normal, vous ?
Il n'y avait pas de café dans la maison. Le vieux se déplaçait lentement. Il avait vérifié que Frank ne le regardait pas à travers l'interstice réduit de ses paupières closes. Dehors, il pleuvait doucement.
— Nora est récupérée, dit Hautetour qui lança le paletot.
Le vieux s'y pelotonna comme s'il avait froid.
— On le laisse là ? demanda-t-il.
Ils attendirent dix minutes et un véhicule du SSE se présenta devant le portail. Deux hommes solides se chargèrent de Frank. On allait au CEFC pour interroger Nora. Frank finirait bien par se réveiller.
— Dure journée ! fit le vieux Bradley en considérant ce qu'il en savait déjà.
Nora lisait un magazine comme si rien ne s'était passé. Elle était assise dans le lit et la fenêtre était ouverte. Un bandage cerclait son cou. Elle avait aussi un pansement au poignet. Hautetour se renseigna rapidement en consultant la fiche au pied du lit. Pouvait-elle parler ?
— Je peux, dit-elle d'une voix si faible que Hautetour se pencha sur elle avec cérémonie.
Elle regardait le vieux Bradley comme s'il était le diable.
— Vous le connaissez ? demanda Hautetour.
Le vieux ricana. Il tâta longuement les coussins d'un fauteuil installé près de la fenêtre.
— Asseyez-vous ! grogna Hautetour.
Il coupa le son nasillard de la radio. Ses coups de poing sur les interrupteurs en finissaient toujours avec le son ou la lumière.
— Vous le connaissez ?
Nora acquiesça. Elle était terrorisée.
— Vous connaissez Frank Chercos ? continua Hautetour.
Deux questions préparées dans la voiture. Bradley en avait saisi le contenu sur les lèvres de Hautetour qui regardait la route par-dessus l'épaule du chauffeur. Frank s'agitait en bredouillant des choses incompréhensibles. Enfin, le vieux ne les avait pas comprises.
— Je connais Frank, dit Nora. Je voulais...
Elle luttait contre une crise de larmes. Hautetour avait exigé un sevrage complet. La douleur était son alliée. Nora grimaça comme si on lui tordait les bras.
— Pourquoi Frank ? demanda Hautetour.
— Parce qu'elle le connaissait, dit le vieux en croisant ses maigres jambes.
Il prenait sa place dans le fauteuil, exactement comme s'il n'avait pas l'intention de se laisser avoir par les manœuvres du policier.
— Vous étiez poursuivie ? demanda Hautetour.
Nora secoua la tête malgré la contrainte du bandage. Cette question ne semblait pas la troubler. Hautetour se méfiait des réactions trop précisément significatives.
— Vous avez reconnu votre agresseur ? demanda-t-il.
Nora jeta un regard terrifié au vieux qui ne broncha pas.
— Répondez ! dit Hautetour.
— Demandez-lui, murmura Nora.
— Je ne lui ai rien fait, dit tranquillement le vieux. Mon fils...
— Fermez-la, Bradley ! grogna Hautetour.
Il empoigna fermement le visage de Nora.
— Où est Mike ? demanda-t-il.
Elle ne le savait pas. Le vieux Bradley posait la même question sans modifier sa confortable position dans le fauteuil. Hautetour ne cachait plus son impatience.
— Pourquoi Mike ? demanda-t-il.
— C'est son mari ! fit le vieux Bradley.
Nora ouvrait la bouche pour crier, mais la main de Hautetour l'en empêchait. On lui avait recommandé le ménagement, pas la douceur.
— J'ai perdu beaucoup de temps, dit-il.
— À qui la faute ? dit le vieux Bradley qui s'apprêtait à témoigner de la nuit passée.
Hautetour relâcha son étreinte, mais sa main continua d'explorer le cou à travers le bandage. Il n'avait pas beaucoup de temps, expliquait-il. Frank avait été victime d'une tentative d'assassinat ou de suicide, il l'ignorait pour l'instant. Il ne savait même pas pourquoi Frank ne se réveillait plus. Personne ne lui avait expliqué pourquoi. Alors en attendant, il voulait en savoir plus sur ce qui s'était passé avant que Frank ne s'effondrât dans il ne savait quel état si secret qu'on ne lui en avait rien dit.
— Ils l'interrogent, dit le vieux.
— Ils ne sauront rien ! gémit Nora.
Hautetour se donna une heure pour régler la question pacifiquement.
— Qu'est-ce qu'ils ne doivent pas savoir ? demanda-t-il. Vous pouvez me le dire, à moi.
— On ne vous demande pas de vous expliquer, Joe ! Calmez-vous et remettez-vous au travail.
Qu'est-ce qu'ils voulaient dire ? Le corps gisait maintenant sur la surface impeccable. Les suceurs étaient retournés dans leurs casiers. Si tout ce qu'ils souhaitaient, c'était le retour à la normale sans Dogson, Joe était prêt à œuvrer dans ce sens. Comment se débarrasser du corps sans les mettre sur la voie d'un interrogatoire qui sous-tendait leur conversation apparemment indifférente ? Ils aborderaient alors la question de son détachement. Ils finiraient par évoquer son inadmissibilité. Il était sujet à un détachement inadmissible. Cela, ils le lui avaient déjà reproché. Il se souvenait exactement de ces circonstances. Dogson était déjà son chien. Ne les avait-il pas prévenus en temps utile ? Dogson était un type qui ne supportait pas de vivre au rythme des autres. Quelle compatibilité les avait donc inspirés au moment de choisir les deux équipiers chargés du fonctionnement du vaisseau pendant le voyage aller ?
— Vous réveillerez Prat, dirent-ils.
Un moment de silence.
— Promettez-nous de ne pas vous en prendre à elle si...
Quelle raison évoquaient-ils ? Ils essayaient de le remplacer. Prat n'était pas biologiste, mais informaticienne comme lui. Comment pouvaient-ils s'imaginer qu'il ignorait ce genre de détail ? Il connaissait le CV de tous ceux qui hibernaient dans son vaisseau !
— Répétez, s'il vous plaît, dit-il en augmentant le volume du son. SI... ?
— Joe ?
— Je suis à l'écoute.
— Réveillez Prat. Elle vous aidera. Vous avez besoin...
Il coupa la communication. Il avait besoin de réfléchir et aucun besoin d'eux pour le faire. Le corps de Dogson ne se décomposerait pas à l'intérieur du vaisseau, ni dans les cellules prévues à cet effet. Il ne supporterait pas cette proximité. Si Prat voyait ça...
— Joe ! Vous avez coupé la communication sans vous en rendre compte.
Comme s'ils ne savaient pas qu'il l'avait coupée intentionnellement !
— Une manœuvre involontaire, dit-il. Excusez-moi.
— Vous devriez vous calmer. Commençons par vous calmer, si vous le voulez bien. Revenez à votre couchette.
— Je dois d'abord...
— Joe ! Obéissez !
D'abord Dogson. Il fallait se débarrasser du corps. Il s'en approcha sans oser le toucher. Il utiliserait des outils.
— Joe, les outils auxquels vous pensez sont en vous, ne l'oubliez pas.
Il en profiterait pour couper le commutateur principal des communications avec le système.
— Nous pouvons vous aider, Joe.
— À quoi ?
Il n'avait pas bougé. Combien de temps pouvait-il demeurer ainsi quand les choses n'avaient pas tourné comme il le désirait ardemment une minute plus tôt ?
— Que s'est-il passé, Joe ?
Ça y est ! Ils posent la première bonne question. Que s'était-il passé, à part la musique baroque et les railleries insupportables de Dogson ?
— Je vais vous le dire !
— Merci, Joe. Cela nous facilitera les choses. Nous devons...
Ils voyageaient depuis cinq semaines et un jour. On était ce jour. Dans le courant de la deuxième semaine, il y avait eu un incident dans la salle d'hibernation. Joe avait constaté une certaine agitation musculaire. Il en avait parlé à Dogson qui avait commencé par dire que c'était impossible.
— Les nerfs, oui, avait-il braillé. Mais les muscles !
Et il était allé se rendre compte. Joe avait alors coupé la musique, histoire de jouir d'un moment de silence total. Il n'en avait pas profité une minute. Dogson était revenu en gueulant comme un fou. Il n'avait même pas jeté un œil sur les corps.
— Vous êtes un dingue, avait-il grogné en commutant le volume.
Le lendemain, les corps donnaient toujours des signes de tonus musculaire. Joe n'était pas biologiste, mais il savait que c'était un problème. Pourquoi le système ne s'en inquiétait-il pas non plus ? Dogson se fiait au système interne. Or, Joe en était le responsable.
— Vous avez fait votre travail ? demandait Dogson sans quitter l'écran des yeux.
Comme si c'était possible autrement ! Joe avait perdu un temps fou à refaire tous les calculs. Dogson avait même examiné son œil. Il n'avait rien trouvé.
— Peut-être une question de dosage, avait-il dit. Demandez au système de vérifier vos paramètres.
Joe se sentait seul. Le système avait vérifié ses paramètres sans les changer. Et les muscles des corps en hibernation donnaient toujours des signes d'activité géométrique. Dogson avait déclaré qu'il s'en foutait.
— Du moment que le système est content, riait-il en manipulant ses commandes, je suis content !
Joe ne trouverait pas le temps d'accomplir les tâches qui lui étaient dévolues et de contrôler en même temps un système qui donnait des signes d'anomalie. S'il révélait au système des déficiences qu'il ne mettait pas en évidence, il provoquerait un contrôle de sa propre efficacité et Dogson se chargerait de le neutraliser. Quel plaisir éprouverait-il alors ? Joe le savait trop. Désormais, il n'entra plus dans la salle d'hibernation si Dogson le surveillait. Et Dogson le surveillait sans arrêt. Joe ne pouvait mettre à profit que le sommeil de Dogson. Ces courtes périodes accélérées par le système pour ne pas perdre un temps précieux, Joe les passait dans la salle d'hibernation.
— Qu'est-ce qu'ils ne doivent pas savoir ? répéta Hautetour. Ils, c'est nous ?
— Elle a peur, gloussa le vieux Bradley. Ya des choses qui font pas plaisir à savoir.
Hautetour se rasséréna. Ses sutures étaient le siège d'une turgescence noire.
— Qu'est-ce que je ne dois pas savoir, Amanda ? Je peux vous appeler Amanda ?
— Vous m'appelez comme vous voulez. Je n'y peux rien. Dites-lui de sortir.
— C'est ça, Hautetour. Laissez-moi sortir !
Le vieux se dandinait devant son fauteuil.
— On ne sort pas, dit Hautetour. On va aller prendre des nouvelles de Frank.
Il les regarda tour à tour, ne cachant rien du mépris qu'ils leur inspiraient.
— Il s'est suicidé, je vous dis ! fit le vieux Bradley.
— Suicidé ?
Nora écarquillait ses yeux en amande. Sa jolie tête était posée sur un corps ingrat. Ses bras malingres frémissaient. Hautetour l'aurait volontiers contrainte à l'aveu si les règles ne s'étaient aussi appliquées aux malades. Que savait-elle de Frank ? Qu'était-il allé glaner dans cet environnement de saltimbanques de la finance ? On ne savait pas grand-chose de Frank ? On ne savait rien de son passé. Comme si on en avait effacé les traces d'animal après la chasse ou, qui sait ? l'incendie de forêt. Si Frank n'avait pas tenté de se suicider, pourquoi avait-il voulu tuer le vieux Bradley ? Le système était étonnamment muet. Il fallait trouver quelque chose, mais quoi ? Hautetour avait besoin d'un parapluie et celui qu'il avait déniché dans la personne de Nora-Amanda était impossible à ouvrir. Il allait pleuvoir des cactus. Le vieux Bradley avait trop l'habitude de la souffrance pour se laisser avoir par les manœuvres dialectiques mises en jeu avec l'appui technique du système. Hautetour haïssait cette sensation de devoir son inspiration à des conditions de travail. Il eût préféré s'en remettre aux hasards de l'instant et de l'histoire, comme Frank savait le faire quand il ne perdait pas la tête au point d'envisager sa disparition ou plus obscurément les complications d'une intrigue qui n'avait sans doute aucun sens si elle ne divertissait personne. On ne s'amusait guère en travaillant. Le système n'appréciait pas vraiment les jeux. Il récompensait les actes purs de toute intention orgasmique. On était seul à un moment donné, sans savoir ce qui était en jeu, et on prenait la bonne ou la mauvaise décision. Ils tenaient Frank dans un sommeil qui n'avait aucun secret pour eux. Ils ne le réveilleraient qu'au moment opportun. Mais à quel moment cela devenait-il propice et propice à quoi ? En général, Hautetour ne se posait pas ce genre de question. Il répondait aux questions qui lui étaient posées en se gardant d'en poser de nouvelles ou d'en modifier les circonstances. Il avait l'habitude d'un jeu de l'oie assez sommaire mais qui se terminait par la victoire indiscutable et éclatante du système au service duquel il œuvrait. Frank était un agent double ou un crétin. Nora savait exactement de quel côté il se battait. Le type qui l'avait égorgée pouvait très bien être Frank. Anaïs K. tentait de brouiller les pistes avec son virus à la manque. Il n'y avait plus de virus capables de dérouter la physiologie à ce point. Il y avait encore quelques poisons dans la matière, mais rien qui ressemblât à un drame personnel hérité du corps de l'autre. Le mental contenait la clé de tout. L'institution d'un Mental Élémentaire au sein du CRIME n'était pas un effet de manche destiné à la presse. Le Conseil Réunissant l'Intégralité s'était formé autour d'un mental dit élémentaire parce qu'on en savait plus, certes, mais pas tout. Frank était la preuve vivante que cette complexité n'était pas à la portée du système. Ils l'avaient piégé, ou il s'était fourré dans la gueule du loup parce qu'il se sentait capable d'agir sans assistance technique intégrée. Frank rebelle ? Une fausse idée de la réalité, une idée sommaire du possible. Hautetour ne disposait pas des moyens de la torture dans le cadre du système. Il violentait dans les marges. Or, cette fois, il n'y avait pas de marges. Il n'y avait que le sommeil de Frank et l'hermétisme de son agitation.
— Suicidé ?
Était-elle surprise par cette éventualité ou en savait-elle assez pour affirmer que Frank ne s'était pas suicidé ? Hautetour considéra cette chair mise à l'abri d'un interrogatoire poussé. Et le vieux Bradley, qui connaissait le monde et ses hommes, appela une infirmière pour lui demander un fauteuil roulant. Hautetour se sentit immédiatement déplacé dans l'espace auditif, à l'affût du roulement des pneus sur le dallage qu'il venait de parcourir en joueur d'échec, à petits sauts de puce, soignant la tangente des pieds avec les joints crasseux.
— Joe ! Vous l'avez dit vous-même : Depuis un mois, pas un incident n'avait troublé la tranquillité. Comment pouvez-vous affirmer maintenant que des évènements précis ont précédé votre acte inadmissible qu'ils justifient à vos yeux aveuglés par la violence ? S'il s'était passé quelque chose autre part que dans votre esprit, Dogson nous en aurait informés. Or, ses rapports ne mentionnent aucun incident concernant les corps en hibernation.
— Et comment ! Il était responsable de l'hibernation, ce que ne peut pas être Prat puisqu'elle n'est pas biologiste ! Vous me prenez pour un imbécile ? Quelle serait sa mission ? Répondez !
— Vous accusez Dogson d'avoir détraqué le système d'hibernation ? Reconnaissons que vous êtes forcément le premier à vous en rendre compte. Mais comment expliquez-vous que cette découverte n'ait pas d'abord lieu au sein même du flux de paramètres dont vous assurez la surveillance et la maintenance ? Vous avez eu ce besoin intense et inexplicable d'aller voir les corps pour savoir s'ils étaient affectés d'un virus !
— Je n'ai pas parlé de virus.
— De quoi est-il question alors ?
— De Prat. Pourquoi ma doublure ? Pourquoi pas celle de Dogson ? Je m'expliquerai avec elle. Elle comprendra. J'ai d'abord soupçonné un virus informatique.
— Pourquoi n'en avoir pas parlé à Dogson ? Il nous aurait...
— Dogson n'était pas mon supérieur !
— Prat est votre égale. Réveillez-la ! Elle vous aidera. Si vos soupçons se confirment, elle en trouvera la trace quelque part dans le système de surveillance. Quelque chose vous a échappé. Dogson est mort pour rien !
— Il n'était pas irremplaçable. C'était un comploteur.
— Il a comploté contre vous ? On connaît la chanson !
— EXPLIQUEZ LE TEMPS DE RÉPONSE !
— Quel temps de réponse ?
— Le vôtre. Le mien. Nous approchons de Jupiter et nous dialoguons comme si nous étions à la même table.
— Vous savez bien que nous avons résolu cette question...
— Il était convenu que le système n'affecterait aucun anthropomorphisme.
— Et c'est le cas, Joe. Aucun dialogue n'est possible avec lui. On ne lui communique que des données et des paramètres et il utilise le même langage. Nous nous sommes tenus à cette réserve comme suite à des problèmes historiques connus de tous. Nous enseignons...
— Vous avez manqué deux fois à vos promesses : 1) en donnant au système une voix qui est la vôtre ; 2) en mentant au sujet de votre pouvoir sur la lumière ! JE SUIS EN TRAIN DE PARLER AVEC LE SYSTÈME INTERNE QUI N'EST RIEN D'AUTRE QU'UN ORDINATEUR ANTHROPOMORPHIQUE !
— Joe ! Je vous assure que...
— En quoi consiste cette mission ? Qui sont ces gens suspendus dans la salle d'hibernation ?
— Les doublures...
— Deux doublures puisque nous sommes deux, Dogson et moi !
— Il y a aussi le personnel prévu pour...
— J'ai bien examiné leurs visages. Je les connais. Mais je n'arrive pas à les...
— Quoi, Joe ?
— ...à les nommer. À retrouver leur histoire. À savoir ce que j'ai de commun avec eux. DOGSON ÉTAIT CHARGÉ DE ME MAINTENIR DANS L'IGNORANCE DE CE QUI EST MAINTENANT UNE PRIORITÉ !
— Vous prenez le contrôle du vaisseau ? C'est une mutinerie ? NOUS RÉVEILLERONS CEUX QUI VOUS DÉTRUIRONT !
— VOUS N'AGIREZ PAS SI VOUS ÊTES ICI ! ET VOUS L'ÊTES !
— Joe ! Réveillez Prat ! Et placez Dogson dans la capsule de décomposition ! Comme le prévoit la procédure !
— Il y a une procédure en cas de meurtre ? Expliquez pourquoi ! À un moment donné, je dois être seul. Vous êtes ici, et non pas à 389 millions de kilomètres comme l'indiquent les témoins.
— Rien ne serait arrivé si vous n'aviez pas tué Dogson !
— Mais je l'ai tué.
— Sans raison.
— Vous n'en savez rien. Vous le saurez. EN ATTENDANT, JE DIALOGUE AVEC UNE MACHINE DOUÉE DE PERCEPTION SENSORIELLE QUE JE NE CONFONDS PAS AVEC UN ÊTRE HUMAIN PARCE QUE JE NE SUIS PAS ENCORE FOU !.
— Fou ? Vous êtes fou ! Nous allons réveiller toute la mission ! Ils vous réduiront ! Dogson aurait dû vous...
— Il a trop réfléchi. La prochaine fois, vous le programmerez en conséquence. Qui sont-ils ? Je les connais.
— Prat vous le dira.
— Quelle part de nous-mêmes vous appartient ? Elle dira ce que vous direz.
— Vous ne connaissez pas Prat !
— Je l'aurai par les sentiments !
— Joe !
— Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah !
Frank avait l'air mort. Il ne dormait plus. Il avait dormi toute la nuit, mais maintenant, il avait l'air mort. La chambre sentait la colocaïne, odeur enfantine que Hautetour chassa de son esprit pour ne pas se laisser avoir par les sentiments. S'ils avaient l'intention de l'utiliser, ce serait sans surdose. Savaient-ils qu'il invoquerait Gor Ur s'ils s'avisaient de le détruire ? Sans doute. Ils savaient tout, du moins valait-il mieux le supposer.
— Il est mort, dit le vieux Bradley.
Aucun signal de récupération. Des tuyaux chuintaient contre le mur, gouttant comme des nez arrachés à une créature de l'au-delà... qu'est-ce que je dis ? pensa Hautetour. Je ne l'ai pas dit. J'aurais pu le dire si... Si quoi ? Qu'avaient-ils décidé ?
— Il respire, dit Nora qui manœuvrait son fauteuil comme si elle en avait une habitude nonchalante.
Frank haletait plutôt, mais si imperceptiblement qu'on le voyait proche de la mort. Il ne rêvait plus. Ils savaient ce qu'ils voulaient savoir.
— Il va mourir, dit le vieux Bradley.
Hautetour posa ses grosses mains sur les avant-bras de Nora. Il aimait ce visage rond et lisse. La simplicité enfantine des courbures.
— Qui vous a tuée ? Frank ?
Elle rit doucement. Elle avait perdu des dents et ils avaient déjà utilisé les emplacements rouges.
— Entre morts, dit Hautetour en souriant.
— Je ne suis pas mort ! protesta le vieux Bradley.
Il trépignait au bord du lit. Il croyait ainsi agir sur sa dose. Rien n'arrivait comme il le désirait. Il tapota l'épaule nue de Frank.
— Tu vas mourir, dit-il, mais tu n'auras pas notre chance. Ils ne veulent plus de toi. Tu n'es pas devenu un personnage du système. Tu sais pourquoi ?
Il attendit une bonne demi-minute avant de répondre lui-même à une question dont il était le seul à connaître la réponse.
— Parce que tu n'as pas d'histoire, psalmodia-t-il.
Hautetour se redressa. C'était évident. Frank était le seul à n'avoir pas d'histoire. Son histoire n'était pas assez vieille pour en être une.
— Qu'est-ce qu'il est pour toi ? demanda-t-il à Nora. Un assassin ? Un amant ? Un frère de sang ? Si tu commençais l'histoire, et si le vieux a raison, ils ne pourraient peut-être plus rien contre lui. Que peuvent-ils contre nous ?
Qu'est-ce qu'il racontait ! Il y avait trop de colocaïne dans l'air. Frank diffusait sa folie. On était dans sa spirale. Le vieux était d'accord sur ce point.
— Si on allait respirer ? proposa-t-il en poussant le fauteuil de Nora dans le couloir.
Hautetour se voyait mal abandonner Frank à son sort.
— Si vous y touchez, prévint le vieux Bradley, ils rappliqueront et ils vous enfileront la camisole en moins de temps qu'il ne faut pour le faire.
— Pour le dire, corrigea Nora.
Son petit corps obèse cherchait encore sa place au fond du fauteuil. Elle était coiffée d'un bonnet qui lui barrait le front juste au-dessus des yeux.
— Ils diront ce qu'ils voudront, grogna le vieux en jetant des regards furtifs aux extrémités du couloir.
Personne ne venait. Comment interpréter cette absence de réaction ?
— Vous ne pouvez pas le laisser comme ça, dit Nora.
— Vous l'aimez ? demanda Hautetour.
— Ça ne l'a pas empêché de la tuer de cette façon atroce, murmura le vieux.
Ils ne conservaient pas les assassins. Pas plus que les suicidaires ni les fous. Ce n'était pas une question de chance. Ni d'utilité. On avait l'impression de survivre pour des raisons aussi peu claires que celles qui naguère contraignaient l'esprit à une existence benoîte.
— Il ne l'a pas tué, dit Hautetour. Et vous le savez bien, Bradley !
— Mais vous ne le savez pas !
Il était en train de préparer le sas pour une sortie quand elle apparut.
— Habillez-vous ! dit-il sans lever le nez de l'écran.
Il l'entendit glisser derrière le paravent que lui-même utilisait quand Dogson devenait trop pesant. Il pouvait voir l'ombre chinoise, mais il n'éprouvait aucun désir. Elle revint pour demander si elle pouvait utiliser sa salle de bain. La sienne était fermée à clé. Il s'étonna un moment, puis il renonça à résoudre ce nouveau problème dans l'immédiat.
— Ne fermez pas la porte, dit-il.
Il n'expliquait pas pourquoi, mais elle ne le lui demanda pas. Il entendit la douche, ce qui l'occupa un bon quart d'heure. Il eut le temps de vérifier les conditions de sortie. Il avait décidé de conserver le corps de Dogson dans une capsule à l'extérieur du vaisseau. Il l'arrimerait à une des potences soutenant les systèmes de communication. Elle revint. Elle avait enfilé une combinaison prévue pour les femmes, ce qui lui allait tout de même mieux que la blouse qu'il avait désignée pour ne plus la voir nue. Ils étaient tout nus dans la salle d'hibernation, mais il y régnait une lumière d'irréalité et l'esprit ne prêtait aucune attention au corps d'ailleurs déformé par l'extension croissante.
— Vous sortez ? demanda-t-elle.
Elle comprenait qu'il devait sortir. Il lia son poignet à la structure de son poste de travail. Il ne voulait pas la blesser. Elle n'avait eu aucune parole de compassion pour Dogson. Joe ne se souvenait pas de les avoir vus ensemble. Lui-même ne l'avait jamais fréquentée en dehors des exercices.
— Carlotta ? dit-il.
Elle lui flatta l'épaule.
— Taisez-vous, dit-elle. Et faites ce que vous avez décidé. J'attendrais.
Il entra dans la salle des transitions. Le système l'ionisa. Il prit les commandes d'une capsule. Le corps de Dogson flottait derrière lui. Il commuta l'écran. Le visage de Carlotta souriait. C'était tout ce qu'ils avaient prévu en cas de pépin : un visage de femme vous souriant comme si rien ne s'était passé, et vous ne ressentiez rien en la regardant. Ils vous avaient même contraint à l'habiller. Le portail s'ouvrit dans un claquement pneumatique. Il ne souffrirait pas d'une crise d'agoraphobie s'il se concentrait sur la proximité. La capsule touchait presque la carcasse du vaisseau. Il atteignit la base d'une potence et remonta lentement jusqu'à la traverse. Le crochet s'enclencha automatiquement. Ils le guidaient. Ils redoutaient l'erreur infime qui provoque les crises. Elle continuait de sourire comme si elle n'avait pas deviné qu'elle était sa prochaine victime. Le système interne n'en parlait pas non plus. Il s'appliquait à assister une manœuvre délicate. Tout se déroulait dans une étrange douceur. Il sortit après avoir branché les organes vitaux de la capsule. Le système prit le relais dans un clignotement hystérique de voyants peut-être spectaculaires. Il était dans l'espace, presque nu. Un câble le ramenait au portail. Comme il ne la voyait plus, il se demanda ce qu'elle lui réservait. Mais quand il fut de nouveau devant elle, il n'eut qu'à libérer son poignet et elle le remercia comme si tout ceci avait été parfaitement naturel de sa part.
— Je prends possession des biens de Dogson, dit-elle.
Elle s'imposait légalement. Le vivant prend ce que le mort ne possède plus. Mais Frank n'avait aucun droit sur cette propriété. Comment la posséderait-il ? Qu'avaient-ils prévu à cet effet théâtral ? Il souriait sans la provoquer. Elle devait contenir tous les abus sans en faire un usage aveugle. On se laisse facilement aveugler quand on possède tout. Elle venait tout juste de le déposséder du plaisir, mais il ne pouvait plus en parler à haute voix. Il considéra la sphère contestable de leur projet insensé. Encore une fois, il ne put rien en dire et se plongea dans l'observation crispée des données.
— Dois-je vous seconder maintenant ? demanda-t-elle. Je suis un peu fatiguée par...
— Reposez-vous ! grogna-t-il.
Elle se courba souplement. Elle avait l'échine animale. Elle était faite, ou avait été faite, pour la copulation. Il se laissa griser par ses fantasmes. Le système n'utilisait plus la voix humaine. Cela signifiait clairement que cette voix devenait celle de Carlotta Prat. Les choses se compliquaient, mais que pouvait-il espérer d'un meurtre ? Des complications contre lesquelles il allait lutter pied à pied, quitte à copuler sans plaisir avec un exemplaire parfait de l'espèce féminine.
Nora pouvait marcher. Ils installèrent donc Frank dans le fauteuil. Il ne pesait plus rien. Ils l'avaient déjà vidé. Hautetour avait prudemment déconnecté les cathéters, ne conservant que la pompe à colocaïne qu'il cala dans le dos de Frank. Le vieux se chargea d'en surveiller le niveau, mais qu'arriverait-il si celui-ci venait à passer sous la ligne indiquant le minimum à ne pas dépasser ?
— Pierre Marie Joseph ? dit Nora qui haletait derrière lui.
Ce n'était pas la première fois qu'elle utilisait son identité religieuse, mais il ne se souvenait pas de ces circonstances. Il se contenta de grogner.
— Où allons-nous ? demanda-t-elle.
D'un coup de tête, il indiqua la sortie, une grande porte de verre qui lutinait dans le soleil encore matinal. Serait-elle surprise de pouvoir sortir par là sans ameuter la garde-chiourme ? Lui, non. Il lui conseilla de jeter son bonnet. Il ne voulait plus savoir ce que Frank avait espéré de cette femme, morte ou vivante. Il se fichait éperdument de ce que Bradley avait tenté ou pas pour empêcher Frank de le tuer ou de se tuer. À tous les coups, ils franchiraient la porte sans éveiller les soupçons, et ils s'enfuiraient sans avoir une idée de l'endroit qui convenait le mieux à leur cavale. Peut-être qu'un personnage interviendrait alors pour donner un sens à cette folle entreprise. Il en avait, de la chance, Frank ! Mais il était bel et bien mort maintenant et ils avaient à peine le temps de le confier à un sous-système pour espérer une récupération pas trop sommaire de ses facultés physiologiques et mentales. Un sous-système n'y verrait que du feu, mais en attendant, le cerveau se liquéfiait et c'était mauvais pour la créature extraordinaire que Frank allait devenir malgré tout. Hautetour ne se demandait même pas pourquoi il agissait si confusément. C'était une affaire personnelle. Peut-être.
Maintenant, ils la proposaient dans la position de la chienne. Elle était à quatre pattes sur le divan rouge qui simulait avec d'autres objets un coin de relative familiarité. Une lampe jetait sur elle la lumière orange de ses souvenirs. Elle avait ôté son bonnet et ses cheveux coulaient d'un côté de sa tête, cassant la perspective de l'échine au bon moment. Elle regardait dans un hublot ce qu'il fallait accepter comme l'extérieur : le flanc interminable du vaisseau avec ses écailles de titane gris et ses potences qui accrochaient des câbles comme sur une goélette. Le bleu de la mer était remplacé par le noir infini d'où surgissait une poussière bleue frisant la carcasse avec un bruit d'écoulement sous les arbres. Le corps de Dogson se balançait au gré d'une physique obscure. Joe l'avait lié par les mains, mais il avait oublié de s'occuper des jambes, les longues jambes de Dogson qui s'en servait pour les croiser dans les interminables conversations qui l'opposaient aux autres. Carlotta prétendait maintenant haïr Dogson alors que Joe n'éprouvait qu'un agréable soulagement d'il ne savait plus quel sentiment plus probable et plus stoïque que la haine. Ils avaient choisi une doublure facile à conquérir en cas de double emploi. Ils ne prétendaient pas le remplacer, simplement lui donner l'occasion de s'expliquer avec quelqu'un de facile à aborder. Mais il n'éprouvait rien en la regardant. Il regarda par-dessus son épaule.
— Je sortirai pour l'accrocher ailleurs, dit-il.
Elle tourna la tête pour placer son menton sur l'épaule.
— Vous êtes sûr qu'il est mort ?
Joe n'avait pas coupé l'alimentation en oxygène du scaphandre ni aucune fonction vitale. Il avait simplement omis de le connecter à une vanne. Et la première était à une distance telle que Dogson, s'il se réveillait, serait empêché de l'atteindre par le lien qu'il n'avait aucune chance de dénouer ni de rompre.
— Il est mort, dit Joe. Je sais reconnaître un mort quand j'en vois un et une putain quand...
Elle tourna encore la tête, mais cette fois-ci pour éviter son regard, et le menton glissa sur l'épaule, sur le cuir de l'épaule.
— Vous auriez dû le laisser dans la capsule, dit-elle. Pour lui laisser une chance.
— Une chance ? À un mort ?
Il essaya de rire. Il ne réussit qu'à immobiliser sa mâchoire inférieure dans une position qui communiquait à son visage une expression d'étonnement incrédule, ou d'incrédulité étonnée. Que ressentait-elle quand il la regardait avec la visible intention de la posséder ? Qui l'avait réveillée ? Elle n'avait pas encore parlé de son expérience d'hibernation. C'était pourtant la première chose qui venait à l'esprit quand on vous réveillait. On en réveillait deux à la fois pour éviter les conversations ahurissantes qui s'enchaînaient si logiquement que Joe en avait le vertige. Il la caressait du regard et elle se soumettait à une distance qu'il était difficile d'évaluer. Toutes les femmes qu'il avait vaincues de cette manière avaient désiré continuer de vivre avec lui pour le restant de leurs jours. S'imaginait-il encore ce vieillissement improbable ? Il avait choisi l'aventure alors que la vie lui promettait la tranquillité.
— Sortons, dit-elle. Je veux savoir. Je reçois des signaux de vie.
— Ce sont les miens !
Il rougit d'avoir prononcé ces paroles. Elle sortit rapidement de sa combinaison et marcha vers le sas en commentant ses intentions.
— Dogson est vivant, disait-elle. Il a perdu peu de sang. Si vous voulez le tenir à distance, respectez au moins son droit à la vie.
Il était sorti une deuxième fois pour l'extraire de la capsule et l'accrocher à une potence. Il avait décidé de sortir une troisième fois pour le larguer dans l'espace. Elle l'aiderait peut-être s'il était convaincant au moment de la prendre. Elle filait nue dans le boyau, soumise aux petits défauts de gravité qui la rendaient hésitante et obstinée. Il ne pouvait nier qu'elle était de chair. Quand il entra dans l'antichambre, elle était déjà dans un scaphandre et s'apprêtait à lister les mesures de sécurité.
— Dépêchez-vous ! dit sa voix amortie par l'enfermement.
Elle obéissait à des ordres, donc elle agissait contre lui. Mais ils savaient qu'il aurait du mal à accepter l'idée de la tuer elle aussi. Pourquoi n'avaient-ils pas réveillé Mortitz, qui était un colosse ? Joe n'aurait pas résisté longtemps à cette masse musculaire facilement motivée. Ils auraient pu réveiller Mortitz et Kropsky. Deux colosses. Un seul suffisait à remettre Joe à la place qui était la sienne, devant le pupitre du système de sécurité, devant cet écran qu'il était le seul à pouvoir interpréter si Carlotta Prat demeurait en état d'hibernation comme c'était prévu. Elle assurerait alors la vigilance du voyage de retour pendant qu'il hibernerait. En tuant Dogson, il avait un peu changé les règles du jeu. À quoi jouait-il maintenant, quand lui-même ne prétendait rien d'autre que de continuer le voyage sans Dogson ?
— Faites ce que je vous dis ou je vous... !
Il avait encore un accès de violence. Il avait empoigné la manette du détendeur. Il devinait son regard à travers la vitre du casque.
— Joe ! Vous ne prétendez pas... ?
Il se calma aussitôt et la laissa manœuvrer la capsule avec la télécommande. Cinq minutes plus tard, Dogson était assis dedans, comme s'il était aux commandes, que rien ne s'était passé, ou qu'on allait recommencer pour en arriver au même point. Il referma la portière sans ménagement et actionna les boulons pneumatiques sans se conformer aux consignes peintes en lettres jaunes dans un rectangle rouge. Elle vérifia point par point. S'il consultait son historique, et ce n'était pas difficile, il constaterait sans surprise qu'elle était la compagne de Dogson et qu'elle n'agissait pas vraiment en faveur du système.
— Nous sommes coupés du monde, dit-il. C'est un ordinateur qui répond à nos questions. Vous voulez lui en poser une ?
Elle était retournée sur le divan et, dans la même position de chienne qu'elle était, elle observait la capsule arrimée conformément aux consignes. On avait reculé d'un cran, et même plus si on considérait qu'elle avait pris toutes les précautions pour que Dogson fût en mesure de revenir à sa place sans risquer une seconde de se perdre à jamais dans l'espace. Demain, elle voudrait ramener Dogson pour le mettre en hibernation thérapeutique comme le prévoyait le règlement. Elle le convaincrait facilement si entre-temps elle se donnait au lieu de se laisser posséder. Il aurait aimé caresser ce corps rapide, mais il n'en avait pas le désir. Qu'est-ce qu'ils espéraient d'une pareille attente ? Quelquefois, ils vous utilisaient à des fins de recherche. Sur ce point, il était d'accord avec elle. Elle ne cherchait pas à se dérober. Elle était vraiment d'accord. Alors dans ce cas, comment expliquait-elle qu'on n'avait plus affaire au système, mais à un ordinateur programmé capable de répondre en temps réel à la moindre sollicitation humaine ?
— Je ne sais pas, dit-elle.
Franche réponse. Il ne voulait pas croire à sa duplicité. Les chiennes savent toujours ce qui va arriver parce qu'elles sont des chiennes. C'est la nature. Il rit sans expliquer sa joie. Et elle rit elle aussi, jetant des regards furtifs dans le hublot où la capsule tournoyait légèrement au bout d'un filin.
— Nous pourrions déconnecter au moins ce programme, dit-il.
— Nous ne sommes pas seuls, Joe. Mais je comprends votre angoisse.
Il serra les dents. Elle voyait les joues se contracter jusqu'à la douleur. Il était furieux. Elle le comprenait parce qu'il n'était pas seul ? Et elle parlait d'angoisse ? Elle le prenait pour un dingue elle aussi ? Il posa toutes ces questions sans lui laisser le temps de répondre ni même de réagir physiquement.
— Joe ! finit-elle par dire. Vous avez raison, mais vous ne savez pas.
Elle devenait hermétique, la chienne. C'était peut-être le moment de la posséder. Mais il n'imaginait pas cette copulation sans un désir si intense qu'il en perdrait la tête. Il n'avait rien sous la main pour simuler l'orgasme.
— Prat a raison et elle sait, dit l'ordinateur dans un des haut-parleurs de service.
Joe bondit. La clé était dans sa main, chaude et moite.
— On veut jouer ? grogna-t-il.
— Joe ! Personne ne veut jouer avec vous. Entrez dans le tube d'hibernation thérapeutique. Prat connaît la manœuvre.
— Je veux d'abord...
— Après, Joe. Après.
Carlotta souriait dans le divan.
— Je vous avais prévenu, dit-elle.
Il détruisit un haut-parleur mais ce n'était pas celui que l'ordinateur utilisait. Il se rendit compte qu'il n'avait aucune chance de réduire ce système au silence. Il devait commencer par déconnecter les fonctions anthropomorphiques. Cette fois, il aurait peut-être l'impression de s'en prendre à l'humanité, alors que Dogson ne lui avait inspiré que de la haine.
— Ça ne sert à rien, dit-elle. J'ai déjà essayé.
Tiens ? Encore une petite phrase qui s'agite sous le sens comme la main dans la poche. Où était la poésie ?
— Dans une autre dimension ? plaisanta-t-il.
Elle s'agenouilla dans les coussins. Il y avait de plus en plus d'objets usuels dans cet espace circulaire conçu pour les voyages interminables commandés par le désir de connaissance. Il y en aurait de plus en plus. On finirait par se croire chez soi. Que se passerait-il alors ?
— Dans un autre temps, dit-elle. J'ai...
Il la frappa, sans la clé. Il sentit ce visage dans sa main ouverte. Le corps était revenu dans sa position de chienne. La clé gisait sur un tapis. Il ne doutait pas d'y rencontrer des acariens de sa connaissance en cherchant un peu. Madame consentirait-elle à user de l'aspirateur ?
— Vous avez tort, Joe, dit-elle. Personne ne vous veut du mal. Votre angoisse...
Dogson avait-il évoqué l'angoisse ? Non. Il était convaincu d'avoir raison.
— À quel propos ?
Il ne s'en souvenait plus. Ça n'avait aucune espèce d'importance de savoir pourquoi il l'avait tué ou cherché à le tuer s'il était encore vivant.
— LA PROCÉDURE EN CAS D'ANGOISSE CONSISTE À PÉNÉTRER DANS UN TUBE D'HIBERNATION ET À ATTENDRE DE REVENIR. ENTRE-TEMPS, LE SYSTÈME A RÉSOLU LE PROBLÈME, VOTRE PROBLÈME. CE N'EST PAS PLUS COMPLIQUÉ. ESSAYEZ ET VOUS SEREZ CONVAINCU.
Il considéra le tube. Elle appuya sur quelque chose pour l'horizontaliser. Elle avait déjà procédé à un traitement sur un angoissé. Le résultat avait été à la hauteur de ses espérances. S'agissait-il de Dogson ? Joe tentait vainement de mettre de l'ordre dans sa prévision d'actes à ne pas manquer. Par quoi commencer ? Par elle, c'était impossible. Il n'en avait pas le désir. Par le tube, c'était en finir avec quelque chose qu'ils voulaient lui faire avaler et qu'il refusait de croire sans lutter pour ce qu'il considérait comme la seule vérité : le système était remplacé par un ordinateur programmé qui fonctionnait connectiquement. Ne pouvait-elle pas le comprendre pour commencer ? Elle revint sur le divan et adopta une attitude plus conforme aux convenances. La combinaison lui donnait des airs d'ouvrière au repos. Il l'avait décoiffée. Il avait commencé par la décoiffer. Les cheveux décoiffés étaient la conséquence d'une gifle portée avec la main ouverte, tous doigts écartés dont la trace rouge et bleue marquait la joue encore vibrante. Il adora ces crispations.
— Attendons demain, dit-il.
La journée était de 28 heures. 7 quarts. Il avait besoin de dormir. Il s'enfermerait dans sa cabine après avoir déconnecté le système qui était un ordinateur programmé pour...
— Pour quoi, Joe ? demanda-t-elle tandis qu'il buvait du café pour ne pas dormir.
Il paraît qu'après les avoir possédées, on ne peut pas résister au besoin de dormir et elles en profitent pour vous piquer votre portefeuille.
Il n'y aurait pas de scène pornographique dans cet avenir proche. Il le sentait. Le désir ne s'annonçait pas. Elle ne pouvait pas condenser à elle seule des intentions qui ne dépasseraient pas le stade de l'hallucination instantanée. Elle voulait sauver Dogson pour des raisons qui n'entraient pas en ligne de compte dans ce projet. Et ils avaient la capacité, via l'ordinateur de bord, de réveiller Mortitz et Kropsky qui reprendraient le contrôle de la mission « Jupiter », s'en remettant erronément à l'ordinateur qui exprimerait alors des sentiments comme si le système avait encore une existence probable, ce qu'ils étaient prêts à croire parce qu'ils ne s'étaient jamais posé de questions, tant leur ambition les aveuglait. Il connaissait Mortitz et Kropsky qui étaient des amis d'enfance. Ils n'avaient pas été étonnés de le retrouver au centre d'entraînement. Ils avaient agi et parlé comme s'ils ne s'étaient jamais quittés, comme si tout ce temps passé à étudier et à se former aux techniques les plus complexes et les plus prometteuses était devenu un détail d'une activité opiniâtre et remplie de circonstances qui expliquaient tout sans trahir les petits secrets de l'infortune. Joe avait grandi lui aussi, mais pas autant. Mortitz et Kropsky étaient de véritables géants. C'étaient des creuseurs. On les surnommait les « tunneliers ». Ils creuseraient des trous pendant que les autres analyseraient les échantillons. Joe commencerait alors à entrer en hibernation et Carlotta Prat le remplacerait après une courte période de travail commun pendant laquelle Carlotta prendrait connaissance de ce qui était encore inconnu au début du voyage et que Joe aurait découvert pendant sa mission aller. Il n'y aurait pas de mission retour pour lui. Cette idée le rendait fou. Depuis un mois, un tas d'idées le rendaient fou. Dogson n'avait pas accepté d'en discuter. Joe avait vu comment les corps s'agitaient en surface. Il avait même pris des mesures avec des instruments que Dogson n'utilisait pas pour ses recherches. D'ailleurs, en ce moment, il ne cherchait pas. Sa mission consistait à maintenir les corps en état d'hibernation. Il surveillait les signes de décomposition, pas les signaux que l'imagination de Joe, selon lui, produisait à tort. Ce salaud avait des expressions qui vous atteignaient en plein cœur du cerveau. C'était un PMD et ils le maintenaient à la surface de sa mélancolie, s'en servant comme détecteur envers les autres et comme agitateur chez les autres. Le problème, c'est que Frank était seul. Dogson avait fini par détruire toutes ses défenses et les corps en avaient profité pour donner des signes d'incohérence. Dogson ne comprenait pas parce qu'il n'était pas du voyage. Carlotta le comprenait parfaitement. Dogson avait été toujours un peu étranger aux circonstances. Elle le connaissait de longue date, confessa-t-elle. Et Joe était ravi d'apprendre enfin quelque chose qui la concernât de près. Le désir se précisait. Il en suivit les premiers contours sur l'échine qui ployait à angle droit. Il luttait contre le sommeil mais se laissait envahir par les rêves. Elle comprenait aussi qu'il était en droit de la posséder. Elle avait d'ailleurs appartenu à plusieurs entités probatoires. C'était normal, puisqu'elle n'était rien d'autre qu'une putain et qu'il ne se faisait aucune illusion sur l'avenir qu'elle lui réservait. Ils n'auraient pas d'enfants, pour commencer. Ça le mettait en rage rien que d'y penser. Il chercha la clé sans la trouver, sinon, il l'eût... !
— S'il est vivant, dit-elle en regardant par le hublot (on avait vraiment l'impression d'appartenir à une goélette et de voguer en des temps de découvertes motivées par l'appât du gain), nous avons le devoir de le ramener et de tenter de lui redonner les apparences de la vie.
Les apparences ? Elle parlait comme l'ordinateur. Il entra sa main dans la combinaison. La peau était brûlante. L'anus frémissait. Il ne poussa pas plus loin ses investigations. Il devait maintenant se justifier.
— Carlotta ! gémit-il. Je n'ai pas confiance en toi.
Elle le regarda comme si elle comprenait. Normal, les putains ont déjà vécu les situations que vous croyez d'abord leur imposer. En même temps, il ouvrait la combinaison et le corps glissait comme une savonnette.
— Si tu n'as pas confiance... commença-t-elle.
Il lui demanda de ne pas le tutoyer. Il détestait les rapports égalitaires en matière de conversation. L'amour, c'est autre chose, mais on n’en était pas encore là. Elle attendrait comme lui. Pourtant, le corps féminin continuait de s'extraire de la combinaison. Il était seulement gêné par l'indiscrétion probable de l'ordinateur. Il se promit de le déconnecter avant d'en arriver à la copulation. Ce qui n'arriverait pas tant qu'elle se préoccuperait du destin de Dogson le mélancolique qui pouvait devenir gai comme un pinson et bavard comme un perroquet. Un pinroquet ! Dogson était un pauvre pinroquet et il l'avait jeté dehors comme un pauvre ! Si Carlotta était sensée comme une girouette, alors elle se laisserait posséder comme une paysanne et il serait heureux comme un... phoque ?
— Joe ! Vous ne dormez plus depuis 9 quarts. Le dixième...
— Je suis foutu, dit-il en se recroquevillant dans un coin du divan. J'ai toujours été foutu. J'ai vécu pour ne pas cesser de l'être.
Il devenait malléable. Elle en profiterait pour augmenter ses tarifs. Son corps s'enferma jusqu'au cou. Il ne voyait que le visage et les mains. Le reste appartenait au divan.
— Nous n'avons jamais forcé personne, dit-elle.
Elle appartenait à quelqu'un qui se disait nous. C'était bon à savoir, une minute avant de s'endormir avec la certitude de se réveiller en pleine forme.
— Le virus... bredouilla-t-il.
— La complexité des sucs mentaux est telle que nous avons du mal à distinguer le vrai du faux.
— Dogson n'y croyait pas. Il refusait d'observer à fleur de peau. Moi je...
— Du suc au venin, nous ne savons pas ce qui...
— Je n'ai éprouvé aucun plaisir à le tuer.
— Observez la réticulation des fragments. Le temps ne va pas tarder à...
— Je voudrais vous écouter mais...
— Avez-vous saisi la différence de...
— La sphère est contenue dans une pyramide tangente par un sommet à un train de wagons reliés par des passerelles. Nous sommes prisonniers d'une idée trop sphérique pour être vraie... Et à l'intérieur de cette idée, je suis le...
— Joe... !
Elle le contenait. Que va-t-il m'arriver, pensa-t-il avant de s'endormir, si elle n'est que le produit de mon imagination ?
— Pas grand-chose, Joe Cicada. Il n'arrive rien s'il n'est rien arrivé. La prochaine fois, il arrivera ce qui arrivera. En attendant, il n'arrive rien. Il ne peut rien arriver en si peu de temps. Vous demandez trop de temps et pas assez de...
Joe se redressa comme un moribond dans son lit.
— Pas assez de quoi ? demanda-t-il.
— Plus tard, dit-elle.
Il posséda cette dernière seconde pour la tuer, puis il s'endormit vraiment.
Joe Cicada descendait du taxi quand il vit arriver trois hommes et une femme si pressés qu'il dut céder à la menace. Il remonta avec eux dans le taxi et demanda au chauffeur d'agir exactement comme l'exigeait celui qui semblait être leur chef, un type costaud au visage couturé dont la lèvre fendue montrait une dentition encore en état de mordre. Ce chien transportait sur son épaule ce qui pouvait être un cadavre. La fille avait la tête enfoncée dans une minerve et un vieux la soutenait en la pelotant un peu. Le taxi redémarra sans trombe.
— À la gare de chemin de fer, dit le chef.
Un retour sur les pas de Joe Cicada qui en venait. Il était arrivé ce matin à l'aurore et avait attendu la correspondance. Chaque année, il venait au Centre Américain des Explorateurs de l'Univers pour y communiquer son expérience de voyageur miraculé. C'était toujours un beau séjour. Il adorait papoter sur les sujets les plus divers pourvu qu'ils concernassent sa stricte expérience de l'univers et de l'espace, les deux aliments primordiaux de son imagination. Il n'inventait rien, par principe et parce que son auditoire était bien informé de la teneur de ses exploits galactiques. Il donnait à imaginer ce qui aurait pu être s'il avait été autorisé à aller plus loin ou s'il avait eu plus de chance. Il était en ce moment même à l'entraînement pour une mission « Jupiter », une de plus, disait la Presse et les mauvaises langues à l'unisson de la même idée de l'aventure et des aventuriers. Comme il n'éprouvait aucune estime pour la critique quand celle-ci devenait doctrinaire, il répondait à ces questions par des sarcasmes bien connus de ce qu'il pouvait considérer déjà comme son public. Et comme il arriverait bien un jour qu'il ne revînt pas d'une de ces périlleuses missions, il avait enfermé ses mémoires dans un coffre-fort et confié la clé à un renard de la diffusion des nouvelles et autres confessions soumises aux nécessités du dire vrai. Il était promis à un bel avenir. Il n'y avait pas d'enlèvement prévu au programme.
— Mais ce n'est pas un enlèvement ! dit le chef en se présentant : Je réquisitionne. Pierre Marie Joseph de Hautetour, chef des Services d'Enquêtes de la Police Nationale. Qu'est-ce que vous faites dans ce véhicule ?
Joe Cicada se rengorgea.
— Je croyais... fit-il.
Le cadavre était encore chaud. Une coulée brûlante et verte inondait lentement le siège. Joe s'était soulevé un peu, considérant cette moiteur d'un air si dégoûté que le vieux boucha l'orifice avec son mouchoir tournicoté.
— On peut vous déposer là, dit Hautetour.
— Je trouverai plus facilement un taxi à la gare, bredouilla Joe. Peut-être que celui-ci... ?
— Ya pas d'raison ! dit Hautetour.
La fille souriait en regardant Joe dans le rétroviseur. C'était une de ces boulottes qu'on trouve jolies parce qu'on est en panne d'amour. Il n'y avait rien en ce moment dans la vie sentimentale de Joe. Il y avait longtemps que rien n'était arrivé à son cœur, à part les compromis et une lutte incessante contre la jalousie de ses futurs compagnons de voyage. Il sourit juste pour essayer. Elle ne souriait peut-être pas. Quelquefois, la douleur vous arrache la mimique d'un sourire qu'il est alors difficile de distinguer de la grimace. Pareil pour l'hypocrisie. Joe Cicada avait une expérience glauque de l'amour et de l'amitié, deux activités qu'il confondait si le sexe s'en mêlait et il s'en mêlait si Joe était en manque. La fille s'appelait Nora et elle était actrice de cinéma. Cependant, le vieux l'appelait Amanda. Joe ne détestait pas ce genre de petites complications dès le début, mais on était peut-être à la fin. Enfin : si Monsieur n'était pas policier ou si l'explication se laissait désirer au point de rendre impossible toute nouvelle rencontre. Mais y a-t-il des rencontres sans le hasard qui ne les reproduit pas exactement ? On arrivait à la gare et le taxi força le passage jusqu'au trottoir des départs. Ils partaient.
— On aurait dû amener le fauteuil, regretta le vieux. Bradley. Eugène Bradley. J'ai bien reconnu le célèbre Joe Cicada ?
Joe tendit une main tremblante qui n'était que le prolongement d'un sourire gêné. Il n'avait pas reconnu Nora Volcaire. Il allait s'en excuser quand le mort toussa. Un crachat survola les têtes. Le mort montra son visage. C'était celui du célèbre policier Frank Chercos. Joe, malgré des succès publics qui ne compensaient pas ses échecs sentimentaux, n'atteignait pas la hauteur de Frank Chercos dans le baromètre de la célébrité. Nora Volcaire, splendide maintenant en dépit d'un embonpoint prometteur, montrait son fameux profil d'enfant terrible de la bourgeoisie.
— Ça va ! grommela Frank Chercos.
Il se frottait le visage à deux mains.
— J'ai pris quelque chose ! souffla-t-il.
— Si je peux vous aider... ? couina Joe Cicada en touchant le corps rapide de Nora qui le pinça pour dire oui.
Il l'accompagna jusqu'au quai.
— Nous partons en Espagne, dit-elle sur les marches.
Sa main avait accroché au passage la rampe et elle se penchait de l'autre côté, sur un pied.
— Je vous envie, dit-il.
Il avait tellement l'habitude d'envier les autres qu'il ne remarqua pas le rictus qui affectait le front de l'actrice. Il s'écarta pour laisser passer Frank Chercos qui ne s'intéressait pas à lui. Hautetour le poussait dans le dos d'une main, et de l'autre il balançait la valise en visant le plancher de la passerelle.
— Si vous permettez, monsieur Cicada, dit le vieux en posant un pied sur la marche qui affleurait le quai, je vous demanderai de ne point en parler...
— Recommandez-le-lui ! fit Hautetour qui montrait son dos.
— Oui, n'est-ce pas ? C'est une recommandation. Vous devriez supprimer le chauffeur du taxi avant qu'il se mettent à bavarder avec ses copains. Tout ceci doit rester secret.
— Comme toutes les bonnes blagues ! fit Joe en s'apprêtant à en rire.
Frank lui cloua le bec.
— Tu m'as pas vu, compris ?
Nora ne regardait plus personne. Elle parcourait lentement le couloir à la recherche de places libres.
— S'il venait avec nous ? proposa le vieux. Je vais flinguer le chauffeur en vitesse. Ça ne me prendra pas longtemps. Montez, monsieur Cicada.
— C'est que... je suis attendu...
Le vieux avait l'air décidé. Il agitait une lame chromée sous le nez de l'astronaute.
— Si ça ne vous fait rien, dit Hautetour qui demeurait sur le quai sans doute parce qu'il ne faisait pas partie du voyage, je m'occupe de Monsieur et de son chauffeur.
La lame disparut dans la poche.
— Je regrette de n'avoir pas été bien aimable avec une personnalité de votre importance, dit le vieux en courbant son échine craquante.
— Je ne suis pas si... commença Joe.
— Suivez-moi ! fit Hautetour.
Nora regardait à travers une vitre, collée à la paroi pour laisser le passage aux voyageurs qui se bousculaient en manœuvrant les portes. Joe lui adressa un salut timide auquel elle répondit par un clin d'œil. Il rougit.
— Manions ! fit Hautetour en le prenant par le bras.
Ils fendirent la foule.
— Vous n'allez tout de même pas... !
— Vous en faites donc pas ! dit Hautetour. Le vieux Bradley se fait des idées sur les méthodes policières. Les gens n'ont pas la langue si bien pendue dans notre pays, sauf en cas de guerre bien sûr.
— Bien sûr, haleta Joe qui se laissait prendre au jeu d'une action obscure.
— Vous n'aurez perdu qu'une petite heure, dit Hautetour. Au plus.
Il ne descendit pas le chauffeur. Ils s'installèrent sur le siège avant à cause des vomissures que Frank avait laissées derrière.
— C'est pas des vomissures, dit Hautetour. Il saigne.
— On est joli s'il est contaminé ! s'écria Joe.
La main du chauffeur glissait contre sa cuisse. De l'autre côté, c'était la cuisse de Hautetour qui lui communiquait une chaleur éprouvante. Le taxi filait à bonne allure sur les boulevards.
— C'est vrai, dit le chauffeur. J'aurais pu nettoyer. Mais ils racontent tellement de conneries dans les journaux et à la télé. Vous y croyez, vous, monsieur Hautetour ?
Suppresion de la particule sans protestation du nommé, pensa Joe en se rapetassant. Ils se connaissent. Ces flics connaissent du monde. Moi, je ne connais que ceux qui me connaissent. Une belle manière de tourner en rond toute la vie !
— On vous dépose ? dit Hautetour qui allumait un cigare.
— Et comment ! fit Joe.
Mission accomplie, pensa Hautetour. Frank était en chemin. Direction le sud de l'Espagne. Le sous-système se chargerait sans broncher d'une RPM sans en référer au système. C'était la procédure. Frank était sauvé. Nora n'y avait vu que du feu. Bel instrument, l'artiste de cinoche. Un peu enveloppée ces temps-ci. Elle abusait des sucreries dans la perspective d'une mission secrète. Comme Orson Welles dans Falstaff. Frank ferait son boulot, comme d'habitude. Il ne comprendrait rien mais ne poserait pas de questions. C'qu'il faut pas faire pour se débarrasser des gens qui puent ! On complique uniquement pour brouiller les pistes. Ça finit par sentir bon. Le dégueulis de Frank sentait la colocaïne. Il y avait une bonne odeur de colocaïne dans le taxi, mais personne ne s'en souciait. On ne se soucie plus de grand-chose quand ça sent la colocaïne. Même Joe était heureux que rien ne se fût passé. Hein, Joe, qu'y s'est rien passé ? S'il s'était passé quelque chose, je m'en serais rendu compte.
Il avait eu une dernière pensée pour l'artiste potelée avant de s'endormir. Le corps de Carlotta n'avait pas interféré avec cette douce sensation d'avoir été si près du bonheur.
— Ça va, Joe ?
Le chauffeur avait fini par s'arrêter pour lessiver la flaque de colocaïne. Sur le talus, Hautetour reprenait son souffle. Comme le bruit courait que quelque chose avait empoisonné les réserves communautaires de colocaïne, Joe n'était pas tranquille. Il ne se fournissait plus depuis une semaine, ce qui expliquait sa nervosité. S'il avait été moins nerveux, Nora lui aurait accordé une attention plus sereine, il en était persuadé, mais à qui reprocher cette faillite ?
— Vous êtes en retard, dit le Coordinateur.
Joe s'en fichait, d'être en retard. Il arrivait toujours le dernier parce qu'il rencontrait des gens sur sa route. En quoi cela regardait-il le Coordinateur qui était un type fabriqué par des parents pressés ? Il le fustigea du regard. Joe haïssait ces aristocrates qui continuent de se prendre pour le meilleur de la société des hommes assemblés en nation. Fabrice de Vermort détestait les types incapables de trouver au moins un héros dans leur généalogie de minus habens. Heureusement, Fabrice de Vermort n'était pas du voyage. Il en avait seulement conçu la prévision. Comme il souffrait d'un deuil récent, on avait demandé aux stagiaires d'être compréhensifs. Ce que Joe Cicada n'était pas prêt à concéder à un hobereau. Ils se retrouvaient toujours dans les mêmes circonstances : Fabrice de Vermort venait d'essuyer un coup dur et Joe n'avait pas rencontré l'âme sœur. Ça les rendait incompatibles et le stage en faisait les frais. Mais, cette fois-ci, Joe n'était pas stagiaire. Il intervenait. Il avait préparé un gros dossier sur les états affectifs du voyageur. Il en connaissait un bout sur ce sujet délicat. Fabrice de Vermort craignait les dépassements d'horaire.
— On peut jeter un œil ? demanda-t-il après les rituels de discorde.
Joe balança le sommaire sur le bureau récemment encaustiqué. Une statuette nue riait aux éclats dans son vert-de-gris.
— Je vais l'afficher, dit Fabrice.
Il sortit dans le couloir avec une poignée de punaises. Joe avait la nausée. Une légère nausée qu'il ne pouvait pas attribuer à l'irritation provoquée par le comte Fabrice de Vermort. Des relents de colocaïne envenimaient son estomac.
— Si vous ne vous sentez pas bien, dit Fabrice en reprenant sa place derrière le bureau, vous pouvez prendre la journée.
Il considéra le corps instable de Joe.
— Ça se fait, dit-il, les jours d'arrivée...
Joe refusa d'un geste de la main. Il avait révisé le premier chapitre dans le train. Il tenait son sujet. Si je m'endors, pensa-t-il, je ne serai plus capable d'en parler.
— Je vais me débarbouiller, dit-il en se redressant. J'ai pas eu le temps dans le train.
Pourquoi n'avait-il pas eu le temps ? Joe Cicada n'était pas du genre à se réveiller une minute avant l'arrivée à destination. Fabrice n'avait pas beaucoup d'estime pour ce voyageur ingrat, mais il reconnaissait un homme rigoureux quand il en voyait un. Il voyait Joe depuis des années et jamais un retard n'avait affecté sa toilette. S'il arrivait une heure après les autres, c'était pour se faire remarquer et pour imposer sa personnalité de communicateur indispensable aux opérations de propagande fomentées par le système. La mission « Jupiter » embarquait de simples curieux comme sujets d'expérience. Joe devait se taire ou disparaître. Fabrice surveillerait de près ses interventions sur un sujet aussi épineux. Joe avait l'art des allusions qui jettent le doute dans l'esprit des personnes sensibles au risque. Joe en savait trop. Dogson l'avait pourtant choisi comme partenaire. Dogson avait besoin du meilleur informaticien et il se moquait des ambitions que Joe affichait en matière de psychologie du voyage. Dogson était le meilleur biologiste de son temps et la pire des personnes avec qui partager l'existence. Sa femme et ses enfants étaient les témoins atterrés de ses dispositions affectives. Et il avait peut-être un compte à régler avec Joe qui était un ami d'enfance de Pamela Dogson. Fabrice redoutait un conflit depuis des années, mais jamais Joe ni Dogson n'avaient donné le moindre signe d'agressivité réciproque. Ils se comportaient comme des types que leur travail passionne. Ils étaient... exemplaires du point de vue du système, lequel avait ses raisons secrètes, cela allait sans dire et Fabrice n'en était pas la dupe. Dogson ne commentait jamais les retards de starlette de Joe Cicada. Il attendait sagement et reprenait ses activités comme s'il n'avait pas attendu, c'est-à-dire perdu un temps précieux que Joe lui chouravait sans contrepartie. Fabrice les haïssait.
Carlotta avait trouvé la première pustule sur son propre corps, un peu avant la mise en hibernation. Elle s'était dénudée derrière le paravent et le miroir oblique lui avait montré l'importance de l'évolution de la maladie. Ensuite, elle était entrée dans le tube et elle avait attendu le sommeil. Réveillée par le système interne, elle avait d'abord pensé à la maladie et recherché la pustule sous son aisselle. Il y en avait plusieurs maintenant. La maladie n'avait pas hiberné. Il y avait des pustules disséminées sur tout le corps. Joe ne l'avait pas regardée assez attentivement lorsqu'elle s'était présentée nue devant lui pour qu'il constatât la gravité des faits. Il avait détourné un regard offensé et lui avait ordonné de s'habiller. Le corps inerte de Dogson gisait sur le dallage métallique, sans trace de lutte ni de sang. Un corps simplement immobile avec les caractères de la mort inscrits dans le regard et la crispation. Elle était terrifiée. Le problème n'était plus la maladie, mais l'état mental de Joe, ce qui expliquait que le système avait pensé à elle. On ne pouvait plus rien pour Dogson.
Joe dormait. Il dormirait autant de temps que le système l'avait décidé. Elle sortit pour observer le corps de Dogson. Elle le ramena dans la capsule, rétablit la pression et ouvrit le scaphandre. Dogson était malade. Pourtant, d'après ce qu'elle venait de constater, Joe ne l'était pas. Du moins pas encore, car si la maladie se transmettait, elle était en lui depuis qu'ils avaient fait l'amour. Elle abandonna le corps de Dogson à l'espace et le regarda s'éloigner lentement. Elle n'en aurait pas besoin comme sujet d'expérience. Elle ne manquerait pas de sujets si la maladie avait évolué malgré l'hibernation. Joe serait heureux de constater qu'elle les avait libérés du fantôme de Dogson pendant un sommeil qui deviendrait alors réparateur. Elle devait penser à l'avenir. À leur avenir. Et ne pas interférer avec le système interne que Joe avait démasqué au risque de faire l'objet d'une décision discriminatoire. Elle attendit sagement qu'il revînt à une réalité préoccupante. Cela ne pouvait pas prendre plus de deux ou trois quarts, surtout si le système parvenait, comme elle était en train de le demander, à accélérer les fonctions du sommeil. Dans la salle d'hibernation, les corps s'agitaient comme si les esprits qu'ils contenaient étaient en proie à une terreur insoutenable. Elle ne voyait aucune pustule. Joe n'avait pas parlé de pustules, seulement de convulsions.
Elle avait des rapports cordiaux avec Fabrice de Vermort qui pourtant se déclarait sans pudeur aux femmes animales qu'il prenait pour des idiotes. Il s'était déplacé de son bureau pour venir la saluer. Elle était en conversation avec Joe Cicada qui venait d'arriver en retard comme d'habitude.
— Tiens ? Vous voilà enfin. Figurez-vous qu'on vous attendait. N'est-ce pas, ma chère Carlotta ?
Joe répondit par une plaisanterie stupide. Carlotta se priva d'en rire en présence d'un Coordinateur qui avait le pouvoir de l'écarter de la mission sans motiver sa décision. Elle n'était que la doublure de Joe Cicada et celui-ci ne s'intéressait qu'à son contenu, ce qui ne l'empêchait pas d'abuser des plaisanteries grossières quand il éprouvait le besoin de clouer son bec à Fabrice de Vermort. Elle avait assisté à deux ou trois autres assauts, elle ne savait plus maintenant dans quelles circonstances. Fabrice la traitait en témoin de sa déconvenue face à un Joe Cicada qui ne cachait pas sa haine ni son orgueil. Joe était tellement indispensable que William Dogson lui-même était intervenu pour saper l'influence de Fabrice de Vermort. Mais ce matin-là, Joe n'était pas dans son assiette et il n'avait pas assisté à la réunion de bienvenue organisée par les stagiaires, dont Carlotta qui s'était occupée des boissons. Joe était allé se coucher et Fabrice avait transmis des excuses sans explications claires. Joe était crevé, devait-on comprendre. Un stagiaire l'avait vu ce matin à la gare, frais et pimpant comme s'il n'avait pas ouvert l'œil de la nuit. Et maintenant, Joe était crevé. C'était insensé. Dogson paradait en vantant les qualités de son principal partenaire. Ils partageraient les commandes du Outer System Enterprise pendant le voyage aller. C'était...
— ...inoubliable d'avance, claironnait Dogson en sifflant les compositions liquides de Carlotta.
Puis Dogson l'avait trouvée « charmante ». Elle n'avait cédé qu'à une impulsion, ce que Joe, en amateur éclairé de la chose psychologique, aurait jugé fort éloigné du concept de pulsion qui avait sa faveur au moment de convaincre son interlocuteur de l'importance des thèses qu'il défendait au lieu de les enseigner comme il était censé le faire. Puis Joe avait donné sa première conférence et tout était rentré dans l'ordre. Fabrice exhibait un visage serein sur le seuil de son bureau devant lequel le passage était obligé si on voulait assister à la science de Joe. Dogson n'hésitait pas à repasser autant de fois que le méritaient les contenus indispensables de Joe le Cravateur, comme il l'appelait. Carlotta, au cours d'une deuxième séance où l'impulsion était moins évidente, demanda de quelle cravate il s'agissait.
— Mais celle de Vermort, voyons !
Pauvres cons, pensa-t-elle sous la pression d'un corps qui s'abandonnait à ses exigences. Mais Joe avait sa préférence. Il était... accessible.
Cependant, elle avait ordre de le tuer. Elle profita de son sommeil pour lui injecter le poison. Il commença par chercher à se réveiller et fut bientôt en sueur. Sans se rendre compte du baroque de la situation, elle lui épongeait le front avec un linge, lui parlant doucement comme s'il était maintenant nécessaire de l'accompagner. Le système interne avait perdu sa voix à la suite d'une manœuvre de Joe. Elle entendait les rotations désespérées des disques derrière les cloisons. Elle n'avait jamais sondé les murs. Joe s'en était chargé depuis quelques jours. Il suivait une piste. Il avait retrouvé sa tranquillité légendaire de voyageur mille fois mis en difficulté par des obstacles apparemment infranchissables. Ne connaissait-elle pas toutes ces histoires que Joe racontait à sa manière pour illustrer son propos ? Il supprimait les personnages rebelles et les faits contradictoires. Dans sa bouche, le récit devenait un fil à suivre, une série d'épisodes parfaitement enchaînés qui aboutissaient à l'endroit même où il prétendait exister pour en être le narrateur infatigable. Elle avait été cette élève assidue. L'avait-il choisie ou bien s'était-il contenté de fausser les paramètres du système pour lui imposer ce choix ?
Maintenant, il s'agitait derrière ses propres paupières, incapable de sortir de lui-même et contraint à une immobilité douloureuse qu'elle mesurait mentalement. Le poison était une substance complexe mise au point par l'inventeur même de la colocaïne, le docteur Omar Lobster. Le khinoro était en quelque sorte l'antidote de la colocaïne. Mais c'était un poison d'une lenteur désespérante. L'empoisonneur était condamné à l'attente. Cela pouvait durer des jours. Elle ne s'était pas préparée. Elle avait attaché le corps ensommeillé de Joe avec les sangles prévues pour les exécutions capitales. Le poison et les sangles se trouvaient dans un coffre dont seul le commandant de bord avait la clé. Clé numérique que le système lui communiqua après une courte recherche. Les sangles étaient en cuir, un cuir solide qui avait appartenu à une bête. Les boucles avaient été forgées par un homme. Elle avait longuement respiré l'odeur de la graisse animale qui enduisait le cuir. Le poison rutilait dans l'ampoule transparente d'une pompe automatique. Lobster l'avait voulu rouge, sans doute par goût du contraste. Ou pour qu'on eût l'impression de transfuser du sang. Elle attacha soigneusement le corps et prit le temps d'installer la pompe et l'aiguille qu'elle enfonça dans une veine du cou. Elle parlait inutilement à un système qui ne pouvait pas non plus l'entendre et elle reprochait à Joe de l'avoir réduite à une solitude atroce. Mais le système agissait. Joe n'avait pas coupé les circuits optiques et le système voyait. Il calculait dans la géométrie d'un espace qu'il connaissait bien et où les corps n'étaient que des évènements sans importance globale. Quand elle se décida enfin à mettre la pompe en route, elle s'aperçut que le système s'en était déjà chargé. Elle le remercia à voix basse, puis regarda les murs en les implorant de supprimer la souffrance, un paramètre de l'exécution capitale dont les effets n'apparaissaient pas à la surface du supplicié. Cela se passait derrière les paupières. Quand elles cessaient de s'agiter, on pouvait être sûr que le supplicié n'était plus de ce monde. Il ne restait plus qu'à le protéger de l'influence de Gor Ur, mais c'était l'affaire du système. Le corps pénétrait dans la cloison et on ne le revoyait plus. Il arrivait même qu'on n'y pensât plus. Que pouvait-on espérer de mieux ?
Hautetour entra dans le bureau de Fabrice de Vermort à sept heures du matin. La porte était ouverte. Il entra après avoir jeté un œil amusé sur ce décor rococo que Fabrice avait dû importer de son propre château. Hautetour possédait aussi un château, mais il n'en exportait pas les vaines apparences. Fabrice voulait plus simplement imposer non pas ses goûts, qui demeuraient secrets, mais sa position de hobereau frappé par l'obligation de travailler pour se nourrir. Hautetour se planta devant la fenêtre pour observer le réveil du Centre Américain des Explorateurs de l'Univers. Cette organisation d'horloge l'exaspérait. Il aurait eu du mal à s'adapter. Il remerciait presque la Police de lui offrir les avantages d'une aventure moins prévisible. La délinquance et le crime n'avaient heureusement rien perdu de leur charme ni la justice de son secret. On pouvait encore se poser les bonnes questions au lieu de suivre des fils qui compliquaient l'existence au point de la rendre impossible à raconter. Mais on avait besoin d'espace. Et on n'avait pas trouvé d'autres dimensions, ni le moyen de s'allonger dans l'infiniment petit. Dieu est grand, disaient les religions de l'Histoire, jamais petit. Et surtout, il était là, pas ailleurs. Il y avait du vrai dans ces inepties mystiques. Le seul chemin était celui de la distance et du temps. Comment peut-on s'imaginer que c'est possible ? Le recours à l'épopée, jadis si prisé de l'homme lent et approximatif, et naguère encore pratiqué par l'homme doué de vitesse et de précision, eût été taxé de folie et rudement extirpé du cerveau. L'imagination ne devait plus son nom qu'à la complexité. On calculait, on ne racontait plus. On avait remplacé les conteurs par des calculateurs, et comme les machines exécutaient mieux et plus vite, l'homme s'adonnait à la surveillance et à l'enquête. Troubles passions de l'existence dont l'enfance faisait les frais. Mais Hautetour n'avait pas d'enfant pour lui compliquer la vie. Par contre, Fabrice ne se sortait plus du labyrinthe où l'avaient placé ses erreurs conjugales. Il y avait les deux portraits de sa descendance sur son bureau, bien en évidence pour qu'on ne se trompât pas. Tronpapa. Encore un effet du khinoro. On allait finir par raconter n'importe quoi au lieu de donner la leçon de son époque. Il alluma un atroce cigare. Troceci. Le retour de Malherbe à proximité des oreilles. Fabrice en profita pour revenir.
— J'arrive du centre directeur, dit-il sans saluer. Il semble que...
Il s'interrompit en voyant Hautetour.
— Pierre Marie Joseph ! Si je m'attendais... !
— On a retrouvé le doigt, dit Hautetour.
— Le doigt accusateur ?
— Quoi voulez-vous ?
— Et vous l'avez... ?
— À votre disposition, monsieur le comte.
Fabrice se pencha. Le doigt de Muescas était conservé dans une ampoule. La soudure s'entortillait autour d'un anneau.
— Ils ont même prévu un moyen de le suspendre, dit Hautetour en grimaçant.
— Ils sont écœurants. Je les connais.
— Je ne comprends pas pourquoi vous nous empêchez de le détruire, dit Hautetour qui ne s'intéressait pas vraiment à la question.
— Je ne sais pas, dit Fabrice. Peut-être que ce doigt...
— Le doigt de Muescas ?
— Si vous voulez...
— Mais C'EST le doigt de Muescas !
— Je n'en doute pas. Je ne sais plus... !
Fabrice s'effondra dans son confortable fauteuil de direction. Il se balança pour agiter sa tête sans avoir à la prendre à pleines mains. Hautetour souffrait.
— Ne vous mettez pas dans cet état, dit-il en cherchant un endroit où se poser. Notre enquêteur est route. Frank Chercos lui-même.
— Hé bé !
Frank Chercos, ce n'était pas rien. Mais il n'était peut-être pas utile de dire dans quel état le célèbre limier avait quitté le territoire national. Plus mort que vif !
— Il trouvera, dit Hautetour en pesant ses mots. Il trouve toujours.
— Il n'a pas trouvé qui a tué Omar Lobster.
— Omar Lobster est vivant ! Personne ne l'a tué !
— Ceci reste à prouver, mon cher Pierre Marie Joseph !
Des doutes. LE doute. Les gens savent ce qui vous fait mal. Le balayeur aime la poussière malgré lui. Le poinçonneur aime les trous. L'aviateur aime l'air qu'il prend quand il raconte ses vols de nuit et de jour. Le policier n'aime pas le doute systématique. Il préfère l'accusation provisoire, la dénonciation abusive qui fait la preuve de son utilité, la calomnie qui affûte les caresses, le silence qui condamne parce qu'il parle trop et trop fort. Mais la douleur n'atteignait pas le cœur de Hautetour. Elle n'agissait que sur son cerveau.
— Ils ne se sont aperçus de rien, dit-il après s'être abondamment raclé la gorge.
— Vous voulez dire qu'ils ne savent pas qui leur a volé ce doigt si important pour la procédure. Cacamola sera furieux... !
— Je veux dire qu'on l'a remplacé par un autre doigt.
— Et qui est l'heureux élu ?
Hautetour ne pouvait plus qu'offrir le spectacle de son sourire. Il montra ses dix doigts.
— Pas moi en tout cas ! clama-t-il.
— Pardi ! s'écria le comte. Un tel sacrifice !
Ils éclatèrent de rire juste au moment que Joe Cicada venait de choisir pour s'annoncer à travers le carreau opaque.
— Joe ? fit le comte.
— Je voulais vous voir au sujet de ce que vous savez, dit Joe.
Hautetour se tordait le ventre.
— Mais... dit le comte. Je ne sais rien... !
Joe entra.
— Entrez, dit le comte décontenancé.
Joe se figea un peu en voyant Hautetour et celui-ci cessa de rire en voyant le seul témoin vivant de l'état de Frank Chercos. Situation tendue.
— Vous connaissez, au moins de réputation, notre célèbre astronaute Joe Cicada... ?
— Peut-être pas si fameux que Frank Chercos, dit Joe.
Hautetour se leva pour secouer cette main.
— Nous nous connaissons in vivo, dit-il en riant encore un peu.
— Nous avons la même maladie, dit Joe qui riait lui aussi.
Il n'y avait plus de raison de ne pas rire. Fabrice éclata de rire en voyant l'ampoule où flottait le doigt de Muscas. Joe la regardait aussi. La situation se compliquait. Joe était perdu.
— Ce que je sais... ? fit Fabrice en se collant à Joe qui n'apprécia pas l'odeur d'après-rasage.
— Pour la doublure ? voulais-je dire avant d'entrer sans le vouloir dans un secret qui ne m'apparaît que par le petit bout de la lorgnette.
Hautetour s'interposa entre le doigt et Joe.
— Nous collectionnons, dit-il. Vous aimez les fragments humains ?
— Je les adore ! dit Joe.
Fabrice fouillait déjà dans un dossier.
— Je n'ai pas la photo, dit-il enfin, mais vous pouvez me croire : c'est un morceau de choix. Tout à fait ce qui vous...
— O.K., dit Joe.
Il jeta un œil amer sur la fiche que le comte lui présentait sans se décider à la céder entièrement. Joe consultait les mensurations. Il avait l'air satisfait, autant que peut l'être un type à qui on supprime la photo. Ce qui l'ennuyait un peu, c'était cette unique proposition. D'habitude, il avait le choix. Il aimait bien choisir. L'hésitation le fascinait un peu.
— Je comprends, dit le comte, mais cette fois-ci...
— Peu importe ! dit Joe qui tentait d'oublier ce qu'il avait vu.
Il avait peut-être eu tort de parler de Frank Chercos. Il n'avait jamais su retenir sa langue. Il avait un goût immodéré pour le sarcasme et la satire. Ça le sauvait quelquefois de la morosité, mais il n'avait en ce moment aucune raison de se sentir morose.
— Je l'appellerai au téléphone, dit-il tandis qu'il atteignait la porte.
— Si vous préférez l'intégrité, roucoula Hautetour en élevant l'ampoule dans la lumière rose de ce petit matin tranquille.
Joe ricana. Entre la présence obsédante du doigt tournoyant dans son liquide et les mensurations masquant le vrai visage de celle qu'il allait posséder pour une somme rondelette, il n'avait plus le choix.
— En effet, dit Hautetour.
Le comte referma doucement la porte derrière Joe et le tira par la manche jusqu'au bureau où Hautetour attendait en agitant l'ampoule comme un verre où le vin annonce un instant d'éveil à l'éternité.
— Sans toi, dit-elle, je n'irai nulle part.
Il luttait contre une douleur lointaine et tenace.
— Qu'allons-nous devenir ? dit-elle.
Elle pleurait. Il tentait vainement de se redresser. Il envoya valser la pompe et tout l'attirail.
— Je ne vois plus Dogson, dit-il.
Il regardait dans le hublot. La potence se dressait dans l'écran noir de l'espace.
— Je l'ai envoyé au diable ! dit-elle.
— Sans Dogson... commença-t-il.
Elle acheva de le libérer en ouvrant les boucles d'acier. Il sentit pour la première fois l'odeur de la graisse qui enduisait le cuir. Ses jambes ne répondaient plus.
— Si je suis... marmonna-t-il en les explorant fébrilement.
Il ne sentait pas ses mains. Il s'en servit pour la toucher. Rien. Il ne sentait plus rien. La colocaïne n'aurait peut-être plus d'effet sur lui, sur son avenir. Il désira alors la mort de cette femme. Elle le lisait dans ses yeux. Elle avait eu la force de les ouvrir avant que... ce n'était pas la mort qu'il avait vue de près... seulement la douleur. Il fallait s'en convaincre.
— Je ne vivrais pas longtemps, dit-il.
Il réussit à s'asseoir. Elle lui tendit une poignée de pilules qu'il avala. Il avait besoin de cette chimie. Elle savait ce qu'elle faisait, comme elle l'avait su en mettant en œuvre la procédure d'exécution capitale. Il la voyait comme s'il ne l'avait jamais aimée. C'était une vulgaire putain.
— Nous ne sommes pas connectés à la Terre, dit-il. Le système est autonome. Je lui ai coupé le sifflet parce qu'il m'énervait. Mais il voit.
— Il voit... ? bredouilla Carlotta en regardant autour d'elle comme si elle était épiée par un danger imminent.
Il devina cette terreur. Il allait s'en nourrir désormais. Il ne vivrait pas assez longtemps pour aller au bout de la mission, mais le plaisir était à sa portée. Belle compensation.
— Tu peux voir avec lui, dit-il. Il suffit...
Il souffrait trop. Elle lui ferma la bouche.
— Plus tard, dit-elle.
Elle commandait la manœuvre du brancard où il n'arrivait pas à se libérer d'une immobilité de paralytique. Dans sa chambre, elle alluma les lampes murales. Il était cerné par la lumière. Elle l'abandonna. À quoi allait-il lui servir maintenant ? Qui était-elle ? Pourquoi elle et lui ? Il doutait que Dogson fût perdu pour toujours ? Il y avait sa doublure. Les autres aussi. Et la maladie. Ce qu'il savait. Ce qu'il ne devait pas savoir. Ce qu'il cherchait encore malgré la lassitude. Le système n'avait plus la parole. Mais il voyait. Il entendait aussi. Le système était un personnage muet avec lequel il fallait consentir à partager l'existence. Une existence vouée à l'échec. Qui survivait ? Qui témoignerait ? Que restera-t-il de moi ?
— RIEN. LE TEMPS CONFINE AU SUICIDE. IL ARRIVE UN MOMENT OÙ IL N'EST PLUS VIVABLE DE CONTINUER D'EXISTER. COMMENT AVEZ-VOUS PU IMAGINER L'ÉTERNITÉ SANS EN AVOIR D'ABORD TROUVÉ LE COMPLÉMENT NÉCESSAIRE ?
Elle revint avec de la nourriture.
— Il a raison, dit-il. Si nous voulons être ce que nous ne sommes plus, il faut trouver la différence.
— Je t'ai cuisiné un morceau de mouton avec des patates, dit-elle.
— Ce sont les balles ? demanda Hautetour.
Elles étaient en argent. Il n'y avait pas d'autre moyen d'en finir avec cette crapule.
— Ce n'est pas une crapule, dit Hautetour.
— Ce qui ne vous empêchera pas de le tuer, gloussa Fabrice de Vermort.
Hautetour grogna. Il n'osait pas toucher aux cartouches. D'ailleurs, sa main était moite. Fabrice referma la boîte et la lui tendit.
— Je vous souhaite...
— Ne me souhaitez rien, dit Hautetour en empochant la boîte. Je ne vais pas plus loin que la mer. J'aurais détesté un pareil voyage.
Un sourire s'était figé sur les lèvres de Fabrice.
— Comment va Gisèle ? demanda Hautetour.
— Elle veut voyager pour oublier. Je vais la satisfaire. Nous avons les moyens d'une longue absence. Mon remplaçant...
— Je serai de retour à la fin de la semaine.
— La mission « Jupiter » commence dans un mois. Nous avons le temps de...
— Le temps n'a plus de secret pour nous, mon cher Fabrice.
Hautetour disparut comme il était venu, par la petite porte.
— Joe ! Joe Cicada !
Joe apparut.
— Monsieur le comte... ? dit-il en élevant l'ampoule contenant le doigt de Muescas.
— Elle vous plaît ?
— Terriblement, monsieur le comte !
— Elle est à vous. Vous savez ce qui vous reste à faire.
— Oui, monsieur le comte.
Encore la petite porte. Fabrice se posta à la fenêtre. Le Centre Américain des Explorateurs de l'Univers était entièrement réveillé. Quelle fourmilière ! Quelle complexité des graphes ! Fabrice aimait les hommes au travail. Il aimait organiser le travail. Il aimait aussi l'inventer. Il aimait ce pouvoir considérable. Prétendait-elle le condamner à l'inactivité ? Cette fois, il ne la raterait pas. Elle ne lui ferait pas perdre le temps précieux d'un vrai voyage dans l'inconnu. Gisèle l'exigeante. Gisèle l'inassouvie. Gisèle l'inévitable. Fatale et méprisable. Il actionna l'interrupteur de l'interphone :
— Beckie ?... Un aller-retour pour Polopos. Je serai de retour avant dimanche. Branchez le système holographique. Ils n'y verront que du feu. Vite !...
Il aspira l'air tiède de l'été, puis vagit : « ...mon amour. »
Épilogue
Récit d'Anaïs
Lorenzo, pan y vino
— Elle est maintenant entrée dans l'éternité. Réjouissons-nous avec elle. Et pardonnons à son assassin.
Fabrice s'écroula au bord de la fosse qui n'était d'ailleurs pas destinée à Gisèle. Un groupe de pauvres bougres attendait un peu plus loin, entre les tombes, que notre triste attroupement se désintégrât au dernier tintement du goupillon sur le couvercle de l'urne où reposaient les cendres de Gisèle. Mike avait posé l'urne sur une stèle endimanchée de croix et de pompons. Chacun s'y confessa, morne et fatigué, puis le prêtre provoqua l'évanouissement de Fabrice près de la fosse creusée en pleine terre au bord de laquelle sa tête se renversa. Il semblait, la tête à l'envers et les bras en croix, regarder la muraille de terre et lui demander ce qu'il n'avait jamais osé demander à une autre institution de la nature.
— ¡Dios mío ! s'écria le prêtre et il retint le pauvre Fabrice par les pieds et un des pauvres bougres vint l'aider à hisser le corps flasque de Fabrice sur le tas de terre où les cailloux se sont mis à remuer avec un bruit sinistre.
Fabrice revenait à lui. Il fit signe qu'on le laissât tranquille. Il glissa un peu sur la pente du tas de terre et alluma une cigarette dont il jeta les premières cendres dans la fosse en regardant les pauvres bougres qui avaient posé le cercueil de leur défunt en plein milieu de l'allée sur le gravier net et crissant. Le curé insista. Mike lui tendit l'étole un peu salie et le goupillon qui avait aussi traîné par terre. Il n'y avait rien à faire pour Fabrice. Il était devenu fou le jour même de la mort de Gisèle, dans l'après-midi, sous un soleil écrasant qui avait commencé à faire fondre la glace sur la porte de l'armoire où était couché le corps de Gisèle. Il avait voulu la voir une dernière fois, il voulait voir ce visage qui avait été son seul miroir durant des années de bonheur incertain et il n'avait pas pensé qu'elle aurait les yeux fermés. Il ne vit même pas la chair tranchée au niveau du cou ni la balafre livide entre les cheveux. Elle avait les yeux fermés. Il aurait tant voulu voir ses yeux, mais c'était impossible. De retour à l'Esperanza, il était devenu fou, il s'était mis à rechercher le silence absolu et il invita chacun à le construire avec lui. Ce fut une soirée triste et pénible, sans dialogue, sans bruit, sans rien. Fabrice dansait autour de la piscine, pieds nus et une baguette à la main pour orchestrer le silence. Il fallait se taire. Il suffisait d'accepter.
Au cimetière, Mike avait rassuré le curé. Il avait rassuré tout le monde. Il n'y avait pas à s'en faire. Il s'occupait de Fabrice. Il ferait tout ce qu'il fallait faire. Si Fabrice avait envie de fumer des cigarettes assis sur ce tas de terre, les pieds gigotant au bord de la fosse, sous le regard patient et désolé des pauvres bougres qui attendaient religieusement qu'il s'en allât, alors il ne servirait à rien de lui faire comprendre qu'il empêchait une cérémonie aussi triste et douloureuse que celle qu'il venait de vivre au fond de sa folie circulaire. Il fumerait toutes les cigarettes qu'il voudrait et les pauvres bougres attendraient, chuchotant des conseils de patience au curé trépignant qui ne manquerait pas de chercher à mettre fin à cette mélancolie désastreuse. Voilà ce que pensait Mike. Il avait toujours quelque chose à penser chaque fois qu'on faisait preuve de mélancolie en sa présence. C'était un bon compagnon de mélancolie, Mike. Il était l'être au monde dont Fabrice avait le plus besoin à ce moment terrible de sa vie.
Nous quittâmes le cimetière sans Mike ni Fabrice. Quand je repassai, à bord de la Chevrolet, devant la grille entrouverte, à travers les barreaux noirs je pus voir Mike qui parlait au curé et Fabrice debout au milieu du groupe de pauvres bougres, l'air hagard, ayant abandonné ses mains aux mains d'une vieille dont les lèvres remuaient de la même façon mécanique et régulière que celle d'un automate. Ils étaient tous en train de se mettre d'accord sur les modalités de la folie.
Un peu plus tard, j'étais avec Olivier et Amanda au bord de la piscine. Olivier buvait le soleil, nue sur la margelle du bassin où scintillait un jet d'eau traversé d'arc-en-ciel ; avec cette avidité qui ne m'a jamais inspiré que la distance à laquelle je me tiens toujours de son corps, elle s'offrait sans partage au soleil et à l'eau, loin de tout et d'elle-même. Plus précieuse et moins essentielle, Amanda dégustait des morceaux de crabe, paresseuse, molle, presque inutile.
— Pauvre Fabrice, disait-elle. Est-ce que tu crois qu'il pense encore à sa propre mort. Je crois qu'il est fou de rage. Il est parfaitement lucide. Mike ne se rend pas compte. Il se fait des idées fausses sur la folie et ce genre de choses. Ne crois-tu pas qu'il se trompe ? Il veut toujours jouer un rôle. Il a quelque chose à se faire pardonner.
— Ce soir, il sera plus ivre que jamais, dis-je.
— C'est comme ça qu'il finit par se rendre inutile. Il ne sera d'aucun secours pour ce pauvre Fabrice. Non. Pas pauvre. Triste. Est-ce que j'ai raison, Anaïs ?
— Ce sont les mots qui sont inutiles. Ils ne peuvent même pas jouer leur rôle de lien entre les morts et les vivants. Mike n'en sait rien. Il croit dur comme fer à la tradition. L'humanité est une chaîne, ou un arbre, ou une géométrie circulaire, ou n'importe quoi qui ait un sens, une charpente en équilibre même précaire, voilà ce qui rend inutile toute manière de le dire. Le reste est un labyrinthe où le sens est perdu pour toujours. À quoi bon s'y engager ? Ce qui n'a pas de sens est décourageant et ne finit pas forcément par en avoir un. Mike devrait réfléchir à tout ça. Fabrice a écrit des choses fantastiques sur ce sujet. Il ne les écrira plus mais peu importe puisqu'il a fait le tour de sa mémoire.
— Anaïs ! Anaïs ! s'écrie Amanda. Tu vas me rendre folle !
— Tu n'es pas obligée de m'écouter. Qu'est-ce qui te prend de manger autant ? Tu vas te transformer de cette manière. Tu veux te transformer ?
— Je VAIS me transformer de toute manière et pas plus tard que maintenant.
— Tu m'intrigues. Tu me déçois.
— Anaïs ! Je suis enceinte. Je me dédouble. Je suis en train de donner la vie ! À qui ?
Elle disait ça sans emphase, elle n'y croyait peut-être pas tout à fait, ou bien elle avait des projets en formation dans son esprit de solitaire et d'obsédée. Mike était un sacré menteur. Un farceur à la noix.
— Mike ! Ce n'est pas Mike. Comment veux-tu que ce soit Mike ? Tu te rappelles Jean ? Elle est enceinte elle aussi. On en a parlé toutes les deux. On a ri. Bon Dieu qu'est-ce qu'on a pu rire ! Enceintes de Lorenzo, voilà ce qui nous arrive. Tu ne peux pas savoir. Ça non ! Personne ne peut savoir.
Sous le jet d'eau, Olivier ricanait.
— Anaïs passe toujours à côté de l'essentiel, dit-elle.
Son pied brisait le jet d'eau.
— En ce moment, elle devrait être avec Fabrice et Mike pour enrichir au moins son vocabulaire, continue-t-elle. Mais non. Anaïs préfère les femmes, si je puis dire.
— De toute façon, Mike veut un gosse, dit Amanda. Ça tombe bien. Jean veut un gosse aussi. Ça la regarde. On va tous tomber d'accord sur le principe. On ne se chamaillera jamais plus. (Elle rit.) Et bien sûr on ne lui dira rien, à ce cher Lorenzo. On fera courir le bruit. Mike adore les bruits qui courent. Olivier, est-ce que l'idée te plaît ? J'aimerais avoir ton opinion.
Olivier sortait de l'eau.
— Ça ne m'intéresse pas, dit-elle en souriant. Anaïs et moi on n'a jamais eu d'enfant. Je ne sais même pas ce que c'est qu'un enfant. Tu le sais, toi, Anaïs ?
— J'ai été un enfant.
— Ça ne suffit pas, dit Amanda. Tu ne peux pas jouer ce jeu-là. Il n'y a rien à comprendre dans l'enfance qu'on a vécue. Il faut assister à l'enfance pour la comprendre.
— Je te souhaite bonne chance, dit Olivier, grincheuse. Qui est Jean ?
— L'amante courtoise de Mike, dit Amanda. Le modèle plastique d'Anaïs. La mère de l'enfant de Lorenzo. Un modèle à la mode. Une amante imparfaite. Une fille de pauvre. Une joueuse ou une calculatrice, je ne sais pas encore. Une amie de passage. Lorenzo nous a ensemencées en même temps. Avec ses deux bites. Elle est très malheureuse et je suis parfaitement heureuse. On est en train de préparer deux destins parallèles. Lequel sera le plus triste ? Le plus pauvre ? Comment dis-tu, Anaïs ? Le plus inutile ?
— Tu ne vas te mettre à pleurer ?
— C'est le jour. Non pas que je pleure Gisèle. Sa mort ne m'affecte pas. Elle avait un penchant pour Mike, vous savez ? Et Mike se penchait sur elle. Sans résultat. Mike se penche toujours sans résultat. Il a beau se pencher, le pauvre, il ne lui arrive jamais rien d'utile, d'heureux... Comment dis-tu, Anaïs ? De riche ?
— C'est exactement ce que je dis.
— Est-ce que ça t'arrive, Anaïs ?
— Je suis presque contente pour Lorenzo. C'est une réussite.
— Ce sale petit proxénète ! dit Olivier.
— Il y a combien de Carina dans sa vie, Anaïs ?
— Comment veux-tu que je le sache ?
— Il ne te fait pas de confidences sur l'oreiller ?
— Il fait ce qu'il veut.
— Voilà bien les hommes ! s'écrie Olivier.
— C'est de toi que j'aurais voulu un enfant ! lui dit Amanda en l'éclaboussant d'un fond de verre qui dégouline entre ses seins de statue.
— Foutaises ! dit Olivier. Les femmes n'ont pas besoin d'enfant pour s'aimer. Ni les hommes d'ailleurs. Ni même les hommes et les femmes. L'enfant, c'est le ciment social. Pas vrai, Anaïs ? (Amanda éclabousse encore Olivier, en riant.)
— C'que vous êtes choux alors ! minaude-t-elle.
— Tu es ivre, non ? dit Olivier d'un air dégoûté.
— Je le suis. Je ne vous aime pas. J'aime Mike. Est-ce que je vais aimer mon enfant ? Est-ce que Mike va l'aimer ? Anaïs, est-ce que tu veux l'aimer à ma place ?
— Tu ferais mieux de te taire, dit Olivier. Tu n'es pas morale. Ça me dégoûte un peu.
— Moi, ce qui me dégoûte, c'est que tu ne sois pas une femme.
— En es-tu une toi-même ? Regarde-toi. C'est très approximatif, tout au plus.
— Tu n'es pas une femme. Tu es un homme, dit Amanda en jetant le contenu de son verre sur les cuisses d'Olivier. Un sale homme de femme !
Elle s'en va, furieuse. Elle croise Mike sur la pelouse. Il est ivre. Il la voit à peine. C'est nous qu'il regarde. Amanda disparaît sous la véranda. On entend les chaises tomber, le fracas d'une bouteille brisée. Mike a pris la place d'Amanda. Olivier est entrée dans le peignoir d'Amanda. Mike lui dit : « Salut, Amanda » et Olivier se mord les lèvres en me regardant.
— C'est fini, dit Mike. Fabrice est foutu, Gisèle est foutue. Il n'y a qu'Amanda qui ne soit pas foutue (il flatte la cuisse d'Olivier). Toi aussi tu es foutue, Anaïs. On est tous foutus. Tu sais le bruit que veut faire courir Amanda ? Parle-lui du bruit que tu veux faire courir, Amanda. Anaïs a le droit de savoir ce genre de chose.
— Je sais déjà. Je suis le premier relais. Je porterai la nouvelle.
— C'est Lorenzo qui va être surpris, pas vrai Amanda ? Ce saligaud aime les femmes des autres. Il torture des enfants et dénature mes amis. Nom de Dieu ! Qu'est-ce qu'il fout sur la terre ? Et pourquoi ?
— Ce n'est qu'un bruit ? demande Olivier.
— Est-ce que je n'ai pas tout compris, Amanda ?
— Si, si, fait Olivier. Tu as tout compris. Je vais voir si Olivier s'est calmée. Il a cassé une bouteille. C'est triste, non ?
— Il avait l'air furieux, dit Mike en secouant la main. Dommage pour la bouteille.
— Il ne la boira pas, celle-là.
— Olivier boit ? dit Mike. C'est triste de penser à un homme comme lui et de se dire que c'est un poivrot. Pauvre Anaïs !
— Va voir ce qu'il mijote, dis-je à Olivier qui s'amuse.
— C'est ça, dit Mike. Rends-toi utile. Prends soin de l'homme d'Anaïs. C'est un bel objet. Le premier de sa collection. Il n'a jamais fait de mal à personne. En tout cas pas à moi. Ce qui n'est pas le cas de ce sacré Lorenzo. Carina m'en a parlé. Bon Dieu ! Quelle innocence ! Le monde penche du mauvais côté.
— Tu l'as déjà dit. Et ça n'explique rien. Lorenzo est un objet d'art. Il ne faut pas le juger. Tu devrais arrêter de boire, Mike.
— Ensuite j'irai me noyer dans l'eau, Anaïs. Mais d'abord dans l'alcool. Je veux passer dans l'autre monde sans m'en rendre compte. Je ne veux rien savoir de ma mort. Je n'ai pas cette curiosité. Est-ce que c'est malsain, Anaïs ?
— Non, je ne crois pas. Ce n'est pas malsain non plus de vouloir en savoir le plus possible.
— Fabrice ne saura rien. Toute sa vie, il a écrit qu'il voulait savoir et maintenant qu'il est sur le point de mourir, il devient fou. Le monde à l'envers. Tout à l'heure, je mourrai nu dans la piscine. Non, pas nu. Je ne suis pas assez beau. Je mettrai mon plus beau costume. C'est beau, un mort dans un costume trempé d'eau, non ?
— Tu devrais cesser de boire et chercher à dormir.
— Je ne veux pas dormir. J'ai trop peur du sommeil. Amanda va avoir un enfant. Il n'est pas de moi. Tu sais qui est le père ?
— Tu me l'as dit et puis de toute façon, Amanda a déjà fait courir le bruit.
— Elle aurait pu m'en parler. De quoi j'ai l'air ? C'était à moi de te l'apprendre.
— Ça n'a pas d'importance, Mike. C'est son enfant.
— Et celui de Lorenzo. C'est le bruit qui court. Qu'Amanda ait un enfant, ça ne peut surprendre personne. Que Lorenzo soit le père, c'est un bruit qui vaut le coup d'être enregistré dans la mémoire. Ma mémoire, Anaïs !
— N'y pense pas. Pense que c'est son enfant. Laisse-le-lui.
— Je ne peux pas. Je ne pourrai jamais ! Je finis de me noyer dans l'alcool et si j'y arrive, je me finis dans l'eau de la piscine, ni vu, ni connu.
— Va dormir. Demande à Amanda de dormir avec toi.
Alors je suis allée chez Fabrice. C'est le Chinois qui m'a ouvert. Il était vêtu de noir et portait un béret sur son pansement.
— C'est vous, madame K. ? Entrez. Fabrice est à l'hôpital. C'est la faute de monsieur Bradley. Il l'a fait boire. Pour oublier, disait-il. On ne boit pas pour oublier, Madame. Pour s'amuser, oui. Sa sœur est là. Je ne crois pas qu'elle refusera de vous recevoir. Nous discutions.
— Sa sœur ?
— Madame Constance. Venez !
La sœur de Fabrice est une grande fille toute sèche. Elle a peut-être été blonde. Elle a de grands yeux presque ronds. Une bouche longue et fine. Le nez aquilin. Elle porte une robe strictement noire, sans bijou, pas de dentelles, même au bord du corsage où l'on ne peut rien deviner de sa poitrine. Elle a de beaux reins. Elle est un peu animale vue de dos. Elle est en train de fouiller dans son sac à main. Elle en sort un paquet de cigarettes et en allume une à la flamme d'un briquet.
— J'ai entendu parler de vous forcément, dit-elle. Il y a tout de même des choses qu'on peut savoir malgré la publicité qu'on fait aux autres qui n'ont évidemment aucune importance. Vous aimez la publicité, madame K. ?
— Comme tout le monde. Il faut se tenir au courant.
— Buvez quelque chose ? Fumez ? Rien ? Je suis toujours un peu nerveuse avec les hommes. Vous aimez les hommes, j'espère. J'ai passé l'âge de me faire aimer, allons. Il faut que j'accepte cette idée stupide. Surtout, ne tombez pas amoureuse de moi. Je peux tomber amoureuse de vous ? (Elle rallume la cigarette qui s'est éteinte. Le briquet claque sur le laque d'un guéridon.) Il faut que j'arrête de raconter des bêtises. Je ne suis pas sa seule héritière, vous savez ? Il y a Jean, bien sûr. Je n'ai même pas assisté aux funérailles de ma belle-sœur. Fabrice est à l'hôpital.
— C'est à cause de monsieur Bradley, dit le Chinois qui compatit.
— Monsieur Bradley a bon dos. Il n'a rien à voir dans cette histoire. Vous connaissez le poète Mike Bradley ? Vous vous connaissez tous. Bien sûr. Tous des détraqués. Des immoraux. Avez-vous gagné beaucoup d'argent avec ce que Fabrice a écrit sans vous le donner ? Je vais vous faire un procès, Madame K.. Vous le perdrez.
— Je suis désolé, dit le Chinois. (Il voulait dire qu'il était désolé d'être obligé d'être le témoin de cette conversation.)
— Moi aussi, je suis désolée, dis-je. J'étais venue voir Fabrice.
— Il est à l'hôpital, dit Constance.
— Je sais. Vous me l'avez déjà dit. À cause de monsieur Bradley, dis-je à l'adresse du Chinois qui opine de la tête, les lèvres au bord d'un verre où clapote un fond de whiskey.
— Mais vous ne pourrez pas le voir, s'empresse-t-elle d'ajouter. Il est enfermé pour de bon. On va l'envoyer à La Villa. Il adore ce genre d'endroit. Il faudra qu'il se résigne à y mourir, si c'est possible bien sûr. Vous connaissez, La Villa ? Où irez-vous finir vos jours ? À La Boère ? La Mothe ? Vous avez les moyens ? Monsieur Gu, servez à boire à ce monsieur, s'il vous plaît. Prenez un siège, voyons.
Elle s'effondre dans un fauteuil et se met à tirer sur sa cigarette. Les volutes semblent s'immobiliser autour d'elle. Elle tente de les chasser, secouant mollement une main qu'elle finit par poser sur son épaule. La cigarette grésille dans l'autre main. Elle regarde une potiche entre le rideau et la baie vitrée.
« Détraqués » dit-elle encore.
Le Chinois lui tend un verre fumant. Elle l'interroge du regard. Il l'a composé pour elle. Elle ne voit pas qu'il est amoureux d'elle. Elle ne voit rien de ce qui la touche. Elle regarde au-delà du cercle de son intimité. Elle ne veut pas qu'on la juge. Elle a vraiment de beaux yeux. Il y a peut-être cinquante ans qu'elle voit avec ses yeux. Pas plus. Elle ne veut pas redescendre. Elle est montée très haut. Cela se voit, Constance.
— Fabrice se calmera, dit-elle. Demain peut-être. Il ne me tuera pas. Il a tué maman. Maman avait tué papa. Qui a tué Fabrice ? Ce n'est ni vous, ni moi, rassurons-nous. Le mal est d'une autre nature. Et Gisèle n'y est pour rien. Vous aimez Gisèle ?
— Je l'ai aimée, si c'est ce que vous voulez savoir.
— Mais je ne veux rien savoir !
— Alors ne posez pas de questions. Je vais m'en aller. Merci pour le verre. (Elle se lève en même temps que moi. Le Chinois est déjà debout. Il prévoit tout. C'est un devin.)
— Vous ne pourrez pas le voir, dit-elle. Je suis vraiment désolée.
— Non, vous ne l'êtes pas. Donnez-moi le nom de l'hôpital. (Elle me le donne. Elle l'écrit sur le dos d'une carte de visite.)
— Mon adresse en France, dit-elle en me la donnant.
— Je ne connais pas la France.
— Moi non plus, dit le Chinois. J'y ai de la famille. (Il réfléchit.)
— La Esperanza va être vendue, poursuit Constance. Telle est la volonté de Jean. Nous ne reviendrons plus dans ces lieux. Qu'en pensez-vous ?
— J'irai vous voir en France. On boira le même vin, Constance. (Je détache bien son prénom après la virgule. Elle me regarde d'un air douloureux. Elle n'a plus rien à quoi s'accrocher. Elle est à la dérive. Depuis combien de temps ? Depuis qu'elle a l'âge de se faire aimer comme une femme ?)
— Vous le reverrez, dit-elle plus calmement. Vous en parlerez ensemble.
— Je lui ai un peu forcé la main, non ? dis-je sans pouvoir m'empêcher de ricaner.
— Il a besoin de collaborer. Continuez de lui forcer la main.
Elle a une drôle de façon de voir les choses. Je lui serre la main. Elle a les doigts longs et doux et une poigne précise. Une musicienne.
— Tu es prête, chérie ? clame un petit homme obèse en arrivant.
— Tu ne veux pas faire la connaissance d'Anaïs ? dit Constance en tendant une main tremblante dans ma direction. Anaïs, c'est Omar, mon époux.
— Devant Dieu et la Nation tout entière, dit Omar. Content de vous connaître. (Il secoue son chapeau.) Allons, Constance, pressons, pressons. Le taxi est dans la cour.
— Nous partons, dit Constance. Nous partons tous.
— C'est une façon d'expliquer ce qui se passe, dit Omar, sarcastique. Nous partons tous comme des voleurs. Sans rien emporter bien sûr. Des disquettes. Des papiers. Des lettres. Tout ce qu'un écrivain peut collectionner dans sa chambrette. Le reste est à Gisèle. Je veux dire : était. De bien belles choses.
— Monsieur Gu s'occupera des chats, précise Constance.
— Monsieur Gu est une merveille, dit Omar. Tout le monde lui fait confiance ici.
— Je m'en honore, dit le Chinois.
— Trêve de flatterie ! dit Omar qui veut imposer son style. Vous rentrez au bercail vous aussi ? Nous habitons la France Constance et moi, vous savez ?
— Comment ne pas le savoir ?
— Elle viendra nous voir un de ces jours, dit Constance qui a enveloppé sa tête dans un foulard.
— Vous serez la bienvenue, dit Omar. Constance aura besoin de vous pour mettre de l'ordre dans les affaires de Fabrice. Elle compte sur vous. Vous lui devez bien ça.
Il s'arrête de parler pour me regarder longuement. Ses yeux sont enfouis sous d'épaisses paupières. Il pince les lèvres et les bouge à peine pour demander une cigarette que Constance lui plante dans la bouche tout allumée.
— On oublie tout et on recommence, finit-il par dire. Constance, allons ! Le taxi...
— ... est devant la porte, je sais.
Ils sont partis. La grande porte en bas du parc s'est refermée. Le gardien est remonté, le dos voûté par l'effort que lui impose le chemin de pierres. Arrivé dans le jardin, il reluque la Chevrolet puis soupire. Il va devoir redescendre quand je partirai.
— Toujours rien sur l'assassin, fait le Chinois dans mon dos. (Je frissonne étrangement chaque fois qu'il m'adresse la parole. Il y a quelque chose de trouble dans son regard. Il sait exactement ce qu'il dit. Je n'aime pas ce genre de type pour qui une conversation est réglée d'avance.)
— Rien, dis-je en m'asseyant. Comment va votre tête ?
— Comment peut aller une tête comme la mienne ? dit-il, l'air désespéré.
— Vous allez rester ici ?
— J'attends monsieur de Vermort. Il viendra demain.
— L'héritier ? Jean ?
— Le principal, oui. Un homme affable.
Sur le chemin du retour à l'hôtel, je me demandai vaguement ce que diable pouvait bien signifier le mot « affable » pour un Chinois qui avait échappé à une hémiplégie carabinée.
— Monsieur de Vermort s'est calmé mais il refuse de voir qui que ce soit, m'expliqua l'infirmière à l'entrée de l'hôpital.
Il faisait une chaleur atroce et je n'avais pas envie de discuter entre quatre vitres teintées où l'air conditionné n'arrivait que par bouffées froides et marquées par l'odeur inévitable de la vaisselle médicale.
— Dites-lui qu'Anaïs veut le voir. Dites-lui que c'est important. Je voudrais le saluer. Je pars demain pour New York.
— Vous habitez New York ! exulta-t-elle.
— Je sais que c'est chouette d'habiter New York mais je ne peux pas vous amener avec moi. Je suis mariée. (Comme elle tend l'oreille à cause du ventilateur :) Mariée. Non ! Je ne veux pas me marier avec vous. Dites-lui que c'est Anaïs...
La voilà qui virevolte contre une des vitres teintées qui s'ouvre sous sa poussée.
— Je vais d'abord en parler au docteur.
— Si vous voulez. Mais faites vite. J'ai un avion à prendre.
— Pour New York ?
— Non pour Madrid.
— Je n'aime pas Madrid. C'est une sale ville. Je vais en parler au docteur.
— Bien, Mademoiselle. Je vous attends.
La vitre teintée se referme. J'ouvre la porte juste en face. C'est par là que je suis entrée. Mais à quoi peut donc servir ce sas d'entrée ? Je suis dehors en plein soleil. Une ancre de marine fait de l'ombre un peu plus loin, géante et inexplicable. Un peu d'eau coule à ses pieds, venant d'un tuyau qui sort de terre, un jet d'eau malade à la pomme mal en point où se battent des fourmis autour d'un papillon. Le sas s'ouvre. Arrive l'infirmière qui fait non avec la tête.
— Je suis désolée, dit-elle. Monsieur de Vermort est d'accord mais le docteur dit qu'il n'en est pas question. Revenez demain.
— Il est tranquille ? Je veux dire : dessaoulé ?
— Là n'est pas la question, Madame. C'est le docteur qui ne veut pas.
— Je vais aller lui dire deux mots à ce docteur.
— Il n'a pas envie de parler avec vous.
— Il vous l'a dit ?
— Revenez demain, Madame. Ne faites pas d'histoires.
J'aime bien cette sensation d'être sur le point d'en faire, des histoires. Y a-t-il une raison valable pour m'interdire de voir Fabrice ?
— Écoutez, Madame. Je le prends sur moi. N'allez surtout pas le répéter. Le docteur fait ce qu'on lui a dit de faire. Il a reçu des instructions. Monsieur de Vermort ne doit voir personne. Pas avant son transfert.
— Son transfert ?
— D'ici deux ou trois jours. Je n'en sais rien. Madame Lobster doit savoir ce qu'elle fait.
— Constance ?
— Comment ?
— Madame Lobster s'appelle Constance. Constance a toujours raison. Le docteur a dû s'en apercevoir. Je peux laisser un mot à monsieur de Vermort ?
— Je ne vous garantis pas qu'il le lira.
— Vous n'êtes pas obligée d'en parler au docteur.
— Justement si. Excusez-moi, j'ai du travail. Je vous envie.
— Ah oui ?
— Pour New York !
Elle pivote sur la pointe de ses pieds et, avant d'entrer dans le sas, elle m'envoie toutes les dents d'un sourire inoubliable. Je ne verrai pas Fabrice. Pourquoi insister ? Pour chercher à avoir raison ? J'ai tort de toute manière. Adieu Fabrice !
Adieu, tous ! Adieu Mike ! Adieu Amanda ! Adieu Olivier ! Adieu Gisèle ! Il n'y a plus de place pour vous dans mon cœur. Qu'est-ce que vous en dites ? Rien. Il faudrait vous poser la question. Je n'en ai plus envie maintenant. Je meurs plus lentement que Fabrice. Mais je meurs. Si seulement Lorenzo pouvait me rester. Mais qu'est-ce que je peux espérer de ses frivolités ? Il ne sera jamais question d'amour. Je suis passée à côté sans m'en rendre compte ou bien je n'y ai jamais eu droit, à cet amour qui donne envie de mourir pour que ça dure le plus longtemps possible. Adieu, tous !
J'arrivai à l'hôtel sur le coup de quatre heures de l'après-midi. Le soleil faisait la barbe. L'ombre paraissait lourde et étouffante. La terrasse était plongée dans un silence religieux. Les touristes, blancs ou chamarrés, se livraient au rituel de l'alimentation, à voix basse, les yeux troublés seulement par le vin. Je rencontrai Lorenzo dans le salon, au pied de l'escalier qu'il descendait comme une danseuse de revue, félin, presque nu, obscène, avec dans le regard cette impertinence qui est le choix du sexe. Son slip avait l'air d'une enseigne publicitaire. Il portait en collier un long et étroit foulard de soie. Tenue de spectacle, presque réglementaire. Les clients le préféraient nu. Il pleurait.
— Gisèle était une amie, après tout ! gémissait-il, la tête appuyée sur un diablotin nu qui tenait la rampe de l'escalier.
Les larmes étaient noires, enfantines. Un peu de rouge coulait aussi de ses lèvres. Il ne s'était pas coiffé.
Pulchérie n'osait pas descendre l'escalier que Lorenzo voulait occuper tout entier de ses larmes colorées et de sa toux précise et lamentable. Elle se tenait debout sur le palier, les mains dans son tablier de scène, un carré de strass et de perles dont les bretelles croisaient ses seins nus. Elle attendait Lorenzo, dit-elle.
— Je me calme et j'arrive, dit Lorenzo. Je vais boire quelque chose. Anaïs, sers-moi un de ces affreux alcools. Un fond de verre.
Je remplis un verre de machaquito. Il l'avala d'un trait, s'empourpra pendant une bonne minute et recracha la liqueur entre les cuisses velues du diablotin.
— J'ai le trac, dit Pulchérie en descendant, regardant ses pieds chaussés de cothurnes. (Elle voulait sourire, elle faisait ce qu'elle pouvait pour sourire, ouvrant la bouche, avec la pointe de la langue frémissant sur sa lèvre.)
— N'en parlons plus, alors, hoqueta Lorenzo qui tenait sa chlamyde à la main.
— Ce n'est pas ce que je veux dire ! s'empressa de préciser la pauvre Pulchérie qui ne se souvenait plus des premiers entrelacs que Lorenzo avait composés pour elle, en fonction de sa beauté particulière (clin d'œil de Lorenzo :)
— Comment tu la trouves, Anaïs ! Chouette, non ?
— Je m'en sortirai si j'arrête de penser à mes seins, dit Pulchérie.
— Ne pense à rien d'autre qu'à danser, dit Lorenzo. Oublie ton corps. Ne pense qu'à la chorégraphie. C'est tout ce qui compte.
— J'y penserai, Lorenzo.
À la culbute de sa coiffure, elle avait collé un papillon d'or et d'argent. Elle le toucha du bout des doigts pour s'assurer de sa présence, inclinant la tête un peu sur le côté. Lorenzo essuya ses larmes dans un mouchoir qu'il sortit de son slip.
— Le spectacle continue, dit-il.
Il s'élança sur la terrasse. Le silence fut à peine troublé par un soupir d'admiration et de surprise. Ses fesses rutilaient dans le peu de lumière, où se croisaient les lacets qu'il s'empressa de dénouer. Le spectacle commençait. Pulchérie s'était cachée derrière la porte et regardait. Elle attendait qu'il lui fît signe. Il improvisait, et elle ne savait pas ce qu'il allait exiger d'elle devant tout le monde. Ses fesses frissonnaient. Elle se tenait sur la pointe de pieds. Des gouttes de sueur ruisselaient sur son dos.
Je montai. La chambre était à l'opposé de la terrasse et je pouvais profiter de ce silence qui ne serait troublé qu'à la fin du numéro de Lorenzo, quand les clients regagneraient leurs chambres pour se préparer à d'autres activités. Je poussai un vaste fauteuil d'osier frais et sonore sur le balcon envahi de bougainvilliers. Je pouvais aussi fumer une cigarette et arrêter de compter sur le temps pour me tranquilliser. Je fermai les yeux. Il faisait presque frais de ce côté de l'hôtel, à cette heure-ci. Un vent d'est parcourait les montagnes et remontait jusque dans le jardin où des thuyas agitaient des cigales. Je partirai demain, non. Après demain. Je ne reviendrai plus, pensais-je. Est-ce que j'avais dit adieu à tout le monde ? Je ne dirai rien à Lorenzo. Il rêvait de Broadway. Il faisait rêver Pulchérie et Carina. Il était le rêve d'Amanda. D'Olivier ? Le connaissait-elle ? Je ne me rappelais pas de les avoir vus ensemble. Il y avait tant de monde autour de Lorenzo, à portée de ma main. Je n'avais plus le temps de rien écrire sur ce monde. Je coupais court à la mise en scène de leur traversée du décor. Qu'avait dit Olivier à Mike au sujet de l'enfant d'Amanda ? Je pouvais me souvenir de ce dialogue, l'écrire et le comparer à n'importe quel autre dialogue pour en tirer une leçon de littérature.
Ce n'était vraiment plus difficile d'écrire, sur n'importe quel sujet, à propos de tout le monde pourvu qu'il fût à ma portée. À ma hauteur. À égale distance de mes yeux et de ma pensée. Je pouvais fragmenter, choisir, supprimer, étirer, galber, fondre, revisiter, dénaturer, briser en mille morceaux. J'étais si proche de me taire, n'ayant rien d'autre à dire que des regrets, des amertumes, des descriptions. Ce que je pouvais dire était la négation de la vie. J'avais besoin de ressembler à ma mort. Je me grimais. Je laissais un corps au destin de poussière. Un corps sans reliques. On m'oublierait tôt ou tard. Cette idée est le contraire de la pensée qui la crée. C'est ça le drame. Il faut accepter de s'être trompée. On n'a jamais donné qu'un spectacle de qualité. On a joué avec le temps. Il ne s'est rien passé au niveau de la pensée. Rien n'a changé. On a eu du bon temps ou on a tout raté au fur et à mesure. Ce qui revient au même à la fin. Ce n'est pas facile de mourir à l'âge où on meurt d'une maladie qui détaille l'horreur de la mort avec une infinité de précautions. On meurt à force d'être nue, à cet âge.
Le vent faiblissait. Un peu de chaleur remonta la pente, traversa l'humidité des bougainvilliers et s'installa, immobile et agréable, sur le balcon dont l'ombre se teignait de rouge. Le jour se finissait lentement. Je n'avais rien mangé. Je n'avais pas envie de boire non plus. Vous savez à quoi je pensais ? À un lieu. Non. À une géographie. À une rivière avec des trous à truites où la main est experte. À la surface des murs traversés d'aubépines et d'insectes muets. Au feuillage des arbres habités, à des oiseaux bleus et noirs picorant le toit des ruches à la lisière d'une forêt qui a l'odeur de sa moisissure et qui descend jusqu'aux taillis au bord de la rivière. Des galets creux voyagent au fil de l'eau. Il faut les fendre pour en découvrir le cœur cristallin. Ce n'est un secret pour personne. Plus bas, un ancien moulin où rouille une vieille turbine qui ne tourne plus depuis longtemps. Des fougères couchées de chaque côté du chemin. Un sentier qui monte presque à la verticale vers une trouée de branches et de feuillages que le ciel estompe sur les bords. Adieu, Polopos !
L'ombre de l'hôtel s'allongea brusquement sur le versant de la colline qu'elle arpente presque jusqu'au sommet, puis elle se désagrégea lentement, s'éparpillant dans les cailloux, tremblante à la limite de la lumière.
Je dus dormir. Quand j'ouvris les yeux, la nuit était tombée. Il faisait frais et je frissonnais un peu. Je rejoignis Lorenzo dans le lit. Il dormait sur le côté, nu et magnifique, respirant avec cette lenteur qui est l'essentiel de son sommeil. Il prétend ne jamais rêver. Son sommeil est une lente tranquillité. Il le trouve facilement. Il se réveille à l'aurore. Il n'y a aucun signe de paresse sur son visage, pas plus que de lassitude. Le sommeil lui sourit. Comme la vie. Je me demandais ce qu'il savait de sa mort. Je savais presque tout de la mienne. Je n'ignorais rien de la mécanique précise et dure qui me détruisait peu à peu. Ce que je ne savais pas, c'était où en serait ma perception au point de non-retour. Ce n'était même pas terrifiant, ce vide mental au sein de ma pensée. C'était un point imperceptible, comme la lèpre dans la peau vaguement irritée. Signal pointu, visible, ineffaçable. Alors que Lorenzo était lisse, glabre, sinueux, exact jusqu'à la mollesse. J'avais du mal à m'imaginer une pensée dans cette corolle de sens. Et pourtant, c'était un poète. Meilleur que Mike, meilleur que Fabrice et que moi-même. Meilleur qu'Omar Lobster qui était venu à l'hôtel avec son impossible et merveilleuse épouse, Constance des outrages et des métamorphoses. Je n'ai pas parlé de Constance. Lorenzo l'a fait à ma place. En quels termes ?
Tard dans la nuit, Lorenzo est sorti du lit. Il est allé sur le balcon. Une formidable érection au profil démentiel. J'ouvris à peine les yeux pour ne pas être démasquée. Il se pencha dans les bougainvilliers pour regarder dans le jardin, disparut un moment dans l'ombre du feuillage puis je le vis traverser la chambre, tenant dans sa main la verge fantastique qui l'avait tiré de son sommeil. Il sortit.
Je m'assis sur le bord du lit. Toute ma pensée n'était que confusion et paralysie. Je me mis à pleurer. Non pas que je voulusse ressembler à Lorenzo. Un pareil physique ne pouvait pas de toute façon s'accorder à mon désordre intérieur. Et il n'était pas question non plus que je trouvasse du plaisir à me l'approprier. Lorenzo ne se laissait pas posséder. Il n'avait pas l'abandon des femmes dans l'amour. Non. Ce n'était pas Lorenzo que je voyais en le regardant, ni même l'aboutissement de ce que je m'efforçais d'être. La vérité, c'est que Lorenzo était l'étranger que j'avais envie de rencontrer. Ce n'était pas une question ni de ressemblance ni d'appropriation. Il fallait au contraire cultiver cette différence et nous éloigner l'un de l'autre. Ne rien salir à cause de la nature. Ne rien blesser par manque de pudeur. Je laissai couler mes larmes.
C'est en pleurant que j'ai traversé le couloir jusqu'à l'escalier. Une lampe était allumée dans le salon, à ras de terre entre un fauteuil magique et une armure de fantaisie. Je descendis et me rendis à la terrasse. Je fus surprise parce que j'étais nue. Lorenzo me regardait d'un air si vague que je crus qu'il dormait les yeux ouverts. Il était assis jambes croisées sur la murette au bord de la terrasse, les mains sur les genoux, balançant le torse d'un côté et de l'autre. Il chantonnait. Il rit. Il me donna le châle dont je fis aussitôt une charmante ceinture.
— Il te va bien, dit-il. Tu n'as pas besoin d'autre chose ?
— Si. D'une cigarette, si ce n'est pas trop te demander.
— Tu ne me demanderas plus rien alors.
— Le sommeil t'a lâché toi aussi, dis-je en tirant la première bouffée d'une cigarette brûlante qui me donna le vertige.
— C'est moi qui l'ai lâché. Je lâche tout le monde en ce moment. Je me sépare de quelque chose. Un moment important de ma vie. Tu connais cette sensation ?
— À peu de choses près, sans doute. Il faut en profiter pour changer aussi de langage.
— Trop compliqué pour moi. Je me contenterai d'un changement de surface. C'est déjà bien de ne pas se sentir trop détruit ni trop amer. Est-ce que tu sens de l'amertume dans ma conversation ? Je ne sais même plus pleurer. Et toi ?
— C'est une chose que je peux faire à n'importe quel moment.
— Un triste avantage sur le reste de l'humanité qui ne versera pas une larme sur ta mort prochaine. Ne pleure pas devant moi. Je déteste cette idée d'une femme qui pleure. Je ne supporte que le cri des enfants et celui des animaux.
— Des mots. Ce ne sont que des mots, Lorenzo.
— Oh ! Comme tu dis bien mon nom : Lorenzo. C'est attendrissant. Il y a belle lurette qu'on ne m'appelle plus par mon nom, Anaïs. Anaïs, c'est court... commun ?
— En réalité, je m'appelle William.
— Bill ? Encore plus ordinaire. Excuse-moi. Je te préfère toute nue.
— C'est Olivier que tu préfères dans cette tenue.
— Comme tout le monde. Y a-t-il mieux ? C'est un objet.
— Un poète.
— Je l'ai entendu parler, oui. Il a une belle voix. Est-ce suffisant ?
— Tu ferais bien de te coucher et de dormir. Tu as bu.
— Plus que de raison. Je fête ma victoire sur mon immobilité. Vois comme j'évolue maintenant dans ce peu d'espace. Tu me jugeras définitivement quand j'aurai trouvé un espace à ma mesure. C'est possible. Regarde !
Olivier était apparue à la faveur de la lumière d'un réverbère. Elle s'était arrêtée à la limite de l'ombre, nue et formidable, le fusil à la main. Son chien s'était assis à ses pieds. Ils regardaient la montagne. Puis, ensemble, ils s'enfoncèrent dans la nuit, silencieux et noirs. Lorenzo se mit à trembler. Ses mains s'agitaient sur sa poitrine. Je vis ses yeux larmoyants.
— Non, je ne pleure pas, dit-il.
Olivier apparut de nouveau quelques minutes plus tard, remontant la colline face à l'hôtel. Elle glissait comme une ombre. Le fusil jetait des éclairs d'acier. Le chien projeta une ombre géante sur un mur. La nuit les absorba encore.
— Suivons-les, fit Lorenzo et il se précipita aveuglément dans l'escalier. Penchée sur la balustrade un peu tremblante, je le vis dans l'allée. Il ajustait sa chaussure avant de suivre le chemin qui débouchait, noir et sans fin, entre un mur d'enceinte et l'allée éphémère qui mourait un peu plus loin entre les arbres. Il leva la tête.
— Viens ! chuchota-t-il.
Je fis un nœud supplémentaire à ma tunique et je le rejoignis dans le chemin qu'il arpentait plus vite que moi. Il me distança. Je ne pouvais plus le suivre. Je m'arrêtai et me retournai. L'hôtel était une tache de lumière dans le ciel au-dessus d'une masse d'ombre indéfinissable. Il revint vers moi.
— Si tu traînes, on va le perdre, dit-il, haletant. (Des gouttes de sueur perlaient sur ses joues.) Que va-t-il chasser à ton avis ?
— Ne dis pas de bêtises et rentrons nous coucher. Si tu es sage, je couche dans ton lit jusqu'au retour d'Olivier.
— Pas question. Je veux le voir encore. Après, si tu veux.
Il est reparti. Je le suivis, boitillant entre les pierres qui m'écorchaient les pieds. L'ombre s'épaissit. Je tenais son châle et il riait doucement.
— Olivier ne sera pas content de nous voir, dis-je.
— Il ne nous verra pas. On voit mieux maintenant, n'est-ce pas ?
Il accéléra le pas. Je lâchai le châle qui froufrouta en s'éloignant. Une épine m'arracha un cri. Lorenzo revint vers moi, ébouriffé et étonnant de vitalité.
— Il t'en arrive des choses cette nuit ! dit-il en me tordant le pied pour regarder entre les orteils. Ce n'est pas une épine. C'est un caillou.
— C'est plus sain, dis-je. Mieux vaut être pénétrée par le minéral que par le végétal.
— Amusant, dit-il. Tu nous fais perdre du temps. Courons.
Le voilà qui court à présent. Je marche aussi vite que je peux. Il s'éloigne encore. Puis il m'attend, désespéré, juché sur un rocher noir où gargouille un robinet. Je me penche pour boire. Je lis :
L'eau est la source de la vie
Nous sommes la source du bonheur
Ne crache pas dans l'eau, promeneur.
Écrit en lettres d'or dans la céramique écaillée. La lune l'éclaire de plein fouet. Je passe une main tremblante sur l'émail. Les lettres sont nettes et froides. Je n'irai pas plus loin. Cet homme ne vaut pas la peine, me dis-je.
Je suis à genoux près de la fontaine (souviens-toi bien, Anaïs). À genoux près de la fontaine. J'essuie ma bouche avec le châle à peine dénoué. Il m'arrache le châle des mains et s'enfuit au bout du chemin. Quand il s'arrête pour secouer le châle qui paraît étrangement blanc dans la nuit lunaire, je m'aperçois qu'il est nu. Sa robe est accrochée au robinet de la fontaine. Elle trempe dans l'herbe rare, suit le fil de l'eau au bord du chemin. Je cours vers lui. J'ai abandonné la robe à son destin de chose jetée au hasard d'une promenade. Il recule. Le châle déploie sa blancheur sinistre. Puis il tombe, sans un cri. Je m'approche du gouffre. Dix mètres de chute lente et silencieuse lui ont cassé le cou. Il est couché, presque écartelé, sur un lit de rochers. Je descends.
— Lorenzo !
J'ose encore l'appeler. Je touche sa main moite. Écaille de sang. Olivier sort de l'ombre.
— Anaïs ! Anaïs ! Anaïs ! dit-il. Pourquoi tuer les hommes ?
Sa verge dressée m'obsède de nouveau.
Chapitre premier
Frank Chercos montait chaque soir au-dessus de la ville pour y méditer en toute tranquillité. À l'époque, il possédait une motocyclette, ses émoluments de jeune flic ne lui permettant pas encore l'achat d'une automobile neuve. Frank voulait du neuf, après avoir usé du vieux pendant toute son adolescence. Il avait trouvé cette Java dans la vitrine d'un vendeur de motoculteurs. Il n'avait pas accepté un crédit trop bien ficelé pour le réduire à des calculs de rentabilité. Quand on n'a pas vraiment les moyens, on paye cash.
Il n'avait été ni fils de bourgeois, ni d'ouvrier, ni de fonctionnaire, pas même de rentier. Son père avait été une crapule, mais une petite crapule qu'on n'avait jamais enfermée, ni même menacée d'enfermement, un sale type qui entretenait de bons rapports avec les forces de l'ordre et qui n'avait jamais eu à faire à la justice. Mais c'était un marginal, un égoïste profond, enclin, pour défendre son territoire, à l'hypocrisie et à la jalousie. Frank se souvenait d'une mère effacée, un peu poivrote, qui l'avait initié aux médicaments. Elle avait été jolie, comme la plupart des femmes, et avait renoncé à ses rêves sans esprit de sacrifice, laissant aux autres le soin d'imaginer ce qui était perdu à jamais pour elle.
Pendant ce temps passé en explications et en traversées du silence, Frank rénovait les objets de son existence. Il récupérait, sans jamais rien voler. Il achetait quelquefois. Il avait, comme tous les jeunes de sa génération, besoin de musique et de voyages. Il n'écoutait rien d'inoubliable et n'allait jamais loin. La bande magnétique et le moteur deux temps constituaient la base de son existence techno. Avec, de temps en temps, dans les moments de déprime, les substances que lui fournissait sa mère et qu'il finit par trouver en allant un peu plus loin que d'habitude, aux frontières de la ville, et non pas au cœur comme le suggérait son père.
Il n'avait rien appris d'autre, mais ni son père ni sa mère n'exprimèrent leur regret, s'ils en éprouvaient. Il était devenu flic pendant son service militaire. Au début, il croyait que le métier de flic consistait à aider la Croix-Rouge à ramasser les morts et les blessés de la route. Un sergent lui avait enseigné les rudiments du comportement de flic, mais seulement dans le cadre étroit et trompeur d'une Croix-Rouge qui agissait avec méthode et reconnaissance. Frank était toujours chargé de la circulation rendue difficile par l'accident et la nuit. Il s'agitait avec méthode dans les phares et les ombres où il semblait à son aise. On le félicitait toujours. Si c'était ça, flic, c'était un bon boulot. Il ne concevait pas un bon boulot sans cette reconnaissance pressée qui secouait sa main et flattait son épaule.
Au matin, il allait au rapport rasé de frais et les dents éclatantes. On voyait bien qu'il y avait du flic en lui, en plus du tueur qu'il promettait de devenir si on lui en donnait l'occasion. Il avait quitté l'Armée avec l'espoir de continuer d'être flic. Mais les tests d'intelligence signalaient déjà qu'il n'était pas à sa place dans la circulation. Il s'était rendu compte que tous ses collègues étaient de sombres crétins. Ça ne le gênait pas vraiment, mais à force de vivre avec des demeurés, il prenait le risque de s'enliser dans sa propre paresse. Il n'avait rien demandé. Il avait simplement passé les tests sans s'engueuler avec le psychotechnicien. On lui avait communiqué les résultats en grandes pompes.
Convoqué dans le bureau du Chef, il n'avait pas attendu longtemps dans le couloir. On l'observait. Il évitait les regards glissant derrière les vitrines des bureaux. Il ne se demandait même pas pourquoi le Chef voulait le voir. Il n'était pas encore certain de rester flic. Il avait le choix, comme au Séminaire où il avait passé quelques mois de tempérance et d'espoir. Le Chef déplia les résultats sur son sous-main taché d'empreintes digitales.
— C'est bon, disait-il, c'est même très bon. Vous dites que vous n'avez aucun diplôme ?
Frank secoua la tête pour dire oui. Il était économe question dialogue. Il s'ensuivit un stage de plusieurs mois dans un centre spécialisé où on lui démontra qu'il était mieux fait pour l'enquête. Il n'avait pas un goût très franc pour ces recherches. Il haïssait les juges depuis qu'il en avait rencontré quelques-uns au moment où les services sociaux s'étaient intéressés à son adolescence solitaire. Il avait insulté le juge et quand on lui avait demandé une explication, il l'avait refusée à ces esprits un peu trop enclins à l'arbitraire. Ils avaient dû se contenter de sa grimace et ils l'avaient renvoyé à la vie ordinaire sans autre forme de procès.
Un magistrat venait leur enseigner la procédure. Il remarqua tout de suite l'hostilité de Frank et il le traita en être inférieur. Frank lui consentit cette fois une explication, mais elle était musclée et on le lui reprocha. Comme il avait parfaitement fait usage de la terreur, on l'aiguilla vers la section des tacticiens. Il s'y trouva plus à son aise que dans l'enquête proprement dite. On y enseignait surtout la provocation. Il aimait la provocation, mais la fuite l'écœurait. On avait beau lui expliquer qu'après la provocation, il est utile ET nécessaire de fuir, il s'entêtait à vouloir faire face à ses responsabilités et le groupe de pilotage reconsultait les résultats de ses tests pour chercher l'erreur. On lui expliqua que, dans son cas particulier, le mental prenait le pas sur l'intelligence. On n'avait jamais conçu un flic de ce type. Il n'était pas trop tard pour bien faire, comme il le suggérait avec amertume, mais le temps filait doucement et les horaires du stage ne prévoyaient pas ce genre de réflexion. Il promit de fuir pour avoir la paix. On le surveilla.
Et chaque soir, tandis que sa Java ronronnait dans la montée au-dessus de la ville, il était filé par des taupes. Dosant les gaz dans les virages, il ne les voyait pas dans ses rétroviseurs. Il savait seulement qu'il était filé et il savait pourquoi. Il savait même comment. Pendant que lui, simple enquêteur provocateur, se payait une technologie héritée de l'ancien bloc communiste, comme on l'appelait encore, eux disposaient d'une technologie dernier cri qui leur assurait à la fois l'invisibilité et l'impunité. À dix heures, il avait fini de travailler, mais pas d'exister, pas pour eux en tout cas. Il montait au-dessus de la ville et arrêtait la Java dans une clairière au bord de la route. De là, il dominait la ville. Il rêvait de la peindre ou de la photographier. Il avait une idée des couleurs à employer, notamment le rouge des lumières et le bleu profond de l'ombre. Ils ne savaient pas ce qui se passait dans sa tête, sinon ils auraient cessé de le filer comme un prévaricateur. S'il avait amené une fille, ils auraient soupçonné une ruse. Il n'y avait pas de fille dans sa vie. Il cherchait toujours. Pas facile, avec une Java deux cylindres qui exhibait son gros phare démodé.
Quand il arriva à la clairière, il vit la chaise. Il n'y avait jamais eu de chaise à cet endroit-là qui n'était pas non plus un dépotoir. La chaise rutilait dans un rayon de lumière qui fusait discrètement d'un buisson. C'était une chaise confortable, du type de celles qu'on rencontrait dans les musées de l'ancien temps et dans les maisons bourgeoises. Une chaise au nom de roi, avec une tapisserie brodée de fil d'or. Frank coupa les gaz et continua d'avancer au ralenti. Tous ceux qui ont possédé une Java et qui la possèdent peut-être encore savent que ses deux cylindres sont capables d'une grande souplesse. Il braqua le phare sur la chaise, puis sur le buisson. Une fille en sortit, attifée comme une pute, les seins gonflés et la cuisse nue. Frank posa pied à terre.
— Si c'est moi que tu cherches, dit la fille en avançant, tu m'as trouvée.
Frank lui offrit un reflet de sa canine d'or.
— Tu t'installes ? dit-il en désignant la chaise du regard. T'en as d'autres ?
La fille ne parut pas comprendre. Elle regardait la chaise comme si elle ne l'avait jamais vue.
— Elle est à toi, non ?
Elle ne pouvait pas le nier. En principe, on ne trouvait ce genre de chaises que sur les bords de la nationale. Qu'est-ce qu'elle foutait à cette altitude ?
— Me dis pas que tu n'en sais rien, dit-il en coupant le moteur.
Elle continuait d'avancer. Il n'était pas sûr que ce fût une fille. Il n'aurait pas aimé se coltiner avec un travelo. Il y avait un tas d'idées qui lui répugnaient, et particulièrement celle d'avoir à se farcir la présence d'un travelo pour les besoins de l'enquête. Le phare tirait sur la batterie qui commençait à ronfler.
— J't'ai jamais vu, dit la fille.
— Ça m'étonnerait, dit-il.
Et il ajouta pour éviter la confusion :
— J't'ai jamais vue moi non plus. L'endroit est plutôt tranquille d'habitude.
Elle épousseta un sein du bout des ongles.
— Je vois que je dérange, dit-elle. Mais la terre est à tout le monde, non ?
Frank actionna la béquille d'un coup de pied savant. Il leva une jambe à l'équerre et se planta devant la fille.
— Il y a de meilleurs endroits, dit-il.
Son instinct de flic lui parlait. Elle devait en savoir autant sur sa nature. Elle recula imperceptiblement comme si elle avait à faire à un client trop original.
— Il n'y a pas de meilleur endroit pour méditer, dit-il en s'approchant du gouffre.
On ne voyait pas la pente. La ville gisait dans un néant. Il n'avait jamais invité personne à assister à ce spectacle qui lui donnait la nausée.
— Tu serais folle d'être seule, dit-il.
Il palpait son P32 dans sa ceinture. La fille commençait à sentir la sueur. Frank percevait les frémissements du maquereau dans les feuillages.
— C'est tout de même étrange de monter jusqu'ici pour chiner, dit-il sans la regarder.
— Je chine pas, dit-elle, je...
Il se retourna pour la voir rougir. C'était une fille. Il n'avait jamais vu de travelo rougir. Seules les filles rougissent quand on les prend sur le fait.
— Si tu chines pas, dit-il sans rien perdre de sa mesure, qu'est-ce que tu glandes ?
Le maquereau n'était pas loin. Ou le client. Ou les deux. On rencontrait rarement une fille sans son mac. Avec ou sans client. Les feuillages trahissaient une présence têtue.
— Tu l'as transportée sur ton dos ? demanda-t-il.
Elle reluqua la chaise comme si elle ne l'avait jamais vue. Pendant ce temps, il examina le gazon pour y déceler la trace des roues. Il y avait une quantité incroyable d'ornières dans ce gazon. Il n'y avait jamais prêté attention. C'était l'occasion ou jamais.
— Tu n'aimes pas qu'on te fasse chier, murmura-t-elle.
Elle devait avoir l'habitude de ce genre d'acte de contrition. Frank haïssait les hommes et méprisait les femmes. Il n'arrivait même plus à éprouver du respect pour les enfants et les vieux le rendaient nerveux.
— Si tu cherches des histoires... commença-t-elle.
Il s'approcha d'elle pour la regarder au fond des yeux. Elle était devenue dure comme une pierre et il n'était pas facile de pénétrer dans ce corps par les yeux. Il connaissait cet exercice, un des favoris de son bon vieux salaud de père.
— Vous feriez mieux de vous tirer tous les deux, conseilla-t-il sans une trace d'agressivité dans la voix. Ou tous les trois, tous ! qui que vous soyez.
— T'es dingue, non ? fit-elle.
Elle disait ça parce qu'il agitait son P32 à proximité de son visage. Le marle n'en pouvait plus ou alors il était insensible. Frank ne connaissait aucun proxo à ce point indifférent au sort de sa camelote. Celui-là pas plus que les autres. Il le lisait dans les yeux de la fille, faute de pouvoir s'y noyer comme il aimait en finir avec les filles.
— O.K., dit le marle en sortant de sa cachette.
Le P32 était une arme de flic. Ça l'inspirait. Il avança une gueule de poupon travaillé par la vérole. Une mèche blonde coulait sur son œil. Il se dandinait comme si le moment était venu d'en rire. Frank lui envoya deux coups rapides dans la bouche. Il vit nettement les dents éclater tandis que la tête, par réflexe, s'avançait encore avant d'être projetée en arrière dans l'obscurité où tout le corps fut englouti. Il n'y avait plus de trace du proxo, du moins pas tant qu'il ferait nuit. La fille s'agita.
— Il te fera plus chier, dit Frank qui entrait dans l'ombre pour achever le travail.
Un coup fit encore trembler l'air tranquille du petit bois jouxtant la scène qu'il venait d'inventer pour épater une fille qui n'était pas de sa connaissance. Elle devenait lentement hystérique. Il revint dans la lumière lunaire.
— Crevé, dit-il. Ces types ne méritent rien d'autre.
Il s'adressait à ses fileurs. Elle ne pouvait pas comprendre. Elle répétait, au bord de l'effondrement qui précède d'une seconde la crise d'hystérie :
— T'es complètement dingue !
Ses yeux tourneboulaient en direction du bois. Frank vérifia la culasse. Le canon avait surchauffé. C'est toujours ce qui arrivait quand il ne prenait pas le temps des explications.
— Il est complètement dingue ! dit la fille comme si elle s'adressait à quelqu'un d'autre que Frank.
Il jeta un regard circulaire dans l'obscurité environnante. Pas une feuille qui bouge, pensa-t-il. Là où elles devraient bouger, il y a quelqu'un pour les en empêcher. Le comte sortit de l'ombre, le pantalon plié sur son avant-bras. Ses mollets rutilaient dans l'herbe noire. Frank leva lentement son arme vers le ciel, comme si le coup pouvait partir tout seul, ou que son index était capable d'agir sans l'aide du cerveau.
— Nous voilà dans de beaux draps, dit le comte qui se glissa derrière la fille encore de ce monde en attendant de se laisser aller.
Il devait y avoir une note d'humour dans ce qu'il venait de dire, parce que le comte se mit à rire, pas d'un de ces petits rires nerveux qui succèdent aux pires conneries, mais un rire bien dessiné sur des lèvres qui n'en demandaient pas plus pour se distinguer de la nuit.
— Trouvez pas ? demanda-t-il à Frank qui n'osait pas rengainer à cause de la chaleur du canon.
La fille coula dans l'ombre du comte qui ne fit rien pour la retenir. La tête s'enfonça dans l'herbe avec un bruit de pierre qui rebondit sur une autre pierre.
— Le mieux est peut-être de se calter, proposa le comte.
C'était un vieillard chenu, comme on dit dans les contes pour enfants. Frank l'avait déjà surpris en flagrant délit d'incitation à la prostitution et il avait déjà flingué le marle qui le poussait dans le dos. Ce n'était pas la même fille, le comte en était certain. Ils se penchèrent pour examiner son visage terrifié.
— Si j'avais su que c'était ma fille, dit le comte, vous pensez bien que je l'aurais raisonnée.
Frank renifla dans son poing. Le comte avait des tas d'enfants illégitimes. Beaucoup se sentaient un peu bâtards ces temps-ci. Le comte régnait sur un peuple de velléitaires. Il arrivait à Frank de se demander si sa propre mère n'avait pas fauté avec ce suborneur. Elle était pardonnée d'avance. Il s'adressait au comte comme à un père qui eût mérité le respect.
— Vous me comprenez ? demanda le comte.
Elle se mit à gémir. Frank tâta la bosse sur le front. Elle lui communiqua une perle de sang qu'il examina dans le reflet du canon. Le comte apprécia le stratagème en connaisseur.
— Je reviens, dit-il en se levant.
Il revint avec sa Rolls-Royce tous feux éteints.
— Vous êtes suivi, dit-il à Frank à travers la vitre.
Frank secoua la tête pour signifier qu'il le savait. Mais ça n'avait pas l'air d'embêter le comte non plus. Personne ne lui demanderait de témoigner puisque personne n'enquêterait sur la mort d'un marlou. Frank actionna le kick de sa Java qui partit au premier. Il se méfiait des retours. Il chaussait des mocassins véritables. Il n'avait aucune idée de cette vérité, n'ayant rencontré des Indiens que sur les écrans de consoles appartenant à ceux qui avaient les moyens de cette technologie de l'infantilisme. Il ne fréquentait pas vraiment les bibliothèques de peur d'en savoir trop ou pas assez. Il consommait avec une parcimonie de pauvre qui en sait long sur les raisons de sa pauvreté. Le comte appréciait particulièrement cette qualité qu'il appelait de la connaissance de soi. Frank pensait connaître mieux son ombre, mais il n'en parlait jamais.
— Allons-y, dit le comte.
Il tenait la portière pendant que Frank poussait la fille à l'intérieur de la Rolls. La Java ronflait sur sa béquille, prête à toutes les aventures, il le savait.
— Vous n'avez pas peur qu'elle prenne la poudre d'escampette, remarqua le comte un peu émerveillé par le ralenti.
— Aucune chance, dit Frank en ânonnant.
Il montra la clé de l'antivol d'un air triomphant. Le comte haussa les épaules et jeta un œil inquiet dans la broussaille. La fille se recroquevilla dans les coussins dont l'abondance ne choquait plus l'esprit étroit de Frank en matière de pratique sexuelle. Elle exigeait maintenant qu'on lui foute la paix.
— Pas question, dit le comte. Vous me suivez ?
La Rolls disparut dans la nuit. Frank enfourcha sa monture et suivit ce qui lui parut être une ombre. Il roulait lui aussi tous feux éteints. Les fileurs n'avaient pas non plus de feux. On était vraiment plongés dans une vraie nuit, noire et interminable.
Arrivé au château, le comte descendit de son carrosse pour ouvrir le portail. Pas de technologie à ce niveau de l'existence. Le portail grinça comme dans un film. Frank s'engagea lentement dans l'allée, tandis que le comte faisait des signes obscènes à la nuit. Maintenant, les phares conjoints de la Java et de la Rolls éclairaient la façade grise du château qu'ils contournèrent pour aller au garage. Le comte ne laissait pas dormir son carrosse à la belle étoile et Frank détestait l'idée de sa Java aux prises avec les démons de la nuit. On entra dans le garage avec un grand bruit de moteur qu'on décrasse.
Une voix les accueillit dans le vestibule. La comtesse n'étant plus de ce monde, ce pouvait être la voix de la fille ou de la belle-fille. Frank en savait assez sur le sujet. Le comte n'avait pas négligé son éducation. C'était la fille, Constance, une athlète qui s'exerçait avec des hommes pour se mesurer avec les dieux du stade. Mais c'était la même voix. Au fond, toutes les femmes avaient la même voix, et le comte regrettait que Frank n'eût pas les moyens d'en distinguer les nuances. Il y perdait l'essentiel du plaisir, affirmait le comte, et Frank ne se reprochait pas de ne pas chercher à le trouver de cette manière un peu trop distinguée à son goût. Mais le comte ne lui reconnaissait pas le droit à un goût qu'il limitait pour l'instant aux saveurs de l'existence. Ce n'était pas si mal, comme début, et Frank y trouvait quelques satisfactions.
— Frank a amené une amie, dit le comte en montant l'escalier, abandonnant Frank à son sort.
Constance jeta un œil dégoûté sur la fille qui s'accrochait à l'épaule de Frank.
— Elle a bu ?
Frank fit non de la tête. S'il avait eu une main libre, il s'en serait servi pour faire des ronds avec l'index sur sa tempe, ce qui lui aurait épargné une pénible explication.
— Elle est dingue, dit-il, souffrant de s'exprimer sur un sujet qu'il ne maîtrisait pas aussi parfaitement que le comte.
— Dingue ? fit Constance en s'approchant.
Frank redoutait toujours ce moment de comparaison. À côté d'elle, il avait l'air d'un malade en phase terminale. Il n'arrivait jamais à se considérer comme normal sitôt qu'il se trouvait en présence de ce phénomène de foire. Elle portait assez bien un parfum au vague relent de fraise.
— Vous allez bien ? demanda-t-elle à la fille qui continuait de ne pas croire à ce qu'elle voyait.
Le comte réapparut, cette fois en haut de l'escalier, presque princier.
— Amenez-la, Frank. J'ai deux mots à lui dire.
Constance fronça son nez et disparut par une porte secrète. Le château était tapissé de portes qui apparaissaient et disparaissaient comme par enchantement. Frank, qui le connaissait depuis son enfance, en avait la mémoire ébranlée à jamais. La fille tenait à gravir l'escalier sur ses pieds, acceptant toutefois le bras maintenant débile de Frank que la fragrance à la fraise continuait d'étourdir passablement.
— Pressons ! Pressons ! dit le comte.
Il se chargea lui-même de la déshabiller et de la ligoter sur le lit. Frank contemplait le baldaquin. Si c'était sa fille, le comte prenait des libertés qui finiraient par lui être reprochées.
— Ça ira jusqu'à demain, dit le comte comme s'il venait d'agir en médecin (qu'il était) et que le ligotage qu'il venait d'effectuer pouvait désormais s'intituler contention.
Frank avait vécu cela après son instance au Séminaire. Il avait passé quelque temps dans un établissement spécialisé dans le redressement des esprits. Il en était d'ailleurs ressorti redressé. Toujours aussi malheureux et angoissé, mais droit et surtout vertical. Il avait souvent été droit, mais couché. Son père avait expliqué tout cela au juge. Une manière d'excuser les impolitesses que Frank avait commises à l'endroit de ce magistrat intègre. Le comte était d'accord avec cette analyse : dans la vie, il faut être droit et vertical. C'était, à une nuance près, la conclusion du juge inspirée par un père trop inquiet. Le juge avait écrit : il suffit. Il suffit d'être droit et vertical. Frank ignorait en quoi consistait la nuance, n'ayant jamais franchi la distance qui sépare l'hypothèse de la condition suffisante. C'était au-dessus de ses forces. Et il se sentait particulièrement faible pendant au moins une heure après avoir côtoyé l'athlétique Constance qui avait épousé un des rejetons du comte. Il referma la porte lui-même et le comte le poussa dans le corridor.
— C'est Anaïs, dit-il une fois qu'ils furent dans la cuisine, le seul endroit dont il était sûr parce que c'était le seul qu'il connaissait à fond.
Frank voulait avoir l'air de comprendre, mais c'était difficile. Le comte s'impatienta.
— Tu ne te souviens pas d'Anaïs ? grogna-t-il sur le visage de Frank.
Frank fit un effort. Il désespéra le comte.
— C'est votre fille ? finit-il par demander, le flic reprenant le dessus.
Le comte s'ébroua.
— Je n'en suis pas fier, dit-il en se servant un alcool. Vous en voulez ? Non. Vous ne buvez pas. Vous vous droguez.
Frank laissa paraître un signe de colère rentrée.
— Elle m'a eu, dit le comte.
Il offrit son visage contrit à un Frank qui désespérait de ne pas comprendre. Il en était ainsi avec les autres chaque fois qu'ils proposaient leurs récits au lieu de se distinguer par le style comme tout le monde.
— Je l'ai baisée ! avoua enfin le comte.
— Si elle vous a eu... fit Frank.
Le comte avala son verre d'un trait. Il s'empourpra.
— Vous connaissez vos suiveurs ? demanda-t-il tandis que la peau de son visage se détendait.
— Vous savez, avec les costumes brouillés, c'est difficile.
Le comte n'aimait pas plaisanter quand ce n'était plus le moment.
— Il n'y a jamais moyen de négocier avec eux, constata-t-il. D'abord, on ne sait jamais qui ils sont exactement. Ensuite, ils sont exigeants. J'ai les moyens, mais tout de même !
— Je peux essayer de savoir, dit Frank qui ne croyait guère à ses possibilités d'identifier avec certitude les fileurs qui avaient assisté à la déroute sexuelle du comte.
— Je me demande si elle a de la suite dans les idées, dit le comte en se frottant le menton sur le bord du verre. Son marlou devait bien en avoir, lui. Elle m'a toujours semblé un peu innocente.
Innocente, Anaïs ? Frank ne se souvenait pas de cette innocence. Il n'y avait aucune naïveté dans les circuits de son enfance. Pas un personnage de sa taille pour corroborer la thèse du vieux libertin. Il serait bien retourné dans la chambre pour examiner ce corps à la loupe de ses connaissances légistes, mais le comte s'opposerait à de nouvelles approches. Il était maintenant prisonnier d'une idée qui n'avait pas de suite, la suite consistant à éliminer ou à soudoyer les fileurs qui pouvaient témoigner de sa sexualité prise au piège de l'enfance. Frank pouvait les éliminer. Il le ferait si le comte trouvait le moyen de les identifier. Ça n'est jamais très folichon de se retrouver en première page dans la position de l'inceste, même avec l'excuse d'une mémoire chargée d'enfants à reconnaître et jamais reconnus comme tels. Le comte s'enfila d'autres verres avant de se prostrer devant la cheminée remplie de pots de fleurs.
Frank se retira sans passer par la chambre où Anaïs devait dormir sous l'effet à la fois de l'hystérie et des drogues que le comte lui avait injectées. Il poussa sa Java dans l'allée jusqu'au portail, l'enfourcha dans la descente au point mort, et ne consentit à démarrer le moteur qu'à une bonne distance du château. Les fileurs se signalèrent dans son cerveau par une fréquence parasite qui lui arracha une grimace de douleur. Ils l'avaient salement bricolé, à l'hôpital. Parce que tout ça s'était terminé à l'hôpital, entre un mur blanc et une fenêtre qui ne s'ouvrait pas. On n'insulte pas un magistrat sans le payer chèrement. Enfin, il voulait croire que son père n'y était pour rien. Sa mère avait laissé un mot attestant de l'innocence du père et de la méchanceté du magistrat. Il s'efforçait de la croire encore, mais ce n'était pas tous les jours facile. Il n'avait même pas songé à interroger le corps pendu par le cou. Rien, pas un sentiment. Le vide.
Chapitre II
Bégnard était en grande conversation avec le cadavre saignant du marlou. Il lui parlait comme à un vivant, fouillant ses poches et y trouvant ce qu'il y cherchait. Il mordait une petite lampe de poche dont le faisceau balayait le visage éclaté du mort qui demeurait muet malgré tout l'humour que Bégnard mettait dans ses propos. Frank n'entendait que la voix goguenarde du flic qui, pour se faciliter la tâche, soulevait de temps en temps le cadavre par la ceinture. L'autre s'arc-boutait toujours sans broncher. Frank caressait la crosse moite du P32, attendant le moment favorable pour surgir dans le dos de Bégnard qui pour l'instant menaçait de lui faire face, tant il se démenait, visitant plutôt deux fois qu'une les cachettes du marle qui n'avait pas que des poches. L'inspection de l'anus prit du temps, un temps que Frank mit à profit pour évaluer la distance. Il était un peu myope et la conjonction de l'obscurité et du faisceau lumineux que Bégnard risquait de braquer sur ses yeux le rendait hésitant quant au temps qui lui serait nécessaire pour maîtriser Bégnard sans se faire blesser par le revolver qui ne manquerait pas de remplacer en une fraction de seconde la petite lampe de poche. Il y avait bien dix minutes que Frank assistait à la fouille systématique du cadavre. Il avait d'abord attendu trois minutes dans l'espoir de voir l'équipier de Bégnard. La curiosité l'emportait toujours sur l'action chez Frank. Il voulait savoir qui était chargé de le filer jour et nuit. Il savait pourquoi, mais ça ne suffisait pas à satisfaire son désir d'identifier les missionnaires. Il n'en voyait qu'un pour l'instant et ne pouvait pas agir sans savoir où l'autre se cachait, attendant sans doute de réduire à néant cette nouvelle tentative de se débarrasser d'eux par la force, une force meurtrière que Frank portait en lui comme le produit légitime de son angoisse et de son instinct de survie. Il n'avait jamais trompé personne et depuis, on le surveillait de près. Il les avait ratés une première fois et ils en riaient ouvertement, mais comment savoir qui est qui dans une brigade où personne ne sait qui est l'autre, quelle est sa mission et son degré de réussite.
Bégnard était un crétin qui ne savait pas lire, aussi jetait-il les papiers dans l'herbe noire sans s'y intéresser. Il cherchait quelque chose de plus consistant. Ces flics magouillaient dans toutes les possibilités de s'enrichir sans avoir à s'expliquer clairement. Des explications, ceux qui avaient « réussi » ne pouvaient pas ne pas en donner, mais c'étaient des explications de circonstances bonnes à mettre entre les mains d'un juge qui en savait long sur l'existence et qui ne s'intéressait qu'aux retombées clairement reconnaissables, comme peut l'être une émission de télé ou un bouquin rempli de révélations sur l'être justiciable et sur les rouages de la justice administrée en temps de démocratie.
Frank fouillait l'ombre sans y trouver le second couteau. Bégnard ne parlait qu'au mort, n'en finissant pas de fouiller, de retourner, de déchirer, de plier pour dénicher ce qu'il savait être en possession du cadavre. L'anus ne contenait rien de ce genre. Il lui adressa une insulte et laissa retomber le corps qui se plia entre ses jambes. Il souleva un pied pour se libérer de cette étreinte, l'enfonçant au passage dans le ventre mou.
— S'il faut que je t'ouvre, grogna-t-il, je t'ouvrirai.
Il s'immobilisa. Il venait de percevoir la présence de Frank, un souffle, une odeur, un rien que Frank avait laissé échappé de l'étreinte où il se tenait lui-même. Le second devait en faire autant, plus facilement aux aguets compte tenu de sa position indécelable. Frank scruta l'obscurité. Bégnard tenait son révolver contre son foie, bien ferme, la détente facile. Ce demeuré avait la réputation de ne jamais manquer ce qu'il visait. Frank visa la tête et toucha la poitrine. Bégnard poussa un petit cri de chouette et alla valser dans un buisson. Frank se précipita dans le coin le plus noir qu'il venait tout juste de repérer. Il se cogna à quelqu'un qui se coucha face contre terre sans chercher à riposter.
— Ça va, Frank, dit le couché. C'est moi, Hautetour. Je peux me retourner ?
Frank jeta un œil rapide vers le buisson où Bégnard continuait de geindre. Hautetour éclaira sa face aigrie avec une lampe de poche du même modèle.
— Je sais ce que vous cherchez, Frank. Mais vous ne le trouverez pas ici. Je peux me lever ?
Frank fit non du révolver qui devenait une savonnette dans son poing.
— Faut-il que j'sois un sacré loufiat pour qu'on m'assigne un chef ! lança-t-il dans la nuit qu'il n'arrivait pas à secouer comme eût pu le faire la trompe d'une locomotive de son enfance, quand ils habitaient dans l'ancienne usine de voilettes et que son père servait les touristes à la terrasse d'un café chic pendant que sa mère se soignait dans le couloir d'un dispensaire.
Il flashait dangereusement. Mais l'écran que lui imposait sa mémoire était muet. Hautetour se releva, tirant sur la manche de Frank pour s'aider.
— Vous feriez bien de ranger cet outil dangereux, dit-il à la nuque de Frank qui surveillait le buisson d'où sourdaient les gémissements de Bégnard.
— Je voulais que ça arrive, dit Frank dont la voix ne voulait plus couvrir le bruit environnant. On a de ces désirs impossibles à détruire...
— Bégnard est en train de crever, dit Hautetour qui se tenait toujours dans le dos de Frank, n'agissant pas, et Frank qui attendait ce moment pour en finir avec cette mauvaise période de son existence.
— J'aurais pu vous crever vous aussi, dit Frank qui donnait des signes de tranquillité maintenant.
— Moi, je n'ai pas l'intention de vous tirer dans le dos. Ça vous épate ?
— Ce qui m'épate, c'est qu'ils aient pensé à me faire suivre par un chef. Ça oui, ça m'épate. Je vaux mieux que ce sacré Bégnard qui va s'en tirer et m'en vouloir jusqu'à la fin de son existence de pauvre type.
La tête de Bégnard apparut dans le fourré. Il articulait quelque chose à l'adresse de Hautetour qui ne faisait rien pour lui faciliter ce qui était peut-être un dernier instant.
— Ça m'embêterait vraiment qu'il crève, dit Frank. Vous serez deux à témoigner de... de...
