Patrick Cintas

 

Rendez-vous des fées

 

roman

 

© Patrick Cintas

La lecture de cet ouvrage est gratuite.

La version brochée est en vente chez Amazon.fr

 

Table

 

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

 

 

I

 

Seule Nannette avait des excuses.

Elle n’avait volé qu'une seule fois dans sa vie, non pas par envie, ni justement par mépris, elle avait faim et elle ne réfléchissait plus depuis plus d'une semaine. Cela lui avait coûté vingt ans de galère. C'est comme ça qu'elle appelait cette île lointaine. Ce n'était peut-être pas une île. On l'avait forcée à se prostituer et elle y avait laissé une poignée d'enfants. C'était combien, une poignée ? Ce que le poing peut contenir de petits cailloux ? Elle n'aimait pas évoquer cet homme. Mais enfin, il avait eu la bonté de l'amener avec lui lorsqu'il put enfin rentrer au bercail pour jouir d'une retraite bien méritée. Sinon elle continuerait de pourrir dans cette casemate que le vent emportait deux fois par an au début et à la fin de l'été. Il ne vécut pas longtemps. Au début, il cessa de boire. Deux enfants les avaient suivis, une fille et un garçon qui couchaient ensemble. Il luttait contre une lucidité grandissante. La réalité ne laissait plus de place à cette part de rêve sans quoi on n'est plus qu'une loque qui ne trouve plus le sommeil. Il s'est remis à boire et il a fait du scandale. Il rendait visite toutes les semaines à un collègue de sa promotion qui lui avait fait fortune dans le commerce du bois. Il était parti valet et il revenait, au bout de quarante ans, pour triompher de son passé. Il possédait une fort jolie femme. Il n'en connaissait pas d'autres. Mais il ne pouvait pas oublier les horreurs avec qui il passait le temps quand il n'était encore que valet de ferme gallé gardien de bagne. Il n'oubliait pas non plus que ce fut l'une d'elles qui lui mit le pied à l'étrier.

Nannette avait toujours haï cet homme à cause d'une nuit où elle avait cru mourir. Elle était rentrée nue chez elle. Elle avait traversé tout le quartier sans se soucier des commentaires. Mais il payait rubis sur l'ongle. Quand elle arriva à la casemate, elle buta sur un enfant endormi. Il était nu comme elle. Elle remarqua les morsures sur les jambes. Il dormait à poings fermés. Elle le prit dans ses bras et se coucha avec lui dans un châlit sous la véranda. La nuit était chaude et humide. Elle se sentait laide et inutile. Elle s'allongea avec l'enfant sur le ventre. Elle haïssait la nuit. Elle n'était même pas entrée dans la maison mais elle l'entendait ronfler. Si elle lui parlait de ce qui était arrivé, il battrait l'obligerait à se taire. Il battrait aussi le seul enfant qui lui ressemblait.

L'autre s'est amené le lendemain matin pour proposer du travail aux enfants, comme si de rien n'était. Elle était en train de laver du linge dans une touque. Il lui demanda si elle voulait travailler. Elle était docile et craintive. Elle cessa de frotter le linge et répondit qu'elle était en train de laver ses chemises. À cause de la cérémonie. Il avait oublié la cérémonie. Il n'y jouait pas un grand rôle. Il n'y rencontrerait personne qui pût en jouer un dans sa vie de contrebandier. Elle n'avait plus le désir de lui cracher au visage. Il était généreux si elle se soumettait à ses exigences. Il s'approcha.

— Vous ne manquez pas de savon au moins ?

Elle lui montra le morceau de savon à peine diminué.

— Tu as oublié ça hier au soir, dit-il.

Elle fourra le sachet dans sa poche sans le remercier.

— Il est gentil avec toi, le Pierrot, dit-il en s'en allant.

Elle dit que oui mais il était trop loin pour entendre. Elle se remit au travail. C'était dur de vivre sans amis. Elle n'aimait pas ses enfants mais il lui arrivait d'éprouver pour eux une espèce de tendresse qui la rendait mélancolique. Elle en avait enterré trois ou quatre. Toujours dans la même fosse qu'on remplissait à peu près en deux ans. Il n'en était pas mort depuis. Il y avait eu cette maladie, le mauvais temps et Pierrot régulièrement aux arrêts parce qu'il avait insulté un supérieur. Il se souvenait d'avoir été heureux du temps où il gardait les vaches plus tard il avait voulu devenir ébéniste mais l'ébéniste était mort avant de lui avoir enseigné les secrets du traçage quand on ne sait pas compter on peut mesurer il n'avait pas pris ces secrets et il était resté vacher et continuait de gratter le pavé de l'étable en pensant à l'immensité de la terre qui est pourtant une sphère qu'on peut imaginer.

Le samedi soir, il allait aux contes. Le conteur était toujours le même, il mourut un jour dans l'explosion d'une chaudière et un autre conteur conta l'histoire qui est restée. Son histoire à lui ne resterait pas. D'abord parce qu'elle ne se terminait pas. Ensuite parce qu'il ne rentrerait pas chez lui. On l'attendait pourtant. On lui écrivait des lettres qu'il faisait lire à Nannette. C'est comme ça qu'elle avait pénétré ce passé. Il lui en voulait, non seulement d'en savoir autant que lui, mais d'être capable d'en penser quelque chose. Elle ne voulait pas boire avec lui.

— Tu bois bien avec les autres !

Elle ne voulait pas parler d'elle. S'il la forçait, elle mentait et il passait du temps à vérifier la cohérence de sa confession. Il n'y avait jamais trouvé redire. Sauf peut-être au sujet du premier enfant. Quel âge pouvait-il avoir maintenant ? C'était un homme. Ou une femme. Un malheureux. Une dévergondée. Un cadavre. Un gibier de potence. Elle ne savait rien de lui. Peut-être un gosse de riches obsédé par sa position de bâtard. Il ne lui demandait pas la vérité puisqu'elle ne la connaissait pas. Mais elle pouvait imaginer avec lui et peut-être avoir raison. Il ne jouait plus de l'argent depuis qu'il buvait. Jouer avec elle pouvait être passionnant. Il jouait devant les enfants. Elle avait honte, une honte noire qui la poussait à désirer cette mort qui sinon l'épouvantait au point qu'elle se mettait à ne plus y croire.

Dans leur cassette, il y avait un bijou volé. Ni l'un ni l'autre ne s'était jamais risqué à chercher à le vendre. Il l'avait trouvé dans le cadavre d'un bagnard. Il savait ce qu'il cherchait. Il avait enfin mis la main dessus. Il ne le regarda même pas. Il se contenta d'en deviner la géométrie en le serrant dans son poing. Il avait toujours ce poing serré dans son dos quand on est venu chercher le cadavre. Quelqu'un demanda après les souliers. Il y avait belle lurette qu'il n'en avait plus, de souliers. On lui enleva son pantalon et sa chemise et on l'enferma nu dans le cercueil. Il sentait déjà mauvais.

— Tu n'as rien eu, toi ? demanda quelqu'un.

Il dit que ce n'était pas important.

— La paye est bonne ! s'exclama un détenu chargé de pousser la brouette.

Il sourit. C'était le matin et il n'avait pas encore bu. Les choses l'agressaient maintenant, elles avaient toutes un nom et il tentait de leur donner un sens. Il rentra chez lui et posa le bijou sur la table. Il avait été volé voilà plus de trente ans et c'était maintenant lui qui le possédait.

— Tu te rends compte ?

Elle se pencha sur cette beauté inexplicable sans la toucher.

— Qu'est-ce qu'on va en faire ? dit-elle.

Il avait réfléchi à la question.

— On n'en fera rien. On l'aura.

Elle eut l'air épouvanté par cette perspective.

— L'avoir ? dit-elle, et il rangea le bijou dans cassette. C'était prendre un grand risque. Tout le monde savait que ce bagnard le possédait encore. Ne penserait-on pas à nous ? Elle se mit à trembler. Mais elle fut rassurée dès le lendemain. Un collègue vint à la maison. Elle était dehors avec les enfants qu'elle nourrissait encore. Le gardien transportait un paquet sous le bras. Il s'approcha et la salua poliment. C'était un homme assez grand et pas mal fait de sa personne, jeune peut-être, encore que son regard manquât de profondeur. Il lui tendit le paquet en lui expliquant que c'était les fringues du bagnard qu'était crevé hier. On l'avait enterré à la tombée de la nuit et il s'était mis à pleuvoir aussitôt. Il avait été chargé de cette triste besogne. Deux bagnards l'accompagnaient. C'était deux braves types qui n'avaient jamais fait de mal à personne.

— Comme vous, finit-il par dire.

Elle rougit. Elle n'avait jamais eu honte de ce délit. Elle avait été condamnée comme une criminelle. L'avocat lui avait rapidement expliqué la différence. Elle ne se souvenait plus du visage de l'avocat.

— Vous feriez bien de ne plus y penser, dit le gardien.

Il s'assit à côté d'elle sur le plancher de la véranda et il dit, les jambes pendantes le long des siennes, vous êtes sacrément bien installés, il se débrouille bien le Pierrot.

Il montrait ses dents. Il allait parler du bijou.

— Nous ne serons jamais heureux, dit-il.

Il cracha entre ses bottes.

— Ça pourra servir à un de vos enfants, dit-il.

Elle ne répondit pas.

— Le Pierrot boit trop, dit-il, il a trop d'ennuis maintenant, on ne sait plus ce qu'il veut.

Elle tourna lentement la tête pour le regarder.

— Vous êtes venu pour quoi ? dit-elle.

Il sauta par terre et se planta devant elle, en plein soleil, la casquette sur l'œil, il n'avait pas l'air d'un ami.

— S'il a le bijou, dit-il, il a du souci à se faire. Vous n'avez pas entendu parler du bijou, madame Desforges ?

Il l'appelait Desforges parce que c'était le nom de Pierrot et qu'il savait parfaitement qu'elle ne le portait pas. Ce regard était vide, il ne livrait que ce vide, elle ne put pas le soutenir longtemps, elle dit : j'en ai entendu parler comme tout le monde. Pourquoi Pierrot ?

Elle vit le gardien entrer dans l'ombre. Dujardin et lui étaient amis, dit-il. Dujardin, c'était le bagnard. Elle connaissait son nom. Elle avait même vu les coupures de journaux. Elle avait dit : je ne sais pas lire. C'était peut-être vrai.

Dujardin était propre et soigné. Il venait à la maison pour se faire couper les cheveux une fois par semaine. Il aimait ses mains. Ce n'était pas de belles mains mais elle était adroite et patiente. Il buvait rarement, sauf quand il fréquentait les filles. Il était le père de deux ou trois des enfants. Pierrot redoutait cette ressemblance. Il perdait la tête quand elle devenait trop évidente. Cette fureur le démolissait. Dujardin venait à la maison pour qu'elle lui pardonnât cette violence. Elle lui coupait les cheveux sous la véranda, à la vue de tout le monde.

— Parle-moi du bijou, lui disait-elle.

Pierrot avait même fouillé l'anus. Il avait cherché partout et ne l'avait pas trouvé, preuve qu'il n'existait plus. Mais Pierrot ne démordait pas et sa constance n'était pas sans influence sur le comportement des autres à l'égard de Dujardin, qui craignait, non pas pour sa vie, mais pour son intégrité.

— De quoi est-il mort ? demanda-t-elle.

Le gardien dit que ça n'avait aucune importance. Elle rentra dans la casemate pour ouvrir le paquet.

— Vous saurez quoi en faire, lui cria le gardien qui était dehors.

Il était revenu dans le soleil pour pouvoir la regarder sans se tordre le cou. Deux enfants étaient montés sur la table et elle prenait leurs mesures. L'un d'eux grimaça en effleurant la surface de la chemise.

— C'est du linge propre, cria le gardien.

Dujardin était maniaque. Il se lavait après l'amour. Il était pudique aussi. Il n'allait pas se sécher au soleil dans la cour. Il y avait une serviette propre pour lui. Il fournissait le savon. Elle séchait dans l'ombre. Il n'eût pas aimé que le soleil la décolorât.

— Vous n'avez pas remarqué une cicatrice sur son ventre ? demanda le gardien.

Elle frémit. Un enfant perçut cette atteinte de l'angoisse et il se mit à pleurer.

— J'ai besoin de parler avec vous, dit le gardien.

Elle berçait l'enfant dans ses bras. L'autre voulait entrer dans la chemise. Je ne serai pas la femme de cet homme, pensa-t-elle. Il était sur le plancher de la véranda.

— Vous ne m'avez pas donné votre permission, dit-il.

Elle lui fit signe d'entrer et lui offrit une chaise.

— Vous êtes bien installés, dit-il en s'asseyant.

Il avait approché la chaise de la table et sa main avait saisi la cheville de l'enfant.

— Il n'y a pas moyen de le faire taire ? dit-il.

L'autre enfant tournoyait en silence. C'est le muet ? demanda le gardien. Elle n'était pas surprise qu'il lui posât la question.

— Oui, c'est lui, se contenta-t-elle de répondre. Il est sourd ? je veux dire on ne lui a pas coupé la langue, il est né avec une langue... il s'embrouillait. Il claqua des mains autant pour se réveiller du rêve où l'enfant l'encerclait que pour vérifier sa théorie.

— Il n'entend pas son petit frère brailler comme un cochon qu'on égorge, constata-t-il.

Elle alla jusqu'au buffet et revint avec une bouteille. Il lui offrit un sourire.

— Vous ne manquez de rien, dit-il.

Elle faillit pleurer. Dujardin était généreux. Le bijou, c'était pour elle. Pierrot avait ouvert le ventre sans y croire. Le bijou était dans une ampoule. Du travail d'artiste. Promets-moi de me faire crever avant de m'ouvrir, avait supplié Dujardin. Mais le cœur de Pierrot était aussi dur que cette pierre valait de quoi passer une retraite heureuse au pays.

— Il est où ton pays ? En France, d'accord, mais où en France ?

Il avait décrit son pays. Il y avait mal vécu. Revenir avec de l'argent, sans avoir rien à expliquer, ne rien devoir à cette justice qui en la matière n'avait d'autre pouvoir que de fermer ses yeux de chasseresse sur le déclin. Voilà ce qui arriverait. Dujardin allait mal. Il souffrait depuis plusieurs jours de coliques et de fièvre. Il avait perdu sa force et son courage. Et il s'était alité.

— De quoi vivras-tu si tu te couches ?

C'était la seule question. Pierrot lui apporta de quoi manger.

— Tu ne peux pas t'en aller comme ça ! s'était-il écrié en se cognant la tête contre le mur.

Il parut soudain plus malade que Dujardin qui se redressa dans son lit.

— Je veux pas qu'on m'enterre avec, déclara-t-il.

Pierrot pensa encore à fouiller l'anus et les trous de nez. Dujardin laissa échapper ce qui pouvait être un rire, en tout cas c'était le bruit que produisit le tremblement de sa mâchoire.

— Tu m'ouvriras quand je serai crevé, dit-il.

Il se détendit. Il suait abondamment. Pierrot s'assit sur le bord de la paillasse. Dujardin lui prit la main et lui fit tâter quelque chose sous la peau du ventre. Pierrot était heureux. Pour la première fois de sa vie, il se sentait heureux. La grosseur était celle d'une ampoule de verre dans laquelle le bijou était enfermé.

— Promets-moi de ne pas m'ouvrir avant que je sois crevé.

Il promit. Mais il ne quittait plus Dujardin. Nannette vint le héler dans la cour. Il se mit à la fenêtre pour lui ordonner de s'en aller.

— Les enfants ont faim, dit-elle.

Elle ne le voyait plus depuis plusieurs jours et Dujardin n'était pas venu.

— Il est malade, expliqua-t-il.

— Malade ?

Elle s'approcha de la fenêtre.

— Tu sais quelque chose ?

Il devint pâle. Dujardin émergea de son sommeil.

— C'est toi Nannette ? dit-il faiblement.

Pierrot mit le doigt sur sa bouche et écarquilla les yeux. Nannette vit que c'était le bonheur, cette agitation crispée. Pierrot était méconnaissable.

— Non, c'est moi, dit-il.

Il disparut de l'écran de la fenêtre. Nannette ne pensait plus aux enfants. Quand elle rentra dans la casemate, ils dormaient tous sur le plancher. Elle se coucha dans la paillasse et se mit à pleurer. Pierrot avait trouvé le bijou. Elle pouvait dire adieu à ses rêves. Elle n'était pas dans les plans de Pierrot. Il partirait seul. Elle partirait elle aussi. Elle s'enfoncerait dans la forêt tropicale où elle n'avait jamais voulu aller malgré les promesses de bonheur. Elle ne le supplierait pas. Elle ne le dénoncerait pas non plus. Il n'y aurait aucune dispute. Il avait tout prévu. Il ne buvait plus depuis que Dujardin était tombé malade. Elle se doutait qu'il avait commencé ainsi sa recherche. Il n'avait pas lutté contre le manque. Le désir était le plus fort. Il était capable d'abstinence. Elle avait seulement commis l'erreur d'attendre quatre jours pour aller lui poser des questions. Pourquoi cette attente ? Elle se la reprocherait jusqu'à la fin de ses jours. Si elle n'avait pas eu cette réserve de nourriture qu'elle devait à la générosité de Dujardin, elle serait allée aux nouvelles dès le premier jour. Elle aurait agi sur le destin. Il n'aurait rien pu faire pour l'empêcher et l'aurait peut-être convaincu qu'elle était plus capable que lui de provoquer la confidence de Dujardin. Il l'aurait attendue à la porte de Dujardin, pestant contre les allusions mais ne cherchant pas cette fois à en démontrer l'inanité.

— Je l'aurais réduit à cette sentinelle et je me serais vautrée dans la sueur de Dujardin jusqu'à lui arracher son secret.

Elle commençait à imaginer ce théâtre quand elle entendit des pas sur le plancher de la véranda. Le chien n'avait pas aboyé. C'était Pierrot. Il était blême. Il la regardait comme s'il allait lui dire quelque chose. Elle était assise dans le fauteuil d'osier et elle s'imaginait que c'était ce qu'il lui reprochait. Il n'avait pas bu. Il le lui dit. Il remplit la bassine et se lava les mains. D'abord il regarda longuement le savon, puis il sembla le caresser et il le plongea plusieurs fois dans l'eau de la bassine. Pourquoi n'avait-il pas bu ? Une question à ne pas lui poser. La question inverse le rendait volubile et presque joyeux, il devenait obscène et s'endormait entre ses cuisses. Elle tentait vainement de réprimer le tremblement qui affectait ses jambes. Il la regarda plusieurs fois. Elle se souvint qu'il avait agi de la même manière après une exécution capitale. Il n'avait pas couché à la maison cette nuit-là et il était rentré tôt le matin, le soleil se levait à peine. Elle lui avait demandé pourquoi il n'avait pas bu. Il lui expliqua qu'il avait ajusté la tête en la tirant par les cheveux. Un collègue lui avait confié la veille que lui s'était servi d'une oreille et qu'il avait lutté pendant cette seconde contre une sensation de gras, oui de gras, il ne trouvait pas d'autres mots. Le sang n'avait pas giclé de son côté. Il entendit le corps tomber dans la sciure. Mais c'était lui qu'on regardait. Le corps chuinta pendant quelques secondes.

— Lâche-la ! Lui dit quelqu'un.

Il tenait toujours la tête par les cheveux, à bout de bras. C'était fascinant. La mâchoire tombait, montrant les mauvaises dents. Les yeux étaient fermés, avec une petite crispation au coin extérieur de la paupière, sinon la chair semblait parfaitement détendue. Le supplicié les avait traités de salauds et le directeur avait simplement dit, finissons-en. L'intérieur de la bouche était humecté de riquiqui. Il vit les yeux écarquillés, sans doute ne voyaient-ils plus rien, ils appartenaient maintenant à l'imagination, et le couperet avait commencé son interminable glissement. La tête cherchait à rentrer dans les épaules. Il tirait dessus en se demandant ce que pouvaient bien en penser ceux qui le regardaient agir. Il n'entendit pas le choc du couperet sur les butoirs. La tête lui semblait lourde. Elle pivota pour le regarder, mais les paupières tombèrent à ce moment-là.

— C'est fini, dit le directeur et il donna un ordre pour qu'on emportât les deux morceaux du condamné.

Il lâcha la tête. Plouf ! dans la sciure qui sentait la résine. Il y eut un petit nuage de poussière. Il suivit le cortège. Dans la cour il répondit à des questions. Le soleil se levait.

— Vous pouvez rentrer chez vous, Desforges.

Il ne traîna pas dans les rues. Elle ne dormait pas.

— Ça y est ? dit-elle dans le lit.

Il ne répondit pas et se coucha. Elle lui demanda alors pourquoi il n'avait pas bu. Il attendit cinq bonnes minutes avant de lui faire regretter d'avoir posé cette question.

Maintenant il se lavait les mains et il faisait nuit. Il avait déjà tiré sur des bagnards en fuite. Cette idée d'avoir à tuer son prochain le rendait mélancolique. Puis il devenait pervers si elle s'avisait de toucher à cette blessure dont elle méconnaissait la profondeur. Quand il eut fini de se laver les mains, il se déshabilla et jeta les vêtements sur la table en lui ordonnant de les laver.

— Maintenant ? fit-elle.

Elle était toujours dans le fauteuil.

— Maintenant, dit-il.

Elle aurait pu lui demander ce qui justifiait ce souci de propreté. Mais ce n'était peut-être pas propre qui voulait être. On la vit battre du linge dans la cour à la lueur d'une lampe-tempête. Il était sous la véranda, nu et immobile, et il lui parlait. Elle lui tournait le dos, mais elle semblait bien l'écouter. Ensuite elle étendit le linge près de la casemate et elle rentra. Il demeura encore cinq bonnes minutes sous la véranda. Il regardait le ciel. Puis il éteignit la lampe. Elle était retournée dans le fauteuil. Maintenant il n'y avait qu'une bougie pour éclairer.

— Regarde cette fleur, lui dit-il.

Elle vit le poing serré. Elle se paralysa malgré elle. Elle savait devenir dure comme la pierre quand il la battait et il se plaignait de la douleur qu'elle lui infligeait. Le poing s'épanouit lentement. Le bijou apparut.

— Salaud ! dit-elle entre les dents.

Il la gifla mais son regard n'avait pas quitté le bijou.

— Il est mort cette nuit, dit-il.

— Dujardin ? fit-elle comme si elle n'y croyait pas. Comment ? dit-elle aussitôt.

— Comme ça ! fit-il, et il empoigna le couteau.

Le malheur continuait de s'épancher entre eux.

— Tu l'as tué ? demanda-t-elle. Non, dit-elle, il n'avait pas cette tristesse des jours d'assassinat, il était seulement dangereux, incapable d'exprimer son bonheur. Elle voulut prendre le bijou. Il referma la main.

— J'aurais partagé, moi, dit-elle.

Il commença à rire.

— Quelqu'un lui a ouvert la paillasse, dit-il.

— Quelqu'un ? fit-elle.

— Oui, quelqu'un, moi, ce qui expliquait le désir de propreté.

— Et après ? dit-elle.

— Après ? Il souffla la bougie. Elle sentit sa bouche contre son oreille.

— Saint-Pé était dans la rue pendant que tu lavais mes fringues, murmura-t-il.

Elle se mit à trembler.

— Saint-Pé ?

L'odeur de la chandelle l'étourdissait. La nuit était noire. La fenêtre était peut-être éclairée vaguement par le réverbère du coin de la rue.

— Saint-Pé m'a suivi.

Elle caressa cette peau qui suait sous elle.

— Il viendra demain, dit-il.

— Demain ? Pourquoi ?

Il ne boirait pas avant longtemps. Ce n'était pas une promesse. Ni un vœu.

— Tu m'aideras ?

Sa voix tremblait maintenant. Oui. Oui. Le bijou la caressait.

— Il est peut-être encore là, dit-il, je l'ai observé du coin de l'œil pendant cinq bonnes minutes, il était accroupi et fumait sa pipe, il ne sait pas que je l'ai vu.

— Tu as tué Dujardin ?

Maintenant il pouvait voir l'ombre fuligineuse des arbres à travers la fenêtre.

— Saint-Pé va nous faire chanter, dit-il, il viendra demain, il commencera par toi, tu ne dois rien savoir.

Savoir ? Où était le bijou ? Elle chercha ses mains dans les bras.

— Tu le tueras si c'est nécessaire, dit-elle dans sa bouche.

Il lui mordit la lèvre.

— Je n'ai jamais tué personne, dit-il, c'est plutôt lui qui me tuera.

Elle trouva le bijou dans la main droite.

— Qu'est-ce que c'est ?

Il lui dit que c'était une broche. Il lui parla aussi de l'ampoule. Elle s'étonna. Une fois, à Paris, sa mère fit mettre en ampoule quelques gouttes de son sang. Elle était folle. Sans cette folie, nous serions riches. Il leva un peu la tête, cherchant ses lèvres.

— Tu ne m'avais jamais parlé de ce temps, dit-il.

Le temps de ne pas en parler. L'ampoule trônait sur la cheminée dans un serti d'argent. Ensuite elle voulut faire la même chose avec ma première dent tombée. Plus tard elle chercha dans l'herbe le doigt coupé d'un cousin qui jouait avec une hélice. Elle ne le trouva pas. Il avait été projeté dans l'air saturé de poussière. L'air sentait aussi le goudron et le ratafia. Ils étaient sur une plage et elle écoutait le ressac des galets. L'hélice tournait dans le ciel. Elle entendait le frottement des engrenages. Son père s'activait sur une manivelle, en riant.

— Tu te souviens de ça ? dit-il.

Elle s'assit sur son ventre.

— Non, dit-elle, je pense à Saint-Pé.

Elle se leva et se recroquevilla sous la fenêtre. Il pouvait voir le sommet de sa tête embroussaillée.

— C'est lui, dit-elle.

Il se retourna dans le lit. Il se sentait de nouveau sale. Demain elle irait chercher de l'eau. Il ne se tranquillisait pas.

— Je ne l'ai pas tué, dit-il.

Elle voyait le guetteur sur le point de devenir le chasseur qu'il était en définitive.

— Je ne crois pas le connaître, dit-elle, il attend peut-être une femme.

Elle l'entendit bouger dans le lit. Cette fois, il luttait contre la paralysie. Elle savait tout de la peur, l'agitation autour d'une douleur nettement interne, sans forme ni nature précise, puis le passage de la mélancolie, la douleur n'est même plus explicable, et une minute après la paralysie vient d'un extérieur qui menace d'être la seule réalité, à tout jamais. Il l'avait caressée avec l'ampoule, par jeu, par désespoir. Elle briserait cette bulle d'angoisse. Tout à l'heure, il voulait la lui fourrer entre les cuisses.

— C'est là qu'ils chercheront d'abord.

— C'est vrai. Là. Et aussi en moi.

Elle avait pris sa tête dans ses mains.

— Comment ? dit-elle.

Il se mit à sangloter. Le démon de la perversité était encore en visite. Il lui caressa le ventre. Il avait senti cette grosseur qui n'avait pas l'air d'une hernie. Le visage de Dujardin était devenu rose, presque sans ombre. Pierrot jubilait. Dujardin avait fabriqué l'ampoule lui-même avec un tube à essai.

— C'est fortiche, dit Pierrot.

— Je sais, dit Dujardin, mais elle m'a fait souffrir, la salope !

Maintenant l'infection était sans remède. Il avait craint pendant tout ce temps les coups de pied au ventre. D'où le surnom de Chaplote.

— C'est vrai, dit Pierrot qui se souvenait de ces recroquevillements dans le mâchefer de la cour. On lui avait même brisé les doigts depuis et il ne dessinait plus. Il avait adoré le dessin, un de ses plus grands plaisirs après celui que la femme imite si bien, pas vrai, Pierrot ? Mais Pierrot réfléchissait. Dujardin savait à quoi. Le visage de Pierrot était visité par ses pensées. Dujardin ne voulait pas mourir le ventre ouvert.

— Après, tu feras ce que tu veux, dit-il.

Il serrait une des grosses mains de Pierrot qui répétait : oui, mais quand ? Dujardin se mit à gémir. Quelqu'un parla à travers la porte.

— C'est Desforges, dit Pierrot, je m'occupe de lui.

Les pas s'éloignèrent tranquillement. Pierrot réfléchissait sans pouvoir mettre de l'ordre dans sa pensée.

— Tu seras mort avant que je t'ouvre le ventre, dit-il calmement.

Dujardin ne croyait pas à cette lenteur qui ne pouvait affecter qu'une surface en attente de crever sous la pression du désir, hein ? Qu'est-ce qu'il désirait le plus au monde, Pierrot, maintenant qu'il savait ?

— Le nombre de fois que tu m'as fourré le doigt dans le cul !

Il voulait rire mais son visage demeura inerte, il était déjà mort, il sentait cette mort certaine dans ses dents et son regard traversait une matière opaque qui se brisait comme du verre. La langue explora la surface rugueuse des dents, elle passa sur les lèvres, explorant chaque crevasse, maintenant elle explorait l'air saturé par l'odeur animale de Pierrot.

— Je te crois, dit-il enfin, et il se tint tranquille sur le châlit.

La nuit tombait. Pierrot toucha le matelas. La main tremblante de Dujardin caressait la sienne.

— Laisse-leur mes fringues, dit-il, je te donne le matelas, dans le bahut tu trouveras des bibelots qui valent leur prix hé ! Desforges ! Tu n'as pas expliqué pourquoi tu as renoncé à ta part ! lancera un des gardiens de service une heure après la mort de Dujardin en présence du directeur.

— C'est vrai, ça, dit le directeur, vous n'avez pas expliqué ce renoncement, vous savez bien que j'aime les situations claires et Pierrot s'était contenté de répondre je ne veux rien de ce salaud et en même temps quelqu'un soufflait à l'oreille du directeur une insanité à propos de Nannette, je comprends, dit le directeur, vous comprenez quoi, cria Pierrot dont les fureurs étaient bien connues, le directeur soutint ce regard comme d'habitude et il dit je comprends que c'était un salaud, maintenant allez vous coucher et réfléchissez à ce que vous allez me dire demain.

Nannette voyait le guetteur qui la voyait peut-être.

— Je m'en charge, dit-elle.

Pierrot se souleva dans le lit et ainsi, tristement accoudé à la paillasse, il vit Nannette sortir toute nue.

— Tu vas où ? murmura-t-il.

Elle revint vers le lit pour l'embrasser.

— Je vais l'aguicher un peu et je reviens, et tu me montreras ce sacré bijou qu'il tenait encore dans son poing, se demandant s'il avait raison de se soumettre aux décisions de cette femme qui était une inconnue arrachée à l'inconnu pour ne plus être seul.

— Seulement ça ? avait rétorqué Dujardin en entendant cette confidence, seulement ça, avait dit Pierrot et il lui avait indiqué l'heure à laquelle il pourrait la retrouver, elle l'attendait.

— Elle m'attend ? avait dit Dujardin qui n'y croyait pas.

— Elle est allée chercher de l'eau ce matin, dit Pierrot.

Dujardin retira sa main de dessus la pièce d'or.

— Pour la vie ? demanda-t-il.

Pierrot caressa la gravure. Ses lèvres tremblaient.

— Nous ne serons jamais heureux, dit-il en empochant le louis.

Dujardin lui montra la veste. Il n'y manquait qu'un bouton.

— Ne me dites pas que vous espériez l'être un jour avec ce genre de femme, dit-il en entrant dans la veste.

Pierrot vida son verre. Il avait la main sur la matraque.

— Vous en connaissez d'autres, vous ?

Il le vouvoyait maintenant. Étrange, pensa Dujardin, ce vouvoiement, ces menaces incessantes, ces promesses de bonheur et ces aveux d'impuissance.

— Je serai à l'heure, dit-il, que pensez-vous de ma veste ?

Pierrot tâta la serge.

— Ça ressemble toujours une veste de militaire, conclut-il.

Dujardin se mit à arracher les boutons comme la veille il avait arraché les épaulettes et les galons. Nannette le trouva beau, malgré l'âge et la lenteur. Il était encore vigoureux. Elle regarda la veste qu'il avait suspendue à un clou.

— Vous me l'auriez dit, il fallait découdre et non pas arracher !

Il venait de lui confier qu'il avait honte de sa nudité.

— Je vous trouverai des boutons et du fil pour recoudre les poches.

Ils passèrent la nuit ensemble. Pierrot couchait dans la casemate de Dujardin. Le matelas était une trouvaille. Il ne possédait qu'une paillasse et les enfants dormaient sur des sacs de jute. Il y avait aussi une lampe à pétrole. Il en admira le quinquet. Belle invention, cette éponge à lumière, invention définitive, à moins de mettre le soleil en bouteille. Il farfouilla pendant une bonne heure, prenant soin de ne rien déranger. Au gardien de nuit qui frappait à la porte (une porte !) il répondit qu'il était Desforges et qu'il était avec Dujardin. L'autre n'exigea pas une explication. Pierrot et Dujardin s'entendaient bien depuis quelque temps. Le directeur était à la fenêtre. Il avait vu Dujardin sortir de sa casemate et filer dans l'ombre, puis le visage de Pierrot était apparu à la fenêtre. Le directeur avait frémi. Son épouse remarqua l'instabilité du corps et, comme elle s'y attendait, il s'agrippa à la balustrade.

— Qu'est-ce que tu as vu, Néron ?

Il détestait ce tutoiement, ce prénom et cette curiosité. Il se tourna vers elle.

— Tu connais l'histoire de Dujardin, non ?

Elle fit oui de la tête, beaux yeux de merlans frits.

— Et bien voici le deuxième chapitre qui commence.

Elle le trouvait bien énigmatique. Il s'assit en face d'elle et lui raconta comment Dujardin avait tué sa châtelaine, comment il avait volé le bijou et comment il avait échappé à la guillotine.

— J'en connais, moi, qui ont eu la tête tranchée pour moins, beaucoup moins que ça !

Il devenait intransigeant mais elle aimait se soumettre.

— Il connaît du monde, dit-il.

Il se servit un cognac. Il aimait ce geste, se tenir debout près de la table, la carafe, le verre astiqué jusqu'à cette transparence dont seul Manuel avait le secret. Elle l'avait vu cracher sur le verre avant de le frotter.

— Et ça ne te dérange pas, cette souillure, cette... ? Non. Manuel avait son secret, Dujardin en avait un aussi, il supposait qu'elle en avait, il expliquait son comportement par l'effort quotidien de le conserver malgré les questions, souvent étranges, qu'il lui posait. Il avait un secret. Tout le monde a un secret. Il ne parlait pas du désir. Le seul sens qu'il accordait à ce mot avait quelque chose à voir avec la fièvre qui s'emparait de lui lorsqu'elle devenait belle. Elle ne l'était pourtant pas. Mais c'était une Parisienne. Elle aimait les averses de l'après-midi. Elle y assistait comme au spectacle, puis les moustiques revenaient et elle s'enfuyait derrière les mousselines en ameutant la domesticité. Il passait un doigt anxieux sur ces boursouflures avant de la posséder, puis elle le dépossédait et il allait d'un pas tranquille dans son bureau. Il n'avait été agressé qu'une seule fois sur le chemin (il longeait la muraille, il reçut un homme sur le dos) mais c'était pour des raisons personnelles et il estimait encore avoir fort bien jugé le cas en n'accusant pas le prévenu de tentative d'évasion, il savait trop bien de quoi il s'agissait, l'homme fut fouetté et condamné à l'oubli, et quand il fut devenu fou, on envoya chercher sa fille qui ne le reconnut pas, il ne la reconnaissait pas non plus, l'affaire était dans le sac, elle retourna chez elle et il (Néron) ne la revit plus qu'à l'occasion, c'est-à-dire dans les rues qu'il fréquentait et se contentait de traverser pour aller à son travail, elle affûtait des outils dans la forêt toute proche. Elle ne se métamorphosait plus en sa présence. Comment aurait-il accepté ce prodige en pleine rue ? Il était revenu vers Aliz qui lui reprochait son indulgence à l'égard d'un bon à rien qui avait voulu le tuer. S'il y avait bien eu tentative d'assassinat, il n'en restait pas moins que ce pauvre type n'était pas en fuite, il avait seulement cherché à venger sa fille, ce qui était son droit, Néron ne l'aurait pas reconnu devant une assemblée de ses propres juges, mais l'idée était si claire qu'il ne pouvait pas prendre le risque d'en démontrer le contraire, il regarda l'homme dans les yeux pour la seconde fois de sa vie et lui dicta la sentence, l'autre cracha, maudit l'humanité et déclara s'en remettre au jugement de Dieu.

Aliz ne supportait ni les cris de douleur ni le claquement du fouet sur la peau des condamnés. Les jours d'exécution capitale, elle préférait passer la journée chez sa sœur qui avait épousé un commerçant et possédait la plus belle et la plus grande maison de (ici le nom de la ville). Cependant, la veille du jour fatidique, elle voyait arriver la veuve sur un camion tiré par deux paires de mules noires et, si elle n'en pouvait pas voir la tranquille reconstruction, elle semblait prendre plaisir à l'entendre et se plonger dans le silence indéchiffrable d'une immobilité qui, à distance, le fascinait. Puis, l'averse chaude et assourdissante mettait fin à ce théâtre d'ombres et elle s'installait sous la véranda. Elle ne se souvenait plus du nom du supplicié. Il le lui dit. Elle voulait en savoir plus. C'était un violeur. Qui avait-il violé, une fille ou un garçon ? Il lui répondit que c'était un garçon mais que ça n'avait plus d'importance pour lui. Elle lui fit apporter deux bouteilles d'eau-de-vie.

— Vous êtes bien généreuse, dit-il en s'asseyant de l'autre côté du guéridon tournant le dos à la pluie.

Cette mort l'envoûtait, mais elle ne désirait pas se rendre dans le fanum de la justice à laquelle on sacrifiait la scorie par pure avarice. Elle se passionnait pour l'étude des Indiens.

— Mais ce n'est pas un sacrifice, ma chère, c'est un châtiment.

Elle le regardait en grimaçant comme si elle allait le quitter sur-le-champ.

— Je vous demande d'expliquer le châtiment autrement que par des attendus.

Il haussait les épaules et finissait son verre.

— Vous n'expliquerez rien par le sacrifice.

Cette idée absurde d'associer le sens de l'avarice et celui de la justice dans la nécessité du sacrifice, elle rêvait, il eût aimé entrer dans ce rêve en condamné d'avance, certain qu'elle lui porterait elle-même les bouteilles de gnôle au lieu de le faire servir par la valetaille.

La pluie cessa. Un gardien montait les marches de la véranda. Il avait attendu sous le porche. La pluie l'avait surpris en chemin. Il ne s'accoutumait pas à ce temps.

— C'est pourtant toujours le même, dit-elle.

Elle l'avait à peine regardé. Il reluqua le bras sur l'accoudoir, un insecte visitait la nuque, elle le chassa en demandant au directeur de l'identifier, il prononça un nom à coucher dehors, Pierrot (c'était lui) prononça à son tour, mais plus distinctement, le nom vulgaire de la créature qui, en voltigeant dans l'air moite de cette fin d'après-midi, dut ameuter ses semblables. On se réfugia derrière les mousselines. Elle sentait le jasmin. Le directeur reçut un paquet ficelé avec un vieux ceinturon de cuir, des mains de Pierrot qui expliquait qu'il (le condamné) n'avait gardé que son pantalon et sa chemise et une chaîne en or autour du cou, il a finalement accepté l'idée de la mettre au poignet, ce qui a provoqué son effondrement.

— Il s'est effondré ? dit le directeur en dégrafant la boucle.

— Il n'a pas reçu mes bouteilles ? demanda la femme du directeur.

Pierrot dit oui Madame il les boira cette nuit si c'est que vous voulez sinon il préfère être conscient de ce qui va lui arriver.

— Drôle d'idée ! dit-elle.

Le paquet contenait des babioles.

— Vous en êtes ? dit le directeur.

Pierrot regarda la femme. Elle partait ce soir. Sa sœur donnait un dîner pour fêter ses presque quarante ans. Le directeur lisait la lettre qui était dans le paquet. Ces mots le glaçaient.

— Nous ne pouvons pas transmettre ça, dit-il et il déchira la lettre, les morceaux flambèrent dans la vasque de cuivre où il éteignait ses cigares. Vous êtes témoin, Desforges, il referma le paquet qui était une chemise d'enfant, il serra le ceinturon puis se mit à en observer la boucle. Le forçat y avait gravé un signe distinctif, assez adroitement d'ailleurs, et la géométrie paraissait difficile à oublier, n'est-ce pas Desforges ? Pierrot avait regardé le signe et il en connaissait la signification.

— Nous avons tous un secret, dit le directeur en riant, nous nous reverrons demain, Desforges !

La femme se leva pour écraser un insecte prisonnier des plis de la mousseline.

— Celui-là était innocent, fit le directeur.

Elle avait une piqûre dans le cou.

— Votre main ne l'effacera pas.

Elle avait honte.

— Ni votre regard non plus, dit-elle.

Pierrot se sentit mal à l'aise et entreprit de traverser la mousseline sans la déchirer, ce qui agaça la femme du directeur. Elle souleva la mousseline.

— Dépêchez-vous !

Une cohorte de moustiques en profita.

— Idiot ! lança-t-elle.

Il ne la voyait plus. Il avait peut-être oublié de saluer avant de partir. Elle l'avait blessé. Il rentra chez lui. Nannette repassait le costume d'apparat. Il passa une main destructrice sur sa croupe. Elle avait vu le camion sur la place. Il était arrêté à cause d'une mule qui toussait. Tabarie était furieux. Il battait la mule et les passants l'insultaient. La mule toussait. Il lui donna un coup de pied dans le ventre. Puis il s'est assis sur le rebord d'une fenêtre. Sa colère était passée. Il attendait maintenant que la mule retrouvât son souffle. Les gens le regardaient de travers. Ça l'a toujours mis en joie, cette hostilité. L'autre était muletier. Il ne l'avait pas engueulé. Il s'en était pris à la mule parce qu'elle lui ressemblait.

— Qu'est-ce que vous transportez là ? demandait-il à la place des gens.

Ils passaient leur chemin en le maudissant.

— Ça se passera devant la porte, comme d'habitude.

Il y avait long jusqu'à la galère. Les gens ne venaient pas. Seule la chiourme assistait aux exécutions. Le muletier caressa le museau de la mule. Il lui parlait. Il portait un uniforme, exactement le même que l'argousin, mais sans ajouts, tandis que l'autre exhibait un galon qui rutilait au soleil. On ne voyait pas la veuve sous la bâche. On ne la devinait même pas. Par contre, les sacs de sciure étaient bel et bien visibles. On voyait aussi les tresses dorées du grand panier.

— Quand ça y s'ra ! fit Tabarie (tu le connais).

Le muletier ne se pressait pas. L'uniforme le rendait triste. Il avait des cheveux frisés, noirs, et une peau brune sans défaut. Du moins pour ce qu'on pouvait en voir.

— Sale expérience ! dit Pierrot.

Tabarie s'impatientait. Il cracha la chique contre le mur. Des gosses le regardaient en coin. Il alla les voir. Ils jouaient au triangle. L'un d'eux avait des allures de vainqueur. Tabarie se souvenait facilement de ce temps. On disait Bonaparte est mort depuis longtemps et on parlait d'autre chose.

— Tu te souviens, toi ?

Le muletier l'appela par son nom. La mule avait relevé la tête.

— Qu'est-ce qu'elle a ? demanda Tabarie.

Le mulet lui montra le poing.

— C'est ce que vous lui avez donné, grommela-t-il.

Tabarie s'approcha de la mule. Elle se méfiait. Le cuir avait tressailli.

— L'autre n'a pas bronché, dit Tabarie.

Le muletier eut un geste de dépit.

— Vous lui en avez pas donné, à l'autre !

Tabarie fit le tour du camion.

— On sera en retard d'une bonne demi-heure, dit-il en montant sur le siège.

Le muletier desserra le frein.

— Vous y en avez pas donné à celle-là, je vous dis !

Tabarie fit : bon, bon !

Le camion s'ébroua, si lentement qu'on eût dit que quelque chose le retenait encore à cet endroit, au milieu de tous, comme si la mule n'avait été qu'une excuse, et la vision du camion une nécessité. Nannette se signa. Le camion passa devant elle. Elle salua Tabarie. Il posa le doigt sur sa casquette et l'y maintint tant qu'elle le regarda.

— Vous ne manquez pas de savon ? demanda-t-il enfin.

Elle se retourna pour répondre. Le muletier riait. Les gens se demandaient pourquoi le camion avançait si lentement.

— Tout va bien ! dit-elle.

Elle entendit le hue ! du muletier et le camion sembla entrer dans l'angle d'une maison, cette sensation persista tant qu'elle entendit le claquement des sabots et, comment dire, le glissement de cet objet indésirable qui semblait ne rien devoir à la rotation silencieuse des roues. On la regarda. Elle était attifée comme une mendiante. Elle tenait le morceau de savon à la main mais n'avait pas eu le temps de le montrer. Elle le remit dans le panier où elle transportait tout ce qui, chez elle, avait quelque valeur. Elle ne sortait jamais sans emporter ce nécessaire, y compris le pain et le lard, et les ustensiles dont elle se servait pour maintenir la maisonnée à la hauteur de la situation de Pierrot qui sinon l'aurait encore accusée de négligence. On la vit même une fois se promener avec une chaise sur le dos. La chaise ne semblait pas avoir beaucoup de valeur. Elle invectivait les rieurs, comme si elle s'adressait à des voleurs potentiels, et certains d'entre eux l'étaient peut-être, elle avait l'œil.

Elle entra dans une quincaillerie. Le commis l'arrêta dans l'allée. Elle ne pouvait pas entrer dans le magasin avec cette chaise sur le dos. Il lui montra l'étalage de vaisselle. Elle sortit et posa la chaise devant la porte. Elle entra de nouveau.

— Vous êtes content ? dit-elle au commis en passant.

Elle le vit sortir à son tour et pousser la chaise avec le pied pour libérer l'entrée. Il revint triomphant. Elle le secoua par une manche.

— Gare à vous si on me la chourave ! dit-elle.

Il haussa les épaules.

— On n'entre pas dans un commerce avec une chaise sur le dos, Madame.

Il avait dit madame à la place d'autre chose. Elle lui aurait crevé les yeux mais on la regardait.

— Vous êtes averti, dit-elle.

Le commis ne l'écoutait plus. Il était retourné derrière le comptoir et montrait ses dents à une cliente qui le regardait. Nannette jeta un œil inquiet sur l'entrée. On ne voyait vraiment plus la chaise. Les gens passaient exactement comme si elle n'existait plus. Elle héla le commis.

— J'peux aller avec mon panier ? lui demanda-t-elle.

Il rit. La cliente rit aussi.

— Allez où vous voulez ! fit-il.

Nannette voulut rire. Mais elle pensait à la chaise et au lieu de rire elle dit non parce que d'habitude vous me gardez mon panier derrière le comptoir j'aime avoir les mains libres quand je suis de promenade au milieu de toutes ces choses.

Il se souvenait d'elle en effet. Elle s'approcha du comptoir et souleva son encombrant panier. Il l'aida, rencontra ses mains, s'excusa faiblement.

— C'est que je ne suis pas une voleuse, expliquait Nannette à la cliente interloquée, alors je suis méfiante.

La cliente se recula pour dire les voleurs sont peut-être les plus méfiants. C'était une irréductible. Nannette renonça et disparut aussitôt derrière un rayon outillage.

— Vous ne pouvez pas aller par là ! s'écria le commis.

Elle reparut. Par où ? Il s'était précipité sur elle.

— C'est privé, dit-il, on ne peut pas entrer.

Il avait saisi le poignet de Nannette. Elle se laissa faire.

— Faut pas croire cette mégère, lui dit-elle, rapport à la méfiance des voleurs et de ceux qui n'en sont pas.

Le commis rougit.

— Je vous en prie, dit-il.

Il la tirait par la main. Maintenant elle résistait juste ce qu'il fallait pour l'inquiéter.

— Vous allez me dire où je dois aller ? demanda-t-elle tout en cherchant mesurer l'importance de sa résistance.

— Qu'est-ce que vous désirez ?

Elle lui montra la louche. Il la décrocha. Elle l'examina.

— Nous avons un invité ce soir, expliqua-t-elle. Vous savez à quoi ressemble une soupière sans louche ?

Il devenait nerveux. Il dit : à une assiette sans couverts. Il se croyait malin. La cliente riait aux éclats.

— Vous avez des serviettes ? dit le commis. On ne reçoit pas sans serviettes.

La cliente lui communiquait une joie monumentale.

— J'ai qu'une chaise de potable, dit Nannette, je ne veux pas qu'on me la vole, c'est tout.

Elle se dégagea et se dirigea vers la sortie. Le commis brandissait la louche.

— Et la louche ? ânonnait-il.

Nannette lui donna la réponse.

— Ce n'était pas une énigme, dit la cliente.

Elle était aux anges. Le commis remit la louche à sa place. La cliente épongeait son regard. Nannette revenait.

— On me l'a piquée ! Sacré foutu merdeux d'puceau ! On m'a piqué la chaise et ça te fait marrer !

La cliente s'étrangla. Le commis était pâle.

— Je regrette.

Il continuait d'ânonner, mais cette fois il ne finit plus. Il allait passer un mauvais quart. Nannette l'empoigna et le sortit sur le trottoir. La chaise avait bel et bien disparu. Il demanda à l'épicier qui frottait ses pommes.

— Il y avait un chat dessus, tout à l'heure, dit-il seulement.

Il ne s'excusait pas. Il n'avait rien d'autre à dire, sauf que c'était une belle chaise, il s'y connaissait en chaise, il avait été tapissier avant de se mettre dans l'épicerie, il avait trouvé dommage qu'un chat se prélassât sur un si bel objet. Nannette était désespérée.

— Forcément, dit la cliente, sans louche et sans chaise.

Nannette devenait dangereuse.

— Vous êtes qui, vous, pour vous permettre de parler ainsi aux pauvres ?

La cliente se renfrogna.

— On sait bien qui vous êtes, vous !

Le commis n'était pas loin.

— Faudrait quand même que je jette un œil dans ce panier.

Les deux femmes le regardaient.

— Des fois, dit-il.

Il souleva le torchon. Il ne put se retenir de grimacer. Nannette remit le torchon en place.

— Des fois quoi ? dit-elle en même temps.

— Des fois rien.

Elle était inquiète mais ne voulait pas le laisser paraître. La cliente tentait de s'enfiler dans cette brèche. Comme du fil dans un chas, dit plus tard Nannette à Pierrot qui l'observait pendant qu'elle préparait la soupe.

— Il possède une fabrique de savon, dit-il.

Elle faillit lui demander pourquoi il ne possédait rien, lui, mais elle se tut, elle ne voulait pas le provoquer.

— Et puis il a cette planque, dit-il en suçant son verre.

Tabarie s'occupait de la veuve. Il la bichonnait, la transportait, la montait, la démontait, il en parlait avec volubilité, sans elle il n'avait plus le temps de s'occuper de la fabrique.

— C'est cet argent qui le retient ici, dit Pierrot, il est allé plusieurs fois en métropole et chaque fois il est revenu furieux parce que ce n'était pas le dernier voyage.

Tabarie arriva avant la nuit. Il buvait de l'absinthe mais ne voyait pas d'inconvénient à déboucher avec eux une bouteille de vin qui avait dû leur coûter. Il s'en tenait à ce prix, pour l'heure. Nannette buvait aussi. Son verre vidé, elle récupéra quelques gouttes du bout du doigt. Pierrot parlait de sa jeunesse malheureuse. Nannette avait été heureuse. C'était pire. Pierrot lui-même le reconnaissait. Tabarie ne dit rien de son passé. Il pouvait ne pas en avoir, pensait Pierrot. Il ne paraissait ni heureux ni malheureux, il n'avait peut-être été ni l'un ni l'autre. Maintenant il parlait du couperet qui était en possession du bourreau.

— On ferait mieux de les pendre, dit-il pour expliquer un geste d'impatience.

Pierrot avait l'impression d'être au bord d'un rêve. Il sentait le savon, lui avait-on dit. Il ne sentait rien, observait Pierrot. Il s'était rasé de frais et il passait sans cesse la paume de sa main sur sa mâchoire qui pourrait être douce comme la peau d'une femme. La savonnerie avait quelque chose d'enchanteur.

— Ah ! Oui, quoi ? fit Nannette qui venait de touiller la soupe.

Il lui montra un petit savon en forme de pétale de rose. Elle s'émerveilla.

— Vous voyez ?

Elle était convaincue.

— Faut pas me le donner, dit-elle, je ne saurais pas quoi en faire.

Il sortit un autre pétale de sa poche.

— Vous avez bien une fille un peu coquette ?

Nannette tenait un pétale dans la paume de sa main.

— Elle sera contente, dit-elle, même si elle ne saura pas quoi en faire.

Ils rirent tous les trois de bon cœur. Elle reçut le deuxième pétale.

— C'est trop, dit-elle.

Elle toucha l'épaule de Tabarie.

— Vous devez bien savoir ce que c'est, vous ? dit-il.

Pierrot se tenait à distance. Il y avait trois chaises autour de la table. Celle qu'elle destinait à Tabarie était recouverte d'un morceau de tapis. Ils quittèrent les fauteuils d'osier de la véranda et entrèrent dans ce qu'elle venait d'appeler la cuisine. Elle avait honte.

— C'est ici que nous mangeons, dit-elle.

Sa main désignait mollement la caisse au tapis. Tabarie s'assit. Il jeta un œil hagard dans le bol. Il n'avait ni fourchette ni cuillère. Il y avait une louche flambant neuf dans la soupière qui était une vraie soupière. Le couteau était posé devant le bol. Un mouchoir plié en quatre figurait peut-être une serviette. À côté de la soupière, il reconnut le pain et le pâté ! Il ne dit rien. Une autre bouteille était débouchée. Il ne connaissait pas la cave qu'une génération de forçats avait creusée sous le bâtiment administratif. Mais Pierrot tenait à s'expliquer. Il devait la soupe à son salaire et le pain et le vin étaient un cadeau de la direction. Il arriva difficilement au bout de cette confession. Il n'expliquait pas le pâté. C'était peut-être tout ce qu'il avait volé. Tabarie avoua qu'il se sentait flatté. Il porta le bol à ses lèvres et but lentement. Il savourait cette première gorgée. Nannette rougit. Pierrot rompit le pain au-dessus de son bol. Tabarie n'aimait pas ces manières mais il reçut le morceau de pain déchiré par les mains de Pierrot qui se signa plusieurs fois. Nannette attendit que Tabarie eût achevé son bol de soupe pour lui en proposer une autre louchée. Il ne refusa pas. Cette fois, il trempa le pain. Il se régalait. La troisième louchée était de trop. Il l'acheva en prévenant qu'il en resterait là quant à la soupe. Il posa le bol vide et aussitôt elle le remplit de vin. Elle ne s'occupait que de lui.

— Vous ne manquerez pas de savon, affirma-t-il au milieu du repas.

Il se gavait de pâté. Le vin lui montait à la tête. La savonnerie se situait à la lisière de la forêt qu'on pénétrait toujours par le même chemin sans cesse recommencé. Les premières plantations de coca se trouvaient à dix mille de là. Il avait lui-même fixé cette distance à une époque où il ne possédait encore rien de négociable, tout juste un peu d'argent qui était ce qui restait d'un héritage.

— J'ai vendu la métairie et conservé la maison du bourg.

Le passé enfin évoqué un peu au-delà de la limite imposée par, disons, la savonnerie et la veuve. Pierrot ne posa pas la question qui lui brûlait les lèvres.

— Je n'ai pas vu les enfants, dit Tabarie en pleine mastication. Les plus jeunes, expliqua Nannette, ceux qui n'étaient pas encore en âge de gagner leur vie, couchaient en ce moment dans la cour sous une bâche tendue entre le chenil et le poulailler. Tabarie entendit les chiens pour la première fois. Ils se frottaient silencieusement contre la grille. Pierrot avait la main dure. Il louait des chiens fidèles et précis. Tabarie ne savait pas. Le poulailler était une gérance. Mais Nannette manquait d'expérience. Le propriétaire l'accusait de le voler. Tabarie comprenait l'absence de poulets sur la table. Une paire d'œufs aurait tout changé, certes. Mais il était repu. Chez lui, il rotait comme un Arabe. Il se retint et proposa qu'on mangeât les fruits sous la véranda en finissant le vin. Pierrot trouva l'idée bonne. Il se leva le premier. Il y avait longtemps qu'il n'avait pas aussi bien mangé. Demain il volerait des œufs pour les enfants. Ils adorent les gober. Tabarie fouillait du regard l'ombre de la cour. Il distinguait peut-être la bâche, en tout cas il entendait le frottement des chiens contre la grille. Le poulailler était silencieux. Pierrot parla du renard dont il avait vendu la peau. Une pièce exceptionnelle, lui avait-on affirmé tandis qu'il la montrait, la tenant par les pattes aussi haut que possible. Il n'en tira presque rien, car le renard ne valait plus ce que vaut le vison. Nannette était mécontente. Il n'avait pas le sens des affaires. Il était bonasse ou bête comme ses pieds. Mais ce n'était pas le renard qui avait servi à acheter la chaise. Il était six heures. Nannette ne dormait plus depuis l'appel des matines. Elle était seule dans le lit parce que c'était jour de congé pour Pierrot qui avait amené les chiens, il était parti la veille, il avait rassemblé les chiens dans la cour et le directeur (Néron ?) avait confié son admiration à Nannette qui pensait au lendemain. Les chiens entraient tous dans le fourgon cellulaire. Le directeur se tenait au milieu de ses invités. Chacun avait sa voiture. Une jeune et jolie femme entretenait Pierrot en marge de ce cercle. Les chiens jappaient peut-être. Le fourgon voyagerait seul par la route principale. Les voitures emprunteraient des chemins de traverse, le directeur tenait à montrer à ses invités un certain nombre de curiosités qui selon lui les marqueraient à jamais.

Nuit des chiens.

Nannette s'en souvenait sous ce nom, comme elle se souvenait de la Nuit du bijou et de celle de la Chaise (qui manquait). Il y eut d'autres nuits pour alimenter la mémoire de Nannette. Nannette la nuit. Toute sa mémoire s'y retrouvait, peut-être intacte. Le propre de la nuit. Comme il y a un propre du temps ou un propre des saints. Bréviaire de l'angoisse. Le chahut continuait dans la cour. Le chenil était resté ouvert et les poules y étaient entrées pour picorer. Elle aimait les voir fouiller la terre, suivies de leurs petits que ses propres enfants refusaient de voir grandir.

— Vous ne retiendrez jamais tous ces noms, dit Pierrot à la jeune femme.

Il les lui répéta en désignant les chiens à travers la grille du fourgon. Elle avait une jolie bouche, les mots semblaient couler de source. De loin, le regard était seulement bleu, Nannette ne chercha pas en savoir plus, d'autant que le directeur l'assommait de flatteries à propos de Pierrot qui deux semaines plutôt était aux arrêts de rigueur, enfermé dans cette chambre sans fenêtre où elle avait couché une fois elle-même, un jour de disette.

— Nous allons perdre du temps, se plaignait un des invités.

Mais le directeur ne démordait pas, ils passeraient le dimanche à visiter des lieux de sa connaissance, ce soir on se divertirait autour d'un feu dans la cour du château, la chasse ne commencerait que demain. Nannette connaissait le château. C'était un fortin au bord de la rivière. Des Indiens vivaient dans les fossés. Il y avait de bons pisteurs parmi eux. Mais le rôle de Pierrot s'arrêtait aux chiens qu'il louait avec la promesse qu'ils seraient bien traités et bien nourris. On ne lui en demandait pas plus. D'ailleurs il voyageait avec le fourgon. Ils seraient arrivés avant midi. Il n'aimait pas confier ses chiens à des étrangers. Il avait l'impression de les abandonner. Quand il revenait les chercher, le dimanche suivant, il y en avait toujours un de blessé et c'était toujours triste à voir, il écoutait les explications qu'on lui donnait pour se dégager de toute responsabilité et il était quitte pour créditer son compte de misère, supportant les frais sans en calculer la portée. Il fallait passer la semaine dans cette perspective. Il modérait la boisson en cas d'urgence. Une fois on l'avait ramené de force au château en pleine semaine parce que les chiens étaient devenus agressifs. Il avait dessoûlé en chemin et une fois sur les lieux, il avait insulté du beau monde puis il avait été mordu par un de ses propres chiens. En conséquence, il le tua devant tout le monde, à coups de matraque. Il les avait écœurés. Ils ne voulaient plus le voir. On le laissa seul avec ses chiens. Il demeura une bonne heure à les regarder sans savoir ce qu'il devait faire maintenant. Il demanda à un Indien d'emporter le chien mort. Ensuite il donna à manger aux autres. Il les regarda encore longuement.

Au bout d'une heure, le directeur vint lui ordonner de s'en aller, le fourgon attendait, il ne perdait rien pour attendre, Pierrot demanda tranquillement en quoi consistait l'agressivité dont les chasseurs avaient été les malheureuses victimes. Il prenait des gants. Le directeur gonfla sa poitrine pour aspirer la fumée de son cigare puis ses paroles s'épanchèrent sur fond de ciel tropical, volutes tourmentées par les crispations de l'air en attente de pluie. Les chiens avaient un mauvais regard. C'était toute l'explication. D'ailleurs, il venait de tuer le plus agressif, eux-mêmes ne s'y étaient pas trompés, ils l'avaient tous désigné comme le meneur.

— C'est fou ce que les riches se sentent persécutés, pensa Pierrot. Ce sont les riches qui font le malheur des pauvres, d'où cette idée de persécution qui fragilise leurs défenses. Il n'y a qu'un ennemi, le pauvre. La réciproque de cette vérité est impossible à établir. Pierrot était complètement dessoûlé maintenant.

— Vous devez partir, dit le directeur, nous n'avons plus besoin de vous ni de vos chiens.

Pierrot était offensé. L'offense, c'est un cadeau que les riches font aux larbins pour diminuer la pauvreté. La réciproque est un mensonge. Et Pierrot ne se révoltait pas. Il manœuvrait dans les marges, mais il était toujours visible. Le directeur retourna dans le pavillon où les invités se chamaillaient à propos d'une perte de temps que rien ne pouvait compenser. S'en prendre à Pierrot ne résolvait rien. On l'observa depuis les fenêtres. Maintenant les chiens paraissaient parfaitement tranquilles. Ils regardèrent le fourgon s'éloigner. Sur son siège, à côté du muletier, Pierrot avait recommencé à boire. Ils arrivèrent chez lui en pleine nuit. Il dormait sur l'épaule du muletier qui se plaignait de son haleine, mais lui-même n'avait pas résisté à la tentation. Le fourgon rentra dans la cour. Une mule buvait dans la touque et les autres s'ébrouaient dans l'attelage. Le muletier siffla pour avertir Nannette. Elle l'éclaira avec la lampe de service. Pierrot n'eût pas aimé qu'elle en fît usage, mais il dormait. Le muletier l'aida à le coucher sous la véranda. L'haleine était infernale, il empuantissait la maisonnée, le muletier apprécia l'explication qui était une réponse à une critique qu'il avait formulée sans vraiment le vouloir, il n'aurait pas aimé que sa propre épouse le couchât sur le trottoir sous un pareil prétexte.

— Et les chiens ? Ils étaient à peu près tranquilles. Le problème était de les réintégrer au chenil. Le muletier se voyait mal assumer cette tâche. Il s'en alla avec les mules, laissant le fourgon au milieu de la cour. Les chiens s'agitèrent quand Nannette s'approcha de la grille. Elle ne les aimait pas. Elle aimait les oiseaux, mais les rapaces l'inquiétaient. Les chats la séduisaient, et peut-être aussi les chevaux, les animaux l'intranquillisaient au point qu'elle ne dormait jamais en leur présence. Le muletier avait refusé de pousser le fourgon près du chenil, à une distance qui la mettait à l'abri de l'influence des chiens sur ses nerfs. Il avait raison. Demain matin, le fourgon serait à l'ombre, tandis que c'était le moment de la journée où le chenil était inondé de lumière. Nannette n'avait pas insisté. Le muletier espérait seulement dormir dans son lit. Il avait épousé une enfant dans l'espoir de la dominer mais c'était elle finalement qui lui imposait ses caprices. Nannette retourna se coucher. Les chiens gémissaient. Ils ne le réveilleraient pas. Et elle ne dormirait pas. Elle somnolait cependant lorsqu'elle l'entendit ouvrir les grilles du fourgon. Les chiens trépignaient en jappant. Le soleil était levé. Il rentra et la battit avant de s'endormir à sa place dans le lit. Elle alla se rincer le visage dans la touque. Les chiens étaient couchés. Il y avait une poule parmi eux. Nannette s'approcha du chenil. La poule montra son profil et s'immobilisa encore. Les chiens l'ignoraient pour l'instant. Il se la disputèrent sur le coup de midi, réveillant Pierrot qui s'était déjà levé une fois pour fouetter un enfant qui pleurait. Nannette ferma les yeux. Il y avait toujours un moment dans la journée pour éclairer son impuissance.

Le muletier vint chercher le fourgon dans l'après-midi. Il amenait deux condamnés à mort à (ici nom de la ville) où la veuve était installée pour une semaine entière. Nannette avait nettoyé l'intérieur du fourgon. Il l'en remercia. Elle lui faisait gagner du temps. À peu près le temps qu'il avait perdu ce matin en cédant au caprice de sa jeune femme qui voulait acheter une fanfreluche. Il ne dit pas ce que c'était, comme babiole. Il se fichait du prix qu'elle avait coûté. Il avait perdu du temps et c'était une autre femme qui le retrouvait. Il lui serra la main. Pierrot était sous la véranda.

— Fiche le camp ! dit-il d'une voix tranquille.

Le muletier dit oui monsieur, il n'avait pas terminé son histoire, dit Nannette qui le retenait par la manche, il n'avait aucune envie de la terminer maintenant, même si Nannette lui proposait un verre, à quoi ressemblaient les condamnés à mort ? Il ne pouvait vraiment pas rester. Il attela les mules sans répondre aux questions de Nannette qui s'amusait. Quand il eut fini, il salua encore puis il grimpa sur son siège.

— La prochaine fois, dit-il en s'en allant, la femme et le travail me tuent, des fois je ne sais plus où j'ai la tête.

Pierrot n'avait pas bougé. En passant, le muletier avait dit monsieur Desforges et il avait incliné la tête pour remplacer les mots, il n'aurait peut-être pas aimé qu'on l'obligeât à les prononcer, il avait la réputation d'une tête dure mais il manquait d'intelligence. Pierrot les haïssait et il haïssait le système qui les nourrissait et où il avait sa place. Il se figurait clairement cette échelle mais préférait l'image du cercle réduit à une circonférence et un point central. Le monde était à la circonférence, réduit à l'égalité devant la mort, les bons comme les méchants. La vie était une question de vitesse de rotation et de vertige. On pouvait trouver le bonheur dans la pulpe d'un fruit, rarement dans le cœur d'une femme et quelquefois dans le travail, personne ne ressemble à personne ou du moins on n'est jamais sûr de ressembler à quelqu'un.

Nannette lui demanda de l'argent. Quand il revenait du château, il avait de l'argent, il n'avait pas eu le temps de le dépenser. Ils étaient généreux, ils savaient mesurer cet écart, ils ne se trompaient jamais, tandis qu'un pauvre est toujours dans l'erreur. Il lui donna les sous qu'elle demandait, elle les compta. Elle regrettait pour le chien. Il regrettait aussi. Il y aurait d'autres chiens tués par sa colère. Celui-ci était simplement le premier. La vie de Pierrot subissait tristement ces segmentations de débuts et de fins. Il était capable d'énumérer ces fragments de quelque chose qui étaient comme posés sur la vie, quelque chose d'immobile et de clairement minéral, dessous il était seul représentant de la vie animale et le végétal commençait le pourrissement. L'odeur même de la moisissure le déroutait. Il préférait l'excrément, et pensait à s'y vautrer. Mais il ne mit jamais en pratique ce que lui inspiraient les coulures et les dégoulinements de son esprit. Un mur est forcément percé d'une porte. La porte était là avant vous et vous arrivez après le mur. La clé vous appartient. Il fourrageait les serrures et on s'en plaignait. Il n'était pas seul et le regrettait toujours. Elle ne parlait jamais de Pierrot. Elle n'avait pas d'amis. Elle parlait rarement aux femmes. Les hommes l'ennuyaient. Elle les perçait à jour si c'était nécessaire, sinon elle les oubliait et ils ne manquaient pas de s'en étonner quand ils revenaient. Ce qu'elle pensait d'elle-même ne devait pas avoir beaucoup d'importance. Elle n'avait jamais rien changé, sauf sa propre vie, deux ou trois fois, elle ne savait plus, elle se souvenait trop bien de la première fois. Sinon les autres se chargeaient de l'influencer. Pierrot était plus discret, par nature et non pas par effort de ne pas lui nuire, il se fichait bien de son bonheur, il ne l'aimait pas parce qu'elle était laide, il ne le lui avait dit qu'une fois à propos des hommes avec qui elle couchait pour de l'argent. Les hommes revenaient. Et elle était toujours là. Leur argent ne suffisait même pas à entretenir les gosses qu'ils lui faisaient. Elle était perdante. S'en rendait-elle compte ? Il aimait lui ouvrir les yeux. Elle s'efforçait de croire à ce qu'elle voyait. Il avait des mains puissantes quand il lui tenait la tête de cette manière pour la regarder. Il aimait le bleu de ses yeux et ses taches de rousseur. Sa peau était peut-être aussi douce qu'il eût aimé qu'elle fût. Il la caressait rarement, ou alors avec un objet, il l'avait caressée avec l'ampoule contenant le bijou, avec un galet porte-bonheur trouvé dans une rivière qui pouvait être celle de son enfance, il lui réservait la douceur et l'infini d'une sphère à la mesure de sa main, simple géométrie destinée à rompre momentanément la dureté de ses poings.

Un jour elle accoucha dans le cellier de l'appartement du directeur où elle nettoyait des cuivres. La femme du directeur, qui n'avait pas d'enfants, prétendait avoir souffert plus qu'elle. L'enfant gigotait dans un torchon. Le directeur lui avait souhaité bonne chance puis il lui avait reproché en riant de ne pas vouloir ouvrir les yeux. Nannette était déjà debout, prête à s'en aller. Il lui offrit le torchon et des fruits qu'il plaça lui-même dans le revers de sa robe. La négresse de service transporta l'enfant jusqu'à la maison. Pierrot était en mission. Il n'avait pas précisé la nature de cette mission. Il s'absentait pour un temps indéfini. Elle avait songé à ces voyages en France qui pouvaient durer plus de trois mois, et trois autres pour le retour.

— Une mission, en effet, dit le directeur, il l'aurait informée si elle avait été son épouse (celle de Pierrot) et s'il avait été certain que l'enfant était de lui (enfant de Pierre), pensa-t-elle en recevant les fruits.

— Je me charge de l'enfant si madame permet, avait dit la négresse.

Madame, ce n'est pas toi, avait bêtement pensé Nannette, mais elle. Elle avait été gentille après tout. Elle regrettait pour la douleur et pour le sang sur le tapis de la salle à manger. C'était sa douleur et son tapis. Quand Pierrot rentra, l'enfant était mort. Les fruits n'avaient pas suffi à le maintenir à la hauteur de la chance que lui avait souhaitée le directeur. Il alla se recueillir sur la fosse. Un fossoyeur chaulait un corps. Poussière ou lumière, nous n'avons pas d'autre alternative. Il jeta la poignée de fleurs dans le coin de la fosse où le fossoyeur se souvenait d'avoir enterré un enfant. Peu importait. Pierrot ne ressentait aucun chagrin.

Il alla jeter un coup d'œil sur la concession qui avait été la sienne avant qu'il ne se mît dans la tête de rentrer au bercail pour y vivre encore et y mourir au milieu des siens, s'ils existaient, si leur existence avait conservé cette force que les fruits de l'imagination ne possédaient pas en échange. L'emplacement était toujours vide. Il avait fait des envieux à l'époque, à cause du rocher qui était une stèle magnifique. Le rocher pouvait ressembler à quelque chose, les avis ne manquaient pas. Son ombre était une horloge fidèle mais il n'y aurait personne pour compter les jours. La terre était presque noire, avec une veine d'ocre en diagonale. Il avait peint en blanc les bornes qui étaient de simples pierres recueillies sur le tas de terre que le fossoyeur extrayait d'une autre tombe. Un pin dominait l'endroit. Il venait souvent s'y recueillir à l'époque. Le galet n'était pas un galet. Il ne l'avait pas trouvé dans une rivière comme elle l'avait cru pendant longtemps. La rivière n'était pas celle de l'enfance ou l'enfance ne connaissait pas de rivière. Il avait interrogé la science du fossoyeur qui pensait que le galet était un fruit de la foudre. Il lui en montra les effets sur une croix de fer réduite à la géométrie étrange d'une griffe ou d'un sabot. Serre chaude, le fruit était un autre galet à la surface duquel on devinait encore la couronne d'épines. La forcerie s'exerçait avec une précision d'enfer. Il lui montra les arbres dont il s'occupait quand les morts ne le dérangeaient pas. Le pin raturait le ciel en tous sens. Il avait caressé le galet à deux mains pendant le temps de ses explications. Il regrettait de ne pas l'avoir vu à temps, sinon il aurait lui aussi était attiré par cette convexité oblongue.

— C'était du verre fondu, affirmait-il. Son propre père était mort foudroyé au bout de la bêche qu'il transportait sur l'épaule. Il revenait du jardin. Sa cruche, qu'il tenait à la main, s'était transformée elle aussi en une espèce de galet qu'on n'avait pas conservé parce qu'on craignait qu'il portât malheur. Il n'était pas superstitieux mais il le deviendrait peut-être en présence d'un aérolithe. Avait-il, Pierrot, entendu parler de ces corps célestes ? Ces pluies le fascinaient. Il redoutait d'en être la victime, quoiqu'il ne connût pas d'exemple de mort de cette façon-là. Le mot était nouveau. La vulgarisation aussi. Il lisait un bulletin spécialisé dans les choses de l'espace qui est un infini incompréhensible. Faire semblant de le comprendre ne résolvait rien, la question demeurait et on n'avait pas le temps d'y répondre ni de trouver le moyen de ne plus y penser. Il ne croyait pas au progrès.

— Pour y croire, faut accepter l'histoire, c'était au-dessus de ses forces, il haïssait les personnages historiques. Il avait creusé la fosse d'un de ses personnages qui tenait à finir en terre avec une pierre dessus. La pierre s'inclinait et menaçait tous les jours de s'enfoncer dans la terre. Il la soulevait pour glisser dessous des cailloux qu'il avait en réserve dans la broussaille, mais la pierre était opiniâtre et la terre vorace. Un graveur était venu une fois pour réparer l'outrage de la pluie. Il s'était plaint de la qualité de la pierre qui finalement, sous l'action du burin intempestif, s'était coupée en deux parties inégales, la séparation était oblique et on la remplissait de petits cailloux, mais ce n'était pas lui qui se chargeait de ce labeur, ils amenaient des coquillages dans leur chapeau et dans les jupes des fillettes, il n'aimait pas les voir s'agenouiller pour déposer obstinément ces petits cailloux dans la brèche qui était gourmande, peut-être exigeante, à quoi pouvaient-ils donc penser en se livrant à cette espèce de rituel ? Quand la pierre s'est fendue, le graveur l'a encore frappée avec son marteau puis il est resté prostré, il se demandait sans doute comment il allait expliquer ce mauvais travail ou bien l'explication lui semblait évidente et il cherchait une solution qui satisfît les adorateurs du personnage dont il n'avait restauré que la moitié du nom. Ils s'expliquèrent dans l'allée, à la tangente de la tombe, le fossoyeur les observait. Il s'était promis de ne pas intervenir s'ils en venaient aux mains. Il avait été le témoin d'un grand nombre de querelles. Le monde entier contenait dans cette fresque. Il était conscient d'être un sage. On le félicitait quelquefois parce qu'il avait trouvé le mot qui convenait à l'attente. Il sidérait peut-être mais n'eût pas aimé que ce pouvoir fût l'objet d'une flatterie. Pierrot le rassura. Il n'était pas venu pour le flatter seulement parce qu'il avait été attiré par cet étrange galet qui n'était peut-être pas un galet.

— Si je l'avais vu avant vous, dit le fossoyeur en pelletant au fond du trou (il n'avait pas cessé de pelleter en parlant sauf pour examiner le galet que Pierrot avait consenti à lui confier parce qu'il n'y croyait pas encore), il serait à moi maintenant.

Le galet commençait à prendre un sens. Il y eut une Nuit du galet.

— Je ne sais pas ce que c'est, avait dit Pierrot, ça ne vaut rien.

Il avait tenté de le briser sous la masse. Du verre aurait éclaté en mille morceaux. Il chercha le coup porté une minute plus tôt. La surface du galet était intacte. Il y avait un galet dans son enfance. Il n'y avait pas de rivière. Il ne l'avait pas trouvé dans le cimetière où reposait son père. Il commença à la caresser. Elle voulait parler de la concession. De cet argent. Il voulait s'éterniser proprement. On le jalousait parce qu'il était arrivé le premier après l'agrandissement du cimetière. L'emplacement était marqué par un piquet d'acacia numéroté. Il nota le numéro et le fit enregistrer à son nom. Ce fut tout. Depuis, personne n'était venu lui avouer la jalousie dans laquelle le mettait cette possession injustifiable en tout cas par la position qu'il occupait sur l'échelle sociale.

La fosse serait empierrée et cimentée. Il avait voulu entreprendre lui-même les travaux mais on le lui avait interdit. Il avait apporté les outils. Le fossoyeur s'était amené aussitôt pour lui expliquer qu'il était en train de violer un privilège. Il mettait le mot privilège à la place du mot droit qu'on s'habituait depuis peu à mettre à la place du mot privilège, bien que les temps eussent encore changé, mettant le désir des uns à la merci des autres qui sont toujours les mêmes. Une discussion s'ensuivit. Pierrot ne démordait pas. Le fossoyeur devint menaçant. L'excavation était son affaire. De droit. Personne ne pouvait ni le contester ni se substituer à lui sans sa permission.

— Or, ma permission, Monsieur, je ne vous la donne pas.

Pierrot en convint finalement. Il n'avait pas l'intention de manger le pain d'un pauvre bougre qui le défend sans penser aux conséquences.

— Il n'y a pas de conséquence, déclara le fossoyeur, je creuserai ce trou, et il l'informa du prix. Pierrot était d'accord. Il ne marchanda pas. Il consulterait les tarifs seulement pour s'assurer que le fossoyeur n'abusait pas de ses privilèges. Une fois le trou creusé, il l'empierrerait lui-même.

— Ça m'étonnerait, dit le fossoyeur.

Il donna le nom de l'entreprise qui se chargeait de ce genre de travaux, puis, pour ne pas se trouver de reste, il donna aussi le nom du lapidaire qui avait le monopole des meubles. Pierrot s'était endetté malgré lui. Le fossoyeur lui révéla l'échelle des prix et lui en montra des exemples. Ils se promenèrent longuement dans les allées du cimetière. Le fossoyeur n'avait pas caché son peu d'estime pour les gardiens du bagne mais Pierrot serait le premier sans doute à être inhumé dans ce cimetière. En tout cas il était le premier à en posséder une parcelle. Il le renseigna alors sur les jalousies que cette possession alimentait presque publiquement. Le directeur du bagne (Néron ?) avait été un des premiers à la contester. Pierrot dit qu'il n'avait jamais eu vent de ses prétentions. Il avait payé ce qu'on lui avait demandé. Il conservait religieusement le bout de papier. Personne n'en annulerait l'écriture dans le registre où il avait lui-même signé.

— Ça n'arrive jamais, dit le fossoyeur, sauf quand ça arrive.

Pierrot allait y penser tout le temps maintenant qu'il savait. Il n'interpellerait pas le directeur pour le remettre à sa place, même au plus profond de ce délire tremblant qui était aussi une découverte récente, d'après le fossoyeur qui aimait ces éclairages nouveaux, il faillit parler encore des météorites mais Pierrot n'avait plus le cœur à se laisser dorloter par ces concepts venus d'ailleurs. Il caressait le corps de Nannette avec le galet. Elle avait peut-être raison au sujet de la concession du cimetière. Il ne trouverait pas l'argent pour faire construire le caveau, puisqu'il n'était plus question qu'il le construisît lui-même. Il rangea les outils dans la cabane qui faisait partie de la gérance du poulailler. Nannette n'aimait pas les outils neufs. Elle le harcelait. Peu de temps après une maladie décima toute la volaille. Des ouvriers vinrent démonter les installations et ils les emportèrent dans un camion dont les mules avaient sué toute l'après-midi en plein soleil. Le terre-plein attira les enfants. Pierrot avait sorti les outils de la cabane mais en rentrant le soir il s'aperçut de leur disparition avant même de se mettre à manger. Il ne dit rien. Nannette non plus. Il la caressa pendant une bonne heure avec le galet dont il se mit à lui parler. Elle finit par le prendre dans ses mains pour l'observer.