De quoi ? D'être un flic pas comme les autres ? Un flic qu'on surveille pour une raison sérieuse ? Ils avaient songé à un chef comme Hautetour, le meilleur sans doute, pour le suivre et chercher à savoir tout ce qu'il leur cachait depuis qu'il était des leurs.
— C'est pas grave, gémit enfin Bégnard. J'suis juste touché là.
Il désignait vraisemblablement une côte qui le faisait atrocement souffrir. Sacrée côtelette ! Elle devait être en acier. Hautetour poussa enfin Frank qui s'abandonna à ce qui n'était pas encore une contrainte.
— Salaud ! lâcha Bégnard qui exhibait la déchirure noire de son blouson.
Frank tenait encore le révolver, mais c'était maintenant une vraie savonnette et Hautetour lui conseilla tranquillement de ne pas s'en servir contre un homme blessé qui de plus était marié et avait des enfants. Frank n'était rien de tout ça, il le reconnaissait chaque fois qu'on faisait allusion à sa vie privée. La tête de Bégnard se colla contre sa joue, lui communiquant une insane chaleur de gant mouillé.
— Si tu m'avais tué... commença Bégnard.
Sa tête était agitée de spasmes. Il la retira. Une tête qui venait de parler à un anus. Le père de Frank interrogeait les poulets de cette façon, mais à deux doigts de les cuire, parce qu'il adorait un croupion bien grillé et n'ayant rien perdu de sa substance.
— Vous tombez bien, Chef, gloussa Bégnard qui retrouvait sa joie de mauvais élève. Il a eu Jasmin. Le pauvre n'a pas eu le temps de faire ouf. Ce salaud...
Le marle s'appelait Jasmin, pensa Frank en essuyant une de ses mains sur sa cuisse.
— Jasmin était le coéquipier de Bégnard, expliqua Hautetour.
Frank parut déçu. Il l'était. Devant la grille du château, le comte n'avait donc pas insulté Hautetour. Si Frank comprenait bien la situation, le comte avait insulté Bégnard, qui le méritait, et... Jasmin, un proxoflic au service du Renseignement Interne. Bégnard était un papaflic et l'autre abruti un proxoflic. Qu'est-ce qu'il était, Frank ? Un oiseauflic ?
— Il est plein, dit Bégnard que l'état mental de Frank réduisait au respect de la maladie.
— Ça va ! dit Hautetour. K. m'a appelé. Elle savait que vous reviendriez sur les lieux, Frank. Je suis arrivé à temps.
— Presque ! couina Bégnard qui contemplait une esquille sur sa peau.
— K. ? fit Frank.
Hautetour disparut pendant une seconde puis reparut avec une torche puissante qui éclaira entièrement le cadavre de Jasmin.
— Achevé, dit Bégnard, il l'a achevé !
Frank aimait bien achever, mais il était trop occupé à penser à K. qu'il ne connaissait pas. Un nombre forcément limité d'agents du RI s'appelaient par leur initiale suivie d'un point. Une sorte de privilège. Ils étaient toujours les premiers sur les listes, ou les derniers si la liste ne promettait rien de bon. Frank n'était pas peu flatté qu'un pistonné fît partie de l'équipe chargée de le surveiller. Hautetour avait dit : elle. Frank jubilait. C'étaient vraiment tous des cons.
— Anaïs K., rectifia Hautetour avant que Frank fût aux anges. La copine de Jasmin.
Il y avait combien de noms de fleurs dans le dictionnaire ? Une chose que Bégnard ne pouvait qu'ignorer. Une nouvelle classe de pistonnés. Jusqu'à quel point avaient-ils épuisé les ressources du dictionnaire ? Frank éclata de rire.
— Ça fait rire que toi ! geigna Bégnard qui se tenait la côte du bout des doigts.
— La prochaine fois, dit Hautetour lui aussi gagné par le fou rire, piquez votre adversaire, ça lui laissera une chance de s'en tirer avec les honneurs du ridicule. Vous avez trouvé ce que vosu cherchiez, Bégnard ?
La question laissa pantois le papaflic qui sembla ne plus souffrir autant.
— Je cherchais rien, Patron, bégaya-t-il. Je voulais juste m'assurer qu'il n'y avait plus rien à faire.
Il parlait déjà comme un rapport, le Bégnard. Hautetour l'éclaira violemment.
— Vous cherchiez un dernier souffle dans son cul ! beugla-t-il.
Il démontrait une fois de plus qu'on ne la lui faisait jamais. Frank fit pirouetter son révolver d'une main à l'autre. Il suait moins. Il avait même cessé de rire. Bégnard n'avait rien trouvé. Il en était témoin.
— Vous comprendrez, dit Hautetour comme s'il s'adressait à un interlocuteur choisi parmi ses relations extraprofessionnelles.
Bégnard regarda Frank pour lui indiquer que Hautetour venait de lui faire une fleur en lui promettant une explication hors service. Ça n'arrivait pas à tout le monde.
— Je cherchais rien, Patron, essaya encore Bégnard qui faiblissait à vue d'œil.
— Mais vous avez trouvé, siffla Hautetour.
Frank s'approcha pour regarder dans la main que Bégnard tendait comme un pauvre. Une puce ! Il l'avait trouvée. Il n'était pas si bête que ça ! Hautetour se mouilla le bout de l'index pour l'y coller. Il l'examina à un centimètre de son œil droit. Une puce véritable. Un original, pas une copie. Bégnard et Jasmin avaient des relations. Frank n'y était pour rien. Il pouvait s'en aller. On ne lui poserait plus de questions à ce sujet. Hautetour était sincère, oui.
— Ne faites pas trop de bruit avec votre pétoire, dit-il. On se revoit demain.
Frank lui opposa un visage plat.
— Pour les explications, souffla Bégnard qui ne souffrait plus du tout.
— Demain, c'est ce matin, conclut Frank qui en avait sa claque des raffinements.
Chapitre III
Frank n'avait pas trouvé le sommeil. Il passa au ralenti devant la fenêtre opaque du RI. Son dossier lui interdisait à jamais l'accès à ce cœur du système policier. D'après ce qu'il en savait, il n'irait guère plus loin qu'Enquêteur de première classe. Pour l'instant, il n'avait aucune classe et on ne lui promettait rien. Il avait trop de problèmes. Il redoutait la mise à l'écart plus que le licenciement. Il savait qu'un jour il serait seul devant l'évidence. Rien ne l'angoissait plus que cette sale idée.
Dans la salle des pas perdus, il y avait du monde. Les flics en uniforme voletaient en diagonale, lâchant des sourires complices et secouant de verts dossiers. Quelques camés se réveillaient à peine. Le comptoir en bois d'okoumé reluisait sous les premières piles de dossiers. Le crâne d'un gratte-papier en civil renvoyait ses reflets de douce crasse. Frank s'engagea dans le couloir qu'il avait l'habitude d'emprunter chaque matin. Il tapota à tous les carreaux pour saluer des visages épuisés par la prévision de travail. Le bureau de Hautetour était fermé, le rideau baissé et un panneau indiquait qu'il ne fallait le déranger sous aucun prétexte.
— Le prétexte, c'est elle, informa un visage qui pointait entre deux battants de porte.
Une femme était assise sur une chaise que Frank savait appartenir au mobilier de Hautetour. Elle se regardait dans le reflet de la porte de verre que Hautetour avait condamnée. Frank la salua, regretta aussitôt ce gémissement poussif et entra dans ce qui lui servait de bureau. N'ayant pas le privilège d'une porte, il pouvait observer une bonne partie du couloir. La femme le regardait de temps en temps, sans insistance, machinalement, quittant provisoirement son visage dans la porte de Hautetour.
— C'est la veuve, entendit Frank qui commençait à s'alimenter.
— La veuve de qui ?
— De Bégnard.
— Il est mort ? couina Frank.
Comment pouvait-il l'ignorer ? Il se tassa dans son fauteuil, poussant les ressorts dans le fond.
— Une patrouille l'a retrouvé sur le carreau. Tu connais Jasmin ?
— Le marle ?
— Lui-même. Crevé lui aussi. Un duel quoi.
Un glissement feutré indiqua que Hautetour sortait de son bureau. La veuve se leva et parla à voix basse. On pouvait voir la main gantée de Hautetour sur son frêle avant-bras.
— Il ne reçoit jamais dans son bureau. Il ne fera pas d'exception.
Cela méritait une explication, pensa Frank sans croire une seconde qu'il avait accès à ce genre de confidence. La veuve continuait de s'exprimer, levant légèrement la tête pour plonger son regard dans les yeux de Hautetour qui chuintait comme un jet d'eau.
— Pauvre Bégnard !
Oui, pauvre Bégnard. Frank ne l'avait pourtant pas tué. Il n'était responsable que de la mort de celui qui se faisait appeler Jasmin. Un compte à rendre à cette Anaïs K. qui ne lui avait pas tout dit. Le comte aussi lui avait menti. Hautetour pouvait tout expliquer, mais il ne le ferait pas. Frank était trop instable ces temps-ci. Personne n'avait envie de lui confier un secret. Il était pourtant prêt à assumer la mort du marlou. Qu'en pensait Hautetour ?
La veuve les salua en passant. Ils étaient déjà une bonne dizaine dans le bureau de Frank qui était le meilleur observatoire des secrets de Hautetour. Plus près, on risquait de se montrer indiscret. Frank avait cet avantage de posséder un bureau discret et pratique. Ils se penchèrent tous cérémonieusement en marmonnant des condoléances. Frank lui-même se surprit à regretter l'existence d'un crétin qu'il avait nettement cherché à tuer. Hautetour succéda à la veuve.
— O.K., Frank, grogna-t-il, j'ai à vous parler.
Tout le monde s'éclipsa. Hautetour n'avait pas dit : J'ai besoin de vous. Ce qui était toujours bon signe pour l'avenir. Quand Hautetour vous parlait, c'était toujours pour vous reprocher quelque chose. Pourtant, Frank ne parut pas affecté par ce qui avait tonné comme une menace. Au contraire, il était sorti de sa prostration et souriait. Hautetour lui renvoya un sourire de bon augure. Il respirait la complicité, ce matin. Et c'était ce camé de Frank qui en profitait. On se précipita chez le juge pour l'informer de la promotion de Frank Chercos.
— Entrez, Frank, dit Hautetour en maintenant sa porte entrouverte. Vous avez passé une bonne nuit ? Moi pas.
Le comte beuglait dans l'interphone pourtant mis en veilleuse.
— Il n'en finira pas, dit Hautetour. Vous buvez quelque chose ? Non ? Vraiment ? Je me sers, si ça ne vous dérange pas.
Il y a des gens dont la politesse est le terrain préparatoire des exécutions. Ce n'était pas le cas de Hautetour qui ne manquait pas de franchise, du moins dans l'exercice de sa profession. Frank tentait de deviner le sens des borborygmes que le comte assénait à l'interphone. Il ne s'arrêtait pas. Il semblait tantôt raconter quelque chose de compliqué qui le faisait haleter, tantôt il se coulait dans des explications non moins obscures qui flagellaient la conscience de Frank qui prenait les mots au pied de la lettre.
— Je suis bien d'accord avec vous, mon cher, interrompit Hautetour, mais Frank est avec moi et il n'a pas que ça à faire.
Il n'en fallut pas plus au comte pour repartir sur son cheval de bataille.
— Frank, rugissait-il, dites-lui que Jasmin a les photos !
— Mais, dit Frank qui se levait pour atteindre l'oreille de Hautetour, Jasmin est mort.
— Dites-le-lui. Il s'imagine qu'on ne sait pas compter les morts.
— J'ai buté Jasmin cette nuit, récita Frank à proximité de l'interphone.
— Vous n'avez pas pu. Vous avez passé la nuit avec Anaïs.
Frank ouvrit la bouche comme un écolier dans le confessionnal, abasourdi par l'importance de la faute. Hautetour haussa les épaules et dit :
— Il ne veut rien comprendre.
— Frank, rugit le comte, vous DEVEZ comprendre. Ces photos m'appartiennent. JE LES AI PAYÉES !
— Bon, ça va, Armand, dit Hautetour qui poussait Frank dans un fauteuil à roulettes qui se mit aussitôt en marche vers la sortie. Frank reconnaît les faits. Il a buté Jasmin parce que Jasmin avait buté Bégnard. Il n'a rien à se reprocher. Mais comme dit la veuve : s'il avait buté Jasmin avant que Jasmin ne bute Bégnard, on n'en serait pas là.
— Mes photos !
— Vous comprenez, Frank ? fit Hautetour qui baissait de nouveau le volume sonore de l'interphone.
— Je comprends, bafouilla Frank.
Il le disait parce qu'il était éjecté du bureau de Hautetour sur des roulettes qui grinçaient pour attirer l'attention sur lui.
— T'as descendu Jasmin ? Je te crois pas ! C'est Frank qui a descendu Jasmin !
— Elle aurait pu le remercier !
— De quoi ?
Frank regagna son bureau. Son système perceptif était mal en point ce matin. Si elle l'avait remercié, il n'aurait pas su lui répondre avec toutes les précautions d'usage. Hautetour le savait et il en jouait. On voyait bien de quel genre de photos parlait le comte. Frank n'arrivait plus à se souvenir du visage d'Anaïs. Il avait compris qu'elle était un agent du RI. Il n'avait pas à comprendre quel rôle elle jouait dans ce méli-mélo. En tout cas, son jardin secret était pollué à jamais. Il n'y remettrait jamais les pieds, même si elle le lui demandait.
— Frank ! Hautetour te réclame.
Il n'avait pas quitté le fauteuil à roulettes. On le poussa.
— J'ai oublié de vous demander, Frank...
Hautetour colla un portrait devant les yeux de Frank.
— Vous le connaissez ?
Quand on ne remet pas quelqu'un, il peut devenir n'importe qui. Frank avait l'habitude de ces spéculations. On lui demandait de réfléchir avant de répondre.
— Vous ne reconnaissez pas votre fourgueur ?
Hautetour n'aimait pas les anglicismes. Il s'efforçait toujours d'utiliser les mots français. Ça compliquait les choses, surtout dans les moments un peu tendus, comme c'était le cas ce matin. Frank ne reconnaissait pas son dealer. Il ne savait même pas où il créchait, en espérant que la crèche était encore un mot français.
— Vous reconnaissez qui, Frank ?
La photo s'agitait devant lui et se craquelait en diagonale. Il saisit le poignet humide de Hautetour pour se plonger dans le regard qu'on lui demandait de reconnaître.
— Je sais pas, finit-il par dire.
Frank ne savait pas. On s'en doutait un peu. Frank ne savait jamais rien. Pourtant, son dossier le présentait comme un élément prometteur de l'enquête et de la tactique. Les voix se répandaient comme un poison à travers les cloisons qu'il avait toujours tenté de limiter aux siennes. Il n'avait jamais été plus loin que ces agglomérés de colle et de copeaux.
— Mettons que Jasmin soit mort parce qu'il a descendu ce brave Bégnard (l'épithète brave était peut-être superflue). Mettons que Frank ait agi malgré lui. C'est plus que probable, vu ses mauvaises habitudes. Où sont les photos ?
Hautetour se gratta le menton avec son journal roulé en tuyau. Il considérait Frank d'un œil sincèrement attristé par le spectacle d'un collègue qui ne laissait pas deviner les raisons exactes de son désespoir.
— Tout ce que je sais, murmurait Frank en baissant la tête pour ne plus voir que l'enfermement auquel le condamnaient ses genoux, c'est que Bégnard était vivant quand j'ai descendu Jasmin. Je ne savais même pas que c'était Jasmin.
Il osa se lever comme un député :
— Je n'ai jamais su qui était Jasmin.
Hautetour recula, saisi d'horreur.
— Vous me l'apprenez, continua Frank sur le chemin de la révolte rentrée.
Il se rassit. Cette fausse sortie l'avait épuisé.
— Nous, dit Hautetour en élevant la voix pour être entendu de tous, on ne veut que savoir la vérité. Si donc Jasmin est mort avant Bégnard, qui a tué Bégnard ? Vous comprenez, Frank ? Qui a tué Bégnard ? C'est difficile à dire, hein, Frank ? Et c'est ce que je n'ai pas voulu dire à la veuve qui aurait du mal à accepter que son mari ait été descendu par un autre flic. Elle préfère qu'il l'ait été par un petit voyou. C'est plus sain pour son esprit. Vous vous y connaissez, en esprit, Frank ? Ce qui peut lui nuire une fois qu'il n'y a plus rien à faire pour recommencer ?
— Bégnard est mort avant Jasmin, dit Frank.
Ça tombait bien. Le juge venait d'entrer. Kol Panglas qu'il s'appelait. Il ne jugeait jamais. Il avait sa logique et il savait convaincre. Il avait Frank à l'œil depuis que celui-ci avait fait parler de lui en cassant la figure à un juge instructeur pendant son stage préparatoire.
— Qui est mort avant Jasmin ? demanda-t-il d'une voix forte.
— Bégnard, répéta Frank avec l'assurance d'un mauvais élève qui s'est juré qu'on ne l'y reprendra pas.
— Bégnard est mort, expliqua Hautetour.
— Première nouvelle, fit Kol Panglas.
— C'en est une de mauvaise, monsieur le Juge, fit une voix qui ne pouvait pas être celle de Frank mais que le juge prit à tort pour celle de Frank.
— Où est le cadavre ? demanda le juge.
Hautetour s'interposa. Il écrasait toujours le roturier quand celui-ci portait un nom à coucher dehors.
— Je le verrai avant vous, psalmodia-t-il. Frank aussi le verra.
— Je l'ai déjà vu ! cria Frank.
Kol Panglas se dressa sur ses escarpins bleu marine. Hautetour s'imposa encore à sa curiosité maladive mais légitime.
— Frank était là, expliqua-t-il.
— On comprend mieux son émotion, fit le juge, perplexe.
— Envoyez un pneu ! commanda Hautetour du haut de sa superbe. On arrive !
Kol Panglas n'aimait pas l'humour tonitruant du baron, mais il reconnaissait volontiers qu'il en aurait eu un d'encore plus vociférant s'il avait été lui-même élevé à la condition de baron. Il observa un silence têtu pendant que Frank s'éloignait dans les bras chaleureux de Hautetour qui lui promettait des compensations indubitables.
Dans la salle de dissection, le cadavre de Jasmin côtoyait celui de Bégnard. Même type de blessures. Deux trous dans la tête, de face, et un autre dans la tempe. Bégnard avait aussi une blessure superficielle sur la poitrine.
— J'ai pas rêvé, constata Frank sans aller plus loin dans une explication que le médecin attendait comme le messie.
— Vous n'avez pas rêvé à quoi ? finit-il par dire pour mettre fin au silence que Frank venait d'imposer à un Hautetour qui commençait à fatiguer.
— Je rêve jamais, dit Frank.
Il se laissait gagner par la nausée.
— Si vous devez vous sentir mal, conseilla le carabin, allez faire ça ailleurs.
Hautetour revint à la surface. Un claquement de langue annonça une désambiguïsation sans possibilité de discussion.
— Ce que vous n'avez pas trouvé, dit-il à fleur de peau du carabin qui frissonna, est-ce que j'aurais pu le trouver ?
— Je ne vois pas comment, fit le carabin. Je connais mon métier. Vous le savez. Depuis le temps !
— Ces types en savent plus que nous question planque.
— De quel type parlez-vous, monsieur le Baron ? Le flic ou le voyou ?
— Frank se chargera des yeux, dit Hautetour. Ça se conserve longtemps ?
— Si ce sont des greffes, éternellement !
Frank eut une courte absence. La dernière fois que Hautetour lui avait confié la garde d'un morceau de corps humain, celui-ci avait complètement pourri en moins d'un jour.
— Ce n'était pas une greffe, dit le carabin. Les greffes durent éternellement, comme les vers de notre grand...
Il n'eut pas le temps de terminer. Frank titubait avec un bocal dans les mains. Si Hautetour avait décidé de le punir, c'était gagné. Les quatre yeux valsaient dans un jus pituiteux.
— On en fera quoi ? réussit-il à demander.
— Rien, dit Hautetour. Panglas m'emmerde.
— Rien, c'est quoi ? insistait Frank.
Il était trop jeune et trop con pour comprendre. Hautetour aussi avait été jeune, mais il n'avait jamais été con. On ne lui avait jamais confié des reliques juste pour emmerder le juge de service. Il ne savait donc pas ce que Frank pouvait désormais en faire. Il disparut.
— Vous oubliez le couvercle, dit le carabin qui surgissait de nulle part.
Frank voyait la substance dégouliner sur ses poignets. Le carabin vissa le couvercle et épongea les salissures du revers de sa manche. Il souriait comme s'il était certain de rendre service à un bizut. Frank n'avait pas fait sa médecine. En fait, il n'avait encore rien fait, et il était peut-être trop tard pour faire quelque chose qui compte toute la vie. Le carabin se retira comme il était venu, comme un vers dans son trou.
— La prochaine fois, dit Frank à ce qui lui paraissait être un trou refermé, je n'oublierai pas le couvercle.
— Moi non plus, dit une voix caverneuse.
Frank retourna à son bureau. Il se prépara doucement à s'y emmerder toute la journée. Le bocal était à l'abri des regards et surtout des commentaires. Hautetour avait son idée. Frank se sentait jalousé et il aima cette sensation de victoire sur l'attente des autres. Il ne se souvenait plus si Hautetour lui avait commandé quelque chose. Hautetour commandait toujours quelque chose. Il ne vous confiait pas un bocal contenant les quatre yeux de cadavres dont un seul était le vôtre sans raison qui finirait par s'imposer à l'esprit. Frank était doué pour l'attente, surtout dans ces conditions. À qui appartenait l'autre cadavre, celui de Bégnard ? Hautetour l'avait descendu parce qu'il avait la puce. Et que contenait la puce ? Les photos du comte au travail d'Anaïs. Les yeux, c'était une punition. C'était aussi une drôle de façon d'emmerder le juge Kol Panglas qui mettrait tout en œuvre pour les retrouver. Le carabin le mettrait alors sur la piste de Frank. Il ne tarderait pas à se pointer à son domicile avec la force de l'ordre et des bonnes mœurs. Et qu'est-ce que je lui dirais ? pensa Frank tristement. Il faut que j'arrête cette merde. Je suis au bout.
Rien ne vaut un peu de merde pour aider à s'en sortir. Il exagérait. Ses collègues, dont quelques femmes franchement dégoûtées, ne faisaient aucun commentaire sur les yeux parce qu'ils ignoraient que Frank les possédait pour un temps qu'il lui était impossible de mesurer, ce qui l'angoissait, mais ils ne se privaient pas d'en faire sur son comportement inadmissible, eux qui étaient des exemples y compris pour leurs propres enfants. Ils entraient et sortaient du bureau de Frank sous divers prétextes qu'il n'écoutait plus tant ce manège était grossier et grossièrement calculé par des cerveaux jaloux qui s'empêtraient dans l'hypocrisie et l'égoïsme. Frank leur réservait un discours critique sans savoir combien de temps il lui faudrait pour avoir le courage de le leur balancer en pleine gueule. Il consommait trop de merde. Et eux, ils surconsommaient tout ce que leur proposait la publicité et la propagande. En quoi était-il différent ? Est-ce qu'un amateur d'art qui se contente de l'art est différent à ce point de la valetaille salariée ou au chômage ? Encore une question à laquelle il mettrait longtemps à répondre parce qu'il n'avait pas les moyens de comprendre ce qu'ils expliquaient par des jugements de valeurs et des estimations approximatives.
Aujourd'hui, il était bien parti pour exagérer. Kol Panglas passa plusieurs fois devant son bureau, ralentissant pour estimer si le moment était favorable, et Frank lui souriait comme il n'avait jamais souri à personne, pas même à une femme. Avait-il souri à Anaïs K. ? Il ne se souvenait pas d'avoir passé la nuit avec elle ? Quelle nuit aurait-il passé avec une fille nue attachée à un lit surmonté d'un baldaquin ? Le comte prétendait-il se rincer l'œil ? Que contenait la puce de si outrageant pour sa renommée de pervers sexuel ? Que craignait-il de ce qui ne pouvait être qu'une attitude indigne de sa réputation ? Les photos pornographiques du comte paraissaient dans tous les supports médiatiques. Un des yeux du bocal en savait long sur un sujet qui n'amusait plus Hautetour.
Frank souleva le couvercle. Le jus était tellement trouble qu'on ne voyait plus les yeux à travers le bocal. Il plongea un crayon qui parut frissonner. Un œil remonta comme par capillarité. Un œil bleu, celui de Jasmin, le droit ou le gauche. Frank le fit glisser jusqu'au bord du bocal où il accepta de s'immobiliser, comme accroché à une paroi. L'autre œil bleu suivit le même chemin. À tous les deux, ils conservaient quelque chose d'un regard que Frank avait traversé juste avant de tirer dans la bouche, un de ses coups favoris, une horreur pour les témoins. Le troisième œil était marron. Il eut plus de peine à se retenir au bord du bocal, comme s'il était pris de vertige. Le quatrième s'obstinait à se coller au fond. Frank s'énerva. Il planta le crayon comme dans un bocal de cornichon.
L'œil en question avait été ouvert. Pourquoi cet œil et pas les autres ? Le carabin n'avait rien dit sur cette dissection particulière d'un organe qui pouvait contenir de l'électronique haut de gamme. Frank vit nettement les connexions microscopiques qui scintillaient leurs atomes d'or fin. Bégnard devait contenir tout un laboratoire du même type, infinitésimal et pur. Frank redoutait d'avoir déjà subi le même sort, au cours de son internement. Ils l'avaient plusieurs fois plongé dans un sommeil qu'ils s'étaient ensuite refusé de mesurer avec lui, l'abandonnant à de douloureuses spéculations. Et ils n'avaient jamais expliqué ces séjours forcés dans ce que Frank avait toujours considéré comme un au-delà. Personne ne l'avait traité de fou. On s'était limité à l'appréciation tangible de ce qui le différenciait des autres désormais. Il avait souvent tenté de s'ouvrir, histoire de s'observer non plus de près, mais en profondeur, mais la perspective de la douleur l'avait chaque fois fait reculer dans une crise qui menaçait toujours d'être la dernière.
— Vous méditez, Frank ?
C'était la voix de Hautetour dont il était le jouet depuis sa sortie de stage préparatoire. Il y pensait justement. Il ne le voyait pas. Hautetour sembla s'asseoir quelque part dans ce minuscule bureau qui pouvait contenir tout le service si la curiosité l'emportait sur la lucidité.
— J'ai pensé moi aussi à notre affaire, dit Hautetour.
Frank cligna des yeux comme un comateux.
— Il n'y a pas de solution, continua Hautetour. J'ai beau me raisonner, je ne peux pas y croire.
— Croire ? couina Frank qui détestait cette remontée sans paliers.
— Croire que Jasmin a descendu Bégnard.
— C'est pourtant...
— Jasmin n'avait aucune raison de descendre Bégnard.
— Aucune ?
— Aucune.
Frank fit un effort pour se souvenir. Ce n'était pas facile à cause de...
— De quoi ? demanda Hautetour.
Rien. La fille est d'abord sortie de l'ombre. Puis Jasmin, mais Frank ignorait qui était Jasmin, sinon...
— Qu'est-ce que ça aurait changé ?
Rien. Il ne pouvait rester que le client. Or, il y en avait un autre. Et le comte le savait. Jasmin le savait. Il savait même qu'il y en avait un quatrième.
— Ça fait du monde, dit Frank. Quatre types et une fille. Une partouze dans mon jardin secret ! Jamais j'aurais pu l'imaginer aussi facilement.
— Vous voulez dire sans l'aide de...
Frank cherchait une prise dans l'espace. Des vaisseaux continuaient de péter dans son cerveau, avec une lenteur et une exactitude de plan conçu d'avance. Il n'y avait pas moyen de crier quand on était au fond. Et puis ça ne servait à rien.
— Vous êtes dingue, Frank. On va vous donner un autre boulot. Vous avez besoin de pourrir dans un coin obscur. Il n'en manque pas ici. Un coin qui sent la paperasse et le circuit grillé. Vous êtes complètement dingue.
Hautetour était-il sorti comme l'indiquaient les capteurs greffés sur la langue ? Frank sentit le jus insane du bocal remonter le long de son bras gauche. Il s'accrochait lui aussi à la paroi. Il connaissait cet art délicat de la progression verticale. Il l'avait appris dans sa jeunesse, il n'y avait donc pas si longtemps, mais jamais il ne s'était senti aussi éloigné de quelque chose lui appartenant. Il en avait fait, des efforts, pour trouver le moment où son esprit avait commencé à glisser, toujours à la verticale, mais vers le centre et non plus vers cette périphérie montagneuse qui était un divin spectacle réservé aux connaisseurs du vertige. Ils vous condamnent à leur ressembler. Il faut leur ressembler et s'amuser avec eux. Son père, qui n'était pas un exemple de probité, lui montrait le chemin à suivre pour ne pas se faire repérer si on était convaincu d'avoir raison. Pas si bête, ce père qui volait son prochain. Il ne restait plus qu'à savoir comment il avait terminé sa vie de bohémien.
— C'est l'heure, Frank.
Le signal. Il n'était pas en état de rentrer en moto. Il sortit sur le trottoir et contempla la rivière sous le pont. Quelle bonne idée on avait eue de construire les villes sur des rivières et des fleuves ! Frank adorait le spectacle des ponts. Il aimait s'y abandonner entre les passants. L'eau charriait une immensité de recommencements. Verte ou rouge, elle broyait l'Histoire à ses pieds, toujours exacte au rendez-vous. Il engueulait les pêcheurs si ça mordait, sinon il les maudissait en riant et ils riaient avec lui.
— Frank Chercos ? Je ne pensais pas vous revoir un jour.
Anaïs ! Vêtue comme une bourgeoise, mais toujours l'air aussi pute. Il l'aurait reconnue dans un lupanar où le désir trouble la vue au point de ne plus faire la différence entre une femme et une autre femme.
— Nous nous connaissons, m'a dit le comte, bredouilla-t-il.
Dessous, l'eau s'acharnait entre de solides piliers.
— Armand est fou ! dit-elle en riant.
— Je me disais aussi...
Il voulait dire qu'il ne l'aurait pas oubliée, que...
— Je n'ai pas de souvenirs, dit-elle. Du moins, pas encore. Et vous ?
Lui non plus. Lui aussi, voulait-il dire ! Comment le dites-vous ? Il était troublé au point de ne plus penser à rentrer dans son chez-lui. Il ne lui parlerait pas de cet enfer miniature. Il ne l'ennuierait jamais avec ce genre de détails qui prêtent toujours à confusion dans les moments de l'existence où la confusion est le pire ennemi de la joie.
Chapitre IV
— Hey ! Frank ! C'est vous ?
Elle l'avait reconnu. Elle ne pouvait pas ne pas le reconnaître. Elle avait eu le temps d'investir son regard pour ne plus l'oublier. Il s'était laissé faire et s'était même livré à quelques confidences.
— Vous êtes... commença-t-elle.
Travelo. Ça lui arrivait. Hautetour en avait été informé et il avait trouvé l'idée intéressante. Frank lui avait démontré qu'il pouvait être efficace quand on ne lui demandait pas de n'être plus lui-même. Elle arrivait du bout de la rue, sans Jasmin. Le type qui l'accompagnait s'appelait Romarin et prétendait n'avoir jamais exercé cette profession. Il n'y croyait pas vraiment, mais il avait des relations. Il lui arrive la même chose que moi, pensa Frank. Anaïs observa les deux hommes qui se mesuraient, l'un dans sa chair de femme, et l'autre mal à l'aise dans un costume trois-pièces aux rayures jaunes. Elle fumait de longues cigarettes qui lui servaient à signaler les choses surgissant dans sa conversation. Romarin ne vit pas d'inconvénient à passer la soirée ailleurs. Il avait l'air de ne pas y croire.
— Pauvre Jasmin, dit-il tandis qu'ils entraient dans un taxi. Ce que c'est de fricoter avec les vaches. Ils ne vous remercient jamais.
Frank acquiesça. Anaïs lui souriait sans chercher à lui inspirer la prudence. Elle possédait son monde comme Frank rêvait d'en finir avec une existence vouée d'avance à l'échec. Aucune femme ne l'avait jamais transporté aussi loin dans la pensée qu'il avait encore le pouvoir d'opposer aux réalités. Romarin paya le taxi et ils se retrouvèrent tous les trois dans un angle tranquille d'une boîte de nuit.
— Chez les femmes, avoua Romarin, c'est les jambes que je préfère.
— Moi, c'est les miches, gloussa Frank.
Cette fois, il n'avait pas abusé du maquillage. Hautetour avait été un critique constructif. Il lui avait démontré, face à un miroir, qu'une femme ne peut pas ressembler à une parodie, contrairement à l'homme qui ne s'en aperçoit que rarement, souvent trop tard, ce qui fait quelquefois de lui un personnage historique.
— Une femme, avait-il professé au reflet qui n'en pouvait plus d'immobilité et de concentration, ne peut être que vraie. Sinon...
Sinon, c'est un homme. Frank apprenait vite. Il apprit à devenir une femme quand le service l'exigeait. Il n'avait aucune idée de l'ampleur des enquêtes où il n'était qu'un pion à jouer. Son cerveau ne réagissait cependant pas aux miroitements. En cela, il se différenciait clairement de ses collègues. Hautetour lui avait demandé l'abstinence en mission. Sinon...
— Sinon vous pouvez glander toute la journée dans votre petit bureau, ça ne me concerne pas.
Il aurait pu dire : ça ne me regarde pas. Mais Hautetour était concerné ou il ne l'était pas. Il ne laissait pas d'autre alternative au dialogue qu'il avait l'art de conclure par un jugement. Ce qui exaspérait Kol Panglas, par exemple.
— On peut vous demander d'où vous êtes ? fit Romarin qui cuisait dans un verre de whiskey.
— Frankie n'aime pas raconter sa vie, dit Anaïs qui aimait bien voler au secours de son petit protégé. Il y a d'autres moments, non ?
Frank envoya un rayon vert de sa canine d'or. Romarin préférait la résine.
— C'est parce que tu as de la conversation, dit Anaïs en écrasant un mégot qu'elle avait failli projeter dans l'obscurité.
— J'aime bien savoir, fit Romarin.
Il se méfiait. Les travelos ne lui inspiraient pas confiance. Il devait douter de tout ce qui se cache un peu derrière les apparences, mais le whiskey l'envahissait et il proposa à Anaïs de se dégourdir un peu les jambes.
— Excusez-moi si je ne vous invite pas, dit-il à Frank, mais ça me gêne, vous comprenez ?
Frank gloussa. Anaïs laissa son parfum fruité et disparut dans un rayonnement opaque que la musique traversait à peine. Elle l'abandonnait à d'autres hommes. Quel âge pouvait-elle bien avoir ? Elle était outrageusement maquillée elle aussi. Elle avait même prétendu qu'il était plus féminine qu'elle. Une opinion qu'elle partageait avec Hautetour qui le trouvait trop femme quand il lui apparaissait dans ces moments de dérives mentales forcément conclus par une approche de la surdose.
Quand elle revint, ayant de nouveau traversé l'ouate de la lumière, elle n'était plus accompagnée. Elle lui expliqua qu'il était allé uriner et qu'il s'était senti mal à l'idée de souffrir de la prostate. Frank connaissait le mot, mais il était incapable de le situer dans le corps. Pas plus que les hémorroïdes. Ils sortirent. La nuit était claire et douce. C'était l'printemps.
— Des marrons ! s'écria-t-elle.
Elle voleta.
— Encore debout à cette heure ? dit-elle au marchand qui se contenta de hausser les épaules.
— Qu'est-ce que je lui mets à la p´tite dame ? chantonna-t-il. Des marrons ou des façons ?
— Dommage qu'il fasse si doux, dit Anaïs. Moi, je les aime en hiver quand on a le bout des doigts gelé.
— Et moi j'´préfère les vendre au printemps. Chacun ses goûts. Pas vrai, ma p´tite dame ?
C'était une critique ou bien Frank lui avait tapé dans l'œil. Il ne répondait jamais à la question de savoir pourquoi il devenait femme entre deux voyages. Hautetour répondait à sa place : pour séduire. Et il prenait un air rêveur qui en disait long sur sa sincérité.
— Ah ! les marrons, les ponts et les grosses dondons !
Il ne manquait plus qu'un singe pour tourner la manivelle. Anaïs leur échappa, comme si elle fuyait maintenant. Il arracha sa perruque qui s'était déplacée et la suivit sur les quais.
— Nous avons tous deux vies, dit-elle quand il l'eut rejointe.
— Moi c'est flic et travelo, dit Frank que l'eau fascinait encore.
— Travelo et camé, oui !
— Flic camé et travelo amoureuse. Et vous, Anaïs ?
Elle paraissait terriblement vieille maintenant. Son visage se laissa torturer par une douleur cérébrale. Elle ouvrait la bouche sans rien dire.
— Je suis maman, dit-elle enfin.
Frank commença à s'angoisser. Il n'avait rien sur lui. D'habitude, il n'en avait pas besoin. Il ne vendait rien non plus. Elle lui caressa le visage.
— Il en manque une, dit-elle, mais vous savez qui.
Il n'avait jamais été fort aux devinettes. Elle lui avait arraché deux doubles parfaitement imbriqués. Elle ne lui donnait que deux existences parallèles. Il se sentait frustré. Chez lui, le flic était camé, et le travelo amoureux, amoureuse comme il avait dit. Elle ne souhaitait pas continuer. Elle ne savait pas jouer. L'enfance n'existait plus. Elle n'existait pas. Frank regretta de l'avoir rencontrée dans ces circonstances et se mit aussitôt à imaginer d'autres instances plus favorables à l'existence commune, au moins le temps d'un plaisir. Que savait-il du plaisir ? Il était facile de comprendre que le marchand de marrons préférât le printemps à l'hiver, quoique les marrons appartiennent mieux à l'hiver, et c'était sans doute ce qu'il fallait penser pour comprendre pourquoi elle n'aimait pas le printemps quand le marchand de marrons se pointait à l'horizon de son existence.
— Frank ! Vous êtes d'un compliqué !
Mais elle ne dit pas qu'elle préférait les hommes qui lui simplifiaient la vie au point de la rendre acceptable. Il avait l'air d'un clown sans sa perruque. Il la connaissait bien maintenant. Il ne lui avait pas fallu longtemps pour se l'imaginer différente, à l'opposé de ce qu'elle était pour les uns et de ce qu'elle pouvait devenir pour l'autre qu'il représentait à ses yeux de presque vieille, de quasiment décrépie, de morte donnée d'avance à une enfance qui n'en finissait pas pour lui. Il se débarbouilla sur une marche d'un escalier qui entrait dans l'eau comme un personnage. Elle l'aida à effacer les dernières traces de peinture. Dans sa robe décolletée, il avait maintenant vraiment l'air d'un homme en cours de travestissement. Elle rit.
Il n'aima pas ce rire. Il voulut fuir, mais elle le retenait au bord de l'eau qui ne pouvait plus jouer comme un miroir tant la nuit était noire maintenant. Ils n'étaient que deux flics en goguette, après tout. La nuit ne leur appartenait pas. Et ils ne possédaient rien. Il se mit à pleurer comme un enfant. Elle n'avait rien sur elle non plus. Il ne leur restait plus qu'à se mettre à la recherche d'une fourgue, comme aurait dit Hautetour.
Chapitre V
— Vous avez passé deux bonnes nuits loin de chez vous, dit Kol Panglas le nez collé contre l'écran.
Frank ne se souvenait pas de la première. Le comte pouvait dire ce qu'il voulait. Par contre, il avait été lucide pendant toute la nuit dernière et Anaïs s'était montrée charmante.
— Charmante ? roucoula Kol Panglas. Elle s'y connaît.
Frank n'avait rien absorbé, à part les verres, mais Anaïs avait réussi à le maintenir dans un état de conscience proche de la réalité.
— Mais ce n'était pas tout à fait vrai, dit Kol Panglas.
Les électrons jouaient sur son visage. Frank avait l'impression d'une espèce de course poursuite. Quelquefois, le manège s'arrêtait et la surface du visage de Kol Panglas se mettait à trembler, comme si l'attente le forçait lui aussi à revenir au sujet de l'entretien. Il tapotait le bord de l'écran avec son crayon. Frank remarqua le bout de gomme rose mordillé jusqu'à la virole d'acier bleu.
— Vous ne pouvez pas passer une troisième nuit avec elle, Frank.
Kol Panglas n'appelait jamais les gens par leur petit nom. Il s'adressait toujours à un prénom suivi d'un nom. Ensuite, il imposait son regard à la fois trouble et rugueux, un regard comme une surface de mur. Il était un composé de surfaces où le monde s'agitait par reflets stridents. Seule, sa mâchoire inférieure ne semblait pas concernée par cette agitation. Il était toujours au seuil d'une convulsion provoquée par la mauvaise foi de son interlocuteur. Aussi guettait-il ce moment intense avec une délectation qu'il se faisait une joie d'annoncer en ouvrant une bouche trop grande pour ce visage fermé à l'extrême. Frank cherchait la langue dans cette noirceur bleutée. Il n'y distinguait que des veines noires qui palpitaient comme des petits insectes en attente de mutation.
— Je peux pas quoi ? grogna Frank qui détestait qu'on se mêle de sa vie privée. Deux agents ne peuvent pas...
— Deux agents, oui, expliqua Kol Panglas qui avait de la patience ce matin. Deux agents peuvent se faire tout ce qu'ils se souhaitent à la condition que ce soit conforme aux bonnes mœurs.
— Les mœurs, moi... plaisanta Frank en secouant sa main valide.
— Au fait, dit Kol Panglas, il lui est arrivé quoi à votre main ?
— On parlait d'autre chose.
— On ne parlait pas. Je me renseignais. Et vous savez pourquoi je me renseigne ? Parce qu'on me l'a demandé. Et vous vous figurez que j'obéis à n'importe qui !
— Je me fous de savoir à qui vous obéissez, hurla Frank. On dirait que j'ai pas fini d'avoir des emmerdes avec les druides !
— Il lui est arrivé quoi à votre main ? prononça le juge en se tenant à son bureau.
— J'ai toujours fini par leur casser la gueule, toujours !
— Essayez pour voir ! Cette fois...
Frank hurla de rire.
— Cette fois quoi ? Cette fois comment ? Vous croyez que ça m'amuse d'avoir mal aux mains ?
Kol Panglas se calma soudain.
— Comment va l'autre ? Je ne savais pas qu'elle était concernée.
Il se mit à fouiller l'écran qui clignotait. Frank n'avait aucune envie d'expliquer ce qu'il avait fait de ses mains une fois qu'Anaïs n'en eut plus besoin. Elle s'était endormie avant lui. À la lumière de la lampe de chevet qui était couverte d'un carré de soie vert olive, il avait pu observer à quel point elle était vieille, enfin : beaucoup plus vieille qu'il ne l'avait cru quand il s'était enfin aperçu qu'elle avait l'âge de sa propre mère.
— Vous n'arriverez jamais à expliquer ce genre de choses à un magistrat, dit Kol Panglas avec aménité. Si le cas se présente un jour. Mais pourquoi se présenterait-il, dites-moi ?
Il entretenait des lueurs dans son regard, comme s'il était connecté avec un système parfaitement artificiel hérité d'une époque révolue qu'il transporterait avec lui comme un fardeau ou comme la coquille d'un escargot. Il donnait le vertige. Avec les gens de sa génération, Frank éprouvait plutôt du plaisir à tomber dans les pièges d'une conversation destinée à le faire sortir de ses gonds.
— Je vous ai un peu secoué, regretta-t-il comme un enfant de chœur qui vient de retrouver les hosties consacrées alors que le prêtre a été obligé de refiler les non bénites pour éviter un scandale capable d'éclabousser l'attente de la communauté.
— J'ai l'habitude, dit Kol Panglas en se dandinant sur son fauteuil de direction. Vous ne m'avez pas dit ce qui est arrivé à vos mains.
Ce n'était plus une question. Frank se radoucit encore, prêt à se confesser si c'était ce que la justice attendait de lui.
— Il n'est pas question de se confesser, dit Kol Panglas qui recommençait à bouillir. Pas facile d'avoir une conversation utile avec ces... continua-t-il en aparté.
Quand il s'exprimait en aparté, on pouvait croire qu'il crachait son chewing-gum dans un tiroir justement ouvert à cet effet. Heureusement, dans ces cas extrêmes, il ne finissait jamais ses phrases et on en restait généralement à ces points de suspension. Frank ne souhaitait pas vraiment déroger à une règle qui avait fait les preuves de sa pertinence.
— Vous faites bien, seringua Kol Panglas. Revenons aux circonstances...
— On m'accuse de quoi ? gémit Frank qui redoutait la douleur.
— On ne vous accuse pas. On cherche à savoir. Il vaut mieux pour vous qu'on le sache. Vous comprenez ?
— Je comprends que je vais me faire avoir.
— Vous savez... dans ces métiers de...
Frank retint un cri. Seule la colère se montra sur son visage. Il n'en sortit rien qui pût compromettre son avenir immédiat. Il s'efforçait de sourire et ça lui donnait l'air tarte, comme aurait dit Anaïs.
— Il y a longtemps que vous la connaissez ?
Qu'avait dit le comte à ce propos ? Sans cette réponse, il ne pouvait que se tromper.
— Vous ne répondez à aucune question, remarquez-le bien, prévint Kol Panglas que les électrons parcouraient comme un réseau en formation constante.
— J'ai du mal, oui, admit Frank.
Il n'avait pas de bonnes intentions. On pouvait toujours le lui reprocher. Mais Kol Panglas ne s'y risqua pas. Il n'avait pas autant de temps à perdre avec les questions de discipline interne. Il était moins flexible pour tout ce qui concernait les apparences du service à l'extérieur, en plein dans cette société traversée de secousses sadomasochistes qui lui donnait la nausée chaque fois qu'il avait le devoir de la convoquer.
— Comme je vous le disais...
— Je me sens plus aussi bien que tout à l'heure quand j'ai accepté de répondre à vos questions, soupira Frank en se tenant les tempes qui palpitaient sans toutefois contenir les insectes que Kol Panglas lâchait dans une conversation qui devenait un triste interrogatoire...
— ...de routine, précisa Kol Panglas. Votre état... constant justifie les moyens que nous...
— Qui ça, nous ? s'inquiéta Frank qui basculait du mauvais côté de la clarté due aux explications.
Kol Panglas s'essuya le front avec un mouchoir de soie déjà imprégné de ses odeurs fortes. Il avait l'air désespéré alors qu'il était encore dangereux.
— De deux choses l'une, Frank : ou bien vous vous calmez, en utilisant le moyen qui vous semble le plus approprié, ou bien je vous fais injecter un sérum de vérité. Choisissez !
Il devenait péremptoire plutôt, le robin. Approprié était une drôle de façon d'exprimer ce qu'on pensait de ce genre d'appropriation. Frank avala une dose carabinée. Kol Panglas ne cacha pas son épouvante. Il cria :
— Vous êtes vraiment dingue, Frank ! Ah ! si vous n'étiez pas...
Encore une phrase qu'il valait mieux ne pas achever sous peine de... Frank se mit à rire en commençant par les épaules. Il voyait... il voyait...
— Flash ! s'écria-t-il.
Puis il devint étrangement tranquille et grave. Kol Panglas s'apprêta à prendre note.
— Si j'étais votre médecin... fit-il.
Quelque chose se passait sur le visage de Frank. Se souvenait-il de la première nuit ? Ils l'avaient effacée par erreur et maintenant cette fausse manœuvre posait problème. Il ne savait pas exactement lequel, mais ça avait quelque chose à voir avec la cohérence de Frank lui-même. Il n'était pas médecin, seulement doué pour les interrogatoires pointus.
— Où en étions-nous ? se risqua-t-il à demander alors que Frank ne disait plus rien.
Le grouillot était ailleurs, sachant où il était et ne se posant même pas la question de savoir si c'était un élément primordial de la réponse qu'on attendait de lui. Kol Panglas le relia à la terre, par pure précaution. Frank contenait des circuits délicats, et onéreux. Kol Panglas veillait toujours aux petits détails qui alimentent la bonne opinion que les autres peuvent avoir de soi quand on est réduit à l'un au moment des avancements au mérite. Mais Frank était parti plutôt loin qu'ailleurs. Ce n'était pas de chance. Kol Panglas éteignit l'écran d'un coup de poing rageur et abandonna Frank Chercos à sa mortification synthétique. Un mélange d'impulsions atomiques et de raisonnements pervers. Kol Panglas n'y connaissait rien.
— Je ne suis pas son médecin, dit-il à Pierre de Hautetour qui ne l'attendait plus.
Hautetour commanda un caddie. Une opératrice en combinaison de pilote de chasse leur proposa le dernier modèle, vantant le système de commandes par impulsion cérébrale.
— Qu'est-ce qu'on n'invente pas de nos jours, commenta Kol Panglas en prenant place dans l'étroit véhicule. Au lieu de couvrir nos murs d'œuvres dignes du passé et d'y faire tonner notre parfaite connaissance de la résonnance naturelle. Comment est-elle ?
— Elle veut tout dire, susurra Hautetour.
— Ce qui ne veut rien dire, conclut Kol Panglas.
Hautetour se tut. Il en savait trop et Kol Panglas le savait. Quand un poisson se mord la queue, c'est qu'il est cuit. Le magistrat connaissait la cuisine et s'en vantait sans prendre le risque du ridicule au moment de se mettre aux fourneaux.
— Et Frank ? demanda Hautetour qui ne risquait rien à s'informer aussi évasivement.
Kol Panglas poussa un long soupir qui trahissait son goût pour les gros Havanne et l'alcool de cactus. Il n'en finissait pas de secouer sa grosse tête de vieux premier, comme il s'intitulait lui-même.
— Il est dingue, complètement dingue.
— Ça, grogna Hautetour, je le savais déjà !
Le caddie traversa une Zone d'Intimidation. Hautetour ferma les yeux, comme d'habitude, pendant que Kol Panglas s'interrogeait encore sur l'utilité de ces traversées mentales qui n'ajoutaient rien à la connaissance des lieux. Cette infantilisation l'exacerbait, mais n'exerçait plus sur lui son influence de narratrice des enjeux de l'existence.
— Si vous voulez savoir, dit-il aux yeux fermés de Hautetour, nous l'oublierons dès qu'il ne sera plus de ce monde, ce qui ne saurait tarder.
Kol Panglas ignorait que Frank Chercos était programmé pour vingt ans. Il trouverait la mort sur le quai d'une gare en Andalousie, on ne savait pas pourquoi : le système refusait obstinément de s'expliquer sur les raisons. Par contre, il ne tarissait plus sitôt qu'il s'agissait des objectifs à atteindre, ce qui, au fond, arrangeait Hautetour dont l'esprit était enclin à de douces paresses aléatoires.
Une sonnerie insista pour qu'ils sautassent en marche. Kol Panglas glissa sans tomber. Hautetour en était encore à se marrer comme un gamin s'il avait l'occasion d'assister à ce genre de chute, ce qui irritait fortement le magistrat. Ils s'annoncèrent dans la console de reconnaissance. Personne en vue. Un couloir et son éternité de bandes jaunes et rouges dans l'alignement sans défaut des tubes fluorescents. Kol Panglas grogna discrètement. Il n'y avait plus aucune chance de le voir se fiche par terre. Hautetour pressa le pas. Ils atteignirent bientôt une double porte qui leur adressa la parole en termes univoques.
— Parfait ensemble, remarqua Hautetour.
Et ils entrèrent. Anaïs K. était aux fers, les pieds dressés de chaque côté d'un opérateur qui s'affairait entre ses cuisses.
— Pourquoi une combinaison de pilote de chasse, dit Kol Panglas qui pensait à l'opératrice du caddie.
— Comment voulez-vous que je le sache ? dit Hautetour qui ne souhaitait pas cacher son irritation aux yeux qui les observaient en détail et même en profondeur depuis qu'ils étaient entrés.
— Je n'ai jamais assisté à un accouchement, avoua Kol Panglas qui haïssait les enfants.
— C'est plus compliqué que ça, mon vieux.
— Mon vieux ?
Hautetour prenait des libertés avec les convenances qui séparent nettement le judiciaire de l'administratif, mais Kol Panglas jugea que le moment était mal choisi pour s'en formaliser. Il se laissa installer dans un fauteuil qui s'inclina jusqu'à atteindre la perpendicularité avec un écran de contrôle.
— Où sommes-nous cette fois ? demanda-t-il.
Une opératrice se pencha cérémonieusement sur lui. Elle sentait la cannelle.
— Vous êtes, dit-elle. Et c'est tout.
Kol Panglas comprit qu'il ne devait pas insister. Hautetour avait d'ailleurs cessé d'insister en entrant. C'était clair comme message, mais Hautetour avait l'avantage d'une expérience acquise alors que Kol Panglas avait reçu la sienne. Il était conscient de sa nette infériorité sur ce terrain sensible. Le fauteuil se mit à lui seringuer des substances tranquillisantes.
— C'est nécessaire, confirma l'opératrice.
Son sourire engageait à l'abandon. Kol Panglas se reprocha cet instant de soumission aux charmes de la nature. Il n'y percevait d'ailleurs aucune féminité. Il préférait s'en tenir à des considérations naturelles. Hautetour était beaucoup moins exigeant, mais c'était un porc.
— Maintenant, dit l'opératrice, cherchez le détail que vous êtes venus trouver.
Anaïs était secouée de convulsions dont il était difficile de ne pas mesurer la douleur. Kol Panglas demanda en sourdine qu'est-ce qui était plus compliqué qu'un accouchement.
— Un aveu, dit Hautetour tranquillement.
L'opérateur qui agissait entre les cuisses se releva puis pivota souplement sur ses talons. Il avait l'air heureux de pratiquer un métier compliqué, voire obscène. Kol Panglas lui renvoya une grimace écœurée.
— N'en faites pas trop, conseilla Hautetour qui se laissait pénétrer sans offrir une résistance que Kol Panglas se mettait un point d'honneur à contrecarrer par un exercice critique au-delà de tout soupçon.
— Elle est saine, dit l'opérateur en s'avançant vers ce qui apparaissait maintenant comme une paroi de verre parfaitement transparente, sans défaut ni salissure. Nous avons progressé, mais les résultats vous paraîtront un peu... abscons. Question d'interprétation. Un logiciel se met en place automatiquement, mais cela prend du temps. Nous pensions pouvoir en disposer à notre aise...
— On est pressé, dit Hautetour qui redevenait sérieux malgré les infiltrations.
L'opérateur réprima un geste d'impatience.
— D'habitude... dit-il.
— D'habitude on est moins pressé, précisa Hautetour.
— Je comprends...
— Vous ne comprenez pas et nous sommes pressés.
Kol Panglas ne put s'empêcher d'admirer la fermeté du futur directeur du Servive de Surveillance et des Enquêtes. Il joindrait son opinion favorable à la proposition de nomination. De plus, il le devait à Hautetour qui s'était montré à plusieurs reprises tout aussi favorable à l'occupation du poste de directeur du RI par un Kol Panglas revu et corrigé au gré d'une expérience de la douleur qui pour l'instant demeurait lettre morte, le magistrat n'ayant pas encore formulé sa demande.
— Où en sommes-nous ? demanda Hautetour.
— C'était une époque bien différente de la nôtre... commença l'opérateur sur un ton d'excuse qui déplut d'emblée à l'impatient Hautetour.
— Toutes les époques ont des points communs. Cherchez-les.
— Nous nous y employons. Croyez bien que...
Kol Panglas commençait à s'habituer à l'obscénité de la scène. C'était d'autant plus obscène que la patiente...
— Ce n'est pas une patiente, grogna Hautetour avant de s'injecter manuellement une surdose expérimentale.
— ...que la demanderesse n'est plus toute jeune.
— Elles ne le sont jamais, dit l'opérateur. Elles ont au moins (il calcula sur ses doigts)... seize ans de plus que leur enfant. Seize ans, monsieur le Juge, n'est-ce pas ?
Kol Panglas opina. Avant seize ans, on les avorte systématiquement. Après, on les condamne à la maternité, d'où les problèmes. Mais un magistrat ne fait pas les lois ; il les applique. Fatalitas !
— Les premiers récits sont si incohérents que nous ne savons pas si... continua l'opérateur.
— À partir de quel moment vous me faites perdre mon temps et celui du chef des services judiciaires ? rugit Hautetour à travers les postillons qui maculaient la paroi séparatrice.
L'opérateur cligna des yeux à travers la même disparité de surface. Kol Panglas se cala un peu plus confortablement dans son fauteuil. Il n'avait plus rien à faire.
— Nous avons traduit la première phase qui comme vous le savez est sujette à interprétation. Nous avons utilisé le logiciel...
— Passez-nous les détails ! grommela Hautetour.
L'opérateur jeta un regard suppliant au magistrat qui, par un signe sans équivoque de la tête, fit savoir qu'il n'était plus concerné. Il agissait désormais comme témoin. Hautetour confirma d'un autre signe de tête, plus catégorique, à la limite de l'impatience et de la courtoisie.
— Une certaine linéarité se dégageait de l'écoute...
— Vous écoutez ? Depuis quand ?
— Nous n'utilisons plus la plateforme d'interprétation, couina l'opérateur qui montrait ostensiblement à quel point il était outragé par ces interruptions peut-être inadmissibles.
Qu'en pensait le magistrat instructeur ?
— Rien, fit négligemment Kol Panglas.
Visiblement déçu et désormais mal à l'aise, l'opérateur continua :
— J'attirais votre attention sur la linéarité apparente du récit. Nous avons réussi à en suivre le fil d'un bout à l'autre. À cette époque...
— Il y a au moins seize ans, précisa Kol Panglas qui regretta aussitôt cette intervention inutile.
— À cette époque, le récit est centré sur la personne, sans être systématiquement nombriliste...
— Laissez tomber son nombril et descendez plus bas, au niveau des maladies honteuses.
L'opératrice sourit. Kol Panglas la trouva idiote.
— Que de maladies en effet ! s'exclama l'opérateur. Dans ce domaine, nous avons eu plus de mal...
— Mais ça n'a rien empêché. On connaît la chanson.
Hautetour se tourna vers Kol Panglas qui consentit à s'incliner.
— Ces scientifiques ne feront jamais de poésie, gloussa-t-il.
— Nous non plus, fit Kol Panglas qui ne mesurait pas la gravité d'une pareille idée.
Hautetour se crispa, au bord de l'attente qui commençait à l'obséder.
— Vous avez du son ? demanda-t-il.
Il savait que c'était la question qui réjouirait les opérateurs. Il en compta une bonne dizaine, tous joyeux.
— Première qualité ! jubila l'opérateur.
Il ne restait plus qu'à assister au spectacle des préparatifs de ce qui finirait par ressembler à une fête patronale. Kol Panglas confessa qu'il regrettait que ce ne fût pas un accouchement. Ce spectacle manquait à son expérience. Hautetour devait bien savoir si les points perdus à cause de ce manque d'exercice de la femme pouvaient être compensés par d'autres compétences certes moins sensibles, mais tout aussi humaines. L'opératrice les observait d'un œil plein des ravissements qui la maintenaient à fleur de la réalité en jeu entre ces quatre murs. Kol Panglas la trouvait à la fois désirable et parfaitement idiote.
— Ce n'est pas incompatible, dit Hautetour un peu interloqué par cette naïveté sexuelle.
— Je le sais bien ! rouspéta Kol Panglas. Poserai-je la question sinon ?
— C'était une question ?
Ils n'étaient pas faits pour s'entendre. Hautetour regretta l'absence de Frank Chercos. Il n'agissait plus vraiment sans ce second couteau. Depuis quand ? Anaïs avait tellement insisté pour qu'il le prît sous son aile ! Frank n'était pas un mauvais élément. Il était même mûr pour le travail qu'on avait imaginé sans le connaître. Il tombait à pic. Anaïs ne lui avait pas reproché d'utiliser son petit protégé. Cela amusait le comte. Sans plus. Et laissait Hautetour parfaitement indifférent. Il avait d'autres chats à fouetter. Kol Panglas aurait donné cher pour les entendre miauler sous sa fenêtre, mais sa cage demeurait désespérément à l'abri des mauvaises influences, Hautetour y veillait scrupuleusement. Inévitable, Hautetour, pensa Kol Panglas qui n'était jamais sûr de ne pas penser à haute voix. En tout cas, Hautetour le regardait maintenant comme s'il venait d'abuser de sa patience. Il était prêt à s'en excuser quand l'opératrice apparut dans l'écran.
— Nous sommes prêts, dit-elle.
— Prêts à quoi ? fit Kol Panglas.
— La reconstitution, monsieur le Juge !
— Hum... fit Kol Panglas. À prendre avec des pincettes.
Chapitre VI
— Vous souvenez-vous de la troisième nuit, Frank ?
Il avait appris qu'il avait été élevé par des parents adoptifs. Son père n'était pas son père et sa mère n'était pas sa mère. Il leur avait simplement dit :
— Je comprends pourquoi je ne les ai jamais aimés.
Il avait même haï son père. Il avait haï son père dans la personne de celui qui n'était pas son père et qui lui avait menti pendant tout le temps de leur existence commune. Il avait peut-être aimé sa mère. Elle avait menti elle aussi. Il aurait aimé se convaincre qu'elle avait elle aussi été trompée par les circonstances, mais c'était une solution imaginaire trop simple et trop facilement exprimable pour avoir quelque valeur sentimentale. Il avait eu une enfance dans laquelle il savait qu'il était condamné à retomber avant même d'être vieux. Entre l'alcool de son loufiat de père et les médicaments de sa folle de mère, il avait choisi l'amour. Si elle ne s'était pas pendue sans même avoir préparé le terrain de cette disparition violente, il aurait fini par trouver l'occasion de lui dire que ce n'était pas de l'amour, qu'il ne ressentait rien à son égard, qu'il appréciait sa présence comme inévitable et non pas nécessaire. Mais il n'avait pas eu le temps de s'expliquer avec elle. Et le vieux avait refusé de la décrocher avant que les flics ne se ramènent pour poser des questions qui allaient tout changer alors que rien jusque-là n'avait changé à ce point. Il se souvenait d'avoir été embarqué par deux fliques qui lui tordaient les poignets. L'une d'elle répétait inlassablement en regardant à travers la grille de la vitre :
— Comment c'est-y qu'on n'aime point sa mère ?
Il n'avait pas compris tout de suite, parce qu'elle avait un accent étranger, complètement étranger à celui qu'il pratiquait sans le savoir. Ils ont alors estimé qu'ils devaient le piquouser. Et ils l'ont piquousé pendant des mois. Son père est venu finalement le chercher en brandissant une ordonnance du juge qui valait mieux et plus cher, disait-il, que celle des médecins. Frank avait alors compris que son existence allait être bornée par ces souffrances héritées des autres : la justice et la santé. Son père n'était plus loufiat. Il était devenu entièrement poivrot. Mais ce n'était pas son père. Et Frank vivait de ses revenus illégaux.
— Le comte prétend que vous avez passé la première nuit avec Anaïs K.. Il voulait dire : à son chevet. Il n'y avait rien d'autre dans cette affirmation. Il ne voulait pas vous nuire. Mais vous vous sentez toujours persécuté comme un paranoïaque. Vous n'êtes pas paranoïaque, Frank. Vous me croyez ?
— Parlez-nous de la deuxième nuit. Nous en savons assez sur la première.
Ils ne disaient rien des quatre hommes qui étaient avec Anaïs ce soir-là.
— La deuxième nuit, Frank !
Outre Bégnard et son coéquipier Jasmin qui se faisait passer pour un marle comme lui, Frank, se faisait prendre pour un travelo quand on le lui commandait, il y avait le comte et Hautetour. Cela se terminait par une puce que Bégnard remettait à Hautetour.
— Bégnard était vivant quand je l'ai laissé avec Hautetour. Seul Jasmin était mort parce que je l'avais descendu. J'ai bien failli descendre Bégnard mais ce crétin avait encore la peau dure. Le lendemain, Bégnard est mort et il n'est plus question de la puce. Il n'est question que de la nuit que j'ai prétendument passée avec Anaïs chez le comte qui en témoigne.
— Qu'est-ce que vous voulez savoir, Frank ? On n'a rien à vous cacher. Sinceritas !
Frank ne les voyait pas. Il n'identifiait pas les voix, mais pouvait reconnaître les habitudes verbales, comme cette manie de s'écrier Fatalitas ! ou Sinceritas ! pour mettre fin à une conversation et revenir au sujet initial. Il était libre. Il avait même le pouvoir de fermer le robinet de la perfusion. Sa main avait plusieurs fois remonté le tube jusqu'au petit robinet de plastique, une simple clé à mettre en perpendiculaire comme un robinet de gaz. Parallèle, je te suis. Perpendiculaire, c'est l'impasse. Il avait compris qu'ils cherchaient à le réduire à des choix enfantins, immatures. La question des dimensions de la pièce où il se trouvait semblait moins facile à résoudre, mais elle ne l'angoissait pas. Il y avait même une fenêtre. Elle ne donnait pas sur un extérieur peuplé d'arbre et de murailles comme dans un tableau de peinture. De temps en temps, ils agissaient sur l'inclinaison du lit qui se pliait jusqu'à la douleur. Ils tenaient à maîtriser cet aspect de leur relation avec lui, ou plutôt de la maladie inacceptable qui le rongeait de l'intérieur comme s'il en était l'inventeur ou la source. Ils lui avaient promis de le tirer de ce pétrin qui était une sorte d'empoisonnement. Mais ce n'était pas la seule explication.
— Vous avez tout compliqué en vous intoxiquant au lieu de chercher à nettoyer les zones obscures de votre mental.
Ce n'était pas lui qui avait commencé. Elle soignait même les chats avec des amphétamines. Elle en connaissait la théorie parce que sa génération avait beaucoup réfléchi sur ce sujet. Elle non plus n'expliquait rien.
— La salope ! s'était écrié Anaïs...
— La deuxième nuit ?
— Oui. Je me suis demandé si ce n'était pas un simple interrogatoire. Si Anaïs était Anaïs et si je serai encore moi-même une fois que tout serait fini. Qu'est-ce que je foutais à son chevet la première nuit ? C'est insensé. J'ai le net souvenir d'avoir passé le reste de la nuit chez moi. Je vais peut-être acheter cette maison. Je ferai construire une piscine dans le jardin...
— On n'est pas là pour rêver, Frank, mais pour vous aider à ne plus rêver sans au moins prendre vos distances avec ces réalités d'un autre monde qui n'appartient qu'à vous, mais que tout le monde rencontre au moins une fois dans son existence.
Elle le poussait à rêver. Au début, c'était facile. Il fermait les yeux comme elle le lui conseillait et il se laissait avoir, comme elle disait, par ce qui arrivait de fou et d'insensé, mais aussi de parfaitement tranquille et agréable. On ne devrait jamais aller plus loin. Il suffit que le paysage s'y prête.
— Mais comment voulez-vous que la rue se transforme en adret fleuri sous les cerisiers ?
— C'était une manière sournoise de justifier les prises de médicaments.
— Ce n'était même plus la même chose. Il se produisait une accélération. Ce pouvait être la même lumière, mais le corps était emporté en ligne droite alors que l'esprit avait conçu quelque chose de parfaitement circulaire, un espace tangible dont il ne restait plus qu'à profiter, et un horizon facile à accepter parce qu'on n'éprouvait pas le désir d'aller à la rencontre de ses mystères.
— Vous vous exprimez bien, Frank.
— Avec ce qu'elle m'injectait...
— Elle utilisait la seringue !
— C'est une façon de parler. Elle injectait et moi j'absorbais.
— Et alors ?
— Alors je touchais l'horizon sans éprouver aucun plaisir, comme si je touchais autre chose ou que je craignais que ce soit autre chose et non pas ce qui avait motivé le voyage, vous comprenez ?
Il avait passé de sales moments à se demander si elle n'allait pas le rendre fou. Elle l'avait peut-être rendu fou, le loufiat. Frank avait aperçu plusieurs types qui s'étaient déclarés fous à cause d'elle, ou d'elle, il ne savait plus. C'étaient tous des camés. Le loufiat les jetait dehors s'il en avait la force, sinon c'était lui qui était éjecté et il passait la nuit sur le trottoir à se demander pourquoi personne ne sort la nuit. Le lendemain, quand la voie était libre et qu'il pouvait enfin se jeter dans le lit où elle n'était plus, il dormait comme un enfant et elle demandait à Frank comment ce minable avait pu trouver de quoi se beurrer en pleine nuit dans un quartier qui brillait par l'absence de commerce. Ces questionnements épuisaient Frank. Il y avait autre chose à penser pour continuer d'exister et peut-être même obtenir des satisfactions, mais elle ne lui laissait aucun répit et l'enfonçait dans son délire explicatif jusqu'à ce qu'il en éprouvât une nausée si profonde qu'il se levait en pleine nuit pour lui piquer son diazépam ou ses amphétamines. Elle ne l'avait jamais pris la main dans le sac. Elle lui reprochait seulement sa sournoiserie. Si elle avait eu une fille, elle l'aurait aimée candide et simple. Frank était trop compliqué et c'était la raison pour laquelle elle avait fini par le traiter en égal. Il se souvenait maintenant très clairement qu'elle lui avait déclaré qu'il n'était pas son fils. Il avait cru à une sortie métaphorique, comme en provoquent souvent les parents exacerbés qui se replongent dans leur enfance pour se reprocher leurs enfants.
— Anaïs, à qui je racontais, je ne sais pourquoi, ces tribulations d'un enfant dans l'enfance, n'arrêtait pas de la traiter de salope.
— Elle vous interrogeait.
— Je me le suis demandé pendant qu'elle dormait et que je ne trouvais pas le sommeil.
— Vous aviez fait l'amour ?
— Elle se comportait comme ma mère...
— Elle vous poussait ?
— Je veux dire : comme si elle était ma mère et qu'elle voulait tout savoir, à distance.
— Vous dites ça maintenant que vous savez.
— Je m'en souviendrai, de la troisième nuit !
— Parlons-en !
Frank s'assit au bord du lit. Il était nu et n'en éprouvait aucune honte. Au début de la carrière de flic, il vous arrive des choses déterminantes pour le reste du temps que vous allez consacrer presque exclusivement à l'élucidation des énigmes conçues par les criminels et les fous. Il aurait l'avantage de reconnaître les fous avant tout le monde dans le service. Cette pensée le fit sourire et comme son visage était en proie à une légère paralysie, pendant un instant il parut fou et perdu à jamais dans cette espèce de folie que l'observation minutieuse du cerveau n'explique jamais assez pour qu'on puisse se permettre d'affirmer qu'on a compris. Il ne serait jamais ce « on » qui s'instaure en commanditaire et toujours ce « je » qui agit pour les autres et que les autres suspectent de malfaçon. Derrière l'écran des substances protectrices, il y avait tout un collège de spécialistes à la fois hilares et subjugués, comme dans le film où Jerry Lewis se fait opérer d'un poisson avec peu de chance de s'en sortir. Frank avait aussi tragiquement et aussi absurdement accepté le risque de ne plus revenir exactement au même endroit. Il serait flic ou rien.
— Bien parlé, Frank. Mais vous n'avez pas répondu à notre question.
Le ton était sirupeux. Il ne reconnaissait pas la voix. Ce pouvait être une voix de femme. De quoi avait accouché Anaïs ? D'un récit. Ils le prenait pour un cave. Et il l'était peut-être, plutôt que dingue ou passablement malade du comportement.
— Vous pouvez savoir ce qu'a vécu votre véritable mère pendant que vous épuisiez votre existence d'enfant entre un loufiat alcoolique et une ménagère surdosée.
— C'est Anaïs qui vous a mis sur la voie. Je savais que j'avais eu tort de lui en parler. Elle dormait ou me surveillait. Elle avait les moyens de se connecter à mes fibres et à mes substances sans que je m'en aperçoive. Je pouvais seulement la soupçonner d'être en mission.
— Vous voulez écouter la première bande ? Rien qui vous concerne directement.
— On pourrait peut-être commencer par ce qui me concerne, histoire de me retaper un peu avant le grand saut ?
— Vous n'allez pas sauter, Frank. On nous a demandé de procéder à un petit ajustage de votre sens des réalités. On n'en passerait pas par ces complications si on le pouvait, mais nos méthodes sont encore un peu... préhistoriques. Nous ne savons qu'agir et nous connaissons à peu près à fond les conséquences de nos agissements. Mais nous sommes loin d'avoir épuisé les possibilités d'agir sur l'esprit pour le rendre parfaitement compatible avec les données corporelles qui ne peuvent plus, vous entendez, Frank ? qui ne peuvent plus se limiter à la biologie du vieillissement et de la mort.
— C'est dingue ! fit Frank.
L'infantilisation des mœurs avait atteint un point de non-retour, à les écouter. Frank pensait plutôt que tout ce qu'on réussit à toucher est infini et que par conséquent il est impossible d'en finir avec ce qu'on sait.
— Bien vu, Frank ! Couchez-vous tranquillement. Il semble que la position assise perturbe les flux cérébraux. Couchez-vous et augmentez légèrement les coulures.
Il était traversé par une multitude de drains. Commencement de l'illusion. Il se sentait plutôt parfaitement nu et privé de ressources artificielles.
— C'est normal, Frank. Vous êtes en phase croissante de désir. Tranquille !
Attendre quoi ? La bonne méthode pour récupérer un flic qui a mal tourné psychologiquement, c'est le sevrage. On coupe toutes les communications et le corps se retrouve en face de l'esprit et de ses souffrances, comme n'importe qui devant son miroir matinal. La nuit se fait alors attendre, désirer, et le cerveau invente ensuite de nouvelles substances, on devient un vrai laboratoire dans lequel il ne reste plus qu'à connecter les drains reliés au monde et à ses besoins en anéantissement. Je suis l'officine de mon devenir, pensa Frank avec ravissement.
Ils notaient tout. À la main, comme l'exigeait le règlement. Ils étaient une bonne dizaine de notateurs penchés sur leur écritoire, la langue pendante dans l'effort, souffrant de crampes dans le cou à force de lutter pour maintenir la perpendicularité du faisceau visuel avec les sinuosités sonores qui traversaient l'écran protecteur. Ils ne voyaient pas Frank.
— Vous le verrez au dernier moment, avait promis l'instructeur.
L'association des mots dernier et moment faisait toujours frissonner. L'instructeur, qui s'appelait Alice Qand, et qui était éternel et noir comme l'ébène, apparaissait en perspective cavalière sur un autre écran où le jeu consistait à l'expliquer sous peine de le perdre de vue, ce qui se terminait toujours par une déroute de tout le contingent en formation. Il venait de jeter un œil narquois sur le corps immobile de Frank qui croyait parler à des amis. De retour dans la zone visible, il fit le tour des installations éducatives et se rendit au Laboratoire des Traitements de la Substance Narrative. Le LTSN était une organisation et non pas un simple département du RI. Il agissait de l'intérieur et ne devait des comptes qu'à une hiérarchie extérieure à tous les traitements qu'on avait imaginés pour être complet en matière policière. Alice Qand, qu'on surnommait quelquefois « Qu'allons-nous devenir ? », portait le nom de sa mère en guise de prénom, une pratique inspirée par des souvenirs scolaires, à une époque où Céline avait enfin remplacé les Classiques à lui seul, et ce n'était pas non plus une mince affaire. La formation littéraire de Qand l'imposait dans les conversations, sauf quand Hautetour intervenait, car même les plus fines explorations de la conversation ne peuvent rien contre l'autoritarisme d'un ignorant placé au-dessus des contingences du goût. Qand haïssait Hautetour et Kol Panglas se délectait d'avance de ces rencontres où il demeurait muet comme un vase ornemental pour ne rien perdre de l'affrontement forcément conclu par la défaite du pauvre Qand qui souffrait de crises nerveuses en dehors du service.
— On avance, déclara Qand quand il eut atteint la zone secrète et innommable où le cadavre d'Anaïs réagissait aux ersatz de désir de vivre.
Il jeta toujours le même œil opaque sur le corps plié en Z. Elle respirait artificiellement pour l'instant, mais des signes de vie étaient apparus.
— Qui l'a descendue ? demanda-t-il sans vraiment s'intéresser à la question.
— Romarin. Elle lui avait raconté des craques au sujet de ce qui peut arriver à une prostate trop souvent sollicitée.
— Vous plaisantez !
— Je plaisante. Vous croyez que c'est facile de vivre les chronologies inventées par le système pour gagner du temps ?
— Je ne perds que huit heures par jour, cinq jours par semaine, dit Qand en haussant les épaules.
C'était tout ce qu'il savait du temps. Sa formation littéraire méprisait les horlogeries atomiques qu'il n'était pas en mesure de comprendre. Cette atteinte pointue à son intelligence le faisait hurler de douleur quand il était seul, et il l'était souvent, souvent le week-end, seul dans sa petite maison au bord de la mer où il n'arrivait pas à se noyer.
— Cinq agents sur le carreau en trois jours, ça compte dans un service aussi discret que le nôtre, dit Kol Panglas qui ne se trouvait pas là par hasard.
Qand n'avait aucune raison de lui en vouloir, il était seulement écœuré par l'attitude simiesque du magistrat qui n'était ni littéraire ni scientifique, ayant seulement appris par cœur un tas de paramètres arbitraires qui faisaient la preuve de leur efficacité depuis des lunes. Le Droit, c'était vraiment à part dans l'esprit de Qand. Il ne luttait que contre les vexations initiées à ses dépens dans le clan scientifique. Mais Hautetour n'était pas non plus un scientifique ; c'était un flic, c'est-à-dire un comportement réglé sur la raison qui avait elle aussi fait ses preuves depuis autant de lunes que pouvait en compter l'imagination des bons élèves qu'ils avaient tous été du temps d'une enfance que Frank avait mise à profit, malgré lui, pour devenir flic et différent, n'ayant aucune chance du côté des raffinements de la littérature, des complexités de la science et des rigueurs juridiques. S'il n'était pas devenu flic, Frank serait maintenant un moins que rien, une idée qui faisait frissonner la carapace ailée de Qand.
— Dire que Frank vous a soupçonné, dit Kol Panglas à l'adresse de Hautetour qui attendait près de l'interphone, tambourinant le flanc d'un conteneur de mauvaises nouvelles.
Frank ne voyait pas d'autres solutions à l'énigme imposée par la mort de Bégnard. Il avait lui-même descendu Jasmin, il ne pouvait pas douter de cet instant. Ensuite, Hautetour avait flingué Bégnard pour lui piquer la puce (un objet qui avait disparu des conversations de services ou plutôt : on n'en avait jamais parlé). Frank ne savait rien ni de la mort d'Anaïs K., agent spécial qui bénéficiait d'une initiale, ni de celle de Romarin qui devait avoir son importance, moindre certes que celle d'Anaïs, puisqu'il portait un nom de plante aromatique.
— Frank délire complètement, dit Qand qui cherchait des noises à Hautetour, juste pour commencer à ne plus s'ennuyer de n'être qu'un larbin mal informé et incapable de le faire par ses propres moyens.
— Frank est un bon flic, dit Kol Panglas avec sincérité. Sans lui, on en serait à faire encore confiance à Bégnard.
— Vous en savez plus long que moi, consentit Hautetour qui soulevait le couvercle comme s'il était en train d'hésiter à regarder dans le conteneur.
Kol Panglas se raidit. Pourquoi n'en saurait-il pas plus que Hautetour ? Mais dans ce cas, il ne le dirait pas. Qand souriait béatement. Il devait avoir un instrument sexuel aussi imposant que sa dentition, pensa Kol Panglas sans oser regarder le nègre dans les yeux, des fois que celui-ci fût doté, par le système s'entend, de pouvoirs réceptifs extraordinaires. Il compta sur ses doigts :
— Jasmin, que Frank croit avoir tué, Bégnard, que Hautetour n'a pas tué (signe d'impatience du futur directeur du SSE), Anaïs K. et Romarin. Ça fait quatre ! s'écria Kol Panglas.
— Cinq avec Frank, soupira Hautetour.
— Frank est mort !
Kol Panglas était souvent le dernier informé des petits détails qui font les grandes enquêtes.
— Il paraît que l'inventeur du système de Récupération post-mortem est un Américain d'origine arabe, fit Qand qui tenait à s'exprimer sur un sujet qui irriterait forcément Hautetour.
— Un peu irlandais aussi, précisa Kol Panglas qui revenait lentement de son étonnement.
— Ce que vous ne comprenez pas, dit Hautetour, c'est que je viens de perdre deux de mes meilleurs amis.
Il avait l'air vraiment affecté par cette perte imprévisible, mais il ne disait pas tout ce qu'il savait, Qand commençait à en souffrir sans même prendre le temps d'y réfléchir. Kol Panglas pensa que le moment était venu de l'informer :
— Monsieur le Baron était particulièrement attaché aux services d'Anaïs K., roucoula-t-il.
— Ça fait un, serina Qand.
— Et Frank était pour lui comme un fils.
— Parce qu'il était celui d'Anaïs K. ! gicla Qand certain de son effet.
Hautetour leva une tête d'assassin en puissance. Ses poches sous les yeux contenaient un liquide froid que Kol Panglas voyait s'agiter comme la bave d'un cocon. Il aima tout de suite cette odeur de laboratoire qui secrète les substances organiques de la haine.
— Vous n'avez pas d'ami, Alice, dit Hautetour. Vous ne pouvez pas comprendre.
Des fois, l'énonciation de son prénom féminin agaçait Qand au point qu'il ne trouvait rien à dire, tant il était occupé à trouver une parade. Mais il était alors tellement obsédé par le prénom de son adversaire, lequel n'en portait jamais un d'aussi profondément critiquable, qu'il ne parvenait à rien d'autre qu'à répéter le sien comme quelqu'un qui se demande s'il a encore un sens après une pareille offense : Alice... Alice... Alice...
Kol Panglas s'amusait tous les jours de ces affrontements qui ne devaient rien aux tensions exercées par le service sur des esprits au travail, et tout à des positions affectives que rien ne pouvait changer, à part la disparition d'un des facteurs de la crise.
— C'est ce qu'elle dit en tout cas, fit-il comme s'il ne s'intéressait pas aux problèmes de Qand.
— Elle n'aurait pas dû le dire, murmura Hautetour. Elle ne l'aurait pas dit si elle n'était pas morte.
Ce qu'il faut pas entendre ! pensa Kol Panglas.
— Ce type s'appelle Omar Lobster et il a vraiment trouvé le moyen de récupérer un mort, dit-il toujours à la tangente des deux autres qui se mesuraient en silence.
— La question est de savoir ce qu'il en reste une fois récupéré, dit Qand, preuve qu'il n'était pas totalement sorti de la conversation.
— Si on compte le nombre de fois où on se fait récupérer, dit Hautetour qui retournait à une lassitude morose.
— C'est pas la même chose, dit Qand.
Mais sa remarque n'affecta pas Hautetour qui ouvrit le couvercle carrément pour se pencher au-dessus du conteneur.
— HS, dit Kol Panglas qui croyait tout expliquer.
— C'est un ancien modèle, renchérit Qand.
Il manquait de punch ce matin. Les nouveaux stagiaires le vidaient. Il aurait besoin d'une cure de sommeil à la fin du stage. On lui refusait rarement ces petits retapages. Sur sa fiche, figurait son vrai prénom, un nom de mâle, mais on continuait de l'appeler Alice, ne sachant pas ce que son esprit endormi pensait de cette double personnalité civile.
Hautetour referma le couvercle du conteneur de mauvaises nouvelles et se leva. Il venait de se planter un cigare dans la bouche. Instinctivement, Kol Panglas plongea sa main dans la poche intérieure de sa veste pour en vérifier le contenu. Il ne manquait rien et surtout pas ces gros Havanne que Hautetour jalousait sans oser demander d'y goûter. Cuvée privée.
Hautetour retourna dans le service. Son factotum, un flic raté mais pas alcoolique du tout et plutôt bien de sa personne, avait punaisé les cinq photos des victimes, tous des flics. Ils souriaient tous, c'en était navrant. Ce pauvre Bouju (le factotum), n'avait pas pensé à la douleur que le sourire peut infliger aux âmes noyées dans la douleur du deuil. Il était là, nonchalant et souriant lui aussi, fier de son œuvre, attendant un remerciement dont Hautetour ne le priverait pas, et il se préparait à placer sa réplique, comme un second rôle à qui on a interdit les feux de la rampe parce qu'à ce moment-là, la vedette s'y trouve.
— Encore un tueur en série, hein ? monsieur le Baron ?
Hautetour sourit. Il n'y avait pas pensé, comme quoi ces minus habens sont quelquefois utiles à la progression de l'enquête. Il lui flatta l'épaule, touchant une lenteur musculaire qui l'étonna bien que son cerveau y fût habitué depuis longtemps. Quelque chose se passait entre son cerveau et son esprit, un vent de déconnexions en série qui le rendait incapable de reconnaître le terrain de son existence quotidienne. Il se planta devant le tableau, un peu à l'oblique, ce qui intrigua le factotum nommé Bouju ou autre chose.
— Vous avez des enfants, Bouju ?
Si c'était Bouju. Et s'il avait des enfants, il aurait dû le savoir. Depuis le temps.
— Cinq, monsieur le Baron. Tous des gars. Dont un fort beau. Enfin, c'est ce que dit ma moitié, parce que moi, vous savez, les gars...
Ils sont amusants, ces compagnons d'un travail qui ne les concerne pas, pensa Hautetour. Ils bossent uniquement pour se nourrir et nourrir leur famille. Pas d'idéal, et pas d'idées. Rien que le droit de vote, et celui d'acheter. Ça les contente. Bouju examinait les visages sans demander si la clé de l'énigme s'y trouvait en code. J'en sais trop, et lui pas assez, pensa Hautetour. On construit nos sociétés sur cette dichotomie. Et le pire, c'est qu'on a la preuve que le progrès n'est pas une illusion. On doit de moins en moins à Dieu et de plus en plus à nos erreurs regrettables. Donc Dieu n'existe plus et nos erreurs sont bien le portail de la découverte. Que penserait Alice Qand de cette vision pathétique ?
— Ils peuvent pas s'être tués tout seuls, c'est sûr, dit Bouju.
Chapitre VII
Tout ça ne disait pas où était passée la puce que Bégnard avait piquée au cadavre de Jasmin ni ce que Hautetour avait rapporté à ce sujet à la hiérarchie, s'il avait rapporté quelque chose. Frank imaginait sans douleur que Hautetour était capable de jouer un tour à la hiérarchie comme il en jouait quotidiennement aux pauvres types qui tombaient entre ses mains après avoir tâté des méthodes d'investigation de ses subalternes, dont Frank qui n'était pas le moins zélé. Au fond, l'enjeu n'avait pas changé depuis la nuit des temps : il s'agit toujours d'en avoir plus que les autres et d'en avoir tellement que les autres ne sont même plus des autres mais des choses vivantes bonnes à produire et reproduire. On peut appeler ce vortex Histoire ou Politique ou Amour ou Dieu, ça ne change rien au fait que certains sont et que d'autres ne sont pas vraiment ce qu'ils devraient être. Frank se sentait frustré de la meilleure part de lui-même. Le rêve, au début, pouvait passer pour une compensation, d'autant que les loisirs les continuaient quelquefois jusqu'à l'extase, mais finalement il avait été fasciné par les hallucinations des autres et il avait cédé à ce qui maintenant lui paraissait presque nettement comme un abandon, comme une espèce de religion du soi qui s'en prend à une partie de l'humanité pour régler ses comptes avec ses propres conflits. La chimie des substances était devenue son bréviaire et le monde faisait office de temple de ses voyages à côté de ses pompes. Ce qui, clairement, l'empêchait par exemple de chercher à comprendre ce qui venait de lui arriver. Il n'en était pas fier, mais son cerveau était rarement atteint par ce genre de considération.
Il alla voir la veuve Bégnard. Il agissait sans méthode depuis quelque temps, sans stratégie de la conversation. Il avait renoncé à tirer des fils qui ne ramenaient que les détritus de sa pensée alors que son esprit continuait de rêver à des prises sur le réel d'une ampleur et d'une vérité impossible à mesurer à une pareille distance de soi au monde. Il prit sur lui de visiter la veuve d'un agent dont il avait désiré la mort. Ce désir avait pris, depuis quelques jours, une importance destructrice. Il frappa à une porte qui donnait sur la rue, au bas d'un petit immeuble de rapport assez coquet à en juger par la vigne vierge et les persiennes laquées.
— Je vous croyais mort, dit-elle dans l'interphone.
Et elle actionna l'ouverture de la porte. Il grimpa deux étages obscurs qui sentaient l'encaustique et la lavande. Elle avait entrouvert la porte, l'autorisant à la pousser et à s'introduire sans façon. Il s'annonça par un couinement, fit pivoter une porte grinçante qui réveilla en lui une chimie en sommeil, et il la vit, assise près de la fenêtre, parfaitement en phase avec son rôle de veuve éplorée.
— Personne n'est venu, dit-elle. Personne.
Elle essuya une larme sur l'aile de son petit nez. Comment avait-elle appris sa mort ? Avait-il posé cette question absurde ? Elle ne pouvait pas être au courant. Le programme de Récupération post-mortem était hautement secret. Il avait dû halluciner. Elle le toisa cependant, comme si elle n'avait jamais vu un mort retapé par miracle scientifique. Il s'inclina, les pieds dans un tapis dont l'ornementation menaçait déjà ses raisonnements.
— Je viens pour...
Elle l'interrompit en l'invitant à prendre place dans le divan. Heureusement, car il n'avait aucune idée de l'excuse qui pourrait la convaincre qu'il n'avait pas de mauvaises intentions. Il se sentit tout de suite à l'aise et accepta un petit verre de substance verte au goût de menthe. Elle l'autorisa enfin à plonger des doigts avides dans un coffret contenant des spécialités culinaires dont elle avait le secret.
— Vous êtes gentil de me rendre visite, dit-elle dans un râle qui le traversa. Je n'ai vu aucun de ses collègues depuis que...
— Je ne savais pas qu'il était mort, dit-il en croquant une chimie nouvelle pour lui.
Elle s'étonna, mais sans ouvrir la bouche pour laisser penser qu'elle ne trouvait pas ses mots pour s'en étonner. Tout le monde savait que Lucas était mort avant même qu'on l'assassine. Il n'avait pas que de bonnes fréquentations. Il ouvrit la bouche à sa place.
— La maison est sous surveillance, gloussa-t-elle, comme si j'étais moi-même une criminelle.
Il s'empressa de spécifier que Lucas Bégnard était un homme parfaitement honorable et un collègue de confiance. Il crevait du désir de lui dire tout ce qu'il pensait de cette crapule qui l'avait suivi jour et nuit sans se soucier une seconde du mal qu'il avait causé à un esprit peu adapté à ce genre d'existence. Il n'était pas venu pour se venger.
— Je doute qu'un policier soit totalement honnête, dit-elle en se servant elle aussi dans le coffret à friandises. Je ne dis pas ça pour vous.
Pour qui alors ? Il se sentait parfaitement honnête et continuerait de se sentir honnête même s'il avait descendu Bégnard. Que savait-elle ? Que ne pouvait-elle pas inclure dans une conversation que des sbires de Hautetour étaient en train d'enregistrer scrupuleusement ?
— Lucas avait sa vie, bien sûr.
C'était évident. Il en est de même pour tous les couples qui se forment tous les jours pour reproduire les mêmes conneries sans avoir l'impression de faire du mal. Il n'arriverait pas à trouver le moyen de savoir ce qu'elle savait des activités secrètes de son défunt époux. Elle ne pouvait pas être ignorante à ce point. Elle lui avait arraché quelques petits secrets ou alors ils ne couchaient pas ensemble.
— Vous ne dites pas grand-chose, fit-elle en lui plantant un beau regard plein d'arrière-pensées dans ses yeux qu'il sentait un peu glauques depuis qu'elle savait comment il voyageait.
Il se dandina sans trouver le mot fatal.
— Votre... patron ?
— Monsieur le Baron de Hautetour est notre chef de service.
C'était facile à dire. Il la remercia presque.
— Ce... baron m'a invité aux jouets de Noël, mais nous n'avons pas eu d'enfant.
— Pas un ? fit-il grotesquement.
Elle lui sourit. Après les yeux et ce désir intense et obscène de savoir à qui elle avait à faire, elle usait maintenant de la bouche qu'elle savait proche des mots qu'il ne trouvait pas.
— Il m'a parlé de la pension et des perspectives d'une nouvelle vie. Exactement ce qu'on dit à une étrangère.
Elle ne l'était donc pas pour lui. Il ne raisonnait plus.
— Vous aimez ?
Il s'empourpra violemment. Elle éleva une hostie contenant une dose dangereuse d'amphétamines. Il aimait.
— Sans Lucas, soupira-t-elle, ce sera moins facile.
De s'approvisionner.
— Ce...baron... croit que c'est facile de refaire ce qui n'a pas été vraiment construit.
Ils ne s'aimaient pas. Bégnard était incapable d'amour. Elle...
— Vous êtes vraiment chou d'avoir pensé à moi.
Chou. La lumière irisait sa chevelure rouge. La pension lui permettrait-elle de payer le loyer ? Pourquoi ne brisait-elle pas tous ces miroirs qu'il avait offensés ? Elle ne savait rien. Elle n'évoquait même pas un sentiment d'injustice qu'il aurait trouvé légitime et il le lui aurait dit avec une abondance de considérations littéraires qui auraient enfin ouvert la voie aux spéculations qui expliquaient sa présence inexplicable autrement auprès de cette femme qui le gavait de substances dangereuses. Dans quelle intention ?
— Pourquoi ont-ils voulu me faire croire que vous étiez mort ? demanda-t-elle sans le regarder.
Parce que je ne le sais pas, pensa-t-il. S'il l'avait su, il ne serait pas en train de chercher le moyen de percer un mystère qui ne le concernait que parce que c'était un mystère. Quel rapport entretenait-il avec les énigmes de son temps ? Elle venait de lui poser une question de ce genre, en termes plus familiers cependant. Il lutta un instant contre l'âpreté d'une pâte d'amandes qui contenait des zestes d'orange amère.
— Si vous n'aimez pas...
Il n'avait jamais craché dans les mains d'une femme, sauf celles de sa mère quand le vieux l'avait contraint d'avaler un morceau de viande rouge. Il n'avait jamais pu empêcher son esprit de déranger continuellement son cerveau avec ces réminiscences qui mentaient peut-être à son intelligence. Qui sait ?
— Je viens pour le programme, dit-il enfin en toussotant légèrement pour se donner une contenance de messager.
Il ne connaissait pas de messager sans cette contenance. La toux, pourvu qu'elle fût légère et même discrète, aidait à la manœuvre. Le programme consistait à aider les veuves et les orphelins à retrouver le sourire sans passer par un traitement chimique toujours un peu risqué.
— Risqué ? Qu'est-ce que je risque ?
— Vous ne risquez rien, bafouilla-t-il, n'arrivant plus à toussoter. Le programme prévoit...
— Je veux rester chez moi !
Elle se leva et se colla à la fenêtre jaune. Si elle acceptait ce séjour dans un établissement de repos total et garanti, aux frais de la princesse, il disposerait de l'appartement pour continuer ses recherches de petit chien haletant au moindre signal d'indice. Elle le précéda :
— Et eux ? fit-elle à voix basse.
Il eut l'impression de les entendre respirer. Bégnard avait laissé des traces. Il les trouverait avant Hautetour. Elle s'approcha, baignée de lumière.
— Dites-leur que je vais y réfléchir, murmura-t-elle.
Qu'allaient-ils penser de cette conversation ? Il tenta une reconstitution approximative. Il rechercherait plus tard les défauts de mémoire :
ELLE — Je vous croyais mort.[...] Personne n'est venu. Personne.
— Je viens pour...
ELLE — Vous êtes gentil de me rendre visite. Je n'ai vu aucun de ses collègues depuis que...
— Je ne savais pas qu'il était mort.
ELLE — La maison est sous surveillance, comme si j'étais moi-même une criminelle. [...] Je doute qu'un policier soit totalement honnête. Je ne dis pas ça pour vous. [...] Lucas avait sa vie, bien sûr. [...] Vous ne dites pas grand-chose. [...] Votre... patron ?
— Monsieur le Baron de Hautetour est notre chef de service.
ELLE — Ce... baron m'a invité aux jouets de Noël, mais nous n'avons pas eu d'enfant.
— Pas un ?
ELLE — Il m'a parlé de la pension et des perspectives d'une nouvelle vie. Exactement ce qu'on dit à une étrangère. [...] Vous aimez ? [...] Sans Lucas, ce sera moins facile. [...] Ce... baron... croit que c'est facile de refaire ce qui n'a pas été vraiment construit. [...] Vous êtes vraiment chou d'avoir pensé à moi. [...] Pourquoi ont-ils voulu me faire croire que vous étiez mort ? [...] Si vous n'aimez pas...
— Je viens pour le programme.
ELLE — Risqué ? Qu'est-ce que je risque ?
— Vous ne risquez rien. Le programme prévoit...
ELLE — Je veux rester chez moi ![...] Et eux ? [...] Dites-leur que je vais y réfléchir.
Il manquait les bruits. Ce n'était pas crédible sans les bruits. Il essaya de se souvenir. Ses pas dans l'escalier. Le grincement de la porte. Les froissements de sa robe. Les doigts dans le coffret à friandises. Avait-elle allumé une cigarette ? Il avait toussoté avant de raconter une bêtise qu'il aurait du mal à justifier. Il imaginait la scène :
— De quel programme parliez-vous ? On ne vous a confié aucune mission de ce genre. D'ailleurs, ce ne serait pas une mission, mais une com... mission.
— Il fallait que je trouve quelque chose...
— Dans quelle intention ? Dites donc, Frank ? Comment expliquez-vous une visite qu'on ne vous a pas commandée et un programme auquel vous n'avez pas accès ? Que vous ayez envie de présenter vos condoléances à une jolie veuve, c'est à la rigueur acceptable. Mais que vous cherchiez ostensiblement à l'éloigner de son appartement qui était celui où vivait Bégnard, vous expliquez ça comment ?
— Je ne cherchais pas à l'éloigner ! Je...
— Vous saviez que vous étiez enregistré. Il vous suffisait de la draguer. Jusque-là, c'était marrant. Pas vrai les gars ? Mais vous avez cherché à l'éloigner de son appartement pour pouvoir y fourrer le nez. Qu'est-ce que vous cherchez ? La vengeance ? Elle est trop bien pour vous !
— Je ne vous permets pas de...
— Ne changez pas de conversation ! Vous ne sortirez pas d'ici avant d'avoir expliqué le recours à ce programme d'éloignement dans une conversation qui promettait de tourner à l'idylle. Vous faites ce que vous voulez avec les veuves des agents tués en service, mais vous DEVEZ expliquer cette tentative de fouiller un endroit où cet agent a vécu et a sans doute laissé des traces qu'il nous revient d'effacer avec toute la discrétion qu'on peut attendre de nous.
En quoi ils auraient parfaitement raison. Il s'avouait vaincu d'avance. S'ils se mettaient à lutter contre lui, il abandonnerait la partie avant de sombrer dans le ridicule. Car Hautetour conclurait au ridicule, il n'y avait pas d'autre solution à ce problème épineux qui reposait encore la question de sa santé mentale à un moment où il avait terriblement besoin de s'affirmer professionnellement.
— Dans mon bureau !
Voix de Kol Panglas qui sait exactement ce qu'il va faire. Frank bifurqua et s'enfonça dans le décor champêtre du magistrat.
— Si c'est parce que j'ai flirté avec la veuve...
Kol Panglas scinda un épais dossier du tranchant de la main.
— C'est avec les veuves qu'il faut flirter, dit-il presque négligemment. Elles ont quelque chose à regretter et se demandent si ça vaut la peine de le regretter. Moment qu'il faut mettre à profit pour faire le tour d'un propriétaire qui peut améliorer l'existence. À voir.
Il récitait une leçon apprise sur le fil d'une existence riche en expériences civiles.
— Vous avez été enregistré, continua-t-il comme si la leçon se poursuivait.
Il n'y avait pas grand-chose sur la bande, il le reconnaissait.
— Passons sur les intentions, grogna-t-il parce qu'un potentiomètre s'en prenait à ses oreilles fragiles.
Il jeta un regard amusé sur le stagiaire définitif. Frank ne doutait plus que son avancement venait de s'arrêter à ce stade d'une évolution qui n'avait d'ailleurs jamais rien promis de folichon question avoir et rien d'extatique question être.
— Vous ne savez pas y faire, Frank. Comment vous sentez-vous ?
Il avait du mal à se faire à l'idée qu'une substance verte avait remplacé ses cavités.
— Je vous comprends, dit Kol Panglas. Hautetour enquête. Nous n'avons pas pu sauver Jasmin, ni Romarin et Bégnard est encore sur le billard.
Elle n'était donc pas veuve. Si Bégnard s'en sortait, il était bon pour les colonies, jusqu'à ce que mort s'en suivît. Frank frissonna.
— Hautetour mettra fin à cette hécatombe, dit Kol Panglas. Ce qu'on ne comprend pas...
Ils ne s'intéressaient absolument pas à sa tentative de disposer de l'appartement de Bégnard pour les besoins d'une enquête dont il n'était d'ailleurs pas chargé. Le frissonnement se transforma en tremblement. Kol Panglas l'observait. Il ne comprenait pas...
— ... que vous figuriez parmi les victimes. Rien ne vous destinait...
Ils connaissaient le profil de l'assassin et les données de l'organisation criminelle qui l'employait à son insu.
— Je ne figure pas vraiment, dit Frank. Je me trouvais là par hasard...
— Ce n'est pas Jasmin que vous avez descendu.
La nouvelle était terrifiante. Mais pourquoi ? se demanda-t-il aussitôt. Il avait descendu un inconnu. Un marle. Rien de plus. Et Bégnard l'avait fouillé à fond. Hautetour avait récupéré la puce...
— Ils ne vous auraient pas descendu si vous ne vous trouviez pas à ce moment en compagnie d'Anaïs K.
Kol Panglas referma le dossier sur son épaisse main.
— Vous savez ce qu'on pense de l'inceste, dit-il comme s'il allait maintenant se plonger dans un recueil de jurisprudences choisies.
Frank ne le savait pas. Il s'en doutait.
— Mais ça ne nous regarde plus, dit Kol Panglas dont la main se retira du dossier comme une proie de son prédateur. Maintenant que vous êtes mort...
Il s'interrompit pour mesurer l'effet de cette proposition sur l'esprit du jeune flic. On n'a pas idée de mourir si jeune. Ils avaient prévu de le laisser mourir vingt ans plus tard sur le quai d'une gare en Andalousie. En tout cas, ils s'arrangeraient pour qu'il doutât toute sa vie d'être vraiment mort. Il n'en trouverait jamais la preuve, sauf s'il ne finissait pas par disparaître dans la poussière du temps. Mais de quel temps s'agissait-il ?
— Comment va Anaïs ? demanda-t-il en baissant la tête.
— Je peux vous faire écouter la première bande, proposa Kol Panglas. Je pense qu'Alice est disponible ce matin. Un des stagiaires s'est blessé sur la balançoire.
— Un exercice difficile, se rappela Frank qui en conservait un souvenir terrifié.
Kol Panglas appela Qand par l'interphone. Une secrétaire l'informa qu'elle transmettait. Le magistrat croisa ses bras de courtaud et considéra la surface de son bureau comme s'il n'avait pas l'intention d'entrer dans la conversation crispée de Frank. Celui-ci s'accrochait aux bras de son fauteuil, transporté par une nouvelle vague de transfert moléculaire. Kol Panglas secoua la tête sans la relever toutefois. Il en avait vu d'autres. Une statuette de bronze entra dans son champ de vision et parut le fasciner tandis que Frank perdait le compte des secondes à venir. Qand fit irruption et se prit les pieds dans le tapis. Il haïssait ces vieilleries qui enchantaient le juge et Frank ne savait toujours pas ce qu'il fallait en penser. Hautetour l'avait prévenu : s'il souhaitait poursuivre cette carrière, il devait se faire une idée sur tout afin de n'être jamais pris au dépourvu par un collègue trop enclin à la délation si c'était dans son intérêt. Mais Frank éprouvait d'incroyables difficultés à reconstruire les relations entre les objets et les êtres sans se mettre aussitôt à se raconter des histoires. Et son esprit ne parvenait pas à les raconter aux autres. Il compulsait des ouvrages sur la télépathie, en vain. Qand lui parlait.
— Je vous préviens que ça ne va pas être facile, disait-il. Vous savez à quel âge elle vous a abandonné ?
— Elle ne m'a pas abandonné...
— Vous n'allez pas commencer !
— Frank ! dit la voix sirupeuse de Kol Panglas. Il faut accepter...
— J'accepte ! s'écria Frank en se mettant sur pied.
Il voulait paraître heureux, comme n'importe quel type qui va tout savoir de celle qui lui a donné le jour et qui l'a abandonné sans explications au sort de deux inconnus dont le malheur continuait de le frapper ALORS QU'ILS ÉTAIENT MORTS TOUS LES DEUX.
— Nous ne savons pas si votre père est mort... je veux dire : si celui qui... dont le nom...
Logiquement, il ne pouvait qu'être mort. Concevait-on qu'il fût vivant dans ces circonstances ? Qu'en pensait Anaïs ?
— Sans doute la même chose que vous, fit Qand qui se laissait gagner par une douce lassitude. On y va ?
— Si vous êtes prêt, Frank... glissa Kol Panglas.
Il ne l'était pas vraiment. Le service se montrait diligent avec lui. Frank mesurait l'effort auquel Hautetour contraignait tout le service pour sauver son protégé de la misère mentale et des souffrances de la solitude qui s'ensuit invariablement. La porte de Kol Panglas se referma doucement et Qand prit les devants d'un voyage qui allait durer, Frank n'en doutait plus, une éternité. Seulement, c'était encore difficile et même pénible de se faire à l'idée qu'il ne possédait plus la possibilité d'en finir. Il n'avait pas posé la question, mais il savait qu'une réponse adaptée à la personnalisé du récupéré figurait dans le grand livre des morts écrit en haut lieu. Un Haut Lieu auquel il n'aurait jamais accès, pas plus mort que vivant. Un pyramidion inaccessible indépendamment du statut existentiel, voilà ce qui était écrit en premier dans le grand livre.
— On arrive, dit Qand qui marchait à grandes enjambées.
Ou on n'arrivait pas. Frank se laissa conduire dans la salle des écoutes. On avait fini de s'amuser de sa visite à la veuve. Une dizaine de dos courbés faisait face à autant d'écrans de contrôle.
— On va vous appareiller, dit Qand qui disparut dans l'ombre.
Frank tenta de pénétrer dans cette ombre, mais le regard n'y rencontrait que des possibilités.
— Si je vous fais mal, dit l'opératrice qui allait l'accompagner, n'hésitez pas à me le dire.
— Mais surtout ne criez pas, plaisanta Frank en imitant sa voix.
L'amusait-il ? Il désirait cet amusement, en compensation de la joie qui semblait vendue à d'autres fins obscures. Elle coulissait dans un appareillage en parlant de tortures. Voilà comment elle répondait intelligemment à ses prétentions au bonheur. Elle le harcelait déjà.
— Mais si ça devient insupportable, n'hésitez pas à...
Non. Il avait promis de ne pas crier. Elle savait que c'était impossible de tenir une pareille promesse. Elle sourit contre lui, impassible et rapide à la fois. Quel était le sens de cet accompagnement ? Pourquoi ne pas simplement l'autoriser à dialoguer avec Anaïs K. ? Il se rappelait qu'elle lui avait promis de s'expliquer s'il consentait à ne jamais l'interrompre. Il n'aurait pas dû lui répondre alors qu'il ne se sentait pas en mesure de promettre un pareil silence. Elle leur en avait parlé et ils avaient décidé d'agir en conséquence.
Il dut d'abord supporter la lente transformation du visage d'Anaïs K. depuis la face pouponne du premier jour à son apparence faussement juvénile des derniers temps. Cherchaient-ils à lui faire mesurer la ressemblance physique ? Il n'en trouva pas. Il était armé d'une froide patience ce matin, si on était le matin. Il avait le sentiment d'avoir perdu du temps, chose qu'il n'aurait pas avouée par exemple à Kol Panglas qui aurait ri d'une pareille ineptie. Le visage d'Anaïs K. finit par se fondre au noir et l'écran demeura éteint pendant une autre éternité. Il demanda si tout se passait bien.
— C'est à vous qu'il faut le demander, dit l'opératrice.
— Ça va, fit-il. Je m'habitue.
— Il s'habitue, souffla l'opératrice.
Oui, il s'habituait. Elle pouvait les en informer. Il s'était toujours habitué à l'attente. Son enfance était remplie d'attentes auxquelles il s'était habitué. Il n'avait jamais perdu patience et cela rendait fou le vieux qui se faisait passer consciemment pour son père.
— Consciemment ?
— Elle me paraissait moins consciente du fait, peut-être parce que je l'aimais. Malgré tout...
— Malgré tout ?
— Oh ! Elle ne m'a jamais fait souffrir. Au contraire. Elle m'enseignait les petits plaisirs, disait-elle, en attendant les grands.
— Encore une attente.
— Oui. Les grands. Je ne les imaginais pas et elle n'en savait rien bien sûr. C'est toujours comme ça que ça se passe, non ?
— Que voulez-vous dire ?
— Une femme ne peut pas savoir...
— Vous allez dire des bêtises !
— Je ne sais pas. Elle non plus. Nous ne savions pas. Et lui nous empoisonnait la vie.
— Il ne vous aimait pas. Vous êtes sûr qu'elle vous aimait ?
— Je ne l'ai pas dit ! J'ai dit que JE l'aimais. Personne ne m'aimait, bien sûr.
— Vous avez raison.
— Vous voyez ? Je l'ai toujours su. Il y avait ceux qui m'acceptaient et ceux qui me rejetaient impitoyablement. Mais pas d'amour. C'est dur, vous savez ?
— Non, je ne sais pas. Ça vous ennuie que je ne le sache pas ?
— Non. J'aime vos questions. Elles m'ont manqué pendant si longtemps ! Si on me les avait posées...
— C'était possible. Je ne suis pas la seule à poser ce genre de questions.
— Je n'ai pas eu de chance.
— Vous en auriez si vous consentiez à ne plus vous...
— On m'a bien précisé que cette pratique n'était pas incompatible avec l'exercice de cette profession !
— Je n'ai pas dit le contraire. Mais vous pouvez facilement comprendre qu'une vie saine...
— Nous y voilà ! La santé ! On me l'a promise et je l'attends encore. Ce n'est tout de même pas ma faute si...
— Souhaitez-vous changer ? Au moins un peu ?
— Diminuer la dose ? La dose est un principe croissant, vous devriez le savoir.
— Je le sais... parce qu'on me l'a appris.
— Vous n'avez jamais touché à...
— Jamais. Et vous ?
— Vous plaisantez ! Et moi ! Et eux ! Vous et moi ! Je ne sais pas qui je suis. Elle me le dira peut-être. Croyez-vous qu'elle consentira à me délivrer de ma prison d'enfant ?
— Quel mot horrible ! C'est une prison ou un enfant, pas les deux en même temps.
— Vous êtes naïve. Vous voulez que je vous croie naïve. Si je vous voyais...
— Vous seriez peut-être déçu. N'avez-vous pas été déçu par le corps d'Anaïs K. ?
— Si j'avais su que c'était ma mère, je me serais bien garder de le... N'en parlons pas !
— Si, au contraire ! Parlons de ce qui vous dérange.
— Tout me dérange. On appelle cela l'ennui ou la mélancolie, je ne sais plus. Je n'ai pas le sentiment d'une absurdité. Trop intellectuelle, l'absurdité, n'est-ce pas ? Autant que la banalité. On ne se nourrit pas de substance abstraite.
— Qu'est-ce qui vous ennuie alors ? En général, les gens trouvent que c'est absurde ou banal et ça les ennuie ou ça les rend mélancoliques.
— Et bien moi, je trouve que c'est compliqué et ça m'angoisse.
— Pas bête.
— Ce n'est pas une question d'intelligence ! Je SUIS une bête.
— Vous exagérez. Il y a peut-être de la bête chez l'homme...
— Et chez la femme.
— Mais la bête n'explique pas tout. Il se peut même qu'elle n'explique rien.
— J'affirme que je suis une bête qui a peur de la réalité.
— Ce n'est tout de même pas la faute de vos parents adoptifs !
— C'est la faute de celle qui m'a abandonné sans me demander si ça me compliquait la vie !
— Et vous ne vous demandez pas si elle a souffert elle-même d'être abandonnée ?
— Non. Je me demande POURQUOI il l'a abandonnée.
— Vous êtes cruel, Frank. Je ne vous savais pas si...
— Vous ne me connaissez pas. Si vous me connaissiez, vous sauriez déjà ce que je pense...
— Ce que vous pensez est peut-être une imposture. Vous ne pensez pas, vous êtes !
— Ou je ne suis plus.
— Vous me faites mal, Frank.
— Je le regrette. Vous devriez changer de profession. J'ai eu mal moi aussi au début, et j'ai songé à devenir un bon à rien. Ce n'est pas si facile que ça quand c'est un choix délibéré.
— Vous n'avez pas choisi. C'était plus simple. Je vous reconnais.
— Je vous l'accorde. C'est plus simple que de me connaître. Vous ne m'avez jamais connu et vous me reconnaissez. Un peu comme une propriété ?
— Il y a du vrai dans ce que vous dites. Je me sentais propriétaire et j'ai été dépossédée. Par qui ? Vous ne le saurez jamais.
— S'il n'y avait que vous, ce serait simple. Mais ça ne l'est pas !
— Oui. Moi, moi et moi ! Je possédais, il m'a possédée et vous existez. La belle histoire ! Il aurait suffi que le bonheur montre le bout de son nez. Vous avez remarqué comme les couples tiennent bon si le bonheur fait des promesses et qu'on y croit ? Vous avez assez d'expérience... humaine... pour... posséder ce bien inestimable qu'est l'expérience des autres quand ils sont innombrablement différents.
— C'est cette multitude qui m'écrasait moi aussi. À la différence que personne ne m'aimait.
— Mais personne ne m'aimait non plus !
— Je vous aimais, moi ! Et vous ne le saviez pas ? Vous ne l'auriez pas cru, à distance ? N'avez-vous jamais conçu un pareil projet qui m'eût... recommencé ?
— Je souffrais moi aussi ! Et j'étais seule. Vous n'étiez pas seul. Mal aimé, peut-être, mais pas seul. Vous ne savez pas ce que c'est, la solitude. Vous ne connaissez que l'isolement, antichambre de l'enfermement. L'argent...
— Nous y voilà ! L'argent. Vous allez mettre de l'argent dans la conversation. On finira par parler politique !
— Je leur envoyais de l'argent gagné en faisant la pute !
— Et je ne savais pas ce que c'était, une pute !
— Ils vous l'auraient bien enseigné, ces...
— Ne l'insultez pas, elle. Elle a vraiment souhaité vous remplacer. Mais c'était au-dessus de ces forces. Je me souviens de ses efforts...
— J'aimerais tellement que vous vous souveniez des miens, ou qu'à défaut vous sachiez en mesurer la sincérité...
— Il faut s'être perdu pour se retrouver. Vous m'avez abandonné et je n'ai jamais pu vous imaginer.
— Je t'imaginais, moi. Tu me crois ?
— Je n'ai jamais cru personne. Maintenant, je crois mon chef de service, bien que je le soupçonne d'avoir cherché à m'utiliser dans une affaire dont les tenants me sont étrangers.
— J'étais si seule et si folle ! Et ces temps étaient si différents ! On ne croyait plus au bonheur après avoir espéré la tranquillité. Et puis d'un coup la dèche... la merde... la mouise... le caca... le raz de marée... la dérive... oh putain !... putain... putain... bon... commençons par n'importe quel bout... pourquoi pas par le commencement — non, pas le commencement — on commencera plus tard — j'ai pas envie de commencer — faut que ça finisse — c'est trop con, c'est tellement con de finir comme ça — j'suis pas si conne ! — je vais me brûler la cervelle — non, pas la cervelle, les boyaux — putain !...
Prenons n'importe quel bout...
— ENLEVEZ VOS MAINS DE VOS POCHES !
Le président du tribunal d'instance-police qui ne me regarde même pas en me disant cela a l'air d'un petit oiseau avec un papillon plein de couleurs sous le menton et des ongles rongés par des dents incontrôlables — il peut pas les contrôler ses dents — il ne me regarde même pas et il me demande d'enlever les mains de mes poches — je pense : connard mais au lieu de dire ce que je pense, je suis tout épatée de m'entendre lui répondre :
— Y A UNE LOI QUI M'EMPÊCHE DE METTRE MES MAINS DANS LES POCHES ?
Y en a pas, je le sais.
Le petit homme tout rabougri qui est à côté du président sursaute — il mâchouillait les manchettes de sa chemise violette et du coup il est resté la bouche ouverte — il avait envie de dire : y a une loi qui l'empêche de mettre les mains dans ses poches, à cette grougnasse ? Merde, je n'en sais rien — j'suis trop con pour le savoir — j'ai pas assez étudié — j'étais encore plus mauvais élève que le con qui préside à côté de moi — mais il ne dit rien de tout ça — il dit :
— ON VOUS A DIT D'ENLEVER LES MAINS DE VOS POCHES !
— QUI ÇA, ON ?
C'est moi qui ai dit ça — oui — j'ai pas voulu le dire c'est même pas ce que j'ai voulu dire — c'est complètement différent de ce que j'aurais dû dire pour éviter les problèmes — mais la petite bête que j'ai à la place du cerveau n'est pas d'accord avec moi — merde : je l'ai appelé on, à ce petit oiseau à sa maman, à cet éleveur de papillons sous le menton — est-ce qu'il fume la pipe — on fume de moins en moins la pipe dans la magistrature — because la profession se féminise — impossible de savoir si elles se cachent pour fumer la pipe — ça leur fait quoi de fumer la pipe dans les chiottes, aux jugesses qui foutent la justice en l'air ?
— LAISSEZ, dit le petit juge sans lever la tête.
— MAIS ENFIN, dit le commissaire qui veut prendre au sérieux son rôle de substitut du procureur.
— C'EST VRAI, QUOI !
C'est encore moi — enfin c'est la bête — comment je pourrais lui expliquer au juge — c'est la bête, là — ben oui, cette chose rouge et flasque qui a pris la place de mon cerveau — vous comprenez ?
— VOULEZ-VOUS BIEN VOUS TAIRE ! hurle soudain le commissaire en montrant une manchette baveuse.
Cette fois, derrière moi, le public — enfin, ils sont pas venus pour jouer au public — ils jouent au public en attendant d'être jugés par ce petit oiseau et regardés de travers par le mâchouilleur de manchettes — cette fois, je dis, le public s'esclaffe — c'est drôle — ça fait un bruit de télé — alors moi aussi je me mets à rire et au lieu de demander au juge de tourner le bouton pour couper le son — merde — je dis :
— LA LOI, C'EST LA LOI.
Le petit juge en forme d'oiseau papilloneur de pipe éteinte lève sa mignonne tronche pour me regarder — comme ça, il fait bébé — bébé sale et crapuleux — bébé qu'on a envie de jeter à la poubelle parce qu'il a la même odeur que son père — c'est l'odeur de ses aisselles putréfiantes qui remonte à travers son déguisement de zorro — et il va dire quoi le p'tit juge :
— SI VOUS VOULEZ... il fait.
Du coup, tout le monde s'écrase — même le commissaire est sidéré — il ouvre la bouche et il y fourre sa manchette délavée — le bouton cliquète sur ses dents — on dirait que le juge a réussi à s'imposer — il n'a pas du tout joué le jeu qu'il avait provoqué dans ma cabouille — bon, c'est pas arrivé tout seul...
*
Y a pas un quart d'heure que Marcel est sorti, remontant d'une main son burnous jusqu'aux genoux — sous les applaudissements du public qui attend d'être condamné à de petits emmerdements — on n'entendait plus la gueulante du commissaire qui humectait sa cravate, debout à côté du juge qui regardait Marcel bouche ouverte comme s'il regardait Guignol et que c'est sur sa tête que le gendarme éprouvait sa colère à coups de bâton et à grands cris —
Comme le tribunal de Sainte-Bordure est en travaux — (c'est un ancien château de comte ou de vicomte enfin merde ils vont nous juger dans cette merde médiévale dans laquelle le juge a essayé de se rappeler si ses ancêtres étaient cathares comme semble l'indiquer son nom) — mais en attendant que le juge et la greffière s'accouplent dans cette imbécillité architecturale, ils ont installé la salle du tribunal au premier étage de la mairie et comme on est tout près de Noël, au deuxième étage et juste au-dessus une foule de gosses et un animateur miteux descendu tout exprès des pays de Loire sont en train de faire un boucan formidable, déménageant des montagnes de chaises et de tables pour la préparation de la cérémonie du Sapin —
Alors avant même que l'huissier ait appelé Marcel à la barre, le juge s'était déjà foutu en rogne après les gosses et ils les avaient insultés à voix basse et on aurait dit que la greffière lui tapait sur l'épaule en lui murmurant dans l'oreille ça va passer, ça va passer, bientôt on aura une nouvelle maison et il n'y aura pas un gosse pour nous faire chier — le commissaire avait d'abord trouvé ça plutôt rigolo et ça avait augmenté la nervosité du juge, ce sourire stupide qui étirait les lèvres du substitut et il avait secoué son index vers l'huissier qui avait dit oui monsieur le président et il était monté là-haut pour engueuler les gosses et tout le temps qu'il était resté là-haut, le boucan avait cessé d'exister — on sentait qu'il s'était imposé et le juge jouait à la marelle avec son stylo entre les feuilles de papier dont je n'allais pas tarder à savoir, quand mon tour viendrait, qu'il les couvrait de petits carrés gribouillés qui se superposaient jusqu'à l'obscénité —
Et on a écouté le bruit des pas de l'huissier dans l'escalier dans un silence religieux — il allait entrer dans la salle avec un air triomphant et on se remettrait à travailler — le pain de la justice sur la planche improvisée de la salle qui servait d'ordinaire aux cours d'aérobic du club des Aînés —
Mais le gagnant n'avait rien gagné — il n'a pas ouvert la porte qu'une chaise est tombée de la pile et on sentait bien que quelqu'un avait provoqué sa chute — que c'était un sale gosse qui l'avait fait tomber tandis que ce sacré trou du cul d'animateur venu d'ailleurs se tordait de rire entre les rames du sapin — l'huissier n'osait plus ouvrir la porte qui demeurait entrouverte et on voyait un morceau de son bras et sa main sur la poignée — et le juge a écrasé son stylo entre une feuille à peine déflorée et sa main furieuse — ça a claqué comme l'annonce du jugement dernier et la main de l'huissier s'est mis à suer sur la poignée de porte — on ouvrait les paris — entrera entrera pas — il n'entrait pas et cette connasse de greffière qui n'avait rien d'une chatte s'est permise de conseiller l'huissier :
— CRIEZ PLUS FORT ! dit-elle en redoutant la chute des chaises.
Le juge a haussé les épaules :
— CRIER CRIER, dit-il ÇA NE SERT A RIEN DE CRIER !
Tout le monde avait compris qu'il voulait les frapper — du coup, on oublia l'huissier que la greffière ramena dans le sein de l'alcôve — elle lui tendit la feuille sur laquelle il y avait marqué le nom de Marcel :
— MARCEL MARCELMARCEL appela l'huissier n'en croyant pas ses oreilles — il avait réussi à le dire — il avait redouté cet instant terrible — il avait souffert derrière la porte entrouverte mais ce n'était rien à côté de ce qu'il avait sué quand il avait lu le nom complet de Marcel — et il jetait des regards éplorés vers la greffière qui confirmait d'un hochement de tête — c'était bien Marcel Marcelmarcel — trois fois Marcel — ni une ni deux — deux longues quatre brèves — c'était le morse qu'il fallait avaler — et pourquoi — il avait bien vu le nègre en burnous dans le public sagement assis sur les chaises en plastique orange — un nègre c'est rare par ici — d'habitude, on les voit à la télé — et il ne s'appelle pas Marcel (deux longues) Marcelmarcel (quatre brèves) — et bien oui ! fils de cul ! indigène ! héritier à la triste figure ! cul béni entre tous les culs de l'Aure !
— MARCEL MARCELMARCEL C'EST MOI, répondit Marcel Marcelmarcel du fond de la salle — il se décolla prudemment du plastique orange et l'armature métallique se détendit avec un léger grincement — C'EST MOI, confirma-t-il.
Pauvre juge ! — Il avait pris des centaines de chaises sur la tête mais enfin : c'était les chaises des enfants du pays — des chaises locales quoi — sur lesquelles tout le monde s'asseyait — elles tombaient parce que ça amusait les gosses — ils avaient peut-être même le droit de les faire tomber — et puis personne ici ne s'appelait — — . . . .
— C'EST MOI dit encore Marcel en arrivant devant la table de formica jaune vomi derrière laquelle le juge et le commissaire se faisaient du pied.
— QU'EST-CE QUE VOUS ME VOULEZ ? dit encore Marcel.
— VOUS NE SAVEZ PAS LIRE ? dit le commissaire dans son aisselle.
— HEIN ? dit Marcel.
— ON NE DIT PAS HEIN ? dit le juge.
— DANS CE PAYS DE LIBERTÉ, ON DIT CE QU'ON VEUT SI C'EST PERMIS, dit Marcel, péremptoire —
Il connaissait l'Aure sur le bout des doigts — le bougre ! —
Je tortillais un peu mon cul dans l'humidité du fond orange de la chaise — le public avait souri.
— C'EST EXACT, dit le juge — ET C'EST BIEN DIT.
Marcel gonfla sa superbe poitrine dont la peau cuivrée vibrait dans l'échancrure du burnous — une belle échancrure toute bordée d'arabesques brodées avec de l'or et beaucoup de goût — et ça descendait entre ses seins musculeux et ça vous lui atteignait le ventre et ça ne descendait pas plus bas tant pis !-
— VOUS SAVEZ CE QU'ON VOUS REPROCHE ? dit le juge
— JE NE VOUS REPROCHE RIEN, MOI !
Le juge avait encore des traces de chaises aux encoignures de la bouche et des narines, mais il avait décidé d'être gentil avec le nègre — le commissaire s'abandonnait à ses manchettes — on discute pas avec les noirs pensait-il.
— CE N'EST PAS LA QUESTION, dit le juge. VOUS AVEZ ÉTÉ VERBALISÉ POUR UN STATIONNEMENT INTERDIT. VOUS N'AVEZ PAS ACCEPTÉ LES FAITS ET VOUS VOUS ÊTES ADRESSÉ À MOI ET JE SUIS LÀ POUR VOUS ÉCOUTER. C'EST ÇA, LA JUSTICE, VOUS COMPRENEZ ?
Cette fois, le juge n'avait plus l'air d'un juge — on aurait dit un de ces petits instituteurs camés du fin fond de la bouse qui passent leur temps à mordiller les verrues qui leur poussent dans la paume de la main — ce qui est signe de déséquilibre mental, affirment-ils.
— LA JUSTICE, JE CONNAIS, dit Marcel dans un français parfait. JE SUIS CITOYEN DES ÉTATS-UNIS, ALORS...
Oh la claque ! — Oh ! le coup de pied — Oh ! la belle bite en forme de coup de poing — Le juge sembla péter, serrant les fesses pour que ça ne s'entende pas.
— AMÉRICAIN ? gloussa le commissaire incrédule. AVEC UN NOM PAREIL ? VOUS VOUS FOUTEZ DE NOUS.
— SI VOUS VOULEZ VOIR MES PAPIERS...
— ON N'EN A PAS BESOIN ! dit le juge en menaçant son stylo de l'aplatir une nouvelle fois sur la table —
Mais sa main resta en l'air — étrangement suspendue — plate, rigide, froide, amère, dérisoire — il avait fini de péter — maintenant il s'inquiétait à cause de l'odeur — on voyait bien qu'il souhaitait une chute de chaises en série — ça occuperait l'esprit ailleurs — on sentirait mais on y penserait pas — on penserait à écouter le bruit des chaises — le juge avait de l'expérience en matière de perception — il n'avait pas fait de bruit — si les chaises faisaient du bruit, personne ne ferait la relation avec l'odeur qui n'expliquerait alors plus rien — s'il avait fait du bruit en pétant, on aurait tendu l'oreille, tentant de localiser la source — et puis l'odeur aurait indiqué la nature du bruit — tandis qu'elle n'indiquait pas celle des chaises.
Marcel Marcelmarcel était un chouette Américain — noir et africain, et en plus il parlait un français impeccable — le juge l'assaisonna, lentement, diluant les mots dans ses claquements de langue et dans le bruit étrange que faisait son corps chaque fois qu'il l'ajustait dans le creux de la chaise — le visage de Marcel ne pouvait pas changer de couleur — c'est sa forme qui se modifiait d'abord de manière uniforme, s'étirant sans doute dans sa quadrature qui n'expliquait rien de ses origines — puis ce sont les détails qui se sont mis à changer — le blanc de l'œil peu à peu repoussant les paupières — la lèvre inférieure recouvrant la supérieure — et palpitant au rythme que lui imposait son cœur meurtri — les narines se rejoignant de chaque côté du nez — et le front descendant, pesant de tout son poids sur les sourcils en bataille — le front sceptique, surpris, ravageur, prêt à tout, le front fidèle de Marcel qui ne mâche jamais ses mots —
— JE SUIS COUPABLE, QUOI ! dit-il soudain.
Il se contenait et j'essayais de deviner son cœur dans l'échancrure en forme de sexe de femme — en forme de mon sexe.
— VOUS AVEZ CONTREVENU À LA LOI, dit le commissaire qui lui n'arrivait pas à deviner à quoi diable pouvait bien ressembler cette provocante échancrure.
Un moment il regarda la djellaba noir ivoire du juge et il considéra l'hermine d'un œil arrêté au bord de la bonne réponse — quel con !
— ET ALORS ! dit soudain Marcel.
— COMMENT ÇA, ET ALORS ? dit le juge en écho.
— VOUS ME CONDAMNEZ À QUOI ?
— IL VOUS FAUDRA PAYER L'AMENDE, C'EST TOUT.
— AH C'EST TOUT !
— BON ALORS LÀ ! ÇA SUFFIT, HEIN !
Le juge avait laissé échapper ce soupir poussif de sa poitrine d'héritier et Marcel ne put s'empêcher de se boucher le nez — le juge devint tout rouge — son papillon l'étranglait traîtreusement — il le tritura un peu de la main gauche — écrasa le stylo qui n'en pouvait plus et se mit à pisser — on avait envie de rire — on se secouait les genoux sans les entrechoquer — mais ce n'était pas le moment — Marcel .... était en train de chercher la merde à un crocodile qui en savait plus que lui en matière de procédure.
— MAINTENANT VOUS VOUS TAISEZ, dit le juge sèchement.
— ME TAIRE ! fit Marcel en haussant les épaules, ce qui gonfla ses fesses dans une arabesque qui me fit bander —
— VOUS TAIRE OUI ! ajouta le commissaire entre ses manchettes.
— MOI JE NE ME TAIS PAS ! affirma soudain Marcel.
— TAISEZ-VOUS !
— JE NE ME TAIRAI PAS.
— ET QU'EST-CE QUE VOUS DIREZ ! lança la greffière qui sentit soudain le poids des regards qui l'interrogeaient —
Qu'est-ce qu'elle avait voulu dire, cette mal baisée ? — le juge la foudroya d'un regard — elle perdait des points — l'huissier montra ses dents en signe de non-engagement — il avait d'autres chats à fouetter — et puis le coup de la poignée de porte, on le lui avait déjà fait, non ?
— OUI, dit le juge, QU'AVEZ-VOUS À DIRE ?
Ah ! on comprenait mieux — la greffière lui avait piqué sa réplique — il reformulait, ce croco !
— QU'EST-CE QUE J'AI À DIRE ! HEIN ? QU'EST-CE QUE J'AI À DIRE ?
— OUI, QU'EST-CE QUE VOUS AVEZ À DIRE ? menaça le juge qui savait que sa probité était protégée par l'état et qui regrettait que ce ne fût pas le cas de ses dents
— VOUS ALLEZ ME FRAPPER ? lança-t-il en se levant —
La foule recula.
Il allait se passer quelque chose de terrible — comme le jour — on me l'a raconté — comme le jour où ce petit juge s'est avisé de demander à un vieux paysan qui comparaissait devant lui de jeter le chewing-gum qu'il avait dans la bouche — il s'en était suivi une discussion digne des annales du Conseil Général et le vieux avait fini par coller le chewing-gum sur une des feuilles de papier où le juge dessinait des cochonneries — Vous m'avez dit de l'enlever de la bouche, avait dit le vieux, mais vous ne m'avez pas dit où je devais le mettre. Là, sur votre bureau, ça va ? Et le vieux était parti sous les applaudissements muets de deux avocats qui attendaient leur tour, assis sur la même chaise près de la fenêtre —
— EST-CE QUE JE PEUX VOUS RETOURNER LA QUESTION ?
Le juge ne s'attendait pas à ça — pas de la part d'un nègre — pas de la part d'un Américain — il voulait être frappé et il ne le serait pas !
— ON VOUS DEMANDE QUELQUE CHOSE ? dit le commissaire.
— OH ! VOUS, TAISEZ-VOUS ! fit le juge agacé
— COMMENT...
— TAISEZ-VOUS ! QUE TOUT LE MONDE SE TAISE !
Et tout le monde se tut — même Marcel — il comprit qu'il n'avait plus rien à faire dans ce foutoir à justice — il s'éloigna :
— JE PEUX VOUS POSER UNE QUESTION, MONSIEUR LE PRÉSIDENT ?
Le juge regretta soudain de ne pas pouvoir obliger les gens à le frapper —
— SI CE N'EST PAS UNE QUESTION INDISCRÈTE, dit-il en souriant.
— EST-CE QUE VOTRE PÈRE ÉTAIT JUGE ?
— OUI, QUELLE QUESTION !
— ALORS PENDANT QUE MON PÈRE, EN 40, S'EN EST ALLÉ SE FAIRE CREVER LE VENTRE PAR LES BOCHES, LE TIEN TRAHISSAIT LA FRANCE EN PRÊTANT SERMENT À LA PUTE PÉTAIN. ET EN 45, PENDANT QUE MON PÈRE PERDAIT UN PIED À BERLIN, TON PÈRE S'EST PARJURÉ POUR REVENIR SANS FRAIS À DE MEILLEURS SENTIMENTS. CELA, TU NE PEUX PAS LE NIER. C'EST LA SEULE VÉRITÉ. ET CETTE SALOPERIE DE MAGISTRATURE FRANÇAISE N'A PAS ENCORE DEMANDÉ PARDON AUX MORTS QU'ELLE A TRAHIS.
Bon — Marcel avait su faire bref — aussitôt terminé, il avait ouvert la porte, était sorti, avait fermé la porte — et le juge était resté assis tête baissée, semblant absorbé par la réparation du stylo qui lui souillait les doigts — pendant ce temps, le commissaire éperdu fouillait sous la table à la recherche d'un téléphone pour faire venir la force publique
— IL LE FAUT ! MONSIEUR LE PRÉSIDENT ! IL LE FAUT ! LAISSEZ-MOI FAIRE !
Mais le juge lui avait pris amoureusement le coude dans sa petite main de fils de chien et peut-être même de pute — et le commissaire s'était apaisé — tout le monde s'était apaisé — on se sentait lourd, visqueux, rouge, gras, troué, vide — l'Histoire venait de nous frapper en plein visage — ce qu'on avait la mémoire courte, tout de même ! — et si on oubliait, hein ? semblait-on se dire tous ensemble, juge et commissaire compris — la greffière cherchait ses mots — l'huissier avait d'autres chats à fouetter — il les cherchait du regard — ça l'occupait — ça l'occupait vraiment.
*
Moi j'étais bien décidée à garder mes mains dans les poches — c'était des poches trouées et je me gratouillais les poils à la frontière du plaisir — qu'est-ce qu'on peut se gratouiller dans l'attente d'être jugée — alors le juge parut absorbé par le document où on devait m'accuser de tous les mots — les mots ? —
— MAIS ENFIN, dit-il, vous bénéficiez de l'aide judiciaire — c'est Écrit là ? —
Et il le montrait au commissaire hébété qui secouait la tête en relisant sans cesse ce qui était écrit à propos du bénéfice de l'aide judiciaire —
— Et oÙ est votre avocat ? fait le juge avec une petite voix doucettement interrogative.
— Qu'est-ce que j'en sais, moi, où il est, mon avocat !
— Mais enfin... vous en avez discuté avec lui !
— Pas un mot. Sais même pas qui c'est.
— Il vous a convoquée dans son bureau.
— Pas que je sache. Ou alors j'étais beurrée.
— Et les conclusions ? dit le juge. Vous n'avez pas conclu. C'était à votre avocat de le faire. Voyons...
Et il regarde du côté des avocats qui se mettent à se dénoncer — exactement comme le faisaient leurs salauds de pères quand les boches fusillaient des communistes sur les routes de Varilhes
— C'est lui m'sieur !
— Non c'est lui !
— Mais non c'est elle ! s'écria le juge — eh bien, maître Suaire ? Et votre cliente ? Vous l'avez oubliée ? Non ?
Maître Suaire se met à secouer de la paperasse dans la serviette de cuir que lui a offert son amant — celui qui s'est débrouillé pour qu'elle obtienne cette charge d'avocat — une vieille sacoche en cuir retourné, lisse à l'intérieur, peluchée à l'extérieur — avec des traces de doigts et des taches d'encre — une très vieille sacoche que son père a victorieusement subtilisée au cadavre d'un SS couché sur le bord de la route avec deux trous rouges sur le côté —
— C'est ça, mon avocat ?
Je n'ai pas parlé au juge — je me suis parlé à moi-même — j'aurais pu poser cette question au juge et il y aurait sûrement répondu — enfin faut croire — et v'là que cette connasse se ramène à la barre ou au bar je ne sais plus — j'ai tellement envie de picoler à ce moment-là que je suis prête à tout — à décapsuler cette carafe de juge et à boire tout son contenu — ou à sucer la bite molle du commissaire pour le dégonfler — elle se ramène avec sa djellaba qui lui colle aux cuisses — et les trois avocats qui sont assis sur la même chaise se bidonnent comme des gamins
— C'est encore une erreur du bureau de l'A.J. dit maître Suaire en s'arrêtant au bord de la table où elle pose violemment sa sacoche.
— Vous êtes qui ? me lance-t-elle avec son petit air de fille à papa.
— Demandez-le au juge ! que j'lui réponds aussi sec.
— On dit : monsieur le président ! souffle la greffière.
— On dit ce qu'on peut quand on est mal défendue —
et je lui lance ça avec toute la méchanceté dont je suis capable — j'ai envie de lui demander si elle se piquouse — mais ce n'est pas le genre de chose qu'on demande à une greffière — elle avale ses deux témestas avant de se coucher, c'est tout — et ça la rend toute chose — elle ne peut pas s'empêcher de dormir — c'est pas une perte, allez !
— Vous estimez être mal défendue ? jubile soudain le petit juge —
Tout à l'heure, il a pété, j'en suis sûre — maintenant il bande sous son burnous — il a l'air tout excité, le Pinocchio !
— Je ne suis pas défendue, c'est beaucoup plus grave.
— Ne m'insultez pas ! s'indigne maître Suaire.
— Personne ne vous insulte, dit le juge. Vous n'êtes pas prête, c'est tout.
— Jolie façon de dire qu'elle n'a pas fait son travail.
— Ne m'insultez pas ! Ne m'insultez pas !
— Vous récusez votre avocat ? dit le juge.
— Si ça coûte pas trop cher, ouais.
— Vous pouvez vous retirer, maître Suaire.
Elle me fusille du regard — la pisse lui mouille le clitoris et elle a un peu de merde au bord des lèvres — elle ne dit rien — elle ne peut pas sortir — on voit bien qui sont ses clients dans la salle — ce sont ceux qui s'étirent le cou pour regarder en direction du juge — est-ce qu'il va leur demander s'ils récusent leur avocate ? — pourvu qu'il le leur demande, ouais —
— Nous allons vous désigner un autre avocat, dit le juge.
— S'il y en a un bon.
— Ils sont tous bons, dit le juge.—
— Tous moins un.
— C'est une erreur du bureau de l'A.J., explique encore maître Suaire qui commence à puer, ce qui gêne ses collègues qui préfèrent toujours l'usage d'un bon déodorant à cette orgie de vérités physiologiques
— ... du bureau de l'A.J., susurre-t-elle encore.
— Bon ben OK d'accord, que je dis au juge qui se met à écrire plein de choses dans la marge du document où il est question de moi et de mes conneries —
Il remue l'index et l'huissier rapplique après avoir chassé ses chats — quatre brèves s'il vous plaît si vous lisez à voix haute chassez ses chats !
L'huissier n'a pas eu grand-chose à faire — il a pris le document sur le bureau du juge et il a parcouru deux mètres cinquante jusqu'à la table de la greffière — la greffière lui a dit merci — l'huissier ne lui a pas répondu — il savait très bien que le remerciement s'adressait au juge : Merci, connard ! Merci de me donner encore un peu plus de travail — merci de compter sur moi — et cette conne de Suaire qui s'en tire avec l'odeur d'un pied qui s'impatiente — et qui c'est celle-là — une poivrote — quelle justice ! des poivrots, des nègres, des insultes, des jugements sans application — on se moque de la vérité — ce qui compte, c'est que le travail augmente de jour en jour — on fait tout pour pas se retrouver au chômage, nous, gens de justice comme on disait avant !
Je sors du tribunal, enfin — de la mairie — avec l'impression d'avoir été faire un tour dans un autre monde — exactement la même sensation après avoir mis les pieds dans un hôpital psychiatrique, un H.P. — ici c'était un T.I. — la justice est malade et les juges sont de mauvais médecins — en fait, ils ne sont pas médecins du tout — ce sont des bons à rien, si on se place du point de vue médical — ils sont tout si c'est le point de vue social qui compte — ce sont des flics — ils ont des âmes de traîtres et non pas des esprits de malades — je ne refoutrai plus les pieds dans un tribunal — enfin sauf si on m'y oblige — enfin tout ça, faut pas le dire — faut juste le penser.
Commencer par le début ? — Le début de quoi ? — Le début de la fin ou bien avant que ça n'arrive ? — C'était la première fois que je foutais les pieds dans un tribunal — c'est un début comme un autre — et si je continuais à partir de là — je sors du tribunal — bon enfin : de la mairie où ils ont installé le tribunal en attendant que le château soit réparé en forme de tribunal et non plus en forme de ruine cathare comme certains le voulaient — c'est bientôt Noël et il fait beau — enfin je veux dire qu'il y a une bonne lumière fraîche et claire pour éclairer les choses et les autres — il fait à peine froid — je m'enfonce dans mon écharpe de soie qui sent le vomi — je traverse la place du marché entre le pied de la mairie et le lit du Salat qui fait la bite sous un pont — j'ai envie d'aller boire un coup — un p'tit cognac, une gnôle quelconque entre l'acide sulfurique et l'essence super — un p'tit parfum d'chez moi — sous la pluie de cette lointaine Normandie que je vais me mettre à oublier — sûr qu'on pense à moi là-bas — à ma tronche ravagée par les raclées, par les giclées, par la vinasse et par le désespoir — j'ai un con magnifique et une bouche dégueulasse — des seins comme deux bites et des yeux caves de bonne sœur sur le retour — des cuisses longues et douces et des joues creuses, molles, rugueuses, noires et jaunes, de chaque côté d'un nez dont n'aurait pas voulu même le dernier des Bourbons — et un ventre plat et lisse, un nombril à sucer, un cul à mouler pour l'éternité — et un menton en galoche où s'éternise un vilain bouton qui fait penser à un cancer — parl'pas des oreilles, ni des cheveux aux mèches vagabondes qui sèment leurs saloperies sur mes épaules de starlette — et je parle pas non plus de la sensation d'incroyable éternité qu'ils ont tous quand je me sers de mes muscles vaginaux ! —
Un corps de déesse, pas un bouton, pas une ride, pas un bourrelet, pas un pore élargi jusqu'à l'obscénité, un corps à donner et à reprendre autant de fois que le cycle biologique du sommeil et de l'éveil le permet — et au-dessus de tout ça, merde, merde, et remerde, la tronche de ma mère vue de face, celle de mon père vue de profil, un incroyable arrangement d'amour filial qui veut se partager en deux parts égales — une bonne fille de la cambrouse avec un bonnet blanc si on la regarde de profil et un chapeau de paille vu de face — et je ne peinturlure rien — je donne tout au vent — je détourne l'attention en dénudant un peu — le mollet, le genou, le nombril, les épaules, les bras —
Oh ! mes bras souplement longs et ces mains avec lesquelles j'ai appris à tout faire sauf à camoufler ce qui mérite de l'être — pas facile de communiquer dans ces conditions — on déposerait bien un mouchoir sur ma gueule pour pouvoir se frotter sur mon corps sans arrière-pensée et parfaitement branché au plaisir qui est toujours d'abord le mien — parce que je prends tout — je ne laisse rien — j'arrache le cœur et la raison — il faut fermer les yeux pour y croire — j'enfonce mes deux bites dans le ventre mou de la société — et tant pis pour ma gueule ravagée par l'héritage génétique et par l'abus des plaisirs qui tournent à la catastrophe
— Il est où le début ?
— Tu me demandes de te raconter mon histoire — quelque chose comme : une petite fille rose et blanche avec son papa médecin et sa maman héritière entre autres d'un troupeau de deux cents vaches — une adolescente longue qu'on ne peut pas regarder toute entière et qui en souffre — la toute jeune adulte qui épouse illico un plombier contre l'avis de ses parents — la découverte brutale de la douleur — un enfant chié par le trou de devant et nourri par le cul — le petit mari qui commence à souffrir — le petit mari qui voit la vie lui échapper — et la première guérison, bien assumée, conduite jusqu'au bout avec une tranquillité qui me fait encore chier aujourd'hui — et l'achat de la 4L avec son matelas déroulable — le voyage dans le sud — la fugue musicale vers une vie qui se fout de la gueule des gens — l'impression profonde que ça n'a plus d'importance cette séparation esthétique — la gueule ravagée d'abord par les premiers coups — puis la première cigarette — et puis le premier verre — encore des coups — des piquouzes sous le menton, derrière l'oreille, dans le fond de l'œil — et des verres, des verres, des verres dans cette bouche qui ne veut pas ressembler à un sexe — putain ! toutes les femmes du monde jouent avec leur bouche comme avec un sexe — elles tirent toutes la langue pour montrer ce qu'elles savent faire — moi quand j'ouvre la bouche, c'est pour la remplir — et puis merde, c'est pas la bouche que je remplis — je ne suis pas une esthète — je compte simplement sur le bon fonctionnement de mon intestin grêle, là où le sang vient chercher ce que le corps réclame, et au milieu du corps cette chose qui est mon cerveau, qui n'est plus mon cerveau, qui ne sera jamais plus mon cerveau parce que j'ai été trop loin — et puis un jour toute cette merveilleuse mécanique se détraque — le sang ne joue plus son rôle — le cerveau devient exigeant — il n'échange plus rien avec l'esprit — et l'esprit est condamné à l'imagination — l'esprit est condamné aux mots — voilà tout ce qui reste quand l'ivresse n'est plus possible physiquement — quand c'est la chiasse et les vomissures qui prennent la place de la littérature —
Alors entre deux beuveries, je me suis mise à avoir du talent et j'ai cherché à l'éditer — et le plombier voyait bien que c'était une tuyauterie d'un autre genre — et il s'est mis à pleurer entre toutes les raclées qui lui servaient d'exutoire — et pas une seconde, pas une seconde-lumière je n'ai pensé à cet impossible enfant que je devais pourtant à l'amour — merde quoi ! c'est ça que tu veux que je te raconte ? — c'est ça que tu veux éditer — j'écarterai les cuisses au lieu de sourire sur l'écran comme font tous les écrivains qui jouent au produit commercial — personne ne songera à s'en offusquer — j'ai le plus beau con du monde — la vérité ! — tu veux voir ?
Et le con à qui je raconte tout ça évite de me regarder — il mesure mes fragiles épaules dans ses mains musculeuses et sa bouche s'applique en suçon sur mes deux bites — et il frotte son excroissance sexuelle qui n'est pas une infirmité contre la cuisse qui redescend et l'autre qui l'aide à remonter et peut-être enfin il faut l'espérer qu'on va finir par se rencontrer et s'ajuster l'un dans l'autre comme ça se fait depuis si longtemps déjà — si longtemps maintenant — mais il est comme tous les autres — il a peur de ma gueule — comme si je pouvais le blesser de cette manière — et il a beau faire l'amour avec mon corps, ce n'est pas avec moi qu'il le fait — personne ne l'a jamais fait avec moi — et moi qui l'ai fait avec tout le monde — ou presque — t'aurais envie que je m'arrête de parler qu'il faudrait que tu me le dises, hein ?
Il ne répond pas — c'est pas un homme qui peut répondre à ce genre de question — j'aurais dû choisir les femmes — mais les femmes n'ont pas de bite — enfin elles sont rares celles qui ont une bite — moi je joue à avoir deux bites — c'est mon éditeur (avec qui je couche de temps en temps) qui m'a révélé la nature phallique de mes seins — et il me les a remontrés dans le miroir et on a vu tous les deux à quel point ils pouvaient ressembler à deux bites — mais ce n'est qu'un jeu — deux bites c'est un jeu — ça ne change rien à ma nature de femme — d'autant que les types qui s'assoient dessus n'ont pas l'impression d'être pédés — et cent balles pour tout ce cinéma — je dois être conne jusqu'au bout des doigts.
Le type suivant est un malade de la bite — pas de l'érection — de la bite ! — la malédiction de Priape est sur lui — quand il bande, il essaie de penser à autre chose et quand son ver solitaire consent à se ramollir, il n'arrive plus à penser à autre chose — c'est un dingue — et comme il a de la chance de ne pas avoir eu à faire beaucoup d'efforts pour avoir sa place dans la société ! — sinon qu'est-ce qu'il serait devenu — donc, quand il fait tout pour ne pas y penser, j'arrive — et je lui parle d'autre chose — il ne me regarde pas — il n'a pas envie que ma gueule prenne de la place dans sa mémoire — ce souvenir pourrait finir par ponctuer les deux grands intervalles de sa vie biologique dont les cellules sont presque toutes sexuelles — pas toutes, mais presque — il est là couché sur le dos et sa bite est bandée jusqu'à la douleur rouge et ciselée qu'il étire comme une main dans un arrachement qui est sa fatalité — et il ne supporte aucune caresse, pas de coups de langue, pas de doigt vibreur, et surtout pas la caline humidité de mon entrecuisse — je ne savais pas quoi faire pour le faire débander — sans toucher c'est difficile — mais il n'y a rien qui veuille sortir — ce n'est pas le problème — il n'a pas un problème d'homme — c'est son problème à lui — et ce n'est pas un problème d'homme — il serre les dents et il essaie de sourire chaque fois qu'il les desserre — ce n'est pas moi qui provoque tout ça — ni mon corps de déesse ni ma gueule défoncée — et il sait bien que je ne peux rien expliquer — il a simplement besoin de le dire, de le montrer pour qu'on le croit — ce n'est pas un exhibitionniste — c'est un pauvre type qui bande pour des raisons non sexuelles — et qui n'arrive pas à se faire à l'idée que c'est justement quand il débande qu'il commence à exister sexuellement — alors moi j'écoute — il dit à chaque fois à peu près les mêmes choses — il ne veut pas comprendre et qu'est-ce que ça changerait s'il comprenait — je l'aime bien — il y a un chouette parallélisme entre sa bite inconséquente et ma gueule aux deux visages — enfin c'est ce que je veux croire — j'ai besoin d'un ami — c'en est un — il ne me touche pas parce que ça ne le fait pas rêver au point de lâcher tout — je ne touche pas à son obélisque de douleur et d'opaques raisons de vivre — il faut constater et essayer de penser à autre chose — je me couche toute nue le long de son corps tendu — je vois la bite vibrante comme une ombre au rythme du cœur recherchant la tension extrême — je peux jouer avec ses poils sur sa poitrine — une de mes bites lui caresse l'humérus à travers sa chair tétanisée — j'étire l'autre au dessus de nous — j'essaie d'oublier que je suis en train de ne pas faire l'amour avec un homme dont la bite est magnifique — douloureuse et impossible elle est magnifique et inaccessible — comme un poing sorti du ventre, un poing en forme de mot qui n'a pas été inventé, sorti du ventre pour exister en tant que mot unique et prêt à l'existence dans toutes les langues — je suis encore en train d'écrire — je me masque pour l'écriture — je peux atteindre le point le plus haut de l'expression — cent balles !
Ça fait deux cents — pas assez pour vivre — parce que bien sûr il est parti — et comme il adorait le gosse et que j'en avais à peu près rien à foutre — me voilà seule avec mes billets de cent que j'ai un mal fou à rassembler en billets de mille — le troisième billet je le prends dans la poche d'un pauvre type qui voudrait être un obsédé sexuel — il veut tout voir — et il regarde tout — sauf ma gueule bien sûr — il n'aime pas ma gueule — en cela il n'est pas différent des autres — mais je peux toucher — je DOIS toucher — avec les mains, les pieds, les genoux, avec mes bites qui s'excitent follement, avec la langue si je n'en fais pas trop — je peux faire des trous dans sa peau, je peux creuser des rides dans son cou, je peux enfoncer tout ce que je veux dans son cul et dans sa bouche — il veut que je prenne du plaisir avec lui — mais moi ce qui me ferait plaisir, c'est une belle bite, ambitieuse et quotidienne, une bite en forme de réponse — pas une bite question qui cherche toujours la validité des réponses — une bite simple qui aime ça et qui remercie — et je ne trouve pas — je m'emmerde dans une forêt de bites à problèmes — de la bite qui ne veut pas bander à celle qui bande pour des raisons étrangères à la sexualité -
Trois cents ! — maintenant je rêvasse doucement étendue nue sur le dos entre un pauvre mec qui masturbe sa bite molle et une bourgeoise rondouillarde qui joue avec un fouet — je viens de lui foutre une trempe à lui faire saigner le cul — elle a eu mal jusqu'aux tripes — c'est sa manière de prouver jusqu'où elle peut aller pour montrer tout l'amour qui lui empoisonne le cœur — et son pingouin n'a pas été foutu de bander — maintenant il essaie une éjaculation sans érection — on attend que ça arrive — la boullette gémit parce que ça lui fait encore très mal — je prends sa main dans la mienne — je joue à la copine qui compatit — le mec n'est plus avec nous — il ferme les yeux et il entend le fouet qui fouaille sur le cul de la femme qu'il aime — il écarquille les yeux dans son rêve — qu'est-ce que je fous à poil martyrisant ce grand cul dans lequel je pourrais rentrer toute entière — le fouet fait saigner — il fait pleurer — il provoque des plaintes qui donnent envie d'arrêter — mais il n'y a rien à faire — je travaille pour deux cents balles — c'est donné vu la dépense physique et l'amertume dans la bouche pour avoir fait souffrir une petite femme toute ronde et lisse avec trois poils sur le con et des seins en forme de boules à mâcher — elle sanglote sur le rythme que la main de son pignouf impose au lit et je ne peux rien empêcher de cette musique — et il se remet à bander — il bande une bite énorme — c'est la métamorphose d'un vermicelle au blé tendre en manche de pioche qu'on va se prendre sur la gueule — il ouvre les yeux et en même temps je suis debout sur le lit ayant arraché le fouet aux mains boulottes de la petite bourgeoise qui écarte les cuisses autant qu'elle peut — et je frappe — je frappe trop fort — elle me regarde d'un air terrifié — elle a franchi le seuil de la douleur — c'est la peur qui l'étrangle maintenant — la peur de la mutilation — mais ce n'est pas assez — il faut qu'elle crève — il faut qu'elle crève à cause de ce con trop petit et de cette bite trop grosse — de cette longue bite que ce connard ne songe même pas à me fourrer entre les cuisses — moi qui saurais la manger — moi qui m'en nourrirais jusqu'à m'en faire péter le ventre — jusqu'à l'intoxication après quoi le sexe n'est plus qu'une bagatelle — mais au lieu de ça il se met à la frotter contre ma cuisse — dans la sueur de ma cuisse il peint avec son gland obscène — et je frappe sur le ventre — j'appelle le sang et il vient — elle crie mon chéri mon chéri mon chéri et il laisse tout exploser — son bonheur sa prostate sa musculation le gland qui s'allume comme une ampoule — le tout dans mon innocente cuisse que j'ai pourtant écartée — que j'ai écartée violemment quand j'ai senti venir le plaisir — et il n'a rien pris de ce que je lui offrais — il bavait sur le con imberbe de sa grougnasse — et il ne m'est rien arrivée — j'ai pissé sans qu'on s'en rende compte — on m'a félicitée — on m'a trouvée formidable — sans me regarder — elle a embrassé mes deux bites — j'ai frotté un peu mon entre-jambe sur sa cuisse — et puis rien — rien que deux cents balles ça fait cinq cents pas assez pour vivre pas assez pour jouir de la vie jusqu'à s'en faire péter le nombril — pour ça il faut bouffer et pour bouffer j'ai la bonne adresse — je ne jouis pas mais qu'est-ce que je bouffe !
C'est un type curieusement bâti — un tronc imposant et des membres courts et maigres — une tête sans cou avec beaucoup d'oreilles et de nez — et une bite qui pendouille éternellement, entre l'érection parfaite et le coup de froid — il la frotte partout il y met de l'essence il la frappe avec un fouet miniature — elle se gonfle un peu mais sans se lever et il me demande si j'ai faim — alors on bouffe — on s'installe tout nu de chaque côté du guéridon richement foutrement bien dressé — nappe ronde en dentelle assiettes en porcelaine blanche mouchetée de bleu et de rose couverts en argent rayés de chrome petite lampe électrique en forme de bougie — serviettes jetables du meilleur goût tranches de pain amoureusement aillées amuse-gueules d'olives et de fromage avec un accompagnement de piments obscènes et de pistaches piquantes — des soucoupes de sauces verte rouge bleue noire blanche — amères sucrées violentes parfumées délirantes hallucinogènes — et il court dans la cuisine et revient avec une cocotte fumante qu'il dépose avec style au milieu de la table — je trempe mes doigts dans la sauce je brûle de gourmandise — je vais bientôt jouer le rôle de l'assiette — il se servira du creux de mes cuisses et de mon ventre comme d'une assiette — je rirai comme une folle — j'aurai envie de pisser et il me pétera sur le nez — mes bras sont la fourchette et le couteau — je ne dois pas écarter les cuisses — enfin pas tout de suite — je les écarterai au dessert — je serai une assiette pleine de crème anglaise et d'îles flottantes et je les ouvrirai d'un coup je serai la surprise attendue — l'assiette qui se casse — qui se fend en deux comme une femme qui accepte de faire l'amour — et alors ce bouffeur impénitent ce goinfre insatiable ce gouffre de voluptés intestinales sortira de sa bouche cette langue fantastique qui lui bouffe la bite — la nature s'est trompée à son sujet — elle a mis une langue entre ses cuisses et une magnifique bite à la place de sa langue — une langue qui entre en érection — une langue qui lui sort de la bouche comme la pointe d'un pal — il en a mal aux dents — il ne peut plus parler — c'est plus fort que lui — elle s'étire et se dresse et d'un coup plonge au fond de mon sexe au goût de crème anglaise et de blancs d'œufs battus — et elle gonfle encore — je l'entoure de mes muscles je la griffe avec toutes les aspérités de mon sexe fait pour l'amour — et je jouis je jouis jusqu'à la gueule — je découvre mes dents gâtées, ma langue violette de poivrote je me gratte la gorge avec le peu d'air qui me manque — je crache je pisse je chie je me tortille j'ai mal j'ai bien je ne sais pas je ne sais plus je suis sur mon balai au dessus de la ville —
— Merde quelle jouisseuse ! fait-il en ravalant sa langue sexuelle —
La bave-sperme lui dégouline sur le menton — ses lèvres-cuisses s'endorment doucement — et je ne lui dis pas que j'ai fait semblant — que je n'ai pas cru à sa langue sexuelle — que j'ai regretté d'avoir trop mangé — que je vais avoir la chiasse — je l'ai déjà — il dort dedans, le sexe à demi bandé, la langue au coin de la bouche, les paupières serrées comme les cuisses d'une vierge — il se gratte le ventre d'un ongle distrait — je me masturbe en vitesse.
Chapitre VIII
Mais ça commence quand ? me direz-vous — qu'est-ce qui commence ? Ma vie sexuelle ? — Mes démêlés avec la justice — ma vie professionnelle — qui peut savoir ce qui commence et quand ça commence — on peut dire exactement quand ça c'est arrêté — où ça a fini d'exister et comment on se trouvait là — mais je crois bien que j'ai commencé par le bon début — au tribunal de Sainte-Bordure sur les bords du Salat, entre l'Aure et la Garonne — ce qui s'est passé avant pourrait expliquer bien des choses — mais les explications ne sont pas le bon début d'un roman à bon marché lisible par tout le monde — j'ai quitté la littérature pour toujours — il fallait s'y attendre — j'ai une âme de pute — ma putasserie, c'est ma vie sexuelle — enfin ça c'est l'explication — enfin c'est une explication rationnelle — faire la pute c'est sexuel c'est social c'est judiciaire manquerait plus que ce soit politique et les putes prennent le pouvoir — oui ce n'est pas par hasard que j'ai eu envie de commencer par le tribunal improvisé de Sainte-Bordure —
Le lendemain, donc, c'est samedi et le samedi je fais dodo jusqu'à la tombée de la nuit — il n'y a personne pour me réveiller — je ne me lave pas je me fais puer et je m'entortille dans les draps froids que je lave pour les grandes occasions — et alors je me mets à rêver — un rêve une lichette un rêve une lichette — jusqu'à quatre heures de l'après-midi — parce qu'après, faut que je dessaoule — faut que je sois propre que je sente bon parce que dans la nuit je vais suer sous mon masque — un rêve une lichette deux lichettes deux rêves — la sonnerie du réveil est le signal que je dois recommencer à bien me comporter, c'est-à-dire à entrer dans ma peau de pute professionnelle — dring je suis une pute j'arrête de rêver — j'arrête de boire — je me lave avec de l'eau propre et du savon liquide — je rentre dans ma robe de pute — je mâche un chewing-gum à la menthe — et je change de visage — dans la lueur des lampions ils n'y verront que du feu — et puis ma robe n'est qu'une peinture sur ma peau — il n'y a que mes souliers pour m'habiller vraiment — l'atmosphère est feutrée dans la lumière rouge sexuelle qui dessine l'ombre d'une bite sur le mur — d'abord on ne voit pas l'ombre de la bite — il faut attendre de s'accoutumer à cette opacité qui n'est pas une demi-lumière — et puis l'ombre de la bite apparaît sur le mur — on sourit — et on cherche la bite — on repère le projecteur avec son masque amovible rouge — on parcourt du regard la distance qui le sépare de l'ombre de la bite sur le mur — mais on ne trouve rien — on recommence — toujours rien — si on est avec des amis on joue ensemble — on se marre vraiment — merde elle est où la bite — et on joue à perdre parce qu'on ne la trouve pas — entre le projecteur et le mur où l'ombre de la bite palpite, il y a le long comptoir normalement vert mais qui a l'air d'une grosse merde avec ses néons sous-jacents — ensuite un vide comme un couloir sans fond même si on s'approche — encore un peu ma table et moi assise à demi nue sur la chaise métallique qui imprime dans ma chair l'incroyable géométrie dont je vais amuser tout le monde un peu plus tard — montrant mon cul impressionné pour qu'on ait envie de s'en approcher — et puis si on s'arrête pas sur mes cuisses croisées, un flôt de tables et une vague de chaises et de sofas une plante verte jaune caca et le mur où la bite palpite gorgée de sang et sur le point d'éjaculer son contenu sexuel — les habitués arrivent toujours les premiers — ils se reconnaissent à peine — se saluent en cas de proximité — s'éloignent si ça devient trop indiscret — les filles font leur boulot — les bouteilles arrivent débouchées et moussantes comme des bites et la grande bite sur le mur se transforme en spot publicitaire — champagne !
Est-ce que j'ai bien continué ce que j'ai commencé ? — Est-ce que le lecteur suit l'histoire pas à pas ? — Est-ce qu'il a envie de continuer avec moi — est-ce qu'il veut tout savoir du mystère de la bite introuvable entre son ombre palpitante et sa source de lumière ? — Moi je devais avoir tout suivi d'un bout à l'autre sans rien rater — je venais à peine de l'imaginer entre mes cuisses que voilà qu'il apparaît dans un des rayons rouges qui s'entrecroisent pour troubler la vision — en fait, depuis son apparition dans le tribunal de Sainte-Bordure, je n'avais pas cessé de penser à lui — je l'avais trouvé beau, comme tout le monde, et en cela je ne me distinguais pas des autres, j'avais imaginé sa longue queue noire dans mes mains d'artiste — mais je ne devais pas cette vision à ma nature d'artiste et je devais la partager avec d'autres — il fallait bien que je me distingue — alors je m'étais mis à l'aimer, à penser qu'il accepterait ça sans se poser le problème de ma gueule ou de mes arpions qui puent — je continuais l'histoire qui avait commencé au tribunal, glissant dans les intervalles de chair des mots d'amour dont je me savais seule capable — je faisais mon métier en y pensant doucement et je serrais les cuisses pour arrêter mes mains — je venais juste d'y penser — sa longue queue noire me dégoulinant sur la langue et mes mains descendant pour la rejoindre dans le même plaisir — glissant le mot d'amour qu'il faut à la chair pour que ça paraisse vrai à peine remuant le cul sur la chaise qui imprimait ses motifs dans ma peau sexuelle —
Et voilà qu'il arrive beau et majestueux dans un burnous noir brodé d'argent et de bleu — faisant jouer l'échancrure sur sa poitrine — l'échancrure faisant le sexe de femme entre ses seins de muscles et de plaisir — cette fois ne remontant pas le burnous sur ses mollets — le laissant jouer avec la lumière au ras du sol — et il m'a regardée comme s'il me reconnaissait — moi je l'avais déjà connu — je savais tout de lui — tandis que lui commençait à peine à me regarder — il commençait et j'aurais voulu que ça dure mais c'est toujours comme ça que ça commence — c'est formidable parce que ça commence — c'est terrible parce que ça va durer — combien de temps ça dure quand on est pas faite pour ça — et puis ça se termine un jour — d'une manière ou d'une autre — jamais bien parce que rien ne se termine bien — en tout cas ce qui a bien commencé ne peut pas se terminer bien si ça se termine — il faudrait que ça dure et que ça n'ait pas de fin — mais ça c'est impossible ce n'est pas dans la nature humaine — ce n'est pas dans la nature du tout — ni dans l'éternité — celle qui est devant nous comme celle qui est derrière — l'infini n'explique pas l'éternité — et je suis là suant des pieds dans les chaussures qui m'habillent tout entière — j'ai le cul nu sur la chaise à cause du numéro que je vais jouer plus tard — en principe on en sourit — on voit bien le peu de robe et toute la chaise qui devient moi — il me sourit encore jette un œil dans les rayons rouges qui pénètrent tout avec douceur — il ne voit pas les épaules les seins nus les cuisses impatientes — il revient dans mon regard et me noie dans le sien — enfin il s'approche — je n'arrête pas de penser au mot qu'il m'a inspiré depuis hier — le sexe de femme qu'il porte sur sa poitrine s'entrouvre jouant avec la broderie qui scintille rouge sexuelle — mes deux bites se gonflent s'étirent je pense à la sienne je la rêve je l'achète pour rien —
— Je peux m'asseoir ? dit-il tout proche.
— J'prépare mon numéro, dis-je mais ça n'explique rien —
Il jette un coup d'œil sur mes fesses qui s'arrondissent sur les bords de la chaise.
— C'est quoi le numéro ? Strip-tease ?
— Pas vraiment. C'est sexuel. Enfin je voudrais que ça le soit.
— Le contraire m'étonnerait. Je peux m'asseoir ?
Je ne réponds pas — je ne réponds jamais à ce genre de question — bien sûr que tu peux t'asseoir — mais ce n'est pas sur cette chaise qu'on va faire l'amour — d’ailleurs, est-ce qu'on le fera ? — Je suis en train de rêver ou de continuer ? — Je n'en sais rien — il s'assoit —
— Je m'appelle Marcel, dit-il.
— Je sais, fais-je aussitôt.
— Ah ?
Il a l'air surpris que je connaisse son nom — il ne sourit plus — il s'inquiète — je le rassure
— J'étais au tribunal hier —
il sourit de nouveau
— Ah oui le tribunal et vous vous souvenez de mon nom ? Pardi, le nom d'un nègre, ça ne s'oublie pas — moi j'ai oublié le vôtre — je suis désolé — comment ai-je pu l'oublier ?
— À cause du masque qui me fait suer ?
— Le masque ? Quel masque ?
— Toute cette crème sur mon visage. C'est pour cacher ma laideur.
— Oh ! N'y pensez pas. Moi aussi j'ai un masque. Je suis clown.
— Un clown américain !
— Un des meilleurs. J'ai un masque qu'on n'oublie pas.
— Si j'enlève le mien, vous n'oublierez pas mon visage, oui.
— S'il est si laid que ça, je ferai tout pour l'oublier.
— C'est comme ça que ça se termine toujours.
— Qu'est-ce qui se termine ?
— Ce que je commence. Mais comme je ne sais jamais pourquoi il faut que je commence, je ne sais jamais si en fait je ne suis pas en train de continuer quelque chose dont je n'ai pas compris le commencement.
— Trop compliqué pour moi !
Putain qu'il est beau — putain qu'il est sexuel — putain qu'il est tout ce que j'attends de la vie — est-ce qu'il le sait déjà ?
— Vous allez faire votre numéro ? dit-il tandis que la bouteille arrive, éjaculant ses bulles dans la glace.
— Tout à l'heure. C'est une idée à moi.
— La meilleure. Moi je copie beaucoup. Mais un jour j'aurai des idées à moi.
Il ne se demande même pas en quoi consiste le numéro — il ne reste pas grand chose à deviner de mon corps, d'autant que mes deux bites se sont glissées à l'extérieur — elles dressent leurs glands noirs dans la lumière rouge — je suis toute excitée — je commence toujours par là — normal non ? —
Mais il ne pose pas de question à propos de mon numéro — il s'imagine que je copie — c'est un peu vrai — mais ce n'est pas du tout ce qu'il imagine — il me reste tellement peu de choses à enlever — bon je l'enlève c'est vrai — au tout début du numéro et le spot fait un rond rouge sur mon dos et ma perruque — on ne s'aperçoit même pas que l'ombre de la bite a disparu sur le mur — j'ai remplacé la bite — je me retourne face au public — il faut bien montrer quelque chose pendant qu'on explique aux incrédules que ce n'est pas ce que je montre — on se gratte la tête — on débande peut-être — les spots jouent entre mes cuisses et je fais vibrer amoureusement mes deux bites langoureuses dans le mouvement provocateur de mes épaules inondées de lumière — on m'aime beaucoup à ce moment-là — on a envie d'être gentil avec moi — on cherche à croiser mon regard — on y parvient quelquefois — et je tombe amoureuse effectivement — mais la peau de mon cul se détend doucement — il faut que j'arrête l'amour qui me creuse le ventre — je me retourne — je montre mon cul — on l'aime aussi et je tourne la tête pour croiser les regards —
Maintenant ce sont les yeux de Marcel que je rencontre — le spot rouge descend le long de mon dos il s'arrête sur mes fesses — le filtre pivote — libère toute la lumière — et mon cul est éclairé comme il faut — toutes les ombres s'y dessinent à la perfection — c'est une belle géométrie d'ombre et de lumière — et puis l'autre spot qui est au-dessus de ma tête s'allume et de l'autre côté de la salle les yeux de Marcel clignent dans le rectangle de lumière qui l'aveugle — et je continue de le regarder — ses yeux s'ouvrent lentement — il est trop ébloui pour voir la géométrie de mon cul — il voit que je le regarde — il est un peu gêné — on le regarde — c'est lui que j'ai choisi — on se rassoit — on applaudit — la fille des coulisses me donne un cache-sexe que j'ajuste prestement tandis que la lumière se dirige vers la suite du spectacle — et je rejoins celui que j'ai envie d'aimer jusqu'à l'oubli
— Alors ? dis-je en revenant à ma table où il est encore en train de se frotter les yeux.
— Il ne vous reste plus qu'à enlever le masque.
— Surtout pas !
*
Au petit matin, tandis que le soleil retourne dans les bouses tièdes de la nuit et que la rosée y mélange sa pastorale fraîcheur, Marcel et moi on se couche dans le grand drap que je réserve pour les grandes occasions — on s'est embrassé sur la bouche sans plus de façon — il s'est endormi le premier — et puis, une main sur ses couilles, mes deux bites dans la chair noire et noueuse, je m'endors à mon tour — à cette allure-là, on fera l'amour pour la première fois dans l'après-midi, juste avant que la fraîcheur s'installe, le soleil s'épuisant encore dans la merde de ses derniers rayons — je m'endors avec cet espoir — cet espoir me fait dormir d'un coup — mes deux bites se font de velours.
Mais quand je me réveille, je suis toute seule dans le lit, entortillée dans le grand drap de coton — avec un peu de froid sur le bout du nez et dans un de mes pieds qui puent — j'ai une petite douleur dans la poitrine — comme si une petite épée demandait à sortir — et je serre dans mes mains froides mes deux bites froissées — j'ai peur — j'ai peur que ça n'arrive — et je me lève d'un coup avec le drap qui me découvre toute nue — et d'un bond je suis à la porte qui est ouverte — et je regarde parce que je veux encore y croire — et l'odeur d'une cigarette me rassure — il s'est assis sur un des fauteuils de pierre, tremblant un peu dans son costume de soirée auquel il manque maintenant la pochette et la cravate — la cigarette fume au bout de ses lèvres — les deux mains dans les poches — les jambes étendues — croisées — il regarde les montagnes comme s'il ne les avait jamais vues — je rajuste le drap et je sors pour le rejoindre — j'ai oublié que le masque a dégouliné depuis longtemps — j'ai oublié ma laideur — et j'ai caché le reste dans ce foutu drap !
Il se lève quand il me voit — il m'embrasse sur la bouche — merde il est aveugle ou quoi ! — il dit que je suis belle — qu'il a envie de moi — qu'il n'a pas osé me réveiller — est-ce que j'ai faim ? — il sait cuisiner — je n'ai rien à bouffer — il m'amène au restaurant.
Alors on redescend de la montagne — je me souviens d'un coup que j'ai laissé ma 4L dans le parking de la boîte — il me dit d'oublier la 4L — elle me plaît pas sa voiture ? — Si elle me plaît ?
— C'est exactement ce que je te demande
— et moi je te plais ?
— Foutrement !
Et il répète :
— Ce que tu peux me plaire ! —
Mais je n'en crois pas un mot — je vais me remettre à picoler — je vais m'abîmer encore un peu — c'est peut-être ça qui lui plaît — ce ravage vertical-horizontal — ce contraste carrément noir-blanc — plaire ! — plaire pour pouvoir être heureuse — tu ne seras pas heureuse si tu ne plais pas — je crois entendre ma mère ! — Tu ne seras pas lue si tu ne plais pas — ça c'est mon éditeur — avec une lumière adéquate, tu plairas ! — Ça c'est le patron de la boîte qui s'extasie devant mon corps qu'il n'a pourtant jamais touché — ce que je peux l'émerveiller celui-là — d'autant qu'il respecte l'écrivaine que je suis — je l'épate, quoi ! — mais Marcel c'est autre chose — enfin, il me raconte autre chose — il n'arrête pas de me raconter —
Et on s'enfile un bifteck frites et une pomme d'amour arrosée de calva — je suis encore pompette — ça va se porter sur mes joues creuses — ça va me faire du mal — il est en train de se demander pourquoi il m'aime — il ne se pose pas la question de savoir si je l'aime — je peux répondre à cette question — et même plus — je peux expliquer ma réponse — je l'aime parce qu'il me fait rêver — encore plus — je l'aime parce qu'il est noir — parce qu'il est musculeux — parce qu'il regarde bien et parce qu'il parle doucement — plus tard, je pourrai parler de sa bite et alors tout sera complet —
On discute, on fume, on boit — il est noir — bon ça se voit — il est Américain — on dirait pas — clown — on a envie de rire — il travaille dans un cirque minable qui a dressé son chapiteau avant hier — c'est-à-dire avant que je commence cette histoire — le cirque repart dans deux jours — j'essaie de mesurer mentalement deux jours — j'y arrive pas — un jour je peux — deux c'est au-dessus de mes forces — et je viens à peine de commencer à m'expliquer — si je me prostitue ?
— à peine
— pas mal ton numéro
C'est vrai.
— Et tu repars dans deux jours, dis-je dans un soupir de désespoir.
— P't'être ben qu'oui, p't'être qu'non, répond-il pour flatter ma nature de Normande.
— Tu resterais pour quoi faire ? C'est un trou perdu ici. Et puis les gens sont cons, crasseux, ignares, faux-culs...
— Ils n'aiment pas le cirque, je m'en suis aperçu.
— Ils n'aiment rien. Ou alors par hasard, et ensuite ils oublient tout.
— Alors pourquoi rester ?
Bonne question — depuis que Pierrot a foutu le camp avec le gosse, je n'arrête pas de me la poser — mais on répond quoi à ce genre de question — on répond merde ou quoi ?
— Je vais te dire ce qu'on y répond — on y répond rien — c'est une question à poser — pas à répondre —
et le v'là tout satisfait de mon discours — il dit que je suis intelligente — il dit que je devrais faire du cirque — je lui dis que j'écris — ça le laisse muet — il sirote le calva et capture du bout du doigt des éclats de caramel qui ont giclé de la pomme d'amour — qu'est-ce que ça peut penser un homme aussi beau ? — et puis d'un coup il relève la tête, et aussi brusquement elle retombe et il dit :
— Merde ! Ma femme !
Je me retourne sur ma chaise — une superbe Américaine s'amène vers nous — rousse, à peine colorée, longue, fine, parfaite, seins, hanches, jambes, une fille de magazine, un être parfait pour la branlette sur photo — un sourire qui s'impose — un genou qui s'avance dans un vent de sexualité — parfum inimitable — sa femme !
— Bonjour ! fait-elle dans un français parfait. Je m'assois cinq minutes et je vous laisse. D'accord ?
Oui m'dame !
*
Jeudi — l'American Circus plante les sardines de son chapiteau à la périphérie de Sainte-Bordure — ça tombe bien : Marcel a une convocation devant le Tribunal d'Instance de la même ville — du même trou — au sujet d'une infraction vieille du dernier passage de l'American Circus en Aure — ça c'était jeudi — ce jour-là (mais on va pas revenir en arrière pour compliquer les choses) j'ai craint pour ma liberté, étant convoquée moi aussi pour trouble de la circulation, parce que j'avais mis de l'alcool dedans, ce qui est interdit —
Vendredi : je vois Marcel, magnifique, pour la première fois au tribunal — je le vois, il ne me voit pas : il a trop de choses à dire à la justice française — enfin non : pas à la justice française qui est une des meilleures du monde : à la magistrature française dont l'existence est un sursis à statuer, en attendant que les morts se relèvent — ce qui arrivera un jour —
Samedi : je rêvasse, je bois, je me branle — et le soir, au SUKIYA, je suis en train d'attendre de montrer mon cul minimaliste à un public sexuel quand Marcel s'amène dans son burnous scintillements érections sécheresse humidité paralysie — il a garé sa voiture sous le machiai — emprunté les galets polis et humides du roji, et le v'là — je bande comme un homme, écartant les cuisses mais pas les genoux — et nos regards se rencontrent — je l'aime — je ne sais pas s'il m'aime — je ne me pose aucune question sur son existence —
Dimanche : au petit matin frais, entre la rosée et le soleil, entre le froid et le chaud, Marcel et moi on se couche tout nus dans mon lit délavé et on s'endort l'un dans l'autre comme des enfants fatigués par les jeux de plage — on ne fait pas l'amour — et le soir, nous y voici, tandis qu'on est en train de buriner nos steacks à coups de fourchette, une femme magnifique, une trapéziste sculpturale se ramène et s'assoit à notre table : c'est la femme de Marcel — elle veut parler.
— On ne t'a pas vu de toute la journée, dit-elle. Je ne veux pas te déranger.
— Tu ne me déranges pas, dit Marcel.
— Je vous embête avec mes problèmes, non ? me dit-elle.
— N'en faites rien ! Des problèmes, j'en ai plus que vous. Si je vous embête, ça va être terrible pour vous —
Elle sourit — Marcel sourit aussi en relevant la tête —
— On t'a attendu toute la journée pour répéter. Est-ce que tu tiens toujours à cette voltige incroyable ?
— Voltige ? que je fais — T'es pas un clown, un clown bien sage qui fait de l'équilibre dans ses chaussures !
— Je fais le clown là-haut ! dit Marcel.
— Avec elle !
J'ai failli dire : avec cette femme magnifique ! — Toi magnifique elle magnifique — et vous montez là-haut pour faire les clowns — tant de beauté dans les trapèzes, au risque de tout gâcher !
— C'est notre métier, oui, dit-elle avec un clignement de modestie qui n'est pas feinte. Marcel et moi on fait ce numéro depuis trois mois seulement, et on le travaille tous les jours. Sauf aujourd'hui.
— Aujourd'hui c'est dimanche ! dis-je, comptant ainsi expliquer ce qui, je le sais, ne s'explique pas de cette manière.
— Il y a une représentation ce soir, dit-elle en regardant mes mains. L'American Circus est un cirque minable, vous savez ?
— Non, je ne sais pas. Mais c'est vrai qu'ici tout est minable. Comment ai-je pu penser une seconde qu'un cirque de qualité pouvait se produire dans ce trou perdu ! Est-ce que je l'ai pensé ? Est-ce qu'il n'est pas au point, votre numéro ?
— Il est au point, dit-elle. C'est Marcel qui n'est pas au point. Il a peur.
Marcel a peur ! — Non ? — Je ne veux pas croire à cette connerie de peur qui s'installe chez les hommes les plus beaux.
— Et vous ? Vous avez peur ? dis-je.
— Non. Je suis un peu folle.
— Enfin, tout ça, c'est pas mes oignons.
Marcel me regarde d'un air pitoyable — est-ce que je vais le laisser seul avec sa superbe épouse — je n'ai pas fini mon steack — il faut que je me grouille — je ne laisse jamais rien dans mon assiette.
— Vous avez fait l'amour bien sûr ? demande-t-elle —
Moi j'ai envie de dire non parce que c'est la vérité — mais qu'en pense Marcel — impossible de le savoir — il ne répond pas à cette question — dommage : j'aurais tant voulu savoir — elle n'insiste pas — je ne peux même pas savoir ce qu'elle croit — je lui demande si elle a faim —
— Vous avez de belles jambes, dit-elle soudain —
Et elle effleure du bout des doigts le velours impalpable qui s'étire sur ma cuisse.
— Vous êtes danseuse, non ? Les danseuses ont toujours un corps magnifique et un visage sans intérêt — c'est que le visage est réservé à l'expression psychologique — c'est un support pour le masque des sentiments —
Mince ! — elle en connaît un bout sur les danseuses —
— Je ne suis pas danseuse, dis-je. Je suis écrivaine —
Ça devrait lui en boucher un coin — est-ce qu'elle en connaît autant sur les écrivaines que sur les danseuses — est-ce qu'elle a une explication pour le contraste esthétique — ce visage ravagé, c'est le support de quel type de masque, hein ? — il sert à quoi le masque si c'est une tête d'écrivaine et pas de danseuse —
Elle s'excuse :
— Excusez moi.... je croyais... —
Bon ce qu'elle croyait est complètement exact — je suis une pute, je danse, je mets des sentiments sur ma gueule à grands coups de pinceau ravageur — maintenant, elle n'y pense plus : mon extravagance vestimentaire — en plein hiver ! — est une conséquence de mon comportement littéraire : je vends des livres, pas mon cul — et si je danse, c'est uniquement par plaisir —
— Vous écrivez des romans ? demande-t-elle —
Évidemment, elle, elle n'est que belle, trapéziste, inégalable sur le terrain des formes et peut-être même sur celui du courage, du danger qui augmente chaque fois l'incroyable sculpture qui enclot son âme de femme — j'écris des romans — j'écris des conneries sur ma vie présente, passée, future — je n'invente rien, je copie, je cherche les mots, j'aime les gens et plus je les aime, plus je leur défonce la gueule — je voudrais que le monde soit parfait, que l'Aure soit le meilleur exemple et que mon cul soit un objet sexuel total — et non pas de la came au passage d'une suée sexuelle — seulement voilà je ne réussis pas — et je préfère toujours boire qu'écrire, je préfère une bonne bite dans mon cul plutôt qu'un parfait jeu de mots — ...
— C'est ce que j'écris, en effet, dis-je en retrouvant mes accents de bourgeoise —
Les accents là où il faut — ... cris... fet — crifé, c'est exactement ce que je lui ai dit, et son beau visage s'est approché — j'ai pu voir à quel point elle était belle et dire que Marcel ne savait pas y faire — est-ce qu'il avait su y faire jusque-là avec moi — il n'avait même pas bandé ! — Merde ! qu'est-ce que je dis ? — La vérité.
— L'American Circus reprend la route dès mardi prochain, dit-elle sans que je lui ai rien demandé —
Je croyais qu'on allait continuer de parler littérature — dimanche : la soirée et toute la nuit — tout le lundi
— Le matin ou le soir ?
— Dans l'après-midi, sans doute. N'est-ce pas Marcel ?
Il ne répond pas — il ne bande pas, il ne parle pas, il s'éloigne, il ne reviendra pas — qu'est-ce qui m'arrive ? —
Elle est partie sans dire au revoir, la trapéziste à l'harmonie parfaite et je me mets à réfléchir à cette harmonie pensant c'est vrai que les jolis corps ont en principe un beau visage et vice et versa — les jolis visages ont quelquefois un gros corps — ça ne les gâche pas — au contraire — moi j'ai un corps de rêve et une sale gueule — c'est rare — non, pas tant que ça — en fait c'est très courant chez les putes — intéressante sa théorie du masque — je devrais y réfléchir — chercher tous les masques — je finirais peut-être par me faire aimer — c'est vrai que je n'ai pas la science des masques — si je l'avais, je serais peut-être une épouse — je rêve d'être une épouse — toutes les putes rêvent d'être des épouses — les épouses ne rêvent pas d'être des putes — ça les fait fantasmer — mais ce n'est pas leur rêve préféré — et Marcel qui ne dit rien !
— Elle est chouette ta femme, vraiment belle ! dis-je pour animer la conversation qui ne se terminera pas, je le crains, dans un lit.
— C'est la plus belle ! dit-il comme dans un cri — puis il me regarde et s'excuse : JE NE L'AIME PAS.
— Tu veux dire que tu ne l'aimes plus.
— Non, je ne l'aime pas. Je ne l'ai jamais aimée.
— Elle est terriblement sexuelle.
Fallait pas dire ça — tu peux parler de sa beauté — tu peux dire tout ce que tu veux de sa beauté — de toute façon tu n'en peux rien dire de mal elle est parfaite — mais fallait pas parler de sexe — le sexe, c'est le problème de Marcel — mon âme de pute essaie de deviner — bande, bande pas, bande mal : avec les hommes, c'est par l'érection que ça commence — c'est la première question — pour le reste, ils peuvent feindre autant que les femmes — mais ils doivent bander — est-ce que Marcel bande — je ne peux même pas poser la question — Je voudrais tellement avoir assez de cran pour la poser — mais je n'ai pas atteint cette hauteur psychologique — est-ce que je bande, moi ?
*
On retourne au SUKIYA sur le coup de dix heures dans la nuit — j'en profiterai, si c'est possible pour récupérer ma vieille 4L — Marcel gare sa Mercedes sous le machiai — on survole à peine le roji jusqu'à l'entrée de la boîte — la porte coulisse recoulisse — on entre dans la lumière rouge comme des plongeurs fous — on traverse l'allée qui mène dans l'ombre — c'est Cornélius qui est déçu — Cornélius c'est le petit garagiste minable qui trompe sa femme avec des putes — je suis sa pute préférée — il bande pas tous les jours et pas toujours au bon moment — il ne dit rien me regarde passer m'interroge du regard je lui souris il commence à se lever — mais je passe dans l'ombre du burnous iridescent — et le pauvre vieux se rassoit, jetant un coup d'œil circulaire — mais toutes les putes sont occupées — il aurait dû amener sa femme.
Dans l'ombre rouge des derniers piliers, Marcel a retrouvé sa splendeur passée — j'oublie presque que sa femme m'a donné une leçon de beauté — je suis une étrangère en ce pays qui retourne vite à sa médiévalité primitive — mais je suis une pierre, une bouse, une motte de terre, un piquet d'acacia, une fontaine éteinte et moussue, la limace qui colle aux doigts sur le bord de la fontaine — mes racines effleurent le sol mais les radicelles en ont déjà percé la terre avec un peu de folie et sans l'assentiment des gens du pays — je connais, par mes innombrables radicelles, le goût minéral-végétal qui remonte de la terre — je sais que mes restes participeront un jour à sa continuité ici même — je redoute que ça arrive — mes radicelles sont toutes excitées à cette pensée — et elles redescendent entre mes cuisses pour creuser de petits trous imperceptibles dans cette maudite terre qui dit oui à ma laideur-beauté — et non à toute tentative d'évasion — et Marcel qui remonte dans mon estime — tout à l'heure il était un peu triste — sa femme était si belle ! — Et moi si contrastée ! — Est-ce que j'ai gagné la partie ? — Que non ! — Je suis un objet — un objet sexuel — un objet sexuel-mental parce qu'on a eu beau coucher dans le même drap on ne s'est rien arraché comme plaisir — je n'ai même pas vu jusqu'où il pouvait bander — si ça montait très haut dans le ciel de la chambre — et si j'étais à la hauteur —
La bouteille de champagne s'amène sur un plateau — plus bite que jamais — dégoulinant de vapeur et d'humidité sexuelle-mentale — Marcel a retrouvé le sourire — je lui demande s'il a envie de prendre le plaisir par la queue oui ou non ce soir ?
— C'est la seule chose dont je sois sûr ! dit-il.
Moi je ne suis sûre de rien dès qu'on commence à boire — c'est que dans mon esprit — dans ma pratique des choses de la vie, l'alcool se met toujours à la place de tout, et surtout à la place de l'amour — et on va se vider la bouteille jusqu'au cul !
— Si on se réservait pour l'amour ? proposai-je —
Il a eu l'air de ne pas comprendre — il tenait la bouteille par le goulot comme sa propre bite semblant dire : et qu'est-ce que je suis en train de faire ? Tu ne fais rien, toi ? — bon, s'il s'agit de boire-fellation, j'en connais un bout — je peux me passer du verre et boire au goulot qui joue le rôle de la bite — est-ce qu'il en a une au moins ? — Merde ! à quoi je pense à ce moment crucial de ma vie ! — Au moment de chouraver un mec à sa femme — de piquer la beauté à la beauté — et je regarde la bouteille comme si c'était sa propre bite —
— Faut pas trop boire, insistai-je, sentant bien que c'est exactement le contraire qui allait arriver —
Faut pas beaucoup me pousser, que la bouteille joue le rôle d'une bite ou d'un poteau télégraphique — je mettrai de la gnôle dans les bulles du champagne — c'est ma manière de faire chaque fois que l'amour me déçoit.
— Tu vas me décevoir, dis, Marcel ?
— On boira ce qu'il faut, dit-il. Je fais peut-être une connerie. Moi, je veux sortir de ce cirque. J'en ai assez de faire le clown sur un trapèze. J'en ai assez de faire le clown dans la vie. Et puis c'est un chapiteau minable. On voltige à dix mètres, pas plus.
Il dit tout ça d'un coup et puis il se tait, avalant son verre aussi vite qu'il se tait.
— C'est minable ou quoi ? dis-je sans y penser.
— C'est ce que je te dis. C'est minable. On passe sa vie à voltiger, mais pas à la bonne hauteur. Et ça n'impressionne personne. Avant, Eva (Eva c'est elle) Eva plongeait cent fois par semaine du haut d'un plongeoir de 40 mètres — et ce dans une tasse d'eau minuscule — moi je faisais rire les enfants — ça nous a RAPPROCHÉS — non ! — Je dis n'importe quoi — je ne sais pas ce qui nous a RAPPROCHÉS — elle a eu l'idée de ce cirque — peut-être en avait-elle assez de ses plongeons vertigineux — elle a eu l'idée de la voltige pour échapper au plongeon — et je ne peux pas me dire pourquoi — tu ne sais pas ce que c'est de faire le clown à dix mètres de haut — dix mètres c'est le plus haut qu'on a pu se payer — ça n'impressionne personne — sauf moi —
— Tu as si peur que ça ?
— Je n'ai pas peur. Je m'emmerde. Je suis inutile. Et si tu continues de me parler comme ça, je vais me mettre à t'aimer. Peut-être que je t'aime déjà —
Il rigole un peu en disant cela mais moi je sais que ça vient du fond du cœur.
— Et à chaque étape, tu rencontres le même amour, dis-je, pensive.
— C'est exactement ce qui se passe. Et c'est toujours la même fille au visage fatigué et au corps magnifique — à croire que c'est toujours par le visage qu'on commence à se détruire.
— Moi j'ai le visage détruit depuis ma naissance.
— Toi, tu es une exception. J'ai sacrément envie de t'enculer.
Ah ! — Enfin ! — Une information — je commençais à m'embêter.
— Ça c'est une chose que tu peux faire autant de fois que tu veux.
— Si ça ne me coûte pas trop cher, dit-il en riant.
— Ça coûte ce que ça coÛte, on ne peut pas savoir.
Donc, la première chose qu'il fera tout à l'heure quand on se couchera dans le même lit, c'est de m'enculer — bonjour l'effet de surprise — je vais tâcher de m'exciter à l'idée que ça va arriver de façon inéluctable — j'en ai mal au cul —
Moi je te raconte les choses de la façon la plus linéaire possible — je ne veux rien rater de mon cri — faut qu'il passe tout entier dans ce putain d'assemblage de mots qui au fond me fait chier parce que ça manque totalement de poésie — l'assemblage-roman du vendredi au mardi après-midi — quatre jours et demi pour raconter toute une vie — je fais ce que tu me demandes — pas de flash-back, pas d'interruption, pas d'intervention pas de changement de direction — ce que tu veux, c'est une ligne droite — une ligne passant par deux points qui occupent à eux seuls tout le temps qu'aurait pu être ma vie si je n'étais pas moi — ce que tu veux, c'est une souffrance intacte, sans commentaires qui font chier tout le monde, sans théorie de la littérature, sans questionnement qui remet en cause la valeur éditoriale de la langue de tout le monde — merde ce que tu veux en fait, c'est que je resouffre ce qui a été vécu — et que ça ne fasse chier personne — c'est toute ta philosophie.
À minuit, on est toujours au SUKIYA et on picole un drôle de thé — on a vraiment beaucoup de thé à ce moment-là — quatre bouteilles, deux chacun si personne n'a triché — et en matière de beuverie, je suis une sacrée tricheuse — alors Marcel dodeline sans arrêt la tête — on dirait qu'il la fait jouer comme un verre-dégustation, et la surface du liquide s'épanche sur les parois intérieures de son crâne transparent — afin qu'on puisse en donner une bonne description — et moi j'ai perdu ma culotte — j'ai un peu honte de ne pas pouvoir le cacher — mes bas de velours ont quitté mes jambes — c'est incroyable comment ce genre de choses peut-il arriver — mon con s'est gonflé comme un petit ballon et il me soulève sous le cul — gratouillant sa surface ultra-sensible dans les entrelacs de la chaise en rotin —
C'est pendant que je suis en train de me branler doucement que le comte s'amène — sur le coup de minuit si je suis à l'heure — mais le suis-je ?
Chapitre IX
Dans tous les bouquins, en tout cas dans ceux qu'il lisait, le bureau d'un petit fonctionnaire obscur était soit enfoui et presque crasseux, soit confiné entre deux parois où un caoutchouc joue au Guignol. Jean de Vermort pensait avoir de la chance. Il n'était rien dans cette existence, malgré un nom qui lui valait, à défaut de prestance, une certaine considération mêlée de compassion pour les divers handicaps qu'il s'efforçait douloureusement de dissimuler. Court sur pattes, un peu noiraud, le front oblique, la lèvre inférieure lippue tandis que la supérieure manquait de caractère, il n'imposait qu'un comique de circonstance à ceux qui le rencontraient pour la première fois, et le silence aux autres, ceux avec qui il lui arrivait de communiquer dans le cadre strict de ses occupations professionnelles. Il appartenait au Bureau des Vérifications, sans avoir jamais bien compris ce qu'on attendait de lui. Le BV était une antenne ou un département du RI, aussi Jean de Vermort avait-il quelquefois à faire avec le juge Kol Panglas qui l'entretenait alors de souvenirs liés à un terroir que la famille Vermort avait pillé en des temps plus favorables. Janver, comme l'appelaient ses collègues sournois dans les rares conversations qu'ils lui consacraient si les circonstances avaient fait de lui un sujet, par sa faute et pour un temps si éphémère qu'on oubliait tout sauf le détail significatif, Janver n'éprouvait pas de ressentiment à l'égard de tous ceux qui, au fond, manquaient au peuplement de sa croissance sociale. Celle-ci, à l'image de son corps, n'avait guère évolué vers les autres, ne l'enfermant pas vraiment, ce qui l'eût désespéré à jamais, elle l'emportait à l'écart des rites et des nouveautés, le privant de commentaires et en même temps de souvenirs. Son bureau, étroit et bien éclairé, constituait pour lui l'endroit le plus agréable de son existence. Il n'en sortait que pour regagner son coquet appartement où il vivait en compagnie d'une chatte et d'un perroquet. Sans ces distributions de nourriture et ces monologues ponctués de miaulements et de caquètements, il eût sombré dans la dépression ; or, c'était justement ce qu'il devait éviter à tout prix, la dépression, la terrible dépression à laquelle l'avait condamné une fois une mélancolie inexplicable autrement que par la malchance. Le docteur Vernier avait été catégorique : Cet enfant n'a pas de chance, avait-il expliqué à des parents médusés qui venaient de déclarer à propos de ce même enfant : il n'a pas de vie. Cela se passait à une demi-heure d'intervalle ; ce fut un temps trop court pour empêcher la mélancolie d'ouvrir la porte à la dépression. Après une crise de violence inouïe qui avait été sanctionnée par la contention et la tranquillisation, il avait admis qu'il n'était plus lui-même et qu'il devait désormais s'efforcer de vivre avec ce qui, contrairement à la théorie que professait son médecin de père, n'était pas un autre, mais quelqu'un. Ce qui aggravait les circonstances, quelles qu'elles fussent.
Le bureau possédait une fenêtre. Cette possession figurait en toutes lettres sur l'inventaire affiché derrière la porte : ce bureau possède une fenêtre, comme si on craignait qu'il ne la possédât plus, qu'il existât une possibilité qu'elle appartînt à une autre entité forcément architecturale, car comment imaginer que la fenêtre eût pu avoir une autre destination que celle d'ouverture sur l'extérieur ? C'était cet extérieur qui ravissait Janver, en dehors de toute spéculation imaginaire. La rivière laissait quelquefois entendre sa paresse. Un pont la traversait, légèrement oblique et toujours parcouru d'une sereine agitation. Les façades des immeubles de rapport qui bordaient l'autre rive étaient éclairées du matin au soir. Janver vivait dans cette géométrie plane, il savait exactement à quel endroit de cette complexité de parallèles et de perpendiculaires d'où naissaient les innombrables autres fenêtres dont l'une était la sienne. Il ne fallait pas se lever ni se pencher pour assister à ce spectacle reposant. Le bureau était installé près de la fenêtre et la chaise pivotait.
Ce matin, en entrant dans le bureau, il avisa tout de suite le dossier rose. C'était simple : bleu, il restait ; rose, il sortait. Il avait l'habitude et jamais il n'en fut autrement. Il se demanda jusqu'où il irait cette fois. Il n'avait jamais été bien loin, mais ces sorties le ravissaient quelquefois. Il n'avait pas le souvenir de s'y être égaré au point de nécessiter de l'aide. Généralement, il s'en sortait tout seul. Mais l'occasion était assez rare pour qu'il commençât, chaque fois, par s'inquiéter. L'inquiétude n'était pas maladive comme la mélancolie. Tout le monde éprouve de temps en temps de l'inquiétude et on dit même que c'est bon pour la santé, un peu comme le froid fouette le sang. Mais tout de même, la douleur n'était jamais loin. Elle semblait se réveiller alors qu'il avait oublié qu'elle pouvait dormir pour se faire oublier. Il s'assit. Le store était levé. Une douce lumière envahit son dos. Son ombre sur le sous-main était parfaitement transparente, comme d'habitude. Le moindre changement lui eût inspiré un questionnement. Et à qui s'adresse-t-on quand on se parle à soi-même ? Quel est ce composant de la personnalité qui écoute ce qu'on se dit ? Janver frissonna.
Il ouvrit le dossier qui sentait encore l'encre. La première page contenait l'ordre de mission. Il se promit de le lire avant de passer à la deuxième page pour s'informer de la personne qu'il aurait à surveiller cette fois. L'ordre était signé Kol Panglas, comme d'habitude, et contresigné par le baron de Hautetour qui lui devait le respect et ne s'en cachait d'ailleurs pas, ce qui jetait toujours un certain trouble dans les conversations. L'ordre ne mentionnait jamais le nom. Un code le remplaçait. Il pouvait l'oublier, car il n'avait aucune importance, en tout cas pas à son niveau. Le code était une précaution dont il ignorait les tenants et les aboutissants. Il était conforme, il s'en assura scrupuleusement. Il n'avait jamais eu d'ennuis à ce niveau basique d'une vérification, sans doute parce qu'il avait toujours pris connaissance de sa mission avant de s'introduire dans l'intimité relative de son objet. Relative, car les instruments de la vérification étaient déjà en place. Il n'avait pas à s'occuper du système auquel il aurait un accès restreint. Ce qu'il ne devait pas oublier, par contre, c'était la clé qui ouvrait cette vitrine secrète sur l'intimité de l'objet. Quatre chiffres, en général. Il était interdit de les noter ailleurs que dans sa mémoire, mais Janver avait une mauvaise mémoire. Il notait les possibles oublis dans son calepin, dans un codage enfantin qui ne valait pas l'encre sympathique.
Il eut un pincement au cœur quand il put voir enfin le nom de l'objet : Anaïs K. Il eut immédiatement le réflexe de mettre le dossier sous son aiselle et d'aller frapper à la porte de Kol Panglas pour lui rappeler que le règlement interdisait qu'on vérifiât un objet appartenant à sa propre intimité. Mais Kol Panglas eût été alors surpris de l'apprendre. C'était un secret de famille. Son comte de père ne badinait pas sur ce sujet. Il n'en parlait d'ailleurs jamais. Janver ne se souvenait même pas de la source à laquelle il avait puisé pour se convaincre qu'Anaïs K. était un sujet tabou chez les Vermort. Elle ne l'était pas moins en Haut Lieu. Il se sentit trahi, comme un animal qui renifle le piège dans lequel il va pourtant tomber.
Il pivota. Le ciel était clément. Une douce lumière descendait, interdisant le vertige. Puis la rivière, toujours lente et paresseuse, qui attirait le regard des badauds, inévitablement. Il n'irait pas voir le juge. Le juge avait le droit de savoir, mais la famille avait aussi ses droits. Cependant, il n'en parlerait pas au comte, ni à son aîné. C'était trop compliqué de mettre en jeu une nouvelle hypothèse de situations et angoissant de réduire au silence une évidence qui l'avait frappé, il ne se rappelait toujours pas dans quelles circonstances. Le problème, c'était cette angoisse. Il n'avait jamais enquêté dans cet état que l'existence réservait d'ordinaire à d'autres enjeux. Il se corrigea. Il n'enquêtait pas, il vérifiait. On ne cessait de lui répéter : vous vérifiez les données de l'enquête. Il rencontrait quelquefois l'enquêteur si la vérification se heurtait à des difficultés dont l'enquêteur était responsable, le plus souvent à son insu, car au-dessus des états d'enquête et de vérification, il y avait le projet conçu par une hiérarchie peu soucieuse de clarté. Il n'avait pas eu souvent l'occasion de se confronter à un enquêteur pris en flagrant délit de trucage. Cela arrivait. Il oubliait vite. Il n'aurait pas aimé collaborer avec quelqu'un qui ne lui était pas hiérarchiquement inférieur ni supérieur, ni égal d'ailleurs et que les circonstances auraient placé dans son collimateur de vérificateur pointu et méticuleux. Il ne tenait pas à sa réputation à ce point et n'entretenait avec les enquêteurs que des relations distantes et éphémères. Il en était de même avec ses autres collègues, mais c'était moins clairement explicable, plus profondément anxiogène.
Il pivota. Le dossier n'était pas épais. Frank Chercos cherchait une puce électronique qu'il avait vu dans les mains de l'inspecteur Bégnard et dont ce dernier ne pouvait rien dire pour l'instant, car il était en réanimation et les chirurgiens ne parvenaient pas à le sortir d'un coma provoqué par un tir à bout portant. Pourtant, écrivait Chercos, quand j'ai tiré, j'étais bien à dix mètres. Kol Panglas avait noté dans la marge : Nous ne trouvons aucune trace de ce tir. Soit il a tiré et le coup n'a pas fait mouche (illusion ou orgueil, à vous de vérifier), soit il a cru tirer et il faudra alors expliquer pourquoi il a eu l'intention de le faire.
Janver connaissait Frank Chercos. Ils avaient le même âge. Ils s'étaient connus enfants, dans les environs du château qui était une aire de jeux fantastique pour tous les enfants du pays, ce que le comte autorisait en vertu de ses propres souvenirs. Janver fouilla un instant dans sa mémoire pour se rappeler s'il avait déjà vérifié une enquête de Frank. Quand il effaçait, il effaçait bien. Il fut incapable de dire si oui ou non, alternative de l'idiotie, pensa-t-il. Frank enquêtait sur Anaïs K. Le comte serait furieux s'il apprenait une pareille intrusion dans les affaires familiales. Le RI voulait savoir pourquoi Anaïs K. avait fait l'objet d'une agression. Elle était actuellement testée par la Centrale de Contrôle des Récits et ne tarissait pas, disait le rapport peut-être rédigé par Kol Panglas tant l'affaire semblait de première importance. Anaïs K. était une agente du RI. Une des meilleures. Frank avait été tué alors qu'il la suivait, mais on pensait plutôt qu'ils étaient ensemble. Janver eut une crispation comme chaque fois que le contenu d'un rapport d'introduction devenait allusif. Mais ce n'était pas là l'objet de la vérification. Vous vérifierez si le coup est parti ou pas. Les circonstances annexes, c'était pour sa lanterne, au cas où. Ils avaient toujours raison de le mettre sur d'autres pistes sans l'y pousser. Vérifier si Frank a tiré sur Bégnard. Cela n'avait rien à voir avec la vie privée d'Anaïs K. et moins encore avec la généalogie compliquée d'incestes et d'infidélités des comtes de Vermort. Le révolver de Frank, un P32, était disponible à l'armurerie. Il disposait aussi d'un rapport balistique éprouvant qu'il n'acheva pas. Si vous lisez tout jusqu'au bout, vous ne comprenez plus ce qu'on vous demande, dit Janver à son ombre transparente qui s'illuminait à l'oblique d'un soleil particulièrement joyeux ce matin. Il pivota encore et se remplit les poumons de l'air de la ville, les yeux fermés pour ne plus voir cet amour de paysage urbain qui l'obsédait au point de lui faire oublier l'heure.
Il descendit. J'irai voir la veuve Bégnard. Il pouvait aussi consulter les transcriptions des récits d'Anaïs, disponibles en clair, mais il fallait traverser la Zone d'Intimidation et cela ne le réjouissait jamais. Il reporta au lendemain cette tâche sans doute ingrate. Les récitateurs s'embarquaient toujours dans les longueurs de leur autobiographie et il n'en tirait jamais grand-chose d'intéressant au niveau de la vérification. Il songea qu'il avait d'abord eu l'ambition de devenir enquêteur. Entendons-nous bien : le vérificateur ne se situe pas en dessous de l'enquêteur. On ne peut pas non plus parler d'égalité. Ils sont simplement sur le même plan et pour la durée de la vérification. Les enquêteurs enquêtaient-ils sur les vérifications ? Il ne se posait cette question absurde que pour amuser son esprit déjà à la fête d'un quai où passaient des jeunes filles toutes à peu près construites sur le même modèle, du moins n'observait-il que celles-là. Il prit un bus de la ligne S et regarda pendant un quart d'heure le paysage qui s'étirait derrière le pare-brise où se reflétait la tronche butée du chauffeur qui n'écoutait plus le moteur. Simenon avait évoqué ces effleurements de femmes, un jour d'été. Janver aimait bien y penser en laissant son regard couler sur des formes qui étaient un peu les siennes. Il ne se montrait jamais obscène. Le plus souvent, on avait pitié de lui.
La veuve Bégnard était flippée quand il arriva. Elle le reçut en pleine crise de bonheur de pacotille.
— Je veux être heureuse, vous comprenez, monsieur le Vérificateur ? Je VEUX !
Il s'était présenté sur le seuil.
— Ah ! Janver, avait-elle gloussé parce qu'il l'amusait déjà. Je suis un peu...
Elle se tortilla les cheveux sur la tempe. Il comprit qu'elle souffrait de la perte de son mari et que cela la rendait folle. Il présenta des condoléances agrémentées d'un petit souvenir vaguement corrigé pour la circonstance.
— Vous allez me trouver... commença-t-il.
— Je vous trouve tous très gentils, dit-elle en s'asseyant sur le fauteuil qu'elle venait de lui indiquer.
La pauvre perdait un peu de sa dignité, il s'en désola. Il demeura debout près d'une fenêtre qui l'intimidait au lieu de le rassurer. Les fenêtres complotent par manque de relations.
— Non, non ! Vous n'êtes pas ridicule, fit-elle. Je vous comprends.
À un moment, il avait dû inverser le processus. Cela lui arrivait au début, mais ne durait pas, il le savait.
— Personne n'est venu fouiller l'appartement, dit-elle en jetant un regard circulaire comme pour en indiquer les limites à ne pas dépasser. Ne perquisitionne-t-on pas d'habitude ?
— Nous ne nous permettons jamais ce genre d'intrusion dans la vie privée, dit-il.
Il n'en savait rien. Il ne savait pas jusqu'où pouvait aller un enquêteur, détail de procédure qui allait encore lui compliquer le travail. Frank était coriace.
— Si quelqu'un (il pensait à Frank) ou quelque chose (à quoi penser ?) vous a fait croire que j'étais... que nous étions capables d'une pareille... ignominie...
Où allait-il chercher ses mots en présence de ce joli exemplaire du genre féminin ? Ignominie, il ne pensait pas autre chose du service auquel il appartenait corps et âme.
— Vous me rassurez, dit-elle. Moi-même, je n'ai rien fouillé. Lucas avait des secrets, mais je ne pense pas qu'il en ait enfermé dans les placards. Vous voulez vérifier avec moi ?
Il vérifiait seul ! Elle perçut une rébellion contenue dans le masque que portait le vérificateur. Il était masqué. Il avait oublié de lui dire que les vérificateurs agissaient sous le masque. Elle rit.
— Quand j'étais rien qu'une môme... commença-t-elle à chanter.
— Et que je savais pas... continua-t-il.
— Encoooooooooore, modula-t-elle trop longtemps, bien au-delà de la mesure qui contenait ce seul mot.
Elle riait bien, l'empêchant de continuer une chanson dont il ne se souvenait d'ailleurs qu'imparfaitement.
— Encoooooooooore, répéta-t-elle sans qu'il pût se souvenir de ce qu'il ne savait pas encore et qu'elle exigeait qu'il trouvât sous peine de ne plus...
Qu'avait-elle commencé ? Il aperçut les hosties éparpillées autour d'un coffret à friandises. Elle le surprit alors en flagrant délit d'analyse de la situation. Ne souhaitait-il pas chanter avec elle, au fond ?
— Qu'est-ce que vous êtes venu vérifier ? demanda-t-elle d'une voix un peu dure.
Elle lui fourra une hostie dans la bouche. Non, il craignait qu'elle le gavât de cette substance qui faisait partie de sa propre pharmacopée, mais seulement en cas d'urgence. Il avait seulement reculé et la fenêtre lui avait communiqué la chaleur du dehors. Ne trouvait-elle pas étrange qu'il ne consentît pas à s'asseoir alors qu'il venait d'entonner avec elle une chanson qu'elle ne pouvait pas connaître ? Qui était-elle ?
— Agnès, dit-elle en croquant une hostie.
— Agnès ? La petite...
— La petite vermine aux yeux rouges, oui.
Il reconnut les cheveux, rouges eux aussi, et la bouche fine au reflet d'ivoire.
— Si j'avais su... laissa-t-il échapper de sa bouche.
Mais alors qui était Bégnard ? Il n'avait pas à le savoir, pas dans le cadre strict de la vérification qu'on lui avait confiée, mais tout de même, le passé, le passé tonitruant quelquefois, le passé qui revient quand on ne l'attend plus !
— Ça vous en bouche un coin ! riait-elle.
Ce qui le lui eût bouché, ce coin de sa curiosité maintenant maladive, c'eût été de reconnaître Bégnard dans le magma de visages qui encombraient l'historique de ses révélations successives. Il ne connaissait aucun Lucas.
— Frank ne m'a pas reconnue, regretta-t-elle en contemplant une hostie. Pourtant...
Il frémit. Il désirait tout savoir mais ne pouvait pas en prendre le risque. Non seulement il risquait de dépasser les limites d'une vérification qui portait sur un objet parfaitement identifié, mais encore et surtout, il était sur le point de restaurer des souvenirs que la mémoire avait occulté pour peut-être de bonnes raisons.
— Vous ne devriez pas en abuser, dit-il en montrant les hosties. Moi-même...
Il allait se confier. C'est toujours ce qui arrivait quand il ne se bornait plus à vérifier le vérifiable. Il avait terriblement envie d'arracher son masque. Jamais il ne l'avait arraché, sauf devant le miroir de ses répétitions. Les enquêteurs ne portent pas de masque. Ce sont des hommes d'action. Comment mouraient les taupes au sein d'une enquête ou d'une vérification ? Bégnard n'avait pas eu le temps de l'apprendre. Si Frank l'avait tué, comme il l'affirmait malgré l'évidence du contraire, il avait agi par effet de ricochet, comme ça.
— Que faites-vous ? s'étonna-t-elle.
Il lançait le galet. Frank gagnait toujours. Ne se souvenait-elle pas de l'enjeu ? La beauté de Frank, incontestable, contre le mystère des Vermort, vieux mystère de château et de portraits authentiques. Qu'est-ce qu'il était venu chercher chez cette jolie veuve ? Et qu'est-ce qu'il trouvait ? Ce qu'il ne cherchait pas. Qu'est-ce qu'il avait vérifié ? Rien ? Non. Autre chose. Exactement ce qui arrivait à Frank au cours d'une enquête qui faisait de lui le fils d'Anaïs K.. Il retourna dans son bureau. Quelle fraîcheur agréable ! pensa-t-il en pivotant. Le téléphone sonna.
— Où en êtes-vous ? dit la voix de Kol Panglas.
— Je suis dans mon bureau.
— Vous êtes sorti, non ?
— Acheter des cigarettes.
— Vous fumez ? Première nouvelle !
Ils savaient tout. Ne pas mentir. Ne dire qu'une partie de la vérité. Ne jamais mentir. Kol Panglas toussa longuement.
— Excusez-moi, dit-il en reniflant. Frank m'a refilé son rhume.
Frank ? Frank et Kol Panglas.
— Vous fumez, oui ou non ? Vous ne fumiez pas !
— Je ne sais pas pourquoi j'ai acheté ces cigarettes. Je ...
— Vous ne savez pas ? Bon. Ce n'est pas mon affaire après tout. Ne sortez plus pour acheter des cigarettes si vous ne savez pas pourquoi.
Le ton était-il ironique ? Kol Panglas enchaîna, interdisant la réflexion sereine :
— Allez jeter un œil chez la veuve, conseilla-t-il. Pas SUR la veuve. Chez elle. Elle sort cette après-midi avec une amie. Vous disposerez de deux heures. Deux heures, vous entendez ?
Qu'est-ce qu'il fricotait avec Frank, Kol Panglas, au point d'en attraper le rhume ? Ça ne s'expliquait pas plus que les cigarettes qu'il n'avait pas achetées. De quoi sont faites les conversations, si l'on y réfléchit.
— Deux heures, d'accord. Entre trois et cinq, c'est d'accord. J'irai. J'ai la clé ? Quelle clé ? Elle m'a donné la clé ? Je ne me souviens pas.
Kol Panglas raccrocha. Je devrais respirer encore un bon coup. Ils savent que je ne maîtrise pas ma liberté de mouvement parce qu'ils en ont la prescience. Si j'appelais une secrétaire, pour avoir bonne contenance ? Cela me prendra une demi-heure pour la convaincre que j'ai vraiment une lettre à dicter. — Dicter une lettre, vous, monsieur de Vermort ? Mais vous n'avez jamais dicté de lettres ! — J'en ai écrit et personne ne les a... Qu'est-ce que je dis ? Non. Je ne parle à personne. Je fais. Je ne sais pas ce que je fais. J'imagine que je ne le fais pas, mais je ne peux rien empêcher pour que ça arrive. Je suis... je suis... maladroit. Il aurait plutôt dû faire la preuve de sa compétence à vérifier l'insignifiance de son travail au sein d'un organisme qui devait exercer un pouvoir sur... sur quoi ? Ils veulent savoir par esprit de justice. C'est ça, la justice. Savoir. Vérifier. Frank et Janver. Deux idiots de la famille sociale. Voilà ce que nous sommes. Frank me casserait la gueule s'il savait ce que je pense de lui. Ce que je pense de moi ne l'intéresse pas. On a joué à ses jeux et je n'ai jamais réussi à demeurer un Vermort, ce qu'il aurait parfaitement réussi, lui.
— C'est encore moi. Vous n'êtes pas allé chercher des cigarettes. J'ai enregistré la conversation. Vous pouvez faire ce que vous voulez de votre chienne de vie, mais ne racontez pas d'histoires !
— Vous... vous...
Il n'y arriverait pas. Il ne parviendrait jamais à remettre les autres à la place qui leur est assignée par une hiérarchie qu'ils ne peuvent pas comprendre plus que lui. Il regrettait déjà ces borborygmes poussifs.
— J'ai oublié de vous dire que vous devez entrer dans l'immeuble discrètement.
— Par les toits !
Il était nerveux ce matin. Elle lui avait peut-être refilé une hostie sans qu'il s'en aperçût. Elle était assez perverse pour le pousser à l'erreur fatale. Il n'arriverait peut-être même pas en bonne santé à trois heures, heure à laquelle elle monterait dans l'S avec une amie. Il se posterait de l'autre côté de la rue, si possible à l'intérieur, pour éviter les reflets.
— Sally !
Il agissait sans se consulter. Sally entra.
— Oui, Monsieur ?
Comme elle n'était ni belle, ni idiote, il ne voyait aucun inconvénient à perdre du temps à la draguer. Il avait tout juste eu le temps de mettre son masque de Vérificateur. Elle arrivait avec un dictaphone. Son rôle consistait à placer le dictaphone devant la bouche du récitant qui prétendait envoyer des lettres à l'autre bout du monde.
— Si ça vous amuse, dit-elle en appuyant sur le bouton record.
Ça ne l'amusait pas vraiment.
— Si vous avez autre chose à faire...
Elle récita la liste des choses qu'elle avait à faire, comme un garçon de café espagnol. Il l'interrompit sur le mot Kol Panglas.
— Éteignez ça, dit-il en lui prenant le poignet. Vous allez chez le vieux ce matin ?
— C'est en tout cas ce qui est écrit sur ma liste. Je n'ai pas fini...
— Il écrit des lettres ?
Ça ne le regardait pas. Elle aurait pu l'envoyer sur les roses et revenir à de plus saines occupations. Elle aimait se montrer utile. Comme elle n'était ni stagiaire ni auxiliaire, et qu'elle ne pouvait être, vu son âge, une titulaire, il lui demanda si ses études marchaient bien.
— J'en viendrai à bout, dit-elle avec un petit soupir de lassitude.
— J'ai du temps à perdre, avoua-t-il.
Il n'en avait pas honte. Il était titulaire maintenant. Frank ne pouvait pas en dire autant. Ça aide, la famille. Remarquez bien que ma famille y est pour quelque chose dans sa nomination provisoire. Il l'aura, son poste ! Pourquoi ne lui racontait-il pas tout ça ? Réponse : parce qu'elle s'en foutait éperdument.
— Alors, je retourne, dit-elle en appuyant sur le bouton stop.
Elle sortit. Petite odeur de fraise elle aussi. Avec un détail de menthe. Bon sang ! Elle a enregistré notre conversation. Ça les amusera.
— Si vous avez autre chose à faire... [...] Éteignez ça. Vous allez chez le vieux ce matin ?
ELLE — C'est en tout cas ce qui est écrit sur ma liste. Je n'ai pas fini...
— Il écrit des lettres ?
ELLE — J'en viendrai à bout.
— J'ai du temps à perdre.
ELLE — Alors, je retourne.
Rien en code. Tout en clair. Il allait se faire taper sur les doigts. Ou alors Kol Panglas ne se formaliserait pas d'avoir été traité de vieux (— De vieux quoi ? — De vieux rien. — Rien ?) par un stagiaire de première catégorie (il avait évité le stade presque humiliant de la seconde catégorie et n'aurait jamais accepté cet emploi si on avait exigé de lui qu'il commençât au bas de l'échelle, avec les troisièmes catégories dont les trois quarts étaient finalement blackboulés) qui n'avait pas encore fait ses preuves. Le mieux était sans doute de se concentrer sur ce qu'il avait le devoir d'accomplir : une mission secrète. Ne pas oublier le masque. Il l'oubliait quelquefois et les gens qu'il croisait le saluaient :
— Bonjour, monsieur de Vermort.
Il n'était qu'un Vermort parmi les autres du même nom, mais ça lui faisait tout de même plaisir d'être le seul le temps d'une rencontre fortuite et passagère.
Chapitre X
L'amie était l'agent S. Il avait oublié son prénom. Il n'y avait qu'un agent S. Il y avait 26 agents initiaux. Peut-être plus si la hiérarchie utilisait d'autres alphabets. Il se demanda combien de lettres composaient l'alphabet total. Et soudain il songea aux écritures idéogrammatiques et sténographiques. Rien n'empêchait d'ailleurs qu'il y eût plusieurs agents S.. Et dans ce cas, on pouvait les distinguer par leurs prénoms, ce qui n'épuisait pas les possibilités d'erreur sur la personne, mais augmentait considérablement celles de ne pas se tromper. Cet agent S. était bien celui qu'il connaissait de visu. Une jeune femme de moins de trente ans, bien de sa personne, agréable au regard, qui possédait une voix à la fois personnelle, donc reconnaissable sans instruments, et séduisante, ce qui la distinguait des autres agents initiaux qui, en général, portaient sur eux le secret de leur réussite : un orgueil démesuré. Il la rencontrait dans le couloir principal, celui qui distribuait toutes les activités du RI, en marge du SSE où il n'avait jamais pénétré. Elles (Agnès et l'agent S.) sortirent de l'immeuble à l'heure prévue par Kol Panglas : trois heures de l'après-midi. Il se dissimulait derrière le rideau d'un café, le nez au ras de la tringle, ayant un peu tiré sur la toile, qui avait sans doute rétréci au lavage, pour occulter son costume Prince de Galles. Il n'en portait jamais d'autre et il se le reprocha soudain. On peut procéder à des vérifications complexes sans avoir besoin de s'en cacher. Par contre, une enquête exige la dissimulation qui, par proximité du calcul, devient l'outil de base de l'enquêteur en proie aux sueurs froides de son existence de voyeur.
Janver n'avait jamais désobéi. Il avait menti, oui, quelquefois par omission, quand il y pensait, mais le plus souvent par pure sincérité, mentant pour mentir et non pas pour éviter d'être pris. Désobéir ne lui était jamais venu à l'idée. Il en avait rêvé, sans attacher à ces rêves l'importance que méritent les réalités composant l'existence comme les couleurs deviennent la vue même au détriment des lignes et des points qu'elles suggèrent. Mais avait-il eu l'opportunité de mentir, une seule fois dans cette vie de dérives mentales qui l'avaient contraint à la sédentarité de l'employé alors qu'il avait suggéré des voyages sans fin à l'auditoire familial amusé, tant que c'était l'enfant qui s'emparait de cet autre monde, par des descriptions qui ne pouvaient qu'avoir été empruntées. Et voilà que l'occasion se présentait et il sombrait, avant de se noyer dans un mensonge dont la complexité prévisible le foudroyait déjà, dans cette pitoyable imitation de la rébellion et de la découverte qui eût scandalisé l'enfant. Agnès et son amie montèrent dans l'S. Curieuse coïncidence, nota-t-il, mais il se le reprocha aussitôt : il ne savait rien des coïncidences qui n'avaient jamais expliqué les rencontres fortuites si décisives dans son cas... désespéré.
Il était trop tard pour monter lui aussi dans l'S. Il portait son masque, ayant quitté les quais. Et puis ce n'était plus l'heure de sortie des collèges. Le masque le rendait indésirable. Ils auraient pu lui confier un masque virtuel, mais pour des raisons budgétaires, les stagiaires, qu'elle que fût leur catégorie, ne disposaient pas de cet avantage considérable. Il doutait même que les auxiliaires, y compris les définitifs, pussent en user en toute liberté. L'instrument paraissait en effet assez conséquent pour ne pas être mis entre toutes les mains. Son masque était lunaire et il le posait sur une face qui était loin de l'être, autre avantage. Seulement, la dissimulation n'est jamais aussi pertinente que la simulation. Il s'en suivait une déréalisation non pas pour celui qui subissait la rencontre, mais bel et bien pour celui qui cherchait à en tirer une leçon digne de la mission qui lui avait été confiée. Il ne monta donc pas dans l'S parce qu'elles pouvaient s'interroger sur la présence d'un agent secret se déplaçant dans le même autobus qu'elles alors qu'elles savaient que ces déplacements étaient toujours motivés par le service. L'agent S. pouvait même, après une rapide analyse des rapports, en tirer la conclusion qu'elle était suivie par un vérificateur qui était censé perquisitionner dans l'appartement d'Agnès Bégnard. Et Agnès, comme il la connaissait, saurait que le masque qui sautillait en même temps qu'elle sur le plancher de l'autobus était le même que celui qu'elle avait reçu ce matin : Janver. Il ne monta pas dans l'S et s'il avait finalement décidé d'y monter, il était trop tard.
Il réfléchissait trop. Un enquêteur est un homme d'action. Il agit et son action sur la réalité provoque des apparitions qui sinon seraient toujours du domaine des apparences. Un vérificateur revient sur cette réalité avec des méthodes d'analyse qui ont fait leurs preuves. La créativité du vérificateur est nulle, elle est condamnée à l'anéantissement si jamais elle menaçait d'exister malgré les contre-indications reconnues. L'S filait sur le pont. Il héla un taxi qui faillit lui aplatir les orteils. Il avait ôté son masque pour se donner l'air de rien. L'appartement d'Agnès sortit même de sa mémoire.
Le taxi suivait l'S. Il voyait la chevelure rouge d'Agnès qui penchait son joli visage sur la face claire et enjouée de l'agent S. dont il n'arrivait pas à se souvenir du prénom. L'S se dirigeant inévitablement vers la banlieue Est. Il engagea le taxi à s'y rendre, ne précisant aucune adresse. Quand il prenait l'S, il descendait à la piscine ou à l'hippodrome, n'allant jamais plus loin, évitant ainsi de se demander pourquoi. Maintenant, il paniquait. Le chauffeur l'observait dans le rétroviseur.
— Vous l'avez manqué de peu, dit-il en roulant ses gros yeux noirs.
Il attendit une réaction du masque.
— L'S, dit-il. Il y en a toujours un qui le manque et je l'embarque. Vous allez jusqu'au bout ?
Janver était paralysé par cette idée. Avec sa gueule d'agent secret, il ne laissait rien paraître, mais ses mains étaient moites.
— C'est le même prix, dit le chauffeur en collant à l'S.
— Je ne savais pas, bredouilla Janver. La prochaine fois...
Il n'y aurait peut-être pas de prochaine fois si elles ne descendaient pas à la piscine ou à l'hippodrome, au plus loin au centre commercial où il avait lui-même eu à faire avec un délinquant redoutable du temps où il n'était que garçon de courses. Il avait fugué pour se jeter dans la gueule du loup. Il ne recommencerait pas. D'ailleurs, maintenant que sa situation était assurée et surtout claire, il n'avait aucune raison de fuguer. Il fuguait un peu en désobéissant, mais c'était avec l'idée de revenir au point de départ. La façade jaune de la piscine municipale passa dans la vitre.
— C'est le même prix et c'est quelquefois moins cher, dit le chauffeur dont le regard commençait à se charger de soupçons.
— Si c'est moins cher, alors...
— Pas toujours. Ça arrive.
Il va trouver étrange que je ne lui demande pas QUAND ça arrive.
— Je vais rarement par là, couina-t-il. Je suis plutôt marcheur.
Il essayait de sourire à travers le masque, mais le masque ne souriait jamais. Le chauffeur dut accélérer pour rattraper l'S qui filait bon train.
— Vous ne voulez pas savoir QUAND c'est moins cher ?
Il y a des questions qui vous tenaillent avant de vous paralyser complètement dans des situations qui exigent toute votre attention. Il ne voyait plus la tête rouge d'Agnès.
— Il ne manquait plus que ça ! s'écria-t-il.
Le chauffeur se rapetassa, arrondissant son dos. Si je rate cette mission qu'on ne m'a pas confiée, je suis bon pour la Romaine. Comment savoir ?
— Qu'est-ce que vous voulez savoir ? susurra le chauffeur qui perdait du terrain sur l'S.
— Je suis foutu ! cria Janver dont les doigts étreignaient la toile rugueuse des dossiers.
Il fallait que ça se termine comme ça. Quelle heure est-il ? Trois heures dix. J'ai perdu dix minutes. Ce n'est rien dix minutes. — Vous êtes entré dans l'appartement à trois heures... vingt... — Je... Comment expliquer ces vingt minutes ? Je n'ai aucune expérience dans ce domaine.
Il allait commander au chauffeur de faire demi-tour quand le profil inimitable de l'agent S apparut parmi la foule sur le trottoir.
— Elles sont descendues à l'hippodrome ! hurla Janver.
Le chauffeur pila.
— Vous souhaitez peut-être descendre vous aussi ? bégaya-t-il, sa tête ayant pivoté sur des épaules en proie à un tremblement hystérique.
On ne voyait pas Agnès. Elles se sont séparées. Je n'avais pas prévu cette éventualité. Si Agnès est descendue de l'S, elle est quelque part dans cette foule et l'agent S. prend une autre direction que je ne dois à aucun prix prendre moi-même sous peine de...
Il paya. La main du chauffeur se referma sur le billet. Janver sauta sur le trottoir. Je n'ai pas d'autre choix que de suivre l'agent S. Attention, on ne file pas aussi facilement le train d'un agent aussi expérimenté. Je ferais mieux... J'aurais dû lui demander pourquoi c'est moins cher dans certaines circonstances et à peine plus dans d'autres. Un enquêteur digne de ce nom n'aurait pas manqué d'enrichir sa connaissance des lieux, tandis que moi, pauvre con...
L'agent S. acheta un cornet de glace et se posta près de l'entrée de l'hippodrome. En temps ordinaire, Janver se contentait de se présenter et de demander à vérifier. Qu'est-ce qu'il vérifierait ? La nature du parfum qui enrobait maintenant la langue rapide de l'agent S. ? Ridicule. Je suis ridicule. Il ne pouvait même pas s'approcher. Mais à quoi cela me servirait-il de m'approcher ? Le masque ! Il l'arracha.
— Janver ! Qu'est-ce que vous faites ? Vous jouez ?
Agnès le toisait en souriant, manipulant une glace rose et jaune. Il froissa le masque pour le mettre dans sa poche.
— Il y a un accroc, là, dit-elle en touchant le costume.
Il sentit la pulpe de l'index sur sa propre chair et frissonna. Il y avait longtemps que cet accroc n'avait pas attiré l'attention. Il s'agissait toujours d'une femme.
— Je suis avec une amie, dit-elle. Jour de congé. Vous ne travaillez pas ?
Elle voulait s'en assurer. Il était suspect avec ou sans masque, toujours dans ce Prince de Galles qui le distinguait, surtout aux yeux des femmes attentives au moindre accroc.
— C'est vrai, dit-elle en suçotant la boule. On ne s'attend pas à rencontrer un défaut sur une surface aussi parfaite graphiquement parlant.
Elle rayonnait.
— Mais on ne peut pas s'empêcher de chercher la petite bête.
Elle faisait allusion au passé. Le soleil inondait ses cheveux comme s'il se fût agi d'une corolle de fleur. Il attendit un moment, les mains dans les poches, avant de mentir.
— J'avais rendez-vous avec un ami qui doit m'initier aux courses, dit-il clairement, s'étonnant de pouvoir mentir à une femme avec autant d'appoint.
Il se haussa sur la pointe de ses pieds pour regarder par-dessus les épaules, mais c'était en vain. Elle éluda une remarque à ce propos et regarda elle-même dans la direction qui était en effet celle de l'entrée principale.
— Vous n'y connaissez rien, vrai ?
Elle voulait dire : Vous, un Vermort ?
— Je connais les chevaux, dit-il toujours avec le même appoint. Mais les courses, vous savez...
Que pouvait-elle savoir de ce qui lui avait toujours été interdit parce que l'argent lui filait entre les doigts ? Il était sous tutelle. On racontait même qu'il était l'aîné, mais que le comte avait trafiqué l'État civil de Castelpu au profit du frère cadet qui était mieux armé pour veiller à la conservation des biens familiaux. Notre sœur...
— Nous ne sommes pas venues pour ça, dit-elle.
— Moi non plus, en vérité... commença-t-il.
— Et votre ami ? s'étonna-t-elle.
— Je ne veux pas le contrarier. Vous savez, ces joueurs.
— Non. Je ne sais pas.
Elle lorgnait en direction de l'endroit où l'agent S. devait encore se trouver. Il crut même surprendre des signes de connivences. Il était indiscret. Un enquêteur est l'indiscrétion même, surtout dans la phase zélée de son style encore naissant.
— Je crois qu'il ne viendra plus, dit-il, les mains tellement moites qu'il craignit qu'elle ne lui demandât de les étreindre.
— C'est tant pis pour vous, non ?
— Oh ! Les courses ne m'ont guère passionné quand j'avais l'âge de l'être...
Ridicule. Elle n'attend que ça. Que pense l'agent S. en ce moment ? Que je suis de trop. Elles ne se décident pas à se rejoindre. Elles en savent plus que moi, ce qui est terrible pour l'enquêteur que je prétends être alors que je ne suis qu'un vérificateur de détails d'enquête, sans accès autorisé à l'ensemble du processus.
— Il n'y a pas d'âge, vous savez, roucoula-t-elle. L'adulte veut tuer l'enfant, mais ne le retrouve-t-il pas quand tout va se finir ?
Qui parle ? Elle ou moi ? Je suis peut-être seul dans la foule, ne trouvant pas à qui parler et me parlant à moi-même.
— Vous ne savez pas quand l'S revient ? demanda-t-il en réprimant le tremblement de ses mains qui s'ajoutait à une sudation éprouvante.
— Vous avez l'R, dans...
Elle consulta l'oignon qu'elle portait en collier.
— Amanda ! hurla-t-elle. Tu ne sais pas à quelle heure l'R ?
Akéleurlér. L'agent S. secouait sa main pour saluer. Il lui retourna un secouement de la tête. Amanda.
— Elle ne sait pas. Quelqu'un sait ?
— L'R, c'est en semaine, ma bonne dame.
On était... samedi ?
— On travaille pas le dimanche, dans l'R.
— L'S travaille, lui, fit Janver en se dressant sur ses ergots comme si on l'avait blessé.
— Ya exception à la règle, mon bon monsieur.
— Vous voyez, fit-elle.
Amanda apparut. Quelle beauté ! Il avait les yeux au niveau d'une poitrine à peine recouverte par la moire d'une chemise.
— Il n'y a pas d'R le dimanche, dit-elle de sa voix inoubliable, et l'S ne revient pas. C'est fini, conclut-elle avec un petit geste de la main qui sembla toucher le ciel.
— Quelquefois, dit-il, le taxi est moins cher.
— Pas le dimanche, voyons !
Elles éclatèrent de rire. Il parut tellement décontenancé qu'elles finirent par se concerter du regard et elles cessèrent bientôt de rire, juste au moment qu'il n'avait pas choisi pour partir d'un rire moins libre de toute contrainte psychologique. Amanda fouilla dans son sac à main, presque nerveusement. Il fondit doucement, se gargarisant à la fin avec ce qui lui restait de salive.
— J'ai oublié mes clopes, renacla-t-elle. Ça ne m'arrive jamais.
Il offrit le paquet qu'il avait acheté ce matin. Il n'était pas ouvert. Elle coupa net l'enveloppe. Ongles acérés du cyberpunk qu'elle devient quand la nuit revient dans l'imagination que je n'ai pas.
— C'est chouette ! exultait-elle. Comment savez-vous ?
— Comment je sais ?...
— C'est ma marque préférée.
Elle exhiba la marque sous son index inquisiteur.
— Je ne fume pas, confessa-t-il. Je ne sais pas pourquoi j'ai acheté ce paquet. J'ai bluffé Kol Panglas et il s'en est offusqué. Enfin, il ne m'a pas demandé d'explications, vous savez ce que c'est.
— Le service, fit Amanda d'un air dégoûté.
Elle était à cent lieues du boulot, ouais. Il se mit à rire à gorge déployée. Il riait sincèrement, ce qui ne lui arrivait pas souvent, riant d'ordinaire pour ne pas paraître incrédule.
— Ça fait du bien, hein ? se souvint la rouge Agnès qui ne perdait pas le Nord.
Il devait le reconnaître. On entendit la rumeur de la foule à travers les cyprès.
— On dirait un cimetière, pouffa-t-il.
— Mais C'EST un cimetière !
Et elles recommencèrent à rire sans se préoccuper de l'effet qu'elles produisaient sur l'esprit de Janver qui couinait maintenant, mi absent, mi terrifié par ce qu'il représentait réellement dans cette conversation d'un dimanche où il ne pouvait pas, ne devait pas être en service. Il avait sauté un ou plusieurs jours sans s'en rende compte. Quelle coïncidence ! En tout cas, je ne suis pas entré dans cet appartement. Je m'en souviendrai. Kol Panglas me demandera le rapport demain, lundi. Une sale journée en perspective !
— C'est tellement un cimetière que j'ai même plus les moyens de m'acheter mes clopes préférées !
Il se laissa arracher le paquet de cigarettes. Elles ne s'amuseront pas avec moi. Je les amuse tant qu'il ne s'agit pas de...
— Ah ! Les vaches ! fit Agnès qui se tenait les côtes.
Les badauds souriaient en toisant Janver qui ne savait plus où se mettre. Si Frank me voyait ! Si Kol Panglas pouvait m'imaginer dans cette situation ! Si j'accordais plus d'attention aux questions de temps !
— Les vaches, oui, fit Amanda qui se calmait, tressautant quand le rire revenait en plaisantin dans sa poitrine essoufflée qui ameutait les passants. C'est vraiment des vaches. Les vaches nous plument !
Agnès était sur le point de se jeter sur le parvis pour s'y rouler. Elle devait être flippée. Il n'y avait pas d'autre explication. Je ne suis pas si amusant que ça. Pas si... risible. Il avait un peu honte, mais c'était supportable, tant elles étaient... désirables.
— Faudrait peut-être qu'on se calme, non ? proposa Amanda en hoquetant.
— Faudrait, dit Agnès, mais on peut pas !
Elle riait sans scrupule pour sa beauté. Amanda se rapprocha de Janver qui avait tendance à s'éloigner.
— On a perdu jusqu'au dernier centime, expliqua-t-elle.
— Mais... dit-il en secouant sa grosse lèvre, vous venez à peine d'arriver.
Agnès se ceintura. Son petit sac à main, rose et argenté, pendait à son poignet.
— On sait ce qu'on dit !
— Elle se calmera pas si vous continuez, expliqua plus doctement Amanda.
— Si je continue quoi ?
L'agent S. revenait à la surface de la femme qu'elle pouvait cesser d'être si les circonstances l'exigeaient.
— Je garde le paquet, dit-elle presque durement.
Il eut un geste pour accepter l'offrande de cette explication obscure.
— Vous touchez à rien ? demanda-t-elle en tirant une bouffée infinie.
Elle ajouta, parce qu'il cherchait une réponse à une question aussi inattendue que difficile :
— Nous on touche.
Puis :
— Le dimanche.
Agnès s'époussetait comme si elle s'était vraiment roulée par terre.
— Pourquoi vous nous suivez, stagiaire Janver ? On peut savoir ? Je ne savais pas qu'un vérificateur stagiaire pouvait se permettre de suivre un agent initial sans une autorisation spéciale de la Hiérarchie. Vous l'avez, cette autorisation ?
— Kol Panglas... bafouilla-t-il en bavant.
— J'emmerde Kol Panglas et ses sbires, dit Amanda en épuisant sa clope. Le dimanche, on me suit pas, compris ?
Il ne comprenait pas.
— Je ne comprends pas qu'on soit déjà dimanche. Ce matin, on était...
— Il est louf, dit Agnès redevenue complètement sérieuse.
Elle était peut-être même menaçante, allez donc savoir avec ces radeuses ?
— On fait le point et on se sépare, O.K. ?
Amanda composa un numéro secret sur son téléphone. Elle n'attendit pas longtemps.
— Je peux m'en servir ? dit-elle après un court dialogue qu'il n'eut pas la force de suivre. O.K., je m'en sers. Suis-nous, minable.
Deux cyberputes au service de la drogue. Alors que je ne sais jamais ce que je fais. Je sais pourquoi je le fais : pour être libre. Je gagne ma vie pour être libre. Je n'ai rien à expliquer. Je me suis condamné à la tranquillité. Elles ne peuvent pas comprendre. Agnès est-elle un agent ? Ça ne m'étonnerait pas. On en apprend tous les jours.
Il les suivait. Ils quittèrent les environs de l'hippodrome pour s'enfoncer dans un quartier moins bien fréquenté. Ils avaient dû traverser un cordon de sécurité. Facile pour trois agents. Les flics s'inclinaient sans commentaires. Janver, qui revenait à de plus sages décisions, avait remis son masque. Il aurait voulu se dépouiller de son Prince de Galles. Il changerait cette mauvaise habitude, mauvaise pour l'enquêteur qu'il était au fond de lui-même.
— Tu suis ? grogna Amanda qui marchait devant.
Agnès suivait en se dandinant comme si elle allait passer une bonne soirée.
Soirée ? Le temps avait passé à une allure ! Il leva la tête pour contempler le ciel noir. Pas une enseigne, rien que des lanternes accrochées au-dessus des portes. De temps en temps, un visage macéré dans sa colère se montrait et Amanda lui faisait signe de réintégrer sa misère. Il n'avait pas osé demander où elles l'emmenaient. Il les suivait comme par habitude. On a plusieurs niveaux d'existence. J'ignorais celui-là. Une explication comme une autre. Avec quoi les menaçait Amanda ? Il distinguait à peine sa silhouette fine et rapide. Elle semblait flotter au-dessus des pavés. Il se dégageait d'Agnès une odeur de nourrisson. Moitié caca et moitié bouillie. Avec une nuance d'aisselle. Amanda s'arrêta et ils la rejoignirent en une seconde d'angoisse qui lui arracha une plainte.
— On y est, dit-elle. Toi, le stagiaire, tu suis sans poser de questions. Et toi devant, comme d'hab. Compris ?
Il ne leur restait plus qu'à synchroniser leurs montres. Il n'en portait pas. Elles avaient déjà filé dans l'ombre. Puis une lueur l'aveugla, assourdissante.
— Salut Popo ! Salut Médé ! Salut Cradoc ! Comment va Casto ? Moi je vais bien, merci.
C'était la voix d'Agnès et celle d'Amanda faisait reculer des curieux que le masque de Janver intriguait.
— C'est un grand brûlé, expliquait Amanda. Une horreur.
— Si c'est un cogne...
— C'en n'est pas.
Le Prince de Galles lui brûlait la peau. Il en avait chaud alors que la température semblait avoir chuté au-dessous de zéro. On entra dans une salle de jeu où des excités s'étripaient. La sueur inondait les visages. Les insultes fusaient, dangereuses et éphémères. Des lustres jetaient une lumière sale sur une agitation attentive à l'extrême. Il se demanda ce qu'il avait évité en ne fréquentant pas ce genre d'endroit. Amanda était en train de négocier le passage à deux balourds qui le fermaient en se dandinant comme des poules. Agnès avait traversé sans les inquiéter.
— C'est ce mec qui m'inquiète, disait un des balourds.
— Tu veux voir sa gueule ? demandait Amanda.
Agnès filait. C'était prévu. Elle filait où ?
— Pourquoi ça le gêne de la montrer ?
— Il est timide.
— Tout à l'heure, c'était un grand brûlé, s'excita le deuxième balourd.
— D'abord on n'est pas balourd, dit le premier. T'aurais même tort de le penser, vu, mec ?
— Ferme-la ! dit Amanda.
Janver ne sentait pas l'ouvrir. Il ne s'imaginait même pas l'ouvrir dans des circonstances aussi dangereuses. Les balourds s'écartèrent.
— On n'est pas des trous du cul non plus, grognèrent-ils ensemble.
— Ferme-la, Janver, dit Amanda qui cherchait Agnès dans la foule.
Si je savais où j'étais. Il y a des cybers parmi eux. Quelle époque ! La voix d'Agnès les attirait comme deux papillons à la recherche d'une fleur où se poser. Elle était déjà en position de flinguer le premier venu.
— J'ai pas d'armes, murmura-t-il.
— T'as un cerveau, dit Amanda.
Elle fumait ses clopes. Deux depuis qu'ils étaient entrés dans ce bouge. Elle en alluma une troisième et jeta l'allumette dans une obscurité grouillante.
— On est en retard, expliquait Agnès à quelqu'un qui répondait par des grognements.
— À cause de quel cave ? réussit à articuler la bête qu'elle essayait d'amadouer.
— Un grand brûlé, dit Amanda qui perdait patience et contenance, tout à la fois.
Le type, un handicapé complètement refait à neuf, lorgna le masque qui passait devant lui. Janver faillit mordre la main d'acier qui tentait de le ralentir.
— Pas si vite, Janver, dit Amanda. Laisse-lui le temps de réfléchir.
L'autre se mit à rire et son étreinte se relâcha dans un bruit hydraulique ponctué de claquements.
— Des fois qu'il devienne encore plus bête qu'il n'est, ajouta Amanda.
— Amanda, dit l’handicapé, des fois t'exagères avec moi.
— Ça te fait travailler les méninges.
— J'ai plus d'méninges. Maintenant je pense plus, je fais ce qu'on me dit, là, de l'intérieur.
— T'as choisi. Te plains pas.
Janver lâcha un petit rire nerveux. Ils atteignaient une autre dimension.
— Si tu te sens pas à l'aise, dit Amanda, prends ça.
Il en prit. Ça lui fit un bien fou. Il la dépassa. Elle riait derrière lui.
— Le Saint des Saints, gloussa-t-il.
Il se gondolait. Agnès évoluait dans la mouise, griffant l'air comme s'il devenait consistant.
— Si vous fumez comme ça, dit Janver à Amanda, vous n'aurez plus de clopes tout à l'heure.
— Quand ? fit-elle.
Oui, quand ? Il n'éprouvait pas le désir d'y arriver finalement. Il aimait cette existence molle. Il reviendrait.
— C'est ça, dit Amanda en grillant sa dernière cigarette. Tu reviendras. À la Saint-Glinglin.
La prochaine fois, ni masque, ni Prinde Galles. Ma gueule et quelque chose de portable dans cet autre monde. Il percevait nettement l'haleine des trotteurs. Il plongea la main dans une poche et en ramena une poignée de pièces qui ne devait pas représenter grand-chose aux yeux d'un dealer. Amanda lui dit qu'il n'avait pas besoin de payer pour l'instant. On était donc en mission. Il s'en était douté un peu, mais maintenant les choses étaient claires. Elles l'embarquaient dans une histoire qu'il ne pourrait jamais raconter à ses petits-enfants parce qu'il n'en aurait jamais. Il frémit au contact d'un inconnu qu'il n'avait jamais fréquenté d'aussi près.
— Une autre fois, mets des baskets, dit Amanda après avoir insulté le paquet vide qui voleta dans ce truc grouillant qui appartenait à l'obscurité.
Il chaussait des escarpins, comme Kol Panglas. Ce n'était pas pour l'imiter. Il avait toujours chaussé des escarpins, sans se demander si ça gênerait quelqu'un un jour comme celui-ci.
— Tu parles ! fit Amanda. À qui tu parles, Agnès ?
Janver perçut la voix différente qu'il avait erronément attribuée à Agnès.
— Il dit que c'est plus cher, gicla Agnès tandis que l'autre grommelait entre ce qui ne pouvait pas être des dents.
Janver percevait une matière innommable, quelque chose qui n'était même pas mou, qui fuyait comme si le type était condamné à courir après alors qu'Agnès essayait de lui arracher un bon prix.
— Ç'est trop, dit Amanda. C'est toujours trop, confia-t-elle à Janver qui s'appuyait sur son épaule nue.
— Même quand c'est trop, disait le mec à la bouche en fuite, c'est pas assez. J'ai une obligation. Je peux pas marchander.
— C'est tout de même pas toi qui fait les prix ! beugla Amanda qui changeait sa voix de prima donna pour celle d'un animal blessé.
— Vous pouvez me flinguer si ça vous fait plaisir, dit le type qui courait après ses mots. Vous ne me ferez pas changer d'avis. Je sais ce que je veux et je l'aurais.
— Ta vie ou rien ? Tu plaisantes, non ?
— J'aimerais bien plaisanter avec vous, les filles, mais Dieu m'est témoin que ce soir, ce serait pas raisonnable. Faut que j'me raisonne si je veux me réveiller demain matin.
— On est demain depuis quelques heures déjà, soupira Janver.
— Ça te fait plus beaucoup de temps pour exiger, dit Amanda.
La bouche du type s'était arrêtée quelque part dans la nuit, indifférente à tout ce qui pouvait lui arriver si elle cessait de fuir ce type qui ne savait pas s'en servir.
— J'ai besoin d'une caution, dit-elle. Vous pouvez faire ça pour moi. Ce sera peut-être pas suffisant pour m'éviter une ou deux mutilations, mais au moins je serais en vie. Ça oui !
— T'y tiens donc tant que ça à cette chienne de vie, minable !
Amanda vomissait. Une odeur acide se répandit. Agnès vola à son secours. Janver considéra la bouche qui continuait de parler.
— Ce qui serait raisonnable, dit-il comme s'il sortait d'un cauchemar, ce serait de remettre ça à plus tard, non ?
— Vous pouvez pas me faire ça ! s'écria la bouche du type qui avait disparu avec la came.
— Faire ça à qui ? hurla Janver qui perdait les pédales.
— Mais à moi, connard ! À qui d'autres, hé barjot ? Je vais crever et ce minus me fait la morale. Qu'est-ce que vous lui devez, les filles ?
— On doit rien à personne, vomit Agnès à son tour. On était juste venue pour s'amuser et tu nous as empoisonnées avec cet échantillon.
— Il se marre pas, lui ?
Janver ne trouvait pas l'énergie du désespoir. Adrénaline zéro. Il était tout juste capable de sauter par-dessus une rigole, et encore, si elle n'était pas trop puante.
— Ça vaut pas ce que tu demandes, dit-il à la bouche.
— T'es pas obligé de négocier, stagiaire Janver, hoquetait Amanda tandis qu'il s'approchait d'une bouche qui empestait la tripe et la fermentation.
— Je ne négocie pas, grogna-t-il, un peu vert pour le grognement, mais plein d'une ardeur dont il ignorait l'origine claire.
— Il vomit pas, lui, dit la voix plus tranquillement. Il a pas compris le cinéma, les filles. Il est con ou quoi ?
La bouche s'ouvrit toute grande pour déverser les empyreumes de son rire. Janver vascilla. Il s'accrocha à deux épaules crispées.
— Je vomis, glouglouta-t-il.
— Ce qu'on te disait, Menteur, firent les filles en même temps.
Le type s'écroula comme un château de sable sous l'étreinte de la vaguelette impossible à arrêter malgré la présence de papa et de maman à l'ombre du parasol.
— Il va me contaminer, ce dingue ! hurlait la bouche.
Janver ne pouvait plus lutter contre cette douleur incroyablement efficace question angoisse maîtrisée pour laisser la place à l'expectation. Amanda tirait dans le tas de viande. Les oreilles de Janver cessèrent d'écouter. La peau cessa de se coltiner avec une ombre qui s'évanouissait en gémissant. Les yeux mêmes cessèrent de voir ce qui n'était plus visible en toute connaissance de cause. Il plongea son nez et sa langue dans cette boue qui devait autant au pavé qu'à la chair. Il sentit à peine qu'on le sortait de là en ânonnant. Elles étaient dotées d'une force masculine quand les choses avaient mal tourné et c'était le cas.
Chapitre XI
La dispute eut lieu dans le cagibi de Frank Chercos. Janver avait tout de suite cherché une porte à fermer et, n'en trouvant pas, il avait lui aussi explosé. Les témoins privilégiés furent le baron de Hautetour et le juge Kol Panglas. On soupçonnait la présence virtuelle d'Anaïs K. mais les nouvelles qui couraient la donnait pour morte suite à un abus de substance post-mortem qu'on commençait, personne ne savait pourquoi, à appeler la colocaïne. Le service fut vidé de ses curieux qu'on envoya au foyer communautaire où ils s'étaient mis à consommer du café et des sucreries en se lamentant sur leur sort de marginaux d'un Réel qu'on leur avait pourtant promis de visiter de temps en temps sous la protection condescendante de la Hiérarchie. Kol Panglas avait rejoint le baron dans le bureau de ce dernier, cigare au bec, empuantissant le couloir que Janver essayait vainement d'isoler des circuits de la conversation houleuse que Frank l'empêchait de maîtriser quand c'était son tour de s'exprimer. Janver se décevait toujours quand il s'agissait de convaincre, mais la perspective d'un combat le vainquait d'avance. Il ne se soumettait pourtant pas. Frank avait toujours été le plus fort. Et Janver ne savait pas pourquoi il avait suivi Agnès Bégnard et Amanda S. au lieu de perquisitionner dans l'appartement de Bégnard comme on le lui avait commandé.
— Vous étiez en service commandé, mon vieux, avait d'abord insinué l'Enquêteur qui avait convoqué le Vérificateur pour une broutille concernant la vie privée.
Janver n'avait pas aimé tomber dans ce piège. Sally devait être au courant que ça allait chauffer, parce qu'elle avait fait une allusion sournoise aux possibilités de victoire en face d'un Frank Chercos hors de lui-même quand la situation se prêtait à son spectacle. Janver avait abandonné le travail en cours (un surcroît de vérifications) et s'était lentement acheminé vers le placard qui servait de bureau à l'Enquêteur de première classe. Il avait traversé l'odeur d'un Partagas sans penser à Kol Panglas et les parfums de tabac écossais qui arrivaient du bureau du baron ne lui inspirèrent pas, une fois n'était pas coutume, une sombre envie de tout recommencer depuis la fin des temps. Il s'était pointé sur le seuil de Frank Chercos avec un stylo collé derrière l'oreille, histoire de signaler qu'on le dérangeait et qu'il n'avait qu'une minute à consacrer à une affaire étrangère au service.
— Pas si privée que ça, grogna Frank.
Pourquoi ne l'appelle-t-on pas Fracher ? Ça lui irait comme un gant. Je n'y ai jamais songé. On a pourtant eu le temps de s'en envoyer, des principes. Mais le Janver, c'est moi, toujours moi, Jean de Vermort, peut-être vicomte à la place de ce frère qui usurpe le trône ancestral et les revenus des métairies. Il se gargarisa méticuleusement pendant que Frank en rajoutait :
— Vous étiez en service commandé, mon vieux, avait d'abord insinué l'Enquêteur.
— Je sais ce que c'est que de l'être, ragea Janver. Je commence à avoir l'habitude.
Logiquement, il avait l'avantage de l'échelon, mais pas plus. Frank connaissait la musique.
— Si vous aviez perquisitionné comme on vous l'a commandé, continua-t-il sur le fil d'une colère qui commençait à prendre forme, on saurait peut-être quelque chose qu'on ignore toujours à cause de votre... inconséquence.
C'en était trop ! Janver se dressa sur ses ergots de titulaire provisoire. Son visage venait de s'empourprer, éclaboussant le regard d'animal traqué.
— Si j'avais réussi...
— Vous avez échoué.
Frank riait presque. Sa mâchoire tremblait. Le baron avait dû lui remonter les bretelles. Il se vengeait par... ricochet. Janver déclara ne pas accepter d'être cette victime.
— Victime, vous ? s'esclaffa Frank. On vous a ramassé dans le dernier métro, complètement flippé dans vos dégueulis. Les filles avaient filé pour se doucher et faire disparaître les traces de vos beuveries. C'est la première fois...
Oui, c'était la première fois. Frank était bien renseigné. Janver n'avait jamais dépassé les bornes. Un peu d'ambition, et voilà le résultat : une humiliation infligée de seconde main par un stagiaire de première classe. C'était bien mérité, d'accord, mais Frank en faisait trop, physiquement. Il aurait dû se contenter de parler, et Janver l'aurait à peine écouté. Frank avait des ordres. Et les deux hétaïres du service étaient à l'écoute. Le comte l'avait prévenu : Tu veux travailler, travaille. Mais le travail, c'est la prostitution. On ne bannissait plus les Vermort travailleurs depuis la Révolution qui avait morcelé le domaine et réduit la famille à quelques membres qui se comptaient rarement sur plus d'une main. Frank pouvait bien rire de l'aventure qui avait tourné court, Janver ne s'en sentait pas moins fier d'avoir pris une décision qui compterait désormais : il était capable de désobéir quand son imagination lui inspirait d'autres recours que ceux bassement extraits des ordinateurs du Service de la Prospective.
— Imagination ! s'était écrié Frank en levant les bras en l'air. Vous n'avez aucune imagination, sinon vous seriez enquêteur.
— Ah ! rugit Janver. Nous y voilà !
Il fallait bien qu'on en parle un jour ou l'autre. Toi, l'imagination, et moi, la copie conforme. Cela allait changer !
— Tout doux, collègue ! fit Frank en posant son P32 sur son mince bureau.
Se battre à mains nues. Janver avait essayé une fois. Il n'avait pas recommencé. On ne joue pas comme ça avec le fils du comte, lui avait enseigné la maîtresse d'école, même si c'est un...
— Vous n'avez tout de même pas l'intention de vous en servir contre moi ? fit Janver sur le ton de la plaisanterie fine.
— Ne soyez pas ridicule. Je n'ai jamais tué personne.
Jamais tué personne ! Ce qu'il ne faut pas entendre ! Frank n'a jamais tué personne. Il avait envie de le crier sur les toits.
— Vous oubliez le p'tit Pierre, dit-il en s'efforçant d'adoucir une voix qui devenait rauque malgré son intention d'y mêler une certaine dose d'ironie.
Frank haussa les épaules.
— Fermez-la, Janver. Vous êtes un...
— Dites-le puisque personne ne nous écoute.
— Vous allez les faire rire, gloussa Frank, ceux qui ne nous écoutent pas. Imagination ! Vous oseriez pondre ça dans un rapport si on vous demandait d'en rédiger un ?
— Oui ! Mon imagination enfin révélée !
— Par l'abus de colocaïne ! Vous plaisantez, mon vieux.
C'était de la colocaïne. Je l'ignorais. Si j'avais su...
— La colocaïne est une substance expérimentale inventée par le docteur Omar Lobster qui est un peu de votre famille parce que, si je ne me trompe pas, il est votre beau-frère, non ? Demandez-lui de vous expliquer comment agit la colocaïne sur un corps vivant.
Janver était devenu blanc. Il se frotta les yeux comme l'enfant qu'il avait été avant de sombrer dans l'âge adulte. La mémoire de Frank avait enregistré tous ces détails et il pouvait s'en servir maintenant que lui enquêtait alors que moi, je vérifie. Ça n'avait aucun sens, de vérifier. Tandis que l'action exigée par l'énigme...
— Je comprends, dit Frank qui compatissait au fond, mais ça ne vous excuse pas.
— Je ne souhaite pas être excusé. Je prendrai mes responsabilités.
— Mais vous n'en avez pas !
Un Vérificateur n'a aucune responsabilité. Poste réservé aux irresponsables, il devrait le savoir. L'immaturité lui conférait une irresponsabilité totale. On ne lui demandait pas son avis. Il vérifiait et la fermait.
— C'est bien ce qui a fini par me décider, plaida Janver qui regrettait de ne pas trouver le ton du combat gagné d'avance.
— Vous ne serez jamais capable d'imaginer la moindre seconde d'avance, déclara Frank qui s'inspirait peut-être du rapport confidentiel concernant la personnalité et les perspectives du Vérificateur À Vie Jean de Vermort.
Janver se souvenait d'une enquête sans concession pour sa fierté. On l'avait démonté pour confier sa reconstruction à un ordinateur. Vous serez VAV, mon cher Jean, lui avait annoncé le baron en lui caressant le coude. VAV. Il n'avait jamais eu accès au portrait que l'ordinateur pouvait reproduire à la demande. Sally en avait peut-être aperçu le 4D quand elle enregistrait les lettres du baron et que celui-ci, inquiet pour l'avenir d'un membre de la Grande Famille, tentait d'y trouver une raison de le pousser à un avancement significatif. Peine perdue, Frank s'en gaussait secrètement. Il était mieux noté.
— On vous a nettoyé, Janver, dit l'Enquêteur. Je ne sais pas pourquoi on me demande de vous l'annoncer. Je suis un enquêteur, pas une navette. Je suppose que le lien qui nous unit encore...
Histoire de famille et des accessoires de la famille. Hautetour en connaissait l'historique comme s'il en avait été l'inventeur. Les barons de Hautetour avaient toujours mieux forniqué que les comtes de Vermort. La comparaison s'arrêtait là. Frank était presque désolé. Il avait été nettoyé comme suite à une intoxication cuisinée dans un micro-onde par un crétin qui avait trop d'imagination et pas assez de connaissances, et on l'avait nettoyé à fond, ce qui n'avait pas servi à l'empêcher de recommencer. Mais il avait rechuté avec des principes et il ne s'injectait rien de cuisiné chez les amateurs et les poètes.
— Ils vous ont nettoyé sans parvenir à réduire toutes les traces, dit Frank qui ne regardait plus le vérificateur. Ça veut dire que, question imagination, c'est foutu pour vous. Si vous aviez encore de l'espoir, vous pouvez vous le mettre où je pense.
— Ces putes ! Elles m'ont eu !
Voilà qu'il leur en voulait maintenant ! C'est toujours comme ça. On vous rend un service qui vous foire personnellement, et on cherche à se venger. Laisse tomber ces idées qui ne sont pas dignes de toi, Janver. Si tu avais eu l'occasion de les sauter, tu en serais follement amoureux maintenant.
— Sale truc, la coloc, fit Frank.
Il n'y avait plus une seule trace de colère sur son visage qui demeurait pourtant dur et impénétrable. Il avait tué des hommes, contrairement à ce qu'il venait d'affirmer, comme Amanda S. avait abattu le dealer à la bouche fuyante. À partir du niveau d'enquêteur, on commençait à se servir de son arme en service commandé. L'agent S. en avait abusé, à moins que... Je suis en train de me faire avoir. Mon innocence, et non pas ma prétendue immaturité...
— Je ne peux pas vous dire jusqu'où ils ont poussé le clean. Peut-être jusqu'à la mémoire. On a retrouvé un dealer sur le pavé. Il a prononcé votre nom. Ça nous a paru étrange.
Ces enquêteurs. Ils finissent par tout savoir. Et ils ont le pouvoir d'inventer. La Centrale de Contrôle des Récits est en leur pouvoir. Je me demande si Anaïs K. a trahi nos petits secrets de famille. Frank était guilleret quand il est sorti du laboratoire des Récits. Il avait l'air satisfait par ce qu'elle avait confié à la mémoire centrale, ou par ce qu'ils lui avaient arraché à force de ruses biochimiques. Elle contenait aussi les secrets de la famille de Vermort. Ne pas oublier ce détail qui inquiétait le comte depuis qu'il savait qu'Anaïs K. était morte et ressuscitée. L'inventeur de la colocaïne mange à notre table tous les jours. Il refusait de répondre clairement aux questions du comte. Heureusement, j'ai mon chez-moi. Une chatte et un perroquet qui me tiennent compagnie quand je ne suis plus seul.
— Pour résumer, dit Frank dont la colère était tombée à zéro comme le thermomètre qui mesurait la température extérieure et qui était accroché, colonne tournée vers l'intérieur, à l'extérieur du carreau, ce n'est pas la colocaïne qui a détruit une partie de votre cerveau, mais le traitement qu'il vous ont fait subir pour récupérer toutes les traces à cause de la concurrence qui a déjà l'œil sur vous.
— La concurrence ? glapit Janver. Moi ?
— Il n'ont d'ailleurs pas renoncé à vous examiner de près, continua Frank. Je suis chargé de votre protection. On va vivre en communauté, vous et moi.
— Je ne savais pas que c'était aussi...
— Sérieux, et je vous comprends. On ne touche pas à la colocaïne. Les morts qu'on a ressuscités avec cette chimie de l'inconscient ne sortent pas du périmètre de la CCR. Du moins pas tant qu'on ne sera pas certain d'avoir trouvé le moyen d'effacer toutes les traces, ce qui consiste, m'a-t-on expliqué, à les gratter au fond d'une personnalité encore un peu sous le choc de la mort, comme on comprend, non ? L'agent S. prétend qu'on vous a associé à son enquête, mais elle ne peut pas le prouver. J'ignore si c'est la Hiérarchie qui ment ou si c'est elle qui a tenté de jouer dans son intérêt. Ce n'est pas mon affaire. Elle a descendu le seul témoin et vous a injecté une surdose de colocaïne, de quoi tuer un cheval de course. Elle est en fuite avec le reste de la colocaïne, une quantité suffisante pour ressusciter une armée entière. Cent mille hommes, pas moins. Elle travaille peut-être pour les Milices Antiterroristes qui ont fait parler d'elles ces temps-ci. Les voilà à l'abri d'une chute des effectifs. Une mauvaise nouvelle pour les terroristes.
Qu'est-ce que c'est que cette histoire à dormir debout ? Je ne rêve pas. Je me sens parfaitement en bonne forme physique et mentale. Je ne suis pas plus angoissé que d'habitude et mes rhumatismes articulaires me font souffrir à un niveau acceptable par le cri.
— Vous me croyez, Janver ?
Comme s'il était possible de mettre en doute tout ce qui sort d'ici ! Frank se caressait la nuque, lorgnant un dossier ouvert écrit en code.
— Et Agnès ?
— On l'interroge. On peut perquisitionner sans ruser avec elle. L'agent S. devait l'éloigner. Vous connaissez la suite.
— C'est tellement... inattendu. Je ne sais que penser. Me protéger parce que je contiendrais encore, possiblement, assez de colocaïne pour que ça devienne intéressant.
— On a le monde entier sur le dos. Si ça continue, on est en mesure de justifier historiquement un massacre général.
— Un génocide ?
— Un antinouscide.
Frank balaya l'air d'un revers de la main pour illustrer l'ampleur du projet. Janver s'appuyait sur le bord du bureau, mais ses yeux ne comprenaient pas les termes d'un rapport qui ne le concernait plus directement. Il retournait à son état primaire d'objet utile ou inutile.
— Vous allez vous faire vomir, dit Frank en refermant le dossier. Dorénavant, vous ferez un usage modéré de vos yeux. Ils vous ont implanté un amplificateur de son. Ils croient que le plus important à leurs yeux, c'est ce qui se dit...
— Mes yeux... commença Janver qui se rendait compte qu'il ne voyait plus à distance.
— Je ne suis pas dans le secret des Dieux, dit Frank. Vous allez occuper tout mon temps, y compris celui de mes loisirs.
— Vous m'en voulez, c'est normal. Ils vous font confiance. C'est extraordinaire. Vous pourriez en profiter pour...
— J'en profiterai peut-être. Ils le savent. L'agent S. a bien succombé à la tentation. Elle a commis l'erreur de se servir de vous. On se demande pourquoi.
— Quel rapport avec Bégnard ?
— Ça ne vous regarde pas.
Frank fit un signe pour rappeler au Vérificateur qu'ils étaient écoutés. On mesurait même en ce moment leurs sécrétions, par scanner interposé.
— Si l'enfant que j'ai été avait pu se douter... dit Janver avec une trop forte dose de ravissement qui ne pouvait pas échapper aux mesures.
— L'enfant que vous n'avez pas été risque maintenant de remonter à la surface.
Frank disait cela en clair. Il commençait à devenir hermétique. Clair, mais hermétique. Il élaborait l'étanchéité de ses conceptions au détriment de la compréhension que Janver pouvait lui destiner sans augmenter la douleur.
— Vous vous êtes fourré dans la merde, Janver, dit Frank qui reniflait l'odeur du Partagas. Je ne vous envie pas. Je touche aux alcaloïdes. Je ne dépasse jamais cette limite.
— Je ne fume même pas du tabac !
— Mais vous offrez les cigarettes que vous achetez à une traditrice qui a réussi son coup.
Qu'allaient-ils s'imaginer ? Il avait acheté ces cigarettes comme il eût acheté un paquet de bonbons acidulés. Mais qui pouvait témoigner de cette tranquille intention de ne nuire à personne et surtout pas au système ? Kol Panglas avait enregistré la conversation téléphonique où Janver affirmait fumer comme tout le monde alors qu'il ne fumait pas comme certains seulement. Frank souriait dans les lueurs vacillantes d'une lampe descendue du plafond. Il savait ce qu'un enquêteur sait avant même de commencer son enquête parce qu'on lui préparait le terrain de ses découvertes. Il était capable de flairer les pièges, autant ceux tendus par la Hiéararchie dont il méconnaissait les intentions, que ceux que les premiers témoins tentaient de lui opposer pour lui interdire de communiquer avec les tréfonds de leur âme. Janver se sentit traversé par cette curiosité inadmissible. Mais l'idée de posséder une substance et de pouvoir l'extraire s'il en trouvait les moyens le ravissait à ce point que Frank ne pouvait cacher les tenants de la véritable mission qui lui était confiée et qui lui serait arrachée le moment venu, peut-être au détriment de sa tranquillité. L'agent S. s'était enfuie avec une superdose de colocaïne et elle avait pris la précaution d'en laisser des traces dans le corps d'un homme qui n'avait aucun rapport avec les organisations qu'elle espérait presser comme des citrons. Janver devenait une chèvre attachée à un piquet planté dans le sol instable d'une humanité en devenir constant sans espoir de répit.
— J'ai compris, dit-il en agitant ses doigts comme s'il allait pianoter. Ça devait arriver tôt ou tard. Je ne me savais pas destiné au loup. J'avais simplement prévu de mourir. C'était plus simple. Personne n'a peint mon portrait. On n'en parle jamais chez nous. On me demande des nouvelles de Pitsy et de Médoc.
— La chatte et le perroquet ?
— On ne me demandera pas de vos nouvelles. Ils sauront trop à quoi s'en tenir. Deux hommes qui vivent ensemble, vous comprenez ?
— Mais qui ne font qu'un ! siffla Frank qui agissait sur la lampe.
Elle arrivait au ras du bureau. Ce n'était pas une lampe.
— On essaiera, dit Janver dont la voix chevrotait. Pitsy et Médoc n'y verront pas d'inconvénient si je leur explique. Vous attendrez dehors, sur le palier. Il leur faut du temps quelquefois. Je n'ai jamais eu de relations.
La lampe balaya la surface du bureau, révélant les incrustations d'un usage mélancolique de l'ennui. Janver s'inclina pour recevoir un rayon. Il éprouvait maintenant le besoin de se confier.
— Ce n'est peut-être pas le moment, dit Frank qui reniflait en pointant son menton vers les murs.
Ils écoutent. Ils écoutent ce que j'écoute et ce que je n'entends pas. Leur technologie est rudimentaire, malgré les raffinements des circuits. Ils en sont encore au binaire. Ils n'évolueront pas. Ils sont condamnés à cette polarité. Ils composent des relations polaires alors que nous sommes complexes. Une folie !
— Va peut-être falloir que vous vous réveilliez, mon vieux, disait Frank. Avec le masque qu'elle vous a piqué, elle va pouvoir se faire passer pour un vérificateur ordinaire.
Ordinaire. Il y a une idée d'accoutumance dans cette simple constatation d'un état habituel.
— Il faut m'excuser, mon ami, dit Janver qui tentait d'identifier la nature des incrustations qui pavaient le sous-main et ses alentours tailladés au couteau. Je ne pense qu'à ma pomme en ce moment. Je vivais, ne souhaitant pas vivre. Maintenant je survis et je ne désire que la vie.
— Vous expliquerez ça très bien à vos animaux domestiques.
Chapitre XII
— Que lui a-t-elle raconté ?
— Sa vie de garce !
— Et ces deux-là qui se prennent pour des frères !
Le baron de Hautetour considéra le dos carré que le vicomte Fabrice de Vermort venait d'interposer entre lui et la fenêtre.
— Nos méthodes ne sont pas au point, dit le baron. Kol Panglas pourrait vous en parler.
— Que cela reste entre nous pour l'instant. Entre vous et moi...
Fabrice se retourna. Il n'avait pas dormi. Il avait attendu les résultats des premières analyses. La nouvelle l'avait terrifié. Il portait encore la marque de ce moment d'égarement.
— Maintenant, ils se prennent pour des frères. Voilà le résultat de vos méthodes.
— Nous n'avions pas l'intention...
— Tuez-les avant de les sauver !
Dehors, Frank Chercos et Janver allaient et venaient dans l'allée, en grande conversation, ne s'arrêtant que pour regarder dans les arbres et commenter on ne savait quelle observation qui les réjouissait. Fabrice frémissait à l'idée de s'expliquer une bonne fois pour toutes avec son cadet. Ce n'était pas l'affaire des services de police.
— De surveillance, précisa Hautetour en revenant à son bureau encombré de dossiers éventrés. De surveillance et d'enquête. Nous ne jugeons pas.
— Mais vous l'avait laissée raconter ce tas de...
Le vicomte ne finissait plus ses phrases. Soit Hautetour l'interrompait pour le remettre sur la voix de la raison, soit il se heurtait lui-même à des considérations inexprimables en termes neutres. Il avait jeté son manteau de fourrure sur une chaise qu'on ne voyait plus. Hautetour avait passé un nombre inquiétant de coups de fil sans rendre compte des réponses. L'impatience de Fabrice avait des limites et le baron savait que ce matin, il les avait allègrement dépassées. Il était presque joyeux. Il avait parlé de son bonheur de revoir un vieil ami et le vicomte lui avait tendu une main moite. Frank et Janver venaient de quitter le cagibi où leur dispute n'avait pas donné le résultat escompté.
— Vous ne pouvez pas les laisser perquisitionner dans cet appartement, dit le vicomte. Ils trouveront quelque chose...
— ... et nous le saurons une fraction de seconde avant eux, ce qui est un temps largement suffisant.
— C'est inouï ! s'écria Fabrice qui humait l'air où traînait encore l'odeur de Kol Panglas.
Il écartait le rideau comme une vieille à sa fenêtre. L'autre main était agitée de signaux incompréhensibles que Hautetour analysait en connaisseur de l'impatience et du désespoir.
— Elle ne parlera plus si vous le souhaitez, dit-il.
— Vous me l'avez promis !
Hautetour se crispa légèrement comme chaque fois que la vie d'un être cher lui était supprimée. Il avait reçu le message une heure avant l'arrivée du vicomte qui avait attendu, on imagine dans quel état d'agitation, que l'enquêteur et le vérificateur, comme ils s'intitulaient librement, sortissent pour aller prendre l'air après un affrontement qui se terminait par une sorte d'accord.
— Ils finiront par se trouver sympathiques l'un l'autre, grogna Fabrice. En d'autres temps, ils n'auraient pas accepté la leçon, ni l'un ni l'autre.
Hautetour connaissait le dossier. Les paramètres narratifs injectés par Anaïs K. n'y changeaient rien. On ne saurait jamais tout, l'essentiel étant de maîtriser la situation. On n'en avait pas fini avec les circonstances aléatoires. Le vicomte frissonna de nouveau. Il se frotta les mains comme si le froid du dehors l'emportait sur la raison qui se mettait pourtant de son côté.
— Il a voulu travailler, dit-il. Comme tout le monde, au fond. Nous travaillons vous et moi. Mais nous avons des devoirs. Il n'en a pas ! C'est à désespérer.
— Que voulez-vous savoir que nous ne savons pas encore ?
La question sembla plaire au vicomte. Il l'aurait sans doute posée en ces termes. Vous ne savez pas encore, mais si je vous le demande, vous saurez ! Il consentit enfin à quitter la proximité d'une fenêtre où il prenait le risque d'être vu.
— Vous en avez parlé à Omar ? C'est le premier intéressé, dit Hautetour.
— Intéressé ? Il s'en fout ! Il ne pense qu'à cette invention que vous prenez au sérieux.
La colère l'envahissait de nouveau. Il se mit à arpenter le bureau, prenant soin de ne pas quitter le tapis. C'est un homme discret, pensa Hautetour, alors que je suis secret, et que tous les autres sont obscurs.
— Non, évidemment, je n'ai rien dit à Omar qui disparaît si tôt le matin qu'on se demande s'il a couché dans le même endroit que vous. Constance est désespérée. Il faut la comprendre. Un inventeur, savant de surcroît, et écouté pour envenimer les choses ! Ils n'ont pas d'enfants.
— Comment se portent les vôtres ?
Le vicomte vacilla comme s'il ne s'attendait pas à cette question pourtant banale. Il fit un geste avec la main, qui pouvait tout dire et n'importe quoi. Hautetour n'était de toute façon pas curieux de la vie privée de ses voisins. D'un château l'autre, on ne se distinguait pas aux fenêtres. On se renseignait sur les feux de cheminée quand ceux-ci se multipliaient, signalant une abondance de visites. On ne se jalousait plus depuis que les vieux avaient emporté leurs raisons de se haïr dans des tombes somptueuses que le peuple aimait bien contempler quand on lui en donnait l'autorisation. Les débouchés touristiques intéressaient les Vermort plus que les Hautetour qui travaillaient dans l'Administration.
— Vous avez récupéré la puce, je suppose ? demanda Fabrice qui pivotait silencieusement sur le tapis synthétique dont il commençait à se méfier. Tout ce travail n'aura pas été en vain. Nous avons la puce. Frank n'y a vu que du feu.
— Son esprit n'y a vu que du feu, mais son corps a enregistré l'évènement. Nous le détruirons le moment venu.
— Ah ! Les affaires ! On ne s'en sortira jamais ! Ne touchez pas à mon frère. Il est inoffensif.
Mais c'est une mouche sur la confiture, pensa Hautetour. Kol Panglas n'était pas loin. L'odeur de ses doigts jaunes emplissait l'air immobile du bureau.
— Alice est au travail, dit-il. On peut lui faire confiance.
— Qand ? C'est un idiot. Vous devriez revoir son contrat. Si ça ne tenait qu'à moi...
— Nous aviserons. Nous n'obéissons à personne, c'est la règle.
— Tant que vous obtenez ce qui est demandé.
— Exact, fit Hautetour qui croisa les doigts.
Fabrice se haussa sur la pointe des pieds pour atteindre la fenêtre du regard. Il écarquillait ses beaux yeux noirs, entrouvrant une bouche qui en avait assez dit pour aujourd'hui, plus que ce que Hautetour était disposé à entendre de la part d'un privilégié qui ne considérait que ses intérêts.
— Ils sont encore là, dit le vicomte. Ils s'entendent bien. Ils doivent regretter de ne pas s'être entendus plus tôt. Que savent-ils d'Anaïs K. ?
— Rien que vous ne sachiez déjà.
— C'est trop ! Supprimez Frank. Personne ne le regrettera.
— Janver le regrettera.
— Alors supprimez-le avant que Janver ne comprenne les raisons de cet attachement. Il comprendra que le passé lui interdisait ce genre de rapport.
— Ils ne sont pas encore amoureux, plaisanta Hautetour.
Fabrice consentit à sourire. Il rayonnait quelquefois, comme une femme. Hautetour supplia Kol Panglas en silence. Maintenant ! C'est le moment. Il est mûr.
— Ce que je ne comprends pas dans cette affaire, dit Kol Panglas en entrant sans frapper (ils en avaient convenu avant la visite du vicomte), c'est le rôle que vous prétendez y jouer, monsieur le Vicomte. Vous devenez plus obscur chaque jour. Au début, tout était clair, n'est-ce pas, mon cher baron ? Prenez-vous un malin plaisir à nous compliquer l'existence ?
Il devenait agressif, le juge. Hautetour redouta une altercation, mais Fabrice souriait encore, tâtant la mollesse du tapis du bout d'un pied qui avait une bonne expérience de la savate. Chez les Vermort, on cultivait d'abord le corps. On n'était pas spirituels comme les Hautetour. Le courage était le même, cependant. Kol Panglas reprit son argutie :
— Je n'ai jamais apprécié vos manières, monsieur le Vicomte...
— ... à leur juste valeur. Continuez.
Kol Panglas fit jaillir un cigare et une allumette en flamme en même temps.
— Que cela ne vous amuse pas, prévint-il. J'ai de l'estime pour nos collaborateurs.
— Très américain, collaborateur. En France, nous avons toujours parlé d'employés. Sauf circonstances exceptionnelles... Continuez.
L'insolence de Fabrice allait mettre Kol Panglas hors de lui. Hautetour jeta un œil dehors, prenant lui aussi le soin de ne pas se montrer.
— Pendant que nous nous chamaillons, annonça-t-il, les deux tourtereaux se sont envolés. Vous savez où, Kol ?
— Pas la moindre idée, ânonna le juge qui accourait, se heurtant à la froidure du carreau.
— Pas d'idées, pas de fonds, scanda Fabrice.
Hautetour virevolta.
— C'est évident, dit-il sans laisser paraître le trouble où le jetait cette série d'imprévisibles. Nous n'avons jamais dit le contraire. Nous avons des principes et que je sache... Sally ?
Elle s'avançait sur le même tapis que les trois hommes foulaient comme s'il se fût agi d'un champ de bataille. Sa main transportait un pli soigneusement cacheté. Elle disparut comme elle était venue.
— Mauvaise nouvelle, dit Hautetour. Bégnard est mort.
— Ou bonne, fit Fabrice. Il ne témoignera pas contre vous.
— On aurait pu lui tirer les vers du nez, grogna Kol Panglas qui sortit du bureau comme une flèche.
— La nouvelle le dynamise, constata Fabrice.
Il ne fallait surtout pas la répandre. Qand demandait des précisions sur la conduite à tenir.
— Elle va mourir elle aussi ? demanda Fabrice. Je veux dire : vous n'aurez peut-être pas besoin de la débrancher. Question éthique...
Hautetour empoigna son téléphone. Il s'exprima en code, rapidement, comme si Fabrice avait quelque chance d'en savoir plus en l'écoutant.
— Je vous laisse, dit le vicomte en entrant dans son manteau.
Il glissa et serra au passage la main que Hautetour lui tendait fermement cette fois. Poignée d'homme à homme. Hautetour perçut le bruit d'une courte altercation où la voix de Kol Panglas faiblissait puis le juge revint pour fouiller dans les dossiers qui jonchaient le bureau. Hautetour raccrocha. Il savait ce qu'il voulait savoir, Kol Panglas le lut sur son visage mis en veilleuse le temps d'une réflexion qu'il ne souhaita pas interrompre. Hautetour se retrouva enfin seul.
— Comment dites-vous qu'il appelle ses animaux domestiques ? demanda-t-il sans obtenir de réponse.
Il sortit. Dehors, le froid était vif, ce qui n'était pas pour lui déplaire. Il n'avait jamais été un amateur de plage de sable fin au soleil. Il préférait une étendue de neige et des routes sillonnées de traces de pneus, avec un ciel lourd pour écraser le regard, et des arbres figés dans l'attente. Mais le printemps était plus serein encore, avec ses pluies diluviennes et ses boues rapides. Clémence du temps. Il en appelait à ses souvenirs pour reparaître tel qu'il s'était rêvé au seuil d'une existence qui avait commencé avec la majorité civile. Depuis, il n'avait jamais tant vécu. De victoire en victoire, souvent de destruction en édification, et toujours du complexe au compréhensible, il avait franchi l'essentiel de ce qui pouvait encore le séparer des autres. Une activité intense avait fini par faire de lui un créateur, du moins pouvait-il en donner l'illusion, s'il n'avait été somme toute qu'un besogneux récompensé par le temps.
Il prit l'S, histoire de se rendre compte par lui-même. Kol Panglas serait fou de jalousie s'il savait que le démon de l'enquête prenait possession de lui de temps en temps, mais ce n'était jamais par hasard. À un moment donné, les circonstances se rejoignaient pour ne plus en former qu'une qui par définition n'appartenait plus au temps, à ce temps qui jouait en sa faveur. C'était son offrande à ce Dieu de l'Immensité mis à la place de l'idole de l'Infini que les leçons de choses lui avaient enseignée pour vaincre l'éveil et commencer le grand sommeil des serviteurs et des exclus. L'S passa la piscine, l'hippodrome, atteignit le centre commercial et s'enfonça enfin dans la jungle d'acier d'une banlieue où il avait déjà perdu son âme pour la bonne cause. Il n'y avait plus grand monde à l'intérieur de l'autobus. Comme le temps était gris, les reflets prirent de l'importance et il se laissa observer par transparence interposée entre ce qu'il donnait à craindre si on le dévisageait et ce que les façades tristes renvoyaient de leur immobilité et de leur crasse. Il descendit en pleine croissance des rues encombrées de carcasses de voitures et d'arbres rachitiques. Une brise tiède l'enveloppa sur le trottoir tandis qu'il examinait le graphisme arraché d'une affiche publicitaire. Un gosse comprit qu'il ferait mieux de s'éloigner.
Il retrouva l'agent S. dix minutes plus tard. Elle lui reprocha ce retard comme si sa vie venait de lui filer entre les doigts pendant ces dix minutes. Elle n'avait plus de munitions, ayant eu à se défendre cette nuit de l'intérêt trop vif qu'une bande de jeunes camés avait porté à sa personne et à ce qu'elle transportait. La charge de colocaïne était contenue dans une grosse valise métallique munie de roulettes.
— Avec un truc pareil ! soupira-t-elle comme si elle voulait qu'il s'apitoyât sur son sort de fugitive pleine aux as maintenant qu'elle était sur le point d'en finir avec cette mission dangereuse.
Il lui fit signe de la suivre et la valise se remit à cahoter sur le pavé gluant.
— Ils sont dans la merde, dit-il tandis que son souffle se transformait en buée.
— C'est ce que vous vouliez, non ?
Il ne répondit pas.
— Vous avez eu tort de descendre ce dealer, dit-il.
— Il ne parlera plus.
— La prochaine fois, descendez-le jusqu'à ce qu'il soit mort.
— Merde ! fit-elle.
Un point en moins. Peut-être dix. Elle avait une habitude crispée de cette comptabilité. Ils multipliaient toujours le nombre de points par le même chiffre. C'était facile.
— Vous avez couché où ? demanda-t-il.
— C'est maintenant que vous vous en souciez ! Merde alors !
Il rit. Elle voyait les épaules se soulever et la buée former des traînées bleues qu'elle traversait en retenant sa respiration. Elle avait le poignet en compote. Et plus de munitions. Elle avait tiré la dernière balle dans les guibolles d'un ado.
— Ils aiment faire chier le monde, dit-elle en riant, mais quand ça leur fait mal, ils crient comme filles qu'on excise. Les pôvres !
Elle reprit son souffle quand il s'arrêta pour se repérer. Il y avait longtemps qu'il n'avait pas traîné dans le coin. Ça sentait toujours le pneu brûlé et la saucisse.
— Vous aurez toutes les munitions dont vous aurez besoin, dit-il rapidement.
— Pour quoi faire ? J'en ai plus besoin.
— Pour tirer, oui.
— Pour tirer sur qui ?
— Vous l'aurez plus tard, le fric.
— Merde !
Elle se résigna à le suivre sur un trottoir complètement déglingué. La valoche sautait comme un carrosse. Et son poignet lui arrachait des douleurs qui l'obligeaient à se mordre la langue. Il avait accéléré, comme une bête qui sent qu'elle n'est pas loin de l'endroit où se trouve ce qu'elle est venue chercher.
— Je regrette pour le dealer, fit-elle en en poussant la valise sur les marches d'un escalier qui montait dans une obscurité moite comme la paume d'une main après mûre réflexion.
— Vous ne regrettez rien, dit-il.
— Si c'est à cause de ça que je touche pas mon fric, je comprends. Mais je suis crevée, quoi ! Ça peut se comprendre aussi. J'ai sommeil.
Il montait rapidement, ne se tenant pas à la balustrade, alors qu'elle en faisait un usage désespéré.
— Il veut me faire crever ou quoi ? ânonnait-elle, tirant maintenant sur la valise qui semblait lutter contre elle, exactement comme s'il n'était plus question pour elle de se laisser faire.
Il l'attendit. Il n'avait pas perdu haleine. Il était immobile au bord de l'escalier, respirant tranquillement, les mains dans les poches, et il la regardait lutter contre la valise qui se bringuebalait avec un bruit de casserole. Des yeux les observaient en coulisse, mais il connaissait les lieux comme personne. Et personne ne vint les déranger. Elle atteignit le sommet avec un cri de victoire. Il lui tendit une main qu'elle trouva tendre comme une patte de lapin.
— Me punissez pas trop, baron. Vous n'avez plus besoin de moi ?
— Plus que jamais, dit-il avec ferveur.
Elle allait y passer. Elle avait l'habitude. Après l'action qui détermine les hommes, la patience qui construit les femmes au bord de l'ennui. Il lui enfonça une langue brûlante dans la gorge. Elle chercha instinctivement à se faire pardonner.
Chapitre XIII
— Je me suis blousé quelque part, expliquait Frank Chercos en maniant les connexions au hasard de l'inspiration. Je m'explique : le premier tableau met en scène Anaïs K. (mais je ne sais pas encore que c'est Anaïs K. et je suis loin de me douter que c'est la mère qui m'a abandonné quand je n'avais pas les moyens de dire non à son égoïsme fondamental), moi-même dans le rôle du mec qui arrive par hasard sur un terrain miné par les intrigues, votre comte de père qui est bien connu pour ses frasques sexuelles, et Jasmin, que j'ai descendu comme un vulgaire marlou parce que je hais les types qui compliquent l'existence des autres pour se remplir les poches. Je précise que je suis suivi par au moins deux fileurs au service du système pour une raison qui me regarde encore à cette heure. On est donc plusieurs : moi, Anaïs, le comte, Jasmin, et le type qui se planque dans la nuit. Je pense que Jasmin et ce type sont mes deux suiveurs. Ce n'est pas très logique parce que, par définition, les suiveurs ne se montrent jamais. On file au château de Vermort (où vous ne mettez plus les pieds) et Anaïs s'endort sur le lit où le comte m'a demandé de l'attacher. Vous savez que j'ai toujours obéi au comte sans contrepartie explicative. Je ne suis pas de ceux qui demandent des comptes aux bienfaiteurs de leur enfance parce que ceux-ci ont fini par laisser voir leurs petits défauts de la cuirasse. Je reviens sur les lieux (un amour de jardin tranquille que j'utilise à des fins thérapeutiques) et je tente de flinguer Bégnard qui s'en sort grâce à Hautetour. On est donc un de plus, selon mes comptes qui assimilent Jasmin et Bégnard à mes suiveurs. Moi, Anaïs, le comte, Jasmin, Bégnard et Hautetour, ça fait cinq. Sept si mes suiveurs n'ont rien à voir dans cette histoire. Plus le Mac Guffin de l'histoire, cette puce que Bégnard, que je ne tue pas, finit par donner ou restituer à Hautetour. C'est ensuite, comme par hasard, qu'Anaïs K. devient ma maîtresse puis ma propre mère. On se fait descendre tous les deux à la sortie d'une boîte de nuit et on traverse la Zone d'Intimidation sur un brancard, à la vitesse de l'urgence. Et pour la première fois de ma vie, ma mère me parle, elle me parle d'elle, de sa chienne de vie, de ce que je ne sais pas et que je DEVRAIS savoir. Du coup, la colocaïne prend une importance que je n'avais jamais mesurée d'aussi près. Et on me confie l'enquête, ALORS QUE JE SUIS MORT.
— Et je commence à vérifier par le même bout, dit Janver qui ne comprenait rien aux câblages que Frank extrayait du mur, c'est-à-dire la veuve Bégnard. Mais, je ne m'explique toujours pas pourquoi, je n'obéis pas à ce qui m'est strictement commandé et je me retrouve dans un quartier mal famé de la ville où Agnès Bégnard et l'agent S., qui est censée éloigner la veuve de chez elle pour que je puisse y perquisitionner, m'entraînent inéluctablement jusqu'à ce que je succombe à une overdose. Nous sommes quatre : moi, Agnès, l'agent S. et le dealer. Quand je reviens au monde, on m'explique que l'agent S. et Agnès m'ont utilisé mais on ne me dit pas comment. Le dealer a prononcé mon nom avant de mourir d'une balle tirée à bout portant par l'agent S. qui est en fuite. Agnès est confinée quelque part dans le système qui l'interroge.
— Et ils provoquent notre rencontre, dit Frank un instant paralysé par cette évidence.
Il se remit au travail du trou creusé dans le mur sans esquinter la tapisserie. Un réseau d'informations giclait des trois consoles qu'il avait installées sur le divan, à l'abri des regards qui scrutaient la pièce pour en deviner les sens cachés. Ils ne se fiaient jamais à ce qu'il voyait. Ils avaient même transformé l'œil droit de Janver en caméra holographique, mais l'opération avait foiré et Janver ne voyait presque plus rien de cet œil. Comme l'autre était de verre, comme suite à un accident qui avait changé son enfance, il ne voyait pas grand-chose et paniquait parce que Frank semblait déployer une activité physique considérable. Cependant, Frank agissait dans un silence parfait. Ils écoutaient. Il fallait bien qu'il se fiassent à quelque chose. Les caméras renvoyaient des scènes truquées par les habitants, les scanners étaient trompés par les miroirs, par contre il était extrêmement délicat de concevoir les sons qui accompagnaient les gestes vus par les caméras et analysés par les scanners. Frank avait amené de la musique, mais ça ne suffisait pas. Il fallait aussi parler, et parler de choses vraies, sinon les analyseurs décelaient les contrevérités et l'alerte était aussitôt donnée aux analystes de l'instant qui ne manquaient jamais de découvrir le pot aux roses.
Janver était admiratif. Frank lui avait expliqué tout ça dans les jardins du RI, sachant qu'ils étaient observés et que leur conversation était enregistrée, image et son, par les analyseurs les plus sophistiqués de leur époque. Frank était incroyablement adroit quand il se mettait à se défendre et, comme du temps de leur enfance commune, il appliquait le système de l'attaque comme meilleur moyen de défense. Ils étaient donc sur la défensive, mais l'attaque constituait le moyen et ils étaient en plein dedans, Frank précis comme un baromètre vendu par un Gitan à des bouseux et Janver à peine plus tranquille qu'un papillon pris dans une toile d'araignée en plastique. Par terre, un réseau de fibres témoignait de l'avancement de leurs recherches, mais le système pouvait toujours penser qu'ils avançaient dans la perquisition et que, comme d'habitude, ils ne respectaient pas les précautions d'usage, ce qui n'étonnait, espérait Frank, personne. Janver en était moins sûr et les scanners le sondaient jusqu'à la rate.
— On a failli se séparer une fois de plus, dit Janver qui était traversé par l'enfance et n'en pouvait plus de s'accrocher au Réel.
— C'est alors qu'on a reçu le flash en provenance du cœur même du système. Hautetour sait qu'il est suivi. Il ne peut pas ne pas le savoir. On a coupé pour ne pas assister à une scène pornographique.
Janver luttait contre une enfance tenace. Bon pare-feu, pensa Frank qui recevait les sensations éprouvées par Hautetour.
— Je peux savoir ce qui a motivé votre surveillance ? demanda Janver qui répétait les gestes de Frank avec une demi-seconde de retard, un progrès sur la seconde qui lui avait été imposée par ses limitations mentales au début de la perquisition.
Frank grogna.
— Si vous voulez savoir, dit-il sans cacher son amertume, je ne fricote pas (bon paramètre pare-feu). Ils pensent que je suis dingue. Ça ne vous surprend pas ?
— Ça m'étonne.
Frank jouait aussi. Il était à la recherche du corps de l'agent S. qui s'était matérialisé à un endroit pointu du système. Il fallait bien que quelqu'un en profitât et il voulait savoir qui.
— Kol Panglas, jubila Janver.
— Faut pas prendre ses désirs pour des réalités, dit Frank qui rigolait en se fourrant une gerbe de fibre optique dans la chair.
Janver examina l'empilement des couches. On voyait à travers. Il voyait Frank complètement perdu dans un réseau de suppositions. Les dingues supposent. C'est ce qui les rend dingues. Ils savent que leur vision est une supposition, mais ils seraient malades de ne pas y croire. Je suis clair, moi : je n'ai aucune idée de ce qui se passe, ni dans le sens de l'intrigue, ni dans celui de la description méticuleuse des faits. Ils ne pensent pas que je suis dingue, mais incompétent. Ça me distingue nettement de Frank. Qu'est-ce que je dois vérifier ? Il recevait des informations impossibles à interpréter avec ses moyens de vérificateur. Frank jouissait d'avantages prodigieux. On sera toujours différent, s'ils nous laissent vivre. Il est déjà mort et ressuscité. Je ne suis pas encore mort et je le serai peut-être définitivement si je ne représente rien à leurs yeux. Qu'est-ce que Papa m'a seringué avec ça ! L'inutile de la famille. — Imagine que tu eusses été l'aîné à la place de ton frère Fabrice. Imagine un instant, cher idiot de la famille, que tout l'avenir de notre domaine et de notre gloire nationale te soit tombé sur les épaules. J'ai eu raison ! Ne discute pas !
— Qu'est-ce que vous recevez maintenant ?
— Je ne reçois rien, bégaya Frank. Je suis aux anges. Je suis femme. Je suis S. !
— Nous voilà bien partis !
On l'avait prévenu. Travailler avec Frank était toujours une galère parce que c'est un pauvre camé qui finit toujours par flipper. Il s'envoyait des binaires libidinaux avec l'expérience acquise des drogues sommaires qui avaient façonné son mental. Le mur vomissait des fibres et des strates extraminces. Janver recula devant la difficulté de changer les apparences. Frank lui lâcha un On ne peut toujours pas te faire confiance, baronet ! Allusion épaisse à une bâtardise qui n'avait jamais été prouvée malgré l'acharnement du comte qui n'expliquait pas l'erreur enfantée par le con de la comtesse. Les Hautetour en riaient encore. Ce père qui m'a réduit à la déprimogéniture ! Autre plaisanterie blessante qui l'avait contraint au suicide parce qu'il ne pouvait plus fuir raisonnablement. Frank revenait pendant ce temps perdu à ronger de l'enfance. Il noua une fibre comme s'il agissait sur son propre sexe.
— On sait que Hautetour a piqué une charge de colocaïne, continua-t-il comme s'il ne venait pas d'avoir un orgasme vaginal qui marquait les sinuosités de son sourire schizoïde. Avec la complicité de l'agent S. et peut-être celle d'Agnès Bégnard, de Bégnard lui-même qui est finalement resté sur le carreau (on peut légitimement se demander pourquoi, car le système de Récupération post-mortem est infaillible).
— J'imagine un complot à l'échelle de la nation ! exulta Janver.
— C'est ça ! À l'échelle de l'univers moins l'Islam.
— Avec les Chinois et les Juifs !
— Mais sans les Espagnols ! hurla Frank dans le microphone qui lui était destiné.
Que savait-il de sa seconde mort, car il y avait une seconde mort, n'est-ce pas ? On ne peut pas imaginer que l'État nous prive d'une mort religieuse au profit d'une surexistence qui n'a pas de fin. On ne conçoit plus un État sans cette précarité du confort personnel. Ce qui explique notre égoïsme et nos terreurs.
— Ça n'explique rien, rugit Frank qui déployait maintenant un concept nouveau pour lui. Je m'enfonce dans l'erreur provoquée par l'image que me renvoie de moi-même une existence vouée à l'échec professionnel. J'aurais dû tuer l'enfant !
Janver lui obstrua la bouche avec ce qu'il avait sous la main, peut-être un angle du tapis ou cette substance acide qui dégoulinait des connexions physiques arrachées au mur. Frank lutta désespérément. Il n'était rien quand le plaisir lui arrivait de l'intérieur. Ce n'était arrivé qu'une seule fois dans l'enfance et Janver en avait profité pour le vaincre. Éphémère victoire que le comte avait remplacée par l'humiliation d'un exposé circonstancié des faits à l'avantage du petit Frankie qui prétendait avoir été violé. On ne m'y reprendra plus ! Je n'ai plus jamais rien caressé. Ma chatte et mon perroquet ne savent rien des caresses que je prodigue au néant. Ils ne connaissent que mon apparence d'ami des animaux. Frank les aimera.
— Il faut en finir avec la complexité ! dit Frank à travers la substance qui l'écœurait.
— Pas le temps ! dit Janver.
Une caméra cliqueta dans l'effort. Son scanner recevait des anomalies biologiques. Le type qui est en train de violer Frank n'est pas Jean de Vermort. C'est Janver !
— Ça va, dit Frank. J'ai compris. On se remet au boulot. La nuit porte conseil.
— La nuit ? Quelle nuit ? Il est dingue !
Frank se libéra d'une étreinte qui avait mis en jeu une partie du réseau déjà décodé jusqu'à l'os. Janver valsa dans les fibres superfétatoires. Une caméra siffla d'un déplacement d'optiques qui ne répondait plus à la nécessité de comprendre ce qui se passait dans cette pièce.
— Si vous continuez, dit Frank qui reprenait le contrôle des opérations, ils vont se demander ce qu'on fabrique et ils enverront quelqu'un de curieux.
— D'accord, admit Janver.
Son ver réintégra une ouverture qui se referma comme une plaie. Il souffrait toujours et grimaçait en inclinant la tête sur une épaule, comme son perroquet quand il agissait en dépit du bon sens devant la télé. Sa chatte se contentait alors d'ouvrir les yeux et de les refermer.
— On en sait trop, dit Frank. Mais on ne sait pas ce que Hautetour a dans la tête. Il agit peut-être pour le bien commun. Je ne le vois pas dans le rôle du méchant qui assassine la société dans le dos.
— Vous le connaissez mieux que moi, fit Janver.
— Pas si tu es son fils !
Ce n'était pas Frank qui parlait. C'était le comte. L'enfance avait un goût de détritus. Cette acidité alimentaire. Papa cherchait une solution et s'en prenait au ventre de la comtesse qui ne comprenait pas comment elle était devenue ce qu'elle n'avait jamais été pendant les secondes de perdition qui avait borné une autre enfance vouée à la tradition. JV, n'y va pas ! Rires de l'assistance. Reviens, JV ! Elle en souffrait sincèrement, bien que l'amour qu'elle lui portait ne fût jamais assez grand pour le sauver de l'humiliation. Père tout puissant. Il décida du sort de chacun, modifiant les données et les paramètres, multipliant les facteurs de chance dans le sens de son désir qui correspondait à l'exigence d'un passé omniprésent. Je suis le comte Jean de Vermort et je ne le suis pas. Il fuyait dans les bois et atteignait une rivière qu'il ne pouvait pas traverser à la nage. Le comte fit construire un pont avec des troncs d'arbres. Il y poussa une quantité incroyable de micro-organismes qui chatoyaient aux crépuscules. N'y va pas, JV ! Il était paralysé par la peur d'aller trop loin et de ne plus pouvoir décider de la suite de ce qui ne pouvait pas être une aventure parce que ça commençait par une fugue. Le comte le poursuivait avec une rage qu'il n'appliqua jamais qu'aux chiens que la meute refusait d'intégrer. Frank grimpait dans un arbre et scrutait cet horizon avec une longue-vue empruntée à Chacier le garde-chasse qui avait vécu en Afrique et en Chine.
Quelqu'un entra. C'était Qand.
— Janver ! dit-il. Vous ne portez pas le masque réglementaire. Je note !
— Je peux expliquer ce manquement... couina Janver.
— Pas manquement. Défaillance, renchérit Frank qui s'appliquait à respecter les données hypothétiques de l'enquête en cours.
Qand lui flatta le museau.
— Qu'est-ce que vous trouvez ? demanda-t-il en s'accroupissant.
— On ne trouve pas, grogna Janver. On cherche.
— JE cherche, minauda Frank. Vous, vérifiez !
Qand lui flatta encore le museau.
— Comment vous sentez-vous, Frank ?
— Un peu...
— Je comprends. La mort...
— La mort n'existe plus, plaisanta Janver. Trouvez un autre mot.
— La mort existe quand elle n'existe plus et seulement à cet instant précis de notre existence, récita Frank.
Ils l'ont reconstruit avec des fils télégraphiques, pensa Janver. Qand palpa le mur et secoua sa tête de limace. Il laisse sa trace lui aussi. Sa main connaît l'endroit. Ils se passent sur le corps les uns les autres et moi je suis seul au monde sans possibilité de me reproduire aussi facilement.
— On avait fait du bon travail, dit Qand dont les commissures suintaient. J'y étais. Vous ne pouvez pas comprendre, Frank. C'était... c'était la préhistoire. On avait un peu l'aspect d'hommes des cavernes. Pas très propres sur nous et facilement susceptibles. Mais on nous respectait et pour nous le prouver, on nous payait grassement. Vous a-t-on déjà payé grassement, Frank ? On ne peut pas cacher éternellement que cela procure un plaisir hors du commun, encore plus intense que l'envoi au septième ciel par la plus intense des filles de joie. On a fini par s'amuser et ils nous ont propulsés à la tête de l'organisation dont nous avions fondé le langage. Ne m'enviez pas, Frank, votre heure n'est pas venue de votre vivant, elle s'annonce parce que vous êtes mort. Nous connaissons cette logique, faites-nous confiance.
Frank souriait béatement comme un enfant de chœur qui se laisse avoir par l'encens que l'officiant propulse rituellement.
— Je n'envie personne, dit-il. Je prie.
Qand ne cacha pas sa satisfaction. Heureusement, il tournait le dos à Janver pour lui signifier son insignifiance métaphorique. Janver n'en souffrait pas. Il savait ne pas souffrir du mépris. Il ne souffrait que de l'humiliation. Il se sentait capable de tuer pour punir l'humiliateur, mais il n'avait rien tenté contre le comte, à part un coup de fusil accidentel. Frank avait assisté aux deux scènes, celle du coup parti par inadvertance alors que Chacier avait interdit de toucher au fusil pendant qu'il allait uriner derrière la poterne, et celle où le comte prêchait l'usage de l'intelligence devant un auditoire domestiqué qui assistait au spectacle des cuisses flagellées avec une attention si soutenue que Janver en conçut pour la domesticité une haine tenace qu'il cultivait encore pour ne pas oublier.
— Le masque, fit Qand sans se retourner, vous devez opérer sous le masque, même en présence de vos supérieurs. Vous êtes un pet de lapin, Janver. Si vous n'étiez pas...
Janver s'était bouché les oreilles avec ce qui lui tombait sous la main. Frank retira ces immondices désintégrées par ses soins depuis une heure qu'ils s'activaient ensemble à la surface du mur.
— On va rentrer, dit-il.
— Dans le mur !
Frank caressa la joue humide de son compagnon.
— Qand a filé quand vous l'avez menacé de licenciement, dit Frank qui touchait une surface tendue à l'extrême.
Janver se rasséréna. Qu'est-ce qui puait autant ?
— Mes giclures, dit Frank. Désolé. Je gicle une espèce de sperme qui n'en est pas. Je ne sais pas si les morts peuvent se reproduire.
— Ça m'étonnerait, dit Janver qui revenait à lui sous les caresses.
— Hautetour n'a pas lésiné sur les moyens.
— Vous le croyez capable de comploter à son profit ?
— Je parlais de l'agent S., un morceau de choix !
— Badineur !
Ils se renversèrent mutuellement dans les pans de murs que Qand avait fait tomber sans inquiéter la surveillance. Leur rire ravissait une lointaine observation de leurs mœurs.
— Je n'arrête pas de penser à l'enfant que j'ai été, dit Janver.
— Ça me remonte si souvent que j'en perds la boule, dit Frank. Mais quel sens accorder à l'enfance d'un mort qui, pour le coup, ne peut vraiment plus y revenir dans les petits souliers du vieillard qu'il n'est pas devenu ?
— Ils ont maintenant un merveilleux moyen de supprimer la vieillesse.
— Merveilleux ? Ce ne sont pas des rimeurs ! Ils ont un projet. L'envahissement par l'accès aux biens de consommation. C'est enfantin.
Janver ne recevait plus rien. Il s'étendit dans les fibres et les cloaques informatiques qui jonchaient le pied d'un lit.
— Ils provoqueront la mort pour qu'on ne vieillisse plus, commenta Frank qui recevait toujours des informations optiques.
Ses yeux clignotaient comme deux étoiles dans un visage en instance d'infini. Il ne pouvait pas nier que c'était l'enfance qui revenait. Janver se mit à l'envier, ce qui lui arracha un morceau de chair qui se mit à le vriller dans une douleur atroce.
— Ça va aller, chantonna Frank. Ce n'est pas de la douleur.
— Qu'est-ce que c'est ? Je souffre horriblement.
— Je n'ai jamais compris qu'on puisse trouver les mots exacts de la douleur au moment même où on en est le sujet délicat.
— C'est horrible. Ce n'est peut-être pas le bon mot, mais je souffre.
— Ils vous accorderont la mort si vous démontrez l'utilité de vos propositions. Une fois mort, ils vous conduiront en Enfer pour que vous n'en parliez plus.
Janver se recroquevilla. Il tentait de monter sur le lit, mais Frank le retenait au niveau du sol. Le mur qui giclait s'illuminait maintenant comme un générique de film qui promet des sensations inoubliables. La chair le vrillait lui aussi. Janver ne reconnaissait pas cette chair. Ses yeux portaient à moins de deux mètres. Au-delà de cette distance fatidique, il distinguait un monde en formation constante. Il montra l'œil de verre à Frank qui l'examina attentivement.
— C'est une sacrément chouette imitation de l'œil biologique.
— Seulement, il ne fonctionne pas comme un œil biologique. C'est une agate, rien de plus. Qu'est-ce qu'ils ont fait de mon œil valide ? Je ne vois pas ce que je devrais voir logiquement.
Il voyait le monde. Frank le voyait aussi et ça lui fichait encore une sacrée trouille, comme si l'enfant était encore possible dans les moments de lucidité. Il poussait la merde connectique avec ses pieds, s'appuyant sur ses coudes plongés eux-mêmes dans les cristaux de sa nouvelle existence. Janver l'admira.
— On va rentrer, dit Frank qui sacrifiait momentanément son désir de connaissance au profit d'une amitié qui avait ses racines dans une enfance commune.
— Dans le mur ! répéta Janver.
Il craignait les murs, leur intérieur structuré, leur au-delà imaginable, les voisinages inattendus. Chez lui, il ignorait les voisins. Il ne les saluait même pas. Il descendait les poubelles quand c'était son tour. Les hommes étaient exemptés des travaux ménagers comme le balayage, la serpillière et le dépoussiérage. C'était dans le contrat. Les femmes luttaient pour employer d'autres femmes. Les hommes ne voulaient pas payer. Non, Janver ne souhaitait pas entrer dans leur jeu. Il y aurait perdu l'évidence de sa différence. Ne jamais masquer les évidences. Elles nous protègent des apparences. Je ne suis pas ce type noir et rabougri que vous croyez parce que je respecte scrupuleusement les termes d'un contrat qui n'est pas révisable comme la loi.
— Que je leur ai dit !
— Vous avez bien fait, dit Frank. C'est sacré, la vie quotidienne. Je suis avec vous. Du moins sur ce plan. Voulez-vous qu'on rentre ?
— Dans le mur !
Frank se leva puis souleva Janver. Il jeta un regard circulaire. Ils avaient travaillé comme des porcs. Il y en avait partout. Qand avait fini par arracher la tapisserie qu'ils avaient pris si grand soin de conserver intacte, et des morceaux de murs s'étaient écroulés, mettant à nu une structure en réseau d'une complexité visible à l'œil nu même pour un néophyte comme Janver.
— Mais où avez-vous donc appris tout ça ? gémit Janver qui ne tenait pas sur ses jambes.
— Je ne l'ai pas appris, dit Frank. Ils me l’ont inculqué. Mais quelque chose a foiré dans la cohérence et je me suis retrouvé flic. On ne choisit pas.
— À qui le dites-vous !
Dans l'ascenseur, Janver éprouva les géométries vectorielles d'un vertige qui ne cessa qu'avec l'arrêt de la descente. Ils passèrent sans s'expliquer devant les gardiens qui étaient plantés à équidistance dans le vestibule. La rue leur sembla imaginaire.
— Et elle l'est peut-être, s'inquiéta Frank.
Il avait perdu ses repères de prédateur pour se retrouver dans la situation de la proie. La circulation coulait du pont vers les artères. Rien en sens inverse. Ils le prirent parce que c'était dans ce sens que Janver habitait. Frank avait ordre de ne pas le quitter d'une semelle. Il se rassura quand il constata, une fois sur la chaussée du pont, qu'il avait regardé la circulation dans le mauvais miroir. Elle avait bien lieu dans les deux sens, et il n'aurait su dire à l'avantage duquel. Les passants les frôlaient comme s'ils étaient porteurs d'un antivirus. Les maladies décimaient l'esprit depuis qu'on pouvait les feindre.
— Ne les regardez pas, dit Janver. Je passe tous les jours sur ce pont et je ne les regarde jamais. Ils vous trouveront étranges si vous changez mes habitudes.
Frank approuva. Janver voyait juste malgré ses problèmes de myopie. Ils passèrent le pont et descendirent sur les quais. Les immeubles surplombaient une allée de gravier soigneusement ratissée. Frank ne s'intéressa pas aux jeunes filles qui sortaient d'un collège. Janver en était tourneboulé, instable jusqu'au crash qui eut lieu en plein passage clouté, au milieu d'une foule qui regagnait ses pénates à l'heure du journal télévisé. Ils arrivèrent eux aussi juste à temps. Un journaliste bien fringué et rasé de frais, presque une gueule d'amour, refaisait l'histoire pour expliquer les évènements contemporains avec la complicité d'un spécialiste incontestable secrété par une Université imprenable. Janver avait renoncé à ces assauts. Il ne prenait que le temps d'écouter. Il ne contestait pas non plus. Il tombait amoureux du journaliste si c'était une femme et s'étonnait de l'aimer malgré tout si c'était un homme. Dans cet univers clos, il n'y avait pas de vieillards ni d'enfants. Frank n'avait pas poussé l'analyse aussi loin et il se rasséréna à l'idée que Janver pouvait quelquefois en savoir plus que lui sur des sujets qu'il avait peut-être tort de négliger relativement à son autoformation réglementaire. Mais maintenant qu'il était mort, sinon pour les autres du moins pour lui, tout cela n'avait sans doute plus aucune espèce d'importance. C'était du flan.
Janver servit un petit repas composé de bouchées qu'il sortait du frigo.
— C'est des sushis, s'étonna-t-il.
L'ignorance de Frank l'instruisait sur les exigences du système.
— Des chichis ? C'est bon ! déclara Frank.
Et il en enfourna une poignée tandis que Janver se servait de baguettes.
— C'est quoi, ces pincettes ? dit Frank dans la purée d'algue et de riz parfumée au thon.
— C'est pas des pincettes, dit Janver, c'est des baguettes. C'est moi qui...
Les doigts de Janver tentaient d'expliquer le truc.
— Fortiche ! s'écria Frank.
Il avala un verre de chose et s'en mit jusque-là de machins qui venait d'Orient avec un goût qui lui rappelait les mûres de son enfance.
— On va passer du bon temps puisqu'ils veulent nous en priver, dit-il en récupérant sur sa chemise des atomes de saveurs.
— Ils n'empêcheront rien si c'est ce qu'ils veulent, Frank.
Il ne pouvait pas en être autrement, mais Frank aimait bien s'illusionner un peu de temps en temps, surtout si c'était pour découvrir des choses dont il n'avait même jamais eu idée.
— Ces salauds d'Orientaux ne renonceront jamais à leurs traditions, récita-t-il.
— Ils sont déjà dans l'imitation et ça les rend nerveux, dit Janver.
— Vous croyez ? Ça me rassure. Je n'ai aucune envie d'aller à la Mecque, moi. Des fois qu'on m'y obligerait.
— Ils n'obligent personne. Ils se sacrifient à une idée qui en vaut une autre.
— Hum ! dit Frank. Ça durera ce que ça durera.
— En effet, ça ne durera plus longtemps, dit Janver avec une pointe de nostalgie.
Frank était repu. Il se laissa aller dans les coussins. Il était loin le temps. Janver comprit que ce temps n'était plus le sien. On croit se rencontrer et on parle d'autre chose. Ce n'est pas à cause de la télé.
Il n'eut pas fini de le penser que le comte fit irruption. Il possédait la clé. Janver n'avait pas pu lui interdire de la posséder comme il possédait tout ce qu'il possédait. Il, c'est lui et moi, c'est lui.
— J'en apprends de belles ! fit le comte dont la cape vola au-dessus d'eux comme un oiseau de mauvais augure.
Il se jeta dans le divan en réclamant un cigare.
— Omar a disparu et refuse de se montrer, dit-il en craquant une allumette.
— Comment ça ? dit Frank qui avait la nausée.
— Il est parti avec la caisse.
Frank et Janver se levèrent comme un seul homme du temps des grandes guerres mondiales.
— Mais ce n'est pas lui, Papa !
Le comte lâcha un nuage puant dans le ciel qu'il méprisa d'un regard expert. Ces tôles le dégoûtaient. Mais Janver avait déserté le château pour toujours.
— C'est lui, dit-il. Il s'est tiré avec la caisse. Elle contenait, m'a expliqué le baron, de quoi nourrir une armée entière. J'imagine la somme. Une fortune !
Les enfants étaient abasourdis. Ils se consultèrent du regard.
— Je fais la commission, dit le comte. Hautetour vous met au parfum. Il dit que vous saurez ce qu'il faut en penser. Moi, je me tire, j'ai un rendez-vous.
Il disparut, laissant le gros cigare dans le cendrier. Frank s'en empara comme s'il s'agissait d'un objet de privation constante. Il tira une bouffée qui rejoignit au plafond les volutes incandescentes du comte. Un tournoiement pareil ne pouvait que le ravir. Il oubliait facilement s'il venait d'entrer en possession, le temps d'une combustion lente, de ce qui lui était interdit. Janver était sidéré comme au seuil d'une hallucination. Ses mains tenaient une tête vacillante.
— Ils croient que c'est Omar qui a piqué la colocaïne, bredouillait-il.
— J'ai dû me gourer dans les épissures, dit Frank que le cigare finissait d'étourdir. Ça m'arrive. Formation incomplète. On m'a privé de conclusions. J'agis en conséquence.
— Nous avons le devoir...
— Ya pas de devoir qui tienne. J'ai sommeil.
— Compte tenu de ce que nous savons...
— Ton Papa va voir les putes. Encore une privation. Il devrait les amener ici et les oublier dans le cendrier. Où est le lit ?
Janver demeura seul dans le living devenu immense par excroissance des probabilités.
— Demain on ira chercher un masque, dit la voix de Frank sous les draps. Ils en ont de rechange. Ça ne servira pas à grand-chose, mais tu n'auras plus Qand sur le dos. Aliiiiice !
Je me fiche de ce qu'il pense de mon père. Je ne me fiche pas de ce que mon père répète par habitude de la répétition. Je suis moi et je veux être lui. Omar n'a pas disparu. Je connais Omar. C'est un ami. Il comprend que Papa se donne à des putes. Il aimerait que Papa change d'attitude à mon égard. Il n'a pas connu ma mère, sinon...
— Aliiiiiice ! Au lit ! Alissoli ! Alissoli ! Alissoli ! Alissoli ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah !
Chapitre XIV
— Vous vous trompez, dit le comte. Les gens d'ici ne sont pas les bouseux ni les salopiaux que vous décrivez — ce qui ne marche pas ici, ce sont les pouvoirs publics — la constitution de la Ve République nous a PRIVÉS de la séparation des pouvoirs — c'est sans doute une bonne idée pour la France — c'en est une très mauvaise pour une petite terre comme l'Aure — et ce n'est pas la seule terre qui souffre de ce dictatorialisme — ici le juge est aussi bien un flic qu'un politicien — le politicien juge aussi bien que le flic se mêle des affaires sociales — vous vous en prenez aux gens parce que vous n'avez pas assez réfléchi — ce ne sont pas les gens qu'il faut accuser de la tristesse de l'Aure — ce sont les structures !
Bon — faudra éviter de discuter potins avec le comte — surtout qu'on a décidé de parler sexe — mieux : on va le faire — on a toute la nuit pour ça — on est en train de filer à cent à l'heure sur une petite route dangereuse à bord de la Roll'Royce vert olive du comte qui nous amène passer la nuit dans son château —
En sortant du SUKIYA, j'ai juste fait une remarque à propos de ce sale petit pays et le comte, le pied au plancher, s'est mis à nous expliquer les mille et un secrets de cette terre courage — Marcel jouait avec l'allume-cigare qui clignotait entre ses doigts et le comte le lui arrachait de temps en temps pour rallumer son cigare récalcitrant — moi j'avais choisi de sauter sur les fauteuils — que j'avais pour moi toute seule — je me demandais, sans y penser vraiment, si c'était sur ce cuir que j'allais me faire baiser — c'était mou, plein d'odeurs qui ne rappelaient rien, ça craquouillait un peu sous mes fesses — les bulles se cognaient encore contre mon crâne et je ne me suis pas aperçue tout de suite que je saignais —
Je poussai un cri d'horreur non pas parce que je salissais les cuirs mais parce que j'ai craint que ça ne devienne douloureux — le comte a jeté un coup d'œil dans le rétro — Marcel s'est retourné en posant une question à laquelle je ne manquerais pas de répondre mais en attendant je voulais absolument douter de l'origine de cette hémorragie — mais entre une femme et un fauteuil — hein ? — Qu'est-ce qui peut bien saigner — ça ne sentait rien ça ne faisait pas mal — le cuir crissait encore sous mes fesses et il continuait de ne rien me rappeler au niveau de son odeur — j'ai fini par dire : je saigne n'ayant pas osé crier encore une fois — ce qui aurait contraint Marcel à reposer la question — et recontrainte moi à ne pas y répondre d'une manière aussi directe.
— Elle saigne ? — répétait le comte en levant le pied — elle saigne d'où ? demandait-il.
— Du trognon ! hurlai-je quand j'ai senti arriver une douleur du fond de mon ventre — merde !
La Roll'Royce a pilé sur place au milieu de la route et le comte était maintenant debout sur son siège et Marcel était toujours retourné et il grimaçait étrangement.
— Ben oui quoi je saigne et j'ai terriblement peur que ça me fasse mal.
— Que ça me fasse mal ! murmura le comte et il remit le moteur en route —
L'accélération stoppa net l'hémorragie.
— Je saigne plus.
— Tu es sûre que c'est ça ? demanda Marcel avec cette tonalité de franche méconnaissance des mystères de la femme.
— Forcément qu'elle en est sûre ! s'écria le comte en pimponnant à l'entrée du château —
Les pneus firent un boucan de tous les diables dans les graviers de l'allée et la Roll'Royce s'arrêta le museau contre la première marche de l'escalier qui montait vers l'entrée — je sortis d'un coup du carrosse et m'accroupis dans le gravier — je pissai un peu par-dessus le marché.
— La soirée est foutue ! grommela le comte.
— Pas si foutue que ça ! fit Marcel en me regardant —
Je ne pouvais tout de même pas lui sourire — j'avais l'air d'une chieuse.
— Ça vous plaît ? fit le comte amusé.
— Pas mal oui.
Encore une information intéressante sur la vie sexuelle de ce clown — les hommes ne sont jamais ce qu'on croit qu'ils sont — ils finissent toujours par ressembler à ce qu'on déteste le mieux — la sodomie, la fellation, le fouet, bon — mais alors se régaler parce que je pisse le sang et que j'ai l'air d'une chieuse !...
— Je pouvais pas prévoir, dis-je en guise d'excuse.
— Souvent on peut, dit le comte en actionnant la serrure de la porte du château .
— MOI JE DIS QU'ON PEUT PAS ! —
Je prends le mouchoir que me tend Marcel, je le tirebouchonne et je me ferme une fois pour toutes — j'ai rien sur moi — je fais comme je peux.
— Quelqu'un peut-il me ramener à la maison ?
— À la maison ! Vous n'y pensez pas ! s'exclame le comte. On est venu ici pour s'amuser et on s'amusera.
— Et on s'amusera à quoi ? dit Marcel.
— Vous avez bien commencé ! Vous...
Marcel ne peut pas dire le contraire — on voit bien qu'il commence à s'amuser — son burnous fait une bosse sous son ventre — je ne l'avais pas encore vu commencer à s'amuser — et bien on y est —
On entre dans le château où il fait froid comme dans un frigo — le comte actionne une petite loupiotte qui éclaire à peine l'escalier.
— On va monter, dit-il, dans ma chambre il fait chaud. Vous voulez de l'alcool ?
— Au point où j'en suis, qu'est-ce que je peux vouloir de plus ?
Il disparaît dans une petite porte qui reste ouverte dans une plus grande et je me demande si ce sont des portes russes mais on ne voit pas grand-chose — on est dans un hall avec des portes tout autour et un escalier tout au fond — je grelotte, mais j'ai toujours ma petite chaleur entre les cuisses — c'est déjà ça — enfin ! Marcel s'amuse, le comte a l'intention de s'amuser et moi, pour pas changer, je vais picoler jusqu'aux pommes — c'est une semaine qui commence bien !
Le comte réapparaît avec une bouteille dans chaque main et une troisième sous le bras — en montant l'escalier, j'en vois une quatrième dans la poche de son veston — je suis en train de chercher la cinquième quand une bouffée de chaleur me calcine le devant du corps — il vient d'ouvrir la porte de sa chambre — et on voit un grand nègre vêtu de blanc qui active un énorme soufflet dans une gigantesque cheminée où pétaradent deux troncs d'arbre — quand il nous voit, il sort de la cheminée, pose le soufflet sur son support et passe devant nous en saluant — le comte le remercie aimablement.
— C'est mon domestique — je l'ai choisi noir à cause de la livrée blanche !
Il rit — Marcel aussi rit — lui il s'en fout de l'esclavage, il est Américain.