C'était un bel objet. Il y en avait de semblables dans les salons de son enfance, dans une vitrine où la trace de ses doigts trahissait toujours une curiosité qu'on avait d'abord trouvée inadmissible, puis malsaine et, avec le temps d'en finir avec la prime enfance, maladive. Il l'écouta. Il pensait à la concession. Le pin et le rocher, le bleu de la mer, il avait pensé à élever la pierre à la hauteur du regard d'un enfant qu'on aurait été obligé de soulever pour satisfaire son instinct de reconnaissance. Enfant, il adorait déchiffrer ces absences. Il comparait les patines, puis la matière même des pierres le provoqua, il surveillait l'agencement chaque fois mis en péril à l'approche de l'hiver, l'hiver modifiait la géométrie des terre-pleins, il arrivait qu'on prolongeât une allée, un hiver on fit même tomber le mur pour en construire un autre un peu plus loin, il pleuvait, il plut pendant tout le temps des travaux, il se souvenait de cette pluie et du visage dégoulinant des ouvriers qui clignaient des yeux et se frottaient le visage pour le regarder, il était sous le porche d'un caveau, à l'abri de la pluie, il vit le premier flocon, ils levèrent la tête et maudirent le ciel comme s'il leur appartenait.

— Je ne possède rien, dit-il à Nannette, que ce lopin de terre.

Peu importait que ce ne fût pas de la bonne terre.

— Il y a des terres à cultiver, des terres à maison bourgeoise, des terres au pied des montagnes et d'autres dont on n'a pas idée, mais rien ne m'appartient, sinon ce carré qu'il avait délimité avec des pierres blanches.

Il admettait maintenant que son idée avait été mauvaise dès le début. Il avait vu l'affiche au tribunal où il attendait qu'on eût fini de juger un pauvre type dont il avait promis de donner des nouvelles. On agrandissait le cimetière et on donnait le prix des concessions. Il posa le doigt sur le prix qui convenait à sa bourse. Au cimetière, le gardien écouta ce prix, puis il le conduisit jusqu'au bout d'une allée où il s'arrêta. Il n'allait pas plus loin à cause de la boue. Il montra le pin. Pierrot le remercia et il alla tranquillement voir la parcelle. Le terrain avait été labouré par les sabots des chevaux.

Il avait vu les chevaux sur la place. Les valets parlaient le même patois que lui mais il ne s'approcha pas. Il reconnaissait ces visages, presque tous lui disaient quelque chose, des noms commencèrent à prendre de l'importance, il partit avant de ne plus pouvoir résister à la tentation de poser des questions. Il y avait cette nostalgie en lui. Il haïssait ce sentiment. Il savait trop bien qu'il finirait par le satisfaire.

Tabarie, plus tard, lui proposa ce voyage. L'image des chevaux sur la place avec leurs valets immobiles et bavards, lui revint en mémoire. Tabarie perçut le sens de cette attente. Il était discret en la matière. Puis les yeux de Pierrot se remirent en mouvement. Il ne savait pas pour le voyage. Il obtiendrait un congé, là n'était pas le problème. Il y avait Nannette et les enfants, les chiens. Il n'avait pas dépensé l'argent de la concession qui lui avait été payée dix fois son prix. L'argent était à la banque. Il voulait réfléchir. Oui, le voyage en France. Il avait pensé à un aller sans retour une fois acquis tous les avantages de la retraite. Il n'avait plus ce désir de retrouver ailleurs ce qu'on a perdu chez soi. Regrets essentiels. Nannette préférait l'argent. Mais ils n'y touchaient pas. Ce n'était que le prix d'une mort tranquille. Il l'avait payé, avait possédé un temps l'objet de ce désir et il avait eu la possibilité de se rétracter. Maintenant le voyage. Et la perspective d'une vision qui sans doute parachèverait sa reconnaissance. Il avait pensé à une pierre oblique qu'on peut lire les mains dans les poches sans se baisser. Il n'avait même pas les moyens d'une simple dalle qu'on finirait par abandonner à son enfoncement, aux cassures, à l'éparpillement aussi, au recouvrement, à l'oubli véloce, à l'infidélité surtout, l'oubli n'est rien sans cette perfidie. Tabarie écoutait.

Maintenant Pierrot évoquait des souvenirs d'enfance. Valets et maquignons sous le couvert de l'église, la paille voletait devant ses yeux, il avait arraché une plume au paon et son père avait payé le prix de cette offense. Il n'avait pas vu le travail des chevaux dans le cimetière. On n'avait pas construit le mur. La broussaille délimitait l'étendue des nouvelles concessions. Il s'était juché sur le rocher. Comme un enfant. Le rocher lui plaisait. Il y graverait son nom et dans la pierre de la dalle, il laisserait un graphisme révélateur de son passage sur la terre. Trois jardinières borderaient ce coin de paradis. Elles n'attendraient pas longtemps son retour du purgatoire. Mais quelles mains en renouvelleraient l'existence ?

— On ne peut pas penser à tout, dit-il, ou alors si on a vraiment pensé à tout, il n'est plus possible de mettre de l'ordre dans sa tête.

Bourdon. Mouron. Tabarie connaissait les mêmes sentiments. Il redoutait cette égalité mais n'avait pas le pouvoir de prendre l'avantage sur l'autre en matière de sentiment et de sentimentalité. Il y avait encore de la paille, se souvenait Pierrot et des Indiens la récupéraient, ils la ficelaient et la chargeaient sur le dos des femmes qui descendaient en trottinant la pente boueuse des nouvelles parcelles marquées de loin en loin par des piquets d'acacia. Il les voyait remonter sur l'autre pente. La montagne était écrasante, le vert de ses adrets était peut-être la couleur d'une autre profondeur, il avait lu cette exigence dans le regard des Indiens, des femmes surtout, des enfants jouaient à se poursuivre en tournoyant autour des piquets, il n'entendait pas leurs rires. D'autres cueillaient des baies dans la broussaille. Ils étaient plus proches. Il pouvait voir leurs yeux. Il se dit : c'est leur terre. Ils le dépossédaient, non pas par envie, mais parce qu'ils s'estimaient propriétaires de ce qui allait lui appartenir. Il les haïssait. Il allait commencer par ce lopin de leur terre. Un jour il posséderait une parcelle dans une rue naissante. Il y construirait une maison. Il y mourrait, le corbillard ferait ce chemin et, dans les jardins de Saint-Patrick, il s'éterniserait au pied de ce rocher, la nature se chargerait de recommencer le pin, l'océan était la preuve de cette éternité, une preuve visuelle, étrangère au langage des hommes qui ne possèdent jamais ce qu'ils voient mais seulement ce que leur langue décrit, en art comme en droit, ces deux mamelles de la langue. Il paya le lendemain. On lui demanda même de signer et on lui donna une enveloppe contenant les références de la preuve qu'il était propriétaire. Ils conservaient cette preuve dans leurs bureaux. Cette idée le décourageait toujours mais il ne la commentait plus. Il se contentait maintenant de saluer et de tourner le dos, et il prenait soin de fermer la porte derrière lui. Les couloirs, les escaliers lui paraissaient trop réels. Il entrait dans la rue comme dans un rêve où la réalité est fragmentaire, chacun de ces fragments ayant le pouvoir de projeter la conscience dans un domaine connu où il ne reste plus qu'à faire usage de ses droits, quitte à bafouer la vérité, le bagne en était la preuve, et la guillotine la meilleure représentante des moyens à mettre en œuvre pour pouvoir vivre ensemble, heureux et malheureux.

En apprenant cette nouvelle, Nannette s'effondra. Il avait payé la concession avec l'argent de la chaise.

— Quelle chaise ? demanda-t-il.

Elle la lui montra. Il tomba des nues. C'était une chaise de style qui sentait l'encaustique et la naphtaline. La tapisserie était vert et or, tout en arabesques symétriques. La menuiserie encadrait de blanc cette aristocratique géométrie. Des clous d'argent en forme de fleurs ponctuaient une frise où l'on distinguait des ocres et peut-être du bleu. L'objet respirait cette beauté qui impose d'abord son équilibre. Tous les beaux meubles qu'il avait eu l'occasion d'observer, sans les admirer d'ailleurs, reposaient sur quatre pieds. À la maison, on préférait s'en tenir au tabouret et la table était bancale comme les armoires. Il avait même vu un cinquième pied sous un bahut monumental. Nannette dit : je pensais avoir réglé la question. Elle avait l'air désespéré mais elle riait doucement.

— Qu'est-ce qu'on en ferait ? dit-il, demandant aussitôt : qui réclame cet argent ?

Le fils aîné était escrimeur dans une baraque foraine. Elle prononça son nom. Il avait lui-même jeté aux ordures un daguerréotype où il était portraituré en développement. Il avait conservé l'encadrement pour un cheval mais la gravure était trop chère et il avait renoncé. Il (Pierrot) avait pensé à lui avant même qu'elle prononçât son nom. Il avait séjourné une fois en prison mais il n'y avait pas eu de procès. Ensuite il avait tué en duel l'amant préféré de sa maîtresse et on avait longtemps discuté son droit de se battre en duel, pour finalement se mettre d'accord sur la nature réfractaire qui avait motivé sa vengeance à la place de l'honneur. Il s'était enfui en laissant des dettes. On l'avait poursuivi jusqu'à l'orée de la forêt vierge. Il revint quelques années plus tard en habit de saltimbanque. Il s'escrimait avec des spectateurs désireux de le vaincre pour empocher le pactole qu'il défendait avec une rage peu compatible avec les données du spectacle.

Le chef de la troupe était un ami et un complice. C'était aussi un révolté et il volait avec emphase. Nannette ne l'avait rencontré qu'une seule fois. L'homme était à bout de nerfs. Il lui expliqua l'affaire. Il s'embrouilla et recommença plusieurs fois un passage qui mettait en jeu la cohérence de son explication. Nannette tremblait. Il faisait chaud dans la roulotte. Il lui avait servi une eau vaguement rafraîchie. Elle avait peut-être le goût de la fleur d'oranger. L'homme finit par trouver la cohérence qui manquait à son propos. On en venait clairement au prix de la chaise. Il était exorbitant. Elle n'avait pas vu la chaise et s'imaginait que l'autre lui mentait. Mais le fils prodigue confirma le prix et l'histoire. Le bourgeois qu'ils avaient volé ne démordait pas. Il avait accepté qu'on lui rendît les meubles et l'argenterie. Fors la chaise qui lui déplaisait depuis toujours. Ils avaient longtemps discuté mais il n'y eut rien à faire. Il exigeait le prix de la chaise. C'était son prix. Ils s'étaient renseignés. Le fils tenait son cigare en sixte et soufflait la fumée en ouvrant la bouche pour parler. Il parlait de l'argent de son père. Il en connaissait l'existence à la suite d'une enquête au cours de laquelle il avait réussi à provoquer une indiscrétion. Même le montant n'avait pas échappé à ses recherches. L'homme avait cherché de son côté mais l'ancienne maîtresse à laquelle il avait pensé était morte depuis longtemps. Il était furieux de revenir bredouille mais, dans la diligence, il avait jeté les bases d'un nouveau coup qui les tirerait de cette méchante affaire. Le fils de Nannette lui parla de l'argent de Pierrot. Ils attendirent que Nannette trouvât le moyen de le convaincre. L'achat de la concession mettait un point final à sa tentative de sauver un fils qu'elle n'avait pas mérité. Pierrot l'injuria lentement. Son rêve se déchirait.

— Qu'ils aillent au diable ! finit-il par dire.

Il avait pris le temps de réfléchir, sinon elle aurait eu raison. La chaise était parfaite. Pas une éraflure, ni déchirure, elle était parfaite et presque respectable, seulement ce n'était pas un objet dans la possession duquel il eût aimé entrer, d'ailleurs, s'il en payait le prix, en devenait-il propriétaire ? Nannette n'en savait rien. Elle avait amené la chaise en gage seulement et elle le resterait peut-être s'il en payait le prix.

— C'est une histoire de fous, déclara-t-il.

Mais il ne voulait pas voir son fils. Il ne voulait même pas lui parler par l'intermédiaire de Nannette. Quant à l'homme, comme elle disait, il pouvait aller se faire pendre ailleurs, il ne le sauverait pas, au mieux avait-il encore le moyen de payer la moitié du prix exigé par le bourgeois pour solde de tout compte.

— La moitié ? fit Nannette.

La moitié du voyage. Il avait parlé un peu vite. Il se tut. Nannette l'interrogea. Il répondit par des ouis et des nons qui ne disaient rien du voyage. Tabarie avait promis de payer l'autre moitié, celle du retour, mais c'était peut-être un piège, et Pierrot redoutait en secret d'avoir la faiblesse de tomber dedans. Cette chaise le sauvait au fond. Tabarie comprendrait ou bien il en serait réduit à comprendre.

— La moitié, dit Pierrot, parce que c'est tout ce que je possède, la chaise en plus.

Les larrons avaient plutôt pensé à un prêt. Mais le bourgeois s'impatientait. Ils acceptèrent. Pierrot ne vit jamais le bourgeois. Il ne sut même pas s'il avait existé. Il ficela la chaise dans le feutre que Nannette avait déniché.

— Une seule éraflure, avait-il psalmodié au-dessus de la chaise, une seule !

Un des louis qu'il possédait était éraflé et il valait moins que les autres. Ce que ça vaut, cet infiniment négligeable aux yeux du profane qui ne regrette que l'atteinte portée à une perfection qui n'est ni la couleur de l'or ni les mérites de la gravure !

Le fils disparut de nouveau. Nannette rendit visite au chef de la troupe juste après une représentation. Celui-ci était furieux. L'histoire du bourgeois était un faux. Nannette rit. L'homme se dressa sur ses ergots.

— J'étais au courant, dit-il.

Le rire de Nannette redoubla. Il l'atteignait au cœur même de son problème existentiel.

— Au courant de quoi ? dit Nannette et elle partit sans boire le breuvage qu'il avait confectionné pour elle.

Elle s'en trouva mieux. Mais cette fois, pourquoi avait-il cherché à la droguer ? Il vint à la maison.

— Je m'appelle Felix.

Il paraissait décontenancé. Il entrait dans la maison d'un pauvre. L'exiguïté de sa roulotte était joliment meublée. Ici, la pièce dans laquelle il se tenait (il doutait qu'il y en eût une autre) n'avait pas de sens et il fut bien incapable de lui donner un nom. Nannette passa à travers une couverture suspendue à un fil de fer. Elle reparut avec des verres et une bouteille. On est pauvre mais pas complètement démuni. Il n'était pas riche, bien qu'il eût hérité. Quoi, il ne le disait pas. De qui, d'une tante sans descendance qu’il n’avait jamais vue ni connue. Il en parlait par ouï-dire. Elle avait réussi dans la rôtisserie. Elle nourrissait des soldats en vadrouille, des notaires en vacances et des farfelus à l'aventure de leur désir. C'était tout ce qu'il savait. On disait qu'elle s'était prostituée avant d'ouvrir cette rôtisserie. Il n'aimait pas cette idée. Non que l'idée de prostitution le choquât. C'était un commerce comme les autres.

— Alors quoi ? fit Nannette un peu agacée par ses préambules.

L'essentiel n'était-il pas d'avoir hérité ? Il aimait la route. Il ne voyageait pas. Il prenait la route parce qu'elle menait quelque part. Il avait travaillé dur et un peu entamé l'héritage de la tante (ici le prénom de la tante). Tiens, elle s'appelait (ici le prénom de la tante). Comment avait-il rencontré Antoine ? C'est la première fois depuis longtemps qu'elle prononçait ce nom. Il ne l'avait pas rencontré. Il avait frappé à sa porte pour demander du travail. La scène se passait un. Il était. On attendait la. La soirée avait été. Et le moral était. Il lui avait proposé d'occuper provisoirement le poste de lutteur lâché un temps par le titulaire pour des raisons familiales. Antoine savait lutter mais il avait besoin de leçons.

— Il a commencé comme lutteur ? dit Nannette.

— Oui. Comme lutteur.

Puis le lutteur en titre est revenu. Antoine était devenu un ami. Il finit par confesser sa déroute. Avoir tué un homme le déroutait encore. Il regrettait de ne pas avoir tué aussi la femme. Il avait songé au suicide. Il aimait lutter. Il secouait durement les barons. Sinon, il laissait une chance au parieur qui ne perdait rien s'il perdait. Il gagnait toujours avec eux, c'est la règle. Et il détestait jouer la comédie avec les barons. Il redoutait cette possibilité de trahison. Et il était dur avec eux. Ils s'en plaignaient. Mais Antoine ne les écoutait pas. Son passé le rongeait. Il m'avait parlé de cet endroit. C'était les mots exacts.

— Mais j'avais pensé qu'il exagérait sa misère.

Il n'était qu'un personnage qui ne trouvait pas les portes du roman.

— Qui a eu l'idée de la cambriole ? dit Nannette.

Felix avait besoin d'un peu d'argent. Il n'avait pas payé le fourrage. Un huissier l'avait déjà à l'œil. Il rodait dans la limite du campement. Il savait sans doute aussi pour l'héritage. Comment ne pas mépriser cette scorie ? Mais n'est-on pas toujours le serviteur de quelqu'un ? Un point sur le cercle qui est tout ce qu'on peut savoir de la roue qui tourne. La chaise valait deux fois le prix réclamé par le fournisseur. Il lui promettait sa part. Voyait-elle une seule raison de ne pas lui faire confiance ? Son fils était parti avec le prix de la chaise. Une moitié lui revenait comme par miracle. Mais la chaise appartenait à Pierrot maintenant. Il l'avait payée après tout. C'était avec lui qu'il fallait en discuter. Elle n'y pouvait rien. Sauf plier l'échine pour recevoir des coups.

Il la plaignit. Il avait battu une femme une seule fois dans sa vie. Il se le pardonnait parce qu'il n'avait jamais recommencé. La femme en question le haïssait peut-être toujours. Mais elle avait reçu le prix de son infidélité. Pierrot ne réglait pas des comptes. Il se soulageait. Elle ne payait rien généralement, et si elle payait, c'était deux ou trois fois le prix. Elle ne pouvait même pas lui montrer la chaise. Elle était dans la cellule d'un bagnard.

— Un bagnard ?

On les reconnaissait à la propreté de leur chemise. Il les avait vus descendre enchaînés le Passage des Tristes, a. Un vieux vaisseau de haut bord les attendait. Un arracheur de dents proposait ses services. Des femmes longeaient l'autre trottoir en se voilant la face. Il était à avec une. Il dépensait cette partie de l'héritage qu'il avait reçue en espèces. Le pain et le vin. Elle était charmante mais parlait une autre langue. Il l'avait battue pour ne pas perdre la face. Il l'avait battue devant les autres. C'était facile. Les femmes n'ont aucun moyen de défense. Il avait eu du plaisir et il le lui avait confessé. Elle l'avait trouvé ignoble et elle le lui avait dit. Mais cette fois il ne trouva pas la force de la frapper comme il le désirait. Elle était par terre, les jupes relevées, et elle l'insultait dans sa langue. Il connaissait ces insultes. Elles ne flattaient pas ses origines. C'était un peu vrai. Mais il était orphelin et il avait hérité. Il lui donna une pièce d'or. Il regrettait. Elle se calma.

— Pour moi ? dit-elle.

Elle s'en alla. Il ne chercha pas à la revoir. La goélette dans laquelle il embarqua rejoignit le vieux vaisseau de haut bord en plein milieu de l'océan. Ils naviguèrent de concert pendant trois jours. Il ne demanda pas d'explication. Puis le vent se leva et la goélette disparut à l'horizon. Il avait trouvé un emploi sur la galère. Le voyage n'en finissait pas. Il maigrissait parce qu'il en était réduit à manger ce qu'on lui donnait et qu'il n'y avait rien à acheter. Il buvait pour parler de la femme qu'il quittait. Ce voyage insensé n'était pas celui du retour, mais de l'abandon. Il payait ce qu'il buvait, aussi, en arrivant au port, il reçut la totalité de son salaire. C'était toute l'histoire.

Comment il avait flambé les Espèces.

En mettant le pied sur le quai, il se doutait qu'il avait joué gros. Et son oncle l'attendait. Et il le sauva. Il apprit rapidement à gérer le bien et non pas à en alimenter la chronique. Mais la malchance le poursuivait. Il ne la devait plus aux femmes, qu'il fréquentait selon ce que lui dictaient les caprices de son désir de les aimer. Il jouait avec la paresse, avec la négligence, avec le doute. Il devenait dangereux pour lui-même. L'oncle le conseilla d'abord, puis il le critiqua, maintenant il refusait de l'écouter. L'huissier rôdait, occupé à des calculs mentaux où l'application des proportions devait avoir le rôle principal. Comment convaincre Pierrot ? Nannette n'en savait rien et elle n'avait même pas envie de le convaincre. La chaise était en lieu sûr.

— Chez un bagnard ? dit le saltimbanque.

Nannette se frotta le nez.

— Il est peut-être plus riche que vous, dit-elle en roulant les yeux.

— Mais, dit-il, on dépossède les criminels !

Nannette à voix basse : on les dépossède en surface, mais à l'intérieur ?

Felix ne comprenait plus. Que savait-elle ? Mais rien. L'intérieur du forçat. Sa tête. Le cerveau. Cette intimité qui est la prison des idées et des sentiments. Il avait appris ça au Lycée. Une date. On n'ouvre pas le cerveau comme le cœur. Elle était en train de le séduire. Elle se fichait de la chaise. Le cerveau du forçat était à prendre. Elle travaillait tous les jours dans cette perspective.

— Tous les jours ?

Il n'aimait pas la recevoir chez lui. Il venait ici. Elle montra la paillasse.

— Il est doux comme un agneau.

Elle était sur le chemin du cœur au cerveau. À quelle distance du cerveau ? Et une fois dans le cerveau ? C'était nouveau, le cerveau. À peine commencé. Pierrot craignait pour le sien. On était assez facilement atteint de démence dans sa famille. Nannette prononça son propre nom. Et celui de son pays. Ils connaissaient même les lieux. Il fut peut-être le seul à qui elle raconta toute son histoire. Pierrot les surprit en pleine conversation. Elle craignit qu'il s'emportât. Mais il avait bu. Il félicita le trouvère pour son sens de l'amitié. Il ne voyait pas d'inconvénient à le recevoir chez lui autant de fois qu'il lui en prendrait l'envie.

— Si nous parlons de la même chose, lui dit-il dans l'oreille, et il alla se coucher derrière la couverture.

— On ne le convaincra pas ce soir, dit Nannette.

Felix rentra dans sa roulotte. Il n'alluma pas et laissa la porte ouverte. Il ne pouvait voir la lune sur les toits. Il venait de pleuvoir. Il avait traversé cette pluie sans s'apercevoir qu'elle le trempait jusqu'aux os. Il n'avait rencontré personne, pas même l'huissier qui devait dormir à cette heure. Plus d'argent. Et la menace de saisie. Pour de la paille. Son oncle était derrière cette histoire. Le mieux était peut-être d'attendre tranquillement le lendemain pour lui rendre visite. Il recevait le matin dans un bureau étroit qui s'ouvrait directement dans l'allée. On attendait sur le gravier, en se regardant en chiens de faïence. Pas question de fouler le gazon. On s'intéressait aux fleurs des parterres.

— Je suis de la famille, dit Felix.

On s'était retourné mais on n'avait rien dit. Un valet noir les observait depuis le perron de la maison, les mains dans le dos et le cou rentré, comme si on lui avait donné l'ordre de se tenir à cet endroit précis de la topographie des lieux dont l'oncle était l'unique propriétaire et habitant, car le soir venu il chassait la domesticité qui dormait ailleurs. Il visitait ces pénates de temps en temps, peut-être régulièrement. C'était un amateur raisonné de propreté, de probité et d'intégrité. L'ordre le chagrinait moins. Il était sur le point de ne pas y croire mais les questions de pouvoir ne supportent pas les atermoiements. Il s'en tenait donc à cette géométrie. Vu du ciel, sans perspective que le plan, sa vie avait peut-être l'apparence d'un jeu de l'oie où il était seul à jouer, les autres étant les pions. Une élévation eût trahi d'imperceptibles mouvements à l'encontre de ces décisions. Mais à ras de terre, quand on arrivait dans l'allée, la place était toujours occupée par des visiteurs immobiles et sans nom qui attendaient leur tour et se surveillaient sans s'adresser la parole de peur d'en dire trop. Felix suait facilement. Il tira un grand mouchoir de la poche de son pantalon et se moucha. Il continuait de parler. Il connaissait la maison. Il salua le nègre qui ne répondit pas. Un chien le regardait. Il l'appela. Le chien avait peut-être frémi. En tout cas il paraissait soudé au nègre. Il y avait eu un banc dans l'allée, mais l'oncle l'avait fait transporter dans un autre jardin. Il avait expliqué pourquoi. On était là pour attendre qu'il vous reçût. Il ne permettait pas que cette attente fût troublée par la perspective d'attendre son tour pour s'asseoir sur le banc. On pouvait s'éloigner un peu, on ne risquait rien, un autre valet noir vous appelait par votre nom, sans monsieur, sans politesse, sans rien qui vous eût un peu élevé au-dessus de lui. Un valet de l'oncle était toujours au-dessus de votre condition de demandeur ou en tout cas de plaideur. Demandes précises, formulées sans fioritures. Plaidoiries impeccablement documentées sous peine d'être interrompu. En partant, et malgré tous les efforts, on avait l'impression d'être chassé. On se retrouvait à la grille en se demandant si c'était bien le moment de la franchir, on était encore loin de midi, heure à laquelle le valet venait annoncer dans l'allée que Monsieur avait fermé son bureau jusqu'à demain, sauf si on était samedi, car le dimanche, Monsieur préférait recevoir les saints Sacrements des mains de l'évêque qui était un ami d'enfance qui lui devait sa situation. Felix parlait. Et il dérangeait.

Quelqu'un finit par dire : vous n'entrez pas par la grande porte ? On le toisait. Le valet apparut sur le seuil de la petite porte. Il avait les jambes pliées pour pouvoir se tenir debout sous le linteau, mais on était généralement plus petit que lui et même assez humilié pour passer entre lui et le montant de la porte sans l'effleurer. L'homme qui entrait, ce jour-là, ne put s'empêcher d'exprimer son contentement : enfin ! Deux heures que j'attends ! L'effet produit par cette conséquence involontaire d'une impatience longtemps contenue (oh ! juste le temps d'attendre !) ne se fit pas espérer plus de trois secondes qui parurent une éternité. La voix tonitruante de l'oncle traversa le mur ou plutôt gicla hors d'une meurtrière vitrée où quelquefois sa nuque apparaissait, quand il se levait de son bureau, non pour vous saluer parce que vous entriez ou qu'au contraire vous preniez congé ou distance, mais parce que quelque chose dans votre comportement ou dans votre plaidoirie (ou si vous aviez sournoisement tenté d'installer une conversation, ce qui était rigoureusement interdit) avait fortement déplu au mentor de votre existence de patachon. Il portait les cheveux courts et la nuque était toujours rasée de frais. Les cols s'y usaient avant l'heure, mais jamais avant midi. D'ailleurs sa tête pivotait rarement. Il avait le regard fixe et un visage à la hauteur de ses exigences. Ses doigts tapotaient la marqueterie de la table qui lui servait d'écritoire et qui vous séparait de lui, lourde table dont l'esthétique moyenâgeuse était balancée par une curieuse marqueterie arabesque occupée par son carnet et un crayon de plombagine - il réservait la plume aux documents importants et dans ce cas ce n'était plus lui qui la tenait, jusqu'à l'endroit de la signature en tout cas.

Felix avait sursauté. Le visiteur le plus proche de lui ne put s'empêcher d'en rire et en même temps, il y eut un visage à la place de la nuque. Vous ne l'aviez peut-être jamais vu. Ou vous craigniez seulement de le voir dans la meurtrière. Le rieur s'étrangla, mais un peu tard. Il s'inclinait maintenant. Il avait habitude. Un profane s'y serait trompé. Dans ces cas, le valet, l'un ou l'autre, vous prenait par le coude et le soulevait jusqu'à vous gêner. Il ne vous restait plus qu'à vous laisser conduire jusqu'à la grille, sans l'insulter, sans même chercher à vous expliquer. Suivaient de longues semaines, voire des mois, si l'affaire était épineuse plutôt des mois, d'une attente qui vous rongeait jusqu'à vous découvrir votre adéquation. Sans cette adéquation, le rendez-vous était impossible ou en tout cas il était risqué de s'y rendre, et on ne s'y rendait pas, c'était pire. Felix connaissait cette mécanique infernale. Mais il était de la famille. Il conservait une certaine marge de manœuvre, surtout que l'oncle avait besoin de sa signature pour une certaine affaire, mais l'affaire en question, quoique parfaitement florissante, n'avait aucune importance, même relative, dans le concert de machine à faire de l'argent que l'oncle entretenait et dirigeait à grands frais. Mais enfin, Felix était le fils de sa sœur morte dans un accident de chemin de fer peu de jours après que son époux eût succombé à une crise d'une certaine maladie tropicale qu'elle avait elle aussi contractée dans la même inévitable perspective. Felix avait une sœur de couleur différente et elle n'avait pas hérité, le jugement de Dieu pouvait donc lui être appliqué mais elle avait refusé de changer son nom, le donnant même à un fils qui menaçait de s'en servir un jour. Felix jubilait.

Il connaissait sa sœur pour l'avoir vue une fois. Sa beauté l'avait sidéré. Elle lui montra l'enfant. Il avait reçu ordre de le tuer si l'occasion se présentait. La plaisanterie était de l'oncle lui-même qui la renouvelait, poussant Felix vers la sœur dont on avait de toute façon des nouvelles, nouvelles de l'enfant surtout, qui grandissait dans le culte de sa grand-mère, car c'était la mère de Felix la coupable, et non son pâle conjoint qui prétendait endosser la faute mais il était mort avant d'en avoir signé la déclaration. Mais peu importait, puisque même le père ne l'avait pas reconnue. Felix mesurait la force de ce préfixe qui sert ordinairement à marquer le recommencement, le renouvellement, et non la négation du fait accompli et connu de tous. Jamais il ne prononça le mot hypocrisie, qu'il réservait aux Anglais. Fourberie convenait à la valetaille. Fausseté aux serviteurs de la loi. Dissimulation à la scorie. Duplicité était introuvable dans la langue démotique et puis cette notion de dédoublement sentait trop la cuisine littéraire. Il demeura sans mot pour l'appliquer à sa définition de l'entourage familial.

Et c'est sans mot qu'il entra dans le bureau de son oncle. L'air y tremblait de volutes grises. Son oncle le recevait toujours à bras ouverts, mais son visage était secoué de petites crispations qui en disaient long sur son impatience d'apprendre ce qui l'amenait. Il s'excusait vaguement de n'avoir pu le recevoir dimanche dernier, il avait du monde et des affaires à ciseler sur le fil des conversations. Il redoutait celle de Felix, trop critique pour convaincre et trop exacte pour séduire. Il avait d'ailleurs renoncé depuis longtemps à la maîtrise de cet apprentissage des convenances et en même temps il avait fermé les portes de son domaine à la fois le dimanche, qui était jour sacré pour plusieurs raisons, et en semaine, où il n'ouvrait somme toute que la porte de son bureau et celle de son cœur, ce qui lui évitait d'ouvrir celle de la raison qu'il voulait encore, malgré lui et il en souffrait, faire entendre à celui qui était devenu sourd après avoir eu une enfance d'aveugle. Cette maturité du silence et des ténèbres l'épouvantait un peu, le révoltait beaucoup et ne l'inquiétait plus. Il avait la réputation d'être exact et non pas juste, et d'avoir du sang-froid plus que les autres en toutes circonstances, et non pas le sens de l'honneur qu'on ne s'avisait d'ailleurs pas de mettre en jeu sous peine d'être abattu dans le dos, comme aux cartes par le hasard.

Felix entra dans l'anse des bras et se laissa embrasser. Cette chaleur familiale l'avait toujours un peu écœuré. Enfant, il luttait contre des nausées et dans son sommeil, les seuls êtres dont il eût accepté les effusions étaient des squelettes sanguinolents, il ne les revit jamais sans cette pâtée autour des os, seul le regard, qu'il inventait d'après des photos, avait conservé l'essentiel de l'humain qu'il avait été parmi les autres. L'oncle sentait le tabac écossais. Sa barbe piquait vos joues. Il ne baisait pas mais sa respiration avait changé, comme s'il était en train de vous refuser ce baiser et qu'une si longue expérience de la retenue était encore une épreuve pour lui. Felix susurra des paroles de soumission. Elles étaient de règle, sinon on en restait au baiser volé et on ne disait rien, on perdait du temps chacun de son côté. L'oncle lui tenait le coude.

Ils s'assirent ensemble sur le sofa préalablement débarrassé de son tapis et d'un livre ouvert qui valsa en même temps sur le parquet. L'odeur persistante des lys l'étourdissait. Il appuyait les genoux contre la cuisse de l'oncle qui lui tenait encore le coude. Le moment de se noyer dans son regard était venu. Il se jeta à l'eau.

L'oncle trouva la somme importante. Le fourrage avait son prix, certes, et le fournisseur avait raison de l'exiger. Mais pourquoi donc nourrissait-il des chevaux qui ne lui rapportaient rien ? Avait-il payé les employés ? Il aurait mieux fait de nourrir les chevaux. Quand une affaire ne marche pas et qu'elle continue de vous passionner, il faut s'en prendre aux hommes, et non pas aux bêtes qui en crèvent et aux choses qui dépérissent. Et ne pas oublier de chercher tous les jours le moyen d'éteindre ce feu. Il existe. Il est nécessaire. Il avait éprouvé plus d'une passion, y compris pour une femme qui lui inspirait encore une certaine tendresse, il l'entretenait d'ailleurs et il s'en portait bien, même si ce dont elle jouissait ne lui appartenait pas et n'avait aucune chance de lui appartenir. Mais pourquoi parler de cette femme ? Il caressa le poil de sa barbe à rebours.

Felix eut l'étrange sensation d'un être double, ou même d'un être qui contenait tous les autres, et la main était celle de la femme en question qui se livrait à cette caresse éprouvante. L'oncle alla chercher ses lunettes. Il voulait voir les écrits. Felix sortit le dossier de sa poche. Facture. Rappel. Commandement. Une lettre aimable du juge qui avait le cœur de ne pas mettre votre oncle au courant de cette vilaine affaire, l'oncle la déchira.

— C'est une somme en effet, dit-il.

Il voulait connaître le nombre de chevaux et si les juments consommaient plus de fourrage que les chevaux et s'il y avait des poulains ou des promesses d'agrandissement de ce patrimoine insensé qu'il eût mieux apprécié sur les terres d'une métairie, mais bon. Felix répondit aux questions, aux objections. Son oncle le toisait. Felix avait des dispositions. Seul le sang de son père pouvait expliquer les exubérances d'un caractère qui sinon lui plaisait parce qu'il y reconnaissait le sien. Il avait adoré sa sœur. Il avait lui-même reconnu le cadavre et le légiste s'était étonné de son sang froid. Seule la poitrine avait été écrasée. Le visage était intact. La mâchoire était tenue fermée par un foulard, ce qui accentuait la beauté du regard qui n'aurait pas d'éternité parce qu'il se substituait à celui qu'elle avait porté sur le monde en son temps. Il s'en souvenait comme si c'était hier. Et pourtant, il avait eu le temps de consommer les années de sa propre maturité.

— Je ne suis pas vieux, dit-il soudain comme s'il répondait aux instances d'un débat intérieur.

Felix s'interrompit. Il y avait bien deux poulains à venir, cela l'oncle l'avait entendu mais sa courte absence l'avait empêché d'entendre qu'ils étaient non seulement vendus mais que cet argent était dépensé, il demandait le prix d'un poulain de cette race sur le marché. Felix précisa qu'il avait aussi promis le dressage, enfin, les prémices. Qu'est-ce que c'était que cette promesse ! s'exclama l'oncle en se frappant les cuisses, puis il se souvint confusément de son absence et de ce que le médecin lui avait dit de ses crises. Il n'avait pas encore admis qu'il était en pleine crise, il admettait maintenant, sans le confesser, ce qui lui eût fait du bien, même si son cerveau passait pour un piètre confesseur.

— Vous descendez une marche, lui avait dit le médecin, je l'ai descendue la semaine dernière, nous avons quitté le palier communautaire !

L'oncle avait trouvé la plaisanterie un peu lourde mais il n'avait rien dit.

— Nous sommes dans l'escalier, disait le médecin, ne sentez-vous pas que maintenant, ce sont les jambes qui nous portent.

L'oncle était assis. Il se caressa les cuisses sans y penser. Le médecin sautillait sur le tapis, tentant de se tenir en équilibre sur le fil des arabesques.

— Je ne peux pas compter sur cet argent, murmurait Felix.

L'oncle s'emporta.

— Tu ne peux compter sur aucun argent sauf sur le mien ! hurla-t-il en se dressant sur les jambes qui le trahissaient depuis peu.

Le cri gicla à travers la meurtrière.

— Ils se tutoient, dit un des visiteurs.

Les autres hochèrent la tête.

— Il ne se vantait donc pas, conclut le même visiteur.

Il était assis à la troisième place. Deux autres piétinaient le gravier. Ils avaient amené un parapluie.

— Il doit lui demander de l'argent, dit le troisième.

Il était sur le point de révéler l'objet de sa visite. Mais on ne l'écoutait plus. On était de nouveau plongé dans le gouffre de ses préoccupations. La meurtrière ne révélait rien, un triste rectangle jaune qu'on oublierait peut-être comme on oublierait l'humidité montante par capillarité des murs recouverts d'un crépi presque noir qui accrochait des lumières capricieuses et introuvables une fois reconnues. Jeux de l'attente. L'oncle prenait son temps. On ignorait s'il était oncle ou même père. Comme on disait Monsieur... Et puis les enfants prodigues sont toujours des neveux. Être de la famille devait procurer cet avantage. De quel avantage parlait le troisième homme sur la liste que le valet nègre lisait à l'envers ?

— Vous avez remarqué qu'il fait semblant de lire ?

— Oui, oui, fit le deuxième, j'ai remarqué et je vous prie de me laisser tranquille.

Le nègre referma la chemise de cuir rouge, cette fois sans la faire claquer, signe qu'il avait été touché par les propos du bavard. La feuille dépassait un peu sur la tranche et il la força à s'insérer dans la chemise qu'il replaça sous son aisselle nue. Cette absence de chemise en déconcertait plus d'un, d'autant qu'on voyait aussi les jambes des femmes qui avaient relevé un coin de leur jupe pour marcher dans l'herbe un peu haute où elles étendaient le linge. Des fruits rutilaient dans l'ombre ensoleillée d'un arbre. Les fruits étaient une réalité et l'ombre une invention du visiteur bavard. Il aimait les bras musclés des femmes. Sa propre mère était une force de la nature. Elle était d'origine allemande et pratiquait le nudisme. Ces manières de turlupin agaçaient son père mais il ne les condamnait pas.

— Je sais que vous êtes le troisième, cria soudain la voix de l'hôte qu'on était venu visiter dans l'espoir de le convaincre, mais c'est vous que je veux voir maintenant !

L'homme se leva. Ses jambes le trahissaient. Moi ?... mais ces messieurs... qui tentaient de ne pas paraître outrés et confondus par ce qui leur arrivait.

— Oui, vous !

Felix le croisa dans le couloir.

— Je ne vous ai pas serré la main, dit l'homme en la lui tendant.

Felix l'empoigna durement.

— Je ne vous l'ai pas demandé non plus.

L'oncle était à la porte de son bureau, une main sur la poignée, ne cachant rien de son impatience et soumis à ces manifestations faciales. Son sourcil tressautait. Felix lâcha la main du bavard qu'il venait de réduire au silence. Il savait parler aux hommes, Felix, dit l'oncle au bavard qui passait devant lui parce qu'il le poussait dans le dos, mais il ne cherchait pas à en tirer profit, ce qui était dommage non seulement pour lui mais aussi pour sa famille. Le bavard n'eut pas le temps d'opiner, il était assis sur la sellette que l'oncle réservait à ses débiteurs. La porte se referma sous l'action d'un valet porteur d'une chaîne d'huissier.

— Je vous prie de foutre le camp, dit-il poliment à Felix.

Et Felix sortit dans l'allée aux visiteurs, porteurs du pactole que l'oncle lui prêtait à intérêt. Un seul des visiteurs était debout. Il le salua passablement d'un élargissement des lèvres puis se tourna pour offrir le rictus aux trois autres qui végétaient sur le banc. Un valet marchait derrière lui. Il lui passa devant à la hauteur de la grille qui était ouverte et il s'inclina en lui souhaitant une bonne journée. Felix préférait le corps des hommes, bien qu'il n'y eût jamais touché. Il contempla le buste oblique et le récompensa d'un remerciement tremblant qu'il n'accompagnait pas du pourboire auquel l'autre était habitué.

Mauvaise habitude, pensa Felix en s'éloignant. Il pouvait reprendre le cours de sa pensée maintenant. Il ne l'interrompit que le temps de visiter l'huissier qui d'abord ne voulut pas le recevoir personnellement. Le clerc s'était éclipsé. Un secrétaire poussiéreux répondait à ses questions, lesquelles il concluait par un : je n'y peux rien, moi, qui en disait long sur la situation de Felix et rien sur la sienne propre, sauf qu'il était secrétaire. Felix monta le ton. On était loin du Palais de Justice. Il traita même l'huissier d'intermédiaire, ce qui le fit sortir de sa tanière. Il montrait une laideur de défavorisé que l'oblique de la ligne de ses épaules augmentait de la crasse légère des serviteurs, l'un (le défavorisé) n'ayant rien à voir avec l'autre (le serviteur). Cet étrange dédoublement de l'individualité devait avoir un nom. Felix n'avait plus le temps de le chercher. Il eût été assis, dans l'attente, mais il était sur ses ergots et il prévenait qu'il n'attendrait plus. D'ailleurs le meilleur moyen de démontrer l'urgence de sa thèse était d'exhiber la liasse toute neuve qui était passée du coffre-fort de son oncle à la poche percée de sa culotte. L'huissier s'alluma. Il y avait une beauté de satisfait sous cette surface de vieux tableau de genre.

— Si vous vous acquittez en espèces, dit-il d'une voix sirupeuse, nous ferons fi des frais qui me reviennent.

Felix, entrant dans le bureau, le remercia avant de se taire pour éviter de respirer cet air qu'aucune fenêtre n'alimentait.

— C'est-à-dire que l'État est gourmand, vous savez ? dit l'huissier.

Felix ne savait pas. Il ne savait même pas ce que c'était, l'État. Il était seulement révolté contre le gouvernement.

— Oh ! fit l'huissier en haussant faiblement les épaules, et Monsieur votre oncle qui veut devenir ministre !

L'argent changea de mains. L'huissier le compta sur un coin de son bureau, sans s'asseoir ni inviter Felix à se poser sur le tabouret capitonné où les créanciers et débiteurs en étaient réduits à expliquer le motif de leur visite. Il n'avait rien à expliquer.

— Il y en a un peu trop, dit l'huissier.

Il rendit la monnaie.

— Nous sommes quittes, dit-il, vous pouvez vous en aller, vous avez l'habitude.

C'était fini. Il pouvait reprendre la route. Il se paya un déjeuner au passage d'un restaurant où il avait déjà rêvé de recommencer. Le repas l'égaya. Il sortit du restaurant avec un fruit dans la poche. C'était pour son singe. Il aimait ce singe comme un ami. Il remplaçait depuis plusieurs années un chien qui avait les mêmes qualités. Il avait eu un oiseau dans son enfance, mais les oiseaux disparaissent un jour sans explication, comme les chats. Le chien était mort sous le lit où était son tapis. Le singe possédait une alcôve et promettait de mourir dedans quand son heure viendrait. Il ne s'éloignait guère de la roulotte et passait toutes ses nuits dedans. Le quinquet l'effrayait un peu mais il venait dans le lit de Felix pour tourner les pages du livre. Il surveillait les yeux de son maître, où paraissaient toujours les signes de leur entente. Felix ne se serait jamais avisé de claquer les doigts ou de prononcer une parole chargée de sens. Le singe se soumettait à cet exercice de l'œil. Il était dans son alcôve quand Felix entra dans la roulotte. Un regard et il fouilla la poche. Le fruit le ravissait. Il le frotta dans sa fourrure. Felix aimait cette nudité qu'il entretenait malgré les conseils de l'habiller parce que le singe ressemblait à un homme. Cet outrage constant lui valait des critiques. Le singe était loin de ses prises de bec. Il prenait la tangente de la vie des hommes. Il restait visible mais il n'était pas entré dans le cercle privé des relations humaines et de leurs objets. Felix contemplait cette trajectoire en amateur. Il était dérouté comme les autres mais pour une raison qui n'était pas la leur. Ce qui le distinguait secrètement. Et provoquait les soupçons. Mais il ne voyait jamais longtemps les mêmes personnes, ou alors par intermittence et dans ce cas il s'appliquait lui-même à les changer. Le même créancier pouvait ainsi réapparaître un nombre appréciable de fois dans sa vie de débiteur, et la dernière fois pouvait sembler n'être que la première, ce qui laissait du champ à ses entreprises, qu'elles fussent des aventures, comme le prétendait justement son oncle, ou de pures folies, comme l'affirmaient aussi justement et à bon droit ceux à qui il devait tout.

La pluie se mit à tomber. L'air devint lourd et lent. Felix s'engourdissait à cette heure de la journée. Les pluies tropicales sont fidèles au rendez-vous. Il baissa l'auvent de la fenêtre qu'il voulait garder ouverte. Les mastications du singe entrecoupaient les rafales mollement déversées sur le mâchefer de l'endroit. La lumière avait baissé et des lampes s'étaient allumées. Il n'alluma pas la sienne, par mesure d'économie et surtout parce qu'il craignait d'en avoir besoin. Depuis le départ d'Antoine, il dormait peu et préférait lire plutôt que de se livrer aux errances d'une réflexion dont le pot aux roses n'était qu'une sale angoisse destinée au jour suivant. Le sceau de l'aube s'y modifiait. Il haïssait cette entrée en matière sans pouvoir s'en passer au fur et à mesure qu'on égrenait pour lui les heures d'une journée où il était à la fois la proie et le chasseur, non pas que l'un eût été identique à l'autre, mais ils se ressemblaient, tous les trois. La lecture décongestionnait cette immobilité. Un être différent eût joué le même rôle à condition de se laisser aimer, mais Felix n'avait pas cette patience. Entrer en possession de l'autre était une affaire de moment, fragment de temps, et non pas origine de ce temps qu'il perdait parce qu'il le dépensait.

 

II

 

Chapitre I

 