— Si on se mettait à l'aise ? dit le comte en alignant les bouteilles sur un guéridon —
À l'aise, je ne le serai pas — je ne veux pas jouer à la bouteille qui se vide sur la table je ne veux pas gâcher la soirée en remplissant les verres de mon propre sang — je ne peux même pas m'asseoir sans faire de cochonneries — cependant, le comte m'indique un superbe fauteuil de cuir et de bois
— Puisque ça fait plaisir à Marcel —
Qu'est-ce qu'il lui ferait plaisir à lui ? — Il le dira plus tard — bon d'accord : ne gâchons pas la soirée avec des questions en avance sur l'emploi du temps — d'ailleurs c'est lui le maître de maison — il n'y a pas de maîtresse — j'aurais pu jouer ce rôle — mais j'ai une cicatrice impitoyable — et le temps n'arrangera rien.
— Si on buvait ? propose Marcel qui n'arrête pas de me reluquer —
Le burnous palpite et je n'arrive pas à mesurer — j'aime bien mesurer avant de commencer — non pas pour humilier — ni pour refuser en cas de gigantisme — j'aime bien me rendre compte en faisant parler les chiffres — pour le moment le burnous fait un pli sans signification mesurable —
Le comte d'un bond débouche une bouteille et remplit les calices — c'est n'importe quelle gnôle et je m'en fous — c'est de la gnôle du commerce — c'est presque doux — ça n'arrache rien — il faudra que je boive beaucoup — c'est pas bon pour l'hémorragie mais qu'est-ce qui est bon pour l'hémorragie — une meilleure situation financière — y a des chances — mais je ne me plains pas — je suis en train de faire la fête dans un château — le comte est aimable et il distille son accueil avec une science qui m'intéresse — je ne sais pas si je vais tout comprendre — mais je promets de faire l'effort.
— Est-ce que ça saigne toujours ? demande Marcel.
— Ça ne s'arrêtera pas cette nuit, dit le comte.
— Je gâche toujours tout, fais-je en m'avachissant sous l'effet d'une rasade qui me dégouline encore dans l'œsophage.
— Mais qu'est-ce qui est gâché ? dit Marcel.
— Rien — c'est vrai que toi ça te fait bander — et si tu la montrais un peu, la bite que tu t'es promis de me fourrer dans le cul ?
— Oui, dit le comte. Montrez-nous. On est là pour ça.
— On est là pour quoi ? dit Marcel.
— Tu vas pas te faire prier !
Bon n'en parlons plus — il faut boire encore — mais attention à l'esprit — il pourrait bien s'évaporer avant que ça commence — c'est toujours ce qui m'arrive — je bois je bois et puis tout fout le camp et je ne sais même plus si j'ai eu droit à l'amour — mais je ne peux pas m'empêcher de faire taire mon cerveau — il me parle tout le temps — il me parle jusqu'à ce que je tombe — alors là il ne parle plus — mais je ne sais pas où je suis — je ne me pose même pas la question — autrement je me dis que je ne suis allée nulle part — j'ai simplement tout raté.
— Et vous monsieur le comte ! dis-je en essayant de sourire.
— Oh ! Moi, c'est une autre affaire.
— Une bonne ou une mauvaise ?
— Les Vermort sont montés comme des taureaux, vous verrez.
Encore une chose que je risque de rater — à force d'attendre, je passe à côté de tout — je ne sais pas attendre — il faut que je boive.
— Et quel est le programme ? dis-je, espérant que ma question aille bien au-delà de sa signification.
— Vous avez parlé de l'enculer, dit le comte à Marcel. Est-ce qu'on peut voir ça de plus près ?
— C'est ça votre truc ! fait Marcel qui se met à manquer de politesse.
— Non, dit le comte sans se démonter, mais je croyais que c'était le vôtre.
Je fais donc voler ma jupette dans les lustres et, le ventre bien calé sur l'accoudoir de cuir, je compose une belle fleur violette entre mes fesses —
— Putain que c'est beau ! s'écrie le comte —
Et il se lève et s'approche, se baissant pour voir vivre la petite fleur que je cultive.
— Dommage pour le reste ! dit-il à voix basse, mais à bien l'entendre, il n'a pas l'air déçu par ma culture — venez voir ! lance-t-il à Marcel.
— Je vois très bien d'ici.
— Et ça ne vous inspire pas ?
Je regarde Marcel bien dans les yeux — ça l'inspire c'est sûr — mais le comte l'énerve — il n'aime pas les aristocrates — alors je me relève, je fais sauter le bouchon et, écartant les cuisses de danseuse dans un grand écart écarlate, je m'assois sur l'accoudoir et je souris bêtement en attendant les commentaires.
— Ça c'est beaucoup mieux, dit Marcel.
— Un peu dégoûtant tout de même, dit le comte.
— On est pas obligé d'être d'accord !
C'est la guerre — mais c'est exactement ce qui pouvait m'arriver de mieux — le comte adore mon cul sans y toucher, ce qui n'est pas un mince avantage — et Marcel se régale de mon ouverture maculée de sang — ce sont deux chouettes types que j'ai envie d'aimer — si ça continue comme ça, je peux refermer la bouteille de l'oubli —
— Je n'ai pas dit que je m'intéressais à son cul, dit le comte en retournant dans son fauteuil où il allume un cigare —
Ah bon ? je croyais !
— La petite fleur de son cul est la plus belle que j'ai jamais vue — poursuit le comte en agitant son cigare et je me mets à observer les volutes qui singent ses paroles dans l'air qui monte.
— Et qu'est-ce qui vous ferait plaisir ? demandai-je avec ma petite voix de pute qui veut à tout prix faire affaire.
— Oh ! ce qui me ferait plaisir ! —
Et le v'là qui ferme les yeux, le coude sur l'accoudoir et la tête sur le repose-tête, ses doigts roulant le cigare qui grésille et crachote ses volutes verbales qui montent, qui s'étirent, qui changent et que l'ombre du plafond finit par absorber — il faut deviner ou quoi ! —
Il a rêvé deux minutes dans cette position — et puis le cigare lui a brûlé les doigts — et il a ouvert les yeux en hochant la tête pendant une minute qui m'a semblé une éternité — et deux minutes plus tard, vêtus de peaux d'ours qui sentaient la moisissure, on était avec lui dans la salle de torture du château.
*
Le comte s'est tout de suite foutu à poil — il faisait terriblement froid et il avait la chair de poule — je ne sais pas pourquoi, je n'ai pas regardé sa bite — j'avais vraiment pas envie de jeter ma peau d'ours puante — mais si j'étais payée pour ça, hein ?
— Sans chauffage, ça va être dur, fait Marcel en reniflant.
— Qu'est-ce qui va être dur ? demandai-je un peu inquiète —
Autrement dit : qu'est-ce que je dois faire pour vous faire plaisir ? —
Le comte alluma diverses ampoules qui jetaient une lumière trop blanche — les instruments et les appareillages apparurent dans toute leur splendeur.
— C'est un musée ! s'écria Marcel —
Mais le comte avait l'air pressé — il ne fit pas de discours — il parla vite de deux ou trois instruments qu'il n'actionna même pas, se contentant d'en décrire brièvement les effets et l'assouvissement recherché — Marcel haussait les épaules — je ne sais pas si à ce moment-là il avait encore envie de m'enculer — en tout cas il ne bandait plus — moi je saignais toujours.
— On a vraiment pas le temps de tout regarder, dit le comte sur un ton d'excuse. Est-ce que vous voulez essayer quelque chose ? Ce sont de vieilles machines, mais elles fonctionnent toutes à merveille. Je les ai restaurées moi-même. Elles avaient beaucoup servi ET PUIS l'oubli a fini par les rendre inutilisables. Mais je les tirées de là. Avec quelle patience, je vous prie de le croire ! Et dans le plus grand secret ! Un pareil musée ferait fureur à Paris. Pas en tant que musée bien sûr. Ce serait une sacrée salle de restaurant, trouvez pas ? —
Le comte avait le sens des affaires ou ne l'avait pas — il tremblait de froid en nous disant cela et je n'avais vraiment pas envie d'en faire autant — jusque-là, je ne peux pas dire qu'on ce soit vraiment marrés — j'ai joué la pute, j'ai exhibé mes cadeaux, j'ai fait tout ce qu'on m'a dit, j'ai pas bu jusqu'à la mort — tout de même, qu'est-ce que j'étais réglo cette nuit-là — et la peau d'ours me faisait de douces démangeaisons sur les épaules tandis qu'une petite flaque de sang clapotait en silence sous mes pieds — malgré tout, mes deux bites étaient dures comme du bois et j'avais sacrément envie de les enfoncer dans la chair du premier venu — ce truc-là me prenait à la gorge et je respirais avec la régularité d'un yogi — j'avais vraiment envie de m'envoyer en l'air — mais c'est pas facile — avec une petite fleur anale qui supporterait pas l'introduction du petit doigt de la main — avec une cicatrice béante à la place du sexe — et trépignant dans ma flaque cellulaire entre un nègre qui a froid et un comte qui hésite.
— Moi j'ai envie d'essayer l'estrapade — histoire de passer le temps — avec l'espoir de provoquer quelque chose.
— Tu es folle dit Marcel —
Mais le comte trouve l'idée très bonne et il me lie les mains dans le dos et le fumier ! — une fois que mes mains sont bien attachées — il m'arrache ma gentille peau d'ours et je me mets à avoir froid comme un glaçon — ensuite il enfile le crochet dans la corde qui m'empêche de me servir de mes mains — et je me sens soulevée dans les airs — je suis soulevée — puis la douleur éclate dans mes poignets — puis dans les épaules — je hurle comme une folle — et tout d'un coup je redescends — je ne redescends pas — je tombe — sur les genoux — sur une épaule — un choc dans la hanche — je me crois morte — et je remonte aussitôt — encore plus haut — je crie tout ce que je peux crier — et cette fois je redescends doucement — j'entends Marcel qui engueule le comte — le comte qui ne dit plus rien — qui est déçu — je ne suis pas faite pour la douleur — pour moi l'amour c'est du cinéma — et le cinéma, c'est une bite qui se lève et qui me fout la paix au niveau de la douleur et de l'enfantement —
Marcel me détache — il me dit qu'on ferait mieux de partir — que ce type est un fou — je me pelotonne dans ma peau d'ours — j'ai cessé de saigner — une bonne chose que ça arrive maintenant.
— C'est pas comme ça que je vois les choses, dit Marcel qui insulte le comte.
Moi je change — je ne les vois pas vraiment comme ça — mais je dois reconnaître que j'ai bandé — j'ai mal à mes deux bites — il faut les mordre pour que ça me passe — je dis que j'ai envie de m'amuser, pas de discuter du bien-fondé de ces pratiques sexuelles.
— TU AVAIS PROMIS DE M'ENCULEr — OÙ EST TA BITE ?
Et j'essaie de soulever le burnous — mais Marcel me saisit par les poignets — et il me dit qu'il en a assez — qu'il vaut mieux rentrer — et même il s'excuse auprès du comte de l'avoir dérangé — il est fatigué — il a des problèmes avec sa femme — il en a pas avec moi — alors pourquoi tout ce cinoche — pour rien ! — Pour faire chier le monde ! — Le monde, c'est moi et le comte — il sort et commence à remonter l'escalier dégoulinant d'humidité — le comte est calme — il referme la porte, actionne la clé et le pêne fait un boucan de tous les diables — on entend Marcel qui redescend précipitamment puis plus rien — on dirait qu'il attend derrière la porte — qu'est-ce qu'on fait en attendant qu'il se mette à chialer ?
Le comte me montre sa machine préférée.
— C'EST UNE MACHINE À ÉCARTELER DONT J'AI OUBLIÉ LE NOM — APPELONS-LA LA VEUVE — ÇA RAPPELLERA LE BON VIEUX TEMPS —
Je l'aide à remonter un énorme ressort et il enfile une cale dans l'engrenage qui se met à vibrer sous la tension — et puis il m'explique comment attacher les liens à ses poignets et à ses chevilles — je comprends tout — forcément c'est simple — je demande si c'est pas dangereux — je veux assassiner personne — il m'explique qu'il a calculé la tension du ressort — il l'a adaptée à la limite de ce qu'il est capable de supporter — il supporte beaucoup — faudra pas que je m'inquiète — surtout ne pas ouvrir la porte à cet imbécile de nègre — de toute façon, on ne peut rien faire pour arrêter la machine — elle s'arrête toute seule — il a tout calculé — mais il ne veut pas souffrir dans la solitude — il a besoin d'un témoin — est-ce que je veux bien être ce témoin — il me paiera bien — alors...
Je suis en train de boucler les liens sur ses chevilles lorsqu'il se met à bander — pas d'un coup — lentement son ver se tortille, bat la mesure, monte, redescend un peu — est-ce qu'il maîtrise son truc ? — Non, il continue de parler pour m'expliquer — je dois bien faire la boucle sinon ça ne marchera pas — il a tellement envie que ça marche — et je m'applique, tirant la langue comme une écolière — je sens les battements de mon cœur jusque dans mon cul — je suis émue jusqu'aux orteils, je sens que je vais jouir comme jamais —
— Ça me semble bien fait ! dis-je enfin en jetant un coup d'œil envieux sur sa bite qui s'entoure de veines.
— Je crois que c'est parfait, dit-il. Maintenant enlevez la cale et ensuite faites ce que je dirai. Le ressort se détend lentement. Au début, la douleur sera lointaine — elle n'existera pas vraiment — je pourrai vous parler et entendre tout ce que vous me direz — et surtout, mon amour, LAISSEZ-FAIRE la machine jusqu'au bout !
Il m'a appelée son amour — c'est toujours ce qu'ils disent en se glissant entre mes cuisses — est-ce que je vais le croire, lui ? —
J'enlève la cale — l'engrenage sursaute, ne bouge pas — je regarde le comte d'un œil inquiet — ça ne marche pas — il sourit :
— C'EST NORMAL AU DÉBUT — ÉCOUTEZ LE RESSORT ! —
Et je l'écoute — il grince doucement — c'est parti mon quiqui ! — Et Marcel qui écoute aux portes ! — Je l'imagine l'oreille collée au trou de la serrure où la clé fait de l'ombre à son imagination — le comte émet un premier gémissement — je dis :
— ÇA VA ! —
Et aussitôt je me sens stupide — il faut que je m'apprenne à ne pas poser de question — ce type-là n'est pas en train de souffrir — il va à la rencontre du grand plaisir — moi, je l'aide.
*
Lundi matin, deux heures avant le lever du soleil — je suis à genoux entre les jambes du comte hurlant de douleur — la bouche pleine de sa bite monstrueusement bandée — sur ma langue je sens les veines gonflées à l'extrême — le sang tape même dans ma tête — et Marcel joue du tambour sur la porte qu'il voudrait défoncer — mais pourquoi ne se barre-t-il pas ! —
Le comte a fini de hurler comme tout à l'heure, emplissant ses poumons et les vidant jusqu'au dernier atome d'air — maintenant il suffoque crache éructe avec de la bave — le ressort se détend toujours — je n'ai plus peur — j'ai eu peur au début, quand il a relevé la tête en poussant un cri qui a réveillé Marcel derrière la porte — il écarquillait les yeux, la bouche montrant toutes ses dents, me regardant parce qu'il savait qu'il ne pourrait plus rien dire — que la douleur s'occupait maintenant de ses poumons — qu'il était enfin entré dans cette douleur qui était sa seule recherche — et c'est à ce moment-là que j'ai eu envie de lui sucer la bite — je l'ai sucée avec toute la douceur possible — mais rien ne voulait en sortir — ça lui faisait peut-être terriblement mal — aussi mal que dans ses articulations déchirées et j'ai continué de lécher cette bite qui demeurait raide et noire — sans qu'il en sorte rien — parce que ce n'était pas le problème — qu'il en sorte quelque chose pour que je me mette à croire avec lui au plaisir — la bite avait mal, terriblement mal, les nerfs à fleur de peau, sensible à la moindre caresse dans une douleur qui s'écartait entre ses cuisses — là où la chair distendue devenait blanche — là où le poil se dressait dans cette blancheur crevée de veines bleues qui étaient toute l'architecture de la douleur — et je n'attendais plus le sperme — je n'attendais plus que ça s'arrête — j'avais l'impression que ça pouvait durer autant de temps que le cœur le voulait — oubliant le ressort qui déroulait son inertie autour des axes et dans la corde qui s'y nouait d'un côté, et qui de l'autre avait rompu la peau jusqu'au sang — mains blanches et noires — doigts recroquevillés comme dans la mort — et la gorge secouée de raideurs et de détentes illusoires — la gorge traversée par le cri, par les morceaux du même cri qui ne s'adressait plus à moi — j'avais fait tout ce que je pouvais — et j'aimais cette bite extrême dans ma bouche tranquille — comme si la douleur avait cessé d'être un spectacle — au cas où je me serais prise pour l'officiante — ce dont il n'avait jamais été question dans l'esprit du comte — j'avais même oublié mon propre sexe — j'étais une excroissance de la douleur — c'est tout le rôle que je pouvais jouer — et j'aurais voulu être belle — mais ça, c'était une autre question.
Et puis d'un coup il y eut un grand claquement dans la machinerie — l'engrenage principal s'arrêta — le corps du comte avait atteint une extrême tension — c'était la limite à ne pas dépasser — puis un claquement plus sourd cette fois entraîna l'engrenage dans le sens inverse — les cordes se détendirent — le corps du comte se rejoignait doucement — il respirait d'une manière atrocement irrégulière — sa bite restait tendue dans ma bouche — il ouvrait les yeux par instant — un dernier claquement mécanique mit fin à la manœuvre — mais non pas à la souffrance qui continuait d'œuvrer dans le corps — irradiant les tendons et les muscles — nerfs échangeant les contradictions — le sperme venait — la douleur était omniprésente — mais la douceur sexuelle n'avait pas cessé d'exister — le sperme envahit ma bouche — le gland augmentant encore de volume — puis je perçus la détente sexuelle — le retour progressif de la douleur — la diffusion des mots dans les nerfs — le comte parla — il me demandait de le détacher — je ne dis rien — j'agissais nue et tremblante — il me dit :
— L'Américain est encore là ? —
Je ne réponds rien.
— Ouvrez-lui la porte. Vous ne pouvez plus rien pour moi. Merci.
Maintenant j'étais accroupie près de la machine — ayant chié doucement la peur que je n'avais pas eu tout à l'heure — je n'avais plus froid — Marcel achevait de détacher le comte, le traitant de vieux fou — il le prit dans ses bras — il souleva ce paquet de douleur sans accorder aucune importance à la douleur et il sortit et remonta l'escalier noir et humide — je chiais toujours — la peur dans les genoux que j'étreignais — le cul à ras du sol effleurant la merde — sentant la chaleur de mon cœur s'évacuer par là — Marcel ne m'avait même pas regardée — j'avais tourné la clé dans la serrure et il était entré d'un coup — le comte lui avait dit :
— Transportez-moi dans ma chambre, vous. Elle ne peut plus rien pour moi —
Qu'est-ce que j'avais fait de travers ? — Est-ce que je n'étais pas en train de souffrir comme tout le monde ?
J'ai récupéré ma peau d'ours puante et je suis remontée dans la chambre du comte où il faisait une chaleur épouvantable — le comte était assis tout nu dans son fauteuil près de la cheminée et Marcel examinait ses poignets meurtris — quand je suis entrée, le comte m'a souri — Marcel ne m'a même pas regardée.
— Le soleil va bientôt se lever, dis-je en m'approchant du feu pour sécher mon cul — je sentais un peu la merde.
— Marcel me dit que vous êtes écrivain, dit le comte, gémissant un peu. Il n'a cependant rien lu de vous.
— On se connaît à peine, dis-je avec froideur.
— Il faudra lui offrir une de vos Œuvres. Il vous connaît mal.
— Moi je commence à bien vous connaître. Est-ce qu'on se reverra ?
— Pourquoi pas ? Il faudra vous montrer discrète.
— Je connais mon métier, dis-je.
Marcel ne desserrait pas les mâchoires — qu'aurait-il dit d'ailleurs ? — Et dire que je n'avais pas la moindre idée des dimensions de sa bite — moi qui savais tout de celle du comte quand elle était dans son élément — j'avais encore son goût dans la bouche — j'aimais ce goût — il faudra que ça recommence — pour une fois, j'ai tout bien fait jusqu'au bout — et pas beurrée en plus — je m'améliore.
— Est-ce que vous avez très mal ? demandai-je au comte.
— J'ai eu ma dose. Tout va très bien. C'est un calcul savant. Mais c'est la première fois que je le fais en la présence d'une femme. Je vous aime.
Ce que je peux être aimée ces temps-ci — je suis en train de changer ou quoi ! — Je sens vraiment la merde.
— Je vais vous ramener chez vous, dit le comte.
— Prêtez-nous plutôt une voiture, dit Marcel. Je vous la ramènerai.
— Je n'ai que la Royce.
— Dans ce cas, dis-je gaiement, nous avons besoin d'un chauffeur !
Le comte s'habilla, grimaçant de douleur — Marcel haussa les épaules plusieurs fois en le regardant — de mon côté, j'ajustais mes volants — on eut vite fait de se retrouver dans le carrosse — Marcel voulut conduire mais le comte prétexta un moteur capricieux et il s'installa au volant — mon sang avait parfaitement séché — je m'assis dessus sans vergogne.
*
Le soleil ne s'est pas encore levé — le carrosse vert olive fonce dans la nuit noire mordant le talus chaque fois qu'une douleur perce les articulations du comte
— Si je prenais le volant, propose Marcel plusieurs fois —
Mais le comte ne tient pas à se faire porter — il refuse obstinément de céder sa place — moi, caressée par le cuir et sentant mes deux bites s'y enfoncer avec tout l'amour que j'ai dans le cœur — je vide la première moitié de la bouteille de gnôle pendant que les deux messieurs se chamaillent — Marcel de temps en temps se retourne — il a l'air inquiet — il a exactement la gueule du type qui comptait pas du tout se retrouver dans cette situation — il m'aime ou quoi ? — J'arrête pas de me poser la question — mais la réponse fait des bulles dans ma tête et je les remplis de gnôle — je vais être jolie en arrivant — si Marcel est décidé à me faire l'amour dans mon lit, sûr que j'en garderai aucun souvenir — et puis ça servirait à quoi que j'en grave les minutes d'extase dans ma mémoire de poivrote ? — Ça servirait à se souvenir, après que le cirque aura mis les voiles et qu'il sera temps de verser un doigt de plus dans le verre — mais y a pas un verre assez grand pour contenir toute ma tristesse — c'est que je la connais ma tristesse — je sais exactement pourquoi je suis triste — et je sais encore plus exactement pourquoi j'ai envie que ça s'arrête — ce que je ne sais pas, c'est ce qui arrive quand ça s'arrête — je n'en sais vraiment rien — j'imagine que je retrouve un peu de ma virginité — putain ! quand je pense que je vais pourrir un jour comme les autres — c'est à cause de cette seule pensée que j'écris — qu'est-ce que j'écris exactement — pas du tout ce que je suis en train d'écrire — mon écriture c'est toujours un mot de plus que les autres — et je remplis le mot — je joue au dictionnaire — je le remplis de sens — de tous les sens qui me viennent à la tête — ça monte là-dedans et ça fait des bulles et je les remplis d'alcool — c'est ça le problème et je me fais pas aider — à quoi bon faire la manche pour un peu de compréhension — j'en ferai quoi de la compréhension — elle serait là toute conne au fond de ma main tendue et je la regarderais exactement comme je regarderais une pièce de monnaie — jouant un peu à pile ou face sans vraiment le vouloir — et finalement la foutant au fond de la poche de mon pantalon de mec — parce que moi je m'vois pas faire la manche en robe — une robe c'est un sac — rien qu'un vulgaire sac dans lequel on met les femmes — pour demander n'importe quoi qui coûte de la honte et du désespoir, faut enfiler des pantalons et une chemise qui te gratouille les deux bites —
Mais je dis des conneries — enfin je les écris puisque c'est ce que tu me demandes — en attendant de vider la deuxième moitié qui suffira à me faire sortir du monde des vivants — Marcel fera ce qu'il voudra si c'est ça qu'il veut — après tout je ne suis qu'une poupée gonflable à l'essence ! — Alors en attendant je les écoute se chamailler à propos du volant — mais soudain le comte file un fameux coup de patin et le carrosse s'immobilise dans la grande ombre, la lumière des phares dans les arbres de chaque côté de la route — et Marcel qui croit avoir gagné — qui ouvre la portière et qui fait le tour de la voiture pour s'installer au volant — le comte qui s'extrait d'un coup de son carrosse et qui fait voler ses vêtements sur le capot — et nu comme un ver dans un froid à arracher la coquille des œufs, le v'là qui grimpe sur le talus, bandant comme un gosse, et nous on essaie de comprendre ce qu'il dit —
Marcel craint le pire — se plante au bas du talus et interroge le comte — moi je sors pas de la voiture, je me pelotonne dans le cuir chaud qui m'enveloppe de ses douceurs — je sais même pas si j'écoute — le comte a envie de chier — ou quelque chose comme ça — et puis jetant un coup d'œil à travers la fenêtre de la portière, je vois le comte qui gesticule tout nu dans la frange de la lumière des phares, et il montre la branche perpendiculaire au-dessus de lui, gueulant quelque chose dont je ne perçois qu'un vague écho — et Marcel qui secoue la tête — qui dit non quoi ! — Qui revient vers la voiture en rouspétant et en se tapant obliquement la tempe du bout de son index outragé — il se met au volant, et le carrosse embraye et le carrosse redémarre sur la route — et je vois l'ombre blanche du comte qui se masturbe sans rien dire en nous regardant passer — je dis :
— C'est con ! —
Mais Marcel en a vraiment marre — il veut rentrer m'enculer et dormir ! — Enfin c'est ce que j'imagine — demain on aura les emmerdements qui arrivent forcément à ceux qui piquent le carrosse d'un comte — on a le temps d'y penser et en attendant, de s'envoyer en l'air comme des gamins — je rebouche la bouteille dans cette perspective — je m'assois comme tout le monde le fait sur le siège arrière d'une voiture, croisant mes jambes et tirant le bas de ma robe vers les genoux — je respire la bouche ouverte pour m'aérer du mieux que je peux — regardant le cou solide de Marcel qui ne dit rien — tenant le volant à deux mains — bien décidé à en finir avec cette nuit qui semble n'avoir pas de fin — et qu'on va finir en gueulant de plaisir — ce qui me changera !
— Il fera chaud dans ma chambre si le chauffage ne s'est pas éteint, dis-je pour commencer une conversation parce que je n'ai pas tout compris.
— Je vous ramÈne chez vous et je reviens chercher le comte — on se reverra plus tard —
Exactement le genre de conversation dont je rêvais !
— Merde dis-je en oubliant le bas de ma robe sur les genoux — merde merde merde et remerde ! — C'était pas du tout comme ça que je voyais les choses ! —
— Il faut en reparler, c'est sûr, dit Marcel très rapidement, ne respectant rien de la ponctuation qu'on doit aux dames — on en reparlera, mais je n'en peux plus. Vous allez vous coucher. Le jour va se lever. Je ramènerai le comte dans son château.
— Pourquoi lui as-tu fait ça ? dis-je.
— J'en ai marre. Je suis pressé. J'ai vraiment autre chose à faire. Il voulait qu'on l'aide à se pendre. Vous savez : la petite mort. C'est pas mon truc. Et puis on ne sait jamais.
Quel con ! Non mais quel con ! Et le soleil qui va se lever dans moins d'une heure ! — Et le comte qui déborde de génie sexuel ! — Mais vire de bord sacré moussaillon ! — Tu n'as rien compris à l'amour — mais pas question — Marcel fonce dans la nuit en direction de ma tranquille chaumière où il a l'intention de me border — je vide presque d'un coup la deuxième moitié tellement je suis hors de moi — déçue — trompée — diminuée — abandonnée — qu'est-ce que je peux faire d'autre ? — Si je ne peux pas aider le comte à se pendre comme je l'ai aidé à s'écarteler dans sa machine géniale — le comte-douleur que je me mets à aimer de mon amour de pute — moitié fric, moitié sentiment — et tout le reste balancé dans cette triste curiosité qui m'empêche de me noyer dans la mélancolie — et Marcel qui va me faire crever à cause de son stupide entêtement — et tout ça pour me border et foutre le camp aussitôt, me laissant béante et insatisfaite dans le creux du lit où j'aurais envie de crever si je n'étais pas aussi paf !
— Marcel mon amour ! — Allons aider le comte à jouer la petite mort — allons l'aider à imiter la mort ! —
Mais pas question — Marcel respecte le seul feu rouge de la région — il s'est arrêté en douceur — et j'en ai profité pour me tirer — à moitié nue dans la nuit dont la température descend encore — elle descendra sur la rosée — descendra sur le feu de cheminée à peine éteint — descendra sur l'édredon — sur la pantoufle — descendra sur l'amour — une petite tâche pas encore tout à fait sèche entre les deux — je cours, je vole —
Marcel essaie de manœuvrer la Royce dans un demi-tour impossible — il abandonne lui aussi et se met à courir — il est à mes trousses mais j'arriverai avant lui sous l'arbre de plaisir — et on fera ce qu'il faut pour aider le comte à compter ses jours avec les bons chiffres sexuels — mais est-ce que je cours dans la bonne direction — je suis assez folle pour ne rien comprendre de ce que je suis en train de faire — je fais quoi exactement courant à moitié nue sous le zéro et sans feu — sans cette lumière je vais me perdre et finir mes jours dans le fossé — je m'arrête !...
Marcel arrive tout essoufflé — une claque ! — Une autre ! — Sa main puissante autour de mon humérus — le coude qui me fait mal à cause du souvenir de l'estrapade — ni une ni deux me v'là assise dans le carrosse à côté du volant — et Marcel réussit parfaitement son demi-tour — on revient vers le comte — sans que j'ai rien demandé — sans que ça se lise sur ma sale gueule de poivrote ! —
Et en effet le comte est toujours là — nu et bandant — ne semblant pas souffrir du froid — il a installé la corde et il attend quelqu'un pour tirer dessus — justement on est là — enfin à ce moment-là je ne crois pas vraiment que Marcel a remis à l'heure son horloge sexuelle — je m'attends à ce qu'il assomme le comte, ce qui me fera taire, et puis il prendra le temps de nous border sous la couette —
— Vous voulez vraiment faire ça ! dit-il au comte d'un air désolé.
— Si je le veux ! dit le comte. Et elle, est-ce qu'elle veut que je le fasse ?
— Moi je veux tout ce que vous voudrez.
— Je savais bien que vous étiez tombée amoureuse de moi ! dit le comte en m'embrassant les deux bites.
— Ça va vous faire plus cher ! dis-je sans plaisanter.
— Ça coûtera ce que ça coûtera ! dit Marcel, comme si c'était lui qui payait —
Le comte trépigne sur ses pieds gelés — sa queue est raide comme un bout de bois et brûlante comme un tison — il s'impatiente sur ses deux pieds gelés qui d'un coup s'élèvent au-dessus du sol et cessent de s'agiter — il y a une petite vibration dans les os — les jambes sont raides — genoux tendus — et les couilles rentrées entre les cuisses — la bite secouée de violents orgasmes qui arrivent l'un après l'autre de plus en plus rapprochés — et le comte essaie de soulager le nœud autour de son cou — les deux mains crispées dans la corde qui se resserre — muscles des bras bleus et noirs — fibres de désespoir — la langue s'érecte hors de la bouche — et les yeux écarquillés semblent dire définitivement non à l'arrêt du cœur qui menace — le sperme s'écoule avec lenteur — j'ai une petite pensée émue pour les tristes mandragores.
— Ça suffit ! dit soudain Marcel —
Le corps du comte redescend — les pieds touchent l'herbe glaciale, secoués de spasmes qui se répandent dans les jambes — le corps se couche, s'oblique — horizontal sur le côté bras pliés — coudes serrés contre les côtes — les mains seules agissent pour desserrer l'étreinte de la corde meurtrière — et puis un râle épouvantable s'extrait tout seul de ses poumons — merde ! C'est ça mourir de plaisir — et ressusciter
— Merci !
Je ne sais pas si le comte a froid, couché nu ainsi dans l'herbe froide — je ne sais pas si ce tremblement est dû au froid — il est couché sur le côté — respirant bruyamment — la bite s'écoulant encore — les orteils dressés écartés convulsifs —
Marcel est en train de lui dire quelque chose qu'il n'entend pas plus que moi — moi je bande — je montre mes deux bites pour qu'on les morde violemment — pour qu'on y plante des couteaux — pour qu'on me pende par là — tête renversée poitrine vers le ciel — deux cordes me soulevant de terre vers la haute branche qui suinte avec moi — deux cordes m'arrachant mes deux bites en attendant qu'on découpe les restes de mon corps en mille morceaux sexuels dont personne ne veut — dans mon regard mêlé de larmes — parce que je suis en train de pleurer, j'ai craqué, je n'en peux plus — dans mon regard mouillé je cherche à rencontrer au moins la mandragore qui rendra ce spectacle moins triste — mais les légendes ont le cœur tenace — et on a vu personne en troubler le tranquille secret — tandis que l'idée de me suspendre au ciel par mes deux bites est une folie dont je me crois pas capable — le comte revient à lui.
— Est-ce que je vous entends pleurer ? dit-il d'une voix calme, comme s'il ne restait rien de sa souffrance qui avait été d'abord vocale, non ?
— Ce que je peux avoir envie de pleurer ! dis-je doucement, pinçant le bout d'une de mes deux bites pour me faire mal, comme si cette infime douleur pouvait égaler la hauteur de mon rêve — mais est-ce que c'est rêve ou besoin qu'il faut dire ?
— Ce qu'il faut dire, ça doit pouvoir se trouver dans le dictionnaire, dit le comte en se relevant — sa longue bite bleue pend entre ses cuisses.
— Ça, c'est mon rêve d'écrivain : un dictionnaire du sens à donner aux choses — mais je ne suis pas capable de me faire mal. Ça doit manquer dans l'expression de certaines choses qui demeurent étrangères à l'univers de mes choses et de mes êtres.
— On peut y réfléchir ensemble, dit le comte en se pelotonnant contre moi sur le siège arrière du carrosse — le cuir-douceur nous envahissant pénétrant dans le cul qu'on se chatouille du doigt — et ne me dites pas combien ça va coûter : je m'en fiche. Est-ce que vous avez un balcon chez vous ? Je vous le demande sérieusement.
— Un très vieux, dis-je, jouant de l'anus autour de son index cueilleur de petites fleurs des champs. Vaut mieux pas... Aaah !
— Vaut mieux pas... Continuez...
— ... l'utiliser... marcher dessus quoi... Il est vraiment très vieux.
— Mais convenant parfaitement à l'usage que je vais en faire sitôt arrivé —
Au volant, Marcel sursaute et le carrosse fait une dangereuse embardée :
— Parce que ça continue, dit-il en retrouvant son calme.
— Ça ne s'arrête jamais, dit le comte
— Quel programme !
Chapitre XV
Comment ça s'arrête ? — Dans la nuit noire, une heure avant le premier rayon de soleil, avant la première goutte de rosée que le froid cristallise tout de suite — ça s'arrête à cause de la route trop étroite, du carosse inconduisible, d'une peur incontrôlée, d'un regard un mètre à côté de la chose qui a vraiment de l'importance à ce moment-là — on entend ce frottement métal-végétal qui creuse le minéral — les vitres explosent et on ne sent rien dans sa peau — on n'entend pas le cri — on sent le corps étranger qui rentre dans le vôtre pour y laisser sa trace éternelle — Ce sont peut-être ses ongles qui trouent ma chair — ses dents qui s'accrochent à mes dents — ses genoux qui me croisent — pas un cri juste un râle lointain de corps qui change de forme et de dimension — un corps qui s'imbrique — recompose autre chose que son éternel recommencement — un arrêt vacillant — une lenteur calculée de carcasse qui se balance — le ventre douloureux dans la pierre — j'ai fermé les yeux — j'ai tout fermé — tout s'est éteint — les phares, l'allume-cigare, le feu qui ne veut pas prendre dans la braise d'un mégot sans bouche — ma tête entre le cuir mou et odorant et une chair dont je ne reconnais pas la forme — cuisse, ventre, épaule, qui sait ? — La tôle se froisse encore un peu, une portière arrête de claquer — pas un oiseau pour signaler le ciel — je ne peux pas bouger — je sens parfaitement mon corps — je suis sûre qu'il n'a pas souffert — je suis persuadée de ne pas saigner — mon cul grelotte — je sens des présences inconnues entre mes cuisses que je ne parviens pas à dégager de l'entortillement absurde de la chair et du métal — on me saigne dessus — je sens la présence de la mort — j'ai envie de crier — il fait noir — à peine les reflets de je ne sais quelle lune dans les morceaux de verre, les traits de tôle et la poignée qui se dresse dans le cuir comme une bite sur un ventre, dans l'œil qui me regarde, arraché à sa tête, il y a aussi un reflet qui m'horrifie — un reflet qui n'est pas celui de la vie — qui n'est rien dans les reflets — dans ce que je connais de la vie — plus rien ne bouge — nul bruit mécanique — le boucan de tout à l'heure a laissé la place au silence habité de la nuit — le sinistre hibou ne manque pas — il ne vole pas — je ne l'entends pas voler — il ne dit rien — il regarde.
Il faudrait que le jour se lève — il faudrait que je voie avec qui avec quoi je me noue — je n'ai aucun sentiment pour bouleverser mon cœur — il bat — je l'entends battre — ce n'est pas le battement d'un cœur qui saigne — je ne sais pas comment bat un cœur qui saigne — je crois qu'ils battent d'une manière différente — il bat comme un cœur qui va s'arrêter — le mien ne peut pas s'arrêter — pas déjà ! — Et la nuit qui dure — l'ombre qui ne bouge pas — il faut que je me libère — mais comment — tenter de sortir mes bras de cette chose qui m'emprisonne — c'est froid et c'est chaud — mes bras sont dedans et je tire dessus mais il faudrait que j'aie la force de soulever l'amalgame — je n'ai pas cette force — et mes jambes — elles sont lointaines — intactes — mais l'amalgame est le même partout — faisant pression sur mon ventre et sur mes seins — immobile un peu distant dans mon dos qui bouge sans s'extraire — les cheveux noués à quelque chose que je ne distingue pas — c'est quoi, cette chose qui se pose sur ma tête et que je n'arrive pas à secouer — je suis prisonnière de l'amalgame —
Marcel est mort — le comte est mort — j'ai peur que ça se mette à puer — je n'aurai pas peur tant que ça ne sent rien — je voudrais tellement avoir la possibilité de ne pas sentir l'odeur — et du coup les odeurs m'arrivent en foule — je vais commencer à avoir peur — le cuir discret — il me semble l'entendre s'ouvrir pour se donner à sentir — le cuir ce n'est rien — je peux supporter l'odeur du cuir — et puis le froid se charge d'odeurs — le froid sur le bout de mon nez — m'apportant l'odeur confuse de la forêt en hiver — ce serait le printemps, je reconnaîtrais chaque odeur sans erreur — mais l'hiver, les odeurs n'ont pas une nature particulière — ce sont des odeurs d'ensemble — elles arrivent par paquets — odeurs de sous-bois — odeurs de fossés — odeurs de sentiers — odeurs de souches — odeurs de murailles — je les distingue mais sans l'assurance qui serait la mienne si tout cela était arrivé au printemps — je m'occupe de sensations parce que j'ai peur de reconnaître d'un coup le premier élancement d'une douleur qui se réveille — est-ce que je vais souffrir ? — Je vais avoir peur si je le crois — et qu'est-ce que je suis en train de vivre ? — La punition — le juste retour des choses — ou bien c'est le hasard — ou bien il ne m'est rien arrivé de grave — et je m'inquiète pour rien — bras captifs de l'amalgame qu'un impact a modelé — jambes écartées dans un coussin au remplissage incertain — goutte de sang — goutte de sang ! — Pas le mien — vient d'en haut — ou goutte de rosée — rosée chaude des matins d'hiver quand la montagne est sourde à toute douleur qui secoue son silence — je pourrais crier — il n'y a personne pour m'entendre — il n'y a personne pour saigner — est-ce que je saigne moi-même ?
Je me sens complètement nue dans cette matière hétéroclite de choses vivantes ou mortes ou inertes en tout cas pesantes — entourant comme le furent mes cuisses — avec un trou au fond de ces cuisses — deux trous, trois trous à la recherche du plaisir parce que le désir a la forme d'un manche — je ne veux pas comprendre ce qui m'arrive — il m'arrive ce qui arrive à tout le monde — je recherche le parallélisme absolu — nuit de sexe//accident de la route — et de tracer les flèches mentalement — perpendiculaire correspondance qui devrait avoir une signification — si la vie signifie quelque chose — est-ce que je vais me mettre à croire en dieu dans un moment pareil ? — Putain le moment est mal choisi — je suis en mauvaise posture — il n'y a aucune parallèle dans cette nuit où je n'ai même pas joui, ni même pu jouir comme je le voulais — avec une bite énorme dans le cul ! —
Je blasphème — je fais un mauvais pari — j'ai tort de tenter d'oublier que je vais souffrir à cause d'un os brisé ou d'un muscle déchiré — mais qu'est-ce que je peux faire — je ne devine rien — je suis prisonnière et je ne peux rien contre ça — les odeurs sont celles de la forêt — rien ne s'exhale de l'amalgame temps-matière dans lequel je n'arrive pas à souffrir — est-ce que je vais souffrir beaucoup — est-ce que je vais commencer à souffrir avant le lever du jour — qui passera le premier sur la route — une vache ou un employé de la préfecture ? — Peu importe ce qui va se passer — je peux tout expliquer — n'ayant rien à expliquer bite cul douleur écrasement choc écartèlement étouffement érection brûlure évanouissement vomissure — ça vous va comme explication ? — Prenez le mot et fouillez-le — laissez tomber son étymologie — laissez tomber les citations qui l'ennoblissent — n'écoutez que sa sonorité — n'écoutez que la bouche qui le sonorise etc. — etc. — qu'est-ce qui me prend de faire de la littérature dans un moment pareil ! —
Et puis l'alcool revient — sans doute parce que la douleur n'est pas loin — la douleur a réveillé l'alcool — elle aurait pu réveiller mon esprit — foutaises ! — La douleur ne réveille pas l'esprit d'une alcoolique — elle parle à l'alcool — je suis une étrangère dans ce dialogue de spécialiste — et ma bouche devient sèche — je renifle comme une chienne — et ce qui devait arriver arrive enfin — l'odeur de la gnôle se distingue — se sépare — s'isole parfaitement du silence qui n'est pas une odeur — au diable la forêt, les sentiers, les sous-bois — bonjour l'ami — où es-tu ? — Et pourquoi ? —
Un rayon de lumière cylindrique croise mes yeux — je ne peux pas bouger les bras — l'odeur ne m'indique pas la seule présence — elle mesure aussi la distance — je le crois possible — un rond de lumière blanche s'attarde sur une chevelure qui n'est pas la mienne — ma perruque peut-être — l'angle m'arrive dans un autre relent — présence certaine, distance connue, angle précisé — il n'y a pas d'erreur — ce serait possible si je pouvais bouger au moins un bras — l'alcool atténuera la douleur — il faut que je boive avant que le message prenne fin — cylindre de lumière blanche, pastille de lumière en divers endroits de l'amalgame — le sourire mort de Marcel — le cou cassé du comte — augmentation de la taille de la pastille de lumière qui s'est arrêtée — bruit de pas — voix solitaire qui a peur — ce n'est pas une vache.
Chapitre XVI
Fin de la première partie — début de la seconde — l'amusant tribunal de Sainte-Bordure est remplacé par le crasseux hôpital de Foux (prononcer : foukse) — on m'a installée toute nue dans une petite chambre blanche-coquette avec vue sur le parking de l'hôpital où gémissent les embrayages — pas de perfusion — pas de drain — pas de poulies — de câble réparateur — ni de plâtre de l'espoir — je suis vivante — ce qui n'est pas mal du tout — et intacte — ce qui est un miracle —
Dans la nuit noire et les croisements aveuglants des projecteurs j'ai à peine aperçu les morceaux de nos corps sur lesquels s'éteignaient les rognures de métal sous la morsure impeccable de la tronçonneuse — j'ai dit oui à tout le monde — vous avez mal ? oui — vous vous sentez bien ? oui — comment vous appelez-vous ? oui — oui oui oui oui oui — c'est tout ce que j'ai su dire — à croire que la bête qui commande à mon cerveau s'accrochait désespérément à ce mot — est-ce que c'en est un ? — Comme le dernier de tous ceux — innombrables — qui s'étaient installés depuis ma tendre enfance dans les connexions soigneusement myélinisées par l'éducation et la peur — ou l'éducation de la peur si vous préférez — c'est vrai que j'ai, l'espace d'une courte seconde, formé sur mon écran mental la face vertigineuse de ma mère et le profil tournoyant de mon père — il n'y avait plus rien de sexuel dans ma pensée alors je pouvais en avoir une tout émue pour ceux qui m'avaient donné le jour sans savoir ce que la vie me réservait — est-ce que j'ai réfléchi moi-même quand j'ai pondu à mon tour ? — non, n'est-ce pas ? — Alors pourquoi en vouloir aux vieux qui ont baisé comme tout le monde, tartinant le plaisir avec le dos de la cuillère en rêvant d'héritage —
La petite seconde familiale a duré une seconde — et puis la limaille enflammée m'a sauté aux yeux — j'ai insulté l'ombre qui serrait les dents mains solides autour de la tronçonneuse — vous êtes vivante ! — Ne bougez surtout pas — tirant sur le corps du comte qui était comme de la guimauve la tête pivotant toujours dans le même sens comme une girouette — l'œil de Marcel collé sur la joue — rond et lumineux — et puis le corps de Marcel a craqué — ils cassaient les os dans les passages de ferraille — je me suis souvenu des genoux de grand-père qui avaient craqué quand ma brute de mère avait refermé le couvercle — le couvercle brisant les genoux — jambes de grand-père trop longues — ou s'étant allongées entre la mort et la disparition — deux jambes pliées qu'il avait fallu briser pour pouvoir refermer le couvercle — mais pouvaient pas couper Marcel en morceaux — sa grande carcasse noire se brisant elle aussi entre les poutres — colonne à l'angle briseur — bras retournés en supination-pronation incontrôlable —
Une fois les morts extraits, ils ont vu que j'étais entière — au moins à l'extérieur — et je suis sortie de là comme un bébé du ventre de sa mère — aussi vrai que c'était une deuxième naissance — des produits vertigineux me dégoulinant entre les cuisses — la peur revenait — je n'étais pas sûre de ce que je voyais — j'avais un sacré problème d'interprétation — intacte toute la peau — intacte dehors — mais dedans ? murmurait un petit homme inquiet — elle est comment dedans ? — Quelle question ! —
Et pendant tout le trajet en ambulance jusqu'à l'hôpital, je n'ai pas cessé de me poser la question — parce que mon corps n'était plus sexuel — il était peut-être intact, mais il n'était plus sexuel — les organes avaient dû se briser en deux, ou bien ils étaient écrasés — ou ouverts comme des fruits laissant pisser la jute sucrée de la mort qui se régale comme au festin — il n'y avait plus rien de sexuel ni dans mon corps ni dans ma pensée — Marcel étant mort flasque visqueux — moi brisée à l'intérieur — le comte disloqué à cause de ses articulations fragilisées par l'abus de tortures — et soudain dans l'ambulance je me suis mise à hurler comme une folle — rien de sexuel dans ce cri qui était l'exigence de toute la conscience possible — merde qu'est-ce qu'on peut exiger avant la mort ? — Pas une goutte de gnôle — ça c'est pour le condamné qu'on va couper en deux — intact complet bien vivant — l'alcool lui redonnant la versatilité qu'un brusque réveil lui avait interdite — et après tout c'est bien fait pour sa gueule — il a cherché à mourir de cette façon — il savait bien que ça arriverait un jour ou l'autre — on n'échappe pas à ce destin qui n'en est plus un sitôt qu'on a fait ce qu'il faut pour que ça arrive — mais qu'est-ce que j'avais fait, moi, pour que ça arrive — intacte complète lisse — et pas de sexe pour cultiver la contradiction — pas même une larme amoureuse pour regretter la séparation définitive — pas une vue dans la forêt de bites dont Marcel aurait pu être l'initiateur si dieu l'avait voulu — repensant à dieu comme à une probabilité grandissante — courbe giclant dans le repère vibreur de peur non sexuelle —
On m'a couchée toute nue dans le lit qui grince — le parking chuinte comme une fontaine sur les carreaux de la fenêtre — je pleure un peu mais sans y penser — le chagrin n'est pas dans ma pensée — je sais maintenant que je suis intacte-complète-sexuelle à l'intérieur comme à l'extérieur — c'est juste la peur qui me fait craquer les dents — ça fait un petit bruit vibreur amer que je ne suis pas seule à entendre — sirotant au bout de la paille un thé au citron — parfaitement heureuse d'écarter les cuisses et de me sentir m'ouvrir — la tristesse me tombant dessus parce que j'ai viré de bord et que tout ce qui m'accompagnait avait filé tout droit dans la direction qu'on avait convenu — sans savoir que c'était le chemin des âmes —
Et moi je m'ouvrais un peu entre les cuisses exactement comme on ouvre la bouche pour s'accrocher à l'air du temps — mordant dedans avec la précision héréditaire de l'animal — sans calcul préalable — sans la sensation de bien conduire le calcul — voyant à quel point le monde existe quand il a failli disparaître à tout jamais — petite pute minable en compagnie de deux messieurs qui se réjouissaient — petite pute toujours vivante jouant la mort de deux messieurs débiteurs à jamais — petite pute finira mal un jour — mais avant que ça n'arrive, il va s'en passer des choses pour continuer de ravager son visage dont les yeux ne sont plus capables d'un regard.
J'étais en train de penser à ce genre de choses — c'était pas vraiment de la pensée — c'était purement sexuel mais ça ne m'empêchait pas de penser — quand une grande brute en costume trois pièces — blouson de cuir noir, pull-over acryl, blue-jeans délavés et retroussés sur les chevilles — a fait irruption dans la chambre —
Je me referme d'un coup, je tire le drap sur mon corps de rêve, je ne montre que ma gueule infecte qui va lui inspirer des envies de rature — enfin c'est ce que je crois — mais au lieu de ça — au lieu de retourner vers la porte pour la fermer derrière lui dans un retour définitif — il se met à gueuler — remuant les bras autour de lui — moi ne comprenant pas ce qu'il me dit — puis saisissant petit à petit le contenu de sa conversation — me demandant si c'est un fou ou un flic qui vient me faire la leçon — quand il m'arrache le drap et qu'il me soulève du lit pour me poser sur le radiateur je commence à percevoir ses intentions, du verbal à reconstituer lentement dans mon esprit outragé par le choc de la ferraille et de la terre — jusqu'à l'insulte qui me réveille d'un coup, le cul inondé de la chaleur pétante du radiateur dont les éléments s'impriment dans ma peau — j'ai l'impression de rejouer quelque chose —
Je me mets à chialer — le type s'enfonce d'un coup dans le placard qui s'ouvre entre le lit et la porte des cabinets — des vêtements volent sur le lit — une paire de chaussures — et pas de culotte ce qui ne manque pas d'alimenter l'amertume de ses commentaires — il revient vers moi en beuglant comme un carrosse de cinéma — renoue avec mon bras la relation charnelle qui m'envoie en vol plané de l'autre côté du lit — je comprends que je dois m'habiller — et j'y arrive pas — je me suis mise à trembler de tous les côtés — qu'est-ce qu'il me veut ce loubard ? —
J'ai un mal fou à entrer dans ma robe de soirée — j'ai gonflé ou quoi — et il m'engueule tellement que je ne sais plus enfiler mes chaussures — j'ai la robe sur le ventre quand une femme un peu gosse — vêtue à la diable — entre à son tour, me balançant la porte sur les miches — la refermant à moitié et s'excusant.
— Mais qu'est-ce qui se passe ? —
Son visage de petit enfant gâté se ferme comme celui d'une grande personne — elle lance une question au loubard qui la traite de connasse — elle se met peut-être à avoir peur — elle s'accroche à la porte à moitié ouverte qu'elle veut ouvrir entièrement mais c'est contre mes fesses nues qu'elle bloque — ma robe coincée aux hanches n'arrivant pas à descendre plus bas — mes deux bites soudain tout excitées — allez donc savoir pourquoi — pendouillant sur mon corps penché qui essaie de mettre ses pieds dans les chaussures — et la porte qui bat qui bat qui bat contre mon cul — parce qu'elle veut l'ouvrir et qu'il veut sortir — la menaçant des pires choses — disant qu'il ne veut plus entendre parler de moi et qu'elle ferait mieux de fermer sa gueule — elle, réclamant plus de justice — lui, rétorquant que la justice n'a pas été invitée — qu'on l'a pas sonnée — ce qui est sans doute vrai — et à défaut de montrer sa bite excitée par la colère qui est la sienne — la colère flic-sexuelle — il exhibe le pétard encore fumant de sa puissance qui crachote dans les humeurs fétides de son aisselle gauche — comme si ça pouvait impressionner une gamine qui joue à l'assistante sociale dans l'attente de trouver un meilleur parti que l'administration —
Le type finit par sortir — il transporte à coups de talon son odeur de flic dans le couloir qui est celui que n'importe qui emprunte pour sortir de cette blancheur réparatrice où l'on meurt cependant quelquefois — la fille referme la porte — les joues rouges et l'œil larmoyant — elle dit que tout est arrangé — enfin faut que je sorte de là — on va m'aider mais je dois être discrète — est-ce qu'on a déjà vu une pute manquer de discrétion ? — Je lui dis que je comprends — je peux tout comprendre en matière de discrétion — je comprends qu'il y a des gens qui ont de la famille — des familles qui n'ont aucune envie de se faire chier à essuyer le sang des putes qui donnent à leur rejeton le plaisir qu'il ne rencontre pas ailleurs — je blague un peu parce que j'ai retrouvé la santé — mais la fille des services sociaux ne sourit même pas — sa nature de femme est une fatalité qu'elle accepte maintenant qu'elle n'a plus la force mentale-sexuelle de l'adolescente qui voulait être un homme comme papa — maintenant elle comprend sa mère — sa mère n'est plus la pute qu'elle croyait — est-ce qu'elle est pute, elle ? — Mais non, la pute c'est moi —
Alors elle m'aide à enfiler la robe qui s'accroche à mes hanches et elle renifle mon odeur sexuelle — elle me dit que je ne peux pas aller dans cette tenue dans son bureau où elle a besoin de s'entretenir avec moi — c'est une robe de pute dont la coupe est faite pour inspirer des sentiments sexuels — ce n'est pas une robe plein-jour quand les usages et la mauvaise foi jettent un voile sur la question sexuelle qui est censée nous agiter uniquement la nuit — le jour inspirant le viol-phantasme — la nuit tentant de le réaliser avec toute la retenue que l'amour impose au sexe — ce que je peux en avoir marre de ces foutaises à la con ! — Et je n'ai rien d'autre à me mettre
— Bon, qu'elle dit, on passera d'abord chez vous — vous vous mettrez quelque chose de convenable —
— Et pourquoi on s'entretient pas chez moi — pas possible, quelqu'un m'attend dans son bureau — je mettrai ma tenue de paysanne, mon froc de montagnarde, je sentirai un peu la merde et ça n'excitera personne.
Elle sort d'un coup, comme si elle avait eu une bonne idée — me demandant d'attendre elle revient — en effet les bras chargés d'un long tablier vert qu'elle enfile sur mon uniforme de grue — l'attachant dans le dos comme une camisole — je jette un coup d'œil dans la glace sur la porte du placard qui baille — ça va — j'ai plus du tout l'air d'une pute — et tout à fait l'allure d'une infirmière à qui dix ans de services rendus à l'état ont sculpté exactement la même tête que la mienne qui s'est forgée sa laideur insoutenable entre les coups et la peur des coups, d'une part, et l'alcool et l'envie d'en boire, d'autre part — il y a une telle similitude entre la pute fatiguée que je suis et l'infirmière blasée à qui je ressemble comme une sœur, que la petite conne des services sociaux se demande soudain si elle a eu raison de me déguiser pour cacher ma véritable nature — ou alors elle n'arrive pas à faire le parallèle entre mon joli petit cul et cette tête impossible — elle est peut-être sexuelle elle aussi — ou bien elle est sexuelle par jets de vapeur mentale — elle sifflote par le trou sexuel — puis s'arrête par manque de pression — elle m'a touchée au bout de mes deux bites en m'aidant à enfiler mon étui — elle se demande ce que fait cette tête sur mes épaules —
Enfin, elle décide de sortir — elle jette un coup d'œil circulaire, n'avisant rien qui ressemble à un sac à main ou à un pardessus — moi qui suis tout entière par en dessous — elle me prend par la main comme une petite sœur — moi la grande exhibant ma tronche au passage — jouissant de l'écartement tranchant de mes cuisses — main dans sa petite main d'héritière foutue d'avance — hésitant entre l'amour nécessaire et les bienfaits de la propriété — ayant côté face le trou inerte de sa mère — et côté pile, le cul mâchouillé par la position assise de son pauvre père à qui on a peut-être brisé les genoux en refermant le cercueil — est-ce qu'elle a été capable de faire à son père ce que ma mère a fait au sien ? — Brisant les genoux dans la fermeture définitive — le haut de son crâne faisant pression d'un côté du cercueil — les pieds de l'autre — et la colonne se tassant un peu — et les genoux se brisant.
Quand on sort de l'hôpital et qu'on se retrouve sur le parvis, elle me lâche la main et se met à marcher devant moi — elle porte des blue-jeans et des mocassins — et un manteau qui a l'air d'un tuyau — surmonté d'une moumoute synthétique — le cheveu court-rasé par endroit — elle manque totalement de sexualité — dans ce domaine délicat entre tous, elle ne vaut vraiment rien — même si on n'a pas autre chose à se mettre sous la dent sexuelle qui fait mal à la carie qu'on a tous dans la tête à la place du bonheur — on entre dans la voiture qui lui sert de carrosse — elle fout un peu sa merde dans la circulation urbaine — et enfin on s'engage sur la route de la maison qui est la mienne — je ferme les yeux — j'ai l'impression qu'il ne s'est rien passé — je retourne à la maison — gentille et complète jusqu'au dernier poil — j'ai de la chance — et la pauvre enfant ne sait pas où elle va mettre ses pieds de pistonnée inassouvie —
*
Anaïs ! —
Jules ne me reçoit jamais autrement — et ça se passe toujours de la même façon — je traverse un champ les bras chargés de fleurs — ou je trottine sur le bord de la route — et il lance son cri de Tarzan aurois — depuis le flanc d'une montagne qui descend vers moi ou qui me rejoint sur une hauteur tangente — et le v'là qui court comme un Indien entre les ronces et les fougères — clignotant entre l'ombre et la lumière — et il s'amène sur moi — me baise le front de sa bouche toujours humide qui sent le tabac et la gnôle — il dit : bonjour anaïs je t'aime — d'un trait oubliant lui aussi les virgules qu'on doit à la femme — et on fait l'amour dans l'herbe haute — ayant relevé ma robe sous les seins — sa queue giclant hors de la braguette — on fait l'amour avec une rapidité d'insecte — oubliant ma part de plaisir, mais ça on peut pas lui reprocher — je suis sa seule femme et c'est presque gratuit — et on reste là tournés vers le ciel — exactement comme font les paysans qui couchent sur l'herbe — étant rarement couchés sur le côté — préférant tourner le dos à la terre — oublier que l'horizon existe — et perdre son regard qui s'éloigne comme un cerf-volant au bout d'un fil invisible — moi les jambes nues que visitent les insectes curieux — lui ayant pudiquement refermé la braguette — fumant une cigarette puante et parlant de s'arracher une gnôle d'enfer pour fêter l'évènement — souvent Jules et moi on se rencontre de cette manière — lui le fils du pays qui vit sans femme parce que la terre a perdu toute sa valeur sociale — moi l'étrangère au cul brûlant — discrète par obligation professionnelle — et toujours sincère quand le plaisir me fait la surprise de me montrer le bout de son nez —
Et maintenant Jules descend l'adret vaporeux en marchant d'un bon pas, mais ne courant pas, parce qu'il a vu l'assistante sociale — la travailleuse sociale tu parles Charles ! — Ou parce que je suis debout près de la carcasse blessée de la Royce et que je regarde dedans avec une attention qui fait peur — pour voir quoi !
La bête n'est pas en si mauvais état — bien sûr elle est ouverte sur le côté — les portières ayant été arrachées — et toutes les vitres ayant répandu leurs cristaux dans l'herbe grise — les fauteuils sont crevés ou alors se sont des taches de chair — je n'arrive pas à me souvenir de la place que j'occupais dans ce qui m'avait semblé être un amalgame de matières contradictoires — c'est qu'il manque les corps — il manque surtout la mort — et moi dedans dans la position de la femme qui enfante — l'entrecuisse encombré de la mort qui va naître —
J'ai dû descendre jusqu'au bord de la rive — descendre la pente glissante sur laquelle on ne voit pas de trace — rien n'ayant blessé l'humus — rien n'ayant arraché la pierre ni la souche — la voiture a dû voler comme un oiseau blessé — et elle s'est abattue sur la berge rocailleuse quand elle a cessé d'être un oiseau — je ne me souviens pas des choses de cette manière — je n'ai pas eu la sensation de voler — mais il faut reconnaître les faits : la pente ne s'est pas déchirée dans le passage de métal qui s'est écrabouillé plus bas avec nous dedans — l'œil de Marcel me revient à la mémoire — Jules arrive tranquillement, s'aidant de sa canne de noisetier et il me baise le front — il dit : bonjour anaïs je t'aime — mais ensuite il lève la tête et regarde en haut de la pente où la petite travailleuse se pause mille questions, debout au bord de la pente — ayant plié la blouse verte sur son avant-bras à l'équerre — n'ayant rien dit encore pour mettre fin à cet épisode de ma vie.
— C'est l'assistante sociale, dis-je à Jules.
— Je te croyais morte, dit-il en me regardant. Et je ne croyais pas que ce soit possible. Tout le monde disait que tu étais morte, mon amour.
Il dit mon amour pour la première fois — levant la tête de nouveau vers la travailleuse qui s'impatiente — le moteur de sa petite voiture ronronne derrière elle — tandis que je descendais la pente, elle a dit que c'était malsain — je ne lui ai pas dit qu'au contraire c'était bandant — elle était la négation totale de la chose sexuelle qui vit et meurt avec nous — elle n'était pas morte, non — elle ne vivait pas.
— Je suis vraiment heureux que tu sois vivante, dit Jules en se grattant les couilles — ça me donne une de ces envies !
J'éclate de rire — oubliée la mort — vive l'amour — mais il va falloir remonter la pente et faire ce que demande la travailleuse — retourner à la maison — s'habiller proprement — et se mettre à son service.
— Nous n'avons plus beaucoup de temps devant nous, dit-elle tandis que Jules et moi on remonte sur la route. Il va falloir se dépêcher.
Elle fait une petite crise d'autorité — on lui a expliqué qu'elle avait beaucoup plus d'importance que les gens qu'elle est censée aider — ça lui donne des bouffées d'autorité — c'est vraiment antisexuel — elle va vieillir avant l'âge — Jules devrait lui faire don de sa grande bite qui se gonfle maintenant dans la jambe du pantalon tout contre sa cuisse — voilà ce qui est beau — et je sais de quoi je parle — je ne sais pas si elle a vu la bosse sexuelle — elle ne regarde que le visage de son interlocuteur — elle est incapable de regarder entre les cuisses — c'est pourtant ce qu'il faut faire si on veut rester sexuelle jusqu'à la fin.
— Allez dépêchez-vous ! Au revoir, monsieur !
Elle aurait besoin d'une bonne beigne dans la gueule que ça ne m'étonnerait pas ! — Je dis :
— Monsieur c'est mon ami Jules ! On va boire un coup chez lui.
— Pas question ! Mais vous êtes vraiment inconsciente. On nous attend dans le bureau de monsieur le directeur. Dépêchez-vous.
— Dis donc espèce de remède contre l'amour — alors là j'explose — mais tu veux m'empêcher de vivre ce que j'ai envie de vivre ! — Puisque tu le prends sur ce ton, démerde-toi avec ton directeur à la con et dis-lui bien des douceurs de ma part. Allez, tire-toi ! Fille à papa ! (enfin dans la mesure où maman a été fidèle !)
Cette tirade lui insuffle le calme qui est la condition première de ma présence à ses côtés — elle essaie de sourire — je continue ; non pas parce que j'aime aller jusqu'au bout et que je ne m'en laisse jamais compter tant que je n'y suis pas — au bout de ce que j'ai à faire comprendre — mais parce que je suis une salope qui peut pas s'empêcher de blesser l'amour propre des connards qui me font chier la vie par les trous de nez : qu'est-ce que tu veux me démontrer en me traitant comme une gosse ? — Qu'est-ce que tu veux m'apprendre de la vie ? — Quelque chose que je ne sais pas ? — Tu veux qu'on en parle, de ce que je ne sais pas ? — Est-ce que tu veux qu'on parle des raisons exactes de ta présence dans l'administration de la chose sociale ? — On peut aussi parler de cul, mais ça c'est pas ton rayon — alors dit bonjour au monsieur — monsieur c'est Jules, mon ami de toujours — sous la crasse qui compose son apparence sociale y a un corps fait pour l'amour et qui s'en prive pas — et je te parle pas de la profondeur de ses sentiments — c'est un cœur comme celui-là qu'il te faudrait — pour te sortir de ta mélancolie et de ta laideur sexuelle — tu me fais chier !
Jules me tapote l'épaule — histoire de me faire savoir que j'en ai assez dit — la travailleuse se met à bouder, bouche en cul de poule qui va éclater en sanglots l'œil larmoyant de la gosse qui va rater son truc et qui va se faire souffler dans les bronches — elle a laissé tomber son bras à la verticale, et la blouse dépliée pendouille au bout de son bras, touchant l'herbe rase et grise.
— Ça y est ? Vous avez tout dit ? dit-elle soudain pour faire croire qu'elle domine la situation et qu'elle ne se fait plus chier —
Mais moi je ne suis pas prête à tomber dans ce piège de petite fonctionnaire minable — je sais que si on me fait toutes ces attentions — c'est qu'on a besoin de moi — alors je ne me presse pas — et puis j'ai terriblement envie de baiser — la queue de Jules est toujours aussi bien bandée — pourquoi que j'me la ferais pas sur le champ ?
— Je ne sais pas si j'ai tout dit, mais j'ai pas encore fait tout ce que je voulais faire, dis-je triomphante.
— C'est ça, allons boire un coup ! lance Jules qui n'a pas tout compris —
Quand il bande, ça lui prend tout le cerveau et il devient complètement incapable de réfléchir méchamment il est tout amour cet homme !
— Est-ce qu'on va boire un coup ? dis-je à la travailleuse qui replonge dans sa mélancolie de gosse qu'aurait jamais dû espérer faire un boulot correctement — je vous l'demande pas comme une permission, je vous demande si ça vous fait plaisir.
Je suis méchante quand je m'y mets — et elle a plus beaucoup de ressources — elle hoche la tête comme une mule et balance le tablier vert caca à travers la vitre ouverte de la portière.
— Si ça nous prend pas trop de temps, dit-elle, s'installant au volant — on est en train d'en perdre beaucoup — allons chez monsieur !
Mon crasseux bouseux se plie en deux et trouve le moyen de s'intégrer au véhicule — il sent le cheval — il a des relents de mouton et de patates fraîchement arrachées — une odeur de lard salé et d'œufs frits — il sent la vermine du plancher — la pourriture des bas de portes — la poussière d'entre les pierres qui se croisent dans le mur — il sent la peau de lapin, la botte de caoutchouc, la pipe et le fond de bouteille — un peu la pisse et très distinctement la jute — enfin je veux dire avec beaucoup de distinction — elle, elle sent la lavande et la lessive de machine à laver — elle n'a pas su choisir son parfum — avec elle, impossible de prendre son pied — ou alors il faudrait la violer — ce serait la seule manière de ne pas regretter de l'avoir touchée — moi je suis de nouveau à moitié à poil — et la voiture cahin cahanne, fumant sur le coup de midi dans l'air suave de l'hiver qui a soulevé un peu son couvercle de plomb pour nous égailler d'un nombre compté de rayons de soleil — c'est l'heure de se découvrir un peu — pourquoi se gêner ?
Chez Jules, c'est le royaume de la merde — on peut rien toucher sans se salir — il y a vingt ans, quand les premiers hippies ont débarqué pour vivre leur vie, Jules a essayé de les imiter, parce qu'il trouvait qu'ils avaient de la classe — et puis il s'est aperçu qu'en fait ce sont eux qui cherchaient à l'imiter — alors il est devenu l'exemple à suivre et il a pris très au sérieux son rôle d'initiateur — c'était pas difficile de le suivre sur la voie de la crasse — mais ça devenait toujours dangereux à un moment ou un autre — et nombreux sont ceux qui sont demeurés de pâles imitations de sa majesté inaccessible — certains cependant l'ont suivi jusqu'au bout — ce qui leur a coûté même l'amitié de leurs semblables — et ils ont fini par composer cette société qui n'en est pas une — cet éparpillement savant de solitudes qui peuplent la montagne de loin en loin — ayant enterré les origines bourgeoises avec toutes les autres douceurs de la vie — s'ouvrant les veines de temps en temps en signe de révolte — ou s'il s'agit du désespoir, les ouvrant définitivement — Jules n'ayant pas les mêmes origines, il ne connaissait pas les mêmes problèmes — il était heureux de donner l'exemple, d'autant que ça ne lui coûtait aucun effort — son seul regret était de n'avoir pas trouvé l'âme sœur — l'âme vaisselle — l'âme balai — l'âme au lit — le double parfait qui s'accomode de la vie en commun pour un salaire médiocre — Jules aurait donné beaucoup pour que ça lui arrive et il m'avait même proposé le mariage — il se foutait pas mal que je sois moche comme un poux — il était vraiment le meilleur copain du monde — et quand Pierrot s'est enfin barré avec ce gosse immonde qui était de ma faute — Jules y a cru de toutes ses forces — et il m'a fallu du temps pour lui faire comprendre que je n'avais plus envie de partager — que j'avais simplement besoin de profiter un peu de la vie — et que quand ce serait fait, je laisserais faire — mais qu'est-ce que je laisserais faire ? — Je n'en savais vraiment rien — alors Jules a pris les choses du bon côté — et il s'est mis à me surveiller du haut des montagnes, ou levant les yeux sur les pentes, appuyé sur sa canne au fond des vallées — sous un arbre ou au bord de la rivière — prêt à entrer dans mon ventre sans qu'il soit besoin de me demander la permission — voilà comment on vivait Jules et moi — tandis que la vaisselle — le balai — les poules et les carreaux — c'était sa mère qui s'en occupait.
Quand notre petite voiture a fini de clapoter dans la flaque énorme qui est toute la cour de la ferme de Jules sa mère a soulevé le rideau Vichy — et puis elle est apparue avec un regard terrible sur le seuil de la porte — c'est toujours comme ça qu'elle accueillait les visiteurs — qui en principe étaient tous indésirables — l'huissier de justice, l'agent du crédit agricole, le soi-disant conseiller de la Chambre d'agriculture, le facteur et ses recommandés avec avis de réception, la petite frappe de l'EDF etc. — alors elle avait un air terrible et comme elle avait tué un homme, et fait près de dix ans de prison à cause de cet acte d'auto-justice, tout le monde ne l'approchait pas sans beaucoup mais alors beaucoup de précaution — on raconte même que son mari n'arrêtait pas de mourir — alors un jour elle s'est mis en colère et lui a ordonné de crever sur le champ — ce qu'il a fait — et elle en parlait aujourd'hui comme le meilleur des hommes — alors il a fallu attendre que Jules s'extraie de la voiture et lui explique, les pieds dans la boue, que la femme à demi nue, c'était moi et que l'autre, c'était une amie de passage — évitant ainsi le possible coup de fusil dans le radiateur déjà poussif de la voiture — ne disant rien de la nature étatique de la travailleuse qui recommençait à perdre son calme — elle prenait des risques — la mémé haïssait l'État français et ses serviteurs.
Mais enfin pour l'heure la mémé a retrouvé le sourire — elle nous fait entrer dans une cuisine impeccablement propre dans laquelle le Jules n'a pas le droit d'entrer — il s'installe sur une chaise pourrie sur le seuil de la porte — les bras croisés — genoux écartés et pieds joints — souriant de chaque côté du mégot qu'il s'est planté au milieu de la bouche — l'infâme béret sur le genou comme sur une tête —
La mémé est une grasse femme qui s'assoit en écartant les cuisses comme un homme — qui fait craquer son tablier sous lequel elle est nue comme une jeune fille — bourrelet sur bourrelet jusqu'aux chevilles — et elle avance sa poitrine de géante sous la boutonnière tendue à l'extrême — bras nus costauds et fermes — une main sur le genou comme sur une tête — propre, impeccablement propre, sentant la Javel et la lessive Saint-Marc à l'essence de pin — la mémé est un poteau indicateur à la croisée des chemins —
— Et pourquoi tu les amènes ? dit-elle à Jules qui trépigne dans l'embrasure de la porte.
— Mais enfin maman ! C'est Anaïs ! Elle est vivante, quoi !
— Ça par exemple ! dit la mémé en ouvrant les bras et faisant craquer le chanvre de la chaise — Je ne t'avais pas reconnue — mais qu'est-ce qui t'arrive donc ?
— Il m'arrive, mémé, que j'ai eu un accident de voiture. J'ai pas été blessée mais ça m'a fichu un coup.
— Et toi, petite, tu étais dans la voiture aussi ? Il y avait deux hommes à ce qu'on m'a dit ? Ils sont morts. Alors, petite ?
Normalement, il faut toujours répondre à la question que mémé vient de poser — c'est la seule manière de faire — il n'y en a pas d'autres.
— Tu ne réponds pas ! s'indigne la mémé tandis que la travailleuse se demande ce qu'elle fout dans ce merdier — mais elle a besoin de moi — c'est vital — et elle semble prête à tout pour faire le boulot qu'on lui a demandé de faire — elle sent qu'elle doit répondre à mémé.
— Je n'y étais pas. On est venu voir la voiture.
Tout comme elle sent qu'elle ne doit rien dire de ses occupations professionnelles — la mémé la toise du regard.
— Tu n'as pas l'air d'une pute ! anaïs a l'air d'une pute, et même quand elle ne l'était pas, elle en avait toute l'allure. Toi tu as l'air d'une gentille petite fille ou alors je me trompe.
— Je suis une gentille petite fille, dit la travailleuse qui ne se démonte pas.
— Ce n'est pas le cas d'Anaïs. Elle s'y entend, elle, pour gratter le peu de fric que je donne à mon fils. Hein que c'est à elle que tu donnes tout ton fric ? T'aurais mieux fait de l'épouser. C'était une bonne épouse, l'Anaïs, quand elle était mariée. Mais maintenant que son ivrogne de mari a foutu le camp, c'est une bonne pute. Et toi tu es un bon couillon qui ne sera jamais riche.
— Elle ne veut pas m'épouser, dit Jules doucement — et il essaie de croiser mon regard pour me le redire.
— C'est ta faute, couillon. Peut-être qu'il te manque quelque chose et qu'elle en a besoin. Moi j'ai cessé d'y penser en prison. Et quand je suis revenue, il s'est mis à crever. Alors...
— Maman, dit Jules — ne parle pas comme ça.
— C'est vrai que je vais choquer les oreilles de cette petite. Je devrais faire attention à ce que je dis en présence des enfants. N'est-ce pas petite ?
— Vous pouvez en parler si vous voulez. Je suis mariée.
— Mariée ? Mariée à un homme ? Combien pèse-t-il ?
— Je ne sais pas moi.
— Mon Jules à moi (le père de Jules), il pesait cent quarante kilos et c'était une bête d'amour. Mais le malheur a frappé à la porte de notre maison. Et j'ai fait ce que la justice n'avait pas été foutue de faire à ma place. Mon Jules à moi a attendu que je revienne de prison pour mourir.
— Faut pas en parler, maman, dit Jules en baissant les yeux. On est venu pour boire un coup, pas pour parler du malheur. Tout le monde est malheureux, et personne ne dit rien. Alors pourquoi tu veux en parler toi ? Et puis ça n'intéresse pas ces dames.
— Je sais bien, toi, ce qui t'intéresse, dit la vieille en se levant pour aller cueillir une bouteille de gnôle — Et toi, petite garce ! Tu n'as pas honte de te balader dans cette tenue ? Qu'est-ce qu'on va dire si on apprend que je reçois des putes chez moi.
— C'est qu'une pute, dit Jules en trouvant mon regard. Je veux dire que la petite dame n'en est pas une.
— Il ne manquerait plus que ça ! dit la travailleuse qui a retrouvé son sang froid en se replongeant dans l'atmosphère rurale dans laquelle elle n'a pas fini de tremper ses racines — je ne suis pas une pute et je vous remercie de me donner un morceau de sucre.
— Voilà qui est parlé ! dit la mémé qui se met à apprécier les manières de la travailleuse — et un canard pour la petite mariée !
*
Prémonition — la mémé et la travailleuse sont en train de sympathiser autour d'un canard — secouant les origines communes — la mémé se rappelant son corps gracile — la travailleuse ne se doutant pas de son poids futur —
Et Jules et moi on se caresse du regard — lui assis toujours dans la même position — crasseux et puant — et moi sur la chaise pliante près de la cheminée éteinte — jambes croisées sexuellement — le pied en l'air jouant avec la chaussure du bout des orteils et du talon — fumant la cigarette que la travailleuse m'a fourrée dans le bec pour que je la ferme — me demandant où elle m'amène — elle qui s'arrête pour tailler une bavette mémorable — suçant le canard par la bite et la mémé lui frottant le coin de la bouche avec un bout de son tablier tortillé en pointe — soulevant le tablier jusqu'à son énorme sexe — ce qui me fait bander un peu — pensant que la travailleuse est aussi sexuelle que moi — qu'elle sait peut-être calculer le temps à consacrer au sexe — que le sexe n'est pas toute sa vie — qu'elle peut s'en passer pendant le temps raisonnable qu'exige l'exercice d'une profession honorable — Jules me caressant du regard — moi lui souriant parce que je vais être payée — l'œil-garce dans son œil-captif — jouant la clé du mystère — jouant sans comprendre — aguicheuse allumant le feu terrible qui prend toujours — qui coupe l'envie de faire autre chose — d'aller aux champs pour respirer des vapeurs sexuelles — de reluquer les mollets d'une voisine assise au bout de la charrette — de regarder passer les blondes visiteuses en maillot de bain sur leurs vélos tout-terrain piaillant comme des oiseaux sur un arbre qui passe lui aussi quand on a le nez à la portière — se branler doucement en se demandant ce qu'on fout sur cette terre — pourquoi celle-là et pas une autre — pourquoi justement sans valeur marchande — une terre-fleur aux étamines d'or sexuel remplacées par cette terre lourde grise dont on ne veut même pas pour les cimetières — moi aussi je me suis posé la question — mais il y a peu d'élus — on n'a pas été choisis — on est mis sur la touche — il n'y a pas de petit plaisir pour nous faire oublier qu'on ne sert à rien — et je suis en train de penser qu'on ferait mieux, Jules et moi, en attendant que ces deux gourdes aillent au bout de leur causette filiale-sexuelle — de se jeter l'un dans l'autre entre deux vaches étonnées — et d'arrêter de se poser des questions grandeur nature — je pense à tout ça quand une voix claironne dans la cour :
— Anis ! Anis ! 'garde ce que j'ai trouvé ! Tchou ! Tchou !
Oh ! Rage oh ! Désespoir ! C'est le frangin aîné de Jules qui se ramène. Il va encore m'offrir une branche d'arbre ou un caillou plein de goudron et il va falloir que j'écoute son discours de demeuré ! — Sa tête hirsute apparaît d'un coup à la fenêtre entre les géraniums gris — il rigole comme d'habitude — il rigole tout le temps — sauf quand il sent des présences autour de lui — nous on ne sent rien en tant que témoins — mais lui les entend et il est alors capable d'en parler avec une précision de chirurgien — il se met à disséquer l'inconnu jusqu'à vous foutre la trouille tant ça sent le vrai — ponctuant son discours de sonores tchou tchou tchou qui l'ont fait surnommer le Train — ou alors il vous menace avec une seringue imaginaire — s'approche de vous dans un mouvement calculé de samouraï — et quand vous êtes à la portée de son arme redoutable — en enfonce l'aiguille dans sa tête — actionne le piston avec une grimace douloureuse — et s'effondre d'un coup par terre — secoué de spasmes contre lesquels on ne peut rien — le Train est un instrument de la peur — il aurait pu être le résultat de la consanguinité qui détruit l'Aure — mais il n'est que le produit brutal de la dernière guerre coloniale — celle d'Algérie je crois — qui a envoyé ce sympathique jeune paysan d'alors dans les pires embuscades — il est revenu fou — on l'a enfermé jusqu'à ce qu'il devienne supportable — il voulait partir de l'hôpital où on le gavait de piqûres diverses — et quand les portes se sont ouvertes — il a fait le train — de Toulouse jusqu'à sa vallée natale — faisant le train et amusant tout le monde — et jouant au jeu de la seringue dans la tête qui est son terrible moyen de vous détruire le cœur — je ne dis pas la raison — parce qu'il ne me rendra pas folle — c'est dans le cœur que sa cruauté vous fait le plus de mal — et il est là, la tête dans les pots de géraniums — faisant le train qui s'arrête pour apporter la bonne nouvelle à son Anis chérie qui va devoir dire merci — sous le regard éberlué de la travailleuse qui en apprend tous les jours — sa mère pleurant sans que ça se voit vraiment — la bouche crispée pour que ça ne se voit pas — et il montre ce qu'il vient m'apporter :
— Voilà les cheveux d'Anis ! crie-t-il comme s'il craignait qu'on ne l'entende pas. Ce sont les cheveux d'Anis !
Et il secoue à bout de bras dans l'écran chargé de lumière de la fenêtre — ma perruque lourde de métal et de chair.
— Nom de dieu ! fait sa mère. Mais qu'est-ce que c'est ?
— C'est dégoûtant ! dit la travailleuse en recrachant un canard — elle est un peu pompette — c'est-à-dire qu'elle est ivre comme c'est permis à une femme de l'être.
— Ce con est allé à la voiture ! dit Jules sans se déranger. On t'a pourtant dit de rester tranquille, foutu imbécile !
Moi je suis morte de peur — d'angoisse — de quoi est-ce qu'on peut mourir quand un fada s'amuse avec ce qui reste de votre tête de morte en sursis ! —
Et il la balance au milieu de la cuisine — elle touche le sol avec un glissement qui chuinte encore dans ma tête — et elle touche le piédestal de ma sexualité — décroisant mes jambes je lève les pieds dans la cheminée — regardant ma chevelure de métal et de chair que je voulais oublier.
— Merde ! c'est dégoûtant, répète la travailleuse qui perd les pédales. Qu'est-ce que c'est ?
C'est bien une femme à la con oui ! — Elle trouve ça dégoûtant mais elle sait pas ce que c'est ! — Elle veut que je lui explique ou quoi !
— C'est ma tête de mort, connasse ! —
Ce foutu idiot est allé chercher ma tête de mort dans cet amalgame qui a failli être mon cercueil — il connaît tous les détails de mon corps — il sait tout de mes artifices — il peut suivre toutes mes traces — rien ne peut troubler sa connaissance de moi — il a un sens de l'orientation magnétisé par ma seule présence — est-ce que vous allez le laisser continuer d'empoisonner mon existence — et je suis là sur ma chaise — jambes en l'air — redoutant le pire — redoutant ma peur — redoutant l'incontrôlable — et personne ne bouge pour ramasser cette saloperie et la foutre au feu ! -
— Bon ça va ! finit par dire la travailleuse — elle n'a vraiment aucune idée de ce que ça peut être — Calmez-vous ! Ce sont des choses qui peuvent arriver.
Mais qu'est-ce qui arrive, connasse ! — Tu ne vois donc pas que ce fou est en train de me piquouser ? — Infiltrant son poison dans ma cervelle — me rejoignant sur le terrain de notre communauté d'intérêts — tu la ramasses cette cochonnerie oui ou non ?
— Ce con est allé à la voiture ! répète Jules sans se bouger. Quel foutu imbécile ! — Ne regarde pas, Anaïs.
Et Jules ose rentrer dans la cuisine — c'est un cas de force majeure — la mémé ne bronche pas — elle javellisera plus tard — je me siffle un verre de gnôle sans rien demander à personne — ne regardant pas le Jules qui se baisse, qui ramasse, qui secoue la cendre dans la cheminée, et qui recouvre ma tête de mort chevelue — poussant une bûche éteinte — faisant pivoter une autre — préparant le feu réparateur — le feu qui tue la mort — qui tue la peur — est-ce que quelqu'un peut dire ce que ça ne tue pas, le feu ?
— Moi j'ai rien compris, dit la travailleuse que des bulles pleines d'alcool empêchent de tout comprendre. — D'ailleurs y avait-il quelque chose à comprendre ? C'est une scène grotesque. — J'ai mal à la tête.
Elle s'enfonce dans sa chaise de paille et regarde les dents de la fourchette où scintillent encore des cristaux de sucre imbibés de gnôle.
— Je crois que je suis un peu grise. —
Mais elle n'est pas au bout de la question qui commence à peine à se poser dans sa cervelle de coincée sexuelle.
— Et toi qui ne fais rien ! hurle soudain la mémé à l'adresse de Jules qui déguerpit d'un coup — passe la porte — et se met à poursuivre son frère dans la flaque boueuse qui sert de cour à la ferme —
Le fou secoue sa seringue imaginaire — fait tchou tchou avec sa bouche en forme de locomotive — et la vieille qui braille les mains sur les hanches — comme un sac de patates planté sur le seuil de la porte vociférant dans le patois local — et moi et la travailleuse on s'est mis à la fenêtre pour regarder le cirque — les deux frères pataugeant dans la flaque — boueux et beuglant comme des bêtes — et la mémé qui les insulte l'un à cause de sa folie l'autre à cause de son incapacité à arrêter ce cirque — et la travailleuse qui me demande si on ferait pas mieux de mettre les voiles —
On s'approche de la porte où la vieille a l'air d'un rocher — la travailleuse signale timidement son intention de partir — et la vieille se retourne — moitié tank, moitié charrette de foin — et elle continue de parler en patois — et alors je ne sais pas ce qui lui prend à cette soubrette — c'est l'alcool qui recommence à fermenter dans sa cervelle — elle regarde la vieille bien en face et lui dit avec cet aplomb qui n'appartient qu'aux fonctionnaires intarissables en matière de trahison :
— Va falloir qu'on s'occupe sérieusement de ce problème !
— De quel problème nous parles-tu, ma petite ? dit la vieille qui commence à ne pas aimer les airs de fausse vierge de la travailleuse.
— Vous ne pouvez pas continuer comme ça. C'est impossible. Il faut le signaler.
— Il faut signaler quoi à qui ? dit la vieille encore incrédule — la vieille qui sent venir la vérité du fond de la conversation — qui l'entend pousser comme une fleur qui va faire tache dans le massif vert.
— Je suis assistante sociale et je ne peux pas — je n'ai pas le droit de vous laisser continuer de vivre dans cette...
— Dans cette quoi ? Qui tu dis que tu es ? Anaïs, dis-moi que je rêve ! Tu m'as MENTI ! Julot m'a MENTI. Vous vous foutez tous de ma gueule.
— Ce n'est pas la peine de le prendre sur ce ton, fait la travailleuse en rejouant son rôle préféré — la petite fille gâtée qui veut montrer à son papa ce qu'elle est capable de faire dans le sens de l'ordre public et des bonnes mœurs — vous ne pouvez pas...
Elle ne termine pas sa phrase — l'énorme poing-massue de la mémé lui arrive en plein dans la poire — elle lève les deux jambes en avant et tombe comme une crêpe sur le carrelage glacial de la cuisine —
— Elle se mêle de quoi celle-là ! crie la mémé —
Et comme je crains de m'en prendre une, ce qui n'améliorera rien de mon aspect physique, je prends la poudre d'escampette — traverse la flaque immonde sous les éclaboussures que soulèvent les deux frères qui jouent dedans — me retrouve vite fait au volant de la petite voiture — tourne la clé — la retourne — la reretourne — et le moteur démarre — j'ai plus qu'à bien conduire — la mémé n'aura pas ma peau —
Mais tandis que je manœuvre dans la boue — c'est tout un cinéma — voilà que s'amène la petite travailleuse qui n'en croit pas ses yeux — elle se casse la gueule dans la flaque — disparaît dedans — la mémé l'empoigne par la peau du dos comme un chaton et lui rebalance une mémorable castagne qui fait un bruit mat — elle a tapé poing fermé sur une joue qui s'est écrasée contre les dents — la travailleuse replonge dans la flaque — c'est son jour canard — mais la mémé ne l'entend pas de cette oreille — elle la sort de là — la remet debout sur ses cagnettes tremblantes — l'installe en face d'elle comme une cible — bras ballants le long du corps disant quelque chose comme merci j'en veux plus — et le poing de la mémé s'abat encore — la pliant en deux cette fois — ventre troué par une force irrésistible qui la déplie et la replie plusieurs fois — moi je suis paralysée au volant de la petite voiture qui patine — ne veut plus ni reculer ni avancer — la mémé va se ramener et me la faire bouffer — la mémé n'aime pas les fuyards — et je n'arrête pas de fuir — mais cette putain de voiture ne veut pas avancer — je suis en train de me pisser dessus.
Alors la mémé lance un regard vers le pare-brise derrière lequel je suis en train de chialer les larmes acides du désespoir — du coup elle laisse choir le corps de la travailleuse qui retombe comme un sac et ne bouge plus — et la mémé s'avance — disant quelque chose que je ne comprends pas — l'air tranquille et les poings serrés — s'avançant jusqu'à venir toucher la carrosserie — et d'un solide coup de rein, elle s'arc-boute sur le capot — et la voiture s'extrait d'un coup de la merde — j'appuie sur le champignon et ça roule — en marche arrière vers la sortie de la ferme où un chien hurle à la mort — et une fois sur la route étroite, je prends pas le temps de calculer comment ça marche — je tourne le volant, je croise les roues, je défonce le fossé — la portière s'ouvre et le fantôme boueux et sanglant de la travailleuse s'assoit en hurlant de terreur sur le siège du mort — je fonce descendant la pente trouée — arrachant de l'herbe sur les côtés — faisant hurler le moteur parce que je suis restée en première — et au premier croisement je tourne à droite — parce que j'ai toujours l'impression que c'est dans cette direction que j'habite.
*
Et en effet on se retrouve chez moi — avec la distance, on a gagné en lenteur — toujours en première des fois que la seconde ne marche pas — je tiens la première, je la garde — on descend le sentier caillouteux entre les tilleuls — un coup de freins sur les pierres humides de la terrasse — moteur calé — la travailleuse est dans un état épouvantable —
Je sors de la voiture — je fais le tour — je l'aide à se remettre sur ses pieds — elle dit qu'il faut appeler les gendarmes — je réponds que mon téléphone est coupé — elle dit qu'on ira voir les gendarmes — je dis que la route est coupée — elle dit que j'ai intérêt d'être gentille avec elle — et je fais tout pour l'être —
Je l'amène dans ma chambre — je la déshabille complètement — elle se laisse faire comme une enfant — et par la main je la conduis sous la douche — une douche à peine tiède dans un semblant de salle de bains pas chauffée — elle a mal aux dents — au ventre — aux cheveux — et à un pied qu'elle s'est tordu en courant — je frotte son petit corps meurtri — j'éponge le sang dans sa bouche — je lisse ses cheveux — y démêlant d'incroyables nœuds — elle revient lentement à elle — elle me regarde sans rien dire — je ne sais même pas si elle a envie de me dire quelque chose — moi j'ai rien à lui dire — elle n'a plus qu'à foutre le camp — et me laisser en paix — moi je suis comme la maman de Jules — je ne demande rien à personne — j'ai pas envie qu'on me fasse chier parce que je ne ressemble pas à tout le monde — est-ce que je demande à tout le monde de me ressembler ? — Avec la gueule que j'ai ! — Avec la gueule qu'il a le monde ! — Un monde de capitales qui bouffent le monde — tandis qu'à la campagne on se fait chier — même les bourgeois se font chier — et cette jeune conne qui veut gagner sa vie en faisant chier les gens de mon espèce — elle toute nue, laide, pas désirable, ni femme ni femelle — nue sans être ce qu'une véritable femme peut être quand elle est nue — elle n'a rien compris au jeu social — elle fait ce qu'on lui dit — c'est ce qui l'empêche d'être désirable.
Chapitre XVII
Un pied de nez en passant à la statue de Lakanal dont on se demande ce qu'il fait là — par quel miracle il défie l'ignorance populaire — y a qu'à demander — et la travailleuse et moi on arrive dans les bureaux de la DDASS — moi vêtue d'un tailleur bleu ciel — chaussures un peu vertes — chemisier à pois blancs sur fond jaune — la tignasse dans un béret du meilleur goût — le genou discret — la hanche réduite au minimum — poitrine contrôlée et chute des reins sans glissade — elle, ayant changé ses blue-jeans — elle en a une collection — et toute gonflée dans son anorak — la gueule tuméfiée à l'endroit des yeux, du nez, de la bouche et d'une joue qui se creuse —
On n'est pas en retard — on y est — on grimpe un ou deux étages sans importance — croisant la fonctionnaire fatiguée par son travail du matin — il est deux heures ce lundi — et on me fait asseoir dans un couloir, le dos contre le mur, dans un sale petit fauteuil de plastique qui me colle aux mollets — je secoue les genoux pour patienter —
La petite travailleuse frappe à une porte au fond du couloir — se penche pour écouter la réponse — on sait jamais des fois que — ouvre la porte, entre, la referme, j'attends — on ne m'a toujours pas dit ce que je fous là — ce matin à cinq heures, je me demandais si j'étais morte — à deux heures de l'après-midi, je suis vivante le cul sur un fauteuil gluant et j'attends qu'on m'explique —
Des bruits de pas dans l'entrée du couloir où il y a une porte qui baille — un type un peu courbe la fait jouer sur ses gonds sans rien obtenir d'elle qu'un grincement qui est toute la musique de sa nature de porte — il parle à quelqu'un qui descend ou qui monte l'escalier — puis il s'engage d'un pas hésitant dans le couloir — il passe devant moi — il pue le pet et le tabac — ses intestins gargouillent dans sa chemise de nylon — il s'arrête et me demande s'il y a quelqu'un — je le reconnais ! —
C'est Navarre (accroche-toi, conard !), le directeur de la DDTE — j'l'ai vu à la télé — à l'époque où on jetait les ouvriers du textile à la poubelle, à Lavelanet et ailleurs — on l'a vu à la télé — debout sur le perron de la préfecture — les dents dehors — exhibant dans son costume à bon marché la courbure dyspeptique de sa colonne — le ventre support d'un avant bras — se grattant le cou avec l'autre main — debout sur le perron de la préfecture — avec devant lui l'énorme machine à tricoter de la merde que les ouvriers en colère avaient portée jusque-là en signe de protestation — et le préfet n'avait pas eu le courage de ses opinions — il voulait encore jouir de sa Légion d'honneur et de l'Ordre national du mérite qu'il n'avait pas mérité — et il avait poussé son directeur dans l'escalier.
— Mais ils vont me casser la gueule ! pleurait Navarre dans l'escalier qui descendait avec lui.
— Pas si vous leur expliquez bien les choses, avait dit le préfet dans l'entrebâillement de la porte de son bureau —.
Et un petit flic rigolo — un amateur de verres vides quoi ! — avait tiré Navarre par la manche et l'avait poussé sur le perron — et une clameur immense avait explosé dans la cour de la préfecture de Foux — le p'tit directeur se chiant au froc et la caméra filmant tout ça pour le journal télévisé de Toulouse — on avait vu à quel point les représentants de l'État français pouvaient se montrer solidaires face à la pression sociale — et il ne se demandait même pas comment on ferait pour sortir la machine — c'était pas son problème — c'était le problème d'un autre conard de serviteur qui de toute façon prendrait moins de risques que lui à remplir sa mission —
Et cette baudruche était là devant moi — en vrai — exactement dans le même costume qu'il avait à la télé — quand ils ont jeté dehors la moitié de la population de Lavelanet — fermant les usines, coupant l'électricité — et c'est à ce fumier qu'incombait la mission de réparer les dégâts — cet incapable notoire qui n'avait jamais travaillé de sa vie — se faisant pousser au cul par des préfets soucieux de tranquillité — et descendant l'escalier — tremblant sur le perron — essayant non pas d'analyser la situation — il en était incapable intellectuellement — essayant de trouver la meilleure porte de sortie possible — et maintenant il me demandait s'il y avait quelqu'un — et je le voyais comme à la télé — mais en plus je le sentais — il sentait la petite sueur de l'entrefesses — la sueur du bourrelet des seins sur le ventre — il sentait le tabac de l'ennui — et il gargouillait — qu'est-ce qu'il pouvait gargouiller ce cradoc de l'exécutive en goguette —
Et je suis toute prête à répondre à sa question quand voilà que se ramène son petit contrôleur préféré — son incapacité de le remplacer — sa source d'erreurs quotidiennes — sa lumière sur l'immensité de la bêtise administrative — c'est Odile Lanne — j'la connais aussi — de la voir vu faire la savante et de passer forcément pour une conne — dans les réunions que les bougresses de l'ANPE organisent pour les femmes dans la merde — je me souviens d'avoir répondu à sa question : Je suis une pute quoi ! et ça avait fait marrer tout le monde et j'avais rajouté, parce que j'avais vraiment pas envie de me marrer :
— Seulement moi j'ai un doctorat es droit — j'ai le droit de faire la pute — mais toi, pistonnée, est-ce que tu as le droit de donner des leçons de bonne conduite à la populace — avec seulement un brevet d'études primaires, hein ?
Elles ont voulu me foutre à la porte — menaçant d'aller chercher un homme — et c'est alors que tonton Cristobal est revenu — une petite arsouille qui fait le travailleur social entre deux cures de désintoxication — il était venu pour nous faire un cour sur l'économie de marché — et ces connes lui demandaient de me jeter dehors ! — Vous auriez vu la gueule du pauvre petit Cristobal — le grand spécialiste de l'économie de marché — études primaires + piston + alcoolisme — bafouillant en sortant sa copie transparente d'une chemise en carton — triant les transparents et ne sachant plus où il en était — au milieu d'une meute de femmes que tu étais mon petit Cristobal — et elles t'auraient arraché les couilles si t'avais touché à mézigue — mais tout était rentré dans l'ordre — ça me rappelle une remarque d'une connasse qui sévissait aussi dans les services sociaux du département : Vous êtes les plus forts, c'est d'accord. Mais nous, on est payé, et bien payé. — Tout ça pour rien.
Et la limace à son directeur se ramène sur ces entrefaites — le directeur arrêtant de me poser la question — je n'ai rien répondu — il lui dit quelque chose de désagréable — du style : c'est toujours la même chose avec vous ! — Et il reprend le couloir dans le sens inverse — elle le suivant en sautillant dans son complet-veston-cravate dans lequel elle espère devenir un homme — c'était l'entracte quoi !
Enfin, la porte que la travailleuse avait empruntée se met à gémir, doucement comme si elle l'ouvrait secrètement — et elle me fait signe de ramener ma carcasse de pute déguisée en collégienne — je me lève, je rajuste le bas de ma jupe et je m'avance.
— Entrez ! Entrez ! Mademoiselle K. ! —
Putain ce qu'on est poli avec moi ces temps-ci — je rentre — ça pue — ça pue quoi ? — J'en sais rien — c'est un vaste bureau — et derrière l'immense table qui sert d'appui à ses écritures savantes — c'est un ministre ou quoi ? — la travailleuse rampe sur la moquette — le cul humide et les mains moites — on voit qu'on lui a demandé des explications au sujet de sa caboche retravaillée dans le mauvais sens — et puis elle se retire en reculant — ne m'accordant pas son regard qui s'éteint lentement avec l'ouverture de la porte dans la direction de l'espèce de ministre qui attend que la porte soit fermée pour se lever —
Il se lève donc, fait le tour du bureau et s'amène vers moi en souriant — la main tendue que je néglige — de l'autre il me désigne un vaste pouf dans lequel je consens à m'enfoncer — c'est à ce moment que j'ai vu qu'on n'était pas que tous les deux — sous mes genoux soulevés par tant de mollesse, il y a une table basse en verre bien poli avec des cendriers et une revue d'économie — et de l'autre côté de la table — alors là ! — t'as cru que j'étais vraiment une mauvaise écrivaine en ne consentant pas à décrire l'espèce de ministre — il n'en vaut pas la peine — c'est que ma plume a besoin de toute son encre pour décrire — non pas décrire mais recomposer — recomposer et extraire de la page — le sortir de là et le prendre — pour le mettre où ? — Tu rigoles !...
Avant de replonger tous mes yeux dans cette présence inespérée — je lance un regard acide à l'espèce de ministre — un pioupiou quelconque — un bedonnant de la raquette — un moustachu sans moustache — qui me fait mal au coude avec ses doigts de petit fonctionnaire pas content que je me sois assise sans y avoir été invitée — je suis prête à lui crever les yeux à coups de talon — et je dégage mon coude avec un commentaire acide — le v'là prêt à me frapper — mais l'athlète sentimental se lève d'un coup — se penche au-dessus de la table pour que je mette la main dans la sienne — je vais pour me lever et il me tord délicatement le poignet pour que je n'en fasse rien — et je sens la chair nue de ses lèvres se déposer sans autre principe sur la paralysie sexuelle de mes doigts — les yeux éblouis par tant de reflets aux boucles de sa chevelure qui s'avance — j'en écarte les cuisses — et j'entends à peine son nom — et il s'en aperçoit — et il répète — droit devant moi maintenant, ayant laissé retomber ma main comme un oiseau mort entre mes genoux qui ne sont plus que la pliure obscène de mes branches :
— Fabrice de Vermort —
Et moi il m'est arrivé tellement de choses depuis deux jours que j'ai du mal à me faire à cette révélation qui me coupe la chique — comme si le petit oiseau battait de l'aile entre mes cuisses — cherchant à reprendre le vol et à oublier les étapes de la douleur qui est la sienne en attendant le silence et la mort —
Le fils du comte — c'est le fils du comte qui me reçoit dans le bureau princier de ce fonctionnaire de troisième zone qui veut à tout prix dire quelque chose de désagréable — tandis que le comte et moi on est en train de vivre à côté de ses pompes de minable exécutant des hautes œuvres de l'État français.
— Ce que vous avez fait ne sera pas jugé... commence l'espèce de ministre qui veut à tout prix que je lève mon cul mouillé de plaisir.
— Il n'est pas question de juger qui que ce soit, coupe le comte, péremptoire. Et non plus d'en discuter. Veuillez sortir, monsieur.
— Mais enfin, monsieur le comte...
— Et lâchez donc le bras de cette demoiselle qui ne mérite pas cette torture.
Je ne sais pas si le préfet est caché dans l'armoire — avec les préfets, il faut s'attendre à tout — en tout cas son espèce de ministre fait une courbette à peine sportive et s'éclipse dans un silence molletonné — un silence de caleçon, dirait Popek.
Je me sens toute nue — conne à cause de mon déguisement de fille rangée — moche et rangée — et le fils du comte ne me regarde plus — regarde ses doigts avec lesquels il se met à jouer — cherchant la première phrase — le premier mot peut-être — faut que je l'aide — je peux pas le laisser dans l'alternative
— Si c'est de discrétion dont vous voulez me parler, dis-je de ma meilleure voix d'universitaire — je sais exactement ce que je dois faire à ce sujet. C'est la première règle de cette profession qui n'est pas un métier : être discrète. Une pute qui jacasse ne fait pas long feu. J'ai l'intention de faire la pute le plus longtemps possible.
— Alors on n'a plus rien à se dire ! —
Le fils du comte me regarde de nouveau — souriant à m'en faire tomber à la renverse — il continue de jouer avec ses doigts — peut-être parce qu'il a encore quelque chose à dire.
— Que mon père aimât se divertir avec des prostituées, ce n'est un secret pour personne. Ce n'est pas le secret qu'il faut garder. C'est un fait qui appartient à son image de bon vivant.
— Vous voulez parler de l'estrapade et des autres machines ?
— C'est une chose que tout le monde ignore.
— Et vous voulez que tout le monde continue de l'ignorer ?
— Il faut que vous gardiez le secret !
Sur quel ton il a dit ça l'athlète sentimental ! — C'est une supplique — il veut vraiment pas que ça se sache.
— Je sais maintenant que je peux vous faire confiance. Je peux ?
— Même beurrée jusqu'à la moelle, je dirai rien promis. D'ailleurs, quand je suis beurrée, je parle pas. Je chiale. J'arrête pas de chialer. Et qu'est-ce que vous allez en faire de ces machines — si j'avais du fric, je monterais une Maison de la Torture et je chierais vite de l'or !
Je sais pas pourquoi je suis grossière — pourquoi ? — Peut-être à cause de mon déguisement — pourquoi ont-ils voulu que je me déguise ? — C'est qu'ils ne savent rien bien sûr ni de l'Estrapade ni de la Machine à Écarteler — c'est un petit secret entre le fils et moi — maintenant qu'on s'est tout dit et que j'ai fait la plaisanterie qui venait à propos — on va aller chacun de son côté — se souvenant du comte gueulant dans la machine — la bite droite comme un sapin au milieu d'une forêt de douleur incisant sa cervelle de détraqué mental — l'incisant sculptant sa sexualité — la sexualité qui justement fait chier sa descendance — y a des choses dont on veut vraiment pas hériter — il faut les confier aux putes qui savent garder le secret et mourir avec lui — et je suis toute prête à me lever quand ce coureur de silence dépose une liasse sur la table — un paquet de biffetons à peu près haut comme ça — et rien que des cinq cents — et je m'arrête de me lever —
— Ne m'en demandez pas plus, dit le fils d'une voix blême qui lui gratouille le bas des dents. Il faut que cela suffise pour toujours.
Je palpe — je touche du doigt — j'écrase un peu sur les bords — je déplace pour voir si ça mord — je ne rêve pas — c'est la dernière passe ! — Et je sais compter jusqu'à l'infini.
— Êtes-vous d'accord ?
— Il y a de quoi dire merde à la république, non !
Encore une plaisanterie de mauvais goût — ça devrait faire rire un aristocrate — mais ça le coince — il a du mal à respirer — il a envie de desserrer le nœud coulant de sa cravate — il dit le chiffre — passons — je le fais répéter parce que j'ai bien compris — on n'est jamais sûr de ce qu'on est sûr —
— On va donc se quitter et ne plus se revoir — dit le fils avec un peu de tristesse — c'est qu'il a toute une vie devant lui.
— Je vais enfin pouvoir faire chier le monde à ma manière !
— C'est peut-être en effet une bonne action de ma part, fait le fils du comte en souriant.
— Il faut donner un sens à nos mensonges afin que tout le monde comprenne ce qu'on lui donne à comprendre.
La prostitution serait-elle l'antichambre de la politique ? — Plus besoin de me faire chier entre une justice de paysans médiévaux et une aide sociale de soldats de l'an moins un ou deux — j'ai bien fait d'avoir eu un accident de voiture — j'ai bien fait d'avoir fait la pute — j'ai bien fait d'avoir eu un gosse — bien fait d'avoir épousé un con — parfaitement bien fait d'avoir un papa rose bonbon et une mère vert mousse — j'ai eu parfaitement raison d'avoir fait tout ce que j'ai fait — et si je ne l'avais pas fait — qu'est-ce que j'aurais à faire maintenant — continuer — continuer de vendre mon trognon de pomme — risquant l'amende désossante ou la cure qui remet sur pieds — continuant de dégouliner sans espoir de sécher — avec le même père rose chiant et la même mère vert dégoûtant — et le même mariage sans issue — le même gosse en souvenir de l'avoir accepté — le même trottoir — la même 4L —
Putain ma 4L ! —
On est déjà dans la rue, le fils du comte et moi — on est sorti du bureau de l'espèce de ministre et on l'a même pas regardé en passant entre lui et la travailleuse qui tordait la bouche pour se lécher une dent — le fils du comte a descendu les escaliers sans les toucher — je l'ai suivi en pensant à ma 4L — il marchait vite pour m'oublier — allant droit vers la Roll'Royce blanche dont un chauffeur venait d'ouvrir la portière — je l'ai rattrapé juste avant qu'il intègre son carrosse et dans un souffle j'ai dit :
— Excusez-moi si je dérange — j'ai laissé ma 4L dans un parking — le SUKIYA vous connaissez — vous pouvez m'amener ? — c'est sur votre route.
— Éloignez-vous ! Éloignez-vous !
J'aurais pas dû venir — la porte de la Royce s'est refermée avec un bruit que je connaissais un peu — et le carrosse s'est faufilé entre les caisses négligemment parquées sous les peupliers — un papier de bonbon faisait le papillon dans les branches — j'étais la bourgeoisie qui court après son roi guillotiné par erreur — et le cherchant encore après deux siècles d'hésitations et de guerres — et dire que j'avais dans la poche de quoi me payer tous les taxis du monde — et je me demandais comment j'allais faire pour récupérer ma 4L — je pensais pas au fric — je pensais à mon bien le plus précieux.
*
C'est comme ça, mon bonhomme ! — Et oui ma p'tite dame ! — Nous sommes tous des personnages et à cause de ça on entre dans une catégorie ou dans une autre — les fous métamorphiques — quadrature qui ne se laisse pas pénétrer — au centre de quoi se joue la farce de tout le monde — les agonisants qui sont des mât de cocagne dont on n'atteint jamais le sommet — ce qui est le propre des fables — les menteurs — détruisant la géométrie plane du roman ordinaire pour mettre en jeu l'espace antigéométrique de la mémoire — les voyageurs — perpendiculaires à la verticale sans jamais retrouver l'horizon d'une biographie de tout le monde — mais qui vérifie la validité de ses points de fuite — renouant avec un certain sens de la composition — et puis moi — Anaïs K. — la désespérée au grand cœur — entrée dans la sexualité comme d'autres entrent en religion ou en politique — c'est la foi, c'est-à-dire la cécité mentale qui mène à la religion — c'est le mensonge capitaliste qui met sur la route de l'assemblée nationale — c'est le désespoir aux dents de bête sauvage qui allume la première étincelle du sexe — c'est la culture du désespoir qui met le feu à la broussaille épaisse du silence — c'est l'innassouvissement probable qu'on joue aux dés sur la chair qui est toute la compagnie — se parlant l'un à l'autre du temps qui reste à vivre — et de l'usage qu'on va en faire — talonnée par l'absence de fric — emmerdée par les poursuites administratives — faisant le pied de nez à la justice qui juge dans le vent faute de moyens pour exprimer sa haine de l'être et son envie d'existence — farces, fables, romans, essais — j'ai lu tout ce qu'on peut lire là-dessus — et je n'ai écrit que mon cri — sans calculer sa modulation ni sa fréquence — mesurant toutefois l'impact charnel —
Ma seule amie — dont je n'ai pas encore parlé — me caressant la bouche avec le nez — me donnant toutes les raisons de rester couchée là à faire l'amour sans aller jusqu'au bout de l'amour — à rechercher le plaisir sans le trouver — ou bien en rencontrer les débris saignants — et prophétiser comme une pythie au-dessus de la vasque sexuelle remplie d'odeurs et de matières chaudes — devenant le personnage de mon histoire — et mon histoire se recomposant dans l'ordre du temps qui n'y était pour rien cependant — le temps n'ayant rien réglé — rien ajusté aux pans de la mémoire — temps à peine écrivable — à peine traçable dans le paysage plan qui recevait la succession impossible de mes jours et de mes nuits —
Alors je ne suis que mon personnage — je m'écris, mais sans l'écriture pour que tout le monde me comprenne — du temps de la douleur à celui de l'amour — passant par le silence inévitable — dans les bras non sexuels de la petite amie qui ne pense pas à l'amour — qui veut me parler de ce qu'on fera plus tard — plus tard c'est tout de suite arrivé — parce qu'on est plus de toutes jeunes filles — parce qu'on a l'âge de faire de bonnes épouses — des épouses coupées en deux entre le linge propre et convenable et la nudité sexuelle mais cachée avec une ponctuation de chair qui s'extrait de la chair — piaillant l'imitation de la parole future — réclamant les mêmes choses qu'on a soi-même réclamé sans succés — farces du fou qui se transforme en un autre fou — fables du mourant qui essaie la lyre de la naïveté non pas touchante mais cruelle — mensonges pour noyer le poisson d'une hérédité impuissante à reconquérir le terrain perdu — fausses géométries à l'angle droit de la lumière qui éclaire la pensée — farces d'une vie sociale qui ne rencontre pas le bonheur — procés du divertissement que la douleur condamne à l'argent — mensonges de la machinerie extrayant la douleur pour isoler le plaisir — géométrie incalculable qui n'est que l'approche de l'anéantissement — justice, thé, estrapade — hôpital, cirque, trapèze — et au bout du compte la tentative de structurer le silence — juste avant de mourir — juste avant de vivre la préparation à la disparition totale — le corps traversé des dernières chimères qui ne sont que le pâle reflet de ce qu'on a vraiment vécu — de ce qu'on a peut-être écrit si on ne s'est pas trompé de vocation —
Et la petite amie qui est la seule que tu n'auras jamais te chatouille gentiment les endroits non sexuels — les morceaux qui doivent rester non sexuels sous peine d'amour — parce qu'il n'est pas question de tomber amoureuse de cette petite fille attardée qui a gardé sa culotte en signe de non-sexualité — me donnant l'amitié dont je ne pouvais plus me passer — l'amitié sans quoi je retourne en enfer — entre les coups de poing sur les seins et les douches de ricard — entre les cris imitateurs de la seule exigence et le craquèlement des mamelles que je n'ai pourtant pas données sans espoir de retour — la petite amie qui ne croit pas à cette histoire de Roll'Royce — qui compte les billets sur ses cuisses nues — qui n'en croit pas ses yeux — j'ai fait chanter sans le vouloir — dire qu'il m'a suffit d'être sexuelle et discrète — dire que je ne l'ai vraiment pas cherchée, cette ouverture sur le monde de la propreté — sur le monde où un carré est un carré — une figure géométrique quoi ! — Alors que j'avais toujours constaté une erreur de calcul qui m'empêchait de vivre —
La petite amie à la poitrine de garçon d'écurie me félicite — je suis vraiment la première des putes — elle n'a jamais offert son cul contre de l'argent — elle ne le fera jamais, dit-elle — c'est pas dans sa nature et ça la dégoûte un peu — elle croit à l'amour et surtout à l'amitié — elle a un joli visage que rien ne détruira — elle aimera l'enfant qu'on voudra bien lui donner — j'ai déjà rêvé cela — je l'ai peut-être même arrachée à la vie — un mari et un gosse me détruisant le cul qui était mon seul métier — et l'horloge des coups qui pleuvent et des mamelles qui se mordent — le cul se détruisant peu à peu — rêvant d'un autre amour — en parlant avec la petite amie qui grandit doucement dans l'amour que je lui donne — lisant mes lettres — me rappelant à mes devoirs d'épouse et de mère — puis me trouvant toutes les excuses quand j'ai enfin assumé la première passe — le premier fric — la première fois qu'un type me regardait en souriant — tendant les billets — ayant trouvé ce qu'il était venu chercher — et moi n'en croyant pas mes yeux — que c'était facile — que ça pouvait continuer — que c'était tout ce qu'il fallait faire pour vivre proprement — enfin presque propre —
Mais de là à penser que je toucherais le gros lot — la petite amie rigole avec moi — m'offrant la caresse de ses cheveux sur mon épaule — elle ne suivra pas le même chemin — elle ne touchera pas le gros lot — mais elle est contente quand même — ah j'oubliais — si vous n'aimez pas les considérations métaphysiques — ne lisez pas ce que je viens d'écrire — passez tout de suite à la page suivante — on continue de raconter — et on arrête de penser à des choses compliquées qu'aucune conversation n'éclairera — je quitte la petite amie vers quatre heures ce lundi — je l'ai longuement caressée en pensant à la Roll'Royce blanche qui a pris la fuite sur le coup de deux heures — deux heures et demie — j'ai tout de suite été chez ma petite amie pour caresser son cou de pouliche — c'est que je l'aime sexuellement moi !
*
Enfin c'est exactement ce que je veux dire — une fois constatée l'imposture des structures sociales et de leurs institutions — assumées la participation au divertissement et l'insatisfaction qui en revient la gueule ensanglantée à cause de l'incohérence du jeu — il nous reste la machinerie à extraire la douleur — et un livre est une machinerie de ce type — aussi bien que l'estrapade ou le fouet — c'est une machine à faire tourner en rond les chevaux de la parole — jusqu'à ce qu'on en ait marre de souffrir et qu'on se jette sous les sabots pour être lentement écrasée jusqu'à la fin du spectacle qui n'a jamais cessé de continuer — portes ouvertes dans la rue sociale — entrée payante au cas où on n'aurait pas compris — je suis encore en train de penser à ça quand, sortie de chez ma copine, j'arrive sur le parvis de l'hôpital —
Il y a du monde sous les tilleuls — des curieux qui font cercle autour d'un clown coloré comme une affiche — je m'approche pour m'amuser moi aussi avec tout le monde.
— Vous comprenez les petits éfans ? — Le clown qui est mort là dans cet hôpital n'est pas mort pour tout le monde — regardez — je me suis mis dans son costume et maintenant on dirait que c'est lui — je suis vivant ! — Je suis vivant ! — Je ne suis pas mort ce matin — dans la voiture écrabouillée de monsieur le comte — ça c'est ce qu'on raconte — et on a tort de le raconter — parce que je ne suis que cela — ce déguisement qui ressemble à un habit d'homme de tous les jours — regardez ! — J'ai un pantalon, des souliers, une chemise, une veste — et même une cravate — et même un chapeau que je peux faire sauter trois mètres au-dessus de ma tête et qui retombe dessus sans problème — qui a dit que c'est pas trois mètres ?
— C'est trois centimètres !
— Vilaine petite fille qui veut faire mal à mon gros cœur de clown — trois centimètres, c'est beaucoup plus que trois mètres — comment ? ce n'est pas vrai — ils t'ont raconté ça à l'école ? — ah bon — alors tout est changé — ou alors je n'ai pas été à la bonne école — j'ai été à l'école de ceux qui veulent faire rire les autres — ce n'est pas du tout scientifique — c'est peut-être pour ça que je me trompe — Ouh ! Ouh ! Ouh ! — fait le clown coloré et la foule recule avec ses enfants qui crapotent méchamment — et puis le cercle se referme de nouveau autour de cette amusante solitude qui raconte n'importe quoi — je fais comme les autres — je recule si le clown fait Ouh ! Ouh ! et je reviens à la limite de son spectacle quand il se met à rire — quelquefois attendant qu'on revienne tous pour simplement nous effrayer et riant aussitôt pour se moquer de notre docilité — et affirmer l'autorité qu'il a sur nous à cause d'un truc qui est au point et que personne n'a envie de casser comme un gosse casse son hochet sur le bord de sa poussette.
— C'est triste un clown qui meurt — ça fait pleurer les clowns — on était de grands amis et on jouait souvent ensemble — tu veux savoir à quoi on jouait ? — À la marelle bien-sûr — et puis à cochon-vole — vous savez jouer à cochon-vole ? — Vous voulez jouer à cochon-vole ?
— Ouiiiiiiiiiii...
— Plus fort ! — Il faut qu'il nous entende — les murs de l'hôpital sont si épais !
— Ouiiiiiiiiiiiiiiiii...
— Cochon vole ! — et on lève la main vers le ciel — maison vole ! — On ne s'est pas fait avoir — éléphant vole — et on lève la main — on n'a pas de chance avec les animaux qui ne volent pas — clown vole !
Quelques mains se sont levées — elles ont hésité en l'air — puis elles sont redescendues lentement — le clown s'est mis à pleurer — faisait pas semblant — son maquillage dégoulinait — il a regardé la foule en cercle — c'est le moment mélodramatique du roman — on va tous pleurer ensemble — se répétant la question : clown vole ? — on sait pas — quelques-uns croyaient savoir — ils hésitent maintenant — mains pendantes — sauf une petite fille souriante qui lève la main en sautillant — elle a l'air heureux d'être sûre d'elle — heureuse que tout le monde sèche sur la question de savoir si un clown vole ou pas — elle n'est pas comme tout le monde — la nature de la question ne la dérange pas — il n'y a rien dans son esprit pour dire le contraire — ou laisser entrevoir un doute — c'est elle qui a fait pleurer le clown — on a envie de se tirer — on reste là parce qu'on est poli et puis le clown lève la main — il dit :
— clown vole ! — Vous avez tous eu tort — sauf toi petite fille — mais toi tu aimes les clowns — tu tomberas amoureuse d'un clown — c'est tout ce que je te souhaite — est-ce que tu as envie d'être amoureuse d'un clown ? — Oui ? — Tu aimes la vie à ce point ! — Est-ce que je peux te demander si tu veux m'épouser ?
La petite fille secoue la tête pour dire oui — elle est toute chaude à cause de l'innocence qui est son petit soleil matinal — autour d'elle, la foule est immobile — c'est l'écrin du froid de la nuit mentale qui attend la vie au tournant de la jeunesse —
On entend alors quelques commentaires outrés — le clown danse avec la petite fille dans le cercle qui ne reculera plus — la mère est une idiote qui attend qu'on lui dise ce qu'elle doit faire — personne ne lui dit rien — personne n'a envie de lui dire ce qu'on pense — le clown est en train de faire un enfant à la petite fille — un enfant en forme de poupée inoubliable — un souvenir pour toujours — à quoi elle pourra s'accrocher quand le soleil aura fini de s'allumer dans sa tête — quelqu'un dit enfin :
— C'est inconcevable ! —
Ce doit être un éducateur — ou un enseignant — ou un flic — non, pas un flic — les flics sont trop cons pour comprendre l'inconcevable — il faut être plus intelligent que ça — et tout le monde est d'accord sur l'inconcevabilité de ce qui est en train de se passer — le clown faisant un enfant à la petite fille — et sans qu'il soit question de sexe — ce n'est même pas une question d'amitié — il est simplement question de partager la joie — et personne ne l'entend de cette oreille —
Moi je n'ose rien dire parce qu'avec ma sale gueule, je ne ferais qu'envenimer les choses — alors je me tais — je regarde l'enfant sortir de l'accouplement — un enfant comme j'en ai toujours rêvé — pas un enfant mordeur de mamelles ! — Un enfant transparent comme le bonheur — un enfant qu'on n'a pas besoin de toucher — mais qui existe parce qu'on voit à travers — ensuite la foule s'est dispersée en rouspétant parce qu'elle n'avait pas trouvé le moyen de s'exprimer — se dispersant lentement sur le parvis comme les feuilles mortes que le vent ballade jusqu'à l'usure — et la petite fille est restée près du clown pour jouer avec le contenu de la valise magique — extrayant les chapeaux magiques, les foulards, les oiseaux, les rêves — sa mère sur le banc les pieds dans un vol de feuilles mortes — et moi debout contre la statue de Lakanal — ne pensant pas à Lakanal — me demandant pourquoi j'écris —
*
— J'ai laissé ma 4L dans un parking — le SUKIYA, vous connaissez ? — C'est peut-être sur votre route ?
— Je retourne à Sainte-Bordure. Ça vous va ?
— C'est sur la route !
Je m'approche encore du clown qui est en train de tasser dans sa valise magique les chapeaux et les rêves que la petite fille en avait extraits — maintenant s'éloignant la main dans celle de sa mère — se retournant en faisant au revoir avec la main — le clown singeant une triste séparation qui amuse la petite fille à l'esprit clair — et puis des voitures l'absorbent — des passants se mélangent à sa lointaine disparition — le clown me regarde en haussant les épaules — il n'y peut rien — c'est le spectacle — on se trouve, on s'aime, on se quitte pour toujours — on ne revoit jamais les petites filles — entre-temps, elles grandissent, deviennent sexuelles et ne comprennent plus rien à la rigolade simple et claire comme de l'eau de source — le clown ne me dit pas tout ça — c'est moi qui pense — je n'ai jamais rencontré de clown dans ma tendre enfance — si c'était arrivé, ma mère l'aurait dénoncé pour détournement de mineure — ma mère sexuelle mangeuse de sexes — ma mère épouvantable qui a fait de moi un objet sexuel dès mon apparition — montrant à mon père à quel point j'étais sexuelle et lui indiquant la distance qu'il devait respecter par rapport à moi — et lui ne cherchant pas à violer le secret de ma sexualité — s'éloignant prudemment chaque fois que je tentais de l'approcher pour toucher sa bite créative — baissant les yeux à mon passage dont seule l'odeur de sang pouvait l'impressionner — ma mère faisant de moi une pute — écartant les clowns à coups de balai — fouillant dans les poches des prétendants — à la recherche du grand secret qui transformerait ma sexualité en position sociale — ce n'est pas le clown qui me disait cela — il était assis sur le couvercle de la valise, m'indiquant les fermetures pour que je la boucle à sa place.
— Vous y avez cru, vous, à cette histoire de clown mort ce matin ? me demande-t-il d'un coup — et je reste un moment la bouche ouverte sans rien dire :
— C'était un beau spectacle, finis-je par dire, éludant le sens profond de la question — ce qui est toujours dans mes cordes.
— Non, dit le clown en pliant la table de camping sur laquelle il avait posé un énorme cœur de carton-pâte destiné à recevoir les aumônes du peuple — mort pour de bon ce matin — il est là, c'est pas une blague — dans un tiroir de la morgue — avec son nom au doigt de pied — alors je suis venu lui rendre hommage — demain il s'envole pour l'Amérique — où il reposera pour l'éternité — enfin, si la préfecture arrive à résoudre le problème administratif — ils n'ont rien trouvé ni dans leurs têtes ni dans les RÈGLEMENTS — ils ont peur de téléphoner à Paris — ce serait plus simple, n'est-ce pas ? — Vous ne trouvez pas que c'est plus simple ?
— Pourquoi vous téléphonez pas, vous ?
— Je ne sais pas téléphoner.
— Vous rigolez. Tout le monde sait téléphoner.
— On m'a pas appris. Et je ne sais rien apprendre par moi-même. Il faut toujours qu'on me casse la tête pour que ça rentre.
Il a envie de me faire rire ou quoi ! — Je ferais mieux de prendre un taxi — mais j'ai pas l'habitude de dépenser de l'argent pour me faire porter — et puis je pourrais tomber sur un dingue qui me ferait cadeau de la course en échange d'une pipe — pas une passe de plus ! — Même pour le plaisir — je vais changer ma citrouille en carrosse — et sans l'aide de personne —
Le clown me demande si je veux bien garder ses affaires qu'il a soigneusement appuyées contre un arbre à chien — il court lentement sur le parvis et revient dans une voiture qui n'est rien d'autre que la Mercédes de Marcel — ça m'en fiche un coup au cœur ! —
Je fais une tentative de fuite mais le clown me rattrape :
— Eh ! Jeune fille, est-ce que je suis si moche que ça ? —
Il a enlevé son maquillage — son costume de gugusse — et son chapeau sauteur — maintenant c'est un petit homme — plus jeune que moi — vêtu d'un jean et d'un chandail — une petite tête toute mignonne qu'a besoin d'un maquillage marrant pour dire des méchancetés au monde qu'il a décidé d'amuser de cette manière périlleuse.
— Ou bien je ne suis pas le bon gabarit ! — fait-il encore en jetant ses affaires — valise et table pliante — et un lampion chinois qu'il avait accroché à la branche de l'arbre à chien — Je peux quand même vous amener récupérer votre CARRIOLE, vous savez ? Vous n'allez pas changer d'avis, hein ? Qu'est-ce que ça me décevrait !
— Bon d'accord, pioupiou — je monte avec toi — mais attention je monte et je descends — et il se passe rien entre-temps — même contre monnaie sonnante —
Je souris et je m'installe dans la voiture — il ne dit plus rien en sortant de Foux — il est tellement petit que je me demande comment il peut conduire un pareil char d'assaut — regardant la route à l'intérieur du volant — assis au bord du siège — la pointe des pieds sur les pédales.
— Mais putain quel âge t'as ? dis-je soudain.
— Douze ans, m'dame. Et toutes mes dents. Je suis venu dire au revoir à papa. J'ai fait le clown devant l'hôpital parce que j'ai peur d'entrer dans la morgue. J'y ferais quoi dans la morgue ? Je sais pas faire ce genre de choses. Papa voulait que je sois instituteur. Maintenant qu'il est mort, je me dis que rien ne m'empêchera de devenir clown !
— Tu veux pas que je prenne le volant, des fois ?
Chapitre XVIII
K. K. Kronprinz promettait. À moins de trente ans, il représentait à lui tout seul la moitié des connaissances astronomiques de son temps. C'était du moins ce qu'annonçait un curriculum vitae rédigé par l'agence de presse qui travaillait exclusivement pour lui. Il avait créé une société anonyme unipersonnelle et se chargeait de toutes les tâches de cette entreprise bidon au lieu de rendre à ses employeurs le travail qu'ils lui payaient parce que c'était un futur prix Loben. On ignorait tout de son passé, comme c'est la règle avec ce genre de personnage, et les spéculations allaient bon train dans son entourage professionnel. Il était l'objet d'une jalousie constante qui nourrissait son ambition de nègre asiatique. Directeur intransigeant et même quelquefois parfait profiteur de l'impuissance à laquelle la menace de chômage scientifique qui harcelait ses collaborateurs ajoutait une nuance de fatalité vampirisée, il actionnait les commandes d'un Centre d'Observation du Ciel qui occupait l'aile Est du château de Vermort. Un ancêtre de l'époque romantique avait coupé l'herbe sous le pied de ses descendants en léguant à l'État son observatoire et les pièces attenantes, pas moins de trente qui accueillaient à longueur d'année des savants venus du monde entier pour se reposer des vanités universitaires et des contraintes industrielles, sans parler des pressions politiques qui étaient le sujet de conversation favori de K. K. Kronprinz.
Il occupait à lui seul tout le rez-de-chaussée transformé en palace à usage personnel et ne recevait que des femmes. On était habitué à la présence de ces corps tranquilles qui promenaient une mélancolie silencieuse dans les allées du parc où les péristyles se multipliaient comme des champignons autour d'un gnome introuvable. Il ne mangeait pas avec les autres et les allées et venues des fournisseurs troublaient chaque matin ces cerveaux qui tentaient de ne plus penser aux complexités de l'infini en expansion. Cette vie de luxe nuisait à l'image sociale de K. K. Kronprinz, mais on le respectait parce qu'il avait de l'influence et qu'il était prouvé que ses recommandations étaient toujours suivies d'effet, et qu'à l'inverse, ses jugements sur les personnes et leurs travaux se concluaient par un isolement définitif, quand ce n'était pas par l'enfermement pur et simple comme suite à une campagne judiciaire qui mettait la justice et ses parlementaires à genou.
Les invités logeaient au premier qui pouvait en contenir une vingtaine si le programme de recherche imaginé par K. K. Kronprinz l'exigeait. Ils habitaient des chambres austères convenant à leur douce instabilité mentale, mais les fenêtres s'ouvraient toutes sur un paysage paradisiaque planté d'arbres et resurfacé d'un gazon fleuri toute l'année. Les péristyles jouxtaient des salons en plein air où l'on pouvait bavarder à voix basse en écoutant les jets d'eau et les oiseaux. Le Président de la Res Nationale venait une fois par an en plein été, le château de Vermort étant sur la route des vacances de cet élu qui avait le devoir d'aimer le peuple et qui se donnait continuellement en spectacle comme s'il n'avait pas autre chose à faire. C'était le côté positif de l'Observatoire vu du côté des héritiers qui ne parvenaient pas, malgré le poids des générations, à se consoler de la perte définitive de cette partie du château qui les privait du crépuscule du matin et d'un revenu que le comte Fabrice de Vermort, qui succédait à son père Armand tué dans un accident de voiture, voyait se profiler dans la croissance raide des activités touristiques qui le nourrissaient et payaient les déficits eux aussi en pleine croissance des exploitations agricoles et forestières. Cette vie rurale ne l'enchantait guère, mais il n'était jamais allé plus loin que Toulouse pour y poursuivre des études de médecine qui le situaient dans la lignée des comtes de Vermort qui avaient tous été des médecins, en principe aux Armées, et quelquefois sans attribution particulière, ce qui était le cas de Fabrice.
Bon comptable et gestionnaire des biens familiaux, on ne discutait jamais ses décisions. Même K. K. Kronprinz semblait s'y soumettre quand sa propre activité de directeur du COC empiétait sur des prérogatives comtales sourcilleuses en matière de possession et de jouissance foncières. Fabrice usait d'un cheval quand ses déplacements se limitaient au domaine, ce qui lui valait l'estime de K. K. Kronprinz et le spectacle de sa dentition éclatante qui accompagnait un commentaire flatteur sur la maîtrise de l'animal et de sa race. Fabrice répondait par un autre sourire, mais sans les dents, laissant aux lèvres le soin de traduire les impressions mitigées que lui inspiraient toujours la flatterie et autres flagorneries destinées à l'amadouer quand on était sur le fil d'une négociation mettant en jeu l'intégrité du domaine. L'Observatoire jouissait de l'usage d'une partie de ces terres. On y cultivait des bois et des jardins aux frais de la famille Vermort qui réduisait les coûts par l'emploi de travailleurs émigrés qu'on logeait dans le sous-sol de l'aîle Est, le testament ne précisant pas à qui appartenait ces lieux ni ce qu'il convenait d'en faire. Un procès avait tranché en faveur des comtes et K. K. Kronprinz, qui n'avait pas vécu cette époque, redoutait secrètement une puissance comtale qui avait fait plier l'État lui-même. Il était le premier Directeur à avoir accordé une importance primordiale à cette influence que le comte de Vermort pouvait toujours exercer sur un État dont il n'était lui-même qu'un employé. Il avait compris que la préservation du domaine constituait un terrain dangereux pour son existence s'il ne prenait pas la précaution de mettre tous les atouts de son côté. L'État pouvait le trahir à tout moment, il le savait. Ses femmes pouvaient témoigner de cauchemars significatifs à cet égard.
Quand le comte Armand de Vermort perdit la vie dans un accident de la route, K. K. Kronprinz fut le second à témoigner de son chagrin auprès de la famille qui accueillit ces prétentions à l'égalité avec une condescendance qui le mit hors de lui. Il suivait de peu le juge Kol Panglas qui se flattait dans les couloirs d'avoir été le premier et d'être surtout passé devant celui qu'il appelait un illusoire illusionniste de l'illusion, III qu'on prononçait iii ou trois selon l'humeur. Les Hautetour débarquaient à ce moment crucial de l'existence de K. K. Kronprinz qui descendait les marches du perron en lorgnant du côté de Kol Panglas qui ameutait les savants pour les instruire de la douleur que la famille lui avait permis de consulter pour son instruction. K. K. Kronprinz alluma sa pipe d'écume qui étincelait dans ses mains noires et tendit une oreille indiscrète que les systèmes de survie du magistrat repérèrent une fraction de seconde plus tard. Le baron de Hautetour était accompagné d'un cousin et d'un vieil oncle, n'étant pas marié. Il salua K. K. Kronprinz en lui tendant une main que le futur prix Loben secoua comme s'il espérait en faire tomber quelque chose dont il avait un besoin urgent. Le cousin lui tourna le dos pour contempler la ruine moussue d'une poterne et le vieil oncle parut tellement sénile que K. K. Kronprinz lui accorda un sourire de circonstance, fait rare chez cet homme qui n'agissait jamais sans calcul, ce que le baron de Hautetour nota dans un coin sécurisé de son cerveau toujours en éveil.
— Quelle douleur ! dit K. K. Kronprinz en faisant flamboyer sa pipe.
— Comment expliquer ? dit le baron.
Le vieil oncle secoua sa tronche de chien de chasse que les coups de fusil inquiètent.
— Le voilà comte, dit K. K. Kronprinz qui était toujours à l'écoute de Kol Panglas.
— J'ai connu ça, dit le baron.
K. K. Kronprinz n'avait pas l'intention de s'écarter de leur chemin et le baron perçut alors le monologue joyeux que Kol Panglas insinuait dans l'esprit des savants qui se multipliaient autour de lui.
— Il va refaire l'histoire, dit K. K. Kronprinz.
— C'est son métier, dit le baron qui n'avait plus l'intention de forcer le passage.
— Un accident, dit K. K. Kronprinz, ça ne s'explique jamais à fond. Il y a toujours une fraction de seconde inexplicable.
Le baron le toisa. L'astronome était aussi astrologue. Il se targuait de prévisions. Avait-il eu vent de la mort du comte avant que la probabilité n'en devînt une hantise pour tous les membres de sa famille, qui n'était pas bien nombreuse ? K. K. Kronprinz devina la question et s'empressa d'y répondre.
— Je ne suis pas fin psychologue, dit-il. Je me fie aux étoiles. Cette Anaïs K. est une magicienne. Je l'ai rencontrée plusieurs fois, toujours la nuit. Je souffre d'insomnies. Je ne devrais pas appeler cela souffrance, car ce n'est pas un mal, c'est un pouvoir. J'ai vu...
La voix de Kol Panglas l'interrompit.
— Vous auriez dû être le premier, dit-il en arrivant sur le baron, laissant la communauté scientifique sur le carreau. Mais vous connaissez la procédure...
Le vieil oncle ne comprit pas un mot aux salutations du magistrat. Le cousin s'était retourné pour s'incliner. K. K. Kronprinz recula, tirant sur sa pipe qui grésillait. Une odeur de chair brûlé titilla les narines du magistrat qui interrogea le baron du regard. Celui-ci haussa discrètement les épaules, sachant que ce geste ne pouvait pas échapper à l'attention exacerbée de l'astrologue.
— C'est un accident, dit Kol Panglas.
— Elle n'est donc pas morte, dit le baron qui ne parvint pas à cacher une émotion fragilisée encore par l'air frais de ce matin tranquille.
— Nous ne l'avons pas encore décidé, dit Kol Panglas qui surveillait l'astronome. Ces louveteaux veulent savoir tout d'elle, vous comprenez ?
Il désignait les savants dont le cercle commençait à se fondre dans une lente impatience que les fumées de cigares et de pipes traversaient de toussotements rapides et nets comme le chant d'un geai. K. K. Kronprinz redescendit les marches qu'il venait de monter en reculant. Il offrait une nouvelle explication si ces messieurs le souhaitaient. Kol Panglas allait se désister en grognant, mais le baron invita l'astronome à vider son sac à malices sans attendre que la rumeur publique se chargeât de l'augmenter.
— Vous ne serez pas le troisième si vous ne vous pressez pas, conseilla Kol Panglas qui voyait arriver un taxi dans l'allée principale.
— Je me demande qui ça peut être, dit le baron.
K. K. Kronprinz eut un geste de dépit. Le nouvel arrivant le privait d'un délire. Il avala une pilule de métacolocaïne, ersatz commercial de la colocaïne qui demeurait expérimentale et secrète à l'état pur. Ses joues se mirent à trembler aussitôt, signe qu'il réagissait à l'emprise moléculaire de ce qui était vendu comme un euphorisant. Le baron nota au passage cet abus d'excentricité et pressa Kol Panglas de retourner à son auditoire.
— C'est Frank, bafouilla-t-il tandis que Kol Panglas s'étonnait d'assister à un bafouillage de la part d'un baron qu'il croyait incapable de déséquilibre.
K. K. Kronprinz considéra la scène à travers la lentille biologique qui s'interposait entre sa conscience et le Réel. Il constata avec une pointe de regret que sa pipe était éteinte.
— Est-elle morte ? grognait Frank en arrivant sur le perron.
Il jeta un œil grave sur les crocodiles de pierre qui descendaient les marches de chaque côté de l'escalier. Giclée d'enfance. Kol Panglas se précipita au lieu d'obéir au baron.
— Nous ne savons rien pour l'instant, pérora-t-il. En l'absence du docteur Omar Lobster, nous ne savons plus...
— Ça va aller, Frank, interrompit le baron qui retrouvait sa contenance de leader. On se passera d'Omar Lobster.
— C'est vrai, caqueta K. K. Kronprinz, j'avais oublié que ce cher docteur nous avait quittés sans explications convaincantes. Que vous a-t-il expliqué, mon cher baron ?
Frank le sidéra. Il n'avait pas l'air d'un type capable de supporter longtemps une conversation mondaine sur un sujet qui ne l'intéressait pas. Le baron siffla le cousin qui pivota sur ses talons et se mit automatiquement à gravir les marches, atteignant la porte avant Frank qui se heurta à une carapace décidée à lui interdire le passage.
— Soyez raisonnable, Frank, dit le baron qui montait lentement derrière lui. La famille est plongée dans un profond chagrin et...
— Je les vois mal verser la moindre larme, dit Frank qui projetait de traverser le mur de chair et d'obstination qui l'empêchait de passer le seuil.
— Vous les connaissez mieux que moi, admit le baron. Mais les usages veulent...
— Les usages, répéta le cousin qui avait l'air venimeux.
— Vous devriez venir avec moi, couinait Kol Panglas. Qand est confiant. Il sait pas mal de choses sur le projet Lobster. Il croit même en savoir assez pour...
La porte s'ouvrit. L'athlétique Constance apparut. Son visage était voilé. Elle portait un pantalon et un sweater, mains dans les poches. Frank contempla les orteils qui gonflaient leur musculature en appui sur le rebord de la première marche.
— Bonjour, monsieur Chercos, dit-elle de sa voix grave qui lui rappela les mugissements de son enfance. Pas de scandale, d'accord ? On est assez emmerdé comme ça. Vous venez, Pierre ? dit-elle d'une voix plus féminine au baron qui poussa ses collatéraux sans ménagement.
La porte se referma. Kol Panglas fuyait.
— Pas facile, dit K. K. Kronprinz. On se demande où on vit. Ils sacrifient nos enfances.
Il se dressa comme s'il allait prêcher. Il y avait un prédicateur en lui, mais il était trop tôt pour en dire davantage. Frank lorgnait la serrure sans se décider à tirer dedans.
— Nous ne nous connaissons que de vue, dit K. K. Kronprinz qui s'allongeait pour se faire serrer la main.
Frank ne lui offrit que son regard. L'astronome évita de s'y noyer. Il dut se hausser sur la pointe des pieds pour faire signe aux savants de retourner à l'Est. On les avait assez vus. Ils comprirent que le type que K. K. Kronprinz essayait d'amadouer était un indésirable qui souffrait cependant sincèrement. Ils s'éloignèrent deux par deux, silencieux et rapides comme la brise qui amenait des feuilles d'un vert pomme sur le perron où Frank ne se décidait pas à enfoncer la porte à sa manière. K. K. Kronprinz voulait en savoir plus.
— Elle n'est pas morte, dit-il en s'étreignant les mains comme en prière. Ce cher docteur Omar Lobster ne serait pas le charlatan que j'ai maintes fois dénoncé aux autorités scientifiques. Il lorgne un prix Loben, vous vous rendez compte ? Vous êtes un collaborateur du baron, si je ne me trompe ? On en parle, en tout cas.
Mélange d'amabilité mondaine et de cruautés étudiées de longue date. Frank fit face à une montagne de chair qui prétendait en savoir plus.
— Vous êtes qui, vous ? grogna-t-il.
— Je dirige, susurra l'astronome, l'Observatoire que vous ne pouvez pas avoir oublié...
— J'en ai connu, des astronomes, dit Frank. Tous des dingues. Vous lisez vous aussi dans les étoiles ?
— Les planètes. En amateur éclairé par une tradition qui me vient de mes ancêtres chinois et soudanais. Vous avez des ancêtres ?
— En veux-tu en voilà ! gloussa Frank. Vous pouvez les compter, vous ?
— C'est difficile, mais certains sont plus importants que d'autres. On se mesure toute sa vie à ces évaluations nécessaires.
— Nécessaires à quoi ? Vous avez besoin des autres à ce point ?
— Des autres, non. Mais d'eux, oui.
Frank souriait comme s'il avait à faire à un fou en liberté, un de ces pauvres esprits dont le corps n'a pas franchi les limites de la dangerosité, concept en mésusage chez les juges de l'homme aux prises avec ses démons.
— Si elle est vivante, dit K. K. Kronprinz, ils ne vous laisseront pas la voir avant...
— Vous en savez des choses.
Kol Panglas n'avait pas fui longtemps. Il attendait près du taxi. Frank le rejoignit, abandonnant l'astrologue à sa folie.
— Vous m'emmenez ? demanda Kol Panglas.
— Où ? dit Frank qui scrutait ce regard infranchissable au-delà des apparences.
— Où vous voulez, dit Kol Panglas, mais loin de la foule.
Frank l'amena chez lui. Kol Panglas s'intéressa tout de suite au perroquet qui accepta d'ouvrir des graines de tournesol pour l'amuser.
— Il parle ? demanda-t-il comme si l'enfance l'éclaboussait.
— Pas encore, dit Frank.
Kol Panglas s'étonna. Il grignota l'intérieur d'une graine avec une canine qui explora une saveur précise.
— Ça s'apprend ? dit-il. Je croyais que c'était inné.
Frank se pencha pour se montrer. Sa moitié supérieure, coupée verticalement par le montant de la porte de la cuisine, demeura un instant comme en suspension dans un air qui empestait l'ammoniaque.
— C'est Pitsy, expliqua-t-il. Elle inonde trois litières par jour. Le vétérinaire me dit que c'est l'angoisse. Elle ne parle jamais à personne.
— Les chats ne parlent pas. Ils ont leur langage, bien sûr.
Kol Panglas ne savait plus rien de ce langage. Il avait su. Il y avait un tas de choses qu'il ne savait plus sans les avoir toutefois oubliées. La chatte le considérait d'un œil morne. Elle ne lui demandait rien. Il abandonna le perroquet et s'assit près de la chatte qu'il caressa comme il se rappelait. Elle se laissa faire sans ronronner. Frank s'avança avec un plateau garni de boissons et de victuailles. Une vraie p'tite femme, pensa Kol Panglas.
— Vous connaissez Omar Lobster ? demanda-t-il en plantant ses dents dans une tartine où les olives étaient fixées par un pâté constellé d'éclats de trompette.
La mort, pensa-t-il. Je dois parler de la mort avec ce jeune étourdi qui est mort et qui ne veut pas disparaître de la surface de la Terre où je suis encore un vivant. Il avala une bruyante gorgée d'une bière trop froide. Ses yeux rutilaient.
— Vous aimez les animaux, dit-il, tentant de faire accepter une bouchée surmontée d'une olive noire à la chatte qui ne détournait même pas la tête, laissant le morceau odorant et visiblement trop voyant lui flatter le museau.
— Avec elle, dit Frank, il faut des manières.
Ce camé en sait plus que moi question enfance et animaux domestiques. Je ne sais plus pourquoi je suis venu. Je ne suis jamais venu et je n'aurais peut-être pas dû venir.
— Vous vouliez me parler ? demanda Frank en soufflant sur la mousse.
— D'Omar Lobster que je n'ai pas très bien connu.
— Vous en parlez comme s'il était mort ou qu'on ne le reverra jamais. Un très net avantage sur moi, trouvez pas ?
— Mort ! Je suppose qu'il a pris ses précautions. Quant à disparaître, c'est difficile. Aucun système n'est totalement indépendant. Nous utilisons le même moteur. Mais je ne suis pas un spécialiste de ces questions de... détails.
— Il a toujours tourné autour de Constance, oui.
Frank se rapetassa comme s'il avait maintenant besoin de se concentrer pour ne pas prononcer l'imprononçable. Kol Panglas se reprocha une étourderie. Il n'était pas doué pour la conversation en dehors de l'interrogatoire judiciaire qui n'avait pas de règle, lui laissant toute liberté d'interprétation et d'erreur, alors que la conversation des témoins de l'existence semblait exiger une connaissance pratique du vertige. Kol Panglas n'aurait pas accepté de tourner de l'œil à l'approche d'une vérité. Jamais il n'aurait consenti à perdre le contact avec le Réel, ne fût-ce qu'une fraction infinitésimale de ce temps qu'il jalousait aux autres parce qu'il les accusait de le perdre pour le tromper. Frank possédait la clé d'une enfance encore tangible. Il avait donc le pouvoir de connaître sans s'angoisser. Kol Panglas rêvassait tous les jours à cette joie, fumant de gros Havanne qui lui conféraient l'odeur de l'attente et les frémissements de l'obscurité.
— Une belle femme, au fond, dit-il tandis que la bière lui montait à la tête.
Pourvu qu'il n'y ait rien ajouté. Je n'ai jamais touché à ces choses d'un autre temps. Qu'est-ce que je dis ? Un autre temps ? Pourquoi pas ?
— Oui et non, dit Frank. Elle m'a torgnolé une fois. On était gosse. Je me moquais souvent de ses difficultés à former les lettres.
— C'est une fille du pays. Omar est venu de loin pour la chercher. Où se sont-ils rencontrés ?
— Au château. Omar était stagiaire ou assistant. Il n'arrêtait pas de la reluquer et elle en parlait à table. Le comte ne voyait pas la chose d'un mauvais œil. Il me demandait ce que j'en pensait comme si je pouvais en penser quelque chose.
— Vos parents étaient dans la domesticité, non ? Au service des Vermort.
— Entre autres. Ils ont beaucoup servi et ils se sont usés. On a fini par les jeter.
— Vous ne saviez pas que vous n'étiez pas leur enfant. Votre mère vivait sa vie à l'autre bout du monde, nous le savons. Que voulez-vous savoir ? Nous pouvons vous aider.
— Je veux savoir si elle est morte.
— Vous le savez. Vous êtes mort à la même heure et au même endroit, descendus par un inconnu qui agissait au nom d'une organisation criminelle qui visait le fonctionnement du RI et du SSE.
— Je ne parle pas de ça. On m'a retiré l'enquête. Je n'étais pas avec eux l'autre nuit.
— Avec le comte et cet Américain ?
— Pas avec eux. Je dormais, ici. On m'a interdit d'utiliser ma moto. Qand dit que la mort joue sur l'acuité visuelle.
Il offrit son regard bleu, lui qui avait toujours eu de beaux yeux noirs. Kol Panglas s'en souvenait avec plaisir des yeux noirs que Frank posait sur lui quand la procédure le contraignait au ménagement des témoins.
— Qand vous recevra, assura le magistrat. Il en sait beaucoup sur le projet Lobster. Il a été son assistant. Vous connaissez Rog Russel ?
— Il a dirigé l'Observatoire. Lui aussi reluquait Constance, mais il avait passé l'âge. Je crois qu'elle lui a montré comment. Elle m'a bien montré à moi.
—Vous avez fricoté avec elle ?
— Non ! Elle m'a secoué parce que je me foutais d'elle devant les autres. Pas avec les autres, vous comprenez ? On avait nos petits secrets. Omar lui offrait des fleurs. Elle revenait avec des bouquets qui me fichaient le tournis. Vous connaissez le sketch de Dany Kaye ? J'éternuais chaque fois que j'aurais pu me montrer à la hauteur.
— Vous jalousiez Omar.
— Non ! On travaillait ensemble sur le même projet.
— Vous ? Ça paraît improbable. Je ne veux pas dire que vous ne pouviez pas vous hisser à la hauteur d'un scientifique, mais tout de même !
— Chacier avait bousillé sa Terrot dans une côte. Un tricycle. Omar s'était proposé pour refaire le cylindre. À ses heures perdues, et il en avait beaucoup quand il ne les perdait pas avec Constance. On a travaillé sous la surveillance sceptique du garde-chasse qui n'en crut pas ses yeux quand elle est partie au premier.
— Vous appréciiez cette intimité.
— Avec Omar ! Il n'y avait pas d'intimité. Il s'appliquait à resurfacer la chemise comme s'il caressait le corps de ma sœur.
— Constance n'a jamais été votre sœur.
— On était du même âge. On vivait sous le même toit et le comte m'appelait son fils, alors. Moi, j'agissais comme si elle avait été ma sœur et Omar en tenait compte, croyez-moi. Chacier lui demandait ce qu'il allait faire de la Terrot une fois remise en marche. On riait tous les deux, Chacier et moi, parce qu'on savait que Constance ne contiendrait pas dans le porte-bagage. Même le moteur aurait foiré en première. C'est du passé tout ça.
— On n'oublie rien, dit Kol Panglas qui avait oublié l'essentiel.
Il consulta son oignon.
— Qand nous attend, dit-il en se levant.
Il se déplaça vers l'étroit vestibule où Frank avait accroché son chapeau à un clou. Un Stetson. Il y a des clous pleins les murs. Qu'est-ce qu'il accroche, à part les chapeaux des rares visiteurs qu'il est en mesure de ne pas effrayer ? Le perroquet devrait parler, à son âge. Or, il ne parle pas. Du moins pas en présence d'un étranger. Je finirai par tout savoir de ce freluquet qui se prend pour un flic. Et rien sur moi. Toujours rien alors que lui sait encore tout de ce qu'il a été. La mort a peut-être favorisé d'autres réminiscences encore plus profondément ancrées dans ce moi qui persiste par exercice de la parole donnée aux autres.
— Vous partez ? dit Frank sans quitter le divan.
— Vous venez avec moi. Vous devez savoir.
— Savoir quoi, nom de Dieu ! s'écria Frank en se propulsant dans le vestibule.
Kol Panglas était déjà dans l'escalier, le descendant en sifflotant. Le perroquet se plaignit de l'odeur de cigare. Frank vaporisa rapidement quelques atomes de senteurs boisées et se précipita dans l'escalier que l'autre continuait de descendre d'un pas alerte. La chatte referma la porte en minaudant.
*
— Vous êtes venu seul ? piailla Qand à travers l'hygiaphone.
Il se tordait le cou pour regarder dans le couloir, ses yeux luttant contre la nausée et les angles morts. Frank glissa l'autorisation spéciale dans le lecteur et attendit que la porte s'ouvrît. Ce que pensait Qand ne l'intéressait pas. Il était venu pour lui poser des questions.
— D'habitude, dit Qand, on ne vient jamais seul. Le règlement prévoit le conjugo...
Un déclic amorti par une pression pneumatique annonça l'ouverture du sas de sécurité. Aussitôt les donnés envahirent le cerveau de Frank qui failli perdre conscience. Il ne supportait pas ces protocoles. Il devait y avoir une incompatibilité entre leur substance métallique et les acides. Qand le surveillait à travers une vitre blindée.
— On vous gâte, dit-il. C'est un honneur de pouvoir entrer ici sans chaperon expérimenté en matière d'investigation de la personnalité. Votre formation ne vous permet pas d'accéder à ces connaissances pyramidales. Nous allons essayer... enfin... je vais essayer de vous empêcher de ne pas comprendre.
Frank lui envoya quelque chose qui tenait à la fois du sourire et de la grimace. Il avait l'air de souffrir.
— C'est le degré de connaissance, plaisanta Qand dont les épaules sautillaient joyeusement.
Frank revenait lentement à lui. Il se sentait lourd et fragilisé, comme s'ils l'avaient rempli de substance verte et que sa propre chimie ne pouvait plus s'exprimer à travers l'immensité de ses réseaux nerveux et musculaires.
— Si vous voulez, dit Qand en aidant la porte à coulisser dans ce qui semblait avoir perdu toute réalité gravitationnelle, je peux vous injecter un euphorisant. Mais je ne suis pas sûr de l'innocuité du mélange.
Il riait en poussant Frank hors de la zone de sécurité.
— Je sais même plus ce que je suis venu faire ici, continua Frank sur le même ton.
En réalité, il ne se portait pas aussi bien qu'il tentait de le paraître. Il se sentait toujours un peu ridicule de se laisser surprendre en flagrant délit de combat contre les analyses qui le redéfinissaient avec une précision toujours plus grande. Cette réduction de la marge d'erreur commençait à l'inquiéter, au point qu'il lui arrivait de ne plus savoir en effet dans quelle action il était en train d'exister pour le compte du système ou de quoi que ce fût qui eût un sens social et presque salvateur. Qand filait devant lui en lui parlant du savoir minimum. D'après lui, il y avait des endroits de l'univers où l'on ne pouvait pas raisonnablement exister sans un minimum de connaissances scientifiques et techniques. Ces lieux secrets de l'existence, qu'on découvrait au hasard des errances professionnelles, pouvaient très bien être de création divine.
— Dieu ne serait que le créateur de ces espaces. Nous serions les auteurs de tout le reste et ainsi s'expliquerait l'idée d'infini qui deviendrait autre chose qu'une idée.
— Autre chose ?
— Matière. Nous sommes condamnés à trouver la matière. Nous savons déjà réduire à la matière. Contemplez cette technologie qui a toujours été pensable, même du temps des cavernes. Seuls les termes ont changé, Frank, vous comprenez ? Les termes, les mots, nos langues vernaculaires et véhiculaires, ce sens de la communauté qui nous a valu l'Histoire et ses propositions explicatives. L'herma et le phrodite enfin portés au rouge !
Frank tirait la langue. Il lui semblait perdre du terrain sur Qand qui se rapetissait. Le couloir était interminable ou bien il n'en percevait maintenant que l'inachèvement, le provisoire, l'exemplarité.
— Platon, Jung, continuait Qand. La fusion moléculaire de la science et de la beauté. Seule une poignée d'hommes formés dans le cercle restreint de la connaissance a su reconnaître la beauté véritable. Et non pas celle des poètes et autres prophètes de malheur. La beauté du résultat tangible basée sur l'efficacité probable.
Je ne suis pas venu philosopher, pensa Frank. Je suis venu enquêter pour savoir... non. Pour informer. Je ne suis pas un savant. Je suis un informateur. Nuance !
— Nous avons toujours eu une idée croissante de la science, disait Qand au bout du couloir. Par contre, nous nous sommes laissés bernés par les poètes. Mahomet a raison : qu'on leur coupe la langue. Il y a beaucoup de vérités premières dans ce sacré livre. On se demande comment les musulmans ont pu sombrer dans le chaos. Ils possédaient la sagesse primordiale et ils se sont perdus dans l'énormité de la tâche à accomplir. Nous nous sommes inspirés du Coran, Frank. C'est inouï. Nous ! Eux et moi !
Il exultait. Frank n'était plus très sûr de percevoir toute la réalité qu'il lui était donné de traverser sans se poser de questions.
— Bien sûr, dit Qand, nous avons remis Dieu à sa place, comme je vous l'ai expliqué. Nous possédons tout le reste. À lui le fini et à nous l'infini. Nous avons expurgé le Nouveau Testament de tout ce qui ne lui appartient pas. Malheur aux riches ! Jamais un prophète n'a prononcé une pareille idiotie. Mahomet était riche et commerçant. Nous ne connaissons plus d'homme de cette envergure. Jésus n'était pas un homme, vous comprenez ?
Frank le perdit de vue. Ça devait arriver, Ça arrive toujours. Je ne devrais pas changer d'endroit si souvent. Je devrais m'en tenir à plus de circonspection. Qui suis-je ? Qand continuait de parler, mais sa version des faits était trop étrangère à la vie et à ses modes tels que Frank les savait exister. Il s'appuya sur un bras et accepta l'aumône d'un liquide qui mouilla ses pieds, triste et tiède comme l'urine de son enfance. Debout devant le père, urinant par défi à travers la culotte, la mère se tenait à une distance respectable. Elle n'eût pas existé sans cette distance. — Tu as oublié pourquoi je te punis ! Il est incroyablement dingue, ce gosse ! Il a oublié à quoi servent les coups ! Explique-lui, toi. Je n'en peux plus. Laissez-moi !
— C'est bon, non ? dit la voix de Qand. Quand j'étais petit...
Le bras coulissait dans la main, métallique et traversé de pulsions électriques qui annonçaient la lumière.
— Nous y sommes, dit la voix de Qand. Débarrassez-vous de ça.
On lui arrachait quelque chose, mais il n'y tenait plus. J'y tenais il n'y a pas une seconde. Les lignes verticales commencèrent à redéfinir les choses. Il se sentait mutilé, ne croyant pas à la promesse d'un recouvrement partiel du pouvoir de polarisation qui était, avec son révolver, une arme indispensable à l'exercice de sa profession.
— Profession de foi, profession de foi ! répéta Qand qui s'asseyait pour manipuler les données d'une console.
Frank vit Agnès Bégnard à travers une vitre. Elle était couchée sur un brancard, traversée de fils qui couraient sur elle et s'élevaient en masses vibrantes vers un plafond qu'il supposa composé de connexions avec le système. Elle le regardait sans doute depuis qu'il était entré. Elle le regardait. Le suppliait-elle ? Il observa ce visage travaillé par la peur. Elle ne semblait pas souffrir d'autre chose. On n'appliquait pas la douleur aux témoins dans ce système judiciaire. On pénétrait dans les cerveaux avec une peur inexplicable. Il ne restait plus au réquisiteur qu'à proposer une explication en échange d'un renseignement digne de foi. Frank ne regardait pas dans les yeux qui cherchaient à communiquer avec son propre cerveau.
— Ella va vous convaincre, murmura Qand sans quitter l'écran des yeux. Coriace, la veuve. Mais on à le temps. L'agent S. court toujours et les informations s'accumulent dans notre corbillon.
Frank ne parvenait pas à détacher son regard du corps qui paraissait pourtant tranquille.
— Ne vous laissez pas faire, dit Qand. Où en êtes-vous avec votre perception des distances ?
— Ça va mieux, dit Frank. Je peux mesurer ce qui me sépare d'elle.
— Bien, dit Qand. Vous êtes en progrès. On continue ?
Injection de la douleur nécessaire à la totale compréhension de la situation. Frank se tordit sans pouvoir crier.
— Perception des couleurs et des volumes ?
Elle devenait atrocement réelle. Sa tête s'était immobilisée, le menton sur l'épaule tranquille. Il parcourut le corps de calculs dont il ne comprenait pas le prétexte.
— Elle vous appartiendra quand vous aurez atteint ce minimum de connaissances des lieux dont je vous ai parlé théoriquement, Frank. Vous sentez-vous en mesure de traverser ce miroir, Frank ?
— On ne peut rien traverser, bredouilla Frank. Je dois trouver la porte.
— Bien, Frank ! C'est bien.
Ce n'était pas un reflet, mais une transparence. Il ne se voyait pas, il la voyait et savait qui elle était. Il le savait obscurément, mais nettement. Elle lui parlait, sans doute aussi lentement que le lui permettait les secousses de la terreur qui lui était infligée de l'intérieur, et il voyait les lèvres former les syllabes d'un appel ou d'un avertissement, peut-être d'une recommandation que les yeux, à peine saisis dans leur parallélisme criant, communiquaient aux filaments verticaux qui croisaient les objets pour former une approximation du Réel.
— Vous avez raison de collaborer, Frank, dit Qand. Il m'arrive de lutter pendant des heures contre la mauvaise volonté ou la panique. Je vous prie de croire que c'est un véritable calvaire pour ma famille.
Il se pencha sur le clavier.
— Vous comprenez, Frank ? Injectez tout le reste.
— Ça va aller, dit Frank.
— Vous la voyez, elle, et pourtant tout le reste n'est pas encore visible. Vous avez raison de vous concentrer sur elle. Vous comprenez ce qu'elle vous dit ?
— Je ne lis pas sur les lèvres.
— Formation incomplète. Notez, Sally. Il ne lit pas sur les lèvres. Vérifiez sa fiche de présence. Et voyez s'il s'est nourri ce matin. Il aurait dû venir avec Kol. Renseignez-vous. Kol est toujours à l'heure. Il y a anguille sous roche.
C'était le bras de Sally. Il était métallique. Elle leur appartient alors que nous sommes encore insaisissables autrement que par des moyens violents et donc illégaux. La voix de Qand parcourut la pluie de fibres qui dinguaient au plafond et descendaient dans la même transe vers l'endroit qu'il occupait partiellement, la vitre ayant pris une importance démesurée depuis qu'il avait compris qu'elle voulait le regarder dans les yeux.
— Elle nous a eu pendant des heures, Frank, dit Qand qui pianotait frénétiquement. Des heures perdues à utiliser des moyens légaux. Nous l'avons finalement soumise à un traitement par la peur.
— Elle ne sait pas où est l'agent S. ni ce qu'elle a fricoté, balbutia Frank.
Ce n'était pas lui qui parlait. Il agissait en médium, pas plus. Qand comprenait-il qu'à un moment donné de cette recherche, on devenait la voix de l'autre ?
— Je comprends, dit Qand, que vous n'êtes pas en mesure de continuer avec nous. Sally !
Frank rencontra de nouveau ce métal. Il suivit une tangente propice à des propagations aléatoires. Sally se positionna à l'angle du bureau occupé par un Qand qui s'acharnait en faveur de Frank, celui-ci en était persuadé.
— Pas de nouvelles de monsieur Kol Panglas, dit-elle.
— Il l'a descendu. Qu'a donné l'interrogatoire du taxi ?
— Un déplorable incident...
— Ça va ! Ça va !
Qand s'impatientait. Il se mit à pianoter tout en récitant un chapelet de paramètres qui tardaient à s'immiscer dans le champ opératoire. Frank ne voyait plus Agnès parce qu'il ne voulait plus la regarder. Alors j'entendis, mec. J'entendis sa voix. Elle me parlait à travers une épaisseur destinée à la réduire au silence. Incroyable, mec !
— Frank, dit Qand qui interrompait brusquement ses recherches, nous avons perdu Kol Panglas en chemin. La procédure est stricte. Vous ne pouvez pas aller plus loin sans un chaperon agréé par la Hiérarchie. Vous avez tenté de pénétrer dans ces lieux. Mesurez-vous la gravité des faits qui vont vous être reprochés si Kol Panglas est mort comme je le pense ?
— Je la mesure, Alice. Je mesure mon inconséquence, Alice.
Frank n'avait pas pu dire ça ! Il se tourna vers la vitre. Agnès souriait.
— Frank, dit Qand maintenant plus proche, je vais vous faire une faveur.
Technique du chaud et du froid, pensa Frank. Il veut me mystifier. Agnès forma plusieurs mots, lèvres lentes et précises.
— Vous pouvez l'interroger, dit Qand, en attendant que les nouvelles tombent. Vous en savez plus que moi sur le sujet.
— Kol Panglas est descendu du taxi pour aller acheter un Havanne, dit la voix de Frank. Il était à l'intérieur quand j'ai aperçu l'agent S. qui attendait l'S comme si rien ne s'était passé.
— Que s'était-il passé, Frank ? Janver vous en a-t-il parlé ? Je veux dire : dans le cadre strict de l'enquête qui vous a été confiée.
— J'ai sauté sur le trottoir. Le chauffeur m'a interpellé, croyant que j'avais l'intention de le blouser d'une course. Je ne sais pas si Kol Panglas a reçu les signaux de l'anomalie qui contrecarrait ses projets. Je ne saurais le dire.
— Il les a reçus. Continuez.
— L'agent S. m'a alors reconnu et elle s'est enfuie dans une impasse.
— Bon, l'impasse, Frank. Très bon. Pas d'issue. Elle entre dans n'importe quel édifice.
— Non. Elle m'a fait face et m'a demandé si je voulais voir Omar Lobster.
— Nous y voilà ! Continuez, Frank. Agnès vous entend. Vous la sauvez de l'impunité. On est toujours heureux de finir pour la bonne raison, pas vrai, Agnès ?
Frank était rouge de confusion. Il parlait parce qu'on le lui demandait. Il n'était pas venu pour sauver Agnès.
— C'était de l'humour, Frank. Et donc elle vous a parlé ?
— Pas longtemps. Elle me menaçait avec un révolver, mais je savais que le baron l'avait laissée sur le carreau sans munitions.
— Tous des pagnottes ! grogna-t-elle. T'as des munitions pour moi ?
Je lui montrais mon P32 et deux chargeurs de réserve.
— Ben mon salaud, dit-elle, ils te gâtent.
Elle fit tournoyer son vieux Français et le rengaina quelque part sous sa chemise. Elle sentait l'égout. Elle avait perdu une chaussure.
— J'en sais pas plus, dis-je en rengainant moi aussi, ce qui l'a fait sourire.
— Tu m'en veux pas, alors ? fit-elle.
Elle se méfiait, des fois que je serais en train de ruser. Elle me regardait comme si elle avait déjà estimé que je n'en avais plus pour longtemps à l'emmerder. Omar Lobster voulait me voir, me dit-elle.
— Qu'est-ce qu'il me veut ? dis-je, ne cessant pas de mesurer les possibilités de la neutraliser pour la livrer pieds et poings liés...
— Bien, Frank !
— Il te veut, c'est tout ce que je sais, mon coco. Tiens-toi bien, hein ?
C'est une agente initiale, vous comprenez ? On ne sait jamais. Ils sont encore humains, ça, je sais. Mais leur équipement de défense...
— Ça va, Frank. On sait ce que c'est, un agent initial. Vous avez vu Omar Lobster ?
— Je vais le voir si vous arrêtez de m'interroger. On a passé l'heure du rendez-vous. Il a dû filer.
— Vous ne pouviez pas le dire plus tôt !
Qand gicla. Frank resta avec l'agent S. sur le trottoir de l'impasse.
— Ça te fait plaisir de le voir ? demanda-t-elle.
— On se croise quelquefois dans le service, dit Frank. Je ne vais plus au château depuis que...
— Il n'y va plus. Il n'ira pas non plus au service. Il a d'autres projets.
— Ils ont essayé de le blouser ?
— Les vaches ! Les crevures ! Les enc...
Frank la suivit à l'intérieur d'un immeuble qu'elle semblait connaître.
— Si tu vois Agnès, dit-elle, tu lui transmettras mes excuses. Une gentille fille, Agnès. Mais elle ne résistera pas longtemps. Ils l'auront à la première injection.
— Pour dire quoi ?
— Qu'elle ne sait rien. Lucas ne lui faisait pas de confidences sur l'oreiller. Ils ne dormaient pas sur le même, si tu vois ce que je veux dire.
Frank se surprit à se laisser secouer par un petit rire nerveux. La silhouette de l'agent S. ondulait à portée de main.
— Tu m'appelles Amanda si ça te fait plaisir, dit-elle. Mais uniquement si t'en tires quelque chose de positif. Sinon tu peux aller te faire foutre.
— Je te suis, Amanda.
— Tu fais bien, mon chou.
Ils arrivèrent dans une cour encombrée de détritus dingués d'une marquise qui projetait les ombres de ses barlotières et des objets qui lui étaient tombés dessus depuis les étages. Frank passa sous une pluie de poussière qu'Amanda traversa en diagonale. Il s'y prenait mal avec sa manie d'aller droit au but. De l'autre côté, elle lui conseilla de la fermer si on lui demandait quelque chose et en effet, un costaud s'interposa au moment choisi par Frank pour franchir une rigole écœurante.
— Tu lèves bien le pied, mon zizi, dit la brute. Mais personne t'as autorisé à aller si loin.
— Laisse tomber, Frank, dit Amanda sans s'arrêter.
— Je m'appelle pas Frank, dit la brute.
Il était endimanché. On était dimanche. Il n'allait pas à la messe, mais il n'avait pas perdu les bonnes vieilles habitudes que lui avaient inculquées des ascendants pas faciles question tradition et amour de la patrie. Il portait une cuirasse d'acier équipée d'une quantité de viseurs numériques. Il jouait encore au cow-boy.
— Tu devrais avoir honte à ton âge, dit Amanda. Moi, je ne joue plus. Et lui non plus.
La brute recula d'un pas.
— Je pouvais pas savoir, dit-elle en se donnant les moyens d'un sourire. Il est avec toi ? C'est que j'la connais point, c'te petite gueule-là !
— Vise un peu son instrument, gloussa Amanda. C'est pas du toc.
Frank montrait son P32. Il comprit que la brute voulait le voir pisser dans la rigole comme tout le monde avant de passer. Frank faillit tirer. Amanda s'interposa et offrit à la brute une caresse rapide qui lui coupa les jambes.
— On continue, dit-elle en filant. Range ça.
Le type avait des orgasmes précoces ou quelque chose dans le genre. Les explications d'Amanda se perdirent dans les sonorités des égouts du Troisième homme.
— Pas vu, dit Amanda. Mais j'aime bien la gueule de Joseph Cotten. Pas toi ?
Ils étaient de nouveau dans la rue.
— Ce qu'il faut pas faire pour raccourcir ! soupira-t-elle en hélant un taxi.
Elle ouvrit la portière et le poussa à l'intérieur.
— Sinon on ne comprend plus rien. Filez, vous ! On vous dira.
Il sentit à quel point elle était la première propriétaire de son corps. Il l'enviait, se reprochant d'envier une femme. Le taxi pila en pleine campagne.
— Pleine, dit Amanda. N'exagérons rien.
On voyait encore la ville au-dessus des arbres poussifs.
— Plus loin, dit-elle, il en pousse des géants. Tu verras ça.
Pourquoi le verrait-il ? Il la suivait toujours, se demandant s'il ne finirait pas par descendre quelqu'un, elle peut-être si elle lui en laissait le temps. Les agents initiaux...
— Je sais, je sais, s'impatienta Qand. Toujours pas de nouvelles de Kol, Sally ?
— Rien, monsieur Qand.
— Elle refuse de m'appeler Alice. Enfin... elle n'ose pas, vous comprenez ? Un nom de femme. Vous pourriez, vous, Frank ?
— Je pourrais... ?
— M'appeler par un nom de femme ? Continuez plutôt.
— On arrive, dit Amanda. Ça te plaît, la campagne ? Momo adore ça.
— Momo, c'est Omar, précise Qand. Continuez. Sally, vous me tenez au courant sans délai. Elle hésite quelquefois et je perds de précieuses secondes.
Frank vit une maison comme n'en connaissait que son enfance malheureuse.
— Ça t'en fiche un coup, hein ?
Il dut accepter son bras. Pas métallique, celui-là. Tout à l'heure, le bras de Sally sera en métal. J'ai souvent besoin de ce métal. Fusion froide de l'œuvre au noir.
— C'est bien là, dit Amanda qui le traînait. Momo a pensé que ça te ferait plaisir.
— Ça me fait pas plaisir. Je veux pas y aller.
— Ça t'en rappelle, des choses ! J'aimerais pas être à ta place. Momo sait ce qu'il veut.
— Momo est un méchant garçon !
— Et toi un petit menteur !
J'ai toujours menti. À un moment donné de mon existence, je n'agissais que dans le mensonge. Rien n'était vrai. J'ai conçu une irréalité à laquelle j'ai demandé aux autres de croire.
— Et ils n'y ont pas cru, c'est joué d'avance. Mais à ton âge, on ne peut pas tout savoir. Tu sais maintenant ce que c'est, une leçon. Et tu ne l'oublieras pas.
— Ah ! Ah ! Ah ! exulta Qand. On s'y croirait !
Omar était debout sur le perron de la maison, les bras croisés comme quand on attend quelqu'un de pied ferme.
— Il est armé ? demanda-t-il de sa voix forte.
— Mais pas dangereux, fit Amanda.
Frank se retrouva aux pieds de l'Araboaméricain.
— Vous voulez me voir ? dit-il en levant des yeux mouillés de larmes encore brûlantes.
— C'est l'émotion, dit Amanda avec un petit spasme. On peut comprendre. Pauvre gosse !
— On comprendra plus tard, fit Omar. Entre !
Frank reconnut le moindre détail. En le forçant à ces lieux imaginaires, Omar savait ce qu'il limitait dans l'esprit de Frank. Il balança une bûche dans la cheminée qui s'embrasa, et son ombre se répandit comme une coulée de lave. Frank était assis sur la chaise aux pattes raccourcies, les genoux à la merci du feu qui l'éblouissait.
— Je n'ai pas de mauvaises intentions, dit-il. Kol Panglas a dû les avertir que quelque chose a changé dans les plans. Je les connais.
— Certes beaucoup mieux que moi, admit Omar Lobster. Vous avez vu le corps ? Je suis en fuite et ne peux lui rendre ce dernier hommage : ma dernière vision de lui. Je le considérais un peu comme mon père. Que savez-vous de cette nuit ?
— Ce qu'Anaïs K. a bien voulu raconter aux narrataires. Pas plus. J'écoutais. Il faut me comprendre. Tout ça me tombe dessus à un moment difficile de mon existence. Ils ont diagnostiqué une tendance à la folie circulaire. L'herma et le phrodite ne correspondent à rien dans mon mental. Je leur ai expliqué...
— Parlez-moi de son corps, sa mort tranquille maintenant.
— Je ne l'ai pas vu. J'étais venu pour les engueuler. Le baron m'a imposé un de ses robots qu'il appelait mon cousin. Il y avait aussi un vieil oncle dont je n'ai pas saisi l'utilité. Le baron ne s'encombre jamais de choses inutiles. C'est un calculateur froid. J'aimerais lui ressembler. Je m'y efforce en vain.
— Kronprinz vous a parlé ? Il m'avait promis...
— Kronprinz voulait lire dans mes planètes et Kol Panglas lui a dit que c'était de la foutaise. Je n'en sais pas plus.
Omar Lobster consentit à s'asseoir. Il croisa ses longues jambes dans un fauteuil dont Amanda occupait déjà un accoudoir. Ils formaient un couple.
— Vous en êtes sûr ? dit Qand.
— Constance sera furieuse...
— Et destructrice, je la connais. Continuez.
— Toujours rien, monsieur Qand. Je continue.
— Allez-y, Frank. La suite !
Frank ignorait pourquoi Omar l'avait fait venir. La maison de l'enfance, c'était le décor d'une mise en scène prévue pour contraindre le cerveau de Frank à penser ce qu'Omar Lobster voulait qu'il pensât. Amanda rayonnait, prise entre les lueurs du feu et l'ombre impénétrable qui coupait Omar Lobster en deux êtres contradictoires dont l'un, c'était sûr, voulait agir sur ses neurones. Omar possédait ces moyens physiques de changer l'aspect des choses comme il avait déjà changé la mort en existence post-mortem. Frank n'éprouvait plus aucune peur de sombrer dans l'enfance au lieu d'y revenir en conquérant de l'âge adulte. Il se sentait presque serein, ayant conquis sur le moment mis à mal par l'exquise et dangereuse Amanda les ressources d'une joie probable face à l'évidence du Réel. Elle lui souriait comme si elle avait oublié qu'elle avait envisagé de le tuer s'il s'avisait de montrer le bout de son nez aux pétoires sophistiquées qui la protégeaient du mal. Elle ne pouvait pas cacher ces surfaces sensibles à la caresse. Frank n'en savait pas vraiment plus, n'ayant connaissance de ces sensations que par ouï-dire. Il fantasmait sans se reprocher de donner trop au minable qu'il était et pas assez à l'enfant qui avait désiré conquérir la femme en lui.
— Vous verrez Agnès, dit Omar presque inaudible tandis qu'Amanda devenait discrète et transparente. Ils vous imposeront le spectacle de son silence, vous forçant à retrouver dans ses yeux le sens que sa bouche ne pourra pas vous donner. Ce sont des spécialistes de l'inquisition. Vous leur transmettrez ce message de ma part...
— Il ne veut pas d'argent, dit Qand. Et je sais que ce n'est pas un homme de pouvoir. Frank en sait beaucoup plus qu'il ne le dit. Allez jeter un œil sur cette baraque. On ne sait jamais. Ne vous occupez pas des traces d'ADN.
Il parlait au téléphone, hachant le débit d'une parole qui ne parvenait pas à recouvrir la moindre parcelle de réalité. Frank avait collé son gros nez contre la vitre derrière laquelle Agnès s'évertuait à parler alors qu'elle savait pertinemment qu'il ne pouvait pas l'entendre. Il devait avoir fermé les yeux. Qand s'inclinait, s'étirait, se contorsionnait, se pliait à l'équerre, sans obtenir que l'explication hypothétique des reflets dont Frank maîtrisait les effets d'angles et de raccourcis.
— Des nouvelles de Kol, Sally ?
— Pas la moindre, monsieur Qand. On multiplie les recherches.
Tous des salauds. Ils disparaissent pour me laisser seul dans mon projet. Pas un ne m'a appuyé. On est tout seul. Je n'ai jamais appuyé la thèse de personne. Et je ne le ferai jamais. Je suis un salaud parce que ce sont des salauds et ce sont des salauds parce que je suis un salaud. Le serpent se mord la queue, il finit par se la mordre, au début, il n'était question que de sa morsure.
— Ça va, Frank ? Midi approche. Une petite faim ? Rien qui vous donne le goût de vivre ? Une pensée pour celle que vous avez aimée et qui en a aimé un autre À VOTRE PLACE ?
— Je n'avais pas froid, dit Frank. Ils avaient eu cette attention : allumer un feu de cheminée. Je crois aussi que j'ai trop mangé. Je vais vomir.
— Utilisez le sac prévu à cet effet. On arrive.
Agnès flottait dans ce qui pouvait être un ciel tranquille au cours d'un voyage tranquillisant. Il n'avait toujours pas regardé les yeux et subissait leur influence oblique. Qand traversa une paroi impossible de traverser quoi que ce soit sans passer pour un fou et se pencha sur lui pour examiner la rétine. L'œil était anesthésié. Il pouvait le toucher sans provoquer une crispation de tout le complexe musculaire derrière lequel se cachait le vrai visage de son patient. Frank sentait l'haleine chaude et neutre. Usage pertinent d'un neutralisant de fétidités dyspeptiques. Il ne voit que le fond de mon œil réduit à une tapisserie organique en parfait état de conservation malgré la décomposition lente qui me définit maintenant jusqu'à ce qu'ils décident de m'envoyer ad patres. Qand éclata de rire.
— On ne vous en veut pas à ce point, Frank ! Un peu de patience. Kol ne va pas tarder.
Le visage serein de Sally ne disait pas le contraire.
*
La Crevault de K. K. Kronprinz filait à vive allure sur la nationale Res 10 en direction du centre urbain. L'astrologue suait à grosses gouttes, épongeant de temps en temps son vaste front cuivré que Frank observait dans le rétroviseur.
— Vous conduisez trop vite, haletait K. K. Kronprinz. Ils ne s'apercevront de rien avant l'aube. Vous allez nous faire remarquer. Tous les gendarmes ne dorment pas la nuit avec Mickey sous l'oreiller. Ralentissez, je vous en prie. D'ailleurs, je suis malade.
Frank surveillait les platanes et les croisements. Des calvaires se succédaient, sinistres et noirs. Les phares arrachaient à la nuit des façades obliques qui bornaient la trajectoire de la Crevault sur un parcours que Frank connaissait de longue date. Ils traversèrent des places désertes au ralenti imposé par le mauvais état de l'échappement.
— Pas un chat, dit Frank. Ils savent où nous allons. La voie est libre.
— Que va-t-il nous arriver ? gémit K. K. Kronprinz en secouant son mouchoir dans l'air surchauffé de la Crevault.
Il agissait sous les ordres de Rog Russel. L'évasion de Frank ne lui avait coûté aucun effort. Frank s'était chargé de toutes les effractions avec une dextérité et un flegme qui avaient impressionné l'astronome. Pas une serrure n'avait résisté à cette science de la fuite en douce. Frank adora tout de suite l'idée de partir en cavale. Il était confiné dans une cellule depuis des jours. Apparu dans la lucarne qui servait d'habitude à Qand qui se livrait à ses observations sans répondre aux questions bruyantes dont le harcelait son prisonnier (il disait : mon patient), la grosse tête de Carnaval de K. K. Kronprinz avait expliqué en vitesse que le silence devenait d'or et qu'il avait la clé. Frank s'était méfié. Ce Nègre fantasque ne lui inspirait qu'un mépris lancinant, quelque chose comme une douleur dont il ne pouvait pas situer l'origine ni mesurer la croissance. La porte s'était ouverte et l'imposante carcasse de K. K. Kronprinz s'était avancée avec les instruments de la cavale, une autre clé numérisée dans la puce d'une carte et un pied-de-biche qui devait suffire à forcer les passages non sécurisés. L'astronome soufflait comme un ruminant, expliquant rapidement les objectifs poursuivis par Rog Russel qui œuvrait en faveur de son ami et élève Omar Lobster. Frank luttait contre le vertige que ces informations inattendues injectaient dans son cerveau épuisé par plusieurs jours d'interrogatoire et de traitements médicamenteux. K. K. Kronprinz lui remit le P32 et les deux chargeurs que Qand lui avait subtilisés pendant son sommeil artificiel. Une fois dehors, Frank fut saisi de panique en voyant la Crevault.
— Cette chiotte est notre perte ! s'écria-t-il.
K. K. Kronprinz posa sa vaste main moite sur sa bouche, l'intimant à se taire tant qu'une distance appréciable ne les mettrait à l'abri. Il avait lui-même déconnecté tout le système de sécurité du Centre. Cela parut louche à Frank qui vérifia le contenu des chargeurs.
— Tout va bien, dit-il. Je prends le volant.
K. K. Kronprinz eut à peine le temps d'enfourner sa carcasse sur le siège arrière de la Crevault qui leva le nez comme un canasson de cartoon surpris par le sergent Garcia. Ils passèrent le portail d'entrée sans inquiéter ni déranger la sentinelle et Frank commença à douter. Le Nègre haletait derrière lui. Il sentait ce souffle chaud et humide comme un vent du désert. Il tenait le volant de la main gauche et le manche des vitesses trahissait le contact du P32 dont il avait ôté le cran de sécurité. Si le coup partait, la radio était bousillée et K. K. Kronprinz, qui était amateur de musique, lui défoncerait le crâne avec ses dents de cheval. Passé le dernier réverbère, Frank se sentit soulagé. Il alluma les phares et ralentit nettement, éprouvant maintenant le besoin de respirer un air tranquille et si possible frais. La nuit les enveloppa. K. K. Kronprinz s'inquiétait parce que les lumières du Centre persistaient à l'horizon. Frank, qui connaissait la route, ne lui dit pas que ces lumières sinistres étaient visibles même du centre urbain parce que le centre était construit sur une colline et que la ville pataugeait dans une cuvette.
— Plus vite ! dit K. K. Kronprinz.
Frank renonça à un arrêt hygiénique. Il accéléra d'abord progressivement, surveillant la montée en régime du Crevault qui cognait pour prévenir, puis la vitesse lui sembla adéquate et il s'en tint strictement à ces approches d'ombres et d'éclaboussures qui glissaient sur les flancs de la Crevault comme si elles ne pouvaient avoir aucune emprise.
— Vous conduisez trop vite, haleta K. K. Kronprinz. Ils ne s'apercevront de rien avant l'aube. Vous allez nous faire remarquer. Tous les gendarmes ne dorment pas la nuit avec Mickey sous l'oreiller. Ralentissez, je vous en prie. D'ailleurs, je suis malade.
Frank ne broncha pas. La nuit continuait de leur filer entre les doigts, rapide et légère comme un mauvais rêve.
— Vous vous arrêterez au prochain croisement, gémit K. K. Kronprinz.
— Non ! dit Frank.
En même temps, il vit le corps de l'agent S. qui levait les bras près d'un piquet bornant le croisement en question. Il freina dans un grand bruit d'arrachement pneumatique.
— Vous êtes fou ! hurla K. K. Kronprinz.
Ça, Frank le savait. Qand l'en avait convaincu.
— Si vous n'êtes pas fou, lui avait-il seriné pendant des jours, qu'est-ce que vous êtes, hein ?
Incapable de répondre sensément à cette question absurde, Frank avait choisi de se taire et de mordre son oreiller en pensant aux souffrances inexplicables d'Agnès Bégnard dont le spectre nu et couché le hantait toutes les nuits, si c'étaient des nuits, ces périodes de sommeil qui pouvaient aussi bien durer une fraction de seconde. Cette mémoire impossible à mesurer commença à le miner dès la première seconde de conscience.
— Il ne veut pas répondre à la question. 30 cc, Sally.
— Oui, monsieur.
— C'est-y qu't'es un vrai barjot complètement camé, hé Frank !
Amanda s'engouffra dans la Crevault avec son sac à dos dans les bras. K. K. Kronprinz dut se pousser de l'autre côté de l'accoudoir, sa chair envahissant la portière. Le sac à dos se posa sur sa cuisse. Il sentit le poids des armes qu'il contenait.
— Des pétards, expliqua Amanda. On va faire sauter quelque chose, je sais pas quoi. Vous savez vous, mon gros ?
K. K. Kronprinz secoua la tête qui rebondissait contre la vitre.
— Il n'était pas question de ça ! couina Frank emporté par l'accélération que la Crevault acceptait enfin de satisfaire par un vrombissement de formule 1.
— On sait jamais de quoi il est question, fit Amanda à travers son masque de protection.
— C'est quoi, ce masque ? s'inquiéta K. K. Kronprinz qui n'était pas un homme d'action.
— Je descends à la prochaine, mon chou. Tu ralentis d'abord.
Frank grinça des dents, comme s'il était en train de mâcher un rire nerveux qui arrivait en droite ligne des centres indécodables de son cerveau.
— Le masque, c'est pour la frime, dit Amanda pour le rassurer.
— C'est Mickey, dit K. K. Kronprinz avec un sourire enfantin.
— T'est qui, toi, mon balaise ? Je t'ai déjà vu quelque part. Tu chantes ?
— Ça m'arrive, soupira l'astronome qui parut enchanté par cette reconnaissance.
— Faudra écouter, dit négligemment Amanda.
K. K. Kronprinz écrasa le dossier devant lui pour atteindre les disques qui rutilaient dans une lumière bleue. Il vit le P32 en appui sur le manche des vitesses et la main de Frank qui s'accrochait à cet acier intranquille. La sienne continua d'avancer dans l'ombre bleue, finissant par agiter ses gros doigts dans les reflets d'or de la collection qui se limitait, comprit Frank, à sa propre production.
— C'est plus qu'un hobby, dit la main noire en retirant un disque.
— Ah ! Ouais ? fit Amanda derrière son masque.
Le disque trouva la fente invisible, sous le regard attentif et précis du révolver qui tremblait tandis que Frank commençait à fredonner un autre air plus connu, puis la voix envoûtante de K. K. Kronprinz, ou de celui qui chantait à sa place, envahit l'habitacle comme une messe. Amanda, visiblement, se laissait séduire. Frank résistait.
— Si je n'étais pas un savant, dit K. K. Kronprinz, voilà ce que je ferais.
— Et si vous étiez chanteur, vous ne feriez pas savant, riposta Frank que les yeux du Nègre scrutaient comme une cible lointaine.
— Mmmmmm... fit Amanda inaccessible derrière son masque.
Mickey agita ses oreilles.
— Moi, dit Frank, si je n'étais pas flic, je serais quelqu'un.
Amanda éclata de rire, preuve qu'elle n'était pas aussi envoûtée que ça et que K. K. Kronprinz n'était pas si envoûtant que Frank l'avait cru un moment parce qu'il se sentait envoûté, imaginant alors l'effet d'un tel envoûtement sur une femme. Mais Amanda, qui parlait vrai et agissait exactement là où ça faisait mal, n'avait pas acquis cette sensibilité que K. K. Kronprinz avait cultivée pendant toute sa jeunesse pour atteindre un niveau de créativité remarquable, sinon génial. Sa voix accompagnait une musique farcie de réminiscences qui, au lieu de prêter le flanc à la critique, invitaient l'esprit à se plonger, ou peut-être à se replonger, dans cette complexité de racines qui fait le lit quotidien de l'existence.
— Tu t'arrêtes, dit Amanda.
Frank rangea la Crevault sous les arbres noirs d'une aire de repos. Elle fila vers les pissotières et se fit attendre. Elle revint plus lentement, allégée de son sac à dos.
— Pipi, dit-elle. Ça arrive.
Et le sac à dos ? pensa Frank. Pipi mon œil ! Je ne sais plus où je suis.
K. K. Kronprinz craqua comme une planche au passage d'une brouette. Sa voix s'éteignit dans les cognements du Crevault qui redevenait poussif.
— Quand ça monte pas, ça descend ! grogna Frank.
Et Mickey ? Elle a laissé Mickey dans les chiottes. Le pauvre ! Le beau visage d'Amanda apparaissait maintenant reposé, comme si Mickey avait été chargé de dissimuler une fatigue impossible à expliquer pour des raisons secrètes. Même K. K. Kronprinz était soulagé. Il fredonnait en tambourinant l'accoudoir à proximité de la main d'Amanda qui regardait la nuit en connaisseuse de l'ombre.
— Je te dirais, fit-elle sans lâcher la nuit.
— Et j'écouterai, dit Frank allègrement.
— Tu f'ras bien ! prévint-elle en riant.
K. K. Kronprinz avait lui aussi envie de rire, mais le charme de sa voix n'agissait plus. Il se contenta d'une risette qui gonfla ses dures pommettes. Je ne vivrai pas longtemps si je ne sais pas ce que je vis, pensa Frank.
— Jeudi ! fit Amanda et la Crevault bifurqua sur les chapeaux de roue, on aurait dit un animal traqué hurlant à la mort.
Une rue sans trottoir les avala. Des portes grises se ressemblaient. Frank visionnait les plaques portant les numéros. Il n'avait pas besoin de se souvenir de tous ces détails. Si je continue à me remplir d'objets qui ne signifient rien immédiatement, je vais finir par ne plus avoir de sens, plus d'existence à opposer aux autres, plus rien à dire à mon ombre, rien à laisser en substance. Et la Crevault s'arrêta mollement devant une porte cochère.
— On descend, dit Amanda en claquant la portière sans se soucier du silence.
Frank redoutait ces provocations. Le silence ne m'aime pas si je ne lui ressemble pas. Amanda ouvrit une porte et les intima à passer devant elle. K. K. Kronprinz parut hésiter puis sa lente carcasse d'envoûteur à la noix se glissa dans l'interstice que Frank considéra alors de près comme s'il venait d'assister à l'impossible. Amanda lui souriait. Elle a pitié de moi et je veux croire qu'elle ne dirait pas non si je lui demandais. Au passage, il reluqua les seins dans l'échancrure de la chemise. Elle piaffa en refermant la porte. Qu'est-ce que je me disais, hein ? Il sautilla dans un couloir à peine éclairé par des ampoules faiblardes qui pendaient aux murs, nues comme des insectes en attente. Le dos de K. K. Kronprinz gravissait un escalier, faisant craquer les marches de bois qui exhalait l'encaustique et la moisissure. Au premier, Janver se tortillait comme un ver dans un fruit, la tête émergeant de l'obscurité projetée par un angle de mur. Frank l'embrassa sur les deux joues, se reprochant aussitôt ce geste familier qui arracha un petit cri d'étonnement facile à Amanda qui le dépassa pour pénétrer la première dans l'appartement que Janver désignait comme le point de chute d'une nuit à peine terminée pour les braves. Frank entra le dernier, agité par la perspective d'un repos mérité, mais Omar Lobster lui tordit le poignet :
— Pas d'armes ici ! beugla-t-il.
Frank vit le P32 rejoindre le Français d'Amanda sur une console animée de reflets de miroir. Omar Lobster traversa le tapis et se jeta dans un divan comme une starlette, levant les bras pour les positionner sur le dossier. Il avait l'air de se crucifier pour le plaisir, croisant des jambes longues qui atteignaient une table encombrée de documents et d'appareillages électroniques. Un flacon de substance verte rutilait dans ce désordre. K. K. Kronprinz l'éleva comme un calice et l'approcha d'une ampoule qui descendait du plafond au bout d'un fil torsadé. Cette verticalité inattendue inspira le vertige à un Frank qui se sentait nu sans son arme. Janver lui lançait de courts regards pour le prévenir de l'inattention. Omar Lobster venait au contraire d'exiger une attention soutenue. Amanda se tenait debout près d'une lampe qu'elle caressait comme si elle avait l'intention de ne pas partir sans l'emporter et K. K. Kronprinz reposait religieusement le flacon vert dans la confusion de la table basse qui jouxtait les genoux impatients d'Omar Lobster.
— D'abord, dit celui-ci après s'être rengorgé, merci à Frank de nous apporter ses compétences. (Il leva un verre auquel personne n'avait été invité et Amanda se pourlécha) Frank connaît le terrain comme sa poche. Il en a gardé un souvenir précis malgré les traitements qui ont détruit ses capacités narratives. (Amanda regarda Frank comme un objet rare) Vous connaissez l'éternelle histoire du savant génial qui échappe un jour au contrôle de la société. (Frank regarda Janver qui fit non de la tête) Soit il veut dénoncer l'usage inhumain que les dirigeants ont l'intention de faire de son invention géniale (sourire de K. K. Kronprinz), soit il a décidé d'informer le public que cette invention n'est que du vent que les dirigeants ont prévu de souffler pour endormir les foules. (Il se pencha pour saisir le flacon vert et les yeux de K. K. Kronprinz s'ouvrirent comme les portes de l'Enfer) La colocaïne (il attendit que le flacon atteignît la hauteur considérable de son regard), la colocaïne, dont je suis l'inventeur, peut être considérée comme un danger pour l'humanité et une voix sacrée pour l'homme. (Amanda renifla parce que ça commençait à devenir compliqué. Frank lui envoya un sourire qu'elle repoussa en grimaçant) Danger, car l'homme abuse de l'homme, quelquefois jusqu'au crime, et quand l'homme agit au nom d'une puissance, il demeure impuni malgré l'horreur que ses crimes ont inspirée à l'homme.
— Danger, dit K. K. Kronprinz qui opinait en se dandinant selon ses rythmes secrets.
— Voie sacrée, psalmodia Omar Lobster.
Il se leva. Janver remit en place un coussin entraîné par cette cérémonieuse inspiration.
— Voie sacrée, mon cher Frank, car vous avez été le premier à en abuser.
Frank grimaça douloureusement.
— Oh ! pas de bon gré ou inspiré par la foi. On vous a drogué, Frank. Et nous ne pouvons plus rien pour vous.
La douleur envahit le visage nu de Frank.
— Nous ne pouvons plus rien pour vous, mais vous, Frank, vous pouvez tout pour nous.
De l'autre côté de cet Enfer personnel, Amanda parut se rasséréner.
— Comment ? clama Omar Lobster.
K. K. Kronprinz répéta :
— Comment ? Oui, comment ?
— En vous sacrifiant, susurra Omar Lobster.
Frank défaillit. Janver le poussa dans le divan. Aussitôt, Omar Lobster s'approcha :
— Que vous a dit Qand au sujet de notre projet ? murmura-t-il pour ne pas être entendu des autres.
— Quel projet ? dit Frank qui n'en pouvait plus de souffrances inexplicables.
— Qand sait ce que je sais, dit Omar Lobster.
Une voix traversa le silence qu'Omar Lobster venait d'imposer à Frank. Rog Russel avançait sur un fauteuil roulant. Les roues butèrent contre la table. Le visage de Rog Russel exprimait une douceur que Frank connaissait bien pour avoir expérimenté depuis longtemps l'hallucination artificielle et son pendant naturel, dans l'abîme tournoyant des rêves.
— Je... je ne comprends pas, bégayait Frank en essayant de sourire au moins à l'attention d'Amanda qu'il ne voyait plus.
— Je ne veux pas croire que vous nous avez trahis, dit Rog Russel. Pourtant, nous sommes trahis, n'est-ce pas Konrad Konstantin ?
— Nous sommes trahis, scanda K. K. Kronprinz. Nous, pas lui. Nous, pas eux. Eux et lui trahissent. Ah ! Ah ! Ah ! Ah !
— Je n'ai trahi personne ! s'écria Frank.
Le visage d'Amanda revint se placer dans son champ de vision, parcouru d'une inquiétude glissante, moite, absurde. Le suppliait-elle ? Il ne s'était jamais sacrifié pour une femme, s'imaginant qu'après le sacrifice, elle l'oubliait. Il était hanté par cette forme d'oubli depuis la nuit de son enfance. Elle sembla s'approcher pour exprimer une autre angoisse plus réelle.
— Je ne sais pas de quoi vous parlez ! cria-t-il. Je n'ai jamais touché à la colocaïne.
— Tout est colocaïne ! lança K. K. Kronprinz. Tout et rien ! Rien et nous ! Nous et Lui !
— Il vous a bien dit quelque chose que vous ne saviez pas, dit Rog Russel qui travaillait sa voix dans le sens d'une impatience infinie.
— Vous ne saviez pas tout, dit Omar Lobster.
Dites que non, semblaient dire les yeux d'Amanda.
— Non, répéta Frank, à peine heureux d'avoir pu le dire et de constater que le visage d'Amanda se détendait comme après l'amour qu'ils n'avaient pas fait.
— Non ? fit Rog Russel.
Sa chaise grinçait comme une porte.
— Vous ne pouviez pas tout savoir. Quelque chose vous était inconnu. Vous y aviez réfléchi. Souvenez-vous !
Tu te souviens de rien, dirent les yeux d'Amanda.
— Je me souviens de l'attente, dit Frank en étreignant un pneu. J'ai attendu jusqu'à en devenir fou. Ça n'en finissait pas !
Bien ! dirent les yeux d'Amanda. Et il lui sembla entendre : Maintenant tu peux crever. Mais il savait que c'était un effet de l'angoisse qu'elle lui inspirait dans la perspective du sacrifice qu'elle aussi exigeait sous peine d'oublier vraiment. Qu'oubliera-t-elle ? Nous n'avons pas vécu et je suis mort.
— Il est mort, dit Omar Lobster. Son cerveau flotte dans la colocaïne et il ne veut pas le reconnaître. Nous avions prévu cette éventualité.
Rog Russel se caressa le menton. Ils vont décider de mon sort. Ma volonté n'existe plus. Ni ma raison. Je suis réduit à la négation et à la folie.
— On n'en tirera rien, dit Rog Russel.
Au loin, le regard d'Amanda s'absentait de nouveau. Il ne l'avait pas trahie. Elle oubliait. Mais que venait-il de sacrifier à cette promesse de lui appartenir un instant ?
— Je conduirais, dit K. K. Kronprinz.
Il vit le corps de K. K. Kronprinz derrière le volant, imposant sa masse au volant qui pivotait dans sa tunique à la tangente des colliers de perles et des gri-gris qui tombaient de sa bouche épaisse. Il était assis sur le siège du mort et un paysage étrangement clair le ramenait chez lui, tranquillement, alors qu'Amanda s'agitait sur le siège arrière, en proie à un discours qui ne semblait pas atteindre le chanteur astronome. Il reconnut sa rue, son escalier, son perroquet qui consentit à adresser la parole à Amanda qui lui caressait le menton, Kol Panglas fumait un cigare, mais il avait l'air mort, le cigare fumait sans lui. Frank accepta de se coucher dans son lit et la lumière disparut comme un objet qu'il ne pouvait désormais plus atteindre par un simple commandement à son cerveau. À midi, je verrai bien si Kol Panglas est un cadavre ou si j'ai halluciné. J'ai le temps. Je n'en aurais pas si Amanda avait consenti à se coucher avec moi. C'est fou ce qu'on perd comme temps avec les femmes ! Si je me conduis bien, on m'autorisera à piloter ma Java sur ces routes qui me donnent le vertige. Je pourrais me contenter de ce vertige. Ils accepteront cette opportunité. Je l'ai lu dans leur regard. Je n'ai plus qu'à dormir en attendant de me réveiller.
Mais Anaïs K. le dorlotait. Elle avait jeté tout ce beau monde dans l'escalier, s'en prenant particulièrement à Amanda qui avait eu un geste de rébellion parce qu'elle se croyait déjà chez elle. Anaïs avait refermé la porte en les traitant de bons à rien. Qui suis-je ?
— Je suis sur une piste, mon amour, dit-elle doucement, versant cette espèce de poison qui sortait de sa bouche chaque fois qu'elle le privait de sommeil ou de femmes.
Il se recroquevilla pour exprimer son refus. Son corps rassemblait une chaleur agréable sous le drap. Il la sentait remuer à l'entrée du sommeil.
— Frank, c'est sérieux ! Ils vont finir par nous flinguer ! Frank !
Elle quitta le lit. Il entendit le robinet. Si elle avait l'intention de l'asperger d'eau, elle se faisait des illusions sur la fragilité de son sommeil. Mon sommeil, maintenant, c'est ma volonté. Je ne retrouverai jamais la raison. Le robinet arrêta de chuinter. Elle entra dans l'eau. Il ouvrit un peu le drap pour humer l'humidité et la tiédeur. Elle utilisait ses sels. Il reconnut cet abandon. Elle est chez elle ou je suis chez elle. Elle n'est pas chez moi. Le drap se laissa traverser. Il l'entendit parler. Il lui arrivait à lui aussi de s'adresser au miroir. Au début, c'était une plaisanterie. Puis, c'était devenu une habitude. Maintenant, et depuis un temps qu'il ne mesurait plus, le miroir avait acquis sa propre personnalité et il ne se regardait plus dedans, préférant interroger son ombre dans le regard des autres. Pas si fou ! Il se leva, traînant le drap derrière lui comme une trace de sommeil et de rêves. Kol Panglas était toujours dans le fauteuil et le cigare fumait encore. S'il ne dormait pas, il était mort. Anaïs ne lui avait pas adressé la parole en entrant. Elle ne l'avait pas jeté dehors. Donc, il était mort. Un jour, ils mettraient au point une puce antimort. Ils la grefferaient quelque part dans le cerveau ou ailleurs, et elle réagirait à la mort, alertant des services spéciaux qui arriveraient à temps pour que la récupération post-mortem soit encore possible. En attendant, les types qui crevaient comme Kol Panglas n'avaient aucune chance de ressusciter. Il se trouvait toujours quelqu'un pour ne pas le signaler et le mort devenait impropre à la récupération. C'est complexe, l'organisation sociale. Chaque invention, c'est-à-dire chaque vœu exaucé, implique des usages et des structures pour les rendre possibles à tout moment et dans n'importe quelles conditions. Nous assistons constamment à ces transformations de fond, perdant notre temps à nous y soumettre pour être social. Le vrai suicide consiste dans ce refus, et non pas dans la destruction du corps auquel ils finiront par avoir un accès autorisé par la loi.
— Tu dors, mon chéri ? Tu fais semblant. Je vais me coucher. Demain, on parlera. Il est temps.
Il SERA temps. Nuance. Je vis dans cette seconde instance, la première étant insaisissable pour cause de présent, qui est non-temps par définition, et le point zéro déterminant l'entrée infinitésimale de mon passé impossible à intégrer avec des moyens littéraires. Tu veux que je te dise ?
— Oui. Dis-moi. Tu n'as plus sommeil ? Tu tombais de sommeil tout à l'heure.
— Qui est Kol Panglas ?
Chapitre XIX
Un bruit strident le réveilla. Son appartement était le pandémonium des sons capables de traverser le mur du sommeil. Il prenait des barbituriques s'il n'avait pas eu sa dose d'irréalité dans la soirée. Il sortait tous les soirs pour se doser, en compagnie d'autres tocards qui ne mesuraient plus rien. Son sommeil ne reconnaissait que les craquements de son perroquet et les cris d'angoisse de sa chatte Pitsy qui n'avait jamais connu l'amour des chats. Il ouvrit un regard convexe sur le monde étroit et réducteur de sa chambre. Il avait la chance de posséder une chambre. Les bruits venaient du living, derrière la porte qui trahissait une présence humaine. L'intrus avait fait de la lumière, sans se gêner. Il avait dû jeter un œil dans la chambre, consulter l'heure trop matinale pour un noctambule et mettre en route la cafetière, surpris par son bruit d'hélicoptère, mais ne pouvant plus rien faire pour l'arrêter, une cafetière que Frank chargeait avant de se coucher, quel que fût son état. Le matin, c'était son premier geste social : actionner le mécanisme de la cafetière sans avoir à se soucier de rechercher le café dans la pagaille de la cuisine. Il se laissa pénétrer par la lumière des persiennes déglinguées qu'il n'ouvrait jamais de crainte de les décrocher d'un mur qui ne valait pas mieux. De ce côté de l'immeuble, on ne s'occupait pas de la façade et de ses équipements et il ne servait à rien de regarder dans cette cour immonde. Le drap avait formé un personnage près de lui. Il le fit disparaître d'un coup de pied qui signala à l'intrus, sans doute un ami à la recherche d'un plan, qu'il venait de se réveiller à cause du chahut provoqué par la cafetière. Mais l'ami, si c'en était un, ne se montra pas. Ce n'était peut-être pas un ami et à cette heure encore artificiellement éclairée, ce ne pouvait pas être un client. Il consulta le réveil sur la table de chevet. Arrêté en pleine nuit par un autre coup, de poing celui-là. Je ne saurai rien de plus si je ne me lève pas, pensa-t-il.
Le vicomte Fabrice de Vermort prenait son café surdosé près de la fenêtre qu'il avait ouverte sur un monde encore plongé dans une crasse léthargie. Avait-il pris le personnage pour une femme ? Non, il me croit pédé depuis l'enfance. Frank bâilla bruyamment. Fabrice pivota sur la pointe de ses pieds, exactement comme s'il ne s'était plus attendu à une rencontre qu'il avait préméditée.
— Frank ! s'écria-t-il. Je ne vous espérais plus !
C'était bien Fabrice, avec ses circonlocutions et ses approches tangentes. Entré comme en religion dans un complet gris qui lui allait à merveille, le cheveu blond et prometteur, l'œil vif d'un Vermort qui ne doit rien à la généalogie familiale, un sang neuf, disait quelquefois le comte quand il était désespéré.
— Non, dit Frank, je suis son ombre. On ne se tutoie plus ?
Fabrice s'ébroua.
— Mon cher Frank, roucoula-t-il, le comte n'est plus.
— Il n'est plus quoi ? Comte ? Ça m'étonnerait.
Fabrice savait bien que Frank ne chercherait jamais à choquer ses sentiments d'appartenance. Il ne se formalisa pas et continua :
— Le comte est décédé cette nuit comme suite à un accident de la route. Je suis...
Il se jeta dans une chaise qui l'accueillit en craquant. Frank était sidéré.
— Je l'ai vu pas plus tard que... commença-t-il.
Mais c'était peut-être une information confidentielle. Hautetour prendrait toutes les décisions. Je suis rétamé, ce matin.
— Je suis désolé, dit-il en tendant deux mains moites. Ces choses qui arrivent alors que...
— Je sais, fit impatiemment le vicomte. La question n'est pas là.
Le visage de Frank était soumis à de dures expectatives.
— Je veux dire, corrigea Fabrice en agitant ses gants au bout d'une main fragile, qu'elle n'est plus là.
Chagrin de courte durée, la famille est dans le coup. Frank avala une gorgée d'un café capable de réveiller un curiste. Son visage continuait de se soumettre à une série de transformations géométriques dont il ignorait l'hypothèse.
— Il y a une question, dit-il, presque sarcastique. Et une réponse.
Fabrice le regarda durement, avec cet air de patriote qui a les moyens de justifier son acte désespéré. Frank se rengorgea aussitôt.
— Je suis peiné, dit-il avec une larme à l'œil.
— Je sais que c'est sincère, Frank, mais cette question est... délicate.
Le visage de Frank s'éclaira.
— Il était avec une pute., dit-il froidement.
On s'en doutait un peu. Le comte adorait voyager la nuit en bonne compagnie.
— Il était avec ta mère, dit Fabrice qui se rapetassa pour recevoir la bordée qui agitait les centres nerveux de Frank.
Mais Frank le savait, alors... Il savait que le comte avait une préférence pour Anaïs K., l'agent K. qui surgissait dans sa vie affective pour interdire toute autre espèce de résolution des problèmes intimes.
— Le système n'a pas encore déterminé si la filiation supposée par l'enquête et les aveux de la prétendante sont pertinents, répéta-t-il en sourdine.
— L'ADN...
— L'ADN est une merde envoyée par Dieu pour nous empêcher de baiser sans son accord ! ADN, SIDA, non mais est-ce qu'on nous prend pour des cons, là-haut, dans l'atmosphère ?
— Frank ! Je ne suis pas venu pour...
Fabrice savait qu'il avait à faire à un pauvre type incapable de surmonter ses problèmes sans l'assistance d'un système à l'épreuve des balles. Personne n'avait encore entériné les rapports signalant l'instabilité mentale de cet élément devenu aléatoire au fil d'une carrière qui commençait dans la confusion et la souffrance.
— Ce n'est pas tout, Frank...
Fabrice était-il vraiment venu en ami ? Il en avait l'air maintenant. Il s'était levé, abandonnant sa cape sur la chaise bancale qui avait accepté de ne pas le fiche par terre quand Frank l'avait souhaité.
— Mon frère est interrogé en ce moment par le substitut de Kol Panglas.
— Sabat ? C'est un con.
— La question n'est pas...
— Kol n'a pas aimé mon appart, dit Frank en ricanant. Mes animaux n'ont pas aimé Kol.
Fabrice se frappa le front rageusement.
— Frank ! Je n'ai plus que vous. Vous...
— Je ne sais plus, bégaya Frank qui voyait le poing fragile de Fabrice cogner un front couvert de petites perles de sueur froide.
Vermort au placard à balai et Janver au frigo. Fabrice devait en perdre les pédales. Son petit vélo de type exemplaire ne valait rien dans les côtes.
— Kol Panglas est mort, soupira Fabrice et il retourna sur la chaise hurlante.
Frank voyait le Réel à travers la couleur du café. Janver dans le bureau de Kol Panglas, mais sans Kol Panglas, avec ce con de Sabat qui portait des lorgnons. Le comte de Vermort ensanglanté dans un cercueil provisoire, débranché et passablement refroidi. Kol Panglas ne pouvait mourir que d'un infarctus.
— On a retrouvé son cadavre dans l'appartement de mon frère. Une balle dans la tête. Janver n'a pas eu l'intelligence de me prévenir d'abord !
Frank voyait d'autres mondes, inconnus ceux-là, dériver à la rencontre du Réel.
— Cela serait resté entre nous, n'est-ce pas, Frank ?
— Si ça peut vous rassurer.
— Nous ne savons plus que faire.
Fabrice se plongea dans ses mains. Ses cheveux blonds, qui avaient toujours eu l'air d'une couronne, formèrent une fontaine de Jouvence dont les bienfaits coulaient lamentablement sur ses genoux.
— Ça fait beaucoup, se plaignit Frank.
Janver n'était pas un assassin. Sabat le savait. Mais Sabat était un con capable de saisir l'affaire du siècle au bond d'une réalité qu'il connaissait bien. Il avait toujours rêvé de ce genre de best-seller. Il avait d'ailleurs une tête de gamin capable du pire pour avoir la sucette des autres. Un esprit masturbateur qui attendait son heure. Janver, c'était moins bien que Fabrice, mais ça valait bien une erreur judiciaire.
— Pour ma mère, dit Frank qui luttait contre le Réel et ses apparences, je ne m'inquiéterais pas si j'étais à votre place.
— Vous croyez ? Une ...
— Un agent initial, corrigea Frank. Hautetour donnera la vraie version des faits. Quant à Janver, ce sera plus délicat, plus laborieux si vous voulez.
Cette perspective de travail l'épuisait d'avance. Il n'envisageait jamais les surcroîts sans éprouver en même temps des douleurs faciales qui le faisaient facilement passer pour un boudeur. Mais il n'était plus un enfant.
— Je veux que vous chargiez de l'enquête, Frank, comme au bon vieux temps !
On était des gosses et on n'avait pas peur de l'égalité ni de la fraternité. Seule la liberté nous décourageait, à cause des devoirs et des coûts.
Je suis riche,
tu ne l'es pas,
je suis promis
et tu promets.
La la la, la la lala, lalalala, lalalala. Des chansons et pis du vin !
— Vous seul, mon cher ami, pouvez nous apporter ce que nous attendons de...
Nous, c'était en plus Gisèle et Constance, deux cadeaux de l'aristocratie résurgente à la Res nationale. Constance et ses muscles d'acier, Gisèle et ses muscles vaginaux. Ah ! la la.
— Je ne pourrais pas grand-chose face à Sabat qui est un loup en la matière, mon cher Fabrice. Mes compétences...
— Je vous en supplie ! Nous vous en supplions !
Constance ne suppliait jamais, elle cognait dur. Et Gisèle était malade du foie. Son teint témoignait d'un usage inconsidéré de substances paraleptiques.
— C'est compliqué, Fabrice. Un accident, c'est un accident, et ça ne regarde pas les services judiciaires.
— Je veux savoir qui a tué le comte. Je veux savoir qui était ce clown. Elle le sait, elle. Interrogez-la !
— Vous ne voulez pas savoir qui a tué Kol Panglas ?
Le café bouillonnait de nouveau, répandant son odeur de fin de soirée. Le jour se levait à peine. Les lumières clignotèrent un instant avant de plonger le monde dans un crépuscule bien mérité. C'était du moins ce que Frank en pensait. Fabrice soutenait son regard, les lèvres tremblantes. Il n'avait jamais agi autrement.
— J'ai pas tellement envie de la voir, saliva Frank qui étreignait sa tasse froide.
Il passait aux aveux. Ce n'était rien de reconnaître que Sabat était impossible à dépasser sur les circuits de la prescience judiciaire, mais s'en prendre à une intimité qui sentait la peinture fraîche pouvait devenir un vrai calvaire avec au bout une crucifixion qui ne pèserait rien à côté de celle du Christ, toute proportion gardée. Frank n'avait pas d'accointance avec le martyr. Il en apprendrait d'autres, mais que cela fût avec parcimonie et jamais complètement, histoire de ne pas se retrouver condamné à des reconstitutions nocturnes du plus mauvais effet sur une santé déjà précaire. Non, il renonçait au pactole promis par les larmes du nouveau comte. Ça allait chercher dans les combien ? Pas de quoi compenser une perte d'énergie qui changerait tous ses calculs. Et comme ses plans n'étaient pas non plus des chefs-d'œuvre de prémonition, il était parfaitement en droit et en mesure de craindre le pire. Crucifié sur quelque chose qui ne serait même pas une croix. Peut-être un mur. Il en avait cogné pas mal depuis qu'il était en état de marcher sur les jambes, de voir où il allait et de se prendre pour un être humain, ce qui lui fut contesté par hypothèse et par prudence.
— Trop gros pour moi, Fabrice. Vous vous trompez d'adresse. Je ne veux même pas savoir si elle est morte par la même occasion.
C'était faux. Frank souffrait. Pas à cause du clown ou de la mauvaise réputation du comte qui n'était plus à faire, ni de l'injustice qui allait frapper l'existence inutile de Janver. Morte, elle devenait un mythe et il était voué à des intériorisations qu'aucune substance connue ne pourrait raisonner.
— Elle s'en est sorti, dit Fabrice. Pas une égratignure. Je la verrai ce matin. Je paierai le prix, vous me connaissez. Personne ne doit savoir qui était ce clown. Elle, tout le monde sait.
Sauf moi, pensa Frank. Je suis joli.
— Mais nous voulons savoir, Frank. Nous avons le droit de savoir ! QUI ÉTAIT CE CLOWN ?
Il criait maintenant.
— Demandez-le-lui, gloussa Frank.
— Hautetour ne dira rien.
— Elle ne dira rien non plus. Quelle importance, ce clown ? bredouilla Frank.
Il en prenait en tout cas dans son cerveau. Le savoir, c'était ne plus savoir, mais satisfaire un désir obscur d'en savoir plus. Il savait à quoi menait ce genre de spéculation. Une expérience claire des ratés de l'existence face à des enjeux strictement personnels lui indiquait clairement les limites à ne pas dépasser. Ce bornage lui servait de chemin à prendre. Caminante, no hay camino.
— Frank, vous êtes presque de la famille...
Merci pour le presque. Dans cette situation, vous auriez mieux fait de ne pas en parler, du presque qui me différencie. Vous n'avez jamais tendu la main.
— Ça me ferait deux interrogatoires : Anaïs K. et Sabat. Sans compter que Hautetour finira par imposer sa version et, qui sait, ses conseils. Je suis un bleu en la matière, vous devriez le savoir. Je suis d'ailleurs un peu étonné que vous vous adressiez à moi pour mener une enquête qui dépasse peut-être mes compétences. Le noviciat...
— Frank ! Vous avez toute notre confiance. Commencez par Omar Lobster.
— Il est en fuite !
— Qu'en savez-vous ?
Forcément, ils en savent plus que moi sur ce sujet.
— Omar Lobster a très bien pu descendre Kol Panglas qui enquêtait pour retrouver au moins la caisse. Mais quel rapport avec le comte et... ce clown.
— En fait, il y a deux clowns, susurra Fabrice en souriant.
Frank voyait deux clowns. Continuez.
— Le père et le fils. Et une acrobate.
Frank voyait le cirque. Il en avait entendu parler comme tout le monde. L'agent K. s'était infiltrée dans un cirque minable et levait la jambe pour affoler les vieillards convoqués à ces spectacles d'une existence encore possible avec beaucoup de volonté et peu de moyens.
— Hautetour a ses obligations, dit Fabrice. Il ne dira pas la vérité. Vous, oui.
Frank voyait la vérité, mais il était trop tôt pour en parler.
— On peut voir Omar Lobster sans se prendre une balle dans la tête ?
— Vous le verrez au château, dit Fabrice qui retrouvait sa contenance et les eaux usées de ses privilèges. Nous sommes en guerre contre l'injustice, Frank. Je viens de vous faire une confidence qui ne doit pas arriver aux oreilles du baron. Attendez de vous rendre compte par vous-même.
Frank se voyait entrer dans la confiance de la famille de Vermort.
— Pour les frais, dit Fabrice en lâchant un envol de biffetons sur la table.
Une Honda Four. Une Kawasaki 900. Les oisons piaffaient trop clairement. Frank les couvrit de ses mains humides de café. Il les sentait dans les paumes. C'était de l'irréalité pure tant qu'il n'avait pas dit oui à cette folie.
— O.K., couina-t-il à la grande satisfaction du vicomte. J'espère que vous ne vous foutez pas de moi.
Fabrice se redressa, la poitrine opprimée par ses mains crispées.
— Jamais, Frank ! Jamais !
C'était pourtant arrivé plus d'une fois. Enfin, passons. Le nid commençait à lui communiquer une chaleur prometteuse. Il était prêt pour la becquée. Le vicomte retrouva son visage enfantin, laissant les boucles blondes former la moulure de sa beauté conçue à la diable. Frank le précéda dans le vestibule.
— Janver aussi a une chatte et un perroquet, constata Fabrice en entrant dans son manteau de fourrure. Mais ils ne portent pas le même nom, bien sûr.
— Il ne manquerait plus que ça ! gloussa Frank.
Il avait un rire franc ce matin, du moins s'impressionna-t-il en entendant ce qu'il pouvait considérer comme une manifestation d'une franchise nouvellement acquise par le biais de perspectives heureuses et surtout faciles. Il ne concevait pas le bonheur sans le lit préparatoire des facilités acquises elles aussi par bonheur. Il soupçonnait un glissement fatal du bonheur au hasard, mais ce n'était pas difficile non plus de trouver la force de rejeter ces idées dans l'ombre qu'elles projetaient sur le Réel. Il écouta les pas de Fabrice qui descendait au rythme d'une conscience éclaircie comme un taillis qu'on a failli abandonner aux fougères et aux ronces. Dans la salle de bain, il peina à trouver la bonne température de l'eau et le shampoing finit par s'en prendre à ses yeux. Il était en lutte permanente contre les marges du Réel.
Dans la cour, il contempla la Java en se demandant si l'astreinte à laquelle l'avait condamné Kol Panglas était encore valable. Les sentences survivent à leur magistrat. Ce devait être une règle d'or. Il renonça à enfourcher son canasson et sortit dans la rue pour trouver un taxi. La ville dormait encore, mais au château, on devait être en pleine veillée mortuaire. Le comte avait bien vécu, au fond. Des femmes, il en avait connu, comme on dit, des dizaines, peut-être des centaines. Tout dépend de ce qu'on prétend satisfaire, les glandes ou les sentiments. Pour un homme, et peut-être aussi pour une femme, l'enjeu consiste à doser le partage des eaux sans devenir la dupe du sexe ni de l'amour. Le comte ne s'était pas privé de lui seriner ces concepts de l'aventure de la chair. Répétitions en vue d'une existence à la hauteur des espérances, disait-il en exhibant les reliques qu'elles consentaient à lui laisser ou qu'il leur subtilisait pendant leur sommeil. Frank était fasciné par l'abondance. Le détail, fleur ou parfum, l'intéressait moins. Dans le taxi, il pensa à ce que le comte lui léguait comme observations phénoménales. À défaut de fortune, mais le vicomte venait d'en lâcher un acompte. Pas de quoi faire le tour du monde sans se soucier de la pauvreté, mais c'était suffisant pour voir venir, comme on dit. Il n'arrivait pas vraiment à le dire. Il ricanait sans inquiéter le chauffeur qui connaissait la route.
Devant l'entrée principale du château, Kol Panglas entretenait un groupe de vieillards qui l'écoutaient comme un guide touristique. Sur le perron, le baron de Hautetour, flanqué de deux robots, s'entretenait avec un Nègre obèse qui fumait la pipe en se brûlant les doigts. Fabrice m'a raconté des craques au sujet de Kol Panglas. Le comte n'est pas mort non plus. Pourtant, le baron avait revêtu sa cape des grands jours, mariage ou obsèques, il ne laissait pas le choix. Frank demanda au chauffeur de patienter.
— Je viens voir quelqu'un, lui confia-t-il, mais je crois que le moment est mal choisi.
— Ça arrive, dit le chauffeur, presque pathétique.
Frank s'élança dans l'allée à la rencontre de l'inconnu, un geste qu'il commettait sans faute si les circonstances devenaient obscures. Il atteignit la première marche dans un état de conscience à la limite du Réel. Le baron le toisa une seconde avant de lui tendre une main qui se retira aussitôt pour lui reprocher de n'être pas à sa place, du moins professionnellement.
— Est-elle morte ? grognait Frank qui voulait paraître au bon moment et au bon endroit en même temps, une performance qu'il ne lui était jamais arrivé d'accomplir sans se casser quelque chose.
Le type qui baratinait les touristes n'était pas Kol Panglas. C'était Omar Lobster.
— Nous ne savons rien pour l'instant, pérora celui-ci. En l'absence de monsieur Kol Panglas, nous ne savons plus...
— Ça va aller, Frank, interrompit le baron qui retrouvait sa contenance de leader. On se passera de Kol.
— C'est vrai, caqueta le Nègre, j'avais oublié que ce cher juge nous avait quittés sans explications convaincantes. Que vous a-t-il expliqué, mon cher baron ?
Frank le sidéra. Il n'avait pas l'air d'un type capable de supporter longtemps une conversation mondaine sur un sujet qui ne l'intéressait pas. Le baron siffla le robot numéro 1 qui pivota sur ses talons et se mit automatiquement à gravir les marches, atteignant la porte avant Frank qui se heurta à une carapace décidée à lui interdire le passage.
— Soyez raisonnable, Frank, dit le baron qui montait lentement derrière lui. La famille est plongée dans un profond chagrin et...
— Je les vois mal verser la moindre larme, dit Frank qui projetait de traverser le mur de chair et d'obstination qui l'empêchait de passer le seuil.
— Vous les connaissez mieux que moi, admit le baron. Mais les usages veulent...
— Les usages, répéta le Numéro 1 qui avait l'air venimeux.
— Vous devriez venir avec moi, couinait Omar Lobster. Alice est confiante. Elle sait pas mal de choses que Kol Panglas n'est plus en mesure de nous révéler. Elle croit même en savoir assez pour...
La porte s'ouvrit. L'athlétique Constance apparut. Son visage était voilé. Elle portait un pantalon et un sweater, mains dans les poches. Frank contempla les orteils qui gonflaient leur musculature en appui sur le rebord de la première marche.
— Bonjour, monsieur Chercos, dit-elle de sa voix grave qui lui rappela les mugissements de son enfance. Pas de scandale, d'accord ? On est assez emmerdé comme ça. Vous venez, Pierre ? dit-elle d'une voix plus féminine au baron qui poussa ses collatéraux sans ménagement. La porte se referma. Kol Panglas fuyait.
— Pas facile, dit le gros Nègre. On se demande où on vit. Ils sacrifient nos enfances.
Il se dressa comme s'il allait prêcher. Il y avait un prédicateur en lui, mais il était trop tôt pour en dire davantage. Frank lorgnait la serrure sans se décider à tirer dedans.
— Nous ne nous connaissons que de vue, dit le Nègre qui s'allongeait pour se faire serrer la main.
Frank ne lui offrit que son regard. Le Nègre évita de s'y noyer. Il dut se hausser sur la pointe des pieds pour faire signe aux touristes de s'éloigner. On les avait assez vus. Ils comprirent que le type que le Nègre essayait d'amadouer était un indésirable qui souffrait cependant sincèrement. Ils s´éloignèrent deux par deux, silencieux et rapides comme la brise qui amenait des feuilles d'un vert pomme sur le perron où Frank ne se décidait pas à enfoncer la porte à sa manière. Le Nègre voulait en savoir plus.
— Elle n'est pas morte, dit-il en s'étreignant les mains comme en prière. Ce cher docteur Omar Lobster ne serait pas le charlatan que j'ai maintes fois dénoncé aux autorités scientifiques. Il lorgne un prix Loben, vous vous rendez compte ? Vous êtes un collaborateur du baron, si je ne me trompe ? On en parle, en tout cas.
Mélange d'amabilité mondaine et de cruautés étudiées de longue date. Frank fit face à une montagne de chair qui prétendait en savoir plus.
— Vous êtes qui, vous ? grogna-t-il.
— Je dirige, susurra le Nègre, l'Observatoire que vous ne pouvez pas avoir oublié...
— J'en ai connu, des astronomes, dit Frank. Tous des dingues. Vous lisez vous aussi dans les étoiles ?
— Les planètes. En amateur éclairé par une tradition qui me vient de mes ancêtres chinois et soudanais. Vous avez des ancêtres ?
— En veux-tu en voilà ! gloussa Frank. Vous pouvez les compter, vous ?
— C'est difficile, mais certains sont plus importants que d'autres. On se mesure toute sa vie à ces évaluations nécessaires.
— Nécessaires à quoi ? Vous avez besoin des autres à ce point ?
— Des autres, non. Mais d'eux, oui.
Frank souriait comme s'il avait à faire à un fou en liberté, un de ces pauvres esprits dont le corps n'a pas franchi les limites de la dangerosité, concept en mésusage chez les juges de l'homme aux prises avec ses démons.
— Si elle est vivante, dit le Nègre, ils ne vous laisseront pas la voir avant...
— Vous en savez des choses.
Omar Lobster n'avait pas fui longtemps. Il attendait près du taxi. Frank le rejoignit, abandonnant l'astrologue à sa folie.
— Vous m'emmenez ? demanda Omar Lobster.
— Où ? dit Frank qui scrutait ce regard infranchissable au-delà des apparences.
— Allons chez moi, dit Omar Lobster, loin de la foule.
Il avait un chez-lui, le docteur. Ça arrive, dans les couples fatigués. Vu la santé de Constance, c'était le docteur qui était fatigué. Il en faut un pour expliquer les chez-soi distants du domicile conjugal.
Frank pénétra dans une pièce aux murs chargés d'enceintes acoustiques et de réverbérateurs en polystyrène. Un lit circulaire constituait le seul ameublement. Les draps étaient défaits et respiraient encore. Rien pour s'asseoir autrement.
— En vérité, dit Omar Lobster, nous sommes chez Konrad.
Il s'enfonça dans un placard et sa voix continua d'expliquer. Ça tombait bien, Frank avait un besoin urgent d'explications.
— Konrad ? fit-il. Connais pas.
La docteur réapparut avec un tabouret pliant qu'il se mit à déplier sans y parvenir vraiment.
— Konrad Konstantin Kronprinz, riait-il.
Le tabouret avait une drôle de forme maintenant.
— Le grand Nègre avec qui vous avez eu une conversation ce matin, dit le docteur que le tabouret n'amusait plus autant. Instructive, j'espère. On conçoit mal un policier sans cette instruction qui fait de lui un homme... dangereux.
Ce n'était pas le tabouret qui l'énervait. Il n'y avait d'ailleurs peut-être aucun tabouret dans ses mains. Et Frank n'avait plus envie de s'asseoir. Cet environnement sonore en attente le déconcertait.
— Konrad est musicien, dit le docteur qui balança le tabouret sur le lit. Il chante. C'est un vrai musicien, vous savez ? J'aurais pu être peintre si je n'avais rien trouvé du côté de la science. Mais j'ai trouvé, et le peintre s'est fait si petit que je ne le reconnais plus. Ça vous arrive ?
— J'y connais rien dans ces choses-là. J'ai voulu être un tas de choses et finalement j'ai pas choisi. Je veux dire que j'aurais pu, comme vous, avoir à choisir entre deux choses et m'en charger moi-même. Chez moi, la vie se charge de tout, même de ce qui ne la regarde pas.
Le docteur s'assit au bord du lit en souriant. Il sembla s'éloigner pendant un moment que Frank vécut comme une réelle absence. Puis il revint, affecté d'une gravité qui mit Frank mal à l'aise. On était en marge de la confession. Frank attendait, nonchalant et terriblement attentif au moindre changement.
— Choisir, soupira le docteur. Ou n'être pas choisi. Je voulais être un garçon.
Et il l'était. Frank voyait un homme qui avait été un garçon. Ça se voyait à l'œil nu. Toute autre complication lui eût semblé relever du mélodrame. Le docteur le considérait comme quelqu'un qui n'avait rien à voir avec le meurtre de Kol Panglas pouvait considérer momentanément un autre homme qui n'était pas sur la piste de l'assassin.
— Et je suis un garçon, gloussa le docteur en se frottant vivement les genoux comme une fille prise sur le fait alors qu'elle ne l'espérait plus.
— Ce matin, dit Frank, j'ai la sensation de revivre quelque chose dont j'avais un souvenir précis. J'ai besoin d'un café.
— Paramnésie. Je peux vous soigner si vous voulez. Du café ? Je vais voir.
Le docteur disparut de nouveau dans le placard occulté par des membranes portées à la limite du son par le silence qui s'imposait à une conversation pour le moins difficile à accepter sans interprétation préalable. Frank entendit le souffle désespéré d'une autre cafetière et consentit aussitôt à s'asseoir sur le lit. Le Nègre sentait la lavande. Son tabac et ses cendres remplissaient les cavités sinueuses formées par les draps. Il avait joué seul cette nuit, les yeux rivés au plafond sur un écran qui clignotait encore. Cette ambiance électrique pénétrait Frank jusqu'à la possible crise d'hystérie qui le nettoierait pour la journée. Peu importait où elle arrivait, ni quand. Mais comment. Il savait pourquoi, après coup, une fois lessivé comme un vêtement usé jusqu'à la corde. Il ne se sentait plus dépossédé, seulement vide, atrocement vidée et incapable de se remplir sans déborder, triste comme un pot de chambre, s'il y avait eu encore des pots de chambre dans cette existence piquée de techniques ruineuses et de jouissances négociées. Le docteur lui tendait une tasse brûlante dans un torchon.
— Je n'ai jamais su faire chauffer du café, s'excusa-t-il.
— Ça va, dit Frank. Moi, j'ai toujours su me brûler.
Il avait le sens des répliques mélodramatiques ce matin. Influence de Fabrice qui avait voulu être comédien et qui n'était qu'un tragédien. Il devenait inconstant chaque fois qu'il le croisait et il ne le croisait jamais si le vicomte ne le souhaitait pas.
— La mort de Kol Panglas est encore un secret, dit le docteur qui ne buvait pas de café pour ne pas se brûler. J'espère que vous n'en avez rien dit à Konrad.
— Vous espérez peut-être qu'il n'est pas en train de nous écouter.
Frank agita sa tasse circulairement pour faire le tour d'un matériel qui ne demandait qu'à s'exprimer. Le docteur se mordit la langue.
— Fabrice pense que c'est vous qui l'avez descendu, dit Frank. Il est venu me voir ce matin. Je devrais dire cette nuit.
— Il prend ses désirs pour des réalités.
Autre réplique tirée du meilleur mélo.
— Vous pouvez fumer, dit le docteur qui passait du mélo au réalisme le plus cru avec une aisance qui fascina Frank pendant le court instant d'une réflexion si profonde qu'il eut du mal à revenir.
Le docteur semblait l'aider.
— Alice vous le dira, affirma le docteur. Et pas seulement parce que c'est une amie.
— Qand est une femme ?
— Elle a peut-être voulu être un garçon, mais nous ne sommes pas assez intimes pour qu'elle m'ait fait cette confidence définitive !
Le docteur riait comme quelqu'un qui ne se moque pas de son interlocuteur. Il y avait au contraire dans ses yeux quelque chose de doux, d'indéfinissable, mais de doux. Avec un regard pareil, on ne devient pas un assassin et on peut parfaitement espérer devenir une fille. Ce qu'il n'était pas, ayant choisi d'être un garçon. Frank acheva un café contenant le café et la substance en plus du sucre et de l'eau. Il ricana, plié au niveau des lombaires, le front sur les genoux, à la fois irascible et euphorique.
— Vous vouliez me parler, Omar, dit-il sans trouver le sol pour poser la tasse.
— Oui, dit le docteur. Vous parler de l'agent K.. Je n'ignore pas qui elle est pour vous.
— Alice a parlé avant de devenir une femme.
— Alice a toujours été une femme et vous, mon cher Frank, n'avez jamais été orphelin.
— Rien sur mon père. Stop.
— Vous ne voulez pas savoir ?
— Feufeu n'a jamais rien su. Trop con.
— On ne devrait pas mentir aux enfants, dit le docteur en faisant deux fois le tour du lit.
Il se planta devant Frank pour le redresser. Frank gémit comme l'acier de sa prison. Il souriait parce qu'il ne sentait pas si mal. Il était même étonné de ne pas souffrir alors qu'on reparlait toujours des mêmes choses avec toujours la même obscurité prudente, le même avancement circonspect qui se finissait généralement en chuchotement.
— Anaïs est en moi ! s'écria le docteur.
Ça devenait coton. Frank se prépara à sauter dans le vide. Il respirait dans les dents, haletant comme Harpo qui va se mettre à parler cinéma.
— En moi, fit le docteur en se pliant à son tour.
Il était presque à l'équerre, le nez au-dessus de la tasse que Frank s'obstinait à poser sans trouver le sol.
— Il voulait être une fille et il a parfaitement réussi, disait le docteur. J'aurais dû alors devenir le seul garçon de la famille, vous comprenez, Frank ? Mais j'étais en train de me transformer en fille et je voulais être un garçon. J'ai bousillé mon enfance à désirer ce qui n'était plus désirable maintenant qu'il était une fille. Les parents acceptent facilement la transsexualité, Frank, mais leur demander de comprendre ce que cette métamorphose du garçon provoque chez la paralysie de l'autre garçon est considéré par eux comme une injustice. J'étais le coupable et elle vivait sa vie. Anaïs m'a volé une enfance de garçon et l'homme que je suis ne peut pas vivre sans ce garçon. Elle le sait !
— Elle le sait ? fit Frank qui n'avait jamais douté de lui à ce niveau de l'existence.
Il pouvait comprendre. Souffrir ouvre les portes de la souffrance de l'autre. Il trouva le sol au hasard d'une convulsion et la tasse se posa sans bruit.
— Vous voulez écouter de la musique ? demanda le docteur.
— Mais alors pas trop fort, gémit Frank qui ne voyait plus la tasse.
Elle a dû rouler sous le lit. En tout cas, elle était vide. Sinon, une tache de café se serait épanchée sur la moquette. Je connais ça.
— Pas trop fort, dit le docteur. On dit sourdine ou on ne le dit pas.
La musique frôlait les membranes nues des enceintes.
— C'est comme une peau qui prend la place de tout, dit le docteur. Il est quelquefois fortiche, Konrad. Bonne formation scientifique, croyez-moi. Il a conçu cet environnement dans un moment d'inspiration divine.
— Je comprends, dit Frank qui ne comprenait pas.
Ce type était son oncle, enfin... sa tante. Il lui aurait suffit d'exhiber la documentation civile, mais il avait préféré user de la confession. Frank redoutait ce goût de l'autobiographie pathétique. Anaïs est mon père. L'idée ne lui déplaisait pas. Il s 'assura qu'il n'était pas en train de changer de sexe et demanda une autre tasse de café.
— Il faudra vraiment que ce soit une autre, dit-il, parce que j'ai perdu l'autre.
Le docteur se plia encore, serein cette fois.
— Elle est sous le lit.
Il la montra, la tenant par l'anse.
— Ça arrive à tout le monde, dit-il en disparaissant dans le placard.
La cafetière se remit à renifler comme un moteur usé.
— Pas trop chaud cette fois, s'amusait le docteur.
— Pourvu que ce soit du café, dit Frank qui faisait ce qu'il pouvait pour ne pas rien dire. Chaud, ça refroidit, et froid, c'est froid. On a peut-être tort de le chauffer.
— C'est une question ? demanda le docteur un peu éberlué.
Il tendit la tasse tiède et Frank y plongea ses lèvres gourmandes. La musique n'était pas de la musique. Ils vous envoyaient en l'air avec des rayonnements auditifs en fusion.
— Oh ! dit le docteur. Vous n'allez pas recommencer !
Il se mit à trotter autour du lit.
— Alice va téléphoner, disait-il. Elle vous confirmera ma théorie.
Chapitre XX
Même la porte fermée, la musique envahissait l'escalier. Il s'arrêta devant la cage de l'ascenseur pour écouter encore quelques mesures de By the time I get to Phœnix. La voix d'Isaac Hayes l'avait souvent aidé à achever le travail sexuel, mais il n'avait jamais tué personne et n'avait pas l'intention de recommencer. Il y en a qui tuent par calcul, parce qu'ils ont eu le temps de mesurer les bénéfices possibles de leur crime, et d'autres qui agissent sur un coup de tête, par inspiration brutale, définitive, indivisible. En général, la Justice est plus clémente avec les imaginatifs, qu'elle ne peut s'empêcher de considérer comme des créateurs au même titre que les artistes. Elle aime moins les instantanés de l'âme humaine, y reconnaissant peut-être la vraie nature du mal. Entre un artiste de l'assassinat et un impulsif capable de donner la mort, Omar Lobster distinguait les cadavres pour les reconnaître lui aussi. Il venait de réagir absurdement, il ne trouvait aucune autre raison que cet absurde pour commencer à excuser cet acte irréparable et sans doute impardonnable. I stand accused le força à ouvrir la porte coulissante de l'ascenseur. Il effraya une vieille dame qui montait. Il descendait. Et elle redescendit avec lui sans protester. En traversant le vestibule, il fredonnait The look of love, ne pensant plus à la vieille dame qui serait le premier témoin appelé à la barre. La rue effaça toutes traces de Soul et il pénétra dans la foule pour s'y égarer avant de retrouver ses esprits, si c'était encore possible de redevenir soi-même après un pareil exercice de la fatalité.
Il erra longtemps, sans but, s'efforçant de ne pas se précipiter vers d'autres raisons de briser le silence qui continuait de le harceler comme s'il n'existait déjà plus. Il avait oublié la sensation que lui avait immédiatement procuré la mort de Kol Panglas, une mort qui n'avait pas duré plus d'une minute, puis le cadavre l'avait remplacée et plus rien n'avait bougé, à part les membranes des enceintes acoustiques où la voix électrique d'Isaac Hayes commençait Never can say Goodbye. Il n'avait pas attendu. Il le regrettait maintenant. Cette attente lui eût peut-être inspiré un remords toujours bien accueilli aux Assises. Pas de remords, pas de pitié. Il redoutait cette confrontation avec des juges n'ayant pas l'expérience de la mort, ne la reconnaissant qu'à travers la pratique du récit, ne sachant rien du néant qui apparaît alors pendant l'instant d'infinie conscience qui immobilise le temps, comme s'il n'était possible de cesser d'exister que de cette manière sauvage, considérable, peut-être prodigieuse. Les vitrines faisaient de lui un personnage de la rue, mais il n'appartenait plus à cette foule. Il avait franchi l'espace où le temps est compté parce qu'il appartient encore aux autres plus qu'à soi-même. Ici, aux portes de l'Enfer, le temps s'apparentait à soi, et le soi y retrouvait enfin son écoulement de lave sur des terrains impossibles à traverser autrement. La connaissance passait par cet empoisonnement lent des substances vivantes qui le composaient, mais en tant que non-être primesautier, il n'avait pas droit à la considération due aux artistes de son temps, ce temps qui s'ajoutait au temps pour donner au temps le temps de devenir le temps. Et ainsi son esprit se refléta pendant des heures dans les vitrines chatoyantes de la cité, tandis que le jour se finissait et que les principes de la nuit se mettaient lentement en place, prêts à recommencer l'improbable des visions nocturnes. Pendant ces heures atroces, il ne songea pas une seconde à se nourrir, son inconscient, ou la bête qui en faisait office maintenant qu'il avait commis l'irrémédiable, sachant ou n'ignorant pas qu'il eût rendu cette nourriture avec toutes les substances qui relativiseraient peut-être sa responsabilité devant ses juges.
Il entra cependant dans un café parce qu'un groupe de jeunes se divertissaient autour d'une machine à sous. Il prit place sous un miroir dans lequel il se vit avancer vers lui-même comme vers cette cellule où il aurait à payer au lieu de changer. Personne ne vint l'importuner. Le garçon voletait entre les tables sans regarder de son côté, exactement comme s'il était transparent, ou comme s'il n'existait plus pour ceux qui n'ont rien à se reprocher d'aussi terrible, d'aussi infecte qu'un crime du sang perpétré dans la colère et la bave des mots prononcés pour soutenir le rythme infernal de cette violence inouïe. L'odeur du café l'épouvanta. Elle revenait avec l'impatience des matins consacrés au maquillage de soi, à l'habillement du paraître, à l'exercice solitaire de l'autre devant la tasse fumante et obscène qui renouvelait les jours sans se laisser briser. Il sentit qu'il pleurait, et c'était peut-être la raison de son isolement, ils le laissaient tranquille en attendant que la police arrivât pour le questionner, attendant qu'on l'interrogeât plus professionnellement et en connaissance de cause, attente des dos tournés et des profils sans regard. Il s'enfuit.
Son errance ne faisait que commencer. Elle durerait peut-être toute la nuit. Ou bien on l'arrêterait avant que la nuit ne lui apportât l'explication concrète de son embrasement meurtrier. Il fila dans des rues noires. Il n'y avait plus de vitrines. Il n'avait jamais habité dans ces quartiers aux façades délabrées. Il avait quelquefois observé une porte particulièrement significative de la misère qui peut frapper l'existence, mais il n'avait jamais pris le temps de s'y arrêter, au moins pour se donner bonne conscience. Mais le moment était mal choisi. Il cherchait une porte ouverte, une ombre pouvant durer toute la nuit, un coin d'humanité sans humanité, mais assez proche de l'humain pour inspirer la réflexion et le doute. Il éprouvait un intense besoin de se confesser, sachant qu'il devait d'abord nier, simuler, s'étonner, protester. Il y avait maintenant suffisamment de témoins pour commencer un procès rempli jusqu'à la gueule de détails appartenant à une vision de sa personnalité revue et corrigée par l'horreur du crime. Et à la lumière de ces nouveautés certifiées, son existence subirait des changements a posteriori, des modifications comme il n'avait jamais eu assez d'imagination pour les envisager en conscience, toute une série de glissements des sens à donner aux épisodes et aux anecdotes qui composeraient sa nouvelle existence, une existence judiciaire en remplacement de l'homme du commun qu'il avait été. On parlerait de sa folie, mais une folie des grandeurs, une folie de l'hypocrisie et de l'égoïsme, une folie au sens figuré. Et ses figures l'emporteraient au diable dans une reconnaissance de l'inutilité, de la nocivité, de l'inconséquence et d'une responsabilité que rien ne diminuerait, à part les substances dont il abusait pour lutter contre une angoisse végétative qui n'avait rien à voir avec l'angoisse des fous.
Il trouva un angle moussu et s'assura qu'il ne contenait pas de poubelles. Il l'explora minutieusement, avec cette méticulosité qui avait fait de lui un chirurgien de premier plan et un savant toujours en phase avec les découvertes de son temps. La mousse sentait la pierre et le mortier. Une descente était agitée de soubresauts. Il se pencha pour trouver le sol et découvrit un pavé glissant qui nourrissait des insectes rapides. Il les voyait dans les interstices. Conscient qu'il ne vivrait pas longtemps dans ces conditions, il envisagea la seconde impliquée par l'instant en se pelotonnant contre le mur, en proie à une peur étrangement douloureuse. Je suis perdu, était tout ce qu'il réussissait à penser de lui et de ce qui n'arrivait plus. Il attendait au lieu de penser à se défendre. Il laissait le temps lui ravir les procédés de la défense. Il s'abandonnait à des conséquences au lieu de lutter contre l'explication qui menaçait son intégrité. Il savait que la sincérité l'emporterait sur l'instinct animal que ses avocats tenteraient de cultiver à travers les barreaux. Cette loyauté envers lui-même, envers ce qu'il avait été et qu'il cesserait d'être au profit d'un récit, lui interdirait le remords, le sauvant de ce récit et l'exposant dès lors à la vengeance. La perspective de la cruauté l'épouvanta. Il n'avait pas été cruel. Il avait cédé à une impulsion, ou plus précisément à un cri. On ne pouvait lui reprocher que l'irréparable et il était prêt, moralement, à en payer le prix. Mais ils s'en prendraient à l'homme, refusant de s'en tenir aux faits. Plaidoirie de procureur. Roman à la place du récit. Littérature judiciaire. Il ne se défendrait pas contre les instruments d'une colère capable elle aussi de tuer, mais avec l'assentiment de tous sauf de lui-même. Ces moments d'exclusion sont les pires de l'existence. Il n'en vivrait jamais d'aussi terrifiants.
La nuit l'ensevelit. Le froid l'envahit. Il n'y avait guère que la solitude qui ne parvenait pas à l'émouvoir. Il jouissait maintenant. Son petit rire devint facilement sardonique. Il jouait avec des sensations lointaines, se refusant à les identifier. Mais la folie demeurait à distance, comme si elle se méfiait encore, ou parce qu'il n'attendait plus qu'elle lui donnât une bonne raison d'en finir au lieu de se laisser prendre ou pire de finalement se livrer. Cette perspective de commissariat à peine ébranlé par l'aveu dans un petit matin qui ressemblait aux autres matins ne pouvait pas motiver une délivrance de pécheur repenti sur le chemin du châtiment et du pardon. Ils le surprendraient en pleine jouissance de la paralysie et l'emporteraient comme un mort dans des lieux plus secrets. Son identification serait immédiate. Il avait laissé la porte ouverte et commuté la chaîne sur repeat. Quelqu'un finirait par pousser la porte, traversé par The men et ses échos, et le cadavre de Kol Panglas surgirait dans son imagination avant de devenir l'évidence de l'instant. Omar Lobster avait prémédité cet après-crime avec une volupté qui lui faisait horreur maintenant. Il était réduit à ne rien savoir de ce personnage entrant dans les lieux du crime que la voix d'Isaac Hayes baignerait de réverbérations infinies jusqu'à l'excitation extrême des sens. Personnage de l'habitant, du voisin, du visiteur. Mais il ne connaissait pas ses voisins et n'attendait personne. Médoc et Pitsy avaient l'habitude de l'attente. La porte pouvait rester ouverte, Pitsy ne sortait jamais. Médoc ne quittait pas son perchoir, sinon pour faire le tour de la pièce sans toucher à l'équipement acoustique. Deux animaux qu'on n'interrogerait pas. Ils disparaîtraient de sa vie, simplement. Il ne les reverrait plus et ne cesserait jamais d'y penser. Ils avaient peuplé sa croissance d'habitant.
Au milieu de la nuit, souffrant au-delà du désir, il sortit de sa cachette et s'exposa aux rigueurs du temps. La rue n'était éclairée que par une lampe halogène accrochée à l'angle d'une autre rue. Il scruta ces ombres couchées crevées de soupiraux et de bouches d'égout. Les reflets sur les carrosseries l'occupèrent quelques minutes. S'il croisait quelqu'un, ce serait vraiment par manque de chance. Il s'aventura.
Plus tard, il aperçut la surface des eaux sous le pont. Il revenait. Mais il n'était plus facile de rentrer dans la lumière. Des voitures traversaient le boulevard en rugissant et remontaient vers le centre urbain qui gisait dans un halo de lueurs rouges. Il traversa le pont sans rencontrer âme qui vive et bifurqua hâtivement sur le quai. Il longea le parapet. Il n'était pas à l'abri des regards qui pouvaient toujours s'intéresser à lui si le sommeil n'avait pas fini par épuiser ces citoyens de l'exclusion sociale. Gravissant l'escalier, il songea à cette liberté dont il jouissait encore. Sa rue longeait les façades éclairées par des projecteurs qui fusaient du parapet. Ce contraste jouait en sa faveur. Il se glissa jusqu'à la porte. Le vestibule n'était éclairé que par la loge du gardien de nuit qui devait dormir. Pas une trace d'enquête. Il se demanda si la police laissait des traces et à quoi elles pouvaient ressembler. Craignant d'alerter le gardien, il emprunta l'escalier. Sa porte était toujours entrouverte et la voix d'Isaac Hayes continuait de palpiter dans le corridor. I don't want to be right. Il entra. Anaïs était assise dans le divan et lisait la pochette du disque. Il referma la porte. Kol Panglas n'avait pas bougé. Comment aurait-il pu bouger ? Il était mort et bien mort.
— Je vais tout t'expliquer, dit-il en se jetant aux genoux d'Anaïs.
Elle lui caressa la joue.
— Personne n'est venu, dit-elle. On a du temps devant nous pour réfléchir.
Son visage se transforma en image pieuse.
— Que préfères-tu ? Réfléchir à ce qu'on va faire ? Ou penser à ce qui va t'arriver ?
— Faire, bredouilla-t-il. Faire !
Il étreignit la main qu'elle lui tendait. Le temps n'est plus. Je peux vivre.
— On ne peut pas se débarrasser du cadavre, dit-il.
Sa voix chevrotait comme celle d'un vieillard et celle d'Isaac Hayes tournoyait comme un insecte autour de la lampe qui va le griller dans un instant qui dépend de la patience de l'insecte.
— En effet, dit-elle. Pas facile. Facile de tuer mes amants. Pas facile de se défaire de leur cadavre. Facile de revenir et difficile de ne plus s'enfuir.
Elle le haïssait.
— Il s'est montré si odieux ! prétexta-t-il.
— Le monde est une ignominie ! Tu le détruis, le monde ?
Qu'avait-il fait du P32 ? Il ne se souvenait pas. Il avait complètement oublié l'instant où il se séparait de lui. Ce pouvait être à n'importe quel moment de cette nuit. Il en savait même moins à ce sujet que le moins doué des enquêteurs qu'ils mettraient sur sa trace pour démonter les rouages minables de son crime médiocre.
— Toi ! fit-il en se redressant.
Il était fou de rage. Elle ne l'avait jamais aidé. Elle le regarda si furieusement que sa propre colère se volatilisa comme la flamme d'une bougie transformée en fumée. Elle avait ce pouvoir. L'odeur du sang versé s'imposa à la voix d'Isaac Hayes.
— Si je coupe le son, dit-il, ils se réveilleront pour tendre l'oreille et un détail leur reviendra en mémoire le moment venu. Les juges savent s'y prendre pour provoquer cet instant de supraperception.
— Tu es fou. Personne ne peut plus rien pour toi.
— Tu voulais parler !
Pourquoi crier maintenant ? Il se mordit la langue. Elle était épouvantée.
— Je n'ai jamais aimé personne, dit-elle. Pas plus toi que ce...
Ce quoi ? Il attendit.
— Je n'aimerai jamais personne, dit-elle encore.
Ou bien le disait-il lui-même. Elle accepta de lui donner deux doses. C'était insuffisant, mais il approcha quelque chose de parfaitement compréhensible et il se rasséréna.
— Nous n'avons jamais parlé, toi et moi, depuis que nous savons...
Il actionna le bouton repeat et une minute plus tard, la voix d'Isaac Hayes se perdit dans la dominante de Let's stay together. Elle s'agitait, tordant ses lèvres dans l'effort. Il demanda deux doses supplémentaires et elle les lui donna. Il était aux anges.
— Nous ne pouvons pas rester comme ça à...
De quoi parlait-elle ? Le cadavre entrait en décomposition. On l'entendait respirer.
— Je ne suis pas prêt, dit-il. Tu diras que tu m'as trouvé sur le tapis, bourré de Mescal.
— Je ne sais pas ce que c'est, le Mescal !
— Peut-être que si tu le savais...
Ce n'était pas le moment de lui reprocher ce genre de choses.
— On m'a vu entrer, à dix heures et quelques, dit-elle.
Il sentit la colère remonter comme un métal en fusion.
— Personne ne te verra sortir.
Que disait-il ? Il était trois heures du matin. Mon Dieu, se surprit-il à prier, il y a cinq heures qu'elle attend !
— Nous n'expliquerons rien, dit-elle. Nous répondrons à des questions et toute l'histoire leur sera contée sans nous. Ne te fais pas d'illusion.
On pouvait encore attendre. Ce n'était pas si difficile. Au matin, on s'en irait, toi et moi. Mais pour aller où si tu ne sais pas qui je suis pour toi ?
— Je sais... commença-t-il.
Il savait où aller si elle acceptait les faits sans se mettre à le juger. Deux doses encore, je t'en supplie. Dix, c'est le minimum. Ensuite, tu partiras et j'attendrai que l'odeur inquiète le voisinage. Elle n'était pas en train de calculer. Elle avait eu cinq heures pour accepter. Elle ne cherchait pas à le convaincre. Elle attendait parce qu'elle savait que l'attente donnerait raison à son impatience. Il s'assit à même le tapis, tournant le dos au cadavre qui craquait comme une vieille chose.
— J'ai attendu moi aussi, dit-il en regardant ses mains. Il ne s'est rien passé.
— Qu'espérais-tu ?
Elle était désespérée alors qu'il n'était qu'angoissé.
— J'ai attendu après avoir tenté de disparaître.
— Ta mort ne sauvera que toi, mon amour.
— Mais j'ai fini par trouver un coin tranquille et j'ai attendu.
Elle le considéra avec des yeux gonflés de sommeil et de pitié.
— Je te laisserai seul, dit-elle. Je n'ai pas la force.
Elle avait eu le temps d'y réfléchir. S'il n'avait pas quitté les lieux, il l'aurait cueillie au seuil de l'horreur. Qu'en aurait-il fait ? Il était encore sous le coup de la colère. N'y pensons plus ! Seul, il était perdu, mais elle ne se sauvait pas. Ils la convoqueraient. Circonstances atténuantes. Il y en aurait. Il ricana.
— Je te ferai horreur, dit-il.
— Prends !
Il avala plusieurs doses sans les compter. Il sombra presque aussitôt dans l'ombre. Des hallucinations peuplaient ses jambes qu'elle avait croisées sur une main. L'autre main décrivait il ne savait quelle existence qu'elle ne souhaitait pas se faire pardonner.
— Tu diras ce que tu voudras, dit-elle. Ils t'écouteront. Tes avocats me demanderont de comprendre que mon existence peut expliquer le crime. Je dirai non.
Elle en était capable. Il ne la connaissait pas comme on connaît sa mère si elle a accepté d'élever cet enfant. Il connaissait un récit et s'en nourrissait tous les jours pour en mesurer l'importance. Il ne la suppliait pas.
— Je me sauverai, dit-il. J'ai essayé tout à l'heure, mais je n'ai pas trouvé le...
Ne pas prononcer ce mot ! Elle riait parce que des êtres potentiels s'en prenaient à sa bouche. La voix d'Isaac Hayes manquait à cette danse macabre. Walk on by.
— Je veux savoir, dit-il, ne s'entendant plus parler. Je ne veux pas savoir. C'est comme si tout était à refaire.
— Tu ne referas plus rien, dit-elle cruellement.
Il toucha le pied nu et elle le retira. Antenne d'escargot. Elle rentrait dans sa coquille. Il pouvait la briser.
— Je serai docile, dit-elle. Je n'ai pas le choix. Docile et patiente. Ils penseront ce qu'ils voudront. Si ça peut t'aider.
— Jamais je ne supporterai l'enfermement ! Je n'accepterai jamais de ne pas pouvoir ouvrir une porte. Je leur promettrai de ne pas avoir l'intention de fuir. Simplement, sortir.
— Tu délires. Continue.
Il n'y avait pas de femmes dans sa vie sans cette cruauté, sans cette réalité omniprésente. Il cherchait son corps, rampant sur le tapis, mais comme l'escargot extrait de sa coquille, se tortillant pour enrichir sa connaissance de la douleur et de la fin.
— Prends !
Mescal redevenait un personnage de roman. Il ne lui donnait pas un prénom pour lui supprimer toute intimité relative. Il y a des filiations secrètes dans un prénom. Frank, Jean, Omar. Elle n'avait pas consenti à le mettre sur la voie d'une explication. Mais l'État civil hurlait comme un poème. Qui sont-ils, merde !
— Chacun chez soi, dit-elle.
Ou bien l'avait-elle déjà dit en une autre occasion et il s'en souvenait maintenant parce que c'était le moment de donner tout son sens à cette banalité qui revient si souvent dans les conversations même les moins profondément inscrites dans le secret familial.
— Quelle heure est-il ?
C'était important, le temps. Ce n'était plus le même temps, mais c'était toujours aussi important. Ils allaient apporter de sérieuses modifications au récit. Au sien comme au mien. On ne comprendrait peut-être plus ce qu'il avait été donné de comprendre obscurément. On comprendrait clairement parce qu'on ne serait plus sous l'influence de la parole. On écrirait dans les pages des minutes d'un procès qui présenterait des similitudes frappantes avec d'autres procès. Heureusement, dirait le juge aux jurés, sinon à quoi servirait l'expérience ?
— Nous ne sommes plus rien, dit-il.
Et c'était la seule chose qu'il avouerait regretter si on lui reprochait de ne pas éprouver de remords. Tu n'as pas rempli le vide qui obscurcissait ma vie. Et je me suis vidé du reste au profit des substances hallucinogènes que tu dispenses à ma folie.
— Tu n'es pas fou, dit-elle. Ils s'en apercevront. Tu n'as aucune excuse.
Pas de remords. Pas d'excuse. Des circonstances atténuantes. Une refonte du récit. Et l'oubli qui ensevelit les prisonniers et leurs victimes. C'est trop !
— Ils ne m'enfermeront pas !
— Tu n'auras pas de...
Courage ! Dis-le ! Courage ! Ma mère et mon amante ! Courage !
— J'en avais assez d'entendre ta voix dans les enregistrements, dit-il.
— J'ai fait ce que j'ai pu. Je me suis montrée coopérative, comme on me le demandait.
— Je n'ai rien à me reprocher, singea-t-il.
Elle rit. Elle avait toujours eu ce rire de fillette surprise en flagrant délit de luxure. Il ne l'avait jamais imaginée autrement. À quel moment avez-vous su que votre mère n'était pas votre véritable mère ? Qu'est-ce que cela viendrait faire dans un procès en réparation du préjudice commis au détriment de la vie qui est un droit inviolable ? Vous ne saviez pas qui était Kol Panglas ? On croit rêver ! Huissier !
— A-t-il souffert ?
Elle se posait la question depuis qu'elle l'avait trouvé et que la mort était devenue une évidence du mal qu'elle avait semé.
— Alice sera terrifiée, dit-elle.
— Alice et Kol ? s'étonna-t-il en agitant ses doigts devant ses yeux comme les petites marionnettes d'une tragédie qui se conclut provisoirement.
Il entendit le cadavre soumis à des pressions internes qui s'évacuaient pour l'instant sans odeur. Il n'en percevait pas en tout cas la relativité. Quel silence, ce silence ! Ils vont nous entendre. Je n'ai pas fermé la porte. Elle l'avait fermée par prudence. Et il avait coupé la voix d'Isaac Hayes pour en finir avec ce voisinage omniprésent. Il la supplia encore. Elle tendit la boîte métallique. Le couvercle se referma parce qu'elle la penchait. Il n'en tomba rien.
— Non, dit-il. Je n'ai pas écouté la suite.
— Tu en savais assez ? ricana-t-elle.
Les petits personnages de l'hallucination se transformèrent en végétation couvrant le règne minéral de sa conscience. Une eau verte émergeait, bruyante et rapide.
— Je ne voulais plus savoir ! cria-t-il.
Elle riait, face au cadavre que lui ne pouvait pas voir. Il aima cette complicité atroce. Mais rire était au-dessus de ses forces. — Jean Frank Omar de Vermort Chercos Lobster, levez-vous ! — Quel moment intense ! Je n'en avais jamais vécu d'aussi extrême. Je remercie la Justice... — Accusé ! Taisez-vous ! Il vous est reproché, etc., etc. À quel moment déciderait-elle de l'abandonner ? Il demeurerait seul avec le cadavre. Enfin ! La mort et moi.
I'll never be the same. Il rampait sous un boomer.
— Je n'ai plus de dents ! Je n'ai plus de dents !
— Wilson Pickett est mort. Ça t'fait pas plaisir de l'entendre grâce à la technologie ? I'll never be the same. Tu t'rends compte, mon chou, c'est comme s'il était là. Ah ! On pourra pas en dire autant de nous. Ça m'fait chier d'avance, pas toi ?
Il ne trouvait plus ses mains.
— Moi, quand je s'rais plus d'ce monde, j'voudrais qu'on colle ma photo sur un mur. Ils devraient vendre des murs de ce genre au lieu de foutre le pognon en l'air dans les cimetières. C'est not' pognon, merde, quoi ! On peut bien en faire ce qu'on veut, non ? Et ça nous coûterait pas tant. On vivrait mieux, non ? Oh ! I'm gonna love you ! Oh ! Chéri ! Ah ! La transe ! Oh ! pis tu nous fait chier avec tes dents ! Merde, rendez-lui ses dents. Il va nous gâcher l'plaisir et on va devenir méchant.
— Tu sais ce qu'on en fait, nous, des méchants ?
— Ta gueule, Amanda. Tu vas nous les mettre sur le dos avec tes exigences à la con. Remets Isaac Hayes. Joy ! Joy ! Joy ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah !
— Mes dents ! Mes dents !
— Elle t'plaît pas, la musique ? C'est ton anniversaire. Danse ! Joy ! Joy ! Joy
Il atteignit la porte.
— Mais c'est qu'on voudrait sortir !
La porte se referma sur sa main.
— T'avais qu'à pas êt' fou.
Amanda le regardait avec ses yeux caves. Elle n'était jamais aussi heureuse que quand on leur permettait d'utiliser la HiFi. En plus, c'était son anniversaire, à lui, pas à elle. Alice Qand les surveillait derrière la vitre blindée. Ses lunettes envoyaient des reflets verts, peut-être intentionnellement. Ils ne laissaient rien au hasard, ici.
— À quoi on a échappé, disait Amanda. Avant, ils nous guillotinaient.
Elle fit un signe avec la main et simula la chute de la tête dans la société.
— Maintenant, on nous dorlote.
— C'est des expériences, oui, fit son interlocuteur qui manipulait les disques sans les précautions d'usage.
— Mes disques, grognait Omar sous le boomer. Vous n'avez pas le droit d'être là. Je ne vous ai pas invités. Et puis d'abord, ce n'est pas mon anniversaire. Je ne sais pas de qui c'est l'anniversaire, mais ce n'est pas le mien. Je le saurais !
— Omar, dit la voix d'Alice Qand. Quand c'est votre anniversaire, c'est votre anniversaire, compris ? N'ennuyez pas vos amis avec ce genre de sottises. Ils ne sauront plus à quoi s'en tenir si vous niez tout ce qu'on sait de vous.
Ils dansaient. Il n'y avait pas de repos. Soit ils les parquaient dans ce qui avait été son studio, soit ils l'emmenaient sans les autres et ils l'interrogeaient pour en savoir encore plus. Il hurlait qu'ils savaient déjà tout, mais Alice Qand vérifiait et elle(il) disait qu'il manquait un détail. On recommençait. C'était un traitement sans douleur, mais il souffrait. Alice Qand ne lui en voulait pas. Elle n'avait jamais couché avec Kol Panglas. C'était tout juste s'ils s'étaient donné la becquée en sortant du cinéma.
— Ne ris pas ! dit Amanda. Tu vas me faire pisser. Je pisse !
Ils la traitaient comme une chienne si elle pissait et elle revenait comme si elle n'avait jamais pissé. Bien sûr, elle recommençait, mais elle revenait toujours comme si rien ne s'était passé pour justifier un tel traitement dont on ne savait rien, ni elle. Tandis que lui, rien n'avançait. Il croyait en avoir fini et on recommençait différemment, des milliers de fois. Personne ne comprenait.
— Elle est jalouse, expliquait Amanda. Elle aurait voulu le tuer elle-même et tu lui as volé ce plaisir. Elle se venge. Je vois pas d'autre explication. T'en vois une, toi ?
— Il est jaloux, reexpliquait Amanda. Il aurait voulu le tuer lui-même et tu lui as volé ce plaisir. Il se venge. Je vois pas d'autre explication. T'en vois une, toi ?
Il ne voyait rien. Il n'avait pas quitté sa chambre et tout avait changé sans qu'on lui demandât son avis de professionnel. Ils avaient rangé les disques qu'il avait projetés contre les enceintes et réparé les membranes qu'il avait déchirées parce qu'il en avait marre de toujours écouter la même chose, comme si ces choses lui appartenaient et qu'il était normal de les écouter au détriment de tout le reste. Amanda avait une meilleure idée du reste, mais elle acceptait sans rouspéter de les écouter à sa place. Ah ! Autre chose : ils avaient enlevé le cadavre. À cause de l'odeur. Il avait proposé de le naturaliser. Ils l'avaient regardé comme si taxidermiste n'était pas sa spécialité chirurgicale reconnue par la Faculté.
— Oublie ça, avait conseillé Amanda. On peut faire sans, tu sais ?
Le temps ne passait plus.
— C'est toujours ça de gagné ! dit Amanda quand on le leur expliqua.
— Deux points pour Amanda. Tout le monde est d'accord ?
Mais lui, on le plongeait dans la musique et il savait que le temps passait malgré tout. Il n'expliqua rien, n'eut pas une bonne idée à soumettre aux autres et n'obtint jamais les points pour acheter des babioles. Quand ils les amenaient à la boutique, il se contentait de regarder les babioles et Amanda essayait des colliers de perles devant un miroir. Alice Qand les suivait comme si elle(il) voulait tout savoir et ce n'était vraiment pas facile de savoir jusqu'à quel point elle(il) obtenait satisfaction.
Et donc ils l'emmenèrent dans la cuisine et ils lui demandèrent de ne pas s'inquiéter. Le café sifflait et le robinet gouttait comme il avait toujours goutté. La fenêtre était une fausse fenêtre avec de vrais oiseaux. Elle s'ouvrait faussement, mais une fois ouverte, elle était aussi vraie qu'une fenêtre normale. Mais il était interdit d'y toucher. Il touchait à tout sauf à la fenêtre.
— Voyons si tu en es capable.
Il aimait les contenter. Il regardait les vrais oiseaux de la fenêtre en se disant qu'il n'avait pas mérité ce traitement expérimental. Il aurait préféré être décapité ou enfermé dans un cachot. La mort n'avait plus de sens si le temps ne passait pas. Quand il n'y a plus de raisons de s'en inquiéter, on ne meurt plus, on disparaît peut-être, mais on est incapable de mourir comme tout le monde. Il promenait son regard à la fenêtre comme un petit chien qu'une main invisible aurait tenu en laisse. Et il fantasmait. Il entendait les pieds nus du bourreau dans le corridor. Ou bien un ange venait lui apprendre que la prison était fermée et qu'on l'avait oublié. Brrrrrr.
— Dis, Omar, c'est quoi le monkey beat de Robert ?
Répondre aux questions d'Amanda, qu'il aimait bien comme s'il l'avait fabriquée lui-même, c'était s'enfoncer encore un peu plus dans la masse. On ne lui demandait rien d'autre. Enfonce-toi et après tout ira mieux... pour nous ! Il ne s'enfonçait pas. Au contraire. Alice Qand mettait du Soul et elle(il) attendait. Il fallait attendre avec elle(il). Il attendait des heures sur repeat all. Ce n'était pas un jeu. On ne joue pas à chercher.
— Y aura-t-il un grand jour ? disait la voix d'Alice Qand dans le haut-parleur commun.
Il ne fallait pas en douter, mais sans points, pas de collier de perles et Amanda se débrouillait sans lui. Il dormait dans la poubelle avec les détritus vivants de leur nourriture terrestre.
— Vous exagérez, Omar ! Non, il ne dort pas dans la poubelle, vous pensez ! Il aime trop son petit lit douillet. En plus, c'est une vraie souche.
Amanda le regardait alors avec des yeux ronds. Une souche ! Elle n'y avait pas pensé. On l'avait donc un peu guillotiné. Et elle l'interrogeait du regard. Elle n'en saurait jamais plus.
— Vous aurez de la visite un jour, Omar. Elle se décidera, vous verrez. On lui écrit tous les mois. Elle ne répond pas, mais ce n'est pas notre faute. C'est la vôtre !
— Ce qu'ils peuvent nous culpabiliser ! se plaignait Amanda en dorlotant son coussin en forme de Wilson Pickett mort pour la patrie de la musique soul.
Il voulait sortir de là. Il lisait des livres compliqués. On le questionnait pour vérifier s'il ne simulait pas. Il répondait en savant. Mais Alice Qand refusait de reconsidérer la question de son internement psychiatrique. Elle, ou il selon le cas, tenait trop à profiter du fruit de ses expériences. Omar lui donnait quelquefois des leçons d'anatomie. Il la stupéfiait chaque fois. Ou il le stupéfiait, au choix. Comme disait Amanda : C'est pas à nous de choisir.
Combien de temps passa avant qu'il se sentît presque à l'aise dans cet univers inachevé ? Il n'eût su le dire. Il contemplait les résultats de sa patience sans parvenir à mesurer le temps que lui avait coûté cet effort lui-même sans dimension. Il y avait toujours de vrais oiseaux dans la fausse fenêtre, mais le temps ne changeait plus. Il parlait du printemps si on lui demandait de parler de la fenêtre. Notations fébriles des calculateurs. On lui permettait maintenant de jouer avec un ordinateur. Mais de jouer seulement. Pas de calculer. Pas encore, promettait-on. Il percevait leur haine du travail. Il y travaillait tous les jours depuis qu'il ne rampait plus sous le boomer pour se mettre à l'abri des critiques. Les mêmes disques passaient et Amanda ne grandissait pas. Il lui lut des passages d'Ubik en y mettant le ton. Elle aimait les dialogues de Dick. Et il lui expliqua que Dick n'avait jamais haï personne au point de le tuer. Elle pleura, preuve qu'elle pouvait émerger elle aussi des profondeurs de la tragédie.
Il se prêta à une expérience cérébrale. On lui apprit à dactylographier et il dactylographia des kilomètres de littérature sous le contrôle des chercheurs qui finalement ne trouvèrent rien d'intéressant. On le remplaça par un autre détenu qui ne donna pas non plus satisfaction et qui se suicida pour protester de la mise en accusation de son honnêteté intellectuelle.
— Tu te rends compte ? fit Amanda en regardant passer le cercueil. Jusqu'où peuvent aller certains si ça leur prend.
Elle frissonnait contre lui, à des kilomètres du sexe et de toutes les sortes d'orgasmes imaginables ou qu'il avait connus de son vivant. De son vivant, oui. Il était mort. Ou plus exactement, il était à moitié mort et donc à moitié vivant. Comme le verre. À chacun de juger. Le cercueil disparut dans le mur percé à cet endroit d'une porte de sortie. Il rêva tandis qu'elle s'émerveillait de voir les oiseaux devenir aussi vrais que les vrais, ceux dont elle avait un souvenir vivace et clair comme un poème de Stéphane Mallarmé. Il lut Le cygne pour lui témoigner sa reconnaissance. Elle était fée quelquefois. Il le lui dit.
— J'irai jamais aussi loin, dit-elle en fermant les yeux pour rendre leur liberté à des oiseaux imaginaires. En tout cas pas seule.
— J'irai moi aussi, dit-il en se mordillant les lèvres. J'irai.
Il répondait à toutes les convocations. On lui repassait les bandes.
— Si vous trouvez quelque chose... disait l'opérateur.
Il ne trouvait rien. Elle parlait, parlait, parlait ! Ça n'en finissait pas. Elle donnait la réalité à voir et il hurlait pour la vider de sens. Ils l'observaient en se consultant à voix basse et il les observait à son tour, plus minutieux, plus près du détail, s'attachant aux descriptions qu'ils lui inspiraient pour en retenir le chant et le libérer de sa gangue verbale, exactement comme Amanda et ses oiseaux à moitié vrais, à moitié faux. Il ne lui était pas interdit d'ouvrir cette fenêtre.
— Mais si ! Mais si ! Ouvrez-la ! Elle est faite pour ça.
Il ouvrait au bon moment, les surprenait et ils retournaient à leur complexité de témoins. Il aurait voulu qu'elle soit là pour s'expliquer. Elle ne venait pas, c'était tout le problème. Elle entendait, mais ne répondait pas. Ils l'enregistraient. Sa voix remplaçait alors celle d'Isaac Hayes ou de Wilson Pickett. Il prenait une attitude conforme à ce qu'on attendait de sa maturité expérimentale. Le fauteuil lui impliquait ces formes. Il n'étreignait pas les accoudoirs. Il croisait ses jambes et penchait un peu la tête du côté des tweaters. Ils notaient : personnalité orientée vers l'aigu. C'était mieux, beaucoup mieux que de ramper comme un ver sous le boomer.
— Paraît qu'tu fais des progrès, dit Amanda.
— Je sais pas...
— Ouais. On le dit.
Elle le prenait pour un hypocrite, pas pour un simulateur. Elle aurait été incapable d'imaginer un simulateur. Ce soupçon le rendait amer.
— Vous allez maintenant écouter l'épisode où elle raconte la fameuse nuit qui lui a valu un internement psychiatrique. Vous n'aimez pas ce passage. Vous nous avez dit pourquoi et on comprend. Mais notre travail n'est pas de comprendre ce que vous ressentez. Nous cherchons à établir une connexion avec ce qui demeure inexplicable.
Cette fois, c'était lui qui comprenait. Il opina, secouant mollement une tête douloureuse qui dodelinait plutôt.
— Pas de contention ce matin. Nous agissons par l'intermédiaire de la perfusion. Le sérum contient une dose infinitésimale de colocaïne II. Êtes-vous prêt pour le voyage ?
Avait-il le choix ? Sa tête dodinait comme un pendule. Il se reprocha ce rythme intérieur. Il souriait comme quelqu'un qui part sans bagages.
— Dites après moi : Je suis prêt pour le voyage.
— Je ne suis pas prêt pour le voyage.
— Je comprends tout ce qu'on me dit.
— Je ne comprends rien à ce qu'on me dit.
— Je me soumets sans résistance.
— Je vais tout faire pour vous emmerder.
— Il n'arrivera rien si je n'interprète pas sans vous consulter.
— J'en penserai ce que je voudrai sans vous demander votre avis. C'est tout ?
— Encore une recommandation...
— Hier, on en est resté à quatre recommandations !
— Aujourd'hui, cinq.
— Et demain ?
— J'ai conscience de représenter un poids pour la société.
— La société me pèse et vous vous en foutez éperdument !
La pompe se mit en marche. Sensation de bien-être. Premier personnage sans viscères.
— Vous n'allez pas mourir, Frank.
— Tant pis !
— Vous allez voyager dans votre propre pays.
— En parfait étranger, je sais.
Deuxième personnage, plus actif.
— Voici un exemple d'accélération déréalisante. Votre opinion, Frank ?
— J'ai vu mieux. Continuez.
— Vous n'êtes pas en train de mourir. Traduisez !
— Je ne suis pas condamné à mort.
— Nous sommes les amis de votre inconscient.
— Dites-le-lui vous-mêmes ! Il comprendra.
— Nous savons qu'elle dit la vérité. Sous des dehors un peu... libres, désinvoltes, voir cyniques, elle suit le fil d'une histoire qu'elle a effectivement vécue sans vous. À cette époque, elle vivait seule. Nous avons vérifié. Elle vivait bien, économiquement parlant, vous savez de quelle manière, disons...
— Exonérée d'impôts.
— Bon, l'humour, Frank, très bon. Continuez. Vous vous fatiguerez avant nous. Il est trop tard pour reculer. La deuxième injection neutralise les effets de cette réalité circulaire que nous constituons avec nos appareillages scientifiques. Vous n'êtes plus avec nous. Vous ne nous percevez plus. Un mot sur la troisième injection, Frank. Elle sera définitive si vous revenez les mains vides. Définitive, cela veut dire que...
— Maman !
— Ne plaisantez pas, Frank. Nous attendons les premiers effets de la seconde injection qui devrait, si nous ne sommes pas encore dans l'erreur où votre duplicité nous plonge chaque fois que nous tentons d'en savoir plus pour alimenter l'enquête en cours....
— Maman !
— Ne plaisante pas, Frank. Ils finiront par ne plus croire un seul mot venant de toi.
— Je ne veux pas de cette troisième injection ! Je sais...
— Il ne tient qu'à toi.
— Je ne veux plus savoir.
— Mais eux le veulent. C'est long et délicat, une instruction judiciaire. Tu dois te soumettre et cesser de lutter avec ces moyens dérisoires.
— Pourquoi moi ? Je mérite qu'on me pende, c'est tout.
— Ils veulent peut-être te sauver.
— Me sauver ? Grands dieux ! De quoi sauve-t-on les fous ?
— Tu n'es pas fou.
— Mais j'ai commis l'irréparable !
— Ils veulent savoir comment.
— Ils ne savent pas pourquoi !
— Je peux parler ?
— C'est écrit ?
— J'improvise. Tu me crois ?
— Si cela me dispense d'une troisième injection. Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah !
— Dingue, ce mec !
— Je te le dis tout de suite — j'ai fini par me casser la gueule — et par me faire mal par-dessus le marché — dans la dernière parallèle, j'avais troqué l'estrapade sexuelle pour le trapèze artistique — Eva m'a tout appris — et j'suis devenue une spécialiste de l'estrapade — mais au trapèze — à quinze mètres au-dessus du sol — avec filet mais sans filin. Je n'ai jamais eu peur — je n'ai jamais pensé qu'à la mort — la mort, enfin cette mort — chute verticale, arrêt horizontal — cette mort ne m'inspirait pas la peur — je m'imaginais à peine la survie après une pareille chute — ce qui ne pouvait arriver qu'à l'entraînement — quand on négligeait d'attendre que le filet soit installé — on ne vivait vraiment pas dans un climat de peur — tout ce qu'il fallait faire, c'était s'accrocher aux figures pour en décrire la dangereuse arabesque avec un maximum de spectacle — la seule peur, c'était de manquer le coup et de se faire siffler — mais on avait notre truc pour les empêcher d'avoir envie de nous siffler si on faisait notre boulot — on travaillait pas à poil — mais presque — enfin, vues d'en bas, on avait plutôt l'air d'être à poil — ça devait les coincer quelque part — ça devait être vachement difficile de siffler le coup raté — compte tenu de la sexualité qui continuait de faire battre les cœurs malgré tout — la voltige était devenue un exercice de complète séduction — c'est ça ou le chômage — et puis notre apparente nudité n'enlevait rien au mérite de la voltige qui était notre seul spectacle — le sexe, c'était pour se protéger de l'ingratitude — ça en disait long sur nos intentions.
Je ne sais toujours pas pourquoi Eva m'a acceptée tout de suite — c'est vrai que c'est pas moi qui conduisais — à cause de mon fric tout dégoulinant de fraîcheur — ou parce que je lui inspirais de meilleurs sentiments — elle avait enfin réussi à expédier le corps cassé de Marcel — à Chicago ou ailleurs, j'en sais rien — quelque part loin d'ici — on avait plus à s'en occuper — tandis que je ramenais le gosse à sa mère — passant devant la 4L qui attendait son tour sous la machiai — je commençais à lui trouver des ressemblances — peau mate — nez écrasé — lèvres lippues — la tignasse un peu crépue — entre le balai de coco et la peau de mouton — et je ne pouvais pas croire que c'était l'héritier de son père — et Eva ne m'en a pas voulu de me mêler ainsi de ce qui ne me regardait pas — je n'avais même pas vécu la mort de Marcel — j'avais un souvenir de Marcel bourré d'exactitudes — comme quoi c'est pas la nuit qu'il faut se réveiller pour découvrir la véritable nature des gens —
Et maintenant le gosse faisait le clown le plus sérieusement du monde — sexualisant ses blagues en vue de charmer les petites filles de son âge — à peine saignantes ou sur le point de saigner — s'entraînant à la masturbation matin et soir — au vu de tout le monde — tandis que sa maman et moi on écrivait des lettres d'explications à ses grands-parents américains qu'étaient pas sûrs de notre honnêteté sexuelle ni de nos intentions sociales — le cirque roulant même l'hiver — s'installant dans les granges ou les foirails ouverts — investissant les préaux des écoles — ou les usines désaffectées — panne de moteur — compte en banque pas clair — arrêt pour cause d'assurance périmée — arrêts pour un tas de causes qui n'ajoutaient rien au bonheur de chacun — Eva et moi presque nues pour attirer du monde — jouant le jeu de la voltige avec la plus grande honnêteté — prenant le risque à bout de bras — se lovant après l'échec l'une dans l'autre — semblant faire l'amour là-haut — au moins le temps de faire oublier l'échec d'une pirouette qui aurait dû amuser tout le monde — je faisais le trou — elle plantait ses racines de dévoreuse — et on n'en finissait pas de perdre notre temps et notre fric —
Alors au bout d'un moment c'est devenu sexuel — il fallait que ça le devienne si on voulait vraiment que ça dure — j'aurais pu foutre mon fric dans une épicerie ou un magasin de prêt à porter — mais non ! — C'est Eva qu'il me fallait — d'abord en faire autant qu'elle côté pirouettes spectaculaires — ce qui m'a coûté pas mal d'efforts finalement récompensés — et puis j'ai de nouveau eu envie de sexe — je me suis remise à boire — je me disais que c'était toujours la même chose — que je remettais toujours la main à la pâte de la même façon — le fric s'étant évaporé — et ma cervelle me suçant la moelle jusqu'à la paralysie — je m'étais arrangé avec la vie pour qu'elle m'aide à recommencer toujours les mêmes conneries — n'arrivant pas à entraver le démon qui a pris la place de mon cerveau — et je voulais que ça devienne sexuel — tandis qu'Eva vivait sans se préoccuper le moins du monde de son sexe — mentant par écrit aux grands-parents américains qui en retour émettaient des thèses qui étaient peut-être la préparation d'un procés visant à lui supprimer la garde de l'enfant — mentant chaque fois qu'elle ouvrait la bouche pour me dire qu'on était sur le point de s'en sortir — ne disant rien au gosse qui avait peut-être sa propre sexualité — et qui ne se posait pas la question de savoir si sa mère en avait une — la mienne le gratouillait un peu — mais j'avais vraiment une sale gueule — et il faisait tout pour s'attirer les faveurs des filles de son âge — candidat au viol — ou au moins à l'amour trompé —
À partir de là, tu vois, il n'y a plus rien à raconter — enfin pas grand-chose — la première fois que j'ai essayé d'embrasser Eva dans la bouche — elle s'est reculée d'un coup.
— T'es folle ou quoi ? Tu veux me faire avoir des emmerdements — elle pensait à ses beaux-parents qui essayaient de savoir où elle en était sur le plan sexuel.
— C'est une blague, dis-je avec l'aplomb dont je suis capable quand le désespoir frappe à ma porte — je veux juste te chiner. Tu es molle en ce moment.
— Je veux pas avoir d'emmerdements. Secoue-moi comme tu veux, mais pas ça. Faut que tout le temps je pense à ce sacré gosse.
Ce qu'elle avait dans la tête — c'était pas vraiment trouver le moyen de mentir à ses beaux-parents américains — Moi je me disais qu'elle ne m'avait jamais demandé ce qu'on avait fait Marcel et moi avant l'accident — est-ce qu'elle était capable de me poser la question ? — Est-ce qu'elle voulait savoir comment Marcel passait son temps avec une pute ? — Seulement voilà, j'étais plus une pute — j'étais une artiste dont le talent était respecté — et vue de loin, je plaisais à la foule qui avait envie d'applaudir la rencontre de nos sexualités béantes — j'étais une sacrément bonne artiste sur ce trapèze — une valeur sûre et il y avait peut-être des questions qu'il fallait éviter de me poser — d'autant que je continuais de financer nos recherches — mais j'avais commencé à dépenser de l'argent pour m'amuser — je buvais au lieu de chercher à discuter — il y a des choses dont moi aussi j'ai pas envie de parler — je bois par-dessus — et ça coûte très cher — trop cher compte tenu de la médiocrité de nos revenus communs — négatifs depuis le début — malgré ce qu'elle raconte à ses beaux-parents — ce qui ne les empêchera pas de se poser des questions —
Quand l'estrapade ne fonctionne pas — ou quand le bourreau a commis une maladresse qui en empêche le fonctionnement normal — tu t'écrases la gueule sur le pavé — au lieu de souffrir noblement par la torsion des jointures qui t'arrache le cri pour lequel tu es venue te proposer nue dans la salle de torture — eh bien tu vois avec le trapèze c'est pareil — tant que tu souffres comme il est prévu que tu souffres — crevant de peur à l'idée de lâcher prise — ou de ne pas trouver les mains à l'endroit de l'espace qui était prévu — tout se passe bien pour toi — tu vis à la hauteur de tes ambitions — mais si la prise s'ouvre — ou s'il n'y a rien dans l'air que le vide ou le vertige — alors tu t'écrases de la même manière — mais avec la ressource du filet qui te permet la pirouette salvatrice —
Moi je ne connaissais pas la peur — et plus je buvais, plus je pouvais me dire que je n'avais aucune chance par rapport à ce plaisir particulier — il fallait que j'invente avant de mourir d'ennui — je pouvais commencer par tenter d'embrasser Eva dans la bouche — ou venir en pleine nuit me coucher toute nue dans son lit où elle dormait habillée des pieds à la tête
— J'sais pas ce que j'ai. Peur peut-être. Est-ce que tu veux bien que je dorme avec toi cette nuit ? —
Je la changerais en bête si je pouvais — mais elle se contente de faire de la place pour que je n'en manque pas — et je voudrais avoir une bite pour lui faire savoir pourquoi je suis venue me coucher dans son lit — et puis elle s'endort au bord du lit — où elle fait semblant de dormir parce que je lui lèche l'épaule mais je sais qu'elle me foutra dehors si je touche son cul — alors je ne touche plus rien — je ne peux tout de même pas venir dans son lit toutes les nuits — il va falloir que je trouve autre chose — je la veux pour moi toute seule — ou alors il faudra que je trouve un homme digne de ma sexualité.
*
Et ce qui devait arriver arriva — les loques de mon espèce, il faudrait les jeter tout de suite — ça éviterait de faire des histoires — ce serait le devoir de la société d'éduquer les parents dans ce sens — un coup d'œil expert au môme qui vient de naître — un rapport détaillé en guise de justification — et hop à la poubelle, au four, à la presse, à la baille et au moulin ! — On n'a pas envie que tu nous fasses des histoires — alors on te balance dans le néant — et on continue de vivre tranquille — tu ne feras le malheur de personne — c'est qu'on a envie d'être heureux nous !
Le type qu'Eva s'est mise à fréquenter n'était pas un étranger venu d'ailleurs — c'était le funambule du cirque — enfin il était funambule, il s'est cassé le crâne par terre — et après divers séjours — hôpital, famille, peut-être la légion ou un camion magasin sur les marchés de la Lozère — le v'là qui se ramène — beau parce que c'était sa nature — alors pourquoi discuter de ce qui ne coûte aucun effort — intelligent parce que sa tête avait été secouée dans le bon sens — mais triste parce que les connexions inverses avaient souffert de la chute — et buveur parce qu'il s'imaginait que ça ne faisait de mal à personne et un grand bien à lui !
Il est revenu sur une moto — et elle est tout de suite montée dessus avec lui pour se prendre le vertige des routes en plein l'imagination — m'est avis qu'ils se connaissaient avant la chute du malheureux — avant sa disparition dans les circuits de la réparation mentale — qu'il était toute la sexualité dont je n'avais pas reniflé les vivantes humeurs — moi une spécialiste de la cramouille — moi l'intègre du saut en arrière virevolté avec passage des glandes reproductrices dans le champ de vision du spectateur dévoreur de pop-corn — j'avais rien vu, rien deviné — je croyais que c'était pour moi — que j'allais me la faire des pieds à la tête à la sauce sexuelle dont j'avais le secret — et bien non ! — Je m'étais gourrée d'un bout à l'autre et il n'y avait rien à faire pour recommencer — c'était pas prévu dans les règles du jeu — Eva, qui connaissait ma chance, en est devenue toute juteuse — elle avait l'air d'un fruit dans un compotier — le fruit qui attire la main au détriment des autres que l'ombre inonde de son absence de pouvoir révélateur — et je me pelotais les deux bites — proches comme jamais de l'étouffement qui menaçait ma santé — ce type était venu me prendre la place dans le lit d'Eva — où je n'avais d'ailleurs pas connu l'amour — question amour vivant d'eau fraîche — vu l'absence d'homme qui m'aurait parue, je dois le reconnaître, insupportable si j'avais soupçonné un instant que ce serait la douce et innocente Eva qui en inverserait le processus — moi retournant à la virginité d'un coup — poussée par l'homme et oubliée par la femme — et bandant de toute mon énergie sexuelle.
C'est à ce moment-là que j'ai commencé à sortir nue dans la nuit — pour m'isoler dans le chapiteau ou la baraque qui abritait nos installations — c'était l'été et je n'avais rien à craindre du vent — je montais là-haut — je me balançais dans la demi-obscurité qui m'interdisait de voir le sol — je me mettais à penser à toutes le choses sexuelles que je connaissais — répétant l'estrapade — tournoyant jusqu'au vertige — ou assise sur le trapèze — m'habituant peu à peu à l'obscurité dont les ombres s'éclaircissaient — prenant le temps de penser à tout — et accordant à chaque chose sexuelle le temps qu'elle coûtait vraiment à ma mémoire — ma triste mémoire — et puis l'envie d'aller faire un tour me prenait — et je hantais les rues du village de ma présence nue — de ma silhouette en forme de femme qui s'inspire de l'amour pour exister — longeant les murs — le cœur battant au moindre bruit qui signalait une présence humaine — ou au moins une présence vivante — voyageant nue entre les pierres de chaque côté des rues désertes et chaudes — ne sachant où il se terminerait, ce voyage impromptu dans le vêtement noir de la société — glissant dans l'ombre pour respirer — osant courir sous le réverbère pour regarder ma peau un peu humide — fuyant de nouveau dans l'ombre mouvante où j'aurais pu rencontrer quelqu'un — imaginer le viol — la terrible contrainte sexuelle s'infiltrant dans mon esprit à jamais — redoutant la mort — toujours par strangulation épouvantable — me donnant toute à ce viol imaginaire en pénétrant d'un coup dans l'ombre, les yeux peut-être fermés — attendant le contact sur ma peau — la main qui prend sans demander — et bien sûr toutes les nuits étaient absolument désertes — il n'y avait personne pour jouer avec moi — je n'avais pas envie de jouer — c'est le jeu qui m'imposait ces insinuations — et je rentrais nue et déçue — nue et terrible — retenant les larmes qui finissaient toujours par jaillir de mes yeux en même temps que le cri de ma bouche étouffé dans le coussin imitateur d'un corps qui ne pouvait pas être celui de quelqu'un —
Arriva-t-il un homme qui ne fût pas le violeur attendu ? — S'il est arrivé, il ne s'est pas signalé — il a observé ma nudité d'insecte et il est resté dans l'ombre où il a refermé doucement le volet — sans rien dire de ce que je lui avais inspiré — gardant à jamais le secret de mon inviolabilité — mais il n'était pas question que je me donne au premier venu — ou bien je gagnais le sexe d'Eva — ou bien je rencontrais la mort dans les mains d'un violeur — je n'étais vraiment pas prête à ouvrir mes cuisses à n'importe qui — j'avais besoin de donner un sens à mon plaisir — seringuant vertigineusement celui d'Eva — ou crevant la langue dehors et la matrice remplie d'une bite atroce — je devenais folle — il ne m'arrivait rien — tout arrivait à Eva — une force incroyable me projetait sur l'écran de ma solitude — je voulais être nue et j'y réussissais très bien — je n'avais vraiment besoin de personne pour ça.
*
Mais je raconte un peu trop vite peut-être — je mélange de la matière avec du vide — je ne repère pas l'incompatible — c'est que ce cirque a duré tant de temps ! — Je n'en voyais pas la fin ! — et il fallait que je me rende compte de cette durée dont je ne pouvais plus supporter l'étirement douloureux — j'ai le cœur en morceaux — la raison qui bascule — et je ne sais jamais ce qui va m'arriver — ni ce qui vaut le coup d'être raconté — ni quelle vitesse de lecture accorder à l'importance des choses qui se succèdent pour tout expliquer de la manière la plus littéraire possible — je ne suis vraiment pas à ma place dans ce monde — ni pour baiser ni pour écrire — ne faisant ni l'un ni l'autre — et à part bouffer, chier et me laver — me balancer au bout d'un trapèze qui ne va pas tarder à devenir le pire de mes ennemis — dormir entre deux balades nue dans les rues de la ville que je n'ai pas choisie d'aimer — et que je n'aime pas malgré les commentaires — calmer la douleur en la noyant — mais aux heures imposées par le travail — enfin tant que faire se peut — et ça devient de moins en moins possible — et de plus en plus chiant.
Le type qui baise Eva ne s'est pas encore mêlé de mes affaires — on se voit une ou deux fois par jour — pour rien — juste pour se croiser et échanger quelques paroles creuses — et à peu près toujours en l'absence d'Eva qui est toute occupée à préparer le terrain d'une nouvelle aventure conjugale — faisant la leçon au fils qui joue les outragés — et en me refilant la part dangereuse du boulot — se dégageant peu à peu de l'obligation de voltiger pour donner toute son importance à l'exhibition de ses charmes qu'elle découvre peu à peu au public — ça nous fait une réputation d'enfer — on ne remarque même pas que je risque ma peau — ça devrait m'exciter comme une folle — je devrais continuer de la risquer en reluquant la chair inaccessible de mon improbable partenaire — dans le saut de la mort, je devrais puer toute la merde sexuelle dont je suis capable — mais au lieu de ça, je serre les fesses — je m'accroche à la vie — je ne fréquente pas l'antichambre de la mort où elle me pousse gentiment — non pas pour que je crève — car elle tient au numéro comme je tiens à la vie — mais pour que je lui fasse grâce y compris de l'erreur d'interprétation qui serait fatale à toutes les deux relativement au numéro — mais rien que pour moi si on se place du point de vue de sa situation matrimoniale — son môme lui a découvert une sexualité qui l'empêche de croire au bonheur dans les bras d'un beau-papa qui trébuche sur les fils — je ne sais pas si le môme et moi on parle de la même sexualité — mais on a exactement la même connaissance de la douleur — et on songe même pas à se rapprocher pour en parler — et peut-être vider l'abcès.
La seule chose que j'ai en commun avec ce type, c'est le biberon — on boit pas tout à fait la même chose — mais l'effet est le même — on se détruit exactement de la même façon — est-ce qu'il lui parle à elle, de la peur qui l'empêche de remonter sur un fil ? — non, pour ça, il a une explication rationnelle — ses chevilles de traviole ou sa vue qui baisse — mais est-ce qu'on se met à boire comme un trou parce qu'on s'est tordu les pieds en sautant de trop haut ? — Pour la baiser, il doit bien la baiser — elle a l'air d'une bonne femme qui baise à son goût — ni plus ni moins — la poitrine haute et la hanche en cadence — et les mains exactement au bon endroit chaque fois qu'elles doivent s'y trouver — tandis que moi je suis encline à l'erreur — jouant avec l'approximation comme un soldat avec la roulette de son pistolet — sauf que je fais pas exprès — et que je ne suis pas sûre d'effectuer la bonne roulade en cas de chute sur le filet — au risque de me retrouver à faire l'oiseau dans l'air — et la crêpe juste au moment de toucher le sol — avec la chance que j'ai et tout le bonheur qui lui sourit !
Faut pas que j'aille trop vite si je veux tout raconter comme il faut — et j'ai intérêt de pas me mélanger — les émotions m'arrivent comme des fusées de toutes les couleurs dans le ciel noir de mon envie de communiquer — et comme ce que je vais raconter maintenant, c'est l'histoire véridique du viol que j'ai eu à vivre sans qu'on me demande mon avis — je souhaite que l'homme qui lit ce livre — s'il y en a un — enfin s'il y en a un qui est arrivé jusque-là — s'arrête de lire et aille se faire foutre ailleurs — non seulement parce qu'il n'apprendra rien — le viol est dans la nature de l'homme ! — Mais surtout parce que je lui demande à genoux — éternelle soumission de la femme ! — de ne pas assister au recommencement de la plus grande douleur qui ait jamais rencontré mon existence de femme — à partir de là, je parle à une amie — et elle m'écoute dans le silence parfait de sa propre souffrance :
Chapitre XXI
Cette nuit-là — une belle nuit comme il n'y en a qu'en Aure — avec la juste fraîcheur qui appelle la rosée — une nuit étoilée pleine de lune et de chlorophylle qui monte — je suis sur le tas de sable — nue et presque ensevelie dans le sable qui bouge — me régalant de la pince qui me tord la chair entre les jambes — me tortillant doucement — les mâchoires se rapprochant l'une de l'autre — et le ressort d'acier arrêté dans son effort par la consistance de la chair qui s'est durcie — résistant à l'écrasement — savant calcul qui ne blesse rien — qui tient la conscience au bord extrême de la douleur — la chair bleuissant peut-être avec le sang qui cogne à la limite de la pression exercée par les mâchoires — la tête dans le sable — le nez dans les étoiles — écartant les cuisses et les pieds creusant le sable en deux cercles qui s'effondrent — mains triturant les deux bites — ne trouvant pas le plaisir parce que la douleur est trop forte — ou parce que l'alcool me monte à la tête —
J'ai planté la bouteille par le cul au sommet du tas de sable — et je peux m'en abreuver à tout moment — je peux calculer la pénétration de l'alcool dans mon cerveau douloureux — laissant la mâchoire au calcul de son terrible écrasement — n'attendant rien ni de la nuit ni de la douleur — simplement accusant le coup atroce qui me scie — loin du sommeil réparateur et de l'éveil intolérable — ayant trouvé un autre temps — qui passe peut-être mais c'est cette fois sans importance — parce que rien n'est mesuré — qu'il n'y a rien à attendre — ni de cette solitude ni du cri retenu — nécessairement nue — nécessairement torturée — nécessairement seule — et surtout silencieuse — s'étant fondue dans l'ombre — ne reconnaissant pas l'ombre — en acceptant l'infini — la pince ayant atteint le maximum de la pression dans ma chair — et moi l'augmentant de ma propre main — aidant le ressort — remplaçant le ressort à la fin — et n'en pouvant plus de torturer moi-même ma propre chair — déconnectée malgré tous ces efforts de l'esprit qui a tout mesuré — et qui voudrait que ça dure éternellement — et qu'on n'en parle jamais — sachant qu'à la rupture de la chair, tout s'éteint — alors continuant de mesurer — pensant à la prochaine fois — et enfin desserrant l'étreinte — la douleur changeant peut-être — mais cette fois mille fois répercutée dans tous les angles de mon corps.
J'ai posé la pince dans le sable — la douleur s'éloigne lentement anesthésiée par l'alcool qui retrouve le chemin de mes nerfs — et je me mets à attendre les nouvelles forces mentales nécessaires au recommencement de la douleur — parce que j'ai peur de cette douleur — je la désire comme on désire l'anéantissement — je suis incapable d'en apprécier l'unique valeur musculaire — je n'ai jamais atteint cette tranquillité sereine d'amour charnel — c'est mon esprit que je torture — dans le sens inverse de la sexualité qui m'obsède.
Je continuerai comme ça toute la vie — la mort n'est que l'hallucination nécessaire à l'accomplissement de la chair — je n'aime pas la chair parce que je la sais périssable — et je m'aime peut-être d'être éternelle — pourquoi cet amour doit-il mourir un jour de la même mort ? — Comme si j'étais condamnée à la chair — comme si la chair était l'explication de tout ce qui m'arrive — comme si je devais accepter la neutralisation de mon infini — la torturant pour exister mieux encore — lui trouvant le même goût que la viande — ne la comprenant pas comme je peux me comprendre — il ne faut pas que j'arrête de souffrir — il ne faut pas que le plaisir mette fin à ma douleur — il peut en interrompre la torture — et par contraste la rendre encore plus nécessaire — mais il ne faut pas que ça s'arrête comme les hommes le veulent quand ils vous ont épousée et chargée d'un enfant qui est d'abord à leur image -
C'était la nuit et j'aimais me faire mal — oubliant l'heure — sachant que le soleil était l'inévitable fin — ne me souciant pas le moins du monde de ce qui pouvait lui arriver — le sommeil ne pouvait pas m'entraîner hors de ce monde — le sable me giclant sur la peau comme de l'eau chaque fois que je le secouais — le monde comme une rivière sous moi — la rivière du monde comme le lit de ma douleur — sachant parfaitement nager dans ces eaux-là.
Je ne les ai pas vus arriver — j'étais aux anges — j'étais avec les anges du désespoir et de la haine de soi — et je n'ai pas vu qu'ils me surveillaient depuis un bon moment sans doute — ne se cachant pas — debout tous les trois l'un contre l'autre — Eva, dans sa robe de chambre qui a l'air d'un scaphandre, Pancho, le fils qui veut faire le clown comme son père — et Joan — le funambule qui a peur du fil — l'amant qui veut jouer au maître — et je ne les ai pas vus discuter dans l'ombre — me regardant souffrir avec ma pince d'acier entre les cuisses — me mordant comme une bête sauvage les lèvres muettes de mon sexe de femme — et ils m'ont vue poser la pince sur le sable à côté de ma tête où j'espérais l'entendre se détendre lentement — ils m'ont vue m'étirer comme un oiseau dans la vasque que je croyais être le monde — et ils ont commencé d'avancer vers moi — et c'est parce que leurs pas s'enfonçaient dans la terre que j'ai relevé la tête — bras en croix d'un coup retenant la fureur de mes seins — cuisses claquant l'une contre l'autre en se refermant sur le monde de mon sexe — pieds joints se glissant creusant le sable avec lenteur — sous les fesses se glissant — et le buste dressé — ramenant les genoux — recueillant les membres autour du tronc — la tête immobile — ne sachant quelle réponse donner à leur inévitable question — bain de lune — coquetterie de femme — éphémère parfum de la jeunesse qu'on voudrait retrouver —
— Et ce truc entre tes jambes ? — fait alors Joan en montrant mon corps au reflet de sable.
— Quel truc ? dis-je, l'ayant dans le dos, assoupi maintenant dans le sable frais qui s'accroche à son acier détendu.
— Bain de lune, mon œil ! dit Pancho qu'on ne peut pas prendre au sérieux quand il n'est pas maquillé — mais la nuit creuse d'étranges rides sous ses yeux — et je ne vois pas sa bouche.
— Salope ! lance Joan.
— Ce que tu fais ne nous intéresse pas, dit Eva en s'approchant.
— Le spectacle est terminé ! dis-je d'un coup — mais je sens bien que ce n'est pas le cas —
Eva sourit tranquillement — elle dit :
— Et tu l'as caché où, ton fric ?
— On a cherché partout, dit Joan, et on a rien trouvé.
— Pas un dollar, rien — dit Pancho.
— Foutez le camp — dis-je sans crier — je n'ai pas le fric qui vous fait envie — il est à la banque, enfin ce qui reste —
— Il est pas à la banque, dit Joan.
J'ai envie de pleurer. C'est foutu.
— Et il serait où ? dis-je en tremblant — mon petit corps recroquevillé dans le sable — sentant l'acier contre ma fesse ensevelie -
— Il est quelque part et on veut savoir où, dit Joan.
— On te fera pas de mal, dit Eva toujours souriante. Tu nous donnes le fric et on s'en va. On en a marre de toi. Tu n'es qu'une poivrote et tu ne vaux plus rien au trapèze. Et puis tu nous emmerdes du matin au soir. On en a rien à foutre de ce que tu fous de ton sexe. C'est ton problème. On veut partir. Avec le fric. Il en reste, je le sais.
— Il est à la banque, je te dis.
— Non, il n'est pas à la banque, répète Joan.
— On veut simplement savoir où il est, murmure Pancho. On s'est mis d'accord là-dessus tous les trois. Ne cherche pas des histoires.
— Et qu'est-ce que vous ferez si j'en cherche ?
— T'en chercheras pas, dit Joan — lentement — avec cette lenteur qui est le propre des préparatifs de la violence.
— Je veux pas en chercher, dis-je — creusant le sable autour de moi — mais je peux rien pour vous. Il est à la banque, le fric.
— Non, dit Joan, avec cette même lenteur qui me pénètre doucement — Il n'est pas à la banque. J'en mettrais ma main au feu.
— Est-ce que tu veux qu'on te mette les tiennes dans le feu ? — fait Pancho en me touchant les genoux — je ne peux pas reculer.
— Vous allez me torturer ! — lançai-je comme un défi — me torturer ! Il faut avoir du cran pour ça.
— Donne-moi la pince, demande Joan en s'appuyant sur mon épaule — sa main tremble un peu —
— Quelle pince ?
— Celle que t'avais dans le con ! Donne-LA-MOI !
— C'est pas un jeu, tu sais ? fait Pancho.
J'ai vraiment pas envie de jouer — et je me retourne pour fouiller dans le sable — je plonge ma main dans cette humidité qui s'effondre — trouve l'acier — j'ai son goût dans la bouche — je donne la pince à Joan qui la manipule en silence —
— On veut vraiment pas te faire du mal, dit Eva qui recule dans l'ombre — Tu as été gentille avec nous pendant tout ce temps — mais maintenant Joan pense qu'il faut te quitter. C'est à cause de ton ivrognerie et de tes bizarreries sexuelles. J'en ai discuté avec Joan. Il dit que tu es folle. Si c'est le cas, il vaut mieux qu'on parte —
Je ne la vois plus — elle est tout entière entrée dans l'ombre — tandis que mon corps est un reflet de lune — humide — des perles d'eau se détachant de ma peau et se mêlant au sable.
— Faut vraiment que tu nous dises où est le fric, dit Joan en me forçant à déplier les jambes —
J'ai un sourire ravi en réponse à son projet — j'écarte les cuisses sans qu'il me demande rien — son visage se ferme d'un coup — Pancho s'est jeté à genoux entre mes cuisses noires.
— S'il s'agit de ça, dis-je — vous pouvez bien me faire crever. Je vais vous aimer à en crever.
Joan hausse les épaules et sa tête pivote en direction de l'ombre dans laquelle Eva s'est réfugiée — il dit quelque chose que je ne comprends pas — mais je saisis Pancho par les cheveux et je lui dis :
— Non, pas toi — C’est la bite de Joan que je veux — pas la tienne !
— Tu n'auras pas ce que tu demandes, dit Joan sans me regarder — la tête toujours tournée du côté de l'ombre muette.
— Vous non plus ! —
J'ai presque crié — et Pancho m'est tombé dessus pour m'empêcher de continuer — sa main sur ma bouche — me tordant la tête contre sa poitrine dont le cœur battait la chamade — le poing de Joan s'est abattu sur ma tête —
— C'est pas la peine de crier, dit-il calmement. Si tu cries, on te remplit la bouche de merde — et la main de Pancho se retire — mais il m'écrase toujours la tête contre sa poitrine émue.
— Encore un truc bandant ! fais-je.
— On n'en tirera rien, dit Joan à l'ombre d'Eva qui se tait.
— Ou alors il faut aller plus loin, dit Pancho d'une voix tremblante — je veux pas avoir fait tout ça pour rien — faut aller plus loin.
— Plus loin c'est la torturer, dit Joan.
— On avait dit qu'on irait jusque-là si c'était nécessaire, dit Pancho dont le cœur se déchaîne.
— Tiens, dit Joan — et il lui tend la pince qui m'a coûté une fortune dans le meilleur sex-chop de la région — commence si tu penses que c'est ce qu'il faut faire.
Pancho prend la pince — il l'ouvre d'un coup — il sait qu'il ne doit pas réfléchir — sinon il ne pourra pas — les mâchoires me mordent enfin la pointe d'un sein — la douleur est suave — j'ouvre la bouche pour respirer à pleins poumons les senteurs qui remontent de mes cuisses — le mécanisme tourne doucement — rapprochant les mâchoires — augmentant la douleur qui est mon seul plaisir —
— C'est pas comme ça qu'elle parlera, dit Joan qui s'est relevé — debout maintenant — regardant l'acier se fermer comme une main — sentant la douleur me communiquer ses mondes changeants —
— On peut pas partir sans argent, dit Eva dans l'ombre.
— Il faut partir, dit Pancho. On peut plus reculer.
— Elle nous en voudra pas si on reste, dit Joan qui commence à me connaître vraiment. Elle pardonnera rien rapport au fric. Pour le reste, j'ai pas envie de devenir son esclave.
— Tu veux partir sans le fric ? dit Eva.
— Je ne partirai pas sans toi — s'empresse d'ajouter Joan.
*
Eva n'est pas sortie de l'ombre — Joan l'a rejointe — disparaissant à son tour — et puis j'ai pu les voir tous les deux dans la clarté de la lune pendant qu'ils traversaient la cour de la ferme — entrant dans la cuisine qui était restée allumée — et s'asseyant peut-être de chaque côté de la cheminée — les bûches de chêne se touchant par la pointe pour exciter le feu dans leur braise incandescente — ils m'ont laissée seule avec ma pince dans le sein et Pancho entre les cuisses — murmurant qu'ils avaient été lâches — ce qui ne l'étonnait pas de la part d'aussi médiocres amoureux — qu'il avait peut-être vu baiser en effet — dans la roulotte transparente ou à travers le plancher d'une grange — immobile entre mes cuisses — ne me regardant pas — les genoux dans mes poils et le sable qui n'achevait rien — tandis que la douleur me transportait doucement dans le royaume du vide — et c'est parce qu'il savait maintenant que la pince était un objet de plaisir qu'il me l'a arrachée en pleurant — et mon sein s'est déchiré comme du papier — anéantissant la douleur dans une giclée de sang dont je n'ai perçu que la chaleur — et mes yeux ont dû traverser la terreur — mes mains se sont ouvertes pour s'accrocher à la vie — et cet adolescent de pacotille a tout compris de mon désespoir — tenant la pince sanglante dont la mâchoire continuait d'écraser le bout de mon sein — et de l'autre main secouant le sein ouvert disant :
— C'est donc le sang qui te fera parler ! —
Il avait envie de crier sa joie de m'avoir mise à nue — il s'est levé entre mes jambes que je voulais fermer — tenant toujours la pince comme un trophée — et il regardait la fenêtre éclairée de la cuisine — voulant sans doute les avertir qu'il avait commencé ce qu'ils n'avaient pas osé entreprendre — le viol de ma chair — l'incision dans la chair — l'arrachement de la chair — et non plus la douleur qui ne fait pas couler le sang — ou à peine — juste de quoi abreuver un vague rêve de supplice.
— C'est donc le sang qui te fera parler ! —
Et j'avais envie de crier — parce que je n'avais plus mal — parce que ce n'était plus une torture — c'était ma lente destruction qui commençait — entre les mains d'un enfant qui découvre la vie à travers ce qui reste de la mienne — brandissant la pince et le mamelon méconnaissable — et m'obligeant à le suivre dans la grange où il a allumé une faible lampe pour assister au spectacle de mon éparpillement — j'étais le cul dans la paille — dans la terre et sentant les rigoles sous moi et ce jeune sanson me nourrissait de sa cruauté sans bornes — ouvrant la pince — jetant le bout de chair dans le foin merdeux où il était perdu à jamais — il commençait le partage pour alimenter sa folie qui était tout à côté de la mienne —
— Est-ce que ça te suffit ? dit-il d'une petite voix qui ne trouvait pas la bonne hauteur — Je continue ?
Il pouvait continuer — je n'y croyais pas encore tout à fait — et il a descendu le trapèze d'entraînement qui était accroché à une poutre de la charpente — descendant l'instrument de torture — me demandant de m'y ajuster — et il me ligota comme à l'estrapade — mains et pieds liés dans le dos — et lentement m'a soulevée dans l'air fétide de la grange qui n'avait que des odeurs anciennes — lentement je me suis détachée du sol — et je suis retournée au plaisir — chutant d'un coup dans l'air poisseux — arrêtée avant de toucher le sol dans une incroyable douleur qui alimentait toutes les fibres de ma présence mentale — et remontant encore — le corps secoué de spasmes atroces — ne sentant plus la blessure ouverte de ma poitrine — ayant annulé les effets de la plaie sur mon esprit — remontant dans la poussière végétale en putréfaction — l'air chargé de moisissures me remplissant les poumons — encore retombant dans le lit d'une douleur calculée — depuis si longtemps calculée pour punir — et recevant la punition avec des cris de plaisir qui n'étaient plus ma voix — gémissant et soumise — chaque fois acceptant la nécessité de recommencer — jusqu'à ce point où la douleur stagne comme une eau qu'on arrête de secouer — les dernières ondes s'arrondissant sur les bords — touchant les nerfs avec moins d'intensité — moins de fréquence — et je montais quand j'ai atteint ce point d'indicible éternité — montant entre les poutres dont la poussière ne me parvenait plus — retombant aussitôt mais dans une parfaite indifférence — étant entrée dans la jouissance — ne sachant rien de sa durée — la corde cisaillant mes chairs — la chair ayant transmis le message aux connexions — et mon esprit reprenant tout dans l'ordre — depuis le début et ne cherchant nullement la fin probable — j'ai attendu dans l'éternité — j'ai attendu autant de temps que c'était nécessaire — et quand je suis revenue à moi — j'étais couchée dans la paille et le jeune adolescent m'enfonçait les pointes d'une fourche dans la cuisse —
Il ne parlait plus — il avait sans doute cessé de parler quand il s'était rendu compte que je n'étais plus avec lui — et qu'il n'avait aucune chance de me faire revenir dans son monde antisexuel — mais j'ai ouvert les yeux à cause d'une douleur étrange — d'une douleur encore lointaine mais qui me donnait l'impression d'anéantir la douleur — je me suis souvenue du sang — en même temps que le sang s'est mis à gicler de ma cuisse — et qu'il reculait avec la fourche dans les mains — la pointant de nouveau vers moi — vers la femme-cible qu'il voulait atteindre — la fourche pénétrant de nouveau dans mes jambes qui s'alourdissaient — pénétrant plusieurs fois sans que je puisse crier — crier ma terreur de me sentir détruite — de m'approcher de la destruction dans un silence qui n'était que celui de ma soudaine surdité — et puis je n'ai plus senti mes jambes — elles n'étaient plus mes jambes — elles flottaient sous moi — mêlées de paille et de sang — bougeant à cause des mouvements de mon corps — mais ne répondant pas à l'appel de ma peur — de la peur atroce qui s'installait à la place de la douleur — et il s'est mis à détruire mes bras — les traversant et les secouant au bout de la fourche — moi attendant qu'il me perce le cœur — tandis qu'il disparaissait dans la lumière devenue blanche uniformément — l'ombre était avalée par ma soudaine cécité — aveugle et sourde je subissais sa violence — je n'assistais même pas au spectacle de ma destruction — il n'était pas important que je finisse par en mourir — j'étais outragée — cette destruction contre laquelle je ne pouvais rien, me révoltait — je n'avais plus aucune chance par rapport au plaisir — il aurait pu se passer de ce supplice inconcevable — inconcevable ! — Se passer de détruire mon apparence — je lui aurais tout dit — tout donné — tout pardonné — s'il n'avait pas entrepris de me détruire pour obtenir ce maudit fric dont la présence s'est mise à m'obséder — je le voyais dans le plancher de la voiture — je le voyais brûler tandis que je révélais sa cachette — et ils se brûlaient les mains dans ce feu qui était ma réponse à la brutale destruction dont il aurait pu se passer — parce que je lui aurais tout dit — tout donné — et on aurait recommencé pour que je lui redise tout avec la même douleur — mais il n'avait rien compris au désir qui était la seule justification que j'opposais à l'existence pour la continuer jusqu'à l'impossible — il n'avait pas su être l'amant — il n'avait pensé qu'au supplice parce que c'était le seul moyen de m'arracher le secret du fric qui le faisait rêver —
Et puis j'ai senti sa bite dans mon sexe — je ne l'ai pas sentie sexuellement — j'ai senti qu'elle était dans mon sexe — et je l'ai haï de ne pas craindre de poursuivre l'outrage de cette manière — sa bite longue et dure limant ma surface sexuelle sans mémoire maintenant — et je ne pouvais pas voir son visage — je ne pouvais rien entendre de son cri — je sentais son haleine chaude — l'odeur de tabac qui y persistait — ne sentant rien non plus de sa chair dans la mienne, — le long de mes bras et sur mes seins — peut-être suffoquant à cause du poids — attendant l'éjaculation qui mettrait fin à cette mascarade de supplice — attendant l'écoulement de son plaisir dans ma chair absente — sentant que ma fin était toute proche — recueillant la jute et basculant d'un coup dans la mort —
Mais il était en train de me violer — il avait voulu violer mon silence de garce obstinée — maintenant il me violait parce que j'étais morte sans avoir rien dit — et il s'est mis à me vouloir morte — il en avait plus rien à foutre que je vive — le fric, il le trouverait — il était assez malin pour ça — et puis le plaisir arrivait — il arrivait après toute cette violence — et ses mains ont commencé leur sinistre aventure — se posant sur ma gorge — cherchant à localiser l'intérieur — doigts furetant comme des écureuils — presque doux me menant pour un instant à la surface de la vie — attendant le baiser de sa bouche sèche et puante — et les doigts se sont immobilisés — ils avaient rencontré tous les os — toutes les veines — et il s'est mis à m'étrangler — m'étranglant avant toute chose — espérant jouir dans le corps d'une morte — ne souhaitant pas que j'assiste au spectacle de sa jouissance infâme — serrant jusqu'à me couper la respiration — et je sortais la langue la secouant dans l'air — et puis le monde s'est éteint — à ce moment, je me suis mise à aimer la mort — j'étais détruite à tout jamais.
*
Quand je reviens à moi — le jour commence à peine de se lever — je vois le toit de la maison — noir rectangle qui découpe deux angles dans un ciel de verre — je ne peux pas bouger la tête — j'ai envie de parler — mais il y a un goût de vomissure dans ma bouche — je ne sens plus mon corps — la douleur est lointaine, diffuse — impossible de la localiser — je voudrais voir mes mains — sentir mes jambes — mes yeux restent ouverts sur l'abstraction géométrique qui prend toute la place — ciel transparent sans distance — angles noirs qui se rejoignent pour fermer un morceau du rectangle — ne voyant pas mes mains qui peut-être ne sont plus des mains — la gorge lancinante — au souvenir des mains — cherchant la douleur dans mon sexe — soulevant peut-être les jambes — je n'en sais rien — les odeurs se mélangent — la rosée est peut-être sur mon corps immobile — le sang devrait aussi avoir une odeur — est-ce la terre que je sens — je suis couchée dessus — et puis ma tête tourne sur le côté — mes yeux s'enfoncent dans les cheveux — je vois des reflets — un peu de terre mouillée — une transparence opaque dans le fond — où des ombres bougent — chacune à leur place — et je cherche à les identifier — je cherche à savoir qui est qui — je n'ai pas tout oublié —
Je vois d'abord le gosse nu sous un jet d'eau horizontal — pivotant offrant ses faces à l'eau qui dégouline encore sur ses jambes — les bras en l'air tournant sur place dans la flaque boueuse noire et rose — pataugeant l'air inquiet me regardant chaque fois — c'est Eva qui le douche — tenant le tuyau entre ses jambes et jouant avec la courbure du jet sur la peau de l'enfant qui m'a violée — les coulures roses de mon sang arrivant dans la terre noire — voyant le visage dur de Joan qui est debout contre le mur — entre la fenêtre encore éclairée et la porte qui s'ouvre dans l'ombre — Joan les mains dans les poches ne regardant rien — pensant à ce qui vient d'arriver — je voudrais parler mais je ne peux pas — il m'a sans doute brisé le cou — ma voix s'agite dans ma tête — je voudrais dire que j'ai terriblement peur — à travers ma tignasse en broussaille j'ai envie de demander de l'aide — si c'est encore possible — s'il est possible que je sois encore de la chair que j'ai envie de retrouver — ne pensant ni au viol ni à l'argent volé — pensant que j'ai peut-être une chance de m'en sortir.
— Je ne peux pas le croire ! dit Eva. Je ne peux pas le croire !
— C'est pourtant ce qui est arrivé.
— On ne peut pas la laisser comme ça !
— Il faut l'achever, dit Pancho.
— Joan va s'en charger.
Lavant le sang sur le corps nu de l'adolescent qui bande encore — sa bite vibrant dans les éclaboussures — montrant la bite droite qui revient encore au plaisir — sa mère effaçant les traces du viol — pensant à tout ce qui pourrait révéler le passage du violeur — mouillant le sol — secouant la paille et l'inondant — faisant déborder les rigoles — et frottant la peau de son fils avec la main — de l'autre l'eau gicle avec attention — et elle vient vers moi — le jet d'eau dans sa main — j'entends la chute de l'eau près de moi — dans la terre qui s'éparpille — les gouttes de terre s'éparpillant sur mon corps qui se réveille lentement — et elle écarte mes jambes du bout du pied — me fourrant d'un coup le jet d'eau dans le sexe — lavant toutes traces de viol — le regard absorbé dans le travail qu'elle est en train d'effectuer avec toute la minutie nécessaire à la disparition de toutes traces — puis me lavant le corps dans le jet d'eau qui court sur moi — du bout du pied me retournant sur le ventre — l'eau giclant dans mon cul — le long de mes jambes qui reviennent lentement à la douleur — me retournant encore dans la flaque noire qui me traverse les yeux que je ne peux pas fermer — me remplissant la bouche du mélange — m'enfonçant dans l'obscurité douloureuse de la terre molle — de la terre qui se liquéfie — ma tête s'enfonçant bouche ouverte dans le liquide épais qui touche ma gorge — sentant le jet d'eau entre mes cuisses — mes bras ne se souvenant plus de rien — simplement mes mains secouant la terre qui a l'air d'une crème — mon cœur trouvant la douleur — l'augmentant dans ma gorge — mes bras se raidissant — tout le poids de son cul pesant sur ma nuque — jet d'eau dans le cul —
— Elle ne veut pas crever ! Elle ne veut pas crever ! Fais-le toi !
Je sens ses jambes nues sur mes flancs — ses jambes tendues qui cherchent l'appui — moi respirant dans les bulles comme je peux — retournant à la douleur — n'y pouvant rien — la peur s'alliant à la douleur.
— Fais-le toi ! dit-elle encore peut-être pleurant —
Et ma tête refait surface — on me retourne face au ciel dans la terre boueuse — je suffoque — j'ai mal à la gorge — je sens mes dents dans une douleur atroce qui est celle de ma face brisée en mille morceaux — je la vois valdinguer loin de mes jambes — sa robe de chambre souillée par la flaque — et son fils nu qui la rejoint — criant quelque chose que je ne comprends pas — elle criant aussi :
— Fais-le ! Je ne peux pas. Je n'ai pas la force qu'il faut. Elle est trop forte. Elle a toujours été plus forte que moi. Ce n'est pas moi qui la ferai crever.
— Dis à ton fils de terminer son travail. Je deviens fou.
— Ça te servira à rien de foutre le camp.
— Je peux la faire crever. Je l'ai fait crever plusieurs fois. Elle crèvera encore. Laissez-moi essayer !
— On peut pas la laisser comme ça. Ni lui ne peut rester dans cet état.
— Ne fais rien contre nous Joan. Tu le regretterais.
— Laisse-moi les crever tous les deux, hurle Pancho. Laisse-moi les crever. Ils cherchent encore à te tromper. Il couchera plus avec elle ! Ces deux salauds ne s'enverront plus en l'air.