La pluie le rendait mélancolique. Il ne pleuvait pas dans son pays natal. On y était ébloui à ce point que l'ombre était bien l'absence de tout. Entrer dans cette ombre, c'était prendre le risque de la découvrir, et la partie éclairée du champ de vision perdait cette fois les objets de son éblouissement. Enfant, ce jeu le fascinait. C'était un pays d'ocre et de bleu. Sa vision voyait du blanc et du noir, et quelquefois du rouge quand il se frottait les yeux parce qu'on lui demandait de cesser son petit jeu. Ce rouge était son propre sang, preuve qu'il était en vie. Son frère, qui avait failli mourir et qui était finalement mort sans autre explication, avait vu la mort de près. Elle était bleue. Et il montrait le ciel. Qui en réalité était blanc, la terre devenait blanche, et l'ombre des eucalyptus témoignait de ce néant où il entrait en sachant qu'il n'anéantissait rien de cette façon, qu'en quelque sorte il inversait le sens de sa vision, et qu'il pouvait voir maintenant de quoi l'ombre était faite, la lumière ne révélant rien ni de sa géométrie ni de son contenu. Il avait pris en grippe ces paysages calcinés d'ombre. Il dormait dans l'ombre, se demandant s'il allait se tuer au soleil, comme son frère était mort, mais lui par accident, au bord d'une citerne où l'on se baignait si l'on ne craignait pas d'y rencontrer l'algue caresseuse de secrètes épouvantes. Ce contact l'aurait fait mourir. On lui avait parlé de ce petit feu. Il ne voyait pas l'algue car la surface de l'eau était un miroir. L'algue était derrière le miroir. Elle ne concernait pas les autres. Il y avait des fenêtres vitrées dans leur maison. Il eût aimé en découvrir chez les autres qui prétendaient n'avoir pas les moyens. Nous avons des amis pauvres. Mais ce n'était peut-être pas des amis. Il les voyait s'échiner dans les oliveraies, à genoux sous les oliviers, tandis que les cochons étaient tenus à l'écart. Il voyait les cochons à l'œuvre à la tombée du jour. L'eau du bassin était parfaitement rectangulaire et tout autour le monde disparaissait pour devenir infini, puis le miroir s'emplissait d'étoiles. On ouvrait les écluses. Il voyait l'eau courir dans les rigoles, elle semblait bavarder au passage des tiges d'asphodèles qu'il écartait à deux mains pour ne rien perdre de cette confession. Felix est visionnaire. Il avait ajouté l'accent qui n'existait pas à l'époque où, pour répondre à leur raillerie, il avait essayé d'avoir une vision. Il avait élu une fontaine qui portait le nom d'un saint qui ne l'avait jamais vue. Poser la question, c'était provoquer le silence. La fontaine était un miroir brisé par l'ombre qu'il habitait depuis une heure en guetteur tremblant. On l'appelait. Il ne répondit pas parce qu'il avait disparu dans la nuit. La fontaine miroitait des étoiles. Ce mélange n'avait aucun sens. Il se mit à prier. Dieu est mon seigneur. Son fils est mon berger. Sa mère apparaît quelquefois. Dieu n'apparaît qu'aux prophètes. Mais il n'y a plus de prophètes. Ce n'est plus le temps. Le fils fait saigner les statues et les reliques. Sa mère a choisi les apparences. Il suffit d'être simple. La désirer comme mère. Que l'homme se mette à désirer la femme comme mère et le monde est sauvé. Je la désire parce que c'est une mère. Je ne sais pas si les autres femmes comprendront ce désir. Bribes des conversations familiales. Son père avait la réputation d'un libertin. On le montrait du doigt pour dire qu'il n'avait ni métier ni étude. Il l'appelait. Il était sur le chemin. Tu n'auras jamais aucune vision si c'est ce que tu désires le plus au monde. Le néant ne pouvait pas anéantir cette présence. Et son visage était éclairé par un rayon de lune. Heureux ! Il osa enfin toucher l'eau. Il se réveilla. Je me suis perdu. La main de son père le conduisait. Il encaissa la gifle de sa mère. Son frère ne voulait pas mourir de cette manière, dévoré par l'ombre. Je voulais avoir une vision. Ne pas la désirer. La fontaine est un mauvais endroit. On le piétine tous les jours. Et puis elle a déjà un nom. Première nuit sans sommeil. Première empreinte de l'aube. Premier jour sans perspective. L'autre nuit s'annonçait. Il n'avait pas pensé à la nuit suivante. Il pensa encore à la suivante. Et à la suivante. Et il traversa tous ces jours avec ce fardeau. Il ne montrait plus ses dents quand il riait. On lui écarta les lèvres pour en vérifier l'état. On confisqua la guimauve. Il n'avait pas desserré les mâchoires. Il avait vu le masque de l'inquiétude sur le visage de son père mais cela n'avait pas duré. Cela ne pouvait durer. Ne penser ni à soi, ni à l'autre. Penser à nous. Être nous. C'est notre existence. Son frère voulait entrer au séminaire, mais uniquement pour la qualité des études. Son père évoquait les escobarderies dont le monde se nourrissait. L'écouter. Ne pas l'écouter. Le croire. Ou non. Il y avait une pierre précieuse au cou de sa mère. Elle la donnerait à l'épouse du premier marié. Il fallait promettre maintenant de ne jamais trouver rien à y redire. Ils promirent de s'en tenir à ce qui devenait une loi commune. Père, bénissez-nous. Il bénissait parce qu'il croyait encore. Felix n'a pas eu de vision. Il fouilla un jour dans les racines affleurantes d'un eucalyptus. Est-ce cette terre ? Il la montra au ciel. Elle dégoulinait entre ses doigts comme de l'eau. Le ciel continuait de l'aveugler. Les feuilles frémissaient. On en fumait au printemps, à cause des vents maritimes. On ne voyait pas la mer, mais elle existait au bout de la vallée. Tu t'imagines ? Les goélettes avaient sa préférence. Il fouilla encore la terre sous les oliviers. Les cochons avaient reculé. Il brandissait l'éclat d'une lame. Il fouilla avec rage cette fois. Il ne trouverait rien. Il ne trouverait jamais rien s'il était fou. Les visions sont une affaire personnelle. La terre se brisait en motte. C'était de l'ocre. Il s'en barbouilla et revint à la maison avec ce visage. De loin, il intrigua. À quoi ressemblait-il ? Tu as l'air d'un fou, dit son frère qui dormait au pied du lit. On lui avait lavé le visage dans l'eau du linge et puis on était retourné à la fontaine en regrettant tout haut la perte de temps. À quoi je ressemblais ? Personne ne répondit. Il trempa sa main dans l'eau renouvelée. Quelqu'un amena le linge. Tu ne veux rien manger ? Son frère découpait un morceau de fromage sur la murette. Il prendrait le temps de déguster chaque parcelle de ce premier acte. Le troisième acte serait celui des commentaires. Le quatrième celui du silence. Et le cinquième, on irait se coucher. La cour était celle des domestiques, et le jardin, celui des apparences. Mots capables de tremblement. C'était le corps qui tremblait. Il évoquait l'enfance chaque fois qu'on le quittait, ou elle revenait pour faire le lit de son existence. Il ne laissait rien (à plus d'un demi-siècle de là, l'enfant Pierre, assis sur le seuil d'une guerre qu'il croyait comprendre, pensait à cet héritage). Son père, oui, avait planté un arbre dans le jardin de ce qu'il possédait alors. L'arbre avait duré deux hivers. C'était une fourmilière ensuite. On y mettait le feu. Il se souvenait de cet embrasement. Son père jurant de ne pas recommencer. Deux ans de perdu. Il aurait pu en perdre vingt, ou cent, mille ans d'existence pouvaient se perdre à cause d'un mauvais hiver, des fourmis, de la malchance qui se jouait sur fil d'Ariane. Il n'en perdit que deux, et il jurait de ne pas recommencer. Prétérit. Imparfait. Atroce coordination. La mémoire y brise ses miroirs aux alouettes. Qu'est-ce qu'on laisse ? Toi ? Maintenant que ton frère est mort ? Il regardait les yeux de son père qui ne regardait pas. Qu'est-ce qu'on va chercher dans les yeux des autres ? Pourquoi le regard ? Le cercueil arrivait, minuscule tache blanche dans le noir du corbillard tiré par un seul cheval, noir lui aussi, il fallait dire jais, du gris apparaissait dans sa crinière tressée enrubannée. Il caressait le museau du cheval pendant que son père adressait au cercueil ce qui pouvait être des recommandations, comme s'il avait été instruit des choses de l'au-delà, comme s'il avait le pouvoir sur le mort tant qu'il n'était pas enterré, plus tard il ne lui parlait plus, il semblait plutôt l'écouter, comme s'il attendait des révélations de la part de celui sur lequel ce n'était plus lui qui exerçait le pouvoir, encore qu'il l'exerçât sur Felix, avec dureté quelquefois, ne cédant pas aux caprices, et cherchant même à le raisonner. Cet enfant va me rendre fou. Exercice du pouvoir sur l'autre. Il s'agit moins de trouver la faille que d'être soi-même. Il se roulait sur le sol de la cuisine en s'arrachant les cheveux. On faisait sortir les domestiques qui se réunissaient sous la galerie. Il ne s'asseyait pas. Il pouvait les voir si son père l'avait soulevé pour le secouer au-dessus de lui, image tremblante de l'attente, ils semblaient avoir perdu toute patience et ils s'agitaient en silence, tournoyant l'un contre l'autre, son père finissait par les rappeler à l'ordre et ils revenaient à leurs travaux respectifs. Il jouait sous la table. Les chiens lui léchaient le visage. Où est-il ? La première fois on l'avait cherché au cimetière parce qu'il avait promis de s'y désincarner comme un personnage. On avait oublié le nom du personnage. Ils n'écoutent pas. On passa par-dessus la grille parce qu'elle était fermée à clé. Pourquoi n'était-il pas au cimetière comme on s'y attendait ? Il dormait sous la voûte du perron. On le réveilla. Avait-il trahi leur attente ? Si tu as sommeil, ce n'est pas l'heure de dormir. Le personnage n'avait pas de nom. Il avait ce pouvoir. Il n'apparaissait plus sur la toile de fond de la vie quotidienne. Il fallait le deviner. Le prier d'être là. Transparence et infidélité du personnage qu'on est en train de créer parce que la grille du cimetière est fermée à clé. Il tenta d'escalader le mur d'enceinte. Il choisit l'ombre d'un eucalyptus. Cette verticalité le dérouta. Comment résister à cette poussée ? Son corps luttait. Même le scarabée ne l'effraya pas. Mais c'était au-dessus de ses forces. Il roula comme un chat. Des pierres l'avaient un peu meurtri. On s'en rendit compte au bain. On lui pinça les fesses. Elle lui mordait les lèvres s'il criait. Il savait qu'il vivrait de cette mémoire. Le futur n'expliquerait que le temps qui passe et qui n'existe pas encore. On entra le cercueil dans le salon. On avait préparé des tréteaux couverts d'un tapis, avec les bougeoirs aux quatre coins, c'était impressionnant, il se rongeait les ongles à l'autre bout de la pièce, sous la lampe de la bibliothèque. Tu sais ce que je veux. Non ? Pourquoi ce refus ? Et l'hypocrisie d'une question qu'on ne pose pas, qu'il faut deviner ? Sa mère souleva le voile sous lequel elle avait disparu depuis ce matin. Elle était sortie de sa chambre dans cette tenue, ses bottines claquaient sur les marches d'escalier, elle laissa l'empreinte de sa sueur sur la rampe, elle n'avait pas faim, elle se rendait seule et à pied à l'église, elle ne voulait pas qu'on l'y suivît. On alluma les chandelles. Les clés s'illuminèrent, sautillantes à la surface de cette matière qui devenait translucide. Aux processions, il confectionnait des boules qu'il collectionnait sans les classer d'ailleurs, et il était maintenant incapable de les identifier, il les conservait sous la vitrine de son pupitre, avec le missel et les preuves de sa virginité. On lui demanda de s'incliner devant le cercueil. Il émouvait à cause de son visage. Un bedeau entra avec l'encensoir et se mit à le balancer sur l'assistance. On baissait la tête. Il regardait par terre lui aussi. Si c'est ta faute, ne dis rien. La main qui pesait sur lui le redressait maintenant, avec la même application lente et indiscutable. Les filets d'or du cercueil étaient à la hauteur de ses yeux. Un nuage d'encens l'intoxiqua. Il vit le visage du bedeau. Toujours cette impression de solitude devant un visage inconnu. La chaîne sciait les vapeurs. Puis le pendule, cliquetant, le plaça sur le fil d'un autre temps. Il se laissa conduire, revit le jour éblouissant, même à travers la vitre de la voiture qui s'éloignait, il ne ferait pas le chemin à pied. Il y eut cette attente à l'entrée du cimetière, en compagnie du valet de pied et du cocher qui n'était pas descendu et qui les observait en caressant la croupe du cheval du bout de son fouet en anneau, la boucle rebroussait le poil et le cuir frémissait. Il demandait ce qu'on attendait et n'obtenait pas de réponse. Ce valet ne lui avait jamais adressé la parole. Pourquoi lui ? L'ombre du mur se rétrécissait. Il tenait son chapeau sous l'aisselle et la main de l'autre bras jouait avec le foulard autour du cou, il n'avait pas mis de chemise et sa veste était déboutonnée. Puis on aperçut le cortège sur l'autre pente. Des volutes d'encens le précédaient. Le cercueil rutilait. Le cheval semblait imposer sa fatigue. Les mouches le harcelaient depuis ce matin. Il aurait aimé faire ce chemin avec les autres. Encore une chose dont il ne pourrait parler qu'obliquement à une réalité imaginée ou seulement vue de loin. Cette distance le ravissait au fond. Personne ne l'écoutait aujourd'hui, qui l'écouterait demain ? Il ne s'adressait même pas au reflet du miroir. Cet envers des apparences ne l'inspirait pas. Il préférait l'ombre. Son application au plan. L'expliquer. Expliquer ce qui arrivait à son opacité. Sur le bleu de nos maisons et l'ocre de nos corrales. Il n'arrivait peut-être plus rien si le dernier voyage de son frère n'avait pas de fin, malgré la prépondérance d'une destination à la porte de quoi il était encore le veilleur, sous la houlette d'un valet, d'un cocher et d'un cheval. Il jeta un œil triste sur le mur qui s'arrondissait. Il ne savait pas encore qu'il était peuplé de scarabées à la coquille noire. Les scarabées et les morts. Ça s'expliquait. Comme l'ombre des pins. Il voyait le sentier jonché de pommes. Au bout du mur, il y avait un crucifix et des fleurs qui poussaient autour et une plaque de marbre qui rappelait que quelqu'un était mort à cet endroit. De quoi ? Son cerveau s'était brisé parce qu'il était devenu le miroir d'un chagrin immense. Quelle immensité brise nos miroirs ? Le bedeau arriva le premier. Il encensa la grille. Le curé sautillait dans le chemin montant, luttant contre les pierres et les ornières. Il brandissait la croix. Les quatre enfants de chœur marchaient au pas sur les sommets d'un carré imaginaire dont Felix se souvint qu'il était contenu dans un cercle non moins fascinant. Le curé se déplaçait un peu en retrait par rapport au centre. Felix s'aperçut que ce point était occupé par l'ombre portée de la croix. Il était midi. Il suivit le bedeau. Le caveau n'était pas loin. Sa lourde porte était ouverte. Mort béante une fois qu'elle est arrivée. Au fond, une lampe brillait comme une étoile. On entend des pas. Apparut le béret de l'oncle Guillermo (qui se fera appeler plus tard Guillaume) encore jeune malgré les tempes grisonnantes. Il a fait un long voyage et il répétait tout le temps qu'il perdait un temps précieux que d'ailleurs il ne devait pas. Sa fine moustache demeurait parfaitement horizontale en toutes circonstances. Ses yeux étaient ceux d'un créole mais il avait la tignasse d'un gentilhomme. Ses doigts fins se promenèrent à la surface de la porte. Il s'arrêta dans l'escalier, si bien qu'on ne voyait que son buste, le bras est levé à l'oblique et la main caressait la porte. Il continuait de perdre ce temps auquel il était capable de fixer un prix. Il connaissait le prix de toutes les choses dont on a qu'une idée. Il se moquait durement des idées mais en général, on ne répondait pas à ses provocations. On préférait attendre qu'il fût retourné dans son Amérique, la poussière des choses pouvait alors redescendre sur les choses pour épouser de nouveau leurs formes inoubliables, une espèce de tranquillité s'installait à la place du bonheur qu'il avait fait miroiter pendant son séjour, il venait à cause des récoltes qui coûtaient de l'argent parce qu'elles nourrissaient trop de monde, vous n'êtes pas malheureux, disait-il, parce que vous mangez à votre faim, mais ce n'est pas une raison ! Personne ne répondait rien. Il ne voulait pas occuper le bout de la table que le père de Felix lui cédait le premier, puis sa sœur l'invita à s'asseoir à sa place, et il refusa encore. Felix était assis à la droite de son père. À gauche, la chaise était vide et on avait mis un portrait du défunt dans l'assiette, un peu oblique dans son encadrement d'or et d'argent, et tourné vers chacun, afin que chacun pût mesurer la douloureuse absence, Felix était son vis-à-vis comme s'il l'avait toujours été depuis qu'il avait été en âge de manger à table, il fallait se souvenir de ce jour à cause de la jalousie de Felix qui avait vomi avant le dessert, la paillasse de sa chaise portait encore les traces de cet outrage. De l'autre côté de la table, l'autre était dégoûté et menaçait d'en faire autant que l'aîné dont il contestait les droits depuis quelques mois déjà. Le père de Felix rappela l'événement dont tout le monde se souvenait et chacun apporta son grain de sel à l'édification de cette mémoire, excepté Felix qui prétendait ne pas se souvenir, il se souvenait d'autre chose, parle Felix, ça te fera du bien. La moustache de l'oncle Guillaume, qui mangeait de l'autre côté entre les cousines dont il était le père, se souleva un peu aux extrémités, comme s'il allait changer le sujet de la conversation. Mais, étrangement, il se tut. Felix était perdu, mais pas dans ce regard qui était comme un fleuve au lieu que le regard des autres ressemblait à un lac, il n'avait jamais vu la mer, il s'imaginait qu'un jour il rencontrerait des êtres au regard de mer et d'océan. Maintenant l'oncle lui faisait signe de reculer. Le cortège arrivait. Le cercueil était porté par quatre hommes. Les chevaux renâclaient. L'un des hommes était le père de Felix. Felix contempla ce profil indestructible. L'oncle était redescendu. Les familiers les plus proches entrèrent dans le caveau. Le curé les y avait précédés, suivi de deux enfants de chœur, un des autres enfants de chœur dit à Felix qui était resté dans l'allée : je croyais que c'était toi qui étais mort. L'autre rit dans sa manche. Felix dit gravement : non ce n'était pas moi je ne sais pas ce qui est le mieux. L'enfant de chœur devint grave aussi et l'autre cessa de rire. La prière montait du caveau et on murmurait dans l'allée. On entendit le corbillard s'éloigner. Tout le monde se retourna un instant pour le regarder disparaître dans la pente. On entendit les cris de la mère. Elle s'adressait à Dieu pour lui reprocher sa dureté. Elle ne l'offensait pas. Elle avait ce droit. Et il avait ses raisons. Felix tremblait encore d'avoir eu ce désir de lui cracher à la face. Le seigneur avait une face, et non pas un visage. C'était pile ou face. On n'y pouvait rien. Mais cracher à la face était une offense et parier pile presque un blasphème. Des mots, avait dit l'oncle, des mots pour expliquer et non pas pour dire, quelle hypocrisie ! Il avait caressé les cheveux de l'enfant en disant cela. Le père de Felix n'aimait pas ses mots non plus mais pour d'autres raisons. Il n'aimait pas partager les raisons avec l'oncle. S'il arrivait que leurs opinions coïncidassent, il s'arrangeait pour qu'elles divergeassent ou que le monde comprît qu'il n'avait aucune raison de partager les opinions de l'oncle qui n'était ni croyant ni libertin, mais seulement un marchand, sans mystique et surtout sans eux. On était d'accord avec le père de Felix dans ces moments de confrontation, mais on se méfiait de son inconsistance, tandis que l'autre macérait dans la réalité, et les y maintenait, de gré ou de force, il avait plutôt leur agrément, car il ne désirait rien d'autre que cette tranquillité dont il avait prouvé qu'il était le maître et peut-être même l'inventeur. Le père de Felix, qui n'était pas propriétaire et n'exerçait même aucune fonction bien qu'il reçût comme les autres le salaire qui revenait à son existence, se plaignait quelquefois de cette dictature, mais à la banque, où il avait sa signature, l'argent qui manquait venait d'Amérique et on le soupçonnait d'y posséder des intérêts qui un jour ne le retiendraient plus sur cette terre d'exil. On s'attendait à ce départ surtout depuis que l'on était venu une première fois, le frère de Felix venait de naître, on donna une messe pour renouveler le baptême sinon l'oncle faisait le malheur de tout le monde. Le prêtre accepta le simulacre. L'oncle remplit lui-même les fonds avec une cruche qu'il alla remplir quatre fois à la fontaine de la place. À la quatrième, le prêtre dit : c'est bon comme ça, don Guillermo. Il s'appelait Guillaume maintenant. Il montra le papier. République. Il y avait encore eu une révolution. Les nouvelles n'arrivent pas jusqu'ici. Ou bien était-ce plus tard qu'il montra ce papier ? En tout cas il montra un papier et il disait s'appeler Guillaume. Le curé avait dit : république. Et tout le monde avait reculé. L'Histoire est l'œuvre du diable. Dieu n'a pas d'histoire. Il existe parce qu'il est essentiel. Et nous existons parce qu'il existe. Le père de Felix avait parlé de partir. La mère de Felix avait simplement dit : et Los Alacranes ? L'oncle de Felix avait dit : qu'ils aillent au diable ! La mère de Felix dit : ils nous maudiront, je ne veux pas inspirer cette malédiction. Le père de Felix dit qu'il avait parlé pour ne rien dire, qu'il exprimait un désir de ne plus être là et non pas d'être ailleurs où, ailleurs ? L'oncle de Felix dit qu'il n'avait rien dit, ça ne le regardait pas, mais il n'aimait pas voir ces parasites s'accrocher aux reliques familiales. Parler de notre terre en ces termes ! Notre terre, nos maîtres, nos enfants. On ne parle jamais de soi à cette hauteur du désespoir. Tel est le triangle de l'existence, et on n'y figure pas. L'oncle de Felix pouvait-il comprendre cela ? Il comprenait que vous étiez encore sous le charme. Mais un jour, vous vous réveillerez dans le lit d'une nation de possédés, voilà ce que vous serez un jour, des possédés ! L'oncle de Felix calmait ses colères en suçant des dragées qui cliquetaient dans ses dents, de temps en temps sa langue qui avait l'air d'un bout de foie parce qu'elle en avait la couleur et la consistance, apparaissait au coin de la bouche pour le lécher, les dragées mettaient un temps infini à se réduire à l'amande qu'il crachait par terre derrière lui, les chiens croquaient les amandes. Il ne faut pas les croire, dit-il un jour à Felix. Il les croyait. Parce qu'il les aimait ? Mais moi aussi je les aime, et je ne les crois pas. Il ne les détruisait pas non plus, comme ils le croyaient. Il ne pouvait empêcher leur éparpillement mais au moins, grâce à son intervention, ils demeuraient reconnaissables. Qui est cette femme qui remonte le chemin avec un sac de fèves sur le dos ? Elle n'est plus elle-même mais elle s'appelle Dolorès. Demande-lui comment elle s'appelle ? Demande-leur de décliner leur identité ? Pas un mot sur moi, et pourtant ils me doivent tout. Paroles que confirma le père de Felix, avec une nuance : tout, non, mais beaucoup. En conséquence, il méritait le respect, comme Dieu mérite la dévotion inconditionnelle. Que mérite l'homme quand il n'est pas nous ? Qui connaît l'homme en dehors de nous ? Nous n'avons pas cette curiosité. Enfin, excepté ton père. Les paroles de l'oncle, à force de cohérence et de vérité, commençaient à prendre un sens dans l'esprit de l'enfant. Maintenant tu sais qui je suis. Oui, je sais. Dolorès entra sous la véranda. Elle dit bonjour et attendit qu'on répondît à sa politesse. L'oncle sourcilla. Il ne leur accordait rien d'autre. Il nous hait. Qu'est-ce que nous sommes ? Elle montra le nuage de poussière, plus bas. Les ânes tournaient sur l'aire de battage. Manuel les fouettait, debout sur la poutre. Dolorès dit : Manuel veut partir, je le suivrai. L'oncle se détendit. Vous ne le regretterez pas. Elle haussa les épaules et passa. Ses pieds nus traînaient par terre. Elle les souleva à peine pour franchir le seuil. Elle n'avait pas dit ce qu'elle pensait, sauf qu'elle regrettait de ne pas avoir d'enfant. Révélation obscure, lourde de conséquences, Felix n'oublia jamais ces paroles. Ensuite... On referma la porte du caveau et l'oncle rentra en voiture avec Felix et Manuel qui s'était tordu la cheville en portant le cercueil. Il n'était pas maladroit d'habitude. Il ne regardait pas l'oncle dans les yeux, l'oncle eût détesté ce regard, il l'eût réduit à son désespoir, Manuel dit : je guérirai avant qu'on parte, si vous ne voyez pas d'inconvénient à ce qu'on vous suive, don Guillermo. Le cortège avait essaimé sur le même chemin. Felix mit sa tête à la fenêtre. Il posa enfin la question, s'adressant au paysage blanc : tu m'amènes moi aussi ? On ne tutoie pas l'oncle Guillermo. Même sa propre sœur ne le tutoie pas. Le père de Felix dit que c'est une absurdité de plus dans le concert de bêtises qui accompagne l'oncle Guillermo dans ses déplacements. Il ne va pas plus loin que l'Amérique, après tout ! Les Andes, le Chili, le Pacifique, Pâques, les Aïnous poilus comme des chiens. L'oncle était secoué par les cahots tandis que Manuel, torturé par sa cheville qu'il avait mise à nu, se plaignait doucement en mordant son foulard. Toi et moi ? dit l'oncle. L'enfant se retourna. Tu m'as entendu ? Il avait parlé à la terre infinie, aux coteaux calcinés, des amandiers noirs passaient, presque accessibles, explicables, il voulait les fuir, ce feu avait illuminé une nuit sans sommeil, la fumée entrait dans sa chambre parce qu'il n'avait pas fermé la fenêtre ou plutôt il l'avait ouverte parce qu'elle était fermée, nous avons des carreaux aux fenêtres, mais ils sont infidèles, on ne peut pas regarder à travers sans souhaiter les briser pour que le paysage redevienne ce qu'on sait de lui, chez moi, dit l'oncle, il y a des vitraux, comme dans les églises, j'ai supprimé l'obscurité, l'odeur, et l'écho. Le plafond du salon principal est une voûte. Il se souvient de l'embrasement de la charpente. La fumée jaillissait par les ouvertures, on était assourdi par ce vacarme de flamme et d'écroulement, puis le feu s'est apaisé d'un coup, et on a regardé la voûte par la porte, la chaleur était intenable, on a jeté des milliers de seaux d'eau. Des milliers ? dit Felix. Oui, des milliers. Manuel aussi écoutait. Il ne savait pas que les voûtes avaient une clé, maintenant il pensait que c'était symbolique. L'oncle lui demanda de se taire plutôt que de raconter des bêtises en présence d'un enfant. Nous avons marché sur les cendres et le lendemain, tout était propre, les cendres avaient été répandues sur la terre des futures pelouses, l'architecte me montrait le dessin des vitraux, ce n'était qu'une idée, j'ai attendu, il faut attendre après l'idée, surtout ne pas chercher à lui donner un sens. Manuel se plaignit à cause d'un cahot. L'église est là depuis toujours, et puis il n'y a que la voûte de la chapelle, on ne peut pas se rendre compte, la chapelle est ouverte à tous les vents. Le sable qu'on y balayait venait de la mer. La voiture s'arrêta devant la maison de Manuel. Le toit était ouvert au-dessus de la cuisine et aussi au-dessus de la chambre. Il aimait cette lumière, jusqu'à l'endormissement. Il regrettait quelque chose de plus que les autres. Mais quoi ? Il claudiqua sur le sentier. L'oncle n'avait pas encore frappé la paroi. Il regardait Manuel sur le sentier et comme la voiture demeurait immobile, Manuel se retourna. Il donna un coup de menton pour demander ce que l'oncle attendait. De lui. L'oncle frappa la paroi. La voiture reprit son chemin. Manuel la regardait s'éloigner. Il attendit qu'elle eût atteint le sommet de la colline avant d'appeler son chien, le chien vint lui lécher les mains et Manuel se mit à lui parler de sa cheville. Je suis un bel imbécile ! dit-il sur le seuil de sa maison. Et il n'entra pas. Ensuite... la voiture redescendit le même chemin. Felix ne regardait plus par la fenêtre. Il écoutait l'oncle qui parlait des hommes, des races d'hommes et de femmes, de ce qui est à portée de la main et de ce qu'on ne possédera jamais, ce qu'il faut posséder et de ce qu'il faut mépriser, il parlait sans laisser le temps à Felix de réfléchir et Felix se sentait envahi par cette paralysie que l'oncle communiquait toujours à ceux qui l'écoutaient, le père de Felix avait déjà parlé de ce pouvoir, mais dans quelle conversation ? Ils arrivèrent à la maison une bonne demi-heure avant les autres. Ils en profitèrent pour toucher aux plats. L'oncle ne mangeait plus ces ingrédients de la vie quotidienne qui avait été la sienne. Felix jeta un regard éperdu sur la table. Et après, hein ? dit l'oncle en rompant le pain. Il ne s'était pas signé, mais il avait rompu le pain parce qu'il n'y avait pas de couteaux sur la table. Pas de couteaux le dimanche, ni les jours de fête, ni les jours d'enterrement et même de deuil. On se signait et on rompait le pain sans risquer de le poignarder. Les autres jours, on se signait et on rompait le pain sans le poignarder, il n'y avait pas de risque, vous êtes des automates, le couteau servait pour les fruits, quelquefois pour la viande. Il y avait de la viande si personne n'était mort sauf l'animal qui avait été un mouton, un chevreau ou un cochon. Felix n'aimait pas la viande. À cause du sang. Savoir que c'est le sang qui donne un goût à la viande. Que la fibre musculaire n'a pas de goût. On mangeait la viande en sauce. Son père adorait les ragoûts. Il se gavait de pain trempé. Il était heureux de manger. Le vin colorait son visage. Il y avait du vin sous la peau de ses joues. Le poil y poussait dru, noir, mais la lumière trahissait ces plaques violacées qui le démangeaient quelquefois. C'était le vin. Le vin des repas. Sinon il buvait de l'eau-de-vie, seul dans son fauteuil, immensément seul parce qu'il n'était plus sûr d'aimer sa femme. Elle agissait en maîtresse de maison ou en mère équitable, quoique Felix pensa souffrir d'une préférence qui allait aux inventions de son frère, sa mère adorait commenter cet esprit inventif, d'où tirait-il ses trouvailles de temps ? Il puisait à une source, mais laquelle, si toutes les sources étaient connues de l'enfance ? Mais les heures passées au piano finissaient par l'épuiser, tandis que Felix vivait encore, en fin de journée, à l'heure d'aller se coucher, à la surface de cette vie tranquille. Il jouissait d'une insomnie peuplée de légendes. Il n'inventait rien. Il reproduisait. Et le monde s'endormait avant lui. Aussi se réveillait-il après lui. Tout le monde était debout quand il ouvrait les yeux. Le pied du lit était défait mais ses jambes étaient sous le drap. La fenêtre était entrouverte, pour l'air. La lumière l'entourait. Des bribes d'études lui revenaient. Il se surprenait à se réciter une leçon apprise par cœur. Il n'avait pas été capable de la comprendre, mais il la connaissait, il savait à quoi elle ressemblait, et il était le premier à le reconnaître si l'occasion se présentait, il n'avait pas pris le temps de réfléchir, il était dans le vrai. C'était la seule occasion de réduire son frère au silence, et du même coup détruire un fragment de mère qui convenait de son impuissance à l'éduquer conformément à ce qu'elle savait elle-même des leçons de la vie. Elle avait l'intuition du caractère éphémère du cadet. Elle en parlait quelquefois à mots couverts. Pas seulement à cause de la toux et d'autres fragilités qui n'avaient pas de remèdes. C'était comme si l'un était la nourriture de l'autre. Elle accusait Felix d'anthropophagie, se taisait sur le sujet, continuait de l'accuser sans le dire, ne disait plus rien, demandait quelquefois (à qui ?) depuis combien de temps elle ne lui parlait plus. Le cadet sombrait dans la volubilité d'un vocabulaire qui le menait aux frontières de sa possibilité. Ces expériences territoriales le grisaient. Il sombrait dans une euphorie critique. Il voyait. Il traversait les autres. Son regard devenait pénétrant, au service des mots. Il était agité de crispations. Sa surface de chat. Axolotl. Il se multipliait avant la puberté. Felix pensait halluciner. Nous irons au bois. Comptine française. Il la transposait dans le ton de cette voix de régale. Il sera musicien. Après le séminaire. Mais Felix sera-t-il capable de succéder à sa mère ? Il succédera plutôt au père. Comme il lui ressemble. Alors qu'il est le portrait craché de sa mère. Et que le cadet ne ressemble plus à rien, on ne se souvient même plus de sa ressemblance. Il est là, en compagnie de son oncle, attendant les autres qui ne tarderaient pas, tous les autres, même ceux qu'il ne connaissait pas et qui lui posaient des questions sur son avenir, pas une ne concernait ce passé fulgurant, cette dernière trouvaille. L'oncle n'avait plus faim. Il mangeait peu d'ailleurs. Il rassembla les bouts de gras et les déposa sur le bord d'une assiette. Felix n'avait presque rien mangé. Son oncle avait cet avantage sur lui : on ne le forcerait pas à manger s'il refusait de le faire devant tout le monde. Le jambon l'assoiffait, le pain lui communiquait des amertumes, et celle de l'olive le paralysait. Son oncle l'amena sous la vigne, une des promenades préférées de son enfance, il aimait cette toiture et en cueillait les fruits pour les partager avec Felix que les saveurs sucrées finissaient par plonger dans une nausée interminable, pourquoi chercher maintenant à multiplier ces jours d'équilibre sur le fil de la raison ? La main de l'oncle happa une guêpe. Elle piqua plusieurs fois. Il résistait, main fermée, emprisonnant la cause de sa douleur. Ou bien il mentait et la guêpe était morte écrasée avant d'avoir pu le piquer. Devine. Il ne devinait pas les devinettes, Felix. Il les retenait. Il retenait les solutions. Ce sera le masque de son intelligence, avait dit son père, ajoutant : avec un peu de chance. Le frère vivait encore. Qu'est-ce que ça veut dire ? avait dit Felix, à personne, à lui-même, tout haut. Et son frère lui avait expliqué. Il l'avait laissé aller au bout de son excitation. Il avait attendu ce silence, cette attente. Et au lieu de l'applaudir ou de le remercier, il s'était jeté sur lui et s'était mis à le battre. Il ferma les yeux pour aller le plus loin possible dans cette obscurité de sang. Ils roulèrent dans l'escalier. Le père ne se leva pas. On fit appel à un domestique pour les séparer. Felix ne lutta pas longtemps contre cette force qui s'appliquait exactement à la sienne, l'annulant exactement, lui communiquant le point zéro de son existence, l'exacte inutilité qui était la sienne quand il se mettait à lutter pour survivre. Le domestique haletait. On transporta le frère dans leur chambre. Je veux dormir seul, dit Felix en ouvrant les yeux. Le domestique le tenait fermement. Seul ? dit le père de Felix. Il réfléchit un instant. Tu sais bien que ce n'est pas possible. Il pouvait dire cette phrase à n'importe quel moment, pourvu qu'on attendît une réponse de sa part, sentant qu'il s'agissait toujours d'une réponse à son immobilité, plus précisément à son inaction. Il dort, dit la mère en descendant. Elle le gifla. L'étreinte du domestique se relâcha une fraction de seconde. Je n'en ai pas profité, pensa Felix. Pourtant je m'y attendais. Je savais exactement ce qui allait se passer, y compris que je perdrais cette opportunité. Tu ne devrais pas le frapper, dit mollement son père. Si je le lâche, dit le domestique, il va me mordre comme la dernière fois ! Le père de Felix ne bougeait pas. La dernière fois, tu lui as donné un coup de poing pour te venger. Tout pouvait recommencer. Oui, je me souviens maintenant, il y avait ces recommencements. Mais l'exemple du domestique n'illustrera rien. Ce n'est pas un personnage. Il promit de ne pas mordre la main du domestique. Promets-le encore ! Il promit encore. Le domestique l'envoya valdinguer. Il retrouva les bras de sa mère. Le domestique sortit en disant que si on avait encore besoin de lui, on le trouverait dans le potager. Vous ramènerez des tomates, dit la mère. Que s'est-il passé ? Toujours la même question. Je ne veux plus la poser à mon histoire d'enfant. Ils se rassemblèrent d'abord sous la galerie. Tout à l'heure, on ne s'entendrait plus, mais pour l'instant ils s'en tiennent à ce murmure, fidèles au diapason de la douleur qui n'a qu'une apparence, la leur. L'oncle ne s'est pas mêlé à leurs conversations. Il est resté avec l'enfant Felix. Il le tient, ne veut pas le lâcher ni même en marge de la coutume qui en est au point d'attendre que la mère revienne parmi eux, ayant ôté son chapeau et épinglé le voile à ses cheveux. Felix ne sait pas encore qu'il est en mauvaise posture. On le hait. Son frère n'est-il pas mort par sa faute ? Ça s'est déjà vu. On ne peut pas ne pas aimer un enfant. Pas celui-là, je vous en prie ! La mère revient par l'escalier intérieur. On l'attendait plutôt par l'escalier du dehors, au bout de la galerie. On avait écouté ses pas sur la galerie supérieure. Elle marchait vite, mais il y avait cette précision. Elle le haïra toute sa vie. Ce n'est pas difficile de ne pas aimer un enfant. Oui, mais le haïr ? N'être plus ce qu'il attend de vous. L'oncle fume un gros cigare qui dérange. Il est sur le seuil et il regarde sa sœur au milieu des autres, y compris son beau-frère qui ne dit rien, ni contre la haine ni même contre le manque d'amour. Felix est dans le rideau. Il observe mais son esprit est incapable de trouver l'importance. L'oncle n'est pas loin, en équilibre sur le seuil où se rencontrent les dallages de la salle à manger et de la galerie. Tout est dans l'ombre. La lumière forme cinq écrans dans les arcs, on ne voit pas ce qu'elle éclaire, les gens sont noirs. L'oncle s'écarte quand ils entrent et Felix sort du rideau. Ils se tiennent par la main. On s'assoit sur les bancs de chaque côté de la table. On sert d'abord le vin. Le sang. Puis on rompt le pain. Oui, oui, le corps. Puis les saveurs de la charcuterie, des variantes, des pattes cuites au four à la poêle. Tu ne manges pas ? Tu as mangé ton frère. On oublie la maladie. Je n'ai tué que sa vraie vie moins ce qu'il a vécu, on ne tue pas ce qu'on a vécu ni ce que les autres vivent, on tue le futur et pourtant, on y a pensé. L'oncle sourit. On ne lui parle pas. On le regarde manger avec ces manières qu'il a contractées en Amérique. Il fréquente des Français. Il parle même cette langue. Il pense peut-être comme un français. On a la chance de posséder le plus beau territoire volcanique du monde. Des châteaux en l'air. Les oasis les plus longues du monde. Les plus belles ruines d'à peu près tout ce qui n'existe plus sauf au fond de nous. Il ne dit rien. Il dépose les morceaux de jambon sur le morceau de pain qu'il a égalisé en arrachant la mie aux endroits de cette surface (la perfection) qu'elle relevait en bosse. Il porta la tartine à ses lèvres. Où est le cigare ? C'est un domestique qui le fume sous la galerie. Les domestiques vivent mieux que nous. Plus d'expérience, d'occasion de comparer, plus de chance. Felix ne mange pas, ce qui justifie les questions qu'on lui pose toujours sur ce même ton qui est le point de rencontre de la caresse due et de la blessure méritée. Vous ne sortirez pas de ce savant mélange, disait l'oncle tout à l'heure, en proposant d'amener Felix avec lui. En Amérique. Chez les Français. C'est non. Définitivement. Pourquoi ne veut-il pas rentrer seul ? Pourquoi n'a-t-il pas d'enfants ? On n'en sait rien. On en parle. Felix n'a pas encore de sœur. Plus tard on parlera de la sœur de Felix, du père de Felix et de la maîtresse du père de Felix, ce sera très compliqué, d'autant que la maîtresse du père de Felix est aussi la mère de la sœur de Felix dont le père est le père de Felix. On ne parle pas de la mère, sauf pour la plaindre. On ne dit rien du rôle qu'elle joue dans ce qu'on appelle un drame. Elle n'est pas la mère de la sœur de Felix, ce n'est pas un rôle, elle se distingue du reste des spectateurs, mais c'est tout. Ce qui ne la rapproche pas de Felix. Elle passe à côté de lui sans le toucher. Elle le voit. Il sent cette chaleur. Il se laisse étourdir par les parfums. Il ne la regarde plus quand elle s'éloigne, il n'aime pas regarder cet envers de l'endroit, il ne veut pas la trahir. Le père de Felix écrit des lettres à sa fille qui vit en Amérique où elle a toujours vécu, elle veut venir ici, travailler, être sa fille. Je ne te reconnais pas. Ou plutôt : je ne t'ai pas reconnue. Donc il est trop tard. Qu'est-ce qu'on pouvait tuer en elle ? Il faut d'abord trouver ce qu'on peut tuer en l'autre. Ce futur. Mesurer le passé sans avenir, présent à cet acte définitif. Pousser l'autre dans le vide. Il ne s'anéantit pas. Il devient seulement inutile. Il rend mélancolique et dangereux. Sa mère était mélancolique et dangereuse. Elle aimait l'oasis et se baignait nue dans le puits. Ensuite elle mangeait les raisins de la véranda ou allait cueillir des amandes à l'adret, un rocher immense poussait en plein milieu de la vallée, il découvrit seul comment s'y rendre, en y suivant les moutons. Il vit la mer pour la première fois. Il se tenait au bord du précipice. Il voyait l'oasis, la mère nue, le mur blanc du potager et la rivière qui serpentait entre les roseaux. La mer ne ressemblait pas à la mer, vue d'ici, pas encore ressemblante, seulement présente, exactement comme la lui avait décrite son frère, la mer était une espèce de nuage bleu dans la coupe de la vallée, il croyait voir la vague d'écume avant qu'elle ne déferlât sur le sable qu'il ne voyait pas, il consentait à ne pas le voir si c'est trop de le voir. Au retour, il ramassa des asperges sauvages et les œufs d'un nid. Il cuisinait en secret sur un canoun en terre cuite qui était un bel objet, blanc, avec des trous de doigt, il était rugueux et lourd, il y inventait des braises hallucinantes, le feu est un double parfaitement ressemblant. Il montra ce coin secret à l'oncle qui lui montra ensuite le coin secret de son enfance. Il n'y cuisinait pas. Il y avait encore des copeaux sous l'arbre. Il avait perdu le couteau il y avait longtemps, ou on le lui avait confisqué, il ne se souvenait pas de l'avenir du couteau mais il n'avait pas oublié ces moments de travail intense sur le bois, il ne savait rien du passé du couteau qu'il avait trouvé dans la rivière quand elle était à sec, il ne l'avait peut-être pas trouvé, il avait menti mais il ne se souvenait pas d'avoir menti, il se souvenait du lit de la rivière et de l'éclat du couteau dans l'ombre d'une roche polie par le passage de l'eau. Les enfants ne mentent pas. Ils remettent les choses à leur place. Mais comment savoir, à cet âge, si c'est la place qui leur convient ? On est seul au moment de mentir. Il ne souhaitait pas cette angoisse aux enfants. Mais Felix n'avait pas le sentiment d'avoir menti. Il avait décrit les choses exactement comme elles s'étaient passées. Il inventait peut-être ces coïncidences, comme le pensait son oncle. Le soir, on se coucha de bonne heure. Plus d'un jour s'était écoulé depuis hier. Il conta ces heures, se trompant à chaque fois à cause de l'engourdissement de ses doigts qui étaient engourdis parce qu'il les avait lui-même engourdis en s'asseyant dessus toute l'après-midi, ils étaient devenus douloureux et l'oncle les avait examinés et il avait commandé qu'on fît chauffer de l'eau, avec du sel, du soufre et les essences d'une broussaille qu'on arracha sur les murs, mais c'était inutile, l'engourdissement était parfaitement réussi, on ne nota qu'une légère amélioration au niveau de la dernière phalange. Ne te couche pas dessus. Il promit. Les promesses des enfants sont des bouteilles à la mer, n'importe qui peut en prendre connaissance et décider de l'importance à leur accorder. La mer n'est pas infinie. Elle tourne en rond. Il trouva vingt-huit heures et reposa ses mains de chaque côté de lui-même, comme s'il venait de consulter deux étrangères qui s'étaient finalement mises d'accord pour lui donner raison. Les mains étaient moites et douces. Papillons pour jouer avec la lumière ou taupes boueuses pour créer les masques. Il s'en était peut-être servi pour tuer son frère. On avait longuement observé ses mains, on avait recueilli la crasse des ongles mais elles n'expliquaient pas les griffures sur le visage du frère, elles ne parlaient même pas de la lutte avec l'algue dans dix centimètres d'eau où il avait cru se noyer une seconde après avoir découvert que son frère était mort. Tu n'expliques rien. Il y a cette indifférence. Il n'y avait pas de boue sur le corps du frère. Il était mort en plein milieu de l'aire de battage, sous l'œil de l'âne. Il les suivit sur l'aire de battage. Le corps était bien en plein milieu et l'âne n'avait pas bougé. La différence, c'était la mort. Une mort au visage en sang, avec les bras en croix, et la trace du corps dans les fèves qu'on avait laissées à l'âne. On suivit la trace. Il n'avait pas pensé à la trace. On arriva au bassin. Le passé revenait pour révéler que tout un pan de son avenir s'était écroulé dans les dernières secondes. Il n'était plus question de franchir ces ruines pour en nier l'existence. Il assista en silence à toutes leurs démonstrations. Jamais l'oncle n'aurait pensé qu'il se passerait quelque chose d'aussi horrible pendant son séjour sur la terre natale. Jamais ? A quoi se réfère cette parole ? Pourquoi jamais ? Pourquoi pas nulle part ? Comme si nous n'avions jamais existé pour nous reconnaître. L'insomnie est un autre sommeil. Ou le sommeil de l'autre. Il était réveillé depuis longtemps quand le jour se leva. Il attendit les premiers bruits. L'oncle ouvrit la porte de sa chambre et la referma. Il descendit l'escalier. Felix le suivit. Il le rejoignit dans la cuisine où il faisait frais car les fenêtres étaient restées ouvertes toute la nuit. L'oncle jeta un œil morne sur le pot au lait qu'il avait trouvé sur le rebord de la fenêtre. Il haïssait l'aurore. Il y a toujours quelqu'un qui se lève avant toi, dit-il. Cette fois il trancha le pain avec son propre couteau. Felix savait intimement qu'il pouvait accepter un blasphème pourvu que ce fût l'oncle qui le commît. Le même pain, outragé par son propre père, qui se livrait quelquefois à des démonstrations sans autre issue que sa déconfiture, l'eût épouvanté. L'oncle se situait au-dessus de ces contingences. Il n'y avait pas de limites à son possible autres que celles imposées, il fallait le supposer sans vraiment savoir de quoi il s'agissait, justement par l'impossible. Felix se souhaitait cette liberté. Il empoigna fièrement la tartine parfaite et la trempa dans le lait que l'oncle versait en même temps du pot tenu par l'anse. Nous avons du miel et des confitures, dit Felix. L'oncle se servit à son tour et considéra le morceau de saindoux. C'est ça, mon petit Felix, dit-il comme s'il se parlait à lui-même, dénonce-le, venge-toi, rassemble-moi ! Il dit à Felix : du miel ? Des confitures ? Felix secouait la tête en riant. Le cadran l'obligea cependant à refaire le compte des heures. L'oncle le regarda compter sur ses doigts. Peut-être savait-il ce qui était en jeu. Ou bien se taisait-il parce qu'il pensait à autre chose. Felix se fixa finalement pour un nombre d'heures qui le rapprochait des deux jours auxquels il penserait quand l'heure serait venue de se souvenir de ce qui s'était passé exactement. Il attendait que le soleil fût revenu à l'endroit où il était à ce moment-là. Nous attendrons, dit l'oncle. Il avait cette patience. Il n'exigeait rien. Il conseillait même le silence. Il lui parla de leur duplicité. C'était la première fois de sa vie qu'il entendait ce mot. L'oncle ne prétendait pas l'influencer. Si ça te fait du bien de parler, parle. Felix avait seulement peur qu'on lui arrachât la langue. L'année précédente, on avait arraché la langue d'un domestique qui maintenant se rendait fou au moment de demander ou de rendre compte de quelque chose. Le spectacle de cette folie était éprouvant, d'autant que Felix ignorait pourquoi on avait décidé d'arracher la langue à ce domestique, il posait la question et on lui répondait que ce n'était pas l'affaire d'un enfant de son âge. Son frère avait cet âge, mais il avait promis de ne pas trahir sa condition. Pourquoi t'arracherait-on la langue ? fit l'oncle que l'agitation de Felix agaçait un peu. La mutilation est un terrible châtiment. On mutile même les condamnés à mort avant de les tuer. Nous sommes des barbares, dit l'oncle entre les dents. Il trancha encore le pain. Felix avait faim. Il attendait l'heure. Le soleil l'étourdirait. Le chapeau de son frère avait volé comme l'oiseau dont il venait de parler. Felix n'aimait pas ces leçons naturelles. Pourquoi donner un nom aux choses de la nature. Il comprenait qu'on en donnât à l'humain. Mais les fleurs, les pierres, les arbres, les oiseaux ? Le frère se moquait de lui, commençant à souffrir de l'absence du chapeau. Si mère nous voit... si elle te voit ! Felix avait toujours du mal à respirer dans ces circonstances, exactement comme si son corps se défendait contre le même air que l'autre respirait. Son frère finit par le supplier, puis il menaça de le dénoncer, de dénoncer cette cruauté, ces projets dont il ne parlait qu'en présence de son frère seul parce que c'était le seul témoin possible. Ils savaient tous les deux par expérience que les cris poussés à cet endroit n'atteignaient pas la maison, ils allaient dans l'autre sens et revenaient en écho, comme si cet air, que l'un happait parce qu'il en manquait et que l'autre rationnait parce que son corps l'exigeait, était chargé de leur en révéler l'inutilité. Le frère raillait ces théories. Il avait de l'avance ou bien il avait le pouvoir de comprendre et Felix n'aurait jamais ce pouvoir et il chercherait toujours à devancer les autres qui se moqueraient de ses théories. Il cria pour démontrer l'inexorable. L'écho paralysa le frère qui tenait ses mains croisées sur la tête. Il tomba à genoux. Et c'est tout ? dit l'oncle. C'était tout ce que Felix pouvait dire maintenant. Il avait bien mangé et préférait attendre l'heure en pensant à autre chose. Son oncle lui caressa les cheveux. Il sortit. Il pensait au domestique à la langue arrachée qui n'avait pas encore trouvé les moyens de se faire comprendre. C'était un paresseux, selon l'opinion du père de Felix qui avait une opinion sur tout le monde, plus sur les personnes que sur les choses, encore qu'il insistât sur la différence entre les choses naturelles et celles qui ne le sont pas. Felix rechercha une ombre propice à une méditation sans queue ni tête qui le mènerait au seuil de midi. Il reconnaîtrait midi à sa verticalité. Il pouvait comprendre cela et même comprendre l'horizontalité des levers et des couchants puisqu'il en connaissait les pôles. La croissance provoquait d'intenses douleurs dans les genoux. Il crut percevoir un des signes annonciateurs de ces crises quotidiennes. Il valait mieux s'asseoir si ça arrivait. Mais ce n'était pas la croissance. Ce pouvait être l'angoisse. Elle lui coupait les jambes, sans douleur. Il s'allongea et croisa ses bras sous la tête. C'est la bonne position pour regarder des oiseaux. Il n'y avait pas d'oiseau mais il pensait à eux, peut-être des hirondelles et cet oiseau bavard qui secouait des bleus intenses sur le rebord de la fenêtre, au crépuscule. Tu connais les oiseaux ? L'oncle les aquarellait. Si je les connais ? Il était passé des fleurs aux oiseaux. Avant les fleurs, il y eut les arbres. Et avant les arbres ? L'oncle réfléchit. C'était la seule personne qui prenait le temps de réfléchir. Felix nota cette observation dans un coin de sa cervelle. L'oncle pouvait parler des femmes pendant des heures. Il ne les dessinait plus. Le rose de leur chair ne l'inspirait plus mais il se souvenait avec nostalgie de ce mélange au bleu du drap, au début il peignait aussi la lampe de chevet, toujours la même, et le papier qui tapissait les murs, qu'on changeait tous les ans au printemps. Felix n'avait aucune idée de l'effet produit par un papier collé au mur, chez lui les murs étaient peints à la chaux, on ne s'y frottait pas, on y suspendait des croix et des souvenirs, on y écrasait des insectes, on changeait aussi ce blanc tous les ans, mais ça ne changeait rien, et puis il n'avait pas eu vraiment le temps d'y réfléchir. L'oncle les quitta un dimanche matin. On s'était confessé la veille dans l'après-midi et il avait consenti à assister à la messe. Le prêtre s'adressa à lui. Il parlait du bonheur. Un bonheur à trouver entre le malheur des uns et les macérations des autres. L'oncle communia, il parla sous le porche de l'église, on vit sa voiture s'éloigner semblait-il pour toujours, Felix n'avait pas communié, il n'était pas sous le porche quand son oncle leur reprocha leur cruauté à l'égard d'un enfant qui était peut-être innocent, il était dans sa chambre en train pleurer quand ils sont venus lui annoncer que l'oncle était parti sans lui. La veille, dans l'après-midi, il avait crevé de chaleur dans la sacristie. Le curé voulait lui parler. Il attendait, assis sur une chaise qui servait d'escabeau, on lui avait demandé de se tenir tranquille, la dernière fois il avait dérangé les fleurs d'un bouquet et on avait changé l'eau précipitamment. De temps en temps il se levait pour aller jeter un œil dans le judas. La porte de l'église était grande ouverte et les gens papotaient sous le porche, d'autres étaient à genoux devant l'autel et priaient en comptant les perles de leur chapelet, on voyait la plante des pieds de celui ou celle qui se confessait, la voix du prêtre s'élevait de temps en temps pour réclamer le silence qui est la meilleure marque de respect après l'agenouillement qu'on conçoit d'ailleurs difficilement dans le bruit. Attendre était une des calamités de l'enfance de Felix. Il y avait tous les jours quelque chose à attendre. Ce n'était pas sans mal qu'il se soumettait, se promettant des impatiences, des fulgurations, des anéantissements de la chose vécue. L'oncle ne demeura pas longtemps dans le confessionnel. Il était chaussé et portait des pantalons. Il avait éteint son cigare sur une colonne. On voyait cette cendre noire. Pourquoi avait-il commis ce qui pouvait être considéré comme une offense ? Ses bottes claquèrent sur le dallage. Il considéra l'agenouilloir pendant un long moment. Felix ne croyait pas à cet agenouillement mais l'oncle s'agenouilla et tira le rideau derrière lui. On ne voyait plus que la semelle de ses bottes. On se taisait. Ceux qui priaient s'étaient retournés. Le bedeau les rappela à l'ordre mais il ne pouvait pas obliger ceux qui attendaient dehors à reprendre le cours d'une conversation, si c'était une conversation ce bavardage incessant, oui c'en était un parce qu'on parlait de la même chose, il renonça. Il vit peut-être les yeux de Felix dans le judas. Il se dirigea vers la sacristie. Les yeux de Felix le virent au dernier moment de cette approche furtive. Il sauta de la chaise, la chaise glissa sur le plancher poussée par la porte qui s'ouvrait, le bedeau entra et referma doucement la porte. Felix voyait ce dos immense et bossu. L'oncle avait écrit une lettre d'amour sur cette bosse. Le bedeau se retourna, la bosse montait de chaque côté de sa tête, il y avait aussi un pied-bot au village, tous deux étaient fils de frère et sœur mais ce n'était pas le cas de l'hydrocéphale qui descendait d'une honnête famille et chantait des chansons d'amour qui ravissaient l'oncle. Le bossu avait une voix rocailleuse, Felix connaissait les sonorités de la rocaille en marge du lit de la rivière, dans les torrents qui naissaient au printemps, la voix du bedeau s'adressait aux autres pour leur reprocher leur mauvaise conduite ou pour leur demander de ne pas oublier le denier du culte, le curé aimait cette voix et il nourrissait une profonde affection pour le bossu qu'il avait sauvé de la détresse. Felix ne savait pas très bien en quoi avait consisté cette détresse, il avait été question de la mort, du renoncement ou de la croyance insensée en un oubli proche de la perfection. Les conversations des adultes avaient cette complexité, on n'en tirait pas un enseignement et quand ils cherchaient à vous enseigner quelque chose, tout devenait étrangement faux à force de simplification. Il y avait les conversations et les leçons. Et ce silence d'or à les croire, temps nécessaire à la réflexion sur soi, comme si on était le miroir fidèle des autres et que la mort promise ne reprenait finalement que son bien, le tain des illusions, ne touchant pas au verre de l'inconsistance qui retrouve sa transparence primitive. Ces images, comme on les appelait, pouvaient le rendre fou s'il s'avisait d'aller au bout de leur cohérence. Il en souffrait au retour des leçons mais il n'en parlait pas avec les autres. Ils se séparaient à la Croix-des-Bouquets, lui reprenant le chemin de sa maison, et eux continuant vers les hameaux où ils n'étaient plus rien. Le bedeau s'assit sur le rebord de la fenêtre pour parler de son sang. Il ne se saignait plus parce que maintenant il croyait au bonheur. Il fallait croire à ce bonheur et d'abord au bonheur de partager mais attention à la nature du partage. Son père et sa mère, dont il était le neveu, s'étaient mariés chacun de son côté et ils avaient des enfants. Il avait droit à une portion de ce bonheur mais elle lui était refusée. Il avait dormi à la belle étoile et la nuit ne l'avait pas renseigné sur la conduite à tenir. Il était arrivé au village pour en parler tout seul sur la place et on l'avait trouvé endormi dans l'eau de la fontaine où il avait désiré se noyer. Le curé expliqua qu'il n'était pas mort parce qu'il y avait en lui une étincelle de vie. Il était nu dans la sacristie, il montra l'endroit, le curé épongeait la flaque, il venait d'étendre la chemise et la culotte dans le jardin du presbytère. Le bossu ressentit la dureté de son propre visage. Il regardait le cou du curé qui s'échinait à quatre pattes pour éponger ou sur les genoux pour essorer la serpillière dans un baquet où flottaient des brins d'herbe et la carcasse d'un insecte. Le curé ne lui demandait que son nom de baptême, le nom du saint sous la protection duquel il était placé. Mais son cœur était dur comme la pierre, il se taisait, se reprochant seulement sa maladresse, il s'était frappé le front avec une pierre et elle l'avait assommé finalement, mais le saint qui veillait sur lui avait maintenu la bouche hors de l'eau et il n'était pas mort. Le curé voulait tout expliquer. C'était une manie chez lui : Tout s'explique, dit le bossu à Felix qui se tenait devant lui, les bras croisés comme à la catéchèse, prêt à abandonner les lieux sur un claquement de doigts. Le bossu souleva la mèche de cheveux noirs qui couvrait son front. La blessure était devenue un nœud de chair et de peau, elle purulait de temps en temps, comme si le saint se manifestait, et il recueillait ces reliques pour les frotter sur la colonne sacrée de l'église, celle où l'oncle avait écrasé son cigare. Il n'avait pas de larmes comme les autres parce que son cœur était toujours une pierre. Mais le saint était en lui, maintenant il avait le droit de vivre. Le droit. Ton frère avait-il le droit d'exister au-dessus de toi ? Il redoutait d'avoir à prendre les commandes de ce triste domaine dans le seul espoir de perpétuer. On destinait l'Amérique au puîné. Il se souvenait d'en avoir rêvé. Le bossu aussi avait rêvé. Il pensait souvent au château de son enfance. Cette enfance n'avait pas duré ce que dure l'enfance parce qu'il avait du mauvais sang. Sang immobile à cause de la pierre qu'il avait à la place du cœur. Il prit la main de Felix pour l'obliger à lui tâter le pouls. Il ne battait pas. Il n'avait jamais battu. Maintenant touche la cicatrice. Un cœur y battait. Ce n'était pas le sien. Mais c'était un cœur. Voilà ce qui t'arrivera si tu confesses toute la vérité : tu seras heureux. Le bonheur existait donc. Les asymétries du visage du bossu avaient de quoi effrayer. Le contre-jour illuminait la broussaille de ses cheveux. Il coiffa la mèche chargée de protéger la cicatrice inspirée avec un petit peigne de corne qu'il conservait derrière l'oreille. Il avait des doigts courts et noirs, aux ongles roses, profondément marqués par des plis anguleux et jaunes. Sa mâchoire était tout le temps animée par un léger tremblement, les dents claquaient quelquefois, mais imperceptiblement, comme s'il était à l'affût de sa détresse, sa barbe couronnait une bouche épaisse qui sentait le tabac et l'eau-de-vie. À l'église, il portait un foulard autour du cou, pour une raison secrète, mais il l'enlevait et le mettait dans sa poche en sortant, quelquefois il s'essuyait le visage avec, mais plutôt avec la manche de sa chemise ou la paume de la main qu'il frottait ensuite à la paroi la plus proche, l'écorce d'un arbre ou le crépi chaulé d'un mur. Il ne servait pas la messe à cause de sa mauvaise mémoire, mais il aimait fleurir les allées de l'église et le pied de l'autel où il cultivait une véritable jardinière, il n'aimait pas les fleurs coupées mais les paroissiens en amenaient tous les jours, il les recueillait sur la murette du porche, composait les bouquets à sa manière, ce qu'on lui reprochait toujours un peu, allait chercher de l'eau à la fontaine du cimetière dont l'eau était imbuvable, dans l'église il s'efforçait de feutrer ses allées et venues, mais finalement, l'église devait plus à ses fleurs qu'à ses vitraux. Ou bien ces fleurs n'exigeaient-elles aucun effort de mémoire, tandis que les vitraux, au nombre de six, formaient la base des leçons que Felix recevait sans les commenter, tout juste était-il capable d'en retenir l'essentiel et à condition qu'on le rappelât souvent à l'ordre. De quoi n'ai-je pas parlé ? demanda-t-il enfin au bossu. Celui-ci parut soulagé. La peau de ses joues s'agita, il se mordait la langue. Il dit : tu en parleras à confesse et en même temps il se leva pour aller jeter un œil dans le judas. Il en reste deux, dit-il, tu n'as pas trop le temps. Le temps ? Le temps d'y penser ? Ou bien laisser les mots qu'ils débrouillassent ce sac de nœuds ! Le bossu s'était rapproché. Il se grattait le front. Il voulait dire, rectifia-t-il, avant les vêpres, tu as le temps. Felix redoutait depuis toujours ces corrections du sens de chaque côté de son angoisse. Avait-il oui ou non le temps ? Le bossu lui mit la main sur la bouche. Ne crie pas, dit-il calmement, ils vont t'entendre. Le bossu avait raison. Ils attendaient. Ces cris étaient comme des gouttes de miroir. Et la vérité, toujours non dite, se fragmentait en leur présence. Le bossu savait de quoi il parlait. Un de ses frères était nain. Il entretenait avec lui une correspondance épistolaire sous la surveillance du curé qui lisait les lettres mais ne les avait jamais dénaturées. Le nain était fils du père du bossu, du côté de sa mère il y avait une fille mélancolique qui avait des visions, il restait quelque chose du mauvais sang, le bossu soupçonnait des pratiques familiales qui remontaient à loin, il avait même un oncle paralysé depuis l'enfance et une cousine qui mordait ses semblables dans de rares crises d'identification avec le chien. Mais le nain était la seule personne avec qui il communiquait sans pudeur. Ensemble, ils procédaient à l'édification de la vérité qui les avait réduits à l'état de sous-homme, l'un promenant sa miniature de corps dans un château qui était sa prison, l'autre mendiant ou recevant, il ne savait plus de quel côté penchait la balance s'il se mettait à trop y penser. Mais il ne fallait pas trop accuser les autres, il était seulement nécessaire de les reconnaître, le nain avait accès aux documents des paroisses où leurs familles s'étaient multipliées et il communiquait les résultats de ces recherches au bossu qui en tirait la leçon. Nous sommes deux, dit enfin le bossu, mais tu es seul. Felix se mordit lui aussi un peu la langue. Ils étaient le produit de son imagination ou il était le résultat de leur abus des produits imaginaires, il n'y avait pas d'autre alternative. Mais où aurait-il trouvé les moyens d'inventer ce bossu et le bossu le nain et le nain les paroisses et les paroisses les familles dont ils étaient les rejetons ? Il n'en reste plus qu'une, dit le bossu qui revenait du judas. Une. Elle arpentait le parvis sous le soleil. Toujours la dernière. Qu'est-ce qu'elle donne ? Elle est fidèle. C'est écrit. Le bossu installa la chaise sous la fenêtre et s'y jucha. Il voyait. Pendant ce temps Felix regardait dans le judas, les mains tiraient la robe sur les mollets, le rideau était bombé à l'endroit des épaules, mais la tête était penchée et les mains jointes sous le menton sur un mot du curé, laisse ta robe tranquille veux-tu ! Pourquoi ces mots lui arrivaient-ils avec cette précision, ce détail, cette finesse de contour ? Les pieds nus de la pécheresse étaient comme le symbole de sa misère. Puis les orteils se crispèrent et le corps sortit du confessionnal. C'était celui d'une laideronne rousse et blanche. Elle renouait son foulard, se traînant à genoux dans l'allée, les mains jointes, regardant les croix au passage. Le bossu bouscula Felix. Il posa délicatement la chaise contre la porte. Cette fois il regardait par la lucarne. Ça va être ton tour, dit-il. Qui était-elle ? Le bossu frétillait. Elle avait laissé son chapeau sur un agenouilloir, le foulard révélait sa tignasse de fille de joie, mais ses pieds étaient nus, c'était les mêmes pieds, le bossu renonça encore à les regarder en attendant qu'elle en eût fini. Ce sera ton tour dans une minute. Il connaissait ce temps. Il poussa la porte. Il tenait Felix par la main. La laideronne rousse et blanche s'agrippait à la nappe de communion. L'autre était agenouillé à côté de l'agenouilloir sur lequel son chapeau de paille trônait tandis que d'un doigt distrait elle effaçait la poussière de la plaque de cuivre pour y découvrir un nom, le même. Le bossu fit le tour de cette statuaire. Voilà notre petit Felix, dit-il à l'approche du confessionnal. La porte était ouverte. Au fond, il y avait un curé. Oui, oui, dit-il d'une voix passable, je le reconnais, d'ailleurs ne l'attendions-nous pas ? La porte se referma. Le nain tenait le rideau ouvert. Agenouille-toi ! Le rideau se referma, glissant lentement sur ses anneaux, comme si le bossu avait pris le temps de s'assurer de la parfaite soumission de l'enfant, condition première de la confession. Le volet de la grille coulissa, le profil du curé se rapprocha de ces ajours en forme de croix. Il marmonna lentement puis attendit. Felix fit : confiteor, mais sa mémoire le trahissait encore, il s'enferma dans son silence, le prêtre attendait. La main du bossu secouait l'épaule de Felix à travers le rideau. On entendait les frottements des genoux sur le sol, l'écho des agenouilloirs heurtant les interstices des dalles ou les bottes de ceux qui s'y agenouillaient en chuchotant, le bossu reniflait derrière lui, le prêtre semblait à la recherche du premier mot, Felix l'avait sur la langue, il n'était plus question de réciter par cœur ce qui était inculqué malgré les trous de mémoire, le prêtre attendait un récit circonstancié, on avait du temps avant le prochain office, lui étant assis dans un fauteuil, à l'abri des regards, tandis que Felix sentait la douleur naître dans ses genoux, et que ses pieds, grossièrement chaussés de sandales, étaient le point de mire de ces regards que ses propres yeux avaient offensés en leur offrant le spectacle d'un silence obstiné. Quel était le châtiment ? Il se voyait en supplicié, nu, donné à tous et au néant, se tordant de douleur sur un échafaud, sachant que c'était le dernier jour, qu'il mourrait avant le coucher du soleil, qu'il laisserait cette trace dans la mémoire de ses contemporains, mais uniquement dans cette mémoire, car il n'accéderait pas à celle de leurs enfants parmi lesquels couvaient déjà les âmes des assassins de leur génération. Qu'est-ce qu'il avait tué ? Son père répondait depuis hier, peut-être pour le défendre, l'innocence, mais l'idée ne faisait pas son chemin, on préférait donner raison à la mère qui pleurait un fils et menaçait l'autre de son inconsolable chagrin. J'ai tué, commença-t-il, mais imperceptiblement, seul le bossu derrière lui entendit ces mots, le prêtre avait seulement bougé comme une bête à l'étable, le confessionnal avait résonné de ces coups, des froissements avaient d'abord couvert le son de la voix de l'enfant qui s'avouait vaincu. Les doigts du bossu tambourinaient le piédestal où il était assis. Tu ne sais pas ta prière ? demanda le curé d'une voix si douce que Felix en éprouva une crainte douloureuse. Je crois. J'espère. Je vous aime. Donc je confesse. Et après ? Naguère, son frère dessinait des pendus dans le sable de la cour, et ses victimes étaient toutes des femmes, qu'il figurait par la chevelure, dont il ne parlait pas, il ne les nommait pas, il s'engloutissait pour un moment dans l'abîme d'un silence que seule la voix de la mère pouvait briser, comme s'il était de verre à son approche, cette transparence lui appartenait, la main effaçait le dessin, il avait ce regard furtif qu'on destine au témoin ou plutôt à celui qui, de spectateur attentif, est devenu le témoin d'un acte symbolique perpétré d'abord dans l'idée d'en faire un complice. Felix avait une conscience trouble de ces états. Le complice n'avait pas eu le temps d'exister, le spectateur, lui, continuait d'exister, le témoin était détruit par le regard que la mère lui adressait en lui demandant ce qu'il regardait. Sur le sable, la main avait laissé la grille des doigts. Pas de trace de cet éclatement de transparence. Il bredouillait maintenant. La différence d'âge entre son frère et lui justifiait-elle que la mère se préoccupât de ce que l'aîné était en mesure de communiquer au cadet, de cette expérience d'elle-même avec laquelle l'expérience du père n'entretenait aucun rapport, sinon de loin, à cette distance le père apparaissait inutile, improbable même, on ne comptait pas sur lui ? Il n'était pas encore question de la jalousie du petit, mais seulement de la perversité de l'aîné. Que redoutait-elle exactement ? L'aîné se baignait seul dans le cellier, portes et fenêtres fermées, tandis qu'elle le lavait à grande eau dans l'évier de la cuisine, ne négligeant aucun des gestes de la propreté sur soi, en même temps elle bavardait avec une invitée de l'après-midi ou bien donnait des ordres impossibles à une souillon dont elle avait oublié le petit nom. Il haïssait cette nudité, mais il en était encore au stade de l'hygiène, il devait s'en tenir à cette sensation d'être plus propre que les autres à défaut d'être mieux renseigné. Le frère, lui, sortait de la salle de bains improvisée avec une serviette autour de la taille, les cheveux parfaitement plaqués sur le crâne, coiffés de chaque côté d'une raie qui révélait les roses de son cuir chevelu, les mèches tracées par le peigne s'arrondissant derrière les oreilles, il sentait la lavande et montrait ses ongles, il était prêt pour l'exercice de la propreté en soi, il ne lui restait plus qu'à s'habiller pour se rendre à l'église où il avait rendez-vous avec des profondeurs inimaginables. Il passait devant Felix, lui secouait les boucles sur le front, ils avaient hérité tous deux de la rousseur, le père était un noiraud, Felix allait changer d'apparence tout au long de ces années de triste résolution de n'être plus soi mais l'autre, il deviendrait la proie de cette noirceur, les miroirs ne pouvaient plus, à l'âge de sept ans, trahir cette réalité dévorante. Il entrait dans le péché par cette porte, bien avant de commettre la première faute. Terre de barbares au sang impur. Le père se plaisait à évoquer cette impureté dans des conversations qui ennuyaient tout le monde, on le priait de penser à autre chose, à l'acquisition des semences, à la machinerie, à la construction d'un nouveau silo, mais il continuait de les offenser en prétendant qu'il se sentait à mi-chemin entre les deux races qui détruisaient la sienne après avoir détruit, il y avait longtemps (il n'était pas né) son identité territoriale. Il délirait et Felix personnifiait les antagonismes de son propre reflet, jusqu'à l'intrigue qui le rendait fou de désespoir. Mais il n'avait pas droit à la pudeur, on lui interdisait cette intériorisation du sentiment de soi-même, ou il ne disposait pas des arguments nécessaires pour être traité sur un pied d'égalité avec le frère qui s'épanouissait, on parlait de sa beauté et de sa force, il revenait de l'église avec une fleur aux lèvres, il avait souri à des filles, il promettait de les rendre heureuses et même fidèles. Propre et nu, conscient de l'omniprésence de cette surface et de la nécessité de la débarrasser des impuretés du lit et de la terre (sommeil et éveil), Felix était assis sur la contremarche du perron. Il séchait. La mère lampait du sirop sous la véranda en compagnie de deux poufiasses, comme son père les appelait dans le secret de l'alcôve, mais il n'y avait pas de secret à cause de la perméabilité de la cloison, et l'alcôve n'était que le lit où il s'ennuyait des femmes, il s'en plaignait quelquefois, mais elle ne répondait pas à ces questions, et le silence revenait, facile et insomniaque. Au passage, le frère, qui avait triomphé du culte de la confession comme il avait triomphé de l'exercice de la pudeur, secoua encore les boucles noires et rousses de Felix, les poufiasses le hélèrent, il se précipita sur le verre que l'une d'elles lui tendait. Le spectacle de cette pomme d'Adam provoquait en Felix une espèce d'angoisse qui demandait à être partagée. Avec qui ? Il n'était encore qu'une surface, il était cette peau qui menaçait de changer son apparence, il n'avait ni le pouvoir de n'être plus lui-même ni celui de n'être que lui-même, il était celui qui respecte sa propreté et ne porte ou en tout cas n'exprime aucun jugement sur la propreté des autres, qui laisse toujours à désirer, qui déçoit, avec des élans de proximité et des éloignements blessés. Le frère était assis entre deux femmes, le verre à la main, l'une d'elles tâtait l'étoffe de la chemise qu'il portait hors de la culotte, comme une robe. Felix grelottait. L'ombre était tombée sur lui. Le soleil avait tourné, maintenant il ne voyait plus cet orbe violet, l'ombre parut d'une telle intensité qu'il se sentit perdu. Sa mère lui demanda seulement de ne pas chercher à attirer l'attention, mais il avait la permission d'entrer lui aussi dans une chemise et de se chausser. Son érection ne choqua personne, peut-être provoqua-t-elle le ricanement du frère, pourquoi pas ce ricanement à la place d'un cri de détresse qui serait le signal de l'étape suivante, mais il végétait, le temps était interminable, c'était tout ce qu'il était, et on n'a pas compris l'enfance si l'on n'a pas compris la nature du temps qui l'explique. L'érection cessa au contact de la chemise qu'il dut aller chercher dans le jardin où elle reposait, chaude et propre, sur un buisson qui dominait le lavoir. Il aimait cet endroit. Il se peuplait tous les matins de femmes jacasses qui s'entraidaient en se reprochant mutuellement leur paresse. Il ne pouvait pas ne pas les trouver belles.

 

 

 

Chapitre II

 

Un jour, un étranger dit : ici, c'est toujours l'été. 

Il regardait les femmes du lavoir. Comment pouvait-il croire à leur sincérité ? Il était assis sur une souche et fumait la pipe. Il dit à Felix

qui es-tu mais

il n'écouta pas la réponse d'ailleurs Felix ne répondait pas à la question aussi exactement que l'aurait exigé sa mère par exemple, qui était intransigeante, ou même son père, qui était pointilleux, impatient et, disait-on, nonchalant. Mais l'étranger n'avait pas écouté. Il n'avait aucune raison de prendre le temps, le temps est à soi, c'est tout ce qu'on possède vraiment, avec le désir, Felix comprenait l'égoïsme des autres et il expliquait facilement le sien, facilement c'est-à-dire qu'il ne l'expliquait pas profondément, que cette explication pouvait être donnée à l'autre sans risque de révélation, un mensonge, même si l'autre était étranger, l'eût condamné à la confession, il ne mentait pas, il repassait plusieurs fois par jour ses obligations de chrétien dans le missel de sa mère, il n'avait rien à confesser, sauf qu'il avait eu de mauvaises pensées mais ça, personne ne pouvait le lui reprocher, clés en main.

L'homme cherchait l'aventure. Il la trouverait. Il ne pouvait pas se tromper. Celles-là demeureraient après la lessive, il descendrait sur la plate-forme du lavoir et il n'aurait pas grand-chose à dire, personne à convaincre, il pouvait manquer d'arguments, même mentir, il ne jouait pas son existence avec la femme d'un autre. Il n'y avait jamais plus d'un homme sur la souche, assis, fumant s'il en avait les moyens, ou taillant en pointe un morceau de bois, on arrivait par les champs, pour ne pas traverser le troupeau des femmes, et on voyait de loin si la place était prise, on se croisait sur le chemin pour se renseigner. Felix observait le manège.

Cette fois, l'étranger avait eu raison de la paresse des autres, Felix croisa deux valets qui revenaient, se suivant d'assez près, et se parlant en levant la tête vers le ciel, l'un ne la tournant jamais et l'autre ne cherchant pas à rejoindre le premier, Felix était monté sur le talus et il les avait regardés passer, ils étaient demeurés silencieux en sa présence, il ne les avait pas salués, une minute après il entrait dans l'ombre d'un chêne et il voyait, de l'autre côté du champ, entre la broussaille et les figuiers, le dos de l'étranger qu'il avait aperçu la veille juste un peu avant la tombée de la nuit, dans la cour de la maison, il demandait son chemin. Le père de Felix était à la fenêtre, fumant sa pipe en regardant l'autre qui fumait aussi une pipe. Felix jouait avec le chien sur le perron. L'homme ne s'était pas adressé à lui. Il avait vu la mère, blanche, rousse et vaguement belle dans son fichu de laine noire, elle revenait du bain et marchait pieds nus, le père de Felix dit

vous ne serez pas arrivé avant la nuit

il consultait l'oignon, l'homme le regarda pendant qu'il écoutait le mécanisme et la mère de Felix arrivait, marchant sur les galets en se plaignant d'avoir des pieds de jeune fille. L'homme regarda les pieds. Il aimait les apparitions et redoutait les hallucinations. Elle portait un turban. Elle avait des mains de pianiste, disait-on. Il y avait un piano à la maison mais seul Felix était condamné à en pratiquer les accords qui laissaient à désirer autant à cause de l'inexpérience de Felix que de la vétusté de la mécanique. Touches d'ivoire, chacune marquée, en blanc et en noir, du sceau de la maison, deux bougeoirs jetaient, la nuit venue, une lumière tremblante sur la partition incompréhensible, Felix comptait dans sa tête, tentant désespérément de diviser la mesure et n'y parvenant pas. Il aurait aimé avoir ce talent, il aurait donné sa vie pour posséder quelque chose d'aussi incontestable que le talent, il aurait aimé exercer cette influence sur les autres, comme son frère exerçait l'influence d'une certaine beauté dont il semblait reconnaître les mots même dans les choses les plus secrètes, les plus absentes, des choses de dessous la surface, de dessus la profondeur, sans contact avec l'air que nous respirons et visibles par la transparence de la peau que les mots caressent à l'avantage du poète. Je regrette. Donc juge-moi.

L'homme demanda si on chassait à cette époque et ce qu'on chassait. Le père de Felix répondit à sa question. L'homme demanda encore si c'était toujours l'été. Le père de Felix répondit et la mère de Felix parla des crues dévastatrices de la rivière, elle montra le lit de la rivière, pointant son doigt vers l'oasis, l'homme en venait, il avait été charmé et il avait laissé passer le temps. Il demanda à Felix quel était le nom du chien. Felix dit un nom qui n'était pas celui du chien et l'homme le répéta mais le chien jouait avec la toupie, l'homme dit qu'enfant, il n'aurait pas laissé sa toupie à un chien, il y tenait comme à la prunelle de ses yeux (la fille de mes yeux, il connaissait l'expression, il la savourait comme s'il était en confession). Felix faillit dire que ça ne le regardait pas, c'était son chien, sa toupie et il n'était le fils de personne, il s'en irait un jour à la recherche de son voyageur de père qui, promettait le mythe, se chargerait de mettre de l'ordre dans la maisonnée. L'étranger émit un petit sifflement d'admiration.

— Il lit trop, dit le père de Felix, nous avons un fils poète, il a reçu le prix

et il dit le nom du prix, c'était un titre fabuleux à porter indirectement, il avait été poète dans sa jeunesse mais les circonstances avaient joué contre lui, il avait perdu l'espoir, il ne croyait plus et il était condamné au silence. L'homme s'approcha du puits, il en ouvrit la porte et entra. On l'entendit manœuvrer le treuil. Felix attendait qu'il fût sorti pour lui demander ce qu'il cherchait. La question surprendrait sa mère. Elle ne laisserait pas l'homme répondre à un enfant qui prétend toujours agir sur les autres pour qu'ils finissent par s'avouer vaincus. Elle lui fit signe de s'en aller. L'homme sortit du puits à ce moment. Il referma doucement la porte. Il avait les mains et le visage mouillés. Il avait bien pris soin de jeter l'eau de reste dans la rigole. Elle descendait maintenant vers le jardin. On l'entendit se déverser dans la citerne. Il connaissait les habitudes. Il venait tous les ans à la même époque. Avant, il séjournait à l'automne dans un autre pays où il pêchait. Maintenant, il chassait. Il n'aimait pas tuer les animaux et d'ailleurs n'en avait jamais sacrifié à sa nouvelle passion. Il possédait une carabine et savait s'en servir. Il avait tué des êtres humains à la guerre. Il ne dit pas quelle guerre et si c'était des hommes. Depuis quelques années, il avait cette passion de la chasse mais il n'avait trouvé personne pour l'initier à cet art. Le père de Felix ne chassait plus. Il faudrait payer un valet de sa connaissance et le payer à lui aussi en échange. L'étranger dit que c'était le problème, ce doublement qu'on doit réellement. Il voulait bien payer pour avoir un guide, mais pas le double, c'était injuste et illogique, il se mit à démontrer sa révolte. Il était agacé par les questions d'argent mais il n'y pouvait rien, tous les valets appartenaient au père de Felix ou en tout cas à la maison à laquelle le père de Felix appartenait. Et la nature le désespérait. Il errait tous les matins dans ces montagnes, le fusil à l'épaule, la pipe lui coupait le souffle, il était seul comme un vagabond, même sa chambre n'était pas à la hauteur de ses moyens, il dormait dans la même chambre qu'une vieille femme qui réclamait toutes les nuits les derniers sacrements et tout le saint-frusquin. Mais il se levait à l'aube. Elle dormait encore, le drap tiré sous le menton, elle profitait avant lui des premiers rayons du soleil parce son lit était placé sous la fenêtre. Il dormait sur une paillasse et se couvrait d'un vieux manteau parce quelqu'un de la maison n'avait pas voulu céder son drap. Son plat de mie et de lard était sur la table de la cuisine. Il mangeait froid. Il mangeait ce que lui laissait le chat. Il pouvait boire la cruche de vin et manger une poignée de dattes. Il rêvait d'une viande braisée et juteuse. Des voix accompagnaient ces festins, mais elles n'étaient pas identifiables.

— Nous parlons pourtant la même langue, dit-il.

La mère de Felix entra dans la maison. Il la regarda peut-être, Felix eut cette impression et la beauté de l'homme lui apparut. Il ne caressait plus son chien.

— Nous n'aimons pas les étrangers, disait le père de Felix, il ne haïssait personne mais il comprenait les gens qui craignaient seulement que leur vie changeât de sens, on hérite de sa vie, on hérite aussi des autres, l'héritage des étrangers peut tout changer, on se souvenait parfaitement de ces moments de l'Histoire.

L'homme acquiesça.

Il écoutait à travers le plancher. La vieille devait le trahir tous les jours. Elle l'avait trahi dès le premier jour. Ils ne parlaient plus de leur vie quotidienne, à partir du deuxième jour, ils se mirent à parler de ce qu'ils ignoraient et il n'y avait personne pour répondre à ces questions. L'homme eût préféré s'adonner à la chasse et à sa passion des vieilles pierres. Il était allé voir l'ermitage détruit par les Français. Des chevaux avaient souillé ce lieu sacré mais on n'avait rien tenté pour le restaurer. Il ne restait plus rien des fresques dont le mortier gisait dans les autres décombres. Un prêtre était venu jeter de l'eau bénite sur ces ruines, il en avait aspergé la porte et avait demandé pourquoi on n'avait pas fait l'effort de nettoyer un peu, lui il avait préparé sa visite, il avait même regardé des gravures représentant l'ermitage au temps de sa splendeur, il avait interrogé des témoins et il était arrivé seul sur un cheval, on l'avait pris pour un colporteur, il ne demandait plus son chemin depuis qu'il avait mis en fuite un groupe de jeunes filles à la croisée des chemins, ce qui avait provoqué l'apparition un peu plus loin d'un groupe d'hommes qui l'avaient regardé passer comme s'il avait été lépreux ou pestiféré. L'étranger avait lu ce récit. Il en aimait le style et les sentiments. Le prêtre avait inséré ce récit dans une lettre où il se demandait s'il était raisonnable de dépenser dans la restauration d'un ermitage oublié un argent qu'il pensait préférable d'utiliser à l'évangélisation des Indiens d'Amérique. La lettre avait paru dans un journal de grande diffusion et elle avait causé un scandale.

Non, le père de Felix n'était pas au courant. Il savait seulement que le prêtre s'était montré désagréable et impatient, il n'avait pas couché au presbytère, le curé était resté muet pendant tout le temps de cette visite mais on ne lui avait posé aucune question après le départ du prêtre voyageur qui avait changé sa carogne pour une jolie jument noire qu'on avait l'habitude de voir dans le bois de chênes où elle vivait sa vie ordinaire, n'ayant jamais rien donné que sa beauté, elle était stérile, on conserva la carogne jusqu'à sa mort, qui fut accidentelle, dit-on, sa pourriture nous empesta durant deux bonnes semaines, puis l'air pur revint, et on oublia peut-être qu'on avait eu à faire à un prêtre venu de loin pour démontrer ses thèses, on était parfaitement conscient que les vieux démons ne reviendraient jamais nous hanter et on n'avait peut-être plus besoin en effet de se rappeler que la conversation avait eu lieu à l'endroit où un siècle plus tard on construisit l'ermitage pour y vénérer, et non pas adorer, celui qui avait eu cette idée de génie. Mais le temps des vaches grasses n'était plus. Sans compter que les Français avaient semé leurs graines de civilisation supérieure. On ne cultiverait plus rien à cet endroit. On calcula qu'il faudrait des siècles pour oublier. Il resterait toujours une pierre pour vous rappeler à vos obligations. Une seule pierre suffirait.

L'étranger concluait son exposé en montrant une de ces pierres. Une facette avait conservé un morceau de la fresque, le bleu du ciel, ou bleu de sa robe, à elle, ou encore le bleu des yeux de la pleureuse, qui s'en souviendra ?

Il s'approcha de la fenêtre pour montrer la pierre au père de Felix qui l'observa sans la prendre dans ses mains, l'étranger ne lui montrait que le morceau de fresque, ce n'était pas une pierre, c'était un débris, le mortier s'effritait entre ses doigts.

— Vous ne devriez pas emporter nos souvenirs, dit le père de Felix.

L'étranger avait les lèvres crevassées et les ongles sales. Il rempocha le fragment et recula. Que venait-il chercher dans cette contrée inhospitalière ?

Ne pas répondre à cette question que personne ne posait, la marginaliser, mais il savait sans doute qu'aucune des réponses auxquelles il avait pensé ne lui ouvrirait les portes de ce qu'il appelait des cœurs endurcis au feu de l'Histoire. Il s'excusait maintenant d'avoir dérangé.

Le père de Felix dit qu'il ne dérangeait personne mais qu'il arrivait à une heure où l'on ne pense plus à faire entrer l'étranger dans sa maison, c'était l'heure de manger. La mère de Felix reparut. Elle était habillée d'une robe de chambre et coiffée d'un foulard. L'homme fit une révérence et s'en alla par le même chemin. Felix le suivit jusqu'à la limite du potager. L'autre ne se retourna pas. Il portait le bâton sur l'épaule et se dandinait un peu. La mère de Felix dit quelque chose au père de Felix. Ils demeuraient immobiles tous les deux, l'un dans l'encadrement de la fenêtre, il semblait planté dans la jardinière, l'autre sur le perron, plaquée sur l'ombre parfaitement noire de la porte où s'agitait un rideau.

Felix revint vers la maison. Il aurait aimé s'entretenir avec l'étranger. Bien sûr, il aurait changé le sujet de la conversation. On a toujours tort de s'en prendre à l'immobilité de son père, on ne sort pas vainqueur de ces joutes oratoires, on ne sait même plus ce qu'on doit penser que ce qu'on a pensé avant de se soumettre à cette épreuve du feu de la langue. L'étranger avait courbé l'échine, il avait renoncé à faire entendre sa raison, il avait conscience de s'adresser au maître des lieux, et il avait abordé la question épineuse de l'ermitage, il revenait tous les ans dans l'espoir de poser cette question et il avait fini par la poser de travers, ce qui arrive toujours. Felix gravit lentement les marches du perron. Sa mère n'aimait pas le voir manifestement plongé dans une réflexion qui la concernait d'une manière ou d'une autre. Felix pensait que si son père était l'auteur de ses jours (il fallait le penser), sa mère n'en est pas moins l'inspiratrice, il pensait à ce plaisir fou, à cette folie de prendre plaisir, aux difficultés que cela supposait, et encore, il ne savait presque rien cette aventure qu'il devait à son imagination, et l'imagination au temps dont il disposait même la nuit, et même en rêve, tout ce temps passé à reconstruire le pot cassé de son amour pour les autres. Il venait de se rendre compte qu'il n'avait plus de repères pour procéder à la chronologie de sa propre histoire. Il se fiait à son instinct. Revoir l'étranger, hors du temps qui les séparait encore d'une parfaite entente, pouvait le sauver de cette confusion. Mais il était sous surveillance, presque sous clé.

Son frère entra dans le lit au moment où il commençait à se projeter dans cette journée de rêve. Il rouvrit les yeux. Le frère ajustait le drap sur sa poitrine. Il y avait tous les soirs ces froissements incessants. Ces parfums empruntés à la nature, mais la nature d'un ailleurs qu'il avait visité une fois, se perdant dans les lavandes sauvages et ne retrouvant son chemin que par hasard, car les cris de sa mère semblaient provenir de toutes parts, il se souvenait en frissonnant agréablement, de cet encerclement d'arbres et de ruisseaux, il avait suivi d'autres enfants puis il les avait perdus de vue à cause de la broussaille.

— Tu ne m'as pas raconté ce que tu as fait aujourd'hui, dit le frère.

Felix regarda les paupières closes, les mains sur la poitrine, cette tranquillité, cette assurance de corps à l'aventure qui cherche maintenant le repos.

— Je n'ai rien fait, dit-il pour la première fois.

— Rien ? répéta le frère.

Il n'avait rien fait. Il avait vu l'étranger au lavoir.

— Il cherchait une fille. Mais elles sont parties en se moquant de lui. Il m'a dit que j'étais le témoin de sa déconfiture.

Le corps du frère se souleva un peu.

— Tu lui as parlé ? dit-il. C'est pour ça qu'il est venu ici. Il t'a suivi. C'est facile de ne pas perdre ta trace. Que faisait-il au lavoir ? Tu ne peux pas aimer cet endroit (Felix avait commencé par dire qu'il aimait le lavoir) si tu n'as pas une idée derrière la tête.

Maintenant c'est Felix qui ferme les yeux pour ne pas laisser entrer le regard inquisiteur du frère qui est assis dans le lit.

— Je n'aime pas cet étranger, dit-il seulement.

Felix rouvre les yeux. L'étranger lui avait raconté comment ils étaient allés chercher une vieille assiette dans le poulailler et pourquoi il lui avait interdit de toucher aux autres assiettes. Ils mangeaient avec des cuillères, il n'eut droit qu'à un couteau de la même provenance sans doute. Il lavait l'assiette et le couteau dans un seau qui contenait toute l'eau dont il pouvait disposer. Il était prié de ne pas faire ses besoins aux alentours de la maison. On lui montra le bois de chênes. Il s'y rendait une fois par jour, en fin d'après-midi et revenait avec l'air triste d'un excommunié, ils mangeaient des fèves, ils étaient assis dans le chemin qui monte presque à pic vers la porte d'entrée, les enfants jouaient sur le toit avec les chèvres. Il utilisait la dernière eau pour se laver le visage. Il savait que le lendemain matin, il trouverait le même seau sur le rebord de la fenêtre de la cuisine, avec de l'eau propre, mais sans le morceau de savon qu'il avait demandé d'une voix si timide qu'il n'osait plus rien leur demander depuis. Il payait la semaine d'avance, le samedi avant confesse. Il donnait l'argent à un petit homme qui passait son temps à se rafraîchir la barbe avec des ciseaux à tonte. Il mettait l'argent dans la poche de sa chemise, et il retournait devant le miroir où quelquefois, le soir, ou la nuit tombée, une jeune fille assez belle se regardait en grimaçant. Il revoyait cette fille dans les champs. Elle était assise en tailleur près d'un feu de braises et elle triait la mie. Elle ne se levait que pour aller décrocher la cruche si on le lui demandait. Il ne lui parla qu'une fois, pour lui demander si la cruche contenait du vin. Elle lui dit qu'elle contenait de la limonade, et elle raccrocha la cruche. Il regarda pensivement le clou dans l'écorce. Il vit l'arbre, seul et immense, pourquoi cuisinait-elle en plein soleil ? Elle était peut-être très belle. Elle retourna près du feu. Les autres, dans le champ, le regardaient en coin. Il n'aimait pas le regard des femmes. Il savait qu'il pourrait lutter contre le regard des hommes si c'était nécessaire, il savait aussi que le regard des femmes l'obligerait à se taire, ou à rebrousser chemin, à disparaître pour un temps en attendant qu'elles ne songeassent plus à le regarder pour le mettre à nu. La fille n'avait pas ce regard, mais il n'apprit pas grand-chose de ce regard qui semblait ne s'intéresser à rien, sinon à la mie qui cuisait, et aux mouches qui visitaient le torchon où elle avait enfermé le lard qu'elle cuisait au dernier moment à fleur de la braise. Il n'avait pas emporté son assiette. Elle le servit sur le flanc d'un outil qui communiquait son acidité à la mie doucement parfumée. Il mangea dans cette écuelle, formant les boulettes dans ses doigts, le morceau de lard reposait sur une pierre, et elle chassait les mouches avec un torchon. Il but la limonade qu'elle avait versée dans sa gourde. Il ne sortait jamais sans la gourde, ni sans le bâton et il coiffait un béret bien qu'il sût, pour l'avoir essayé, qu'un chapeau de paille était plus indiqué. Le cercle de cuir du béret marquait son front. Cette trace n'avait disparu qu'au matin et elle continuait de le démanger. Il se regardait dans le miroir à ce moment-là. Il n'aimait pas son visage exagérément rond et cette moustache qui cachait une vérité héritée des portraits de famille. Il aurait voulu se sentir bien avec eux. La fille l'aurait peut-être aidé à entrer dans cette géométrie. Il ne savait même pas qui était le père ni la mère. Il y avait deux vieux à qui on adressait rarement la parole, sans doute parce qu'ils ne faisaient pas partie de la famille, ils travaillaient ensemble et chuchotaient en regardant la terre dans les dents de l'outil. La fille répondait par oui ou par non aux questions qu'on lui posait, lesquelles concernaient le temps à venir, la récolte, le bonheur d'Untel qu'ils nommaient en lui souhaitant de demeurer sur le chemin tracé par un dieu parfaitement abstrait et par son épouse qu'on transportait dans une cage qui avait dû être celle d'un oiseau. L'étranger s'efforçait de ne pas les écouter mais leur présence était plus forte que son désir d'être seul. Il ne lui demandait rien et il ne proposait rien. Il prenait le temps de manger toutefois. Pourquoi ce temps passé avec eux ? Ils retournaient au travail après une courte sieste. L'un d'eux avait seulement regretté de n'avoir pas bu le vin que son corps méritait. C'était là peut-être la seule humanité prononcée à l'attention de l'étranger qui buvait tout le vin qu'il payait. Il ne trouva jamais la force de leur en proposer une gorgée. Il les regardait s'endormir. La fille ne dormait pas. Elle récurait la gamelle. Ces frottements de cendres et de métal ne dérangeaient pas les cigales. Il s'apercevait de leur présence à ce moment précis, comme s'il était important que leur chant révélât la lenteur de la fille qui se donnait à cette attente. Il aimait ce profil penché, les boucles rouges qui tombaient du foulard sur ses joues, mais la bouche ne s'ouvrait pas et il respectait ce qui ne pouvait plus être le silence mais la tentative désespérée de le réduire à ce silence. Il n'avait jamais été amoureux, sauf d'une chatte qui avait disparu sans laisser de traces, et aussi d'une peluche qui personnifiait tous les jours son angoisse de ne pas grandir au même rythme que les autres. La peluche aussi avait disparu. Tout ce à quoi il accordait une certaine importance finissait par disparaître. La fille disparaissait aussi, elle aurait disparu quand il reviendrait l'année prochaine, il saurait pourquoi mais personne ne répondrait à sa question de savoir avec qui, à moins que l'homme en question ne fût embarqué lui aussi sur la même galère, n'était-ce pas ce qui était arrivé aux autres, sauf à l'homme au miroir, qui agissait en propriétaire avec les autres, et en père avec la fille, mais qui avait-il épousé, parmi toutes ces femmes ? L'une d'elles se rendait au lavoir une fois par semaine. Il était fidèle au rendez-vous. La première fois, il l'avait suivie, puis elle avait rencontré ses compagnes sur le chemin, et il était entré derrière elles dans l'enceinte du lavoir. C'était une impasse. Il en fit lentement le tour. Elles l'observaient. Leur conversation commençait par les nouvelles d'un enfant. Il entendit le nom de l'enfant, puis des fragments de son existence s'insinuèrent dans sa recherche de l'équilibre des lieux, il se tenait à un barreau d'une grille, comme s'il était pris d'un malaise. L'autre enfant l'épiait. Il était accroupi sur la hauteur, dans une broussaille, l'ombre révélait ses yeux.

Que voyait-il ? Il n'y avait aucun moyen de le rejoindre. Il pouvait tenter de contourner la roche dans laquelle on avait créé l'espace du lavoir. La seule issue était le chemin. En s'approchant de la grille, il vit une ruelle ensoleillée, les seuils fleuris avec leurs rideaux mouvementés. À côté de la grille, la porte était murée. Il aurait pu demander pourquoi et on lui aurait répondu, elles auraient peut-être toutes parlé en même temps, chacune s'efforçant d'être elle-même et finissant par n'être non pas les autres, mais ce qu'elle était avec les autres, ou ce que les autres ne pouvaient pas être sans elle. Il vit aussi le chemin dans une perspective différente. La terre formait un triangle jaune légèrement incurvé sur la droite. La poussière irisait les buissons, des asphodèles se penchaient sur le talus. L'enfant avait disparu, puis il reparut plus haut sur l'écran d'une façade d'ombre. Il fuyait. L'étranger le vit descendre la ruelle, inaccessible et dense, étrangement désirable, sa tête rouge remplie de cette lumière en formation qui l'aveuglerait à midi, quand il serait sur le point de rejoindre ses hôtes dans le champ, un peu avant le repas, la fille serait en train de séparer la mie dans un couffin, lentement, presque rêveuse, aussi inaccessible, mais transparente et non pas étrangement mais nécessairement désirable.

L'enfant que les femmes évoquaient n'avait pas de corps, il pouvait être une espèce d'hallucination, comme l'expression d'un désir qui ne le concernait pas, quoiqu'il se sentît affecté par ces réminiscences, et qu'il eût envie d'en parler avec elle. L'enfant atteignit l'ombre au bout de la ruelle. Il s'attendait à ce qu'il fût happé par cette inconsistance. Au contraire, il l'éclaira d'un feu de braises, comme celui qui couvait dans les mains de la fille des champs. Il empoigna fermement deux barreaux de la grille, comme s'il s'apprêtait à les déceler, on le regarda. Il n'appela pas l'enfant. Il passa près d'une femme qui se retourna, rieuse et terrible, un moment figée dans son exaltation, prête à l'anéantir s'il crevait cette surface, ou seulement polie, distante et méprisante s'il se contentait de passer son chemin. Il s'y retrouva presque joyeux. Leurs cris lui parvenaient encore. Il retrouva la ruelle. Il les revit à travers la grille. De ce côté, la porte murée constituait la façade d'une fontaine de faïence verte et blanche. Il remonta la ruelle jusqu'au pré. Ce n'était pas compliqué. Pourquoi s'imaginer toujours que les choses doivent immanquablement se compliquer de ce qui leur manque pour avoir un sens ?

Le pré était inondé de soleil. Il passa sous les figuiers, un peu anéanti par leur fragrance. Il reconnut la broussaille et il vit la souche. Il perdait haleine, mais il était heureux d'avoir trouvé le chemin grâce à un concours circonstances. Il s'embrouillait.

Il vit les femmes. L'enfant était parmi eux. Il était assis à califourchon sur une pierre où reposait la tresse d'un drap qu'une femme aspergeait, alternative solution. L'enfant le voyait, peut-être conscient maintenant qu'il était poursuivi, en même temps l'homme pensa : je trouverai ta maison, se demandant pourquoi il la rechercherait, répondant qu'il avait ce désir douloureux de le savoir, s'embrouillant encore, d'autant que les femmes étaient conscientes de l'importance du rôle de l'enfant dans cette substitution qui n'avait pas pu échapper à leur vigilance. Il se sentit vaguement trahi. Mais un fragment de cette topographie était presque entièrement arpenté. Ces triangulations l'avaient toujours passionné. C'était le secret de sa clairvoyance. Il parlait plutôt de lucidité, parce son esprit était atteint d'une étrange maladie qu'il n'évoquait pas, s'interdisant les fausses sorties, privé de claque, comme il ne pouvait pas y avoir de lever de rideau. Mais l'abus de métamorphoses finissait par l'égarer, il connaissait cette limite, il ne lui manquait que la conscience de la distance à parcourir sans la franchir.

Il suait. Il s'épongea. Elles voyaient le blanc du mouchoir qu'il agitait sur son visage.

— Que veut-il ?

L'enfant tira la manche de la servante qui surveillait ses actes ce matin. Il lui promettait de ne plus s'enfuir, du moins, s'il s'enfuyait, parce qu'il n'avait pas trouvé le moyen de lutter contre ce désir fou, il ferait au moins l'effort de courir moins vite, afin qu'elle trouvât la force de le rattraper. Elle lui envoya une goutte d'eau en claquant ses doigts. Il aimait cette adresse. Elle était discrète et patiente. Elle lui dit qu'elle ne croyait pas aux promesses des enfants. Felix était toujours intrigué par ces sentences sur l'enfant qu'on a été. Il ne les discutait pas, malgré ce qu'il éprouvait de trouble, d'instable.

— Je demanderai à Madame de ne plus te confier à moi, dit la servante.

Elle ne le demanderait pas. Elle ne pouvait pas exercer ce pouvoir sur la mère de Felix. Elle était obéissante et précise. Felix réitéra sa promesse dans des termes différents, prenant le temps cette fois de remplir chaque mot jusqu'à la goutte de trop. Il avait ce talent si on lui donnait une chance supplémentaire, ce qui n'arrivait qu'avec les domestiques, quelquefois avec les étrangers, il redoutait l'impatience des siens, leur intransigeance, ils possédaient le pouvoir de l'anéantir comme il avait celui de les désespérer. Que savait-il exactement de ce désespoir avec lequel il entretenait des rapports de maître à domestique ?

Là-haut, l'étranger ne savait pas encore qu'elles n'allaient pas tarder à surgir dans son existence de voyeur. Elles avaient cette agilité. Le sentier était à pic. Seules les bêtes et les femmes du lavoir l'empruntaient. Felix n'avait pas trouvé cette énergie. Il expliquait cette impuissance par ses dimensions d'enfant. Elles montraient des jambes puissantes, les pieds agrippaient la roche du sentier, elles formaient la chaîne pour monter le linge sur le pré, puis elles l'aidaient à franchir l'infranchissable, il se retrouvait au milieu des corbeilles, hilare et humilié. L'homme le revit à cet instant. La première femme l'avait sidéré, puis l'accumulation des corbeilles dans l'herbe grise, et l'apparition de l'enfant, le même, dans le fil de la même logique, suivie du jaillissement des autres femmes qui plongeaient leurs mains dans la tête rouge.

Il s'était levé, prêt à formuler des excuses si c'était ce qu'elles exigeaient maintenant. Sa musette et sa pipe étaient restées sur la souche. Elles se mirent à étendre le linge sur la broussaille. L'enfant avait seulement reculé sous le figuier. Il y avait aussi un chien. Une femme avait chassé les autres qui avaient renoncé tout ensemble à taquiner l'enfant. Elle avait coiffé cette tête, les boucles s'étiraient sous ses doigts et se reformaient aussitôt dans l'arrangement auquel l'enfant devait les convulsions de sa beauté. L'innocence de cette beauté résidait peut-être dans sa crispation. La servante l'accaparait, sauf cette conscience d'être l'objet d'un désir hors du commun. Une conscience agile, une conscience de fil du couteau, infinie et finissante comme tout ce qui est menaçant. Une cohérence imparfaite s'était installée entre eux, l'imperfection s'expliquait par leur inexpérience de la chose révélée à l'autre pour le pousser à dire la vérité, une complexité de larve, de monde parallèle, d'androgenèse douloureuse et nécessaire, interminable, lenteur des reconnaissances. L'étranger voulut tout savoir de cette fascination. Il n'expliquait pas le désir. Il savait seulement que c'était un désir de stérilité et non pas de silence, il voulait être avec eux et demeurer sans influence sur l'arrangement qui les cristallisait à la surface de ce qui pouvait être une profondeur à laquelle ils avaient accès par des rites, ce à quoi il pouvait penser tranquillement en attendant le moment où leur temps, incompté jusque-là, rejoindrait le sien et par-là même tout ce qu'il savait du temps et de ses ruptures.

Il se sentit envahi par un bonheur dont il ne profiterait jamais. Il avait ôté son chapeau et bredouillé des politesses. Elles piaillaient. Les draps s'épanchaient entre leurs bras, blancs et immenses. L'enfant courait, évitant les touffes de thym qui l'étourdissaient, il le reconnaissait à voix haute et la servante lui demandait de se tenir tranquille sous peine d'être dénoncé à une mère qui possédait des pouvoirs magiques à l'entendre. L'enfant ne se tranquillisait pas. Il fuyait des démons faciles et intenses, la poussière atteignit ses cheveux, il pirouettait avec le chien qui jouait à valser sur ses traces. La servante le poursuivit. Les autres riaient. Le nuage de poussière tourbillonna sur un autre chemin. Il courait plus vite qu'elle, mais elle était tenace et il finit par se rendre. Elle n'avait pas le droit de le frapper. Il le lui rappela. Elle devait se contenter de le tenir, en prenant soin de ne pas marquer la peau délicate du cou, elle avait des mains d'homme, elle ne voulait pas déchirer la chemise, elle s'expliquerait auprès de Madame votre mère qui comprendrait, elle comprend toujours, il n'y a que vous qu'elle ne comprend pas !

Il parut frappé par ses paroles. Peut-être avait-elle déjà exprimé ces doutes, savait-elle qu'il y était sensible, considérait-elle que c'était l'extrémité de son pouvoir sur des caprices à ce point diaboliques qu'ils finissaient par commander au corps. Elle le traita de petit inventeur de rien, il n'y avait aucun diable dans son corps, il pouvait même se contenter d'être heureux, sachant que le corps de son frère était affecté d'une maladie qui allait le tuer alors qu'il méritait de vivre plus que les autres.

L'enfant évoqua un dernier diable, espèce de diablotin grotesque qui sautillait encore à la surface miroitante de son esprit. La servante l'avait atteint une seconde fois. L'étranger se demanda si elle avait d'autres flèches pour traverser la sensibilité d'un enfant qui ne jouait plus. Maintenant il luttait contre la main qui étreignait son cou. Elle l'avait réduit au silence. Que savait-elle encore ? Elle n'avait rien révélé. Elle ne révélerait sans doute rien, mais les autres ne pouvaient s'empêcher d'attendre qu'elle leur révélât un détail supplémentaire de l'existence de cette famille dont elles étaient les servantes sans autre possibilité de voyage que l'exil. L'enfant redoutait ces révélations. Mais que savait-il lui-même ? Elle expliquerait parfaitement les marques sur le cou, c'était la seule manière de le tenir à distance de ses tibias, une fois même il lui avait mordu le sein, elle avait exhibé un sein monumental et le père de l'enfant avait poussé un petit cri d'indignation, l'oncle n'était pas là pour se moquer de lui, ces paysannes grossières le ravissaient un peu, avouait-il. Et encore ? Elle n'avait pleuré qu'une fois, parce qu'elle n'avait pas trouvé d'explication et que la maîtresse lui demandait de se creuser la cervelle, comme si elle n'avait pas de temps à perdre. L'enfant regardait l'étranger qui souriait en écoutant les femmes. Étrange étranger, si différent et pourtant reconnaissable, si proche au fond, peut-être compréhensif, c'était en tout cas le rôle qu'il eût aimé jouer en ce moment auprès de l'enfant.

— Promets-moi ! répétait la servante sans le lâcher.

Il ne promettait pas mais il faiblissait. Elle lui redonna sa liberté. Il n'en profita pas tout de suite. Il prit le temps de retrouver son souffle. Il se plaignit d'une douleur dans le cou, montrant la pliure encore rouge, parlant du bleu de la dernière fois et de la douleur lancinante qui l'avait empêché de dormir presque toute la nuit. Comment pouvait-il mettre à profit ce qui lui restait de liberté ? Un pied de nez l'éloigna des femmes. Il était sur le talus derrière l'étranger. Il promettait de ne pas aller plus loin. L'étranger se retourna pour le regarder. Il lui demandait son nom. Il le donna en entier, jusqu'au bout, ce qui provoqua encore le rire des femmes. L'étranger dit qu'il en possédait un au moins aussi long et qu'il permettait qu'on l'appelât par son petit nom, ça n'avait aucune importance. Puis l'enfant s'éclipsa. La servante poussa un soupir. Elle était désespérée, mais elle avait l'expérience maintenant qu'elle pouvait tout expliquer. L'étranger s'était rapproché. Il n'avait même pas songé à poursuivre l'enfant.

— Avec les jambes que vous avez ! fit la servante, les genoux de l'étranger se contractèrent sous la culotte. Que savait-elle encore ? Il laissa le rire des femmes retomber sur son silence, puis il croisa ses jambes, s'étant assis sur la souche. Savoir. La bouche des autres est le puits de la connaissance. Une pareille idée était-elle une hérésie ? Il pouvait toujours poser la question.

On fut quelque peu surpris de le retrouver sous le porche de l'église où il était arrivé le premier. Il priait déjà. On le dérangeait. Un homme qui prie est presque un saint, mais quel temps accorder à cette approximation de la perfection ? Sa carapace de fidèle était transparente. On prit seulement soin de ne pas s'y frotter. La petite porte s'ouvrit dans la grande. Le prêtre clignait des yeux. C'était toujours l'effet de la place sur son regard. Il sortait rarement avant l'approche du crépuscule, sauf s'il était appelé. L'étranger le suivit. Ils ouvrirent ensemble les vantaux de la grande porte.

— La lumière des vitraux les paralyse un peu, expliqua le prêtre.

L'étranger leva les yeux vers les vitraux. Quelle pauvreté d'inspiration ! pensa-t-il en même temps que le prêtre parlait de la simplicité des sentiments qui les avaient inspirés à une époque récente, il n'y avait jamais eu de vitraux à la place de ses ouvertures béantes, il avait souffert pendant des années de cette absence puis s'était résigné. La générosité d'un mécène n'avait eu affaire qu'à cette résignation, ce qui facilita sans doute la conversation. Il avait presque oublié les angoisses provoquées même en plein office par ces cavités inexplicables. Un artisan pointilleux montra les portraits de famille qu'il avait exécutés. Il ne manquait personne. Le prêtre ne vit même pas d'inconvénient à poser pour un saint Jacques. On portraitura aussi des misérables. L'atelier était installé dans la grange commune et on avait transporté la paille dans une autre grange, mise à la disposition de tous par le maître des lieux. Où avait-il trouvé les moyens de cette générosité ? L'artisan s'enferma jalousement. Il vivait avec trois ouvriers dont un pouvait, vu son âge, n'être qu'un apprenti. L'étranger ne pouvait pas s'imaginer ce que c'était que de lutter tous les jours, pendant les deux années que dura le chantier, contre la soif d'apprendre qui s'était emparé d'une partie de la population. Mais l'artisan ne révéla jamais rien. Il avait installé une cheminée contre le mur de la grange. Il lui avait fallu plus de deux jours pour l'élever. Elle fumait tous les jours et la nuit. Elle crachait des étincelles qu'on ne pouvait pas confondre avec les étoiles, cette lumière rappelait trop le feu.

L'étranger s'agenouilla dans le confessionnal. J'en sais un peu plus, pensa-t-il. Le prêtre lui demanda s'il était toujours aussi matinal. Il aimait la confession du matin. Le sommeil l'avait libéré du poids d'une journée passée avec les autres. Il ne prenait plus le temps de s'occuper de lui, excepté ce sommeil qu'on ne dérangeait qu'en cas de nécessité, il avait le souvenir de nuits étranges où il courait après la mort pour arriver avant elle. Il la voyait presque.

— C'était une femme, une espèce de femme, mais une femme y eût peut-être deviné une espèce d'homme. Que pensez-vous des enfants qui ne voient presque rien ?

— Vous avez beaucoup péché ?

L'étranger avoua ce qu'il savait du désir. Il ne parla pas de la fille. Il n'évoqua aucune femme en particulier. Le prêtre, dissimulé par le jeu d'ombres en puzzle de la grille qui les séparait, tentait de le dévisager. Il avait l'habitude. Il se regardait dans un miroir, sachant que c'était le seul miroir, cet autre qui venait à lui pour se sauver de l'incohérence qui le menaçait.

— Qu'allez-vous chercher au lavoir ?