— Tu vas rester à poil, espèce de fou ?
— Il faut continuer de le laver. Il faut que je lave le cadavre.
— Mais elle n'est pas morte. Vous êtes fous tous les deux !
— Pancho est fou. Il l'a toujours été. Il faut que je le lave encore. Et je la laverai elle aussi. Ils ne trouveront aucune trace de viol.
— Et les coups de fourche ! Rien ne pourra les faire disparaître.
— N'importe qui peut donner des coups de fourche. Si tu étais l'homme que j'aime, tu irais chercher la fourche pour la faire crever.
— Je ne suis pas un assassin. Je n'ai même pas réussi à voler. Je m'expliquerai. Ils soigneront ton fils.
— Personne n'expliquera rien. Personne !
Et elle continue de laver le fils qui tourne dans le jet d'eau — attendant qu'il aille chercher la fourche — parce qu'elle est sûre de l'aimer — et qu'elle a l'impression de maîtriser la situation -
— Faudra bien s'expliquer. Elle peut vivre encore.
— Pas si tu l'achèves. Ne nous laisse pas cette besogne.
— J'ai envie de foutre le camp.
— Fous le camp alors ! Mais ne cherche pas les explications. Elles ne suffiront pas à te blanchir. C'est toi qui dois la tuer.
— Je vais devenir fou, dit Joan en se frottant le visage avec ses grosses mains qui ne tueront jamais personne —
Je peux le voir frotter ce visage au bord de la folie — de la folie par désespoir — mais il ne me regarde même pas — je m'enfonce dans la flaque —
— On va tous devenir fou, fait Pancho dans le jet d'eau —
Et ça le fait marrer de dire ça — il rit dans les giclées qui fouillent son corps — à la recherche de l'atome de sang qui serait une preuve — mais lui n'en a rien à foutre de l'innocence devant le monde — il n'y croit pas, à l'innocence — il veut simplement prendre plaisir à mon agonie — c'est tout ce qu'il veut — et sa mère est en train de le tromper — il la hait parce qu'elle cherche à annuler les effets de sa folie — ce n'est pas comme ça qu'on agit avec un fou — elle ne fait qu'augmenter son envie de destruction — peut-être qu'il la détruira aussi — mais d'abord il faut que je crève — et c'est exactement ce que je suis en train de faire — de la façon la plus atroce — me noyant doucement dans la boue — sous le ciel qui se recrée — le soleil à peine chaud sur ma peau ouverte —
Et Joan n'arrive pas à se décider — à me prendre dans ses bras et à me jeter sur le plateau de la camionnette — bousculant cette folie — jouant des coudes jusqu'à la cabine — et mettant le moteur en marche — le moteur dérangeant la tranquillité qui était comme un couvercle de silence sur cette folie — descendant à toute allure la route étroite — moi glissant d'un rancher à l'autre sur le plateau — regardant le ciel immobile — les arbres défilant — reconnaissant chaque virage — et remerciant le ciel de m'offrir une chance de me sortir vivante de cette tragédie burlesque qui n'est en quelque sorte que le fruit de mauvaises rencontres.
Mais au lieu de ça — Joan demeure piteusement immobile entre la fenêtre devenue noire et la porte qui recueille maintenant un peu de lumière — piteux et immobile tandis que j'agonise — tandis que j'agonise — et Pancho s'est arrêté de rire à cause de la gifle qui irrite encore sa joue — il est furieux — il a envie de tuer — et sa mère lui caresse amoureusement la bite avec le jet d'eau — et il retourne au plaisir — c'est le seul moyen qu'elle a trouvé pour le calmer — il jouit très vite en se mordant les lèvres — étreignant l'épaule de sa mère qui continue la caresse — la bite étant restée dure et raide — peut-être douloureuse — et il me regarde en clignant des yeux — ouvrant la bouche pour s'humecter les lèvres d'un coup de langue — l'adolescence jaillissant en lui à nouveau — sa mère manipulant la bite d'une main experte — et Joan ne regarde même pas ce qu'ils font — sachant qu'Eva n'est pas devenue subitement folle — elle est restée la mère attentive qu'elle a toujours été — et elle est bien décidé à aller au bout de sa révolte — poussant le monde dans le silence qui est le mien.
— Sûr que je vais pas rester là à attendre les bras croisés à ne rien faire pour cette pauvresse, dit Joan entre les dents — je ne peux pas lui faire ça — je ne peux pas rester les bras croisés — Qu'elle fasse ce qu'elle veut avec le gosse — Moi je sais ce que j'ai à faire — Elle est avec son gosse et je ferai rien pour leur nuire — moi je suis avec Anaïs — et il faut que ça s'arrête pour tout le monde —
— Qu'est-ce que tu racontes ? dit Eva qui tient le jet d'eau sous un pied — la flaque les encerclant elle et son fils — et les deux mains occupées à caresser la bite —
Pancho tient la tête renversée — les yeux pleins de ciel et respirant par la bouche — Joan dit :
— Je ne sais vraiment pas ce qu'il faut faire — Je ne ferai rien !
C'est le couperet qui tombe sur ma gorge muette — je m'évanouis d'un coup — ou plutôt d'un coup je touche le fond de la vie qui s'est vidée par le trou — creusant encore dans cette matière qui s'effrite sous mes doigts industrieux — à genoux dans la boue épaisse qui coule entre mes jambes — le dos égratigné par la voûte — ne laissant derrière moi qu'un trou de lumière qui finira bien par s'éteindre un jour — faut pas se faire d'illusion — poussant la lampe-tempête devant moi — prise soudain d'une crise de claustrophobie — me retournant pour jeter un coup d'œil en arrière et voyant qu'on est en train de reboucher le trou — puis regardant la panique sortir de moi — prendre la forme de l'enfant que je n'ai pas aimé — l'enfant se cognant la tête contre le mur qui ne veut pas dire son épaisseur — annulant tout espoir de revoir le jour — l'angoisse se muant en une terrible douleur, qui est celle d'un enfantement qui n'aura pas de fin — pas si j'écoute l'enfant — pas si je m'explique avec lui sur les raisons de mon indifférence à son égard — sauf si je meurs — sauf si j'accepte de laisser mon cœur s'ouvrir à cette tentation — à l'abandon définitif — acceptant la nécessité du néant — en remplacement d'une probable éternité de douleurs et de cauchemars.
Mais il y a des voix qui clapotent à la surface de ma tombe — je remonte — pas tout entière remontant dans le clapotis de voix qui parlent de moi — à peine attentive — ayant perdu toute l'attention nécessaire à la vie — pour qu'elle dure encore — m'immobilisant dans ce léger bouillonnement qui éclate en bulles sonores dans ma tête — je me libère encore de l'étreinte — à cause d'une ondulation — à cause d'un signe de vie qui est peut-être la mienne.
*
Mais ce ne sont peut-être pas les voix qui m'ont ramenée à la vie — ce sont toujours leurs voix et elles me font horreur — c'est Eva qui dit :
— Ya pas d'autre solution ! Et c'est toi qui DOIS le faire !
— Je ferai ce que j'ai à faire. Avec ou sans toi.
— Tout ce que tu vas faire, Joan, il faut que tu le fasses avec moi.
— Alors arrête de penser à cette horreur. C'est ton môme qu'il faut sauver.
— J'ai besoin de personne pour ça. Pas même de toi. J'ai juste besoin de toi pour en finir avec cette salope qui est de trop.
— C'est pas comme ça que tu t'en sortiras. Personne ne s'en sortira de cette manière : on me foutra en tôle, ton fils va finir ses jours dans un hôpital, et toi, toi...
Mais Joan ne finit pas ce qu'il a envie de dire — j'ai ouvert les yeux et j'ai appelé doucement — il m'a regardée sans comprendre — ne comprenant même pas que je venais de parler — simplement ayant entendu le son de ma voix — le son de ma vie — de ce qui me restait de vie pour m'accrocher à ses basques — il m'aurait tuée s'il avait été sûr du silence du monde — mais le monde allait poser des questions — et il avait besoin que ce soit moi qui rompe le silence — il regrettait d'avoir mis les pieds dans cette histoire — il n'était plus capable d'amour — pensait plus qu'à sauver sa peau — les deux femmes le tirant par la main — chacune de son côté — et il n'avait pas l'intention de donner à l'une ce que l'autre pouvait lui donner à lui — voilà où il en était, le Joan — loin de sa Catalogne natale — et prêt à tout pour continuer de vivre sa vie — avec ou sans les femmes présentes — de toute façon avec n'importe quelle femme qui lui donnerait l'oubli de tout — et particulièrement de ce qu'il était en train de payer à la vie —
— Et qu'est-ce qu'on pourra leur raconter ? demandait Eva comme si elle faisait l'essai d'une nouvelle thèse — Faudrait qu'elle se taisE — c'est pas son genre — elle cherchera à nous faire crever —
— Ça, tu n'en sais rien, dit Joan qui semblait retrouver la tranquillité —
Comme s'il venait de trouver tous les mots qu'il cherchait depuis ce matin — collant les mots bout à bout pour que ça forme un alibi à toute épreuve — ayant confiance dans la solidité d'Eva — peut-être croyant à la possibilité de mon silence — mais redoutant de toute façon la présence incontrôlable, verbale par-dessus le marché, de Pancho qui fumait une cigarette imaginaire — une couverture sur le dos — assis sur le seuil de la maison — faisant le clown pour qu'on s'intéresse à lui — ou alors il avait retrouvé le calme qui était le sien en dehors des crises — et il ne se rappelait plus de rien — au fond, restait plus qu'à rechercher mon accord — je pouvais dire oui — j'en avais la force —
— Tu vas tout de même pas lui demander son avis ? dit Eva dont la voix tremblante trahissait une terreur naissante —
Je sais de quoi je parle question terreur — c'est la terreur et pas autre chose qui arrivait dans son esprit — et elle posait des questions parce qu'elle n'avait plus aucune réponse à donner à celles qui se posaient sans qu'on les cherche — lui demander son avis ?
Joan avait compris que ce n'était pas la haine qui avait calmé mes convulsions — nue dans la boue — ensevelie jusqu'aux coins des lèvres et goûtant l'amertume de la terre — que je n'avais pas le cœur rempli de cette haine qui finit toujours par faire dégouliner la vérité sur le menton des témoins oculaires — non pas la haine — pas la haine qui m'aurait fait crever sur le champ — et avec moi la vérité — et la jouissance qui voulait s'y aboucher — pas la haine anesthésiant l'infini de douleur qui existait avec moi dans un corps meurtri — troué — sale — violé — à l'intérieur peut-être plein de sang qui n'attendait qu'à coaguler — non pas la haine, Eva — à ce moment-là, j'aurais pleuré de désespoir s'il y avait eu la moindre haine dans mon cœur — et débordant de mon cœur sur toutes mes tripes — et sur ma cervelle écaillée qui s'émiettait encore — j'avais trop peur de toi — trop peur que ce soit possible de disparaître de cette manière — j'étais captive de ton projet — et cette séquestration ne me paraissait pas le moins du monde abusive — pas le moins du monde critiquable — je ne craignais pas la douleur des chaînes que tu jetais sur moi — j'étais soumise — je devais être belle malgré la meurtrissure — j'avais tellement envie d'être belle pour te plaire — pour que ça continue — la porte fermée pour toujours sur ma liberté d'oiselle en chaleur — mais opinant à tous tes caprices de maîtresse intraitable — de maîtresse violente mais jusqu'à la douleur, Eva — pas jusqu'à la mort — pas jusqu'à l'extinction de toute lumière jetée sur mon nombril — prête à tout, même au silence, pour que tu n'abattes pas sur moi l'arme de ta fureur de vivre avant les autres —
C'est vrai qu'il n'y avait aucune haine — et Joan lisait maintenant dans mon regard — il disait :
— Peut-être pour l'amour de moi, anaïs, si tu veux bien —
Et Eva se révoltait en levant les bras au ciel — criant Amour ! de toutes ses forces en direction du fils maintenant tranquillisé par les substances que son cerveau venait de lui fabriquer — abouché au biberon de sa santé mentale qu'il avait fragile — il le savait — et incapable de se souvenir de ce qu'il avait fait — et moi nue, entourée de boue, le sang pourrissant dans mes plaies béantes — j'attendais qu'on m'attache — mais non pas au poteau de torture — au lit si on voulait que ce soit ma prison — j'avais beaucoup donné dans ce sens là — je savais de quoi il était question — mais je pouvais aussi être l'esclave du trapèze — ou l'esclave de la cuisine — l'esclave du silence — acceptant les coups en cas de paresse — mais jamais pour avoir rompu le silence — il fallait me croire — jamais je ne trahirai les raisons de mon esclavage.
— Pour l'amour de moi, continuait Joan. Tout ceci n'est qu'un affreux mensonge. On te soignera. Il faut qu'on paye ! Il faut qu'on paye — se jetant maintenant à genoux dans la boue — ce qui attise le feu d'horreur dans la tête d'Eva qui prend son fils à témoin :
— William ! Il faut que tu m'aides.
Mais Pancho ne se souvient plus qu'il s'appelle William — que c'est le nom de son grand-père américain — il ne sait rien de ce qu'on fait pour lui là-bas où on a honte de sa mère — parce qu'on en a appris des choses — et elles vont revenir au galop !
— William ! Viens par ici. Écoute-moi.
Mais Pancho caresse le chat — il caresse cette chose chaude et poilue dont on a bien raison de penser que c'est une copie conforme du sexe des femmes — ce chat dansant autour de lui — ne lui refusant rien comme un sexe de femme qui se donne — l'autre chat tournant plus loin sur un morceau de terre sèche — secouant ses pattes à cause d'une goutte de rosée qui agace son horreur de l'humidité — faisant le sexe qui ne se donne pas — qui se montre sans se donner — risquant le viol à tout moment — comme par exemple cette nuit — quand cette femme au visage affreux l'a insulté — le traitant de mal-conçu — et lui levant la bite d'un coup de hanche pour la sentir claquer contre son ventre — montrant la bite se gonfler dans l'air en putréfaction — la secouant d'un coup de hanche — et la femme qui faisait comme si elle n'avait rien vu — ne trahissant rien de son émotion — longue bite maigre de l'adolescent dans son esprit de femme apeurée — ne croyant pas que ça pouvait lui arriver — regardant le corps osseux du jeune homme qui jouait avec son ombre — ayant acquis la certitude, lui, qu'il allait violer cette femme exactement comme il en avait rêvé mille fois — mille fois se réveillant du fantasme transparent — mille fois traversant cette transparence de miroir — inversant le processus pour le retourner contre lui — risquant à chaque fois de détruire son propre sexe de manière définitive — ce qui expliquait les cicatrices — les nervures qu'elle n'avait jamais vues sur aucun autre sexe — elle, cette femme qui dévorait les hommes — et dont on racontait qu'elle suçait la bite de son père quand c'est arrivé — au volant d'un carrosse qui revenait de la nuit — chargé de jouissances — lourd de sens quand il s'est envolé comme un oiseau — et n'ayant plus aucune forme reconnaissable lorsqu'il s'est enfoncé dans le sol — la bite de son père avalée par le corps digestif de cette femme impossible qui le hantait — mais qui n'était plus rien maintenant — plus rien de la femme qu'elle avait été ne subsistait — elle était couchée dans la boue — son moi était immobile dans la flaque — la boue infecte visitant ses cuisses — se sentant sale comme jamais — puante — demandant grâce — ne pouvant le dire — sauf cet absurde roucoulement qui sortait de ma gorge — cette absence de mot qui ne voulait rien dire — cette imitation imparfaite du bruit qu'il faut faire pour demander pardon —
*
Le soleil montait encore — Eva s'énervait assise au volant de la camionnette dont le moteur ne voulait pas partir — Pancho fouillait désespérément dans le capot — jurant doucement — et Joan, dont le pantalon était raide à cause de la boue qui avait séché — Joan était appuyé contre l'aile de la camionnette — les bras croisés — semblant attendre que le moteur veuille bien démarrer —
Maintenant j'étais assise dans la boue — et je les regardais — Eva actionnant le démarreur — visage crispé — les yeux exorbités et rouges — et Joan qui avait bien voulu me faire asseoir — le cul et les jambes dans la boue qui avait l'odeur de mon corps — le dos voûté pour ne pas retomber en arrière — les bras sur les cuisses et la tête pendante — langue dehors — regardant la camionnette secouée dont le moteur pétaradait sans se lancer — me demandant à quoi Joan pouvait bien penser — lui qui n'avait pas entendu mon cri de soumission — ma déclaration de culpabilité — et j'attendais la mort le ventre plié sous moi — respirant avec difficulté — ne sachant pas ce qui allait se passer — supposant qu'ils réussiraient à la mettre en route et qu'ils s'enfuiraient vers d'autres pays où on aime le cirque — moi dans l'attente de la mort — détestant ma nudité sale et blessée — détestant de mourir comme ça — comme une bête dont personne ne veut plus parce qu'elle est vieille — aveugle — puante — et que ce sont des raisons suffisantes — même chez les hommes — pour souhaiter la mort de quelqu'un.
Ils savaient que personne ne viendrait me chercher ici — j'avais le temps de crever — j'avais largement le temps de me faire bouffer par les chiens et les oiseaux — il y aurait du monde pour se disputer ma pourriture de femme qui est exactement semblable à la pourriture de l'homme — mêmes vers dévoreurs de l'éternité qui aurait pu être la nôtre si on avait eu de la chance — mais je n'avais plus cette chance — le vent n'en voulait plus — il soufflait maintenant dans une autre direction — ce n'était pas la mienne — et j'avais envie de cracher dans cette boue qui me ressemblait parce que j'étais nue — et personne n'a voulu me sortir de là — me coucher sur l'herbe — et couvrir cette putain de nudité qui est une injure à ma mémoire — imaginant le reste — le dernier reste trouvé — la boue ayant séchée — ou un carnassier l'ayant abandonné dans l'herbe —
Ils étaient devenus cruels pour protéger leur tranquillité d'assassins — imaginant l'impunité — ne sachant pas que si la justice des hommes admet l'idée de la fausse culpabilité — elle en a rien à foutre de la fausse innocence qui n'est pas de son ressort — mais je ne pensais pas à la justice — il n'y en avait plus pour moi — pas plus que de haine — ni l'amour acceptant la captivité pour pouvoir exister encore — je touchais le néant — il avait un goût qui devait être celui de ma propre chair.
Et puis le moteur a pétaradé plus longuement — signe qu'il allait accepter de tourner — cafouillant quelque temps avant de trouver son régime — Pancho refermant le capot d'un air satisfait — s'installant à la place du passager — Eva poussant les pédales — faisant craquer les vitesses — et la camionnette s'est ébranlée doucement — Joan s'est reculé — les mains dans les poches et ne répondant pas aux questions que lui faisait Eva — il a attendu que la camionnette disparaisse dans la pente — le bruit s'estompant continua de résonner longtemps dans la vallée — on entendait sa descente — puis son approche de la rivière — je connaissais cette topographie par cœur — je la revivais — repérant encore les virages — les montées — les descentes — la souche qui dépasse — le pont qui craque — les peupliers qui frémissent — un peu de boue faisant couiner les pneus — le bruit venant comme une fumée ascendante — devinant ce qui était croisé — dépassé — oublié.
Joan est revenu vers moi en silence — il ne s'est pas arrêté — et il est entré dans la maison — j'ai entendu une chaise — j'ai imaginé — je ne sais pas pourquoi — qu'il était en train de se pendre — tendant l'oreille pour séparer les bruits — le froissement des oiseaux — les clochettes — la fontaine qui se réveille par à-coup — le chat qui glisse de l'ombre à la lumière — peut-être la corde qui se tend — sa fibre frémissante — mais quelle corde ?
J'ai touché mon corps — les cuisses qui m'ont paru boursouflées — le ventre dur comme la pierre — je voyais le caillot de sang à l'intérieur — mes bras qui avaient changé de forme — qui paraissaient des branches — noueux par endroits — visqueux à l'endroit des nœuds — visitant ma figure douloureuse — passant la langue sur les dents — sentant la déchirure de mon sein — mesurant toute la douleur — j'ai eu l'impression que je pouvais sortir de la flaque — et j'ai bougé — prenant le risque de tomber en arrière et de disparaître une bonne fois pour toutes — mes jambes se sont repliées sans effort — j'ai senti le repli dans ma chair entre mes cuisses — senti la boue dans mon cul — j'étais parfaitement heureuse de sentir la fleur de mon cul palpiter encore — mon cul vivant malgré les preuves de la mort qui m'empêchaient de calculer — de mesurer — d'étudier la longueur — la force — l'intensité de chaque mouvement qui devenait possible — et je suis sorti de la flaque — à quatre pattes hors de la flaque ! — Poignets et genoux grimaçant dans la terre dure — sentant la fleur de mon cul toucher l'air frais du matin — le cou brisé m'obligeant à garder la tête pendante entre mes bras — et j'ai avancé — j'ai griffé la terre — j'ai écarté les cuisses pour toucher l'air — tiré la langue pour baver — sentant un poids immense sur mon dos — comme si le ciel descendait sur moi — comme s'il fallait que je le soulève pour pouvoir vivre — parce que je m'étais mise à y croire — à cette incroyable possibilité — je sentais la vie parce que mon corps redevenait un sexe — mes yeux, ma bouche étaient des sexes qui s'ouvraient pour accepter la jouissance nouvelle — mes oreilles étaient des sexes — mes mains mes genoux mon ventre — et je rejoignais la fleur de mon cul pour vivre encore un peu — je n'espérais plus vivre longtemps — pas aussi longtemps que j'aurais voulu — avec une envie folle de faire l'amour — même seule avec moi-même — j'ai eu la force d'y penser.
Mais je ne sais pas à quel moment je me suis remise à espérer la vie — la vie pour toujours — la vie insouciante qui ne calcule rien avec la mort — la vie qui dure autant de temps qu'on veut — J'étais encore à quatre pattes, le cul en l'air — ma fleur imbriquée dans l'air — palpant du bout du doigt ma bite encore intacte dont je voulais connaître le plaisir — sentant peut-être le plaisir quelque part dans ma tête — n'arrivant pas à le situer dans ma chair — je pinçais le mamelon et ça m'excitait vraiment — je m'étais mise à la recherche — je voulais des retrouvailles — j'étais prête à épouser même la mort si ça m'arrivait encore une fois — et c'est pas arrivé — ce ne serait peut-être pas arrivé d'ailleurs — je n'en sais rien — j'écris —
Et j'ai senti des mains qui remontaient de mes flancs vers mes épaules — d'autres mains me triturant les cuisses pour m'obliger à me retourner — me forçant vers le ciel dont je craignais la lumière — moi qui étais toute baignée de l'obscurité infinie du désir — et ils ont réussi à m'étendre sur le dos dans une couverture qui s'est mise à me gratouiller — et je suis restée là les jambes de chaque côté du brancard en attendant qu'ils aient fini de battre Joan — Joan qui se cognait contre les murs — arrachant ce qui s'y trouvait — Joan les mains ouvertes qui retombait lourdement sur ses genoux — vomissant ses couilles — son foie — ses intestins — et ils lui tapaient dessus en le traitant de salaud — et le plus jeune — un type long au crâne rasé — vomissait dans son képi — ce qui pour sûr allait le rendre méchant pour le restant de ses jours — d'avoir vomi à cause de l'horreur que lui inspirait mon corps — à moins que ses couilles aient éclaté sous le pied de Joan qui maintenant était aplati sur le carrelage de la cuisine — et ils lui foutaient des coups de pieds dans les côtés — le traitant de pourriture — tandis que le jeunot vidait son képi — honteux et douloureux — le visage rempli de haine — de la haine qui lui sortait par les pores — une haine comme je n'avais pas su en avoir — moi qui m'étais humiliée pour avoir la vie sauve — maintenant montrant mon sexe aux gendarmes qui m'avaient vengée — qui s'étaient foutu de la justice — traînant le pauvre Joan par les pieds — sa tête tressautant dans la terre dure — traversant la flaque où j'avais cru mourir — les yeux révulsés — cherchant à soulager ses couilles — mains ouvertes pour demander n'importe quoi — je ne sais pas moi ! — Le pardon — la justice — qu'on l'achève — qu'on continue — qu'on le baise — qu'est-ce que je peux savoir moi, de ce qu'il demandait tandis qu'on le traînait comme une bête morte — traversant la cour de la ferme — ils arrivaient à point — on était presque quitte — je les aimais — les Gardiens de la Révolution — enfin : sauf en temps de guerre — et ils m'ont brancardée comme il faut.
*
Et le cirque continue — le cirque est pas fini — le cirque est jamais fini ! — Ça dure pour l'éternité — non certes on n'a pas tout ce temps devant nous — mais ça prend du temps — ça prend le temps de vous faire vieillir — et ça arrive à n'importe quel moment — ou juste quand c'est que ça vous emmerde le plus — et c'est justement le cas — on a à peine quitté les gendarmes et le carabin — les laissant tout à l'examen de l'innocent qui ne sait peut-être même pas qu'il est innocent — ce qui est vraiment trop compliqué pour la structure mentale d'un gardien de la république — en temps de paix — et peut-être même pour un carabin qui fait crever la populace à coups de seringue et de plâtre incassable — et le cirque recommence ! — comment ça se passe exactement — j'en sais rien —
Mejas est en train de conduire un attelage d'un autre temps — retapé — recloué — repeinturluré — un attelage composé d'un deux roues et de cette espèce de bétail en forme de cheval qui veut pas dire qu'il est un bourrin — un mérens ils appellent ça ici — sans doute parce que c'est pas un cheval — ni un âne d'ailleurs — c'est pas beau et digne comme un cheval qui vous inspire le respect de son encolure et du regard qu'il promène sur les choses de ce monde — c'est pas sympathique non plus comme un âne que vous appelez Troufignon et qui toutes les fins d'après-midi arrive en courant vers vous pour mâchouiller en toute confiance la poignée de marguerites que vous lui offrez — un mérens n'est capable ni de beauté ni d'amitié — c'est un con !
Et justement ce con est conduit par un plus con que lui — un héritier à la lourde oreille qui coulisse sur des bras trop courts qui se reposent toute la semaine sur un bureau tranquille de la préfecture de Foux — et le con s'est mis à trottiner en tire-bouchon sur la route étroite — ne sachant pas s'il fallait croiser une ambulance par la droite ou par la gauche — la gueule bavant des sels moussants qui remontent de l'acidité de sa panse — il est un peu ruminant ! — et le plus con que lui tire à droite au lieu de tirer à gauche — ou inversement — il ne sait plus de quel côté tirer — il s'en souvient plus — parfaitement conscient d'être en infraction avec le Code de la route — voyant à droite le talus qui monte sous les acacias — et à gauche le fossé qui descend dans un champ de verdure — et bing ! Patapoum ! — Comme le con ne sait pas quoi faire — et que plus con que lui n'en sait rien non plus — sur le bord de la route il y a une vingtaine de stagiaires endimanchés qui regardent passer le mérens en forme de serpillière — puis la silhouette gondolée de Mejas qui a perdu son fouet — les roues jaunes et rouges — le landau en cour de restauration dont les clous sautent — pas un cri — pas un mouvement pour arrêter ce cirque — et v'là l'ambulance qui pile sur la route qui n'a pas de milieu — juste une droite et une gauche — et le mérens s'avance — incrédule — les yeux remplis de l'ambulance — dans laquelle on s'agite — parce qu'on n'y croit pas — le chauffeur s'écriant Merde ! C'est Mejas ! — ce qui était toute l'expression de la fatalité qui s'amenait sur ses sabots d'emprunt — et puis la bête s'est mise à vouloir grimper sur le capot de la voiture — et Mejas sentait que la cariole n'était plus derrière son mérens — qu'elle était de travers — la roue droite dans la pente du talus qui continuait de monter sous les acacias — il était blanc — mais d'un blanc pâle ! — et soudain la roue gauche s'est dirigée vers le fossé — justement là où il fallait pas aller — et le mérens a trouvé l'idée bonne — et finissant de bourrer le capot de coups de sabots interrogateurs — le v'là qui bifurque d'un coup de rein — et la carriole ne change pas de couleurs — elle change de direction — elle change de route — elle change de destination — elle change même d'usage — suivant le mérens dans le fossé qui dit pas non s'il s'agit de descendre vertigineusement vers le pré qui n'est peut-être en fait que l'indécent camouflage d'un atroce marécage —
Mejas est debout sur son siège — il effectue une pirouette — on l'entend crier mais personne parmi les stagiaires n'est sûr de l'avoir entendu crier — alors qui est-ce qui l'entend ? — C'est le ciel qui ne se rapproche pas — il n'ira pas jusque-là — c'est le dessus des herbes où il commence à toucher le sol — l'herbe qui s'écrase même pas — l'herbe qui n'existe que comme un coup de crayon qui s'efface — et on voit les jambes de Mejas qui s'agitent comme des ciseaux — tandis que le mérens — qui n'a rien compris à ce cirque — continue de traîner son fardeau vers le point de fuite le plus proche — quelques stagiaires éclatent de rire — ils n'y peuvent rien — c'est aussi naturel que de péter — sauf que ça fait plus de bruit — au moment où Mejas réapparaît entre les herbes — souriant — disant qu'il va falloir se mettre à la recherche de sa pipe — parce qu'il l'a perdue entre le moment où le cirque a commencé et celui où il a fait le plongeon — il se ramène en mimant le canard boiteux — souriant et montrant ses dents — la troupe des stagiaires au stage d'attelage à l'ancienne l'accompagne gaiement dans la poursuite du rire qui n'explique cependant rien —
— Vous vous êtes fait mal ! Vous vous êtes fait mal !
— L'ambulance est arrivée ! Vous êtes sauvé !
— Voilà ce qui arrive quand on maîtrise pas. Ces stages sont de la foutaise. On se demande ce qu'on fout ici.
— On attend d'être payé. Et en plus on se marre.
— Pas tous les jours.
— Je recommencerai pas tous les jours, non !
— Et le bourrin ! Qu'est-ce que vous faites du bourrin ?
— Il connaît le chemin de la maison, ne vous inquiétez pas.
— S'il le connaît aussi bien que celui-ci !
— Bon, on arrête de faire de l'humour et on rentre à pied.
— Et mon capot ! Merde ! fait l'ambulancier.
— Je suis pas assuré, déclare Mejas qui se met en marche derrière le troupeau des chômeurs qui remontent la pente —
— Comment, pas assuré ? Et mon capot.
— Venez me voir demain. On s'arrangera. Vous connaissez Cornélius ?
— Ce voleur ! Pas question de lui confier mon CARROSSE.
— Faites-lui faire un devis. Et venez me voir. On discutera.
— Non mais dis donc ! Espèce de mangeur de merde !
— Ne m'insultez pas ! Je connais le préfet.
— Préfet de mon cul !
Et pendant que ce dialogue de minables se déroule en marge du code de l'honneur dont les règles ne sont pourtant pas bien difficiles à deviner — le troupeau des stagiaires est redescendu en bloc le long de la pente — se déversant comme un paquet au milieu de la route — l'autre infirmier fait un discret passage à l'arrière de l'ambulance — et la petite infirmière se met à se griffer les yeux en voyant arriver les vengeurs de Mejas — et d'ici on voit Mejas qui se dresse sur ses ergots — sûr de la force qui arrive dans le dos de son adversaire — risquant une insulte qui fait rougir l'ambulancier — une autre sans doute parce qu'on voit les poings de l'ambulancier devenir tout rouges et se serrer — et la masse des stagiaires se coupe soudain en deux — une file à droite — une file à gauche — pendant que l'ambulancier prend lentement appui sur les orteils de son pied droit — pivotant sur ses hanches — sentant la force remonter le long de sa jambe et frémir dans son bras qui remonte — Mejas risquant une nouvelle insulte — jetant des regards à droite et à gauche — posant la question fondamentale — soudain prêt à retirer tout ce qu'il vient de dire de fâcheux — recevant le poing de l'ambulancier dans le nez — ses yeux s'étoilent — il sent les dents pivoter — le con ne résiste pas à la pression — il bascule — sent encore le choc des poings sur son thorax qui explose en mille morceaux — basculant — oblique entre les deux files qui achèvent de passer de chaque côté de sa chute — s'étoilant encore lorsque la tête heurte l'asphalte — et vomissant d'un coup au moment d'un intense écrasement de ses couilles — les stagiaires se sont groupés de chaque côté de l'ambulance — le nez collé aux vitres.
— C'est la trapéziste ! lance une voix qui me vient droit au cœur.
*
Ils m'ont reconnue ! — C'est que je suis une gloire locale, moi ! — Et j'arrive à sourire malgré les gerçures — j'ai un poison agréable qui court dans mes veines — et je m'active tout à l'intérieur pour faire la distribution — alors je peux sourire sans me fatiguer les méninges — les regardant s'agglutiner comme des papillons contre les vitres de l'ambulance — essayant de recomposer l'image que le verre ne renvoit pas — le verre cathédrale agissant comme la grille d'un code secret sur mon corps étendu — mais le type qui est couché sur le capot continue de crier : — c'est la trapéziste ! — Et ça me rend folle de joie — et les autres lui montent sur les épaules et sur le dos — et il donne des coups pour s'en débarrasser —
La petite infirmière a l'air tout heureux — elle tapote des mains en murmurant une comptine qui la rassure — est-ce qu'elle m'a reconnue ? — Et l'infirmier qui s'était planqué derrière l'ambulance ouvre les portières — et il regarde avec l'air d'un type qui avait envie de chier, qui n'a pas pu, et qui n'a plus envie.
— C'est vrai ! lance-t-il — tenant les portières à bout de bras — c'est la trapéziste !
— La trapéziste ! Qu'est-ce qui vous est arrivé !
— Que veux-tu qui lui soit arrivée, imbécile ! Réfléchis un peu avant de parler. Ce que tu peux être bête.
— Quelle trapéziste ?
— Demande à maman de t'expliquer ou de te laisser sortir la nuit pour te rendre compte par toi-même !
Et le troupeau descend du capot — le nez de la voiture remonte — je les entends se bousculer sur les flancs — et les v'là qui se remettent à faire la barbe entre les portières — Mince ! Ce qu'elle est abîmée !
— Faites doucement, voyons ! fait la petite infirmière qui prend ma main pour montrer l'ascendant qu'elle a sur moi.
— La pauvrette ! dit une voix câline. J'espère qu'elle s'en sortira.
— Mais puisque je te dis qu'elle n'est pas tombée de son trapèze.
— Elle est tombée de quoi alors, idiote !
— Oh ! Tu ne comprends rien !
Et on entend alors la voix brisée de Mejas qui se ramène en boitant — une main à plat sur le visage — l'autre tenant le bassin qui se déhanche — dandinant jusqu'à l'ambulance — l'ambulancier veut l'empêcher de passer — il met ses bras en croix — prêt à recommencer la leçon depuis la page un —
— Ya urgence ? demande Mejas de sa voix éclatée qui gicle par morceaux du fond de sa gorge meurtrie — Ya urgence ? Ya urgence ?
— Ya pas urgence, fait l'ambulancier. Mais tu nous as bien fait chier.
Et il se remet au volant — tourne la clé — rien — la retourne de l'autre côté — toujours rien — le mérens a bouffé quelque chose dans le moteur — l'ambulancier retourne dehors et se met à jurer en donnant des coups de pieds à la route —
— Quel con ce Mejas ! fait quelqu'un. Dire qu'on est obligé de supporter. Si on poussait ?
— Ça servira à rien, dit l'ambulancier — crachant dans le fossé où s'enfonce encore la trace des roues de la carriole à Mejas — elle m'a déjà fait le coup. Ça peut durer des jours.
— Et donc j'y suis pour rien, jubile Mejas.
— Pour rien, non — et pour quelque chose non plus — susurre un p'tit gars du pays dont le mégot marmonne quelquefois à sa place.
— Ben on n'a qu'à pousser pour avancer, propose une jeune fille en tailleur bleu commercial — ça avancera toujours un peu. Il passera bien quelqu'un. On trouvera une ferme.
— Allez hop ! Tout le monde sur le pont.
C'est la petite infirmière qui tient le volant — et tout le monde pousse — sauf Mejas qu'on a envoyé aux paquerettes — parce qu'il fait chier tout le monde avec ses conseils — les portières sont restées ouvertes — elles ballottent de chaque côté de la carcasse blanche et bleue qui glisse sur la route — les voix ronflant comme un moteur — ce qu'on est heureux de se rendre utile !
Je me sens mieux maintenant, tu vois — j'ai pu sourire — ce qui est pas mal du tout compte tenu de la peur atroce qui s'agite encore dans mes entrailles — j'ai failli rire même quand j'ai vu Mejas rappeler son mérens comme un chien — un mérens est peut-être un chien — personne n'a pensé à ça — on en a envoyé un au musée national du cheval contemporain — ils ont dit que c'était peut-être un cheval — il en avait pas toutes les caractéristiques — tant s'en faut — mais personne n'avait mesuré sa carcasse en pensant à un chien — ça ne leur était pas venu à l'idée — et Mejas ne le savait pas non plus — son instinct le savait à sa place — il n'avait aucune confiance en son instinct — mais ça ne l'empêchait pas de siffler son cheval comme un chien —
La route s'en allait doucement — j'en connaissais bien sûr tous les talus — les fossés humides — j'avais des repères mémorables — telle pierre en forme de lutin pudique — l'arbre qui avait l'air d'être en colère — brandissant ses branches au-dessus de la route pour menacer le tranquille passant — le talus en forme de cul — de cul énorme dont les fesses d'épais feuillages ondulaient amoureusement à la sortie d'un virage qu'on pouvait avoir envie de rater — la souche solitaire et changeante que chaque hiver faisait ressembler un peu plus à une vieille femme assise au bord de la route — attendant que quelqu'un passe pour se charger de son lourd panier rempli de figues — la borne austère qui se trompait de direction — la clôture rectiligne — incroyablement rectiligne dans une pente qui sentait l'armoise — le pan de mur aux pierres qui roulent — le sentier débouchant d'un coup sur la route comme une bête surprise et s'arrêtant pour vous regarder passer — cette fois revoyant la même scène mais dans l'autre sens — ne reconnaissant pas tout de suite ce sentier — puis un détail le ramenant à la surface de la mémoire — la boîte aux lettres peut-être — d'un modèle standard pourtant — dans ce sens n'ayant plus son élan de bête qui s'arrête en l'air dans une attente prudente — pas plus que le mouvement n'était inversé — le chemin s'enfonçant simplement dans la broussaille — et je n'ai pas reconnu la croix de fer rouillée sur son support de briques rouges.
*
Anaïs ! Anaïs ! —
C'est la Résurrection — la Réincarnation — la Révolution de l'Être — la Rencontre — non : c'est Jules ! — Mon Jules à moi — le Jules que je ne peux pas avoir oublié — je me réveille ou quoi ? — Le doux poison me joue des tours — je somnolais — Anaïs ! — descendant la pente — la bite dehors — rouge et longue — ce qu'elle peut être rouge la bite de Jules — et longue — faut que je sois tarte pour avoir refusé de l'épouser — est-ce qu'on refuse les raretés quand on a la tête sur les épaules — la bite de Jules est une rareté et c'est pour ça que je l'aime — et j'ai dit non — enfin j'ai dit oui à la bite — pas au mariage — mais c'est quoi le mariage — ça empêche quoi exactement — je suis là dans ce brancard qui me fait mal aux côtes — pas certaine du tout de survivre à ce cirque qui s'éternise — et j'entends le cri d'amour de Jules — la mémoire de sa bite vient à ma rencontre — et je me mets à me faire des reproches — comme si c'était le moment —
Les stagiaires ont arrêté de pousser l'ambulance — se posant sans doute la même question que moi — voyant arriver — dévalant la pente avec sa canne secouant l'air valseur — arriver sur des jambes qui supportaient parfaitement le choc — ce Jules crasseux et répugnant dont la bite longue et raide commençait à juter de plaisir — n'en croyant pas leurs yeux de tant d'indécence — riant ou pinçant les lèvres — ne se rendant pas compte — et cette idée venait de m'arriver en même temps que le cri de Jules — que seul Jules pouvait mettre fin à ce cirque incroyable — à ce cirque qui semblait ne pas avoir de fin — à ce cirque qui m'avait fait basculer de la douleur suave à la menace de la mort — du plaisir à la destruction — de la voltige à l'oubli.
Jules est apparu dans la porte — le pull-over troué et bouseux faisant un pli obscène sur sa bite.
— Anaïs je t'aime quelle joie —
Toujours aussi peu respectueux de la ponctuation — riant en fourrant son engin dans son froc — la bosse s'arrondissant — et posant ses genoux sur le bord du plancher — basculant sur le brancard.
— Anaïs je t'aime je suis heureux —
Et se couchant sur mon corps vaseux qui reconnaît l'empreinte — de la bosse où sa bite s'arc-boute en forme d'arc — à sa bouche rugueuse qui mordille et bafouille — tandis que la petite infirmière lui donne des coups de poing dans le dos —
Ils sont là à se demander si elle n'a pas tort — parce qu'à travers mes dents rouges et cassées — je crie :
— Jules ! Jules ! —
Et je le reçois tout entier entre mes jambes — cherchant à me fourrer sa bite — la cherchant dans la toile tendue — et n'importe qui peut penser que je suis enfin en train de revenir à la vie — que ce putain de cirque à la con est enfin terminé — mais Jules a le sens de la pudeur — il se remet sur ses genoux, au bord du plancher — soutenu par les stagiaires qui se bouchent le nez.
— Qui c'est cette petite ? fait-il en rigolant — regardant autour de lui en riant pour montrer sa joie — et il répète : Qui c'est cette petite qui veut me tuer, con ! —.
Et la petite infirmière se met à sangloter — elle n'a rien compris à la manœuvre — elle ne voit pas que le spectacle est terminé — qu'on peut jeter son billet et se diriger vers la sortie — et Jules s'écrie :
— Et cette caisse ? Qu'est-ce qu'elle a qu'elle marche pas ! — C'est quoi, ce cirque ? dit-il —
Mais il n'y a plus de cirque — le cirque, c'est quand j'étais une vivante parmi les vivants — maintenant je suis une morte et je continue de respirer parmi les vivants — alors je t'en prie Jules — sors-moi de là ! — Je t'épouserai s'il faut te remercier — mais je t'en supplie ! Va chercher le tracteur !
Je ne peux pas parler — je peux remuer les lèvres — ce n'est pas une façon de parler — mais Jules me comprend — il fait le beau — il touche le menton d'une fille — flatte l'œil d'une autre — et il les amène avec lui — elles rient comme des folles en le suivant — il rit aussi, bonhomme — et alors on entend le diesel qui se met à cracher sa fumée noire — Jules pousse un cri de victoire — saute le talus sur le siège de son tracteur —
Et les filles tout excitées — les filles pleines de sexe et de plaisir — ne pensant pas une seconde à la maternité ni à la mort — les filles qui ont envie d'être nues manipulent les chaînes d'attelage comme des hommes — elles se mettent à puer du cul et sous les bras — montrant la pointe de leurs seins dans les chemisiers qui s'entrouvrent — et Jules fait le beau sur le siège du tracteur — lançant ses ordres aux filles qui jacassent — aux filles qui se rendent utiles et qui s'ouvrent comme des fruits — et puis elles sautent sur le tracteur — posent leur cul magnifique de chaque côté de Jules qui embraye — on est sauvé — Sus à Castelpu... — on arrivera avant le coucher du soleil — Jules bandant comme un taureau qui s'entoure d'affection — les filles s'accrochent à ses bras — il engage la seconde — la troisième — chaque fois secouant l'ambulance qui fait une embardée — je sens le poison agréable qui touche mes fibres — je vois les filles qui jouent au poison-femme — Jules qui s'excite — le diesel qui ramone la route — je me dis que le cirque est fini et bien fini — faut boucher les trous que j'ai dans la peau — pas ceux que j'ai dans la chair hein ? m'sieur le chirurgien — pas mes trous de ma chair — le poison bouche les trous — agréable — Jules va se sauter ces deux garces — je donne Jules parce que je l'aime.
Chapitre XXII
Anaïs Klingelödemaufstandunemplinichostblockinbegrfausdrückenbeklagen n'envisageait pas un séjour, mais un simple aller-retour, une après-midi superficielle comme une blessure d'insecte, et cette distance qu'elle mettait toujours entre elle et les questions sans solution. Elle avait déjà préparé dans ce sens la chape de l'oubli. Une nuit dans le train l'avait confortée dans sa pensée. Elle avait sommeillé tout près de la fenêtre, au troisième étage d'un compartiment couchettes, ayant soulevé un peu la toile du rideau avec un stylo en guise de mât. Pas une fois le paysage ne fut entièrement plongé dans l'obscurité. La vie persistait même au plus profond de l'obscurité immobile. Les quais apparaissaient presque par surprise.
Sur le quai de la gare, une vache mugit et la regarda. La petite dame brune au sac à main vert qui était elle aussi descendue entendit la vache et regarda Anaïs K.. Anaïs K. regarda la vache et la dame qui entra dans la gare malgré les récriminations de l'employé qui agitait sa casquette blanche et son drapeau rouge. Anaïs K. chercha un porteur sur le quai puis y renonça et souleva sa valise. On n'emporte pas avec soi une valise si pleine de son intimité si on n'a pas l'intention de s'installer à l'endroit où le train semble s'être arrêté définitivement. Elle sentit le froid sur ses cicatrices. Une brise glacée la pénétra tandis qu'elle franchissait un portail agité. Dans la cour de la gare, un taxi attendait. La dame brune au sac à main vert était déjà montée dedans et parlait au chauffeur en regardant Anaïs K.. La vache fit le tour elle aussi et se posta derrière une illusoire clôture de fil de fer barbelé. Elle regarda Anaïs K. et continua de mordre l'herbe gelée.
La dame brune au sac à main vert agitait sa petite main à la portière. Anaïs K. sourit, provoquant le tiraillement des cicatrices, ne parvenant que difficilement à montrer les bonnes dents. Elle monta. La petite dame au sac à main vert était chaude comme un beignet. Le taxi s'ébranla comme dans un rêve affecté de lenteurs et d'assourdissement.
— Nous avons voyagé ensemble depuis Paris, dit la petite dame. Je vous ai vue sur le quai et je vous ai reconnue. Comme vous sembliez ne pas me reconnaître, je n'ai point osé vous importuner.
Il allait bien, ce « point », à la petite dame au sac à main vert. C'était la vache qui s'éloignait. Anaïs K. se mit à chercher la petite dame au sac à main vert dans sa mémoire. Elle ne trouva rien. Sa mémoire connaissait mal ses personnages. Il lui arrivait même de les confondre, ce qui alimentait la confusion et relativisait son importance.
— Je me souviens très bien, caquetait la petite dame au sac à main vert. Ils sont rentrés en même temps. C'était l'hiver comme aujourd'hui.
Elle regarda les yeux du chauffeur dans le rétroviseur. C'était une vache lui aussi. Il se contentait de sa clôture en mangeant l'herbe du coin. Oui, c'était l'hiver, pensa Anaïs K., mais elle ne dit rien, se contenta encore une fois de sourire et de regarder le paysage aux arbres nus. La petite dame au sac à main vert paraissait satisfaite pour l'instant. Elle n'avait pas l'intention de tout refaire en une minute. Elle prendrait le temps. Le temps était si présent sur ses joues roses qu'Anaïs K. en éprouva du chagrin. Cependant, elle se tut, de peur d'en dire trop ou pas assez, comme c'était généralement le cas quand les gens venaient vers elle pour la reconnaître ou en savoir plus.
— Nous n'avons pas de chance, dit la petite dame au sac à main vert.
Elle traçait une limite maintenant. C'était trop tôt pour le faire. Anaïs K. n'était pas revenue. Elle ne répondit pas à cette question. Elle avait eu l'intention de ne jamais revenir. La petite dame au sac à main vert ne se posait pas ce genre de questions. Elle s'en posait d'autres et ces réponses étaient parfaitement étrangères à Anaïs K. qui avait choisi d'oublier en sachant que c'était impossible. Elle ne s'était jamais préparée à ce combat contre les forces morales de l'existence. Elle allait à la dérive, certaine de n'aller nulle part. Aujourd'hui, elle allait le revoir et elle en souffrait depuis que ce projet avait pris de l'importance. Au début, elle y avait seulement songé, puis la pensée s'en était mêlée et l'esprit n'avait plus eu le choix. Elle avait acheté ce billet et accepté la correspondance de Toulouse, un train vert et gris qu'elle s'était juré de ne plus jamais prendre. C'était sur le quai de Toulouse qu'elle avait revu la petite dame au sac à main vert. Elle l'avait reconnue après une seconde d'hésitation, mais elle avait détourné son regard pour allumer une cigarette. Dans le petit train vert et gris, elle avait quitté la voiture où la petite dame au sac à main vert l'avait suivie dans l'espoir de nouer une conversation qui ne pouvait pas avoir de lien avec le malheur. Or, elle n'aurait accepté que ce sujet de conversation. Elle se serait montrée d'une cruauté parfaitement dégoûtante.
— Je cherchais les W.C., dit-elle maintenant.
— Et vous les avez trouvés ? badina le chauffeur qui sortait de sa réserve.
La petite dame au sac à main vert éclata de rire. Tout en riant, elle posa sa main chaude sur le poignet d'Anaïs K. qui se mit à rire elle aussi, souffrant non pas physiquement, mais mentalement d'avoir à étirer les cicatrices qui se croisaient sur son visage dur aux yeux facilement égarés.
— Nous étions seules, dit la petite dame au sac à main vert. Oh ! Non. Il y avait cet homme avec sa canne en bambou. Il ne m'a pas adressé la parole en m'aidant à monter ma valise. Vous avez une valise ?
Elle le savait très bien qu'Anaïs K. avait une valise si pleine qu'on pouvait se demander ce qu'elle venait chercher après une si longue absence. Heureusement, elle ne demandait pas s'il avait souffert de cet abandon. Comment avait-il résisté à la tentation d'en finir au lieu de se laisser continuer par une existence qui ne lui appartenait pas et qu'on lui prêtait provisoirement ? La petite dame au sac à main vert cogna sur la vitre avec son index replié pour signaler qu'il fallait tourner. Le chauffeur savait qu'il fallait tourner. Il avait cette patience. Comment acquiert-on cette patience ? se demanda Anaïs K.. Elle vit alors apparaître les signes d'une immense inquiétude sur le visage de la petite dame au sac à main vert qui s'était comportée jusque-là comme quelqu'un qui accomplit un acte sans conséquence, important, peut-être même décisif, ajoutant sa détermination à l'irrémédiable, mais sans implications inattendues, sans attente, sans oppression.
— Nous y voilà ! fit-elle d'une voix si aiguë qu'Anaïs K. crut entendre un pipeau.
Le taxi franchit un portail prétentieux dont les grilles disparaissaient sous les ronces.
— Ils ne le ferment plus, dit-il.
Les roues chantaient, c'était du moins l'impression qu'elles donnaient aux oreilles d'Anaïs K. qui se réveillait maintenant totalement pour commencer à enregistrer les détails. Quand le chauffeur ouvrit la malle, et qu'il souleva les deux valises, il dit :
— Eh ! Bon Dieu ! Elle est bien lourde cette valise !
La petite dame au sac à main vert rougit. Elle n'avait emporté que le strict nécessaire, deux jours au plus, précisa-t-elle. Anaïs K. s'éloigna, les deux mains accrochées à la poignée de sa lourde valise qui semblait l'emporter dans un ailleurs menaçant. La petite dame au sac à main vert ne fit aucun effort pour la rejoindre. Elle regarda le taxi se rapetisser dans l'allée bruyante, sous les hêtres, et disparaître avant même d'avoir atteint la grille. Elle n'aimait pas ce genre de sensation et frissonna en secouant sa loutre, petit détail qui avait échappé au regard écorché d'Anaïs K.. On en parlera tout à l'heure, se promit la petite dame au sac à main vert. Elle avait déjà tout accepté. Elle avait une habitude sereine des inconvénients que les lieux opposaient toujours à sa consommation d'antalgiques.
Anaïs K. avait déjà atteint le perron. Elle ne se souvenait plus des crocodiles de pierre qui descendaient de chaque côté de l'escalier. Elle avait aussi oublié la coquille Saint-Jacques sur le mur à côté de la porte. Elle jeta un œil triste à travers un carreau. Quelqu'un venait. Il se précipita quand il vit le visage transparent d'Anaïs K. qui se penchait et clignait des yeux en s'efforçant de le reconnaître. Il la rassura.
— Vous ne pouvez pas me connaître, dit-il en tendant une main moite. Je ne suis ici que depuis...
Elle n'entendit pas le reste. La petite dame au sac à main vert lâcha sa valise sur la première marche et félicita Anaïs K. d'avoir réussi à monter la sienne jusqu'au perron. L'homme s'inclina cérémonieusement. Il sentait le tabac et la rose.
Anaïs le revit un quart d'heure plus tard. Elle avait insisté pour que la petite dame au sac à main vert passât devant elle. Elle avait dit ridiculement :
— Vous avez plus l'habitude que moi.
La petite dame au sac à main vert avait souri. Impossible de savoir si cette absurdité la blessait. Anaïs K. n'avait jamais souhaité en savoir plus sur ceux qui s'adressaient à elle pour la rencontrer. Elle était moins timorée quand c'était elle qui prenait l'initiative de la rencontre. La petite dame au sac à main vert venait de recevoir sa première leçon. Non, pensa Anaïs K., elle ne pense pas comme moi. Elle ne vit pas ce que je vis. Mes mots ne l'ont pas touchée. Elle est entrée dans le bureau sans se demander ce que j'ai bien pu vouloir dire en parlant de cette habitude acquise par une fréquentation peut-être assidue de ces lieux. Elle attendit sans s'asseoir parmi les caoutchoucs et les ficus. Elle était seule dans le salon d'attente. Elle contempla le haut plafond d'où descendait un lustre étincelant. Un miroir judicieusement placé augmentait les dimensions d'une pièce qui sinon eût paru étouffante. Deux portes-fenêtres ruisselaient. Elle poussa le réalisme de la scène jusqu'à effacer la buée sur un carreau. Une autre vache la regardait, immuable et tranquille.
— Vous ne pourrez pas le voir aujourd'hui, madame K., je regrette. Un incident...
Elle se leva comme si elle abandonnait l'idée de le revoir. Il se leva pour la rejoindre et la rassurer.
— Trois jours, dit-il en lui caressant les mains, ce n'est pas long. Vous avez une chambre ?
Il téléphona à l'hôtel. La petite dame au sac à main vert attendait dans le salon, les mains posées sur son sac à main vert, petite et brune comme un pot de fleurs séchées. Elle souriait parce qu'elle savait. L'homme raccrocha et joignit ses mains pour annoncer que la chambre était retenue.
— Je vous invite à prendre votre repas de midi dans notre excellent réfectoire, proposa-t-il joyeusement. Nous sommes particulièrement attachés à une nourriture saine et de bon aloi.
Elle le remercia et sortit.
— Vous mangez avec nous ? demanda la petite dame au sac à main vert qui la suivait en trottinant.
— Non.
Quelle réponse !
— Je ne mange pas.
Pas avec vous.
— Pas aujourd'hui.
— Je comprends, dit la petite dame au sac à main vert en s'arrêtant, s'éloignant aussitôt.
Anaïs était de nouveau sur le perron.
— Il vous faut un taxi, dit encore la petite dame au sac à main vert. À pied, c'est loin. Il fait si froid.
Elle se frottait énergiquement les bras en sautillant.
— L'été, je ne dis pas. Vous êtes déjà venue l'été ?
Elle savait bien que non.
— Je vous ai appelé un taxi, dit la voix de l'homme.
Elles levèrent la tête. Il se penchait à une fenêtre.
— Vous êtes un trésor, gloussa la petite dame au sac à main vert.
La fenêtre se referma.
— Si nous attendions à l'intérieur ? dit la petite dame au sac à main vert en se tapotant le visage.
Elle n'attendait rien, elle. Anaïs K. la suivit cependant. Le salon était maintenant occupé par deux autres femmes. La petite dame au sac à main vert se déplaça allègrement pour les saluer. Elles lorgnèrent du côté d'Anaïs K. avec une discrétion d'araignée. Anaïs frottait le carreau dégoulinant. Elle frottait presque rageusement. Elle n'avait pas souhaité cette attente. Elle ne voulait pas savoir ce qui était arrivé pour justifier, médicalement, trois jours d'attente. Comment peupler cette nouvelle solitude ? La petite dame au sac à main vert reprenait le train le soir même.
— Nous ferons connaissance, dit-elle. Nous avons besoin de nous soutenir. Vous voyez ces dames ? L'une et l'autre sont encore désespérées. Je ne le suis plus et puis, vous savez, je ne le cache plus. Prenez ces trois jours pour faire le vide, vous raisonner. Vous aimez la campagne ?
Pas vraiment. Anaïs K. sentit la petite main chaude et souhaita s'en frotter elle aussi le visage. Elle se sentait absurde et inutile. Elle n'attendrait pas. Elle n'avait jamais attendu.
— Voilà le taxi, dit la petite dame au sac à main vert. Votre valise, ouf !
Elle tenait à la porter. Elle n'avait pas l'habitude des efforts physiques.
— Hé ! fit-elle. Dérangez-vous !
Le chauffeur trotta en riant. La valise n'était rien pour lui, question poids. Il l'enfourna dans la malle et se remit au volant en parlant de la fragilité des femmes.
— Installez-vous, dit la petite dame au sac à main vert, et revenez nous voir.
Elle fila. Anaïs les vit derrière la porte-fenêtre, toutes les trois considérant ce qu'elle voyait comme l'annonce d'un malheur à la hauteur de leur attente. Le chauffeur bougea.
— Je monte, dit Anaïs. Vous savez où on peut acheter des cibiches ?
— Que oui !
La chambre était inconfortable, mais il y régnait une intense chaleur. Anaïs K. se posa sur le radiateur sans cesser de fumer. Sa valise était ouverte sur le lit, béante et veule. Une fenêtre avait déjà subi ses effacements. Le carreau s'égouttait sur le radiateur, lent et obscène. Elle se mit à arpenter le tapis, prenant soin de ne pas en dépasser les limites. Il va me rendre folle.
À midi, on gratta à la porte. Si c'est moi, je gratte, avait dit la tenancière, comme ça, vous savez que c'est moi. Pour les autres, je ne sais pas. Vous avez bon appétit, j'espère ?
— Et bien, si vous voulez déjeuner, c'est le moment. Attention au tapis en sortant.
Anaïs évita la pliure-piège et suivit la tenancière dans le couloir gris. L'odeur de la cuisine l'épouvanta, elle qui ne se nourrissait que de liquides froids. Encore trois jours !
— Vous vous installez où vous voulez, dit la tenancière.
La petite dame au sac à main vert trônait à une table près des fenêtres. Elle lui faisait de petits signes amicaux, mais ce n'était peut-être pas une invitation. Elle était accompagnée d'un jeune homme cassé au niveau du cou. Il trempait des morceaux de pain dans son assiette sans cesser de parler à ce qui était peut-être son reflet à la surface de ce qui était encore peut-être de la soupe. Anaïs sourit et glissa de l'autre côté de la salle à manger.
— Vous êtes seule ? demanda la tenancière.
Elle finirait par savoir pourquoi. Elle ne demandait pas si le pays plaisait à son hôtesse. Elle se contentait de se balancer sur ses sabots, serrant contre sa poitrine deux mains qui étreignaient un cruchon vide.
— Je serai seule pendant trois jours, expliqua enfin Anaïs. Ensuite...
Elle se sentit épiée et non plus invitée à s'exprimer clairement.
— Ensuite, on verra, dit-elle d'une voix dure.
La tenancière disparut comme un ballon qui éclate et fut remplacée par une jolie serveuse aux yeux noirs.
— Nous avons de tout, enfin, je crois, dit la jeune serveuse.
Elle rougissait.
— Il faut vous décider, vous savez ?
Anaïs referma la carte.
— Servez-moi un petit alcool. Qu'est-ce que vous avez ?
— Et pour manger ?
— Rien. Plus tard. Demain. Je ne sais pas !
La jolie serveuse fusa en direction du comptoir. Une minute plus tard, Anaïs sirotait une gnole en souriant à la vache qui la regardait derrière le carreau. La tenancière revint à la charge :
— Il faut manger, vous savez ? Avec ce froid !
Elle sentait le cassoulet. On en aurait mangé !
— Ça va, dit Anaïs. J'ai mangé des cochonneries dans le train. Ça ira mieux dès que j'aurais...
De nouveau seule, elle se prépara à revenir à Paris. Comme la gare était fermée et que le taxi n'était plus dans la cour, elle interrogea un passant immobile qui consentit à remuer les lèvres pour lui dire qu'il ne savait pas. Elle revint au bourg, les jambes glacées. Le restaurant était éclairé et la petite dame au sac à main vert veillait à la fenêtre. Elle était seule maintenant et paraissait triste vue de loin. En s'approchant, Anaïs vit qu'elle était au contraire parfaitement gaie. Le jeune homme était retourné d'où il venait. Elle était contente de sa visite. Lui aussi. Elle rentrait ce soir même. Le train passait à huit heures, plus ou moins les quelques minutes qui manquent toujours à ces pays lointains.
— Je rentre avec vous, dit Anaïs.
— Vous n'attendez pas ?
Attendre ? Que savait-elle de l'attente, elle qui venait et repartait parce que tout s'était passé comme prévu ? Anaïs évita de la regarder alors que l'autre recherchait activement ce contact fébrile. Mais la petite dame au sac à main vert se laissa aller elle aussi à commenter son existence :
— Quelle question stupide ! reconnut-elle en se frottant le nez. Je me la pose tous les jours.
— Je sais bien que trois jours, ce n'est rien si on les compare à tout ce qui reste à attendre, dit Anaïs qui se demanda de quoi elle allait parler maintenant.
Une heure plus tard, la petite dame au sac à main vert monta seule dans le train et Anaïs retourna à l'hôtel en se promettant de ne pas oublier ce petit visage serein marqué par une colère secrète et bien gardée. Elle avait aussi promis de ne pas abuser de la boisson.
— J'ai attendu moi aussi au début, expliqua la petite dame au sac à main vert. Et j'ai levé le coude plus souvent que prévu, croyez-moi.
Anaïs entra dans la chambre où la chaleur l'engourdit. Elle ne se jeta pas dans le lit comme d'habitude. Elle s'y coula. Il y avait longtemps qu'elle n'avait pas goûté à la chaleur des draps. Il y eut une bonne demi-heure de pas feutrés dans le couloir, puis tout devint si tranquille qu'elle eut peur d'être définitivement seule. Puis elle se reprocha de finir par tout gâcher et elle éteignit.
Le professeur Klingelödemaufstandunemplinichostblockinbegrifausdrücken-beklagen, natif de Berlin, reçut la lettre l'invitant au concert par un beau matin de printemps qu'il venait de consacrer à des exercices physiques. Il souffrait de rhumatismes et passait beaucoup de temps à les soigner. La lettre disait qu'il faisait mauvais à New York et que de toute façon, il était impossible de vivre dans cette ville tentaculaire sans éprouver au bout de trois jours le désir de revenir au pays pour y faire apprécier un talent que les New-Yorkais ne semblaient pas mesurer à sa juste valeur. La lettre avait été postée trois jours avant. Le professeur K., qui était un homme heureux malgré le veuvage et les rhumatismes, s'empressa de frapper à la porte de sa fille, qui dormait encore, pour lui annoncer la nouvelle.
— Fabrice rentre plus tôt que prévu, dit-il au bord du lit.
Il ne put empêcher d'éprouver un agréable vertige en respirant les parfums des draps. Anaïs plia l'enveloppe qui s'ouvrit (elle avait une habitude sereine de ce geste qui remontait à l'enfance) et retira vivement la lettre. Comme elle était heureuse ! Le professeur K. relut les mots de Fabrice par-dessus l'épaule tiède de la jeune fille qui exultait. Il y avait deux ans que Fabrice n'était pas venu à Paris et ils (le professeur K. et sa fille) l'avaient raté à Salzbourg où le professeur se trempait dans les eaux d'un temple dédié à la santé universelle. Demain, c'était demain, dit Anaïs en comptant sur ses doigts. La lettre était arrivée à temps, dit le professeur en frissonnant.
Il retourna dans le salon pour attendre sa fille qui tarderait une bonne heure. Ensuite, ils descendraient pour aller prendre un petit déjeuner dans la rue. Le professeur, qui n'enseignait plus mais qu'on consultait régulièrement, se flattait d'aimer la rue et il avait communiqué ce goût pour les passants à sa fille qui le surpassait d'ailleurs en descriptions et en dialogues. Elle voulait devenir écrivaine et il savait qu'elle en avait la fibre. Il reconnaissait là quelque chose qui avait existé chez sa défunte épouse, mais celle-ci avait été un tel désastre pour son existence de professeur et d'homme qu'il ne souhaitait pas approfondir cette connaissance du sang. Anaïs écrivait pour l'instant des poèmes, qu'elle considérait comme un simple exercice, en attendant de trouver le ton d'un roman. Le professeur n'avait pas lu beaucoup de romans et le seul qu'il avait achevé, La nouvelle Héloïse, l'avait énormément ennuyé. Il eût préféré que sa fille s'essayât à la réflexion philosophique ou, à défaut, morale. Elle écrivait tous les matins et ne négligeait pas ses études. Mais c'était les vacances de Pâques et les vitrines de Paris étaient pleines d'œufs en chocolat. Il s'était promis de ne pas faillir à la tradition et d'en manger un gros plein de bonbons au caramel. Anaïs surveillait sa ligne et ne se souciait pas le moins du monde des péchés de son papa rond et d'apparence débonnaire. Elle pouvait se montrer quelquefois un peu égoïste et il en souffrait secrètement. Mais cette petite ombre au tableau était si transparente que les autres ne la voyaient pas. Il fallait être intimement invité à coexister avec le père et la fille pour le comprendre. Fabrice se proposait quelquefois d'y parvenir. Il y renonçait finalement et allait diriger ses orchestres au bout du monde. Comment Anaïs ne le détestait-elle pas, le professeur considérait que c'était là un mystère que rien ne l'invitait à résoudre. Il était un peu jaloux. L'égoïsme d'Anaïs valait bien une petite crise de temps en temps et elle les supportait avec une patience qui lui rappela les insectes de ses recherches. Le professeur K. était entomologiste et lisait Fabre avant de s'endormir. Il aimait en Fabre, plus que l'entomologiste, le héros national et le menteur universel que lui-même n'avait pas réussi à devenir. Mais il y avait trois billets d'entrée dans l'enveloppe et Anaïs avait frémi dangereusement.
Le professeur attendit une heure comme il avait prévu. Il mettait à profit cette attente presque rituelle pour jeter un œil dans les journaux qu'un domestique avait amoncelés, sans doute en rechignant, sur la table basse du living. Le monde lui paraissait impossible à conquérir et il adorait l'action politique, pourvu qu'elle demeurât le fait des spécialistes et non pas des amateurs comme il l'était lui-même et comme l'était fatalement la majorité de ses semblables. Il aimait se soumettre aux impondérables de cette fatalité qui arrangeait heureusement ses récits destinés à la conversation courante. Il avait vite fait de se rasséréner si on lui reprochait sa légèreté. Anaïs enfonçait alors ce clou avec une vigueur qui le déconcertait. Il n'en parla jamais et s'efforça toujours de n'en laisser rien paraître. Elle descendit, belle et rayonnante comme le méritait ce printemps qu'elle avait déjà célébré pour en comparer l'expression avec les précédents lyrismes. Il avait constaté avec elle qu'elle était en progrès, mais le roman promis à sa jeunesse ne se laissait toujours pas deviner. C'était un secret bien gardé ou un rêve sans lendemain. On verrait bien, se dit-il en recevant le bras fragile de sa fille qui le conduisit directement au café où leur table jouxtait des conversations pour le moins rudimentaires.
— Il ne dit rien sur son séjour, dit Anaïs qui n'avait pas touché à son café-crème.
— La dernière fois, dit le professeur qui n'avait pas l'intention de raconter des histoires, il est reparti juste après le concert. Nous n'avons pas eu le temps de le voir vraiment.
Fabrice n'était pas parti après le concert, contrairement à ce que croyait ou voulait faire croire le professeur. Il avait passé la nuit avec Agnès et Anaïs ne l'ignorait pas. Ces cousines au prénom d'héroïne de Pierre Benoît avaient d'ailleurs le don d'irriter le professeur quand elles se muraient chacune de leur côté dans le silence inspiré, il le savait, par un Fabrice impossible à couper en deux, condition sine qua non d'un partage s'il en avait été question. Il trempa un croissant pressé dans son café noir.
— Un jour, dit le professeur, il se fixera quelque part.
Comme moi, pensait-il. Il était évident, pour lui, que Fabrice évitait Anaïs pour ne pas risquer de vivre ce que le professeur avait mal vécu avec sa défunte et invivable épouse. La mère d'Agnès était ravissante et agréable. Cela aussi, Anaïs ne l'ignorait pas. Le professeur ouvrit le journal qu'on lui tendait en lui demandant son avis. Il bougonna. Anaïs regarda la rue comme si elle y cherchait quelque chose ou quelqu'un. On aurait dit qu'elle cherchait plutôt à fuir. Le professeur se lança dans un commentaire qui fascina son auditoire.
Chapitre XXIII
Elle se réveilla à côté de la petite serveuse qui dormait la bouche ouverte, chaude et tranquille. Il faisait moins chaud dans la chambre. Elle se souvenait d'une chaleur intense. Elle se leva doucement et entrouvrit la fenêtre au-dessus du radiateur. Un petit pincement lui rappela qu'on était en hiver. Elle se souvenait de ces hivers rudes et de la corvée de bois. La lumière semblait insister pour entrer par les interstices des vieux volets gris. Elle approcha une seconde son visage de cette froidure térébrante. Ces clous qui s'enfonçaient dans sa peau depuis qu'elle ne tenait plus à la vie, on lui avait dit de se méfier de ces sensations, de ne pas croire à leur réalité, de laisser les coulures couler, d'attendre un meilleur moment pour se remettre à penser. Ne pas sombrer dans cette irréalité était au-dessus de ses forces, mais on continuait de l'encourager, applaudissant même quelquefois quand elle parvenait à oublier l'incidence de la douleur sur le temps, un exploit qui les rendait accessibles pendant un instant, incalculable autrement, de leur existence nécessaire, inévitable, croissante.
La petite serveuse se réveilla. Elle se réveillait parce que c'était l'heure.
— Dans ma chambre, dit-elle en s'étirant, il fait froid le matin et à peine chaud le soir.
Peut-être aimait-elle les hommes après tout. Elle rassembla ses vêtements épars sur la descente de lit et s'enfuit sans laisser de traces. La porte, si peu de temps ouverte pour la laisser passer, coupa net l'odeur du café et du pain grillé, du beurre peut-être aussi. Quel jour sommes-nous ? Le deuxième ou le premier ? Le jeune homme qui l'avait si aimablement reçue avait parlé de trois jours. Comment les compter ? Ce n'était pas important de le savoir aujourd'hui, mais demain si c'était le troisième ? Elle devait à tout prix retourner demain. Elle le verrait ou bien on lui dirait de revenir demain. Elle avait peur qu'on lui annonçât que la crise avait atteint un tel paroxysme qu'on ne pouvait plus calculer les jours. Elle ne supporterait plus cette attente. Elle ne le verrait plus avant longtemps. Comment posséder au moins cette journée, la mettre à profit si le temps est clément ? Elle poussa les volets si fort qu'ils rebondirent sur la façade et revinrent se fermer avec un grand bruit qui lui rappela les tourmentes et la peur. Elle n'eut pas le temps de voir. On montait. La tenancière entra sans frapper, traversa le tapis, reconnut peut-être l'odeur de la jeune serveuse,dit :
— Ce vent va nous rendre folles !
Et elle entrecroisa les volets, ajustant la barre de fer solidement, comme son hôtesse n'aurait pas su le faire, car elle était étrangère à ces habitudes tenaces du vent et de la proximité des montagnes.
— Vous sentez pas le café ?
— Je descends, dit mollement Anaïs.
Elle avait eu juste le temps de se couvrir, mais pas avec le rideau comme elle le craignit pendant une seconde d'amertume. Elle s'habilla sans avoir jeté un œil au dehors. Dans l'escalier, elle croisa les deux dames qui venaient elles aussi pour...
— Ce froid ! se plaignirent-elles ensemble. Un bon café...
Anaïs entra dans la salle à manger qui sentait le feu de cheminée qu'on vient de raviver, gueule brûlante des murs. Un vieillard s'y réchauffait, n'extériorisant que l'angle aigu de son regard et les tremblements de ses extrémités.
— Vous savez, dit la serveuse en chiffonnant la table, on a de beaux étés. Vous devriez venir l'été. Vous allez où l'été ? Moi, nulle part. Je reste. Peut-être pas l'été prochain.
Anaïs ne caresserait cette main rapide qu'une petite seconde, pas plus. Elle se le promettait en respirant l'odeur de la femme au travail qui prend rarement soin d'elle. Le café était chaud, mais si amer qu'elle le but pour s'écœurer.
— Vous ne mangez pas les tartines ? (à voix basse, vraiment pour que personne ne l'entendît :) Je les emporte dans mon tablier. J'ai si faim !
Avait-elle faim l'été, sous le soleil et à l'ombre des arbres ? Qui prodiguait cette ombre sinon les arbres ? On ne se couchait pas dans les granges. Elle se souvenait.
— Le repas ? À midi pile. Je suis...
La tenancière était... Anaïs sourit puis l'abandonna au récit de son être laborieux. Si elle avait attendu, elle n'aurait pas évité le discours sur la retraite. Derrière le rideau, la jeune serveuse mangeait les tartines en pensant à autre chose. L'hiver, elle ne se nourrissait que pour lui survivre. Mais l'été ? La peau est si proche de la chair en été. Anaïs frissonna et se dirigea vers le clocher. Je ne suis pas...
La cousine Agnès habitait avec ses parents un petit appartement douillet comme une maison de poupée. On y vivait un peu à l'écart de la rue, bien que madame Morandelle fût commerçante et connût un nombre considérable de personnes. Monsieur Morandelle était un fonctionnaire insignifiant qui ne brillait guère en comparaison avec le professeur K. Ils étaient cependant bons amis et échangeaient des conseils. Madame Morandelle, Hortense Morandelle née Bélissens, était très appréciée du professeur K. qui lui offrait des douceurs caramélisées sans jamais pousser plus loin sa séduction d'intellectuel raffiné et capable du pire en la matière. Agnès s'ennuyait et ne le disait pas. Sans Fabrice, elle eût sombré dans la dépression à l'âge de quinze ans. Elle en avait dix-huit et savait maintenant ce qu'elle voulait. Mais ce n'était pas son seul avantage sur Anaïs. Elle était aussi très jolie. Elle possédait le charme des jolies filles qui se prêtent volontiers aux comparaisons déroutantes. Anaïs n'était belle que nue et Fabrice le savait. Il redoutait cette nudité, et non pas, comme le serinait cruellement le professeur, parce qu'elle était le portrait craché de sa mère. Le professeur se mettait à la place de tous les hommes qu'il connaissait pour juger du degré de leur malheur, sauf de monsieur Morandelle qu'il connaissait mieux. Anaïs haïssait secrètement cette existence circulaire. Ou elle la jalousait parce qu'Agnès s'y trouvait à son aise et que Fabrice ne voyait pas d'inconvénient à y pénétrer en étranger bienvenu pour sa richesse et ses promesses de bonheur. Le professeur K. n'était d'ailleurs pas mécontent que Fabrice n'eût pour sa fille que des intentions concupiscentes.
— Il finira par la rendre malheureuse, expliquait-il à Anaïs en trempant son croissant dans le café noir du petit matin qui avait pignon sur rue.
Il agaçait Anaïs qui ne prétendait rien d'autre que posséder un homme à elle et pas aux autres. C'était aussi simple que cela, mais madame K. n'avait rien possédé à part sa fortune personnelle et Hortense ne savait plus ce qu'elle possédait tellement elle était charmante. Agnès, jolie et égoïste, se prenait plutôt pour un petit animal domestique et ne pensait pas une seule seconde à ces questions de civilités bourgeoises. Elle possédait Fabrice, au moins quand il consentait à se montrer à Paris ou à Nice où les Morandelle avaient acquis un pavillon à deux ou trois encablures de la mer. Les K. ne possédaient que ce que madame K. avait possédé de son vivant, et Fabrice en était exclus, ce qui ravissait le bougon monsieur K. qui ne professait plus depuis les premiers signes de puberté de sa fille, des années après la mort de madame K. qu'il continuait de détester ouvertement, sans doute beaucoup plus ouvertement que du vivant de cette espèce d'épouvantail à moineaux. Fabrice était un beau moineau, blond et vivace, capable de se tenir en équilibre au bord de n'importe quelle fenêtre pourvu que s'y penchât un corsage bien rempli. Anaïs possédait de petits seins qui eussent eux aussi passé pour des piafs si les seins d'Agnès n'avaient pas eu le bonheur de remettre Fabrice à sa place de poupon caresseur et transi. Anaïs les considérait avec une cruauté qui se limita toujours à de secrètes expressions verbales dont personne n'eut jamais connaissance tant le secret était bien gardé au fond de son petit être mis à nu une fois l'an par un Fabrice avide et déconcerté. C'était toujours ça.
Ce matin, tandis que le professeur mesurait du coin de l'œil la nervosité de sa fille, madame Morandelle vint l'émoustiller sur la terrasse où, en temps ordinaire, elle n'eût jamais osé mettre ses pieds d'aventurière. K. se leva, son ventre bouscula une tasse qu'il ne parvenait pas à vider tant le comportement d'Anaïs devenait incompatible avec son bonheur de femme, et la petite main chaude d'Hortense se pelotonna dans la sienne, une main grossièrement taillée dans la banalité et l'attente. Une plainte sortit péniblement de la bouche d'Hortense : monsieur Morandelle n'était plus.
— Il n'est plus où ? s'écria idiotement K.
La douleur le traversa. Les larmes d'Hortense coulaient dans son café, du moins Anaïs les vit-elle former de petits vortex à la surface de ce café qui n'agissait plus comme un miroir depuis qu'elle était en âge de mesurer l'homme avec les instruments du sexe. Hortense aspira encore une grande quantité d'air saturé d'odeurs de café chaud et de croissants fourrés à la crème au chocolat, et de nouveau sa poitrine, qui n'avait d'égale que celle de sa propre fille, se dégonfla à proximité du ventre frissonnant de K. qui regardait sa fille comme si le monde menaçait de s'écrouler sur elle. Anaïs se leva et posa sa solide main sur l'épaule sautillante d'Hortense qui y posa à son tour son autre main pour la flatter et n'avoir rien à dire de si douloureux et de si définitivement irremplaçable.
— Comment ? finit par murmurer K..
— Cette nuit, dit Hortense.
C'était quand. Anaïs ne dit rien pour l'instant. Quand, comment, quelle importance ? Fabrice n'arriverait pas à temps pour séduire une dernière fois le vieux Morandelle qui n'avait pas cinquante ans. De quoi mourrait-on à cet âge ? Anaïs s'éloigna en cherchant son mouchoir. Un garçon la regarda se regarder dans un miroir au-dessus des dossiers rouges. Que pense-t-il de moi ? se demanda Anaïs. Et quand elle revint sur la terrasse, Hortense était assise à sa place et informait K. de ce qui avait emporté Morandelle, comment, quand, et où.
— Oh ! Ma petite Anaïs. Prends une chaise.
Le garçon la tenait justement dans ses mains vigoureuses. Anaïs aima ce glissement sous elle, l'atterrissage en douceur, l'ajustement précis tandis qu'elle retenait encore ses fesses pour lui laisser cette chance. Elle pivota vivement pour le remercier et il ne rougit pas. Elle ne rencontra que le blanc de ses dents et le bleu de ses yeux. Revenons à nos moutons, pensa-t-elle. Et elle s'inclina du côté d'Hortense Morandelle jusqu'à rencontrer l'épaule et la main qui consentait à la caresser. On dirait que c'est moi qui souffre.
— Ma pauvre petite Anaïs, dit Hortense. Tu l'aimais bien, notre Moran. Tu ne pourras plus lui faire des niches. Oh ! Oh ! Oh !
Il y avait longtemps qu'Anaïs ne faisait plus de niches à Moran. Des années. Elle ne se souvenait que de sa cruauté et de la patience du bonhomme qui se sentait flatté et le disait.
— Et Fabrice qui arrive... commença Hortense.
Elle interrogea le regard de K.
— Demain soir, dit-il.
Son café était définitivement froid. Une mouche s'était posée sur le croissant déchiré hâtivement au moment où Hortense arrivait, pâle et indécise. K. se remplissait toujours la bouche quand elle arrivait, quelles que fussent les circonstances, heureuses ou malheureuses, il se remplissait la bouche et elle arrivait. Anaïs avait noté ce détail dans son exemplaire de la connaissance de l'homme. Moran se laissait chatouiller et K. se remplissait la bouche. Le monde était petit.
— Bref, dit Hortense, nous avons été réveillées, Agnès et moi, par un bruit sourd. Vous savez comme il est maladroit... Oh ! Oh ! Oh ! comme il était ! comme il était !
Elle se battait la coulpe en aspirant le café au bord de la tasse brûlante.
— Nous pensions, Agnès vous le confirmera, qu'il s'était encore pris dans le tapis. Il a brisé le miroir de la console une fois, en cherchant à s'y retenir, et je lui en veux encore ! Oh ! Oh ! Oh !
Le garçon n'avait pas que des beaux yeux, de belles dents et des mains vigoureuses et saines. Deux épaules carrées en disaient long sur sa disponibilité. Il se tenait sur le seuil de la terrasse, regardant la rue et saluant quelquefois les passants, tournant le dos pour se donner à estimer dans toute sa splendeur. Anaïs adorait les hommes vus de dos, pourvu qu'ils fussent habillés et parfaitement mis question plis et ajustage. Agnès, qui était sotte sans doute parce qu'elle était jolie et prétendait être belle, avouait en rougissant que les fesses la rendaient jalouse de l'homme. De l'homme en général, précisait-elle. Anaïs savait pertinemment que Fabrice ne se prêtait pas à ces jeux sorciers. Il était le premier à le dire, qu'il détestait qu'une femme se prît pour un homme.
— Il était mort, dit Hortense. On ne l'aurait pas dit. Ou nous ne voulions pas croire que c'était possible.
— J'ai connu cette douleur, renifla K. qui n'avait pas souffert de la mort de madame K. et Hortense le savait.
— Nous sommes perdues, dit Hortense.
— Moran possédait-il tout ? dit K. qui ne pensait déjà plus à ce qu'il disait.
— Agnès est à la maison ? demanda Anaïs.
Et elle fila sans attendre la réponse. Au passage, le garçon lui adressa un mot qu'elle ragea de ne pas avoir saisi au vol d'une voix à la hauteur de l'homme qu'elle lui reconnaissait pouvoir interpréter pour elle s'il la désirait comme elle ne le désirait déjà plus. Tu es compliquée, disait Agnès devant son miroir. Mais Anaïs n'était que la pire des menteuses qu'elle eût jamais connues et qu'elle ne connaîtrait jamais. Mythomane, avait corrigé Anaïs, sachant qu'elle parlait à une idiote trop jolie pour se croire inutile.
Agnès pleurait dans le salon. Il y avait déjà du monde. Anaïs s'annonça par un grattement sur le dossier de la chaise. Agnès avait des yeux bouffis de douleur.
— Je suis tellement peinée ! déclara Anaïs.
Agnès ne la toucha pas. D'habitude, elle la touchait et elle pouvait alors tout savoir en une fraction de seconde. Agnès paraissait inaccessible, pliée à l'équerre sur la chaise. Anaïs aperçut les pieds du mort. Ils étaient chaussés de souliers neufs. Les bougies destinées à raréfier l'air et les fenêtres toutes fermées pour aider encore à cette raréfaction rituelle ne lui donnèrent pas le vertige escompté pour paraître moins indifférente, moins sincèrement imperméable à un évènement qui ne changerait rien à son existence ni à celles qui la conditionnaient. Elle risqua un œil dans la chambre mortuaire. Sa robe blanche effraya une vieille rabougrie qu'on rassura aussitôt en lui prodiguant le récit de sa résurrection. La robe blanche entra, salua à voix si basse que le corps s'étonna, puis s'approcha du lit où Morandelle souriait de béatitude. Il avait toujours été heureux couché. Mais il ne regardait pas le plafond comme il avait tous les étés contemplé avec elles (Anaïs et Agnès) le ciel qu'il expliquait avec la poésie des nombres et le lyrisme des résultats. La robe blanche se recueillit. Son cerveau palpitait. Une prière le traversa en étrangère, comme un petit nuage blanc dans un ciel d'averse. C'était fini. Elle retourna dans le salon. Agnès était courtisée par un jeune professeur qu'Anaïs connaissait de vue.
— Quelle perte ! s'écria-t-il quand Anaïs fut assez près d'eux pour estimer la situation. Nous avons perdu...
— Viens ! dit Anaïs.
Agnès se laissa emporter. Anaïs l'emmena si loin qu'elle en perdit connaissance.
Le campanile était crotté. Le pays sentait la crotte. Elle avait toujours eu cette sensation de crotte accrochée à tout et partout. Le professeur avait accepté de regarder les étoiles dans le télescope du château dont Fabrice était l'héritier. C'est ainsi que commence le malheur, en quittant Paris et la possibilité d'exercer sa cruauté sur une petite Agnès qui n'a que de gros seins et un minois d'enfer. Le professeur avait eté fou d'accepter. Mais qu'est-ce qui le retenait à Paris ? La Faculté se passait de lui et Anaïs était nubile. Ce ne fut pourtant pas Agnès que Fabrice épousa. Le campanile était définitivement crotté. Sa pierre médiévale était crottée d'oiseaux et la terre ancestrale était crottée de vaches. Les femmes étaient crottées d'hommes et les hommes crottés de dieux inassouvis. Elle redescendit le passage de l'église au moulin, courant presque. Il était si tôt que la boutique du boulanger était encore fermée. Elle jeta un œil indiscret dans le soupirail du fournil. Deux hommes nus s'activaient devant les fours. Quelle vision érotique put s'opposer clairement à l'hallucination en ces temps de disette mentale ? Elle renonça à ces hommes improbables et courut vers le moulin mort de sa belle mort depuis longtemps. L'eau ruisselait dans la glace verte, filant au gré d'une végétation que le froid ne semblait pas affecter. Elle traversa le pont et s'éloigna encore. Elle n'avait jamais été plus loin que l'ancien fournil dont la toiture était crevée. Un nid de cigogne finissait de pourrir au sommet d'un mât de cocagne inexplicable. Puis les prés s'étendaient jusqu'à la forêt noire à cette heure sans soleil, avec la lumière incidente d'un soleil nécessaire, mais sans l'obésité suprême de ce soleil qui avait baigné le malheur dans sa lumière trompeuse. Comme elle n'était pas chaudement vêtue, elle grelottait. Le jour promettait une grisaille tenace. Elle savait comment la nuit s'emparait de cette stagnation d'eau.
Quand elle revint sur ses pas, n'étant pas allée aussi loin que l'inspiration d'un moment de détresse sale, elle entra dans une foule indifférente à ce qu'elle traversait en réalité. Si on la reconnaissait, ce ne serait pas son visage qui les renseignerait, mais ce qu'il était devenu. Ils ne pouvaient pas ignorer qu'il lui était arrivé quelque chose. Elle revenait encore, mais pourquoi ?
Quand elle revint à la fenêtre de sa chambre, elle vit les deux dames qui paraissaient toujours aussi épouvantées et que rien ne semblait pouvoir consoler. Elles marchaient au même pas, épaule contre épaule, l'autre épaule retenait un sac à main aussi horrible que celui de la petite dame de la veille. Anaïs ne possédait pas de sac à main. Elle arrivait avec la plus grosse valise que le chauffeur du taxi eût jamais observée en possession d'une femme qui revenait, il ne pouvait qu'en être sûr. Elle n'était pas la bienvenue. Elle entendait la houle des conversations sous ses pieds. Les verres se cognaient durement dans l'évier, les bouteilles valsaient sur le zinc et les pieds frappaient le seuil tandis que les habits s'ouvraient sur des poitrines pleines de commentaires éclairés. Pourquoi avait-elle fini par jeter cette lumière crue sur leur existence indéchiffrable avec les moyens de la langue, de la seule langue qu'elle possédait pour les décrire et leur rendre la vie qu'ils lui avaient finalement arrachée ? Le plancher se laissait traverser. Les murs ne suffisaient plus. La fenêtre n'était pas assez haut perchée. Le ciel même était trop bas pour lui paraître écrasant. Elle connaissait par cœur cette ironie des lieux. Elle descendit.
Il y avait moins de monde qu'elle avait pensé. Elle s'était laissée piéger par sa propre abondance de détails et de formes à découper dans le noir de la réalité. Le comptoir était étrangement libre. La petite serveuse s'activait, bras nus, au-dessus de l'évier qui l'éclaboussait. Se laissait-elle éclabousser pour paraître moins sale ? Il manquait une dent à sa bouche. Elle ferait bientôt une petite vieille horrible comme un sac à main. Et personne pour l'accompagner, cela se lisait sur son visage serein.
— Une gnole, commanda Anaïs.
Pourquoi grogner ? Les hommes, se grattant le tricot, la regardaient ensemble. Un parfait ensemble pour ce qui reste à glaner, pensa-t-elle. Son corps ne répondait plus aux sollicitations des regards. Seul son propre regard pouvait encore répondre à la demande, mais parlait-elle encore le même langage ? Elle avala le contenu de son verre par petites gorgées savantes. Son visage s'empourpra, bleu de chaque côté des cicatrices, noir autour des yeux. Ce masque qu'elle détestait était tout ce qui lui restait d'elle-même. Elle revenait, elle le savait maintenant plus clairement, parce qu'elle était folle.
— Ressers-moi !
La petite serveuse aux mains mouillées empoignait la bouteille avec son torchon, tirant la langue pour ne pas dépasser la mesure.
— Je prendrai aussi un café, dit Anaïs qui ne parlait maintenant qu'à ce petit amour de serveuse qu'elle aurait aimé considérer comme une servante.
Un carré d'herbe claire apparut dans la fenêtre qu'elle jouxtait. Le soleil illuminait toujours cette aire de séchage du linge. Elle croyait entendre les ruissellements du lavoir, mais aucun bavardage ne vint confirmer cette impressive relation au réel. Elle s'adoucissait à vue d'œil.
— J'ai du temps à perdre, dit-elle à la serveuse qui ne ménageait pas son corps au service de la vaisselle.
— Je sais pas, moi ! Ici, tu sais...
— Ne me tutoie plus, s'il te plaît.
— Si tu veux.
Anaïs haussa les épaules en souriant.
— Je veux dire : si tu penses, continua la serveuse.
Cette dent, pensa Anaïs, cette dent que tu ne possèdes plus et qui est morte pour toujours, dois-je comprendre que tu l'as perdue dans un combat avec l'homme ?
— Tu n'as pas de voiture ? demanda la serveuse.
— Je sais pas conduire.
— Une Parisienne qui ne sait pas conduire !
— Qui dit que je suis Parisienne ?
— Tout le monde, pardi !
— Alors je suis Parisienne. Tu es Parisienne, toi ?
— Tu badines ! Je suis d'ici, c'est tout.
Réduite à la portion congrue de l'humanité pour servir de prétexte à la masturbation. Les hommes disparaissaient un à un, ou deux par deux.
— As-tu remarqué qu'ils sont seuls ou par deux ?
— Pas toujours !
— Tu ne regardes pas bien. Pourtant, de derrière le comptoir, on doit en voir des choses !
— Je ne regarde pas, dit la serveuse précipitamment.
Même la parole que le regard inspire nous est supprimée. Il restait un homme qui n'avait pas quitté sa vareuse grise et trouée par endroits. Étranges, ces trous, comme s'il dormait sur des clous. L'homme buvait pensivement un verre de vin, fasciné par l'herbe claire et éclairée. La serveuse ne le voyait pas. Elle ne le voyait pas fasciné et le carré d'herbe n'avait pour elle que l'importance du nécessaire. De quoi se plaint-elle ?
— Je me plains pas ! Je dis que quelquefois, tu comprends...
Pas même capable de s'exprimer clairement, de dire une bonne fois pour toutes ce qui voudrait exister et qui n'existe que par gouttes de sang versé au profit de l'existence. L'homme se leva enfin et sortit. Dans la cheminée, le feu en profita pour baisser.
— Ça fait beaucoup, dit la serveuse en remplissant le verre. Pour le même prix, tu pourrais te gaver de pâtisseries !
Elle rit. Le rire d'Anaïs n'était pas une réponse. Il ne l'accompagnait pas au pays du rire. Aucune joie ne venait interrompre l'interminable discours du malheur aux neurones. Les deux dames entrèrent. Il y en avait une troisième, plus digne, apparemment. La serveuse se baissa pour passer sous le comptoir et fusa vers la table où ces dames s'installaient bruyamment.
— Ces hommes ! dit-elle en torchonnant la table.
Elle vida le cendrier dans son tablier. La troisième dame alluma aussitôt une cigarette.
— Pas beaucoup de monde en hiver, dit Anaïs.
Les verres avaient recommencé à se cogner dans l'évier.
— Heureusement qu'on a le château. Le comte voulait en faire un musée des horreurs. Depuis qu'il n'y vient plus ces vieux débris, on a les fous. C'est pas bien non plus.
Alors apparut le jeune homme au cou cassé, éclairé par le carré d'herbe verte sur lequel sa silhouette gracile jouait à regarder à l'intérieur. La serveuse haussa les épaules sans cesser de brasser l'eau savonneuse.
— Encore un qui s'est échappé, dit-elle. C'est pas sérieux, leur histoire.
— Le Bois-Gentil est toujours à vendre ?
— Je crois que oui. Mais je ne suis pas au courant de tout. On dirait que ça le fait rire.
Elle riait elle aussi en grimaçant à l'être qui se contorsionnait derrière la fenêtre, insensible au froid, parfaitement circonscrit dans son carré d'herbe verte, cercle parfait.
— Tu veux l'acheter ? Tu reviens ? Tu es folle. Tu l'as vu ? On ne le voit jamais. Il est bien le seul à ne pas se cavaler de temps en temps. Celui-là, c'est une fois par semaine. Il paraît qu’ils lui font confiance. Il en profite, pardi !
Ça fait beaucoup pour une seule réplique, ma petite. Anaïs regarda elle aussi. Le visage du fou s'immobilisa derrière le carreau. Point d'interrogation.
Chapitre XXIV
Elle poursuivit le fou au cou cassé. Il était encore très tôt et il lui signalait d'un doigt étrangement long et fin les fenêtres fermées de solides volets gris, couleur du sapin et des intempéries. Elle le poursuivit à travers le couvert devant l'église et plus loin dans les jardins de l'Hôtel de Ville. Enfin, elle admit qu'elle n'était pas à sa poursuite, mais qu'il l'entraînait quelque part, ou que ce circuit avait un sens qu'elle avait maintenant le devoir de deviner et de comprendre. La jeune serveuse était sortie sur le perron du café pour rire et se demander à quoi cela pouvait bien rimer. La tenancière l'appelait du fond de la salle à manger où elle peaufinait les cuivres verts de ses murs. On entendit sa voix rauque et puissante et le fou s'immobilisa pendant cette seconde de silence. Anaïs s'était aussi arrêtée, à mi-chemin entre le couvert et le lavoir, si elle se souvenait de cette topographie lente et vivace comme la rivière qui la traversait, longeant les façades vertes, créant les deux canaux latéraux qui ne servaient plus au transport des barriques d'acide sulfurique, revenant incessamment aux ponts dont l'un était celui du diable même, l'autre croulant sur ses pilotis de bois noir crevé des rouges frondaisons du houx. Arrivé au lavoir, il se retourna vivement et s'appuya contre le mur.
— J'ai perdu ! haleta-t-il. Je le reconnais. Je ne perds pas toujours, vous savez ?
Elle s'approcha. Il sentait l'urine.
— Non, non ! Je ne les ai pas prévenus ! riait-il. Ils me courent après. Ils savent que je vais m'arrêter. Vous les connaissez ?
— Peut-être, dit Anaïs qui allumait une cigarette.
L'eau évacuait ses glaces savonneuses. Les robinets crachaient une langue blanche que le soleil irisait. Le fou redressa son cou et la tête se dodelina au bout d'un fil.
— Je sais qui vous êtes, dit-il. Vous savez ce qui se passe ?
Elle fit non de la tête. Elle savait seulement qu'elle ne pourrait pas le voir avant deux ou trois jours. Elle se renseignerait ce matin.
— Il y a un monde parallèle, dit le fou qui hésitait à s'approcher lui aussi. Muescas vous en parlera. Vous avez vu Muescas ? Ils ne veulent rien savoir. Je devrais dire « Monsieur Muescas ». Il m'appelle Espigue, ça vous plaît ?
Il riait clairement, baigné de soleil et d'herbe verte. En haut de la rue grise qui sortait de cette île de lumière, la jeune serveuse descendait, bras croisés sous les seins, levant la jambe au mollet solide. Anaïs vit les deux hommes qui la suivaient.
— Monsieur Muescas est ici ? demanda-t-elle.
— Oh ! Il l'est toujours ! Il ne bouge pas, vous pensez !
— Il veut me voir ou c'est toi qui t'imagines que j'ai envie d'entendre ce qu'il dit à propos de mon fils ?
— C'est... c'est ton fils ?
Le fou ouvrait une bouche à la langue tournoyante.
— Il dit... il dit que... non ! Il dit ce qu'il veut ! Muescas cherche à savoir.
— Il entre quelque part ? Il entre et quelque chose se passe ?
— C'est ça ! Exactement. Le monde parallèle n'est pas une œuvre d'imagination comme ils le croient toujours. Mais les manifestations les feront changer d'avis.
— Ils y croient peut-être mais ne veulent pas que tu en saches trop.
— C'est ça ! Ils savent ce que je ne sais pas. Je vais sombrer dans le doute si Monsieur Muescas ne trouve pas quelque chose de plus crédible. Vous avez des diplômes ?
— Quelques-uns.
— J'en ai deux. Antoine dit que j'en aurai bientôt trois si je veux. Mais on ne le voit plus. Ils veulent circonscrire son monde. Ils l'ont mis dans une pièce spécialement conçue à cet effet. Monsieur Muescas dit qu'il est étranger à ces méthodes, qu'il en a d'autres et qu'elles valent mieux. Qu'en pensez-vous ?
— Je ne connais pas Monsieur Muescas.
— Vous avez tout à gagner à le connaître. Surtout qu'ils ne vous laisseront pas entrer. Dès qu'ils arrivent, parce qu'ils arriveront, soyez-en sûre, ne leur dites pas que je vous ai parlé d'Antoine. Ils savent qui vous êtes. Ils vous empêcheront d'entrer au château, comme Joseph K. Vous n'y arriverez jamais. Ils savent comment. Vous ne voulez pas savoir pourquoi ?
— Elle veut rien savoir, mon choubidou, dit un des types qui arrivaient.
La jeune serveuse entra dans la lumière.
— Pauvre garçon, fit-elle sincèrement.
Elle avait l'air effrayée, se tenant à distance. Le fou se laissa enfermer dans un tablier trop grand pour lui. Ils nouèrent les manches dans le dos.
— Je n'ai pas le droit de parler, dit le fou à voix basse.
— Il a raison, dit un des types qui empoigna vigoureusement le col sans toutefois faire usage de sa force qui paraissait monumentale.
L'autre remercia la jeune serveuse et ouvrit un chemin dans un petit attroupement d'étrangers qui croquaient silencieusement des petits pains au lait.
— Pauvre garçon, répéta la serveuse. La patronne dit que c'est à cause du cou. La tête est trop loin du cœur. Quelquefois je me demande si ces choses qui ne vont pas bien vont finir par nous rendre fous. Je suis trop courte, à cause des jambes. Ça me montera un jour au cerveau. Vous savez maintenant pourquoi j'aime les femmes.
— Tais-toi ! Personne n'est fou. Ou alors tout le monde.
Anaïs scinda plus vivement le groupe d'étrangers et la serveuse se faufila dans cet étau qui se refermait aussi sûrement qu'un piège à rats. Elle avait quelquefois des impressions de piège à éviter. Anaïs venait d'en ouvrir un sans se soucier de ce qui pouvait maintenant arriver aux autres. La rue n'était pas seulement grise, elle était aussi froide et humide. Les soupiraux, éventrés pour la plupart, exhalaient une odeur de tombeau.
— Si tu veux toujours le savoir, dit la serveuse qui s'essoufflait, le Bois-Gentil n'est pas vendu. Même les Anglais n'en veulent pas.
— Pourquoi ? Parce que je m'y suis pendue ? Je n'en suis pas morte, tu vois ?
La serveuse grimaça, mais on ne sut pas si c'était à cause d'Anaïs ou parce que la rue l'épuisait. C'était une grimace d'adulte, à la fois féroce et désespérée. Anaïs ne semblait pas souffrir de l'allure qu'elle imposait à la serveuse. Elle avait toujours été forte et décidée. On pensait que le fou lui avait parlé d'Antoine. C'était en tout cas la réponse que Muescas obtint des quelques témoins qui n'étaient pas encore rentrés dans leurs niches. Il remonta la rue quand elles bifurquèrent plus haut dans une ruelle qu'il découvrit ensoleillée et presque chaude. Il demeura cependant dans l'ombre d'un angle, car elles étaient en train de lécher une vitrine, la seule sans doute de cette jolie rue aux façades rénovées de briques et de crépi jaune. Tous les volets étaient ouverts, soigneusement retenus par des gnomes de fonte patinée.
Où avait-elle emmené Agnès ? Celle-ci s'évanouit en chemin. Elle la gifla brutalement. La pauvre Agnès n'avait jamais enduré une pareille douleur. Elle se tenait la joue en ouvrant toute grande une bouche vouée à l'innocence et à la médisance. Anaïs l'empoigna de nouveau et l'entraîna dans un endroit secret qu'Agnès découvrit avec stupeur.
— Fabrice sera là demain soir, annonça-t-elle.
— Comment le sais-tu ?
Anaïs n'avait jamais inspiré une grande confiance à la belle Agnès qui préférait s'en tenir aux faits : Anaïs était jalouse et Fabrice affirmait, preuve à l'appui, qu'elle pouvait mordre. Il avait une théorie sur la morsure pratiquée par les femmes. Il l'avait tellement amusée qu'elle n'avait rien compris, pas même retenu une impression, une image quelconque de la mordeuse prise sur le fait, rien. Elle le regrettait maintenant parce que c'était elle qui avait envie de mordre.
— Il sera épouvanté par la mort de Papa, dit-elle entre les dents.
Anaïs fit vibrer ses lèvres.
— Quand je serai belle, dit-elle, je me ferai du souci pour les morts. En attendant, je ne crois pas que Fabrice va annuler le concert.
— Le concert ? Ah ! Oui, c'est vrai ! s'écria Agnès.
Elle était déconcertée par cette idée. Anaïs l'emmena devant une affiche. Le portrait semi-cylindrique de Fabrice les regardait avec cet air de douce velléité qui expliquait, à leurs yeux, ses départs imprévus.
— Demain soir, dit Agnès en retirant ses binocles.
Elle jeta un regard derrière elle, car elle était sensée avoir une bonne vue, surtout de près. Anaïs la poussa encore. Elles traversèrent un parc habité par des enfants. Agnès adorait les enfants et Anaïs les haïssait. Tout le monde le savait. D'ailleurs, Agnès n'eût pas aimé les enfants à ce point si Anaïs les avait un tant soit peu estimés. Agnès considérait les enfants comme une multiplication de l'être aimé. Dans la perspective de Fabrice, selon ce qu'en savait Anaïs, c'était un risque à courir. Celle-ci n'y voyait qu'une misère physiologique de plus, ce qui provoquait chez Fabrice un silence aussi peu éloquent que possible.
— Il va diriger Mazeppa, dit Anaïs.
— Je sais, couina Agnès, j'ai lu moi aussi.
Elle voulait dire qu'elle avait pris le temps de lire, ce dont Anaïs doutait toujours. Les enfants lui parurent moins discrètement nécessaires. Anaïs les interpellait. Elle les connaissait tous. Ils lui renvoyaient des sourires prometteurs, un peu à la manière de Fabrice qui finissait toujours par mentir sur l'usage de sa dernière soirée à Paris ou à Nice. Agnès était furieuse. Si la mort s'était présentée à ce moment-là, elle l'aurait giflée.
— Il comprendra, dit-elle en se mordillant les lèvres, que dans ces conditions, nous ne pourrons pas aller l'écouter. Car je suppose que son contrat lui interdit de remettre Litz à plus tard. Je me trompe ?
— Petite imbécile, dit Anaïs en s'éloignant. Il épousera Gisèle. Pas toi. Ni moi.
Agnès fondit en larmes. Son petit sac à main était ridiculement blanc, mais une mèche aux reflets rouges s'y promenait tandis que les mains occultaient un charmant visage à peine changé par la douleur.
— Gisèle a bon espoir en tout cas, continua Anaïs.
Elle adorait toucher la vérité d'aussi près. Gisèle était à la fois ravissante et intelligente, quelque chose comme la somme d'Agnès et d'Anaïs. Fabrice avait succombé à son charme et elle le savait. Comment ? À cette question d'Agnès qui montrait de nouveau ses beaux yeux de chatte, Anaïs répondit par le récit circonstancié de ce qu'elle savait. La question de la source s'imposa.
— Ça ne te regarde pas, déclara Anaïs.
— Tu... tu mens !
Elle ne mentait pas. Gisèle avait téléphoné voilà deux jours. Morandelle était encore vivant. Agnès ne pouvait-elle s'imaginer un Morandelle vivant et une Gisèle aux anges ? Morandelle et Gisèle ne se connaissaient pas.
— Et bien qu'il le joue, son concert ! lança Agnès.
Les enfants, qui en général n'appréciaient pas ses caresses trop directives, levèrent un museau sali de caramel et de sable fin. Anaïs relança un ballon et fit couler un voilier. Elle s'enfuit en riant. Les enfants courraient après le ballon qui s'échappait lui aussi et le voilier perdit sa voile et ses petits drapeaux. Agnès, qui pleurait pour se donner en spectacle, ne vit rien de tout cela. Elle trottinait dans l'allée, à la recherche d'un rayon de soleil. Anaïs la poussa encore dans l'ombre.
— Ce matin, dit-elle, quand Papa m'a apporté la lettre, (je dormais encore...
— Tu dormais ! Passons !)
— ...j'ai fait la petite idiote que la nouvelle ravit et rend accessible à la moindre sollicitation. Papa pense toujours que Fabrice ne désire que toi, question mariage. Il me prend pour un objet du désir.
— Bien sûr !
— Comment allons-nous, toi et moi, introduire Gisèle dans ce concert... d'hypothèses ? Tu as une idée ?
Agnès fit un pas vers une flaque de soleil, mais la main d'Anaïs la retenait.
— Nous l'enterrons demain, dit-elle. Tu t'habilleras de noir. Le noir te va bien. Il me donne des airs de petite vieille.
— Nous ne nous amuserons pas. Ah ! Si tu avais aimé ton père...
Agnès crut voir une larme de sang dans son mouchoir.
— Nous l'attendrons à Austerlitz, dit Anaïs. Papa nous accompagnera pour faire bonne mesure. Je te parie qu'il arrive avec sa boniche.
— Sa boniche ?
— Gisèle ! Celle que ni toi ni moi ne deviendrons pour lui. Une boniche.
— Tu en parles comme s'il t'avait...
— Dis-le.
— Comme s'il avait pu te donner à penser qu'il t'aimait.
Une larme de sang s'ajouta à la première, avec ses petits caillots d'amertume.
— Il n'aime pas Gisèle, dit Anaïs. Elle est plus Bélissens que toi et possède déjà un domaine. Fabrice adore les domaines, d'autant que le sien n'est pas négligeable. Tu veux une glace ?
Agnès ne répondit pas. Anaïs s'éloignait dans le soleil.
— À la vanille ? Au chocolat ?
Au sang ! pensa bêtement la douce Agnès. Anaïs ne l'entendit naturellement pas. Elle entendit :
— Tu sais bien que je déteste les glaces.
Anaïs le savait. Les enfants aussi.
La serveuse soupira d'admiration.
— Qu'est-ce que j'aimerais en avoir assez pour me payer quelque chose !
Elle contemplait la photographie du Bois-Gentil dans la vitrine de l'agence immobilière. Anaïs entra une minute et ressortit avec un jeune homme dont le physique témoignait qu'il n'avait aucune racine dans cette terre. La serveuse pensa s'éclipser, mais Anaïs l'invita à les accompagner, et comme la serveuse pensait encore à les suivre, Anaïs lui pris le bras et l'interposa entre elle et l'agent qui rutilait dans son costume-cravate. Il buvait des boissons gazeuses, savait la serveuse, et ne mangeait que de la purée et des côtelettes de mouton. Au dessert, il hésitait entre le flanc et le fruit. Il ne fumait pas et refusait le petit alcool offert par la maison. Il avait la manière pour refuser, un je-ne-sais- quoi de superfétatoire et d'agréable qui lui faisait lever une main de musicien. Il arrivait tôt le matin dans une voiture qui le déposait. La même voiture le reprenait au bord de la même route, dans les mêmes conditions d'effacement de sa secrète personnalité.
— Si ça ne vous dérange pas, dit-il de sa voix sirupeuse, nous irons à pied.
— Ce n'est pas si loin, dit Anaïs à la serveuse.
— Je sais bien, pardi !
Le Bois-gentil se composait d'une maison d'habitation, d'une resserre qui croulait un peu et d'un jardin encore très visiblement anglais. Un pré le jouxtait, descendant le coteau jusqu'à la rivière. Des cerisiers, qui seraient bientôt en fleur, bornaient un paysage fait pour les vaches. Anaïs frémit en y pensant, mais son sourire élargissait sa bouche douloureuse comme si elle était décidée à ne pas refuser l'offre argumentée de l'agent qui arpentait à grands pas. Enfin, il fouilla dans sa poche pour en extraire la fatidique clé. Cette pénétration dans la serrure fit sourire la serveuse. Elle avait souvent des idées de ce genre. Anaïs devina. La clé consentit enfin à tourner et, avec une prudence de chasseur à qui on ne la faisait plus, l'agent poussa la porte. Le ménage était fait.
— C'est beaucoup mieux que d'entrer dans la poussière et la moisissure, commenta Anaïs.
— Pardi ! fit la serveuse.
Pour elle qui habitait une chambre quand elle habitait quelque part, cet intérieur représentait un lieu de travail. Elle frissonna et Anaïs lui frotta le dos.
— C'est pas le froid, dit la serveuse un peu agacée par cette familiarité en présence d'un homme. Je pensais à autre chose.
— La chaudière est au ralenti, dit l'agent, mais on sent bien ce qu'elle peut donner en plein hiver.
On n'était pas en plein hiver, en effet. Anaïs n'eût pas accepté cette rencontre avec Antoine, en présence de ses guérisseurs, si l'hiver avait battu son plein, comme disait la jeune serveuse qui souleva ses bras pour figurer l'amoncellement de la neige.
— Vous connaissez les lieux, je crois, hésita l'agent qui connaissait lui-même deux ou trois détails de cette aventure.
— J'y ai habité un temps, dit Anaïs qui regrettait de ne pas se sentir oppressée par la reconnaissance.
La serveuse souleva un drap et un divan vert apparut, resplendissant avec ses coussins d'argent. Un autre drap révéla un cuivre marocain, un autre le dos d'une tortue, une sagaie traversa l'inclinaison d'un mur. La serveuse redoutait ce ménage et ne s'en cachait plus.
— C'est bien, dit Anaïs. Retournons. À pied, parce que si je me souviens bien, la voiture n'est pas en état.
— En effet, dit l'agent. Un modèle ancien. Vous en tirerez peut-être quelque chose, qui sait ? Passez devant, mesdames.
— Je veux bien y habiter, dit la serveuse à l'oreille d'Anaïs, mais pas question de m'échiner à faire reluire tes cuivres.
— Tu n'y habiteras pas, répondit Anaïs dans l'oreille que la serveuse lui offrait en partage.
Muescas les vit revenir et entrer dans l'agence. Il alluma une cigarette et contempla les façades inondées de soleil. On eût dit un miracle. La lumière perçait un ciel lourd avec ce qui lui parut être une violence inouïe, puis elle venait se déposer docilement dans cette seule rue, se brisant à peine pour aller éclairer le lavoir qu'il voyait d'en haut maintenant. Le froid l'obligeait à garder les mains dans les poches. La cigarette se dressait dans une bouche mince comme un filet d'eau. Les volutes, rapides et éphémères, agaçaient ses yeux noirs. Un cerne les isolait d'un visage peut-être marqué par la colère. Il agitait ses orteils dans de grosses chaussures de montagne. On voyait les chaussettes rouges.
Elles sortirent au bout d'une heure. Il était gelé, maussade et pressé d'en finir. Il les suivit. Elles retournaient à l'hôtel. La serveuse entra furtivement par la porte de service tandis qu'Anaïs faisait une entrée remarquée dans le café où une poignée de convives attendaient en bavardant bruyamment qu'on les servît. La serveuse apparut en tablier, les manches retroussées. Une acclamation l'accueillit et l'empourpra jusqu'au vertige. Elle s'excusa du retard en recevant les premières platées fumantes. Anaïs reçut la sienne avec un visible avantage qui fit bouger le nez de la tenancière. Elle la remercia d'un petit signe de la fourchette. Muescas entra, trempé de sueur sous sa vareuse au col de fourrure, un détail qui attira l'attention. Sans cette fourrure, il eût passé inaperçu tant il leur ressemblait. Sa table voisinait clairement celle d'Anaïs. Sans doute avait-il payé cet avantage.
— Ce froid me boutonne, dit-il en s'asseyant dans le dos d'Anaïs.
Elle se retourna pour examiner le bouton.
— Fred vous a parlé ? demanda-t-il comme s'il était pressé d'expliquer sa présence.
— Fred est fou, dit Anaïs.
La table de Muescas pivota. Il lui faisait face maintenant, triste et résolu. Elle en éprouva un vertige qu'elle eut du mal à réprimer.
— Fred n'est pas fou, dit Muescas. Pas plus qu'Antoine. Ma théorie...
Il se tut. Un plat arrivait. La serveuse se donnait en spectacle. Il la remercia sans s'intéresser à ses bras. Anaïs remarqua une petite paralysie de la lèvre supérieure.
— Vous avez quelqu'un ? demanda-t-elle.
Il n'avait personne. Il agissait de l'intérieur. Il communiquait avec Antoine. Fred transportait les substances.
— Je vois, s'indigna Anaïs.
— Non, non ! s'exclama-t-il. Ce n'est pas ce que vous pensez. Ces corporalités nous habitent. Nous ne les consommons pas comme une vulgaire drogue.
Anaïs souhaitait en savoir plus, sinon elle l'aurait jeté dehors elle-même. Mais l'homme n'était pas exempt de mystère.
— Vous n'entrez jamais ? demanda-t-elle.
— Jamais. Antoine ne sort pas non plus.
— Je paye pour ça.
— Vous ne comprenez pas ! Il est enfermé dans un lieu spécial. Ils espèrent que rien ne pourra sortir. Et d'une certaine manière, ils y réussissent. Le monde d'Antoine pousse les murs de cette cage. Ils enregistrent des phénomènes difficilement explicables autrement.
— Vous êtes un peu dingue, non ?
Muescas ouvrit la bouche et sourit en même temps que sa fourchette pénétrait dans un abîme sans dent. Anaïs ne put s'empêcher de regarder dedans.
— Vous allez acheter le Bois-Gentil ? dit-il en mâchouillant sa pâtée.
— Ça se sait déjà ou vous êtes le seul au courant ?
— Un peu les deux.
Il se pencha sur son assiette et sa mâchoire fut alors le siège d'un tremblement extatique, du moins Anaïs le perçut-elle ainsi.
— Vous ne le verrez pas, dit-il.
— Je sais. Fred me l'a déjà dit.
Il se redressa, prêt à enfourner le contenu sa fourchette.
— Vous ne mangez pas ? Ça va refroidir.
— Pas faim, dit-elle. Vous habitez ici ?
— Je suis au château.
— Vous venez de me dire qu'on ne vous y laisse pas entrer...
— Le château est grand. Fred vous a parlé de K. ?
— Ça m'a fait un peu froid dans le dos, oui. Je m'appelle Klingelödemauf...
— Je sais, je sais !
Il acheva sa platée en sauçant scrupuleusement son assiette. Les bouchées de pain enflaient ses joues. Puis il se leva, se pencha encore pour saisir son verre, le vida rapidement et s'en alla. À l'entrée, il récupéra sa vareuse et son bonnet de laine et sortit sans la vêtir ni s'en coiffer. Personne ne l'avait regardé. La serveuse s'approcha, mains souillées de bulles savonneuses.
— Tu le connais ? demanda Anaïs.
— Il travaille au château. Il n'a pas l'air d'un toubib.
— Il a l'air d'en savoir beaucoup, dit Anaïs qui se reprocha cette petite intrusion dans un imaginaire auquel elle savait ne pas pouvoir accéder, tant son expérience avait été lamentable.
Elle constata presque tristement que son cassoulet était froid.
— Pour une chose qui se mange chaud, c'est bête, pardi !
La petite serveuse se tenait au bord de la table, les mains sur les hanches, considérant la fourchette plantée ironiquement dans un confit qui revenait à son gras blanc et écœurant.
— Tu l'achètes alors ?
Anaïs se leva. Pourquoi s'essuyait-elle la bouche dans la serviette ? Les trois dames l'attendaient près de la porte d'entrée. Elles se montrèrent chaleureuses et obligées quand elle s'engonça dans son manteau, ajustant les jointures, tirant sur les manches, trouvant la toile de qualité et la taille un peu trop juste. Elles sortirent, soudain charmées par l'ensoleillement inattendu de la place qui s'était peuplée pendant leur repas.
— Vous savez, dit l'une d'elles, ce sont des personnes compétentes. Nous leur faisons confiance. Nous ne pouvons pas faire autrement.
Simple dénégation freudienne. Dieu aussi devait leur apparaître sous ce jour favorable à son existence. Il n'y avait plus d'humidité sur le poil de leurs manteaux, constatèrent-elles en se touchant. Leurs gants de laine agitaient leurs petites pattes en désignant les impacts du soleil sur le dallage et sur les murs. Passant sous le couvert, elles eurent froid et faillirent se faire renverser par une voiture en revenant au soleil. Leurs excuses confuses étourdirent le chauffeur qui entra plus loin dans une poubelle. Elles s'excusèrent encore. L'une d'elles moins que les autres. Elle avait bien regardé Muescas pendant qu'Anaïs analysait confusément une situation désespérante devant un cassoulet qui avait lamentablement refroidi.
— Il vous a parlé ? demanda-t-elle enfin.
Anaïs adressa une secrète supplique au ciel mitigé qui reviendrait à sa grisaille avant la fin de la matinée.
— Il parle quelquefois, dit la femme. Mais pas à tout le monde.
— Il vous a parlé, à vous ?
— Je ne sais pas ce qu'il faut en penser. On le renverrait peut-être. Tout le monde a besoin de travailler. Je m'en voudrais si... Oh ! C'est si pénible à entendre !
Les autres filaient devant, jacassant à propos du talus où elles trouvaient des fleurs, mais c'était peut-être des confetti. Anaïs ne voulait pas en penser quelque chose, du moins pas pour l'instant. De quoi souffrent ces malheureux qu'on n'a pas enfermés et qu'on n'enfermera peut-être jamais ? La femme transpirait et frottait son visage gris avec un mouchoir soigneusement plié. Elle allait attraper un rhume, à ce rythme. Anaïs héla les deux autres. Elles étaient sous l'emprise d'un ravissement provoqué par le scintillement d'une écorce.
— Moi, je pense que les trois jours, il faut les compter à partir d'hier, dit l'une d'elle que le visage renfrogné d'Anaïs ramenait à la dure réalité d'un hiver simplement interrompu par une attente sans promesses véritables.
Elles rattrapèrent Muescas. Il se traînait. Elles le dépassèrent en silence. Anaïs croisa le regard intelligent de l'homme. Elle dut courir sur une dizaine de mètres pour atteindre les autres qui pressaient le pas. On approchait.
— Ils vous le diront, dit une femme. Ils auraient pu préciser.
Les toitures du château surmontaient un bois qu'on craignit de traverser. Muescas trotta et montra le chemin de traverse. Il avait une expérience terrifiée du petit bois. Elles se caltèrent sans entendre la suite. Anaïs les précédait. Il s'arrêta pour souffler. Le soleil n'était plus si généreux dans ces parages où les chemins ne se signalaient pas de loin. Il reconnaissait que cet effort lui plaisait. Il suivit une vache qui savait où elle allait.
Chapitre XXV
Une mouche écoutait.
— Nous ne le sortirons plus de ce monde où il croit exister. Vous pouvez fumer, si vous voulez. Je comprends votre désir de le retrouver tel qu'il était...
— Je ne l'ai pas connu « tel qu'il était ». À vrai dire, on se connaissait à peine.
— Oui. Je... nous le savons. Nous en tenons compte. Nous ne l'approchons jamais sans une bonne connaissance du dossier. Les cas les plus difficiles...
— Qui est Frank Chercos ?
— Un personnage. Quelqu'un poste son courrier sans le soumettre à notre censure... une censure purement médicale... et nous n'avons aucun moyen d'empêcher ce... personnage de vous importuner...
— Il ne m'importune pas. Je reçois ses lettres et je les lis. J'ignorais qu'il les écrivait lui-même. L'écriture...
— Il est capable d'en changer ! Ce processus d'identification ne nous est pas inconnu...
— Et Omar Lobster ?
— Un nom pareil ne peut être que celui d'un...
— Et Janver ?
— Là, nous touchons à la complexité de la personne. Outre les personnifications, il pratique le recours au réel. Je suis Janver.
— Tu es Jean ?
— Madame... je suis ... je suis étranger à...
— Fabrice décrivait un nabot répugnant. Tu es plutôt mignon.
— Je vous remercie... la question n'est pas de savoir... dans cette famille...
Anaïs regardait les mains du jeune médecin. Ce n'était pas celles d'un Vermort. Elle enfouit les siennes entre ses cuisses.
— Ce qui s'est passé, dit Jean de Vermort, est étranger à mon enfance. Je n'ai pas connu Antoine du temps où il était...
— Le fils de deux domestiques minables, je sais. Et moi j'ai eu tort de lui dire que j'étais sa mère et que son père n'était autre que Monsieur votre père. On se voussoie, hein ?
Le jeune homme chassa la mouche. Elle se posa sur l'écran de la lampe.
— Je voudrais le voir, dit Anaïs. Je suppose que de se raconter des histoires sans emmerder les autres, ça ne le rend pas invisible ni infréquentable...
— Vous vous trompez !
— Il est invisible ?
— Ni l'un ni l'autre ! Je voulais dire qu'en ce moment, une crise particulièrement aiguë...
— En quoi consiste la crise ? J'ai moi-même été enfermée deux fois. La première à la suite de ma pendaison manquée. La seconde après cette sale histoire qui a fait de moi une loque. Je sais ce que c'est une crise. On ne construit pas des romans en pleine crise.
— En ce moment, il ne fabule pas.
— Et ça le rend nerveux de ne pas fabuler ?
— Ce n'est pas une question de nervosité. Comment vous expliquer ?
— Oui, faites simple pour que je puisse comprendre.
Le jeune homme acheva un gribouillis sur son sous-main et envoya valser son crayon aux pieds d'une statuette de Vénus sortant des eaux.
— Il est ailleurs, dit-il. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'est pas ici...
— Je suis gourde, mais pas à ce point.
— Nous le maintenons à distance...
— Chimiquement ?
— Vous savez, la technique n'est guère un sujet...
— D'accord. Chimiquement et autrement. Et alors ?
— Alors, il serait peut-être dangereux de l'exposer à...
— Ma présence. Mon odeur. Mes sécrétions.
— C'est un peu ça. Nous ne pouvons pas, raisonnablement, prendre ce risque. En général, ces états ne durent guère plus d'une semaine. Au-delà, des risques de...
Anaïs comptait sur ses doigts, tirant un bout de langue bleue.
— Six jours, dit-elle. Et vous croyez qu'il a eu le temps d'en finir, de trouver la fin. Car tout bon roman a une fin, non ? C'en est un mauvais ?
Le jeune homme pinçait des lèvres trop soumises aux reptations de sa langue pour être belles. Il amenuisait fébrilement un crayon sous la lame d'un canif au manche de nacre.
— Cinq jours, dit.il. Ce qui nous mène à...
— Un de plus, grogna Anaïs. Ce serait jeudi. Si j'avais su.
— Vous allez acheter le Bois-Gentil ? Vous croyez que...
— Vous connaissez un autre lieu habitable dans cette bouse qui vous sert de paysage ? Le Bois-Gentil est une idée à moi. Je reviens, c'est tout. Je repartirai, soyez-en sûr. Comment est-il quand il n'est pas en crise ?
— Il est...
Le jeune homme se recula dans son fauteuil. Ses joues se gonflèrent parce qu'il retenait sa respiration en attendant de trouver une réponse à une question qu'il connaissait de seconde main. Anaïs se demanda à quel moment Fabrice interviendrait pour faire table rase de tous les problèmes. Elle se força à sourire pour décontenancer le jeune homme qui n'avait pas besoin de cet accroissement de la pression exercée sur sa prudence déontologique.
— Il est inconcevable, dit-il enfin. Je cherchais le mot...
— Et vous l'avez trouvé. Ça complique un peu les choses, mais je comprends que ce n'est pas facile. Je le verrai jeudi. Je suis à l'Hôtel des ...
— Je sais. Je viens d'avoir une conversation avec monsieur Muescas qui m'a informé de vos difficultés à accepter une situation pour le moins complexe...
— Pour ne pas dire périlleuse. Mais rassurez-vous, je ne me pends plus. Ce n'est pas devenu une habitude. Et je ne traîne plus avec des gens dangereux.
— Il faut espérer que l'actuel propriétaire du Bois-Gentil acceptera de traiter avec vous. Il serait compréhensible de sa part, vue la...
— Il acceptera le pactole, je le connais. Vous êtes tous des fesse-mathieux. Je vous connais moi aussi, et je n'ai pas besoin de dossier médical pour en parler. Je ne parle pas pour vous, Jean. Vous existiez donc ? Armand...
— Laissez la mémoire de mon père en dehors de toute cette...
La main du jeune homme secouait le crayon sous les yeux de la mouche. Anaïs se leva et fit quelques pas vers la fenêtre, comme quelqu'un qui a l'intention de s'attarder pour aller au fond des choses. Le temps, jusqu'à jeudi, lui était donné et elle avait la ferme intention de le mettre à profit pour changer la réalité. Cette même réalité tellement altérée par son imagination de prophète enfermé.
— C'est plus qu'une altération, continuait le jeune homme. Il reconstruit sur de l'imaginaire. Il édifie un monument de l'extrapolation verbale. Ça ne tiendra pas longtemps debout. Et quand ce temple de la fantaisie s'écroulera, il ne restera plus rien de son être, pas une trace à part ces dossiers...
Il posa une lourde main sur les dossiers qui respiraient au bord de son vaste bureau, à proximité de la petite Vénus toute nue. Anaïs atteignait la fenêtre
— Nous ne saurons jamais jusqu'où il a été, n'est-ce pas ? dit-elle tristement.
Le jeune homme la rejoignit, semblant retrouver les traces d'un prétexte qu'elle commençait à produire à la surface d'une autre réalité moins tangible déjà. Elle le tutoya de nouveau, mais cette fois sans l'ombre d'un doute :
— Tu ne sais rien, n'est-ce pas ? Le dossier est illisible. Je connais les méthodes de ton frère. Au lieu même de cette irréalité qu'Antoine est capable de créer de toutes pièces, Fabrice impose la cohérence d'un jugement qui met habilement en jeu les intérêts familiaux. Tu ne sais rien. Et tu n'as rien compris à ce que Muescas t'a raconté.
— Je vous attends depuis deux semaines, depuis que vous nous avez annoncé votre intention de renouer avec lui ce que vous appelez des liens affectifs. Il est incapable d'affection. Il est à l'intérieur de son calcul et ne sait pas qu'il y est. Il ne s'intéresse qu'aux résultats. Il les déduit avec une telle facilité qu'il se croit doué d'un pouvoir sur les faits et les choses. Ses personnages ont été ces faits et ces choses. Jamais ils n'ont préexisté à des modèles de pure extraction existentielle.
— Pourtant, Janver...
— Ce n'est pas moi, c'est...
— Tu disais il n'y a pas deux minutes que c'était toi !
— Pas le moi que je suis. Pas le moi qui est à ma place comme tout le monde peut le constater tous les jours. Dans sa tête, si je puis appeler cela une tête, j'étais un objet. Par exemple cette potiche. Il en a déduit mon personnage et c'est tout simplement...
— Insupportable, je comprends. Et moi ?
— Je ne peux pas trahir...
— Me trahir ? Ou en dire trop ? Qui suis-je ?
— Dans sa tête, vous êtes ce que vous êtes.
— Vous avez vérifié ?
— Il vérifie avec des machines, des combinaisons chimiques, des escaliers d'anecdotes, des dialogues remontés par ses soins, des...
— Mais vous, Jean ?
— Je n'ai pas le dossier en charge. Fabrice m'a demandé...
— De m'expédier, j'ai l'habitude. Vous n'avez pas l'impression de trahir votre enfance ?
— Ça ne vous regarde pas. Cette expérience...
— C'est une expérience pour vous aussi ?
— Ce n'en est pas une pour lui, pour Antoine ! Nous agissons dans son...
— Comment Fabrice s'y prendra-t-il pour m'empêcher d'acheter le Bois-Gentil ?
— Il n'empêchera rien, bien sûr. Vous avez toujours...
— Nous n'y avons pas vécu heureux avec Papa. Pas de bonheur, pas d'existence.
— Monsieur votre père...
— Le baron von Klingelödemaufstandunemplinichostblockinbegrifausdrückenbeklagen...
— ... était un grand savant et je respecte... nous respectons encore...
— Sa mémoire. Je devais dire plutôt : ses mémoires. À quoi vous servent-elles ici ? Tout a changé. On n'observe plus le ciel. On n'observe que le silence. Et il est d'or. Combien vous verse l'État pour protéger la société de l'imagination ?
— Vous avez tort de le prendre sur ce...
— Ton ton, tontaine ! Je connais la chanson. L'imagination fait du tort à l'opium. Avec quelle facilité on circonscrit le mal imaginaire et que de travaux pour ne jamais en finir avec les trafiquants !
— C'est une vision un peu... aléatoire. Il n'est pas question de comploter avec les services secrets de l'occulte et du divin. Nous sommes moins...
— Visibles. Vous parliez de l'invisibilité d'Antoine...
— Je n'en ai pas parlé ! VOUS en avez parlé. Ces romans...
— De sa concevabilité. Il est sur le point de ne plus exister.
— Il serait bien temps de vous en préoccuper !
Le jeune homme redoutait depuis le début de cette conversation d'avoir à dépasser les bornes des convenances. Il virevolta, en proie à une sourde colère, lui qui était étranger à tout ce qui pouvait encore paraître, et qui se souciait de la moindre réminiscence, comme si sa propre existence en dépendait. Quelle existence était-il venu chercher, lui qui ne pouvait pas la retrouver ? Anaïs trottina derrière lui.
— Tu es comme lui, gloussait-elle. Tu vis à l'intérieur d'une bulle. Vous coexistez et cela te rend indisponible. Fabrice ne t'a-t-il pas déjà reproché cette indisponibilité qui contrecarre ses projets d'agrandissement de son propre univers mental ?
Le jeune homme pivota lentement au milieu du tapis. Son visage paraissait tranquille maintenant. Anaïs se sentit piégée.
— Vous en savez trop, dit-il, c'est évident. Mais nous n'y pouvons rien.
— Je ne crois pas à l'ADN, Dieu vivant des magistratures de la généalogie. La chronique ne m'intéresse pas. Ce récit est-il si véritable qu'il vous rend dangereux ?
— Vous délirez ! Muescas m'avait prévenu. Il a l'art de déceler...
— Muescas, un artiste ? Antoine, un fou qu'on ne libérera plus. Anaïs, une égarée qui a la chance de posséder une fortune inavouable, mais tangible.
— Le professeur Klingelödemauf...
— Le professeur K. se morfond dans son petit appartement de la rue Saint-Benoît. Il ne se soucie guère d'Antoine ni de toi, mon petit Jean. Il haïssait Armand...
— Mon père ne méritait certainement pas qu'on le haït !
— K. le haïssait. J'aimais bien sa douce folie...
— Fou, mon père ? Il n'était peut-être pas aussi savant que le vôtre, mais...
Anaïs creusait dans son terrier. Elle sentait à quel point cette terre la hantait encore. Elle y trouverait la mort et se jurait de la donner si elle devenait impossible. Une grimace épouvanta le jeune homme qui revint à son bureau pour s'y asseoir dans l'attitude de l'interlocuteur passif. Et Anaïs songea à s'activer.
— Ces dames vont s'impatienter, dit le jeune homme.
Elles attendaient dans le salon, assises comme des petites filles modèles, avec leurs vilains sacs à main sur les genoux et leurs mains croisées sur la fermeture avec une gravité de poules pondeuses. Anaïs n'était pas venue pour leur céder une place qu'elle pensait payer chèrement. Elles verraient leur gâchis conjugal dans l'après-midi, alors qu'on lui demandait d'attendre un impossible jeudi.
— Vous ne partirez pas, dit le jeune homme. Pas maintenant. Je ne vous laisserai pas...
— Partir ? Comme vous y allez !
— Je n'ai pas dit ça ! Comment pouvez-vous imaginer...
— Vous le savez trop bien, comment je peux, comment il peut, comment nous pouvons quand c'est notre tour de pouvoir. Vous pourrez vous aussi un jour...
— Ça m'étonnerait !
— Mon sang. Agnès parlait souvent du sang. Entre filles...
— Je ne connais pas Agnès. Vous m'ennuyez avec vos allégories.
— Nous n'étions pas amies, malgré les apparences. Non, ce n'était pas des apparences. C'était des convenances.
— Intéressant !
— Mon sang. Toi et Antoine.
— Je vous interdis d'évoquer ici ces inventions de...
— Où alors ? Il me semble que je l'entends. Derrière le mur peut-être...
— Le service des soins spéciaux est à l'autre bout de la galerie. Il en sortira quand nous estimerons que c'est le moment. C'est toujours une question de temps, vous savez ?
— Tu as raison. J'aime de l'entendre dire. Le temps n'en finit pas parce qu'il contient un atome d'inexplicable. K. pensait que...
— Je sais ce que K. pensait. Ces dames vont se demander...
— Qu'elles se demandent ! Elles se demandent depuis que l'existence les a rendues fertiles comme les champs. Elles n'ont pas eu de chance avec l'ADN. Si je voulais...
— Vous pouvez. Je désespère de vous voir un jour consentir à comprendre que notre...
— Intérêt. Mais je m'en désintéresse. Vous le savez.
— Nous ne savons rien. Antoine est entre de bonnes mains.
— Chimiquement et autrement. Les bonnes mains des Vermort promus au rang de psychothérapeutes après avoir échoué dans l'astronomie malgré la dernière volonté d'un ancêtre qui fut roi en Afrique. Ce sang noir qui vous...
— Vous n'en savez rien ! Antoine s'imagine...
— Ah ? Je croyais qu'Antoine imaginait, et non pas qu'il s'imaginait. Cela change-t-il les conditions de sa détention ? Pardon : contention.
— Vous le verrez. Vous ne pouvez pas entrer dans le service spécial. Les conditions d'hygiène...
— Mentales.
— Nous ne laissons jamais les proches entrer dans cet endroit complexe. Nous ne souhaitons pas non plus qu'ils s'imaginent...
— Je n'imagine rien qu'un lit, des courroies et une lampe au-dessus, dont les gouttes de lumière tombent sur le front comme dans un supplice chinois. J'ai vécu cela.
— Les circonstances de votre malheur étaient différentes. Vous n'étiez pas cérébralement atteinte. Vous aviez succombé à une tentation bien compréhensible.
— La corde m'a atrocement fait souffrir et je n'ai pas étouffé comme je l'espérais. J'espérais cette minute d'angoisse. L'inexpérience...
— La chance, madame K., seulement la chance et vous l'avez saisie...
— Pour ensuite me jeter dans la gueule d'un autre loup. Si Armand n'était pas mort...
— Si vous ne l'aviez pas assassiné !
— Prouvez-le !
Anaïs traversa le tapis en sautillant. Son regard était mauvais, aurait dit le jeune homme s'il avait eu à en témoigner. Il s'attendait à une crise, au pire.
— Pourquoi le baron a-t-il acheté le Bois-Gentil ? demanda-t-elle.
— Comment voulez-vous que je le sache ? Fabrice l'a mis en vente et monsieur de Hautetour s'est proposé de l'acquérir comme... placement. Il souhaite maintenant le vendre. Je ne me suis jamais entretenu de cette question avec lui. Nos rapports sont exactement ceux qu'on attend d'un voisinage qui a toujours existé et qui n'a jamais, de mémoire d'homme, posé de problèmes. Il y eut des alliances matrimoniales entre nos deux familles. Et même quelques échanges moins...
Le jeune homme se laissa secouer par le rire que lui inspirait l'inconfort d'une pareille conversation. Son expérience de la famille ne dépassait pas ses connaissances acquises par l'étude et l'évaluation des textes. Anaïs s'agitait devant lui, tournoyant au bord d'une angoisse qu'il ne parvenait pas à déchiffrer avec les moyens de l'analyste. L'influence d'Antoine le harcelait. Il n'entrait jamais dans ce périmètre soigneusement surveillé sans redouter d'y trouver finalement sa demeure. Anaïs le savait. Elle revenait à la fenêtre. Elle ne lui céderait rien. Il attendrait. Les trois dames du salon attendraient elles aussi, mais elles étaient patientes et même compréhensives. Elles se ressemblaient tellement, du moins n'avait-il pas cherché à leur trouver des différences qui n'eussent rien changé à sa capacité de les tromper pieusement. Il n'écoutait plus vraiment Anaïs. Des mots jaillissaient : imaginer, mort, angoisse, concevable, insupportable, jeudi, jours, attente, désert, substance, mur, eau, sortir, etc. Pas une seule fois elle ne prononça le mot amour. Il était sur la bonne voie. Impuissante et malheureuse, elle le menaçait de faire un scandale si Antoine n'apparaissait pas jeudi. Il la rassura, affirmant que le traitement ne pouvait pas durer plus d'une semaine, et elle recomptait sur ses doigts, lui reprochant de ne pas l'avoir informée de cette nouvelle crise. La précédente l'avait décidée à remettre le voyage à plus tard. Et c'était justement ce que la direction voulait maintenant éviter, cette remise à plus tard qui caractérisait Anaïs, selon ce qu'en savait Fabrice de Vermort qui était mieux informé que son frère, et plus actif aussi devant l'adversité. Jean avait succombé à tellement de combats que sa mémoire était un véritable champ de bataille. Il n'aurait su y retrouver l'instant perdu qui était à l'origine de sa déroute. Il ne promettait rien et n'avait jamais rien promis. Fabrice le considérait comme un raté congénital, ce qui rapprochait Jean de sa mère, l'épuisant alors en partages qu'il était incapable d'assumer. Il n'était pas un Vermort et cela se voyait. Il était un Klingelödemaufstandunemplinichostblockinbegrifausdrückenbeklagen et cela pouvait quelquefois se deviner. Le vieux de Vermort avait ensemencé sa terre et les femmes qui y trouvaient refuge. Fabrice en rageait tous les jours.
— Mettons fin à cet entretien, dit-il. Il n'a pas été inutile. Mais comprenez qu'il est difficile d'approcher maintenant Antoine sans le soumettre...
— À mes glandes, d'accord. Je reviendrai avec l'antidote, la prochaine fois.
— Jeudi, s'il vous plaît. Je dois recevoir ces dames et le temps passe si vite que...
— Jamais je ne te laisserai finir tes phrases, n'est-ce pas ? Tu me rends triste.
— Peut-être pourrions-nous éviter de nous tutoyer en présence de ces...
— Elle a compris la leçon. Elle reviendra. Le bonjour à Fabrice et à Gisèle. Qui est encore de ce monde ? On n’est point bavarde en ma présence, tu sais ?
Elle singeait la femme utile avec une cruauté qui l'amusa. Il la poussait vers la porte, mais elle y avait encore des détails à éclairer, fruits de l'incompréhension. Il aurait moins de mal avec les trois dames qui consentiraient même à se séparer pour entrer dans le service ordinaire. Anaïs le toisa.
— Tu es plus grand qu'Antoine. Plus intelligent aussi. Quel est le point commun ?
— Je ne suis qu'un intermédiaire entre vous et...
Cette fois, c'était lui qui n'achevait pas sa phrase. Elle attendit qu'il prononçât le nom de Fabrice au bout d'autre chose que la banalité. Elle le tenait enfin. Il s'ébroua.
— Il acceptera peut-être d'en parler avec vous. Je ne suis pas un spécialiste.
— Il ne t'a pas donné la clé. Il n'y avait que Constance pour s'en emparer. Cette armoire à glace l'impressionnait à ce point qu'il s'en allait en laissant la clé sur place.
— Je ne sais pas. Je n'ai pas connu tante Constance. Elle est partie avant que je...
— C'est fou ce que ça pèse, le passé. On ne devrait vivre que pour l'avenir, mais l'image de soi est derrière. On n'y peut rien. Devant, le reflet et la certitude de ne pas pouvoir en changer. J'ai même essayé de voyager. Tu as voyagé, toi ?
— Voyages d'agrément seulement. Les îles, les lointains, la différence.
— L'évidence de la différence. C'est plus facile. J'ai toujours agi comme s'il n'y avait pas d'antipodes à notre existence. La même lumière pour tous et la nuit comme un couvercle. Ça ne tournait déjà pas rond. Tu diras à Antoine...
— On ne peut rien lui dire. Il est plongé dans une léthargie...
— J'avais des crises de somnambulisme. Agnès en riait quand je dormais chez elle.
— Je ne connais pas Agnès. Ces dames...
— Si j'avais pu m'imaginer dans un manteau avec un sac à main... On n'imagine pas ce qu'on ne peut pas devenir. On ne le redoute même pas. C'est le spectacle des autres. Regarde-les. Elles ne donnent rien et pourtant, elles sont utiles.
— Mesdames, je vais vous recevoir...
Jean s'était glissé sur le seuil, la pointe des pieds en appui sur le paillasson où figurait une clé qui ne manqua pas d'attirer l'attention exacerbée d'Anaïs.
— Ne trépignez plus, Mesdames, dit-elle en s'évacuant enfin dans le salon.
Elles se levèrent toutes.
— J'ai été longue et je n'ai rien appris. Je vous souhaite l'économie et la science.
Elle s'éloigna. Dans un miroir, les trois dames se concertaient autour du jeune homme et il s'étreignait les mains en consultant leurs regards furtifs. Pauvre Jean ! pensa Anaïs. Elle ne descendit pas. Un panneau indiquait la direction à suivre pour atteindre le service des soins spéciaux. Elle fila contre les murs. Muescas l'arrêta.
— Ils ne vous laisseront pas entrer, madame K.. Inutile de vous fatiguer. L'endroit est bien gardé. Rien n'en sortira et personne n'entrera sans y avoir été autorisé.
Il dressa un index vers le plafond.
— Monsieur a dit ! fit-il d'un air entendu. Et ce que Monsieur dit...
Anaïs dénoua la main qu'il avait posée sur elle.
— Je voulais juste jeter un œil, dit-elle en grimaçant. J'imagine que le seuil est infranchissable. Mais c'est tout ce que je peux imaginer.
— Chimiquement et autrement, gloussa Muescas.
Il se ratatina en s'approchant.
— Vous écoutez aux portes ? dit Anaïs.
Elle revint sur ses pas. Elle ne se souvenait pas d'avoir franchi une telle distance. Muescas trottait derrière elle, avide de commentaires, mais elle n'ouvrait pas la bouche.
— J'entre quand je veux, dit Muescas. Avec ou sans clé. Le système est troué.
— C'est vous qui lui faites mal ?
— Madame K., soyez raisonnable ! Je cherche à vous aider.
— Ou à en savoir plus. Dites à votre maître que je ne m'intéresse pas à son existence de hobereau ni de carabin. J'achète le Bois-Gentil.
— Si le baron accepte. Il n'acceptera pas.
— Il n'a aucune raison de ne pas accepter.
— Monsieur de Vermort lui en fournira une et il ne pourra pas refuser. Il les tient tous.
— Vous êtes sa pelure ?
Elle descendit l'escalier avec le pantin collé à ses jupes.
— Ce soir, dit-il. Je vous ferai entrer. Vous le verrez.
— À quoi bon ? Il ne peut pas parler. En plus, il n'aimera pas mon odeur.
Elle lui envoya son coude dans le nez et galopa dans le vestibule.
— Je saigne ! pleurnicha-t-il.
Elle le vit dans les carreaux du sas. Elle voyait tout ailleurs depuis quelque temps. Elle songea à ces surfaces indivisibles qui peuplaient lentement sa perception des choses. Dehors, le froid revenait, gris et capable de provoquer de petites instabilités, toujours à la surface de ces choses qui renvoyaient des choses et que les choses multipliaient jusqu'au vertige, terrain prémonitoire des néants de l'existence. Un, je me calme. Deux, j'ignore. Trois, je recommence. Le ciel sombrait à l'horizon, emporté par la profondeur.
— Je peux vous ramener si vous voulez.
— Tiens ? Chacier. Il ne manquait plus que toi.
Elle n'avait pas entendu le ronron de la moto.
— Je ne savais pas pour Antoine, dit-il. Je ne savais même pas qu'Antoine...
Elle monta à califourchon et tapa sur l'épaule. L'air la paralysa. Elle sentit à quel point elle pouvait être la proie du temps qu'il fait ou qu'il ne fait pas. Le chemin s'obscurcissait. Quand ils arrivèrent devant l'hôtel, un rideau se souleva. Il coupa le moteur.
— Le Bois-Gentil, dit-il en allumant sa pipe, c'est pour les vacances ?
— Puisque tu me le demandes, je vais me poser la question.
— Ça ne me regarde pas.
Il la suivit. Elle entra dans la chaleur. Le café était désert. La serveuse s'agitait derrière le comptoir, les bras toujours plongés dans le zinc, immuable. La tenancière lâcha le rideau.
— Une fine à l'eau pour Chacier, fit-elle et elle le servit elle-même.
— Je m'assois pas, dit Anaïs. J'ai mal aux reins.
— C'est le froid. Vous devriez vous couvrir plus chaudement.
Elle monta. La chambre lui parut agréable. Je ne veux plus avoir de conversations courantes. Je ne veux plus m'adresser à des êtres pétris de banalités. Je ne souhaite pas non plus me distinguer ni connaître du nouveau. Je veux me coucher. Elle se déshabilla et contempla le plafond pendant une bonne heure avant d'éteindre. Elle ne dormirait pas. On frappa à la porte.
Chapitre XXVI
K. trottait parmi les badauds de ce petit matin fébrile. Il reconnut cent fois la taille de guêpe d'Anaïs, mais il ne se laissa pas influencer par ces aveux lointains. À bout de souffle, il devançait Hortense Morandelle de quelques enjambées. Elle amblait sous son ombelle, menaçant les yeux qui s'en détournaient promptement. Ses excuses n'y faisaient rien, on la réprimandait, quelquefois durement. Son beau visage de femme mûre ne rencontrait que des faces hâtives et hâtivement préparées aux traversées de la rue. Rattrapant K. de temps en temps, elle s'accrochait à son écharpe, mais il filait comme un insecte, capable d'esquive et de rebond malgré un embonpoint qu'une ceinture de flanelle réduisait dans une étreinte presque douloureuse. Rapide comme un poisson dans l'eau, il rasait des vitrines tièdes qu'elle touchait pour retrouver son équilibre. Elle possédait le souffle, car elle était un peu sportive, amatrice de voile et de plongeons, mais quand il poursuivait quelque chose, il était impossible de l'arrêter ni de le raisonner.
Anaïs prenait toujours le plus long chemin d'un point à un autre. Depuis le séjour écourté de Fabrice, et malgré la mort inattendue de Morandelle, elle était devenue, disait Hortense, une étrangère en quête d'aventure. Hortense connaissait ces sentiments pour les avoir éprouvés dans sa jeunesse un peu folle, disons-le. Elle comprenait. Un homme est une espèce de possession tribale. La femme est un sceau à la fois de dignité et d'extase. Fabrice s'était montré fragile et inconstant. Anaïs l'eût préféré odieux et peut-être même violent. Même Agnès changeait, si rapidement que K. ne pourrait jamais rejoindre une pareille insinuation dans le domaine de la fugue à deux tons : Anaïs jouant sur le mode majeur une colère qui détruirait, sinon sa vie, du moins sa future existence de femme, et Agnès, toujours mineure et difficilement accessible sitôt que le chagrin ou la peur la remplissait d'une angoisse crispée, Agnès ne parvenant pas à devenir la femme qu'elle promettait aux hommes de sa connaissance en minaudant dans leur giron, sans la science de la séduction, mais avec ses outils prospères. Il fallait reconnaître que Fabrice venait de détruire un château de sable. Les deux filles s'en prenaient pour l'instant aux vaguelettes, l'une saoulant l'autre de projets insensés et l'autre ne se voyant pas aller plus loin que le quai d'embarquement. Il n'en restait pas moins que Gisèle était une femme qu'Hortense elle-même eût épousée si elle avait eu le choix en son temps. Belle et active, elle était plutôt fleur que papillon, et plutôt diurne que nocturne. Elle était toujours sur le point de resplendir. On ne valait plus rien en comparaison si elle était savamment éclairée. Fabrice s'y employa pendant les trois jours qui succédèrent au concert. Anaïs s'effaça, signe d'une attente qu'on prit pour un renoncement, et Agnès prit des airs de femme trompée, ne donnant le spectacle que de son immaturité et bien sûr de sa beauté lancinante. Personne n'en profita. Elle repoussa les avances avec une énergie assassine que K. lui-même remarqua et fit remarquer à Hortense qui, en marge de ce qui se préparait sous ses yeux et malgré sa volonté d'apaisement, se prenait quotidiennement le doigt dans la toile qu'elle tissait sur une existence passée que Morandelle emportait pour ne plus jamais la réduire à l'insatisfaction. On en était là quand Anaïs décida de s'en aller, elle ne disait pas où, ni comment, ni surtout avec qui. Il fonça d'abord, sans permission, dans la chambre d'Agnès qui ne s'y trouvait pas :
— Vous voyez ! grogna-t-il. Elles se serrent les coudes.
Hortense ne vacilla pas. Au contraire, elle avala un alcool sans sourciller. Elle n'avait aucun projet, mais elle était disposée à examiner ceux qu'on voudrait bien soumettre à sa gourmandise. Elle ne se sentait pas encline à la débauche. La gourmandise la rendait joyeuse devant son miroir. K., ventripotent et peut-être même impuissant, n'y voyait que du feu. Entre ses espaces infinis et la minutie fébrile de la vie quotidienne, la place manquait, tandis qu'entre l'existence de Morandelle et le printemps qui rutilait aux fenêtres, il y avait à la fois un infini et une éternité. Hortense, grisée par la méditation et les petits verres, n'y voyait elle aussi que du feu, mais dans les deux sens de l'expression, au propre comme au figuré. K. referma bruyamment la porte et se précipita sur le balcon, qui était étroit et encombré de plantes vertes et de bouquets en fleur. Qu'espérait-il de cette perspective où les arbres fleurissaient eux aussi ? Il se redressa et son ventre disparut.
— La garce est la fille de sa mère, dit-il en posant une lourde main sur la balustrade, entre deux crottes de piaf.
Hortense pouffa.
— Ma chère, prononça-t-il en revenant moins décidément dans le salon, cette gamine n'a pas d'avenir avec nous. Je crains qu'Agnès ne se laisse influencer par des promesses que sa cousine compte faire tenir à des hommes.
Le pauvre K. savait de quoi il était question. Les hommes avaient envahi son existence. Madame K. était friande de leur conversation. En ce temps-là, Hortense se contentait de la jalouser mollement. Morandelle plaignait son ami sans s'exciter. K. consulta sa montre.
— Voyons, dit-il comme s'il était chargé de surveiller un examen. Si je ne me trompe pas... une heure d'avance, ce serait impossible à résoudre. Cinq minutes ! Croyez-vous, ma bonne Hortense, que nous ayons le temps ?
— Vous et moi ?
— Anaïs est une sotte malgré les apparences. Et puis Agnès la retient encore dans notre monde. Courons.
— Mais où, Albert ?
Albert von Klingelödemaufstandunemplinichostblockinbegrifausdrückenbeklagen portait le prénom de son modèle. Hortense avait du mal à le prononcer sans éprouver aussitôt l'envie d'en rire, mais ce n'était pas le moment.
— Je vais confier la boutique à Josèphe, dit-elle en secouant un trousseau de clés.
Ce n'était pas de gaîté de cœur. Hortense abandonnait rarement son commerce. Il fallait lui opposer une raison claire et constante. Le porto et le petit nom de K. l'y incitèrent, ce qui la plongea dans un joyeux désespoir. Descendant l'escalier pentu du service, elle pensait prendre l'initiative. Il la bouscula sans ménagement, ce qui faillit la dégriser. Il se mit à trotter obstinément. Elle perdit du terrain. Il évitait les passants avec une précision qui la laissa pantoise tandis qu'elle se traînait dans la rigole. Il ne lui avait pas laissé le temps d'appeler un taxi. Il en passa trois pendant qu'elle le rejoignait. Heureusement, elle avait bon pied.
— Mais enfin, Albert ! Vous ne savez pas où vous allez. Réfléchissons.
Elle pensait à la boutique et à Josèphe.
— Ne me dites pas que vous avez une idée ? haleta-t-elle.
Il ne pouvait en être autrement. K. avait des idées, c'était indéniable. Elle connaissait des idées, mais ne les possédait pas. Qu'en eût-elle fait d'ailleurs ?
— Je vous suis ! dit-elle en remontant sur le trottoir.
L'enfance lui avait appris que le plus court chemin passe par la rigole. Elle ouvrit alors son ombelle. Le soleil inondait la rue à cause ou grâce à son orientation, laquelle avait emporté la décision de Morandelle quand il s'était agi d'acquérir du bien. Il ne s'agissait pas pour lui d'acquérir, car le pauvre était démuni, mais de transférer une partie de ce qu'Hortense coltinait pour sauver le couple de l'aventure. L'ombelle heurta l'œil d'un monsieur qui poussa heureusement un juron, sinon Hortense eût accepté la conversation.
— Je connais un endroit... ruminait K. en balançant ses bras comme à la parade.
Elle n'en connaissait pas. Elle eût rougi d'en savoir plus avant d'être mise devant le fait accompli. L'ombelle lui fut reprochée par une dame qui en portait une comme un étendard, presque comme un pavois. On atteignit la rivière. K. hésita.
— Vous savez où vous allez ? demanda Hortense.
L'ombre bleue de l'ombelle la plongeait dans un musée que K. reconnut en s'ébrouant.
— Vous savez, dit-il, moi, les bordels...
— Albert !
Il se remit en route comme une locomotive. L'ombelle ne se justifiant plus, car ils marchaient sous les arbres, il la trouva moins appétissante et allongea le pas. Cette démesure irrita Hortense.
— Mais enfin, Albert ! Savez-vous bien de quoi vous parlez ?
— Ma chère Hortense, ce matin vous êtes belle comme une femme de Renoir.
La comparaison n'était pas flatteuse, car Hortense était svelte, bien cambrée, il en eût fallu au moins deux pour satisfaire une seule femme du peintre en question. Mais l'optique d'une pose la réjouissait. Elle se dandina.
— Êtes-vous sûr de savoir ce que vous faites, Albert ?
Il s'arrêta. Il n'en pouvait plus. Avait-il couru pour courir ? Que signifiait cette recherche de l'épuisement. Il lui tendit la lettre d'Anaïs.
— Je l'ai trouvée sur mon oreiller. Je prends des somnifères. Nous n'avons aucune chance de la trouver ici. Ni ailleurs.
— Là où vous comptiez aller ?
— Là où j'espérais vous emmener.
Anaïs n'y allait pas de main morte. Après une critique obscène de la société qui l'avait nourrie et éduquée, elle s'en prenait à la nation et au monde.
— Elle est folle, dit Hortense. Pauvre Agnès.
K. comprit enfin la situation dans laquelle il se sentit entraîné comme un débris sur les eaux grises de la Seine. Il ne trouva rien pour s'asseoir et se plia au-dessus d'une plate-bande peuplée de petites fleurs violettes, des violettes peut-être.
— Ce qu'elle pense de nous ! s'écria Hortense.
— Ce qu'elle pense de moi ! Ce qu'elle aurait pu en penser si j'avais pris le temps. Sa mère m'a tellement humilié. Je ne sais plus ce qu'il faut en penser.
La robe d'Hortense était déchirée. Il pensa à des roses.
— Il faut avertir la police, dit Hortense. Ils sauront la remettre à sa place.
— Dans ce bordel, dit K. sombrement, j'ai erré comme un puceau en quête de bonheur.
— Albert !
Il avait besoin de s'asseoir. Il franchit la clôture et se posa dans l'herbe.
— Les filles sont nécessaires, dit-il en sortant un grand mouchoir blanc.
Hortense haussa les épaules et referma la lettre qu'elle empocha.
— Agnès va se recevoir un de ces savons ! grommela-t-elle.
Après tout, elle était encore responsable de cette petite idiote qui se laissait influencer par une petite garce qui n'avait pas les moyens d'une luxure esthétiquement acceptable.
— Albert, dit-elle, vous avez besoin de vous reposer. Vous n'êtes plus tout jeune...
— J'ai le même âge que vous ! Moran était plus âgé que moi. Il ne s'en vantait pas et je n'ai jamais trahi cette petite coquetterie de la part d'un homme qui n'avait plus l'intention de conquérir pour se rendre heureux.
— Vous n'êtes pas bien. Je vais appeler un taxi.
— Allons au bordel. En taxi si vous voulez.
Le taxi les déposa dans une rue sereine. Trois minutes plus tard, Hortense apprit que K. avait ses habitudes. Ils montèrent, se déshabillèrent, K. n'eut pas d'érection, Hortense refusa de danser sur le lit, et ils se rhabillèrent. Hortense se sentait joyeuse en dépit de la défaillance de K. qui se la reprochait en se maudissant. Ils rentrèrent se coucher. Il n'était pas midi et le lit sentait encore le cierge et le cirage qui avait taché les draps. K. ne sentit pas l'odeur des cierges qui avait consommé religieusement l'oxygène de l'air, et n'identifia pas l'odeur du cirage qui ne le préoccupa qu'une seconde consacrée à l'oubli.
— Nous sommes responsables, dit Hortense en se redressant.
— Certes, dit K. en se grattant le ventre. Il va falloir se décider.
Il pensa furtivement à ce qu'il venait de commettre. Hortense se leva et courut toute nue dans la salle de bain. Il regarda le plafond. Les cierges y avaient imprimé leur combustion, mais il ne chercha pas de raisons à ces défauts de surface. Il ne parvenait pas à se sentir désespéré. Hortense paraissait elle aussi indifférente, autant au sort des filles qu'à l'échec auquel le pénis de K. avait condamné un obscur désir de s'appartenir ou de se posséder. K. ne trouvait pas les moyens d'en rougir. Il y avait quelque chose de commun entre ces deux circonstances. Il ne savait pas de quoi il pouvait bien s'agir, mais il en percevait les ressemblances, ni plus ni moins. Hortense reparut en peignoir, une serviette tortillée sur la tête et chaussée de pompons. Il consentit à laver lui aussi ce qu'il ne pouvait pas considérer comme une souillure. L'eau le laissa indifférent, alors qu’elle avait le don de l'effrayer depuis sa plus tendre enfance. Dix minutes après, ils déjeunèrent chez lui. Elle estima l'endroit étrangement ressemblant au bordel où ils avaient trouvé le bonheur à défaut du plaisir. Il s'étonna qu'elle eût à ce point le sens de l'analogie et reconnut qu'il était influençable.
— Ce soir, dit-elle, vous serez tellement amoureux de votre fille que vous m'appellerez au secours.
— Vous croyez ?
— Je ne crois jamais, Albert. Moran croyait parce qu'il ne savait pas. Je ne crois pas parce que je ne suis pas convaincue.
— Hortense ! s'écria-t-il. Je vous aime !
Elle leva la table et rangea la vaisselle sale sur le potager. Il fuma un cigare et but un alcool. Elle attendit. Elle savait qu'il fallait attendre. Le téléphone sonna enfin.
— C'est Agnès, dit-il en tremblant. Elle veut vous parler.
— Petite salope, dit-elle dans le téléphone. Où es-tu ? À la maison ! J'arrive.
Elle disparut. K. se recoucha. Il eut enfin une érection et la contempla. Cet organe l'avait toujours fasciné, mais il ne s'en était jamais senti le propriétaire. Il lui semblait être en location. Que s'était-il passé entre Fabrice et Anaïs ? Si elle revenait, et il ne pouvait en être autrement, elle ne lui en parlerait pas. Hortense reviendrait-elle ? On frappa à la porte. C'était Josèphe qui avait une commission de la part de madame Morandelle.
— Donnez voir !
Josèphe entra pendant qu'il lisait.
— C'est gentil, chez vous, dit-elle en entrant dans la cuisine.
Aussitôt, la vaisselle s'anima et l'eau clapota. « Albert, je suis désolé de vous apprendre (je le tiens de la bouche de cette sotte d'Agnès que j'ai giflée pour la première fois de ma vie — oh ! mon amour vient me consoler) qu'Anaïs est en route pour Nice où elle compte s'amouracher d'un idiot qui n'attend que ça. Josèphe vous donnera les clés des Azalées. Je ne vous accompagne pas. Je vais mettre Agnès en pension. Mais que pourrait bien étudier cette idiote qui n'est pas la fille de son père et qui ne tient rien de moi, je vous l'assure. Laissez Josèphe préparer votre valise et faire un peu le propre dans votre désordre. Anaïs n'est pas une femme d'intérieur. Votre Hortense qui ne pense qu'à vous et à votre queue. » Il replia la lettre et se mit à tourner en rond. Que faire ? Cette queue l'épouvantait, il le reconnaissait à voix basse. Qui était cet idiot qui ne l'était peut-être pas, quoiqu'il fallût l'être un peu pour s'embarrasser d'Anaïs. Mais n'en était-il pas lui-même follement épris. Il n'aurait pas usé du mot amour pour définir cette situation intenable, le verbe éprendre convenant mieux à la passion qui n'est pas de l'amour, il l'avait toujours su. La taille de Josèphe était menue.
— Madame me l'a dit, psalmodiait-elle face à l'évier qui bouillonnait. Donnez-moi une petite heure. Vous avez du linge sale ?
Il avait un slip crotté et des chaussettes moisies. Il fila dans la chambre pour les mettre en lieu sûr. Josèphe y entrait.
— Vous me donnerez aussi l'ordonnance, dit-elle en arrachant les draps.
Il lui donna l'ordonnance, précisant toutefois qu'il avait des médicaments de réserve pour une bonne semaine. Josèphe obéissait à Hortense. Elle descendit cinq minutes, qu'il consacra à une toilette rapide, et remonta avec un mois de médicaments. La valise tomba sur le lit et s'ouvrit. Il assista à un remplissage savant avec une admiration non feinte. Josèphe faillit le soulever quand il s'avisa de l'aider à refermer une valise bien remplie.
— Je croyais que vous tombiez, dit-elle sans se formaliser outre mesure. Voici les clés.
Elle lui remit un trousseau de cuir sans doute mis à reluire entre ses rudes mains.
— Je m'en vais et je vous souhaite bon voyage.
— Mais enfin, dit-il dans le téléphone, non ! Je ne pars pas. Je ne me vois pas entreprendre un tel voyage. Vous rendez-vous compte ? Moran, Moran ! Je vous crois, mais tout de même ! C'est un peu précipité. Hortense, je veux que vous le sachiez : je ne suis pas l'homme de la précipitation. Oh ! Hortense ! N'en parlez plus ! Vous allez me rendre fou !
Il raccrocha. Le trousseau de clés tinta dans sa poche, comme pour lui intimer de se mettre en route. Il ne se décidait pas. Sa queue, comme l'appelait Hortense, le retenait à Paris. Son cerveau s'en allait à Nice. Il fila à Austerlitz. Et dès qu'il eut embarqué dans le taxi, les deux filles, suivies d'Hortense, pénétrèrent dans l'appartement que Josèphe avait laissé impeccable.
— Vous me faites faire des bêtises, gloussait Hortense. Il ne restera pas longtemps à Nice. Il se découragera. Il n'arrivera peut-être même pas à Limoges.
— Ne t'inquiète pas, Maman !
— Si on nous a vues !
— On ne nous pas pas reconnues, dit Anaïs.
Elles étaient grimées comme au théâtre. Hortense se débarrassa d'un chapeau qui se cognait aux lampes.
— Le pauvre homme n'y verra que du feu, triomphait Anaïs en ouvrant les tiroirs.
— Ne volez rien, je vous en supplie ! couina Hortense. Quand je pense que je me suis donnée...
Et qu'il ne m'a pas prise... Elle se jeta sur le divan et s'y abandonna pendant que les filles s'activaient comme des monte-en-l'air. Quelle honte ! En arriver là parce que ces messieurs nous cachent des choses. Hortense pensait revivre ce qu'elle s'était promis de ne plus recommencer, mais Anaïs était une forte tête. Elle savait ce qu'elle voulait et l'obtiendrait à la force du poignet. Petite garce !
— J'ai trouvé ! s'écria Agnès.
— Déjà !
— Montre !
Anaïs ouvrit la chemise de carton et mordit la ficelle pour la couper. Hortense admira cette férocité. Elle aimait l'animalité chez la femme en proie à la jalousie. La petite Anaïs allait tenir Fabrice et son terroir dans une main désormais ferme comme un devoir de séminariste. Agnès exultait en battant des mains, pauvre petite enfant déçue que rien ne décevrait plus parce qu'elle ne s'y frotterait plus jamais.
— C'est le titre de propriété, dit Anaïs, dure et pâle.
— Fais voir ! dit Hortense.
— Ma petite Maman possédait le Bois-Gentil !
— Aaaaaaaaaaaaah ! cria Agnès qui devenait visiblement folle.
Anaïs mesura l'intensité de cette folie. Agnès ne savait pas où elle mettait ses petits pieds de poupée de chiffon chiffonné.
— Le Bois-Gentil est à toi, dit Hortense qui était une experte. Margot m'en avait parlé. Il a fallu que tu me remettes sur cette piste.
Moi, Hortense Chasseresse des Biens, dit :
— Ce vieux croupion voulait t'en déposséder, oui. Il y a un accord entre les Vermort et lui. Margot n'est pas morte pour rien !
Hortense était de nouveau grisée. Les petits verres n'y étaient plus pour quelque chose. Encore moins la trompette d'Albert von Klingelödemauf... qui ne savait pas en jouer. Anaïs n'était pas non plus la fille de son Papa. Quel monde de femmes ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah !
— Il perdra un temps fou à Nice et Jean-Loup le rendra fou ! exulta Agnès.
— S'il arrive à Nice, craignait encore Hortense qui n'avait plus l'âge de se laisser endormir par des promesses. J'aurais dû l'accompagner à la gare, le mettre dans le train et...
— Nous avons ce que nous cherchions, Maman, gémit Agnès.
Elle était encore trop fragile, cette poupée, pensa Anaïs. Hortense serra le titre de propriété dans une serviette.
— Maître Bouju nous attend, dit-elle. En route.
Le notaire souffrait de l'hiver. Il lui fallait maintenant tellement de temps pour s'en remettre que l'hiver suivant arrivait avant la guérison complète. Il avait ainsi vu ses printemps, ses étés puis ses automnes sombrer dans les aléas de la maladie d'hiver. Et depuis déjà de longues années, celle-ci accumulait une énergie menaçante qui suait avec la peau grisâtre et poussiéreuse de son visage. Il lui arrivait de céder sa place à un fils qui, sans être une promesse de bonheur, n'en était pas moins jeune et vivace. Par chance, ce jour-là, maître Bouju était au lit avec de la fièvre et des boutons qui purulaient. Le jeune Bouju se picota le visage avec ses doigts joints comme ceux qu'on tend à la règle punitive. Il n'était pas mécontent de recevoir trois femmes à la fois. Anaïs avait toujours eu sa préférence.
— Je le savais, dit-il en se frottant les mains. Bien joué, Madame, Mesdemoiselles. Vous comprenez, les Vermort ont des yeux aux Hypothèques de Foux et comme je vous l'expliquais la semaine dernière, je ne peux risquer l'avenir de notre étude...
— Venons-en au fait, dit Hortense.
— Votre robe est déchirée, Madame, dit le jeune Bouju en se penchant.
— Cet Albert est une bête !
Les filles pouffèrent.
— Je vais donc me charger des formalités, continua le jeune homme. Nous délogerons les Chacier facilement. Ils ne sont pas chez eux puisqu'ils croient être chez les Vermort. Situation facile, comme vous voyez. Pour les frais de voyage...
Hortense posa un paquet de biffetons sur le bureau.
— Castelpu, ce n'est pas la porte à côté, dit le jeune Bouju. Nous y possédons une maison et quelques biens acquis au fil des générations.
— Pour la majorité d'Anaïs ?
— Monsieur Klingelödemauf...
— Etc.
— Peut-être verra-t-il un inconvénient à se séparer si tôt d'un être si...
— Je suis pas une propriété ! beugla Anaïs. Qu'on en finisse, merde !
— Ce n'est pas si facile, bégaya le jeune Bouju. La Loi...
— Je l'épouserais, dit Anaïs. Qu'il le veuille ou non.
— Cependant, Mademoiselle Anaïs, son consentement est...
— Dites à Giscard de se manier le cul !
— Anaïs est impétueuse, reconnut Hortense.
La porte claqua.
— Quand il va s'apercevoir qu'on s'est foutu de sa gueule... dit Agnès en se mordillant un ongle déjà en piteux état.
— Agnès ! Ce langage !
C'était celui d'Anaïs. Hortense se leva. Le jeune Bouju se redressa comme s'il n'avait pas été assis. Il regrettait que Mademoiselle Anaïs le prît aussi mal, mais le consentement du père était nécessaire, il fallait d'abord comprendre cette nécessaire étape de la procédure.
— Jean-Loup saura y faire pour l'embobiner, dit Agnès qui embrassa le rouge et jeune Bouju. Maintenant qu'on sait tout et qu'on n'est plus les dindonnes de la farce...
Hortense cligna ses grands yeux de conquérante de l'inutile. Le jeune Bouju reçut sa main comme une aumône. Son costume bien taillé craquait un peu.
— C'est une affaire délicate, dit-il sur le seuil.
— Transmettez mes vœux de prompt rétablissement à Monsieur votre père.
La rue s'égaillait. Il ne fallut que le visage inquiet d'Agnès pour la rendre moins attrayante. Hortense s'y risqua avec une prudence qui la contraignait à serrer les fesses au passage des inconnus. Anaïs les attendait à l'ombre d'un kiosque.
— C'est pas joué, dit Agnès. Jules voudra pas épouser une garce.
— Il épousera une propriétaire, dit Anaïs.
— Vous êtes folles, se contenta de murmurer Hortense.
Elle s'attendait à voir surgir le pauvre K. complètement épuisé par un voyage écourté pour cause de lâcheté. De paresse, corrigerait-il. Anaïs s'était déjà renseignée sur ce qui motivait Hortense à l'aider. Hortense se fichait qu'Agnès souffrît. Fabrice était une cible de remplacement. Que d'histoires ! avait soupiré Anaïs en étirant son petit corps de fille de garce.
— N'en parlons plus jusqu'à ce qu'il revienne, proposa Anaïs.
— Et s'il revient maintenant ?
— Et s'il ne revient pas ! siffla Agnès qui savait elle aussi grimper aux arbres.
Les deux filles se trottèrent en gloussant. Hortense vit le blanc de sa cuisse à travers la déchirure. Elle entra dans une boutique et en sortit avec une autre robe. Comme c'était simple ! Dire que je ne connais pas un seul homme digne de mon imagination. Ce sont toujours les mêmes. On a beau se faire des infidélités, ils se ressemblent tous. Et quand nous voyageons, nous revenons avec du sang impur parce que la beauté noire ou la poésie jaune nous a émoustillés. Cela ne nous change pas. Nous nous perpétuons et les femmes se fatiguent. Comment ne pas rêver à une infidélité purement sexuelle ? Les hommes qui passaient ne méritaient certainement pas de partager ce désir avec elle. Elle accéléra pour arriver avant les filles. Josèphe l'attendait avec de mauvaises nouvelles. Et les filles étaient déjà au courant.
— Ne me dites pas... ?
— Hélas ! firent les filles.
Chapitre XXVII
C'était Pierre de Hautetour.
— Je passe quelque chose ! fit-elle.
Elle se trotta vers la salle de bain. Il entra. Elle attendait une femme. Des pas dans le couloir l'incitèrent à refermer la porte derrière lui. Elle reparut dans une robe de chambre, coiffée d'un foulard noué sur le sommet de la tête.
— Je me couche tôt, dit-elle.
Sa main indiquait un fauteuil que l'autre débarrassait de linges volatils comme une essence qui laissa ses fragrances dans l'air. Il s'assit et s'appuya sur sa canne.
— Je voudrais racheter le Bois-Gentil, dit-elle.
— Je ne dis pas non.
Il y avait des conditions. Pierre imposait toujours des conditions.
— Il n'y en a pas, Anaïs. J'ai changé.
Il la regarda des pieds à la tête, n'osant pas lui dire qu'elle aussi avait changé, pas seulement à cause du visage qui était perdu, elle ne possédait plus le charme de l'adolescente rebelle qui l'avait affriolé alors qu'il perdait déjà la raison. Ils s'étaient revus à la maison de repos et elle était sortie avant lui. Il y était demeuré encore une éternité. Il n'allait pas lui en parler. Sa canne traça un cercle sur le tapis et se posa au le centre, exactement.
— Tu vas me demander pourquoi je l'ai acheté.
Elle sembla se poser au bord du lit. Il avait toujours aimé cette façon de recueillir tout le corps dans l'attente de l'instant suivant.
— J'ai attendu, dit-il. Tout le monde a attendu.
— Célibataire ?
— Comme tu vois.
Il montra sa main gauche. Seul l'index était orné d'une émeraude. Il avait envie de lui dire qu'il l'avait achetée pour elle. Il avait aussi acheté le Bois-Gentil dans la même intention. Puis il était devenu amer et irritable. Il avait étudié le Droit. Les Vermort étudiaient la médecine, quelquefois l'astronomie. Les Bélissens étaient ingénieurs agricoles ou n'étaient pas. Il sourit.
— Les Klingelödemaufstandunemplinichostblockinbegrifausdrückenbeklagen ne sont plus astronomes ? demanda-t-il.
Elle croisa ses jambes pour se faire encore plus petite. Dans la demi-lumière de la lampe de chevet, les traces d'histoire s'effaçaient sur son visage et sa beauté dure revenait à l'ombre, comme si son existence ne pouvait plus avoir lieu qu'en dehors de toute lumière. Il chassa cette pensée trop pathétiquement exprimée. Il ne vivait plus dans le passé.
— Le prix sera le tien, dit-il.
Il montra les clés dans la paume de sa main. Elles étaient si chaudes qu'elle se contenta de les effleurer. Surpris qu'elle ne les prît pas comme elle s'était toujours emparée des choses faciles à posséder, il referma la main et sentit alors à quel point elles étaient chaudes et moites. Anaïs glissa encore dans l'ombre, comme si elle l'y attirait. La canne décrivit un autre cercle, patiente et précise.
— Tu peux y aménager demain, dit-il.
Il lança les clés sur le lit.
— La maison est propre...
— Je sais.
Nous n'avons plus le temps. Il se leva. Elle ne bougea pas. Elle a renoncé à me tuer. Ils seront déçus. Pourquoi n'en parle-t-elle pas ?
— Tout le monde a oublié, dit-il.
— Ça m'étonnerait.
— Ceux qui se souviennent ont d'autres chats à fouetter. La terre est ingrate. Les autres travaillent à l'usine ou dans l'Administration. Ils n'existent pas encore. Entre nous...
— Je détruirai le Bois-Gentil.
— Je sais, dit-il en ouvrant la porte.
Il sortit. Elle l'avait encore humilié. La porte se referma. Elle n'écouta pas le glissement sur le tapis, la canne qui cognait le plancher en marge du tapis, le grincement de la balustrade. Elle se recoucha. Elle savait maintenant pourquoi elle était seule. C'était arrivé sans signes annonciateurs, comme tout arrivait. La lampe clignota puis s'éteignit. Une minute plus tard, le bas de la porte s'illumina et la voix de la tenancière chuchota : Vous avez les bougies dans le tiroir du chevet. Un orage... Éclair, long comme l'attente, puis elle compta dans le noir. De nouveau seule, elle se leva. La cire coula sur ses doigts. Elle s'habilla.
Dehors, en l'absence de l'éclairage, la nuit était d'une profondeur vertigineuse. Des volets scintillaient à peine. L'orage grondait, lointain et paisible. L'averse cessa d'un coup. Elle n'attendit pas une minute. Plus loin, le vent se leva et l'immobilisa un moment sous le couvert. À l'abri d'un pilier, elle perçut les odeurs de la pierre et du bois. Au-dessus d'elle, le plancher craquait. Elle continua. Sur le chemin, elle crut mourir de froid. L'obscurité ne se peuplait pas, au contraire. Elle pensa, et y crut peut-être, à une aspiration au vide, xénélasie. Elle n'avait pas emporté sa valise, car elle avait l'intention de revenir à l'hôtel. Mais maintenant qu'elle était au chaud dans le salon, couchée dans le divan vert aux coussins d'or, elle ne se sentait plus la force de traverser cette nuit peut-être redoutable. Elle avait allumé toutes les bougies d'un chandelier si lourd qu'elle avait renoncé à le transporter près du divan. Il s'agitait de l'autre côté de la pièce, créant l'ombre et la peuplant, comme s'il était une expression de cette nuit plongée dans l'absence d'électricité. Le visage taillé à coup de serpe de Jules apparut au carreau.
— Si tu n'avais pas ouvert les volets, dit-il, j'aurais dû frapper et tu te serais inquiétée.
— Alors tu n'aurais pas frappé, je te connais. Je t'ouvre !
Il se déchaussa. Il venait de traverser la même nuit, mais à travers champs. Il sentait la boue et le feuillage, peut-être la noisette. Il ne pouvait pas non plus s'asseoir sur le divan.
— Tu ne vas pas rester debout !
Il rit. Nu, il était presque fantomatique. Il toucha le velours du divan où elle s'abandonnait déjà. Elle avait refermé les volets et soufflé la moitié des bougies. La clé était restée sur la porte. Il entendit ce cliquètement infime. Ici, tout bougeait. Il y avait toujours une raison pour que les choses fussent animées d'une infime vibration. Elle percevait tranquillement ce qui l'avait toujours inquiété. Enfant, il dormait seul.
— Faudrait pousser un peu la chaudière, dit-il en se frottant la poitrine.
— On ne va pas faire du bois maintenant !
— Qué bois ! Il y a le gaz de ville ici !
Il était de nouveau dans ses habits. Comme elle boudait, il caressa ce visage meurtri à jamais. Puis il disparut dans l'ombre. Elle l'entendit descendre à la cave. La chaudière n'avait plus de porte, sinon elle aurait entendu son triste son de cloche. Un radiateur glouglouta, puis le plancher émit un craquement sinistre. Il remontait, si lentement qu'elle crut qu'il se préparait à la surprendre malgré l'attente. Il apparut enfin, reniflant comme un chien, touchant les objets pour en mesurer la chaleur, cherchant l'interstice trahi par une coulée d'air froid. Elle avait mal refermé la fenêtre. Il secoua des vantaux gonflés d'humidité.
— Tu l'as acheté ? demanda-t-il.
Il ne se déshabillait plus.
— Pas encore, dit-elle. Mais j'ai les clés.
— Tu as su pour Hautetour ?
— Est-ce que j'ai oublié ?
— Il est devenu fou. J'ai toujours entendu dire que la folie, ça ne se soigne pas. On peut ruser avec elle, ou trouver un terrain d'entente, mais jamais elle ne renonce à ses projets.
— Tu parles pour Antoine ?
— Je parle de la folie. Je ne l'ai pas dans le sang, comme toi. La Margot était folle. Regarde-toi. Qu'est devenu ton petit Papa ?
— Il s'ennuie à Paris.
— Il n'est pas fou, lui. Ils savent ce que c'est, le sang, en Allemagne. Les Klingelödemauf...
— Ça va !
— Demain on fera du feu dans la cheminée, pour le plaisir.
Il adorait donner le spectacle de son corps à demi nu au travail des bûches qui n'avaient aucune chance devant tant d'ardeur et de précision. Elle était tournée vers le dossier pour ne plus se soumettre à son regard inquisiteur. Il voulait savoir, le Jules. Et bien il ne saurait rien !
— Je ne peux pas te laisser seule, dit-il.
Elle sentait qu'il s'éloignait.
— Il n'y aura pas d'électricité avant demain matin. Le ciel est si lourd qu'on ne voit plus rien. J'ai même peur de retourner chez moi.
Il nuançait le spectacle. Cette panique n'était pas feinte. Comment, dans quelles conditions avait-il traversé la nuit ? Comment avait-il su qu'elle était au Bois-gentil qu'on ne voit pas de loin, de quelque endroit qu'on se place pour le surprendre en flagrant délit d'occupation précaire ? Attendait-il lui aussi ? Depuis quand ? Elle ne posa aucune question. Et le désir s'évapora comme l'eau qui bout.
— Retourne chez toi, dit-elle.
Elle aperçut le visage terrifié, mais ne le regarda pas.
— C'est bien, le gaz, dit-il. On ne se soucie pas. Tu vas être à ton aise. Je veux dire si tu reviens en hiver.
Il y tenait, à son feu de bois ! Elle se leva, fragile et impétueuse. Il toucha en même temps la pointe des seins. Il ne les avait jamais pris à pleine main. Et il avait toujours cet air de fascination réduite au silence. Elle s'enveloppa dans le drap qui avait servi à couvrir le divan.
— Chez moi, dit-il, le feu est de bois.
Elle l'imagina dans la nuit. Il avait dû laisser la lampe-tempête allumée sur le perron. Il la voyait de loin. Elle n'éclairait que la pierre du seuil si le vent n'emportait pas sa lumière. Or, le vent commençait à arracher des branches. Il passait sous des arbres mutilés en se protégeant la tête avec les bras. Un parapluie était perdu d'avance. Il y renonça et pénétra dans la nuit. Elle écouta le bruit de succion des bottes qui s'alourdissaient, ralentissant sensiblement le pas. Le chemin, si elle se souvenait bien, montait durement dans le bois. On n'y rencontrait jamais personne et on ne s'y perdait pas tant il était facile à suivre. Plus loin, une croisée des chemins proposait son calvaire de fer noir. Elle haïssait ces croix débarrassées de leur corps. Elle secoua le parapluie qui n'avait pas été loin et s'avança un peu dans le vent. Il ne gèlerait pas cette nuit. Dedans, la lumière révélait l'imperceptible oscillation des choses.
Pourquoi revenait-elle ? Pour Antoine ? Certainement pas. Elle n'avait pas changé à ce point. Et pourquoi aurait-elle changé ? Elle ne tenait pas à cette créature sortie de ses entrailles. Il ne témoignait que de son propre malheur et elle y était étrangère. Elle ne lui avait donné que la vie ou elle était en droit de penser qu'il la lui avait arrachée. Prétexte, voilà ce qu'il était. Elle voulait entrer au château, comme K., et rêvait de n'y jamais réussir. La chronologie n'avait plus aucune importance. Il était arrivé ce qui était arrivé et il arriverait ce qui arriverait. Il n'arrivait rien pour l'instant parce qu'elle n'appartenait plus à ces lieux. Le chandelier, posé à distance sur ce qui pouvait être une table, ne révélait aucun changement. Demain, quand elle retirerait les draps protecteurs, les meubles prendraient toute leur importance d'éléments d'une géographie des circonstances. Elle redoutait cette mise à nue, mais elle en connaissait l'enchantement parce que ce n'était pas la première fois qu'elle revenait. Elle recommençait ce qui n'avait pas pu s'achever autrement que par une nouvelle fuite. La différence, c'était Antoine. La première fois, il était dans son ventre et elle avait fini par l'en chasser. Plus de vingt ans avaient passé. Pierre ni Jules ne pouvaient mesurer ce temps qui n'appartenait pas au récit de leur attente, s'ils avaient attendu au lieu de reconstruire de qu'elle avait détruit. Le Bois-Gentil avait-il vraiment résisté à la ruine, ou n'était-il que l'illusion entretenue par Pierre de Hautetour qui n'avait pas dit son dernier mot en lui remettant les clés ? La maison semblait se vider, comme la nuit. Les choses n'étaient plus à la portée du regard. De là leur tendance à n'être plus des choses changées par les attouchements, par l'usage et la croissance des désirs. Elles se retiraient comme des mollusques dans leurs coquilles. Il ne restait plus que ces coquilles et elles paraissaient vides de sens parce que la raison ne rencontrait aucune coquille. Il fallait se résoudre à ne plus y penser et c'était parfaitement impossible. Les proximités invitaient à la dérision et les prémonitions aux réminiscences. L'air se chargeait de poussières que le temps reconnaissait. Rien n'avait été enfoui. Il fallait maintenant se coltiner avec des surfaces glissant dans le sens de la mesure.
Le vent augmentait par secousses. Elle avait connu ces puissances telluriques dans des circonstances si dramatiques que l'occulte avait pris des proportions de personnages. On ne s'enferme pas dans la raison sans finir par en trouver la faille. Il peut se passer ce qui se passe, la raison n'y trouve pas son défaut de conception. C'est à l'intérieur, dans les moments les moins circonstanciés, que l'anomalie agite ses clochettes, en dehors de tout secours perceptif, par polymérisme obstiné, croissance sans renouvellement, répétition incessante dont le sens se perd en conjectures, de crispation en détente et d'amnésie en évidence. Rien n'a lieu à l'extérieur et pourtant, lorsqu'il s'agit d'en parler, parce que le temps est venu d'en guérir, les personnages s'accumulent, peut-être par multiplication, et leurs existences s'imposent au récit que la raison n'avait conçu que comme le palliatif de l'explication. Un détail, le plus souvent extrait de la sensation, indique le Nord, comme la mousse sur les arbres. Et dans cette forêt sans symboles, le sens se perd au profit de la reconnaissance. Il pourrait s'ensuivre une espèce de bonheur plus proche du soulagement que de la satisfaction, mais la raison se déduit de la folie et il n'est plus possible alors de vivre ce que les autres imposent à l'existence pour que la vie continue. Pour l'instant, elle ne soulevait pas le drap pour regarder ce que le chandelier faiblissant pouvait encore dénaturer. Elle avait à peine perçu le divan de velours vert aux coussins d'or et d'argent, fils dénoués d'abord avant d'avoir investi les lieux. Le chandelier, par contre, ne semblait pas avoir appartenu à cette mise en place des actes futurs. Son cuivre portait en creux les armes des Hautetour, intrusion dont Pierre ne pouvait pas ignorer l'obscénité et la salissure. Elle le flanqua dehors, en pleine tourmente, et il s'éteignit dans une flaque convulsée.
L'obscurité l'engloutit à la place de la mémoire. Un personnage réduit à la solitude, s'il ne repeuple pas son environnement d'autres personnages dont les objets bavardent, est fatalement destiné à l'inexistence. Un être de chair ne peut pas entrer dans ce personnage. Il le crée peut-être, il en ébauche le principe, mais la difficulté d'identification est telle que ce ne sont plus des personnages qui accourent, ce sont les autres, attirés par l'exemple ou revenus pour modifier le cours des choses, de ces choses si présentes en leur absence. Anaïs rencontrait des personnages et les évitait pour ne pas leur donner l'occasion de lui rappeler que sa vie n'était pas un exemple à suivre. Aussitôt les autres s'immisçaient dans sa théorie et elle avait des histoires avec eux. Le choix la limitait aux circonstances et sa raison voulait qu'elle y renonçât. Elle ne serait jamais seule si la vie présidait à ce choix. Mais la mort n'était pas aussi facile qu'une pièce lancée à pile ou face. Anaïs revenait pour s'acoquiner avec elle, si c'était possible une dernière fois, et pas forcément pour en finir. Ces hommes, qui l'environnaient de jouissances passablement diminuées sous l'emprise du passé, exerçaient toujours sur elle leur pouvoir d'attraction et de complémentarité. Elle ne les comptait plus.
Ensuite, la solitude céda la place au vent qui s'engouffrait sur le perron, secouant la porte et ses clés pendantes comme des fruits. Elle regretta d'avoir chassé Jules qui s'était peut-être perdu dans la nuit. Elle se souvenait en riant de ce dialogue maintes fois rejoué :
— Anaïs, j'ai envie de te prendre !
— Et bien prends-moi !
— Tu me veux toi aussi ?
— Pardi !
Pourquoi ce mensonge ? Pourquoi n'avoir pas désiré autre chose ? Pourquoi n'avoir pas tenté d'aller plus loin que les hommes ? Sa raison, sans doute inspirée par la folie, envisageait des déserts de l'amour, des royaumes d'inconstance, mais si loin, si dénué de sens qu'elle n'osa jamais en trouver les mots. Or, sans mot, on n'est plus comprise. On redevient objet. Et les caresses ne cherchent pas la vérité. Voilà pourquoi elle mentait. Sa raison en était tout émoustillée. Et sa folie, passagère. Le « pardi ! » qu'elle prononçait ne voulait pas dire « pardieu ». Un juron l'eût pourtant ravigotée.
Ris. Tu peux rire dans ton obscurité de pacotille. Le Bois-Gentil te revient toujours et il se trouve toujours quelqu'un pour l'entretenir en ton absence. T'ont-ils demandé une seule fois de leur rendre ce qui pouvait être légitimement considéré comme un prêt ? Au contraire, ils se remettaient à peupler ton existence et Jules s'égarait encore dans la nuit, quelquefois les nuits claires et sereines de l'été, et alors il n'expliquait plus ses divergences. L'hiver, avec la tourmente et sans l'électricité, il pouvait paraître moins incompréhensible. Elle le chassait parce qu'il n'expliquait rien. Il pouvait se perdre dans la nuit si la nuit n'était pas celle de sa triste maison. Il faisait nuit chez lui et il ignorait tout de la lumière. Chassé, il se perdait, elle le voyait se perdre, trembler de peur, continuer, mais sans acharnement, seulement poussé par le vent et inspiré par des chemins fallacieux. Elle riait dans le noir et le chandelier s'enfonçait dans la flaque. Il y avait toujours un point de retour. À l'endroit exact d'un acte pouvant être considéré comme violent. Elle avait été douce et soumise en présence de Pierre parce qu'elle l'attendait au tournant d'une existence dérangée par le retour. Verrait-elle Fabrice ? Fred Espigue imaginait que non. Elle n'entrerait pas dans le château. Elle n'aurait accès qu'à ses dépendances et aux personnages qui les bornaient dans une parfaite entente. Le temps serait perdu de cette triste manière. Elle ne mourrait pas dans un fossé. Elle se contenterait de revenir au Bois-Gentil pour attendre une occasion favorable, mais comment distinguer le temps de l'attente quand on ne sait plus ce qu'on est venu chercher dans ces lieux peut-être finalement symboliques ? Frais d'espigue. Frais du tenon. Elle pensa qu'en espagnol, la muesca est la mortaise et la espiga, le tenon. Pauvre petite dame au sac à main vert ! Muescas, qui prétendait que son nom était la coïncidence de mosca et de mueca, la mouche et la grimace, mentait avec elle à propos des mêmes choses. Il portait un nom de personnage et non pas de citoyen. Un personnage envoyé par Antoine à travers les murs du château pour communiquer avec elle. Jean en avait-il parlé comme elle se souvenait ? Je vais redevenir folle si je reste. Elle trouva d'autres bougies et en planta une sur l'accoudoir d'ébène. Un peu de lumière me fera du bien. Je ne dois pas me laisser influencer par ce que je vois. Puis tout s'éteignit. Elle dormit. Le vent tomba.
Au matin, une autre lumière sidéra ses yeux à peine ouverts. Il s'agissait de stries l'entourant comme les fins barreaux d'une prison éphémère. La bougie avait creusé une petite tombe dans l'accoudoir et la cire s'était figée sur le velours du coussin. Elle traversa les murs de sa prison et ouvrit les volets. Le jardin était pris sous la gelée. Le mur d'enceinte renvoyait le soleil. Clignant des yeux, elle aperçut Jules qui arpentait l'allée en sautillant.
— J'ai dormi dans la bagnole.
— Dans la bagnole ?
Dans la bagnole. Il n'avait pas été plus loin que le portail. Une rafale chargée de neige l'avait paralysé. Il avait dormi dans la bagnole et était réveillé depuis l'aube.
— On n'est pas l'aube ?
Non. On était pas loin de midi. Les bêtes devaient avoir la fringale.
— Elle peut encore marcher, tu sais ? Le baron l'a mise en route l'été dernier. Tu as les clés ?
Sans doute. Il y avait une bonne poignée de clés dans le trousseau.
— Il faudra recharger la batterie. Je reviendrai la chercher.
Il grelottait et elle le revit torse nu avec une hache voltigeant.
— Il n'y a rien à manger. J'ai cherché, dit-il.
Il adorait la regarder dormir. Elle avait souvent été réveillée par sa respiration. Tu te rendormais aussitôt parce que tu te sentais bien avec lui.
— Non, dit-elle. Je ne vais pas manger chez toi. Je retourne à l'hôtel. J'y ai laissé ma précieuse valise. Au revoir.
— Je t'aiderai. Je sais me rendre utile.
— Ne me suis pas !
Elle se mit à trotter sur le chemin au-dessus de la route. Il comprit qu'elle ne voulait rencontrer personne. Les gens seraient moins réticents aujourd'hui. Ils avaient besoin de ce délai pour trouver les mots. Ils les connaissaient maintenant, prêts à en faire usage. Il partit en pensant aux bêtes qui n'avaient pas mangé. Elle n'aurait pas voulu de cette vie ni pour se sauver de l'inexistence. Des bêtes !
La petite serveuse jaillit.
— Et tu n'as pas dormi ici ?
— Ça ne te regarde pas.
— J'ai dormi dans ma chambre, moi, si on peut appeler ça une chambre.
— Tu ne trouves pas que tu vas un peu vite ?
— Je ne cours pas. Il te le vend, alors ?
— Il me le vend.
— Hé bé !
Le café arriva avec sa petite cour de morceaux de sucre et de tartines beurrées. La petite serveuse fit couler une larme de lait. Elle aimait montrer ses bras.
— Vous pouvez rester ici autant de temps que c'est nécessaire, dit la tenancière.
— J'ai les clés.
— Putain tu as les clés ! s'écria la serveuse.
La tenancière grommela. La serveuse rougit en riant dans son torchon. Elle était d'une malpropreté agréable, peut-être grâce à ses yeux. Anaïs engouffra les tartines plongées dans le café. La tenancière dit qu'elle était heureuse que tout se passât bien et elle disparut dans la cuisine. Les choses se passaient toujours ainsi. Les gens ne se contentaient finalement pas des mots. Ils recherchaient des raisons de s'étonner. Puis ils se scandalisaient et enfin ils montraient à quel point ils se sentaient frustrés et révoltés. La serveuse maniait les clés sans plus se soucier du tutoiement qui annonçait une nouvelle tentative de différence. Jusqu'où irait-elle finalement ? pensa Anaïs.
— Demande la journée, dit-elle. Je te paierai.
Le mercredi, il ne venait pratiquement personne parce que la foire était à Bélissens. La tenancière dit que si c'était pour une bonne cause, elle ne voyait jamais d'inconvénient à se séparer d'une employée à condition qu'on la payât à sa place.
— Elle paye double, dit la serveuse.
— Alors travaille double, dit la tenancière.
Elle disparut de nouveau.
— Je monte, dit la serveuse.
— On achètera le nécessaire, dit Anaïs. Je vais avoir une voiture.
Elle ne parla pas de Jules. La serveuse monta comme elle avait dit et redescendit cinq minutes plus tard avec des ustensiles et un seau qui bringuebalait à sa ceinture. Avait-elle pris le temps de se coiffer ? Non. Toujours ces cheveux dans un foulard et cette petite odeur de vieux meuble. Elle traversa la salle à manger comme une vache qui fait sonner sa cloche pour attirer l'attention des autres vaches. Le seau tintait sous les coups d'un balai. Anaïs la suivit.
— Vous oubliez vos clés !
Les clés. On la regardait. La serveuse traversait la place en mugissant après les enfants. Anaïs perçut des rires joyeux venant du lavoir. L'eau coulait, soyeuse et lente. Il y avait toujours un vieux pour faire la conversation à ces femmes bavardes qui montraient leurs bras en action. Il souriait, le menton sur le pommeau de sa canne. Anaïs le salua au passage. Cette grosse vache de serveuse montait l'escalier. Elle produisait maintenant le tintamarre que les enfants tiraient du seau qu'elle ne pouvait soustraire à leur désir de pagaille. Anaïs aimait les enfants quand ils agissaient en volée. Elle n'en concevait pas d'autres. Elle voyait le groupe s'éparpiller sous les coups de balai puis se reformer hors de sa portée. Ces jambes nues ne souffraient pas du froid. Elles s'y revivifiaient. Un enfant se renouvelle chaque jour s'il est un oiseau parmi les autres. Elle avait connu une enfance de petite souris derrière les murs et n'avait pas fréquenté les oiseaux. Agnès était une chienne, à cause du sifflet qui l'égayait. Il n'y avait pas d'explications à cette joie perdue au profit d'une croissance vierge d'explications convaincantes. Et il n'y avait pas d'endroit où se ressourcer pour ne pas vieillir ou ne pas vieillir seule.
— Nous n'y arriverons pas si vous ne leur tirez pas les oreilles ! gloussait la serveuse qui butait sur les marches sans parvenir à les gravir.
Les enfants la rendaient heureuse elle aussi, les volées d'enfants à la merci de ce bonheur menacé. Anaïs étreignit l'enfant qui s'époumonait sous elle. Le vieux agita sa canne :
— Tirez-lui les oreilles ! beugla-t-il.
L'oreille glissa entre les doigts, si chaude.
Chapitre XXVIII
Le baron Albert von Klingelödemauf... et des poussières n'aimait pas les voyages. Même Margot, née à Toulouse d'un cousin et d'une cousine, ne put jamais le convaincre d'aller plus loin que le nécessaire. Aussi limita-t-il toujours les raisons aux exigences de son travail. Il connaissait par cœur ces lignes de chemin de fer et en suivait les évolutions techniques et commerciales en connaisseur de l'habitude et du bien-être déduit d'une infatuation à l'épreuve de la non moins légitime susceptibilité de son épouse. Marié à une source d'ennuis relatifs à l'adultère et aux jouissances hâtives, il ne voyait jamais d'inconvénient à voyager dans le connu et toutes les raisons de ne pas voyager si l'aventure promettait l'humiliation de l'inconstance et/ou une maladie soignée par un médecin et donc par une médecine étrangère à ses us hygiéniques. On le vit rarement revenir d'un séjour forcé sans au moins une bonne raison de se mettre au lit ou à l'amende, car s'il ne revenait pas mal guéri d'une mauvaise grippe ou d'une entorse, il tenait à se faire pardonner publiquement les crises de jalousie dont la Margot témoignait elle aussi pour donner à mesurer le peu de cas qu'il faisait de sa prétendue fidélité. K. ne la trompa jamais, sauf platoniquement, et il n'eut donc pas d'enfants naturels. Par contre, Margot ne renonça à l'avortement clandestin qu'une fois dans sa vie et Anaïs naquit de cet obscur désir de conserver un souvenir vivant d'une aventure sentimentale qui s'était achevée, comme toujours pour elle, par un épilogue explicatif entièrement conçu, sans doute d'avance, par un amant qui n'avait jamais eu d'autre intention que de passer et de passer bien. Couché dans des draps humides de fièvre ou de confessions, K. se réinstallait lentement dans ses pénates et l'Université, prévoyante et diligente, le reprenait dans son sein sans commentaires qui eussent alors paru au hobereau parfaitement superfétatoires et sujets à caution. À ces voyages lointains qui ne lui enseignaient rien, K. préféra toujours le retour au pays, en dépit de l'affectation républicaine du château familial qui accueillait des pupilles de la nation et des vieillards qui n'avaient pas trouvé preneur. Il allait aussi en banlieue pour éprouver la pertinence de ses conférences et de ses articles. Il lui arrivait même d'aller se tremper dans les eaux normandes si le temps s'y prêtait. Il y allait d'ailleurs seul, car la Margot ne supportait pas, disait-elle, le climat ni le beurre. Elle couchait alors chez une amie et c'était quelquefois la belle Hortense qui faisait encore les beaux jours d'une rêverie sexuelle qui, si K. avait eu le dixième du talent de Jean-Jacques Rousseau, eût défrayé la chronique littéraire de son temps. Il se sentait une âme de poète quand son esprit d'astronome redescendait sur terre pour se livrer aux contingences de la chair. Là encore, il n'alla jamais plus loin que le regard et la concupiscence, car Morandelle était un ami et il n'était pas question de le tromper à ce point. D'ailleurs, la belle Hortense n'avait d'yeux que pour des hommes de papier qu'elle contemplait silencieusement au café, le dimanche, tandis que la télévision rugissait avec la foule à laquelle K. ni Morandelle n'eussent osé appartenir pour ne pas nuire à leur réputation d'hommes intègres sinon sérieusement attachés au principe de réalité. Agnès naquit parallèlement à Anaïs, peut-être du même homme, K. leur trouvait des ressemblances qui amusèrent encore la Margot alors qu'elle était en train d'agoniser sous l'influence de la morphine.
Les déplacements de K. étaient comptés, pas seulement limités. Il n'y avait aucune raison pécuniaire à cette autre limitation, K. profitant des largesses de Margot qu'il aimait faire chanter. Il n'allait jamais loin et jamais ailleurs, mais avec une parcimonie digne de la commination dont il la prévenait, car elle était croyante et terrifiée par sa foi, comme il convient au clergé. On ne le vit qu'une fois dépasser la mesure qu'il s'était imposée comme le rite d'une religion du voyage, et ce fut à l'occasion de la naissance d'Anaïs, car il pensa alors à s'enfuir et il atteignit en nage les territoires volcaniques d'une France où il contracta des amibes dont il admira aussitôt les pseudoévolutions à travers une lentille grossissante. Revenu en piteuse déformation de sa propre constance, car Hortense tint à le consoler, ce qui augmenta les teneurs passablement érotiques de ses foisons confessionnelles, il s'attacha à l'enfant comme à un animal domestique et consentit à lui donner son lait quotidien sans chercher à le lui reprendre. La Margot adorait cette enfant, ignorant que celle-ci ne se souviendrait pas d'elle, ou ne s'en souviendrait que sous l'influence de K., distillateur impénitent qui redoutait de survivre à l'enfer comme Mahomet, le ventre ouvert et les tripes à l'air, si c'est l'air, mais il en doutait, qui alimente cette atroce combustion du mal. K. n'eut jamais la conscience tranquille, mais cela ne datait pas de Margot qui n'ajoutait que les tourments et les similitudes amies d'une dégénérescence chronologique réduite à l'ana des anecdotes et des gloses. Il n'y eut pas d'autres Anaïs pour inspirer le pire à cet homme qui était égoïste sans le savoir et qui savait qu'il n'avait pas la force de lutter contre sa propension à l'hypocrisie. Il veilla douloureusement aux avortements qui ruinaient la santé et le portefeuille de Margot, tenant lui-même la comptabilité de cette symétrie propice aux dédoublements et aux scissions. Margot mourut dans la joie religieuse et dans l'hallucination d'une nouvelle vie construite par la morphine. Elle étreignit pendant des heures un Christ nu, haïssant Mahomet et Bouddha, certaine d'avoir eu raison et ne regrettant rien car, confiait-elle au personnel médical, elle avait épousé un homme indifférent à sa nature de femme et avait tout tenté pour le changer, vainement, mais en conformité avec sa foi féminine. Il se tenait à l'écart, souriant chaque fois qu'elle s'approchait de l'évidence ou que la vérité lui paraissait moins discutable. Un dernier soupir contint une allusion à leurs voyages et le soleil se coucha. Il était huit heures et le printemps se finissait. Il rentra chez lui et oublia l'enfant pendant trois jours. Heureusement, la belle Hortense veillait encore et son sein généreux, qu'il voyait pour la première fois, le poussa à recommencer, cette fois sans Margot. Morandelle, pieux et narquois, lui conseilla le divertissement et K. se rendit aux Folies Bergères pour ne plus penser aux femmes en termes de nécessité. Il lui fallut une bonne année pour revenir à ses études et le comte de Vermort lui proposa d'acheter, pour presque rien, le Bois-Gentil qui avait été la garçonnière des Vermort et qui n'était plus que l'objet d'un délit soulevé comme un lièvre par la comtesse. Ce voyage dans les Pyrénées, en plein été, l'avait enchanté, car il avait connu le plaisir avec une mercière qui s'adonnait au veuvage en dehors des principes, mais avec un talent de garce qu'il crut, à tort, expérimentée. Elle avait simplement de l'inspiration et ne l'avait jamais su avant de perdre ce qui l'empêchait d'en avoir. Mais K. ne se montra pas à la hauteur d'exigences qui dépassaient son imagination et il dut se résoudre à l'abstinence, car il ne rencontra plus jamais aucune femme prête à s'abandonner à lui, condition qu'il subissait comme une punition ou une fatalité, il n'aurait su le dire. Émoustillé une fois par semaine par Hortense et sa cuisine épicée qui ajoutait de la teneur à des érections sous la table, il se contenta de savoureuses masturbations jusqu'à ce qu'Anaïs lui parût à point.
Ce voyage à Nice, auquel l'avait poussé Hortense avec une vigueur inexplicable autrement que par la nécessité de se débarrasser de lui, — pour quelles raisons, il l'ignorait encore, mais ne désespérait pas de la trouver — s'annonçait éprouvant et de surcroît inutile. Il était cependant monté dans le train et non seulement il dépassa Limoges, malgré les prévisions pessimistes d'Hortense, mais il atteignit Nice et sut même se servir des clés pour pénétrer dans Les azalées, la demeure secondaire des Morandelle, où il avait vécu quelquefois, toujours les yeux fermés pour ne pas céder à des tentations que les deux fillettes semblaient cultiver à la place du Diable. Le taxi le déposa devant une grille ouvragée dans le fer. Tiens, se dit-il, il y a de la lumière. Il sonna.
— Je suis Jean-Loup. Appelez-moi Jel. Il y a un malentendu.
Le jeune homme était assez bien mis de sa personne, vêtu sobrement d'un complet jaune citron et chaussé d'escarpins mauves qui lui donnaient l'allure d'un tableau impressionniste. Il montrait des dents soignées, des doigts agiles dans la conversation et un coude assez leste pour le lever plusieurs fois de suite sans sourciller. K. résista moins à cet abus de boissons mirifiques et s'enfonça paisiblement dans un fauteuil qui semblait conçu à la mesure de son attente.
— Anaïs m'a laissé tomber, dit Jean-Loup (appelez-moi Jel). Je la croyais majeure. Elle a de faux papiers. Si je m'attendais...
K. frissonna. La perspective d'une confrontation policière, voire judiciaire, ne l'enchantait pas. Il avait compté sur Jean-Loup (appelez-moi Jel) sans le connaître. Le jeune homme n'aimait pas les femmes. Anaïs était une amie, c'était tout. Avec qui donc convolait-elle ? Jean-Loup, Jel si vous voulez, le savait, mais il était si menacé qu'il demandait la permission de n'en rien dire, ce que K. ne pouvait lui accorder.
— C'est inadmissible ! s'écria-t-il. Jel (le jeune homme se redressa comme si on venait de le chatouiller), il faut que vous m'aidiez. Puis-je compter sur vous ? Je saurais être un ami et je puis vous assurer que jamais je ne me permettrai de vous trahir.
Jean-Loup réfléchit.
— Anaïs ne me trahit pas, dit-il presque joyeux. Elle compte sur moi. Je ne peux rien y faire. Si je comptais sur elle...
— Jel !
Le cri de K. fit trembler les murs. Le jeune homme était terrifié. Dégrisé pour le restant de la nuit, il se jeta néanmoins aux pieds du baron von Klingelödemauf... et quelques. Celui-ci poussa encore son cri, quelque chose comme un cri de guerre hérité des Lézards, et sa face grimaçante se jeta dans un coussin pour pleurer.
— Je suis perdu si Anaïs ne revient pas, bredouillait-il.
Le jeune homme lui caressa le crâne d'une main experte.
— Elle ne reviendra pas et vous ne serez pas perdu pour tout le monde...
— Pour qui alors ? s'écria K. dont la face s'immobilisa à un centimètre du visage tranquille et satisfait de Jean-Loup.
K. ne connaissait personne qui eût accepté de ne pas perdre un pédophile incestueux.
— Mais Anaïs n'est pas un garçon ! jubila Jean-Loup. Je l'aurais su, vous pensez !
— Qu'est-ce que vous en savez, justement ! dit K. en se mouchant. J'aurais aimé qu'elle fût un garçon comme moi.
Si l'occasion était bien choisie pour haïr les filles, K. n'en trouverait plus d'aussi conforme à l'idée qu'on peut s'en faire si on en conteste l'opportunité. Jean-Loup leva son coude étroit en se plaignant obscurément de l'existence. K. n'en voulait pas à l'existence, mais à l'État civil !
— D'abord qui vous a autorisé à pénétrer ici ? grogna-t-til.
Jean-Loup cracha une olive.
— Madame Hortense en personne !
— Madame Hortense ! Ah ! C'est trop fort ! De quoi se mêle-t-elle ?
— Elle est chez elle !
— Mais je ne vous connais pas aussi bien qu'elle !
La conversation prenait un cours hermétique que K. se mit en devoir de restituer à la clarté d'un discours qu'il ne tenait pas à conclure précipitamment.
— Entendons-nous, Jel.
— Oui, Bébert.
— Je n'ai pas fait tout ce chemin, contre mon gré et au risque de m'en... de m'en...
— De vous enrhumer.
— Oui ! De m'enrhumer. De me laisser enrhumer par une petite sss...
— Sotte.
— Par une petite dévergondée dont j'ai, j'y insiste, la charge devant Dieu et devant l'État.
— Je l'entends bien, Bébert. Mais qu'y puis-je ?
Ce que c'est que l'amitié, K. l'ignorait. Il avait apprécié Morandelle, mais pas au point de l'aimer. Il n'aurait pas pensé le trahir dans de pareilles circonstances. D'ailleurs, Morandelle, qui le soupçonnait et en parlait quelquefois à demi-mot, l'aurait trahi avant de mourir si l'occasion lui avait été donnée, ou plutôt non : imposée. K. se sentait acculé. Il n'aurait jamais couru après cette petite c...
— Cruche.
... si la nécessité de traiter avec elle ne s'était imposée à son esprit avec tant de vigueur comminatoire. Hortense savait tout, il en était cruellement persuadé. Il adorait ses seins.
— Prenons le temps de nous connaître, proposa Jean-Loup.
L'idée n'était pas mauvaise. Anaïs lui avait dressé un portrait sans doute exact, mais il n'était pas trop tard pour lui apporter quelques corrections de principe. Il ne servait plus à rien de mentir. Il invoquerait la passion, le feu, peut-être même l'amour. Jean-Loup ne semblait pas être homme à s'en formaliser. À l'abri du jugement, K. se sentait pertinent. Un magistrat l'eût abattu comme un lapin.
— Je ne dis pas non, gloussa K. qui ne fréquentait que les personnes de son âge, en dehors d'Anaïs qu'il aimait pour la posséder et d'Agnès qu'il possédait pour l'oublier dans un tiroir.
Jean-Loup s'excita, répandant les gouttes de son verre sur les coussins.
— Ne m'appelez pas Bébert, dit K.. Margot me haïssait et je ne veux pas penser qu'Anaïs vous ait trompé à ce point.
— Bien, Albert.
Jean-Loup prononça Alberte, à l'allemande, ce qui ne déplut pas à K. qui se déplia langoureusement pour retrouver sa position initiale. Maintenant qu'il était debout, il vit que Jean-Loup n'était pas un homme. Il cilla.
— Je me mets quelque chose et j'arrive, dit le jeune homme en filant prestement dans l'escalier.
Cette idée de bâtir des escaliers au milieu du séjour ! Cette culture des apparences qui ne trompent personne ! Morandelle, qui avait dessiné les plans des Azalées, avait planté là un décor de théâtre où l'escalier sert de prétexte à entrer et sortir au gré d'une intrigue que des répliques censées spirituelles ne sauvent pas du naufrage dramatique. K. acheva un verre qu'il pensait avoir vidé et s'étonna d'avoir oublié sa valise sur le perron. Il sortit un instant pour constater qu'elle n'y était plus. Affolé par cette nouvelle condition préalable, il gravit la moitié de l'escalier pour s'époumoner sans retenue. Jean-Loup apparut sur le palier. Sa nudité coupa le sifflet du baron qui eut un trou de mémoire et ne sut expliquer les raisons de sa tirade tragique au beau milieu d'une comédie joyeuse. Il y avait belle lurette qu'il n'avait assisté au spectacle déroutant du nu masculin. Morandelle louait une cabine sur la plage et passait d'ailleurs après les dames. Jean-Loup avait une belle queue, aurait dit Hortense.
— J'en finis avec ma petite barbe et j'arrive ! dit-il en secouant son rasoir.
Belles fesses aussi. Ma valise ! K. frappa à la porte de la salle de bain.
— Ma valise...
— Dans votre chambre, la bleue...
Le visage moussu de Jean-Loup apparut dans l'interstice et la vapeur.
— Je me rase deux fois par jour...
K. se trotta. La chambre bleue avait connu les parfums illusoires de la Margot. Il en restait quelque chose, mais c'était peut-être encore de l'illusion. La valise trônait sur le lit, avec sa petite odeur de térébenthine et d'huile de lin. K. avait la passion des cuirs. Il la tenait d'une longue lignée de cavaliers émérites. Il montait lui-même, mais sans se faire d'illusion sur son apparence de céladon. Il fouilla dans sa poche, ne trouva pas les clés et faillit entrer encore en crise. Il finirait par la choper, cette grippe ! À moins que ce ne fût le tour de l'entorse. Il avait perdu le compte d'une alternance qui n'avait plus de raison d'être maintenant que Margot ne l'alimentait plus de ses trouvailles, mais l'habitude, la nostalgie, ce bonheur au fond, cette quête de l'indicible qui l'avait approché des seins d'Hortense.
— Je suis prêt ! dit Jean-Loup à travers la porte.
— Pas moi ! grogna K. qui trouva les clés accrochées à la poignée de la valise.
Cette manie de fouiller dans ses poches chaque fois qu'il cherchait quelque chose ! Passons. Jean-Loup respirait derrière la porte. Cet oiseau rare en savait long sur les projets d'Anaïs qui avait tout calculé pour que son petit Papa rond et débonnaire tombât de haut. Mais ton petit Papa rond et débonnaire ne regardera plus la belle queue de Jean-Loup sans la lui reprocher. Dire qu'Hortense adore les queues et que je m'en aperçois maintenant ! Je n'ose imaginer ce qu'elle penserait de cette situation vaudevillesque. Sans doute la même chose que moi, allons !
— Vous êtes bien long ! dit Jean-Loup. Si j'avais su...
S'il avait su ! Ces moumounes ! Peut-être uraniste. Sodomite, qui sait ? Brr ! K. noua une cravate devant un miroir qui ne le flattait pas. Il ne porterait pas le chapeau ces jours-ci. Il portait mieux la calvitie. Il arracha un cil cornu.
— Vous sentez... laissez-moi deviner ! Vous sentez la lavande !
Comment le cacher ? Il suivit le jeune homme dans l'escalier et, un quart d'heure plus tard, il dépeçait des poissons avec lui sous la bâche d'un bougnat qui lancinait au son d'un tube de l'été. Jean-Loup ne mangeait pas le soir, sinon il avait des cauchemars. Il se contenta d'un vermouth et de quelques olives qu'il suça sans les mâcher.
— Vous n'êtes pas gentil avec moi, dit K. en aspirant le contenu d'une tête.
— Je vous l'ai dit : Anaïs est une amie et je ne tra..
— La la ! fit K. qui se sentait joyeux ce soir.
Hortense eût aimé cet entrain à savourer la chair juteuse des poissons sous des jets de citrons qui lui eussent inspiré des éjaculations convulsives à souhait. Il n'avait pas été à la hauteur de la tâche. Hortense était si désirable ! Il avait sombré dans une espèce de dépression et sa queue s'était refusée à l'érection. Ces automatismes biologiques le fascinaient, comme c'était normal de la part d'un homme, mais il fallait reconnaître qu'en de certaines occasions, qui font d'ailleurs le larron, un peu de maîtrise n'eût rien gâché. Au contraire.
— Laissez-la filer, dit Jean-Loup.
— Je ne peux pas ! éclaboussa K..
— Vous ne pouvez pas quoi ? Quand on ne s'aime pas, vous savez ?
Le poisson perdit alors sa saveur. K. faillit pleurer. Il se moucha dans sa serviette en papier et eut le temps de s'enfiler un autre poisson avant de déclarer :
— Qui est-il ?
Il était devenu sombre comme un arbre qu'on s'apprête à couper. Jean-Loup ravala une salive amère et psalmodia :
— Elle. Il s'agit d'une f...
— Femelle !
Il ne s'en doutait pas. Anaïs avait un joli petit cul. Et aussi un joli petit con. Ah ! la fumelle ! Mousmée ! Morue ! C... c... c...
— Créature. Elles ne sont jamais comme elles paraissent, dit Jean-Loup qui montrait là son côté accablé. Sinon, je m'eusse...
— Si je m'attendais ! dit K. en giclant du citron.
Il considéra le profil tragique de Jean-Loup qui se livrait à un public d'admirateurs.
— Je ne suis pas son Papa, dégagez ! beugla K. qui ne plaisantait pas.
Sa coupe à la Éric von Stroheim en disait long sur ses intentions. Pour une fois, il paraissait féroce. Jean-Loup l'admira.
— Remarquez bien que cela ne me choque pas, dit K. en reprenant du poil à la bête qu'il pouvait devenir si les circonstances s'y prêtaient et c'était le cas. Chacun et chacune est libre de choisir son Dieu sexuel. Il y a un Dieu pour tous nos travers. Le ridicule ne tue pas. J'imagine que vous n'aimez pas les femmes.
Jean-Loup parut offensé par ce jugement impérieux de la part d'un homme qui n'avait pas les moyens de les conquérir. Il se contenta de pouffer.
— Vous ne devriez pas sentir la lavande, siffla-t-il. Du moins, pas autant !
K. en avait vu d'autres. Tranchant la tête d'un poisson, il s'imagina en possession de la queue de Jean-Loup et des seins d'Hortense, en même temps. D'une pierre... Le vin lui montait à la tête. Avec les chauves-souris ! riait Hortense le dimanche au café. K. rit lui aussi, à 800 km de Paris ! Il eut un vertige.
— Voilà qu'il ne se sent pas bien ! hurla Jean-Loup qui ameuta le personnel.
K. cracha une arête et accepta une boulette de mie de pain qu'il avala sur un verre d'eau. Son poing écrasa le dernier poisson qui éclaboussa le chemisier de Jean-Loup. Ils allaient se battre ! On s'approcha. Les murettes se peuplèrent. K. toussa encore pour évacuer une autre arête et son cœur s'arrêta.
Il reprit connaissance dans la chambre bleue. Des mains l'examinaient. Il craignit que ce fussent celles de Jean-Loup. Il se sentit nu, en quoi il ne se trompait pas. Le visage inquiet d'un praticien le convainquit qu'il était bon pour la Romaine, comme aurait dit Morandelle. Une aiguille traversait sa chair, il n'aurait su dire à quel endroit de ce corps qui souffrait de ne pas se reconnaître. L'injection l'angoissait au lieu de le tranquilliser.
— Heureusement, dit l'archiatre, vous ne l'avez pas avalé(e ?). Dites A.
K. sentit sa gorge s'enfler inutilement. Puis il se dégonfla.
— Ne dites plus rien.
K. se sentit plongé dans un profond silence pendant une atroce minute d'aperception. Il sentait la petite odeur poivrée de Jean-Loup.
— Attention... Hop ! On n'en parle plus.
Le sourire du praticien revint dans un champ de vision étrangement étroit.
— D'ailleurs, dit la bouche, vous ne parlerez plus pendant quelques jours.
— Ça ne l'empêchera pas de dire des bêtises, dit Jean-Loup.
— Vous savez, moi, les histoires d'amour, pfff ! dit le carabin qui se leva.
Le visage de Jean-Loup se positionna dans l'écran.
— Vous êtes sous l'effet d'une drogue, expliqua-t-il.
— Il y avait de la drogue dans le poisson ?
— Dans une heure, si vous souffrez trop, je vous en donnerai un peu.
— Je ne veux plus manger de poisson !
Il se mentait pour se donner du courage. Il adorait la marée et aurait sacrifié sa patience sur l'autel d'un poisson. Il y avait du bon poisson aussi en Normandie.
— Vous m'expliquerez plus tard. Je n'ai pas l'esprit à...
— Quelle idée de s'empiffrer quand on est en colère après quelqu'un ! Vous avez failli m'éborgner avec vos idées. La prochaine fois, je vous abandonne.
— Ne partez pas, Jel ! Cette maison me file le cafard.
— Quelques jours, c'est combien de jours ? Je n'ai pas que ça à faire. Anaïs m'avait parlé de deux jours, au plus. Le temps de réveiller en vous...
Il ricana.
— ... ce qu'elle sait que vous ne savez pas ! Ah ! Ah ! Ah !
— Nous parlerons quand je pourrais vous dire ce que je pense de...
— On aurait dû vous la coudre, cette arête !
Jean-Loup claqua la porte. K. se sentit terriblement seul. Il ne souffrait pas et redoutait d'avoir à réclamer sa petite dose de perlimpinpin. Il n'aimait pas dépendre des autres quand c'était la douleur ou l'angoisse qui le travaillait au corps. Ses combats avec ses doubles fantasmagoriques n'intéressaient personne que lui-même. Les drogues médicales, les seules dont il faisait usage à l'exclusion de toutes les autres qu'il regrettait quelquefois de ne pas avoir pratiquées dans sa jeunesse, avaient toujours été à portée de main. Jamais il n'eût accepté une administration d'une main étrangère, surtout si elle était inconnue. Et celle de Jean-Loup se voulait étrangère. K. ne l'eût pas conçue autrement. Ce n'était pas la première fois qu'il subissait une trachéotomie. Il avait avalé une abeille en présence de la Margot qui en avait ri toute sa vie. Hortense souriait, mais compatissait avec ce jeune marié que Venise épouvantait à cause de la distance qui le séparait de Paris et de l'étrangeté des lieux. Morandelle ne l'avait pas amenée à Venise. Elle s'était contentée de Nice. Nice, toujours Nice, encore Nice ! Quel manque d'audace ! Morandelle ne s'en fatiguait pas et s'il avait repris connaissance après son attaque, il eût exigé d'y expirer. Heureusement, pensa K., personne n'est mort dans cette maison. Cette idée le réconfortait. Il soupira longuement dans le tube. Une mouche volait, attirée par la perspective d'un voyage intrahumain. Je suis si seul ! Tout le monde va m'abandonner parce que je cours après une fille qui n'est pas la mienne. Je prouverai qu'il n'y pas inceste ! La porte gémit.
— Vous avez réfléchi à la manière de me nourrir ?
— Quelqu'un vous demande. Qu'est-ce que je dis ?
— Porte-t-il le nœud papillon ?
— Il n'a pas l'air tendre. Boudiou !
— Ce n'est pas le juge d'instruction, ouf !
Qu'est-ce qu'il disait ? Ou plutôt, que ne disait-il pas à cause de sa trachée ouverte comme un poisson ? Il y eut une espèce de confusion sur le tapis, comme une série de glissements, d'évitements, de lenteurs rapides et minutieusement préparées malgré l'improvisation, puis Jean-Loup quitta les lieux parce qu'une voix grognonne le lui intimait. Un vieillard dans ma vie ? La mort peut-être ? Je suis en plein délire ! Le champ de vision, qui avait tendance à s'ouvrir, se referma comme un œil. Il ne subsistait qu'un interstice dans lequel apparut un visage en proie à l'incrédulité.
— Inspecteur Frank Chercos. Vous savez où est votre fille, monsieur Klingelmauf... Klingelödemauf... Klingelödemaufstandune... aufstandunemplinich... Kling... Klein... Klinglagen... Ah ! merde ! J'y arriverai jamais !
Chapitre XXIX
— Elle ?
— Non. Ell. E, deux ailes. Comme ça :
Muescas, qui était lui aussi un personnage, avait peut-être raison. Antoine communiquait à travers le brouillage qu'ils avaient mis en place pour l'isoler et l'empêcher d'exister pour les autres. Son récit parvenait jusqu'à elle et elle en était peut-être la seule réceptrice. La petite serveuse, qui s'appelait Ell, secouait un tapis à la fenêtre. Anaïs K. observa la poussière qui descendait sur la vigne vierge. Leur nom est un nom de personnage, manifestement et indubitablement. Que me veut-il ? Elles avaient ouvert toutes les fenêtres, à l'adret comme à l'ubac, et la maison s'était emplie d'un air à la fois glacial et pur.
— On ne peut pas avoir froid si c'est pur, dit Ell. Commençons par les tapis. Ce sont eux qui empoissonnent l'air.
Elle les balança par les fenêtres, joyeuse et musclée. Ses bras nus envahissaient l'ombre. Anaïs les rassembla en un tas près du puits où finissait de pourrir un rosier sauvage. La terre collait à ses bottes. Jamais elle ne retrouverait la vitesse acquise quand il s'était agi de se libérer du carcan familial. Le ciel s'était éclairci et le soleil scintillait comme une étoile dans une nuit de pleine lune. Engoncée dans son manteau humide, elle lançait des jets de fumée, comme un petit dragon qui veut sortir du rêve où la fatalité l'a enfermé pour qu'il ne cesse plus d'être un dragon fantasmagorique. En Chine, il lui avait montré de vrais dragons.
— Qui ça, il ?
Ell trouva le battoir en osier et Anaïs le fil entre deux piquets obliques.
— Il, elle, je ne sais plus, dit Anaïs en installant le premier tapis.
Ell se mit à l'œuvre. La poussière s'accumulait dans la neige, atroce et sale.
— Cet air va leur faire du bien, dit la serveuse qui suait.
Le jardin était moins éclairé. Une grisaille lente le maculait. Au fond, où étaient les serres, le lierre régnait en maître, formant un amoncellement presque menaçant sur le sommet du mur. Un frêne avait froid.
— Il faut les habiter, les maisons, dit Ell qui remontait les tapis après les avoir battus.
Anaïs la voyait apparaître puis disparaître dans la demi-lumière. Après les tapis, qu'elle superposait maintenant sur les meubles encore couverts de leurs draps fantomatiques, Ell promettait une pause café. Elle va un peu vite, la cocotte. La serveuse s'immobilisait chaque fois qu'elle parlait :
— Que lui dis-tu quand tu le vois ? demanda-t-elle.
— Je ne sais plus. Des banalités sans doute.
— On a eu un cas de folie chez moi, enfin : quand c'était encore chez moi. Il était concerné par toutes les conversations. Et on en faisait des efforts pour ne rien dire ! Qui est le responsable ? Le père ou la mère ? On n'a jamais fini de ne pas poser la question clairement. Les autres enfants voulaient vivre leur vie et ils ont disparu. Disparu, tu te rends compte ? Moi, il a fallu que je m'évade comme d'une prison. Je n'ai jamais pu disparaître. Il faut partir pour disparaître.
— Ce n'est pas la même chose.
— Je veux disparaître ici !
Anaïs luttait contre les petites crispations douloureuses de son visage. Cet effort constant pour déchiffrer les messages d'Antoine la rendaient fébrile. Muescas n'était pas un personnage. Il était fou, tout simplement. Mais Ell se comportait comme un personnage. Elle semblait s'efforcer de paraître vraisemblable. Le café était chaud et agréable. Elles le buvaient près d'une fenêtre ensoleillée, sautillant dans la terre en mottes grises. Anaïs pensa qu'il était inutile de s'acharner à redonner vie à ce qui était définitivement mort. Ce qu'elle avait vécu dans ces lieux ne pouvait pas recommencer. Au contraire, ces évènements, s’ils revenaient au jour, interdiraient toute formation d'une récidive réduite à sa littérature. Elle moisirait dans une eau dormante, nourrissant l'eau de sa lente décomposition, et subissant des visites de pure forme, insectes sans conversation, poussières et pollens, particules de soleil, regards d'enfants, voiliers en feuilles mortes. Revenir ne pouvait pas durer plus de temps que ce qu'elle était venue chercher, ou alors elle devenait folle et tout ceci n'était que les prémices d'une hallucination en cercle. Elles refermèrent les fenêtres parce que le vent se levait.
— Il ne va jamais bien loin, dit Ell. Regarde où il va.
Elle montra un bois rouge qui surmontait un mamelon. Une toiture d'ardoise miroitait.
— Je ne l'ai jamais vu aller plus loin.
Elle rit. Jules arriva après un moment de pure absence qu'Anaïs se reprocha comme une faute à ne pas commettre sous peine de perdre le fil. Il avait chargé la batterie et la bagnole roulait assez bien. Il disait assez parce que le moteur fumait noir. Ce n'était pas mauvais signe, mais il avait les doigts gelés et ne pouvait pas le régler.
— Tu n'entres pas dans cette tenue ! grogna Ell.
Il était sale. Il entra nu.
— Tu couperas du bois.
Il commença par affiler le fer de la hache sous l'appentis.
— Il en mourra, dit Ell.
Elle balayait. Anaïs déposait les tapis au fur et à mesure que le plancher était débarrassé de sa poussière et de sa poisse. La blancheur de Jules était fascinante. On entendait la pierre filer sur le fer. Ell jetait de temps en temps un coup d'œil par la fenêtre, mais le bois était toujours sous la bâche. Le soleil déclinait, poussé par le vent dans un ailleurs qui était peut-être la nuit. Anaïs frotta les miroirs un à un. Ell s'en prenait à des cuivres. Puis la hache cogna. Il s'ensuivit un rythme harcelant. Anaïs pensa aux copeaux, à la neige qui revenait en tourmente, au corps blanc de Jules, au fer de la hache, à la cognée brutale et précise. Elle n'entra dans aucun miroir. Elle ne voyait que ce qu'elle pensait. Cela arrivait quand elle se sentait seule et que le temps lui promettait une paralysie mentale à la hauteur de son angoisse. Elle n'avait jamais lutté longtemps. Quelque chose agissait de l'intérieur et ça ne pouvait être qu'une chimie en instance de fusion. Entre ce qu'elle savait pertinemment et ce qu'elle devait ignorer sous peine de complication, entre sa douce conscience des choses et ses ambitions de maîtrise organique, il y avait un fossé que les autres ne comblaient pas comme elle le désirait. Et elle n'avait aucune idée de ce qu'on met en jeu quand on est cet autre pour l'autre, car elle n'avait jamais participé à aucune rédemption de l'être. Le Bois-Gentil ne possédait rien. Il était possédé. Elle entrait chaque fois dans ce qui ne lui appartenait pas. Et elle s'y laissait prendre. Jules revint avec une brassée de fagots gris. Une ficelle de chanvre se balançait. Il alluma un premier feu. La fonte d'acier révéla une scène de chasse, avec un cerf qui agonisait et des chiens qui symbolisaient une force centripète. Les sabots des chevaux s'élevaient dans la suie qui commençait à reluire comme un cuir. Le visage de Jules rougissait comme le fer. Anaïs caressa son petit cul.
— Il y avait un vitrail, jadis, mais je ne sais plus où, dit-elle.
— Il y est toujours, dit Jules et il monta l'escalier.
Elle le suivit. Le vitrail avait besoin d'être nettoyé. Ell le vaporisa et le frotta. Jules admira ses bras. Seuls ses pieds étaient nus, bien sûr. Je vois ce que je pense. C'est une maladie. — Ce que vous voyez n'est pas de la pensée. C'est de la chimie entropique. L'outil indispensable pour mesurer le mal. Servez-vous-en au lieu de vous plaindre.
— On voit bien ce que ça représente maintenant, dit Ell.
Il fallait que ce fût un personnage qui le découvrît avant les créatures vivant dans ce lieu. Une femme jaune jaillissait d'un bleu taché de rouge.
— Ce sont des poissons rouges, dit Jules. Je connais cette fontaine.
— Tu connais aussi la femme, gloussa Ell.
— Hé ! Je suis pas à la hauteur de ma réputation.
Trois personnes seules. Un personnage d'Antoire et deux êtres vivants. On frappa au carreau. Ell s'immobilisa. C'était Muescas. Il avait froid.
— Il en vient une de carabinée ! dit-il en grelottant.
Deux à deux. Il s'approcha de la cheminée. Le feu de fagot devenait poussif. Jules fusa dehors.
— C'est ma faute, dit Anaïs.
Ell se remit au travail. On entendait le chiffon sur le vitrail. Muescas ouvrit la bouche et sa langue couvrit la dent que ces frottements rendaient douloureuse. Le bruit des bûches qui dinguaient devant la cheminée décomposa d'un coup sa grimace qui se transforma en étonnement discret. Il n'y avait aucune inquiétude sur ce visage de personnage, mais pourquoi y en aurait-il eu ? Le café était froid.
— Je rentrais, dit Muescas (il ne disait pas d'où il rentrait) quand une bourrasque m'a surpris. J'ai perdu mon chemin.
— Oh ? fit Jules qui arrangeait deux bûches sur les braises.
Muescas secoua sa tête de marionnette. Il cherchait le regard d'Anaïs, mais elle regardait ailleurs, ne voyant que ce qu'elle pensait, comme elle avait dit une fois. Elle se gardait bien aujourd'hui de le répéter.
— J'ai eu soudain si froid que j'ai pensé à la Russie, dit Muescas en lorgnant le café.
Il est froid. Jules actionna le soufflet. La maison respirait.
— C'est malin, dit Ell qui redescendait.
— Qu'est-ce qui est malin ? demanda Jules qui se sentait coupable si on ne lui expliquait pas tout.
Muescas souriait. On aurait dit que son visage était peint sur un masque. Jules attendait. La maison retenait son souffle. Muescas souleva le rideau pour regarder dehors. Le soleil avait disparu, abandonnant le temps à la neige noire et au vent bruyant. Le fer de la hache était planté sur le billot. Jules refusa de sortir pour sauver cette patine. Muescas ne comprenait pas qu'on négligeât un outil.
— Il faut du temps pour en former la surface, expliqua-t-il.
Anaïs écouta une longue explication. Jules reconnaissait les faits en regardant ses mains. La hache appartenait à Muescas. Ell supprima le café.
— Ce temps va les rendre nerveux, dit Muescas.
Anaïs pensa au château et le vit dans la tourmente. Il imposait une complexité de façades et de toitures qu'elle n'avait jamais pu mémoriser.
— On n'aura pas froid, dit Jules.
Ell appuya sur un bouton et Chopin se mit à jouer du piano. Jules le singea sur le corps d'une bûche qui faisait la morte dans le foyer.
— Si tu me prêtes la bagnole, dit-il, je rentre chez moi. Et j'accompagnerai monsieur au château. Ça ne craint rien, une bagnole.
— Elle te la prête ! s'écria Ell.
Muescas lui tira la langue, laid et mauvais. Elle virevolta dans un rideau.
— C'est noir maintenant, dit-elle.
Jules secoua les clés.
— D'accord, dit Anaïs. Je viens avec toi.
— Elle veut dire que tu nous ramènes, précisa Ell.
Elle avait croisé ses bras sur le ventre. Muescas admira les seins soulevés.
— Il faudra éteindre le feu, dit-il.
Il se tourna vers Anaïs qui contemplait l'ombre, tournant le dos à la cheminée.
— Les jours de tempête, ils sont nerveux et les visites sont alors remises à plus tard.
Anaïs lui tira la langue à son tour. Il parut offensé. Ses yeux n'étaient plus des yeux. Je dis ce que je pense. Donc, ce que je vois est ici. Ell craqua une allumette.
— I struck a match in the dark... scanda Muescas.
— Ce truc ? dit Ell.
— Count Basie, dit Jules. Anaïs préfère Chopin.
Les bougies prévenaient une nouvelle panne d'électricité.
— C'est mauvais signe, dit Anaïs. Toutes ces bougies. Le feu suffirait amplement à nous éclairer si par malheur l'électricité s'en allait.
Jules la regarda tristement. Il manœuvrait le soufflet si délicatement qu'on ne savait plus si c'était la maison qui respirait ou lui qui attendait. Ell s'inquiéta. La poussière avait laissé de petites traces phosphorescentes sur ses joues. Elle les tapota.
— Je vais chercher la hache, dit Muescas.
Il sortit et la hache disparut. Il ne restait que le billot. La neige commença à former un petit monticule à la place de la hache.
— Le soleil agrandit notre monde et le mauvais temps le rapetisse, dit Jules. On a besoin des deux. Car un monde trop grand nous donnerait de l'ambition et une vie trop grise nous désespérerait. J'aime cet équilibre.
— Il ne nous empêche pas de crever comme les bêtes, dit Ell.
— Tu vois Muescas ?
La joue de Jules se posa sur le front d'Anaïs.
— Je ne vois rien, dit-elle.
Ell haussa les épaules et remonta. Le chiffon tournoya sur des surfaces qu'on pouvait voir.
— Il a eu une attaque, dit Jules.
La joue se retira.
— On le retrouvera demain, raide comme un passe-lacet.
— Comme la justice ! dit la voix joyeuse d'Ell.
— Il sait où il va, dit Anaïs.
Jules souffrait. Il ne voulait plus la regarder. Il voulait la voir, mais la regarder était devenu une souffrance. Il pense à moi.
— Tu es sûr de la bagnole ? demanda la voix.
La maison bougea. Des braises montèrent dans la cheminée, blanches et rapides.
— La prochaine fois, dit Ell qui était là de nouveau, tu t'habilleras un peu.
Elle se pinça le nez. Elle aussi portait cette odeur de feu de bois et de fougères. Jules gratta le tissu de son pantalon.
— Partons ! dit Anaïs.
— Sans Muescas ?
Jules écarta les bûches.
— Le feu couvera cette nuit, dit-il.
Il le couvrit de cendres et une fumée blanche s'éleva. Chaque perception en cache une autre, mais ce n'est plus une perception ; pas même une impression ; c'est une intelligence. Les personnages existent pour le prouver. Nous ne sommes pas seuls si les fous ne sont pas fous.
— Allons-y ! dit Jules.
Count Basie se tut. Les flammes vacillèrent. On entendait le souffle d'Ell qui emprisonnait les flammes dans sa main. Ne regarde pas. Jules courut dans la tourmente.
— Pourvu qu'elle démarre ! dit Ell.
Elle démarra. Tout se passe comme Antoine le raconte dans sa prison de verre. Elle grelottait sur le seuil. Les phares embrasèrent la remise. On entendait le moteur. Il y aura ce verre entre lui et moi. Et le récit se montrera parce qu'ils l'empêcheront de traverser intégralement cette limite imposée à la folie. Les phares inondèrent le perron. La voiture avançait dans un tournoiement de photons. Comment fixer ce vertige d'un instant qui dure ?
— Muescas n'a qu'à se débrouiller ! dit Ell.
Elle referma la porte dans un grand bruit de clés qui s'entrechoquent. La clé vrilla au fond. Elle éteignit le perron.
— Quand on n'a plus besoin d'elle, elle ne s'en va plus ! bougonna-t-elle.
Elle parlait de l'électricité. Muescas surgit comme un mort au milieu du rêve.
— Je me suis encore perdu !
Jules éclata de rire. Dire qu'on avait décidé de l'abandonner à son sort ! Que devient un personnage qu'on abandonne au récit ? Antoine le savait. Elles montèrent en caquetant, bousculant le nain qui s'accrochait à leurs jupes.
— Je vous remercie, bégaya-t-il. Sans vous... J'ai passé une nuit dans la resserre du Bois-Gentil, il y a longtemps. Mauvaise nuit ! Elle me hante. Vous ne pouvez pas savoir.
— Mais on la voit ! rit Ell qui pinçait le poignet d'Anaïs.
La voiture s'ébranla. Le portail était couché. C'était un moment minimal de l'existence. Rien à voir avec la solitude ni le désespoir. L'existence se recroquevillait pour trouver la forme de l'instant. Plus rien n'est alors laissé au hasard. On est au cœur du récit. Un calvaire effraya Muescas qui se signa. Ell l'imita en riant. Jules écoutait le moteur.
— Putain ! S'il s'arrête, ce con !
Quelle lenteur ! Et quel vide ! Il ne subsistait plus rien de ce qui s'était imposé. La lumière des phares pénétrait une inconsistance croissante.
— Vous avez éteint le feu ? demanda Muescas.
— Il couve, dit Jules.
Muescas grimaça. Il n'aimait pas laisser sa maison avec le feu couvant sous la cendre. Il le noyait. Il fallait quelquefois du temps.
— Les forgerons mouillent le feu, dit Jules.
— Il n'y a plus de forgerons, dit Anaïs.
Qu'en savait-elle ? Elle se reprocha cette suppression d'un détail appartenant à un ensemble qu'elle percevait de l'extérieur. Ell caressait son poignet.
— Nous sommes perdus, dit Muescas.
Sa voix renonçait. Elle s'écoula comme d'une blessure. Une vitre claqua.
— Un gland, expliqua Jules. Ce n'est qu'un gland.
— Un gland ? gémit Muescas. En rase campagne ?
Jules rit. Le moteur allait bien, disait-il. Anaïs écoutait elle aussi. Elle allait bien. En rentrant, elle prendrait un peu de perlimpinpin.
— Du quoi ? s'étonna Ell.
— De la schnouf, grinça Muescas.
— Du médicament, corrigea Jules.
La grille du château était éclairée par une lampe pendue à une potence. Elle tournoyait.
— Ils vont se demander qui on est, dit Muescas qui avait retrouvé sa contenance.
Les phares éclaboussèrent la façade. Les crocodiles grimaçaient. Travail de l'ombre. Au soleil, ils rutilaient comme des sacs à main. Muescas se fondit dans l'ombre, travaillé lui aussi par la profondeur. Puis la voiture pirouetta et on se retrouva à l'hôtel, nus et joyeux.
— Moins de bruit ! fit Jules qui avait pris une douche sinon les filles, comme il les appelait, l'auraient jeté dehors.
Ell redessina l'e avec deux ailes.
— Pourquoi Ell ? demanda Anaïs.
— Pourquoi Anaïs ? dit Ell. Pourquoi Klingelödemauf etc. ? On dirait un nom de personnage !
— Mais c'est un nom de personnage ! s'écria Anaïs.
Jules valsa sur le tapis. Il venait de s'endormir.
— À force de ne pas faire l'amour et d'en avoir envie, j'ai sommeillé.
Il regarda l'e deux ailes sur son ventre. Encre indélébile. À quoi jouaient-elles ? Il n'avait aucune envie de sortir par la fenêtre. Il enfonça la tête d'Ell dans un coussin.
— Tu la tuerais ? demanda Anaïs.
— Pour toi, oui ! dit Jules.
Ell émergea.
— Plus de médicaments ! dit-elle. Jules est une femme.
— Tout s'explique !
Ce fut le moment choisi par l'électricité pour tomber en panne. Vous avez les bougies dans le tiroir du chevet. La neige... Je ne me suis jamais senti aussi seule. Au Bois-Gentil, elle avait renoué avec l'expérience du minimum. Elle y retournerait seule. Les pas s'éloignèrent et la porte cessa d'exister. Jules craqua une allumette.
— I struck a match in the dark...
— Ce truc ?
Le cadavre de Count Basie se coucha lui aussi. Où sommes-nous ? Ici.
— Vous vous connaissiez ? demanda Ell.
Jules roupillait. Elle compta les vertèbres. Il en manquait une. Elle gratouilla le cucul.
— Antoine racontera tout ça à ma place.
Ell se cacha le visage, mais ses doigts s'écartaient suffisamment pour laisser les yeux voir ce qu'elle voulait comprendre. Anaïs avait pris trop de médicaments. Il était arrivé une fois quelque chose de semblable à un inconnu de passage. Les gendarmes avaient diagnostiqué une overdose et le type était mort une minute après avoir entendu le verdict. Ell en avait conçu une terreur panique pour les voyageurs sans nom. Les gendarmes qui jouaient aux dominos leur posaient une ou deux questions sans cesser de jouer. Ils répondaient et Ell, derrière le comptoir, ne parvenait pas à entrer dans ces fragments d'un récit qui n'avait aucune chance de devenir assez véridique pour faire la une. Il n'y avait eu qu'un voyageur vraiment étranger à tout ce qui pouvait encore exister ici. Anaïs dit qu'elle ne souhaitait pas mourir ni faire parler d'elle. Elle aussi toucha Jules qui dormait. Elle toucha les gros seins d'Ell qui toucha les siens. Puis Jules grogna et elles cessèrent de se toucher.
— Je partirai demain soir, dit Anaïs, après avoir vu Antoine.
— Et le Bois-gentil ?
— Je ne l'ai pas encore acheté.
Elle pensa : Je ne l'ai pas encore tué. Ell se couvrit et s'enfonça dans le lit.
— Je croyais... dit-elle.
— Je te l'ai dit : tu vas trop vite. Je ne suis pas pressée, moi, dit Anaïs dont l'esprit devinait une tranquillité assouvie.
Elle pensa : Il mourra. Ell écoutait le vent. Elle ne mécoute plus. Elle n'est déjà plus là. Son rêve se brise. Ell s'endormit et Anaïs réveilla Jules qui sortit d'un puits sans fond, mortifié par ce qu'il venait de voir. Elle l'empêcha de se plaindre.
— Tu la connais ? demanda Anaïs.
— Une gigolette, dit Jules.
Il frotta l'e deux ailes, mouilla un doigt, en vain.
— Regarde ce profil, dit-il. Ces filles ne s'en vont pas, ou alors avec un facteur ou un gendarme. Les gars du pays n'en veulent pas. Pas plus que les notaires. Regarde la lèvre dure, la joue qui ne frémit jamais, l'œil qui ne regarde pas mais qui observe. Ce menton grossièrement taillé à coups de poing.
— Il la frappe ? C'est horrible !
— Il n'en veut pas, dit Jules. Il frappe sur ce qu'il ne désire pas.
— Il manque une dent.
— Seins trop lourds, cuisses de vache, le cou résiste. Il la piétine quand il peut.
— Toi ?
— Ou un autre. Je ne te frapperai jamais.
— Tu ne tiens pas tes promesses.
— Pars demain, Anaïs. Sinon, il va arriver un malheur.
— Il sait que je vais le tuer. Je veux d'abord voir Antoine, lui en parler.
— Tu n'entreras pas. Antoine ne sortira pas. Tu es indésirable et il est asocial. Pars demain. Le même train, la même vie, ne change rien.
— Tu me suivras ?
— Je n'ai jamais suivi personne.
L'hôtel bougea. Le vent secoua les volets.
— Tu sortiras par la fenêtre, dit-elle.
— Non ! Je t'en supplie !
— Maintenant !
Il sortit. La vigne se déchira. Elle ne le regarda pas s'enfuir dans le carreau trop vite gelé.
— Anaïs !
Elle se pencha dans la tourmente.
— Tu me prêtes la bagnole ?
Elle lui lança les clés. Il disparut. Ell aussi avait disparu. Il y eut une autre pirouette, comme dans la nouvelle d'Ambrose Bierce, et le café fuma sous son nez. Jeudi. Il ne neigeait plus. Il avait fini par pleuvoir, lui expliqua la tenancière. Derrière le comptoir, Ell cognait les verres, cheveux pendant devant le visage, furieuse.
— Le jour s'est levé avec le soleil, dit la tenancière qui avait déjà vécu cela.
Elle fit craquer un croissant dans ses doigts experts puis le posa à côté de la tasse.
— Nous n'avons pas toujours cette chance, dit-elle. Vous aurez une bonne journée.
Elle verrait Antoine. Il n'y aurait pas de pirouettes aujourd'hui. Elle se le promettait. Elle serait attentive au moindre détail. Rien n'échapperait à cette attention joyeuse. La tenancière la félicita de trouver elle aussi le temps clément.
— Tout le monde n'est pas de cet avis, dit-elle. Nous aurons du beau temps !
Elle parla encore de cette clémence que d'autres contestaient. Elle parla des autres, de ceux qui trouvaient le temps long ou instable. Elle se chiffonna le visage et fit encore craquer le croissant comme si Anaïs n'avait pas écouté ce chant la première fois.
— Vous devriez y aller ce matin, dit-elle. Avec le temps, on ne sait jamais.
Au fond. Ell frottait, trempait, cognait, aspergeait. Sa fureur devenait comique.
— Ces dames sont parties, dit la tenancière. J'espère qu'elles vous ont saluée. Elles y tenaient beaucoup. Elles ont appris des choses depuis lundi, vous pensez ! Elles vous ont cherchée partout. Je leur ai dit qu'avec la tempête, le Bois-Gentil est...
— Il faut que j'y aille, dit Anaïs en se levant. Excusez-moi. J'y vais.
La tenancière fit un petit écart. Ses sabots claquèrent.
— Allez-y, ma petite, allez-y. Et que Dieu vous...
— Suis-moi, toi, petite idiote ! dit Anaïs en passant devant le comptoir.
Ell fit « pouf » et disparut.
Chapitre XXX
À sa sortie de prison, le baron von Klingelödemaufstandunemplinichostblockinbegrifausdrückenbeklagen ne retrouva pas son poste à l'Université. Le doyen Grandin, qui descendait d'une grande famille de chimistes et d'anémiques, le reçut en qualité de vieil ami et ils parlèrent d'abord de Morandelle non sans une larme à l'œil. Depuis deux ans, K. avait beaucoup pleuré, mais il ne parla pas à Grandin des sévices qu'il avait subis de la part de codétenus, voleurs et assassins, qui se croyaient le devoir de punir un pédophile incestueux sans que l'Administration y vît une entorse au principe de la réinsertion sociale qui, dans le cas de K., était problématique. Grandin évita soigneusement tous les sujets délicats, y compris l'état de la recherche en astronomie. K. en avait été écarté par la justice de l'application des peines qui estimait que les étoiles étaient peu compatibles avec l'enfermement. Il ne vit qu'une fois ce magistrat pour qui l'infini n'était qu'un bon moyen d'évasion. K. l'avait traité d'ignorant et de pervers. L'ignorance fit beaucoup rire le tribun, par contre la perversité le jeta dans un avatar du jugement qui avait condamné K. et deux ans se passèrent avant que le hasard les réunît sur le perron de la prison où ils se saluèrent. Puis K. crut bon d'insulter le feudiste, en termes choisis dans le vocabulaire le plus châtié, mais dont la mise en forme syntaxique ne laissait aucun doute sur le sens à accorder à ces circonlocutions. Le juge leva son parapluie, faillit battre K. qui appela à l'aide, on retint le juge qui le poursuivait sur le trottoir et K. dut prendre un taxi pour échapper à ses poursuiveurs. Aux barreaux des fenêtres, on lui envoyait des baisers dont il s'épousseta ostensiblement, ce qui mit en fureur les plus fervents et le juge trouva la force de déchirer l'uniforme du gardien qui le retenait pour aller donner un coup de parapluie au taxi qui pila. Le chauffeur asséna une gifle sonore à cet énergumène et conseilla à Totor, le chef des gardiens, de fermer sa grande gueule de poivrot sinon il allait s'en charger lui-même. Comme K. se mit au volant du véhicule et s'en servit pour aller de l'avant, et qu'il atteignit ainsi l'Université où l'attendait Grandin, une plainte fut déposée, qui n'aboutit pas, car le doyen était un ami du procureur. Grandin n'évoqua pas non plus cette sortie en fanfare et se refusa à imaginer ce que K. avait vécu dans cette prison dont les murs offensaient les couleurs de la ville, sans parler de l'allure du personnel pénitentiaire et judiciaire qui s'y produisait comme au Music-Hall.
— Ce que je veux vous confirmer, dit Grandin en offrant du tabac à quelqu'un qui en avait cruellement manqué, c'est cette amitié indéfectible qui me liera toujours à votre science.
K. ne parut pas satisfait par cette offre et s'en alla en tenant des propos séditieux à l'encontre de l'Université dont il dénonça les racines religieuses et militaires. Comme il en connaissait un bout sur le sujet, Grandin ferma son caquet et ordonna qu'on servît un repas à l'illustre professeur déchu. K. s'installa dans une cafétéria où les étudiants composaient en mangeant, car Grandin avait dirigé le pédophile vers le département des musiciens où des prétendants à la mélodie et à l'orchestration, sous prétexte d'harmonie et de contrepoint, apprenaient l'histoire de leur art avec un intérêt mitigé. Ils ne connaissaient pas le baron von Klingelödemauf... et celui-ci put prendre un dernier repas dans l'enceinte qui ne le retenait plus et l'invitait à ne pas revenir. Grandin avala une anisette et promit à son ami de ne pas l'oublier. K. acheva son repas, oublia le plateau sur la table, ne salua personne et grommela quelque chose qu'un agent de la circulation prit pour une insulte, ce qui passa inaperçu.
K. possédait encore les clés de son appartement, mais il lui était interdit de s'en approcher à moins de cinq cents mètres. Il acheta un plan et un compas et traça le cercle, avide de savoir ce qui lui était supprimé. Il opérait sur le guéridon d'une terrasse de café, et la Thonet craquait sous lui pour lui rappeler qu'il était de retour à l'existence et que personne ne lui interdisait d'aller visiter la belle Hortense qui devait se morfondre. Ayant laissé un pourboire famélique, il se rendit chez Morandelle, comme il disait encore. La boutique était éclairée, car la nuit ne s'était pas complètement retirée. Il y alla d'un pas décidé, évitant toutefois de faire claquer la pointe de son parapluie sur le trottoir. À l'intérieur, Josèphe alignait des bijoux de pacotille en chantonnant un refrain de son Andalousie natale. Il entra. Josèphe vacilla, mais ne tomba pas.
— C'est Madame qui va être...
Elle sembla prendre la fuite et l'escalier qui montait à l'appartement gronda sous elle. Une minute plus tard, la voix d'Hortense appela le baron à monter. Il croisa Josèphe qui marmonna un salut. La porte était ouverte. Il entra dans la cuisine où la belle veuve se tenait, debout près d'une fenêtre dont il avait déjà admiré le paysage de cour triste et circulaire.
— Passons au salon, dit-elle.
Il ne reconnut pas la voix. Le galbe n'avait pas changé. Il ne s'en étonna pas. Deux ans, ce n'était rien au fond, ce n'eût été rien s'il n'en eût pas souffert. Mais il avait beaucoup, beaucoup souffert. Il avait même été humilié dans sa chair. L'expérience de la sodomie l'avait rendu circonspect. Hortense demeura indifférente à cette confession, ne lui accordant même pas le regard qui l'eût renseigné sur l'avenir de leurs relations. Le portrait d'Agnès trônait à côté de celui de Morandelle. Il y avait aussi une photo d'Anaïs. Mais rien sur lui. Elle avait supprimé cette présence d'un environnement qui avait aussi été le sien et qu'il croyait pouvoir encore pénétrer sans demander la permission.
— Asseyez-vous, Alberte.
Il aima cette germanisation qui lui rappela le témoignage accablant de Jean-Loup pendant le procès. Hortense servit un Porto et lui tendit le verre. Elle avait toujours de belles mains. Il en baisa une. Elle se retira en grognant. Cette bête qui naissait l'épouvanta et il avala le Porto sans le commenter, ce qu'il s'apprêtait à faire avant le grognement.
— Agnès est morte, dit Hortense. Elle s'est suicidée.
K. apprit qu'Agnès s'était jetée du pont Matabiau à Toulouse et qu'un train arrivant d'Hendaye l'avait écrabouillée dans l'indifférence la plus totale, car on ne retrouva son corps, ou ce qu'il en restait de reconnaissable, qu'au matin. K. faillit pleurer, mais Hortense lui demanda s'il aimait toujours le Porto. Elle s'assit en face de lui, belle et désirable comme il l'avait toujours aimée et comme il l'aurait arrachée à la possession si le propriétaire n'avait pas été un ami indiscutable. Les deux mains se croisèrent sur le genou et le grognement reprit. Il aperçut à peine la surface tavelée d'éphélides des seins que le corsage offrait à son attente. La gorge lui parut moins tendre et la bouche, entrouverte pour laisser passer le grognement qui l'affectait d'une crispation déformante, lui communiqua l'horreur du désir qui pourrissait dans cette chair martyrisée. Il regarda les pieds chaussés de pantoufles à pompons.
— Anaïs vit chez les Vermort à Castelpu, dit Hortense. La mort d'Agnès a achevé l'œuvre de mortification entreprise par votre déconfiture. Je vis seule et tristement. Josèphe ne réussit pas à me sortir de cet enfermement. J'ose parler devant vous d'une prison qui n'a pas de fin, car vous n'avez vécu que deux ans dans la vôtre et ce n'est guère suffisant. Anaïs vous a condamné à mort. Elle m'a condamnée aussi. Je vous aime.
K. eut une érection. Il n'en avait pas connu depuis le procès et avait même été soigné sans résultat. Il bénit Hortense.
— Certes, dit-elle, notre amour est impossible, vous le comprenez, bien sûr.
— Le comte m'a offert un poste dans son observatoire, dit-il précipitamment. Je ne peux me payer le luxe de refuser. L'Université m'a remercié.
— Mais vous ne pouvez plus vous approcher !
Il traça mentalement un autre cercle sur ce qu'il savait du château de Vermort. C'était le troisième cercle. Sa descente aux enfers s'annonçait mal. En revenant à la vie civile et aux civilités qui la fondent, il n'espérait pas y trouver un paradis qui n'avait jamais existé pour lui. Les trois repères de son existence étaient encerclés, anéantis serait plus juste. Cette perspective le réduisait à la mendicité. Si Hortense ne lui offrait pas un toit (il était prêt à devenir garçon de courses), il était perdu.
— Je n'y avais pas pensé, dit-il. Je n'ai plus que vous.
Ce n'était pas gagné. Il omettait de se renseigner sur les raisons qui avaient poussé Agnès au suicide. L'anéantissement de l'Université, le dessaisissement de son appartement parisien et la disparition monumentale du château de Vermort le plongèrent dans un long silence qu'Hortense mit à profit pour le jeter dehors. Ce n'était plus de la solitude, c'était la fin. Il lorgna les roues des camions et s'éloigna. Comme tous les errants des villes, il se dirigea vers une gare de chemin de fer. Il avait de quoi aller en banlieue. Il téléphona à Grandin.
— J'étais loin de me douter que la situation était aussi grave, dit celui-ci.
K. entendit la barbe dure fourragée par les doigts jaunes du doyen.
— Venez, dit celui-ci, mais pas avant huit heures, car mon épouse serait surprise.
Encore un obstacle, pensa K. en reniflant.
— Ne vous mettez pas dans cet état, dit Grandin. Sophie-Ange comprendra.
Une autre belle femme comme K. n'en avait jamais possédé. Elle le reçut à huit heures pétantes. Grandin était en retard. Elle était vêtue d'une robe longue et moulante. Il admira ce dos animal pendant qu'elle le conduisait au bureau de Grandin. Il lorgna dans le salon où deux dames se penchèrent pour le regarder passer. Sophie-Ange lui indiqua un fauteuil et parla des deux dames qui l'attendaient. K. se leva plusieurs fois pour accepter cette attente. Grandin l'avait-il informée de la pénurie qui l'affectait ?
— Victor ne me cache rien, dit-elle. Je suis heureuse de vous accueillir.
Il se vit dans un lit et la remercia en multipliant les courbettes.
— Ça alors ! s'écria Grandin quand il apparut enfin. Vermort n'est pas homme à se tromper. Nous allons l'appeler.
Grandin appela Vermort.
— Ah ! Je me disais aussi ! [Le juge est un ami.] Notre ami est désespéré. Vous le sauvez. [Vous partez demain.] Mais je comprends, mon cher Armand. [Vous prendrez le train.] Il passera la nuit ici. Rien ne l'interdit. Ah ! je le saurais. Mais non ! [Il pense lui aussi que l'Université vous est interdite.] C'est temporaire. Une ou deux années, au plus. Le temps d'oublier. Oui, cela fera quatre. C'est long. Mais que voulez-vous... Un grand, mon cher ami. Un grand ! Quel dommage qu'il soit... certes. Ces reproches nous affectent tous. Je vous serre la main, mon cher Armand et je vous dis à la prochaine fois. Dans de meilleures conditions, oui.
Il raccrocha.
— Il n'y a guère que votre appartement qui vous est interdit de fréquentation, expliqua-t-il. Anaïs en a la jouissance. Décision du juge. Nous n'y pouvons rien. Pour notre Université, rien n'est perdu. Je croyais que vous l'aviez compris. Je n'ai pas tenu compte de votre désarroi. Je m'en excuse. C'est une leçon pour moi. Sophie-Ange vous fera préparer un lit. Ces dames seraient d'ailleurs enchantées de connaître un... un...
K. s'empourpra.
— Mais je ne sais pas si c'est opportun, dit Grandin. Je vais les prévenir.
— N'en faites rien, dit K. en se levant. Je vais les recevoir.
— Sophie-Ange vous en saura gré.
Les recevoir ? K. se sentait-il chez lui à ce point ? Grandin le suivit, car K. avait retenu le chemin qui menait à ces dames. Elles étaient plus âgées ou moins séduisantes que Sophie-Ange. Il caressa leurs mains, mais ne les baisa pas. Sophie-Ange le bouscula dans un fauteuil et prit place sur l'accoudoir.
— Nous savons comme il est difficile d'évoquer le malheur, dit une des dames.
Comme elles se ressemblaient ! Sophie-Ange était si différente ! Grandin fila pour aller répondre au téléphone. K. répondit à des questions indiscrètes avec un maximum de sincérité. Il avait appris à être sincère en prison. Il n'avait menti qu'à son juge. Vermort avait tout arrangé. Il pouvait compter sur lui.
— Nous connaissons Armand comme si nous l'avions fait ! exultèrent les dames.
Sophie-Ange accompagna leurs gloussements d'un rire moins jovial. Elle avait posé sa main sur l'épaule de K. qui sut dès ce moment qu'il ne coucherait pas seul ce soir. Il eut alors une peur douloureuse de ne pas se montrer à la hauteur. Il entendait les glissements de ses cuisses sous la robe. Une des dames se leva pour montrer un pas de danse qui émoustillait Armand de Vermort. L'autre était aux anges et s'esclaffait sans vergogne.
— Nous nous éloignons du sujet, remarqua Sophie-Ange.
Elle lui tortillait une boucle sur la nuque. Il sentit alors l'odeur de naphtaline de ses propres vêtements. Il n'y avait prêté aucune attention depuis ce matin. Il était loin, le matin, et la nuit serait blanche comme la peau élastique de Sophie-Ange. Les schémas explicatifs du psycho de la prison sur les mécanismes de l'érection se mélangèrent à la perception de cette petite réunion impromptue. Il pensa à Hortense et banda enfin. Ce n'est pas trop tôt ! Grandin revint avec une mauvaise nouvelle :
— Les cheminots sont en grève !
Sophie-Ange ne broncha pas. K. pensa que c'était à lui de commenter la nouvelle.
— Ce ne sera qu'une nuit, assura-t-il. Demain, j'irai à l'hôtel.
— Vous n'y pensez pas ! s'écria Grandin.
Sophie-Ange ne manifesta aucune censure. Les dames attendaient, impatiemment immobiles. Grandin calcula que la grève pouvait durer une semaine.
— La la la ! dit-il. Vous êtes mon invité.
Sophie-Ange consentit à s'associer à la noblesse de son époux.
— Vous aurez la compagnie de trois dames, dit-elle, car monsieur Grandin est occupé toute la journée et quelquefois même toute la nuit à l'Université où il a son existence. Nous nous sommes réunies pour trouver un sujet.
K. offrit une tête médusée aux dames qui le toisaient.
— Nous cherchons un thème, plus exactement, dit l'une d'elle. Si vous consentiez à vous prêter à nos questions, vous qui êtes si sincèrement repentant...
Etc. Sincèrement reconnaissant, oui, mais repentant, certainement pas ! K. se contenta de secouer sa main à proximité de la cuisse de Sophie-Ange. Il se laissa communiquer une chaleur de promiscuité comme il n'en avait connu qu'au moment de la mort de Morandelle, quand il s'était honteusement senti libéré de toute obligation de réserve à l'endroit (et à l'envers) de la belle Hortense. En prison, il avait intitulé un poème « La belle Hortense » en s'inspirant de Gauguin (La belle Angèle, un grand, très grand portrait) et non pas d'Arthur Rimbaud comme le pensait Totor. C'était fou d'ailleurs, le nombre de poètes qui exerçaient des fonctions pénitentiaires. Il y avait aussi beaucoup de poètes chez les cheminots et il leur devait le don de Sophie-Ange. Enfin... de son corps, ce qui constituait un don appréciable et qu'il ne manquerait pas d'apprécier si Tsoin-Tsoin voulait bien se donner la peine. Son zizi était retourné à la niche en attendant. L'angoisse prenait la place du désespoir, et Tsoin-Tsoin celle d'une justice trop délétère pour être respectable.
— Nous ennuyons Alberte, dit Sophie-Ange.
— C'est ça, dit une dame. Mangeons !
Grandin se précipita. Le repas du soir était le seul de la journée pour lui. Il énivra les dames qui s'abandonnèrent à son bagout. Sophie-Ange servit K. avec une aménité certes conforme aux bienséances, mais plus clairement amoureuse. — Les petites filles vous tentent-elles encore ? semblait-elle demander en versant un peu de vin sur la nappe.
Au coucher, K. examina son corps dans un miroir, juché sur le bord de la baignoire, car le miroir était en hauteur et se contentait en général de dévisager le badaud en quête d'hygiène. Sophie-Ange avait fait couler un bain. L'eau était rose et sentait la lavande, petite entorse à une association des couleurs et des odeurs qu'il avait acquise sans la protester ni même tenter de la changer.
— Ce sera mon premier bain depuis deux ans et des poussières, confessa-t-il si sincèrement que les dames en tombèrent leur fourchette.
Car la proposition se fit à table, au beau milieu d'un discours sur la mangeaille et la cochonnaille dont Grandin établissait les principes moraux avec un talent de jouisseur impénitent.
— Nous prenions des douches, toutefois, précisa K. qui remit les dames à l'endroit.
Grandin admira une habileté didactique dont il connaissait les ressorts de longue date. Sa moustache griffue (découvrons un peu le personnage) se hérissa.
— L'eau était froide et le savon de Marseille.
— De Marseille ! s'écrièrent les dames.
— Comme le plâtre de Paris, dit Grandin. Ou le nougat de Montélimar. Les bêtises de...
— Un beau roman de Jacques Laurent, dit une dame. Vous connaissez ?
K. avoua, au comble de la sincérité, qu'il ne connaissait pas la littérature des librairies. Il avait une âme forgée. On ne le fondait pas facilement. Seule la prison l'avait réduit à la fusion métallique. Il remonta une manche pour faire admirer un tatouage.
— Ça alors ! dit Grandin.
Le tatouage représentait une femme nue en position de chienne. Un nom était écrit sur elle : Hortense. Sophie-Ange posa un doigt sur Hortense nue.
— Ça ne s'efface pas ? demanda-t-elle.
K. se souleva pour se plonger dans ses yeux.
— Jamais ! dit K. qui s'aperçut que le vin était un Madiran.
Pas étonnant qu'il me soit monté à la tête. Chaptaliseurs impunis !
— Nous en reprendrons ! chantèrent les dames.
Grandin les soignait en prévision d'une nuit infernale.
— Une semaine ! dit K. en se tenant la tête. Une semaine. Je ne sais plus ce que c'est. Je n'ai compté que les jours !
— Incroyable ! dit une dame.
Pourquoi les confondait-il ? Il s'adressait à elles indifféremment. Certes, elles étaient sœurs jumelles. Mais pourquoi ne pas chercher la petite différence qui fait le larron ? Il imagina Grandin à cheval sur ces dos émergents.
— Nous irons au bois ! cria Grandin.
On en était au Pinot.
— Ah ! Merci pour l'orthographe, dit une dame. C'est les Charente et non pas la Bourgogne !
— Oui, bravo ! beugla son reflet dans la nappe qui montait au plafond avec ses ustensiles et toute la maisonnée.
— Soutenez-le ! cria Grandin.
Le lit était froid. Il réclama un moine et les dames s'amusèrent à l'imaginer. L'une appuyait sur la tête et l'autre faisait un bras d'honneur. Grandin, revenu dans des limites plus convenables, sourcillait en consultant Sophie-Ange qui donnait des coups de pieds au radiateur.
— Vous ne pouvez pas avoir froid, expliquait-elle. Nous sommes en nage.
Les dames aussi nageaient. Grandin caressa une croupe qui bondit sans dénoncer l'outrage. Sophie-Ange cogna un coussin qui se dégonfla et l'inséra sous la tête de K..
— Deux ans sans alcool, dit Grandin.
— Et sans femmes ! précisa K. qui croissait dans l'estime des dames portées sur la sincérité et ses à-côtés picaresques.
Le matin s'interposa. Tout avait changé. Il n'était plus dans sa cellule. Il n'y avait personne sur la selle. Le vent glacé ne secouait pas les carreaux. Personne ne produisait d'étincelles avec les fils électriques. Aucune odeur de tabac ni d'urine. On ne lui demandait pas d'aller jeter les préservatifs dans les waters. La porte chuchota avec la voix de Sophie-Ange.
— Vous n'êtes pas mort ?
Il ouvrit. Il était enchanté de la voir et s'exprima mollement sur ce sujet.
— Il y a un télégramme pour vous.
Il l'ouvrit. Si tu reviens, je t'épouse, que tu le veuilles ou non ! Tu es Papa.
— Un oubli ? demanda Sophie-Ange qui souriait.
— Une mercerie ! s'écria K. en levant les bras au ciel dans l'attitude du démiurge qui vient d'apprendre qu'il y a plus haut et plus conséquent que lui.
— C'est beaucoup moins bien que l'Université, dit Sophie-Ange.
Elle lui caressa le dos puis la main descendit sur les fesses, explorant le sillon. Anaïs le sait déjà. À la campagne, tout se sait. Chaque fois qu'il y allait, il apprenait des détails dont la nature témoignait assez clairement qu'il n'avait pas cherché à les connaître. La main fit le tour de l'abdomen et s'empara du pénis.
— Hortense acceptera de me prêter sa voiture !
— Vous n'êtes pas bien avec moi ?
— Je ne suis bien avec personne ! Oh ! ma chère Sophie-Ange ! Je suis une pourriture digne de la poubelle. L'enfer ne me mérite pas !
Il se jeta sur le lit et se recroquevilla. Elle tirait sur les jambes du pyjama. Il sentit l'air frais sur ses fesses. Une bouche l'explorait. S'il avait connu cette avidité cette nuit, il n'en conservait aucun souvenir. Elle lut le message à haute voix :
— Si tu reviens, je t'épouse, que tu le veuilles ou non ! Tu es Papa. Alberte ! Vous êtes un véritable monstre ! Grandin m'avait prévenue !
Il éjacula et s'endormit. Puis le tintement d'une tasse et d'une cuiller le sauva d'un naufrage où il était le seul à s'être pris les pieds dans un filin tandis que TOUS les autres sauvaient leur peau dans une eau moins troublante.
— Merci ! Merci ! Merci ! cria-t-il à Sophie-Ange qui le déshabillait encore.
Un croissant s'enfonça dans sa gorge.
— J'ai une voiture, moi, dit Sophie-Ange à l'oreille qu'elle mordait sauvagement.
— Grandin ne sera pas d'accord.
— Je l'emmerde !
Il éjacula et s'endormit. À midi, elle lui arracha un cri de douleur et fit sa valise. Il téléphona à Hortense pour lui dire que tout s'était arrangé pour lui.
— Mais les trains sont en grève ! dit Hortense qui confondait souvent l'utile et l'agréable. Je peux vous prêter ma voiture. Je ne m'en sers plus depuis que...
Matabiau. Il écouta ses larmes. Sophie-Ange s'impatientait.
— Un ami a accepté de m'accompagner, mentit-il.
— Il n'y a pas de cheminots, vous dis-je ! Pas avant une semaine !
— Mon ami dispose d'une voiture, voyez-vous, ma chère Hortense, et nous avons pensé...
— Ne pensez plus, Alberte, et allez vous placer sous la protection de ce cher Armand. Filez ! Ah ! Je n'en puis plus !
Il raccrocha. Sa main tremblait comme celle d'un violeur. Sophie-Ange téléphona à Grandin pour lui confirmer son départ avec K.. Grandin apprécia la litote. Les deux dames déjeunaient dans la cuisine.
— Pour le thème, dit l'une d'elle, toujours d'accord, monsieur Klingelmauf... Klingelödemauf... Klingelödemaufstandune... aufstandunemplinich... Kling... Klein... Klinglagen... Ah ! merde ! J'y arriverai jamais !
— Solange ! Voyons !
Elles riaient. Sophie-Ange les embrassa et K. leur tendit une main moite qu'elles secouèrent en lui prodiguant des vœux. La voiture était une Crevault, mais la route était bonne jusqu'à Castelpu. Elles descendirent dans la rue pour aider à la manœuvre, car la circulation était dense et susceptible. Sophie-Ange exécuta un demi-tour qui prouvait, si c'était nécessaire, que sa volonté était intacte, sinon impitoyable. K. ne pouvait pas en dire autant de sa volition. Il se sentait abattu, n'incriminant que l'abus d'orgasmes auquel Sophie-Ange avait soumis un prisonnier en manque sans les précautions d'usage. Le psycho, qui était autrement attentionné que le psy, avait prévenu K. de la difficulté qu'éprouve toujours un prisonnier qu'on livre aux femmes sans dispositif social adapté à une biologie qui ne se souvient pas (psycho dixit). La sodomie, que K. avançait comme un exercice avant-coureur de meilleurs moments à passer avec les glandes, était au contraire, toujours selon le psycho, un prodrome du pire.
Les dames s'éloignèrent sur cette pensée morose. Sophie-Ange sortit de Paris avec une maestria qui le laissa pantois et paniqué. Les choses avaient à peine vingt-quatre heures de retour à l'existence et elles l'envahissaient plus judicieusement que les souvenirs. Il se sentait bringuebalé, manutentionné, expédié. Il s'éloignait à la fois de ce qui avait été et de ce qui avait assez duré pour le marquer au fer rouge. Sophie-Ange avait acheté du tabac. Il retrouva une pipe qu'elle lui offrit comme un serment. Il l'avait oubliée après une soirée à l'Université et Grandin avait à son tour oublié de la lui restituer. Il crut se souvenir des moments de la pipe, de cette pipe en particulier. Elle l'avait plongé dans une réflexion si profonde que Sophie-Ange s'en inquiéta. Il firent une halte dans un hôtel charmant où ils mangèrent des écrevisses. Dans la nuit, leurs voisins se plaignirent à la direction qui n'osa pas monter pour tempérer leur passion. Sophie-Ange avait juré d'en faire un homme alors qu'il n'était qu'un amateur de petits corps inachevés. Il lui parla de son péché mignon.
— Pourvu que ce soit un garçon ! gémit-il. Pourvu que le Seigneur, dans sa bonté pharaonique, ne m'ait point privé d'un garçon que je voulais être moi aussi !
Sophie-Ange ne dormit pas. Il se réveilla seul. Il était seul. Elle l'avait abandonné. Il fila à l'anglaise et rencontra un chauffeur de poids-lourds qui accepta un échange de bons procédés.
— Un taulard, s'était-il extasié. Toi, un vrai, un dur ? Tu m'en diras tant !
K. lui enfonça une lame qui trancha à la fois la carotide et le larynx.
— Un chef-d'œuvre militaire, constata l'inspecteur Frank Chercos qui avait bon œil.
— Ouais, fit son adjoint.
Et ils abandonnèrent le cadavre au carabin, histoire d'aller prendre un pot.
— Les conclusions, dit Frank Chercos à son adjoint, ça peut attendre.
— Sûr !
Chapitre XXXI
L'abbé Valisse s'était rendu célèbre dans la région pour avoir accompli deux exorcismes. Deux fois il avait vaincu le Diable. Un cercueil se promenait la nuit dans le cimetière : il le trouva, l'aspergea et le feu détruisit l'antiberceau devant une foule de témoins médusés mais néanmoins incapables d'en penser quelque chose d'intelligible. Une adolescente crachait sur lui : il la contraignit à s'agenouiller devant un crucifix et elle fut libérée du démon qui la rendait hystérique quelquefois. Elle épousa un employé de la Perception et eut un enfant trisomique ; ce fut toute sa punition. « Engeance incrédule et pervertie, jusqu’à quand serai-je auprès de vous et vous supporterai-je ? » Ces mots tombaient de la bouche de l'eubage à l'office, sorte de prélude à sa mission apostolique et romaine. En ces temps de libre pensée mise à mal par les superstitions et les idéologies humiliantes, l'abbé Valisse se sentait un peu vainqueur et il ne cachait pas sa joie. « Elle retourna dans sa maison et trouva l’enfant étendue sur son lit et le démon parti. » À ces mots, Anaïs K. ne put s'empêcher de rire. Ell était moins désinvolte.
— Je te sens fragile, lui dit l'abbé. Tu ne crois plus.
— Credo in unam.
— Garce !
— Soleil et chair !
Il fila comme il avait surgi : par surprise, car Anaïs n'avait pas pensé une seconde qu'on eût pu faire appel aux services extraordinaires de l'ecclésiastique, ni que celui-ci, connu pour ses vindictes, eût accepté d'abandonner une conversation qui la mettait sur la voie d'une explication sinon pertinente, du moins cohérente. Elles le regardèrent s'éloigner dans l'allée enneigée, emmitouflé dans sa cape noire et poussant un vélo tenu par la selle. Il l'enfourcha un peu plus loin et suivit les ornières, ce qui affectait son éloignement d'une lenteur et d'une temporisation presque moroses. Comme elles gravissaient les marches aux crocodiles, la petite dame au sac à main vert apparut. Elle souriait dans les poils d'un renard, promenant une main nue sur la fourrure, les pieds en éventail et le sac à main au bout de l'autre main qui était gantée. Ce n'était pas elle qui avait appelé l'abbé Valisse. D'ailleurs, elle était athée et n'éprouvait qu'un mépris indigné pour les choses de la religion. Fred, le jeune homme au cou cassé qu'elle visitait une fois par trimestre, selon les disponibilités de sa bourse, les regardait à travers un carreau dégoulinant. Il avait l'air très agité.
— La vue de ces charlatans le désespère, dit la petite dame au sac à main vert. Que voulez-vous qu'on devienne dans un monde encadré par la médecine et la superstition ? Des fous ou des rebelles. Fred est fou et je suis rebelle.
Elle effaça une larme sur sa joue rose.
— Ils font quelquefois venir ce corbeau, à la demande de la famille, disent-ils, mais je n'en suis pas si sûre. C'est triste, cette tolérance de l'intolérable. Mais il n'y a pas de pouvoir sans cette trahison de la libre pensée. Entrez.
Fred bondit. Ce matin, la neige l'effrayait. Il avait aperçu un écureuil qui avait laissé une trace sur une demi-toiture qui occupait la moitié du paysage quand il regardait à la fenêtre de sa chambre. Il en déduisait que les écureuils portent malheur. La petite dame au sac à main vert sourit et retint la porte avec son pied minuscule. Quelqu'un se plaignit du courant d'air.
— Non, continuait la petite dame au sac à main vert, j'ignore qui a pu imaginer que cette crapule peut sauver son enfant de la folie. Fred l'aime bien, mais Fred aime les images, vous comprenez ? L'autre le séduit faute de pouvoir le convaincre. Les fous occupent une place privilégiée à côté du trône divin. On ne leur demande pas leur avis. N'est-ce pas, Fred ?
— J'adore les images.
— La mort, dit la petite dame au sac à main vert. Je ne vois rien d'autre.
Elle marchait devant, ayant ouvert son manteau. Le renard voletait sur son épaule. Fred la suivait à grandes enjambées, si lent que l'effort grimaçait sur son visage étrangement asymétrique. Anaïs ne comprenait pas qu'on l'empêchât de voir Antoine. Ell se heurtait à des ombres et s'excusait mollement. Il y avait deux personnes dans le salon d'attente.
— Je suis revenue en catastrophe, dit la petite dame au sac à main vert. Ils m'ont téléphoné hier matin. J'ai encore passé une nuit dans le train. Heureusement que je suis pensionnée ! Asseyez-vous.
Les deux personnes qui attendaient elles aussi inclinèrent leurs têtes et tournèrent une page en même temps.
— « Fred n'est pas en cause », m'ont-ils tout de suite rassuré. « Mais voyez-vous, Madame, il ne peut plus rester ici. » Il fallait demander pourquoi. « Parce qu'il n'est pas fou. » Il fallait encore demander pourquoi. « On ne sait pas pourquoi on n'est pas fou, » dit la voix. J'ai raccroché et rappelé une heure plus tard. « J'arrive. » Je n'avais pas réfléchi. Impossible de penser quoi que ce soit. J'appelais le bon numéro. Ce n'était pas une farce. Je reconnaissais la voix de Monsieur de Vermort.
Son index montra le plafond. Elle pinçait les lèvres.
— Celui d'en haut, dit-elle. Pas le jeune. Celui-là, il n'y connaît rien.
— Vous avez parlé avec Fabrice ? demanda Anaïs qui commençait à s'intéresser aux bavardages de la petite dame au sac à main vert. Vous le voyez quand vous venez ?
— Jamais ! Vous pensez ! On ne le voit pas. Il vous écrit ou vous téléphone. On voit des collaborateurs. Ils sont bien informés.
Elle se pencha et mit sa main sur la bouche.
— Dieu sait tout ! rit-elle à travers les doigts.
— Elle est folle, dit Fred.
Il ne s'amusait pas ce matin. Il offrit son regard à Anaïs qui s'y perdit un instant. Ell frottait les carreaux avec un doigt.
— Je ne suis pas plus folle que toi, dit la petite dame au sac à main vert que l'intensité du regard d'Anaïs éprouvait. Pas fou ! Qu'est-ce qu'il est alors ?
— Normal, dit Fred. Ça devait arriver, dit-il à Anaïs comme si celle-ci était en mesure de comprendre cette fatalité. Fini le bonheur et les châteaux !
La petite dame au sac à main vert pouffa, puis toussa. Ses yeux se remplirent de larmes.
— C'est peut-être parce que je ne peux plus payer, dit-elle. Ils vous demandent beaucoup ?
Anaïs n'en savait rien. Qui payait ? Elle ne le savait pas. Elle n'avait jamais pensé à payer. Personne ne lui avait demandé de payer. Elle venait le moins souvent possible, mais ces derniers temps, elle avait expérimenté, comme disait Fabrice dans ses lettres, quelque chose qui pouvait être du remords, de la contrition. Fabrice avait écrit le mot repentir en italique. Il y avait une grande quantité d'italiques dans ses écrits.
— Vous le voyez, vous ? demanda la petite dame au sac à main vert.
— Il est mort, dit Ell.
Elle rit.
— Quand on ne les voit plus, c'est qu'ils sont morts. Il faut tout expliquer, sinon on devient fou.
— C'est ça ! s'écria Fred. (et se tournant vers Anaïs :) Elle sait ce qu'elle dit. C'est la différence.
Sa tête dodelina longuement entre ses mains. La petite dame au sac à main vert effaça une autre larme sur la joue dont les roses s'obscurcissaient.
— Il y a longtemps que je ne l'ai pas vu, dit Anaïs. Je ne vois plus personne. Je ne connaissais pas Jean. On raconte tellement de choses.
Que craignait-elle ? sembla se demander la petite dame au sac à main vert.
— Elle se teint les cheveux, dit Fred.
— Qui ? grogna la petite dame au sac à main vert.
— Elle !
Qui était Ell ? Il le demandait à Anaïs.
— Ne répondez pas, dit la petite dame au sac à main vert.
— Je suis une garce, dit Ell. Demande à Valisse.
Elle mima une masturbation, poing fermé. Fred recula en riant et se cacha dans le rideau. Les deux personnes qui attendaient elles aussi levèrent la tête et observèrent l'entortillement du rideau autour du corps tournoyant de Fred. La porte du cabinet s'ouvrit. Une dame en sortit, buta sur le paillasson et s'enfuit.
— Elle n'a pas payé, dit la petite dame au sac à main vert.
Elle agitait le renard en riant doucement. Jean de Vermort s'avançait en tendant la main.
— S'ils continuent comme ça, dit la petite dame au sac à main vert, il n'y aura plus de Vermort authentiques !
Elle cessa de rire quand le vicomte lui offrit sa main. Elle venait de quitter celle d'Anaïs.
— Je n'ai pas de quoi payer, dit-elle. Il faut comprendre.
— Fred n'est pas fou, dit Jean de Vermort.
— Qui le dit ?
— Moi. Je suis...
Ell s'avança en se trémoussant.
— Tu n'es rien, dit-elle. Occupe-toi de ces messieurs.
Il s'empourpra, prêt à bondir. Fred sortit du rideau.
— Si je n'ai jamais été fou, dit-il d'un air menaçant, comment expliquez-vous que j'ai été si longtemps considéré comme tel ?
— Je n'ai pas dit cela ! s'écria le vicomte. Vous étiez fou, vous ne l'êtes plus.
— Je suis guéri ?
Fred abandonna le rideau.
— Je n'y avais pas pensé, dit-il en joignant ses mains.
La petite dame au sac à main vert dit :
— De toute façon, je n'ai pas de quoi payer.
— Je suis guéri, dit Fred. Donc, c'est logique. Ce que j'ai été n'est plus, car dans le cas contraire, il aurait fallu chercher la vérité, une chose que tu as toujours empêchée.
— Il n'est pas trop tard en effet pour... commença le vicomte.
— Pas d'argent, pas d'amour ! dit la petite dame au sac à main vert. Ta valise est prête ? J'espère qu'il leur reste un billet. Elle est si petite et si abandonnée, cette gare !
— Il faut d'abord que je vous explique...
— N'expliquez plus ! Fred, on s'en va.
— Comme ça ? dit Fred que la peur taquinait comme un mauvais plaisant.
— Comme ça !
La petite dame au sac à main vert dit à Anaïs :
— Rentrez vous aussi. Quand ils ont décidé quelque chose, il n'y a rien à faire pour en changer. L'abbé vous expliquera.
— En ce qui concerne la présence de cet individu dans notre établissement...
— Ta ta ta ! Vous n'avez rien à dire. Savez-vous au moins de quoi vous l'avez guéri ?
Fred s'approcha. Enfin une promesse d'explication à la hauteur de son attente. Mais le vicomte secoua sa main. Il n'en savait rien.
— Ça en fait, des cas de figure ! lança Ell.
Fred compta sur ses doigts, tirant la langue qui gouttait. Les messieurs qui attendaient ne se signalaient par aucune espèce d'impatience. Le vicomte leur adressa un
— Vous vouliez me voir ? Sans rendez-vous...
— Inspecteur Frank Chercos, police judiciaire. Mon adjoint, Février.
— Leuvrier, corrigea l'adjoint.
Il tendit sa petite main poilue. Le vicomte l'étreignit en gloussant.
— Mon frère est absent, dit-il. Je ne sais si je suis qualifié pour...
— Une ou deux questions, dit Frank Chercos. Si ces dames veulent bien patienter. Ce ne sera pas long. Je ne conclus pas aujourd'hui.
Il rit. Il aimait bien les yeux d'Anaïs. Quand la porte se referma sur lui, on entendit la voix du vicomte :
— Je sais bien que ces choses ne sont pas agréables, mais...
La porte coupa la voix. Fred attendait. Ses yeux guettaient la providence.
— Je suppose qu'il y a quelque chose à signer, dit la petite dame au sac à main vert. J'ai l'argent pour le billet. Ensuite, on verra. Rémission ou guérison, on verra.
— On a toujours vu, dit Fred philosophiquement.
Ell consultait maintenant les revues que ces messieurs avaient si précautionneusement effeuillées. Que cherchait-elle ? En regardant bien dans la buée du carreau, on voyait l'abbé Valisse sur son vélo. Fred possédait une longue-vue. Il s'en servait pour identifier les gens qui arrivaient. Il n'avait jamais été surpris, sauf par Antoine qui avait renoncé à s'évader. C'était en été. Antoine n'avait pas été plus loin que le fournil.
— Tais-toi ! dit la petite dame au sac à main vert. J'espère que ces messieurs n'en ont pas pour longtemps.
— Antoine leur donnait du fil à retordre !
Fred tordit un fil imaginaire, grimaçant dans l'effort.
— Je ne savais pas, dit seulement Anaïs. Antoine et Jean ne se ressemblent pas. Pourtant...
— Que dites-vous !
La main de la petite dame au sac à main vert empêcha la bouche d'Anaïs de dire la vérité. Ell haussa les épaules et dit :
— Petite fille née de la rencontre du désir et de la nécessité, qui suis-je ?
— L'abbé Valisse vous l'a dit, ce que vous êtes ! grogna la petite dame au sac à main vert.
— Il ne dit jamais tout, fit Fred. Ce n'est pas deux, mais trois. Et ce sera quatre.
Il montra sa main aux doigts dressés en éventail, moins le pouce qui se cachait.
— Le cercueil, la Margot, et... et...
— Tais-toi !
L'abbé Valisse n'était plus sur son vélo.
— Il a crevé, dit Ell.
Il avançait sur le talus au-dessus de la route, luttant contre la bise. Fred pointa sa longue-vue. Les messieurs sortirent et s'en allèrent après avoir dignement salué les dames.
— Madame Lespigue ? fit la voix de Jean qui ne se montrait pas.
Le pouce de Fred se dressa.
— Cinq !
La petite dame au sac à main vert se leva et dit :
— Tu entreras quand je te le dirai.
Elle entra et ferma la porte. Fred referma son poing.
— Tu en sais, des choses, dit Ell qui l'aguichait.
Comment rester insensible à ces charmes athlétiques ? Fred ouvrit la bouche et recula. On entendit la voix de la petite dame au sac à main vert, mais il n'était pas possible d'écouter ce qu'elle disait. Je ne suis pas venue pour ça, pensa Anaïs.
— Qu'est-ce qu'ils voulaient, ces deux-là ? dit Ell.
— Ils veulent, c'est tout, dit Fred. Il y a ceux qui veulent et ceux qui désirent.
Je veux, pensa Anaïs.
Puis la petite dame au sac à main vert revint s'asseoir. Elle n'expliqua rien. Personne ne lui demanda d'expliquer. Fred dit qu'on revenait toujours au point de départ. La petite dame au sac à main vert s'impatienta et Fred se tut.
La neige s'était remise à tomber. Un employé en tablier bleu tourna les robinets des radiateurs. Il agissait seul, sans s'intéresser aux dames qui attendaient en silence. Elles attendirent qu'il fût parti pour continuer de bavarder. Maintenant, elles ne racontaient rien. Elles désignaient des choses et en parlaient : la neige, le plafond, les plantes vertes, le plancher, les rideaux, il n'y avait pas un nombre de choses inépuisable et elles les épuisèrent et retombèrent dans le silence où les avait plongées l'employé qui tournait les robinets des radiateurs sans rien souhaiter ni même s'exprimer au moins un peu sur le temps qu'il ferait demain.
— Voyez-vous, dit la petite dame au sac à main vert, ces gens ne travaillent pas pour participer à l'existence. Ils gagnent leur vie et en profitent comme ils peuvent. Simon...
Fred se crispa. La petite dame au sac à main vert renonça à parler de Simon. Anaïs s'en fichait. Elle attendait. Ell était collée au radiateur.
— Veux-tu que nous nous arrêtions chez tante Ginette ? demanda la petite dame au sac à main vert. Tu mangeras ses confitures. Tu aimes la confiture, je le sais.
Fred opina, mais ne dit rien. Simon ne partait pas. La petite dame au sac à main vert se mit à parler de sa famille. Elle oubliait toujours quelqu'un. Qui, cette fois ? Fred chercha, mais Simon ne partait pas.
— Nous n'avons pas beaucoup d'argent, mais quelques biens que nous partageons. Ah ! J'ai oublié Angèle. Tu te souviens d'Angèle ? Vous étiez si petits, si mignons tous les deux...
— Deux ! fit Fred.
Cela devait toujours se passer de cette manière. Les choses arrivaient dans la conversation et elles se mettaient à exister comme des personnages. Anaïs ne se souvenait d'aucune conversation avec Antoine. Elle le voyait, mais sa voix ne communiquait plus avec elle. Cette situation était purement métaphorique. La prison de verre était une métaphore et on lui demandait d'en élucider la transparence. On n'avait pas confiance en elle. Antoine était à l'abri de son indifférence. Elle n'était sensible qu'à ses propres reflets. Elle chassait des chimères ressemblantes et étrangères à ce monde.
— Je ne le vois plus, dit Ell.
L'abbé avait disparu dans la tourmente.
— Il connaît son monde, dit la petite dame au sac à main vert.
Qu'est-ce qu'on attend de moi ? pensa Anaïs. Ce n'est pas un jeu. Il y a des vies romanesques qui inspirent le jeu, comme celle du pauvre K. qui ne peut pas entrer dans le château et qui meurt dans un fossé. Le jeu consiste à vouloir entrer et on y arrive quelquefois. On ne meurt pas dans le fossé. On s'arrête avant et on recommence. On meurt à l'hôtel.
— Je vous offre une pastille, dit la petite dame au sac à main vert.
Fred se précipita et faillit renverser la petite boîte métallique. Ces mains peuvent tuer et je n'en sais rien. La boîte se referma. Un doigt poussait la pastille entre les lèvres d'Anaïs. Ell suçotait sans cesser de regarder la neige. S'ennuyait-elle maintenant ? Elle ne disait rien du temps elle non plus.
— Tu as oublié Sandrine, dit Fred.
— Oh ! Celle-là !
La bouche de la petite dame au sac à main vert se forma en cul-de-poule et s'obstina à ne pas commenter cet oubli. Fred rigolait en se tortillant.
— Sandrine se confesse à Dieu, dit-il.
Les pastilles étaient collées à sa langue comme des boutons de fièvre. La petite dame au sac à main vert était rouge comme un coquelicot. Elle s'efforça de changer le sujet d'une conversation dont elle était pourtant l'origine. Son petit nez se fronçait. Il y avait une pâleur morbide sur ses joues, autour des rouges et des roses. Le renard pendait sur sa poitrine, laconique. Anaïs s'impatientait.
— Vous passerez devant moi, dit la petite dame au sac à main vert trop heureuse de trouver là une occasion de ne plus parler de Simon, d'Angèle ni de Sandrine.
— Il a son idée là-dessus, dit Fred dont la langue se retira.
Il redoutait le silence, les recommencements et l'attente, dans l'ordre. Il connaissait bien ses phobies. Il en parlait avec volubilité, ce qui agaçait la petite dame au sac à main vert. Elle ne souhaitait pas expliquer ce qui venait de se passer, c'était tout. Comment expliquer qu'elle entrait dans le cabinet, qu'il s'y passait quelque chose et qu'ensuite elle en sortait pour attendre et non pas pour s'en aller ? Fred ne connaissait pas la réponse.
— C'est la même chose pour vous, dit-il à Anaïs. Vous n'entrez jamais alors qu'il y est. Quelque chose n'est pas expliqué et vous vous imaginez un tas d'autres choses, je dis bien : d'autres choses qui vous condamnent au silence, au recommencement et à l'attente. On ne peut pas vivre longtemps comme ça, je vous le dis !
— Fred ! hurla la petite dame au sac à main vert.
Anaïs la retint, empoignant le renard qui lui noua la gorge.
— La différence, dit-elle, c'est qu'Antoine est fou et que tu ne l'es pas.
Ce qui rassura la petite dame au sac à main vert qui retrouva sa respiration. Elle secoua le renard et expliqua que Fred avait eu le cou cassé à cause d'une chute de vélo.
— Ce sont des choses qui arrivent, dit Fred. Si elles n'arrivent pas, on n'y pense pas.
— Il avait trois ans, poursuivit la petite dame au sac à main vert. Le vélo du petit voisin.
— Un vélo rouge, dit Fred. Baigné dans mon sang.
— Tu n'as pas saigné ! Comment t'en souviendrais-tu ? Le cou s'est cassé et on n'a rien pu faire pour le redresser. Ensuite, Fred est devenu fou et Simon et moi on...
Fred se mit à piailler en formant un bec avec sa main.
— Ka ka ka ka ka ! caqueta-t-il. C'est des histoires. On ne devient pas fou, on l'est. Si on n'est pas fou, on ne l'a jamais été.
— Je le sais bien ! dit la petite dame au sac à main vert.
Elle s'arrêta pour surveiller la porte qui avait frémi.
— Chut ! Ça va être votre tour.
Mais rien. La porte ne s'ouvrait pas. Il n'y avait pas d'autre moyen d'arriver jusqu'à la prison de verre d'Antoine.
— Les cous se cassent parce qu'ils sont déjà cassés, dit Fred.
— Chut !
Il écoutait peut-être derrière la porte. Il n'avait rien à dire qu'elle pût entendre et il espérait qu'elle perdît patience. Mais pourquoi revenir demain si rien n'arrive aujourd'hui ? Fred l'encouragea à prendre la parole.
— Si Antoine était fou, ils n'auraient pas fait venir l'abbé Valisse.
— L'abbé Valisse n'a rien à voir avec Antoine ni aucun pensionnaire de cette maison !
C'était le vicomte. Il se tenait sur le paillasson, la main sur la poignée de la porte, et il invitait la petite dame au sac à main vert à rependre la conversation où ils l'avaient laissée.
— Non, non ! fit-elle. Mademoiselle d'abord. J'ai le temps.
Le vicomte contracta les muscles de ses mâchoires. Anaïs était dans le cabinet. Il referma la porte.
— Je vous avais dit demain, grommela-t-il sans passer derrière le bureau.
— J'avais compris aujourd'hui.
— Vous comprenez ce qui vous arrange.
Il consentit à s'asseoir, mais les doigts de ses mains se croisèrent dans une position si complexe qu'Anaïs se sentit condamnée à les dénouer mentalement.
— Demain, c'est demain, dit-il. Antoine est invisible pour l'instant.
— Même à travers le verre ?
Le vicomte soupira. Ses mains se séparèrent enfin.
— Je ne sais pas de quoi vous parlez, dit-il. Vous n'avez amené que le malheur sur cette maison et vous n'y êtes pas la bienvenue.
— Je n'ai pas demandé qu'on y enferme Antoine.
— Vous ne savez rien de ce qui est arrivé à Antoine. Vous avez été déchue de votre autorité...
— Je reviens comme c'est mon droit.
— Il faudra vous en expliquer. Je n'y peux rien. Je ne savais pas...
— Tu sais. Montre-moi Antoine. Je veux seulement le voir. Pas lui parler. Il ne me verra pas.
— Nous ne disposons pas d'un pareil équipement.
— Il ne me verra pas. Il ne m'entendra pas !
Elle était désespérée et ne le cachait plus.
— Revenez demain, dit-il. Je ne peux rien décider...
— Sans Fabrice, je sais. J'attendrai. J'ai acheté le Bois-Gentil.
— À ce propos...
— Vous ne pourrez pas m'empêcher de l'acheter. Pierre...
— Pierre est malade !
Comme c'est lent, un piège qui se referme, pensa-t-elle. Elle n'entrerait pas et n'achèterait pas non plus. Elle prendrait le train. Comme elle était venue. Elle sortit et croisa la petite dame au sac à main vert qui entrait avec Fred. Ell attendait sur le perron, léchant la neige qui tombait en tourmente. Un taxi ronronnait au bas de l'escalier que Muescas gravissait en maudissant l'hiver.
— Ce sont mes rhumatismes, dit-il.
Ses lèvres tremblaient.
— Ils ne vous ont pas laissée entrer, hein ?
Il se mit à l'abri sous la marquise. La neige se décolla de son pardessus.
— Je vous avais prévenue, dit-il. Mais gare à l'imagination d'Antoine ! Elle traverse les murs. Vous êtes entourée de personnages sans pouvoir les distinguer des personnes. Un autre récit chamboule vos plans. Vous traverserez les murs. Façon de parler, bien sûr.
— On peut profiter du taxi ? demanda la petite dame au sac à main vert qui se penchait à une fenêtre au-dessus d'eux.
La neige fouettait son visage déçu. Elle a perdu, pensa Anaïs. Muescas s'avança dans la tourmente :
— Je vais m'ennuyer sans toi, mon petit Fred, cria-t-il.
La fenêtre se referma. Muescas revint sous la marquise, la bouche gelée.
— Il est fou, ânonna-t-il.
Puis le taxi les emporta. On retrouva l'abbé Valisse sous un calvaire. Il avait perdu son vélo. Il prit place devant, tandis qu'Anaïs, Ell, Fred et la petite dame au sac à main vert se trouvaient à l'arrière.
— Il ne doit pas être loin, dit l'abbé.
Il considéra Anaïs à travers ses cils gelés. Son nez gouttait. Il psalmodia :
— Engeance incrédule et pervertie, jusqu’à quand serai-je auprès de vous et vous supporterai-je ?
La petite dame au sac à main vert se moucha.
— Foutez-nous la paix avec vos sornettes ! rugit-elle.
L'abbé regardait Anaïs, retournant ses grimaces à Ell qui s'appliquait à effacer la buée sur le carreau, une activité qui l'avait occupée souvent depuis ce matin. Sa main dégoulinait.
— Vous le verrez demain ? demanda l'abbé.
— Elle n'entrera pas, dit Fred.
L'abbé lorgna le jeune homme au cou cassé.
— Et toi, lui dit-il, tu n'as pas peur ?
Le sac à main vert rencontra son œil.
— Vous m'avez éborgné !
— Je n'ai éborgné personne, dit calmement la petite dame au sac à main vert.
Le chauffeur se marrait, mâchonnant un papier maïs. Anaïs lui avait demandé de ne pas fumer et le mégot était entré puis ressorti de la bouche. Éteint.
— Ne m'insultez pas ! dit la petite dame au sac à main vert.
— Mais je ne l'insulte pas ! gémit l'abbé qui se tenait l'œil.
Le chauffeur éclata de rire. Il ne s'amusait pas souvent. Les phares formaient un halo jaune dans la tourmente.
— J'espère que vous savez où vous allez, dit la petite dame au sac à main vert.
— Il sait où il ne va pas ! grogna l'abbé.
Ell se signa. Elle ne s'était jamais sentie aussi seule. À l'hôtel, les deux policiers savouraient une anisette en regardant la télé dans le miroir, ce qui les en éloignait étrangement. Elle plongea ses mains dans l'eau savonneuse et chaude.
— Beaux bras ! fit Frank Chercos.
— Bandant, fit Leuvrier.
Anaïs montait, si lentement que Frank Chercos croyait voir un fantôme.
— Vous coucherez ici ? demanda la tenancière.
— Ouais, fit Leuvrier.
— Dans la même chambre alors, dit la tenancière en balançant les clés sur le comptoir. Repas à toutes les heures !
— Chouette !
Frank Chercos montait. Il l'entendait avancer dans le couloir.
— La 11 ! cria Leuvrier.
Il agita les clés.
— Si elle est fermée, il la défoncera, je le connais.
— Qu'il essaye, dit la tenancière.
Ell surveillait le policier qui atteignait le palier. Dans la salle, on s'interrogeait du regard.
— Elle n'a encore tué personne, dit Ell.
— Vous croyez ? fit Leuvrier.
Et il éclata de rire. Frank Chercos redescendit.
— La 11, dit Leuvrier en lui tendant les clés. Pas une de plus.
Et il s'esclaffa de nouveau. La salle était retournée à ses cartes et à ses dominos. Un sein apparut dans le chemisier d'Ell.
— Peinard ! fit Leuvrier.
Mais Frank Chercos était ailleurs.
Chapitre XXXII
En entrant dans le bureau chatoyant du juge, il éprouva de la joie. C'était de la joie, ce qu'exprimait sa voix qui saluait le magistrat. De la joie, la fenêtre aux rideaux vénitiens. De la joie, la petite chaleur tournoyante du convecteur qui se gondolait lui aussi, de la joie dans la tignasse repeinte de la greffière et dans les verrues de son menton, une joie comme il n'en avait peut-être jamais éprouvé de sa vie. L'avocat le poussa, le plia, le retint, l'adossa, et sa toge se répandit dans l'air avant de se poser sur les genoux délicieux. Il respira à pleins poumons l'air saturé de parfums contradictoires, car ces dames ne s'aimaient pas ou du moins ne donnèrent-elles aucun signe d'accointance ni d'estime. Le juge abusait du rouge à lèvres, la greffière du fond de teint et l'avocat de sa chair. Il songea extatiquement à ces croisements de cuisses, mesura la proximité, son cœur ne désemplissait pas. Dehors, c'était l'été. On entendait la rue, car la fenêtre était entrouverte. Le rideau était parfaitement immobile. Il remarqua l'espagnolette cadenassée, la grille des carreaux, détails d'un enfermement qui ne pesaient rien à côté de la joie qui l'envahissait. Le juge secoua sa crinière tenace, plia une feuille en deux, la cisailla avec un coupe-papier, rangea une moitié sous le sous-main de cuir et disposa l'autre en face de ses yeux tourneboulant. Un gendarme toussa pour rappeler qu'il était un homme et sa compagne émit un petit cri en se coinçant un doigt dans la porte. Impatiente comme un prêtre qui vient de consulter le tronc, le juge adressa quelques reproches à l'avocat qui serra ses genoux nus et les tapota. Elle aussi était impatiente. Cette féminisation des lieux et des instances excitait le baron K. au point qu'on dut lui apporter un verre d'eau. Ils n'en faisaient jamais plus, n'accompagnant jamais cette eau de lavabo du petit morceau de sucre numéro 3 auquel il n'avait pas touché depuis des années. Le verre vidé de sa substance plutôt que de son eau, il écouta. L'avocat s'exprima en termes très durs pour la justice. La greffière précisa qu'on ne pouvait s'en prendre aux personnes et que le système était seul responsable des erreurs, car il n'y avait jamais de fautes, du moins n'en avait-on pas relevé depuis la Révolution. À ce mot prononcé sans reconnaissance historique bien fondée, on consulta le regard du baron qui moucheta l'air d'un air distingué.
— Je comprends votre bonheur, dit le juge. Vous allez être rejugé.
— On me coupera la tête plus tard, alors ?
— C'est un peu ça, dit le juge en ravalant sa salive.
Tuer des êtres humains ne se fait jamais de gaîté de cœur, sauf dans le cadre de certaines civilisations conditionnées par des croyances anachroniques. Ici, on assassinait avec dignité, conscient que l'exemple était à suivre, mais que la cruauté du geste demeurait une question morale d'importance, qu'on le voulût ou non.
— Mon client, monsieur le baron von Klingelödemauf...
— Oui, maître ? dit le juge en se mouillant les lèvres.
— ... ne souhaite pas s'exprimer sur ce sujet.
K. secoua sa tête pour apprécier la litote. Il n'exprimait que de la joie.
— Nous avons conscience qu'il s'agit là d'un sursis, car le crime fut horrible et les éléments nouveaux n'y changeront rien...
— Si je puis me permettre... commença le baron.
— Laissez parler les professionnels ! rugit la greffière.
Le juge se plongea dans sa feuille blanche. Son crayon y traçait des graphes, mais sans toucher la feuille, ce qui ne manquait pas d'agacer la belle avocate qui agitait ses genoux.
— Je ne suis pas responsable de la procédure qui vous a conduit au pied de l'échafaud, dit le juge.
— Pas même par fraternité professionnelle ? dit K. qui fit sourire le gendarme.
— Le fait est qu'Anaïs Klingelmauf... Klingelödemauf... Klingelödemaufstandune... aufstandunemplinich... Kling... Klein... Klinglagen... Ah !mmmmm ! J'y arriverai jamais !
— Nous perdons un temps précieux, renâcla l'avocat.
— À qui la faute ? fit la greffière.
K. se demanda enfin pourquoi il acceptait la féminisation de la fonction de greffier, au point d'appeler greffière un greffier civilement femelle, et de n'en pouvoir faire autant du juge et de l'avocat que, malgré l'évidence de plus louables attraits féminins, surtout de la part de l'avocat, il n'eût jamais consenti à nommer respectivement jugesse ou avocate sans en souffrir intimement. Il voyait là un des effets de la névrose qui le minait depuis que la perspective de sa tête tombée était devenue pratiquement un postulatum chronologique.
— Le fait est, reprit le juge, qu'Anaïs K. n'est pas votre fille biologique et que vous êtes parfaitement en droit de penser et d'estimer qu'elle ne l'est pas non plus civilement puisque vous ne l'avez, heureusement donc, jamais reconnue comme telle. Vous n'êtes donc plus coupable d'inceste...
— Mais je l'ai été et j'ai adoré ça ! s'écria K. dont la joie ne tombait pas aussi évidemment que sa tête.
— Le « heureusement » est de trop, fit l'avocat.
La greffière sembla rayer heureusement. « ... vous ne l'avez, DONC, jamais, etc. »
— Mettons, dit le juge. Cette circonstance aggravante a influencé la décision des jurés, cela ne fait aucun doute, monsieur K.. Vous voyez là l'absoluité de notre sys...
— Ignominie conviendrait mieux, suggéra K. qui avait envie de fumer.
— Vous serez jugé pour ce que vous avez fait ou vous ne serez pas jugé ! s'exclama le juge. Anaïs K. n'en reste pas moins abusée sexuellement, voire violée... Et ce pauvre père de famille a été égorgé par vous !
— Le premier jugement a écarté la thèse du viol ! gueula l'avocat qui devenait presque avocate dans l'esprit de K. qui adorait l'entendre gueuler.
— Le second y reviendra peut-être... dit le juge avec un sourire narquois.
— Il reviendra sur tout avec un regard neuf, précisa la greffière.
— Nous entendons mettre en évidence les débilités qui conduisent la justice à réclamer une tête sans avoir combattu dignement ! beugla l'avocat.
— Nous ne combattons pas, dit le juge à K. qui s'inclinait pour l'entendre. Vous avez commis l'irréparable sur la jeune personne d'Anaïs K. qui porte votre nom.
— Elle le porte mal, dit K.. Un fils l'eût porté comme un Klingelmauf... Klingelödemauf... Klingelödemaufstandune... aufstandunemplinich... Kling... Klein... Klinglagen...
— Une expertise psychiatrique s'impose, dit l'avocat. Il est manifeste que mon client est miné par la maladie mentale.
— Je suis heureux, dit K., donc je suis. Et si je suis, je ne suis pas fou. Donc je pense ! Et si je pense...
— Monsieur Klingelmauf... Klingelödemauf... Klingelödemaufstandune... aufstand-unemplinich... Kling... Klein... Klinglagen...
— Qui que vous soyez... ricana la greffière.
(Mais tout ceci est imaginé du point de vue de K. et il n'est peut-être pas nécessaire de préciser que le fonctionnement de la justice et la probité de ses tribuns n'est pas en cause dans ce qui est manifestement un récit, pas même une cosmogonie, et non pas un traité.)
— Voire... conclut l'avocat.
K. ne retourna pas dans son affreux cachot et on ne l'enchaîna pas. La soupe était même meilleure. Il disposa d'une cellule avec les commodités incluses, sauf la douche qu'il prenait toutefois seul sous la surveillance d'un gardien. Après une semaine de tergiversations dont il n'eut pas l'écho, l'article 64 l'envoya en hôpital psychiatrique où il se mit à fréquenter des fous valides et des invalides sains d'esprit. Il y contracta quelques amitiés tenaces et d'autres amibes, dont le schizopyrénide qui s'ajouta à son blason. Les conversations se nouèrent et se compliquèrent jusqu'à l'incompréhensible et il fut quelquefois invité à s'en reposer. Les circonstances de ces cures, assimilées dans son esprit à des désintoxications forcenées, ne firent jamais l'objet de rapports sans équivoques et l'existence se rapetassa comme un fauteuil qui n'en peut plus et qu'on n'utilise plus qu'en cas d'urgence. Les années, moins contraignantes mentalement, ne passèrent pas. K. vit sa tignasse grisonner, mais attribua ce phénomène à un accident dont il ne trouva pas la nature, ce qui le désespéra pendant quelques années, puis on songea à lui teindre les cheveux. La coiffeuse sentait le lait de ses seins et le fromage des pieds. La tête de K. ne tomba donc point. Il la perdit néanmoins.
Ma tête ne tomba donc point,
Mais je la perdis néanmoins.
Les nouvelles ne lui arrivant pas, il eut recours au passé, via le récit qu'on lui arrachait par ruse. Objet d'une expérimentation déguisée en thérapie, il se laissa conduire sur les bords acérés du néant. On lui demandait de regarder en bas et il en vomissait. Et si sa tête était dirigée vers le haut, il étouffait et on le guérissait. Ils guérirent une quantité incroyable de malheurs physiologiques. En la matière, il semblait aussi inépuisable qu'un puits. Par contre, ce qu'ils appelaient sa folie ne pouvait pas disparaître aussi facilement. C'était quelque chose comme le rocher de Sisyphe, à ce détail près que ce n'était pas lui qui le poussait vers le haut et que c'étaient eux qui le poursuivaient quand il se mettait à dévaler la pente. K. se montra toujours plus circonspect et ne courut jamais. Il n'eut d'ailleurs pas consenti à pousser un rocher capable de redescendre sans sa permission expresse. Le rocher existait, il ne pouvait pas le nier, il le suivait jusqu'en haut et laissait faire ceux qui voulaient lui courir après. C'était son rocher, il n'en douta jamais. Par contre, il ne les comprit jamais et se désintéressa même de leur obstination à l'encourager à demeurer dans le voisinage de ce rocher importun au fond. Ce qui manquait à cette existence, ce n'était pas un rocher ni des volontaires pour le poursuivre à sa place quand c'était le moment de se mettre à courir. Il manquait la vie, la vie et ses femmes, les femmes et leurs promesses jamais tenues, mais si agréables à croire. Il se surprit à attendre et ce qu'il attendait, c'était la mort, et non pas que le rocher redescendît avec sa cohorte de poursuivants.
La mort était plus solitaire. Elle l'accompagnait quand il suivait le rocher dans la pente ascendante et se signalait par de petites propositions discrètes quand il assistait au spectacle affligeant de son rocher poursuivi par ceux-là mêmes qui prétendaient le connaître mieux qu'il se connaissait lui-même. Il s'établit un dialogue avec la mort et K. le trouva richissime. La mort devint un personnage, mais sans comédien dedans, un personnage parfaitement vide et silencieux, invisible et succinct, qu'il reconnaissait à son odeur de soupe à l'aïl. Il oublia le rocher. On lui chercha d'autres prétextes cosmogoniques. Il examina toutes les propositions avec une patience et une aménité digne de quelqu'un qui avait été sauvé in extremis de la veuve. Rien ne lui parut aussi ad hoc que la mort et il se la donna. On cessa de parler du rocher et des mythologies. Une chimie composite le visita pour inhiber l'emprise que la mort exerçait sur lui. On trouva d'autres récits. Il se jugea si complexe qu'il se détesta. En lui, il avait toujours apprécié l'homme simple et délicat, l'homme capable de trouvailles et de petits plaisirs. Une extase concluait en général ces épisodes de bonheur tranquille. La mort n'eût rien changé à ces habitus si la justice n'y avait vu une raison d'exercer sa pertinence sociale. Ils réduisirent la mort à un concept. Il se tourna vers le néant et l'interrogea.
Ce voyage n'avait pas de fin. Il ne mourait jamais, continuerait de se méfier des mythes et de l'infantilisme qui les rend inconsistants devant les faits, et le néant, qui ne pouvait pas passer dans ces conditions comme un objet du désir, ne proposait qu'un infini de pacotille et une éternité sans plaisir durable au-delà de la joie. Il s'habitua cependant à l'éprouver, cette joie. Elle était LA joie. Il en avait connu d'autres, qui étaient LES joies de l'existence. Celle-ci était la seule. Et il était seul quand il la connaissait. Elle n'était pas de nature divine, sinon il en eût fréquenté les lieux avec une minutie d'enfer. Il en éprouvait l'instant, car ce n'était finalement que cela, un pléonasme de l'instant.
On le libéra. Comme il avait du bien et que son état mental n'était pas incompatible avec un retour aux pénates, on le plaça sur le seuil de l'hôpital en compagnie d'un cicérone qui portait l'anorak et les espadrilles sans se soucier du qu'en-dira-t-on. Il aima ce visage poupon et le suivit dans ses locaux. Comme c'était, civilement, une femme, il lui demanda de coucher avec lui et elle s'y refusa sous le prétexte que le rapport le concernant signalait qu'il avait contracté une maladie virale. Elle lui conseilla la masturbation en attendant de pouvoir accéder à son compte en banque, ce qui ne saurait tarder. À cette occasion, il s'aperçut que les tuteurs d'Anaïs ne s'étaient pas gênés pour y pratiquer les ponctions généreuses qu'inspire le tutorat. Il possédait encore son appartement parisien et il était même autorisé à y demeurer s'il consentait à payer l'arriéré des frais liés à son entretien depuis vingt ans. Cette quantité vida le compte et l'obligea à accepter de ramasser de la ferraille avec des Gitans qui le prirent en estime. L'aventure continuait.
Il revit Hortense. Elle avait épousé un grossiste. Elle l'embrassa chaleureusement, lui remit quelques objets qu'il lui avait confiés avant de suivre l'inspecteur Frank Chercos dans les locaux de la police judiciaire, et le congédia sans lui présenter l'heureux élu dont il ne vit que le portrait photographique sur une affiche publicitaire qui ornait l'arrière-boutique où elle le recevait. Il s'en alla avec cette trogne en tête et ne put s'empêcher d'en parler au cicérone (pourquoi ne dit-on pas une cicérone ?) qui venait de lui trouver un plan. K. la suivit et se livra à la bouche voluptueuse d'une prostituée qui en avait connu d'autres. Il eut une jouissance d'enfer et s'écroula. Retour à l'hôpital psychiatrique, car sa fiche le signalait comme psychotique. Il eut un mal fou à expliquer qu'il était tombé de joie. Le cicérone témoigna qu'il ne s'était rien passé d'autre, du moins en apparence. La prostituée ne fut pas convoquée devant ce tribunal improvisé. L'impromptu dura trois heures au plus. On retourna à l'appartement que le cicérone trouva au-dessus de ses moyens.
— Au début, dit-elle, faut pas t'affoler s'il t'arrive des choses. Prem, je suis là pour te seconder. Deuxe, tu dois t'y remettre. Vingt ans, c'est long. On a oublié de quoi est faite l'existence, complètement oublié les petits détails qui la construisent.
— La bouche de Germaine n'était pas un détail et mon orgasme non plus !
— Te révolte pas, mec ! Je te dis que c'est des détails. Je t'ai pas dit que tu devais considérer que c'est des détails. Ça viendra. Et si ça vient pas...
— Pfuit ! fit K. en agitant son pouce.
— Tu l'as dit !
Cette question des détails l'empêcha de dormir.
— Normal, mec. On dort pas la première nuit. T'as pris ta chimie ?
Elle dormait dans le divan, toute nue dans une couverture qui lui appartenait. Elle n'aurait pas consenti à dormir dans une autre. Cette promiscuité était loin d'être réglementaire, mais Frisou avait ses propres règles et personne ne les lui discutait. Comme elle n'avait pas de vie privée, et donc personne à surveiller, elle se donnait à fond à son métier mal payé et y trouvait parfois de bonnes raisons de continuer sans se soucier de ce qu'on pensait d'elle et de ses méthodes. K. maudit son virus et ne trouva le sommeil qu'au moment choisi par Frisou pour se lever. Le soleil marchait sur les toits.
— Aujourd'hui, dit-elle, tu te passeras de la bagatelle. Tu vas me montrer de quoi tu es capable. Avale-moi ça !
Les médicaments ne tuaient pas le virus. Il avala aussi un café, deux tartines de pains et un mensonge qu'il ne releva pas parce qu'après tout, elle était bien gentille de lui redonner vie. Chez le boulanger, il traita la boulangère avec prudence. Chez le boucher, il eut plus de mal, mais la bouchère ne s'offensa pas et Frisou reconnut que l'impromptu amoureux, s'il est enlevé, ne nuit pas à la société. Il se comporta en gentleman avec la crémière et Frisou lui demanda de ne pas trop en faire quand même. On revint à l'appartement et K. se demanda si le moment était bien choisi pour roupiller. Cependant, Frisou s'activait dans un dossier et il attendit que quelque chose se passât. Au bout d'un moment, elle leva la tête :
— C'est pas bon de rester à rien faire, dit-elle. Tu vas t'ennuyer. L'ennui peut te jouer un mauvais tour. Fais quelque chose.
Elle le prenait au dépourvu.
— Pas de bagatelle, précisa-t-elle.
Elle lui sourit.
— Donne à manger au chat, dit-elle.
Il chercha le chat puis revint en riant.
— La bonne blague ! fit-il en se jetant dans le divan qui secoua Frisou.
— Pour moi, c'est bon, dit-elle. Si tu fais une connerie, tu sais ce qui t'attend. On veut te voir tous les jours à l'assoc. À l'heure que tu voudras, mais toujours à la même heure. J'ai un planning, moi. Salut Alberte !
Il se soumit pendant un mois et deux jours. Il ferma l'appartement à double tour et prit le train. Il avait l'aspect d'un brave type qui revient d'une conférence. Il voyagea en première classe. Cette idée d'associer le vert au populaire et le rouge à la classe ! Le compartiment se vida à Saint-Pierre-des-Corps, pour une raison qu'il ne réussit pas à élucider malgré une conversation avec un homme d'équipe qui faisait sonner les roues en connaisseur de la tonalité. À huit heures, deux femmes en tablier ouvrirent les couchettes. Il les plaisanta sans succès. Il n'aurait pas vu d'inconvénient à leur refiler son virus. Puis le train s'enfonça dans la nuit. Il dormit, entendit à peine des voyageurs qui montaient dans les autres couchettes. Il ne prenait plus ses médicaments depuis quinze jours. Son corps les réclamait. Ces douleurs motivaient des changements. Le train le cracha sur le quai de Toulouse. Il prit un taxi pour descendre à Castelpu. Il était sept heures du matin quand il arriva. On était vendredi. On ne le reconnut pas. Il avait adopté la moustache de Grandin.
La chambre lui parut familière. Quand il était venu à Castelpu, après la peine accomplie pour le soi-disant inceste qui lui avait coûté deux ans d'existence et l'amitié de Grandin, car Sophie-Ange avait avoué sous la torture (Grandin pouvait se montrer cruel si elle le trompait et étonnamment délicieux si elle avouait), il avait dormi une nuit dans cet hôtel paisible et chaleureux, en attendant que le comte le fît appeler. Au matin, un gaillard coiffé d'un casque de motard vint le chercher et il fit le chemin du bourg au château sur la selle bondissante d'une Terrot qui crachait ses poumons dans les ornières. Le comte l'avait reçu avec une réticence guindée et lui avait alors montré sa chambre, coquettement harnachée de tapisseries d'époque (laquelle, il n'aurait su le dire, mais personne ne lui réclama jamais ce détail). Chacier, le motard, qui exerçait des fonctions de chasseur, comme son nom l'indiquait judicieusement, avait monté les valises et en avait même rangé les contenus hétéroclites dans les tiroirs qui envahissaient les lieux. Le comte poussa alors le baron pour le présenter à l'équipe de chercheurs. Le laboratoire le salua comme un maître, l'observatoire lui soumit une hypothèse et l'archiviste lui permit de toucher le parchemin d'un traité parfaitement obsolète. Le comte profita d'une visite moins formelle pour lui indiquer les limites de son séjour parmi les siens. Anaïs était en pension à Toulouse. Il ne risquait donc pas de la rencontrer. C'était même ce qui avait motivé la décision conjointe du procureur et du préfet. K. avait le vertige. Il but deux verres d'eau en se penchant entre deux créneaux, le comte le retenait pas la manche :
— Il ne manquerait plus que vous valdinguiez maintenant, plaisanta-t-il.
K. se sentit mieux quand on lui servit un petit déjeuner digne d'un roi. Il apprécia la gelée de poulet et les pâtés de divers gibiers qu'un vin consacra comme à l'office. Le comte, qui était un vieil ami, mais avec lequel il n'avait jamais entretenu d'intimité, se montra franc convive et plaisant animateur de la conversation.
— Je ne suis qu'un médecin, dit-il en avalant un flanc à la vanille. Mon domaine confine à l'infiniment petit. Je vous envie d'en savoir autant sur l'infiniment grand.
Ça ne voulait pas dire grand-chose, mais K. leva son verre, car la courtoisie, si malmenée en deux ans d'incarcération et de sodomie, était une promesse prononcée sur l'autel du dieu qui régissait sa pensée brouillonne.
— Nous trouverons bien quelque chose, dit-il.
— Vous avez toujours trouvé, Alberte. Nous comptons sur vous. Oublions le passé. D'autant que...
Le comte se pencha sur la table, le nez dans un bouquet d'herbes folles.
— Je ne vous reproche rien, murmura-t-il, mais que cela reste entre nous. Je suis moi aussi amateur de petits cuculs.
K. sentit l'aile du malheur le frôler. Il ouvrit la bouche pour dire une incongruité, mais renonça à devenir le complice d'un pervers qui ne comprenait pas la perversité comme lui la comprenait encore après deux ans d'humiliations. Il bafouilla.
— Je ne suis plus... commença-t-il.
— Vous êtes ! Nous le sommes tous ! Cette société nous inflige le châtiment de ses interdits. Mais je suis plus rusé que vous.
— Je dois me tenir tran...
— Vous vous tiendrez, dit le comte. Je me tiens moi aussi.
Il leva les bras et les agita comme deux ailes.
— En équilibre ! cria-t-il.
Il éclata de rire et K. ne vit pas comment s'en empêcher lui-même. Il avait l'impression d'être tombé dans la gueule du loup. Au fond, le comte ne s'intéressait pas le moins du monde à l'astronomie, comme d'ailleurs toute la descendance du testateur à qui on devait l'observatoire et ses annexes. Il l'avait fait venir pour accompagner d'une complicité silencieuse et fébrile des frasques inavouables et vouées à la dénonciation. K. eut une sueur froide et vacilla. Le comte lui offrit le secours d'une eau-de-vie.
— C'est à prendre ou à laisser, dit-il.
— Je prends, dit K. qui désirait plus que tout éloigner la malédiction qui pesait sur sa conscience de charlatan sexuel.
— Commençons ! dit le comte.
Et ils commencèrent le jour même de l'arrivée de K. qui se demanda si Grandin n'était pas un peu complice de ces atermoiements. Deux ans (Grandin avait estimé que c'était le temps nécessaire à un retour à l'Université) suffiraient sans doute à révéler un nouveau pot aux roses qui le livrerait cette fois beaucoup plus longtemps aux sodomites. Il se vit damné et trébucha dans le feu à cause du tapis que le comte envoya dinguer par-dessus la table. Une domestique l'épousseta, intègre et silencieuse. Il se noya dans ce regard qui en savait long sur l'existence des réprouvés. Il avait besoin d'une confidente. Le virus le titillait, moins toutefois que la quantité phénoménale de spermatozoïdes qui l'attendaient aux portes de l'enfer. Il se sentit tragique, écœuré, capable du pire. Les braises avaient endommagé son costume Prince de Galles. Il était bon pour la poubelle.