L'étranger ne savait pas. Il était sincère.

— Vous reconnaissez les prostituées ?

Non, il ne les reconnaissait pas, il ne venait pas les chercher, il était perdu mais pas à ce point, il épiait aussi la conversation des vieux sous le chêne de la place, de la même façon, sans une idée précise de ce qui le conduisait à agir en voyeur, avec le temps, il se transformait en une espèce de guetteur tranquille. Il fuyait les hallucinations. L'ombre de ce soleil était claire, il ne pouvait rien s'y cacher, et la part de lumière paraissait si proche du feu.

— Vous recommencez à parler du feu, dit le prêtre doucement.

L'étranger ne pouvait rien contre ce mot. Il le plaçait au centre de l'imagination commune et traçait le cercle de la possibilité de vivre encore. Il n'était plus question de survivre. Et bien sûr il n'avait jamais vécu.

— Je suis malade, dit-il enfin.

C'est une malédiction. Le prêtre voulait voir son visage maintenant et il lui demanda d'ouvrir le rideau derrière lui. De la porte où on attendait, le dos et la nuque de l'étranger parurent plongés dans une lumière crue, comme si le feu, le feu dont il parlait, l'atteignait à ce moment suprême de sa confession. On devinait le profil grêlé du prêtre.

— Oui, je vous vois, disait-il, je vous vois tel que je vois mon prochain, je n'ai jamais vu le bonheur sur un visage, je ne sais pas ce que c'est, le bonheur, comment comprendre le malheur des hommes dans ces conditions ? Par référence, tout simplement. Possédez-vous l'intégralité de nos textes ?

L'étranger tardait à répondre. Peut-être se laissait-il gagner par le silence, comme les autres.

— Vous savez lire ?

Il n'avait pas parlé de l'enfant, de ce désir de lui voler l'enfance. On le vit baiser les pieds de saint François, puis passer lentement dans l'abside. On l'entendit descendre les marches de la crypte, il avait laissé son fusil et sa musette à l'entrée de l'église, dans une niche à côté du mendiant. Le fusil était élégant. On reconnut une crosse de noyer. On cligna des yeux pour deviner le sens des arabesques ciselées dans l'acier. La musette était d'un beau cuir tressé. Elle sentait le fromage. On chassa les chiens plusieurs fois. Mais ils revenaient. Qu'allait-il chercher dans la crypte ? Les étrangers adoraient la visiter. Ils en ressortaient en frissonnant, ils paraissaient heureux et pourtant ils fuyaient. Sinon, on y était condamné à prier jusqu'à se sentir parfaitement sincère. On en ressortait pensif et dérouté, soumis aux regards, prêt à répondre aux questions qui brûlaient les lèvres mais que personne ne posait, il y avait longtemps que le prêtre avait coupé l'herbe de cette tentation d'en savoir plus que l'autre n'en savait de lui-même.

L'étranger donna une pièce au mendiant qui avait lutté contre les chiens. C'était un morceau d'homme que le bossu déposait chaque matin à l'entrée de l'église en lui recommandant de ne pas s'en prendre au bonheur des autres. L'estropié promettait. Il savait tenir sa promesse pendant des heures. Ensuite il fallait venir le chercher parce qu'on se plaignait de ses critiques. Il aimait compter l'argent.

— Encore une, disait-il en regardant passer le fidèle, et ça fera... le chiffre trouvait une espèce de perfection formelle dans sa bouche édentée. Vous êtes Actéon ou Orion ? demanda-t-il à l'étranger que la question immobilisa. Artémis... dit l'estropié.

L'étranger connaissait la légende, oui, il allait y penser, après tout la Passion ne remplaçait pas l'Histoire, il pouvait penser aux chiens d'Actéon et au scorpion d'Orion. Et aussi aux amours saphiques de Diane Artémis, une vieille compagne.

— J'ai promis de ne pas vous ennuyer, dit l'estropié, c'est un beau fusil, un fusil anglais, vous chassez sur les terres du comte avec sa permission ?

Le bossu apparut pour dire que ça ne le regardait pas.

— Je ne chasse pas, dit l'étranger, j'ai seulement l'œil sur mon fusil.

L'estropié éclata de rire.

— Vous faites bien, Monsieur !

Mais le talon du prêtre avait heurté plusieurs fois le plancher du confessionnal, on se tut, et l'étranger s'éloigna.

— À qui faut-il demander la permission ?

Sa question leur était adressée à tous en même temps, il avait baissé la tête pour éviter de provoquer le regard de celui qui se serait senti désigné pour répondre.

— J'en parlerai à Madame, dit une femme.

— Madame ?

Il ne la connaissait que pour l'avoir aperçue dans son cabriolet. Il avait même mémorisé les armes. Les cheveux rouges avaient attiré son attention lorsqu'elle avait levé la jambe sur le marchepied, un instant éternisée dans cette attitude, il crut qu'elle avait de belles mains, elle tenait son chapeau dans l'une d'elles et le foulard voletait autour. Elle conduisait elle-même, mais avec une brusquerie qui était la marque soit de son impatience, soit d'une cruauté qui la rendait inutile et indésirable, alors que l'impatience pouvait expliquer la légèreté de son corps. Il l'avait vue de loin. Elle ne lui laissa jamais le temps de s'approcher. Elle accrochait le chapeau à la lanterne et elle filait vers un point de fuite qu'il fut incapable de situer une bonne fois pour toutes.

— Monsieur est mort ? avait-il demandé.

Avait-il dit : Madame est veuve ? On s'était empressé de lui répondre que non, mais c'était Madame qui s'occupait des affaires, Monsieur avait d'autres occupations, mais on le respectait, c'était d'ailleurs un homme aimable, qu'on redoutait seulement parce qu'il cherchait à se mettre de votre côté si les choses allaient mal pour vous et si elles allaient mal, c'était toujours parce que Madame avait commis l'erreur qu'il vous revenait de payer à sa place. L'estropié, qui n'avait pas de jambes et qui était manchot, ne parlait pas autrement. Le bossu le rappela à l'ordre. Monsieur le curé n'aimait pas beaucoup qu'on s'adressât aux autres, quand on s'était confessé et qu'ils attendaient de l'être, dit le bossu qui venait de clouer le bec de l'estropié. L'étranger se demanda où il pouvait aller maintenant. Il passa sous le chêne. Je trouverai ce que je viens chercher ici. Credo du matin. Le soir venu, il se lamentait d'être condamné à perdre son temps, mais ne se confiait à personne. La bouche des autres est bavarde. On peut en écrire le feuilleton mais non pas le roman, ou alors il faut se satisfaire de l'objet, mais qui le lira ? Actes du bon paroissien. Je crois. J'espère. Je vous aime. Donc je confesse. Je regrette. Donc juge-moi. Verbalité de la foi qui me condamne à n'être pas moi-même. Quel serait le premier verbe ? Et le dernier ? L'objet du verbe. Vous. Moi. Un seul impératif. J'en ai fait le tour.

Ainsi, il désirait connaître Madame pour lui demander la permission de chasser sur ses terres ? Il parlait maintenant à un contremaître chaussé de bottes jaunes, portant ceinture de flanelle et chapeau de cuir, l'œil vif au fond des paupières gonflées de vaisseaux noirs et palpitants, sa prunelle indiquait qu'on ne pouvait pas lui faire confiance à moins de posséder le pouvoir d'en déchiffrer les obscurités de feu follet, il se tenait sur le seuil de sa propre maison, une coquette masure qu'une femme beaucoup plus jeune que lui entretenait du matin au soir, ne se couchant que pour se donner, et se donnant pour qu'il s'endormît enfin et qu'il la laissât en paix. Il avait la manie de se caresser la joue avec le manche de son fouet, ce qui amenait ce signe distinctif à la hauteur du regard. Il fumait aussi du tabac dans une pipe au foyer minuscule, un simple trou foré dans le chalumeau qui portait la trace de ses dents.

Il ne savait pas si Madame permettrait à un étranger de chasser sur ses terres. Elle ne l'avait jamais permis. Il n'avait jamais vu d'étrangers chasser sur ses terres. Mais peut-être était-il le premier à le demander. Madame n'avait pas d'heure pour recevoir mais elle détestait être dérangée à l'heure des repas. Il ne savait pas qu'elles étaient les chances de lui arracher un oui. Il répéta le oui comme s'il ne pouvait pas lui appartenir, qu'il l'imitait, qu'il était plus facile de se soumettre à un non qu'à la netteté de l'ombre. C'était un beau fusil mais l'étranger ne pouvait pas se promener avec, on pouvait toujours le soupçonner de s'en servir, quoiqu'un coup de feu eût été entendu par tout le monde. L'étranger dit seulement qu'il transportait un bien qu'il craignait qu'on lui volât s'il le laissait dans la chambre où il dormait.

— Belles gravures, dit le contremaître.

Il les examinait de près, s'étant penché bien qu'il fût plus petit que l'étranger.

— Je le conserverai jusqu'à ce que Madame vous donne la permission, dit-il.

À ce moment, les yeux de sa jeune femme apparurent dans le rideau. L'étranger s'inclina, ce que le contremaître prit pour une marque de politesse outrageusement exagérée, mais l'étranger lui remettait le fusil en lui précisant qu'il amènerait l'étui le lendemain, d'ici là, dit le contremaître, nous aurons la réponse de Madame, à moins qu'elle veuille vous voir en personne comme cela arrivait quand elle avait affaire à des étrangers.

Le lendemain, l'étranger revint avec l'étui de cuir blanc qu'il sortit d'un linge. Le contremaître y glissa le fusil en disant qu'il avait passé la nuit sous son lit, plus l'étranger enveloppa l'étui dans le linge et il recommanda au contremaître, à qui on lui avait conseillé de ne pas résister sous peine d'ennuis, de prendre soin d'une arme dont il n'avait pas hérité mais qu'il avait payée avec l'argent de l'héritage. Le contremaître ricana et sembla confier l'arme ainsi emmaillotée au rideau d'où surgirent deux bras de femme. Le rideau cliqueta longuement.

— Si vous voulez la voir, dit le contremaître, il ne tient qu'à vous de lui présenter vos hommages.

Les bras se retirèrent. L'étranger n'avait eu que le temps d'observer le bracelet. Le rideau s'embrouilla, les mains revinrent pour le tranquilliser, elles montaient et descendaient le long des mailles, l'étranger cherchait le regard.

— Vous verrez Madame peut-être ce soir, dit le contremaître en pénétrant à moitié dans le rideau.

— Où la verrai-je ? demanda l'étranger un peu anxieux.

Le contremaître disparut. Sa voix continuait de traverser le rideau.

— N'importe où, dit-il, elle pouvait arriver n'importe où, tout lui appartenait, elle pouvait entrer même dans votre intimité, ce qui ne voulait pas dire qu'elle manquait au respect dû aux autres, elle avait sa manière à elle de respecter ce qu'on était, vous faisant bien sentir pourquoi vous n'étiez que cela, et elle avait ce droit de vous le rappeler au cas où vous vous seriez mis dans la tête de l'oublier.

Puis plus rien, le rideau parfaitement immobile, les mouches qui couraient dessus et cherchaient une issue dans le linteau. L'étranger revint sur ses pas, exactement, croisant les mêmes choses, dans la même ombre, marchant à proximité de la lumière, comme s'il s'y surveillait, qu'il allait en rejaillir, cela arrivait, il redoutait ces fièvres, mais elles étaient la conséquence inévitable des contradictions qu'il avait à subir de la part des autres.

Il pouvait faire une croix sur le fusil et cela valait mieux que de crever sur le chemin d'un coup de couteau dans le dos. Le fouet, c'était pour les bêtes, et peut-être aussi pour sa femme. On ne la voyait plus. On savait seulement qu'elle continuait d'exister. Il avait vu ses bras et peut-être même aussi ses yeux. Pourquoi acceptait-t-on de parler d'elle avec lui ? Pourquoi ce sujet de conversation ? Ils parlèrent même entre eux en sa présence, évoquant l'enfance de cette malheureuse qui n'avait pas eu le choix. Il était nécessaire de ne pas la voir, il avait peut-être vu les bras, mais certainement pas les yeux. Il ne reverrait pas le fusil. Il ne verrait pas Madame non plus et il n'obtiendrait aucune réponse d'elle. D'ailleurs personne ne lui poserait la question. Il était la dupe. Le contremaître n'avait pris aucun risque. Il devait savoir à qui il volait un fusil. Les faits réduisaient l'étranger à un détail sans importance dans la vie des témoins. L'étranger rougit en regardant la jeune fille qui touillait la mie.

— Je n'ai jamais prétendu avoir de l'importance, dit-il en hésitant à l'initiale de chaque mot.

S'il avait su que cette importance influait d'une manière décisive sur leur comportement à son égard, il aurait confessé sa condition d'humble voyageur dès le premier jour, mais il n'avait pas pensé à cette éventualité et de leur côté, ils n'avaient rien fait ni dit pour le mettre sur la voie de l'amitié. Mais le mot amitié les avait peut-être choqués. Ils lui parlaient moins depuis qu'il l'avait prononcé. Il acheva le dernier morceau de lard en pensant à eux. Il ne pensait plus aux raisons du voyage ni à ses conséquences. Il se sentait habité par leur existence. Il venait d'être exclu de la conversation. Il tombait de haut. Il tenta encore une fois de revenir avec eux, mais ils lui tournaient le dos. Il regarda la jeune fille. De quoi avons-nous parlé ? Pourquoi ne lui posait-il pas cette question insensée ? Il se leva et, s'éloignant, il lança un salut auquel ils ne répondirent pas. Plus loin, ils ne pouvaient plus le voir, il vit une branche d'oranger parfaite pour faire un bâton. Il prit le temps de la tailler à la base, ensuite il coupa les rameaux, il avait le temps, il passa peut-être tout l'après-midi sous l'oranger, luttant contre la nausée qui était tout ce qu'il pouvait savoir de son angoisse. L'enfant l'épiait.

C'était le même. Il ne pouvait pas se tromper, bien qu'il y eût beaucoup de rouquins dans la contrée. Il voulait penser à autre chose, par exemple à l'argent qu'il avait sur lui et qu'il pouvait se faire voler, ce qui le mettrait dans de beaux draps en attendant d'en recevoir d'autre, mais il n'arrivait pas à se reprocher son imprudence, ce n'était pas ce défaut qui lui tendait les pièges de la coexistence, la nausée s'était installée pour plusieurs jours, il le savait. L'enfant ne cherchait pas à se cacher. Ou bien était-ce lui qui le guettait. Il avait toujours tort de chercher à se mettre à la place des autres mais il ne pouvait pas empêcher cet investissement, la distance était fascinante à désirer aussi comme objet, il n'y avait rien de plus définitif que la distance qui le séparait encore, il avait une telle habitude de cette sensation qu'il n'arrivait plus rien pour l'anéantir, ce qu'il souhaitait peut-être maintenant que l'expérience avait un sens.

Le soir, quand il se couchait, la vieille lui demandait d'allumer une petite lampe à huile qui flottait dans la mare d'une crèche. Il possédait un briquet. Elle aurait tout donné pour en avoir un. Une enfant venait de la coiffer. Elle s'était rafraîchi le visage avec un peu d'eau, l'eau du verre qu'elle buvait dans la nuit, quand tout était éteint et que l'obscurité se remplissait d'un intraduisible concert de bruits qu'elle ne pouvait pas s'empêcher d'identifier, sa mémoire savait tout de ce silence, mais c'était une mémoire de vieux, la femme qu'elle avait été dormait à poings fermés d'un bout de la nuit à l'autre, l'homme étant mort depuis longtemps, elle était jeune et cette mort l'avait soulagée du poids de l'amour, répondant peut-être à un désir secret, elle était persuadée que la mort n'était que cette sentence de l'autre à l'encontre de soi, elle n'avait pas, disait-elle, la conscience tranquille.

— Je ne devrais pas vous parler, dit-elle.

Il regardait le visage des personnages. Elle mâchait le papier dans sa propre bouche. Pas facile de trouver du papier. Elle peignait les yeux et creusait la bouche, les cheveux étaient constitués par la poussière trouvée dans les fissures, elle montra le sang d'un manteau de pèlerin, peint avec la pulpe du doigt, elle caressa sa joue.

— Je ne sais plus qui je suis, dit-elle.

Elle se souvenait de tout, prétendait-elle, mais elle avait oublié les sentiments que ces choses lui avaient inspirés.

— Il fait encore jour, dit-elle.

C'était la lune, pleine et bleue. Elle dormait presque assise, les bras le long du corps, elle détestait se réveiller, une douleur s'était installée depuis longtemps dans ses jambes, elle hurlait quelquefois, les jours de pluie, l'orage la rendait folle, elle avait des souvenirs d'orages destructeurs du peu de tranquillité qu'on acquiert avec le temps, le pire était cette idée d'ensevelissement, elle ne s'étouffait pas, l'air lui semblait au contraire étrangement respirable, mais ses jambes étaient prisonnières d'une matière indéfinissable, ses mains touchaient une paroi impénétrable, ses yeux ne voyaient que la transparence des paupières qu'elle ne pouvait ouvrir, quelque chose d'innommable les tenait fermées, et à la fin, la pression qui pesait sur son ventre ouvrait ce ventre et le remplissait, elle entendait cet écoulement à travers la plaie, mais ses mains ne revenaient pas des parois que son esprit voulait encore explorer, elle se sentait abandonnée par cet esprit, il la trahissait parce qu'il était mort, seul son corps vivait encore et semblait devoir vivre éternellement, remplissant la conscience sans parvenir à lui donner un sens.

L'étranger écoutait cette voix. Sous lui, la charpente d'un lit qui avait été une armoire ou une table. Il voyait l'écran bleu de la fenêtre. La voix l'envahissait, réelle parce qu'elle naissait de ces descriptions, il ne luttait plus, la nuit se fragmentait doucement, jusqu'à la poussière à la place du sommeil, il dormait sur cette fragilité de minutes de sable, confus et ne cherchant pas à raisonner cette confusion. La vieille finissait par réclamer les derniers sacrements. Et la nuit n'en finissait plus. De temps en temps une voix s'élevait pour lui demander de se taire, une voix de femme, ou d'enfant exacerbé, la voix des hommes appartenait à la même terreur, si les hommes lui ressemblaient, s'il était lui-même le reflet de leur attente crispée.

Au bout d'un peu plus d'une semaine, il se rendit compte que le désespoir de la vieille était causé par l'extinction de la lampe à huile. Il ne se leva pas la première nuit. Il était seulement soulagé d'avoir trouvé une raison. Il y pensa toute la journée, se promettant d'agir la nuit prochaine, il vérifia plusieurs fois le fonctionnement du briquet et acheta une petite provision d'huile. Il se coucha juste après avoir allumé la lampe, il ne prit pas le temps de regarder par la fenêtre, d'habitude il commençait par cet égarement du regard et la voix de la vieille le pénétrait avant même qu'il eût songé à lui demander de se taire. Il alluma la lampe et se coucha. Le monologue de la vieille le transporta pendant des heures, puis la lampe s'éteignit. Il sauta du lit. Elle vit les étincelles du briquet. Elle interrompit sa prière. L'étranger tenait le briquet dans une main et la fiole d'huile dans l'autre. Il agissait en connaisseur, véloce et précis. Elle sourit. Il y avait assez d'huile pour le restant de la nuit. Elle s'endormit.

Le lendemain il expliqua ce qu'il avait découvert au sujet de la vieille à celui qui lui semblait être le maître de la maison. Mais celui-ci prenait des drogues pour dormir, il valait mieux en parler aux femmes, il ne désigna aucune femme en particulier et l'étranger les suivit jusqu'au lavoir, en chemin il leur avait dit qu'il voulait leur parler et elles avaient répondu qu'elles n'avaient pas le temps. Felix le vit s'approcher d'elle. Il les touchait presque. Il parlait sans arrêt mais il ne réussissait pas à les arrêter. Elles posèrent les corbeilles sur le rebord du bassin. Il leur parlait toujours, gesticulant comme s'il voulait les convaincre et non pas les séduire.

L'étranger était un pantin. Mais qui tirait les fils ? Il portait une barbe de plusieurs jours, ce qui l'apparentait aux autres, il en avait peut-être conscience, il se caressait nerveusement les joues du revers de la main. Felix s'assit tranquillement sur la souche.

— Il y a une prostituée parmi elles, lui avait révélé son frère.

Il lui avait aussi expliqué ce qu'était une prostituée. Il lui avait raconté deux histoires de prostituées puis s'était endormi. Felix avait rêvé de la prostituée qui protagonisait ces deux histoires. Le rêve lui avait donné une apparence. Il la chercha parmi les femmes, mais aucune d'elles ne correspondait à ce souvenir qui peu à peu s'estompa.

L'étranger s'était calmé. Il était maintenant assis sous le préau, silencieux et pensif. Felix regrettait de n'avoir pas pu entendre ce que les femmes n'avaient pas voulu écouter. L'étranger était-il désespéré ? Felix enjamba la rigole d'un potager qui descendait avec la ruelle jusqu'au lavoir. Il marchait lentement, les yeux rivés sur la grille du lavoir. Il finit par apercevoir la nuque de l'étranger. Les cris des femmes étaient encore lointains. Il s'approcha de la grille. L'étranger se retourna au moment où les mains de l'enfant se posaient sur les barreaux. Il eut l'impression d'une vision. L'enfant paraissait fasciné. L'était-il ? Ou bien désirait-il obscurément qu'il le fût ? Il voulut d'abord lui demander son nom. Puis il eut une meilleure idée. Il lui demanda s'il savait où on pouvait acheter une lampe à huile. La question désappointa l'enfant. Les cris des femmes s'amplifièrent à ce moment-là, pour une raison qui n'avait rien à voir avec le fait que l'étranger se levait et se dirigeait vers la grille derrière laquelle un enfant n'avait peut-être pas compris toute la portée de la question qui venait de lui être posée.

— Peut-être pourras-tu m'aider ? disait l'étranger.

L'enfant était venu seul cette fois. Il avait passé une mauvaise nuit à cause du trouble que son frère avait jeté dans son esprit. C'était un malin plaisir, l'enfant le savait, il était souvent victime du malin plaisir des autres et de ce point de vue là, son frère ne se distinguait pas du commun des mortels.

— Tu ne peux pas m'aider toi non plus ? dit l'étranger.

Il était contre la grille lui aussi mais il ne la touchait pas, il pouvait sentir l'odeur acide de la rouille et de la patine, l'enfant était confus, se souvenant de la prostituée qui le hantait parce qu'elle ne ressemblait à personne, et découvrant le visage de l'étranger qui, malgré la barbe, paraissait plus jeune que les hommes dont il avait une idée beaucoup plus précise et pertinente que le disait sa mère à ses confidentes, y compris son père qui avait quelquefois l'air d'un vieillard, les jours de deuil, quand sa colère était prisonnière de cette idée absurde qu'il avait des convenances en présence des autres.

— Une lampe à huile ?

Il y en avait chez le potier.

— Attends-moi ! dit l'étranger parce que l'enfant avait reculé.

On le vit escalader le mur du lavoir. D'abord les femmes se turent, puis elles l'encouragèrent à se rompre le cou. Une fois en haut du mur, il les salua et sauta dans la ruelle. Évidemment, l'enfant avait disparu. Il descendit la ruelle. L'enfant l'avait peut-être remontée. Il entra dans l'ombre verte de l'église. Il frissonnait. La poterne donnait sur un jardin. Il avançait encore dans une réalité géométrique. La question de savoir où il était ne se posait plus. Il se laissait gagner par une fraîcheur relative. Les insectes aiment cette ombre. Il entendit la fontaine, vit en même temps la rigole de briques rouges, le calcaire jaune et noir des marches que l'eau franchissait en clapotant, un arc-boutant de pierre grise plongeait dans la verdure d'une flaque d'eau, l'enfant y cherchait des larves, accroupi sur un galet noir, sa main effleurait l'eau dormante.

— Tu ne m'as pas dit où je trouverai le potier, dit l'étranger.

L'enfant n'était pas surpris qu'on l'eût suivi. L'étranger aurait voulu l'inquiéter pour le mettre à la portée de son désir. Mais Felix se contenta de montrer l'autre poterne, plus bas, et l'étranger regarda dans cette direction.

— Qu'est-ce que tu t'imagines ? dit l'enfant.

L'étranger frissonna encore.

— Je ne comprends pas, fit-il, et comme il s'adressait à un enfant, il ajouta : comment sais-tu que j'ai de l'imagination ?

Il attendit la réponse de l'enfant. Il était facile de dire que les lieux n'inspiraient pas la mémoire ou bien qu'elle finissait toujours par prendre le chemin de l'invention.

— De quoi parles-tu ? dit l'étranger.

L'enfant se releva. Pourquoi le désirait-il ? Pourquoi le corps de l'enfant, toujours lointain et finalement inaccessible, lui communiquait-il cette nécessité de posséder une part de l'autre ? Il avait été cet enfant. Il pouvait croire le retrouver si l'enfant était une rencontre, le fruit exact de la passion et du hasard.

— C'est à toi qu'il faut poser la question, dit l'enfant.

Il pataugea une seconde dans la mare et passa derrière l'arc-boutant. Il montrait encore l'autre poterne.

— Suis-moi, dit-il.

Ils se retrouvèrent dans la ruelle. Les maisons étaient accrochées dans la pente au-dessus d'eux. De l'autre côté, la roche fragmentait une lumière traversée de poussière et d'oiseaux qu'ils entendaient piailler. Felix révéla qu'il était l'enfant cadet des maîtres, ce qui expliquait sa solitude.

— Tu as un frère ? demanda l'étranger. 

Il voulait savoir si l'aîné était une fille ou un garçon. Felix mentit. Il aimait bien mentir sans savoir très bien pourquoi il travestissait la vérité, peut-être pour tenter de ne pas confesser une faute incompréhensible, en tout cas inexprimable, le prêtre perdait patience.

— Tu pourrais peut-être en parler à ta mère, disait l'étranger qui ne voulait pas croire à la malhonnêteté du contremaître.

— Elle ne m'écoute pas, dit seulement Felix.

Ils sortaient du hameau maintenant. Ils franchissaient le pont. Felix s'arrêta pour montrer la maison du potier.

— Plus rien ne lui appartient, dit-il, et il reprit son chemin.

— Tu parleras pour moi, dit l'étranger qui perdait haleine.

Felix n'y voyait pas d'inconvénient. Son frère avait plus de poids. On le respectait parce qu'il était l'héritier. Lui, Felix, hériterait des biens d'Amérique. L'étranger dit qu'il connaissait l'Amérique. Il avait même été dans le Mississippi.

— Ce sont les noms des Indiens qui nous fascinent, dit-il.

L'enfant s'embrouillait dans la géographie. Il préférait le fil de l'Histoire. Ces partages le déroutaient. Il était incapable de retrouver la ligne brisée d'une frontière ou le lit voyageur d'un fleuve, il oubliait la position des îles et se trompait toujours sur le chemin des pôles. Son précepteur se rendait fou à l'heure de la géographie. L'Histoire avait sa préférence.

— Tu sais pourquoi ? demanda l'étranger.

Felix se posait tout le temps la question, il redoutait qu'on la lui posât et si cela arrivait, il répondait que c'était sans doute important, le précepteur le lui disait tous les jours mais sans répondre à sa place à la question.

— Tu n'en sais rien, fit l'étranger.

Le chemin lui semblait long. N'avait-il jamais vu le potier descendre jusqu'au pont avec sa marchandise sur le dos ? Il avait perdu son âne au jeu. C'était un joueur de malchance, ironisa enfant.

— Il n'aura peut-être pas la lampe que je recherche, une lampe capable de durer toute la nuit, mon sommeil en dépend.

Felix connaissait cette angoisse, il avait pensé lui aussi à une lampe à huile, mais elle filait le cafard à son frère, tu ne peux pas empêcher ton frère de dormir tranquillement, avait dit sa mère, c'est à toi de trouver le moyen de dormir, la lampe n'était peut-être pas un moyen, en tout cas pas celui qui convenait au sommeil, il y avait une lampe dans le salon, son père craignait qu'elle ne finît un jour pas mettre le feu aux livres et aux meubles, il tenait tant à ces couvertures de cuir et aux marqueteries dont il lisait couramment le vocabulaire.

— La lampe n'est pas pour moi, précisa l'étranger.

Il avait cependant attendu que Felix se fût expliqué et Felix se sentit trahi, il ne dit rien, il pensait tout haut qu'on ne peut pas vivre décemment dans un monde de contradictions, sa réponse à cette question, car c'en était une, avait découragé le précepteur et ravi son père, sa mère donnait raison au précepteur, il y avait longtemps que le frère ne riait plus sinon il en parlerait encore.

— Nous arrivons, dit-il.

Un chien les accueillit. L'étranger le tenait au bout de son bâton. Le potier les attendait à la porte de l'atelier. Felix lui demanda s'il avait une lampe capable de durer toute la nuit.

— Ça dépend de la mèche, dit le potier.

Felix se retourna pour regarder l'étranger qui écarquillait les yeux pour surveiller le chien et voir le potier pour la première fois de sa vie.

— Vous comprenez ? dit Felix. La mèche.

— Qu'est-ce que vous utilisez comme mèche ?

L'étranger haussa les épaules.

— Si c'est une question de couleur, dit le potier, ça peut aussi s'arranger.

Il clignait des yeux parce que l'étranger s'était déplacé sur le mur blanc de la maison, juste en face de l'atelier.

— Les couleurs, dit Felix.

L'étranger venait de caresser ses cheveux. Le potier s'était en même temps incliné et sa main invitait à entrer dans l'atelier.

— Tu ne veux pas m'aider à choisir ? dit l'étranger et il dit au potier : si vous me garantissez qu'elle durera toute la nuit et il expliqua les raisons au potier qui dit : c'est un malheur. Qu'est-ce qu'on deviendra nous-mêmes ? demanda-t-il. L'étranger ne craignait-il pas que la vieille ne trouvât une autre raison d'exprimer sa terrible angoisse ? L'idée n'était pas bête, pensa Felix, mais quel serait l'objet de son délire si la lampe restait effectivement allumée toute la nuit ? On pourrait penser que la première nuit la surprendrait, peut-être même la deuxième qui serait la confirmation de la première, mais la troisième ? C'était fascinant à penser, tout ce qui menaçait le sommeil de l'étranger et il le regardait exactement comme s'il était en train d'apprendre à le connaître, il en savait peut-être déjà trop.

L'étranger ne voulait pas perdre son calme. Il avait pensé à la lampe parce que c'était elle qui posait un problème, il réfléchirait au sommeil de la vieille comme si elle trouvait une seule raison de ne pas se laisser tenter par lui. Le potier se mit à rire, précisant qu'il se sentait un peu honteux de se moquer du désespoir d'une vieille femme. L'étranger rit aussi. Le potier lui donna la lampe et reçut en échange la pièce qu'il méritait.

— Peut-être ne comprendra-t-elle pas ? dit-il quand ils furent tous les trois de nouveau dans la cour.

Le chien s'était couché.

— Vous avez raison, dit l'étranger, ce ne sera pas un cadeau.

Il procéderait à une substitution. Il avait parfaitement conscience de s'en prendre à un objet que la vieille vénérait peut-être parce qu'il appartenait à sa mémoire.

— Peut-être, dit le potier.

L'étranger sortit le briquet de sa poche.

— C'est moi l'allumeur, dit-il.

Voulait-il dire qu'il ne s'approchait jamais de la lampe ? Pas si c'était lui qui l'allumait. Mais ce n'était peut-être que l'affaire de deux jours, dit le potier. Felix caressait le chien. C'était une bonne histoire. Il la raconterait à son frère. Celui-ci adorait les questions sans réponse. Felix l'étourdirait enfin avec une question et une infinité de réponses. L'étranger trouvait l'idée bonne. Ils en parlaient en chemin. La lampe se brisa comme conséquence d'une glissade. Ils pouvaient continuer d'en parler. Et même aller acheter une autre lampe. Ils ne mettraient jamais fin à cette conversation. L'étranger se laissait-il conduire ? On le vit trottiner derrière l'enfant.

 

Chapitre III

 

— Ne me racontez pas d'histoires, dit le garde.

Il tenait son cheval derrière lui et toisait les gens. Son absence de trois jours s'expliquait. Il avait lui-même mis fin aux jours d'un bandit de grand chemin. Il avait reçu une récompense en argent et maintenant il attendait une lettre du gouverneur.

— Vous le connaissez ? demanda-t-il au potier.

Ensemble, ils regardaient le corps. S'était-il fracassé le crâne en tombant ? Il n'y avait pas de sang. Le garde fit pivoter la tête d'un léger coup de botte. Il y avait le scorpion. Aucun scorpion n'avait jamais tué personne, on se souvenait seulement d'avoir un peu vécu la même scène, combien d'années avaient passé depuis ?

— Vous n'avez pas répondu à ma question, dit le garde.

On regarda le potier. Il s'approcha du cadavre.

— Tout le monde le connaît, dit-il.

Le garde cracha dans le fossé.

— Ce n'est pas ce que je vous ai demandé, dit-il.

Il perdait patience. Le potier avait l'habitude.

— Qu'est-ce que vous m'avez demandé ?

Son regard n'avait pas quitté le profil noir du cadavre.

— Vous m'avez demandé si je le connaissais, dit le potier. Tout le monde le connaît.

Et personne ne savait ce qu'il venait chercher.

— Vous l'avez vu chercher ? dit le garde.

Il tenait fermement un cheval fatigué.

— Chercher quoi ? dit subtilement le potier.

Le garde ne voulait pas répondre à la provocation.

— Qu'est-ce qu'il laisse chez vous ? demanda-t-il à l'hôte de l'étranger.

Celui-ci s'avança. Il n'en savait rien. Il parla du fusil. Le potier racontait qu'il avait trouvé les morceaux de la lampe.

— Il vous a acheté une lampe ? demanda le garde.

Le potier ne dit pas pourquoi.

— Une lampe ? dit l'hôte.

Le garde le regardait comme s'il attendait une réponse à cette question. On n'avait pas prononcé le nom de Felix. Le garde se baissa pour ramasser le scorpion. Il le tenait entre le pouce et l'index et il l'observait en réfléchissant à sa prochaine question, il connaissait toutes les réponses, sauf celle qui concernait la question de savoir comment l'étranger avait trouvé la mort sur ce chemin. Le scorpion n'expliquait rien. Un autre étranger était mort sur le même chemin, il y avait trois ans. Il réfléchit. On avait trouvé aussi un scorpion, mais aucune trace de morsure et pas une contusion pour expliquer la mort, la même chute, le même étonnement à la surface des yeux, comme si l'étranger avait été surpris non pas par la mort mais par l'intention de la lui donner de la part de quelqu'un (l'assassin) dont il ne l'attendait pas. Souvent le deuxième acte d'une tragédie est exactement la répétition du premier. Il n'y a rien à comparer. Cet étranger avait-il remplacé l'autre ou bien s'étaient-ils suivis, partageant exactement ce temps dont il allait devenir l'unique propriétaire au moins pendant l'enquête ? Tout dépendait de la personnalité de l'étranger. Le premier n'en avait pas et on lui avait confié l'enquête qui conclut à l'accident. Le même mode, le même potier, le même contremaître. Ce n'était pas le même enfant. Son enquête l'avait amené à pénétrer aux Alacranes. Il se souvenait encore de son inquiétude. Il était entré à cheval dans la cour. Un valet lui avait indiqué l'abreuvoir. Le père de Felix se tenait sur le perron, les poings sur les hanches. Le garde avait monté les marches en regardant ses bottes puis il s'était retourné pour jeter un œil au cheval qui s'ébrouait. Le valet souriait.

— Vous cherchez quelque chose, sergent ? dit le père de Felix.

Felix regardait par la fenêtre. Son frère venait de s'enfuir.

— Vous savez quelque chose au sujet du fusil de ce pauvre diable ? dit leur père.

Le garde était plus grand, plus large, il n'avait pas ce commencement de bosse sur le dos, il semblait propre et clair, qu'est-ce que vous savez, vous ? demanda-t-il.

Il regardait Felix. Ce n'était pas le même enfant mais c'était la même cohérence.

— On t'a vu chez le potier avec lui, dit-il à Felix qui ne pouvait plus le nier. Pourquoi a-t-il acheté une lampe ?

Il ne posait pas la question à Felix mais c'était la seule question qui différenciait les deux actes qu'il connaissait, il n'y avait pas de lampe dans le premier acte.

— Comment voulez-vous que je le sache ? dit le père de Felix.

Il s'écartait de la porte pour laisser entrer le garde et il se plaignait de la canicule. Le garde entraînait l'enfant vers la chaise où il comptait s'asseoir. Felix n'opposa aucune résistance. Le garde allait-il lui poser la même question que la première fois ? Son père, qui débouchait une bouteille, réfléchissait tout haut. Le garde était agacé par ces hypothèses. Il interrompit le père de Felix pour dire que l'enquête n'avait pas officiellement commencé, il se renseignait seulement parce qu'il était frappé, comme tout le monde d'ailleurs, par la coïncidence presque exacte des deux événements qu'il se proposait de rapprocher, si le temps le lui permettait, il comptait autant sur sa propre mémoire que sur celles des autres. Le père de Felix doutait que la lampe fût un élément décisif, elle marquait la seule différence mais c'était tout ce qu'on pourrait en dire.

— Il y a aussi l'enfant, fit remarquer le garde.

Le père de Felix laissa échapper une injure.

— Oui, l'enfant, dit-il.

Il demanda à Felix de le regarder dans les yeux. C'était une épreuve à laquelle il soumettait rarement ses propres enfants et il ne la pratiquait jamais avec les adultes.

— Il t'a dit ce qu'il voulait faire de cette lampe ?

Le garde caressa la joue de l'enfant, comme s'il cherchait à lui communiquer sa désapprobation. L'enfant lui jeta un regard désespéré.

— Le potier répondra à cette question, dit le garde, même si c'est la seule que je dois lui poser.

Le père de Felix comprenait. La question de l'enfant était autrement importante, Felix en avait-il conscience ?

— C'est toi ou ton frère, le collectionneur de scorpions ? lui demanda le garde.

Le père de Felix baissa les yeux.

— Il faudra revenir, dit-il en se levant.

Le garde n'avait pas bu son verre. Il ne se leva pas tout de suite. Comprenait-il qu'on lui demandait poliment de vider les lieux ? Il n'avait pas le choix, il se leva et sortit. Il parla à travers le rideau. Felix n'écoutait plus. Le même temps. Les mêmes questions. Le garde avait raison. Il suffirait de se demander ce qui avait changé. Un fusil est un fusil. Une bourse une bourse. Mais un enfant, à trois ans de distance, ce n'est plus le même enfant. Il avait presque désiré se substituer à son frère dans l'interprétation de l'enfant. Si c'était un désir, il y avait à peine pensé, mais ce n'était peut-être qu'un effet de sa curiosité. Le garde traversa la cour aussi lentement que le lui permettait son allure martiale. Le valet lui tendit les guides. Pourquoi souriait-il ? Le garde s'en alla et le valet revint vers la maison.

— Tu as parlé avec les autres ? demanda le père de Felix toujours à travers le rideau.

Le valet répondit que oui, il avait parlé mais il n'avait rien appris que le père de Felix ne sût déjà. Madame rentrerait-elle avant la nuit ou passerait-elle la nuit ailleurs ? Il le demandait à cause des chevaux qui manqueraient ce soir à la voiture de Monsieur.

— Où est ton frère ? dit le père de Felix.

Felix lutta une bonne minute contre l'attente obstinée de son père. Le valet mit fin à ce calvaire. Il voulait savoir si Monsieur tenait à sortir ce soir, il faudrait peut-être qu'il se raisonnât compte tenu de l'absence de chevaux, il n'y pouvait rien lui-même et il s'en désolait.

Comment croire à ce partage de l'ennui ? C'était une des questions importantes de l'éducation que Felix recevait en attendant d'être lui-même le géniteur d'une génération qui attendrait tout de lui. La valetaille l'écœurait un peu.

Le soir même, on vint avertir le curé que l'étranger était juif, on l'avait enfermé dans le cercueil des pauvres et déposé le cercueil dans l'herbe haute de ce coin de cimetière où on n'allait plus depuis longtemps. Le curé se coucha.

Le lendemain matin, le garde était dans la cour, sous la fenêtre de Felix, monté sur le même cheval, il parlait au père de Felix qui examinait le fusil de l'étranger, s'étant déplacé dans la lumière tombant du toit. Felix se dissimulait. Le garde l'avait peut-être vu. Son frère était levé depuis une bonne heure.

— Où est-il ? demanda le garde.

Le père de Felix haussa les épaules.

— Quelle importance ? dit-il.

Il appela un valet qui ignorait où était le frère de Felix mais qui pouvait se renseigner si c'était ce que Monsieur désirait.

— Ce n'est pas moi qui désire, dit le père de Felix, c'est lui.

Il montra le garde.

— Tu sais quelque chose ? dit celui-ci.

Le valet ôta son chapeau.

— Non, monsieur.

Le garde donna un léger coup d'éperon dans les flancs du cheval. Le valet ne bougea pas. Le genou du garde touchait son visage.

— Je voudrais lui parler, dit le garde au père de Felix qui se contenta de lui tendre le fusil et de faire signe au valet de s'en aller mais le fusil ne quitta pas les mains du père de Felix et le valet était retenu par le garde qui avait posé une main sur son épaule, se penchant un peu, le visage presque tourné vers la fenêtre où Felix guettait le moment où le garde s'adresserait à lui pour lui poser la question.

— Lui parler de quoi ? dit le père de Felix.

Sa voix avait trouvé ce ton, rare chez lui, qui vous condamnait à tout recommencer si votre intention était de l'atteindre. Le garde donna le coup de genou dans la face du valet, sans violence, seulement avec précision, mais aussi peut-être par dépit.

— Qui était-ce ? demanda le père de Felix en parlant de l'étranger.

C'était lui maintenant qui posait les questions. Le garde se contenta de dire que c'était un Juif.

— Trouve-le ! dit-il au valet.

— De bonne famille, je suppose, dit le père de Felix.

Il regarda le valet trottiner en direction de la grange. Il ne s'était pas habillé ce matin. Le garde l'avait peut-être surpris au saut du lit. Il portait sa robe de chambre et avait chaussé des mules de cuir rouge. Un coup de peigne avait vaguement remodelé l'espèce de chignon qu'il portait au bas de la nuque. Il avait toujours un livre dans sa poche. Le garde le toisait. Il avait remis le fusil dans son étui. Felix avait manqué le moment où le fusil avait changé de mains. Il redoutait ces absences que son imagination n'avait pas le pouvoir d'expliquer, il regrettait toujours qu'elle ne fût pas capable de jouer son rôle de moment transitoire, mais son esprit l'exposait à cette fragmentation du réel, seule cohérence possible depuis qu'il avait perdu pied et que la surface des choses menaçait de le suffoquer. La porte de la grange s'ouvrit toute grande. Le frère marchait d'un pas décidé, suivi du valet qui traînait la patte comme d'habitude. Il s'arrêta à une bonne distance du cheval et du garde qui pirouettaient, le valet se mit aussi à tourner en rond, le cheval bavait sous la pression des mors, le garde finirait par le vaincre mais ce fut le valet qui empoigna la crinière. C'était un valet grand et solide, raison pour laquelle le garde n'était pas descendu du cheval. Il caressa le cou et l'épaule du valet avec la cravache.

— Je n'aime pas ton influence sur les chevaux, dit-il au frère de Felix.

Le valet grimaçait. Son effort devait être considérable. La cravache explorait les tendons, elle souleva même les cheveux au-dessus de l'oreille.

— Vous n'aimez pas les chevaux, dit le frère de Felix, ne vous plaignez pas s'ils me reconnaissent.

Le père de Felix éclata de rire.

— Celui-ci vient de chez nous ! dit-il.

Le valet se mit à rire lui aussi, la bave du cheval dégoulinait sur sa poitrine. La cravache l'atteignit sur le front.

— Ça va, dit le garde qui éperonnait le cheval, et le valet valdingua dans la poussière.

Sa haine ne durait jamais plus que le temps nécessaire à enfermer la douleur, quelle qu'elle fût, dans le carcan de sa raison. Il ne riait peut-être plus mais il n'y avait plus de traces de haine sur son visage. Le chien était venu lui lécher l'oreille. Le sang s'épanchait lentement sous la peau. Le frère de Felix parla au cheval qui se tranquillisa.

— Je lui ai donné un nom, dit-il au garde, ça vous coûterait beaucoup de le prononcer de temps en temps ?

La haine était maintenant sur le visage du garde. Il relâcha les guides. Le frère de Felix caressa la bouche du cheval.

— Vous vouliez me voir ? dit-il.

Derrière lui, le valet se relevait en prononçant le nom du cheval.

— Monte en croupe, dit le gardien, je te ramènerai.

Il tendait sa main. Le frère de Felix l'empoigna. D'habitude, c'était lui qui montait le cheval et c'était Felix qui empoignait la main et le valet courait vers la clôture pour en ouvrir le portail.

— Comme vous voudrez, dit le père de Felix et son frère avait empoigné la chemise du garde, juste sous l'aisselle, exactement avec la même force avec laquelle le valet avait empoigné la crinière du cheval, maintenant c'était leur père qui prononçait son nom, ce qui arrivait rarement, le frère de Felix s'en plaignait quelquefois. Les cavaliers s'éloignèrent au trot. Le valet laissa échapper une injure.

— Tu sais ce qu'il veut, toi ? lui demanda le père de Felix.

Le valet s'était empourpré.

— Il veut notre peau, se contenta-t-il de dire.

Le soleil l'envahissait. Le père de Felix demanda si Madame était allée faire un tour dans l'oasis. Le valet n'en savait rien. C'était un valet inutile. Il ne savait rien de ce qui allait arriver et tout de ce qui s'était réellement passé, mais en cela différait-il des autres domestiques ?

— Tu sais moins si les chevaux sont disponibles, dit le père de Felix.

Le valet dit que Madame était rentrée dans la nuit et qu'il s'était levé pour dételer les chevaux et leur donner à manger et à boire ensuite il les avait regardés dormir et il s'était réveillé avant eux, le fils de Monsieur était déjà là, en tenue de travail, malgré le mal qui le mine. Il y avait cette dent creuse dans la bouche du père de Felix. On l'entendait se vider de sa salive quand il était contrarié. Il fallait surveiller la crispation de la joue, l'élargissement de la narine et le pincement du coin des lèvres. Le valet triturait son chapeau. Il n'entendait peut-être pas ces craquements. Le père de Felix rentra dans la maison. Le valet était indécis. Felix se montra.

— Tu m'expliqueras ce qui se passe ? demanda-t-il au valet.

Ses explications n'étaient généralement pas très satisfaisantes, je veux dire que Felix n'en tirait pas un plaisir aussi intense que celui auquel il avait pensé en réunissant, peut-être pendant d'interminables journées de rapine, la somme nécessaire pour soudoyer l'âme putrescible de ce paria, mais ce désir était le plus chargé de nécessités impératives et puis, au fond, le valet ne s'enrichissait pas, c'était un misérable, il buvait et se donnait à lui-même, il le condamnait à en savoir plus que lui et ne désespérait pas de le vider totalement de son sens. Il s'habilla et descendit. Son père avait ouvert le livre. Beau silence aux trous de mémoire. Il l'embrassa sur le fond, comme une fille. Son père lui caressa la joue, ayant à peine levé les yeux pour croiser les siens. Le temps est un espace qui contient tout, absolument tout. Avait-il révisé sa leçon ? Il y avait du bon chez les révolutionnaires français. Il se servit le lait qui cuisait au bord du feu. Mordre le pain était aussi un plaisir.

— Tu dois te demander ce qui a changé. Ne pas compter sur cette scorie de valet pour te renseigner sur l'importance de ce qui s'est passé et ne pas poser les questions destinées à violer l'intimité des choses qui vont arriver. Ne se donner que le temps nécessaire à élucider la seule énigme, celle de ma naissance. Tout le reste est passablement romanesque. Ne pas jouer avec ces personnages de pacotille. En suivre seulement le fil tendu de l'un à l'autre vers ce point qui est une existence tronquée. Il s'agissait du premier étranger mort sur le chemin des Scorpions, tombé du même promontoire, quelqu'un l'avait poussé et il s'était imperceptiblement cassé le cou. Le scorpion ne l'avait pas piqué. Les scorpions descendaient rarement sur ce chemin, ils s'y égaraient et périssaient sous les roues des fardiers de la mine. Ils prospéraient sur le plateau et jusqu'aux pieds de la première paroi infranchissable, d'un côté, de l'autre il avait le canyon de la rivière, les serpents remontaient ces pentes rocailleuses, on pouvait assister à leurs reptations, quelquefois on les sacrifiait à la connaissance de l'agonie, vrai mystère au point de rencontre de la vie et de la mort, qui interdit d'en savoir plus que ce que tout le monde sait déjà. Mais il arrivait que Felix tuât des serpents par plaisir. C'était un plaisir entaché de honte, une honte nécessaire, il voyait son frère de l'autre côté du canyon, il était à la recherche d'un beau spécimen, il en possédait un nombre limité à la vitrine qui était accrochée au mur, son obsession constante était d'en parfaire l'apparence, et il y parvenait, à l'étonnement de tous, il était capable de trouver ce qu'il cherchait, ce qui aux yeux de son père était une qualité majeure, ce qui ne signifie nullement qu'il la situait au-dessus des autres, cette simple épithète forçait l'énigme de son jugement, c'était triste et douloureusement angoissant. Felix reçut un jour les outils de taxidermiste que sa mère préconisait depuis longtemps. Il n'avait rien demandé. Il avait une fois procédé à la conservation de la peau d'un serpent, mais les couleurs s'étaient perdues, des transparences étaient apparues par endroits, ce cuir éphémère commençait à se transformer en poussière, et il le décrocha avant d'en être le promoteur malchanceux, on parlait toujours de malchance à la place d'incompétence, telle était l'influence de son père sur vos jeux, on perdait parce qu'on avait manqué de chance, et non pas parce qu'on ne savait pas jouer, la faute à qui ? Felix connaissait cette aigreur. Il râlait en dormant, comme s'il était sur le point de mourir, et son frère se plaignait de ne pas posséder la clé de ce délire. Il en imitait d'ailleurs très bien la surface tremblante, n'exagérant rien, il avait ce goût de la fidélité au modèle, il ne le trahissait jamais, et Felix dépérissait dans cette attente. Lui dire qu'il était malade revenait à lui reprocher de se tromper constamment. La question la plus fréquente était : qu'est-ce que tu regardes ? Il répondait vaguement, employant les mêmes mots, l'objet direct de sa vision variait peu, pris au piège de la lumière ou de l'ombre, on ouvrait les rideaux derrière lui si c'était l'ombre à quoi il venait de s'accoutumer, ce qui en général ne lui prenait pas plus d'une heure, ou on l'entraînait dans l'ombre qu'il venait de quitter pour tenter désespérément de se brûler les yeux. Son comportement de dormeur, les râles, les contorsions, n'étaient que la conséquence facile de ces expériences diurnes, des ombres s'abattaient comme des couteaux sur l'animal qui pouvait être un oiseau, dans ce cas il avait été étourdi d'un jet de pierre dont la précision étonnait, mais si c'était un serpent il l'avait poursuivi après l'avoir piégé à l'odeur de l'oiseau mort et encore vivant malgré l'immobilité. Le frère jouait avec plus d'assurance. Il avait découvert les règles du jeu et il s'en vantait. Il n'avait plus rien à changer dans cet épanchement circulaire à l'intérieur du cercle encore restreint des autres, ceux qu'on va être si l'enfance devient l'enfance et non pas ce laps de temps au bout duquel l'enfant meurt de maladie, d'accident, de n'importe quelle mort, même donnée, par soi, par l'autre, une mort qui détruit le sens ou le prolonge, que cela se sache finalement ou qu'au contraire cette chair finisse par tomber dans l'oubli.

Ce matin-là, le matin où le garde avait emporté le frère de Felix sur la croupe de son cheval, Felix pensait avoir vaincu le démon qui le tourmentait. Il parut plus tranquille que d'habitude. Son père le surveillait, prenant soin de ne pas se laisser surprendre, il continuait de feindre une lecture, tournant les pages de temps en temps, Felix mordait savamment dans le morceau de pain, qu'il vienne me voir ce matin, avait simplement ordonné le garde avant de s'en aller.

— Me voir ? dit Felix. Moi ?

Il semblait heureux. Peut-être aurait-il apprécié de monter en croupe à la place de son frère.

— Tu n'auras sans doute pas grand-chose à dire, dit son père.

La lampe. Il parlerait de la lampe. Inutile de parler du lavoir. De ce qu'il savait. Il termina pensivement le morceau de pain. Les miettes, c'est pour les oiseaux. Il y a un beau magnolia dans la cour. On incruste des souvenirs dans les racines. On assiste ainsi à des disparitions, comme dernier témoin de ce geste qui n'a que le sens d'une attente qui peut durer deux générations, il assistait depuis plusieurs années à l'enfouissement dans le corps de la racine de l'anneau d'or que son grand-père avait sacrifié à ce rite superstitieux. Il protestait ainsi contre un veuvage prématuré. Felix n'avait pas encore choisi l'objet de ce don insensé. De toute façon, s'il se décidait, il ne le posséderait qu'à sa majorité, ce qui lui laissait le temps de changer d'avis, le mieux était de n'en parler à personne et d'attendre le moment favorable, deuil, baptême, séisme, épidémie, mutilation, feu, le magnolia non seulement pouvait témoigner de cette mémoire mais surtout il en possédait l'essentiel, ce droit d'incruster, ce devoir d'intriguer la descendance, depuis le début qui remontait à loin, on avait cultivé l'ironie du symbole, la foudre n'avait pas frappé qu'une seule fois le grand magnolia des Alamos mais, au temps de Felix, la blessure noire dont on lui parlait avait complètement disparu et il priait pour que l'orage lui donnât raison.

Il passa par le chemin des Scorpions, ce qui l'obligeait à un détour par les prés. Il traversa l'aire de battage dont le pavé venait d'être balayé, puis il gravit lentement les marches de terre du chemin des bêtes. Il ne voulait pas penser à ce qu'il allait dire au garde dont il connaissait la perspicacité pour s'y être frotté une fois, une seule fois avait suffi pour le renseigner sur les capacités de ce fils de valet qui s'était élevé à la hauteur de ses maîtres en se mettant au service de l'être suprême, être mi-Dieu mi-État qu'il fallait haïr et respecter sous peine d'avoir à payer les conséquences d'une révolte qu'on ne pouvait souhaiter à personne. Voler, tuer, c'est se révolter. Il n'avait pas volé. Il reprenait son bien. Mais il ne prouvait pas ses allégations. L'autre était un voleur. Mais le garde recevait sa plainte. Voler un pauvre n'est pas voler. Cette sentence éberluait le garde à une époque où il était encore une inconnue parce qu'il arrivait, ou plutôt parce qu'il revenait. Le pauvre était un voleur. Felix entendit finalement sa condamnation. Il regarda le doigt tomber dans l'écuelle. Le pauvre se tortillait de douleur, clamant son innocence. Le garde, qui tenait l'écuelle, la recouvrit d'un mouchoir. Il avait perdu. Il savait que le pauvre avait été condamné parce qu'il l'avait défendu. Il avait peut-être même encouragé le pauvre à désirer cette victoire sur ses maîtres. On s'en prenait rarement aux mains des pauvres parce que ces mutilations affectaient le travail. Le garde était parfaitement conscient d'avoir aggravé le sort du pauvre.

Aujourd'hui, Felix était incapable de reconnaître ce pauvre. Celui-ci ne pouvait pas l'avoir oublié. Cette menace était dans l'air, Felix redoutait cet enjeu. Il déboucha enfin sur le chemin des Scorpions, en pleine lumière, il se sentit écrasé par le poids des réminiscences. Des badauds, qui revenaient de l'église en ruine, examinaient le sable à l'endroit de la chute. Ils se relevèrent en apercevant Felix. Ils s'éventaient avec leurs chapeaux, ayant dissimulé les bocaux sous leurs musettes, l'un d'eux caressait le dos d'une pelle d'épicier. Felix passa son chemin sans les saluer. Il marchait vite maintenant. Sa pensée l'oppressait. Il ne pouvait plus y exercer sa pratique de la cohérence. La lampe était un point de départ. L'interrogatoire pouvait durer des heures. Il mangerait peut-être avec les prisonniers. Ou bien le garde n'oserait pas le retenir au-delà de cette heure.

Le cimetière était en vue. Il pouvait le traverser pour gagner du temps. On empruntait l'allée le plus souvent pour cette seule raison, aussi le mur d'en haut était-il percé d'une porte dont la grille n'était pas cadenassée. Il y composait des bouquets criards mais jamais il ne poussa le bouchon jusqu'à les déposer sur la murette de l'église. L'idée le ravissait, c'était tout, mais il n'aimait pas mettre en jeu sa douce perversité d'enfant. Il marchait dans l'ombre de l'enceinte. Il n'y avait plus de chemin. Il avançait sur la roche, mutilant au passage les tiges d'asphodèles, un rang d'eucalyptus descendait jusqu'à la plate-forme de l'entrée du cimetière, là le sable était mélangé de gravier rouge, il y poussait des touffes d'herbe dont les fleurs étaient des clochettes. Les voitures viraient dans l'ombre des eucalyptus, le fer des roues et celui des sabots marquaient cet endroit qui était comme flagellé. Devant la grille, le soleil s'épanchait sur un sol plus tranquille. Les pas n'y laissaient qu'une trace d'effleurement, excepté l'arc de cercle du loquet, l'autre vantail s'ouvrait sans préjudice, avec le même silence, il n'était pas question de s'abandonner à cette contemplation comme si elle portait sur le comportement des autres à l'heure de commencer l'ouvrage de l'oubli, nous n'avons pas de destin, lui avait dit un jour son père, il avait dit aussi que le passé était une obsession qui portait sur l'irréalité de ce qui avait existé, mais il n'exigeait de personne qu'il fût le présent de son existence. Cette confusion lui revenait toujours au moment où il atteignait l'esplanade, soit qu'il descendît, ayant ou non traversé le cimetière, soit au contraire qu'il remontât du lavoir et dans ce cas les incohérences de son père s'ajoutaient à son trouble. Il marchait toujours plus vite que les visiteurs et il était assez agile pour sauter sur le marchepied des voitures. Les visages avaient cette profondeur de portrait, les mains possédaient une autre tranquillité, on lui parlait en maintenant la distance qui sépare le deuil de la curiosité.

Il buta presque sur le cercueil du Juif. Depuis hier, on ne parlait plus de l'étranger mais du Juif. L'absence de prépuce avait déconcerté. Une croix était peinte cependant sur le couvercle du cercueil. La cire d'une chandelle avait formé un O. On avait utilisé des clous oxydés. Les planches n'étaient pas bouvetées. Un géant au visage noir avait posé son pied sur le cercueil et il se penchait, les avant-bras sur le genou, pour demander à Felix s'il avait peur des morts. C'était le fossoyeur. Il exhibait des bras d'athlète. La noirceur de son visage était un mélange de terre et d'Afrique. Il possédait les plus grandes mains que Felix n'eût jamais vues en action. Elles patinaient jusqu'à la dureté transparente du verre le manche des outils qu'il plantait en terre pour les préserver de l'humidité. Une chaînette d'or faisait le tour du cou. La croix était minuscule. Il la caressait quelquefois en vous regardant fixement comme s'il était en train de se demander si c'était vous qu'il allait enterrer demain. Il creusait les fosses à la tombée du jour. Deux lampes éclairaient les extrémités du chantier. Il connaissait des histoires épouvantables de cadavres agités par les démons. La décomposition était là, en nous, et il n'y avait aucun moyen d'extirper cette fatalité. Seuls les Égyptiens connaissaient le secret. On avait à peine fini de vivre, et on se mettait à pourrir. Il ne pouvait pas s'empêcher de penser à la progression géométrique de ce pourrissement pendant qu'il creusait la terre à la lueur des lampes qu'un apprenti fossoyeur surveillait, étreignait la burette et sentant le poids du briquet dans la poche de sa chemise. Il n'avait pas encore la corpulence nécessaire à la pratique de la fosse. Le fossoyeur lui racontait des histoires qui l'empêcheraient de dormir, il arriverait le lendemain avec des yeux gonflés de sommeil, chargé cette fois de pousser la brouette contenant les biens du défunt si le mort avait été pauvre, ou le surplus de fleurs qu'il amenait à l'église sans plus de discrétion.

— Tu le connais ? demanda le fossoyeur.

Felix le connaissait. Et après ?

— Il est mort, dit le fossoyeur.

Felix s'empourpra.

— Il ne possédait pas grand-chose, dit le fossoyeur, mais toi tu n'as besoin de rien.

Felix le reconnaissait. Il était loyal, ce petit. Il se laissa caresser les cheveux. Ce geste l'humiliait toujours un peu mais il se taisait. Le pied du fossoyeur quitta le bord du cercueil et se joignit à l'autre. Il recula d'un pas. Derrière lui, le curé refermait la grille. Un couple de vieillards attendait près du pilier où se nichent la mère et le fils encore enfant. Le curé pestait contre la serrure. Il en vint à bout néanmoins. Il secoua la clé dans le ciel en la maudissant. Les vieillards baissaient la tête. Sur un signe du curé, ils se dirigèrent vers la voiture qui n'était pas le corbillard.

— Il n'y a personne pour aider, dit le fossoyeur.

Le curé haussa les épaules.

— Vous vous plaignez depuis ce matin, dit-il.

Il rejoignit les vieillards et les invita à monter dans la voiture. Ils secouèrent leurs têtes mélancoliques. Ils voulaient marcher derrière la voiture. Le curé doutait qu'ils trouvassent l'énergie nécessaire. Il leur parlait doucement, peut-être lentement, et ils continuaient de secouer la tête, opiniâtres ou impertinents. Pendant ce temps, le fossoyeur avait redressé le cercueil et l'avait pris à bras le corps. Il le transporta en ânonnant jusqu'à la voiture. Un dernier beuglement l'aida à le basculer sans trop de heurts. Le cheval n'avait pas bronché. Le fossoyeur prit le temps de déployer une bâche.

— C'est bien, dit le curé.

Le fossoyeur recula d'un pas, une vieille habitude qu'on prenait facilement pour un geste de soumission. Le curé monta sur le siège de la voiture qu'il était prêt à ébranler. Il se retourna comme pour attendre le signal de départ, mais les vieillards lui tournaient le dos, ils regardaient le cimetière comme s'ils prétendaient maintenant ne plus l'oublier. Ils virent l'enfant et ils lui sourirent. Il avait ôté son chapeau et le tenait contre sa poitrine. Ils s'inclinèrent plusieurs fois puis ils se retournèrent. Leur regard avait à peine effleuré la bosse que le cercueil formait sous la bâche. La voiture se mit en route. Elle les distançait lentement. Le fossoyeur dit : ce qui fait que je n'ai pas creusé la fosse.

Felix se recoiffa.

— Ils ont leurs mœurs, dit le fossoyeur. Les musulmans n'enterrent pas. Ils couchent leurs cadavres sous des pierres. À cause des charognards !

— Je suis en retard, dit Felix.

Il consultait un oignon d'argent ciselé.

— Bel objet, dit le fossoyeur qui ne possédait rien.

Il s'approchait pour le voir. Le couvercle claqua dans la main de Felix. Il ne savait pas encore faire tournoyer l'oignon au bout de sa chaîne, il manquait un élément essentiel à la coordination nécessaire. Il y travaillait. Il travaillait à un nombre incalculable de choses qui avaient leur importance. Ce n'était pas qu'il aimât le travail. Il se sentait seulement obligé d'y soumettre son esprit au moins une fois par jour.

— Ce n'est pas beaucoup, dit le fossoyeur, mais lui-même ne creusait pas une fosse par jour, ce qui eût précipité le destin du village, quoi qu'il lui arrivât d'en creuser deux à la suite, y passant toute la nuit en se disant qu'une troisième l'eût rendu fou avant l'aurore.

— Ils pourrissent plus vite que les animaux, dit-il.

Et c'était vrai. Plus vite que les insectes en tout cas.

Felix revit le père de l'étranger près de la fontaine municipale. Il lui parut moins vieux. Il venait de se séparer de son épouse qui accompagnait le cercueil jusqu'à sa destination, un autre cimetière, un autre culte, d'autres rites, le même pourrissement. Il ne partirait pas avant d'avoir une idée claire des circonstances de la mort de son fils. Il parlait au garde qui, disait-il, comprenait son désespoir. Ce qu'il comprenait moins, c'était pourquoi le curé cherchait à scandaliser l'opinion publique en accueillant au presbytère cet hôte indésirable. D'ailleurs la question ne lui avait pas été posée. Comme on ne lui adressait plus la parole, sauf pour exprimer des banalités ou répondre à ses propres questions, il devait bien se douter que son attitude déplaisait à la majorité. Mais le camp des détracteurs du Juif n'obtenait pas la majorité et le curé entretenait d'autres conversations auxquelles le Juif était convié.

Le sang berbère qui coule dans nos veines. Felix s'était saigné une fois, comme dans un rite, mais la tache de sang avait provoqué une hallucination et il ne connaissait pas la fin de l'histoire.

— Je la connais, moi, dit le garde.

Le Juif grimaça. Il n'avait plus d'enfant et il était trop vieux pour recommencer. Le garde non plus n'avait pas d'enfant. Il était même célibataire, un peu dans le péché donc, mais il avait l'excuse du devoir à accomplir pour le bien des autres. On savait qu'il battait les femmes par plaisir, c'était provoquer le désir de Felix, mais les mots ne lui appartenaient pas, il les avait entendus de la bouche de son frère, sans autre explication qu'un regard traversé de néant pendant la seconde de silence qui avait suivi ces révélations, puis il avait lui-même soufflé la bougie et son frère s'était mis à jouer de la flûte, ces sifflements étaient les signes avant-coureurs d'une crise, dans ce cas on éloignait Felix et les halètements du malade lui arrivaient à travers l'épaisseur d'une chambre où personne ne dormait, qui ne servait à rien, où on entrait rarement, sauf pour se recueillir au chevet d'un mort éclairé par les quatre piliers marquant son dernier territoire. La chambre voisine donc, aux antipodes de celle où son frère menaçait d'entrer en agonie, n'était pas une chambre à proprement parler, on y conservait des objets inutiles ou impropres, Felix ne fouillait pas, il se contentait de se coucher sur le sofa, un peu remonté sur l'accoudoir, et il regardait la surface des choses sans intention d'en percer le mystère, il connaissait par cœur le détail de la poussière et de la moisissure, la profondeur de l'ombre n'était plus un secret, les lumières étaient plus capricieuses, mais sous l'effet de la chandelle que la mère finissait par éteindre d'un coup de pied parce qu'elle avait perdu patience et qu'elle s'en prenait à lui. Felix ne se plaignait pas. On l'avait éloigné à sa demande. Il préférait mourir d'angoisse dans une pièce étourdissante d'odeurs et de craquements plutôt que de crever de chaleur dans la chambre où on avait allumé un grand feu pour pallier le refroidissement qui menaçait le corps souffrant de son frère. Puis la crise atteignait son paroxysme, il s'ensuivait une longue, interminable apnée, le silence à la place du temps, et l'attente à la place du futur, un poing martelait la cage thoracique du malheureux qui finissait par revenir à la vie, comme un hautbois, et Felix au fond du puits creusé par son imagination, recroquevillé comme l'insecte qu'il imitait, serpent mutilé, condamné au mutisme par absence de cri.

Le silence s'installait après les pas dans le couloir, la porte fermée, les ressorts du sommier, un bâillement. Il doutait que son frère dormît. Explorer ce silence ne menait nulle part, sauf à reconnaître les caprices du vent, les glissements de buisson, les dilatations en cours de réduction, sa propre respiration et les battements de son cœur dans le coussin. Il n'avait pas eu de nuit. En conséquence il sommeillait toute la journée. Le frère demeurait dans la chambre. On cuisait des tisanes d'eucalyptus et des cataplasmes de soufre. La cuisine était le lieu de toutes ces cérémonies et l'escalier le chemin de procession, la chambre demeurait fermée, lointaine, quelquefois inaccessible. Le soir il entrait dans le cagibi en compagnie du sommeil. Si la crise avait vraiment cessé, il ne se réveillait pas de la nuit, sinon il se plaignait à la première heure et on ne l'écoutait pas.

Quand il revenait dans le lit commun, son frère était presque joyeux. Il ne disait pas pourquoi. Les retrouvailles ? Avoir vaincu le démon ? De quoi se nourrissait-il au fait ? On n'en savait rien. On n'accusait personne. Les gouttes d'eau bénite provoquaient des stigmates. Était-ce bon ou mauvais signe ? L'eau-de-vie en friction convenait mieux mais elle étourdissait Felix qui retournait dans le cagibi pour une ou plusieurs nuits. Même chandelle fouettée par le coup de pied maternel. On aérait dans la journée et on brûlait des cierges et de l'encens. L'air s'emplissait, il prenait forme, on s'éloignait du principe de la vision non partagée avec les autres, on préférait se retrouver sur le seuil d'un temple d'odeurs et de frissonnements, Felix communiait sans y mettre du cœur et on lui reprochait son indifférence. Les caresses de son frère le consolaient un peu mais la jalousie de la mère s'y multipliait et elle le châtiait, punition que le père pouvait adoucir s'il était présent, mais le mal était fait. Ce n'était pas compliqué, c'était seulement fragile et Felix n'aurait voulu pour rien au monde détruire cet équilibre en croix, ou en tout cas être le responsable du désordre qui remplacerait l'espèce de confort qui était le leur.

Le médecin était moins tragique. C'était un vieil homme affecté d'une lenteur désespérante, il réfléchissait longuement avant de s'exprimer, tirant sur le poil de sa barbe ou se curant les oreilles dont la cire était d'un beau jaune, le dessous de la table en conservait le témoignage tranquille. Il préparait lui-même les potions et les onguents, l'apothicaire, mort d'une autre vieillesse, n'ayant pas été remplacé. Il luttait loyalement contre les guérisseurs, recommandant seulement de choisir entre sa science et leurs connaissances, ce qui n'allait pas sans poser des problèmes de conscience, on choisissait rarement, où trouver la force nécessaire ? Il avait mis au monde les deux enfants de ce couple impossible mais condamné à l'équilibre. La mère de Felix se confiait à lui. Il savait.

— Ce que je sais ? dit-il un jour Felix pour répondre à une question innocente, et toi, que sais-tu ?

À peu près rien. Ma mère est ma mère et mon père n'est pas mon père qui est mon père comment je sais pourquoi. On plongea plusieurs fois Felix dans un bain brûlant de lavande mais l'humiliation était trop grande et on renonça à cette pratique aveugle de la tranquillisation, on lui préféra pendant un temps l'administration anale de boulettes qui sentaient aussi la lavande, cela se passait sous le drap et les doigts de sa mère étaient agiles et précis, seul son frère était pris de fou rire, essuyant ces larmes dans la courtepointe, le lit était agité et le cœur un peu blessé, mais l'esprit de Felix se reconnaissait mieux dans le miroir critique de leur conversation, et on s'en tint pendant longtemps à ce remède. Puis on oublia.

— Il n'en a plus besoin, disait le médecin si on en parlait comme de quelque chose qu'on craignait d'avoir oublié inopinément.

Felix y pensait avec nostalgie. Les lavandes fleurissaient de l'autre côté de ces montagnes. On y allait encore chercher l'eau des maux de ventre mais il ne les accompagnait plus, c'était un voyage d'une journée aller-retour, ils rentraient le soir épuisés et agacés, ils avaient perdu leur belle patience ou s'étaient rendu compte qu'ils en manquaient, ce que Felix leur rappelait avant de se coucher, ils en demeuraient pantois et dangereux. Où trouvait-il la force de les quitter au moins pour ce que durerait la nuit s'il ne dormait pas ? Petit cri d'admiration du flûtiste. Il pouvait se vanter maintenant, Felix était disposé à l'écouter. À la fenêtre, le feuillage de l'eucalyptus froissait un air dense et sur le point de donner ses fentes verticales au vent d'est qui sent l'algue et le coquillage. Le frère s'était recroquevillé sur le côté et il parlait dans ses mains pour que sa voix ne portât pas plus loin que Felix. Il ne flûtait pas ce soir, l'air de la montagne fleurie l'avait ravigoté pour plusieurs jours, il avait même eu le temps de tremper ses pieds dans l'eau d'un ruisseau et une chute dans l'herbe haute l'avait enivré pendant une minute qui était tout le temps qu'on accordait généralement à ces retrouvailles, les mains de leur mère l'avaient peut-être sauvé d'une tentative de ne plus exister, c'est en tout cas ce qu'elle redoutait, elle l'adorait.

Elle était entrée en priant dans la grotte rouge, pieds nus et coiffée. Le père était à l'auberge où il jouait aux cartes. On jouait aussi aux dominos, aux dés, ou on ne jouait pas et on se plaignait de n'en avoir pas le cœur. Elle marchait à petits pas sur les dalles glissantes. Les flacons cliquetaient dans sa poche. Il la suivait, luttant fébrilement contre l'encerclement de la roche à fleur de laquelle l'eau rouge dégoulinait avec des clapotements discrets. Des lianes descendaient, agitées par la même eau, aucune trace de pourrissement dans cet environnement de ferraille, le tronc d'un chêne surgissait du néant où elle allait. Il la vit se dissoudre lentement, mais pour lui, la paroi était infranchissable, il ne devait même pas chercher à la toucher, il en était le prisonnier raisonnable, celui qui se projette constamment dans ce cloître futur, il étreignait le flacon qu'il était censé remplir de cette eau magique, dureté lisse du verre convexe, il était en train de perdre la mémoire du chemin, il était perdu s'il n'appelait pas, mais sa gorge n'émettait qu'un facile grognement qu'on pouvait aussi bien prendre pour l'expression discrète et polie d'une intense satisfaction. Il se sentit condamné à cette solitude. Des ombres passaient sans le regarder, il croyait distinguer le tintement des flacons du glissement de l'eau sur la même roche, de temps en temps on le touchait et il disparaissait, ne retrouvant ses esprits qu'à la faveur d'un silence bientôt habité des mêmes passages, il souffrait atrocement de savoir qu'il était revenu malgré lui à cette circularité qui assurait sa survie et le condamnait à des heures de raisonnement en attendant qu'on le tirât de cette réalité tournoyante et centripète, le pivot semblait immobile, il était obsédant.

Pendant ce temps, Felix participait aux travaux des champs, il côtoyait des travailleurs, parfaite antithèse du poète qu'il rêvait d'être au détriment de ce qu'il allait forcément devenir. Il était d'apparence joyeuse, même rusée. Il mangeait la mie et le lard avec gourmandise. L'étranger riait avec lui. Il avait encore son fusil. L'étui de cuir blanc reposait oblique contre le tronc de l'amandier sous lequel il participait de loin aux habitudes de ces autres auxquels il ne ressemblait pas. L'enfant Felix se pavanait. Le gras l'écœurait toujours un peu, mais c'était la part du pauvre il voulait y goûter. Il lécha la joue d'une femme qui lui pinça les fesses en riant. L'étranger se levait de temps en temps pour prendre une poignée de mie dans la gamelle, il effleurait le corps de la jeune fille chargée de touiller, Felix exigeait d'elle qu'elle laissât adroitement se former la croûte dont il se régalait quand il était avec eux, il aimait approcher la profondeur étrange de cette présence féminine, ne l'approchant jamais assez pour avoir le vertige, mais devinant la vélocité du vertige, naissait le désir de posséder et celui de n'être plus soi-même, c'était facile, un tantinet destructeur et assez révélateur du pouvoir que l'autre, à condition que ce fût une femme, finirait pas exercer sur son esprit pour le mettre en condition de comprendre quel rôle il avait à jouer. Il cherchait son personnage-auteur et le devinait chez tous les autres, alors que son père lui avait recommandé de se limiter aux personnes de sa classe donc aucune, à part sa mère et une cousine qu'il voyait aux grandes fêtes, ne relevait de cette beauté condamnable avant même toute description démystifiante. Cri de guerre de l'enfance. Il se frottait à la rudesse de ces animaux pour leur voler le secret du feu qu'à la hauteur de son sang on ne possède évidemment plus. Il se pinçait les lèvres en vous observant, quelquefois de si près qu'il en paraissait fou, mais pas de ces fous devant-derrière ou pile ou face ou vous voyez ce que je veux dire (l'étranger voyait) ? une folie comme un trait tiré sur la vie, non pas pour être et avoir vécu, mais pour l'inventer et s'en servir contre les autres, ce morveux vous en voulait et vous le faisait sentir.

— Tu en as parlé à ta mère ? demanda l'étranger.

Felix cueillit une boulette dans sa main.

— Non, dit-il, je ne parle jamais à ma mère, j'aurais dû te le dire.

L'étranger parut décontenancé.

— Tu m'avais fait une promesse, dit-il en tendant la main où l'enfant picorait, soudain agité par des pensées qu'il était venu piétiner avec eux.

— Tu ne leur ressembles pas, dit-il. Mon père leur ressemblait.

Ils le savaient. Ce sont des choses qu'on sait sans y réfléchir longtemps. Ou bien même on n'y réfléchit pas. Qui parlait ? L'étranger ou l'enfant ? Et de quoi parlait-il ?

— Il veut chasser sur nos terres, dit l'enfant en revenant vers eux.

Il avait l'air triste maintenant.

— Nos terres ? dit l'un d'eux.

— Oui, dit l'enfant, notaire, nos gens, notre fortune !

Il pirouettait autour du feu, secouant la chevelure rouge au passage. Il se jeta près d'elle, lui dit : nous avons les mêmes cheveux, tu as les cheveux de ma mère, tu as connu mon père ?

Sa gardienne s'était levée en se plaignant. Elle le regardait sans rien dire. Il ne disait rien lui non plus si elle ne l'humiliait pas. L'étranger, derrière lui, déposait des miettes dans le creux d'une branche.

— Je lui en parlerai, moi, si vous voulez, dit la gardienne de l'enfant qui dit en suivant tu ne parleras de rien si c'est moi qui dois parler.

Haïr son prochain est facile, il suffit de ne pas l'aimer. L'ironie de son père ne franchissait pas ces conclusions, cette paresse induite, du lit à l'enfant, et de l'enfant à l'amour exigé ou vendu par les autres. Sa gardienne le fustigea avec sa cuillère.

— Tu n'es qu'un perroquet ! lui cria-t-elle en le secouant par les épaules.

Elle lui crachait au visage. L'étranger intervient. Il câlinait l'enfant maintenant. La gardienne secouait encore son index en proférant des menaces puis elle l'envoya verbalement au diable. L'étranger lui dit qu'elle ne devrait pas montrer sa laideur à un enfant qui était la seule victime de ses propres caprices. Elle l'envoya au diable, mais plus vertement. Elle avait renversé son assiette. Elle se mit à picorer la mie à même le sol.

— Je n'ai jamais tué personne, dit-elle.

Elle avait retrouvé son calme. Elle était presque heureuse d'avoir dit ce qu'elle pensait, les hommes n'avaient pas bronché. On ne fouettait pas les femmes. On se contentait d'augmenter leur travail. Elles pouvaient en crever mais au moins on ne les humiliait pas. L'idée était du père de Felix. Elle avait fait son chemin.

— Tu devrais te raisonner un peu, dit l'étranger à Felix, ce ne sont pas des chiens.

Felix dit : tu n'es pas un chien toi non plus. Mon père était un chien.

Il marchait devant. Il expliquait pourquoi il n'y avait personne à la maison. Il buvait de cette eau lui aussi, mais avec parcimonie, tandis que son frère profitait des prodigalités de leur mère. On la voyait revenir des profondeurs de la source, ceinturée de flacons, épuisée, l'eau rouge avait dégouliné dans son cou et elle avait entrouvert la chemise pour s'éponger.

— Nous rentrons, disait-elle.

Ses cheveux étaient un peu mouillés. On regardait ses pieds nus. Son fils lui confiait qu'il venait d'être victime d'une hallucination. Les autres souriaient. Les parois étaient peuplées de scènes domestiques ou de batailles en spirale. On levait les yeux dans la broussaille.

— Où sommes-nous ?

Comme il avait beaucoup bu, il avait maintenant besoin d'uriner. Ces lieux ne convenaient pas à l'exigence de ses poumons, de ses os, il revint dans un carcan, il ne reviendrait pas sur le dos d'un domestique, elle le lui promettait au moment de ranger les flacons dans la paille d'une caisse. La caisse voyageait entre leurs jambes. Le père était un peu ivre mais silencieux, il se laissait ballotter, elle conduisait.

— Nous avons l'habitude, lui avait dit Felix.

— L'habitude de quoi ? avait-il demandé.

Il était languissant depuis que ses os le trahissaient. La lucidité de Felix le fascinait. Il le regarda s'enfiler le contenu d'un flacon.

— C'est bien, dit la mère quand il eut fini, maintenant allez vous coucher.

Felix avait ouvert la bouche comme s'il allait dire quelque chose. Le père le trouvait beau et inutile.

— Les enfants sont beaux et inutiles, dit-il. Veux-tu que je te dise ce que je pense des femmes ?