— Comme je vous le disais, continua le comte maintenant que le feu se dispensait de condamner le baron à des chutes inopportunes, Anaïs est en pension chez les dominicaines. Nous ne sommes pas chez nous ici, mais Dominique veille sur nous. Elle termine, je crois, des études poussées. Ne m'en demandez pas la nature, je l'ignore.
— Je n'ai besoin que de deux ans, selon Grandin qui...
— Ah ! Sophie-Ange et son petit cucul de bébé !
Le comte se pâma au bord du feu, versant le contenu de son verre dans sa gorge haletante.
— Nous en avons vécu, elle et nous ! Je dis nous parce que Grandin se doute. Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah !
Bien sûr, il y avait ce chauffeur de poids-lourds bêtement assassiné avec des moyens appris en prison. K. avait bien effacé toutes les traces. Il avait abandonné un cadavre parfaitement muet. Il avait aussi appris cela en prison. Par contre, on lui avait appris à bien motiver l'assassinat. C'était le seul moyen de ne rien laisser au hasard qui se retourne toujours contre ses joueurs. Or, K. avait agi sous le coup d'une impulsion. En tout cas, le motif n'était pas visible pour tout le monde. Une règle impérative de l'assassinat est de s'assurer de la visibilité du motif, le mobile comme le nomme les juristes. Un mobile psychologique est une erreur en soi. Il frémit à l'idée de n'avoir pas conscience du détail qui le désignait comme l'assassin de ce pauvre homme. Il se mordit la langue pour ne pas en parler, autre défaut de la cuirasse. Il avait appris la leçon du crime sans se connaître à fond. Un bon criminel, celui qui sait qu'on ne le prendra jamais la main dans le sac à malices des juges, se connaît en profondeur et n'agit jamais pour des motifs d'ordre psychologique. Il est indépendant de son crime. Il n'y engage que son calcul, jamais sa personne mentale. Pourquoi avez-vous tué ce pauvre homme ? Réponse : Je n'en sais rien ! Donc, il avait oublié un détail et l'inspecteur Frank Chercos, qui le suivait depuis que la prison l'avait lâché, avait trouvé cet infime retentissement de l'oubli. Frank Chercos était le policier que Jean-Loup avait consulté quand il s'était senti menacé.
Chapitre XXXIII
Cette nuit-là, la petite serveuse ne coucha pas dans le lit d'Anaïs K. et le policier Frank Chercos quitta la chambre 11. La tenancière de l'Hôtel des Trois-Seigneurs, en se levant ce matin de bonne heure, nota ce détail que son oreille avait perçu un peu malgré elle. Elle n'était pas encline au commérage, se disait-elle en descendant l'escalier de service, sinon elle eût alimenté la chronique locale en anecdotes si contradictoires en apparence que l'existence quotidienne en eût été changée en mémorial de l'infidélité. N'ayant jamais épousé personne, ni même fréquenté des messieurs dans la clandestinité ou l'intimité, elle ne connaissait de l'amour que les brisures d'un pacte sentimental mis à mal par la pratique de la chair et l'exercice de la promesse. Le matin et l'hiver la rendaient particulièrement sensible à cet éparpillement d'une activité humaine qu'elle concevait plutôt comme un bon moyen de donner de soi une image exemplaire et pourquoi pas inoubliable. Elle en savait cependant assez sur le comportement des amoureux et des amants pour ne plus se faire d'illusion sur le destin de sa propre chair et surtout des cendres qu'il en resterait quand on l'aurait oubliée dans ce coin du cimetière où les tombes familiales luttaient pour ne pas disparaître. Ces lourdes pierres fendues et ce fer qui rouillait, ces commémorations photographiques, ces noms qui avaient quelquefois prononcé le sien, toute cette ascendance qui l'avait placée dans une chronologie sans histoire, toute cette tristesse cachée ne s'exprimait jamais et ne condamnait plus. Elle jetait sur les autres un regard certes un peu concupiscent, mais la mort était trop présente pour qu'elle se sentît la force d'aller plus loin sur le chemin du plaisir ou plus parcimonieusement de l'amour. Chargeant encore la cuisinière qui se mit aussitôt à ronfler, elle écoutait l'escalier, le couloir du premier, la porte des toilettes, le plancher, peut-être les murs. La nuit remettait à l'aurore les sonorités d'une activité qui avait brisé les rêves pacifiques de cette femme sans homme, sans amour et sans prodigalités. Leuvrier la surprit tandis qu'elle s'accroupissait pour atteindre un morceau d'anthracite qui avait roulé sous l'évier. Les croupes, quelles qu'elles fussent, animales ou plus qu'humaines, le ravissaient. Rose, c'était son nom, l'agitait avec un art qui le déconcerta. Elle trouva le morceau d'anthracite et le jeta dans la gueule de la cuisinière, puis la porte de fonte claqua et le verrou tomba.
— Vous vous levez bien tôt, dit-elle en passant ses mains sous l'eau.
— Le travail, Madame, le travail, je ne sais rien faire d'autre.
— À qui le dites-vous ! Vous n'êtes pas en vacances, donc ?
— Non. Je travaille.
— Il travaille lui aussi ?
— Il me fait travailler.
Leuvrier s'exprimait à voix basse alors que Rose ne dédaignait pas d'user de sa voix forte et quelquefois tonitruante malgré l'heure matinale. Elle traversa la salle à manger et leva le rideau, tournant énergiquement la manivelle. Il s'installa à une table et s'accouda entre deux chaises aux pieds levés.
— Je ne prends pas de café, dit-il.
— Ah, bon. Qu'est-ce que vous prenez ?
Elle lui servit le blanc silencieux qu'il réclamait et se remit au travail dans la cuisine.
— Il y a deux trains le matin, non ? demanda-t-il.
— Que je sache, oui. À sept et à midi. Vous partez ou vous attendez quelqu'un ?
— J'attends, dit négligemment Leuvrier.
Elle se montra dans le guichet, retenant le volet qui coupait son visage à la hauteur des yeux.
— Vous attendez de partir ? dit-elle.
Pourquoi cette conversation ? se demanda-t-elle. Le guichet se referma. Leuvrier avala la dernière gorgée et noua son cache-nez sous un menton qu'elle trouva trop petit. Elle aimait les hommes décidés, mais celui-ci paraissait subir sa destinée au lieu de la pendre à bras le corps pour effarer les témoins d'une existence rebelle au libre arbitre. Il sortit en se trémoussant. Le froid s'en prit immédiatement à sa petite moustache en guidon dont les pointes émergeaient du cache-nez. Elle le vit traverser rapidement la place et bifurquer dans la rue de la gare. Une fenêtre s'ouvrit, puis les volets, insensiblement. Frank Chercos, nu mais chaussé, car le plancher était glacé, regarda son adjoint s'éloigner. De sa fenêtre, Rose le savait, il verrait Leuvrier arriver dans la cour pavée de la gare et entrer dans la lumière jaune de la salle des pas perdus. Rose attendrait, un œil sur la cuisinière, agacée par le sifflement de la vapeur qui tournoyait au-dessus de la première casserole. Dans le lit, Anaïs refusait obstinément de parler du rêve qui l'avait réveillée. Frank Chercos se donnait en spectacle. Elle se leva et entra dans la salle de bain. L'eau coula sur ses mains, chaude et lisse.
— Vous ne m'aurez pas deux fois, dit-elle.
Il sourit. Ces phrases à double sens le faisaient toujours sourire. Leuvrier entra comme prévu dans la gare et il le vit même cogner sur le distributeur automatique de friandises.
— Il viendra, dit Frank. Aujourd'hui, demain, plus tard. Il viendra. Il ne peut pas faire autrement. Vous le verrez.
— Mais je ne veux pas le voir !
Anaïs revenait. Il sentit cette chaleur. Les bras s'allongèrent autour de lui pour refermer la fenêtre, puis la robe de chambre glissa et il fut habillé comme elle le souhaitait. Il regarda le campanile dont les niches creusaient encore la nuit.
— Il fera froid aujourd'hui, dit-elle.
— Vous avez rendez-vous ?
— Fred m'a dit que je n'y entrerai jamais, comme K..
Frank Chercos s'assit et fuma longuement une cigarette tout en la regardant s'habiller. Elle avait de belles jambes et ses cheveux s'étaient montrés soyeux et délicats.
— Il ne fera plus de mal, dit-elle.
— C'est vous qui le dites. Je n'en suis pas si sûr.
— Ne le provoquez pas.
— Nous ne les provoquons jamais. Ils sont ce qu'ils sont. Des parasites.
— Pauvre petit Papa !
Elle acheva de nouer quelque chose et la robe se déploya. Une brosse entrait dans la chevelure rouge. Il tourna encore la tête pour voir Leuvrier qui suçait des pastilles, assis sur un banc, le dos au quai dont il apercevait la blancheur au ras de la voie parfaitement noire.
— Pourquoi ne vous laissent-ils pas le voir ?
— Demandez-leur. Que leur avez-vous demandé ?
— Vous auriez dû coucher avec Leuvrier. Il est plus bavard que moi.
— Leuvrier a un petit menton.
Tiens, elle aussi, pensa Rose qui tentait d'arrêter en pensée le robinet qu'Anaïs avait laissé ouvert. Elle sortit pour surveiller le boulanger. Un rossignol se posa sur une cloche. Frank Chercos vit à la fois le rossignol et le fichu. La tenancière avait les épaules carrées d'un homme. Il songea à cette puissance qu'il n'avait jamais possédée. Anaïs se déclara prête pour commencer. Elle commençait toujours quelque chose et s'y préparait avec minutie. Ce souci du détail avait impressionné le policier. Elle commençait, mais n'achevait pas.
— Le monde va se montrer, dit-elle en écartant le rideau. Bonjour, Madame Rose, dit-elle à mi-voix.
Rose savait sourire. Elle agita sa main carrée, une main nue et vigoureuse qu'elle prenait au froid et à la nuit. Rose se nourrissait ainsi. Son corps en témoignait assez. Le fichu formait un triangle dans le dos, avec un pompon au bout, ou une clochette.
— Un pompon, dit Frank.
— Descendons !
Il la suivit. Il aima encore l'odeur de ses cheveux. Que lui avait-elle arraché, en dehors du cri ? Il avisa le verre sur un guéridon, entre deux chaises retournées. Anaïs dit :
— Le train va arriver. Quand j'étais petite... et nous l'étions toutes...
Le fichu paraissait plus blanc maintenant. Le profil de Rose promettait le combat.
— On entendait les trains quand ils commençaient à entrer dans le tunnel. Tu sais pourquoi ?
Ils étaient assis sous le miroir et il voyait ce couple dans l'autre miroir, celui qui se dressait derrière le comptoir. Il aimait aussi les cafés, avec leurs colonnes d'acier et les vitrages opaques, le plancher en épis, la vitrine et ses rideaux. Il y perdait le temps. Que valait ce temps à côté d'une promesse ?
— Le train arrive, dit Anaïs. Je ne suis plus là !
Elle remonta. Il entendit la cloche. Leuvrier avait lancé le caillou. Le baron arrivait. Frank Chercos disparut. La petite serveuse n'eut pas le temps de le servir. Elle aurait empoisonné son café. Elle en avala un de brûlant. Rose finissait de bavarder avec le boulanger. Elle pivota et entra avec la panière qu'elle poussait dans l'allée entre les tables que la petite serveuse débarrassait de leurs chaises. La panière, le matin, faisait un bruit d'enfer. Rose prit le verre en passant et le noya dans l'évier où l'eau fumait. Leuvrier revenait en courant. Il passa entre la petite serveuse et la panière vide que Rose ramenait au boulanger. Un homme traversait la place. Il portait un chapeau et ne semblait pas souffrir du froid. L'absence de cache-nez, de gants et même de manteau stupéfia la petite serveuse. L'homme adressa quelques mots à Rose et le boulanger démarra, laissant la fumée grise s'aplatir dans la neige.
— La douze pour ce monsieur, Ell, dit Rose en entrouvrant la porte.
Le froid entra, puis l'homme ouvrit entièrement la porte. Il n'était pas le père d'Anaïs, la justice l'avait prouvé. Mais qu'est-ce qu'ils se ressemblaient tous les deux ! Ell prit la valise et le chapeau. Il agita la canne.
— Je la garde, dit-il. Ma hanche se déhanche.
Il rit. Elle le suivit jusqu'au bar où il s'accouda comme un ouvrier, la tête basse et le dos rond. Il demanda un café et elle le servit.
— Tu es Ell ? dit-il. J'ai entendu parler de toi.
Elle versait le café. Il leva un doigt.
— Pas trop de café, dit-il. J'ai le foie qu'est pas droit.
Rose l'approcha avec circonspection.
— Vous n'avez pas changé, dit-elle.
— Est-ce toujours ce qu'on dit quand vingt ans ont passé ? Tu ne peux pas le savoir, toi, petite ? Vingt ans, c'est encore trop pour toi. Mais je les ai vu passer, oui, si c'est ce que vous voulez savoir, ma bonne Rose qui n'a rien perdu de l'homme qui est en elle.
Rose sourit. Elle souriait rarement en présence du personnel. Ainsi, il suffisait d'évoquer cet homme pour la rendre heureuse ? Ell trempa ses mains dans l'eau brûlante de l'évier.
— Je resterai plus longtemps cette fois, dit l'homme. Plus d'une nuit, veux-je dire.
— Vous ne serez pas le bienvenu au château, dit Rose. Mais vous êtes ici chez vous.
Elle admirait l'homme tenace, celui qui revenait et qui reviendrait tant qu'il respirerait. Elle lui tendit la corbeille de croissants.
— Ils ne sont pas meilleurs à Paris, dit-il. Vous avez vu Anaïs ?
Rose secoua la tête. Elle ne voyait personne, le baron devait le savoir. Ell non plus ne voyait personne.
— Il est venu deux vaches, dit Rose.
Elle donna un coup de menton vers l'escalier pour signifier qu'ils couchaient à l'hôtel.
— J'ai entendu le petit caillou sur la cloche, dit le baron. Un rossignol s'est envolé.
— Pauvre petit rossignol ! dit Rose en pouffant.
Ell rougissait.
— L'eau est trop chaude, bourrique ! dit Rose en ouvrant le robinet d'eau froide.
Le baron admira les bras de la jeune fille. Il aimait moins la bouche fine et presque exsangue. Il n'aimait pas le profil rudimentaire.
— On dort bien dans les trains, dit-il. J'ai dormi jusqu'à Toulouse. J'ai pris un taxi jusqu'à Foux. Puis j'ai pensé que ce serait mieux d'arriver en train.
Rose pouffa encore.
— Ils auraient été déçus !
— Je ne veux plus les décevoir, dit le baron.
Il avait des ongles propres et bien taillés. Le nœud de la cravate était légèrement défait. L'or d'une bague séduisait la petite serveuse. Les initiales étaient bien AK. Le baron n'avait jamais volé personne. Aux yeux de Rose, il demeurait un honnête homme.
— Nous n'aurons plus de bon temps, dit-elle en passant derrière le comptoir.
K. s'étonna. Il croyait encore au bon temps.
— Et vous n'avez pas froid ? demanda la petite serveuse.
Rose faillit la gourmander, mais K. répondit avec aménité :
— C'est l'été.
Rose rougit à son tour. Il aima ces deux visages empourprés.
— J'espère que vous avez raison, dit Rose. Je ne me sens plus comme avant.
Il aurait pu répondre qu'elle ne s'était jamais sentie et que pour elle rien ne pouvait changer à ce point, mais il n'était pas venu pour s'en prendre aux détails. Il avait imaginé quelque chose de plus vague, de moins charpenté, une espèce de fragilité qu'on ne pourrait pas lui reprocher si les choses tournaient mal, et il y avait beaucoup de chance pour qu'elles tournassent mal. Au lieu de rechercher un coin tranquille, il revenait. Rose ne comprenait pas.
— Vous avez tort, dit-il relativement à la question de savoir comment on se sent après tant de temps passé à ne pas changer les choses.
— C'est vous qui avez tort, dit Ell. C'est l'hiver !
— Il le sait bien que c'est l'hiver ! grommela Rose. Tu as fini de les laver, ces verres ! Ce n'est pas une question !
Seul avec Rose. Il accepta qu'elle bourrât sa pipe, ce qu'elle faisait bien. Il la regarda curer l'écume et vider ces brisures dans un cendrier. Le premier client entra et prit place bruyamment après avoir salué plus discrètement. Quand j'étais seul avec Rose, pensa K., je pouvais rêver que je n'étais plus seul. Avec elle, nous aurions détruit l'enfance. Elle servit le client et revint se poser de l'autre côté du comptoir. On entendait Ell qui balayait la cuisine.
— Tout ira bien, dit-elle, si vous tenez votre langue.
Elle ne le menaçait pas. Elle n'avait pas témoigné au procès. Elle s'était tenue à l'écart. Il avait apprécié sa voilette et son chapeau fleuri de violettes. On aurait dit une veuve.
— Tout le monde est là, dit-il en tirant la première bouffée. Mais on ne recommencera pas.
— Pourquoi êtes-vous revenu ? Ce n'est pas un hasard. Anaïs, vous, les vaches. (elle se retourna :) Ell, je vous ai demandé de balayer, pas de m'écornifler !
— Il faudrait, dit K. qui savourait l'instant, comme vous dites, que tout change au point qu'on ne se sente plus capable de recommencer. Quand vous saurez ce que j'ai vécu...
— Je ne veux pas le savoir ! Partez !
Ell monta par l'escalier de service. Elle arriva essoufflée devant la porte d'Anaïs. Frank Chercos ouvrit. Ell se haussa sur la pointe des pieds pour regarder dans la chambre. Anaïs suçait son pouce près de la fenêtre. Le rideau formait des ombres rapides sur son visage.
— On ne peut plus lui parler ? demanda Ell. Son Papa est en bas...
— Ce n'est pas son Papa, dit Frank Chercos.
— Il va se passer quelque chose par votre faute, dit Ell.
— Ça ne te regarde pas, dit Anaïs qui se frottait le visage pour se réveiller encore.
On aurait dit que c'était lui qui la retenait dans le sommeil. Il avait l'apparence des mauvais rêves. Ell lutta contre la porte qu'il retenait avec le pied.
— Que se passe-t-il ? demanda la petite dame au sac à main vert qui arrivait, suivi de son garnement au cou cassé.
Frank la toisa. Il entendit la voix d'Anaïs :
— Entrez. Toi aussi, Fred. Il faut que je vous explique.
La porte se referma. Ell pesta. Son cucul se trémoussa. K. ne pouvait pas manquer un tel spectacle. Elle s'éloignait au bout du couloir en grognant comme une chatte blessée. Il l'entendit descendre l'escalier de service. Leuvrier lui demanda du feu.
— J'ai perdu mon briquet ce matin, prétexta-t-il.
— Vous le retrouverez dans le nid d'une pie, dit K. en grattant une allumette. I struck a match in the dark...
Leuvrier poursuivit un chemin qu'il n'avait pas vraiment pris. Il avait l'air de s'enfuir. Cette lenteur inspira K. qui s'approcha de la porte. Leuvrier l'épiait sans agir. Frank Chercos défaillit en ouvrant la porte. K. vit le jeune homme au cou cassé.
— Vous vous trompez de chambre, dit Frank Chercos d'une voix mal assurée.
— Frank ! s'écria K. en levant les bras pour offrir son accolade.
— Ça va ! dit Frank. Cessez de faire le pitre et entrez.
K. n'eut pas droit au baiser d'Anaïs. La petite dame au sac à main vert lui tendit une main moite qu'il secoua. Le jeune homme au cou cassé le regarda d'un air féroce. Frank Chercos fouillait dans une veste qui devait lui appartenir. K. envoya sa fumée dans le visage de la petite dame au sac à main vert :
— Vous le ramenez chez vous ? demanda-t-il. Vous ne pouvez pas payer, n'est-ce pas ?
La petite dame au sac à main vert bredouilla en étreignant la tête grise d'un renard.
— Personne ne peut payer de pareilles sommes, dit K. qui rallumait sa pipe.
— Vous ne devriez pas être ici, dit Frank Chercos. Je vais appeler...
— Frisou ? Je l'ai tuée.
Frank Chercos pâlit.
— Ou je ne l'ai pas tuée, dit K.. Renseignez-vous, condé.
Anaïs caressait la joue du jeune homme au cou cassé.
— Je suis seulement venu voir Antoine, dit K..
Fred bondit.
— Personne n'entre dans le château ces temps-ci !
— Antoine a un pouvoir, dit tranquillement Anaïs.
— Elle mourra dans le fossé si elle continue.
Frank Chercos se gratta la joue. Le rapport en sa possession évoquait des faits moins romanesques. La petite dame au sac à main vert parla du train de midi, celui qu'elle allait prendre avec le jeune homme au cou cassé qui ne voulait pas aller visiter la tante Claudine.
— Finalement, dit la petite dame au sac à main vert, je me suis décidée pour Tante Claudine. Qu'en pensez-vous, monsieur ?
Elle s'adressait à K. qui soufflait dans sa pipe.
— Ma foi, dit-il comme s'il œuvrait en amphithéâtre, je ne connais pas tante Claudine et ne m'y risquerai peut-être pas. Est-elle jolie au moins ?
— Elle n'a pas de seins, dit Fred.
— Et son cucul ?
Fred avait l'air ravi qu'on évoquât à sa place le cucul de tante Claudine. Il en décrivit les courbes à deux mains. K. lui caressa le cou. La main d'Anaïs s'éloigna lentement.
— Il faut leur parler gentiment, dit K. dans l'oreille frissonnante de la petite dame au sac à main vert.
Mais Fred mit fin à la leçon :
— Monsieur Muescas arrive !
Il se recroquevilla :
— Muescas, mauvaise nouvelle.
— N'est-ce pas Chacier sur sa moto ? demanda K. qui tapotait le carreau avec le bec de sa pipe.
Chacier coupa le moteur de son tricycle et chargea sur son dos le sac sur lequel Muescas avait voyagé depuis le château. Ils pénétrèrent ensemble dans l'hôtel. Ils avaient trouvé un enfant mort. On se précipita dans la salle du café où le monde grouillait déjà. Le sac était ouvert sur une table. L'enfant mort souriait en regardant le plafond. Rose le couvrit d'un linge propre.
— Nous sommes sortis tôt ce matin, racontait Muescas. Il faisait encore nuit. Nous sommes allés d'abord au Fournels, à cause des lapins. Tout allait bien. Chacier a tiré deux lapins et on est revenu sur nos pas. Et bien là, dans nos propres pas, il y avait un enfant mort, tout nu et tout raide. Chacier croyait l'avoir tué, mais le marmot n'était pas blessé comme un oiseau. On a pris chacun une main et on est rentré. Pas d'électricité, pas de téléphone. Toute la maisonnée étant au lit, on a gardé l'enfant jusqu'à l'heure du train. Nous avons vu Monsieur en descendre. (Muescas fit une courbette). C'était moins facile pour nous...
— On est tombé en panne, dit Chacier que les pannes rendaient dangereux.
— Tout le monde dehors ! dit Rose.
Frank demeura seul avec l'enfant. On le voyait à travers les vitres. Il regardait l'enfant et secouait la tête en grommelant. On voyait aussi Rose qui montait et descendait l'escalier, tantôt avec un balai, tantôt avec un chiffon. Elle semblait être devenue folle. Aux fenêtres, les clients se renseignaient, mais personne n'en savait autant que Muescas et Chacier. Muescas essayait de trouver d'autres détails, mais il s'épuisait. Chacier s'interrogeait près de son tricycle. On ne s'approcha pas de lui parce qu'il était contrarié par cette histoire. Ce n'était pas le premier enfant mort trouvé dans la neige, dans l'eau, dans la terre, et partout où on peut cacher un enfant mort.
— Où allez-vous ? dit Frank Chercos brusquement.
Anaïs voulait sortir sinon elle se serait jetée par la fenêtre. On entendit la trompe du train de midi qui sortait du tunnel. La petite dame au sac à main vert passa entre Frank Chercos et Anaïs qui se regardaient en chiens de faïence. La tête de Fred tournoyait dans l'affolement que la trompe avait inspiré à son cerveau sur le départ. Il n'avait plus le temps. Il remonta plusieurs fois pour aller chercher sa valise et l'oublia chaque fois. Finalement, Ell la descendit et la posa dans la neige sur le trottoir.
— Vous êtes sûrs que c'est un enfant ? demanda quelqu'un.
— Je sais parfaitement à quoi ressemblent les enfants ! grogna Muescas.
La petite dame au sac à main vert trottait avec le jeune homme au cou cassé en direction de la gare. La place était maculée de traces de pas et noir de monde. K. riait à la fenêtre en écoutant le rossignol. Comme une pie jacassait au sommet du campanile, en réponse au chant du rossignol qui n'en pouvait plus, K. fit un signe à Leuvrier qui leva la tête. On vit aussi Chacier donner des coups de pieds à son tricycle.
— Vous ne pouvez pas le voir aujourd'hui, expliquait Frank Chercos à Anaïs qui ne voulait pas comprendre.
— Qu'en savez-vous ? dit-elle en tournant ses petits poings dans les mains du policier.
Ell assistait à cette lutte. K. profita de la désagrégation des lieux et des personnes pour s'approcher de l'enfant :
— Je n'en voyais plus depuis vingt ans, dit-il à l'enfant. Et il faut que tu sois mort ! Tu ne feras plus jamais risette.
Il se pencha :
— C'est une fille, dit-il. Quelqu'un la connaît ?
— Comment voulez-vous qu'on le sache si on ne peut pas la voir ! dirent des voix derrière la vitre.
K. souleva le petit cadavre et l'exposa à un rayon de soleil qui traversait le campanile. Les visages s'agglutinèrent. Leuvrier avait retrouvé son briquet :
— Amusant, dit-il.
Et il fit glisser le rideau sur sa tringle. Se juchant sur le rebord de la vitrine, il adressa sa diatribe aux badauds.
— Un chef-d'œuvre d'authenticité, dit-il à K. quand il eut conclu. Couvrez cet enfant de malheur, fit-il en se bouchant le nez.
K. s'étonna. Il ne percevait aucune odeur. Il referma le linge et s'assit une table plus loin. Anaïs nouait son foulard dans la nuque. Elle s'apprêtait à recommencer ce qui avait échoué depuis lundi, disait K. à Leuvrier qui lissait sa moustache.
— Comment vous savez ça, vous ? demanda Leuvrier.
K. arracha sa moustache postiche. Son visage pétillait.
— Je suis le baron Albert von Klingelmauf... Klingelödemauf... Klingelödem-aufstandune... aufstandunemplinich... Kling... Klein... Klinglagen...
Anaïs marchait dans la neige. Son obstination avait vaincu le policier. Il l'avait regardée traverser la place puis était rentré pour observer l'enfant mort. Anaïs s'obstina encore à monter le dur chemin qui traverse les anciennes fortifications. C'était le plus court chemin pour arriver au château. Il était exactement midi et le train était à l'heure. Elle le vit retourner dans le tunnel. La neige tombait sans arrêt. Il n'y avait plus aucune trace sur le chemin. Personne ne se montrerait aussi entêté qu'elle. On ferait ronfler les feux aujourd'hui. Elle suivit exactement la clôture pour ne pas se perdre. Les arbres s'évanouissaient dans la tourmente. Elle atteignit la grille du château dans un état d'excitation que le gardien dénonça au téléphone. Elle monta l'escalier en secouant la neige de ses épaules. Le couloir lui parut interminable, mais ce qu'elle appelait les ondes d'Antoine lui parvenait avec une netteté qui en démontrait la réalité concrète, comme aurait dit Fred. Elle bouscula l'abbé Valisse dans un chariot de linge sale et s'en prit aux yeux d'un cerbère qui hurla de douleur en s'écroulant. La neige continuait de la harceler. Elle ne rencontrait aucune autre résistance. Ce qui se passait n'avait aucune influence sur ce qu'elle entreprenait. Elle crut apercevoir la cage de verre dans laquelle ils avaient confiné Antoine, mais elle lui paraissait vide et même ouverte, comme si elle arrivait trop tard et qu'elle s'efforçait inutilement de l'atteindre. Son corps ne s'épuisait pas. Elle aurait dû s'en étonner. Elle se reprochait de ne jamais s'inquiéter de ce qui pouvait arriver une fois qu'elle avait lancé une pierre au destin. Celle-là ne semblait pas capable de briser ce verre qu'elle n'atteignait d'ailleurs pas. Un escalier encore plus rudimentaire que le précédent la contraignit à un effort dont elle mesura l'ampleur en hurlant d'une douleur qui n'était plus la sienne. La cage était vide. Elle entra dans un néant perfectible et se mit immédiatement à travailler dans ce sens. Vous souffrez, lui disait une voix chaleureuse. Et cette souffrance était le signal qu'il n'était maintenant plus nécessaire ni utile de continuer, comme si Antoine avait finalement réussi à transpercer leur protoplasme pour continuer le voyage en solitaire. Le même monde continuerait d'exister, mais sans la possibilité d'Antoine. Elle brisa quelque chose et sentit une chair la pénétrer. Vous souffrez inexplicablement. Vous ne devriez pas souffrir. La voix était celle de Jean de Vermort :
— Je vous avais dit demain.
— Yurugu, dit-elle, je t'avais pris pour Nommo !
— Et vous croyez tout expliquer avec ce genre d'élucubration ?
Il jeta le livre dans le feu d'une cheminée où la neige fondait.
— Il n'y a pas d'empire et pas de fin, dit-il en frappant la table du poing.
L'abbé Valisse se remettait de sa chute. Il parla des microbes du linge et Jean de Vermort le rassura : c'était la bonne poubelle.
— Les poubelles bleues sont les bonnes. Les rouges les mauvaises. Je vous l'ai déjà expliqué !
L'abbé rougit et se frotta le nez qui gouttait.
— Et elle ? demanda-t-il.
Elle suça une cerise. L'abbé jeta un œil ardent sur le livre qui achevait son existence de papier dans la braise.
— J'ai deux fils, dit-elle. Et je les ai confondus pendant toutes ces années. Maintenant je sais qui est qui. Et je sais pourquoi.
— Vous ne savez rien, dit l'abbé.
Il s'enfonça dans un fauteuil, l'œil éteint.
— Nous ne saurons jamais, dit-il. C'est désespérant.
— Peut-être, dit-elle. Mais je veux savoir. Et j'en sais déjà un peu plus. Ils ont enfermé le bien et libéré le mal.
— Je suis assez d'accord avec vous, dit l'abbé.
Mais il ignorait bien sûr jusqu'où elle avait poussé le raisonnement.
Chapitre XXXIV
K. mit son meilleur costume, se parfuma pour cacher l'odeur du tabac, soigna le détail de sa fausse moustache et se pointa devant la porte principale du château à l'heure prévue. Quelle ne fut pas sa surprise d'y être accueilli
1º) par des cris de bienvenue venant des fenêtres où l'on s'agitait joyeusement ;
2º) par Constance de Vermort qui le souleva et l'emporta dans ses bras musclés.
Elle grimpa vivement l'escalier et se retourna pour exhiber la charge déconcertée qui se mit elle aussi à secouer sa main en criant des hallalis comme c'était la coutume à Vermort. Une joie profonde le gagnait, si profonde qu'il regretta de n'y avoir pas pensé plus tôt, car il eût alors envisagé la scène et mérité d'elle, alors qu'il paraissait ou se sentait quelque peu ridicule ainsi soulevé dans ces bras nus ou pressé contre des seins qui ne tenaient plus rien de la glande. La bouche de Constance conservait une certaine immaturité qu'il ne vit pas d'inconvénient, faute de mieux, à considérer comme une marque de féminité. Les yeux étaient moins faciles à concerter tant ils possédaient la capacité de traduire en regard l'égoïsme inviolable qui demeurait la marque de fabrique de Constance. Elle le haussa trois fois. Les vivats enflammèrent les façades. Elle entra dans le vestibule grandiose en poussant un cri de guerre. Elle s'était bien amusée. K. retrouva la position verticale avec la même sensation d'avoir abusé de ses forces.
— Vous êtes à l'heure, dit-elle en épongeant son visage carré devant un miroir.
Il minauda malgré lui et s'épousseta sous le regard du miroir qui le toisait sans difficulté. Son embonpoint avait jailli de la ceinture et la chemise flottait négligemment, formant une pointe qu'il eut du mal à réintégrer. Il suait lui aussi, ce qui le rendit circonspect. Le dos magistral de Constance constituait une architecture qu'elle offrait nue jusqu'à la racine du postérieur. Elle était vêtue d'une robe longue de soirée et portait un collier de perles qu'il ne gâta rien en le trouvant véritable, ce qui dans son esprit voulait dire qu'il lui était agréable. Constance ne comprit pas autre chose et le poussa verticalement dans l'escalier. Gisèle de Vermort, qui les observait depuis un moment et que la clameur avait passablement irritée, tendit sa main étroite à un K. qui la remerciait d'être encore une femme dans ce monde de déséquilibrés et de consommateurs. Elle était d'ailleurs « assez » d'accord avec lui. Les trois parfums se mélangèrent sur ce palier somptueux qui inaugurait par une scène de sang versé la chronologique galerie des portraits à laquelle le comte de Vermort prétendait encore qu'il ne manquait pas un seul détail décisif. La salle à manger s'ouvrit sur le décor pharamineux d'une table fleurie et illuminée par des chandeliers électriques. Le comte, qui sirotait une anisette devant le feu impétueux d'une cheminée gardée par deux Dogons de céramique vêtus à la mode arabe, caressait le crâne vétuste d'une lionne empaillée. Il accueillit K. à bras ouverts, ce qui était rare de sa part, et chacun le nota.
— Fabrice est là, dit-il. Il a réussi à se libérer. Vous savez comme il est occupé. La médecine et l'art n'ont jamais fait bon ménage. Mais il est plus obstiné que son Papa !
K. rit. Un verre valsa. Il l'emboucha comme une trompette. Le visage de Constance l'encourageait à dépasser les limites des convenances. Gisèle, moins encline à abuser du temps qui passe, se contentait de lui demander des nouvelles de sa santé, qu'il avait bonne, disait-il. Le comte approuvait les confidences pourvu qu'on se tint muet sur les questions intimes.
— Voici mes fils, dit-il cérémonieusement. Vous n'allez pas les reconnaître.
Fabrice avait pris du poids et perdu sa crinière d'or. Il tenait à peine debout dans un costume étriqué qui le contraignait à élever un peu les bras de chaque côté de sa personne, tant et si bien qu'il avait l'air de s'y crucifier au lieu de s'y trouver à l'aise. Les rapports de l'homme avec son costume passionnaient K. qui pouvait devenir loquace pour la circonstance, mais le jeune Jean de Vermort lui imposa un silence religieux. Il tendait une main sûre, portait très bien le chandail et le foulard de soie, possédait un regard serein et des mâchoires dignes d'un Klingelödemauf...
— Chacier, l'apéro ! commanda le comte en brisant son verre dans la cheminée qui s'enflamma.
Chacier, en costume XVIIIe, mais chaussé de pantoufles au tissu écossais, fendit la foule des fauteuils pour présenter le contenu d'un plateau savoureusement organisé en boissons et bouchées. K. commença par s'empiffrer, car la faim le tenaillait. Le comte retint son bras après la première gorgée et eut une pensée pour la comtesse qui n'était plus et ne pouvait donc pas être là. On se recueillit, verre en main, une bonne minute. Le comte mit fin à la cérémonie en levant l'opacité branlante de son verre.
— Omar ne sera pas là, dit-il en secouant le coude de K., et c'est dommage, car voilà un homme qui mérite d'être connu.
K. intensifia son épatement, travaillé au cœur à la fois par la faim et par la curiosité, car il avait eu deux raisons de répondre favorablement à cette invitation expresse de la part d'un hobereau qui lésinait en principe sur les bouts de chandelles. Mais c'était toujours sans invoquer la dureté des temps, ce qui le rendait de bonne compagnie finalement. Muescas profita de ce moment de repli pour déclarer, dans son costume XVIIIe, que les entrées arrivaient en grandes pompes. Le chariot qu'il poussait en contenait une quantité stupéfiante. Le comte parcouru la longueur de la table par la droite, Chacier recula le siège et attendit que son noble employeur se pliât, et l'invité fut conduit par la gauche afin de se situer à la droite de l'hôte. Gisèle le suivit tandis que Constance, par la droite, prenait place à côté de son père, perpendiculairement. Jean suivit sa sœur Constance, auprès de laquelle même sa beauté d'enfant ne valait plus grand-chose, et Fabrice, presque morose, se colla à Gisèle à une distance toutefois respectable. Chez les Vermort, on ne séparait jamais les femmes de leurs hommes respectifs. Le comte invita K. à se pencher sur une petite flamme symbolisant la comtesse défunte. K. se maîtrisait mal. Ce vacillement dans l'huile parfumée au jasmin lui tourna un peu la tête et il s'excusa de s'asseoir. Le comte comprit que le baron souffrait lui aussi et il changea le sujet d'une conversation incompatible avec le festin. Mais il n'en avait pas d'autres. Cet effort fut admiré par un K. étourdi par la première bouchée de pâté aux truffes.
— Omar, dit le comte, est un chimiste de premier plan.
K., qui était un astronome de premier plan, apprécia le jugement en grognant à travers le contenu de sa bouche. Constance mangeait avec des pincettes et Gisèle ne touchait pas à son assiette. Fabrice approuvait les propos dithyrambiques de son père, relayé par Jean qui avait un bon coup de fourchette. Chacier respirait à la gauche de K., les mains nouées dans le dos. Muescas surveillait dans l'entrebâillement de la porte de service, l'œil rapide et serein.
— Je déteste ces moments de solitude, dit Constance.
— On comprend pourquoi, siffla Gisèle.
Comme elle était belle, Gisèle. Fabrice évitait de la regarder. Le comte eut une chaleur qui l'empourpra et se frotta le nez avec sa serviette. K. se tamponna la bouche, prêt à répondre si c'était ce qu'on attendait de lui. Gisèle se pencha.
— Nous avons épousé des hommes voyageurs, dit-elle.
— Voyageurs, mais pas volages, précisa Constance.
— Fabrice, comme vous ne l'ignorez pas, fait des concerts, dit Gisèle.
— Omar, des conférences, dit Constance.
— Nous sommes souvent seules, regretta Gisèle en posant une main tranquille sur son sein.
— Plus souvent qu'à notre tour, renchérit Constance.
— Évidemment, ma chère belle-sœur, vous pouvez parler à votre aise, car il n'est pas là pour vous donner la réplique. N'est-ce pas, Fabrice ?
Elle l'attendait, cette réplique, mais elle ne vint pas. Fabrice se contenta de planter sa fourchette dans un morceau de pain.
— Ces femmes ! dit le comte. Elles se plaignent alors qu'elles n'ont qu'une chose à faire : nous demeurer fidèles !
K. rit de bon cœur. On entendait vaguement le chahut dans les couloirs de l'aile Nord. Muescas roulait des yeux de braise, soulevant les couvercles pour vérifier la chaleur des plats. Un moulin à poivre pendait à sa ceinture comme une épée.
— C'est un sujet que je veux éviter, dit le comte. Les femmes ne sont pas un bon sujet à table. Je préfère la politique. J'évoque rarement mes convictions religieuses et mes conceptions matrimoniales, le tout demeurant d'ailleurs parfaitement conforme aux traditions, vous vous en doutez, mon cher baron. Que pensez-vous du gouvernement ?
K. n'en pensait rien. Fabrice sourit sans cesser de découper sa tranche de veau marinée.
— Vous savez, dit K., les gouvernements, les pouvoirs, la séparation, l'étranger, le social... tout cela me semble bien loin de nos préoccupations.
— Vous avez raison d'en penser du mal, conclut le comte.
Sans femmes, sans Dieu et sans gouvernement, la conversation tomba. K. en profita pour savourer ce que Chacier versait dans son assiette quand celle-ci n'était pas changée par un Muescas arachnéen qui laissait sa trace sur la nappe. De temps en temps, le comte l'attirait vers lui en se saisissant de son jabot et lui parlait à l'oreille. Muescas secouait alors sa tête hirsute sur laquelle trônait la blancheur instable d'une perruque.
— Nous regrettons pour Anaïs, dit Gisèle qui ne tenait plus sa fourchette ni son couteau.
Le comte s'ébroua. Fabrice préparait une réplique.
— Elle est bien là où elle est, dit le comte.
Sa main lâcha le jabot de Muescas et se posa sur l'avant-bras de K. qui travaillait dans son assiette avec une ardeur d'affamé ou de glouton. Fabrice crut apporter la note de bonheur qui manquait à la conversation :
— Nous la sauverons, dit-il.
Elle était donc perdue, se dit K. sans perdre de vue la gelée qui s'éparpillait sur les bords de son assiette. L'homme parut déconcertant à Gisèle tandis que Constance le croyait fou. Le comte barbouilla ses légumes.
— Dieu nous donne la vie, dit-il. L'homme nous impose l'existence. L'une est éternelle, dans la joie comme dans le châtiment. L'autre est soumise au temps qui passe, et c'est ce qui nous désespère. Nous avons sans cesse le sentiment de perdre ce temps et cela nous rend fragiles. N'êtes-vous pas de mon avis, Alberte ?
— Le temps des révolutions et celui des cerises, dit K. qui suspendit sa faim pour réfléchir à ce qu'il allait dire pour ne pas paraître trop ridicule.
— Le temps de la grossesse, dit Gisèle.
— Le temps nécessaire, dit Constance.
Les deux fils, qui ne se ressemblaient pourtant pas, se taisaient. Le comte bougonna parce qu'un petit pois roulait sous la table.
— Le temps astronomique, risqua K..
Le sujet plut. On parla des étoiles, de l'infini, de la vitesse de la lumière, du silence éternel de l'espace, belle intuition encore, remarqua K. à l'attention des dames, y compris la flamme qui pétillait dans son bain d'huile aromatique. Il décrivit l'espace et le comte en compara la majesté à l'étroitesse théorique du corps humain qui n'est qu'une machine. Fabrice parla de Parménide et Jean de Philip K. Dick. Ces dames demeuraient émerveillées, Gisèle dans sa beauté, tentatrice et possible, Constance dans sa force herculéenne qui fit dire à K. que la différence physique entre l'homme et la femme est une question de détails.
— Des détails qui coïncident, dit le comte. L'homme est une création de l'homme, j'en conviens, quitte à me brouiller avec Valisse et ses paroissiennes. Une création que la femme reproduit avec une constance (Constance rougit) et un ravissement (Gisèle pâlit) qui en disent long sur sa nature et sa fonction.
— L'enfant... commença Gisèle en reprenant des couleurs.
— Le corps... balbutia Constance qui serrait les poings.
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Un vacarme secoua la double porte de la salle à manger, laquelle n'était pas gardée parce que le comte épargnait. Un géant de couleur noire se dressa, les bras croisés sur un ventre auprès duquel, une seconde plus tard, celui de K. parut dérisoire. Le géant contestait l'usage de la salle à manger à des fins privées. K. écouta religieusement, coincé dans un bras fortement replié.
— La jouissance de cette partie du château ne vous appartient plus, disait le grand Noir. Vous auriez pu au moins m'inviter.
Fabrice s'était éclipsé. Jean souriait en opinant. Chacier, dans son dos, trépignait à l'adresse de Muescas que la peur paralysait au pied de son chariot chargé de victuailles brûlantes. K. se signala par un gémissement consécutif à une pression exagérée du biceps sur sa gorge. Le Noir le relâcha et l'invita à filer. K., ne sachant où aller, suivit à la lettre les indications de Constance et se jeta dans le divan le plus proche. Gisèle, ébouriffée, semonça le grand Noir :
— Konrad, ça suffit ! Vous n'êtes pas King Kong. Et je ne suis pas
— Hélas ! dit Konrad.
Il parut sincèrement abattu pendant une bonne seconde dont K. mesura la croissance au fil d'une angoisse atroce. Gisèle sortit en secouant ses voiles. Constance, qui était la seule à pouvoir se mesurer au géant, ne bronchait pas, triturant les pelures d'un fruit dont le suc marquait encore son menton.
— Fay ! Fay ! Fay ! gueula le géant en brandissant ses poings.
Jean mit Unforgettable. L'atmosphère ne se détendait pas. Le comte soutenait son cœur d'une main et son verre de l'autre.
— That's why... That's why... That's why... chantonnait le Noir. Toi, lou chassur, si tu bouges, je te mange !
Chacier ricana.
— Pas un mot ! dit le comte.
K. se rassembla. Il n'était pas de taille à lutter contre le géant, par contre il lui sembla possible de tromper sa vigilance, quitte à ne pas achever un repas qui avait si bien commencé. Le Noir l'avait à l'œil et lui souriait chaque fois que leurs regards se rencontraient. La voix d'Aretha Franklin n'était pas sans influence sur lui. K. encourageait Jean à monter le son, mais le jeune médecin n'avait d'yeux que pour sa propre peau. Unforgettable menaçait de s'achever. Constance se déplaça sans agir.
— Le Bois-Gentil vous appartient toujours ? demanda Konrad
K. se méfia. La question était tellement inattendue qu'il ne disposait pas de tout le temps nécessaire pour y répondre pertinemment. Le Noir aurait adoré cette pertinence d'angoissé. Il accompagnait la musique d'un lent balancement des hanches.
— Je suis fou, dit K..
Konrad se méfia à son tour. Sa bouche s'ouvrit pour cracher.
— Je ne le suis pas, dit-il.
Le comte avait une attaque. Chacier soutenait un paquet de douleur. K. n'eut pas pitié de son hôte et continua de travailler l'esprit de Konrad qui ne paraissait pas hostile à une conversation entre amis.
— Je ne suis pas votre ami, dit Konrad. That's why... That's why... That's why... Je vous ai demandé si le Bois-Gentil vous appartenait. Vous n'avez pas répondu à ma question et ça m'agace souverainement.
Souverainement fut prononcé comme on savoure une menace.
— Je suis fou, répéta K. qui cherchait la bonne réponse dans les yeux de Constance.
— Moi pas, dit Konrad. On n'est pas fou si on sait ce qu'on veut. Pas vrai, docteur ?
Jean s'apprêtait à remettre le bras du pick-up en position. Sa main suivait la tête sillonante. Le Noir s'avança et toucha la table en reniflant.
— Vous êtes des porcs, dit-il d'un air dégoûté.
Sa main écrasa un pâté. Constance bouda.
— Je veux pas lécher, dit-elle.
— La dernière fois, tu as léché.
— Je t'aime pus, voilà.
— A m'aime pus ? Vous entendez ça les mecs ?
Une dizaine de têtes hilares se présenta à la porte.
— Arrêtez de vous frotter les mains, leur dit Konrad. Si elle veut pas lécher, elle lèchera pas. A jamais fait d'mal à une meuf, mé !
Il éclata de rire, mais d'un rire à la mesure de l'angoisse de K. qui s'accrochait au divan alors que rien ne s'en prenait à son corps. Chacier couchait le comte sur le tapis, versant la nitroglycérine dans sa bouche haletante. Fabrice et Gisèle s'en sortaient sans une égratignure, grimaça K. en se tenant le ventre.
— Si tu vomis, dit Konrad, je le mange !
Les têtes rirent. Muescas fit un signe à Chacier qui abandonna le comte.
— Les v'là ! dirent les têtes. On va morfler. Et ce s'ra de ta faute, K.K. !
L'hermétisme de la scène confondit K. qu'on arracha à son divan.
— Si t'es fou, tu viens avec nous, dit Konrad.
Au passage, il lécha la bouche de Constance qui tira une langue chauffée à blanc. K. chevauchait le cou grassouillet du Noir qui s'engouffrait dans l'obscurité d'interminables couloirs. Des ombres fusaient, indélébiles. Il aperçut le visage tranquille de Fabrice.
— Ils ont des seringues ! hurla une voix stridente.
— A piqu' pas, dit calmement Konrad.
— A piqu' pas mais elles tripent !
K. croyait devenir fou. Il ne voyait plus rien. La vitesse l'obligeait à se mordre la langue pour ne rien dire qui eût offensé l'âme chatouilleuse de Konrad et de ses compagnons. Fabrice avait cligné d'un œil, mais c'était peut-être un tic.
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La nuit les plongea dans une angoisse sordide comme l'amertume. Le bois les absorba et toute l'équipée, haletante, s'arrêta dans une clairière éclairée par les torches. Le comte n'avait pas suivi. Un dernier effondrement l'avait retenu sur le perron. Il avait levé un bras agité de spasmes et encouragé sa valetaille à poursuivre les trouble-fête. Gisèle était restée auprès de lui. K., qui avait giclé comme un savon et s'était brisé le crâne, pensait-il, sur une pierre du gazon, la vit arranger les plis de la couverture, car le comte voulait assister à la chasse et refusait de regagner un lit où il eût trouvé, malgré le soulagement des draps et la tiédeur des murs, des raisons de se reprocher ce qui se passait cette nuit en dépits du bon sens. K., entraîné malgré lui, protestait vainement. Un peu de sang coulait sur sa joue. Constance le poussait, armée d'un bâton qui fit grande impression sur lui. Jean trottinait en marge de la meute, poussant des cris de guerre qui étaient peut-être des recommandations, mais K. souffrait d'une forte céphalée et Constance, derrière lui, lui conseillait la prudence. Il disparut plusieurs fois dans le fossé et en ressortit comme si cette obscurité boueuse ne voulait pas de sa propreté offensée. Les torches l'aveuglaient. Il se plaignit à Fabrice qui n'écouta pas, tant il était conscient de la gravité des faits si ceux-ci s'achevaient comme il le craignait. Il agitait lui aussi un bâton et frappait les ronces récalcitrantes du chemin. K. ne connaissait le bois que dans le plein jour. La nuit, insatiable, le condamnait à une imagination abracadabrante. Muescas fut le seul à témoigner de charité en lui offrant le bec de sa gourde. K. se vivifiait au contact du vin. Un relent de crème Chantilly le découragea et le vin de Muescas fut désormais sans effet. On était au cœur d'un bois et on tournait en rond, poursuivant des fuyards qui ne s'éclairaient pas et qui donc pouvaient parfaitement devenir invisibles. K. soutenait cette thèse dans l'oreille de Constance qui exerçait son adresse sur les têtes des mauves.
— Nous n'y arriverons pas, crachotait K., ils sont plus forts que nous !
— Qui ça, ils ? dit Constance qui ne faiblissait pas. Ce ne sont pas des hommes.
— Il vous a fait tirer la langue, n'empêche ! couina K. qui la devançait en se demandant comment c'était possible.
Ils en capturèrent un dix minutes plus tard. Le pauvre fou n'en pouvait plus. Il n'avait jamais été aussi heureux. Muescas lui offrit son vin. Ils retournèrent au château en rigolant. Un deuxième s'était empêtré dans un roncier. Ses cris ameutèrent une poignée de paysans qui veillaient. Il fallut les renseigner et ils se joignirent à la troupe des poursuiveurs. D'après K., qui se confiait à Constance, ils avaient l'intention de s'amuser et non pas de rendre service à la communauté. La géante aux petits seins le pensait aussi. K. redoubla d'efforts.
— On est foutu s'ils arrivent à Castel, glougloutait le mignon Jean.
On voyait les lumières du bourg. Il était temps d'en parler. Moins d'une minute après, tout ce monde surgissait sur la place de Castelpu. Des volets grincèrent, des voix se mélangèrent aux cris, le pavé résonnait d'une quantité de pas multipliée par les esquives et les feintes. K. lorgnait la porte de l'hôtel, mais Constance l'attirait sous le couvert pour lui montrer comment on abat un homme. Elle en démolit deux devant lui et lui confia son bâton pour qu'il démontrât qu'il avait compris la leçon. Il eut l'intelligence de refrapper ce qui avait déjà été frappé, ce qui lui donna bonne conscience, car après tout, il n'ajoutait rien au fait et à peine à la douleur. Il recommença, encouragé par les cris de Constance, et on dut l'arrêter, car l'ennemi était à terre. On les rassembla à la lumière d'une vitrine éclairée pour l'occasion. Ils ne s'étaient jamais autant amusés. Les bleus pavoisaient, quelques bosses semblaient sérieuses mais sans conséquence à long terme, on se rejoignit gaiment à l'Hôtel des Trois-Seigneurs que Rose ouvrait à grand bruit de rideaux de fer. K. accepta le vin, les pâtes feuilletées, les fruits confits et les bouches gourmandes qui venaient le goûter. Il perdit connaissance dans la joie. Constance lui était tombée dessus.
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Ces soirées de Carnaval se terminaient toujours mal. Mais on était peut-être à la Saint-Jean. K. retrouva ses esprits, mais pas forcément à la même époque. Il se traîna au milieu de la place parmi les masques des paillasses et accepta de bonne grâce les coups de vessie sur la tête et les pétards dans les pieds. Il croisa Gisèle qui arrivait sur son alezane. Son visage était si tragiquement défait qu'il s'accrocha au harnais pour la regarder. Elle venait annoncer une mauvaise nouvelle. Le comte était mort.
— Non, dit-elle. Il se remet dans son lit. Fab, poursuivit-elle, viens, j'ai quelque chose à te dire.
Sa voix ne plaisantait pas. Fabrice lâcha une donzelle en haillons et s'approcha de la cavalière. Ses yeux en disaient long sur ce qui allait se passer. K. redouta le pire.
— Anaïs s'est pendue, dit Gisèle (c'était comme dans un rêve et il eut lieu deux fois dans la vie de K.). Chacier l'a décrochée, mais...
— Mais quoi ! cria Fabrice en frappant la cuisse de son épouse.
— Elle a fait caca, dit Gisèle.
L'esprit de K. se troubla. Fabrice se plaça derrière l'amazone et l'alezane força le passage sur le pavé qui s'éclaircissait. Quelqu'un dit :
— Elle a l'âme d'un trouble-fète. Qu'est-ce qu'elle a dit ?
— Le comte est mort.
— Non, non, dit K. qui titubait et qui amusait les filles qui insistaient pour qu'il portât une perruque phosphorescente, — Anaïs a fait caca. Il faut que j'aille voir ça de près.
— Pauvre homme, fit Rose qui appuyait son épaule contre la porte.
K. vit la foule entr'ouverte comme la mer Rouge. Il s'engagea dans ce défilé parcouru de lueurs électriques. Personne ne proposa de l'aider. Seule Rose pensa à sa vieille Crevault. Et c'est à bord de cette relique pétaradante que K. atteignit un château que son état d'ébriété eût autrement rayé de la carte.
— Cet établissement est un foutoir, dit-il à Rose dans l'escalier.
Il régnait un silence de forêt, un silence peuplé de présences cachées, de guets apprivoisés, d'instances crispées, de prévoyance feutrée. Rose l'aida à franchir les vestibules qui paraissaient innombrables. La cervelle du pauvre homme émettait des raisonnements hâtifs. Rose y répondait par des consentements amènes.
— Vous la verrez demain, dit Gisèle qui apparaissait en tablier blanc. Elle dort.
— Et son anus ? demanda K.. Son petit cucul. Son popotin ? Ses foufounes ?
— Vous allez vous coucher dans un bon lit, dit Rose.
— Il n'y a pas de raison, murmura K. qui posait une question.
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Rose erra un moment. Quittant la demeure des fous, comme on appelait l'aile Nord du château depuis que des fous s'y reproduisaient, elle entra dans la salle à manger désertée. La table n'avait pas été levée. Elle observa longtemps le nourrisson de guimauve dont on n'avait mangé que les pieds, le hallali ayant mis fin à ces agapes d'un goût douteux. Elle ne toucha qu'à une bouteille de champagne qu'on n'avait pas vidée jusqu'au cul, pensa-t-elle tristement. De retour à l'hôtel, alors que la nuit se finissait, elle vit le policier en faction près de la Crevault. Il l'attendait. Elle le prévint : elle n'avait rien à lui dire. Il monta dans la Crevault et se tut pendant tout le chemin. À l'hôtel, il continua de se taire et accepta un petit verre accompagné du café de la veille.
— Que cherchez-vous ? lui demanda-t-elle.
Il se gratta pensivement la pomme d'Adam et sourit.
— On ne cherche rien, dit-il. On surveille. On attend, quoi.
Rose dit :
— Vous surveilliez aussi il y a vingt ans.
— C'était l'été.
— Ce n'est pas la seule différence.
— Il tuera quelqu'un. Il est venu pour ça.
Rose reboucha la bouteille, en proie à une crise d'hypermnésie.
Chapitre XXXV
Klaus Panglas avait servi dans l'Africa Corps comme mitrailleur. Prisonnier de l'Armée américaine, il passa trois ans dans l'Arizona où il apprit le métier de boulanger. Quand il fut question de le libérer, il hésita. Il était originaire de Potsdam et son église avait été détruite par les Anglais ou par les Russes. Le mur de Berlin était en construction. Il trouva à s'embaucher comme valet de ferme en France et apprit à élever des oies et des canards. Le hasard le débaucha et il apprit la cuisine chez une paysanne veuve de guerre qui l'épousa. Il n'eut jamais le sentiment de l'avoir épousée. Elle était possessive et avare. Il s'enrichit néanmoins et acheta une ancienne remise qu'il transforma en restaurant. La veuve divorça, lui fit un procès qui faillit le ruiner, puis elle mourut, décapitée par une moissonneuse-batteuse. Il se fit appeler Claude et non pas Nicolas, mais le préposé à l'État civil n'y vit que du feu. Une femme l'appela Kaul, ou Kol, elle était d'origine espagnole et il l'épousa en secondes noces (ou en troisième) car elle avait du bien et une assez jolie allure. Il la réduisit à l'état de servante, ce qui pour lui était une victoire, et le restaurant devint une affaire florissante qui fit de lui presque un notable. Il acheta un peu de terre que le comte de Vermort sacrifia à ses passions. Il reconstruisit une chapelle et l'habita malgré les récriminations de l'abbé Valisse et de ses paroissiennes. Il se présenta sur une liste de droite et occupa le poste de conseiller culturel. Il s'acquitta pendant dix-huit ans de cette tâche et créa diverses activités qui toutes tombèrent à l'eau quand sa liste perdit les élections. Il fut élu président de l'Association Dynamique des Commerçants de Castelpu et mit au point un plat qui promettait de devenir une spécialité locale. On le jalousait peu, car il ne touchait pas à la terre et s'acquittait de ses fonctions sans mettre en péril le droit de succession des fils et des filles du pays. Il n'eut pas d'enfant. Sa femme faisait venir des cousins andalous qui ressemblaient à des Arabes et il en concevait de la honte. Kol Panglas était un pragmatique. Il trahissait avec bonheur et cuisinait divinement. On n'exigea pas de lui qu'il devînt un exemple de probité ni de science. Il se terrait un peu, mais son fin museau, qui avait connu la défaite, reniflait les intentions avant tout le monde. Il se baladait en vélo et se baignait dans la rivière. Il avait sauvé une jeune fille de la noyade et on en parlait encore. C'était la future mercière.
K. fit donc la connaissance de Kol Panglas dans la boutique, devant une panière remplie de boutons et de fermetures que madame Panglas explorait, car monsieur Panglas avait perdu un bouton rarissime. Rolande, qui ne se lassait pas de remercier son sauveur, mais qui le haïssait en secret parce qu'elle avait voulu se suicider, était une experte en trouvaille. Elle trouva le bon bouton et le cousit. K. était en train de frire une côtelette d'agneau. Kol Panglas lui enseigna la manière de jeter les girolles au bon moment. En ce temps-là, K. n'avait encore assassiné personne et le châtiment qui l'avait frappé était considéré par la plupart des gens de bien comme une injustice à cause ou grâce au comportement d'Anaïs qui n'avait pas bonne réputation. Elle aussi préférait « le vin d'ici à l'au-delà »1. Cette association hérétique de l'alcoolisme et de l'athéisme avait fait d'elle une personne infréquentable. On plaignit le baron K. Kol Panglas était un de ses meilleurs défenseurs, surtout du temps où il exerça son autorité pointilleuse de conseiller culturel. K. organisait des conférences de haut niveau sans négliger les vulgarisations qui nourrissent toujours à point la valetaille et la petite bourgeoisie. Il photographiait le ciel indifféremment avec science ou art et Kol Panglas savait apprécier la flexibilité de ce talent. Ils furent bons amis, d'autant que K. aimait la chère si elle était bonne, et celle que Kol Panglas prodiguait l'était particulièrement. Ils chassaient des oiseaux, pêchaient dans la rivière, échangeaient des impressions, déduisaient des idées et en induisaient d'autres. Pepa et Rolande, madame Kol Panglas et la maîtresse de K., sans devenir de véritables amies, se fréquentèrent dans l'attente, car ces messieurs étaient souvent ensemble, au four et au moulin, comme disait Rolande avec une certaine acrimonie. Pepa était moins sensible aux fugues de son maître du feu, comme il s'intitulait, car il se considérait comme un alchimiste du plaisir. Il n'y eut pas d'enfant pour troubler cette tranquille harmonie d'étoiles, de boutons, de fil à plomb et à coudre et de casseroles jetées sur des feux savamment calculés.
Pendant ce temps précieux que K. comptait parce qu'il le perdait, professionnellement et sentimentalement, Anaïs se livrait à ses débauches de sensations et de théories sans parvenir à provoquer le scandale qu'elle en attendait. Quand on vint arrêter K. pour un crime qu'il reconnaissait avoir commis, Kol Panglas eut une attaque et resta au lit jusqu'à la fin du procès. Madame en profita pour détourner une partie des biens au profit de ses ascendants et collatéraux, puis elle disparut, laissant fermée la porte d'un restaurant qui avait fait les beaux jours d'une place publique peu armée pour affronter les défis économiques que le siècle imposait comme la loi à cette terre qui n'avait pas toujours été ingrate pour tout le monde. Kol Panglas sortit de l'hôpital alors qu'il avait été décidé de couper la tête de K. Il était trop tard pour changer ce destin tragique. Kol Panglas, obsédé par cette impuissance et rongé par la colère ou la douleur, ouvrit la porte déjà humide et écaillée du restaurant. Il se remit à son feu, d'abord sans ambition, puis la colère sortit enfin de sa bouche et il insulta la justice. Dans un pays où l'offense à la religion est un acte privé sans conséquence, ce qui est un bon droit, il n'en est pas de même de l'outrage à magistrat que la justice elle-même considère comme un délit en attendant que le crime finisse par s'y déclarer. Kol Panglas fut grondé par un magistrat, poursuivi par un percepteur et finalement débauché par le plaisir. Il sombra dans une espèce d'attente qui ne promettait rien. Le comte de Vermort le sauva in extremis en lui proposant de s'occuper des fourneaux du château, car ses fils, qui commençaient à raisonner, lui reprochaient l'état d'abandon d'une tradition qui avait fait des Vermort des hôtes de qualité. On avait restauré les murs, reverni les tableaux, lutté contre toutes sortes de chancis et de bestioles. La cuisine était en piteux état. Kol Panglas accepta de donner un coup de main, car le comte était un ami. Il travailla pendant deux semaines et la cuisine retrouva l'éclat de ses cuivres et la perfection tangible de ses émaux. On ferma le restaurant et on y accrocha une pancarte indiquant que l'établissement était en vente. Il l'est toujours.
Ce matin-là, Kol Panglas croisa Rose qui revenait du château au volant de sa Crevault. Kol Panglas chevauchait, comme chaque matin, son vélo réglementaire. Il n'en eût pas possédé d'autre, car il avait une peur cauchemardesque des gendarmes. Il sortit de l'ornière pour laisser le passage à la voiture. Le policier dont tout le monde parlait était assis à côté de Rose et fumait une cigarette dont la fumée tournoyait à la vitre. Kol Panglas frémit. C'était bien Frank Chercos, le policier qui avait arrêté K. vingt ans plus tôt. L'homme n'avait pas changé. Rose ralentit, actionna la trompe et passa son chemin. Frank Chercos s'était contenté de souffler sa fumée et d'incliner sa tête sans cesser de regarder le cycliste dans les yeux. Kol Panglas bredouilla quelque chose qui pouvait passer pour un salut. La voiture s'arrêta un peu plus loin, alors que Kol Panglas donnait le premier coup de pédale. Il reposa le même pied dans l'ornière et pivota sur la selle. La neige fondait sur ses chaussures.
— On se connaît, dit le policier en arrivant.
Kol Panglas, qui avait été riche, froissa ses lèvres et fit non de la tête. Frank Chercos s'approcha encore, dévisageant comme seul peut le faire un envoyé de l'État qui bénéficie de l'impunité accordée aux anges par leur seigneur et maître. Un petit bourgeois ne pèse rien dans cette balance truquée par la Constitution.
— Descendez de votre vélo, dit Frank Chercos. On va parler un peu.
Kol Panglas faillit se rebeller, renonça à s'attirer des ennuis et laissa doucement le vélo s'incliner sur le fil de la clôture. Il se frotta les mains et regarda le policier comme il avait l'habitude d'apprécier les qualités d'un quartier de bœuf ou d'une volaille.
— Me parler ? dit-il.
Rose regardait dans le rétroviseur. Elle se mordillait les lèvres parce qu'elle savait que quelque chose allait se passer aux dépens de Kol Panglas qui s'efforçait de deviner en quoi elle l'avait trahi. Il se passa cinq bonnes minutes et Frank Chercos lui fit signe qu'elle pouvait continuer sans lui. Kol Panglas regarda la vieille Crevault s'éloigner. La colère montait en lui, bruyante et impérieuse.
— C'est vous qui levez la table ? demanda Frank Chercos.
La poignée du guidon s'était prise dans le grillage.
— La table ? dit Kol Panglas qui secouait le vélo.
— Ils ont fait la fête cette nuit, non ?
— Comme tout le monde, dit Kol Panglas. Il n'y a que moi qui travaille. Vous savez pourquoi ?
— « Le travail est l'opium du peuple et je ne veux pas mourir drogué » 2, cita Frank en crachant un peu de tabac dans la neige.
Kol Panglas remit le vélo dans l'ornière et, prenant soin de ne pas y mettre aussi ses pieds, poussa le vélo. Pourquoi réglait-il son allure sur celle du policier ? Il se le reprocha en silence, grognant sous le prétexte que la neige était entrée dans ses chaussures.
— Je déteste marcher là-dedans, dit-il.
— En effet, dit Frank Chercos, à quoi servent les roues ?
Ils continuèrent sans échanger autre chose que des impressions sur la neige et ses impostures. Après la grille du château, qu'ils passèrent l'un derrière l'autre, l'allée était déneigée. Chacier s'activait maintenant sur une branche cassée. Il les salua à peine. Kol Panglas fit le tour par les anciennes écuries, évoqua les nouvelles pour expliquer l'odeur et se mit à descendre, cette fois monté sur la selle et les pieds levés au-dessus du pédalier, une pente maçonnée qui donnait sur une porte grise aux carreaux embués. Frank Chercos le suivit prudemment sur une surface glissante. Le cuisinier était déjà entré quand il poussa lui-même la porte. Le feu était allumé, les casseroles prêtes à l'emploi, les victuailles rangées sur le potager. Qui était cette femme ? Elle se retourna.
— Rose vous a raconté des bêtises, dit-elle.
— Madame Constance Lobster, née de Vermort, gargouilla le cuisinier qui fit une espèce de révérence à la noix.
Le policier préféra tendre sa main ordinaire, comme il l'appelait, la droite. Elle la secoua énergiquement après avoir frotté les siennes dans un torchon.
— Tout est prêt, dit-elle au cuisinier qui se confondit en remerciements.
Cette montagne de muscle ou de chair était une femme. Frank Chercos reconnaissait les femmes à leur poitrine. Celle-ci était un homme, mais un homme surdimensionné, presque terrifiant, un Barbare né d'une protohistoire imaginaire, taillé à coup de gomme dans le vif de l'obscurité métaphysique, un héros de bande dessinée par un antihéros. Il l'aima.
— Rose raconte beaucoup de bêtises, dit-elle. C'est une femme seule, si vous voyez ce que je veux dire.
Frank était un homme seul. Il n'aurait pas aimé être une femme seule. Dans son dos, le cuisinier actionnait un soufflet de forge. On se serait cru dans l'athanor secret d'un monde parallèle à la raison. Frank était particulièrement sensible aux détails de son aventure. Il voyait ce que son cerveau était incapable d'imaginer.
— Rose serait charmante si elle voulait, réussit-il à dire.
C'était un peu risqué de se mêler d'une vie quotidienne qui n'était pas la sienne, mais la tentation était quelquefois trop forte et il cédait à cette nécessité avec l'énergie du désespoir.
— Claude, dit Constance, vous nous cuisinerez un autre enfant pour ce soir. Nous avons des invités. Avec du chocolat, Claude. J'adore le chocolat, avoua-t-elle en frôlant les lèvres béates du policier.
Elle rit. Il la suivit. Toutefois, avant de quitter la cuisine, il recommanda à Kol Panglas de ne pas s'éloigner. Il avait quelques questions à lui poser. La gorge du cuisinier se noua dans une demande d'explication qui demeura sans suite. Constance ouvrit la grille d'un monte-charge et invita le policier à la suivre. Il assistait en connaisseur médusé au spectacle de ce corps capable d'arracher à la gravité son propre poids additionné de celui de la cage métallique et du poids peut-être négligeable qu'il représentait en tout cas à ses yeux. Il sauta sur un palier au dallage sonore et elle le prit par le coude sans ménager sa susceptibilité. Une porte s'ouvrit heureusement, sinon elle l'eût traversée, et il se retrouva assis dans un fauteuil Louis XV avec un verre de gnôle dans la main, prêt à changer d'avis sur l'utilité de la distillation clandestine. Elle le fascinait.
— Les goujats ne bandent pas, dit-elle.
Donc, il n'était pas un goujat. On baignait dans une ambiance philosophique. Un mur entier était couvert de bouquins et un autre en reflétait les lettres dorées à l'or fin.
— Rose ne veut de mal à personne, continua-t-elle.
— Vous en voulez à quelqu'un, vous ?
— Au monde entier ! Comme vous voyez, nous sommes au bout du monde. Mais c'est le monde et, heureusement, c'est encore l'Occident. Nous avons eu notre part de royaume en Orient, comme vous voyez...
Il ne voyait rien, à part une lionne déplumée qui souffrait de ne plus pouvoir manger personne maintenant que son ventre était de paille. Les deux nègres qui gardaient la cheminée resplendissaient peut-être, mais il n'était pas venu pour s'émerveiller parce que les Vermort avaient servi les intérêts de la Nation sans oublier les leurs. Cet attirail impérialiste ne ferait pas l'objet de son admiration. Il avoua en subir le charme, mais c'était un aveu de pure forme, car il craignait le combat comme la varicelle qui n'était toujours pas inscrite dans son carnet de santé. Elle jeta une bûche dans la cheminée et provoqua un incendie qui ne parvint pas à l'intimider. Le feu n'avait aucune chance.
— C'est tout de même étrange, dit-il, cet enfant en sussucre et cet autre en chair à pâté. Trouvez pas ?
Elle brisa quelque chose et revint vers lui.
— Claude est un pauvre type réduit en bouillie par une femme, dit-elle. Alberte est un homme dont il ne reste pas grand-chose. Mon Papa n'est plus rien depuis que ma Maman l'a quitté. Mes frères sont des minus habens et mon époux un vaurien qui ne trompera jamais une femme à temps.
— On est tous des minables, ricana Frank. J'aime bien la philosophie. Ça me ravigote, je l'avoue. Mais ça n'explique pas vraiment. À un moment donné, il faut se remettre à croire sinon on devient dingue. C'est quoi, ces niños ?
— Je peux vous parler de l'enfant en sucre. L'autre, j'ignore. Mais vous n'êtes pas venu pour ça. Vous êtes un fâcheux, pas un enquêteur.
— Ça arrive, reconnut Frank qui s'empourprait. Mais j'aime l'ambivalence. Pas vous ?
— Qu'est-ce que vous lui voulez au baron ? Il a payé, non ?
— Demandez ça à la veuve de sa victime. Elle seule peut dire s'il a payé.
— Ce ne serait pas juste et vous le savez.
Elle se posa sur l'accoudoir, belle comme une colonne.
— Foutez-lui la paix, dit-elle.
Elle dénoua ses cheveux. Il crut voir une forêt tropicale à la fenêtre d'un train tiré par une locomotive à vapeur. Une goutte de sueur l'effleura.
— Vous allez vous mélanger, dit-elle. Claude, c'est fini. Il ne sera plus rien. Il cuit des enfants en sucre comme vous n'en avez jamais mangé. Quant à Alberte, il se dégonflera encore devant l'indifférence du baron de Hautetour qu'il égratignera peut-être, mais pas plus. Ensuite, il s'en ira au diable parce que c'est là qu'il doit aller et il le sait.
— Et l'autre enfant ?
— Un fait divers. Vous savez pourquoi Fred les tue ?
— Je ne sais pas qui est Fred.
— On ne sait pas comment il les trouve. Il est renseigné, mais par qui ? Par quoi ? Il en trouve toujours et il les tue.
— Qui est Fred ?
— Qui est Fred ? Un petit amour au cou cassé. Il est tombé de vélo quand il était petit. On n'a jamais pu redresser ce cou.
— Je le connais, dit Frank.
— Voilà comment on résout une affaire, dit Constance en quittant l'accoudoir.
Elle posa un pied sur la table basse.
— Vous m'éloignez, dit-il en aspirant la dernière gorgée. Si par malheur...
— Rien n'arrivera maintenant qu'Anaïs est de retour dans sa cage. Ce petit oiseau de malheur ne goûte pas longtemps à la liberté. Il revient toujours et se prend les ailes dans le filet que personne n'a tendu à sa place. C'est compliqué.
Autrement dit, Frank n'avait pas droit à cette explication sans procéder à l'effort conséquent. Il se leva et se compara secrètement à ce corps démesuré. Elle le reconduisit sans passer par la cuisine. Dans l'allée, il se retourna pour l'admirer et consentit à son esprit embué qu'une femme qui est un homme est un bel objet pour l'homme et une question pour la femme. Kol Panglas l'observait sur le perron, tenant un couffin par l'anse, comme un cabas. La Crevault de Rose attendait à la grille.
K. put enfin sortir de sa niche. Il avait fait le chien pendant tout ce temps et Kol Panglas lui avait donné des coups de pieds. Un gigot d'agneau embaumait la cuisine. Des pommes de terre patientaient sur le potager. K. se hissa pour regarder dans la lucarne du soupirail. Rose embarquait le policier. La voiture diminua si lentement que K. crut avoir perdu un temps précieux alors que son rendez-vous avec le baron de Hautetour était fixé depuis la veille à une heure qu'il avait imposée lui-même. Il chaussa des bottes que Constance avait usées sur le derrière de ses ennemis et traversa le parc sous un soleil famélique dont les lueurs pendaient aux branches des arbres comme les larmes au bout du nez de saint Pierre. Le chemin commença à prendre forme et le transporta dans un autre temps. Il subissait ces déplacements depuis si longtemps qu'il en connaissait les stratagèmes. C'était l'été et on voyait les bûchers dressés autour d'un poteau pavoisé. Les gosses apportaient du bois et les épiciers fourguaient leurs vieux cageots en échange d'un sourire. K. confisquait les boîtes d'allumettes et se les laissait chouraver au café où il tournait le dos à tout le monde. Il n'avait jamais tué, sauf peut-être à la guerre, mais il ne se souvenait que des ballons météo qui montaient dans le ciel d'argent. Il avait décroché un bon emploi compte tenu de sa disgrâce. Grandin promettait de tenir sa promesse de le reprendre sans conditions à l'Université. Les Vermort l'avaient accueilli sans joie, mais le Bois-Gentil était un endroit facile à habiter. Il ne contenait rien qui rappelât le passé, pas même l'aura de ses propres responsabilités. Il s'y était installé sans rencontrer une trace de remords ou de médisance, et ce n'était pas faute d'avoir cherché à trouver le détail qui l'aurait jeté dehors avec son barda d'astronome à la manque. Anaïs dormait. C'était un sommeil artificiel comme tout ce qu'elle inspirait aux autres. Il y voyait une espèce de châtiment qu'il n'aurait pas osé réclamer si on lui avait laissé la parole. Il dormait lui-même dans le lit de Rolande si elle était d'humeur à le recevoir, sinon il ne dormait pas dans un grand lit à baldaquin qui soufflait ses rêves au demi-sommeil qui lui tenait lieu d'insomnie. Il était atteint de dysmnésie d'évocation et de fixation. En termes clairs, car il s'en expliquait quelquefois, il mélangeait les personnages et les dates et surtout, les faits les plus récents disparaissaient de sa mémoire comme s'ils fuyaient un danger dont il n'avait pas conscience. Mais il demeurait un chercheur de premier plan, un intuitif, un imaginatif, un créateur de raisons, une source de passions récurrentes. Il avait le sentiment qu'on ne pouvait se passer de lui, mais qu'il se passerait des autres s'ils n'avaient la chance d'exister. Cette probabilité l'étouffait. Il n'aurait jamais jeté sa poignée de dés s'il n'y avait été forcé par l'admiration et l'attente. Il ne jouait pas, mais en donnait l'impression. Il était chanceux, disait-on. À ce moment, il était encore celui qui avait violé sa fille mineure. Il l'avait violée, mais elle n'était pas sa fille. Une différence qui lui valut plus tard, à deux doigts d'être coupé en deux, une révision dont il n'apprécia pas l'aubaine. Elle le jeta vingt ans dans les fossés de la psychiatrie conservatrice. Cet esprit de conservation utilitaire le mina en un an de souffrances consécutives à des comportements jugés, et non pas analysés, dangereux pour les autres. Des milliers d'années furent nécessaires pour démontrer qu'il n'avait voulu tuer personne, que le chauffeur de poids-lourd, par exemple, avait rencontré la mort au lieu de la subir. Il en était encore convaincu et se sentait toujours incapable de tuer quelqu'un sans une bonne raison.
Et ce matin-là, c'était justement ce qui le préoccupait. Il avait une bonne raison de tuer Pierre de Hautetour. Il ne voulait rien savoir des détails qui avaient inspiré le suicide à Agnès Morandelle et le sommeil cathartique à Anaïs. Pierre de Hautetour avait en quelque sorte brisé la vie de la belle Hortense, ce qui revenait à réduire en poussière l'existence dont le taulard avait dressé les plans dans sa solitude bornée par la sodomie et l'usage des stupéfiants. Hortense l'avait jeté dehors, il ressentait maintenant vivement cette sortie en fanfare et toute l'humiliation qui s'y attachait. Un homme normalement constitué, il le savait, ne tue pas sans raison. Or, ce qu'il avançait comme argument pour justifier le meurtre de Pierre de Hautetour n'était pas une raison dans le sens propre du terme et du concept hérité au mieux de la morale la plus ordinaire. Il allait tuer un innocent, il en était conscient. Mais cela faisait-il de lui un coupable ? Vous n'aviez pas raison, cela ne signifiait pas que ce meurtre fût inévitable. L'argument ne convainquit pas ses juges. Et on le crut fou. Au début, pris au piège d'une révolte impossible à exprimer autrement que par des vociférations peu respectueuses de l'institution psychiatrique et par des actes aux conséquences visiblement inacceptables en l'état, il ne prit pas le temps de réfléchir et le mal imposa sa stature et son statut de phobie incurable autrement que dans le choc des substances et des flux qui le traversaient semblait-il dans une intention de violence, voire de châtiment. Puis il raisonna. Il construisit le discours de sa défaite. Il devint raisonneur à défaut de raisonnable. Ce qui importait, c'était la raison. Qu'elle fût le fait d'un raisonneur ou d'un raisonnable n'entrait pas en ligne de compte. La raison avait la primauté aux dépens de l'argument et on apprécia tellement ce progrès que, dix-neuf ans plus tard, on le relâcha. Pour lui, le monde, c'était la nature. Il s'y jeta à corps perdu. C'était l'hiver et Carnaval.
À vingt ans de distance, il était capable de reproduire les faits avec une exactitude d'horloger suisse. Il descendit jusqu'à la rivière, traversa le pont de rondins qui verdoyait sous le soleil, remonta le chemin de Vermort à Hautetour, contournant Bélissens et Génat, et se retrouva gai comme un pinson à la porte de la grande maison des Hautetour qui n'était plus un château depuis que la Révolution en avait réduit le nombre de toitures.
— Un pinson ? fit Pierre de Hautetour qui vivait seul et ouvrait la porte si on frappait dessus. Je ne comprends pas...
— Offrez-moi votre thé qui, si je me souviens bien, a fermenté avec les poules.
Le baron laissa entrer le baron. Deux barons se regardaient dans le salon. Un moineau affamé s'envola avec un noyau de cerise.
— Je suis étonné que la Justice tolère cette promiscuité, dit le baron en pinçant des lèvres déjà pincées. Je me renseignerai.
— Vous ne vous renseignerez pas, dit tranquillement le baron.
Le baron écarquilla ses yeux de convalescent éternel pour voir arriver quelqu'un que rien n'annonçait. Le baron adora cette panique prometteuse. On ne se venge pas sans préliminaires, pas plus que l'amour se passe de préludes, même sous le coup de sang qui justifie le viol et les attentats similaires. K. se montra volubile. Un discours jaillit de son être. Il ne raisonnait plus. Il comprenait !
— J'entends bien, dit le baron, mais vous ne devriez pas être autorisé à vous approcher de moi à moins de... de...
— Un bon fusil peut porter loin, dit K. en allumant sa pipe.
Le baron admit qu'il avait eu une belle peur, mais qu'il n'avait pas l'intention de négocier.
— Sapristi ! s'écria K.. Vous pensez négocier votre mort ?
— Je vous ai dit le contraire !
— Le contraire du contraire, ce n'est plus le contraire !
— Vous êtes dingue ! Comment ont-ils pu croire que...
— Ils n'y ont pas cru, dit K. dont les braises se répandaient sur les coussins.
Et il raconta comment ils avaient pensé que la vieillesse de ses artères pouvait à la limite constituer un facteur réducteur de son pouvoir criminel. Le baron refusa une cerise et se mordit la langue pour ne plus rien dire qui pût déclencher une crise au dénouement tragique.
— Je vais leur téléphoner pour leur demander ce qu'ils pensent de moi, dit-il en se levant.
K. le retint par la manche.
— Ils ne pensent pas, donc ils ne sont pas. Rasseyez-vous, baron, et priez.
On frappa. Le baron ne put s'empêcher de pousser un petit cri. K. ouvrit la porte. C'était l'inspecteur Frank Chercos.
— Je ne vendrai pas le Bois-gentil à cet énergumène ! cria le baron.
— Vous n'auriez pas dû l'attacher, dit Frank Chercos. Circonstance aggravante. Vous n'avez rien appris. Aidez-moi.
K. aida le policier à défaire les nœuds.
— Mes intentions sont bonnes, dit-il, et son prix est le mien.
— Qui dit mieux ? fit Frank Chercos en écrasant mollement les braises répandues sur le tapis dans une intention criminelle.
Chapitre XXXVI
À Paris, une jeune fille en jupe écossaise, qui portait de grosses chaussettes de laine et un bonnet à pompon, perdit connaissance sur le parvis de l'église Saint-Benoît. Fred compta le monde qu'elle attirait, fit une soustraction et constata qu'il y avait plus de femmes que d'hommes. Comme il tentait d'affiner son calcul en excluant les enfants et les vieillards, un policier lui demanda gentiment de le suivre. Fred rendit son chapeau à un vieil homme qui le cherchait et suivit le policier qui lui parlait de la pluie et du beau temps. Le soleil éclairait une moitié du boulevard Saint-Germain, mais le policier traversa la rue et Fred trouva l'ombre aussi peu accueillante que possible. Il s'en plaignit sans parvenir à interrompre le policier qui savait où il allait, il l'avait affirmé en se grattant un menton lisse comme l'écorce d'un citron. Au bout de cinq minutes à peine, temps que Fred jugea incompatible avec son attente, ils entrèrent dans un poste de police et le policier parla de Fred à un autre policier qui parlait dans un téléphone en secouant nerveusement sa tête. Le poste était désert, à part cet homme qui travaillait debout et une femme en habit de lumière qui s'adressait à lui en termes peu amènes, voire vulgaires. Fred aimait les femmes à condition qu'elles n'allassent pas trop loin.
— Qu'est-ce que tu veux dire ? demanda le policier.
Fred dit qu'il savait toujours ce qu'il voulait dire et qu'il ne s'adressait jamais qu'à lui-même.
— C'est ça ! dit la fille. Allez tous vous faire enculer.
Le policier qui téléphonait dit au policier qui ne téléphonait pas (une manière de les distinguer sans risquer l'erreur fatale qui met fin au jeu) qu'une voiture allait arriver et il posa le combiné du téléphone en s'asseyant. Il y avait donc un policier assis et un autre debout. La fille riait aux éclats.
— Pov' type ! fit le policier assis.
Il devait être au courant. Il avait beaucoup de travail ce matin. Il secouait un crayon et le plantait de temps en temps dans une gomme. Le policier qui attendait debout que la voiture arrivât sifflotait en reluquant les jambes de la fille. Il devait s'imaginer qu'elle accepterait de se laisser caresser s'il faisait quelque chose pour elle. Fred demanda la permission de s'asseoir et elle lui fit une place sur la banquette trouée de brûlures de cigarette. Fred commença à raisonner.
— Je ne suis pas ici contre ma volonté, dit-il à la fille.
— C'est pas comme moi alors, dit-elle. On peut fumer ?
Le policier qui était assis dit non. Le policier qui était debout sortit fumer dehors et la fille bougonna en regardant les grosses chaussures de montagne de Fred. Il aimait les lacets rouges et la possibilité de rouler les chaussettes comme un alpiniste. La fille ne connaissait pas d'alpiniste, mais elle avait eu des rapports avec quelqu'un de haut placé.
— Tu raconteras ça au juge, dit le policier à la gomme.
Il travaillait sans arrêt, ce qui est rare pour un policier, remarqua l'autre policier qui se tenait sur le seuil, fumant sa cigarette à bout de liège. La fumée entrait.
— C'est mes clopes, fit la fille.
Elle ne se révoltait pas. Fred songea qu'il se serait révolté si on l'avait forcé à entrer dans cet endroit sans intérêt, mais il n'était pas une fille et encore moins une péripatéticienne essentialiste. La voiture arriva. C'était une ambulance.
— Il y a erreur, dit Fred en s'approchant du guichet derrière lequel le policier s'assit pour travailler avec sa gomme et son crayon.
— Ce s'ra pas la première ! gloussa la fille.
— Vous vous êtes trompé, continua Fred. Je ne porte pas de jupe écossaise !
Le policier qui fumait baissa ses gros yeux de batraciens. Fred se sentit abandonné. La fille croisa ses jambes et fit comme s'il n'existait pas. Deux types en blouse blanche attendaient sur le seuil.
— C'est le jeune homme dont je vous ai parlé, dit le policier à la gomme.
— Oui, admit Fred, mais vous vouliez parler de cette pauvre fille qui est tombée à Saint-Benoît. Je peux témoigner si vous voulez...
— On y va ? demanda une des blouses blanches.
Fred ne demanda pas où. La vie est simple à ce point. Si on ne vous dit pas où, c'est que vous le savez au moins un peu. Deux bras solides le contraignirent à quitter le sol.
— Ça t'apprendra à manger des enfants, dit la blouse.
Fred dit encore qu'il y avait erreur sur la personne. Il ne résista pas vraiment. La blouse n'utilisait pas le dixième de sa capacité à détruire toute velléité de résistance. Fred souhaita alors dormir. Quelque chose se finissait. Ce n'était pas la première fois. Sa vie n'était qu'une suite d'épisodes qui s'achevaient clairement sur une constatation. Elle était loin de ressembler à une odyssée. Ce n'était pas non plus une vie ordinaire, il en avait conscience. Il salua la fille qui fit vibrer ses lèvres peintes. Le policier qui ne fumait plus lui tapota le cou sans se soucier de la cassure. Fred éprouva aussitôt de la reconnaissance pour cet homme qui l'avait trahi. Il se demanda à quel signe il reconnaîtrait qu'il était en train de vivre le dernier épisode de sa vie. La voiture éclaboussa un passant et disparut dans la circulation, sous la neige.
— Je savais pas que les enfants, ça se mangeait, dit la fille.
Elle frissonnait. Le téléphone sonna.
— Pour toi, Leuvrier, dit le policier à la gomme.
Leuvrier écrasa son mégot sur le trottoir. Il se déplaçait si lentement que la fille émit l'hypothèse qu'il n'en pouvait plus. Il souleva le combiné et grogna.
— Ouais... Ouais... Ouais... Ouais... Compris.
De l'autre côté, c'était Frank Chercos qui avait passé la nuit dans un lit alors que Leuvrier s'était tapé le cul dans un compartiment qui sentait les pieds. Rose époussetait une lampe. Elle voulait en savoir plus. Frank considéra ces yeux profonds qui trahissaient une certaine dose d'hypocrisie. Rose vida un cendrier dans son carton à poussière.
— Il ne neige plus, dit-elle.
Frank regardait la rue grise qui s'enfonçait dans la pluie. Le pavé ruisselait. Façades imbibées, noires, aux volets clos. Pas une porte exhibant un paillasson. La chambre numéro 11 donnait sur un passé détruit que personne ne songerait plus à retaper pour redonner un peu de vie à cette existence oubliée. Le radiateur glougloutait.
— Si vous voulez déjeuner... dit Rose en sortant.
Elle referma la porte en douceur. Frank les fermait pour les fermer, jamais plus, jamais trop. Il se débarbouilla vaguement devant un miroir borgne ou qui clignait de l'œil. L'eau était brûlante. Il manipula les deux robinets sans trouver la bonne température. Dehors, la pluie martelait le pavé avec un acharnement distinct de la morosité qu'elle pouvait inspirer. Frank enfila sa canadienne et descendit. À travers les rideaux de la salle à manger, on pouvait voir le carré de lumière jaune de l'église. Il s'y produisait des ombres. Un café le rendit amer ou nerveux. Il fuma plusieurs cigarettes avant de sortir sans avoir adressé la parole à la petite serveuse qui voulait en savoir davantage. Depuis que ce flic était apparu, trois personnes avaient disparu : Fred, le jeune homme au cou cassé qu'elle ne trahirait plus pour trois sous, Anaïs qui dormait et qui ne se réveillerait peut-être plus, et le baron Alberte von K. qu'une ambulance avait emporté au diable. Seule, la petite dame au sac à main vert était revenue. Elle était arrivée dans la nuit et n'avait pas voulu expliquer par quel moyen. Elle avait réveillé le policier. Ni l'un ni l'autre n'avait dormi. Ell ne trouva le sommeil qu'une demi-heure avant l'aube et il était déjà trop tard. Depuis, elle rattrapait le temps perdu et n'en pouvait plus de s'activer comme quatre. Rose était impitoyable question ouvrage. La petite dame au sac à main vert somnolait à une table devant un chocolat refroidi. L'odeur des croissants lui donna un air étonné ou émerveillé, Ell n'aurait su le dire.
— Mangez, disait Rose qui se sentait d'attaque ce matin, comme chaque fois qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire.
— Vous ne croyez tout de même pas que Freddie est capable de manger des enfants, dit la petite dame au sac à main vert.
Ce que croyait Rose, personne n'aurait mis sa main au feu pour le répéter. On ne l'avait jamais entendue se confier. Ce qu'on savait d'elle reposait sur des faits, comme dans un procès. Elle déposa deux croissants tout chauds dans la corbeille et emporta la tasse de chocolat pour lui donner un coup de vapeur. Le sifflement du percolateur terrorisa la petite dame au sac à main vert. Ell avait pitié d'elle. La petite dame au sac à main vert trempa néanmoins ses lèvres rouges dans le chocolat, sans boire et sans tirer cette langue que Rose voulait délier pour la pendre à son tour.
— S'il se passe quelque chose au château, dit-elle, on finira par le savoir.
Voilà comment elle exprimait son impatience. La petite dame au sac à main vert reposa la tasse et entreprit de mordre un croissant qui se mit à neiger dans le chocolat. Rose était désespérée. Elle posa sa tête obstinée sur une tringle et colla son nez sur la vitre.
— Et Antoine ? demanda Ell sans cesser de travailler dans l'évier.
Elle en parlait comme si elle en savait déjà quelque chose. Rose se décolla de la vitre et pivota sur ses sabots feutrés.
— On ne l'a jamais vu, celui-là, dit-elle en fronçant les sourcils.
Et aussitôt elle se souvint de l'avoir vu au moins une fois dans la cour de l'école. Les enfants se ressemblent tellement ! On n'en distingue à peine les filles. La petite dame au sac à main vert toussa à cause d'une croûte. Elle tenait sa petite main fermée devant la bouche et ses épaules tressaillaient. Rose réfléchissait.
— On n'est pas de la partie. Qu'est-ce qu'on y peut ?
Renonçait-elle ? Ell guettait l'instant propice. L'évier était surmonté de vapeur tournoyante. Le visage de la petite serveuse paraissait dur. La petite dame au sac à main vert le regardait sans se soucier d'être surprise en flagrant délit de curiosité.
— Qu'est-ce que nous attendons ? dit Rose. Au travail !
Elle n'allait plus s'intéresser, du moins formellement, à ce qui se passait ou ne se passait pas. Elle entra dans la cuisine et on entendit le seau à charbon. Ell la voyait descendre à la cave, dans cette demi-obscurité qui sentait le cercueil et la terre. Ces confinements la désespéraient. Elle rêvait toujours d'un lit soyeux dans un air débarrassé des miasmes de la matière vivante en proie à des décompositions locales. La part d'elle-même qui avait commencé à mourir entrait toujours par inadvertance dans cette autre existence qui ne promettait rien au désir considéré comme l'actant d'une comédie de l'anéantissement. La petite dame au sac à main vert savait cela. Il lui suffisait de la voir.
— Vous me donnerez un autre croissant, dit-elle, la bouche pleine et agitée.
Ell admira cette mâchoire minuscule, devinant sa force secrète. Et la petite dame au sac à main vert savait ce qu'Ell était en train de penser. La petite serveuse se rinça longuement les mains, n'arrivant pas à ne plus y penser, puis elle les torchonna vigoureusement.
— Donnez-m'en deux, dit la petite dame au sac à main vert.
— Deux croissants, dit Ell.
Il n'y avait aucune inquiétude sur cette peau. Ell reconnaissait l'inquiétude à sa peau. C'était une question de perception de l'invisible. Elle n'expliquait pas autrement ces intrusions de la réalité dans sa conscience étroite des choses. Le baron de Hautetour entra au moment où les gris imperceptibles qui émergeaient des joues de la petite dame au sac à main vert commençaient à prendre un sens dont elle savait déjà que c'était le seul. Il salua la petite serveuse en bredouillant un compliment et s'assit à la table de la petite dame au sac à main vert. Il mordit mollement dans le croissant qu'elle lui tendait.
— Ce temps nous rend impropres à la réflexion, dit-il. Nous avons besoin de réfléchir sans nous laisser impressionner par ce déploiement de forces contraires. Le juge va débarquer d'un instant à l'autre. Vous savez pour Fred ?
La petite dame au sac à main vert opina de la tête. Sa petite bouche demeura close. On aurait dit une fleur dans la fraîcheur du matin, avec ses pétales repliés et ses gouttes de rosée. Le baron se mit à parler à voix basse. Ell voyait la silhouette de Frank Chercos qui lorgnait les paroissiennes sous le couvert. L'eau se rassemblait au milieu de la place.
— Il attend le juge, dit Rose.
Elle s'était renseignée dans la cave ! Ell déboucha l'évier et attendit qu'il se vidât entièrement avant de le frotter énergiquement. Rose dit « Bonjour ! » et le baron se retourna pour lui répondre. Ell était d'avis qu'il ne se passerait plus rien. Elle avait une habitude sereine des croissances temporaires de la rumeur.
— Où couchent les oiseaux quand il pleut ? demanda la petite dame au sac à main vert.
Ell le savait. Elle savoura cette infime connaissance du dehors où elle ne mettait jamais ses pieds sans savoir ce qui pouvait alors arriver. Rien ne surgissait jamais. Tout arrivait en dessous et ce n'était pas toujours inexplicable. La vie n'a pas de sens sans ces petites sources de l'ennui qui dort et du désir qui ne le réveille pas. Elle ne s'ennuyait pas. Ce n'était pas le mot. L'évier reluisait maintenant.
— J'ai appris pour vous, dit la petite dame au sac à main vert.
Le baron leva une main et la reposa sur l'autre. Il mâchait encore sa bouchée de croissant. À moins que ce ne fût sa langue. Ell jouissait d'une minute d'ataraxie. Si ce n'était pas l'ennui, qu'est-ce que c'était ? Une nuance de l'ennui, comme l'insatisfaction ? Les jours de pluie, elle redoutait que le sommeil ne la surprît en pleine méditation, entre deux travaux exutoires. Il y avait aussi le dégoût, mais n'était-ce pas se raconter des histoires que de se croire dégoûtée ? La petite dame au sac à main vert et le baron formaient un couple. Rose et moi sommes seules. Il n'y avait pas d'autres nuances, peut-être une aberration chromatique quand elle s'attardait et que son visage semblait ne plus lui appartenir. Rose connaissait cette tendance à la disparition. Dématérialisation du plaisir, songea le baron. Il avait eu, disait-il, une peur bleue.
— Il ne le relâcheront plus, dit-il en serrant les poings. Je m'en charge !
— Vous avez deux heures, ma petite, dit Rose d'une voix enjouée.
Ell jeta son tablier sans se soucier de l'impression qu'elle donnait. Le dimanche, elle serait sortie toute nue pour aller à la messe.
— Toute nue ! s'étonna la petite dame au sac à main vert.
Rose répéta « toute nue » et retourna derrière le comptoir. Ell s'éloignait dans la direction opposée à l'église.
— Si je comprends bien, dit Rose en alignant des bouteilles sur le zinc, le Bois-Gentil est toujours à vendre.
— Vous êtes intéressée ? demanda le baron qui regardait la petite serveuse courir sous la pluie en faisant gicler l'eau des flaques.
— J'ai mon chez-moi, dit Rose.
— Un investissement, proposa le baron.
Rose haussa les épaules et Ell continua de traverser la pluie sans se soucier de son corps qui se donnait, le baron en était certain. Ce qui le convainquait, c'était l'apparente indifférence de Rose qui lui retournait son argument.
— Il y aura toujours du monde, dit-il.
— Oui, dit Rose, mais la question est de savoir si nous aurons toujours les moyens d'entretenir ces toitures qui menacent de s'effondrer et de donner un petit air de fête à nos jardins envahis de ronces et d'orties.
— De ronces et d'orties, chantonna le baron. Nos jardins envahis/de ronces et d'orties. Il y a un poète en vous, Rose. Vous le savez ?
Il lui avait déjà posé la question et elle n'y avait pas répondu, ce qui lui donnait une bonne raison de la laisser toujours sans réponse. Elle sourit néanmoins. Ell disparaissait dans la rue qui montait, montait. Où allait-elle ? demandait la petite dame au sac à main vert sans susciter la moindre attention de la part de ces deux personnages, Rose et le baron, qui semblaient communiquer par l'entremise de la petite jouisseuse qui s'en allait sous la pluie.
Ell allait au Bois-Gentil. Elle en possédait la clé. Elle avait décidé de se pendre par le cou jusqu'à ce que mort s'ensuivît. Voilà où elle était, ta victoire ! Le baron réprima un frisson qui lui eût été désagréable de laisser percevoir.
— Qu'est-ce qu'il tombe ! cria Frank Chercos en entrant.
La porte demeura assez longtemps ouverte pour qu'on s'informât que celle de l'église était fermée. Rose tendit une oreille émue à un cantique qui subissait les distorsions de la pluie. Le policier serra la main du baron et déclina une invitation à participer à une relation qui lui paraissait sans doute peu engageante. Il commanda un café. Rose ne souhaitait plus le quitter. Elle se tint debout entre la table qu'il occupait et la vitrine dont elle releva le rideau en le nouant. C'était beau la pluie !
— La route est coupée, dit Frank Chercos. Préparez vos chandeliers.
— Nous finissons toujours par nous sentir seuls et mal-aimés, dit le baron.
Frank ignorait de quoi il parlait. Il s'intéressait rarement aux confidences si elles ne constituaient pas clairement des aveux et à la condition qu'il pût les considérer comme judiciaires. Sinon, il s'en foutait. Rose eût aimé posséder cette technique de l'autre. Elle ne connaissait que son commerce.
— Elle va prendre froid, dit le policier.
Ell marchait maintenant, et l'eau des flaques ne giclait plus sous ses pieds. Elle était engoncée dans son imperméable transparent, pliée comme une virgule au milieu d'une phrase. Frank décida de la rejoindre. Rose n'eut pas le temps de lui dire qu'il s'en allait en oubliant son briquet. Elle actionna plusieurs fois la pierre et la lueur se fixa un moment sur sa rétine, formant une tache dans la rue qui montait derrière Ell qui n'allait pas plus loin que la poterne du boucher. Frank mit longtemps à apparaître et la lueur bleue s'évanouit. Il était en train de parler à la vitre jaune d'une voiture arrêtée au milieu de la place. Il revint en courant et entra avec une femme à son bras. Elle était un peu échevelée. Elle se repomponna devant un miroir, inclinant une tête qui surveillait au lieu de regarder. Frank tenait la chaise, prêt à la glisser sous ce popotin qui ne le laissait pas indifférent. Elle couina un bonjour et accepta l'élégance un peu contrainte du policier qui demanda la permission de s'asseoir. Elle ne lui fut pas refusée. Rose s'approcha, traînant sur ses sabots aux semelles de feutre. La femme demanda un thé et Frank fit non ou merci du regard.
— Imaginez que je ne puisse pas rentrer avant demain, dit la femme qui frissonnait en regardant le personnage immobilisé par la pluie.
Frank jeta un œil sur la petite serveuse qui semblait plutôt avoir perdu une chaussure.
— De toute façon ! fit la femme en froissant son foulard.
Son immaturité fascinait Frank. Elle s'adressait à elle-même, peu soucieuse du jugement qui était en train de se former dans la tête du policier.
— J'ai cru y laisser la peau ! continua-t-elle.
Elle accueillit le café avec un grand sourire qui découvrit une langue si rouge que Rose crut la voir saigner, mais la femme était si consciente de cette couleur qu'elle en expliqua immédiatement la raison. Frank observa d'un œil passif la boîte de pastilles au jus de betterave et emboucha une cigarette pour ne pas y goûter.
— Vous n'arrivez pas au bon moment, dit Rose qui voulait se montrer sympathique.
— Ah ! Ah ! Ah ! rit la femme. Je ne suis jamais la bienvenue !
Elle montrait une gorge de poulette qu'on va égorger.
— Merde ! dit-elle dans sa main. J'ai oublié ma serviette dans la voiture.
Rose observa Frank qui ouvrit la portière. La pluie le harcelait, martelant son dos imperméable. Il revint avec la serviette et la femme la posa contre le pied de la table, pour qu'elle s'égouttât, expliqua-t-elle. Le baron se décida enfin à présenter ses salutations à la dame.
— Vous remplacez Qand, si j'ai bien compris, dit-il en retenant la main qui se tortillait.
Il ne produisait pas d'autre impression sur les femmes.
— Oui mais, dit.elle, je m'appelle Alice.
Il parut suffoqué.
— Vous ne ferez pas grand-chose aujourd'hui, dit-il d'un air étrangement amusé.
— Pardi ! s'exclama Rose. Un dimanche !
Alice plongea une main experte dans la serviette et en sortit un dossier bleu. Le baron se pencha pour en lire l'intitulé.
— Vous savez ce que je penserai de vous si vous m'avez dérangée pour rien, dit-elle au policier.
— Oh ! Oh ! fit le baron.
Il l'agaçait, mais elle semblait décidée à le supporter. Dans la rue, le personnage luttait contre une difficulté impossible à deviner à cette distance. La pluie battante ajoutait encore à l'incompréhension.
— L'enfant est mort d'un arrêt cardiaque provoqué par une température élevée, dit Alice qui lisait dans le dossier.
— Chaise électrique ? demanda le baron.
— Four à micro-ondes, dit-elle. Vous voulez voir ?
Le baron examina longuement le dossier. Frank ne voyait plus la petite serveuse.
— Et vous croyez que Fred possède un four à micro-ondes ? demanda-t-il comme si rien ne pouvait plus arriver à la pluie.
— Madame nous le dira, siffla Alice.
La petite dame au sac à main vert grimaça de douleur.
— Je me demande où elle va, dit Frank.
Alice regarda la rue qui s'achevait dans la brume.
— Chef, dit Frank en tapotant l'épaule du baron, je vais faire un tour, si vous le permettez.
Il sortit. Et Rose monta dans le grenier. Les tourterelles l'accueillirent par des battements d'ailes. Elle marcha à croupetons jusqu'à l'œil de bœuf qui était son observatoire. La pluie rageait sur l'avant-toit. Frank courait sous la pluie. Ell attendait sous le linteau de la poterne du boucher. Il ne mit pas longtemps à la rejoindre. Ils semblèrent se disputer. Ell agitait un foulard. Puis ils se mirent en route et atteignirent le réservoir d'eau dont la coupole rutilait. Ils allaient disparaître ! Rose dévala l'escalier et traversa la salle du restaurant. Elle marcha résolument contre la pluie. Elle n'avait jamais enquêté aussi délibérément. Il lui était arrivé de se renseigner, quelquefois au prix d'une indiscrétion qui lui valait des reproches agacés, mais cette fois, elle allait trop loin et redoutait d'y perdre la face, ce qui l'eût détruite à jamais. Arrivée au réservoir, elle hésita entre le chemin de terre et le sentier dont l'asphalte se boursouflait lamentablement sous les poussées agissantes des ruissellements. Le jour était enfoui dans la tourmente. Du haut du réservoir, elle ne verrait pas plus loin que le calvaire, du côté du sentier, et de la clôture, côté chemin. Elle les vit cependant, courant l'un derrière l'autre dans le chemin, ayant tout juste dépassé la clôture que Frank écrasait encore du pied tandis qu'Ell était absorbée par la brume. Rose courut sur le talus. Ils allaient au Bois-Gentil. Ell savait quelque chose et le policier le savait aussi. Rose fut prise de vertige à l'idée de savoir. Elle s'égratigna sous des arbres lourds de pluie et de vent. Elles les voyaient, avançant moins vite qu'elle, l'un derrière l'autre, continuant de se disputer à propos de quelque chose qu'il était maintenant nécessaire de savoir. Rose luttait à la fois contre le vertige et la pluie. Elle craignait seulement qu'ils entendissent les crépitations stridentes de la pluie sur son imperméable, mais entendait-elle elle-même le bruit qu'ils produisaient en se chamaillant comme deux gosses qui ne veulent pas partager le même secret ? Le portail du Bois-Gentil gisait dans une flaque immonde. Ils sautèrent dans l'eau jusqu'à atteindre l'allée ruisselante. Rose les vit allumer la lampe du perron, puis tout s'éteignit pour elle.
Chapitre XXXVII
La tête saignait dans la neige. Anaïs jeta la branche dans la broussaille et rentra. Jules avait poussé la chaudière et maintenant c'était agréable d'attendre. Il avait aussi allumé le feu dans la cheminée et il le surveillait, car le bois était humide. Elle était allongée sur le divan. Quand Frank Chercos et la petite serveuse passèrent le portail, ils virent la tache de sang dans la neige et les traces d'une lutte qui n'avait pas duré longtemps. Ils se hâtèrent et frappèrent à la porte, car la cheminée fumait. Anaïs ouvrit. Cette fois, elle brandissait le tison. Ell s'avança en souriant. Le tison changea de main et Jules retourna à la cheminée pour tisonner.
— Il fait bon ! dit Frank Chercos en se frottant les mains.
Il jeta un œil déconcerté sur les lances et les boucliers qui décoraient les murs. Une carapace de tortue était posée sur le tapis et un coussin la surmontait. Ell continuait de secouer les imperméables devant la porte.
— Anaïs doit s'en aller, dit Jules sans quitter le feu.
— Le train est à midi, dit Frank.
Jules se rasséréna. Le tison maintenait une bûche à l'oblique. Frank regarda le travail des flammes qui montaient dans la suie. Ell rentra et accrocha les imperméables.
— Il ne fait nuit ni jour, dit-elle, comme si le temps s'était arrêté.
— Il n'y a plus de temps, dit Anaïs et elle entra dans la cuisine pour brancher la cafetière.
Frank pensait au train. Jules se taisait.
— Vous voulez partir ? demanda Frank.
Ell revint avec la cafetière et les tasses sur un plateau.
— Elle partira si c'est le mieux, dit-elle.
— Je partirai, dit Anaïs.
Jules toussa. Le jour entrait par la fenêtre nord, tandis que l'autre fenêtre demeurait grise, presque sale. Une écorce jaillit et parcourut la distance qui le séparait d'Anaïs.
— Vous prendrez le train de midi, dit Frank. On peut fumer ?
— Elle a un joli appartement à Paris, dit Ell.
— Joli... fit Anaïs.
Les deux femmes étaient assises l'une contre l'autre et Frank les regardait. Jules voulait tourner le dos et ne regardait que le feu. Frank lui tendit une tasse.
— On n'a guère le temps d'en discuter, dit Jules.
L'horloge normande sonna la demie. On aurait dit qu'il avait attendu ce moment précieux.
— Tu reviendras cet été, dit Ell. Avec le soleil...
— J'habite tout près de Saint-Benoît, dit Anaïs. Savez-vous que...
— Je sais, dit Frank. Elle est ici.
— Fred ?
Frank ne répondit pas. Ell rêvait de voyager en train. Elle n'était jamais allée plus loin que Toulouse. Elle avait oublié pourquoi.
— Un procès en appel, dit Jules en ricanant.
— C'était plus simple, dit Anaïs. C'était... concevable.
Ell rit. Le rire effaçait toute trace de terre sur son visage finalement ingrat.
— Ma valise est prête, dit Anaïs et elle monta.
On entendit ses pas. Elle referma toutes les portes.
— Il y a du sang dehors, dit Frank.
— Vous n'avez pas entendu le coup de fusil ? demanda Jules.
— Non.
Ell vit Anaïs descendre lentement l'escalier et s'arrêter devant les gravures.
— Venez avec moi, dit Anaïs.
— Vous habitez Paris vous aussi ? demanda Ell à Frank.
Anaïs posa la valise au pied du divan et s'assit. Jules se leva enfin. Il se contenta de l'embrasser et il s'en alla. On entendit ses pas dans la neige. Le ciel s'éclaircissait peut-être. Ell regarda à la fenêtre et vit Jules traverser un champ en contournant les mottes blanches et noires. Plus tard, ils étaient sur le quai de la gare. Le train attendait. Ell boucha ses oreilles pour ne pas entendre les coups de tampon. Anaïs resta à la fenêtre jusqu'à l'entrée du tunnel, puis on vit la vitre se lever et le train s'engouffra. Frank abandonna la petite serveuse. Elle attendit encore, vit l'homme qui consultait les horaires et s'en alla elle aussi. L'homme tenait son manteau sur le bras. Il portait un béret basque. Il n'avait pas noué son écharpe. Il traversa la salle des pas perdus et attendit dans la cour. Le taxi s'éloignait. L'homme grommela et marcha vers le bourg. Il n'avait pas de valise.
Il arriva sur la place. Il salua quelques personnes de sa connaissance, mais sans s'approcher d'elles. Il ne semblait pas non plus qu'il cherchât à les éviter. Les vitres de l'Hôtel des Trois-Seigneurs étaient éclairées. Devant la porte, la neige s'était transformée en boue. L'homme sautilla et entra. Constance le happa.
— Mon chou ! On ne t'attendait plus.
Elle fit les présentations d'usage.
— Ce monsieur est Frank Chercos. Il est venu enquêter sur la mort étrange de cet enfant. Voici Alice Qand...
— Alice Sabat, corrigea Alice en recevant la main moite de celui qui ne pouvait être que l'époux de Constance de Vermort. — Comment l'appelez-vous, déjà ? demanda-t-elle à Frank quand ils furent de nouveau seuls, à l'écart de cette réunion impromptue.
— Omar Lobster, dit Frank. Un savant.
Rose continuait de raconter. Sa tête était maintenant couverte d'un pansement que le docteur Verdier ajustait encore en bougonnant parce qu'elle ne tenait pas en place.
— Je saurai qui c'est ! grognait-elle. Tu le sais, toi !
Elle brandissait un poing exsangue en direction du comptoir. Ell souriait.
— Elle ne le saura pas, dit Frank à Alice.
Puis il contempla les cheveux de la magistrate. Elle énumérait :
— Armand de Vermort, ses fils Fabrice et Jean dit Janver, Omar Lobster et sa femme Constance, née Vermort, Gisèle de Vermort, épouse de Fabrice, Chacier, K. K. Kronprinz, Roger Russel dit Rog Russel ou Gor Ur, Kol Panglas et sa compagne Rolande, Lucas et Agnès Bégnard, Amanda S., messieurs Jasmin et Romarin, la chatte Pitsy et le chien Médoc, l'abbé Valisse, le baron Pierre de Hautetour, Verdier, Muescas, Rose , Ell...
— Sont absents : Fred Lespigue, Leuvrier, Hortense, Jean-Loup, Grandin et Sophie-Ange, Morandelle est mort, le baron Albert von K. est enfermé, vous ne verrez pas Anaïs K., et Alice Qand est au lit avec une grippe. Vous êtes Alice Sabat et je suis Frank Chercos.
— Appelez-moi Alissalissalissali... Sally !
Le comte conseillait Verdier et celui-ci continuait d'ajuster un pansement que Rose trimbalait comme un chapeau dans le vent. Son récit captivait l'auditoire. Il se finissait par le coup sur la tête et recommençait avec la vision du sang dans la neige. Un gendarme notait, l'autre exigeait des détails en secouant un crayon devant le regard agité de Rose qui recommençait. Verdier finit par perdre patience et le pansement sauta d'une table à l'autre, provoquant chaque fois la rocaille des rires. La petite dame au sac à main vert attendait, les mains posées sur la table, ne cherchant plus à en dissimuler les menottes.
— Le ciel est bleu ! cria quelqu'un.
On sortit. le ciel était bleu, mais pas bleu comme un ciel éclairé ni profondément bleu comme la nuit. Le ciel était bleu parce qu'il était traversé par une lueur rouge.
— Curieux raisonnement, fit le comte. Dommage qu'Alberte ne soit pas là pour nous expliquer.
— Je peux expliquer, dit Konrad en cliquetant.
Sa chaîne en or attirait les filles. Alice tenait la main de Frank.
— C'est étrange, non ? dit-elle.
— La route est coupée, dit quelqu'un. S'il arrive quelque chose, on ne pourra rien faire.
— Les Martiens, c'est vert, dit un autre.
— Les Martiens, oui, mais pas leurs vaisseaux.
— Les vaisseaux martiens sont rouges ?
— Pas les vaisseaux, les flammes !
— On dirait un arc-en-ciel rouge.
— La neige va fondre.
Frank aimait cette main dans la sienne. Il pouvait entendre les verres dans l'évier et les glissements du pansement sur le dallage entre les tables.
— Vous avez des hélicoptères dans la Justice ? demanda un homme.
Alice pouffa.
— Si la route est coupée, dit-elle, je suis coincée.
— Et si c'est autre chose qu'un phénomène ?
Le comte frémit et tenta de raisonner. Son discours couvrit peu à peu les voix qui s'isolaient dans un recueillement religieux.
— L'abbé ! cria quelqu'un. C'est le moment.
Valisse consultait son bréviaire. Ses lèvres remuaient.
— Nous n'avons pas le choix, disait le comte.
— Et cette petite dame ? On a peine à croire que...
— Ah ! Si cet enfant avait été du pays, elle n'y serait plus, croyez-moi !
— Voulez-vous bien vous taire ! s'écria Alice.
Sa main glissa dans celle de Frank.
— Madame, suivez-moi ! dit-elle.
— Où ? dit la petite dame au sac à main vert.
Alice entra dans la salle du café, traversa celle du restaurant et monta l'escalier. La petite dame au sac à main vert la suivait docilement.
— Je vais vous enfermer, dit Alice. Madame Rose !
Rose grimpa l'escalier avec les clés.
— La 14, haletait-elle. Nous n'avons pas la 13.
— Je ne suis pas superstitieuse, dit Alice.
— Moi oui, dit la petite dame au sac à main vert.
Elle entra en tremblant dans la chambre.
— La 14, en fait, c'est la 13, n'est-ce pas ?
Rose ricana. Alice considéra la fenêtre.
— Si vous pensez que je vais passer par là ! dit la petite dame au sac à main vert.
— Un gendarme devant la fenêtre ! hurla Alice.
Un gendarme se pointa. Il haletait.
— Il fait chaud comme en été, dit-il.
La peur le défigurait. Ou alors, pensa Alice, c'est lui qui fait peur.
— Sortons ! dit-elle.
La petite dame au sac à main vert demeura seule avec le grand gendarme qui ouvrit la fenêtre. Il ne voulait pas rater ça. La chambre, qui était jaune, devint rouge. L'arc-en-ciel s'épanchait. Le bleu du ciel périssait. La petite dame au sac à main vert s'agenouilla et pria à haute voix.
— Seigneur, ou qui que tu sois, pardonne-nous !
Le gendarme vit le comte juché sur le piédestal du calvaire, comme en campagne électorale. Il n'entendait pas le discours. La prière de la petite dame au sac à main vert n'en finissait pas. Il regarda l'horizon qui sombrait dans le rouge, puis le tunnel recracha le train qui y été entré. La voix ferrée était coupée !
— Nous sommes seuls ! s'écria-t-il.
Mais le ciel demeurait muet. Pas d'hélicoptères ni de vaisseaux martiens. Rose secouait le pansement devant le nez d'un marmot. Il rigolait en donnant des coups de pieds dans le mollet qui le feintait à tous les coups.
— Vous n'avez pas entendu le coup de fusil ? demandait Jules.
— Non.
— Coup de fusil, ma tête ?
Le pansement vola au-dessus du calvaire et atteignit le campanile. Des voitures, moteur en marche, bloquaient les issues.
— C'est un phénomène naturel, expliquait Janver.
— Comme de péter ! renchérit quelqu'un.
Mais personne ne rit. Voilà une habitude de perdue, pensa le gendarme. La sueur dégoulinait sur ses joues glabres. La petite dame au sac à main vert se pencha à la fenêtre. Il se contenta de la retenir par le col. Elle hélait Frank Chercos, mais celui-ci était trop occupé à renifler comme un chien le petit corps savant d'Alice qui perdait la tête. Le pansement était redescendu et amusait les pieds. Elle tordit une oreille. Le cri fit basculer le ciel dans le feu.
— Mon Dieu ! s'écria la petite dame au sac à main vert. C'est la fin
— Le téléphone est coupé ! On n'a plus Internet !
— Nous n'avons plus besoin de lumière !
Le gendarme poussa la petite dame au sac à main vert à l'intérieur de la chambre qui rougeoyait.
— Sans téléphone, dit-il, il va falloir improviser.
Il s'enchaîna à la petite dame au sac à main vert et ils sortirent dans le couloir. Elle trottinait derrière lui. Son sac à main vert ballottait dans son dos. Alice montait.
— Je ne sais pas ce qui se passe, dit-elle, mais c'est sérieux.
— C'est sérieux parce que vous ne comprenez pas ? fit le gendarme en la bousculant.
— Vous allez où ?
— À l'église !
La petite dame au sac à main vert envoya un joli sourire à Alice qui les suivit. Il n'y avait presque plus de neige sur la place.
— C'est l'hiver, ça ? disait quelqu'un.
— Ça y ressemble encore, expliquait le comte.
Le docteur Verdier ricanait.
— Le ciel est en feu, dit-il. Vous n'y pouvez plus rien, monsieur le Comte.
Janver le mordit au visage. Le docteur s'écroula en hurlant.
— On aurait mieux fait de partir, dit Ell à Frank Chercos.
— Pour aller où ? dit le gendarme qui portait la petite dame au sac à main vert dans ses bras. Le train est revenu.
Frank Chercos gicla.
— Attendez-moi ! cria Ell.
Anaïs était à la fenêtre, regardant le ciel rouge comme s'il était bleu. Frank monta et rudoya les passagers du couloir.
— Comment vous avez fait ? demandait la petite serveuse.
Sur le quai, le mécanicien expliquait pour la trente-deuxième fois que le tunnel était bouché par un éboulement et que ce n'était pas de la neige.
— Oui, pensait le maire à haute voix, mais peut-être qu'avec un chasse-neige, on pourra déblayer.
— Je vous dis que ce n'est pas de la neige !
— Qu'est-ce que c'est, alors ?
Frank chassa un passager et ferma la porte du compartiment. Anaïs était docile. Il la trouva absente. Une vache les regardait, abstraite et tranquille.
— Ne lui faites pas de mal, dit Anaïs. Il n'y a pas de mal à manger un enfant de temps en temps.
— Oui, dit Frank, mais si ça devient une habitude...
Elle éclata de rire. Ell grattait à la porte. Frank libéra le rideau qui monta. Ell avait l'air de s'être égarée. La porte coulissa.
— Vous voulez prier ? demanda Ell.
Le train bougeait.
— Si nous allions à Barcelone ? dit Anaïs d'un air enjoué.
Frank demanda au mécanicien si c'était possible.
— Avec une draisienne, non, dit le mécanicien et il fila sur le quai.
Alice cherchait Frank et interrogeait les voyageurs qui prenaient l'air parce que le train était devenu étouffant. Ils étaient impatients, capables d'une grande violence verbale qui pouvait dégénérer à tout moment. Une femme lui montra le chapeau de Frank.
— Il est peut-être dessous, dit-elle.
Il n'y était pas. Alice emporta le chapeau.
— Vous l'avez vue, s'étonna Ell. Elle est folle !
Frank regarda les gens sans chercher à y trouver Alice. Anaïs se leva et s'étira pour prendre sa valise dans le filet.
— Je ne sais pas, je ne sais rien ! répétait le maire en suivant l'équipe de techniciens qu'il avait réussi à dénicher. Ces messieurs nous le diront et JE déciderai.
Les gens ne lui témoignaient aucune confiance.
— Allons à Barcelone, dit Anaïs. Je te nourrirai de cucuruchos.
— Demain, dit Frank, si la voie est libre.
Ell frottait la sueur sur ses bras.
— C'est peut-être un problème atomique, dit-elle. Tu y crois, toi, aux Martiens ?
— Credo in unam. Soleil et chair !
— Je ne connais pas Barcelone, dit Frank.
Il fumait tranquillement maintenant. Le temps s'était peut-être arrêté. Pourquoi pas le temps, après tout. Il faut que quelque chose s'arrête. Pourvu que ce soit le temps. On pouvait voir les techniciens à l'entrée du tunnel, examinant l'obscurité à la lumière de puissantes torches électriques.
— Finalement, dit Ell, tu n'es pas morte dans le fossé du château.
— Eh non ! fit Anaïs. Je ne suis même pas morte du tout, comme tu vois.
— Nous oublierons, dit Frank.
Il suffisait de patienter. Il avait souvent attendu, le train ou autre chose, toujours avec cette patience qui lui servait de courage. Il n'avait jamais vraiment désiré résoudre des énigmes. Alice disait : Il faut vivre, vivons au-dessus des autres, on en aura toujours sur la tête, mais moins. Elle avait raison : moins il y en a et mieux on se porte. La question, c'est de gagner au bon moment. Il y a des moments favorables à la chance et d'autres qui lui sont fatals ou inutiles. Anaïs traînait sa grosse valise dans le couloir. Sur la passerelle, elle eut envie d'uriner et il surveilla la porte pendant que le pipi s'écoulait dans le ballast. Puis ils descendirent du train, tous les trois. Alice reposa le chapeau sur la tête de Frank.
— Merci, dit-il en l'ajustant.
Ils sortirent de la gare, tous les quatre. Le taxi les attendait, hilare. Il avait ôté son tricot de laine et remonté les manches de sa chemise. Pour lui, c'était l'été.
— Si vous revenez, dit-il, n'oubliez pas ma petite tour Eiffel qui neige.
— On arrive, Papa, dit Ell.
— Et vous n'avez pas pensé à ma petite...
— J'y ai pensé, dit Anaïs.
Le chauffeur souleva la valise et la secoua pour entendre la neige. Il posa une oreille humide sur le cuir parfaitement briqué, comme l'aimait Frank. Il ne concevait pas un voyage sans le cuir d'une valise.
— Ils les font en plastique, maintenant, vous savez ?
Ils revenaient à l'hôtel. Rose les attendait. La petite dame au sac à main vert secoua ses menottes et agita ses petits doigts de fée du logis. Sa petite bouche écarlate disait quelque chose, mais Frank parla à sa place et Anaïs chercha la réponse à une question qui la surprenait encore.
— Voyez-vous, dit Rose dans l'escalier, la 14, c'est la 13.
— Il en aurait fallu quatorze, dit Ell justement.
— Quand bien même ! dit Rose. Et je la mettrais où, la13 ?
— C'est juste, reconnut Ell. Il n'y a pas de place pour la 13.
— La place de la 13, c'est la 14, conclut Rose.
Alice entra la première. Elle aimait s'émerveiller avant les autres.
— Quand Qand reviendra... commença-t-elle.
Rose réfléchit. Cancan reviendrait. Elle ouvrit la fenêtre et dit :
— Comme en été !
Mais c'était l'hiver. Sous le couvert, le libraire, qui vendait des piles, n'en avait plus et se faisait engueuler. La radio parlait du phénomène comme s'il était acquis que ce fût un phénomène et non pas un noumène.
— Pas d'expérience, pas d'explication, dit Alice en se vautrant comme une petite fille sur le lit qui valsait avec Ell.
La radio jouait Unforgettable. That's why !... That's why !... That's why !... Puis Léo Ferré se mit à parler de ses dents déjà mortes. Anaïs grelottait.
— Ce n'est tout de même pas l'été, fit Ell. Il ne faut pas exagérer !
Et elle ferma la fenêtre, ce qui diminua le son de la radio.
— That's why !... That's why !... That's why !... chantonna-t-elle.
Frank remercia Rose qui frétilla dans ses sabots.
— Et maintenant, à poil ! lança-t-il.
C'était une plaisanterie de mauvais goût. Il ne réussit qu'à envenimer une atmosphère déjà tendue à l'extrême. Alice secoua le petit poste de radio à piles, Anaïs refusa de s'asseoir et Ell brandit un cendrier. Le chasse-neige passa, suivi du vieux Bulldozer des Vermort, conduit par un Chacier conscient de l'enjeu.
— Tu as peut-être raison, au fond, reconnut Ell.
Alice rougit du bout des joues. Elle consultait le dossier de l'enfant micro-ondé en écoutant Léo Ferré. Tes dents déjà mortes. Elle frémissait. Il y a des auteurs qui trouvent l'expression exacte et on les appelle des poètes. Les autres ont beau devenir des classiques, ils n'atteignent jamais le cerveau à l'endroit précis d'un début d'explication. Anaïs tira la langue à la fenêtre et se réfugia dans les toilettes. On entendit l'eau couler, les mains exploraient l'eau. Frank écrasa la radio qui se tut. Alice pleura.
— Ils nous expliqueront, dit Ell. Ils expliquent tout. Ils savent. Tout est religion. PKD dit que la seule religion, c'est la mort.
— Ça va ! fit Alice.
Elle se retourna sur le dos pour voir Frank.
— Nous n'aimons que notre vie, dit Ell. Personne d'autre ! L'amour, c'est aimer sa vie, rien d'autre ! Nous n'avons jamais été enfants.
— Anaïs ! appela Frank à travers la porte. Chacier y arrivera.
— C'est trop tard, dit Anaïs.
On entendait le Bulldozer. Des dizaines d'hommes s'activaient pour dégager le tunnel. De l'autre côté, on construisait un pont de fortune capable de supporter un véhicule léger.
— Ah ! Si Morandelle avait été là, regrettait le comte.
— Deux statues, fit K. K. Kronprinz. Une en bronze pour le baron et astronome von Klingelmauf... Klingelödemauf... Klingelödemaufstandune... aufstandunemplinich... Kling... Klein... Klinglagen... Et l'autre pour son ami Morandelle, ingénieur polytechnicien et enseignant à qui nous devons la prospérité de nos carrières de marbre.
— Bravo, K. K. ! Tu seras maire. Je le dis.
On riait en regardant les hommes au travail. On entendait le Bulldozer. On regardait le ciel.
— Dieu du ciel, fit le comte, qu'il ne se remette pas à neiger avant qu'on en ait fini avec ce pont et ce tunnel.
Muescas remontait du talweg où l'avait jeté l'impatience de ses coreligionnaires.
— Il y en a partout, bégayait-il.
Il en jeta un aux pieds du comte qui recula.
— Ce ne sont pas des enfants, dit Muescas. Ça tombe du ciel. Il y en a partout.
Les hommes s'éparpillèrent pour voir. On entendait leurs cris d'horreur. Le comte examina l'enfant, soulevant un linge dont il ne reconnut pas la consistance.
— Taisez-vous, Muescas, et continuez de chercher. Il y a une explication.
Le monde ne pouvait pas perdre sa cohérence. Pas comme ça, pensa le comte. Et il retourna encourager les hommes qui trimaient pour la logique. C'était enfantin.
Épilogue
L'hiver est arrivé — jours de pluie — jours de neige — ou jours de grand soleil qui s'extrait du gel matinal puis retourne vite dans l'ombre — laissant la place au froid qui s'installe devant la porte — comme un chien de garde — tandis qu'à l'intérieur on hésite toujours à sortir de la cheminée — sirotant la gnôle matin et soir — ou à toute heure — suivant que le moral est au gris ou au contraire au beau fixe — suivant ce qui s'amoncèle contre la fenêtre — sur les feuilles de l'automne qu'on a eu la flemme de balayer et qui pourrissent dans l'humidité et la moisissure — calculant le bois dans la cheminée — dans la perspective de l'hiver qui sans être jamais terrible — n'en reste pas moins l'hiver — les heures du jour ne suffisant pas au travail — et on s'ennuie ferme — gratouillant le verglas sur la vitre de la fenêtre pourtant fermée — chiant sa merde brûlante dans l'eau gelée du chiotte qui glougloute — ne touchant pas à la douche dont le tuyau fait une boucle raide autour du robinet coincé de toute façon — traînant la savate entre la chambre et la cuisine — entre la couette et la cheminée — mangeant sur les genoux près de la cheminée ou carrément dedans — la table demeurant désespérément vide — les miettes poussées du pied dans le feu — avec les os et les restes de patates — les pots de yaourts et les couvercles de pots de confiture — pluies et neiges autour du soleil — comme les limites à ne pas dépasser — sciant du bois pour se réchauffer un bon coup et vite se jeter en boule enfantine sous la couette — vidant le verre de gnôle invisible qui ajoute sa chaleur — et le matin jetant un coup d'œil sur la fenêtre dont les volets tranquilles et mal jointés font toujours du bruit — analysant le rai de lumière vertical — jugeant de sa couleur — de son intensité — écoutant les chats sur le rebord — miaulant ou simplement silencieux — le chien qui fait le tour de la maison parce qu'il s'impatiente — aboyant un peu — il faut tendre le bras hors de la couette pour arracher au froid la bouteille de gnôle glaciale — et boire au goulot d'un coup une bonne lampée — sentant les brûlures en remplacement de la bonne chaleur de la cheminée — et une fois requinquée — le ventre presque douloureux — se lever d'un coup — tout habillée parce que je ne me déshabille pas pour dormir — j'accumule la chaleur dans mes vêtements — où veux-tu que j'accumule ? — la gnôle me brûlant l'intérieur — tandis que je secoue nerveusement les bûches qui crépitent — que je jette du papier — des brindilles — et même de l'essence — le feu éclatant en bouffées calcinantes — jusqu'à ce que la cheminée se remette à ronronner doucement — je peux alors passer un gant d'eau tièdie sur la bûche — sous les bras et sur les seins — entre les jambes — entrouvrant à peine la chemise ou le pantalon que je porte sous ma robe — je me réveille.
La lettre de papa est arrivée ce matin — ou hier — ou bien avant — je n'en sais rien — il était dix heures — onze heures — l'heure où le soleil s'échine dans l'herbe blanche — ne parvenant pas ni derrière les murs ni entre les fourrés où l'herbe reste blanche et gelée toute la journée — j'ai ouvert la boîte aux lettres — ce qui m'arrive quelquefois — j'étais descendue jusqu'à la ferme voisine pour ma petite provision de pinard — et en remontant, j'ai ouvert la boîte aux lettres — et il y avait une lettre de papa dedans — je l'ai ouverte en remontant vers la maison — maman est morte — ça je le savais — je suis seul — je m'en doutais un peu — viens me voir — pas question —
C'était une lettre de papa — une lettre en forme de question parce qu'il ne sait rien écrire d'autre — faut toujours qu'il demande quelque chose —
Ce qui irritait ma mère — il y avait un tas de choses qui l'irritaient, ma mère — et par-dessus tout cette manie qu'avait mon père de tout le temps demander qu'on l'aide — depuis que maman est morte, je réponds de temps en temps à ses questions — mais toujours par écrit — gardant toute la distance à travers cette transparence sentimentale qui existe malgré moi — malgré nous au fond — on s'aime pas — je n'ai que des sentiments sexuels à l'égard de mon papa — on a parfaitement le droit d'avoir ce genre de sentiments — ce qui est interdit, c'est de les cultiver — même de chercher à le faire — moi je ne suis pas de celles qui font un scandale parce que leur papa est venu les visiter dans leur lit — si c'est pas ce qu'elles veulent — et si le papa insiste — bon — faut quand même leur donner raison — mon papa n'est jamais venu dans mon lit — qu'est-ce que j'ai pu souhaiter qu'il le fasse — il n'a jamais compris — ou alors il n'a pas pu traverser le corps de ma mère pour venir à la rencontre du mien — de mon petit corps dejà fou de tout ce qui dépasse l'ordinaire — j'ai même souhaité qu'il me frappe — qu'il me torture — qu'il m'abandonne dans un chemin de traverse nue et tremblante — de lui j'aurais tout accepté — on l'aurait fait et on se serait pas mal foutu de l'opinion de ma mère — mais elle refermait mes cuisses d'un coup chaque fois que, assise dans le sofa — je les écartais un peu trop — ou bien elle arrivait avec un gant humide et dur qui effaçait le sang de mes lèvres — tirant sur les mèches — supprimant les bijoux — adroite à mettre en valeur ce qui me rendait laide et indésirable — je disparaissais des pieds jusqu'aux épaules dans un épouvantable harnachement de plis verticaux et de ceintures perpendiculaires — soutenant mon seul visage — ma seule laideur impossible à cacher comme on cache une cheville trop lourde ou une épaule trop grasse — je promenais mon visage dans le désert — je n'avais aucune chance par rapport à l'homme — n'importe quel homme que je désirais propre et silencieux — mon père se tenant à l'écart de cette tragédie — souriant quand il me voyait passer dans une robe qui soulignait mes narines dilatées — ou qui donnait une profondeur mortelle à l'excavation de mes paupières — autour de mes yeux oranges — mes yeux toujours uniformément oranges — alors je ne sais même pas si mon père voulait de moi — ne serait-ce que comme fille ? — Ne me faisant aucune illusion sur notre futur — raturant l'idée de l'inceste d'un rageur coup d'ongle dans la perfection de mes cuisses secrètes —
Je pouvais bien sûr prier pour qu'elle se casse une jambe — ou pire se rompe la colonne vertébrale — songeant aussitôt à l'enfer que ce serait — ma mère paralysée dans un fauteuil qui traverserait les murs avec elle pour me couvrir d'écrans-protecteurs aux endroits de ma secrète et vivante sexualité — non, je ne pouvais pas la projeter ainsi dans une demie mort qui me ferait regretter de ne pas l'avoir tuée moi-même — et je me suis mise à songer à l'assassinat — et à l'impunité bien sûr — ou à la non-culpabilité — mais c'était s'en remettre au jugement des autres — c'était risquer une trop grande déception — et je ne pouvais même pas mesurer le risque qui m'apparaissait comme une entière probabilité —
Je me suis mise à penser à tout ça quand j'ai fini de lire la lettre de papa — il me demandait d'aller le voir — et j'aimais trop l'hiver — j'étais tellement jalouse de ma solitude — voletant comme un oiseau fatigué entre la seringue et la bouteille — entre la cheminée et la couette — entre le garde-manger et l'inévitable chiotte que ma merde mettait en ébullition — j'avais vraiment pas envie d'aller faire un tour du côté de Paris où mon père créchait comme un ermite maintenant qu'elle était crevée — traversée de vers et de petits cailloux — avec d'immenses cheveux qui continuaient de croître dans le vide calculé où son corps reposait — dans l'attente que le bois retourne à la terre — c'était toute la vision que j'avais d'elle — ça faisait un peu savant — encyclopédique même — ça ne faisait pas du tout émue par la perte définitive — mais j'avais bien conscience de n'avoir rien gagné — papa étant maintenant vieux et sans doute éloigné de la chose sexuelle — ou ne l'approchant qu'avec des pincettes — on sait jamais ce qui peut arriver à un vieux qui se met à rêver —
Rêvait-il — mon papa — mon premier et impossible amour — à autre chose que du sexe entre nous ? — Qu'est-ce que j'en avais à foutre après tout — j'avais raté ma vie conjugale à cause d'un mari qui voulait me bouffer pour se nourrir — comme pute j'avais fait la preuve de pas mal de talent et j'avais touché le gros lot — bon je l'avais entièrement dépensé dans ce cirque qui n'avait attiré que des fous — parce qu'Eva et moi on pensait qu'à montrer notre cul — ou parce qu'on n'avait pas de talent — ou parce que c'était pas ce qu'il fallait avoir — qu'on savait rien de ce qu'on aurait dû savoir avant de foncer tête baissée dans ce gouffre financier — mais le cirque était fini et bien fini — maintenant je me balançais doucement sur le trapèze — assise confortablement sur la barre qui ne sciait pas les fesses — et pas de projecteurs pour m'éblouir — pas de spectateur pour m'en demander plus — de mordre une bretelle pour la casser — ce qui était facile — ou de recommencer le saut de la mort — ce qui m'enfonçait tout entière dans une peur que je ne partageais avec personne — ravalant ma salive — regardant Eva qui aiguisait sa cruauté en disparaissant dans l'ombre pour qu'il ne soit vraiment plus question de sexe — mais de voltige — de mort approchée — pire que la mort — de la paralysie.
— Recommence ! Idiote ! disait Eva dans l'ombre —
Et je n'avais même pas la ressource de me foutre à poil pour leur pisser dessus — il fallait que je voltige — mon esprit arrêté avec l'idée de la paralysie — de mes jambes mortes — de mon cul ouvert à vie dans l'intérieur d'un pot amovible que je ne serais même pas capable d'aller jeter aux chiottes — rêvant toujours à ce moment-là d'une biture définitive — ce qui les faisait bien chier !
Mon papa ne pouvait pas avoir une idée exacte de ce qui m'arrivait — est-ce qu'il pouvait avoir une idée de ce dont je rêvais — lui qui était de la génération de Ginsberg et de Kerouac — lui qui n'avait jamais ouvert Le Festin Nu — et qui aurait été choqué par les garçons sauvages — papa traînard qui n'était même pas de sa génération — il n'avait aucune idée un peu voisine de celles qui avaient fait sa génération — il n'était d'aucune génération — il n'avait été généré par rien qui soit une génération — il générait rien — qu'est-ce que je valais moi-même par rapport aux idées que ma génération avait jetées sur le grill de l'expérimentation ?
Papa se faisait chier dans son appartement étroit rue Saint-Benoît — moi je tuais le temps sur le chemin de Génat à Layos — dans une maison impossible à chauffer — et qui n'était même pas agréable l'été — l'hiver disparaissant dans ma couette puante — l'été me méfiant des coups de vent à cause de la nudité dans laquelle il m'arrivait de trouver du plaisir — si c'était le moment — ou la bonne compagnie — ce qu'on pouvait se faire chier tous les deux !
Mais l'idée de respirer l'air de Paris — moi qui n'aie pas connu Paname — c'était une mauvaise idée — pas à cause de papa — que je pouvais distraire jusqu'à l'oublier — entre les murs brûlants de son petit appartement un peu bohème — pas à cause de Paris — qui est une ville comme les autres — à traverser de long en large sans jamais s'arrêter quelque part — des fois qu'on y perde le sens de l'orientation — et dans l'obligation de s'adresser à des passants pour le retrouver — ce qui n'est pas une mince affaire — compte tenu de la célérité et de l'indifférence — pas à cause du voyage — pas à cause de la maison fermée et des bêtes qui tournent autour en se demandant si je vais revenir — ni à cause de la gnôle ou du coup de ciseau dans l'imagination ! — C'est à cause que c'est quitter un ennui agréable pour un autre qui l'est peut-être aussi — mais qui n'est pas le mien — non mais réfléchis un peu — qu'est-ce qu'on va se dire toi et moi ? — De chaque côté de la table — ou de la télé — peut-être même de la bouteille si tu me comprends un peu — est-ce qu'on va s'emmerder chacun de son côté — toi un peu moins seul — certes — revenant des courses chaque matin avec ton filet de plastique vert qui te donne une allure de secrétaire du Mercure — sortant du filet le bout de viande et le poireau prêt à cuire — la crème Mont-Blanc et la bière sans alcool — la baguette craquante — le journal — le paquet de cigarettes — le programme télé — non mais tu m'as regardée !
Moi je me fous pas mal d'arriver toute nue dans mon pardessus étoilé — et d'entrer dans cet appartement — reniflant tes odeurs — et n'y tenant plus à l'envie d'ouvrir les tiroirs du bahut remplis de souvenirs de ma mère — les missels — les lunettes — les briquets à mèche parce qu'elle n'en supportait pas d'autres — les babioles en plastique et celles en alu brillant — les vieux bonbons collants — les petits cailloux de Lourdes et les dentelles inachevées — les photos ! — Oh putain les photos — chacune éternisant le moment choisi par son sacré 9,5x11 au viseur implacable qui cadrait toute notre laideur dans son prisme un peu piqué par le temps — et je serais là à me bouffer le dessus des doigts — attendant que ça passe — les yeux rivés sur les poignées dorées pendouillant par paire sur chaque tiroir — pouvant mesurer le temps dans le chien coupé d'horloge — toi pliant et dépliant ce satané journal qui offusque mon silence — et j'ai le cul mouillé à force de transpirer comme une garce dans la dentelle qui fait la propreté du cuir inusable — faisant miauler les accoudoirs sous mes bras parallèles — la tête remplie de ce fatras d'objets qui peuvent animer l'imagination de n'importe qui — n'importe quel étranger à la famille pouvant toucher du doigt la surface au vernis craquelant de notre histoire qui n'a pas pu devenir une histoire d'amour —
Je viens pas à cause de ces tiroirs — ou alors vide-les dans la chaudière — repeint les murs avec de la merde — change la forme des meubles rien qu'en les regardant — fais quelque chose en ma faveur, quoi ! — quelque chose pour moi toute seule — entre toi et moi — rien de sexuel — c'est foutu de ce côté-là — et puis je me suis promise — enfin si je passe l'hiver — si je touche le printemps — si je suis la première à gicler mon foutre dans les primevères — l'herbe à la paralysie — tourbillonnant toute nue dans le talus — exactement avec la même force qui m'avait poussée à écraser les colchiques — exactement avec la même rage appliquée à la nature — dans ma maison sans souvenir de nous — dans la maison sans souvenir du tout — ne pas savoir qui a vécu et qui est mort là-dedans — ne pas reconnaître leurs visages dans ceux des gens du pays — ne rien savoir des liens de parenté — des divisions de biens — des récoltes cachées — des cadavres qu'on a peur de déterrer malgré les bijoux — enfin c'est ce qu'on raconte — que la vieille Célestine se serait enterrée toute seule avec tous ses bijoux — et que le curé de la paroisse avait fait de savants calculs pour donner à tous le moyen de vérifier cette thèse délirante — je viens pas à cause des tiroirs — pas à cause de ce qu'il y a dedans — à cause de l'envie de les ouvrir — de me nourrir de la médiocrité des bibelots et des photos — de me tromper encore en construisant toute mon imagination sur aussi peu de profondeur — mais est-ce que c'est la profondeur qui est en cause quand je regarde le tiroir — non — c'est simplement le besoin inexplicable de me raccrocher à notre entente improbable — vous détestant du même amour qui a fait de moi une folle sexuelle —
*
Cette putain de lettre m'a filé le cafard ! — Faut que je casse quelque chose — n'importe quoi — les pieds de quelqu'un — la clochette champêtre sur ma porte — le vieux clairon de soldat de mon grand-père dont — je ne sais pas pourquoi — allez savoir ! — je conserve pieusement une photo encadrée sur le linteau de la cheminée — entre deux photophores au pied d'argent — faut que je casse quelque chose — faut que je me mette à crier pour remettre de l'ordre dans ma tête que cette sacrée lettre a tourneboulée — la remplissant de cette amertume qui est celle qui s'attache à mon nom — chaque fois que je le lèche comme on lèche son collier — tirant sur la chaîne sans la péter — et je suis là dans mon pantalon de laine sous ma robe de laine et dans mon pardessus étoilé — la lettre dans la bouche pour m'empêcher de me casser les dents — parce que je serre les mâchoires — à chaque fois que j'ai une crise ça commence par là — je serre les dents et elles craquent — elles se mettent à bouger et j'ai envie de tirer la langue — et je bave dans la lettre qui se ramollit — l'encre touchant mes sens — détruisant la lettre de cette manière, pour ne pas avoir à la lire — pour ne plus avoir à en souffrir — mais c'est gravé maintenant — tu parles — je peux chier dessus ou la foutre au feu — c'est gravé là ! — Ça veut plus sortir — de la majuscule au point d'interrogation — et je suis là comme une conne à me reposer la question dans d'autres termes parce que je la refuse et que j'ai envie d'y répondre —
Non ! — Je peux pas aller à Paris — je sais même pas si j'aurais la force — je vais peut-être crever cet hiver — tu n'as pas vu ce qu'il a fait de mon corps — de ce corps merveilleux qui était tout ce que je possédais — t'as rien vu des blessures superficielles — c'est vrai qu'elles sont superficielles — il avait raison ce charlatan de Dedalus — ce bon vieux vétérinaire qui m'a auscultée comme une vache — constatant que c'était superficiel et qu'il n'y avait pas lieu de s'inquiéter — seulement voilà : c'est superficiel et ça se voit — c'est plus commercial ! Ça fait peur ! J'ai essayé ! Ça les dégoûte ! C'est superficiel ! Ça a pas creusé dans la chair ! Mais on voit bien que c'est creusé ! — Ça fait sale — ça inspire pas confiance — c'est peut-être des chancres — un nouveau SIDA — c'est un truc qui les empêche de bander — je suis plus bonne à rien —
T'entends ce que je dis ! — Patapouf de père ! — Et tu désires me voir — et tu verras quoi ? — ma gueule — mes cicatrices — mon derrière qui s'est mis à enfler — va savoir pourquoi — et mes deux seins qui n'ont plus l'air des deux bites qui faisaient ma fierté sexuelle — ya que Jules qui s'en fout — il se fout de ma laideur comme je me fous de sa saleté — d'ailleurs sa saleté, c'est comme mes cicatrices — il ne lui est jamais venu à l'idée de la frotter avec du savon, mais s'il le faisait — il l'enlèverait pas — et il s'en fout — il dit qu'il est comme il est — et moi je commence à ressembler à une bouteille de gaz — depuis que j'ai écrasé les colchiques dans les pentes — et peut-être à cause de ça — oui — la graisse s'est fourrée entre moi et ma peau — ça fait de vilains bourrelets qui amusent Jules — il joue avec et ça me fout hors de moi — je ne me ressemble plus — j'ai eu trop peur — quelque chose s'est détraqué au niveau de mes glandes — et je prends le chemin d'une obésité rugueuse — pas l'obésité sympathique de celles qui continuent d'être belles malgré les kilos — non — l'obésité qui ne se laisse pas caresser — l'obésité un peu sonore quand on la touche — qui dégoûte un peu — et gonfle autour de mes cicatrices — qui creuse encore les coups de fourche qui m'ont assassinée — les coups de fourche que je ne peux pas oublier — et je ne m'intéresse pas le moins du monde à Eva, à Bill, à Joan — j'ai oublié Marcel et le comte et son fiston qui doit continuer de procréer à la faveur de mon silence — et Jules qui fait le barbot — Jules la caresse — Jules le compliment — Jules le satisfait — le glouton — le copain — il ne me reste plus vraiment que lui — et j'ai honte de lui inspirer tant d'amour !
Cette lettre — faut que je l'assume — faut que j'arrête de me raconter des histoires — ya pas de raisons de se mettre dans cet état — comme maigre, j'étais à moitié belle — vu ma gueule — comme grosse, je suis entièrement laide — j'avais aucune chance devant la peur — fallait que je fasse une réaction — bon voilà c'est fait — je suis grosse — j'ai une sale gueule bouffie — je peux plus écarter mes cuisses sans faire du bruit — j'ai tout le temps mal aux pieds — manque d'habitude — c'est ça, mon petit père — faut que je m'habitue — il s'est bien habitué le Jules — ça ne le gêne pas aux entournures — il a un peu de mal à trouver la porte d'entrée — mais une fois dedans, il se fait pas prier — et ça me fait chier d'être grosse et pas lui — d'être moche et pas lui — c'qu'il est beau, mon Jules — d'être propre — et pas lui ! — ça me fait bien chier aussi — mais qu'est-ce que j'y peux — j'ai promis : si je vois les primevères encore une fois, je t'épouse — et tu pourras faire de moi ce que tu veux.
Voilà ce que je lui ai dit, à Jules — fallait que tu le saches — toi qui n'as jamais rien voulu savoir de ta fille — bon d'accord t'aurais pas pu l'épouser — et après — est-ce qu'on s'épouse quand on s'aime ? — Ta putain de lettre m'a filé le cafard — et j'ai envie de te casser la gueule — mon papa que j'adore comme moi-même.
*
Je lèche plusieurs fois le timbre — et je fourre l'enveloppe dans la boîte aux lettres — tournant le disque sur le signal rouge — eh oui c'est comme ça à la campagne — comme ça le facteur saura que j'ai une lettre à expédier — il saura pas que je l'expédie à mon père — il mettra la lettre dans une petite boîte en carton à côté de son siège dans la 4L jaune — et il descendra la lettre dans la vallée et alors elle commencera vraiment son voyage à travers la France — jusqu'à Paris — jusqu'à ce petit appartement de la rue Saint-Benoît où mon père me fait un caprice — et moi qui ne veux rien comprendre — moi qui m'obstine à dire non — sans donner de raison valable par-dessus le marché.
J'ajuste mon cache-nez — et je remonte vers la maison — blottie toute nue dans la laine chaude de mes habits de tous les jours — un Gitan descend en sifflotant — portant sous le bras sa marchandise — on s'approche — on se regarde sans intérêt — on va se croiser — pourquoi ne me propose-t-il pas sa marchandise — c'est quoi ce que vous vendez ?
— De la dentelle, dit le Gitan qui m'a à peine dépassée dans la pente.
— C'est quoi comme dentelle ? J'adore la dentelle, vous savez !
Toujours le mot pour remettre les gens dans mon chemin ! — Son appétit commercial se réinstalle sur son visage qui s'éclaire :
— Vous voulez voir ? C'est vraiment de la belle dentelle. Du fait main.
— Faut pas me prendre pour une idiote. Ce qu'on fait à la main, de nos jours, c'est appuyer sur les boutons.
— Faut pas être méchante, madame. Vous voulez voir ?
Il a toujours autant envie de me fourguer sa came — il reste souriant — mais je vois bien que je dois arrêter de le faire chier — sinon il va s'en aller et me laisser seule dans mes vêtements soudain devenus froids et humides — j'essaie de cacher mon nez couleur sang — mais je sais pas pourquoi — voilà que c'est tout ce qui attire son attention — il regarde mon nez rouge en se demandant ce que c'est :
— Si on rentrait dans la cuisine, dis-je en tendant le bras pour montrer la maison —
En le tendant, ce bras lourd de femme qui grossit — je m'aperçois que la chair de l'avant-bras s'arrête brusquement au poignet dans un bourrelet qui excite mon désespoir — on peut pas tout cacher — et on entre dans la cuisine — il dit :
— Il fait bon chez vous.
C'est toujours ce qu'on dit quand on entre chez quelqu'un à la campagne — il fait bon ça veut pas dire qu'il fait chaud — si c'est ce qu'on a envie de dire, alors on dit : il fait chaud ici ! — Ici et non pas chez vous — ce qui fait une sacrée différence.
— C'est que le froid n'a pas l'air de vous faire peur, dis-je pendant qu'il pose son fardeau sur la table —
Il est vêtu d'un pantalon noir très moulant — et d'une chemise qui s'entrouvre sur sa peau noire.
— Je n'aurai plus jamais froid, dit-il — ouvrant les boîtes et éparpillant les nappes de dentelle qui éclairent soudain la cuisine de leur lumière ciselée —
— Et pourquoi donc que vous n'auriez plus jamais froid ? demandai-je.
— Parce qu'une fois dans ma vie — Dieu bénisse tous les jours que j'ai vécus et me pardonne si je les ai mal vécus — une fois dans ma vie, j'ai eu terriblement froid — froid à en crever, madame — et j'ai bien failli mourir de cette façon atroce — et c'était vraiment pas facile de mourir comme ça — parce que je voyais les autres mourir autour de moi — et que je ne voulais pas leur ressembler — je ne voulais pas ressembler à cette grande pitié de regard qui ne demande plus rien — qui attend — je ne voulais pas avoir cette bouche sans cri — avec juste un filet de voix pour dire qu'on avait très mal — et très peur aussi — je ne voulais vraiment pas que ça m'arrive et pourtant — c'était tout ce qui pouvait m'arriver — alors depuis — Dieu me pardonne si je l'offense — c'est comme si l'hiver n'existait pas.
— Mais où donc avez-vous tant souffert ?
— Dans les camps, madame — dans les camps ! — posant une main noire dans la dentelle — me reprochant peut-être de l'avoir forcé à prononcer ce mot éternellement souillé par l'histoire.
— Elle est belle, votre dentelle, dis-je en ouvrant un peu mon cache-nez — et il put voir à quel point je souffrais d'être moche.
— Est-ce que vous voulez une nappe. Des rideaux ! J'ai de très beaux rideaux — on essaye sur la fenêtre ?
Pourquoi ne pas essayer ? — Moi, tout ce que je voulais — c'était casser les pieds à un pauvre Gitan qui colportait de la merde pour gagner sa vie — et v'là que ce sinistre fantôme me balance un mot rempli de sens — rempli d'humanité — dans le mauvais sens du terme peut-être mais c'est tout ce qui le remplit — l'humanité — et je me mets à penser à ce mot — opinant de la tête tandis qu'il est juché sur une chaise pour ajuster le rideau sur la fenêtre — il a l'air heureux parce qu'il a choisi le bon rideau — la bonne harmonie de couleurs — le dessin qui s'accorde avec tout le reste — je peux pas dire le contraire — j'ai vraiment plus envie de lui casser les pieds — ni à lui — ni à l'humanité.
— J'ai aussi de très belles nappes.
On étire une nappe sur la table qui resplendit d'un coup — il jubile, le Gitan — c'est un homme de goût — il sait exactement ce qui manque — et il l'ajoute avec cette satisfaction qu'on ne lit jamais que dans les yeux des artistes — je souris un peu.
— Est-ce bien utile d'égayer cette maison ? dis-je tristement. EST-CE BIEN LE BON MOMENT ?
— Vous avez perdu quelqu'un de très cher ? dit-il doucement, la main sur le cœur et c'est pas une farce de sa part.
Faudrait modifier un peu sa question — supprimer des mots — pour rendre la réponse possible — je peux vraiment pas répondre à cette question — j'ai des larmes dans les yeux.
— Je reviendrai un autre jour, dit le Gitan qui commence à ranger les nappes et les rideaux dans les boîtes aux couvercles transparents. Si c'est un jour pour pleurer, alors il faut pleurer.
— Non, dis-je en essuyant mes larmes. Je vais prendre les rideaux et la nappe. Et puis il faut des rideaux à la fenêtre de la chambre. J'ai pas fait le ménage. Ne m'en veuillez pas.
Il secoue la tête en souriant — c'est un homme qui aime comprendre — ou alors c'est le plus habile des commerçants — qu'est-ce qu'il ferait à colporter dans la montagne si c'était le plus habile des commerçants ? — Il n'est pas habile du tout — ce qu'il arrange, ça lui vient comme ça — il monte sur une chaise — ajuste le rideau — et la chambre du coup redevient vivante — vivable — on a vraiment envie d'y dormir — on a envie de l'ouvrir pour qu'elle respire — de la fermer pour qu'elle inspire le sommeil — le Gitan jette de la dentelle sur le lit — sur le fauteuil à bascule — il ordonne à ses oiseaux de dentelle d'être gais et d'être beaux — et surtout de changer le monde qui est devenu moche à force de me ressembler — Gitan je t'aime — Gitan tu es ma leçon de politesse — j'achète tout — j'achète même le chapeau que tu portes un peu sur l'œil pour te donner un air crapule qui ne te va pas du tout — j'achète ta chemise — j'achète ton pantalon et tes bottes de chevreau — tu vas t'en aller nu dans les routes d'Aure — par moins quinze au-dessous de zéro — ne craignant ni la honte ni le froid ni la faim ni les quolibets — personne ne t'arrêtera parce que j'ai tout acheté — tout payé — les nappes — le dessus de lit — les rideaux — j'ai acheté ton honnêteté et ton savoir-faire — j'ai acheté toute ta mémoire et les mots que tu changes de sens — Gitan je ne te suivrai pas sur les routes — je ne tiendrai pas compagnie à ta fière nudité — je vais me noyer dans la dentelle — même si tu me crois folle — même si je ne sais plus être nue — à l'écoute des mots qui bougent — dans ma tête — dans les livres que j'ai écrits — dans la lettre qui est encore dans la boîte — avec le signal rouge qui va éveiller l'attention du facteur un peu gris — ayant picolé juste ce qu'il faut pour croiser les Gitans sans prêter la moindre attention à leurs boniments de magiciens.
*
Le Gitan continue son chemin — se retournant de temps en temps pour me saluer de la main — puis il contourne la fontaine qu'il ne regarde pas — l'eau commence à peine à couler le long de la stalactite qui pend au robinet — un chien tranquille tourne la tête —
C'est Jules qui s'amène dans sa 2CV décapotée — un mouton affolé lié solidement aux tubes de la banquette arrière — le chien s'approche en remuant la queue — remontant de la fontaine — tandis que Jules fait glisser la 2CV sur le côté dans le talus — pour l'arrêter — il n'ouvre aucune portière parce qu'il n'y en a pas — il dit :
— Qui c'est ce Gitan ? Qu'est-ce qu'il t'a vendu ? Tu as encore dépensé tout ton argent !
Il rit — dépose son baiser gluant sur ma bouche — et renoue soigneusement l'écharpe pisseuse sur mes épaules :
— Est-ce qu'il lui reste quelque chose à vendre ? Je parie que tu n'as rien laissé aux autres. Tu ne leur laisses jamais rien !
— Il reste un napperon, et puis tout ce qui n'allait vraiment pas. La prochaine fois, il viendra avec des horloges et des baromètres. Une autre fois avec des chaises. Il reviendra toujours avec quelque chose. C'est chouette, non ?
— Ce qui est chouette, dit Jules en me poussant vers la maison — C'EST LE PLAISIR QUE TU AS À DÉPENSER DE L'ARGENT POUR DES BABIOLES.
— C'est en souvenir de ma mère.
— Et qu'est-ce que tu fais comme folie en souvenir de ton père ?
— Vaut mieux pas en parler. Si j'avais fait les folies que je voulais avec lui, on serait peut-être en prison tous les deux.
— Qu'est-ce que tu me racontes !
Jules et moi on s'installe sous la véranda — ayant déroulé le matelas — installé les coussins — tiré la couette sur nos jambes — ses bottes jaunes et noires sont debout un peu plus loin — dans l'herbe près du chien tranquille qui nous regarde — qui regarde le matelas où il passe ses nuits — rond et chaud dans le matelas — pensant que je ne sais rien — mais sentant son odeur qui est même plus forte que celle de Jules qui ne la quitte jamais — Jules a un drôle d'air ce matin — il a l'air triste — il a même pas caressé la tête du chien qui est pourtant un chien à tête qui se caresse sans qu'on le veuille vraiment — sauf en cas de tristesse —
— C'est ma vieille qui me soucie, dit-il enfin. C'est une vieille qu'a jamais besoin de personne — ni même de mon vieux qui ne l'a pas beaucoup connue — l'ayant mariée aussitôt elle s'est retrouvée en prison — à cause de ce qu'elle a fait — ce qui n'est pas une honte d'ailleurs — ça tout le monde le sait — que c'est pas une honte et qu'elle a eu raison de faire ce que la justice ne voulait pas faire — et puis il est mort à son retour — comme quoi elle ne l'a pas beaucoup fréquenté — mais enfin il lui a laissé du bien — et deux gosses pas très réussis — et maintenant, elle dit qu'elle est fatiguée — elle a fait de longs calculs sur un cahier — et elle dit que c'est possible qu'on l'accepte à la maison de retraite de Castelpu — elle y prendra le Train — qui ne peut pas rester avec moi, dit-elle — et je vais me retrouver seul dans cette grande ferme qui tombe en ruine — sauf BIEN SÛR si tu tiens le coup jusqu'aux primevères — que c'est pas rare qu'on en trouve au mois de février tu sais ? — Enfin, maintenant il faut que je devienne un type sérieux — il faut que je m'intéresse aux femmes, quoi ! — C'est ce que dit ma mère — moi je me suis jamais intéressé qu'à bien bander et faire ça comme il faut — avec toi quand tu veux bien — ou avec les touristes qui ont vite fait de m'oublier — mais je n'arrive pas à m'intéresser aux femmes — ce n'est pas qu'elles m'ennuient — j'aime bien leur conversation — j'aime bien les regarder et même plus — mais de là à penser que je dois m'y intéresser...
— Tu n'as qu'à fermer les yeux et penser à moi, dis-je en riant de bon cœur.
— Mais toi c'est pas pareil ! dit Jules qui devient très sérieux — toi, ce qui est sûr, c'est que si tu passes l'hiver, on se mariera — et je fais confiance au bon dieu pour qu'il en fasse pousser des millions et des millions de primevères — et je me charge de t'engraisser comme il faut pour que tu ne crèves jamais tiens !
— Faudra bien que ça arrive un jour, non ?
— Ce qui n'arrivera jamais, va — dit Jules en hochant la tête — c'est que je ne m'intéresserai jamais aux femmes. Tu comprends ?
— Alors j'ai de la chance, con ! dis-je en riant toujours — moi que les hommes n'ont jamais INTÉRESSÉ — ého !
— Ne badine pas, Anaïs. C'est sérieux. Je t'aime, mais si on s'épouse, faudra que tu t'y fasses. Je ne dis pas que je te tromperai. Ça non, hé ! Si je te donne ma parole d'homme — là, devant le maire — devant le buste de la République — ouh ! putain tu peux compter sur ma fidélité ! Mais tu comprends, ça veut pas dire que je m'intéresserai à toi comme il faut. Ça te suffit la fidélité, hein ANAÏS ? Ça te suffit, dis ?
Je réponds pas — je sais même pas si j'aurai encore l'occasion de croquer des primevères au printemps — je me sens tellement moche que je n'ai pas le courage de répondre à cette question essentielle —
— Je t'ai apporté un mouton, dit Jules en se levant —
Il marche vers ses bottes et cette fois n'oublie pas de caresser la tête du chien qui reste assis —
— On va le tuer tout de suite — j'ai apporté ce qu'il faut — donne-moi juste un coup de main — celui-là sait qu'il va mourir — on le surprendra pas.
Pierre DAC.
Boris VIAN.