Une chiquenaude le ramenait à la réalité. Elle avait la main leste. L'aîné se trémoussa dans sa gangue. Il avait la migraine et était un peu angoissé. La rouille finissait par l'écœurer. Il ne comprenait pas pourquoi elle l'obligeait à la suivre.

— C'est vrai, dit le père, pourquoi ces simagrées ?

Elle exigeait alors qu'il retournât dans son rêve et il ne se faisait pas prier.

— Tu voulais dire quelque chose, Felix ?

L'étranger avait renouvelé sa demande.

— Nous en parlerons demain, disait-elle, quand ton père aura retrouvé ses esprits.

Le carcan était dans l'escalier, comme un personnage entouré de lanières inexplicables.

— Tu as tort ! criait la mère.

Felix enjambait le carcan. On avait parlé aussi de soutenir la tête s'il continuait de la tenir dans cette position étrange, légèrement tournée et à peine penchée, avec cet air mélancolique qui interrogeait votre futur, ses yeux définitifs, tais-toi Felix !

Le carcan était trop lourd pour lui. Il y entrait par jeu, côtoyant des odeurs, des démangeaisons, des articulations. Le père avait dit qu'il était une force de la nature terrassée par la bêtise divine. Il exigeait cette bêtise d'un dieu traversé d'infini, d'où l'inconvenance des prières. Les raisonnements de son père. On parlait d'aventure, de délire, de folie, d'une chimie dont on n'avait malheureusement pas idée, parler pour ne rien dire, même pas pour parler, parler à la surface des autres. Il prouvait tous les jours que le temps est une histoire. Il seringuait sa plaie. Au matin, le carcan rutilait sur une chaise, assis comme un bonhomme, moule parfait, Felix s'absorbait dans ces convexités, son frère était déjà levé. Il allait à la fenêtre. Une procession tirait le char de la pluie. L'étranger était assis sur le talus, éberlué peut-être par le rite. Il ne se signait pas, on transportait une idole. Dieu se multipliait à l'heure des enchantements.

Un cavalier les distança. Il voulait arriver le premier. On entra dans cette poussière. Plus haut, le cheval réapparut sans son cavalier. L'étranger crut à une chute. Il dépassa la procession. La poussière retombait lentement. Depuis hier, la courroie du fusil blessait son épaule. Il grimaçait aussi à cause des pierres. On en débarrassait le chemin si elles le rendaient impraticable, sinon on regardait où on mettait les pieds, il fallait aussi se méfier de la pente qui les produisait et on regardait de ce côté, on était inquiet, Dieu sacrifiait encore à son unité. L'étranger retrouva le cavalier près de l'autel qui était un bloc de granit creusé comme un évier. Une souche témoignait de l'existence passée d'un arbre séculaire. On officiait depuis longtemps en plein soleil.

— Sais-tu qui je suis ?

Le frère de Felix martelait son armure. Felix n'était pas loin, brandissant sa houlette. Le cheval tournoyait lentement, le bruit de ses sabots témoignait d'une application coutumière, on le montait à cru. Felix pointait son doigt en direction d'une montagne dont les deux sommets étaient reliés par une courbe presque symétrique. La pluie naissait dans ce berceau. L'étranger avait-il eu l'intention de critiquer cette superstition ou bien était-il trop curieux des mœurs de la tribu qu'il était venu étudier avec les instruments de la comparaison ? Il portait en lui la connaissance d'un nombre impressionnant de tribus. Il l'avait dit lui-même à Felix qui lisait les voyageurs français sous la baguette de son père.

— Nous ne pouvons posséder que ce que l'autre possède encore.

L'étranger ne dépossédait personne, c'était pourtant ce qu'on craignait de lui. Il aquarellait. On parlait d'une gravure chimique de la réalité. Il avait vu un exemplaire de ce procédé.

— Nous sommes sur le chemin de la vérité.

Il regrettait que Felix ne pût pas se faire une idée de la perfection qui se profilait nettement à l'horizon de l'humanité.

— Fini les bons sentiments ! La réalité l'emporte. Mais est-ce qu'elle nous ressemble ?

Felix frissonnait facilement au contact des idées noires, ce qui provoquait à la fois l'hilarité de son frère et ses tentatives de noircir encore le portrait qu'il traçait de l'humanité, Felix était fasciné par cette amélioration constante des moyens de la description, au point d'en négliger la fantasmagorique fantaisie. Le feu se déclara entre son frère et l'étranger. La conversation aborda très vite le sujet de l'autre étranger, celui qui était mort il y avait trois ou quatre ans.

— Trois, dit Felix et il se plongea dans cette réflexion.

L'étranger l'observait, ferraillant en même temps avec le frère qui racontait une histoire. Celle que Felix commençait était autrement intéressante du point de vue du psychologue. Le frère de Felix avait une opinion sur cette fausse science mais l'étranger ne l'écoutait plus.

Felix présentait le personnage. Il n'en avait pas un souvenir précis. Il savait que c'était un domestique en vadrouille. Il n'avait pas détecté lui-même les signes d'appartenance à cette classe sociale qui ne lui inspirait qu'un prudent mépris.

— Mon frère l'a tué parce c'était mon père, déclara-t-il enfin.

Il pouvait en parler devant son frère. Celui-ci se gaussait.

— On ne peut pas commencer la tragédie de Felix par cette scène, riait-il en s'appuyant sur l'autel.

L'étranger avait l'air terrifié, mais qu'elle était la cause son épouvante ?

— Vous ne faites pas partie du texte, dit le frère de Felix.

Celui-ci avait cessé de parler. D'ailleurs il n'avait plus rien à dire, il ne savait plus où le menait cette exposition farfelue, le mieux était de se taire en attendant l'arrivée de la procession, mais peut-être que l'étranger ne serait pas invité à assister à la cérémonie, vous ne pensez tout de même pas participer à nos rites avec fusil à l'épaule ?

Felix éclata de rire. L'étranger venait de bafouiller une excuse. Le frère de Felix martela encore son armure. Le cheval pirouettait dans le cercle que l'étranger commençait à découvrir dans l'agencement des buissons et des pierres. Il remarqua le trou creusé dans l'autel, on y plante une croix, précisa le frère de Felix, il n'y a plus que ce sang, celui des vierges ne vaut plus rien, encore qu'il nous arrive de saigner des coupables !

Le rire de Felix redoubla. Il s'amusait. Il traitait son frère de paillasse et il recevait les coups d'une trique imaginaire qui ne lui arrachait que des cris de joie. La croix apparut, bel ivoire d'un corps douloureux sur les bruns d'un chêne parfaitement géométrique, le bossu la tenait inclinée au-dessus de l'encensoir agité par un enfant qui reculait en butant sur chaque pierre. Une bannière dénonçait naïvement les méfaits de la sécheresse. Les dents du ciel s'enfonçaient dans la terre, il n'en jaillissait qu'une poussière noire peuplée de squelettes, une seule feuille d'arbre était verte et elle était marquée d'une croix.

— J'ai vu cette gravure à Tolède.

La procession s'ajusta au cercle. Le prêtre plaignit d'abord les pauvres et il demanda à Dieu de préserver les riches de la tentation de s'en aller sur d'autres terres plus favorables à leur destin. L'étranger s'était éloigné et Felix le suivait. Ils se rejoignirent sur un autre chemin. Un lapin batifolait dans la garenne. Le thym était en fleurs. L'étranger huma une poignée de terre. Il l'aimait. Felix n'avait jamais vu la terre d'aussi près. Il reconnaissait facilement sa propre vulgarité. Il regrettait les sarcasmes de son frère mais il n'avait pas honte de se laisser gagner par ce rire qui était l'héritage d'une certaine victoire sur les autres.

— Quels autres ? dit l'étranger. Eux ?

Il les aimait aussi. Oui, il aimait le chien. Felix avait un chien acrobate. Il ne le méritait pas, il le savait, il ne l'aimait peut-être pas d'ailleurs mais il lui avait enseigné tout ce qu'il savait des chiens.

— Tu n'imagines tout de même pas qu'il est possible de chasser sans la compagnie d'un chien ? dit-il.

L'étranger reconnaissait qu'il n'y avait pas vraiment pensé. Il achèterait un chien puisque c'était nécessaire. Felix lui demanda alors ce qu'il savait de la chasse.

— On n'achète pas un chien, dit-il, il faut l'élever, le chien d'une chienne, pas le chien de quelqu'un.

Il répétait les propres paroles de son père. Et alors il avait choisi le chien le plus amusant de la portée. La chienne l'avait regardé tristement.

— Celui-là ? fit son père. Tu ne sais même pas si c'est un chien ou une chienne !

C'était son chien. Il était amusant. Il lui mordillait les poignets en gémissant. La chienne les avait accompagnés jusqu'à la porte du chenil. Son père appréciait la fidélité des chiennes. Il reconnaissait leur intelligence.

— Les chiens sont des acrobates, dit-il, il voulait dire qu'il ne leur apprenait rien de ce qu'il savait, il choisissait les étalons en fonction de leur musculature, leur posture, leur hargne aussi. Il se battait avec eux tandis qu'il se laissait faire par les chiennes si elles lui résistaient. Felix ne comprenait pas la leçon. Il traita le chien comme un ami et il appela Amigo. Ils jouaient sous la galerie, à l'ombre de la vigne. Le chien apprit tous les tours. On riait de les voir.

— C'est chien de mendiant, dit le père de Felix, et on se mit à rire en reconnaissant que l'idée était assez juste.

Felix riait aussi. Il méprisait les mendiants. On ne pouvait pas confondre cette mendicité avec celle de Jésus et de ses compagnons. Il y avait un chien avec Jésus et c'était un homme. L'image du pendu devint une obsession. Le poing du pendu s'ouvrait finalement et les pièces du Romain tombaient sans bruit dans l'herbe de Palestine. Mais on ne pendait plus à cette époque, on garrottait avec une mâchoire d'acier, cette mort entre les mains de l'homme était fascinante. Dieu possédait la maladie et la vieillesse, l'homme l'assassinait. Ce n'était rien d'autre. On n'avait plus brûlé d'hérétique depuis des années. Et les leçons se succédaient. Entre-temps, il élevait le chien à la hauteur d'une acrobatie mystique. Il le nourrissait de viande cuite dont les arômes étourdissaient la valetaille.

— Je ne suis pas un mendiant ! avait-il dit à son père pour le défier.

On se mit à rire de plus belle. L'enfant était magnifique. On pouvait l'adorer.

— Alors, dit enfin le père, ce n'est pas un chien ! et on installa le chien sur un trône constitué par l'assemblage de la table et de la chaise, le tout recouvert par le manteau des jours de pluie. Le chien haletait sur son piédestal. On se prosterna. Sur un signe de Felix, le chien se mit debout sur ses pattes, tirant la langue sur le côté.

— Aplatissez-vous ! cria Felix, le roi est debout.

C'était la règle. Derrière les rideaux, la domesticité s'écœurait, la croix de leur baptême dans la bouche. La mère de Felix mettait fin au rituel de l'enfant-chien et de son roi le chien acrobate de l'esprit en vadrouille.

— Tiens-toi bien ! disait le père de Felix au prince des ténèbres, j'arrive !

Mais le chien avait fait le saut périlleux et il était retombé sur ses pattes non loin de Felix qui n'avait pas bougé. La mère détruisait le trône-autel en les maudissant. Sa race rouge avait choisi le Dieu des Romains martyrisés, il n'était plus question de choisir, mais de pratiquer. Ils reconnaissaient leur immobilité chronique. Elle les chassait en les traitant d'ivrognes et de fils de pute.

— Ce sont mes amis, disait le père de Felix, moi seul ai le droit de me prononcer sur la moralité de leurs mères !

Sa race noire et or formait le masque et il tentait désespérément de se l'arracher.

— Pourquoi m'as-tu épousé ? gémissait-il.

Et elle répondait : pourquoi m'as-tu violée ?

Ce fils mort-né avait une tombe ou plus exactement une borne marquait l'endroit où il était enterré. Il n'avait pas de nom, pas de croix, une date offensait la mémoire, sans commentaire, l'épitaphe gribouillée sur la pierre était l'œuvre de Felix. On accusait un autre enfant, mais l'épitaphe revenait. On y reconnut peut-être les vers d'un poète célèbre. Quels livres ouvrait-il quand il était seul et libre de les ouvrir ? Il manquait une rime. Peu d'imaginations s'attelèrent à la réinventer. Felix se renseignait et sa mère écartait adroitement les soupçons qui portaient sur lui. Il les mettait à l'épreuve. Ils étaient grossiers et ignorants. Le ciment qui les unissait pour former le mur infranchissable de la pauvreté à l'avantage de leur richesse, ne se fondait sur aucune amitié, on se mariait parce qu'on ne s'aimait pas et on dégénérait parce qu'on avait des enfants. La terre coulait dans leurs veines. La semence jaillie de la pratique du garrot était perdue et ses praticiens jetés au feu. Règle d'or.

— Nous pourrissons parce que nous possédons.

La révolte grondait. Mais l'Histoire connaît-elle le triomphe des pauvres ? Elle ne témoigne que de la douleur d'être riche et le riche tient le journal de son malheur de ne pouvoir consacrer plus de temps à son être à l'avantage du travail dont il ne tire finalement aucun agrément. Lisez les journaux intimes de ces pervers de l'angoisse, bons bourgeois inventeurs du génie, ressasseurs d'objets, d'anti-objets et de nouveaux objets.

Le garde ramenait au quartier les corps suppliciés de ces révoltés. Il appelait le médecin qui concluait à une mort accidentelle. Le curé ne posait pas de questions. Il se rendait seul au cimetière et attendait le corps près de la fosse commune. La famille ne passait pas la grille qu'on refermait sur elle. La charrette remontait l'allée fleurie. On la voyait entrer dans l'ombre des eucalyptus. Le curé apparaissait juste le temps de leur adresser un signe de croix. Beau murmure de gens affligés. Ils s'en allaient en se dispersant. Ils n'avaient rien perdu. Le corps tombait dans un nuage de chaux et les gouttes d'eau se perdaient à jamais dans cet entassement immonde. Mais le curé ne se révoltait pas. Il se contentait de reconnaître son erreur et encore fallait-il lire entre les lignes de ses sermons. Sa voix résonnait peut-être plus longuement mais l'oraison ne perçait pas à jour le mur de ses lamentations. Le feu était purificateur, l'eau personnifiait la pureté, quant à la terre, elle était le lieu de l'anéantissement de l'existence. Le ciel, à la place de l'air, révélait les règles d'or de l'infini où la pensée achoppe. Beau drame où l'homme est le décor. Et l'enfant un spectateur averti. Mais c'était là des idées dangereuses. Seuls les Français étaient capables de penser.

— Nous autres, disait le père de Felix, nous survivons à l'erreur, singes, perroquets, marionnettes, chiens, peuple d'animaux dénaturés, nous vivons comme des cierges à l'endroit même où la France s'électrise.

Évidemment, l'eau-de-vie était pour quelque chose dans ce grincement de l'âme. Le père de Felix trouvait le sommeil dans un moment de réflexion provoqué par l'apparition d'une idée incomplète peut-être perdue à jamais. Les domestiques le soulevaient. Ils l'avaient écouté. La mère de Felix occupait un prie-dieu. Elle ne se retournait pas. On ouvrait le lit soigneusement et on déposait le corps haletant du dormeur. On reculait sur la pointe des pieds, on refermait la porte et on disparaissait. L'Amérique ? Oui, l'Amérique, peut-être. Puis le sommeil de plomb de l'ouvrier parfaitement conscient de son désir d'autodestruction. Les ronflements du père envahissaient les lieux, la chaleur du frère, débarrassé pour une nuit de son carcan, s'épanchait généreusement de ce côté du sommeil, une part de son être était à l'écoute du silence tragique de la mère réduite depuis peu à la stérilité.

— Nous ne rêvons pas, sauf par prémonition. Il y a des nuits décisives dans cette enfance. La réalité y prolonge le rêve et le soleil se lève sur cette fragilité. La chandelle est morte depuis des heures. Le frère a bordé le lit de son côté après s'être levé.

 

Chapitre IV

 

1

 

Dehors, la terre était noire. Il a plu. De grandes flaques immobiles reflètent le ciel. Les nuages disparaissent à l'horizon formé par les Dents de la Pluie qui reprennent leur bien. Il ne pleuvra plus avant longtemps mais enfin, il a plu. Des gosses pataugent, ils sont ivres. Des femmes exhibent leurs genoux meurtris. Les hommes se sentent égaux entre eux.

Felix est ironique et violent ce matin. Il sait depuis quelques heures qui est son père et il n'a pas dormi depuis du moins il considère que les deux ou trois rêves dont il se souvient n'appartiennent pas au sommeil mais à sa pensée, il n'a pas mis en doute une seule fois les révélations de son frère. Une espèce de fraîcheur verte monte de la terre. Son père contemple l'étendue du bonheur. Des toitures se sont effondrées, des murs se sont écroulés, il y a des morts, mais un seul animal a péri, et c'est un cheval, qu'il a lui-même achevé. Il n'a jamais partagé longtemps le bonheur des autres, mais ils sont heureux, on a transporté les corps des victimes dans la chapelle, ils gisent sur des bancs, en chemise de nuit, raides et jaunes. Felix a jeté un œil à travers une fente. Au fond, l'autel suinte et le retable est couvert d'une bâche. L'eau dégouline sur le pavé. On trottine sur les flaques en amenant les instruments de la toilette et les habits du tombeau, on n'aura pas de tombeau mais on sera habillé comme au jour de son mariage ou de sa première communion, cette fois les morts sont tous baptisés, même l'enfant qui s'étonne en regardant le plafond, le curé a ouvert le registre de la paroisse à cette page et il lève les yeux au ciel artesonado en marmonnant une prière de circonstance. Pluie et mort. On travaille dans les potagers et dans les rigoles. La pluie menace de nouveau. Elle tombe doucement. On travaille sous la pluie, observant les rigoles, on est affecté d'une lenteur qui de loin paraît douloureuse, en réalité on se retient de peur de commettre une erreur fatale, qui est mort ?

Dans les ruines, on récupère des biens, les objets du manger et du dormir, on oublie l'essentiel et on revient, tristement poussé par la honte de ne penser qu'à soi, on évoque l'enfer, un enfer boueux et véloce, une mort par étouffement, par écrasement ou par écartèlement, un des cadavres a perdu une jambe, on la retrouve dans un fossé, c'était une jambe de bois, on a honte de rire en revenant de cette chasse absurde et déroutante.

Felix se prosterna devant le corps de l'enfant en se demandant si c'était une fille ou un garçon. Le bossu s'activait dans la sacristie. L'église n'avait pas souffert, à part l'implosion d'un vitrail qui avait éclaboussé l'autel. C'était la Saint-Frusquin. On regarda le visage du saint qui paraissait sur le point de parler. Le curé mit fin à ces transes en claquant des mains. On venait l'informer que les corps gisaient dans la chapelle des Alamos.

— C'est bien, dit le curé, bien, bien !

La chapelle ardente serait celle de saint Frusquin puisque c'était son jour. On applaudit, ne joignant les mains qu'une seule fois, le saint était émoustillé, on trouva un morceau de plomb par les plis de son habit.

— Felix nous aidera.

On ouvrit la grille. Le curé mesura plusieurs fois l'emplacement, plaçant les corps d'abord en long, puis en large, puis dans les deux sens, il ne demandait son avis à personne et on se demandait ce qu'il avait en tête, on le voyait seulement piétiner le dallage millénaire de la chapelle dédiée à saint Frusquin et à ses œuvres, un Greco minuscule illuminait les sombres présages d'un retable plus ancien.

— Qu'en penses-tu, Felix ? dit le curé.

Felix ne pensait rien à cet instant. Il cherchait les mots de la scène à décrire. Il sursauta. On avait rempli ses mains d'une pelle et d'un seau. Une goutte de sueur chatouillait son menton. Où suis-je ? Le curé recommença son manège.

— L'enfant, ici ! dit-il en désignant la contremarche de l'autel.

— Bien, dit quelqu'un.

— Et les autres, comme ça ! dit le curé en agitant ses mains dans le sens qu'il assignait aux autres cadavres. Couche-toi ! dit-il à Felix.

Felix se coucha.

— Elle est à peu près de ta taille.

C'était une fille. Il avait bien vu la différence, cette finesse, une espèce de perfection, et quoi encore ?

— Bien, bien.

Felix s'assit. Il y avait des blessés. On procédait en ce moment à l'amputation d'une jambe.

— Que le ciel soit maudit de me condamner à l'inaction ! Qu'il soit béni si je peux travailler !

Le père de Felix avait prononcé ces paroles à la fenêtre et Felix seul les avait entendues.

— L'homme condamne l'homme à travailler. Travailler, c'est travailler l'homme, ne pas travailler l'homme, c'est frauder l'homme véritable. L'homme s'ajoute à l'homme.

Il pleurait. Felix revenait de l'église où il avait trimé comme un possédé. Il s'exprimait comme eux dans les heures qui suivaient leur fréquentation.

— Tu les aimes ?

La pluie tombait toujours et les rigoles se gonflaient, s'accéléraient, les écluses volaient en éclats, les potagers commençaient à glisser sur la pente, dégoulinaient sur la pierre des murs, par pans tristes et verts. Les morts étaient passés sous la fenêtre. Son père avait voulu les compter. Il avait caressé le visage de la petite fille et il avait demandé son nom. Ensuite, oubliant de se signer, il était remonté sous le porche et le cortège s'était ébroué lentement en direction de l'église, on refermait les portes de la chapelle familiale, Felix avait aidé à l'arrangement, l'étroitesse de la chapelle les avait obligés à enjamber les morts plusieurs fois.

L'orage tournait au loin. Cet encerclement pouvait terroriser. Le frère de Felix s'était réfugié près du feu et il respirait à travers un foulard. Ses os le suppliciaient. Mais la route était coupée, elle s'était effondrée et dans cette brèche un torrent de boue et de pierres assourdissait les guetteurs fascinés et condamnés au silence. Ces rapports du bruit au silence complétaient l'éducation de Felix en matière de connaissance de l'autre. Il imagina cette attente accroupie sur une avancée de roche, les réflexions du vacarme dans ces concavités incalculables, et le jet immense du torrent presque noir battu par une pluie oblique. Il se référait à des gravures. Les personnages prisonniers de l'attente et de la fascination ne quittaient plus leur terre, ils s'y enracinaient encore, ils n'avaient pas vu la pluie depuis des années, l'orage détruisit cet équilibre, la terre les emportait maintenant dans le lit du fleuve, ils saignaient dans une eau tourbillonnante et noire, traversaient des roselières penchées, la roche roulait avec eux, ils ne trouvaient la mort qu'au contact de la mer, dans un tourbillon qui les couchait face contre terre, parmi des coquillages tranquilles et des mollusques voyageurs de coraux. Petit poème d'une perversité à l'état natif, les rimes révélaient des impuretés prometteuses, mais on écoutait parce qu'on s'était ennuyé. Felix mettait à profit cette tranquillité pour parfaire l'expression de ses certitudes.

Mais ce jour-là, il imagina qu'on prendrait peut-être le temps de l'écouter et il se contenta de donner le coup de main qu'on attendait de son enfance. Il était revenu à la maison pour récupérer des vêtements. Il entra dans le grenier avec sa mère. Elle brisa le cadenas d'une malle dont la clé était perdue depuis longtemps. Elle donnait les vêtements de son enfance. Une bouffée de nostalgie l'empourpra et elle referma le couvercle. Felix regarda la malle glisser lentement sur les marches de l'escalier. En bas, son père demandait à quoi rimait ce remue-ménage. C'était l'exacte conclusion d'un poème que Felix acheva dans le silence, presque heureux de pouvoir citer fidèlement son père au lieu d'en imiter la conversation, ce qui gâchait toujours un peu la cohérence vocale de sa littérature en formation.

Il faut dire que l'étranger arriva un mois après cette tragédie. Le soleil était revenu, implacable et serein. La terre se craquelait et la nuit, on entendait l'effritement de la roche. Dans la rue, des petites-filles salissaient leurs robes en jouant avec la poussière. Elles allaient pieds nus et coiffées d'un chapeau de paille. Leurs mains sales se rencontraient pour échanger des nourritures improvisées. Le garde, assis sur un fauteuil d'osier sous le porche de l'hôtel où il prenait pension, se sentait affligé par une nostalgie circulaire, trop proche de la mélancolie pour lui inspirer la tranquillité qui lui servait d'ordinaire à comprimer ce temps passé à ne rien faire. Sa mémoire l'étouffait. À l'heure de la sieste, toujours vigilant et envahi, il ne dormait pas, les enfants n'avaient pas disparu, il n'était pas seul et il s'expliquait. Il vit d'abord la poussière soulevée par le cheval.

L'étranger n'était plus un étranger depuis que la mère de Felix l'avait condamné à l'aimer. Il avait un peu perdu de son assurance, on ne le voyait plus aller au bout des conversations, il était souvent seul avec ses fantômes, mais elle ne voulait plus de lui. Il avait alors prétendu s'en aller pour ne plus jamais revenir et on l'avait cru. Un peu plus tard, quelqu'un rapporta qu'il l'avait vu en livrée sur le quai d'un port où il semblait seul et abandonné mais un instant plus tard il avait précipitamment ôté son béret et s'était jeté aux genoux d'un bourgeois en habit du dimanche. Il semblait supplier qu'on le pardonnât. Le bourgeois secouait un cigare tout en parlant, puis l'étranger l'avait suivi, menaçant ceux qui se moquaient de lui, il grimaçait comme un singe et le bourgeois, solennel et rapide, continuait de s'exprimer sur un sujet qui était peut-être celui qui avait provoqué la disgrâce de l'étranger. Quoiqu'il en fût, ils entrèrent dans une auberge et le bourgeois en ressortit avec la livrée sur le bras tandis que l'étranger était maintenant affublé d'une tenue de matelot.

C'était les dernières nouvelles. Pendant ce temps, la grossesse de la mère de Felix, qui attendait justement Felix, allait bon train, on ne se souciait pas d'elle, on se demandait seulement si Felix serait le portrait craché de l'étranger. On s'étonna un peu parce qu'il ressembla d'abord à sa mère, il était blanc et rouge, exactement comme l'était son frère. Puis Felix changea et il se mit à ressembler à son père légitime, sa croissance se ralentit et on eut l'impression qu'un masque surgissait de dessous sa peau.

On oublia peut-être l'étranger. Il y eut une tragédie de vent et de pluie au début d'un été et on enterra quelques morts dans cette boue. Le ciel s'éclaircit en une nuit et au matin, le soleil aveugla tout le monde pendant une bonne heure. On travaillait à reconstruire les murs des potagers. On avait relevé quelques arbres et des charrettes de bois de charpente avaient redonné du baume au cœur à ceux qui couchaient dehors. Ils ramassaient les tuiles et les rangeaient le long du mur de l'église. Le village était une véritable fourmilière. Le garde ne travaillait pas. Il punissait les resquilleurs et menaçait les paresseux, mais tout le monde le maudissait parce qu'à l'heure de la tragédie, il n'avait songé qu'à sauver les chevaux, les armes et des dossiers qu'il accumulait dans une armoire métallique.

Les enfants jouaient. Mais l'étranger arrivait sur une place déserte. Son cheval était sale et fourbu. Il l'éperonna jusqu'à la fontaine. Autour de lui, les entassements d'objets, le classement par type, l'alignement de ce qui n'appartenait plus à personne puisque tout le monde s'en disputait la propriété. Des tables, des chaises, des bahuts, des outils, des tuiles, des poutres, des pierres, des portes, le tout entassé, classé, aligné sous la surveillance des chiens qui haletaient dans ombre. L'étranger mit pied à terre. Le bassin de la fontaine avait été brisé par une poussée de boue, il ne contenait plus rien, on l'avait soigneusement récuré et le cheval lapait une flaque comme un chien. Le jet d'eau chuintait dans un arc-en-ciel. Le garde grimaça en regardant le cheval mais il ne fit aucun commentaire.

— Nous avons eu des problèmes, dit-il.

L'étranger ne le regardait pas, il dit : c'est le même spectacle dans toute la vallée.

Le garde s'approchait de lui.

— Nous avons souffert plus que les autres, dit-il.

Il palpa l'étoffe du gilet de l'étranger, la pulpe de son pouce caressait une broderie.

— Nous sommes tenaces, dit-il, mais ils ne veulent pas faire travailler les enfants, nous perdons un temps précieux, nous n'en finirons pas avant l'hiver.

Cette fois il regardait dans le fond des yeux de l'étranger, il sentait cette tension et sa main continuait d'explorer l'étoffe, les doigts jouaient avec un bouton, il ne reconnaissait pas les armes frappées dans un métal qui pouvait être précieux.

— J'espère que votre maître sait que vous voyagez à ses dépens, dit-il.

L'étranger ouvrit la bouche, la langue s'apprêtait à extérioriser des sentiments, rien que des sentiments, comme si c'était tout ce qu'il inspirait à ce qu'il approchait, même les pierres éprouvaient des sentiments, mais il n'exigeait pas qu'elles fussent capables d'exprimer une pensée.

— Nous avons eu de vos nouvelles, dit-il.

Il examinait maintenant le poignet de l'étranger. Une cicatrice trahissait une longue habitude des fers et le bracelet de cuir n'en dissimulait que l'horreur. L'étranger retira sa main brusquement. Il se garda cependant de défier le garde qui s'était penché pour résoudre l'énigme d'une arabesque au niveau du cœur.

— Ça ne veut peut-être rien dire, fit-il en revenant aux yeux de l'étranger. Votre cheval est une honte, dit-il.

L'étranger commença à s'expliquer mais le garde l'interrompit.

— Vous ne trouverez rien ici pour le soigner, dit-il. Vous avez de l'argent ? Ce sont de belles bottes.

Il regardait les bottes poussiéreuses de l'étranger, il se baissa même un peu pour y laisser la trace de son doigt.

— J'espère seulement que vous n'avez rien à vous reprocher, dit-il. Vous ne vous en irez pas avant que j'en sois convaincu. Donnez le cheval en échange du gîte et du couvert.

Il s'éloigna et se rassit dans son fauteuil d'osier. L'étranger se rafraîchissait. Ensuite il bourra lentement une pipe et s'assit sur le rebord du bassin pour la fumer. Quel temps prenait-il ? Que venait-il chercher ? Le garde n'avait pas encore mangé. Depuis la tempête, il se nourrissait de pain et de jambon, il buvait l'eau d'une autre fontaine, il y envoyait ses hommes, il n'aimait pas perdre de vue ce coin de terre où il avait lui-même ses racines mais, pour ce qu'il en savait, il était le dernier d'une lignée qui ne remontait pas assez loin pour lui donner le droit de s'approprier d'une histoire qu'il connaissait peut-être mieux que le plus savant d'entre eux. Sa mère était morte empoisonnée par l'herbe d'une tisane et son père avait été broyé par l'engrenage d'un moulin. Sa sœur avait épousé un marin. Ils ne se voyaient plus depuis qu'il l'avait battue et il ne se souvenait même plus des motifs qui l'avaient amené à la punir. Il n'avait pas de descendant, elle était la seule à avoir le droit de le lui reprocher tout comme son marin de mari avait encore le droit de lui demander réparation pour l'offense faite à son épouse. Il croyait lui avoir brisé quelques dents. Il avait les moyens de payer cet or si c'était ce qu'exigeait le marin. Il ne se battrait pas. Il proposerait de l'or en échange la tranquillité. Il avait un ami dentiste. C'était un ivrogne qui faisait tournoyer les moules avec une précision fascinante. Le marin n'avait pas le choix. L'or ou l'honneur. Il ne le connaissait pas. C'était peut-être un homme d'honneur. Lui-même ne l'était pas. Il préférait l'or et ne rechignait pas à payer ses dettes avec le même or. Il ne s'enrichissait pas. Il se contentait de survivre à une espèce de lenteur qu'il avait contractée dans l'enfance. Le travail le déroutait facilement. Il l'exigeait des autres, ne pardonnant pas l'erreur ni la fatigue, il étouffait la révolte avec une cruauté qui était sa seule véritable expérience de l'autre depuis qu'il pouvait se passer des animaux. Chacun de ses actes remontait à cette enfance où il n'avait connu ni la maladie ni la souffrance, il avait seulement eu peur, des peurs pétrifiantes qui l'envahissaient de silence et de tremblements, il avait une sœur qui s'occupait de lui, une mère rêveuse et facilement effarouchée par les questions de curiosité légitime, son père se haïssait dans le rôle de l'ouvrier fidèle et reconnaissant. Le garde de l'époque aimait les femmes, il aimerait les hommes, jusqu'à leur ressembler. Il apprit toutes les circonstances du mot indigène et se sentit humilié d'en être un. Il se trompait dans des calculs de rentabilité, il vécut même à une certaine époque de cette vie incertaine une pauvreté relative à ses désirs, les toilettes des femmes exerçant sur lui l'attrait même des cuirasses, il ne se montra qu'une fois à la hauteur d'une érection qui l'envahissait et qui depuis ce jour-là demeurait l'élément de comparaison, il s'en prit quelquefois à des enfants, redoutant leur douceur mais parfaitement à l'unisson de leurs cris et du dénuement qui y était le leur lorsqu'il les abandonnait à leur mémoire. Il se confessait sans vergogne, il priait à plat ventre sur le sol de l'église, ayant ouvert la chemise, sa bouche baisait goulûment la patine, ses mains caressaient jalousement presque deux mille ans d'une existence imposée à l'esprit et il regrettait de ne pouvoir en discuter les concordances. Lors des exécutions capitales qui avaient lieu dans une ville qu'il ne prit jamais le temps de connaître, le coulissement du garrot sur le poteau lui revenait comme l'inexplicable interruption d'un temps qu'il ne partageait plus, puis les gargouillements du supplicié le ramenaient sur terre, il n'avait pas entendu les craquements du pharynx, seule la vibration du plancher de l'échafaud l'avait un peu ému, comme si quelque chose le quittait et qu'il n'avait pas pensé à en tirer un enseignement, une promesse, une promesse eût été la bienvenue dans cette âme qui s'égarait au fil des jours, ne s'éloignant pas de l'enfance coupable mais ne l'éclairant pas non plus des feux d'une fidélité qui l'eût sauvé peut-être de l'enfer. Le prêtre limitait les pénitences. Sa connaissance du cercle paroissial était une chronique et non pas la confession universelle qu'il eût aimé donner en échange du repos. Le garde savait à peu près tout de cette fatigue mais la parole des autres se limitait à l'aveu ou à la confidence, évocation crispée entachée de trahison et d'envie, il n'avait pas le droit à la complexité tranquille des confessions, aussi luttait-il, même à genoux, contre cette tentative d'échapper à une colère dont l'écriture n'était après tout que le fragment le plus compréhensible, le mieux à la portée de tous, encore indéchiffrable par endroits, mais le chiffre ne cachait alors rien du pouvoir de destruction de la parole écrite sur les démotiques agitations des ergoteurs et des alchimistes. Il possédait un miroir et il savait pertinemment qui possédait les autres. Ses randonnées à cheval étaient fertiles en renseignements. Son cerveau classait et repérait. Rien ni personne ne pouvait échapper à ses recherches. Il avait de quoi accuser mais il pouvait aussi sauver. Ses hommes le craignaient. C'était des êtres frustes qu'il contraignait à l'hygiène et à l'ordre. Les exercices de tir épouvantaient les hameaux. Les charges déchaînaient les imaginations. La colonne pouvait surgir à l'improviste. Elle encerclait en un clin d'œil. Il les appelait « mes oiseaux ». Il chérissait leur perfection et les condamnait à l'impertinence, en même temps. C'était un virtuose de l'humain au service de l'humain mais ce n'était pas un travail.

Voilà ce que pensait et ce que savait l'étranger dont on disait qu'il était peut-être le père de Felix. Il se trompait peut-être. Maintenant il voulait soigner son cheval et trouver un logement. Pourquoi revenait-il ? Elle l'avait condamné à mort. Ne craignait-il plus sa colère ? Ne s'était-il pas enfui en pleurant parce qu'elle l'avait intimidé ou humilié, on ne savait plus ? Qu'est-ce qu'on savait ? Le forgeron lui demanda deux pièces pour redonner à son cheval l'aspect qu'il n'aurait pas dû perdre, pas à ce point, comment ne rien penser de cette désinvolture ? Il donna les deux pièces. Il savait ce qu'elles valaient, qu'il les eût gagnées ou volées, il les avait peut-être mendiées ou reçues en échange de quelque chose ou de rien, comment savoir ? Comment ne pas savoir et s'en tenir à ce qu'on sait ? Il avait faim. Il posa une pièce sur la table. Il s'était assis sous la treille de l'auberge et il attendait. Il voulait manger et boire comme un ouvrier.

— ¡Menos mal !

Il était bien à l'ombre de la vigne. Il respirait l'odeur des fleurs des pots suspendus au mur. Il ignorait le nom des fleurs. Il les reconnaissait. Il avait peut-être su leur nom. Des enfants le regardaient. Il ne voyait que leurs têtes au ras d'une murette. Il n'aimait pas se donner en spectacle. Il se leva et transporta son assiette dans la salle à manger. On ne le regarda pas. On ne mangeait pas, on jouait. Jouer, c'est passer le temps. Il ne jouait que pour gagner. On connaissait cette ambition. Il avait été souvent à la hauteur. Mais on avait été aussi témoin de ses déconfitures. Il y avait un point commun entre ces instants de bonheur et ces autres de rage (car il ne connaissait pas le malheur lui non plus) : cette immobilité qu'on pouvait confondre avec de la tranquillité. Du temps où il avait été valet chez les Alamos, on l'avait connu successivement pleurnichard et cruel. Felix devait savoir de qui et de quoi il tenait. On le lui apprit. Que penser de quelqu'un qui passe des jérémiades à la violence parce qu'il devient votre père ? Qu'attendre de celui qui devient votre père parce qu'il a trahi la confiance de celui qui prétend être votre père ?

Felix et son frère étaient parmi les enfants. Il ne pourrait pas les reconnaître. Il aurait pu reconnaître le frère de Felix mais celui-ci avait poussé comme la mauvaise herbe. Quant à Felix, il était simplement venu au monde et il n'en avait pas été le témoin. Quelle mauvaise langue l'avait renseigné ? Un seul d'entre eux prétendait l'avoir vu pendant ces années. Il avait été interrogé par le garde. Avait-il dit toute la vérité ? D'après lui, il n'avait pas approché l'ancien valet. Il avait seulement vu comment, de valet en livrée, il était devenu matelot. Il n'avait pas cherché à en savoir plus. Les coups de trique ne lui arrachaient plus que de cris. Le garde le relâcha. Il en savait sans doute plus que les autres mais le témoin en question n'évoqua plus cette affaire, même au fond de l'ivresse où on le plongeait de temps en temps, mais c'était par jeu, et on avait plutôt le sentiment d'avoir perdu son temps et son argent. Une fois même on avait voulu mettre à son compte ce qu'on venait de lui offrir, il se plaignit au garde qui lui donna raison, signe qu'il tenait bon et que le garde pouvait compter sur sa discrétion.

On ne jouait plus à ce jeu depuis longtemps. On y repensait parce que l'étranger était revenu. Le garde ne l'avait pas ennuyé trop longtemps, signe qu'il se méfiait encore de ce qui pouvait rester de la relation que le valet avait entretenue avec Madame. On pouvait légitimement le penser et résister à la tentation de le regarder pendant qu'il mangeait, Felix et son frère étaient entrés dans la salle à manger, ils n'avaient franchi que le rideau et une mouche était entrée avec eux, maintenant elle agaçait l'étranger et une servante se démenait autour de lui, flagellant l'air avec la queue de cheval, trop bavarde aussi, il n'allait pas tarder à le lui reprocher. Elle posa ses fesses sur le bord de la table. Il s'intéressait à la tension des mollets. Il lui caressa la cuisse mais elle était rebelle, farouche avait dit le frère de Felix, il la décrivait une fleur aux dents, le sein tendu sous l'étoffe, prête à marquer le visage de son adversaire du sceau de ses ongles, ces descriptions le suffoquaient et Felix revenait au silence noir de la chambre avec l'impression d'avoir lui-même vécu l'homme de cet affrontement.

Pas facile de dormir dans ces conditions. Ces yeux trahissaient l'insomnie ou le rêve mais jamais le sommeil n'y eut sa part d'existence. Son frère lui tenait la main. Le manège de la garce se terminait à l'oreille du valet. Il reconnut les enfants parce qu'ils étaient chaussés. Il prononça le nom du frère de Felix. Le verre touchait ses lèvres. Il les trempait dans le vin sans le boire. Son autre main repoussait la servante. Elle grimaçait, encore accrochée à la chemise de l'homme, montrant le sein et la langue, Felix explorait les dents, la femme était une construction érotique, elle souleva la cruche en disant qu'elle était vide.

— Vous ne pouvez pas rester ici, dit le frère de Felix.

Sa voix était claire et profonde. Le valet donna un coup de dent dans le morceau de pain puis ses lèvres étaient baignées dans le vin et ses yeux se mouillaient comme s'il allait pleurer.

— C'est ton frère ? dit-il sans regarder Felix.

Le frère de Felix ne tremblait plus.

— Il ne me ressemble pas, dit le valet.

Felix se reprochait l'irréalité de la scène. Son frère l'abandonna. Derrière lui, les mouches exploraient le rideau. Le frère de Felix était assis à la table du valet.

— Vous feriez bien de vous lever, avait-il dit au valet.

Celui-ci ne s'était pas levé. Il avait seulement dit qu'il ne voyait aucune raison de se lever en présence de quelqu'un qui n'était plus son employeur.

— Qu'est-ce que vous êtes venu chercher ? dit le frère de Felix.

L'étranger ne répondrait à aucune question concernant ses intentions. Pour l'instant, il mangeait. Il avait de quoi payer. Ensuite il ferait nettoyer sa livrée. Cette gare avait accepté le travail. Il la paierait. Il avait payé d'avance le forgeron. Il ne vendrait pas son cheval. D'ailleurs il n'en était pas le propriétaire et il pouvait le prouver.

— Je ne vous demande rien d'autre que de vous en aller, dit le frère de Felix.

Il perdait sa contenance. Le valet n'avait plus rien à dire.

— Allez vous plaindre ailleurs, dit-il et il se remit à manger.

La servante était assise au fond de la salle. Elle riait doucement. Felix devinait les dents. Famille, plaisir, idéal. Condamner la femme qui prétend jouer plus d'un rôle à la fois. Au pilori, cette rebelle ! Son esprit se modelait. La femme triangulaire. L'étranger avait dit qu'ils ne se ressemblaient pas.

— Vous n'avez plus de raison de rester, avait dit le frère de Felix, presque triomphant.

Mais le valet avait répondu que ce n'était pas ce qu'il était venu chercher. Le frère de Felix avait pâli. Il ne connaissait pas cette livrée. Le cheval était un cheval et non pas une mule. Le valet payait au comptant. Le garde apparut dans le dos de Felix.

Vous ne dormirez pas ici, dit-il au valet, et c'est la dernière fois que vous y mangez. Je vous ai déjà dit de vendre votre cheval et de trouver de quoi vous loger et vous nourrir.

La servante éclata de rire.

— Je n'ai pas l'intention de vendre mon cheval, dit le valet qui continuait de manger, il s'était retourné une fois vers la servante pour rire avec elle.

Le garde avait caressé les cheveux de Felix.

— Ne vous mêlez pas de ça ! avait dit le frère de Felix et le garde s'était approché de la table, avec cette lenteur qui lui appartenait, ses éperons tournoyaient au choc du plancher.

— Retournez chez vous, jeune homme, dit-il au frère de Felix, il ne voulait pas le vexer, il pensait que Madame lui donnerait finalement raison, qu'en pensait le frère de Felix maintenant que la parole lui était arrachée ?

— Si vous croyez le convaincre de s'en aller pour toujours, avait-il dit en se levant et il était revenu avec Felix, maintenant les deux hommes se tenaient à table, assis l'un en face de l'autre, et le valet avait prévenu le garde qu'il n'accepterait pas une seconde fois qu'il se servît dans son assiette. Le garde commanda une daube et une cruche de vin. Le pain était sur la table. Il en émietta un morceau dans son assiette.

— Nous sommes des serviteurs, avait-il dit au valet et celui-ci lui avait poliment demandé de ne pas toucher au pain qu'il avait payé de ses propres deniers.

— Vous ne pouvez pas rester, dit le garde. Ou bien si vous restez, vendez votre cheval et trouvez-vous le gîte et le couvert dans une bonne famille et tenez-vous tranquille.

Le valet ricana. Il ne refusait pas de manger avec un inconnu qui lui demandait de vendre son cheval.

— Vous voulez me l'acheter ?

Le garde n'avait plus les moyens, d'ailleurs il n'achetait pas les chevaux, il n'était qu'un serviteur, il pouvait le reconnaître sans rougir de sa condition, le valet avait tort de le prendre à la légère, s'il avait encore besoin du cheval, c'était uniquement pour s'en aller et ne plus revenir, sinon il devait le vendre et s'en tenir à ce qu'il était, ni plus ni moins.

— Dites-lui de s'en aller, avait dit le frère Felix.

Le garde avait répondu que chacun était libre d'aller où il veut et de prendre racine où ça lui chante. Il ne voyait pas d'inconvénient à fréquenter tous les jours des étrangers. Il n'avait pas d'autre intention que le prévenir de son erreur. Tout le monde ne peut pas posséder un cheval sinon pour s'en aller. Il montait parce que c'était son travail. Le frère de Felix montait parce que c'était son droit. On voyait passer des voyageurs. Il les protégeait des voleurs de grand chemin dans les limites du territoire qu'il avait à charge de maintenir dans la tranquillité. Et il savait que personne d'autre ne pouvait posséder un cheval.

— Vendez-le, dit-il au valet, soyez raisonnable.

Le valet ricanait encore.

— Mon maître n'aimerait pas que je le vende, il aimerait encore moins que j'en dépense ce prix, il m'a donné l'argent du voyage et un cheval, je lui rendrai l'argent et le cheval, ce n'est pas votre affaire !

Il avait peut-être changé de ton. Le garde mangeait tranquillement. Il vida un verre et le remplit de nouveau.

— Vous avez tort de vous obstiner, dit-il, vous n'avez pas le choix, vendez votre cheval ou allez-vous-en !

— Qu'il foute le camp ! avait crié le frère de Felix.

Pourquoi ? avait pensé Felix. Ils sortirent de l'auberge. Le frère de Felix avait dit encore : je ne puis plus rien, comme si la parole lui été retirée et qu'il s'en allait pour ne pas se soumettre à la conversation. La colère l'envahissait. Felix le suivait maintenant. Ils étaient dans le corral du forgeron. Le cheval était pimpant. Les cuirs avaient été astiqués, le pelage luisait, il était rassasié.

— Je vous conseille de ne pas y toucher, dit le garde.

Ils les avaient suivis.

— C'est son cheval, dit-il, il n'y a rien à faire, n'y touchez pas.

Le frère de Felix s'approcha du cheval. Il caressa la bouche puis caressa le cuir de l'épaule. Le valet attendait dans la forge. Il ne voulait pas d'ennui. Sa livrée rutilait. Il portait un poignard à sa ceinture.

— Vous voulez que j'en parle à Madame votre mère ? demanda le garde.

Le frère de Felix n'y voyait pas d'inconvénient. C'était une question de mots. Les siens pouvaient la blesser. Felix s'imaginait ce cœur saignant. Pourquoi ne ressemblait-il pas au valet ? Pourquoi désirait-il lui ressembler ? Comment lui ressembler si c'était ce qu'il désirait ? Mais son frère avait changé d'avis.

— Je lui en parlerai moi-même, dit-il au garde.

Le valet venait de l'avertir qu'il ne tolérerait pas qu'on s'en prît à son cheval.

— Si vous avez quelque chose à me dire, dites-le !

Il tremblait. Le garde lui conseilla d'ôter son béret, il ne pouvait pas s'adresser aux autres sans se découvrir. Le valet ôta son béret, presque docile.

Je ne lui ressemble pas, pensa Felix, mais j'ai hérité de sa ténacité.

— Soignez-le comme il faut, dit le valet au forgeron, je n'en ai plus besoin aujourd'hui.

Il s'en alla. Le garde attendait que les deux frères en fissent autant. Il n'aimait pas l'idée de les laisser avec le cheval. Le forgeron était leur employé. Il ne témoignerait pas s'il arrivait quelque chose au cheval. Il accepterait la responsabilité. Ils ont ce pouvoir. Ils ne détruisent pas, ils réduisent l'être à cette larve, il n'y a pas d'autre vie, une nymphose est impensable, l'insecte parfait comme personnage narrateur d'une imagination où ils continuent d'être les héros. Le garde connaissait d'autres contes, mais ils finissaient tous mal, le mal comme fruit de la cohérence, c'était tout ce qu'on gagnait à y croire. La règle était de suivre le chemin sans se demander s'il traversait toujours le même pays. Quelle distance d'un point à un autre ! Il arrivait qu'on en mesurât un peu l'importance en écoutant des voyageurs raconter leur périple.

— Jusqu'où as-tu été toi-même ?

Les montagnes formaient un rempart et la mer interdisait les voyages. Il rattrapa le valet sur le chemin de l'auberge.

— Nous aurons des nouvelles avant ce soir, dit-il.

Le valet marchait vite et le garde se désarticulait.

— J'ai besoin de me reposer, dit le valet.

Le garde posa une main sur son épaule. Il gagnait en prestance à ralentir leur allure et le valet semblait maintenant s'échiner.

— Vous partirez demain, dit-il, quand vous serez reposé, la nuit porte conseil.

Il s'arrêta. Le valet n'entra pas dans l'auberge. Il marchait vite et semblait savoir où il allait. Il disparut dans l'ombre d'une ruelle. Maintenant il suait et sa rage contractait les muscles de son visage. Il regardait les linteaux. Il marchait de moins en moins vite. Il s'arrêta pour écarter le rideau d'une porte. Son corps était entré à moitié dans cette matière secrète. La mémoire du garde se rappela le nom. C'est celui du mercier qui avait vu une fois le valet sur le quai d'un port, il avait vu comment il avait changé sa livrée pour une tenue de marin. Le valet traversa le rideau. C'était exactement comme s'il traversait un mur. Le garde n'entra pas dans la ruelle.

Maintenant il voulait savoir. Il retourna à l'auberge pour s'occuper d'autre chose. La journée se terminait. Il regarda passer les journaliers. Il aimait ce bonheur d'avoir gagné sa vie. Il ne dépendait pas de cet effort mais il en aimait le spectacle. Il avait souvent vu son père heureux. Le malheur n'était qu'une menace. Il était rarement entré dans leur maison mais à chaque fois il avait terrassé quelqu'un. On ne se couche pas facilement. Ces agonies pouvaient être terribles à cause de la douleur ou du délire. La douleur réduisait l'existence à un temps qui semblait ne jamais devoir se terminer, le délire montrait d'autres infinités à la limite d'une bouffonnerie dont le cadavre portait le masque, la marmelade des vers chuintait des conversations et le mort donnait des coups de pied en l'air puis dans le bois de la caisse. Le garde ne pouvait pas s'empêcher de penser à leur mort quand il les voyait passer, lents et heureux, surtout prêts à recommencer.

Le valet était avec eux, volubile et montrant les dents de son bonheur particulier. On tâtait l'étoffe de sa livrée, on embroussaillait ses cheveux, une gitane lisait dans sa main, mordant un brin de romarin, l'autre main serrait des mains, caressait des visages, elle accompagnait son incessant bavardage, voletant comme un oiseau dans le ciel maintenant rose et vert, le contre-jour révélait les regards, on guettait la réaction du garde assis dans le fauteuil d'osier sous le porche, il fumait sa pipe et soufflait la fumée dans la lampe qu'on avait allumée au-dessus de sa tête. Il souriait, sa bouche était entrouverte comme s'il ne disait pas ce qui lui brûlait la langue. Il arrêta les deux servantes qui portaient les cruches de vin. Elles paraissaient pétrifiées. Le valet s'était dégagé du groupe de journaliers. Le garde tenait un doigt en l'air, l'ayant un peu replié, une des servantes y ajusta l'anneau d'une cruche, le jet de vin éclaboussa le visage du garde, il riait en même temps, ouvrant la bouche toute grande, puis il renonça et posa la cruche sur la table. Il n'avait pas lâché la main de la servante. Les journaliers commençaient à s'éparpiller. Il en resta trois ou quatre qui conservaient toutefois leurs distances par rapport au valet. Celui-ci n'avait pas ouvert la bouche.

— Maintenant il y a trop à boire, dit le garde, c'est trop pour toi et moi, foutez le camp vous autres !

Les journaliers détalèrent. Le garde força la servante à s'asseoir sur ses genoux.

— L'autre est pour toi, dit-il.

Le valet s'approchait.

— Je n'aime pas les femmes, dit-il.

Le vin gicla hors de la bouche du garde et la servante tournoya.

— Tu as raison, étranger, dit le garde, ce soir tu n'auras ni femme ni vin, tu veux de l'homme ?

Le valet s'approchait encore. Le porche du quartier s'alluma derrière lui. Il pouvait maintenant mourir d'un coup de feu dans le dos.

— Vous n'avez pas d'amis, dit le garde qui revenait au voussoiement pour montrer que quelque chose venait de se terminer et qu'on passait à l'acte suivant. Il aimait se frotter au temps des tragédies.

— Vous n'avez pas la chance, dit-il, il n'y a qu'un homme ici, et il ne veut pas de l'homme, il ne vous veut pas de mal non plus, partez avant qu'il ne vous arrive quelque chose.

— Il ne m'arrivera rien, dit le valet, si vous êtes raisonnable.

La cruche vola en éclats à ses pieds. Les servantes reculaient dans l'ombre.

— Vous paierez ce vin, dit le garde, et vous vous en irez.

Il retrouvait son aplomb. Il descendit les marches du perron, puis il traversa la place en direction du quartier. Le valet ne se retourna pas. Il attendait cependant. La porte du quartier claqua, il entendit aussi le claquement de la crosse. Il entra dans l'auberge. Une des servantes lui dit en passant qu'il ne pouvait pas rester, elle connaissait quelqu'un qui lui céderait une paillasse pour passer la nuit, une nuit, ce n'est rien, ensuite vous partirez comme il vous le demande, personne ne sait pourquoi il vous le demande, personne ne veut le savoir.

Il paya la cruche brisée et demanda s'il devait aussi payer celle qu'on n'avait pas bue à cause du garde. On ne lui répondit pas.

— Je coucherai dehors, ce soir, dit-il, mon cheval a plus de chance que moi.

L'aubergiste dit seulement qu'il n'avait pas le pouvoir de le lui acheter. Il possédait une paire de mules pour tirer un tonneau, c'était tout ce qu'il pouvait posséder en matière de transport et encore se limitait-il à transporter les marchandises dont il avait besoin pour l'auberge.

— Je ne vends pas mon cheval, dit le valet, d'ailleurs ce n'est pas le mien, je ne suis qu'un messager.

— Messager ?

Il monta puis redescendit avec son sac de voyage sur une épaule.

— Vous ne pouvez pas coucher dehors, dit l'aubergiste, il vous en empêchera.

Le valet se mit à rire.

— Qu'il essaye seulement, dit-il en caressant l'étui du poignard.

On le poussa dehors. La place était déserte, à part la sentinelle à la porte du quartier. Il n'avait plus de tabac. Il pensait au tabac parce qu'il n'en avait plus. La sentinelle frappa sur la porte. Elle sourit. Le garde parut. Il était en chemise, portant les bottes dénouées sur le côté et son ceinturon sur l'épaule. Il parla brièvement à la sentinelle qui se mit aussitôt en marche. Elle rejoignit le valet.

— Le sergent vous prie instamment de ne pas faire le singe ce soir, débita-t-elle, fusil à l'épaule.

Le valet n'avait pas l'intention de changer à ce point et il le dit à la sentinelle qui ne comprenait pas et le regardait tristement dans l'attente d'une réponse conforme à ce qu'elle savait des singes et du comportement du garde à leur égard.

— Dites-lui que je vais dormir en pensant à lui.

La sentinelle retourna sous le porche du quartier. Elle transmettait. Le valet n'attendait aucune réponse. Il se mit en marche. Mais la sentinelle le rejoignait encore.

— Le sergent vous souhaite une bonne nuit, dit-elle en haletant.

Le valet dit : qu'il aille au diable ! Dites-lui qu'il aille au diable !

Où allait-il ? Il disparut dans la ruelle ou, plus exactement, il s'était senti disparaître, il n'entendait que ses pas, sa respiration, les frottements de ses habits, peut-être son cœur battant la chamade, il pensait à ce diable à qui il vouait l'existence des importuns, penser n'était pas son fort, il regrettait toujours d'avoir répondu à la provocation, cette ironie constante le minait, mais il ne pouvait rien pour la réfréner, il se montrait ironique devant la cruauté des autres, un jour prochain il finirait par le regretter, si cette mort lui en laissait le temps. Il marchait vite et pliait l'échine.

Où vas-tu ? se demanda-t-il. Nulle part eût été la seule réponse s'il n'avait pas eu l'intention de revenir pour faire valoir ses droits, mais la nuit le condamnait au silence et à la solitude, il rejoignit les vagabonds et les mendiants sous le porche de l'église. Personne ne dormait. On parlait de lui. La chandelle qui les éclairait fondait au pied d'une idole de plâtre. Il se prosterna. De sa part, c'était peut-être des simagrées. On lui demanda seulement d'où il tenait l'argent et s'il l'avait, par imprudence ou inconscience, gardé sur lui. L'argent était resté à l'auberge. Il y avait aussi de l'argent dans les fontes mais le cheval ne s'en doutait pas. On rit. On ne l'accueillait pas. Certains voulaient dormir et exigeaient le silence. Mais il n'avait répondu qu'à une partie de la question, il mentait peut-être, comment le voler sans lui ôter la vie ? Il avait un maître qui possédait des bateaux et des terres lointaines. Il n'en savait pas plus. Qu'est-ce qu'on sait des bourgeois ? La question était sans doute un bon sujet de conversation mais on n'y avait pas encore réfléchi, depuis le temps qu'on crevait à ras de terre. S'il avait de l'argent, il trouverait toujours quelqu'un pour le respecter. Son maître le lui avait-il donné ? Est-il en fuite ? Le garde tuait les fuyards de ses propres mains et il échangeait leur tête contre des récompenses fabuleuses. Il ne s'en prenait pas aux misérables. Il leur demandait seulement de se tenir tranquille, il ne leur allouait une sentinelle qu'à l'occasion des grandes nuits, et ne voulait pas savoir d'où ils tiraient le vin qu'ils buvaient, la sentinelle se postait dans la rue, un peu au-dessus d'eux, et ils buvaient en se congratulant, c'était peut-être une grande nuit comme le disait l'Évangile, ils connaissaient par cœur le nom des évangélistes et redoutaient le nom de Thomas, l'Icare chrétien.

Le valet n'aimait pas les bavardages. Il devenait ironique. On le laissa parler, mais de quoi ne parlait-il pas ? Il n'avait pas voyagé, il avait peut-être caboté jusqu'à Gibraltar, il avait chevauché plusieurs fois dans la même contrée hostile mais il ne disait pas pourquoi elle était hostile ni pourquoi il la traversait. Il obéissait aux ordres de son maître, il n'avait pas d'autre explication. Mais quel maître l'envoyait sur nos terres et dans quelles intentions ? Il pouvait répondre à la première question mais n'y répondait pas et à la seconde il répondait qu'il n'en savait rien. Il attendait. Il attendrait autant de temps que le maître mettrait à arriver. S'il arrivait. Il n'en était pas sûr. Arriverait peut-être un ordre. Il y obéirait. Il était aveugle et discret. Le maître aimait ces qualités chez un domestique et il était le seul de la domesticité à les posséder, ce qui le hissait à la hauteur de l'estime que le maître promettait. On le jalousait. Il ne possédait rien. Le maître ne léguerait rien que l'expérience de la fidélité, mais était-ce un héritage ? N'était-ce pas plutôt sa nature profonde qui se révélerait quand le maître quitterait le monde des vivants ? Il n'avait pas sommeil. Il pouvait parler toute la nuit si c'était ce qui les enchantait. On grogna. On dormait dans son habit, la tête rentrée et les mains camouflées, les pieds cherchaient l'autre, pour se glisser dessous et s'y tenir au chaud, on formait une chaîne comme autour d'une table, mais on n'invoquait rien, on ne pensait même pas rêver, on s'endormait par accident, quelquefois on ne se réveillait pas.

Était-il passé près de la fosse ? La pluie y produit des éclatements sourds et le vent emporte des tourbillons de chaux. C'était là qu'on finissait, doucement détruit par le même temps, n'ayant trouvé ni le repos ni le bonheur, ayant manqué de l'argent des autres et n'ayant jamais rien donné en échange de la pitié, ou bien seulement un peu de travail, mais maladroitement et presque sans le vouloir, ou un cri de désespoir ou de douleur, mais seulement dans les grandes occasions, sous le patronage des saints et l'autorité des clercs. Avec le prix de la livrée, on pourrait vivre un an au moins sans humiliation, mais le poignard interdisait qu'on y pensât plus que le temps nécessaire à tenir à la vie par le fil ténu du doute et de la peur d'avoir douté à tort. Le valet comprenait-il qu'il ne dormirait pas cette nuit ? Il pouvait se tenir au chaud et il enfonça en effet ses pieds, qui était pourtant chaussés, dans la pliure d'un corps qui lui conseillait de ne dormir que d'un œil et d'ouvrir l'autre pour ne dormir qu'à moitié, ce qui ne repose pas, interdit le rêve et prédispose à l'amertume et à la mélancolie. Le garde avait raison. S'il voulait demeurer ici aussi longtemps qu'il en avait envie ou besoin, il devait d'abord répondre aux questions, et mieux valait dans ce cas s'adresser à lui, il n'aimerait pas perdre un temps précieux. Une seule réponse, prometteuse des autres, lui aurait peut-être valu de dormir dans un lit et sous un toit. Il s'était montré ironique et jaloux, il n'avait rien expliqué et prétendait avoir raison. Qu'espérait-il d'une pareille attitude ? Personne ne prendrait son parti ? Le conseil était bon. Il le reconnaissait.

Et la conversation s'acheva sur son intention de revenir à de meilleurs sentiments.

— C'est ça, dit quelqu'un, des sentiments, il n'y a rien d'autre pour se faire comprendre quand on n'a pas idée de ce qu'on est venu faire sur cette terre.

Le silence avala ces paroles. Elles concluaient une éthique. Une tête se glissa sous le bras du valet, elle ronflait doucement, n'ayant bu que de l'eau et mangé le pain de la semaine dernière. La colère ne le quittait pas. Il tremblait et la bouche de la tête s'ouvrit pour lui demander s'il avait froid. Il ne répondit pas. La tête se trouvait à l'aise. Elle tournait un peu à cause de la douceur du gilet. Elle avait les yeux ouverts. Elle le regardait.

— Vous n'avez pas l'argent sur vous, c'est vrai ? Un peu de cet argent ne changera rien, gardez-le !

Mais le valet n'avait pas l'intention de se laisser emporter par le flux d'une autre conversation. Il voulait penser. Demain serait une longue journée. Il tuerait peut-être le garde ou il se serait tué par lui. La main de la tête fouillait dans le gilet. Il en étreignit longuement le poignet. Elle ne se plaignait pas. Il renonça à cette douleur. Les pièces avaient peut-être cliqueté. Sa mémoire se mit désespérément à la recherche de ce souvenir, s'il existait. Ces angoisses le terrassaient toujours. La main le caressait. Il souhaita seulement que ce fût celle d'une femme. Il n'attendait plus rien de l'homme. Puis les lèvres l'envahirent, la langue l'exaspéra, il promit une pièce et il n'y eut plus de fin à ce plaisir, comme s'il était possédé par l'être qui le lui donnait, homme ou femme, ça n'avait plus d'importance.

Plus loin, sur le parvis, le garde réfléchissait. Il avait un peu bu et sa pensée était à la dérive des sentiments. Même son cœur battait plus vite. Il ne haïssait pas l'étranger. Il n'avait jamais éprouvé pour lui qu'une espèce de mépris et il ne se souvenait pas de l'avoir jalousé, il avait peut-être même admiré sa maîtrise du corps et de l'âme de Madame, mais il ne pouvait pas croire que ce corps ni cette âme eussent accepté de se soumettre aux caprices, aux obsessions de l'autre. L'étranger était comme un personnage dans la peau duquel il avait quelquefois rêvé d'entrer parce qu'il couchait avec Madame. Ils chevauchaient nus le même alezan, à cru, la nuit les appelait et ils entraient en riant dans ce bonheur inimaginable. C'était le même alezan et ils n'étaient peut-être pas nus. Il la tenait devant lui. Elle s'accrochait aux tresses de la crinière. Beau silence glissant, il n'y avait plus rien entre le jour et la nuit, ils entraient dans cette brèche, elle était décoiffée et il perdait la tête, peut-être. Il n'alla jamais plus loin. Il les regardait disparaître dans les transparences de la nuit, l'alezan et ses reflets de cuivre, elle et sa peau de demi-lune, le corps noueux du valet révélait un bonheur sans précédent, un bonheur en plus, un franchissement exaspérant vu à cette distance, et il se morfondait parce qu'il haïssait les femmes.

 

 

 

 

2

 

L'étranger était arrivé à pied un jour de grand vent, il luttait contre la poussière, pendant plus d'une heure on ne vit pas son visage à cause du foulard et l'ombre du chapeau dissimulait le regard. Il avait une pièce et ne voulait pas la dépenser. Il s'était assis sur le parapet près de la fontaine. Il buvait de cette eau. On le hélait depuis la galerie de l'auberge. Le vent tourbillonnait autour de lui, agitant les bords du chapeau qui se soulevait de temps en temps et la lanière lui sciait le cou, il portait la marque des pendus sauvés par le jugement de la dernière heure, mais ce n'était peut-être pas ce qui lui était arrivé.

Le vent se calma. Il consentit à dépenser la pièce à condition qu'on lui rendît la moitié de sa valeur. L'aubergiste se mit à calculer. Ce n'était pas un voleur. Il était riche et respecté. On n'enviait au fond que la jeunesse obscène de son épouse et la santé injurieuse d'un enfant qui aimait lutter avec les autres, bel enfant qui pouvait être une fille et qu'on élevait comme un garçon. La bouche qui révélait ce début de roman appartenait à un ouvrier qui ne travaillait plus. Ses mains avaient été brûlées par la chaîne d'un puits. Il ne racontait pas cette histoire. Il ne racontait jamais les histoires. Il s'en tenait à des commencements prometteurs. Cette critique appartenait à une autre bouche qui parlait en même temps. La bouche de l'aubergiste s'était ouverte pour mordre la pièce mais elle n'était pas entrée dans cet abîme, il l'avait frottée sur son ventre entre les boutons de sa chemise puis il en avait observé les reflets et les reliefs.

— Vous devriez chercher à gagner votre vie, dit-il.

L'étranger dit qu'il savait aider à la charpente mais il ne possédait plus les outils, la pièce était la dernière de ce prix qu'il n'avait d'ailleurs pas discuté, la faim l'avait rendu presque fou et il s'était réfugié dans une église où il avait fini par manger des cierges. C'était un bon début, dit le critique, mais peut-être manquait-il de l'expérience du romancier en matière de débuts, on savait trop comment pouvait se terminer une pareille offense à l'intégrité de la foi. L'aubergiste donna une autre pièce à l'étranger.

— Vous pourrez revenir encore une fois, dit-il, entre-temps vous devriez chercher du travail.

Il regrettait d'empocher une partie du prix des outils mais il ne dérogeait pas à la probité, il avait même le sentiment de le sauver de la faim, puisque c'était la faim qui le rendait fou, ou presque, au point de s'en prendre aux flammes vacillantes de l'espoir. Le mot était du romancier. Il ne parlait jamais avant d'avoir réfléchi. Le critique lui reconnaissait cette qualité, mais il n'en a pas d'autre, dit-il, il est même malhonnête et infidèle.

Une servante apporta le bol de soupe et le morceau de pain. L'étranger mangea en silence. On lui parlait du charpentier. Il irait le voir, quoiqu'il doutât être embauché sans les outils qu'il n'avait plus aucune chance de retrouver, d'ailleurs il ne les avait pas gagnés, il en avait hérité, son père était charpentier, rogneur de pont, il était mort triste et bossu. Le critique soupira.

— On raconte toujours la fin, dit-il, c'est plus facile parce que plus rien ne peut arriver.

Le romancier était d'accord avec lui. Il poussa lui aussi un soupir et frotta nerveusement la paume de ses mains sur le rebord de la table. Ces démangeaisons le rendaient fou. Ce n'était pas la même folie, manger des cierges n'aurait pas calmé cette impatience, un bon début aurait consisté à se couper les mains ou à les fourrer dans la mécanique d'une batteuse, il avait vu des batteuses et la fumée qui sortait de leurs entrailles. L'étranger acheva la soupe. Il restait du pain. Il le laissa sur la table.

— Mauvais début, dit le critique.

Il était passablement éméché. Il éleva le pain et prononça son nom. Il n'avait pas faim. Il n'avait jamais eu faim. Il avait seulement peur de la vérité. Il y avait autre chose que la vérité. Il ne savait pas quoi exactement. Quelque chose de réconfortant, et aussi de définitif, il avait peur de se tromper mais il continuait son chemin. Il avait gagné de l'argent en vendant des esclaves qui ne lui appartenaient pas. Il avait assez d'argent pour vivre cent ans sans mendier. Il était avare et facilement de l'avis des autres. Il n'avait jamais lutté. Les beaux corps noirs étaient enchaînés. Il les caressait quelquefois. C'était comme le fruit défendu. Il caressait des animaux qui ressemblaient à des hommes. C'était excitant, il se sentait heureux et il confessait ce bonheur avec les mots du bonheur, ce qui lui valait des pénitences douloureuses, un jour il offrit un de ses ongles à une sainte aux larmes d'argent, il saignait, il ne pensait qu'à cette douleur atroce et à la folie de son geste, mais c'était tout ce qu'il pouvait tenter contre le diable qui l'habitait, d'ailleurs l'inquisiteur l'avait renvoyé en le traitant de fou, il lui avait demandé de le précipiter dans l'enfer puisque c'était tout ce qu'on pouvait attendre de lui. L'inquisiteur voyageait sur son cheval jaune. Une croix le précédait. Derrière lui, on transportait les cendres destinées au fleuve. Les pénitents étaient masqués. Il avait été jusqu'à la mer avec eux. Puis il avait songé à l'absurdité de son entreprise et il ne retourna pas en Afrique. Il devint avare et méticuleux, il s'astreignait à une hygiène stricte et il priait en se flagellant. Il mit le morceau de pain dans la poche de l'étranger.

L'aubergiste souriait dans le rideau qui lui tombait sur l'épaule. La servante avait été un animal, à cause de son père ou de son grand-père, on ne se souvenait plus. Maintenant c'était peut-être une femme mais personne ne voulait l'épouser.

— Songes-y, dit l'aubergiste, elle est travailleuse et discrète, et tu as des mains prometteuses.

L'étranger but encore une gorgée d'eau. Il regardait la servante comme s'il réfléchissait à l'effort que lui coûterait sa possession.

— Je vais voir le charpentier, dit-il, et on lui indiqua le chemin.

— Rentre, dit l'aubergiste à la servante.

Les deux autres étaient plongés dans un silence de goutte d'eau. Ils se regardaient. Le garde avait surveillé la scène depuis le fauteuil où il s'installait tous les jours avant et après le déjeuner qu'il prenait lui aussi à l'auberge, aux frais de l'État. Il se leva et vida sa pipe. L'étranger traversait la place. Il remarqua le poignard à la ceinture. L'homme était chaussé de bottes de cavalier. Il avait consulté une montre avant de quitter la terrasse de l'auberge. Autant de signes qui trahissaient son appartenance à un autre monde. Il n'était pas seulement étranger. C'était l'étranger d'un autre monde. Mais lequel ?

Le romancier et le critique parurent s'enfuir quand le garde entra sous la tonnelle de la terrasse. Par contre, la servante se montra animale. Il n'attendait d'elle que cette animalité domestique mais il exigeait quelquefois qu'elle le griffât ou le mordît, et elle se prêtait facilement au jeu, tour à tour soumise et rebelle, infatigable aussi, il aimait cette possession tacite, ce pacte avec le prévisible et l'inattendu à la fois. Il finissait par lui témoigner une grande tendresse et il s'endormait sur elle. L'aubergiste s'approcha.

— C'est un charpentier, dit-il, mais il a vendu ses outils.

Le garde réfléchit. Il ne connaissait pas d'exemple de charpentier ayant vendu ses outils. Une viande rôtissait. Il y avait aussi l'arôme du vin et les parfums de la servante.

— Il veut travailler, dit l'aubergiste.

Une vinaigrette aillée, la pulpe des tomates, l'amertume des olives dont il crachait les noyaux, il caressa le bras de la servante.

— Suis-le, lui dit-il.

Il la regarda entrer dans le soleil, sa robe devenait transparente, il voyait le crâne dans la chevelure, il avait arraché le collier au cou d'une morte et il le lui avait offert, perles de corail et coquillages cristallins. La viande envahissait sa bouche, juteuse et salée à point, poivrée à la limite d'une douleur où l'enfant avait deviné un plaisir facile et prometteur, il buvait goulûment, vidant chaque fois le verre, il exigeait que ce fût une coupe et elle était d'étain, un peu acide, précise et légère, il arrivait que le vin dégoulinât dans sa moustache, ces accidents l'agaçaient, le désordonnaient, le compliquaient, mais l'ivresse le gagnait toujours avant la fin du repas et il préférait s'endormir, ce qui ne durait pas une heure. Il se réveillait à la fin d'un rêve, il avait lutté pour aller au bout de cette aventure mais l'imprécision des sensations le laissait insatisfait, il avait l'impression d'avoir inventé sa victoire sur le compte d'un demi-sommeil qui n'était rien d'autre que le premier fruit de sa volonté, il se reprochait de chercher à se mentir à lui-même en commençant par une tentative de renoncer encore un peu à la dure réalité où il avait un rôle à jouer.

Quand il ouvrit les yeux, il songea d'abord à calmer les effets d'une soif intense. Le vin était tiède. Il hurla pour qu'on lui en apportât et on alla décrocher une cruche sur le mur du fond du jardin. Le torchon dégoulinait. Ce vin était frais. Il pouvait oublier.

— L'a-t-il embauché ? demanda-t-il.

L'aubergiste trottina jusqu'à lui. Il était déjà sur le toit de l'église. Il avait grimpé l'échafaudage comme un singe. Maintenant il démontait les tuiles. Il ne se pressait pas et travaillait en silence. Il saluait les gens et leur demandait leur nom. Comment s'appelait-il lui-même ? L'aubergiste le dit. On ne connaissait pas ce nom. Le garde fouilla dans sa mémoire. La servante était assise sur la murette. Elle montrait ses jambes. Elle ne savait rien de plus. Elle l'avait suivi et il s'était retourné pour lui demander s'il ne se trompait pas de chemin alors elle était passée devant lui et l'avait conduit jusqu'à l'atelier. Il avait plu au patron. Ils agissaient comme s'ils se connaissaient. Ils avaient longuement parlé près de la caisse à outils et finalement il était sorti de l'atelier avec une échelle sur le dos et une pince à la ceinture. Au passage, le patron l'avait coiffé d'un chapeau de paille. Elle l'avait accompagné jusqu'à l'église. Il voyait le clocher mais il avait accepté son aide. Elle l'avait vu grimper comme un singe sur les solives de l'échafaudage. Il marchait sur le toit et il n'avait pas le vertige. La servante ne savait plus si elle devait partir ou continuer de le surveiller. Elle se laissa envahir par une conversation qui évoquait d'autres étrangers.

— Ils se connaissaient ? demanda le garde.

Ou ils parlaient le même langage. En tout cas, son outillage se limitait à une tenaille. On entendait les claquements des mâchoires, quelquefois le grincement d'un clou. C'était tout. Il était toujours sur le toit. Il avait rangé les tuiles par petits tas égaux. On l'avait même vu éprouver l'arrimage de la poulie. Il regardait le ciel comme s'il avait les moyens de le toucher. Les tourterelles l'observaient en silence.

— Il vous a payé ? demanda le garde à l'aubergiste.

Celui-ci dit seulement : il peut revenir maintenant pour un vrai repas.

Il voulait dire maintenant qu'il gagne sa vie. Il avait dépensé le tiers de la valeur d'une pièce. C'était un homme prudent et peut-être honnête et il était peut-être charpentier ou il ne l'était pas, il n'avait jamais possédé les outils de ce métier et tout ce qu'il savait faire, c'était aussi peu de choses que de grimper sur un toit pour en démonter les tuiles, on l'avait pourtant entendu prononcer des mots du métier, mais ce n'était que des mots, il s'activait avec une lenteur de tâcheron, ne laissant aucune place à l'arrêt, presque fluide, comme inachevable, révélant l'ampleur du travail par la régularité de ses gestes et des tas de tuiles, son agilité l'élevait à peine au-dessus de la pourriture de la volige et des risques qu'il prenait en appuyant ses orteils sur les nœuds des chevrons. Mais Madame s'était arrêtée pour le regarder. Monsieur l'accompagnait. Il y avait aussi leur fils qui s'ennuyait. Le cocher était descendu de la voiture et il était allé jusqu'à l'échafaudage. Les mains en porte-voix, il avait demandé à l'étranger s'il cherchait toujours du travail. L'étranger se tenait debout au bord du toit.

— Madame a réfléchi, dit le cocher.

L'étranger ne pouvait pas voir le visage de Madame qui s'abritait sous une ombrelle. Monsieur tournait le dos à la scène.

— Il faut d'abord que je termine celui-ci, dit l'étranger. Dans deux jours peut-être.

Il avait menti au charpentier mais celui-ci ne l'avait pas cru. Il s'était cependant montré charitable.

— Deux jours ? dit le cocher, je peux dire à Madame que vous serez de retour dans deux jours ?

L'étranger dit que c'était sans doute le temps qu'il lui faudrait pour achever le travail que le charpentier lui avait confié. Le cocher pouvait en informer Madame. Peut-être trois. Il reviendrait puisque c'était ce que Madame voulait. Le cocher revint vers la voiture. Madame se pencha pour l'écouter puis elle regarda le toit de l'église. L'étranger travaillait.

— Dites-lui que je regrette, dit-elle.

Le cocher se mit à réfléchir.

— C'est une confidence, dit-il.

Madame allait se fâcher. Le cocher retourna au pied de l'échafaudage. Il appela l'étranger. Celui-ci réapparut au bord du toit.

— Madame m'a confié qu'elle regrettait, dit le cocher, elle souhaite que vous reveniez.

Il avalait sa salive entre chaque mot. L'étranger regarda encore la voiture. Monsieur ne montrait toujours que son dos, s'étant encore voûté. Madame consentait à donner son profil, mais comme une énigme, elle n'avait jamais agi autrement. L'étranger se remit au travail.

La voiture passa. On prononça à l'oreille de l'autre le nom de l'étranger. Depuis combien de temps vivait-il chez les maîtres ? La servante courait maintenant. Elle avait perdu haleine quand elle arriva au quartier. La sentinelle n'eut pas à rendre compte. Le garde jardinait le parterre du bassin. Il fit signe à la servante de le rejoindre. Quand elle eut fini de le renseigner, il l'embrassa sur la bouche et lécha un peu les dents. Il aimait cette fidélité. Il mordillait les cheveux et caressait le dos humide. Maintenant il allait en savoir plus que les autres, lui seul avait ce pouvoir et deux jours pour le démontrer.

— Deux jours ? dit-il.

La servante dit : c'est ce qu'il a dit au cocher.

Il ne s'était pas adressé à Madame. Elle l'avait peut-être supplié. Monsieur n'était pas entré dans cette étrange conversation.

La servante connaissait-elle Monsieur ?

Il aimait qu'on lui fouettât le derrière, elle n'en savait pas plus.

— Tu es une garce, dit le garde.

— Vous êtes tous des minables !

La servante se mit à rire.

— Vous ne saurez peut-être rien de plus !

Le vent s'en prit à ses jupes. Le garde se frottait à elle. Il aimait ces mots. Il lui avait donné une pièce il y avait deux jours. Il le lui rappelait. Mais n'avait-elle jamais protesté quand il la prenait dans ses bras ? Il reconnaissait qu'elle tenait de l'homme et de l'animal. C'était peut-être ça une femme, ce métissage. Elle sentait le citron et la mandarine. Elle avait aussi l'odeur de la terre mouillée par la pluie, l'odeur des vieux murs, une odeur de dessous de lit, de reptations tranquilles à fleur de la chambre, une goutte d'eau-de-vie aurait fait déborder ce vase, mais il buvait avec elle parce qu'elle était maîtresse et qu'il ne voulait pas se soumettre à une parodie. Dans le lit, il la laissa s'endormir. Elle aimait dormir, se tenir au chaud, s'abandonner aux odeurs, aux moiteurs, elle devenait molle ou languissante selon qu'elle dormait vraiment ou qu'elle le surveillait, il finissait par la jeter dehors en la traitant de chien ou de poule, il ne savait plus ce qu'il disait, il le disait parce qu'il se sentait vaincu, combien de temps peut raisonnablement durer une imitation de l'amour si l'on y met du cœur et du plaisir ? 

Puis il se mit à penser à l'étranger. Un caprice de Madame. Elle l'avait tenu secret mais c'était encore l'objet de sa perversité qui le révélait. Il n'y avait peut-être aucun moyen de savoir ce qui s'était passé entre-temps. Il interrogerait la domesticité mais sans la torturer, arracher les mots de la vérité lui coûterait du temps et de la patience. Qui aime ravaler sa fierté ? Il sortit.

Le vent était tombé. L'air sentait la pluie qui ne tombe finalement pas. On entendait les coups de marteau du charpentier. Il déclouait des voliges et l'étranger le regardait exactement comme quelqu'un qui est en train d'apprendre quelque chose. Il détordait les clous sur une pierre. De temps en temps il en montrait un de passablement conservé et le charpentier le lui arrachait des mains pour le fourrer dans sa poche. Ils ne parlaient pas. Les deux marteaux frappaient à l'unisson, l'un sur les voliges, l'autre sur les clous, et les murs de la place répercutaient une infinité de coups de marteau. Le garde entra dans ce concert, s'appliquant inconsciemment, du moins durant une bonne minute, à y intégrer le bruit de ses bottes sur le pavé, puis il se reprocha cet étourdissement, se demandant même si quelqu'un en avait été le témoin et son regard détruisit d'autres regards pendant une autre bonne minute. Le charpentier le surveillait du coin de l'œil et à voix basse, sans cesser de marteler la volige et ayant doucement recommandé à l'étranger de continuer à frapper sur le même clou, il lui demanda s'il avait quelque chose à se reprocher, Madame semblait tenir à ses services, était-il le valet dont on disait qu'il avait travaillé dans un cirque ? Madame exigeait-elle de lui, comme on le racontait, qui lui apprît des tours afin qu'elle pût s'exhiber honorablement au concours hippique de la prochaine foire ? Que savait le garde ? Que savait-il de plus ? L'étranger dit seulement que Madame l'avait renvoyé parce qu'il s'était montré insolent, mais comment expliquait-il cette insolence ? Il ne l'expliquait pas, il avait un caractère difficile, il s'emportait facilement, bien qu'il ne fût ni violent ni injurieux, moins encore vis-à-vis d'une femme qu'il avait seulement remise à sa place parce qu'elle exigeait de lui ce qu'il ne voulait donner à aucune femme. L'amour ? L'amour des femmes est une supercherie, Dieu a besoin de l'homme, baiser la femme, c'est se multiplier, sinon son œuvre majeure disparaît, l'homme est la dupe de Dieu, l'idée faisait son chemin, que pensait-il des femmes, pouvait-il penser aux femmes sans penser à Dieu, il se comportait comme un bâtard, il intriguait et Madame était une énigme pour tout le monde, voulait-il ou pouvait-il la résoudre à la place de ce monde auquel il n'appartenait pas ? Il pouvait commencer par parler de ce cirque où elle l'avait déniché.

 

3

 

Il y était jongleur et dresseur d'un singe qui ressemblait à un homme mais c'était peut-être parce qu'il était habillé comme un homme, un homme réduit à la taille d'un enfant, il explorait les corsages en babillant et n'effrayait que les femmes qui étaient en âge de ne plus comprendre cette curiosité. On se souvenait d'un monstre enfermé dans un bocal, qui était peut-être vivant et se nourrissait de particules. On avait tremblé à un mètre d'un fauve mordilleur de barreaux, redoutable rongeur qui promettait de s'évader un jour en compagnie d'une jeune vierge qu'on ne reverrait plus jamais. Une femme presque nue prétendait descendre du serpent dont on connaît l'histoire jusqu'au moment où la pomme est enfin mordue, tournant de l'humanité, commencement des temps et donc de la finitude. Le jongleur lançait des boules de feu et ne se brûlait pas les mains, autre miracle hérité de saint Thomas le magicien qui n'était pas mort comme on disait. Le singe fumait une pipe, habillé en flibustier et portait une pancarte indiquant qu'il en savait plus que l'homme mais qu'il était muet et analphabète. Une autre femme, assez belle et qui paraissait fragile comme sa robe de verre, chevauchait un grand cheval noir et blanc qu'elle appelait mon minou. Un paillasse roulait dans les sabots sans se faire mal et distribuait des douceurs aux enfants. Un géant demanda son chemin. On ne savait pas quoi lui répondre. Il s'éleva dans l'air, comme par magie, et exécuta des figures étourdissantes. Le nain était une jolie fille qui inquiétait les enfants. Un dromadaire traversa le cercle du public. Il était surmonté d'une croix illuminée par des feux de Bengale. Un roi à trois têtes ouvrit la bouche pour cracher des fleurs et des pierreries. L'enfant sortit du sable même de l'arène. Il était nu et paraissait indifférent. Il imposa le silence. Le paillasse fouillait encore dans le sable à la place d'où l'enfant était sorti. Il se désespérait de ne plus rien trouver. La femme-serpent se lova autour de lui et il s'immobilisa, fasciné et détruit. Le géant redescendit. Il raconta au public comment il s'était une fois brisé la cheville et une autre fois crevé un œil. Il montra l'œil de verre et interdit qu'on y touchât. Le jongleur annonça la fin de la représentation. On applaudit à tout rompre.

Madame se leva la première. Elle sortit devant tout le monde. Une voiture l'attendait. Elle avait eu le temps de glisser un mot dans l'oreille du jongleur. Il semblait étonné et ne disait plus rien. Il serrait des mains et remerciait. Le singe, assis sur son épaule, était perplexe, peut-être inquiet, il se grattait une dent et secouait vivement la tête chaque fois que sa griffe atteignait la gencive, sa chaînette tintait. Le jongleur ferma lui-même la barrière. Il regarda s'éloigner les derniers spectateurs. Il venait d'éteindre la lampe du guichet. L'argent était toujours dans sa poche. C'était une poignée de pièces, l'argent du lendemain, tout juste, on avait confiance en lui, il n'était jamais rien arrivé, ni tristesse ni irrémédiable, on se sentait capable de continuer et même d'influer sur le cours des choses, personne n'aurait imaginé que le jongleur allait saisir l'occasion de se sortir de ce cercle qui pour lui était à l'image d'un enfer, peut-être à cause de la lenteur, comment expliquer sa soudaine mélancolie, un soir après la représentation, à Polopos un jour d'été ?

Il avait jeté toutes les pièces sur la table et il avait en même temps annoncé la nouvelle. On était pétrifié. Il ouvrit le bracelet qui retenait le singe à son poignet et le singe l'essaya à son propre poignet. Le géant donna un coup de poing au milieu des pièces mais il ne dit rien. Les autres posaient des questions, non pas pour savoir mais pour demander qu'on ne les oubliât pas, le jongleur promit de penser, il caressa la tête du singe et il s'en alla.

L'année suivante, à la même époque, trois jours d'une pluie dense et ravageuse avait laissé espérer qu'on touchait à la fin de la sécheresse. Mais le soleil, en moins d'une semaine, démontra le contraire. Le cirque revenait, conduit par un autre jongleur, un homme taciturne et bavard selon qu'il réfléchissait ou haranguait la foule, il ressemblait beaucoup au précédent jongleur, sauf son béret basque qui dissimulait une calvitie sur le point d'en finir avec une espèce de tonsure qui lui donnait des airs angéliques. Le cirque avait perdu deux mules et une roulotte et tout ce qu'elle contenait dans les déchaînements des eaux d'un fleuve qui s'était réveillé à leur passage. Personne n'était mort. On avait eu peur. Maintenant les femmes cousaient même la nuit à la lueur d'une chandelle, les hommes achetaient le tissu, âpres et désespérés, il n'y avait pas de vieux parmi eux, ils prétendaient être copropriétaires d'un château où les vieux finissaient de vivre, d'ailleurs le géant avait des allures de châtelain, il avouait avoir été bachelier d'un grand d'Espagne, son épée de bois épouvantait les enfants pris au piège des grosses têtes, les vessies tournoyaient et s'abattaient de préférence sur le dos ou sur la tête, on criait comme si le monde se dérobait à l'annonce burlesque d'une fin destinée à rendre aux justes ce qui leur appartenait depuis toujours, les autres, damnés et inutiles, roulaient sur la pente enflammée d'un enfer attisé par des milliers de diablotins en armes.

Felix avait trois mois. On le protégeait du soleil sous un voile et on ne le touchait pas si l'on ne s'était pas d'abord lavé les mains dans l'eau rouge d'un bassin de cuivre. C'était un enfant tranquille que la nourriture égayait. Il mordait plusieurs fois par jour le sein velouté d'une Indienne qui lui parlait dans son dialecte s'ils étaient seuls, ce qui arrivait quelquefois quand le père était abattu par une crise de doute et que la mère, géante rouge et blanche venue d'Allemagne, cherchait à le convaincre du contraire. Ils s'isolaient dans le salon et l'Indienne descendait le jardin avec l'enfant sur le dos. Le frère de Felix, qui avait l'âge de raison, les accompagnait, volubile mais lent, il ne fuyait pas, il avait l'impression que le malheur s'abattrait sur lui s'il perdait son frère de vue, il aimait le chahuter et l'Indienne disait, ne cachant pas son amertume, qu'il n'arriverait pas à lui tirer les vers du nez. Felix babillait. Le monde était transparent. Il tendait la main pour prendre les autres mais elle était agitée par autre chose que sa volonté et il était peut-être conscient de l'effort des autres pour se mettre à sa portée, cette épreuve se concluait rarement par des larmes et si cela arrivait, le cri ne sortait pas de sa bouche, il l'emprisonnait jusqu'à l'étouffement, la bouche demeurant ouverte et la langue s'affinant jusqu'à former une pointe qu'on craignait de toucher, l'Indienne approchait cependant un sein et la bouche happait le téton, vorace, précise, infiniment gourmande et reconnaissante. La mère était un peu jalouse mais les breuvages d'une sorcière avaient parfaitement réussi à préserver sa poitrine de cette dangereuse nourriture. L'accouchement avait eu lieu sous chloroforme. Il lui avait fallu trois bons jours pour retrouver son équilibre. La cicatrice l'épouvantait encore, surtout quand le jongleur, devenu valet de pied, se mettait à la baiser en réclamant son enfant, elle lui arrachait une poignée de cheveux mais il n'avait pas prononcé le nom de l'enfant, bonheur, il avait seulement exigé d'elle qu'elle le rendît heureux, ce qu'il n'était naturellement pas, malgré ses prouesses d'amant et la sincérité de son amour.

Le géant apparut pendant qu'il se remettait d'un plaisir qui lui avait valu une morsure du lobe de l'oreille. Ils se congratulèrent. L'Indienne exhibait un sein dont l'enfant ne voulait plus. Le géant regarda l'enfant sans s'approcher de lui, peut-être à cause des seins, ou parce qu'il ne voulait pas reconnaître les ressemblances, le valet s'était rapidement confié à lui, il ne lui racontait rien, mais l'enfant était le sien, il ne pouvait plus s'en aller, malgré ce qu'il avait écrit au printemps dernier, il n'avait rien écrit depuis, il regrettait d'avoir changé d'avis et en même temps il était heureux d'inspirer cette amitié, il avait quitté son monde parce qu'elle le rendait fou, maintenant elle lui en voulait, elle était aussi folle que lui et il voulait protéger l'enfant. Le géant comprenait.

Le nouveau jongleur était un étranger. C'était aussi un virtuose. Il émerveillait ou décevait. Une femme le harcelait. Elle vivait en marge du cirque, se nourrissant d'aumônes, belle et repoussante, on ne connaissait même pas son nom, seul le feu l'attirait, elle était comme fascinée par lui et elle dansait jusqu'à la transe, alors elle révélait le futur de ceux ou de celles qui tombaient dans le piège de son regard, elle les touchait et ils vomissaient, et ses prédictions se muaient en cri, un cri informe, épouvantable, les animaux étaient paralysés. Puis elle s'en allait et on ne la voyait plus pendant plusieurs jours. Le temps les accablait. Ils se surprenaient à espérer qu'elle reviendrait, se demandant ce qui motivait cet espoir, quelle influence elle exerçait sur eux, tandis que le nouveau jongleur s'entraînait et s'améliorait, inventeur de la parade suivante. Le garde les avait arrêtés à l'entrée du village. Ils campaient sous les oliviers. Dans le champ à côté, des puisatiers travaillaient en silence, ils s'arrêtaient rarement, ils refusaient de parler. Le garde était revenu deux fois, la première pour remettre l'autorisation de donner une représentation et la seconde pour interdire l'achat de fourrage. Il n'y avait pas d'autres nouvelles, sauf que le pécule destiné à embarquer toute la troupe en direction de l'Amérique avait encore diminué et que l'espoir s'amenuisait toujours avec ce petit temps de retard qui est tout ce qui reste du désir.

Le valet avait troqué son maillot pour une livrée, le géant le félicita, il avait lui-même plusieurs femmes et assez d'enfants pour ne pas les reconnaître, mais jamais aucune de ces femmes ne s'était montrée généreuse avec lui et jamais aucun enfant ne lui avait semblé aussi beau.

— Il n'est pas beau, dit le valet, il me ressemble, mais le géant conservait la distance, pourtant l'Indienne ne montrait plus ses seins et l'enfant dormait dans le hamac.

— J'ai un cheval, dit le valet.

Le géant se laissa conduire au bord du pré et il posa ses coudes sur la clôture.

— Il t'appartient ? demanda-t-il.

Le valet dit qu'il l'avait payé et que le maître ne réclamait ni le prix de l'herbage ni celui de l'écurie, c'était un argent qu'il devait mais qu'il ne paierait peut-être jamais, elle prétendait être étrangère à cette décision du maître, le valet était très fier ou très heureux de posséder un cheval, il était confus au moment de distinguer la fierté du bonheur, voilà ce qu'il devait à cette femme. Le géant ne croyait ni à la fierté ni au bonheur, il lui semblait que la fidélité pouvait suffire à entretenir une certaine tranquillité, pourquoi exiger plus que la vie ? Pourquoi continuer le désir en folie ? Le cheval était beau, il ferait de l'effet dans un spectacle, monté par une jeune fille qui montre ses jambes et ne craint pas d'allumer le feu qui couve sous le bûcher de la fidélité, le géant se voyait facilement le fouet à la main, le faisant claquer au-dessus des têtes pour maintenir les esprits à la surface du désir, un cheval était nécessaire à cette comédie du bonheur, la jeune fille étant souvent interprétée par un garçon peut-être fasciné par son personnage.

Avait-il été ce garçon ? La question avait effleuré l'esprit de l'Indienne, mais elle n'y pensait pas. Comment allait-elle disparaître de la vie de Felix sans laisser de traces ? Mais Felix n'est pas le personnage de cette histoire. Il n'est d'ailleurs pas un personnage tant qu'il n'a pas prononcé sa première phrase intelligible. Il demandait peut-être pourquoi le soleil n'était pas la lune ni la nuit le jour, il marchait à peine, se tenant aux rideaux et aux chaises, les hommes n'étaient pas des animaux et les animaux pouvaient être des hommes si c'était ce que les hommes désiraient ou voulaient ou ce dont ils avaient simplement besoin. Les histoires naissent ces confusions, elles ont la clarté du jour parce que la nuit est la nuit, les personnages ont le sommeil agité.

On amena Felix petitou voir des animaux exotiques, il pataugea dans la boue et la paille, il suffoquait et se plaignait de ne pas retenir leurs noms, on les appela tous des fauves, il ne prononçait jamais ce mot sans ressentir fébrilement la nostalgie du temps où il avait été un petitou comme les autres. Le taureau était un fauve national. On alla les voir sur les rives du Guadalquivir. Ils avaient mangé et dormi dans des auberges propres et bruyantes où il ne trouvait pas le repos, il se réveillait le matin avant tout le monde et il luttait contre une étrange faim qui n'était ni celle du lait ni celle du pain chaud et beurré qu'on servait à table sous la tonnelle. Les taureaux étaient tranquilles. Une nuit on ramena le cadavre sanglant d'un prétendant. Il n'avait pas eu de chance ou il avait eu peur. On monta le corps de Felix et on le coucha au pied du lit en lui recommandant de ne plus penser à ce qu'il avait vu. Le cadavre se mit à hurler. Puis il mourut une seconde fois, quelqu'un avait dit il n'y a plus d'espoir.

Felix dormait sur le bahut, enveloppé dans une couette, on avait fermé la fenêtre à cause des moustiques, une lumière dansait au-dessus du pont, il voyait le pont et les guirlandes, comment meurt-on si le taureau ne vous tue pas ? La question le turlupina pendant tout le reste du voyage. Il ne la posa pas. On ne s'approchait pas des taureaux. L'oncle les regardait à travers une longue-vue. Felix regarda aussi dans la longue-vue qui était fixée à un trépied mais il ne vit rien, il vit l'herbe ou le ciel, il ne vit pas les taureaux, il dit j'ai vu le taureau qui ne sait pas que je l'ai vu, on riait parce que c'était un mensonge et que ça ne voulait rien dire, Felix riait aussi mais pour d'autres raisons, il riait parce qu'il avait peur d'avoir raison et d'être forcé de mentir parce qu'il avait raison, le taureau qui ne sait pas que je l'ai vu mourra de ma propre main.

On lui présentant un torero. C'était un acrobate et un cavalier de grand talent. Il montra à Felix l'épée et la lance avec lesquels il avait tué plus de mille taureaux. Mille, ce n'était rien, c'était toujours le même taureau et on se sentait nu parce qu'on était un homme, les femmes adoraient cette nudité de l'homme seul face au taureau, une gravure le représentait en habit de cérémonie, saluant les femmes d'un coup de chapeau et tournant le dos à un taureau qui ne l'avait pas encore vu. Il signa la gravure et la donna à Felix, il en donna une aussi au frère de Felix, puis chacun eut sa gravure et le torero s'en alla en regrettant de ne pouvoir rester plus longtemps avec eux, il y avait des gravures même par terre et on marchait dessus, le lendemain, elles avaient été balayées.

Felix se petitoutonait encore en y pensant. Il avait oublié le nom du torero, il avait oublié sa mort, il avait regardé le monde avec des yeux de merlans frits et il se promettait de ne plus recommencer. On remontait le raisin de la vallée quand ils rentrèrent. Un cheval était mort en cours de route et on l'avait remplacé, le père de Felix cherchait cet argent, il tournait toute la journée, il y avait un moyen de retrouver cet argent, Felix cherchait aussi mais dans les mauvais endroits, on ne lui expliqua rien. Il regardait les vendangeurs fouetter les mules sur le chemin. Pourquoi avaient-ils voyagé ? Le cirque revenait tous les ans. Le même géant hurlait les mêmes mots dans le même porte-voix. Il y avait un serpent qui avalait des mulots et un singe qui s'habillait et se déshabillait. Le géant arrivait à pied. Il dépassait les charrettes sur le chemin. Felix oubliait qu'il était un petitou et il allait à sa rencontre, butant sur les cailloux du chemin. Le valet le suivait. L'Indienne était oubliée. Le géant soulevait Felix, il disait que c'était le plus léger des aristocrates et le valet riait comme s'il était fou. Ils remontaient tous les trois vers le domaine et ils s'asseyaient sous la véranda. Le géant parlait de l'année écoulée. Il ne restait presque plus rien de l'argent du voyage en Amérique. Un lion s'était échappé à Ronda et quelqu'un l'avait abattu et n'avait rien dit, le lion était une carcasse pourrie quand on le retrouva, on lui arracha les canines et les griffes, c'était tout ce qu'il valait maintenant.

Le lion n'avait pas été remplacé. Il manquait à l'imagination. On pouvait exciter un singe qui vivait dans une cage. Il montrait ses dents et son cri vous rendait sourd pour une bonne heure. Le frère de Felix excita le singe. Il avait donné une pièce et l'employé lui avait donné un bâton en leur recommandant de le tenir fermement, le singe avait l'habitude et il cherchait à s'emparer du bâton, il se mettait alors à frapper les barreaux de sa cage et on reculait en se demandant si la fin du monde était arrivée, le frère de Felix recula, les yeux écarquillés, il avait lutté contre le singe jusqu'à se mordre la langue et la faire saigner, tout le monde avait eu peur et les employés du cirque avaient jeté du sable sur la cage et le singe s'était calmé. Un lion n'eût pas accepté la défaite, d'autant que le frère de Felix revenait avec un autre bâton qu'il avait payé avec une autre pièce mais le singe se laissa humilier, il avait perdu et ne voulait pas recommencer.

Dans la cage à côté, le serpent regardait un mulot qui le regardait. Felix imitait drôlement ce regard. Le valet jouait le rôle du mulot, il le jouait bien, mais le valet ne mangeait pas Felix, il arrêtait de jouer juste avant le moment de le manger, et il n'expliquait pas pourquoi. Puis le cirque repartait et on allait chasser les lièvres dans la lande. Les coups de fusil assourdissaient un petitou qui avait conscience de grandir. Il ne grandirait peut-être pas autant que le géant. Il arrachait les cadavres des lièvres de la gueule des chiens, il n'était pas de force et c'était la voix de son père qui mettait fin à cette lutte inutile, le chien redevenait docile et les coups de fusil ne l'effrayaient pas. Felix haïssait les chiens. Il méprisait les lièvres. Les chasseurs l'écœuraient. Il aimait les fusils, l'odeur de la poudre et de l'huile, la douceur infinie des crosses et la perfection des mécanismes. Il aimait aussi les évocations du bon vieux temps. Il était nécessaire que ce temps fût à la fois vieux et bon. Il comprit d'instinct que le présent n'est qu'une facilité de langage. Et il songea au futur, le sien forcément, les autres n'avaient pas de futur s'il en était privé lui-même et le passé n'avait aucun sens s'il manquait une jeunesse pour s'interposer entre la nostalgie et la soif de vivre.

Le valet traçait d'étranges graphes dans le sable. Il montrait l'endroit où nous étions et celui où nous avions été, ce qui comptait et ce qui n'avait aucune importance, ce qui était arrivé et ce qu'il en resterait au moment de s'en souvenir. Felix aimait cette proximité. Le sens, c'est l'absence de sens. Ne pas croire, c'est exister. Douter, c'est être. Les sentences pleuvaient. Et elles révoltaient.

 

Chapitre V

 

Quelqu'un dit que le valet mourrait un jour d'un coup de couteau dans le dos.

Ce temps n'appartient pas à la mémoire, mais à la rumeur. Les personnages sont tracés jusqu'à la ressemblance, puis plus rien, la cohérence prend la place de l'impression, la perspective celle des coups de cœur, on reconnaît au lieu de se souvenir, cette part de mensonge, infime et impossible à fixer, est l'épicentre des séismes psychiques qui secouent l'existence jusqu'à la mort de l'être qu'on a été et qu'on ne sera plus, ou bien la mort ne tue rien que le corps d'un fou, d'un illuminé, d'un fanatique, d'un sectaire ou seulement d'un malheureux.

Il y eut d'autres étrangers. Ils se ressemblaient tous parce que c'était la mère de Felix qui les choisissait. Et il ne le savait pas. Être le fils naturel de l'un d'entre eux était une idée vertigineuse. Il fallait y croire tout de suite. Et quand l'étranger mourut, non pas d'un coup de couteau, mais à la suite d'une chute qui lui avait tordu le cou sans le faire saigner, Felix se sentit orphelin, il n'éprouvait aucune tristesse (son frère lui avait dit que cette mort ne pouvait pas l'affecter), il réfléchissait toute la journée et la nuit, il se réveillait parce que le rêve lui proposait la résolution de l'énigme, un jour même il dit à son frère : jure-moi que ce n'est pas toi qui les as tués.

Le frère jura. Il ne tuait pas les amants de leur mère. Il était trop malade pour ça. D'ailleurs sa faiblesse l'effrayait maintenant. Il y pensait tout le temps. Il ne souffrait pas grâce à l'opium mais l'opium ruinait son esprit.

— Il y a deux manières d'écrire un poème, confiait-il à Felix : ou bien les vers se suivent et se ressemblent, poème du temps qui passe ; ou bien les vers ne ressemblent pas au temps, et le personnage apparaît, poème du désir.

C'était très théorique et il n'arrivait plus à y réfléchir ni surtout à mettre en pratique une théorique glanée sur le chemin qui le conduisait à une mort prochaine au lieu de lui promettre des voyages. Felix s'embrouillait. Le garde l'avait embrouillé, les personnages l'avaient embrouillé, il parlait au prêtre exactement comme s'il s'adressait directement à Dieu, tenant l'idée avec des pincettes, capable d'un agenouillement douloureux et pensant à une discipline encore plus dure et plus définitive, le prêtre connaissait l'histoire, l'histoire ne l'intéressait pas, il voulait seulement savoir si Felix avait quelque chose à se reprocher qui dépassât les compétences de la confession. Felix revenait sur des points de l'histoire qui n'avaient plus de sens au moment de les raconter et le prêtre grattait la grille du confessionnal dans un geste d'impatience qui ne réussissait pas à mettre fin au soliloque de Felix, il lui dit : tu es un enfant et tu mélanges tout, Felix dit : il les a tués tous les deux, de cela on peut être sûr.

Le prêtre grimaçait comme s'il était sujet à une douleur dont il connaissait le remède.

— Ce que tu affirmes est très grave, dit-il, tu ne peux pas mentir pour accuser un mort.

Qu'est-ce que cela voulait dire ? Le frère était mort parce que je ne l'avais pas tué comme ils prétendaient malgré les signes évidents de l'accident fortuit mais il était mort parce qu'il avait tué le père de son frère cadet et celui du frère qu'il ne voulait pas avoir, s'il vivait aujourd'hui il tenterait de tuer le père du frère que je vais avoir parce que ma mère le désire et que mon père n'a jamais pu avoir d'enfant.

Mais Felix se taisait. Il entendait les pas de l'oncle sous le porche. Il ne dirait rien de plus. Personne ne lui arracherait ce morceau de réalité. Le garde avait torturé le potier, le fermier et le contremaître. On les a entendus crier toute une journée. On avait fermé l'église et à l'intérieur de l'église on n'entendait plus rien, viens avec moi, avait dit le prêtre à Felix et il lui avait donné un cierge à baiser et à allumer, Felix obéissait aux lois depuis toujours, le cierge une fois dressé le prêtre avait lu un psaume qui en disait long.

— Tu ne peux pas te taire, disait-il.

Quelqu'un entra dans l'église.

— Ce que tu sais n'a pas d'importance, dit le prêtre, c'est ce que tu as fait qui compte, comprends-tu ?

Il fallait comprendre que le pardon est un effet de la compréhension. Felix avait maigri. Il avait cherché l'opium et ne l'avait pas trouvé.

— Tu inventes des histoires, lui avait reproché le prêtre.

L'oncle avait pris l'enfant par la main.

— Laisse-moi l'emmener, avait-il dit au père de Felix qui reconnaissait à voix basse qu'il était incapable de protéger son fils de l'hystérie de sa mère et de la perversion du prêtre.

Le garde avait d'autres chats à fouetter. Il réglait des comptes. Un matin, on aperçut le potier couché dans le parterre de fleurs que le garde cultivait à ses heures perdues. Le potier était nu et couvert de sang. On l'avait cru mort. La porte s'était refermée. Le prêtre ne savait plus quoi penser de cette confusion. On attendait la visite d'un magistrat mais il n'arrivait pas. À l'auberge, sa chambre était prête. On connaissait ses habitudes, la branche de romarin pendue à la fenêtre, les fleurs de lavande dans un vase de verre afin qu'il pût surveiller la transparence de l'eau, le livre ouvert sur la table de chevet, peut-être une concordance, il ne lisait pas autre chose en dehors des textes de la loi. Le garde avait jeté un œil ironique dans la chambre. Il ne s'était ni rasé ni baigné depuis plusieurs jours.

— Tu es mon témoin primordial, avait-il dit à Felix.

Il voulait venger la mort du frère. Ça aussi c'était compliqué. Felix n'avait plus peur. Cette complexité le sauvait. Son père ne savait plus ce qu'il devait penser.

— Ne pense plus, avait dit l'oncle, ils vont le rendre fou, laisse-moi l'emmener !

Mais le père de Felix ne se décidait pas. D'ailleurs, la décision ne lui appartenait pas. Elle seule pouvait le dire.

— Tu n'as pas besoin de réfléchir, avait dit le garde à Felix, parle sans te soucier de ce que tu dis, je saurai ce qu'il faut savoir, mais Felix refusait de parler au garde exactement avec la même force qui l'empêchait de parler au prêtre.

— Elle le tuera ! s'était écrié l'oncle.

C'était comme une sentence. Pourquoi cette préférence, cet aveu de préférence maintenant qu'il manquait deux êtres essentiels à son existence de maîtresse du jeu ? Le père de Felix, le père du futur frère de Felix, le frère de Felix, et même le père du frère passé de Felix lequel ne pouvait pas être celui qu'elle avait épousé. Le prêtre était horrifié. Comment un enfant pouvait-il tenir de pareils raisonnements ? Il entrouvrit la grille pour regarder le masque de Felix. C'était le diable. Un diable affligé d'enfance, doux et triste, pitoyable. Il referma la grille. Felix n'avait pas levé les yeux.

— Souviens-toi, dit le prêtre.

Felix s'efforçait de retrouver la cohérence des récits qui compliquaient absurdement son enfance. Il ne pouvait plus parler. Le prêtre se mit à prier à voix basse. Les diables défilaient dans sa bouche. Cette énumération n'épuisait pas le sujet. Felix écoutait. Il était presque tranquille maintenant. Quelque chose se terminait malgré lui mais avec lui.

— Qu'il avoue ! avait dit son père.

L'oncle était scandalisé.

— Qu'il oublie si c'est possible ! avait-il répondu.

— Elle ne lui pardonnera jamais ! avait encore dit le père de Felix.

L'oncle avait ajouté : il n'y a peut-être rien à pardonner.

On ne parlait plus ni du potier ni du contremaître ni du fermier. Felix vit passer le Juif. Il portait une redingote et semblait ne pas vouloir se coiffer du chapeau qu'il tenait dans son dos. Qu'est-il pour moi ? Il réfléchit. C'est le père du père de mon frère futur, donc son futur grand-père. Il n'est rien pour moi. Le père de mon frère passé et mort (par accident) n'est rien pour moi non plus. Elle seule peut tout expliquer.

Elle avait dit tranquillement à l'oncle : mais non, je ne suis pas enceinte ! Mais elle l'était. L'oncle ne s'était jamais trompé. Il l'avait traitée de garce et elle ne s'était pas révoltée. L'esprit de Felix travaillait sans cesse. Il accumulait les anecdotes, les conversations, les portraits même. Son père, dilettante craintif et fugace, observait peut-être judicieusement qu'on ne pouvait pas comprendre Felix si on ignorait, au moment où l'on avait affaire à lui, sur quel plan il se situait, son esprit était une construction par plans et il était nécessaire de savoir lequel était en usage sous peine de ne rien comprendre à ses réponses et encore moins à ses questions, et même personne sauf lui ne s'était rendu compte qu'on l'avait finalement réduit à cette existence inquisitoire, il se flattait assez facilement d'avoir accès à ce temple d'obscénité et de mélancolie, comme il l'appelait, nommant à la fois le corps et l'esprit de celui qui, pas plus qu'un autre, ne pouvait pas être son fils.

Mais il était peureux, fragile et prompt à se renier, pensait Felix. Le premier plan, le plus important peut-être, était celui où un voyageur devenait le père de l'enfant que la mère de Felix attendait en prétendant qu'il ne remplacerait jamais celui qui venait de disparaître, autre plan difficilement distinct du premier, mais Felix était capable de cet effort, mis à part quelques incohérences inévitables dues essentiellement aux mauvaises dispositions de sa mémoire (qu'il héritait de sa mère), il parvenait généralement à s'y retrouver, les transparences de la confession, qui révélaient le plan où le frère mourait par accident, n'affectant que les ombres d'une enquête, menée conjointement par le garde et par un magistrat, qui prétendait apporter une solution convaincante au problème posé par la mort, non pas du père de l'enfant que portait la mère de Felix, mais par le même homme réduit à ce qu'il représentait aux yeux des autres et plus particulièrement de son père. Le frère de Felix mourut l'année suivante. Un an passa entre l'enquête et la confession. Et Felix était le seul à savoir que la justice avait finalement condamné des innocents et que d'autre part il avait menti au prêtre, ces deux événements ayant eu lieu à peu près en même temps.

Le troisième plan auquel pensait le père de Felix ne devait ses incertitudes qu'à l'âge auquel l'enfant les avait vécues. Il y était question d'un père qui pouvait être le sien. Il avait du mal à se souvenir de ce visage. L'existence d'un cirque était peut-être une invention ou du moins avait-il peut-être inventé la relation de ce père supposé au cirque dont il ne pouvait pas se souvenir. De ce cirque pourtant, il parlait avec volubilité. Il connaissait tous les personnages. Ils avaient existé. Il les reproduisait avec précision. Son père était horrifié mais n'en laissait rien paraître. Sa mère disait mais enfin de quoi parle-t-il comme si elle n'avait pas reconnu ni les lieux ni ce qui s'y était réellement passé. La seule photographie avait été brûlée au cours d'une crise de nerfs. Elle avait fixé le nom du cirque et de son propriétaire. Les quilles avaient été immobilisées dans le ciel blanc, mais en fouillant le détail de cette réaction chimique, on voyait qu'elles étaient attachées à des fils qui descendaient du même ciel. Le brûlement de cet instant faussement rejoué n'avait été précédé d'aucune cérémonie et ensuite le calme était revenu, Felix avait complètement oublié qui avait jeté la photographie dans le feu.

Un autre plan était possible, il précédait tous les autres et ne contenait rien. C'était la question : qui est le père de mon frère passé ? Il ne la posa jamais. Son propre frère n'y répondait pas. Il disait : puisque je ressemble à notre mère et que tu ressembles à celui qui n'est pas notre père. Et il traçait le graphe dans le sable, impératif et joueur, satisfait aussi, caressant la joue brûlante de Felix qui pensait devenir fou, son père avait dit : ma fille veut m'oublier et il avait ajouté à la confusion.

Le temps s'était même arrêté pendant quelques années. On avait surveillé de près sa croissance. On l'exposait au soleil, couché sur le ventre et frictionné d'eau-de-vie. Il s'exprimait peu. Le frère qu'il attendait était mort-né. Il en conçut un réel chagrin, seule sa mère douta de sa sincérité. Mais il aimait souffrir pourvu que ce fût elle qui le blessât. On avait enfermé le corps (mais s'agissait-il d'un corps ?) dans un petit cercueil blanc. Une plaque de cuivre gravée indiquait que le corps était celui de l'enfant mort-né de Doña* le... On lui expliqua que cet être n'avait pas eu une existence valide. Ce défaut de validité (aux yeux de tous) justifiait qu'on ne lui accordât aucune importance. Le médecin annonça à la mère de Felix qu'elle ne pourrait plus avoir d'enfant. Elle s'effondra.

L'oncle revint parce qu'il croyait qu'elle était sur le point de mourir. Elle se rétablit pendant son séjour. Avant de s'en aller, il discuta fermement l'avenir de Felix mais il s'en alla sans lui. Puis le temps se remit en marche. Felix se plaignait de douleurs dans les genoux et il digérait mal, déféquant beaucoup et vomissant trop. C'était l'air, avait dit le docteur, la poussière de l'air, elle crucifie les débiles. Felix ressentit d'un coup cette débilité. Il cessa de lutter. On procéda à des lavements qui l'humilièrent, on lui refusa l'opium dont il se souvenait, sa nudité, exposée au soleil ou baignée dans les eaux mortes du torrent, se détacha de lui au point qu'il n'éprouva plus aucun plaisir. Son esprit gagnait du terrain.

— Il devient fou, avait dit l'oncle.

Sa mère avait haussé les épaules. Elle allait encore en robe de chambre mais se parfumait et se coiffait. Son père dit qu'il avait cru devenir fou dans sa jeunesse. Mais ce n'était pas son père. Même s'il prétendait être le père d'une mulâtresse. Il était revenu enchanté d'un voyage en Amérique et quelques mois plus tard il y était retourné, l'enchantement avait résisté aux injures et aux menaces, il revint encore une fois et oublia d'embrasser Felix. Comment ne pas les haïr ? Et comment aimer les autres ?

Il lut des livres invraisemblables. À cette époque, le personnage était tout. Tout devenait le personnage de son auteur. Même les lieux. Il croyait les violer. On était grandiloquent, minutieux, on s'égarait rarement, les affluents du récit devenaient fleuve, et le fleuve roman. On arracha des pages qui nuisaient à l'ensemble. Le prêtre était un arracheur de pages assez acharné, le précepteur était convaincant, la mère se trompait sans daigner reconnaître ses erreurs, et le père, touché par le bonheur biologique, prenait le temps de lire, certes, mais sans donner son avis. Felix retrouva des pages, il en tourna d'autres sans les lire. Il s'ennuyait. Il perdait patience. Mais sur le fil de quel temps ?

Il ne voulait pas grandir, il rapetissait, entrant même dans les chaussures de l'année précédente où ses pieds finissaient par saigner, on s'en rendait compte à temps parce que sa nudité était disponible. On le déshabillait deux fois par jour. Il pouvait difficilement cacher les traces des douleurs qu'il s'infligeait. On le résonnait, mais c'était autant de raisons de devenir fou. Son passé était constitué de plans transparents qu'il traversait pour se reconnaître tel qu'il se voyait dans le miroir du lendemain, si tout son futur n'était qu'une journée de plus, infranchissable et fidèle. Il négligea ses études. C'était une autre expérience. Ne pas savoir. Se contenter de la surface et des glissements. Il trouva l'opium. Il en abusa jusqu'à l'épuiser. À une question de son père, il répondit à peu près de cette manière, d'abord péremptoire : je suis... puis obstiné : Je... puis conscient qu'il venait de détruire ses dernières défenses : vous... Il se coucha en songeant à cette ironie.

— Je suis biologique, avait-il voulu dire. Nouvelle folie. L'amour consistait en ceci : aimez-vous. Quelqu'un parlait. Quintessence de l'homme.

La négresse était ravissante. Il ne pouvait pas lui ressembler. Le portrait était exécuté au fusain. Beaux noirs superposés jusqu'à l'anéantissement du papier. Il avait disparu. On le chercha. On le découvrit dans sa chambre. Pourquoi elle ? Je ne sais pas. Sa mère l'envoya fouetter dans l'écurie. Le valet fouetta la mangeoire. Il attendait, nu et impatient. Le lendemain matin il vit le valet dans le carcan. Il buvait de l'eau et mangeait un morceau de pain. Il ne s'arrêta pas.

Je suis perdu si personne ne veut de mon corps, pensa-t-il en entrant dans le salon où son père sommeillait. Il ne s'était pas couché. Il ouvrit les yeux, puis les referma.

Où est l'opium ? Maintenant le passé lui revenait par fragments. Le garde, en son temps, y avait découvert les actes d'une tragédie qui se termina deux fois, la première quand on garrotta le potier ou le contremaître, il ne se souvenait plus, la seconde avec l'enterrement du frère futur à qui on avait refusé les clés du paradis, comme si on les possédait, comme si, par délégation, on avait ce pouvoir sur les autres. Entre-temps on l'emmena voir les bagnards, les Tristes qu'on embarquait et qui ne quittaient rien, lui expliqua-t-on. Puis l'existence le conduisit au bord de la fosse où le cercueil se posait sur un autre cercueil. Pas de nom. Peut-être une date. L'air était chargé de la fumée de la pipe d'opium. Il s'évadait comme il pouvait. Il sortait définitivement d'une tragédie pour entrer dans le trantran de la vie, avec la différence, par rapport aux autres, qu'il ne formait aucun projet, il n'exprimait aucun désir, même sa conversation était obscure et blessante. Le commun des mortels, une fois sorti de la tragédie de l'enfance, se donne à son effort de défragmentation en pèlerin obstiné et fidèle. Felix semblait cultiver la paresse, il fragmentait le fragment, se préparant un autre infini, et la langue menaçait de lui manquer. On disait quelquefois qu'on ne l'avait pas compris ou qu'on ne le comprenait pas, selon qu'on expliquait son impuissance ou sa peur, il n'avait affaire qu'à des impuissants et des lâches, il les méprisait si c'était possible, sinon il tentait de les oublier. Son champ d'action se réduisait, le condamnant, non pas à la solitude, mais à la famille, ou à ce qui en tenait lieu, il connaissait par cœur l'arbre généalogique, ses doutes, ses certitudes, géométrie nécessaire au récit, il ne tenait qu'à ce récit, à ses noms, aux fornications, aux douleurs de l'enfantement, des agonies terrassaient, d'autres promettaient la lenteur, jusqu'à se confondre avec la vie même qui était le plus souvent pur produit de son imagination.

On l'enferma. Il ne voyait que son confesseur, une fois par semaine, un médecin qui ne connaissait pas l'Amérique, il lui parla de l'Amérique qu'il ne connaissait pas lui-même, l'autre l'écoutait. Le confesseur le visitait deux fois par jour, à l'heure des repas. Ils mangeaient des pâtés. Sans ustensile.

Il vivait nu dans une chemise, il pouvait entortiller la chemise et tenter de s'étrangler mais il ne voulait pas être son propre bourreau, il ne voulait pas mourir nu, il y avait d'autres raisons, quelles raisons ? lui demanda le médecin.

L'Amérique. Elle lui était promise. Mais le frère qu'on destinait aux terres d'Espagne était mort et celui qui n'avait pas vécu avait peut-être emporté un secret dans sa tombe.

— Quel secret ? demandait le confesseur.

Felix immobile, prostré, on soigna même un début de paralysie faciale.

— Tu veux de l'opium ? Il y avait une fenêtre au ras du plafond, inaccessible.

C'était l'objet de sa prostration. Il n'y avait pas de ciel dans la fenêtre. Raison de son immobilité, il attendait. La chambre était un être qu'il habitait. Le docteur lui donna raison. Le confesseur expliqua longuement pourquoi il croyait plutôt à une juste juxtaposition des êtres. Cette humanité mosaïque n'avait pas l'approbation de Felix. L'être habite l'être, comment exister sinon ?

On le laissa délirer. Puis on le sortit dans le parc, attaché à une litière portée par deux valets masqués et gantés. Les arbres lui parurent gigantesques. Il avait oublié le parfum des fleurs. Le temps était à la pluie. On se réfugia plusieurs fois sous le couvert.

— Où sommes-nous ?

Les masques se déridaient pour rire. Voulait-il aller jusqu'à l'étang ? On s'abriterait dans les niches de la muraille si une averse les surprenait.

— Oui.

Ils trottinaient, allègres et bavards, ayant jeté le masque. L'étang était presque entièrement couvert de nénuphars en fleurs. Était-ce l'été ? Le bonheur commençait par cette tranquillité qui était un don de l'homme à l'humanité malade. Le ciel se dégagea. Il s'en prit à la gravité terrestre. Sa cohérence fascinait. On ouvrit un torchon pour découvrir un morceau de jambon et une tranche de pain. On humecta ses lèvres.

— Veux-tu de l'opium ?

Il eut peur de s'endormir.

— Où irons-nous ?

Ses poignets et ses chevilles étaient liés à la litière. Il pissait dans un tube. Priape le visitait à cette heure. Métaphore. Qui désirait-il ? L'amour naît de ce désir ou le désir de l'amour ? Pauvres questions. Il le reconnaissait. Il y eut d'autres promenades. Il regardait les statues. Il était fasciné par les voûtes et les arcs-boutants. Il calculait les distances, survolait les géométries, de temps en temps l'observation d'un insecte le tranquillisait, ou bien il était effrayé par le vol de l'oiseau, son propre corps devenait dur, noueux, impénétrable, aveugle et douloureux.

— Je ne suis pas chez moi, disait-il et on lui demandait s'il voulait rentrer chez lui maintenant qu'il savait où il n'était pas, ce qui ne répondait pas à la question de savoir où il était, ni pourquoi il y était, ni comment il avait atteint ce lieu.

Pourquoi avait-il oublié ce voyage ?

— Vous ne sortirez pas de moi avant de vous être expliqué !

Le confesseur s'approcha.

— Reconnais-tu ces diables ?

Il giclait l'eau bénite. Le docteur seringuait l'anus. On extrayait les mots de sa bouche. Beaux draps de l'aventure mentale. Il se mordit la langue. On lui arracha les dents. Puis le soir venait. Il entrait à l'improviste et de plain-pied dans un des actes de l'enfance. Un personnage l'accompagnait dans ces pérégrinations. Il ne le voyait pas. Il savait que c'était lui. L'enfant qu'il avait été le savait aussi. Ce qui est influait sans doute sur le contenu de son texte. L'enfant ne le voyait pas non plus mais il voyait l'enfant si ce n'était plus lui, ce qui arrivait dans les moments extrêmes, quand le cri prenait la place de l'enfant, le cri de bonheur comme le cri de désespoir, l'enfant criait à la limite de l'enfance, il fallait se boucher les oreilles pour traverser l'enfance qui devenait silencieuse et lente, ce n'était qu'une sorte de rêve avant le rêve, le sommeil y mettait fin comme l'éveil achevait le rêve, beaux moments où l'on n'est plus soi-même.

On lui montra les autres. Le temps avait sensiblement passé. Il traversa le réfectoire. Il ne marchait pas. Il était assis sur un fauteuil roulant. Devant lui, la roulette tournait dans tous les sens. Le sol était recouvert d'un pavé aux interstices d'herbe.

Les autres existent. Ils se reproduisent. Même langue dans même bouche. Même regard sur des mondes qui se ressemblent jusqu'à l'infini. Confesse-toi. Guéris. Voyage. Avoue l'assassinat. Reconnais ta fragilité. Obéis à leurs désirs. Ce n'est pas plus compliqué.

Il ne reconnaissait personne. On l'attabla. La soupe fumait, augmentée d'yeux et de vortex. Il aspira dans le tube. On lui montra la cuillère. Que restait-il de cette coordination ? Le pain fut élevé à la hauteur de ses yeux, puis rompu et porté à sa bouche en plusieurs fragments qu'il mâcha consciencieusement.

— C'est bon ?

Il ne regardait pas les visages.

— Pourquoi ce silence ?

Des mains déposèrent l'offrande d'une viande qui saignait.

— Sais-tu quelque chose ?

Le couteau séparait un nerf. L'assiette se remplissait lentement de ce sang cuit à point, inondant même les légumes entortillés comme des mèches de cheveux, le couteau avait disparu. La viande aussi était agréable. On portait le verre à ses lèvres.

C'est mieux. Calme. Style. Cette patience de bachelier. Ce tourment réduit à une larme au coin de l'œil, perle rare du langage de l'aveu.

Il rota. Il voulut même renouer la serviette. Il l'enfila et fit le nœud. On lui montra son tiroir. Il déposa la serviette et le tube. Une main déposa encore la cuillère.

— La clé ?

Il n'y avait pas de clé. Pas de collier autour du cou. Le fauteuil cahotait en même temps. Arrivé au pied de l'escalier, on rangeait le fauteuil contre le mur et on lui demandait s'il pouvait se servir de ses jambes, il n'avait rien aux jambes, il se comportait comme une hystérique.

L'offense le tétanisait. On le portait jusqu'à sa chambre. Un lit, une chaise, une table et l'agenouilloir qui était un bien familial, il l'avait reconnu dès le premier jour, tandis que la cuvette l'avait intrigué et même angoissé pendant de longues semaines. Il l'avait finalement reconnu. S'agissait-il d'être sage ? Il regrettait l'absence des miroirs. Se voir était un privilège. Il y avait les yeux des autres mais ils s'esquivaient. La fenêtre sans ciel lui apportait les bruits du jardin où l'on binait. Il expliquait sa solitude pendant ces heures. Assis sur la chaise et regardant le dessus de la table. Il avait conscience de s'éloigner. Il voyait clairement ces territoires de l'autre. L'autre parmi les autres. Une étrange humidité l'environnait. Il était interdit de s'éterniser sur le pot de chambre. Cette colique l'humiliait. Une fois par semaine on lui coupait les ongles et les cheveux. On ne le douchait pas, on l'épongeait. Dans la chambre se mêlaient les relents de colique et la fragrance des lavandes dont il se souvenait. La rivière torrentielle était gravée dans sa mémoire. Les mimosas du chemin... Le confesseur appréciait ces évocations, le docteur y cherchait une biologie. Le confesseur lui apportait une bible qu'il pouvait feuilleter mais il ne la laissait pas. Les bocaux du docteur finirent par se ressembler tous, ils contenaient des fragments de la même aventure, il pouvait approcher ses yeux si c'était nécessaire à sa mémoire, le docteur aimait qu'on lui posât des questions pertinentes, il ne le voyait qu'une fois par semaine, il avait le temps d'y réfléchir, peu importait que la question fût finalement pertinente ou stupide, l'important était de réfléchir aux questions qu'il avait suggérées. Exercice de style. Il ne s'en tirait pas trop mal, s'améliorant même de semaine en semaine, le docteur promettait de promettre s'il continuait sur la voie de la sagesse. Il ne s'agissait pas d'autre chose.

— Ai-je bien répondu à la question ?

Les pages de la bible ouvertes presque toujours au livre des psaumes relevaient plutôt d'une pratique constante de l'humanité, revers de la sagesse. Les questions intriguaient. On n'y répondait pas. On citait, fourrageant le volume pour retrouver la citation, et la trouvant à la fin, à une virgule près. On lui montra les chambres de l'étage au-dessus. Le couloir était moins sommaire. Il fut pris de vertige avant même d'avoir vu la chambre qu'on lui promettait s'il était à la fois sage et humain. Il avait consenti à marcher. Il les suivait. Ils ne marchaient pas plus vite que lui mais ils avaient pris de l'avance, comme s'il était nécessaire qu'il les suivît à une distance qui devait avoir son rôle à jouer. Il était atteint de mollesse. Il se désarticulait.

Il descendit l'escalier sans se plaindre du vertige qui le privait de la parole. Il atteignit le palier. Il ne put s'empêcher d'exprimer son soulagement. On se retourna. Il souriait. Il lâcha la rampe en même temps et il les rejoignit. Ce n'était pas plus difficile. Franchir la distance. Et d'abord avoir conscience que ce qui apparaît comme une distance est réellement une distance, d'où l'intérêt du franchissement. Ce raisonnement les étonna un peu. Il découvrit le couloir. Beau plafond de plâtre bleu où l'on distinguait encore le rose des personnages. Fenêtre sur cour, hautes de la hauteur du mur qu'elles perçaient de loin en loin, on ne pouvait en toucher les carreaux à cause du barreaudage, certaines étaient ouvertes, c'était l'été. De l'autre côté, les portes fermées à double tour, sauf une qu'on l'invita à pousser. Il entra le premier. Il marchait sur un tapis. Il y a la fenêtre, les barreaux, le jardin, le ciel. Il suffoquait.

C'était facile. Et ils tenaient leurs promesses. Et encore, il n'avait pas vu l'étage du dessous. Il le verrait. Le temps doit passer. Certains le mettent à profit pour l'étudier. D'autres y guérissent de leurs maux. Un peu grâce aux premiers. Et parce que Dieu est Dieu. Le reconnaissait-il ? Même les fous sont hypocrites à l'heure d'améliorer leur quotidien. Mais il avait renoncé à les tromper. Ils en étaient convaincus. Il ouvrit la bouche comme s'il allait leur demander quand ils pensaient lui permettre de vivre à cet étage. Étage. Il vit l'édifice tout entier. Tour de Babel. Ils étaient libres d'en pratiquer l'interminable escalier. Il songea soudain qu'il y avait peut-être d'autres étages au-dessus de celui qu'il habitait depuis un temps qu'il était incapable de mesurer. La bouche demeura un moment grande ouverte puis elle cracha le fiel, un jet noir atteignit l'œil du confesseur et tacha la boutonnière du docteur. Ils reculèrent.

Il n'avait pas crié, certes. Mais ce fiel ! Ce foie encore malade. Ces indigestions chroniques, celle du matin, celle de midi et celle du soir. Felix referma la bouche. Maintenant le fiel l'empuantissait, sa langue se convulsait, pourtant il ne tentait rien pour se sortir de ce cloaque, il tendait ses mains en signe d'excuses, une fétidité jaune perlait aux commissures de ses lèvres, on regardait ses yeux mais il les avait fermés. Il ravala le fiel et le cri. Pouvait-il expliquer ce qui lui arrivait ? Ses lèvres se retroussèrent. Il avait des dents jaunes.

Pourquoi avait-il cru à la réalité de cet arrachement ? Pourquoi ne répondait-il pas aux questions ? Pourquoi était-il incapable de situer l'origine des questions qui pouvaient être les leurs ou simplement celles qu'il se posait parce qu'il avait peur de ne pas y répondre ?

Le docteur l'auscultait. Il avait l'œil jaune. Son lorgnon exagérait les rides des paupières. Il fixait la narine où il avait introduit une pince. Une douleur frétillait vaguement dans le cerveau de Felix.

— Qu'est-ce que c'est ? demandait le confesseur.

Felix savait trop bien ce que c'était.

— Une confession ? demandait encore le confesseur.

Felix renifla. Il y avait longtemps qu'il ne reniflait plus. Le docteur étala la feuille sur la table. C'était un petit carré de papier de soie. Page 1. On chercha la page 2. On la trouva dans le conduit de l'oreille droite. Celui de l'oreille gauche ne contenait rien. On s'attendait à des révélations décisives du côté de l'anus, mais il était vide. On explora vainement toute la surface. On fouilla dans la broussaille des cheveux. On arracha une dent douteuse.

La confession de Felix tenait sur deux pages et elle était inachevée. Au procès qui eut lieu dans le bureau du docteur, on lut lentement le contenu des deux pages. On était silencieux, presque solennel. Il y avait là la mère de Felix, en habit du dimanche et coiffée d'un béret, le père de Felix avait renoncé à ses devoirs de père, le confesseur souriait, le garde était couvert de la poussière du chemin et il tenait ses éperons à la main, le docteur présidait derrière un bureau, penché cérémonieusement sur une loupe qui agrandissait l'écriture microscopique de Felix. Le bougre s'était évertué, avait dit le garde en observant les deux carrés de papier.

— Saurons-nous jamais ce que signifient ces pattes de mouche ? avait murmuré le docteur.

On fit venir le prévenu. Il était revêtu de la robe prétexte. Ses genoux tremblaient. Il demanda où était son père. Il ne s'adressait à personne en particulier. Le garde donna un coup de pied dans la sellette qui valsa.

— Assieds-toi !

Felix prit place. Il cachait ses mains. On lui demanda ce qu'il cachait. Il cachait ses mains. On lui demandant ce que cachaient ses mains. Il les montra. Elle cachait le tremblement de ses mains. Il avait un peu honte. Son regard fuyait. La loupe grossissait l'œil du docteur.

— Vas-tu nous dire ce que cela signifie ? susurra le confesseur.

Il était question de trahir le sens et non plus de s'en excuser. Felix remit les mains sous ses fesses. Il avait envie de vomir. Ce n'était pas le moment. Le docteur lut la première syllabe.

— Gak !

— Qu'est-ce que cela veut dire ?

Au-dessus de sa tête, la nudité du Christ devint tragique.

— Oui, dit le confesseur, qu'est-ce que tu as voulu dire ?

Le garde se leva pour se détendre les jambes.

— Vous m'avez fait venir pour rien, dit-il au docteur.

Il tourna autour du bureau. Les carrés de papier voletèrent un peu. La loupe les emprisonna.

— Veux-tu lire à ma place ? demanda le docteur.

Felix ne trouvait pas la force de dire non. On amenait la page 1 sur un plateau.

— As-tu besoin de la loupe ?

Comment avait-il pu produire une écriture lisible malgré sa réduction ?

— Je ne sais pas, dit-il.

— Tu as voulu dire quelque chose, qu'est-ce que tu as voulu dire ?

— C'est bien écrit mais ça ne veut rien dire pour nous. Explique-toi !

Une explication ? Cette attente des autres. Que savent-ils déjà ? Par où commencer ? Ils pouvaient le vider de ses vomissures et de ses excréments. Ils pouvaient même le vider de son sang, de son air. Ils le videraient de ses entrailles pour le momifier une bonne fois pour toutes.

Le Juif faisait les cent pas dans le couloir. Il avait ouvert une fenêtre parce que l'air était irrespirable. Il réclamait justice mais son regard était celui d'un assassin. Felix avait le regard d'un ange ou d'une bête, comment savoir ? On l'avait immergé plusieurs fois dans l'eau glacée de la baignoire. Il ne craignait que la mort. Comment le pousser à cette extrémité et lui promettre en même temps la vie et ses avantages ? On le fouetta avec des verges de lauriers. C'était tout ce qu'on pouvait raisonnablement lui infliger. On lui montra les diables des murs de l'église. En reconnaissait-il au moins un ? Ce diable lui avait-il inspiré cette langue incompréhensible ? Lui arrivait-il de la comprendre ? L'arbre généalogique révélait-il des tentatives d'occulter le mal qui détruit à petit feu cette famille dont il est le dernier rejeton ? Comment se compliquait cet arbre généalogique et qui le compliquait, pourquoi, comment trouver ces mots ?

La loupe s'ajusta au carré de papier. Il avait utilisé une loupe pour écrire ce texte insensé. Où avait-il déniché une plume assez fine pour obtenir ce mystère ? Felix ne répondait à aucune question. La pince tritura la chair de son épaule.

— Gak ! fit-il.

On attendit la deuxième syllabe. La pince ne réussissait pas à l'arracher. Se souvenait-il de la faux immense qui sert de voûte à l'enfer peint sur le mur de l'église ?

— Oui.

Se souvenait-il du fil et des gouttes de sang ?

— Oui.

Voyait-il encore les fragments de corps tomber dans le fond des entrailles de la Terre ?

— Oui.

Comment expliquait-il l'existence des volcans ? Comment expliquer l'anéantissement de la couleur et de la lumière dans l'objectif du télescope ? Se souvenait-il de ces leçons ?

— Oui. Oui !

La pince lui arracha enfin un cri.

— Gak !

Le silence coula.

— Nous sommes fous ! s'écria le garde.

Il ouvrit la fenêtre.

— Pourquoi voulons-nous savoir ce qui n'a peut-être aucun sens ? dit-il.

La tête du juif était apparue dans le judas. Il demandait où étaient les toilettes.

— A-t-il parlé ? dit-il quand on lui eut expliqué qu'elles se trouvaient à l'étage des toilettes des archives et des débarras.

Felix se souvenait de ce regard.

— Dans quelle situation tu nous as mis, avait regretté son père.

C'était la veille du départ. Un jour d'été. Il n'y en avait pas d'autres. Une ambulance attendait dans la cour. Les chevaux folâtraient dans le pré. Le chauffeur couchait dans l'écurie.

— Nous avons tout perdu, avait dit la mère de Felix.

Le père n'avait pas demandé à qui la faute, il s'était contenté de ne pas la contredire, Felix était attaché dans un lit où il mangeait, chiait et pissait, il devenait fou depuis qu'on l'avait attaché parce qu'il était fou. Mais depuis deux jours, il ne se plaignait plus. Une étrange tranquillité s'était installée dans son corps et elle affectait son esprit. L'enfant qu'il avait été était mort. Il était maintenant le futur de cet enfant. Pas facile de jouer le futur d'un enfant mort. Mais c'était pourtant ce qui lui arrivait. Il était d'abord devenu fou, c'est-à-dire qu'il était menacé par le silence. Ils n'y virent d'abord que du feu. Ils le trouvaient peut-être étrange. On lui reprochait des incohérences. On lui donna des leçons. Il ne s'améliorait pas. Au contraire, on se mit à noter une progression d'un mal qui pouvait être de la perversité. Mais ses crises de mélancolie démentaient à chaque fois le diagnostic. D'autres notations révélaient un bouffon. On l'affubla d'un bonnet. Il devint morose et cruel. Sa violence prenait le temps des douleurs qu'il infligeait aux marionnettes de son imagination. Il se couvrit la tête de terre. On recommença la cérémonie du baptême. L'eau le stigmatisa. Mais les cicatrices se résorbèrent. Il parlait d'un enfant, il montrait les murs et déchirait les draps. Sa semence était épaisse et froide. Il baisait le corps du Christ sans se brûler les lèvres et recevait ce même corps sans le reconnaître. Il ne savait plus son âge. On lui montra le corps d'une fille, on le frotta même contre elle, mais sans résultat.

— Es-tu un homme ? lui demandait-on.

Il répondait qu'il n'était plus un enfant et il se plongeait dans des méditations qui pouvaient être les responsables de son anéantissement, aussi l'empêcha-t-on de méditer et même on ne lui posa plus aucune question, de temps en temps une fille traversait la chambre et il lui demandait de s'en aller.

— Nous ne ferons rien sans vous, avait dit sa mère au prêtre. 

 

 

III

 

Chapitre VI

 

L'oncle arriva un vendredi après-midi. La diligence le déposa aux alentours d'un parc, près d'un escalier qu'il gravit une minute plus tard. Il alluma le cigare acheté le matin non loin du port dont il avait visité les bas quartiers. La brandade du déjeuner lui était restée sur l'estomac. Le voyage en diligence, qui avait duré quatre heures, le tourmentait encore. Il avait écouté une conversation au sujet de la Régente. Il ne s'en était pas mêlé. Comme on lui reprochait de ne pas risquer les sentiments que lui inspirait cette affaire d'État, il avait prétexté des acidités et montrait sa langue. On lui avait interdit de fumer à cause d'une dame qui portait un fruit. Il l'avait félicitée et le cigare était revenu dans la poche. On avait fermé les vitres à cause de la poussière et le volet de la voiture à cause du soleil. Il avait déboutonné son col de chemise et remonté un peu ses manches. On s'était arrêté à M* pour se restaurer. On n'avait pas eu le choix. On leur servit une brandade avec du vin coupé. Elle était exagérément aillée et salée. Il se plaignit et se fit apporter une bouteille de vin bouché. Il allait allumer le cigare quand le cocher est entré dans la salle à manger pour les héler. Ils étaient dociles et lents. Il les quitta après leur avoir serré ou baisé la main selon le cas.

La ville se reposait. Il entra dans le parc, tirant sur son cigare. Il avait un plan de la ville, marqué d'une croix à l'endroit où Felix filait du mauvais coton. Il élut un banc sous des arbres et ouvrit le plan.

— Vous êtes perdu ? fit un gardien en passant, traîneur de savates.

— Non, non, dit l'oncle, je sais où je vais.

Le gardien s'éloigna. Il s'était un peu arrêté pour renifler la fumée du cigare mais l'oncle n'était pas sympathique, il était marqué, comme le sont tous les gens de sa classe.

Il n'était pas loin. Il mémorisa les rues et remit le plan dans sa poche. Le gardien revenait.

— La ville a beaucoup changé ces derniers temps, dit-il.

L'oncle lui envoya une bouffée.

C'est un plan récent, dit-il.

Le gardien se rapprochait, environné de volutes.

— On dit que les plans ne sont pas tout à fait exacts, dit-il.

L'oncle haussa les épaules.

— Vous voulez dire peu conforme à la réalité ?

Le gardien grimaça.

— C'est à cause des guerres, des révoltes, des invasions, dit-il à toute vitesse.

— Qu'est-ce que vous en savez ? dit l'oncle.

La cendre tomba sur ses genoux et il l'épousseta. Le gardien s'était volatilisé. Avait-il l'œil sur le mégot ? Sans doute. L'oncle sortit du parc.

La traversée avait duré un mois et demi. Il ne s'était pas ennuyé. Il avait écrit le brouillon d'une étude sur le transport fluvial et tenu un journal qu'il avait l'intention de continuer si rien ne l'en empêchait. À l'heure qu'il était, ses bagages étaient sans doute à l'hôtel. L'hôtel aussi était marqué d'une croix. On lui avait assuré qu'il n'y avait pas plus d'une demi-heure de marche entre l'hôtel et l'hôpital. Moins en voiture. Il avait demandé un grand lit et un bureau à la taille de ses entreprises. Les hôtels le décevaient rarement. Il leur écrivait et attendait la réponse.

Il se rendrait d'abord à l'hôpital. Il y avait rendez-vous avec sa sœur. Un messager lui avait remis une lettre ce matin. L'enveloppe contenait un mot elliptique et le plan marqué de deux croix, l'une des croix était légendée : Felix, il fallait chercher le sens de l'autre croix dans le mot : hôtel. Il y avait aussi une mèche de cheveux dans le cas où elle serait morte entre-temps. Je suis ta sœur, après tout, écrivait-elle.

Felix se portait bien. Physiquement. On le nourrissait ou il se nourrissait, c'était selon son humeur. Elle appelait humeur les états de sa folie.

Tu ne le reconnaîtras pas. C'est un homme. Il porte de la moustache et fume des cigarettes. C'est nouveau et un peu féminin. Tu aimeras sa conversation s'il est bien luné.

Qu'avait donc à voir la lune avec cet enfant au corps démesuré et vieilli ? L'oncle avait chiffonné la lettre. Il regrettait toujours ces gestes d'impatience. Il avait égaré la mèche. Ou son for intérieur l'avait jetée par la vitre encore ouverte de la diligence. On avait peut-être surpris son geste. Se sentait-il épié ? Le froissement du papier avait éveillé l'attention. Il s'excusa. Il s'expliqua : mauvaises nouvelles. Sentimentales. Les affaires vont bien. Il s'enrichissait tous les jours. Le bonheur par accumulation. Le bonheur comme une échelle. On l'avait même invité à participer à l'élaboration d'un projet de loi. Il s'était montré pertinent et modérément en avance sur son temps. Pertinence et modération. À la place de l'invention et du génie. Dans le journal tenu fidèlement pendant toute la traversée (sept semaines), il s'était montré critique et audacieux. Il était en progrès mais le secret serait bien tenu. Felix serait peut-être le premier à ouvrir ce journal s'il (oncle) le lui léguait et s'il (Felix) jouissait de toutes ses facultés au moment de recevoir cet héritage avec mission de rectifier la mémoire des autres à l'avantage d'un oncle qui lui laissait tout, même le bonheur. C'était insensé, de le penser. Et de se complaire dans ce dialogue avec soi-même. Il vieillissait mal. Il avait l'air songeur et peut-être malheureux.

Une dame lui tendit une boîte de pastilles. Elle était arbre et l'arbre dont elle était la chair souriait pieusement à côté d'elle, secoué par les cahots, les hoquets, les... Il pinça deux pastilles à la fois. Elle rougit et retira la boîte avant que, par manque d'hygiène, il ne laissa retomber la pastille superflue. Il exécuta rapidement le geste d'emboucher et se mit à sucer consciencieusement. L'avait-il remerciée ? Il agissait en automate si c'était une femme qui le provoquait.

— C'est du réglisse, dit l'homme, un bois exotique.

L'embryon avait trois mois. Encore un mois et ils ne pourraient plus voyager. Le médecin était formel. Il se rendait à V* pour les os (les eaux ?). Ils aimaient la compagnie. Ils montrèrent l'effet du réglisse sur les dents. L'oncle consentit à ce sourire lui aussi. On se montrait les dents.

— D'autant, dit l'homme, que vous avez eu droit à deux pastilles.

La bouche de l'oncle s'élargit encore.

— Le double ! s'écria l'homme.

On en rit encore pendant cinq bonnes minutes. C'était grotesque. Il consulta le plan pour la seconde fois. L'homme posa un doigt sur une avenue.

— Nous arriverons par là, dit-il, et si c'est là que vous allez (le doigt était maintenant posé sur l'hôpital) il vous faudra descendre là (l'entrée principale du parc).

Il avait éludé la croix de l'hôtel. L'oncle referma le plan.

— Vous connaissez la ville ? demanda l'homme.

L'oncle y avait étudié l'agronomie. L'homme l'admirait maintenant. Il aimait la terre. Il y retournerait un jour.

— Nous y retournerons, rectifia sa femme.

Elle caressait son ventre. Fruit de l'erreur. Autrement décisif que le nez de Cléopâtre.

— Vous avez un malade ? demanda-t-elle.

— Felix ? fit l'oncle. Oh ! Ce n'est pas un malade.

— Ah ? fit l'homme.

L'oncle ne prenait plus le temps de réfléchir. Elle active mes ressorts, pensa-t-il. Elle avait un joli visage, quelque chose d'agréable envahissait le regard.

— Nous étudions les racines, dit l'oncle.

Il voulait dire que Felix étudiait les racines et que lui les cultivait, chacun son métier, nous devenons des spécialistes. Il inventa même l'intégralité du nom et des capacités et maîtrises de Felix. On admirait en silence ou on ne disait rien dans l'attente d'exprimer son admiration.

— Vous avez de la chance, dit l'homme.

L'oncle ne s'amusait plus. Il se décida enfin à déboutonner le col de sa chemise. Il consulta l'heure et étendit ses jambes contre la portière. Un mince filet d'air le rafraîchissait. Il ferma les yeux. Pourquoi ne trouvait-il pas la force de changer de vie ? Pourquoi cet attachement à la terre, au sang, à la nation peut-être ? Cette année encore, il perdait trois mois en voyage. Les neuf mois qui restaient avant le bilan de clôture ne lui ménageaient aucun moment de repos, il était impitoyable, envieux et possédait une parfaite intelligence de son métier, son insensibilité le mettait à l'abri des imprévus. Ce n'était pas ce qu'elle lisait sur son visage. Il aurait aimé arracher ce masque, avec elle, dans un embrasement de passions partagées, mais qui était-elle ? Pouvait-elle être quotidienne, ou bien apparaîtrait-elle à l'improviste, le donnant en spectacle sans l'humilier ? Il ne la cherchait plus. Il ne lui écrivait plus. Où donc avaient fini ces poèmes du désir ? Ces feux de l'adolescence, de loin en loin, mutilations de la mémoire, orgasmes ? Elle n'avait pas de visage ou elle en avait eu autant de fois qu'il la rencontrait. Parages obscurs de cette part de la réalité qu'il reste à posséder si l'existence a un futur et la mort un passé. Il lui ressemblait. C'était le même plaisir. L'unique conversation. Sinon les autres l'eussent convaincu qu'elle n'existait pas, qu'elle était le produit de son imagination ou pire, de sa faculté, qui ne le distinguait d'ailleurs pas des autres, de produire l'hallucination sur le fil d'une transe poussée au bout de sa fleur de peau. Corolle du corps. Heureusement, il avait toujours su se maîtriser en sa présence. Elle l'avait plus d'une fois surpris à l'angle d'une démonstration. Elle n'agissait que pour l'obliger à changer. Acide séduction de l'incohérence au service de la différence, mais il voulait leur ressembler, se mettre à leur niveau et les vider de leur substance, ne fût-ce que de leur argent et de leurs biens. Elle visait à l'appauvrissement, à la réduction mécanique, elle le menaçait d'anéantissement, s'anéantissant elle-même, sans doute avec lui et peut-être pour lui. Il résistait à ses avances, se condamnant à des orgies où les autres finissaient par lui ressembler, et il les quittait, insensible aux larmes, ne croyant pas à ce malheur, s'imaginant qu'il l'avait vaincue une bonne fois pour toutes, mais il la retrouvait, ou elle réapparaissait, il l'inventait peut-être parce qu'elle était nécessaire, il haïssait ce théâtre mais y revenait pour être joué par elle, elle le parodiait.

Tel était le mal qui fluait dans ces veines. Il ne se soignait pas. Elle lui tendit la boîte de pastilles et il s'excusa presque en même temps d'en avoir pris deux au lieu de celle qu'elle lui offrait parce qu'il venait de se plaindre d'un relent, mais elle retira la boîte comme si elle se défendait déjà contre une tentative de l'envahir pour la déposséder de son influence sur les autres hommes. Il lampa les deux pastilles. Elle n'avait rien dit. Porteuse du fruit, arbre né de l'arbre, inconsolable, inachevable, imparfaite, active.

— Vous connaissez le pays ? demanda l'homme.

La poussière s'accumulait sur la vitre.

— Nous nous arrêterons à peine pour déjeuner, dit l'homme.

Il avait déjà fait ce voyage. Il était seul à cette époque. Seul. Ce mot l'effrayait encore. Maintenant il ne se sentait plus seul avec elle. Il l'avait été. Il le lui avait dit et elle avait pleuré. Elle le reconnaissait. Elle aussi s'était sentie seule. Ils ne le seraient plus si l'enfant était leur bonheur. Ou ils seraient seuls tous les trois. Puis tous les quatre. Etc. N'était-ce pas là une bonne définition de la solitude ? Moi, toi, nous. Il n'y a rien à faire pour exister avec les autres. Même l'amour. La guerre. Assassiner l'homme sous prétexte qu'il est différent. Lui rendre la pareille.

— Nous deviendrons fous avant la fin, croyez-moi !

Elle était d'accord avec lui. L'oncle l'interrogea poliment sur son désir d'avoir d'autres enfants. Beau prétexte pour profiter de ses yeux. Il l'écouta. Elle avait longuement réfléchi à cette question. Elle y pensait depuis l'enfance. Elle s'était imaginé que c'était au-dessus de ses forces. Il n'y a pas de jeune fille sans cette impression. Puis tout devient facile. À part l'attente et la douleur. N'était-il pas de son avis ? L'oncle avoua qu'aucune femme ne lui avait donné l'enfant qu'il désirerait forcément s'il rencontrait cette femme. Le travail. Les autres. Il avait des excuses. Elle le comprenait.

Il lui arracha un baiser dans le patio de l'auberge. Ils avaient été seuls pendant deux minutes. Elle ne s'était pas défendue. Elle était assise et il lui avait renversé la tête. Il avait même eu le temps de lui dire qu'il la désirait. Il s'attendait à un cri, à un scandale, à un duel peut-être. Il avait l'habitude.

— Vous êtes fou, lui dit-elle.

Il l'embrassa encore. Le claquement d'une porte les effraya. Elle se regarda dans un miroir. Il avait bondi sous la treille. C'était le cocher. On attendait plus qu'eux.

— Nous ?

Elle rangea le miroir dans son sac à main. Une mèche de cheveux tombait sur sa joue. Elle se leva et demanda si Monsieur était sorti du cabinet. Elle suivit le cocher. La porte claqua de nouveau. L'oncle décrocha une grappe. Il se pencha à une fenêtre et demanda s'il pouvait l'emporter. Une voix lui reprocha sa désinvolture. Il déposa la grappe sur le rebord de la fenêtre et passa dans la salle à manger. Elle attendait sous la galerie. Elle s'était recoiffée.

Monsieur sortait du cabinet. Il dut retourner dans le patio pour se laver les mains. Pendant ce temps, on reprit sa place dans la voiture. Elle paraissait heureuse. Elle avait accepté sa main avant de mettre le pied sur la marche. Il avait apprécié ce poids, cette tension, le déséquilibre auquel elle le soumettait puis il l'avait aidée à arranger les plis de sa robe. L'homme arriva en trottinant, les mains humides, presque haletant.

— Vous n'avez pas fumé votre cigare, dit-il à l'oncle, nous avons mangé trop vite, un digestif m'aurait tranquillisé.

Ils étaient de nouveau sur la route. L'oncle avait ouvert le plan. Elle avait lu le nom de l'hôtel. Il le lut sur ses lèvres mais son regard se dérobait maintenant.

— Vous arriverez avant nous, dit l'homme.

Ils allaient de l'autre côté, presque à l'extérieur de la ville. Il montra l'endroit sur la carte.

— Nous avons un prospectus, dit-elle et elle le retrouva dans son sac.

Elle l'ouvrit sur le plan des bains.

— Vous connaissez ? dit l'homme.

L'oncle secoua la tête.

— Vous avez d'autres chats à fouetter, dit l'homme tristement.

— Felix ? s'écria l'oncle, oh non ! Ce n'est pas un malade !

Si ce n'était pas un malade, qui était-ce ? Mais personne ne lui demandait d'inventer le personnage.

Vous reverrai-je ? dit-il en pensée. Il regardait ses mains. L'anneau nuptial portait une pierre. L'autre main s'ornait d'une bague moins raffinée. Elle jouait avec les cordons du sac.

— Une autre pastille ? Offre donc à Monsieur une de ces pastilles. Que pensez-vous du réglisse ?

On s'arrêta encore sous les arbres d'un relais. Ils burent du sirop d'orgeat et grignotèrent des galettes de sésame. Les chevaux buvaient.

— Nous arriverons à l'heure, dit l'homme.

Il montra le cadran. Il se souvenait exactement de son précédent voyage. Mais il n'était plus seul. L'oncle pouvait-il comprendre la différence ? Ce bonheur. Cette étreinte. Les projets. L'homme se comportait comme un enfant, reconnaissait-elle.

— Vous n'avez plus le temps de fumer votre sacré cigare, dit-il.

L'oncle le sortit de sa poche et le montra. Était-ce un parc, cette étendue verte à la tangente du doigt qui indiquait l'endroit où il devait descendre ?

— Je croyais que vous connaissiez la ville ? s'étonna l'homme.

L'oncle rempocha le cigare.

— Vous avez raison, dit-il, je le fumerai plus tard, vous connaissez le parc ?

L'homme y avait cherché l'aventure. À l'époque, c'était un endroit traversé de terrains vagues. On ne s'y promenait pas. Les thermes ont annexé la partie nord.

— Comment le sais-tu ?

Les précédents voyages, expliquait-il. L'oncle s'était éloigné. Il regardait les chevaux. Il l'avait encore embrassée. Elle avait même eu le temps de lui confier qu'elle était une femme soumise aux caprices d'un homme sur le déclin. Il avait aimé cette chair puis elle lui avait glissé entre les doigts. Il s'était retrouvé seul et désemparé.

— Vous ne pouvez pas fumer ici, avait dit le forgeron.

Une brassée de paille l'occultait. L'oncle sortit de l'écurie. On servait des rafraîchissements.

— Joignez-vous à nous, proposa l'homme.

Il y avait aussi une paysanne mal attifée et un clerc en guenilles, tous deux les mains croisées sur le ventre, obèses et silencieux.

— Asseyez-vous, dit le clerc.

La paysanne avait un regard bleu. Une fillette s'agitait dans ses jupes, noiraude, agile. Elle se servait dans le plateau de galettes, recevant la tape sur le dos de la main, le clerc était peut-être maquignon, il s'appuyait sur une canne à pommeau, attentif ou indifférent, il était difficile de le savoir.

— Vous ne fumez pas votre cigare ? demanda-t-il.

Il avait vu l'éclair du briquet dans l'écurie. L'oncle préférait une galette. Il fit un clin d'œil à la fillette. Voyait-elle un inconvénient à ce qu'il aimât ce qu'elle aimait ?

— Je ne sais plus, dit-il à propos de la ville.

L'homme dit « ne plus savoir » en se grattant la joue.

— Nous serons à l'heure.

Il faisait presque bon à l'ombre de ces arbres.

— Vous y avez vécu ? demanda l'homme.

Le clerc attendait une réponse. Les bleus de la paysanne l'environnaient. L'oncle racontait un fragment de sa vie, pressé d'en finir mais ne trouvant pas la conclusion qui l'eût définitivement écarté de la conversation. Combien de fois l'avait-il embrassée ? La dernière fois, elle avait commencé son histoire en commençant par l'homme qui l'accompagnait dans un dernier voyage, il mentait quand il parlait de l'enfant comme un nouveau voyage, il mentait parce qu'il n'était plus seul, elle était cette femme. Le baiser s'acheva par un glissement de sa main dans la sienne. On venait. Elle s'éclipsa. Le forgeron entrait dans la paille, grommelant. Il jouait tous les rôles, se plaignait-il. L'oncle se faufila entre les battants de la porte. La fillette était juchée sur une brouette pour tenter de cueillir les fruits d'un mûrier. Il s'arrêta pour l'aider, il remplit le pan de sa jupe, la paysanne lui reprochait sa docilité mais sans s'adresser à lui, parlant rapidement des caprices de son enfant, le clerc lui demandait de se taire, il tapotait la grosse main posée sur la cuisse et les bleus du regard s'épanchaient au-delà de l'ombre, l'oncle luttait contre ce vertige, les mûres éclataient entre ses doigts.

— Vous vous êtes tâché, dit-elle.

En effet. Une étoile de sang sur le blanc de la chemise. Ce n'était rien.

— Vous n'avez pas répondu à ma question, dit l'homme.

Mais il n'y avait pas de question. Une question veut savoir et être. Il se contentait d'exister. Il l'aimait peut-être, mais avait-elle dit le contraire ? En avait-elle eu le temps ? Le cocher souffla dans sa corne.

— Vous n'avez pas de bagages ? dit-elle.

La question était indiscrète. Il s'expliqua. Les mots cette fois exprimaient exactement ce qu'il voulait dire. Elle était peut-être surprise par cette tranquillité. Elle l'avait étourdi. Il l'aida encore à monter dans la voiture. Le même poids, la même sensation de pénétration. Sa main le quitta. Il souleva la fillette qui courut sur la banquette jusque dans les jupes de sa mère.

— Montez, dit l'homme, vous me cèderez la fenêtre, nous sommes presque arrivés.

Il monta. L'homme ferma la porte.

— La route sera meilleure quand nous serons à B*, dernière étape avant V*.

Mais le pavé finissait par le rendre malade.

— Pas vous ?

Elle avait fermé les yeux.

— Qui est Felix ?

Son doigt avait glissé de l'escalier du parc au jardin de l'hôpital. Bonheur de l'inceste. L'oncle se lança dans une explication. L'homme n'en demandait pas tant, avouait-il. Il avait fini par ouvrir la vitre.

— Juste le temps de respirer, précisa-t-il.

Avait-il cru un seul mot de ce que l'oncle avait révélé de Felix ? D'ailleurs l'X était peut-être un Z. Ce n'était pas un nom, ni un personnage. Un cri, un désir, le bonheur dans les jardins de l'hôpital, mais quel bonheur ? L'homme crevait d'envie d'en savoir plus.

— Je ne comprends pas, disait-il de temps en temps, l'oncle prétendait qu'il n'y avait rien à comprendre, il n'arrivait pas comme un cheveu dans la soupe. Cette réplique trahissait peut-être son impatience.

L'hôtel jouissait d'un service impeccable, affirma l'homme. D'où le connaissait-il ? Elle n'avait peut-être pas ouvert les yeux pour le dire. À B*, ils s'arrêtèrent sous d'autres arbres. Ils roulaient sur le pavé depuis dix minutes.

— Qu'est-ce que je vous avais dit ? fit homme.

Il se pencha par la fenêtre. N'avait-il pas parlé du pavé avant tout le monde ? Dix minutes avant B*.

— Nous nous arrêterons sous les arbres. Ils changeront l'attelage. Vous me donnerez encore raison.

La fillette passa entre les genoux pour se pencher elle aussi à la fenêtre. Le pavé animait ses joues. L'homme la retenait par le dos de sa chemise. La paysanne demanda à l'oncle s'il connaissait l'hôpital. Connaissant la ville. Et descendant dans le meilleur de ses hôtels. Le clerc précisa qu'il avait de la famille à V*. Des parents à elle. Ils ne connaissaient pas la fillette. Ils arriveraient peut-être trop tard. Il semblait pressé lui aussi. La fillette interrompit la conversation. Elle voulait savoir à quoi servait le pavé des routes et si ça servait à quelque chose, pourquoi il y avait des routes sans pavé.

— Vous allez bientôt pouvoir fumer votre cigare, dit l'homme. Nous arriverons par là.

Son doigt suivait l'avenue. En même temps il évoquait des souvenirs. Elle avait ouvert ses yeux.

— Il vous ennuie, dit-elle.

Ce n'était pas une question. Il était si triste il y a deux jours. Il n'a retrouvé le sourire qu'à l'arrivée de la diligence.

— Je ne suis pas triste quand je suis triste, dit-il, et heureux quand je suis heureux. Elle attend un enfant.

Il toucha le ventre. Le médecin recommandait le repos jusqu'à l'accouchement. Cela leur coûterait la moitié de leur fortune. La voiture entra à V* par une avenue bordée de peupliers et de façades blanches. Un enfant ? Il ne demandait rien. Il la regardait comme si elle venait de le trahir, il était pétrifié. L'homme annonçait les croisements et les rotondes.

— Vous connaissez la ville ? lui demanda le clerc.

C'était la première fois qu'il lui adressait la parole mais il avait peut-être entendu qu'ils avaient de la famille et donc où coucher.

— Vous allez à l'hôpital ?

Ils n'avaient pas entendu quand il avait dit qu'ils allaient passer les six prochains mois aux thermes, la moitié de leur fortune, ce sera peut-être le seul enfant.

— Nous sommes montés à L*, dit la paysanne.

Ils arriveraient peut-être trop tard. La fillette ne le connaîtrait peut-être pas mais parvient-on à connaître ce qui s'en va ? Surtout à cet âge.

— Vous arrivez ! dit l'homme.

— Vous n'avez pas de bagages ? demanda-t-elle.

Cette absence de bagages l'intriguait. S'était-il expliqué ?

— Vous n'avez plus le temps ! s'écria l'homme.

Il reconnaissait l'escalier, la statue, même la fontaine était encore là. La voiture stoppa.

— Ne perdez pas de temps, dit l'homme.

L'oncle se pencha pour recevoir un baiser de la fillette. L'homme descendit avec lui. Un soldat attendait sur le trottoir.

— Vous êtes à l'heure, dit-il au cocher.

Il monta. L'homme fouilla dans sa poche pour trouver une carte de visite. Le clerc donnait son nom.

— Je prendrai la place de Monsieur, dit le soldat.

Je ne peux pas la quitter, se dit l'oncle en même temps. Il sourit. Il y avait aussi un maître d'école atteint de surdité à la suite de l'explosion d'une bombe dans le patio de sa maison. Il parlait peu et semblait ne pas écouter. Ils les avaient surpris dans la grange. Il s'était excusé. Maintenant son regard semblait lui reprocher de s'en aller. Il la quittait pour toujours. Le maître d'école se poussa un peu. Le soldat prenait plus de place que l'oncle. La fillette lui posait des questions mais ce n'était pas un soldat en armes. Il l'avait peut-être été. Maintenant il était blessé. Son sourire était une blessure.

— Ce n'est rien d'être défiguré, dit-il.

— Vous trouverez bien le temps, dit l'homme.

L'oncle n'avait jamais le temps. Le temps de la revoir et de la posséder une bonne fois pour toutes.

— Sinon laissez un message au portier, dit l'oncle.

Il referma la portière. L'homme descendit la vitre. Elle se regardait dans un miroir. Le soldat aussi la regardait. Le clerc et le maître d'école la trouvaient jolie. La paysanne et la fillette se comparaient à elle. Elle était élégante aussi. Et sereine.

— Six mois, ce n'est rien, avait dit la paysanne.

Elle avait deux autres enfants. Trois autres étaient morts, emportés par la maladie, arrachés à la vie comme de la mauvaise herbe, n'y pensons plus avait dit le clerc. Il était assis à côté d'un voyageur de commerce ou d'un pèlerin, personne ne savait, il n'avait pas ouvert la bouche, ou il avait dit d'où il venait et où il allait, tenant une petite valise sur ses genoux, elle contenait des bibles ou des babioles, on ne pouvait pas savoir, au début du voyage il regardait le ciel dans le toit de la voiture mais on avait fermé le volet à cause de la lumière qui aveuglait. Il n'avait pas protesté. De temps en temps, il caressait le cuir de la valise. Ces glissements irritaient le clerc, le maître d'école aurait voulu être ailleurs.

— D'où venez-vous ? demanda la paysanne qui voulait faire le tour de la question.

L'oncle dit qu'il venait d'Amérique. On ne connaissait pas l'Amérique. On possédait des images. On avait une opinion, des désirs. Le maître d'école l'avait suivi dans la grange parce qu'il voulait en savoir plus sur l'Amérique, les perspectives de bonheur, il se contenterait de tranquillité, une femme peut-être, il est trop vieux pour avoir des enfants. En entrant dans la grange il dit vous devriez avoir honte puis il s'excusa. Il se croisa avec le forgeron qui venait chercher une brassée de paille. Le visage du maître d'école était rouge de honte et de mépris. Elle eut le temps de dissimuler son épaule. Douce chair. Éclatante. Le clerc jouait sous les arbres avec la fillette.

— Ne serait-ce pas plutôt un maquignon ? demanda le cocher.

La fillette était-elle de son sang ? Elle ne ressemblait ni à la paysanne ni au clerc.

— Je m'excuse, dit le maître d'école et l'oncle virevolta sur place.

Ces yeux rutilaient. Le maître d'école sortit. Le forgeron entra. Le cocher hélait les voyageurs.

— Je ne sais pas ce qui m'a pris, dit l'oncle.

Elle le devança. Dans la cour, il y avait un fonctionnaire qui n'avait pas encore décliné son identité. Il voyageait entre la paysanne et le maître d'école. Il avait seulement dit qu'il était un modeste serviteur de l'État. Lui et le maître d'école semblaient se connaître. Ils se parlaient à voix basse mais ce n'était pas une conversation. La paysanne tentait de comprendre. Elle n'y parvenait pas. L'oncle s'était amusé un moment.

— Ne recommencez plus, lui avait-elle dit dans la grange.

Elle ne se révoltait pas. Ce n'était pas une rebelle. Elle avait conscience de l'avoir ébloui pour toujours. Elle lui rendit le baiser, voluptueuse et furtive.

— Je ne vous oublierai jamais, avait-il dit.

Le forgeron fit craquer la paille d'une botte qu'il dénouait.

— Il n'y a plus de honte, s'était plaint le maître d'école.

C'était ce qu'il pensait du romantisme à la mode. La France était selon lui le poison de l'Europe mais heureusement, toute l'Europe y comptait des alliés. Il n'en disait pas plus. Le fonctionnaire l'approuvait mais il n'allait pas aussi loin.

— Jusqu'où allez-vous ? demanda le clerc.

On ne l'avait pas sonné. On ne lui répondit pas. Il y a des ironies sans effet sur les convictions. L'homme était applaudi. La fillette applaudit aussi. Sa mère (on supposait qu'elle l'était) la secoua par le cou. La fillette grimaça. C'était une lutteuse. L'homme la prit sur ses genoux.

— Nous aimerions avoir une fille pour commencer, dit-il. Une petite mère pour l'héritier de la maison. Mais qui sait ?

Ils priaient sur le même tapis, à genoux l'un en face de l'autre, à voix haute, d'une même voix. Elle écrasa une petite goutte de sueur sur sa joue. L'oncle était séduit par l'économie de ses gestes, la précision aussi, l'impatience maîtrisée jusqu'à la perfection d'une immobilité de statue, elle s'insinuait, mais ce n'était peut-être qu'une impression, il voulait ne pas s'y fier, mais il s'y résolvait, à peine averti.

— Montrez donc votre plan à cette enfant, proposa l'homme.

L'oncle sortit le plan. L'enfant n'y comprenait rien. L'homme lui montra le pâté de l'hôtel, les cours et les bâtisses de l'hôpital, l'avenue des thermes, la piscine, où allait-elle ? Le savait-elle ? Le clerc se pencha sur les genoux du pèlerin. Il donna le nom de la rue. L'homme la chercha.

— Le cocher nous dira où nous devons descendre, dit la paysanne.

— C'est là, fit l'homme.

La rue était étroite et courte. Elle débouchait sur les quais. Il montra le fleuve.

— On ne conçoit pas une grande ville sans un fleuve, dit le maître d'école. Elles sont plus intelligentes que les garçons, ajouta-t-il, plus combatives, et il savait de quoi il parlait.

Il caressa la joue de la fillette.

— Tu ne sauras sans doute jamais lire, dit-il, en tout cas elle ne lira pas ce qui nous élève à la hauteur de l'humain.

Le fonctionnaire avait frémi. Personne n'aurait aimé voyager dans la même voiture qu'un bourreau. Il épouvantait, cet homme, mais ce n'était peut-être pas le bourreau qu'on redoutait. Son chat voyageait dans la malle. On avait aperçu son museau derrière une grille. À chaque arrêt, il lui donnait à manger. Le maître d'école était entré dans la grange pour satisfaire un besoin naturel. Il les avait surpris.

— Ne t'éloigne pas, lui avait dit le fonctionnaire.

Il était entré dans la grange et il les avait vus s'embrasser, il avait vu l'épaule et la cuisse. Une belle femme est une offense, pensait-il. En passant près de l'oncle, la femme avait murmuré : je le tuerai. Elle tuait sans doute tous les ennemis de son bonheur conjugal. Je veux la connaître, avait pensé l'oncle de suite après. Il avait attendu pour sortir. Le forgeron brassait la paille, mordant le chanvre. L'oncle passa par l'atelier. Un apprenti observait les progrès du feu qu'un autre alimentait, suspendu au soufflet.

— La diligence va reprendre son chemin, dit une femme surgie de l'ombre.

Autre beauté, mais elle traînait la savate devant lui pour lui ouvrir la porte. Les chevaux frétillaient.

— Dépêchez-vous ! dit la femme.

Il la suivit encore. Il sauta dans la voiture.

— On ne vous attendait plus ! dit l'homme.

On se poussa. Le forgeron était sur le seuil de l'atelier. On entendait les ronflements de la forge. La femme revenait.

— Belle femme, dit le clerc.

La paysanne se renfrogna. Elle demeura silencieuse jusqu'au moment où le fer des roues entra en contact avec le pavé. L'homme sursauta. Il s'était assoupi.

— Si vous me montrez votre plan, dit-il, je vous indiquerai notre position exacte.

Mais l'oncle ne pouvait plus lui montrer le plan. Elle y avait écrit son nom. Dans les jardins des thermes. C'était une promesse. Six mois de bonheur. Était-ce encore possible ? Il regarda la diligence s'éloigner. Il redoutait ce moment depuis plus d'une heure. Une heure sans elle, à portée d'elle. On avait ouvert la vitre. Le paysage s'urbanisait. Le maître d'école donnait une leçon d'histoire, le grand art, avait-il déclaré, il n'y en a peut-être pas d'autres.

— La mode sera au temps quand nous en aurons fini avec le théâtre.

Où allait-il ? Il avait l'air pressé et anxieux.

— Je le suis, dit-il. Être pressé d'arriver et anxieux d'arriver trop tard.

Le clerc comprenait ça. Quelle différence y avait-il entre un mourant et un condamné à mort ?

— Nous arriverons dans une heure.

Une heure sans elle.

— Nous nous arrêterons peut-être cinq minutes, si nous ne les avons pas perdues, au puits du Bonheur où nous jetterons une pièce ensemble. On y trouve le cadavre d'un homme de temps en temps. Le puits est étroit et glissant. On l'inspecte avec une lampe qu'on descend au bout d'une corde. Un jour on y a descendu un singe mais il est devenu fou avant de toucher le fond, on a remonté un hystérique qui se frottait les yeux comme si ce qu'il avait vu au fond du puits l'avait comme qui dirait aveuglé et rendu fou mais ce n'était qu'un singe.

On ne s'arrêta pas au puits du bonheur, à cause des cinq autres minutes perdues en conversation avec le cocher d'une autre diligence qui faisait le voyage inverse.

Le babouin avait défiguré une jeune fille promise à un mariage princier. On courait après lui et on lui avait même tiré dessus.

— Un singe ? dit le clerc.

Il n'avait jamais vu de singes.

— Il y a un parc zoologique en plein centre. L'entrée est gratuite pour les enfants qui vont à l'école. Toutes sortes de singes. On les nourrit de fruits, notamment la banane qui est leur met favori.

Le singe épluche, il se sert d'un bâton, le maître d'école en avait même vu un qui péchait au bord d'un lac artificiel mais péchait-il ? La fillette n'en savait rien.

— Les animaux se mangent ou travaillent. C'est barbare au fond.

Le cocher apparut à la fenêtre. Derrière lui, l'autre diligence démarrait.

— Vous avez entendu ?

Le singe en question était peut-être un enfant. La fillette écarquilla ses yeux de spectatrice. Un enfant au fond du puits ? Avec une lampe au-dessous de lui pour éclairer le Bonheur. C'était arrivé.

Le maître d'école lisait dans le journal. Il en possédait un grand en ce moment même. Ce n'était rien qu'une liasse de feuilles imprimées. Il y avait une gravure en première page. On y pendait le vieux Cortina. Au fond était allumé le bûcher du dernier hérétique. Et justement un singe tenait la chandelle. C'était une allégorie. Une femme se confessait à l'oreille du singe.

Le clerc avait vu une fois un éléphant, un peu par hasard. Il avait bu et s'était perdu. La fillette n'était pas encore née. L'éléphant était en train de détruire le feuillage d'un arbre et son maître le regardait. C'était nuit.

— Quand je suis née ? demanda la fillette.

L'oncle n'existait plus. Un soldat monta. C'était un jeune homme blessé. Il ne mangeait que ce que son estomac pouvait contenir. Il montra la blessure. Elle suintait encore dans un lange. L'homme beugla. Il était épileptique à ses heures. Le soldat donna sa dernière sucrerie à la fillette.

— Je t'avais prise pour un garçon, dit-il.

Elle croqua la friandise.

— À cet âge, dit le maître d'école, elles ont de bonnes dents.

L'oncle se sentait amoureux. Il la regardait à la sauvette. Elle ne le quittait plus des yeux. Quelle importance accordait-elle elle-même à ce contact physique ?

— Nous sommes peut-être fous de penser que cela peut avoir de l'importance.

— Quelle espèce d'importance ?

Elle regrettait pour le puits du Bonheur, nous savions déjà que nous ne nous y arrêterions pas. Était-ce un singe ou un enfant, cet être démoniaque qui surgissait du fond du puits avec une lampe ? Nous avons de nous-mêmes l'image que nous renvoient les miroirs. Seule et les miroirs. Toi par exemple. Elle se poudra le nez. La fillette voulut se voir. La paysanne ne possédait que le miroir de sa chambre. Elle l'avait hérité de sa mère et sa mère de sa mère jusqu'à l'invention du miroir.

— Miracle de l'étain ! s'écria le maître d'école.

Le soldat grimaçait. Il avait faim. Il maigrissait tous les jours un peu. Il s'affaiblissait en conséquence. Il aimait bien le parfum de la poudre, cette impalpable présence de femme qui s'arrange.

— Quand je pense à ce babouin ! fit le clerc.

Il voulait dire qu'il pensait à la jeune fille défigurée. Elle n'avait peut-être jamais été belle. Pourquoi ne pas inventer cette beauté maintenant qu'elle est défigurée ? Et peut-être folle. Ce corps admirable au masque infernal ! Pourquoi pensait-on à l'enfer ? Avez-vous réfléchi au silence du fonctionnaire ? Il croupissait dans sa sueur. C'était un bourreau. Il avait de petites mains aux ongles propres. On ne s'adressait pas à lui. Seule la petite-fille l'avait regardé au fond des yeux. Que cherchait-elle dans cette profondeur ? Il n'avait pas bronché. Elle récita sa leçon. Elle l'avait mal comprise. Il n'y avait pas les mâles, les femelles et les animaux, lui expliqua le maître d'école. Il la tenait maintenant sur ses genoux.

— Elle a bien le temps de comprendre, dit la paysanne.

Le maître d'école se tourna vers l'oncle.

— Qu'est-ce que je vous disais ?

Mais l'oncle se regardait dans le miroir du poudrier. La femme avait posé son petit doigt sur la surface du miroir.

— Vous ne l'aviez jamais remarqué ? demanda-t-elle.

Il s'approcha pour observer l'éphélide.

— Une seule ?

— À cause du soleil.

— Non, dit-il, vous êtes observatrice.

C'était la première fois qu'il lui disait ce qu'il pensait d'elle.

— Il devrait y en avoir plusieurs, dit l'homme.

Il regardait le visage de l'oncle, cherchant d'autres taches de son. La femme referma le poudrier. Il avait oublié son nom. C'était absurde. Qu'avait-elle écrit dans les jardins des thermes, son nom ou celui du mal qui l'affectait ? On passa devant le puits. Les gens gaulaient un olivier. Le singe courait dans les branches, montrant des dents obscènes. Un prêtre était en prière, bras en croix, tournant le dos à l'olivier. Le cerclage des roues, les sabots, les grincements des ressorts empêchaient qu'on entendît les bruits de la scène. Tout paraissait silencieux et impossible.

— Si j'avais un fusil, dit le soldat.

Il serrait les mâchoires. Un rideau d'arbres tomba. Puis la voiture se mit à descendre. L'homme montra le fleuve, le premier pont qu'on allait traverser, tu verras.

— Notre eau, dit-il au maître d'école, l'eau des trois quarts de l'humanité. On passerait sur le pont sans l'entendre. Une noria tournait lentement sur la berge. Des jardins s'étageaient sur un adret entouré d'arbres. Voilà ce qu'annonçait le bonheur. Dans l'autre sens c'est une promesse de retour, vous comprenez ? dit l'homme.

Le soldat se massait les joues. Il avait eu une crampe. Ce n'était rien. Il n'avait plus de crise depuis le dernier combat. Il n'irait plus à la guerre. Il survivrait peut-être. Il y avait un point où l'amaigrissement de son corps et les progrès de son estomac se rencontraient pour le tuer et un autre où il recommençait à vivre. Le médecin avait tracé cet étrange graphique sur le mur au-dessus du châlit, une croix et deux lignes qui se croisaient en deux points, voilà à quoi il était réduit. Il avait peur et ne le cachait pas. Il avait toujours eu peur, sauf quand la baïonnette lui avait crevé le ventre, il n'y avait pas cru, son adversaire était mort en même temps, le crâne fracassé par la mitraille, il avait vécu pleinement ce moment d'inconscience, il s'en souvenait comme une minute de bien-être, il ne disait pas de bonheur, il montra la pièce qu'il avait eu l'intention de jeter dans le puits. La paysanne fut la seule à accepter de la toucher, elle la prit même et la fit sauter dans la paume de sa main.

— Vous auriez dû en parler au cocher, dit le maître d'école, cinq minutes, ce n'est rien !

— C'est vrai, reconnut le fonctionnaire.

On le regarda. Il ne pouvait pas se contenter de cette appréciation d'un temps qui n'avait pas été vécu. On arrivait sur le pont. La pièce tournoya dans l'air. Elle revenait au soldat. Il en ferait couler la fonte dans le moule d'une croix.

— Bonne idée ! dit le clerc.

Il exhiba à son tour sa croix de saint Pierre. Il s'appelait Pierre. Le pont était encombré. Le cocher ouvrit le volet au-dessus d'eux. On prenait du retard. La queue leu leu des voitures occupait le côté droit de la chaussée. Sur l'autre, revenaient des travailleurs, l'outil sur l'épaule. Le maître d'école avait entrepris une leçon sur les trois croix. La fillette était patiente. Derrière elle, le fleuve commençait par un méandre bordé de peupliers. Deux chevaux attendaient sur le chemin de halage. On apercevait le clocher d'une église. Beau ciel bleu blanc à l'horizon.

— Si vous me montrez votre plan je.

Il mit la main dans sa poche. Le cigare était brisé.

— Ce sont des malades, dit le soldat.

Quelqu'un leur expliquait que le puits. Ils ne comprenaient pas. Quelques-uns étaient couchés sur des civières, d'autres regardaient le fleuve à travers la broussaille.

— Tu ne m'écoutes pas, dit le maître d'école.

Un ouvrier monta sur le marchepied pendant que la voiture était à l'arrêt.

— Il y a plus de dix morts, annonça-t-il.

Une mine avait sauté avant l'heure. Baoum ! On regarda de l'autre côté. On descendait les morts et les blessés sur le dos des ânes. L'oncle croqua l'image mentalement mais il n'osa pas la fixer sur le papier. Un français avait inventé le moyen de reproduire la réalité.

— Goya est mort, dit le clerc.

La voiture fit plusieurs bonds. Au fond, un éclat de lumière trahissait une écluse.

— Tu la vois ?

La pièce pirouettait dans la main du soldat. L'oncle contemplait le corps de la femme. Depuis que le cocher avait ouvert le volet, elle resplendissait dans une lumière agitée des éclats de verre de la poussière.

— Nous n'arriverons jamais, dit-elle.

Elle parlait rarement, sauf pour se plaindre des conditions du voyage. Elle était angoissée par l'idée de ne pas coucher dans un lit.

— Tais-toi ! dit-elle.

L'homme se mit à coudre ses lèvres. La fillette riait. Elle se cousit les yeux. Voulait-il se coudre les oreilles ? L'oncle pris le fil et les aiguilles imaginaires et il cousit quelque chose dans l'air.

— Je n'aime pas les mystères, dit l'homme.

Il riait.

— Qu'est-ce que c'est ? demanda le maître d'école.

Il trouvait ce jeu ridicule. On venait d'interrompre son analyse parallèle de la croix de Saint-André et de celle du larron repenti. Croix = trois.

— Tu ne devrais pas parler à ma place, dit-elle.

Il demandait pourquoi. Il adorait se mettre à la place des autres et parler en leur nom. L'oncle pensait-il quelque chose des autres ?

— Vous n'avez pas donné votre langue au chat, dit-il au maître d'école.

Celui-ci s'agita : un chat ? Quel chat ? Le clerc miaula. On regarda le fonctionnaire.

— Il joue rarement, dit le maître d'école.

La pièce tomba par terre. Le soldat ne pouvait pas se pencher à cause de la blessure. La fillette s'accroupit. La pièce la fascinait maintenant.

— C'est de l'or ? demanda-t-elle.

Elle éleva la pièce, demeurant à genoux.

— L'or des fous, fit le maître d'école.

L'ouvrier qui était à la fenêtre précisa sa pensée. Il était mineur depuis l'enfance. Il y avait un prêtre dans la voiture qui les précédait. Il lui avait demandé une prière pour les morts de l'après-midi.

— Il n'y a rien de ravigotant comme une prière. Vous êtes blessé ? demanda-t-il au soldat.

L'oncle cessa de coudre. On ne s'intéressait plus à lui.

— Qu'est-ce que vous avez cousu ?

La fillette avait rouvert ses yeux.

— Tu triches.

L'homme arrachait ses fils. Il était grotesque et irrésistible. Le volet se referma au-dessus d'eux. Il y eut un moment d'obscurité, juste le temps de voir ses mains.

Dans le parc où il était assis, les fleurs l'étourdissaient. Il y avait trois croix sur le plan. Et deux noms.

— Je connais l'hôtel, dit le gardien, c'est un bon hôtel, nuit tranquille, prenez une chambre donnant sur le patio, on voit passer le personnel, sortant et entrant, ballet ininterrompu, des colonnes supportent des arcs éclairés en haut par une lampe bleue, on entend les voix des insomniaques.

Il se réveilla au milieu de la nuit. Il avait laissé la fenêtre ouverte. Sur la terrasse, la chandelle brûlait toujours dans son photophore. Il n'avait pas dormi plus d'une heure. Il se croyait encore sur le bateau. La lune clignotait sur le toit. Il avait vu Felix un peu avant la tombée du jour. Il ne l'avait pas vu longtemps. Puis une voiture l'avait amené aux thermes. Il y avait un peu flâné, à pied. Une autre voiture le ramena à l'hôtel. Le portier s'inclina.

— Cette dame est revenue ce soir, dit-il.

L'oncle le remercia. Il monta. Il croisa des noctambules. Ils lui demandèrent s'il avait trouvé une voiture.

— Ces jours de fête nous rendent fous.

Ils avaient perdu la moitié de la nuit précédente à retrouver le chemin de l'hôtel au milieu d'une foule qui cherchait le sien.

Il était sur le bateau. On avait cru apercevoir la côte au coucher du soleil.

— Ce doit être magnifique, dit l'un des noctambules.

L'autre lui demanda pourquoi il n'avait jamais voyagé en bateau.

— Ne me demande pas pourquoi ! Ce n'est pas la question. Depuis le début de la semaine (nous nous connaissons depuis des années, nous nous sommes mariés il y a huit ans, la chapelle sous un pont, tu te souviens ?) il ne cesse de me demander pourquoi ceci, pourquoi cela, ce n'est pas une question, j'ai voyagé toute ma vie, vous comprenez ?

Il avait eu de la chance de trouver une voiture. La semaine se terminait. Le dernier jour serait un jour de délire. Il raconta brièvement son voyage en diligence depuis le port où il était descendu ce matin même. Ils avaient entendu parler de ce qui s'était passé au Bonheur et ils le déploraient. Ils n'avaient été qu'une fois au Bonheur et ils avaient jeté une pièce dans le puits. C'était un jour de pluie, il n'y avait pas grand monde. Le singe était assis dans l'arbre. Un bedeau le tenait en laisse. Ils lui avaient acheté un cierge parfumé qu'ils avaient brûlé dans la chapelle. Ils aimaient s'agenouiller et échanger des prières. Ils y retourneraient peut-être. Le singe était devenu fou.

— Pourquoi un singe ? Vous avez trouvé votre chemin ?

Ils avaient passé deux semaines aux thermes cette année pour purifier leurs urines. Depuis le début de la fête, ils dormaient le jour.

— L'Amérique nous donnera un jour les leçons de la nouveauté.

Il les quitta. Felix lui avait parlé de la fête. Il lui avait promis de l'emmener le lendemain si le médecin était d'accord, il fallait aussi se conformer à l'opinion du prêtre. Felix avait confiance. Il y avait belle lurette qu'il se comportait comme l'être sensé qu'il rêvait d'être s'il avait toute sa tête. Il ne l'avait pas reconnu. C'était maintenant un jeune homme. Sa sœur l'avait prévenu. La moustache, le soin vestimentaire, la cigarette à la mode. Il l'attendait dans le hall. Des plantes vertes l'entouraient. Ce ne pouvait être que lui. Lui le reconnaissait. Il n'avait pas changé. Il agita son bras. C'était peut-être lui.

Une heure avant, il avait vu sa sœur à l'hôtel. Elle avait vieilli. Elle était venue seule.

— Tu as bien le temps de le voir.

Elle haïssait cette complicité. Il était devenu excentrique. Elle commença par lui parler de ses excentricités. Felix lui-même avait pris ses distances.

— Après tout, ce n'était pas son père.

— Que va-t-il se passer ? demanda l'oncle.

Il ne pouvait pas croire qu'elle s'abandonnait au temps d'un destin auquel elle ne croyait pas. Ils étaient assis dans la salle à manger. Ils avaient commandé un repas frugal. Il but du vin.

— Je t'en prie, avait-elle dit, ne cherche pas à le raisonner.

Une femme passa qui ressemblait à la voyageuse. Même lenteur calculée, le regard déchiffreur d'impressions, la main qui désigne un objet et la voix qui se renseigne. Il n'entendit pas ce qu'elle disait et ne chercha même pas à identifier celui qui l'accompagnait. Leurs chaises raclèrent le sol, elle répandait des voiles. Ils trinquèrent.

— Ne lui demande pas de ses nouvelles non plus, dit sa sœur, il devient bavard et finit par s'en prendre à ce qu'il appelle ma conduite.

L'oncle regarda le profil d'une autre femme. Celle-là semblait se plaindre, agitant ses mains au-dessus de son assiette, son interlocuteur l'écoutait religieusement.

— Il brûle d'envie de te revoir, dit sa sœur, combien d'années ont passé ? Tu le trouveras changé et tu ne le lui diras pas, nous ignorons à quel point il en est conscient.

— Conscient de quoi ? dit l'oncle.

Il avait demandé un vin français. Elle ne buvait pas de vin. Elle ne buvait plus.

— Tu arrives à un bien mauvais moment, dit-elle.

Elle voulait parler de la fête, de ce qu'elle désorganisait. De la fenêtre de sa chambre, Felix pouvait voir l'esplanade, ses allées jaunes, les baraques, la porte où la foule trépignait, à distance il ne la voyait pas avancer, des taureaux de feu se frayaient des passages bleus, dans le ciel explosaient d'autres bombes, fleurs obscènes, il connaissait plus ou moins les secrets de la limaille et redoutait d'en savoir plus. Le feu exerçait sa magie. La nuit s'ouvrait ou se déchirait, selon les soirs. L'horizon était une chaîne de montagnes qui s'interposait entre lui et la mer. C'était le seul horizon, sinon il eût été nécessaire de franchir le bois, il n'alla jamais plus loin que le parterre de fleurs qui limitait ses promenades au-delà de la muraille. Le soir il se postait à l'angle de la fenêtre et observait les changements géométriques provoqués par l'apparition des lueurs. Des zones d'ombre s'épanchaient rapidement. La fraîcheur le pénétrait doucement. Il avait peut-être mal. D'après ses calculs, la fête allait se terminer dans deux jours. Ils avaient eu du poisson au repas de midi. Il n'avait rien mangé ce soir. On ne l'avait pas longtemps contredit. D'habitude, ils s'acharnaient, mais l'oncle avait promis de venir. Ce serait juste le temps de se revoir avant d'aller se coucher. L'hôtel n'était pas loin. Il en voyait la rotonde et le paratonnerre. La muraille occultait la façade et ses prolongements dans l'avenue qui semblait supporter la place où arrivaient les diligences. Elles attendaient sous les arbres. Il surveillait depuis ce matin ces allées et venues. Sa mère lui avait acheté un chapeau. Il savait bien ce qu'elle visait. Sa calvitie la déroutait. Il aimait bien, lui, ce vieillissement de sa jeunesse. Il exhibait son crâne avec fierté et ne portait pas de chapeau en présence de sa mère qui voulait l'obliger à le garder sur sa tête même à table. C'était absurde. Elle lui achetait un chapeau s'il avait perdu le précédent. On le lui avait dérobé. C'était un jeu, le chapeau de Felix. Le plus souvent, il s'agissait de chapeaux ronds. Il aimait les chapeaux de paille et les casquettes. Il ne se révoltait pas si on le taquinait. Il jouait presque tous les jours avec ses chapeaux. Sa mère s'était plainte à la direction. Elle avait même révélé le prix des chapeaux qu'elle achetait avec ses propres deniers. Il avait honte mais ne se confiait pas. Il avait l'habitude maintenant. Une fois le chapeau envolé, il le cherchait et le trouvait le plus souvent dans les arbres ou sur une corniche, ils l'abîmaient rarement et si c'était le cas il feignait de ne pas réussir à le retrouver. C'était un jeu auquel elle ne comprenait rien. Elle lui en voulait encore. Elle en parlait quelquefois. À mots couverts. C'était de pénibles conversations. Lui-même se prenait au jeu et calculait ses effets, après tout il était innocent de ce dont elle l'accusait en sourdine. Dans sa chambre, il entretenait une lampe à huile. Elle lui avait demandé de penser sans arrêt à l'entretien de cette flamme qui était celle de sa propre vie. Il remplissait la burette à l'office pendant qu'on lui tournait le dos. Il croyait voler l'huile des reliquaires. Cette vie le fascinait et le décourageait. Un oubli, un coup de vent (attention à la fenêtre) ou une malveillance, et s'en était fini de cette constance qui l'obsédait aussi et le rendait mélancolique dans les pires moments de sa réflexion, il épuisait vite sa colère. À part les chapeaux, qui se multipliaient, et la lampe qui ne s'était jamais éteinte, du moins il n'en parla jamais, il y avait les mannequins, les marionnettes et les automates qu'il collectionnait. Il sortait rarement sans un de ces personnages qu'il semblait suivre comme s'il attendait quelque chose de lui. On le surveillait. Les marionnettes avaient sa préférence. Elles marchaient devant lui. C'était un virtuose du fil invisible. Entre ses mains, c'était étrange et déroutant. D'autres mains n'eussent offert que le spectacle d'un jeu, d'une illusion, avec les mêmes gestes, le même dialogue. On ne lui confisqua qu'une seule marionnette parce qu'elle avait le pouvoir de se déshabiller. Cette nudité était une farce. On crut y déceler une offense. Il vit la marionnette disparaître dans un placard où l'on enfermait les objets de mauvaise réputation. On voulut le consoler. Il ne se révolta pas. Il ne voulait pas qu'on crût qu'il croyait lui-même à la matière vivante de la marionnette qu'il ne déshabillait plus puisque c'était de cela qu'il s'agissait et non pas du fait qu'elle eût conscience de se déshabiller elle-même. Il raisonnait. Moment dangereux de l'existence. Les autres sont à l'affût. Ils guettent l'aventure, la traversée du désert. Il était tenté par cet anéantissement, il ne le niait pas, on lui reconnaissait une certaine lucidité par rapport au risque qu'il encourait en voulant avoir raison. Il n'avait pas tort. Il comprenait. Ne pas avoir raison, dans sa situation, c'était aussi ne pas avoir tort. Cette logique le ravissait. Je n'ai ni raison ni tort, ils ont raison et ils n'ont pas tort, qu'est-ce que j'ai et qu'est-ce qu'ils ont ? Qu'est-ce que je n'ai pas et qu'ils possèdent à ma place ? Il n'oubliait pas la marionnette. Il en construisit une autre pour la remplacer. Celle-là ne se déshabillait pas. Elle menaçait seulement de déshabiller les autres. L'effet était d'un comique délirant mais en même temps on lui volait son chapeau et il les poursuivait dans les allées ou dans les couloirs, la marionnette ayant voltigé avant de se désarticuler dans l'herbe, sur le pavé, sur le plancher, ou nulle part. Les automates agissaient sur place. Ils ne sortaient pas de sa chambre. Les mannequins étaient assis ou couchés, il ne jouait pas avec, il aimait les posséder à cause de leur ressemblance, sinon il les négligeait, il s'apercevait toujours trop tard de leur disparition.

— Tu ne comprendras rien, dit sa mère à l'oncle qui était ailleurs, dans la diligence où il avait finalement désiré être ailleurs mais toujours avec elle. Il ne l'oublierait pas s'ils se revoyaient. Ce soir même. Après Felix. Une voiture le conduirait aux thermes dont il prendrait la mesure. Il la rencontrerait peut-être. Elle avait ajouté une croix plus petite à la croix indiquant la résidence des thermes, juste sous son nom qu'il relut en repensant aux caresses qu'ils avaient échangées dans la grange. Cette deuxième croix marquait un jardin et dans le jardin un portique au nom de fleur. Il mémorisa le nom de cette fleur. Elle lui était inconnue.

 

Chapitre VII

 

Il se rendit enfin à ce rendez-vous. Une autre femme l'attendait.

— Je vous ai suivi, dit-elle.

Puis elle l'avait devancé. Elle connaissait ces jardins.

— Ne l'attendez plus, dit-elle, elle ne viendra pas.

Il la voyait mal. Elle le tenait à distance.

— Elle a changé d'avis, c'est tout, dit-elle.

Son regard l'effleura. Elle le surveillait.

— Qu'en savez-vous ? dit-il enfin.

La lampe du portique ne révélait rien. Il avait voulu dire : qui êtes-vous ? Elle allait répondre à cette seule question. Elle lui ressemblait, quoiqu'elle fût plus petite et moins tranquille. Le banc était libre. Elle s'y assit. C'était le même visage, mais celui-ci était à la recherche d'une apparence.

— Vous voulez l'éloigner de moi ? dit-il.

Elle sortit une lettre de sa manche, comme une tourterelle ou un bouquet de soie.

— Vous la lirez plus tard, dit-elle, allez-vous en maintenant.

Elle n'avait pas dit qui elle était. Il attendit encore moment.

— Vous ne la connaissez pas, dit-elle.

Elle se leva et entra dans l'ombre d'une allée. Il voulait le rejoindre. Retrouver cette femme dans l'ombre et lui demander de s'expliquer, c'était un jeu. La lettre était cachetée. La cire laissait entrevoir l'ébauche d'un blason. À qui appartenait-elle ? Il courut dans l'allée. Elle s'était arrêtée pour lui demander de ne pas insister. Était-elle une servante ? Une sœur ? Une amie ? Une maîtresse ? Elle ne répondit à aucune de ces questions. Il haletait. Ils atteignirent un square. Une lampe suspendue jetait une lueur jaune.

— Vous ne me direz rien ? fit-il.

Elle continuait de marcher.

— C'est absurde, dit-il.

Il la quitta. Il passa devant le portail de l'hôpital, reconnut l'avenue, flâna un peu, s'arrêtant même devant un monument de colonnes et de rostres habités par des profils où tout le monde ou chacun pouvait se reconnaître. Sans doute. Il n'était rien arrivé. Il s'attendait à la rencontrer de cette manière. En attendant, il respectait peu les autres. Ne s'agissait-il pas de les déposséder un peu de leur beauté et de leur savoir-faire ? Connaissance du bonheur. Ne l'avait-il pas rencontrée plusieurs fois ? N'y avait-il pas un roman dans la chronologie de ces rencontres ? Entre ces chapitres idylliques, il insérerait la pornographie de son existence. La mort, inévitable, le surprendrait à l'un ou l'autre ouvrage, au hasard. Il mourrait en amant ou en pornographe, expectative du déshérité, alternative du malchanceux, autres titres de l'ouvrage auquel il prêtait sa science et sa pratique.

Il ne s'arrêta pas aux tables des cafés. Il n'était pas pressé mais il marchait peut-être vite. L'avenue était animée. Il l'avait connue encombrée de remorques et d'échafaudages. Les voitures étaient plus élégantes aussi. Il s'arrêta devant une bouche d'égout. Un ruisseau y disparaissait. Il n'avait rien perdu, dit-il à un passant curieux, il se souvenait seulement d'avoir voté ces crédits, en un temps où les plans l'intriguaient seulement parce qu'il n'en comprenait pas les perspectives, les élévations, les coupes, les projections.

Felix lui avait demandé à quoi il consacrait son temps. Il s'agissait bien du temps. Il regardait ce jeune homme dégingandé qui croisait d'interminables jambes. Tout son corps était en proie à un tremblement d'intensité variable selon l'état de son esprit. Il se rongeait les ongles et arrachait des morceaux de peau aux articulations de ses doigts. Il avait des mains épouvantables. Il s'en servait pour s'expliquer. Ces définitions finissaient par le mettre sur le chemin du mot qu'il cherchait puis le mot revenait comme à plaisir, s'entourant d'adjectifs ou se laissant habité par eux. Il y avait peu de verbes dans le langage de Felix et le nom des choses était souvent indéterminé. Il avoua qu'il eût aimé étudier l'architecture. Il élevait des monuments imaginaires sans se soucier des fondations ni même de l'environnement, ces monuments pouvaient projeter une ombre décevante sur l'existence des autres, de leur muraille traversée de portes, de leur vie de marcheurs croisés de rues et troués de places où il devinait des attentes, mais il ne s'approchait jamais, d'ailleurs il ne sortait pas seul, et celui qui l'accompagnait avait les moyens de le maîtriser s'il se laissait aller, si cela sortait, si ça se répandait, et ce avant même qu'ils s'en plaignissent. Avec un peu de chance, il aurait architecturé toute la vie, la mort aurait été cet effondrement et l'éternité ce tas de ruines sur son enfance. Le poil poussait par touffes rouges et noires sur son visage d'enfant. Il connaissait le calvaire des névralgies dentaires. Les constipations le rendaient totalement fou de douleur. L'oncle savait-il qu'il arrivait au beau milieu d'une fête ? Elle allait se terminer. Ils avaient le temps.

— J'ai trop parlé, dit-il.

Il posa le front sur son genou.

— Et maintenant ils veulent rouvrir l'enquête.

L'oncle observait une cigarette.

— Tu es venu pour les en empêcher ? demanda Felix.

L'oncle lui rendit la cigarette. Il l'alluma.

— Je fume trop, dit-il. C'est le problème avec cette nouvelle manière de fumer le tabac de nos plantations, on fume trop, ce n'est plus fumer.

L'oncle s'en tenait au cigare. Deux ou trois par jour. Il en montra un exemplaire. Il les conservait dans un étui de cuir. Le briquet aussi était une trouvaille.

— Tu ne parleras plus, dit-il.

C'était aussi simple que cela, ne plus parler, s'empêcher de parler, lutter avec le bavard, le détruire au besoin, admettre que la langue a d'autres usages que la révélation de ce qui s'est réellement passé, d'ailleurs il ne s'est passé que ce que la mémoire peut restituer et, faute d'une autre mémoire pour faire la part de l'imagination, il n'est plus possible d'y croire et moins encore de faire croire. Se taire parce qu'on est le seul témoin, quelle folie !

Felix ricanait. Son visage révélait des désordres musculaires. Cette asymétrie déroutait. On se surprenait à la mesurer. Felix communiquait cette patience. Le désir de le quitter s'évanouissait. Une anxiété lancinante s'emparait de vous. Il avait encore quelque chose à dire. Il n'épuisait rien. Et on se laissait aller à cette profondeur. Ses ricanements pouvaient faire mouche. Il trempait ses cigarettes dans un mélange et les laissait sécher au soleil sur le rebord de sa fenêtre. C'était tout le secret de ses bavardages. L'euphorie lui supprimait le sommeil. Il acceptait de payer et dormait debout comme les chevaux. Son frère avait vénéré le cheval. L'oncle s'en souvenait-il ? Se souvenait-il de ces rites ? Il était entré à cheval dans l'église. Personne ne pouvait oublier ce vacarme. Il s'était bouché les oreilles et n'entendait pas son cri, pendant que le cheval gravissait les marches de l'autel, ayant désarçonné le cavalier qui avait perdu connaissance, environné de fleurs et d'eau.

— Tu es venu pour m'aider à me taire, dit Felix, je ne demande pas mieux, mais j'ai trop parlé, ils inventeront le témoin consubstantiel.

L'oncle dit qu'il ne fallait pas se croire persécuté parce qu'ils avaient une idée dans la tête, ce n'était qu'une idée et il avait la sienne, Felix pouvait lui faire confiance, mais Felix doutait, il fumait trop, il présenta à l'oncle le chimiste qui lui cédait contre monnaie sonnante une partie de sa substance. Il montra le flacon.

— C'est nécessaire, dit Felix.

Le chimiste avait perdu toutes ses dents. Il montrait sa langue en parlant. Il n'avait pas de mauvaises intentions, il gagnait le beurre de son pain.

— Qu'est-ce que je te disais ? fit Felix.

L'oncle les suivit.

— Votre neveu a bien de la chance d'obtenir une autorisation de sortie chaque fois qu'il la demande, c'est incroyable, dit le chimiste.

Il marchait devant, les bras collés au corps.

— Où m'amenez-vous ? demanda l'oncle.

Felix lui tenait la main.

— Tu l'as vue ? Elle t'a parlé ? Je sais bien que tu ne peux pas tout me dire.

Le chimiste passa entre les barreaux d'une grille. La clé était de l'autre côté.

— Nous n'avons pas le droit, dit-il.

Felix se glissa lui aussi entre les barreaux. Il alla chercher la clé.

— Veux-tu entrer ?

L'oncle hésitait. Il dit clairement : je ne peux pas me risquer.

La grille était ouverte. Il les quitta. Le couvert lui parut interminable. Un garde tenait la porte ouverte. Il le salua au passage, traversa le hall, sa trajectoire fut à peine déviée par la présence massive de fleurs éclaboussant une jardinière de pierre de taille, qu'est-ce qu'il t'a dit ? lui demanda sa sœur qui l'attendait au bas de l'escalier.

La nuit était tombée. Il avait encore du temps. Il se sépara d'elle sur une place où elle avait rencontré une connaissance. Après les présentations, il profita d'une conversation intime pour les quitter. Ils allaient à la fête, pas lui. Il trouva le jardin des thermes au bout d'une avenue éclairée de loin en loin par des lampes suspendues aux façades. Le portique était bleu. Il vit la femme. Ce n'était pas elle. Elle s'expliqua. Il n'était que blessé. Il ne chercha pas à discuter. D'ailleurs comment la convaincre ? Au nom de quoi ? C'était une jolie femme discrètement coquette. Il nota qu'elle l'écoutait quand il parlait.

— Nous reverrons-nous ? dit-il, ayant un peu reculé pour la regarder.

— Vous savez bien que non, dit-elle, elle ne peut plus vous voir.

Maintenant il la voyait en pied.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il un peu vite.

La question la déconcerta. Ce n'était pas une domestique. Il reniflait la domesticité à distance. De plus, ses bagues témoignaient de son appartenance au moins à une bourgeoisie prospère. Qu'en était-il de cette prospérité ? Elle portait un directoire. Aucun accent ne trahissait une extranéité qui l'eût mis mal à l'aise. Une étrangère ne pouvait pas le comprendre. Cette insistance, le cœur factice, les itérations du dialogue qu'il entretenait avec les femmes quand il considérait que le moment était venu de leur parler, la fragilité de ses raisonnements, ses constructions éphémères, le sable de ses peurs nocturnes, les chemins de sa gloire, le peu de temps, son obscénité latente, à fleur des mots, blessante si le besoin était, joueuse des corps, trouvant le sexe propice à ses aspirations de conquérant, il était honoré ou charmé, et il finissait par le dire.

Il était dans sa chambre quand il lut la lettre qu'elle lui avait remise de sa part. Il la renifla. Il se sentait animal en présence de deux parfums qui résistaient encore au mélange malgré le séjour dans la poche de sa veste. Il les reconnaissait. Le blason de la cire était incomplet. Manquait la devise et le canton senestre de la pointe. À quelle précipitation devait-il cette ébauche ? Il la voyait mal à cette vitesse et surtout ne terminant pas ce qu'elle avait entrepris. Le temps d'un voyage, il s'était habitué à ses lenteurs vivaces. Il rompit le cachet. Elle lui écrivait qu'elle ne pouvait plus le voir. Elle n'écrivait pas qu'il ne pouvait plus la voir. Une goutte de sang témoignait de sa captivité. Elle ne restait jamais longtemps impunie, son infidélité. Elle se reconnaissait mélancolique et facile, le temps d'une phrase. Elle lui demandait de lui promettre de ne plus chercher à la revoir. À qui adresser cette promesse ? Il rangea la lettre dans un de ses bagages. Elle, la voyageuse, ou la messagère, il avait le choix. Il s'endormit.

 

Chapitre VIII

 

Le lendemain matin, il retrouva Felix dans le hall de l'hôtel. Il fumait encore une cigarette qui n'intriguait personne quoiqu'elle dût influencer tout le monde à son passage, il était assez pervers pour s'en féliciter. Ou bien il était ingénu comme il voulait le paraître, se connaissant bien, et il le connaissait mal. Il regardait à travers une baie vitrée donnant sur un patio fleuri où gigotaient des jets d'eau. Il jetait ses volutes contre la vitre et jouait un peu avec elle. Il parlait seul depuis quelque temps. Pour comprendre ce qu'il se disait ou ce qu'il disait à cet autre qui ne pouvait être que lui-même (qui d'autre ? s'était étonné sa mère qui ne voulait renseigner personne sur la santé de son fils, le seul à qui elle eût affaire depuis que le premier avait cessé d'exister et que le dernier, éphémère ou pur produit des fantaisies d'une nature sujette à caution, l'avait condamnée à la stérilité), il fallait tendre l'oreille ou s'approcher, prenant le risque de l'immobilité ou de la proximité, ce qui l'alarmait toujours, ou en tout cas finissait par le rendre insupportable. Elle avait renoncé à ces conversations. Elle l'appelait de loin ou l'abandonnait à une gestuelle dont le sens lui échappait. S'il venait, crachotant de la fumée, levant la cigarette comme un petit doigt, elle s'attendait à ce qu'il critiquât son indiscrétion et même son manque de pudeur. Il parlait à voix haute de leurs nudités ou des secrets de la famille, qu'il connaissait de seconde main mais manipulait avec une habileté de confesseur forgé par la chronique.

— Tu n'en tireras rien, avait-elle dit, un peu désespérée, certes, parce qu'elle reconnaissait que les dés étaient jetés, mais fortifiée par son expérience de l'incohérence où il construisait sa fable. L'oncle finirait, comme tout le monde, par perdre patience, il enverrait balader les charlatans et donnerait les clés du propriétaire au même prêtre, un peu prophète, qui l'avait convaincue de continuer de vivre sa vie de femme, comme s'il pouvait avoir la moindre idée que ce qu'une vie de femme peut peser sur l'idée d'enfant détruit par la vie. Felix était dans une période de tranquillité relative. Il ne rongeait ses ongles que le soir, avant de se coucher, parce qu'il évoquait le rêve dans lequel il ne voulait plus se noyer, impeccable plan d'eau verte et dormante où surnageaient des feuilles d'automne, la présence d'une rivière pouvait le rendre fou. Un autre indice de la relativité de sa tranquillité résidait dans son regard, qu'il acceptait de soumettre à celui des autres pourvu qu'on ne le questionnât pas sur ce qui le troublait visiblement. L'oncle le trouverait malingre et comme harassé, elle le prévenait qu'il se trouverait en présence d'un être troué, inexplicable, imprévisible.

Ce matin, le jeune homme qui l'attendait dans le hall de l'hôtel avait un peu changé. Il avait passé une bonne nuit. Une érection l'avait éveillé au bord d'un rêve dont il ne se souvenait plus, il avait fumé deux cigarettes, une en chemin, en passant devant les vitrines, et l'autre qu'il écrasait maintenant dans le terreau d'une potiche, temps qu'il venait de passer à observer la croissance de la végétation, ou peu s'en fallait. La plaisanterie amusa l'oncle. Ils allaient passer la journée ensemble et ne se quitter que dans le courant de la nuit dont l'apogée serait un feu d'artifice (on était samedi, le dimanche était moins agité).

— Je n'ai pas déjeuné, dit l'oncle.

La fumée l'avait un peu étourdi.

— Ils m'ont laissé sortir, dit Felix, exactement comme s'ils étaient convaincus que je ne reviendrais plus, tu t'imagines ?

L'oncle marcha devant. Il était un peu tard pour le petit déjeuner. Un employé le sermonna poliment. On lui servit du café accompagné de pain grillé et de confiture, on s'excusait pour le beurre, il n'y en avait plus. Felix ne prenait rien. Il trempa un doigt humide dans le sucrier. Il aimait les cristallisations. Un agrandissement pouvait les élever à la hauteur des œuvres d'art. L'oncle pensait que le naturel n'avait rien à voir avec l'art, pas plus que l'art avec l'âme. Il était polémique, l'oncle, au moment d'avoir raison. Il avait écrit un pamphlet contre les nègres démocrates. Il haïssait les Juifs bien qu'il reconnût facilement avoir un ancêtre de cette confession. Felix lui ressemblait d'ailleurs. Enfin, il ressemblait au portrait qu'on avait conservé et qu'on attribuait à son personnage.

— Tu ne peux pas comprendre, dit l'oncle en avalant le contenu de sa tasse.

— Comprendre quoi ? dit Felix.

Il n'avait peut-être pas écouté. Pourquoi l'oncle avait-il commencé la journée par cette conversation sur des sujets qui le rendaient amer et quelquefois injuste ?

— La nuit ? bredouilla-t-il. Oui, oui. Bonne.

Il se lissait les moustaches. Il pouvait avoir l'œil frétillant, une femme venait de passer et il avait incliné la tête et ouvert un peu la bouche comme s'il allait prononcer son nom, comment la connaissait-il ? Ou bien il la reconnaissait ? Il avait vécu dans cette ville. Ressemblait-elle à une autre ? L'esprit de Felix ne trouvait pas le repos dans l'observation de la réalité où l'oncle occupait une place prépondérante. Une femme est une femme. Un homme n'est pas toujours un homme. Cette possibilité multipliait les hypothèses. Felix réfléchit.

L'oncle achevait son petit déjeuner par le ramassage des miettes qui, une fois réunies dans la paume de sa main, furent aspirées par ses lèvres formées en tuyau. Il termina la cène par un raclage méthodique du ravier qui avait contenu la confiture et, la cuillère une fois léchée, il alluma le premier cigare, avant même d'avoir touché au sherry qu'il avait seulement reniflé pour en critiquer amèrement le manque de tenue. Ils se levèrent sur un frémissement de leurs moustaches, l'un demandant à l'autre s'il avait pensé à un programme de la journée et l'autre proposant qu'on se laissât aller au hasard d'une promenade où l'appétit, les besoins naturels, la curiosité et naturellement le vice auraient quelque rôle à jouer. On sortit de l'hôtel, effrayant les oiseaux du porche qui s'égaillèrent. L'oncle confessa qu'il n'avait pas l'habitude ou qu'il avait perdu l'habitude du cigare trempé dans un verre de sherry. Il se sentait euphorique. Descendant les marches comme à l'approche de l'enfer, il insulta un cerbère qui urinait sur les pieds d'un marbre nu et lui donna peut-être même un coup de pied. Felix riait. Il se heurta aux seins prolixes d'une promeneuse de toutous, trois pour tout dire, pomponnés et parfumés comme à Versailles et seulement tenus par un fil d'Ariane dont l'un ( !) était mordu rageusement. Felix s'excusa. La dame, prospère et hiérarchique, lui demanda seulement de lever le pied, car il écrasait le sien. Elle avait des mains douces pour le gifler abondamment si c'était nécessaire mais il recula d'un bond, libérant du même coup le pied obscène et presque déchaussé qu'elle tortilla contre le pavé pour le rechausser. Elle l'invitait, elle aussi gagnée par l'euphorie, à regarder où il marchait avant de s'en prendre à sa douceur. Douce, elle devait l'être, abondante et raisonnable même. L'obésité la rajeunissait, elle en était consciente. Elle ne le giflait par parce qu'il avait l'air d'un fou. L'oncle avait pris ses distances par rapport à l'altercation qu'il surveillait dans le reflet d'une vitrine. Le reflet s'anima d'un visage qui regardait la même chose que lui. Une contraction conjointe des paupières et des lèvres libéra des vapeurs qui l'occultaient. La scène était arrivée à sa conclusion, Felix lui prit le bras et l'entraîna dans une autre rue où prospérait d'ailleurs le même commerce.

L'oncle avait shooté la bête sans se rendre compte qu'il maltraitait un être aimé. Il ne s'était même pas excusé et Felix en avait profité pour donner le spectacle de son personnage à une foule réduite où l'un des clébards se plaignait de la patte, ce qui ameutait sensiblement. Le mieux était d'abandonner l'idée d'une représentation complète du rôle, d'autant que la bourgeoise m'avait traité de maboul, expliquait Felix à un autre attroupement dont la cause était une glissade qui le mena du haut au bas d'un escalier qu'il avait voulu descendre. On l'écouta moins cette fois. Et on ne l'injuria pas.

L'oncle s'était encore esquivé. Une femme avait encore croisé sa route. Il l'avait suivie pendant une minute d'efforts contraires. Elle ne l'avait même pas regardé et sans doute pas vu. Elle finit par enfourcher un dada qui se promenait tout seul mais muni du harnachement complet. Elle cravacha le corps qui hésitait relativement au franchissement d'une mare où il arrivait qu'un enfant se noyât. Perspective cavalière. Le bas de sa robe s'embourba, une giclée la défigura ou bien elle lui parut plus belle et plus désirable avec ces gouttes sur la joue et le front.

Felix le rattrapa. Il s'était tordu la cheville. Il lui raconta l'histoire de l'enfant noyé dans la mare. Il disait peut-être la vérité. L'enfant montait un cheval fabuleux. Tout se terminait par une noyade inattendue, le temps de se rendre compte qu'il s'agissait bien d'une noyade et non plus d'un jeu qui consistait à l'effrayer parce qu'il croyait à une noyade. L'enfant ne jouait plus. Le cheval avait franchi le bassin et il attendait de l'autre côté.

— Je ne l'ai pas tué, dit Felix.

L'oncle se tenait assez près de la mare, à l'endroit où les sabots du cheval avaient pris appui.

— Ce n'est pas la question, dit-il, tu sais bien que ce n'est pas ce qu'on te demande !

Felix pâlit. Il voulut allumer une cigarette mais l'oncle l'envoya en l'air, elle tomba dans l'eau.

— Je ne veux plus répondre à leurs questions, dit Felix.

Il se mordait le poignet.

— Il faudrait que tu te souviennes de toutes ces questions, dit l'oncle.

Felix montra l'endroit où l'enfant s'était noyé.

— Qu'est-ce que tu en sais ? dit l'oncle et il revint dans l'allée piétonnière.

Felix demeura encore un moment au bord de l'eau.

— Je sais ce que je sais, dit-il.

Le potier, qui était père de famille et nourrissait ses beaux-parents, avait été injustement garrotté et les deux autres tout aussi injustement condamnés au bagne. Le Juif, comme on l'appelait maintenant, répandait son venin.

— C'est elle qui me condamne ! s'écria Felix.

— Par pure folie ! dit l'oncle. Chacun veut sauver son enfant de l'enfer des fictions où il continue d'exister comme un fantôme. Tu n'as pas tué ton frère et ton frère est le meurtrier de ton père et celui du frère qui n'est pas né, malédiction !

Mais il n'était pas question d'accepter les faits avec eux. Elle voulait condamner Felix et sauver son fils aîné. Le Juif voulait s'en prendre à la fragilité de Felix pour lui faire avouer la mauvaiseté de son frère. Elle et le Juif. Voilà contre quoi il s'agissait maintenant de lutter.

— Elle, parce qu'elle veut te perdre, et le Juif, parce qu'il réclame justice.

C'était clair. Le bruit d'une galopade interrompit leurs conversations. Elle revenait. Elle arrêta le cheval sur la berge.

— Vous me gâchez mon plaisir, dit-elle.

Elle avait essuyé la boue de son visage. L'oncle s'excusa. Il tira son neveu par la manche. Ensuite il fit signe à la dame qu'elle pouvait prendre son plaisir par la queue sans risquer de les éclabousser. Elle mit pied à terre et abandonna le cheval.

— Tu la connais ? demanda Felix.

L'oncle n'aimait pas qu'on le tutoyât, il haussa les épaules. La dame s'excusait, s'approchant lentement. L'oncle baisa la main qu'elle tendait. Felix la baisa à son tour.

— Je vous ai aspergé tout à l'heure, lui dit-elle.

Elle sortit son mouchoir. Felix rougit.

— Le mouchoir d'une dame, dit-elle, prenez !

Il le prit et s'essuya le visage.

— Nous nous reverrons demain, dit-elle, excusez-moi encore.

Elle était de nouveau sur le cheval.

— Je regrette, disait l'oncle, les pieds dans l'eau.

Elle entra dans le bois.

— Était-elle nue ? demanda Felix.

Il s'essuyait encore le visage. Il l'avait vue nue, il savait que c'était impossible. Lui avait-elle donné son mouchoir ? Il le plia soigneusement et le remit dans sa poche.

— Elle n'avait pas besoin de s'excuser, dit l'oncle et il reprit sa marche d'arpenteur.

Que mesurait-il ? Felix n'avait pas entendu les excuses de la belle cavalière.

— Je suis venu... commença l'oncle.

Oui, pourquoi est-il venu ? L'interrogatoire était prévu pour dans deux jours. Demain on verrait l'avocat. Celui-ci connaissait toute la vérité. Et surtout le fond du problème.

— Elle veut te perdre, dit l'oncle.

Felix marchait comme dans un rêve, il se voyait marcher, ce n'était pas un effet de miroir, trop simple, les miroirs, à l'heure de s'entendre parler. L'oncle était songeur. Felix ne pouvait pas savoir ce qui le tourmentait. Imaginer cette femme était au-dessus de ses forces. Il n'en voyait que la silhouette ou l'ombre, jeu de main.

Avait-il toujours cette idée de visiter les musées ? L'iconologie avait sa préférence. On entra dans une église pour mesurer l'équilibre d'un prophète en bois peint, polychromie aux ors restaurés depuis peu, qu'il était interdit de toucher, on déposait des ex-voto dans une corbeille et un bedeau les enfouissait dans la muraille, réclamant l'aumône au passage, on était devant la grille et on lui parlait entre deux barreaux. Le prophète levait les yeux au ciel, montrant la terre à ses pieds, ou la désignant, la dénonçant peut-être, des têtes coupées sortaient d'une herbe grasse et fleurie de jaunes, Felix roula son bout de parchemin sur le bois de l'écritoire une fois rendue la plume à son encrier et bu l'excédent d'encre qui trahissait le vœu qu'il venait de formuler en peu de mots, ceux-ci lui étaient venus sans douleur, il enfantait les vœux plus facilement que les reproches. L'oncle négligea le rite au profit d'un géant peint à fresque les pieds dans l'eau.

— Sortons, dit-il, j'étouffe !

Ils sortirent. Dans l'escalier, les enjambées de Felix avaient de quoi surprendre. On le regarda passer. L'oncle continuait de flâner, attentif sous les dehors d'une nonchalance que Felix voyait d'un mauvais œil maintenant que le plan des jours à venir était tracé sans lui. Demain et demain et demain. Ils avaient une issue en tête.

À l'hôpital, le prêtre qui le confessait (il ne lui disait pas toute la vérité) plaidait pour une mort accidentelle du frère de Felix mais en réalité (comme quoi il faut se méfier de tout rituel dont l'existence succède à l'Évangile sans procéder de lui) il œuvrait en faveur de la mère, peut-être même dans le seul but de lui donner raison, Felix le haïssait en secret.

— Il a détruit notre bonheur, disait-elle, maintenant il s'en prend à son authenticité.

Felix ne se plaignait pas de la distance que son père mettait entre eux, ce n'était pas son père, il n'avait aucune raison de chercher à le défendre, le frère de Felix n'était même pas son fils, il n'était le père de personne. L'oncle, qui marchait derrière Felix, se reprocha de ne pas prendre le temps nécessaire à la réflexion. Felix n'avait pas encore accusé son frère. Cela n'arriverait peut-être pas. Ou cela arriverait si elle continuait de l'accuser.

Felix saluait les filles de son âge. Il courut après l'une d'elles parce qu'elle le voulait bien. L'oncle observa la scène. Il était assis sur un banc de pierre à côté d'une nourrice qui donnait le sein sous son châle. Un autre enfant demandait le même lait, réduit à en pleurer, juste au milieu de l'allée où il avait creusé un trou pour ses billes. Une femme assise dans l'herbe était peut-être sa mère ou une autre qui agitait sa main dans l'eau du bassin, assise en amazone sur la murette, un enfant rêvait derrière elle, attiré par le spectacle d'une branche qui tombait d'un arbre.

Felix revint avec le foulard que la jeune fille venait de renoncer à lui reprendre de force. Il n'en pouvait plus. Elle l'avait presque vaincu. Pouvait-il croire à cet abandon de la part d'une vierge qui ne savait rien de son cœur ? Sa jugulaire battait la chamade.

L'enfant cessa de pleurer. Il voulait le foulard maintenant. De loin, la jeune fille suppliait Felix de ne pas céder à ce caprice mais elle ne s'approchait pas.

— Tu ne veux plus le lait ? demanda l'oncle.

L'enfant grimaça. La nourrice le réprimanda.

— Tu veux le lait ou le foulard ? insistait l'oncle.

Felix agitait le foulard et l'enfant sautait en l'air, le foulard glissait entre ses mains.

— Tu la connais ? demanda l'oncle.

Le foulard glissa encore sur le visage de l'enfant.

— Je ne connais personne, dit Felix, je ne sors pas, je les trouve belles et agréables, j'ai raison ?

L'enfant se remit à pleurer.

— Vous devriez lui en donner une goutte, proposa l'oncle.

— Tu n'auras pas le foulard non plus, dit Felix et il revint à la jeune fille qui s'était écroulée dans l'herbe.

Il s'écroula lui aussi, jambes en l'air. Elle lui reprit le foulard et le noua à son cou.

— C'est un garçon ou une fille ? demandait l'oncle.

— Qu'est-ce que tu veux maintenant ? dit la nourrice un peu brusquement.

Il ne voulait plus rien. Il ferma la bouche et serra ses mains sous les aisselles. Ses yeux restaient ouverts, à l'affût. Les lourdes épaules de la nourrice se haussèrent. L'oncle contempla ce profil obstiné. Sous le châle, l'autre pépiait et elle lui tapotait la tête.

Felix poussa enfin le cri que lui arrachait la jeune fille. Pour qui se prenait-elle ? Trois autres jeunes filles le menaçaient. Il leur envoya des touffes d'herbe qu'elles frappaient de leurs ombrelles. La femme assise dans l'herbe leur reprochait leur désinvolture. Le mot figea Felix pendant un moment qu'elles mirent à profit pour lui retourner les touffes d'herbe. L'oncle se surprit à rire.

— Vous riez ? semblait lui demander la nourrice.

Il n'aurait pas aimé se trouver dans le même lit. Elle était peut-être douce. Savante. L'enfant qui rêvait était monté dans l'arbre et la femme qui rêvait elle aussi secouait la branche pour l'effrayer. Il avait l'air tranquille. Il monta plus haut. À cette hauteur, l'arbre ne tremblait plus. Il appelait les oiseaux. Ils ne venaient pas. Encore un capricieux. Que voudra-t-il demain ?

— Oh ! dit l'oncle, ils veulent toujours un peu les mêmes choses.

Qu'en savait-il ? Elle ne le lui demandait pas. Elle se contentait de le regarder et d'attendre.

— Qu'en pensez-vous ? finit-il par dire.

L'enfant qui était sous le châle ne bougeait plus. Elle le découvrit et elle l'obligea à roter sur son épaule. Le sein était humide. L'oncle regarda ailleurs. L'enfant attendait toujours. Rien ne se proposait pour se substituer au lait de la nourrice. L'oncle songea à une gâterie. Le sucre parodiait son enfance. Mais le joueur de guimauve n'apparaissait pas. Combien de fois avait-il misé sur ce moulin ? Il avait oublié le visage de l'homme. Il se souvenait de ses mains. Il les baisait quelquefois, à la sauvette, parce qu'on le lui avait interdit, il pouvait jouer avec la chance, mais pas à ce point.

— Qu'est-ce que tu veux être quand tu seras grand ? demanda-t-il à l'enfant.

La question l'avait toujours plongé dans une interminable réflexion. Avait-il raisonnablement répondu à cette attente ? Il voulait régner. On exigeait de lui qu'il triomphât d'abord. On lui montrait les instruments de triomphe. La langue. Le calcul. La rhétorique. Les choses. Les lois. La foi. L'avenir était un métier. Il regardait les travailleurs et jalousait leur peine. Des crises d'hystérie le terrassaient en plein soleil où il voulait ressembler aux autres.

— Nous avons tous été des enfants, dit-il à la nourrice pour excuser les caprices de l'enfant.

— Il le restera s'il continue, dit-elle.

Elle était dure, invincible, toujours présente. L'oncle avait connu ce personnage. Le frère de Felix l'avait sans doute redouté et Felix n'en avait pas la moindre idée. Il y aurait deux espèces d'enfance. Felix et sa mère étaient du même bois. Et pourtant ils ne se comprenaient pas.

— Tu ne veux pas grandir ? dit l'oncle.

La bouche de l'enfant s'ouvrit. Il allait se remettre à pleurer.

— Après tout, dit l'oncle, voulons-nous vieillir ? Et les vieux veulent-ils mourir ? Vouloir que le temps passe, c'est de la pure folie !

Il philosophait mal à propos, l'oncle. La nourrice ébaucha un geste de révolte. L'enfant dormait et l'autre voulait dormir. L'un agissait par instinct, l'autre connaissait le désir, sa conscience le reconnaissait peut-être même. Mais que nommait-il ? Et de quel nom ?

— Le temps est le temps, dit la nourrice.

Le temps de vivre. D'être et de créer. Nous avons tous une chance d'influencer la mémoire. Ce pouvait être une idée de Felix. Ils en avaient débattu la veille avant de se coucher.

— Tu ne veux pas répondre ? dit l'oncle.

L'enfant boudait. La moue révélait une fille, ce qui ne changeait pas ses promesses.

— Répondre quoi ? dit la fillette.

L'oncle avait oublié la question. Beau piège, il tombait dedans à cause d'une mémoire défaillante.

— Monsieur te demande ce que tu veux devenir ?

Elle les tutoyait, privilège de l'indispensable. L'enfant devait trouver la question assez conforme à ce qu'elle attendait des autres, elle se mit à réfléchir, n'avouant pas qu'elle n'y avait jamais pensé, du moins pas en ces termes. Ses incursions dans le futur la ramenaient toujours, mais quant à aller et ne plus revenir, était-elle à ce point comme les autres ? L'oncle commença à énumérer des activités bourgeoises encore à la portée de la femme qu'elle allait devenir. Comme c'était un garçon, il la fit rougir, mais elle ne se révoltait pas. C'était les anglaises, la beauté du regard aussi, la paupière bordée d'ombre et les gris de l'œil, les mains n'exploraient rien, elle semblait les cacher, elle ne les cachait pas, elle s'en servait pour accompagner le trépignement colérique de ses pieds, elle dénoua même le ruban de ses cheveux mais n'avait toujours rien dit.

Plus loin, Felix commentait la scène. Il aimait se retrouver dans un théâtre, le plus souvent comme récitant du personnage qu'il tentait d'introduire dans le cercle tracé par l'intrigue, en l'occurrence il s'agissait d'une toute jeune fille qui se moquait de ses désirs et le flagellait de temps en temps avec les perles de son ombrelle. Ce morceau de jardin public n'intéressait pas cette choreute. Elle était ailleurs. Avec lui si c'était une bonne idée. Ses amies s'étaient posées un peu plus loin dans l'herbe. Laquelle préférait-il ? Il se tourna sur le ventre pour les voir. L'une d'elles avait cueilli des fleurs. Le bouquet les occupait toutes. Une autre se leva et retourna dans le bois. Felix se concentra sur le bouquet en pensant à cette couleur.

— Pourquoi une couleur ? demanda sa compagne. Pourquoi pas un nom ?

Il rouvrit les yeux. Elle était si proche qu'il crut que le moment était venu de la cueillir. Le cri de l'enfant qui était dans l'arbre l'en empêcha. Il revenait au côté jardin, un peu éberlué par la clarté des sentiments qu'elle lui inspirait. L'oncle s'était levé et avait fait quelques pas, jusqu'au milieu de l'allée. Un enfant le suivait.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-il.

La femme cessa de secouer la branche de l'arbre et retourna s'asseoir sur le bord du bassin, elle approcha sa main de la surface de l'eau, maintenant elle regardait ce reflet.

— C'est votre enfant ? demanda l'oncle.

— Faites-le descendre de cet arbre, dit-elle.

L'autre femme, qui était assise dans l'herbe, leva un peu la tête. L'enfant aux anglaises lui demanda si c'était un grillon ou un serpent. Elle retira la paille du trou.

— Un grillon, dit-elle, il n'y a pas de serpents dans les trous.

Il voulait voir le grillon. Il n'en avait jamais vu. Elle remit la paille dans le trou et l'agita mais rien ne sortait, le grillon était peut-être mort, dit l'enfant, il s'agenouilla près d'elle, et si c'était un serpent ?

— Et si tu tombais maintenant ? disait l'oncle au pied de l'arbre qu'il avait atteint au prix d'un peu d'herbe sur le vernis de ses bottines.

Le visage de l'oiseau se montra. Il l'avait appelé oiseau pour le faire rire mais surtout parce qu'aucun nom d'oiseau ne lui était venu à l'esprit.

— Je ne suis pas un oiseau, dit l'oiseau.

— Tu chantes pourtant comme un oiseau, dit l'oncle.

— C'est vrai, dit la femme au bord du bassin, un oiseau de passage, sa main virevoltait au-dessus de l'eau, menaçant les miroirs de la surface animée un peu plus loin par le balai des araignées.

— Qu'est-ce qui est vrai ? demanda l'oncle.

Il avait voulu dire : si tu n'es pas un oiseau, saperlipopette ! qu'est-ce que tu es ? Cela ne se voyait pas. On pensait à un oiseau parce que c'était la première idée qui venait à l'esprit.

L'enfant disait son nom, il disait : je suis un... Et il disait son nom.

— Ah ? fit l'oncle, est-ce que les, il prononça le nom de l'enfant, vivent dans les arbres ?

L'enfant glissa lentement sur la branche. L'enfant aux anglaises était trop effrayé par la perspective du serpent pour avoir accordé la moindre attention à ce qui venait de se passer dans l'arbre, au pied de l'arbre et à la tangente du bassin où sa mère jouait avec l'eau.

— Et si c'était un grillon ? lui demanda la femme avec qui il jouait.

Oui, toi, pensa Felix. C'était une belle femme entre deux âges, elle ne portait pas de perruque ni de coiffure, elle avait simplement noué ses cheveux dans un foulard, ce profil l'émerveillait, qui était-elle si l'autre femme était la mère des enfants ? Ces questions ennuyaient la jeune fille. Elle se mit à danser pour attirer l'attention. Elle dansait autour de Felix. Qui était-elle ? Qui étaient les autres jeunes filles, le côté cour de ce jardin ? La jeune fille qui était entrée dans le bois était-elle revenue ? Avait-elle trouvé le nom de la fleur qu'elle cherchait ? Le bouquet avait changé mais il n'aurait su dire en quoi. Elle dansait toujours, lui offrant ses chevilles au passage, elle lui donnait le tournis, peut-être était-il temps de la cueillir. La femme au grillon ou au serpent caressait l'enfant aux anglaises. La femme du bassin parlait à l'oncle sur les épaules duquel s'agitait un enfant ou un oiseau ou un, comment dis-tu que tu t'appelles ? La nourrice marmonnait, berçant le nourrisson. Felix saisit enfin la cheville, au vol d'un pas qui l'élevait, elle tomba dans ses bras et le blessa au poignet. Elle était désolée. Il l'empêcha de déchirer un coin de sa robe, d'ailleurs la blessure était superficielle, elle pouvait se passer de charpie, il y posa sa bouche, elle tenait encore le poignet. Elle se trouvait stupide et rougissait. Il devinait une chair différente, il fallait qu'elle le fût sous peine d'onanisme, d'homosexualité ou de pédophilie. Il était anthropophage, peut-être parasite de l'humain ou modestement anthropophile, comment le savoir s'il perdait la tête à cause d'elle ? La blessure ne saignait plus. Elle regarda sous ses ongles. Aucune trace. Peut-être un bijou, la broche de son décolleté ou le peigne de son chignon ? Il sombrait. Elle pouvait oublier la blessure. Elle ne se fit pas prier. Ce jeu ne l'amusait plus. D'ailleurs une jeune fille sortait du bois, porteuse du bleu des phacélias rencontrées peut-être par hasard. On en entoura le bouquet. L'effet était admirable. Elle-même rayonnait, il s'approcha de cet astre. Il ne rêvait pas.

L'oncle s'alarma cependant. On lui avait recommandé de ne pas s'éloigner de son neveu au-delà d'une certaine distance qui était laissée à son appréciation. Felix butinait. Les fleurs le perdaient finalement. On le retrouvait dans des endroits insensés. Ces disparitions pouvaient durer des jours. Ensuite il racontait son aventure. Ces océans n'avaient aucune existence, ni ces îles, ces coutumes, pure imagination. Il traversait les rues en aveugle et utilisait la rampe des escaliers. Sa légèreté l'avantageait mais il était faible en résistance.

— Ne le perdez pas de vue, avait-on recommandé à l'oncle qui avait vaguement pensé à une espèce de disparition, ce serait comme souffler une pièce et la mettre dans sa poche, encore fallait-il surprendre l'adversaire en flagrant délit de distraction. Tricher au jeu avait des avantages sur cette attente. Il les pesait depuis des mois maintenant mais ses réflexions révélaient des failles, ou plutôt des impuretés auxquelles le doute, à défaut de preuves tangibles, pouvait s'accrocher pour former l'amalgame d'une fiction assez proche que la réalité, or, il ne devait y avoir aucune espèce de rapprochement possible entre la fiction déduite des faits et la réalité qu'il se proposait d'occulter à l'avantage de la cohérence. Felix disparu, sa mère ne pouvait plus exercer aucune pression sur l'église pour lui faire avouer son crime et reconnaître qu'il mentait quand il accusait lui-même son frère. Felix absent, la justice n'avait même pas les moyens de convoquer un cadavre, les procès au cadavre, à cause du silence même du prévenu, sont plus profondément exacts, se disait l'oncle en y pensant, et ce roman le déroutait déjà. Felix acteur ou témoin, une fois disparu, n'avait plus aucune chance d'entrer dans la peau du personnage. Tuer le personnage, ou le vider. L'oncle hésitait. Le temps s'était réduit aux moins de vingt-quatre heures qui séparaient Felix de son interrogatoire par un juge décidé à donner raison au Juif.

 

Chapitre IX

 

L'oncle avait originellement compté sur une semaine mais le navire s'était mis en panne dans le port d'une île lointaine. Il était dans sa cabine quand il s'aperçut que le navire n'avait pas encore appareillé. L'escale n'était pas prévue. On transportait du tabac et des antiquités, marchandises incorruptibles. Un Arabe enturbanné était monté à bord pour inspecter les cales. Il avait demandé à l'oncle de s'identifier et d'expliquer pourquoi il portait un pistolet sous sa veste. L'oncle lui avait mis le canon sous le nez et l'avait prié d'aller renifler ailleurs. Ce chien exaspéra l'Arabe.

On était en panne d'eau potable, le comportement de l'oncle provoqua une panne diplomatique. Une troupe à cheval s'installa sur le quai. Le capitaine se contenta de demander à l'oncle de demeurer dans sa cabine sans mettre le nez dehors, on condamna le hublot avec une planche, l'oncle évacuait la fumée de son cigare à travers un joint et les cavaliers surveillaient ces volutes. Le capitaine descendait à terre deux fois par jour et revenait dans un état d'excitation qui n'inspirait pas le dialogue. Il s'enfermait avec son second et le timonier. C'était le second qui annonçait le jour de retard supplémentaire.

On demandait des nouvelles de l'oncle. Était-il aux arrêts ? Pourquoi ne le livrait-on pas aux autorités ? De quoi dépendait la continuation du voyage ? Le capitaine avait-il une idée de ce qui l'attendait en arrivant au port ? L'oncle, allongé sur sa couchette, écoutait ces conversations. Le capitaine lui avait laissé son pistolet. Il n'avait aucun droit de l'en priver, tout au plus pouvait-il lui en interdire l'usage, excepté pour défendre sa vie ou son honneur. L'oncle avait répliqué qu'il lui arrivait de défendre aussi l'honneur des autres. Le capitaine voulait s'en tenir à une stricte limitation des pouvoirs de l'oncle en matière de menace et de passage à l'acte.

— Vous vous limiterez à défendre votre vie, qui n'est pas en danger, et votre honneur, auquel personne n'a touché.

L'oncle évoqua l'Arabe. Était-ce un prince ?

— Ils sont tous princes ou mendiants, déclara-t-il, d'où l'impossibilité de former la nation de leur rêve.

— La question n'est pas là, dit le capitaine, heureusement la marchandise peut attendre, elle est moins pressée d'arriver que ses propriétaires qui craignent la spéculation.

Après tout, songea le capitaine en revenant au pont où l'attendaient les délégués des passagers, l'oncle avait peut-être à voir avec l'intransigeance de l'Arabe, mais avec sa complicité à son avantage, certains désignaient en lui le spéculateur que d'autres se préparaient à rencontrer sur le quai même du port de destination. L'oncle avait eu vent de ces soupçons. Il tira un coup de feu sur les cavaliers, en signe d'indignation. Il n'était pas indigné. Il était impatient et furieux. On fit irruption dans sa cabine et on cloua d'autres planches. Cette fois, le hublot était imperméable. On lui conseilla de ne pas fumer. Il lui restait deux balles et de la poudre pour une seule.

Il vidait lentement une bouteille de Jerez, ne rinçant le verre qu'en le remplissant de nouveau. Il avait l'œil brillant et maintenait sa bouche entrouverte, montrant une dentition parfaite, parfaitement incisive et tout aussi parfaitement crochue, ces molaires chiquaient un autre tabac qu'il conservait dans une tabatière d'ivoire à deux compartiments, le deuxième contenait une portion de tabac à priser dont il se passait depuis longtemps mais qu'il offrait aux dames pour le seul plaisir de déposer une pincée sur le dos de leur main.

Le capitaine redoutait l'ironie de l'oncle. Il l'interrompait pour lui rappeler qu'il était le seul responsable de la panne, ce que l'oncle ne voyait pas d'inconvénient à reconnaître à la condition qu'on ne l'accusât pas de préméditation.

— J'étouffe ici ! s'écria-t-il, ce qui fit sursauter un matelot porteur d'un plateau de victuailles.

La nourriture était fortement aillée, ce qui déplaisait à l'oncle à cause de l'odeur qui persistait même en l'absence de restes, il faisait lever le plateau promptement après la dernière bouchée, allumant le cigare, répandant son haleine, maudissant l'Arabie, ses princes, ses mendiants et sa part d'humanité.

Au bout de trois jours d'un enfermement qui le précipita dans un profond désordre, le capitaine consentit à une promenade sur le pont, à condition qu'il ne prît pas à partie le reste des passagers et ne se tournât jamais vers la terre, ou pour mieux dire, lui tournât tout le temps le dos. Arrivé sur le pont, au bout d'une échelle qui lui parut interminable, l'oncle se plaignit d'un éblouissement. On ouvrit une ombrelle.

La dame était assez jolie et ne portait pas l'anneau nuptial. Il la félicita. Pouvait-elle l'accompagner sur le gaillard d'arrière où il avait ses habitudes ? Elle n'y voyait pas d'inconvénient. Elle lui offrit un bras vigoureux. Chez les femmes, il aimait les extrêmes, par exemple la vigueur d'un bras ou sa fragilité, selon le visage, ou seulement le regard. Celle-ci était de son âge et ne le démentait pas. Elle se poudrait sagement et ne touchait pas au dessin de ses lèvres. Elle bouclait naturellement, se coiffait quelquefois d'un madras ou préférait le peigne si le voile était de rigueur. Elle n'ouvrait son poudrier que pour lui offrir l'image circulaire des cavaliers assis au pied de leur monture. Elle le tranquillisait. Derrière eux, on dénonçait à voix basse l'usage du miroir, mais c'était une femme seule, une veuve argentée et possessive, on s'y était blessé plus d'une fois depuis le début de la traversée excepté l'oncle qui, libre comme le vent, ne l'avait même pas remarquée. Elle le félicita à son tour pour avoir mouché le moricaud.

On raconte, dit-elle, que c'est votre complice.

Elle referma le poudrier.

— Si c'est le cas, dit-elle, ne comptez plus sur moi, nous avons trois jours de retard, j'arriverai donc exactement le lendemain des noces.

L'oncle calcula mentalement qu'il avait perdu trois jours sur les sept qu'il avait compté consacrer à Felix avant que celui-ci ne fût soumis aux recherches pointilleuses de la justice. Quatre jours qu'il fallait réduire à trois car il était acquis qu'on n'appareillerait pas le lendemain. La dame le lui apprenait. Elle ramenait des statuettes et le couvercle d'un tombeau. Un artiste prétendait en tirer un caveau strictement chrétien. Il n'avait rien montré de son projet mais les statuettes l'avaient impressionné, il n'avait pas caché son émotion, on le vit même essuyer des larmes. Elle savait à peu près tout d'une mortaise dont il éviderait le centre du couvercle pour y ajuster un tenon dont elle ne comprenait pas l'utilité. L'oncle lui proposa une pincée de tabac. Elle ne prisait pas. Il lui parla du peyotl. Elle l'écouta religieusement. Que savait-il encore de ces civilisations erronées ? Il chanta un poème, beau lac où le corps d'un homme s'abandonnait à la contemplation de ses semblables, le poème était inachevé, elle nota l'absence de femme, l'enfant était peut-être le futur de cette femme, dit-elle sans se rendre compte de son erreur. Le tintement d'une cloche les troubla. C'était le second qui martelait le marli d'une assiette avec la crosse de son pistolet.

— Ne vous retournez pas, supplia-t-elle.

Il avait mis la main sur son propre pistolet. La dernière balle était réservée au duel qui ne pouvait pas manquer à l'aventure.

— Vous vous ennuyez tellement ? ironisa-t-elle.

 

***

 

Son époux était mort de cette absurde manière. Il ne défendait rien et prétendait le contraire. Il était tombé sans un cri, le cri était sorti un peu plus tard, sur la table d'opération, et il était mort avant même que le chirurgien eût le temps d'analyser la gravité de la blessure. Petite mort passagère, mais cette fois, il ne ressuscita pas. On lui montra le cadavre nu. Une heure plus tard, elle jetait son anneau dans le fossé d'une allée circulaire. Personne n'apparut pour la raisonner. Elle était seule et indifférente. Le lendemain, on lui expliqua les causes de la mort. Une artère avait été déchirée par la balle. Belle hémorragie. L'autre était son amant. Il n'avait même pas été effleuré. La balle qui lui était destinée s'était perdue dans un feuillage. Il avait frémi avec les feuilles. L'autre était tombé à la renverse, une main sur la poitrine, l'autre étreignait le pistolet qu'on lui arracha après avoir lutté contre quoi ? La rage, la peur, l'incertitude.

 

***

 

L'oncle optait pour la certitude. Il reconnaissait sa folie. L'histoire de la dame l'avait ému. Ce cri retardataire l'effrayait un peu, mais c'était tout ce qu'elle avait trouvé pour le convaincre. Consentait-il à présenter ses excuses à l'Arabe qui les accepterait, c'était une promesse qu'il avait faite au capitaine et celui-ci n'avait pas encore trouvé les mots pour en parler à l'oncle qui se sentait maintenant agréablement piégé par une veuve qui pouvait être sienne.

— Ce ne sera pas un duel, précisa-t-elle, vous n'aurez qu'à vous excuser.

Comme si c'était facile ! Elle en parlerait au capitaine.

— Si vous vous excusez aujourd'hui, nous serons partis demain.

Belle perspective. Trois semaines qu'elle promettait d'agrémenter. Il prendrait moins de temps à consacrer à Felix. Si elle lui laissait ce temps. Il s'excusa. Il trouva même les mots, ce qui étonna le capitaine qui en avait proposé d'autres. L'Arabe s'inclina cérémonieusement. Il offrit à l'oncle le poignard qu'il avait prévu de lui enfoncer dans le cœur. C'était une lame d'acier grossièrement forgé, sans poignée ni garde. Le capitaine frémit. L'oncle acceptait l'offense. Après tout, sa vie n'avait pas de prix. Elle n'avait peut-être tenu qu'à un fil. Un interprète traduisit. L'Arabe s'était penché pour écouter. Le cerveau du capitaine tentait de mesurer les ellipses. L'Arabe se redressa. Il baragouina rapidement. L'interprète traduisit. C'était des vœux de prospérité. La fin d'un drame. Trois jours de perdus au lieu d'un.

— Quatre, rectifia le second.

La délégation quitta le palais. L'oncle marchait derrière, pensif. Après tout, il s'était toujours défilé. Cette fois, il avait été un peu plus loin, pas plus. Il savait s'arrêter. Mais sa réputation n'était pas arrivée jusque dans ces îles où l'Arabe lui-même n'était qu'un envahisseur. Le capitaine examina la lame. Ils étaient assis sous une bâche tendue contre la façade du château. La veuve avait été discrètement remerciée, elle le lui avait avoué en rougissant.

— Je ne vous envie pas ce souvenir, dit le capitaine.

La lame changea de mains. L'offense en aurait blessé plus d'un. L'oncle demeurait stoïque. La dame lui tenait la main. Elle n'avait pas encore donné toute la mesure de son attachement.

Ils dormirent ensemble. La mer était d'huile. On entendait des clapotis. La lune était en morceaux au ras de l'eau. Elle tira le rideau du hublot avant de se déshabiller. Elle était brûlante et douce. Comme elle tenait le cordon du rideau, elle tira dessus pour ouvrir. De nouveau la lumière se déposa comme un masque. Il tremblait. Il s'évanouit.

Le soleil n'était pas encore levé quand l'équipage se mit en mouvement. Il alla les voir. Ils glissaient sur l'ombre. Un vent tiède agitait les voiles. Le capitaine regardait l'horizon, tête nue et les mains croisées dans le dos. Sur le quai, les cavaliers étaient montés sur leurs chevaux, immobiles et blancs. L'oncle longea le bâbord. Il éleva la lame de couteau. Ils commencèrent à rire. L'oncle cherchait une lumière favorable à sa démonstration. Ils cessèrent de rire quand ils s'aperçurent que la lame de l'offense avait forme de croix. Leurs chevaux s'ébrouèrent. L'oncle ne trouva pas le visage de l'Arabe et celui-ci, s'il était parmi les cavaliers, ne se signala pas.

Un marin venait de dénoncer le manège de l'oncle. Le capitaine lui tapota l'épaule.

— Il est retourné dans son désert, dit-il.

L'oncle s'étonnait.

— Il a un désert ? Une géométrie à soi ?

Il jeta un œil noir sur le marin qui l'avait trahi.

— Nous avons du café, dit celui-ci.

L'oncle s'approcha de lui.

— Nous n'en avions pas hier.

Le marin recula.

— Nous en avons aujourd'hui, dit-il.

Le capitaine confirma.

— Il veut dire que nous avons l'eau pour le faire bouillir, expliquait-il.

— Deux cafés, dit l'oncle au marin, dans la cabine de Madame...

C'était la première fois qu'il prononçait son nom. Le café arriva sur un plateau. Il y avait des gâteaux de semoule et du miel. Il préférait le pain et le jambon. Il indiqua le guéridon au marin, le même peut-être. Le café fumait dans un broc. La veuve sortit nue de son lit (c'était le sien). Elle ne craignait plus la lumière. Il envoya en l'air la robe de chambre. Elle sembla s'y fondre. Avec des pincettes, il lui offrit un gâteau. Voulait-elle qu'il le trempât ? Il dégoulinait. Elle aimait le premier repas, s'intéressait moins aux autres. Celui-ci était particulièrement enchanteur. Elle adorait qu'on l'enchantât. L'oncle avoua qu'il n'y était pour rien.

— Une dernière offense, dit-il.

Elle comprenait qu'il s'était aplati pour le bien de tous, il n'y avait pas à revenir là-dessus.

— Parlons d'autre chose.

Dans le cours de la conversation, elle s'étonna qu'il eût un neveu et pas de fils. Elle avait une fille. Fruit du péché. On la lui avait enlevée. On l'avait libérée d'un fardeau. Sinon il l'eût adopté. Il avait le cœur sur la main. Dire qu'il est mort vidé de son sang ! Elle se désirait une mort de vieillesse, une mort d'oiseau dans la fontaine des rêves à la toilette. Elle claqua légèrement les doigts, ne lui demandant pas de s'exprimer sur le même sujet mais seulement de se confier un peu. Ce n'était pas ce que lui inspiraient les femmes. Il avait perdu connaissance. Il était réveillé dans la nuit, couvert d'une sueur malodorante. Elle dormait sur le côté, lui tournant le dos. Ou ne dormait pas, et attendait. La lame était plantée dans une solive. Il ne se souvenait pas de cet accès de fureur. Elle pouvait lui en parler. Un cheval arpentait le quai, sans doute monté. Le navire remplissait la nuit d'autres bruits qu'il était incapable d'identifier malgré les trois mois de traversée qu'il venait de vivre.

Trois mois. Il ne s'en souvenait plus. Les conversations s'étaient affinées au fil des idées maîtresses. On avait essuyé des tempêtes, l'une en pleine nuit où avait disparu le corps et l'âme d'un voyageur dont on ne savait rien. On avait fouillé dans sa malle. Il transportait des concordances illustrées. On s'attendait à une réapparition, à cause de quelqu'un qui avait déjà vécu ces faits et qui en connaissait donc le dénouement. L'oncle démêla ces fils avec les autres mais moins longtemps que les autres, il ne croyait pas aux fantômes. Il y eut un office sur le roof. Il y assista en étranger, ne réclamant pas sa quittance. On lui reprocha son indifférence. Il prétexta une souffrance majestueuse. Il avait des lettres. Il aurait fallu plus qu'une tempête pour lui arracher son âme. Il eût trahi ce corps. Une fois ce corps détruit, son âme pourrait cueillir les fruits de l'expérience. Il avait creusé la terre de ses propres mains pour y jeter la semence de sa future forêt de symboles. Il montra les mains. Elles appartenaient maintenant à la conversation. Il les donnait en exemple. Il se laissait pousser les ongles pour s'écorcher les jours de grand malheur. Le malheur ! Il referma la malle d'un coup de pied. Il y avait peut-être une veuve, une orpheline, une héritière lointaine. Si la prochaine tempête l'avalait, il les priait de ne pas ouvrir sa malle, elle contenait les preuves de son intimité, il n'aimait pas l'idée de les mettre sur le chemin de sa vérité.

Elle se souvenait de cet esclandre. Comment oublier l'ironie ? Comment ne pas accorder une minute d'attention à cette cruauté d'enfant ? Elle avait communié, elle. Elle communiait tous les dimanches. Elle se donnait en toutes circonstances avec la même profondeur. Bien sûr ils n'avaient pas fait l'amour cette nuit. Il avait déliré mais dans une langue inconnue. Elle avait épongé ses sueurs. Cela avait duré des heures, puis il avait donné des signes de retour à la conscience, la nommant par exemple, ou lui demandant clairement d'excuser son malaise, il n'avait pas l'habitude. Elle l'avait laissé émerger. Il était silencieux maintenant. Il s'essuyait dans le drap. Il avait effleuré son épaule, les lèvres, les doigts, elle ne savait pas, il avait renoncé à elle et il s'était finalement levé. Pouvait-elle raconter l'histoire à la meilleure de ses amies ?

— Mais je ne sais pas qui est cette amie ! dit-il en riant.

Voulait-il la connaître ? Vous lui offrirez l'objet de votre humiliation.

— Quoi ?

— Mais cette impossible lame qui outrage votre conscience !

Il se retourna. Elle était plantée dans la solive. Elle avait peiné pour l'extraire. Elle lui donna la main pour qu'il la respirât. Il reconnut l'odeur de l'acier, de cet acier particulièrement, le feu et la trempe que lui destinait l'Arabe.

— Qu'en avez-vous fait ?

Il avait rêvé. Il rêvait depuis la veille. À quel moment commençait-il, ce rêve ? La lame était toujours dans la solive. Elle n'avait pas réussi à l'en arracher. Peut-être trouverait-il cette force ?

— Finissez, je vous en prie, dit-il en poussant le plateau vers elle.

Elle se mit à croquer du bout des dents le dernier gâteau de semoule. Le café ne brûlait plus, il l'avala d'un trait. Avait-il eu un malaise ? Comment expliquait-elle son impudeur ? À la question, elle noua le lacet de son corsage. Il força sur la lame. C'était peut-être un bon acier, il était seulement inachevé, quoique le fil et la pointe eussent été soigneusement forgés. Le bois grinça. On frappa à la porte. C'était le capitaine. Il se pencha pour passer sous le linteau. C'était un homme assez grand et solidement bâti.

— Nous sommes en mer, dit-il.

Comment trouvait-elle le café ? Il avait aperçu ses jambes. L'oncle s'acharnait. Il venait de passer une chemise.

— Vous n'y arriverez pas, dit le capitaine.

L'oncle opposait un genou à la solive. Il grognait, ou gémissait, dans sa tête où affluait le sang de son oxygène, il n'y avait plus de différence entre le grognement de la bête qui se défend et les gémissements de l'être qui s'évapore aux confins de l'indolence à laquelle le réduisaient ses simagrées de femme surprise en chemise de nuit.

— Quand je plante un couteau, dit le capitaine, les paris vont bon train.

Il se livrait avec bonhomie à ce jeu de force bien qu'il préférât les jeux d'adresse, mais la bordée a ses habitudes, on ne les discute pas, il jouait d'ailleurs rarement, et toujours pour gagner, sauf l'argent des paris qu'il leur abandonnait, il arrondissait sa rente plus sûrement.

— Vous auriez peut-être préféré du thé, dit-il à la veuve.

Il ne se trompait pas. Le café l'excitait, mais cela ne durait pas, heureusement. L'oncle cessa d'ânonner.

— Vous n'êtes pas de force, mon pauvre ami, dit-elle.

Le capitaine décrocha le couteau.

— Il est à vous, dit-il, vous l'avez gagné.

L'oncle hésitait.

— Prenez-le, dit la veuve, et ne recommencez pas.

Le capitaine s'éclipsa.

— Un charmant homme, dit-elle, mais bête comme ses pieds.

Elle rajeunissait. Vous n'avez pas fini votre café. Il reluqua le fond de la tasse. Lui avait-elle proposé d'y lire leur avenir ? Non. Elle se regardait dans le miroir de sa brosse.

— Il est entré sans frapper, dit-elle.

Elle dénoua les cheveux et se mit à les brosser diligemment. Elle avait dénoué le lacet. Il lui manquait un miroir, beau dialogue. Il était assis sur un tabouret comme sur la sellette, le poignard posé sur la cuisse, l'observant. Elle avait oublié le nom de Felix, il le lui répéta. Pourquoi lui avait-il parlé de Felix ? Les histoires d'honneur la passionnaient. Elle en lisait. Qu'était devenu son amant après avoir bousillé l'aorte de l'époux légitime ? Est-ce une question qu'on pose à une femme ? Piètre personnage, ce pistolero. Il n'existait plus. Elle le liquéfiait. Aquarelle des passions mortes de vieillesse.

 

***

 

Elle évoqua une promenade au bord d'un canal vert, pirouette des péniches, des jeunes filles applaudissaient sur le chemin de l'écluse, trépignant sur l'acier ajouré, l'une d'elles secouait un mouchoir, elle prétendait être la plus belle.

Le peuple est heureux s'il ne meurt pas de faim. La maladie, c'est Dieu. La faim, c'est nous. Ce qu'il reste de malheur est attribué au diable. Bonne chanson.

Le canal était vert, l'avait-elle dit ? Elle mit le pied sur le pont d'une péniche. Des bêtes gémissaient dans la cale. Elle demanda si c'était des moutons, le marinier parlait une autre langue, il toucha les boucles de ses chevaux, il la complimentait. Son amant d'un jour était resté sur la berge, suivant les chevaux, il portait sa canne sur l'épaule et se dandinait un peu. Le marinier fit un signe à la belle. Devait-elle le suivre ? Dans la cabine de pilotage, il posa un doigt tremblant sur une carte de l'Europe. Le lieu de naissance, de destination ? Elle appela son amant à travers le hublot. Il sautillait maintenant. Il se plaignait de l'humidité de l'herbe depuis le début, peut-être à cause du vernis impeccable de ses mocassins. Le pollen des genêts l'avait fait tousser en arrivant. Il s'était mouché. Il allait mieux. Que voulait-elle savoir ?

Il y avait déjà un quart d'heure qu'ils avaient quitté l'écluse. Il n'avait pas voulu monter à bord à cause de son cœur. Elle avait ébauché un rigodon sur la passerelle. Elle le déroutait. Il marchait dans l'herbe maintenant. Son nez se remplissait. Le méandre n'en finissait pas, repoussant à l'infini la prochaine écluse. Il avait interrogé le haleur. Celui-ci était occupé par ses pensées. Il lui répondit vaguement. Il avait parlé d'un bois de peupliers. On ne voyait pas l'ombre d'un peuplier.

— Si vous n'avez plus rien à me dire, chérie, je retourne sur le chemin.

Elle ne lui avait rien dit. Elle avait été déçue et n'avait rien dit. Le marinier baragouinait mais elle ne comprenait pas. Elle montra sur la carte l'endroit où elle était née. Il grimaça. Il connaissait ce soleil. Chez lui, on se réveillait dans le brouillard. Il y avait une distance entre soi et le soleil, une transparence violée, une attente tranquille. Elle comprenait. Il jouait avec les boucles de ses cheveux. Elle le laissait faire. Il aimait aussi sa bouche toujours ouverte, il la singea et elle s'amusa avec lui, le singeant à son tour, il avait la tête montée sur un ressort, il était d'accord avec elle et il exagérait ce tournoiement, elle frôlait l'hystérie, bouche grande ouverte et tirant un peu la langue. Finalement, ils singèrent ensemble l'amant qui crapahutait derrière le haleur, le harcelant de l'unique question qui le préoccupait, tandis que l'autre ne révélait rien de sa méditation. L'écluse apparut, noire, intransigeante. L'amant arriva le premier. Les chevaux soufflaient. Le haleur regardait tristement la manivelle. La gardienne tardait à arriver. Un agréable fumet trahissait les charmes de sa cuisine. Comment se noya-t-il ? Personne ne fut capable de fournir une explication cohérente ?

— Mais enfin, s'était écrié le commissaire de police, vous l'aimiez ?

 

***

 

Comment oublier cette seule histoire ? Elle se mit à pleurer. Il n'avait jamais consolé une femme, sauf sa sœur quand elle se prenait au piège de ses mensonges, mais il se contentait de la raisonner, ce qui provoquait quelquefois une insoutenable mélancolie qu'elle finissait par lui communiquer. Elle trompait le monde pour qu'il ressemblât à l'idée qu'elle en avait. Elle n'aimait personne en particulier. Elle aima son premier fils. Felix eut moins de chance. Voulait-elle le détruire ? Était-il responsable de la mort de ce frère adoré ? Quel était le degré de cette responsabilité ? D'après Felix, le cheval s'était cabré à cause d'une couleuvre qui traversait le chemin et son frère était tombé dans le bassin d'irrigation. Bien sûr, il n'avait rien fait pour le sauver. Mais qu'aurait-il pu tenter à son âge ? D'ailleurs le corps s'était enfoncé et il n'était pas remonté. La surface de l'eau s'était refermée tout de suite. Il n'y avait pas eu de gerbes ni de bulles. Une étrange tranquillité s'était installée. Il n'y avait plus de couleuvre sur le chemin. Le cheval broutait le fossé.

Il ne s'était rien passé, voilà comment Felix expliqua son attente. Il faut dire que ses explications ne réussissaient pas à s'extraire des pleurnichements de sa mère qui gigotait sur le cadavre mouillé de son fils. Elle avait ordonné au valet qu'il fouettât le cheval et le valet fouettait le cheval, ce qui s'ajoutait au silence à fleur de quoi Felix s'exprimait désespérément, car il ne se sentait pas coupable. Une seule personne se rendit compte que ce gosse était en train de devenir fou, son père, enfin, celui qui passait pour l'être. Felix haïssait depuis longtemps ses yeux-de-tous. Son frère l'avait éclairé, doux pervers, cet aîné qui minaudait au passage des hommes. Quelqu'un était assis sur son dos pour le vider. Le père de Felix traversa la cour pour mettre fin au martyre du cheval. Elle se jeta sur lui et le griffa au visage. Ils pataugèrent ensemble dans la poussière de la cour. Elle le vainquait.

Felix était éberlué. Il entra dans la description de la couleuvre. Il se souvenait de tous les détails de la leçon. On ne l'écoutait plus. Il s'entendait. Et il croyait à ce qu'il disait. Seule la scène comptait. Elle était hallucinante. La déchirure du temps au moment où la couleuvre s'est retrouvée au beau milieu du chemin. Un cheval approchait. Le cavalier en l'air. L'eau fendue. Un enfant incrédule. La tranquillité. Le temps sur le fil. Rien ne s'était passé. Felix rentra à la maison. Le cheval le suivait. Il y eut cette question de sa mère : où est Jean ? Le nom apparaît pour la première fois dans ce récit. Petit à petit, les noms apparaissent. Ils bornent une crise. Il ne faut pas les prononcer facilement. Ce sont des noms de personnages. Les personnages de la crise, la crise du texte qu'il est tellement important de mettre à jour.

 

***

 

Qui suis-je ? Elle avait perdu un époux parce que son amant le tuait d'un coup de revolver. Le cri poussé sur la fin était une invention. Elle eût tout donné pour qu'il existât vraiment à la tangente du premier méandre de son histoire.

 

***

 

Ils dialoguaient sur le pont, à l'abri d'une bâche, dans la cabine de l'un ou de l'autre, plutôt la sienne parce qu'il dormait au-dessus d'un être falot qui avait fait fortune, indirectement sans doute, dans le commerce des ustensiles de cuisine, il transportait un catalogue qu'il relisait comme un roman. L'oncle le lui présenta. Il était charmé. Il reconnut une veuve. Il ne voulait pas dire comment il réussissait à le savoir. Elle ne cachait rien mais ne montrait rien non plus, à part des signes d'agacement qu'il pouvait prendre pour de l'impatience à le connaître mieux. Il avouait ne pas se donner facilement, surtout aux femmes. Elle laissait un parfum indéfinissable, il levait le nez pour réfléchir, il connaissait cette fragrance, fruit ou fleur ? L'oncle était sensible à ces traces. Il les suivait, il chassait même, il s'embusquait si c'était nécessaire, il lui arriva même de gracier mais ne discutait pas longtemps, en lui-même, les raisons qui l'avaient amené à abandonner la traque. Elle pouvait aussi débucher et le surprendre, dans ce cas il improvisait sur le luth de son inspiration, il s'inspirait d'une autre et finissait par offenser celle-là. Mais la veuve préférait le dialogue.

 

***

 

Elle n'achevait pas la conversation avec son époux, elle le regrettait un peu. Un peu, cette équidistance autour de son attente. On l'avait obligée à descendre dans le caveau pour embrasser le Christ d'argent vissé sur la paroi du cercueil. Elle avait religieusement déposé la rose blanche et jeté un œil épouvanté sur les autres cercueils. Autant de Christs d'un argent moins rutilant mais briqué. On avait enlevé la poussière qui provenait de la décomposition du mortier des murs. Un rosier avait plongé sa racine dans ce gouffre, traversant la maçonnerie après avoir mis à profit une brèche du pot de terre où il poussait. Un enfant donnait des coups de pied dans cette tige. Qui était-il ? Elle ne connaissait presque personne et tout le monde la condamnait. Elle se vit enfermée avec une chandelle qu'elle n'osait pas souffler. L'air ou le feu, elle ne choisissait pas. Cette sensation d'étouffement l'agitait encore quand elle dormait. Elle oubliait ce rêve, mais l'enfant revenait, ponctuel ou fidèle, comment dire ? On avait confisqué les pistolets et un expert les analysait. On doutait qu'un dilettante, comme l'était son amant et maître, eût été veinard à ce point. Il reconnaissait cette veine. À l'entendre, le coup était parti tout seul. Il invoquait même le jugement de Dieu. Les pistolets avaient été soigneusement vérifiés par un cousin du mari trompé. Il n'y avait pas trouvé de défauts. Un expert les trouverait s'ils existaient. L'amant fut donc soumis à une surveillance discrète. Il était assigné à domicile par la justice, laquelle était un peu parente du mort mais sans risque de déni. Il prenait la chose à la légère. Et elle se morfondait dans un appartement vidé de sa substance par les héritiers. Il ne la sauvait pas comme promis. Il n'avait pas non plus prévu de tuer le mari gênant, il avait même plutôt pensé à être tué par lui, encore que cette idée ne fît que l'effleurer, il n'avait pas vraiment cru à la réalité de ce duel, on lui avait même conseillé de s'excuser ou de s'éclipser. Il était battu avec une abstraction et il l'avait tuée. Son œil ne s'était pas trompé. L'œil qui lui avait permis de tuer sans être tué.

Ils partirent en voyage. Elle voulait oublier. Il n'avait pas tremblé sur le seuil de la mort, il eut un malaise au moment de partir. Qu'est-ce qu'il quittait ? Il lui posa la question. Elle ne savait pas. Elle-même ne quittait rien. Elle pouvait seulement raconter toute l'histoire avec ses propres mots, ce qui était une nouveauté.

Il l'emmena dans son pays. Il y avait une rivière et des châteaux d'un autre temps. Elle fut émerveillée. Il la gâtait. Elle ne pourrait plus oublier ces chemins, les haltes chez l'habitant, les cheminées où cuisait le lait, le rire des enfants qui jouaient au cerceau et qu'elle encourageait de sa voix de crécelle. Ils dormaient dans des auberges au bord des routes. Les villages étaient déserts. On ne traversa aucune foire. Il raconta sa veine à des inconnus qui ne le crurent qu'à demi. On ne peut pas avoir plus de veine. Il la présentait comme une fiancée. On la saluait sans ironie. Les chambres étaient toujours mitoyennes, sinon on poussait plus loin, on arriva même en pleine nuit, ils se parlaient à travers le mur.

C'était lui qui venait. Il se promenait comme un chat. Elle était déjà nue. Ces adorations la rendaient folle. Il la quittait avant le point du jour et la retrouvait dans la salle à manger où elle était la première à s'asseoir. Où l'emmenait-il ? Il voulut l'étonner. Il lui sembla revenir de temps en temps aux mêmes endroits. Elle en conçut un intolérable vertige et dut prendre le temps de se reposer.

C'était au bord d'un lac où nageaient des oiseaux. Elle lisait à l'abri d'une véranda. Il sortait pour se renseigner sur sa maladie et revenait avec des médicaments qu'elle recrachait si c'était possible. Ce goût de plante et de métal, elle l'avait encore sur la langue.

— Où allons-nous ? Pourquoi ne sommes-nous pas encore arrivés ?

L'été se finissait. On attendait la pluie. Des points de rouille s'éparpillaient lentement dans le paysage qu'elle ne regardait plus, sauf le lac et le débarcadère où il appontait quelquefois à bord d'une barque qui repartait aussitôt dans l'autre sens. Il se fâchait si elle l'interrogeait. Une fois elle le surprit en prière sur la descente de lit. Elle referma la porte mais il la rouvrit derrière elle. Que fuyait-elle ? La question la désappointa. Elle ne répondit pas. Elle était guérie, du moins elle le croyait, le médecin le dirait ce soir.

Ils reprirent leur voyage le lendemain matin à bord d'une voiture qui, lui sembla-t-il, retournait d'où ils venaient. Elle revit les paysages, reconnut les châteaux, déjeuna peut-être où elle avait déjà déjeuné. S'en souvenait-il ? Il était fatigué. Il espérait qu'on arriverait avant la nuit. Mais où arriverait-on ?

Ils traversèrent une ville où elle voulut négocier une lettre de change mais la voiture ne pouvait attendre. Il était impatient et sur le point de lui reprocher la semaine qu'ils venaient de perdre au bord de ce lac qu'il n'était pas près d'oublier.

— Mais pourquoi l'oublierais-tu ?

Elle y avait vécu une agréable fièvre, des frissonnements prometteurs, bien sûr il n'était rien arrivé, il le savait autant qu'elle, pourquoi oublier cette lenteur ? Elle était sujette à des fièvres inexplicables et ne les expliquait pas. Prétendait-il changer cette mauvaise habitude de soi ? Elle n'avait pas l'habitude de lui et ne voyait pas encore ce qu'il était nécessaire d'altérer. Le mot lui plut. Comme c'était facile de tuer un homme ! Et comme il était facile de se faire à l'idée que l'homme qu'on avait tué (même par chance) avait été préalablement altéré par une femme qui en aimait un autre ! Être l'autre était facile aussi. C'était comme changer de peau mais de façon provisoire.

Le voyage en rond n'avait rien dilué. Le vin était toujours amer. Elle ne le buvait pas et prétendait le servir. Il ne buvait pas non plus. Ils étaient arrivés. La nuit allait tomber. Le voiturier était content de sa performance. Il accepta un pourboire.

— C'est ici ? demanda-t-elle.

La demeure était charmante. Il y avait de la lumière dans le carreau de la porte devant laquelle il l'avait conduite. Deux lampes éclairaient une partie de la façade, placées assez haut au-dessus des linteaux des fenêtres. Il chercha la clé. Comme il fumait, il posa le cigare sur un appui.

— Nous ne serons pas seuls, dit-il.

Elle s'en rendait compte. Il trouva la clé et l'enfonça aussitôt dans la serrure. Une fois la porte ouverte, il appela. Quelqu'un attendait dans l'escalier, au fond.

Il s'expliqua : ma sœur, dit-il.

La femme descendit complètement l'escalier : mon époux, dit-elle.

Les présentations étaient faites. Ils entrèrent dans la salle à manger. La table était mise. Une viande fumait sous le couteau d'un domestique. Il reconnut sa place, marquée par un rond de serviette.

— Vous vous ressemblez, dit sa femme.

Un domestique s'en allait avec les manteaux. La veuve s'assit devant une soupe.

— Sans cérémonie, dit l'hôtesse.

Lui ne mangeait pas de soupe. Il commençait par une viande. Elle ne l'avait jamais vu manger de viande. En voyage, il avait mangé du poisson, d'abord sur le bateau, puis au bord des rivières où elle croyait faire l'amour avec un demi-dieu. Ce demi le déconcertait. Elle ne l'expliqua jamais. Il lui demandait en plaisantant si elle avait connu un dieu qui justifiât cette moitié. Elle n'avait connu que des hommes. Il était ravi, peut-être heureux d'avoir un avantage sur eux. Elle commençait à se rider, un peu aux poignets et beaucoup dans le cou. Ses couperoses ne manquaient pas de discrétion.

Le vin les affolait un peu, pas beaucoup, elle le buvait du bout des lèvres. L'hôtesse avait déjà mangé ou plus exactement, le soir, elle grignotait sur le pouce, dans la cuisine, avec les domestiques toujours heureux de ne pas avoir à mettre la table, servir et desservir, quel destin ! Elle avait de jolies dents, l'hôtesse, des yeux chercheurs de promesses, qui promettaient eux-mêmes beaucoup, elle croisait ses mains sur une poitrine à demi nue où rayonnait une pierre. La veuve répondait à ses questions, évitant le regard du mari volage qui finissait sa viande en se plaignant de la cuisson à son goût trop poussée. Le vin ne l'égayait pas.

— Vous ne me reprocherez pas de ne pas vous croire, avait dit son épouse.

Elle était dans son dos quand elle l'avait dit, un peu en retrait, la veuve filait sur le tapis en direction de la table, prétextant une faim de loup.

— Ou plus exactement, ma demi-sœur, précisait-il au moment de s'asseoir.

Le domestique qui coupait la viande s'inclina pour lui souhaiter la bienvenue.

— Je sais, je sais, dit l'hôtesse, votre mère était bien malheureuse.

On n'en parla plus. On éteignit les lampes des murs. La pièce se vida discrètement. Ils étaient seuls. L'époux et sa maîtresse se côtoyaient. L'hôtesse était assise de l'autre côté de la table, bavarde et chaleureuse.

— Nous n'avons pas d'enfants, dit-elle.

Elle voulait savoir si la sœur de son époux en avait. On parla à mots couverts de l'aventure sentimentale du père commun. Il n'avait pas été bien heureux lui non plus. La mort avait fermé ce chapitre. L'hôtesse regrettait le temps perdu à ne pas se connaître. Elle vivait le plus souvent seule depuis que son mari voyageait à la place de son père. Elle n'avait jamais été en Amérique. Il lui ramenait des babioles colorées ou biscornues qu'elle jetait au fond d'un tiroir. Sa solitude expliquait sa familiarité avec les domestiques. Ils souffriraient un peu de sa brusquerie ces jours-ci, puisque sa belle-sœur ne voyait pas d'inconvénient à se laisser bercer de confidences. Elle ne pouvait pas avoir idée de cette profondeur.

— Vous reparlerez de votre mère. J'étais très liée à la sienne. Nous nous entendions comme deux sœurs. Elle est morte à cause du vent. Le vent d'automne tue les gens sur le chemin à la tombée de la nuit. C'est un malheur. Nous l'avons enterrée un jour de pluie. Le trou s'effondrait. Le fossoyeur descendit plusieurs fois pelleter. On la recouvrit de boue. Le lendemain, la flaque rectangulaire miroitait au soleil. Une tombe seulette, comme elle avait voulu. Comme elle était venue, elle aussi, presque de l'étranger, on ne voyait plus sa famille depuis son mariage, sauf une cousine qui l'informait régulièrement de la situation de l'héritage. Vous héritez de votre mère ?

Elle avait des ailes, l'hôtesse, c'était un oiseau facile, un oiseau sur la branche, voleur d'écailles d'amour à la surface des autres. La veuve, perspicace, se servit de la viande. Elle avait refroidi. On sonna le service. Une enfant entra. C'était une coquette habillée à la sauvette.

— Tu dormais ?

Non, elle ne dormait pas, elle s'était seulement déshabillée et priait au bord du lit quand la sonnette... Personne ne lui demandait de s'expliquer. Elle eut droit à un léger soufflet sur la joue, ce qui la chagrina. Elle partit avec le plat de viande. On le réchaufferait sur la cuisinière, le four étant éteint et rempli de pruneaux. C'était insensé, selon l'époux, mais il n'avait plus faim, sauf d'un fruit si elle voulait bien lui avancer la corbeille. Il tranchait la pulpe avec application, recueillant les gouttes sur ses doigts du bout de la langue, une manie d'enfant, vous ne l'avez pas connu enfant vous non plus, c'est vrai. Vérité qui poussait à la réflexion.

— Nous y penserons ensemble ces jours-ci.

Pourquoi l'avait-il amenée dans cette maison ? Pourquoi la faisait-il passer pour sa sœur ? Se ressemblaient-ils à ce point ? La fillette revint avec un plat de viande. On la récompensa d'un fruit ou d'une galette. Sa révérence était sommaire. On le lui reprocha et elle rougit. On la chassa.

— J'ai eu vent de ce duel absurde, dit enfin l'hôtesse.

Les conditions de cet aveu étaient réunies. L'époux sursauta à peine.

— Vous savez donc tout, ironisa-t-il.

— Ça fait deux, dit-elle à la veuve qui s'étrangla légèrement au passage d'un nerf. Moi j'appelle ça un assassinat, continuait l'hôtesse.

Il haussa les épaules. Il fumait sans permission, envoyant la fumée dans les flammes du chandelier.

— Vous appelez ça comme vous voulez, dit-il.

Qu'en pensait la sœur ? ne lui demandait-on pas. Elle n'acheva par le morceau de viande. Deux mouches tournoyaient. Elle prétendit ne pas savoir de quoi on parlait maintenant.

— La nouvelle a couru plus vite que lui, dit l'hôtesse. C'est absurde, inacceptable !

Elle était toute rouge de colère.

— Vous ne savez même pas de qui vous parlez, dit-il négligemment.

Il se leva pour s'affaler dans un fauteuil. L'hôtesse invitait sa belle-sœur à toucher aux fruits, ils étaient délicieux, ils avaient des arbres, de la vigne et même un vivier, elle oubliait le potager et les chasses gardées. Elle possédait les trois quarts de cette propriété et avait des droits sur le quatrième.

— On dit que votre pays est un désert, dit-elle d'une voix sirupeuse.

— Mon pays ? répondit la veuve, mais je n'y habite plus, ce qui ne l'empêchait pas d'être un désert mais enfin, passons.

Les bagages étaient encore dehors. Il les rentrerait lui-même. Il monterait les siens dans sa chambre. On ne la lui avait pas encore montrée. Voulait-elle se rendre compte ? Elle monta derrière l'hôtesse. C'était la chambre de la belle-mère.

— Elle s'y est installée un peu avant votre naissance, précisa l'hôtesse.

Le père dormait dans la chambre conjugale, au bout du couloir. C'était une chambre magnifique, magnifiquement meublée voulait-elle dire, mais il ne la lui céda jamais. Comme plus personne n'y couchait, on y lisait, le feu n'y fumait pas. Elle poussa porte. On entra d'abord sur un palier qui s'ouvrait sur une terrasse envahie de lierre. Une autre porte donnait sur la chambre elle-même. Les lampes étaient toutes allumées, y compris un photophore sur la table de chevet. Le lit était entrouvert, laissant apparaître les moires d'un drap impeccablement tiré. On avait déposé un livre sous le photophore.

— Vous ne lisez peut-être pas ?

Plus tard, dans la nuit, la veuve craqua une allumette pour allumer la chandelle du photophore. Elle ouvrit le livre à la première page et lut. Le sommeil n'avait pas duré. Au fond de la chambre, le feu s'était éteint. La chambre sentait l'encaustique. Du portrait de l'ancienne maîtresse de maison, on ne voyait que le cadre, ses ornements d'or et d'argent, le rose des visages d'anges et le bleu des fleurs qu'ils envoyaient aux quatre coins. Ce qu'on ne dit pas. Ce que les autres ne doivent pas savoir. Ce désir trouble de les quitter pour être avec les autres, exister à une distance respectable de ce qu'on a été avec eux.

 

***

 

 L'oncle avait peut-être connu cette esthésie. Ils dialoguaient sur le pont. Il y avait un peu d'air et elle s'était enfouie sous une couverture. Il voyait ses mains étrangement osseuses et blanches, pourtant le visage était presque replet, jolie nuque bordée d'une tresse que des aiguilles maintenaient en couronne, le nez gagnait à être regardé de profil, elle usait de faux cils et entretenait une mèche vagabonde pour agrémenter le rose de ses joues.

Il était amoureux. Ce don de soi commence par le désordre des idées. Il lui posa quelques questions sur le début de l'histoire qu'elle avait peut-être l'intention d'achever avec lui. Il manquait de profondeur. Elle menaçait de ne pas aller plus loin. Il ne la voyait pas. Cette sœur surgie du néant d'un voyage lui paraissait aussi inconsistante qu'un personnage de théâtre. Espérait-elle qu'il crût à la ressemblance ? Elle rougit. Si elle avait su que son récit la réduisait aux dimensions étiques de ce personnage, elle se serait tue, simplement. Pourquoi continuer une conversation au détriment de ses protagonistes ? Il l'embrassa. Ce n'était pas une étreinte. Il se posait sur elle. Ses parfums le tourmentaient. Lui pardonnait-elle son indifférence ? Elle le trouvait complexe, peut-être fragmentaire, difficile à aimer, inquiétant ou menaçant, elle ne savait pas si c'était l'inquiétude ou la menace, elle buvait avec lui la promesse d'une irréalité certaine. Elle était ivre de lui, incapable de n'être pas avec lui en ce moment même, menacée par cette folie de la séparation qui fondait son existence d'amoureux à la sauvette. Elle faillit pleurer. Elle aimait pleurer, jusqu'à l'oubli de ce qui expliquait ses larmes, conséquence de la conséquence de la conséquence et ainsi de suite jusqu'à l'origine de sa passion pour les hommes, comme si elle était originellement passionnée et qu'il n'y avait jamais eu d'autres objets que les hommes, ou l'homme qui les donnait à son désir de le posséder. Il doutait que cela remontât aussi loin qu'elle prétendait. Un second baiser mit fin à ces élucubrations. Il ne voulait pas l'expliquer. Mais en cela était-elle différente des autres ? Qu'avait-elle découvert dans ce foyer à la dérive, au fond de la France qu'il idéalisait depuis toujours ?

 

***

 

L'homme l'avait surprise. Elle avait même cru à la naïveté de la maîtresse de maison. Elle était prête à jouer le rôle de la sœur espagnole née de l'aventure et de l'infidélité. Elle avait une importance à improviser, tandis que lui reviendrait au théâtre d'une tragédie jouée depuis longtemps. Le rideau était tombé sur des soupçons. Felix avait un peu perdu la tête mais on exagérait la gravité de son état. Et c'était sa mère elle-même qui alimentait le diagnostic. Elle savait tout depuis le début. Elle connaissait peut-être la fin. Elle agissait en auteur de ses jours. Le personnage-auteur est le maître d'œuvre de toutes les tragédies. Un jour il la surprit en flagrant délit d'observation. Sa crispation donnait peine à voir. C'était l'époque où Jean renseignait Felix sur la réalité de leur biologie. Elle était derrière une fenêtre, les volets étaient entrecroisés, le rai du soleil la partageait en deux ombres où elle élevait des poings fermés. L'oncle s'était arrêté dans l'escalier. Elle ne l'avait pas entendu. Il voyait les deux enfants dans la cour. Sa sœur était une ombre penchée sur l'appui intérieur de la fenêtre. Le reste était imaginé. Aujourd'hui, il lui était difficile de renoncer à cette part d'imaginaire.

 

***

 

Elle l'écoutait religieusement. L'océan les oppressait. Il continua.

 

***

 

Il n'entendait pas ce que Jean révélait à Felix, mais s'agissait-il des mêmes révélations qui condamnaient leur père au silence ? L'oncle avait tenté de rompre ce silence. Qu'est-ce que c'était, ce verre, ces transparences, ces perspectives d'eau ? Il n'avait pas beaucoup d'estime pour son beau-frère qui préférait parler de chasse, de littérature et des femmes d'un temps qu'il idéalisait toujours avec les mêmes mots. Elle haïssait ces répétitions et feignait de s'en amuser. L'oncle connaissait ce masque. Il apportait des nouvelles de la mulâtresse. Aucune lettre, elle ne savait pas écrire, aucun objet même, faute de sentiments dignes d'une fille. Il n'avait pas encore trouvé l'occasion de transmettre ses politesses à son beau-frère qui en espérait beaucoup, d'autant plus que sa femme ne croyait pas à cette filiation et lui avait même interdit d'en parler à ses enfants légitimes. Comment parler de cette fertilité qui ne la concernait pas ?

Elle questionna l'oncle dès le lendemain de son arrivée. Qui était cette femme ? Il la décrivit. Et puis elle ne lui en parla plus. Une semaine passa. Il n'avait toujours pas parlé à son beau-frère. Elle ne le quittait pas, ou lui confiait la garde des enfants, ou emmenait l'oncle avec elle chez des amis de la famille qu'il alimentait du récit de son voyage, ce qui pouvait les retenir toute la soirée et les obliger à entrer à pas de loup dans leurs chambres réciproques.

— Vous avez vu les... ? demandait son beau-frère le lendemain.

Ils avaient changé. En mal. Tout le monde changeait. Le mal s'épanchait. Il y aurait une dernière génération. Et puis tout s'en irait à vau-l'eau. Tristesse des noms de famille. Il en écrivait le roman. Ou mieux : la chronique. Faute de mémoire. Et d'imagination aussi. Il s'était amouraché de l'idée. Ce n'était qu'une idée. Ce travail exigeait un quotidien, un minutage parfait, une fidélité de seconde.

Jean ironisait facilement. Felix cherchait à comprendre. La limpidité de l'alcool dans le verre le fascinait. Les lèvres de son père étaient enflammées. Il tirait une langue violette où poussait la fleur d'un bouton. Les yeux ne se fixaient sur rien. Les mains se tenaient, ne se séparant que pour porter le verre à la bouche. Il ne trinquait plus. Il se nourrissait de bon matin. Ensuite son esprit se trompait sur des questions de valeurs à accorder aux choses. On ne lui demandait rien concernant les êtres. À table, il s'impatientait et ne mangeait pas. L'oncle évoquait les corps dénudés des sauvages. Il n'aurait pas trouvé les mots s'il s'était agi de parler de la nudité des êtres humains.

Jean s'amusait. Il avait expliqué à Felix que les Indiens étaient des êtres humains comme les autres. Ce qui était intéressant, c'était que d'autres s'évertuassent à les réduire à une bestialité purement imaginaire. Felix eût aimé comprendre. Les animaux sont nus. L'esclavage avait changé de nature. La guerre aussi avait changé. Était-ce facile de mépriser un être humain ? À partir de quelle quantité de mots peut-on considérer qu'il y a langage ? Quel rapport le langage entretient-il avec l'humanité ? Ces animaux parlaient. Ils dessinaient. Ils éduquaient. Mais l'oncle était intransigeant. Il se mettait en colère si Jean dépassait les limites qui étaient assignées à son intelligence du monde. Qu'était-il arrivé au monde, entre le cabotage et les voyages au long cours ? On discutait beaucoup autour de cette table. Toujours à cause de Jean. Jean qu'elle épiait, qu'elle aimait par-dessus tout, qu'elle désirait posséder, Jean qui lui ressemblait.

— Pourquoi « Jean » ? avait-il demandé la veille du baptême ?

Il prononçait « ian ». Il y avait des Juan dans la famille, mais elle ne se référait à aucun d'eux. C'était le premier. Elle voulait que ce fût le seul. Il eût aimé une fille, une seule, calculant qu'elle aurait à peu près son âge quand il serait vieux, elle le haïssait parce qu'il exigeait d'elle qu'elle lui donnât cette femelle débarrassée de la gangue sexuelle qu'il eût préféré ne pas mettre en jeu avec elle, mais quelle autre ? Il n'avait pas eu le choix.

Jean naquit au milieu des douleurs atroces. Son cri se perdit dans les hurlements qu'elle poussait pour maudire son existence. Elle aurait pu le haïr à cause de ça. Elle l'adora tout de suite. Cette chair fermée, parfaitement douce et docile, s'accrochait à son sein et elle continuait de souffrir, mais en silence cette fois, s'étant fait pardonner ses offenses et surtout se jurant de ne pas recommencer. Il n'y aurait jamais plus de deux Jean dans sa vie, le père et le fils, un jour elle cracherait cette vérité à la face du monde, elle confesserait le seul péché qu'elle se reconnaissait.

Il ne s'approcha pas tout de suite de l'enfant. Comment pouvait-il seulement espérer qu'il lui appartînt ? Il avait éteint son cigare dans le couloir. Elle lui reprocha cette fumée. Elle commençait par cette amertume. Il recula. Le médecin le poussait, le plaisantait, dans le couloir tout le monde était heureux et on se moquait gentiment des cris de l'ancienne vierge. Ces genoux touchaient le bord du lit. Il était suffoqué par l'odeur médicale. Il n'y avait plus de traces de sang, il avait, une heure plus tôt, jeté un œil inquiet sur le baquet qu'on montait, les langes l'avaient tourmenté, dans la cour, le cheval du docteur hennissait en donnant des coups de sabot dans la porte de la remise. Il devait bien savoir que ce n'était pas son enfant.

Comme c'était un mâle, c'était à lui que revenait le droit de lui donner un nom. Il avait pensé au prénom de son propre père mais il était passé de mode et personne dans son entourage ne savait s'il en existait une variation moderne.

— Il y a des noms qui ne vieillissent pas, dit-elle brusquement.

Il demandait à réfléchir. N'en avait-il pas eu le temps depuis qu'il savait qu'il allait être père ?

Elle avait ce pouvoir. Sans elle, il n'était qu'un homme, avec elle, il se mortifiait à l'avantage de la succession. Il embrassa le front de l'enfant. Elle eut un spasme doucement amorti par les coussins. Puis elle prétexta un malaise pour le jeter dehors.

— Vous êtes trop dur avec elle, lui dit le médecin en passant.

Il ne répondit pas. La ressemblance eût pu la trahir, mais l'enfant lui ressemblait, c'était indéniable. On le félicita encore une fois au bas de l'escalier. Il proposa des rafraîchissements. Les hommes préféraient un alcool. On servit de la citronnade, du sirop d'orgeat et de l'eau-de-vie. On mangeait de la viande froide, comme aux enterrements. On trouva la terrine de lièvre particulièrement réussie. Il chassait sur ses propres terres. Il avait même abattu un braconnier d'un coup de fusil dans le dos. Il l'avait surpris avec trois lièvres à la ceinture. Sa tentative de fuite l'avait condamné à mort. C'était une histoire que ses enfants ne connaissaient pas. On n'en parlait plus. Deux jours après cette exécution sommaire, une petite veuve toute de noir vêtue quitta le village, à pied, suivie de deux enfants en bas âge qui allaient pieds nus. Il l'avait rattrapée sur le chemin de la mer et lui avait donné trois sous parce qu'elle n'avait pas voulu revenir. Il avait compris qu'elle éloignait de lui les deux fils qui eux peut-être reviendraient.

— On ne revient jamais, sauf si on a fait fortune, ironisait-il quand on évoquait cette histoire du passé.

Même Jean ne connaissait pas cette histoire. Il en connaissait d'autres et prenait un malin plaisir à les dénaturer au détriment de son père, mais ce n'était pas son père, seul Felix croyait être le fils de son père, mais c'était une autre histoire, plus récente, on s'en souvenait mieux. Mais Jean se chargeait de déflorer cette innocence. Sa mère était à la fenêtre et le surveillait. Ils étaient assis à l'ombre du mûrier. Felix jouait aux osselets. Que savait-il maintenant ? Jean avait ouvert sa chemise. On voyait son carcan, les lanières qu'il débouclait lentement l'une après l'autre, c'était un labeur sans fin. Elle suait. Derrière la porte, l'oncle reconnut cette odeur. Elle ne le haïssait plus. Elle le lui avait dit. Felix ressemblait à n'importe qui. Quelle fragilité lui avait-elle communiquée ?

À cette époque, elle couchait avec un touriste chercheur de pierres et de cristaux qui revenait l'été suivant, à peine changé, toujours fidèle, il renouait avec elle parce qu'elle l'attendait, c'était à cette attente qu'il succombait, d'après ce qu'elle savait de lui, ses lettres la renseignaient plutôt sur ses activités professionnelles et sur le milieu qu'il fréquentait. Il s'habillait en voyageur. Elle le reconnaissait de loin. Son cœur qui battait, ne pouvait pas se tromper. Elle s'était promis de ne pas recommencer, promesse tenue à l'annonce de Jean et violée parce qu'elle s'ennuyait d'être une femme.

L'oncle ne pouvait plus la condamner. Il se maudissait et n'allait plus à la messe. Un océan les séparait depuis longtemps. Il revenait lui aussi, mais tous les deux ans. Il fallait presque un semestre pour aller et revenir. Ces traversées nourrissaient son imagination. Il confiait des lettres aux navires rencontrés. Il aimait ce ralentissement, sachant ce qui l'attendait d'un côté comme de l'autre. Cette année-là, Jean était presque un homme et Felix était sous son charme. Elle lui montra de loin le voyageur. Il arpentait des gisements, hors des sentiers battus et des chemins de traverse.

— Jean est furieux, lui confia-t-elle.

L'oncle se sentit trahi. Des ouvriers chantaient sur les échafaudages. Elle trempa un doigt savant dans un bidon de chaux mais cette fois ne fit aucun commentaire. Ils l'avaient guettée sans cesser de travailler. L'oncle avait poliment répondu à leur salut.

— Tu reconnais Jean, dit-elle.

L'adolescent grimaçait. Son étisie était un scandale. L'oncle l'embrassa. Ce corps le révoltait. Il était presque brûlant. Le carcan raisonnait comme un tambour. Jean se plaignait de démangeaisons. Le guérisseur avait prescrit un onguent qui sentait la merde.

— Le guérisseur ? fit l'oncle.

On entra par la cuisine. La bonniche de toujours était au fourneau, plus vieille, condamnée à la lenteur, elle avait donné le sein à l'oncle, il se nourrissait d'elle encore, elle le savait. Son factotum de mari avait perdu une jambe dans une chevauchée. Il montra la jambe de bois. Ils avaient eu un autre fils.

— À mon âge, dit-elle.

Le bonhomme souriait sans rien dire, montrant une bouche édentée. Il ne travaillait plus beaucoup et Madame était généreuse, Monsieur aussi était bon comme le pain, ils avaient moins de chance avec les enfants, elle les trouvait pervers, ou faux, elle ne savait pas, mais elle se confiait à moitié. Leur père apparut un peu plus tard. Il revenait d'une audience. La justice l'éreintait en ce moment. Il s'attaquait à l'État qui lui contestait sans preuve la propriété d'un bien qu'il avait reçu en héritage. Il se défendait par principe.

— L'État devrait prendre des gants avec nous, dit-il.

Il avait menacé le procureur sur ses biens. Il s'entendait à épouvanter la bourgeoisie. Ne l'avait pas condamné parce qu'il avait cassé le bras d'un valet qui avait porté plainte ? Certes, on n'avait pas osé l'inculper d'agression et on s'était contenté de le condamner à payer les frais médicaux qu'il avait réussi toutefois à réduire de moitié sur le témoignage même du médecin. Pourquoi n'avait-il pas gagné ? Pourquoi avait-il été réduit à se défendre ? Pourquoi s'était-il défendu ? Pourquoi avait-il accepté de construire une défense cohérente ? Les questions étaient de Jean. Felix attendait les réponses.

 

***

 

Elle attendait un portrait physique de Felix à l'âge de raison.

 

***

 

Il avait vécu les trois premières années de son enfance en pâlichon aux cheveux rouges. L'absence d'éphélides aurait dû les alarmer. La quatrième année de son existence fut celle du changement. Il ne grandit pas cette année-là. Sa peau se mata et ses cheveux se noircirent. L'oncle ne connut pas cette transition. Il quitta un petit germain et retrouva, deux ans plus tard, un moricaud aux yeux bleus, avec des reflets rouges sur sa peau et des dents trop grandes pour sa bouche. Le petit avait acquis un respect tremblant pour la langue qu'il parlait avec ostentation, soucieux de produire un effet favorable à l'estimation de ses capacités mentales plus qu'intellectuelles. Sa mère était passée par là. La transformation physique de son fils l'avait peu affectée. Il ne lui ressemblait plus, certes, et on se rendait compte maintenant qu'il n'avait partagé avec elle que les traits caractéristiques de sa race. On pouvait s'y tromper. Les choses étaient plus claires maintenant. Felix retournait à la terre et ressemblait à un paysan quelconque, ce qui le rapprochait, jusqu'à la ressemblance donc, de celui qui passait pour son père, lequel ressemblait à tout le monde, sauf à elle. Le corps de Jean avait déjà subi les ravages de la maladie qui le tuait à petit feu. On évoqua moins sa présence physique, qu'on résumait aux symptômes les plus évidents, dont on évitait de parler, c'était plus simple.

Au sujet des yeux de Felix, l'oncle les compara à ceux de sa propre mère, qui était une femme quelconque mais possédait ce bleu intense qui est celui de la mer plutôt que du ciel. Elle aussi possédait ses yeux. Il avait lui-même échappé à cette reconnaissance, ce qui expliquait peut-être ces regards fuyants, ces clignements cisailleurs de larmettes qui ne coulaient pas sur la joue et qu'il épongeait du bout du doigt avec une discrétion de demoiselle au bal.

 

***

 

La veuve trouvait ce geste charmant. L'oncle s'était tu, ou plutôt il s'était arrêté au milieu d'une phrase et il attendait qu'elle lui en suggérât la fin. Une brise chaude agitait la bâche au-dessus d'eux. L'oncle lui avait montré la lente accumulation de la poussière sur leurs vêtements. Au loin, un nuage rouge signalait la côte dont on s'éloignait. Les bruits de l'eau se mêlaient aux voix, aux craquements, elle reconnaissait avec lui des glissements nécessaires, des contraintes, des pressions. Pour la première fois depuis le début de la traversée, elle se sentait superflue, prête à tout quitter, mais cette idée n'était séduisante qu'à la condition de ne rien laisser, suggéra-t-il en effleurant la joue que le vent avait tiédie. Plus tard, il fut de nouveau transporté dans cette chambre où elle n'avait pas trouvé le sommeil.

 

***

 

Cette odeur de térébenthine lui avait donné la nausée finalement. Elle avait vomi dans le pot, autre odeur émétique qui la tourmenta jusqu'à l'aube. Un soleil mouillé dégoulinait au carreau où elle essuya la buée. Il n'avait pas givré ce matin. Elle entrouvrit la fenêtre pour mettre un peu le nez dehors. La fraîcheur la suffoqua mais en même temps la nausée l'abandonna. Elle referma. La tête lui tournait, mais raisonnablement, pensa-t-elle. Elle enfila ses chaussons et entra toute nue dans une robe de chambre qui sentait le feu de cheminée. Elle devrait s'habituer à cette odeur. D'ailleurs le feu couvait et des gouttes d'eau tombées du conduit semblaient le réveiller, formant des trous réguliers dans la cendre qui ne retombait pas, se volatilisait dans l'air saturé, n'expliquant rien, pas même cette attente qui l'arrêtait sur le foyer de fonte noire et patinée, sur la tablette elle découvrit des bibelots et des traces de doigts, une horloge arrêtée dont la clé gisait dans une dentelle jaune et recroquevillée, le miroir lui révéla une ride, ses cheveux s'étaient débouclés, elle les enferma dans un foulard et sortit de la chambre avant de sombrer dans cette eau, ce qui la rendrait mélancolique pour deux jours.

Elle marcha vite dans le couloir. Elle avait entendu du bruit. Sa... « belle-sœur » était dans l'escalier, ébouriffée, portant négligemment une robe partiellement boutonnée où pendaient des rubans tortillés dans d'anciens nœuds défaits depuis longtemps, elle les effilochait les uns après les autres dans des crises d'impatience qui la rendaient malade jusqu'aux larmes si elle oubliait de se méfier de ce silence, cette absence de soi tout au fond de soi, comprenait-elle ?

Elles entrèrent ensemble par la double baie vitrée dont les deux battants étaient ouverts. Il déjeunait d'un peu de café et d'une tartine de pain qu'il grignotait en regardant le plafond.

— C'est idiot, dit-elle.

Et ça ne l'était pas, bien sûr. Il avait toujours connu ce plafond, depuis son enfance on ne l'avait pas repeint et il paraissait ne pas avoir souffert du même vieillissement qu'un peu de badigeon frais démentirait au premier coup de brosse, il le savait. Par contre elle changeait le papier des murs tous les deux ans, à cause des punaises. On ne les entendait pas à cette époque de l'année. Elle n'avait pas dormi.

— C'est impossible, dit l'hôtesse, on dort toujours un peu, c'est nécessaire.

Elle jouait avec le tortillon d'une boucle derrière l'oreille.

— Sans doute, dit la veuve.

Il sortit.

— Vous m'accompagnerez aujourd'hui, dit hôtesse, c'est décidé, d'ailleurs il doit s'absenter.

Dans la cour, un domestique transportait des braises dans une pelle qu'il semblait jeter à l'intérieur d'une voiture. Un gosse était assis sur un brancard, rêveur. Les chevaux piétinaient derrière la clôture.

— Vous trouverez de l'eau chaude dans la chambre, dit l'hôtesse.

La veuve monta. Le couloir était hanté par des ancêtres. Elle chercha le trait caractéristique, celui que les portraitistes s'étaient transmis secrètement. Peut-être les nez sur l'arête desquels coulait une lumière blanche. Un même sautoir ornait les poitrines des génitrices. Les encadrements étaient du même style, un peu changeant en fonction de l'ancienneté. Elle s'arrêta devant le portrait qui pouvait être celui de la mère dont elle occupait la chambre. Belle femme saisie au vol d'une jeunesse qui n'avait peut-être pas duré ce que durent les roses. La lignée s'arrêtait là. Mais s'agissait-il d'une lignée ? Comment croire à une parfaite linéarité de l'héritage ? L'absence du portrait de l'hôtesse démontrait le contraire. C'était déjà arrivé mais on n'en savait plus rien, du moins n'en parlerait-il pas.

Elle entra dans la chambre. Le feu croissait dans l'entrecroisement savant des bûches. Un broc fumait. Elle se pencha sur cette vapeur. Elle prendrait le temps de se toiletter. Dehors, le gosse croquait une pomme. Une autre voiture s'éloignait. On gratta à la porte.

— Pressez-vous, ma chère !

C'était la voix de l'hôtesse. Attendait-elle derrière la porte ? On n'entendit pas ses pas dans le couloir. La veuve voulut en avoir le cœur net. Elle colla son oreille sur le panneau. L'autre respirait comme si l'air lui manquait. Elle revint à la toilette, marchant sur les tapis, puis mis ses pieds dans la bassine. Elle fit couler l'eau, ayant élevé l'ouverture du broc à la hauteur de son visage.

— Ne mouillez pas vos cheveux, dit la voix derrière la porte.

Elles commencèrent par le bois de hêtres. Elle ne reconnut pas les noisetiers. Une ruine surplombait le lit d'une rivière. Ruine des murs et de l'espace. Les tuiles et le bois de charpente avaient servi à la construction d'une grange. Sur un pont de bois, on eut le temps d'observer le sommeil des truites métalliques. Elles allaient en coucou. Une clochette tintait en huppe. La veuve retrouvait une espèce de sommeil. À la lisière du bois, le soleil jaunissait l'herbe. La veuve regardait les mains gantées de l'hôtesse qui conduisait. Le manchon sentait encore la peau. Elle alluma sa petite pipe. L'amadou s'effilochait en braise, elle referma le briquet, petit claquement qui éveilla des souvenirs dans la tête de l'hôtesse.

Dans son enfance, elle venait à pied dans cette aurore, le dimanche avant la grand-messe, seule et déconcertée, c'est-à-dire incapable de deviner ce que son esprit cherchait à cette heure, à cet endroit. Son corps n'entrait pas dans les églises. S'il y avait du soleil, elle portait le chapeau à la main, ayant même dénoué ses cheveux. Elle retroussait ses manches comme un ouvrier. Elle marchait pieds nus dans la boue derrière les bêtes. Des papillons l'intriguaient. Elle se disait que le monde était ailleurs.

— Nous devons tout à l'empereur, dit-elle.

Elle voulait faire le tour de ce propriétaire qui associait son héritage à celui de son époux, cercle parfait, au centre le village au bon nom de château, deux routes en croix, dont l'une était partiellement pavée, le pont était un don de sa famille à la communauté, ce que nous sommes, précisa-t-elle. Ce que nous serons, nous qui n'avons pas été. Sa famille à lui était ancienne et reconnaissable, longtemps haineuse à l'égard des bourgeois, il avait cette arrogance héritée de son père.

— Peut-être l'avez-vous connu ?

La veuve secoua la tête pour dire non, pas connu, ce qui n'était pas un mensonge, elle ne confessait d'ailleurs rien, samedi était demain, elle prétexterait une indisposition et rendrait responsables l'humidité et le peu de soleil.

Elles arrivèrent à la croisée des chemins. Un coche y pourrissait, habité des oiseaux. Elles dépassèrent un crucifix de marbre, pure géométrie où ne figurait pas le corps, on gravait ses initiales dans le socle, ou plus exactement on les mêlait aux autres, rite auquel elles n'avaient pas sacrifié elles-mêmes, elles n'expliquaient pas pourquoi. Devant elles, le cheval crottait paisiblement.

— C'est bon pour le teint, dit l'hôtesse en riant. Nous n'irons nulle part, avait-elle dit ce matin.

Elle traça une croix dans la terre. C'était les deux routes. Les chemins n'étaient pas carrossables. Ensuite elle traça le cercle. Il était presque parfait. Elle montra le quart de cercle qui était son rapport.

— Qu'est-ce que vous cherchez ? demanda-t-elle.

Elle n'attendit pas la réponse. Elle attela elle-même. Le valet se tenait à l'écart, immobile et silencieux.

— Montez !

Elles sortirent en trombe de la cour. Le valet ne referma pas la lourde porte. Les cales étaient enfoncées entre les pierres du mur. Il les extrait lentement.

— Belle journée ! dit-il à sa femme.

Elle s'envola.

— Nous mangerons à l'auberge, dit l'hôtesse. Il ne rentrera pas avant ce soir. Ou ne rentrera pas du tout s'il a étranglé le notaire !

Elle régla le pas du cheval, piquant la croupe. Le bois descendait sur un pré. C'était comme une coulée de noir. Au-dessus, le ciel était blême. La veuve respirait dans un mouchoir qu'elle avait aspergé de quelques gouttes d'une solution médicamenteuse. La route traversait le bois. Les souvenirs de l'hôtesse commençaient un peu plus loin, à l'entrée d'un chemin de terre creusé par les roues des fardiers qui revenaient de la carrière avec des blocs de marbre qu'elle lui montrerait plus tard, si elle voulait. À cette heure, on pouvait se croiser avec des fardiers vides qui allaient à la carrière. Les chauffeurs étaient de véritables brutes qu'elle avait vu boire jusqu'à l'inconscience. Il lui avait reproché ce spectacle, comme si elle en avait été l'inspiratrice. Il n'y avait rien à faire contre ces tentatives d'oubli. Ce n'était pas le plaisir, c'était seulement l'oubli.

— C'est atroce, dit-elle.

— Quoi ? dit la veuve un peu distraite.

Une biche les épiait. Le fourré était agité par son petit. Plus loin un envol de tourterelles interrompit un dilemme à propos du désir. La conversation reprit sur un autre sujet. On aborda les questions d'enfance. La veuve se souvenait d'une soif intense inspirée par la lecture d'un court texte dont on lui avait demandé d'analyser les phrases. L'hôtesse comprenait l'inspiration mais n'avait aucune idée de l'analyse. À cet âge, elle cousait.

— Ainsi vous avez été mariée ? demanda-t-elle.

Elle savait pour le duel. C'était atroce, mais les Espagnols ont le sang chaud. On s'arrêta pour cueillir des violettes.

— Il n'y pense plus, dit l'hôtesse, mais pendant longtemps il a été obsédé par votre mère qu'il aurait voulu connaître, la traîtresse, disait-il presque tendrement, nous ne saurons jamais rien vous et moi de cette tendresse, de ce que j'appelle aujourd'hui de la tendresse.

La veuve pensa, à la surface de sa colère : je ne suis pas cette femme.

L'hôtesse coupait des fleurs et les arrangeait entre les bras de la veuve qui l'assurait ne plus souffrir d'aucune allergie. L'humidité la déroutait encore. Elle ne pouvait pas parler de ce voyage. Que lui avait-il raconté ? Ils n'avaient pas dormi ensemble. Elle lui avait souhaité une bonne nuit et il n'avait pas répondu. Leurs portes s'étaient refermées doucement puis la veuve, au fond du lit, avait attendu. Les loirs couraient sur le plafond, ménageant d'intolérables périodes de silence qu'elle ne comblait pas, sa pensée s'embrouillait, elle s'était plusieurs fois levée en catimini pour s'approcher du feu et le piquer. Le bouquet l'encombrait. On l'enveloppa dans un foulard.

— Vous le porterez sur vos genoux.

Sur le pont, il lui fallut du temps pour accoutumer sa vision aux jeux de l'eau dans les trous d'ombre de la berge. Ne les voyait-elle pas ? dit l'hôtesse, impatiente de partager sa découverte. Elle releva ses jupes.

— Suivez-moi !

On descendit sur la berge. L'hôtesse ne portait pas de pantalon. Elle allait jambes nues sous la jupe, belles jambes où se déposait la rosée des herbes hautes qu'elle évitait de coucher si c'était possible. La veuve suivait ces pas, incorrigible peureuse dont le bas des pantalons se mouillait. L'autre se déchaussa au bord d'une flaque.

— Attendez-moi !

La veuve s'immobilisa. Sa jupe retomba. Elle eut la sensation que l'herbe se refermait autour d'elle. L'hôtesse décrocha sa jupe et la suspendit à une branche, la chemise descendit jusqu'à mi-cuisse. Elle était à genoux, un bras plongé dans l'eau, la joue effleurait la surface et l'œil louchait au fond, puis elle éclaboussa cette fausse tranquillité, elle avait raté la truite de peu, elle ricochait encore dans une fuite désespérée, puis on la vit plus tranquillement s'enfoncer dans les eaux noires du milieu de la rivière. L'hôtesse revint cul nu vers la voiture. La veuve l'aida à se boutonner puis à lacer ses bottines.

— Nous recommencerons, dit l'hôtesse.

Elle le promettait. Si ces caprices étaient du goût de son invitée.

— Demain, nous serons amies, dit-elle en fouettant légèrement le dos du cheval.

Le tintement reprit. La veuve se tut pour l'entendre encore.

 

***

 

L'oncle rêvassait en renouvelant l'érotisme naïf de la scène. L'hôtesse commençait à lui plaire. Il n'entendait pas la clochette. L'attelage s'éloignait sans lui. Il était resté sur la berge, dans le chemin qu'elles avaient tracé. Il jetait un œil torve dans l'eau refermée. Les clapotements de l'eau brouillaient le silence nécessaire à cette crise de voyeurisme.

Il caressa la main de la veuve. Il n'aimait pas rencontrer les bagues, il les évitait, cherchait la paume, la mollesse de la pulpe. Elle plongea son autre main dans une coupe de raisins de Corinthe. Une mouette avait traversé le ciel en criant, ce qui le réveilla un peu de ce rêve obscur où une femme était créée par une autre femme.

 

***

 

Il y avait un miroir, à Polopos, qu'un tremblement de terre avait fendu dans une diagonale descendante, le miroir était assujetti à la porte de l'armoire par des taquets en forme d'arabesques, l'armoire s'était déformée à cause du plancher qui s'était incliné et qui était toujours incliné, un œuf le démontrait, quoiqu'il finît toujours par se prendre dans la jointure béante d'un bouvetage, l'œuf était cuit dur, on l'émiettait pour les oiseaux du balcon où elle prenait l'ombre et lui le soleil, le soleil détruisait le mal qui le rongeait, disait-on, il portait un masque de soie percée de deux yeux et d'une bouche, le soleil inondait le mur avant de l'éclairer, d'augmenter cette pâleur boutonneuse, la moitié de ses dents de lait n'avait pas repoussé, elles ne repoussent pas, lui expliqua-t-on, et il était inutile de les semer dans le jardin où avaient soupiré les galantes avant de devenir les épouses, on connaissait par cœur le nom des courtisanes, l'une d'elles habitait un lupanar en Allemagne, elle avait trouvé le domaine à son goût, elle avait dit : je suis la première, et c'était vrai, ce sang coula pour la première fois à l'endroit marqué maintenant d'une statue qui borde la promenade du soir, des jets de lampe se croisaient sur la terre battue, il jouait tout seul à la marelle. Le père relisait une histoire de la contrée écrite par un ami, de temps en temps sa voix s'élevait pour railler une faute de goût, il citait les meilleurs puis revenait à la page fautive et la tournait.

Felix était devant le miroir, coupé obliquement de l'épaule à la hanche, les deux personnages (Haut et Bas) étaient légèrement décalés, deux perspectives facilement distinctes les désignaient à l'attention de Felix dont les mains passaient de l'un à l'autre, ensemble ou séparément. Il jouait nu par hasard. Il se connaissait mieux en chemise de nuit. L'habit du dimanche avait son mystère, quoique le col l'étrangla un peu au passage de l'hostie redoutée. Ce long empoisonnement le rendait fou. Il était impossible de la recracher, non pas qu'il ne sût pas saisir l'occasion de dissimuler ce geste aux yeux des autres, mais l'hostie fondait instantanément, il salivait en abondance et sa gorge menaçait de se nouer, ce qui finirait par l'obliger à tousser, il ne voulait pas attirer leur attention, ils l'avaient plusieurs fois surpris en flagrant délit de désobéissance, l'hostie disparaissait au fond de lui-même et il gargouillait sur l'agenouilloir pendant une bonne minute, elle agissait vite et bien. Il avait beau confesser tout ce qu'il était possible de révéler à un homme qui parlait en rêvant (il avait été le témoin de ces bavardages hermétiques une nuit où il coucha dans le même lit), la somme des péchés s'augmentait chaque semaine, ce qui multipliait géométriquement le pouvoir destructeur de l'hostie dominicale. Son propre frère l'avait jeté dans cet enfer sans perspective de purgatoire, mais il avait promis de se taire et il s'en tenait pour l'instant à cette promesse proférée solennellement sur une pierre où la paume de sa main avait saigné.

La mort s'était installée deux semaines plus tard, en plein catéchisme, ils étaient assis en rond sous un olivier, la leçon portait sur l'hostie, du latin victime, il n'avait pas compris qui était la victime. Dans le miroir, il dépérissait. Il était fiévreux, un peu humide et sa voix le trahissait toujours, elle ne trahissait que son malaise, on n'arriva jamais à savoir ce qui le préoccupait, même son frère avait oublié, mais le confesseur ne savait-il pas tout de lui et surtout qui était ce père qui avait été tant aimé ? Elle était capable de cet amour. Elle recommencerait.

Quelquefois il les épiait à travers les volets, elle versait sur lui des liquides qui le pénétraient, pour son bien, il la croyait malgré les brûlures, ses mains le cisaillaient mais il ne se plaignait pas, il ne se donnait pas, il lui appartenait, elle savait où était le mal et ses mains le cherchaient encore. Felix s'éblouissait progressivement dans l'interstice, il glissait dans cette poussière de murs, il rejoignait les promeneurs du plancher et les chassait avec une obstination de bon élève. Le surprendre ne l'intimidait pas.

— Que sait-il ? demandait-elle.

L'oncle avait acheté un poulain à la foire. Felix avait préféré un chien. Il jouait avec le chien. Dans le corral, Jean parlait au poulain. Felix écoutait.

— Demande-lui ce qu'il sait, dit-elle.

Il haussait les épaules. Elle parlait à son frère ou à son mari, peu importait, elle demandait ce que l'enfant savait. Le chien l'agaçait. C'était un corniaud, Felix n'en avait pas voulu d'autres. Jean ne savait pas comment remercier son oncle. Felix n'avait même pas songé à le remercier.

— Il y a des idées qui ne l'effleurent même pas, dit sa mère.

L'oncle observait l'enfant depuis deux jours, ce qui remontait au lendemain de la foire. Jusque-là, il l'avait plus ou moins ignoré, mais c'était Felix qui avait eu l'idée du poulain. Le chien aussi était son idée.

— Tu sais qu'il mourra avant toi ? avait demandé sa mère.

Elle voulait parler du chagrin. Après le bonheur, le chagrin. Et après le chagrin, un autre bonheur. La mort vous surprend dans le bonheur ou dans le malheur, indifféremment. La mort n'a rien à voir ni avec l'un ni avec l'autre. Felix ne déglutissait jamais sans cette sensation. Que savait-il au juste ? Jean ne savait rien et se doutait de tout. Ou il ne se doutait de rien, il savait ce que l'oncle lui avait dit, comment pouvait-il en douter ? L'oncle la surprenait à la fenêtre.

— Tu entends ce qu'ils disent ?

Felix jouait aux osselets. C'était Jean qui les brouillait dans la terre.

— Tu n'y arriveras pas !

Felix s'appliquait. Il pouvait relever tous les défis.

— Pas s'il te faut courir, dit Jean.

Il lança un osselet qui tomba hors de la portée de Felix. Reconnaître que c'était impossible. Jean se coucha dans la terre pour récupérer l'osselet. Felix traça le cercle.

— Hors de ce cercle, jouer n'est plus jouer.

Jean brouilla les osselets dans ces limites. Felix avait compris. Jean préférait les cartes, mais il jouait seul en attendant de vaincre les hommes. Il connaissait toutes les règles et un grand nombre de coups fourrés.

— Lequel, par exemple ?

Il coupa trois fois sur la même figure. Tricherie ? Adresse ? Connaissance ? Qui l'avait initié ? Elle n'osa pas lui poser la question. Felix dressait le chien. Elle aurait aimé avoir une fille.

— Mais de qui ? ironisa l'oncle.

Elle voulut le gifler. Elle ne dit rien non plus. Il continua de lui décrire ce qu'il voyait. Elle n'avait plus la force de regarder. On n'entendait pas ce qu'ils se disaient. Le chien surveillait les osselets. On lui avait aussi appris à ne pas effrayer le poulain.

— Quel nom lui a-t-il donné ? demanda l'oncle.

— Comment veux-tu que je le sache ? dit-elle brusquement.

Le poulain aussi avait un nom. Jean aimait les noms. Felix préférait les jeux.

— Une fille ? dit l'oncle.

Il allait méditer cette pensée. Elle n'y pensait plus, dit-elle.

— Que vois-tu ?

Il voyait la docilité de Felix. Jean était peut-être pervers. Elle parlait de sa douceur, de la profondeur des mots qu'il partageait avec elle. Felix était incohérent et même superficiel, il luttait au lieu d'apprendre, on ne l'éduquait pas mais ce n'était pas un rebelle. Un ennemi, sans doute.

— Amène-le avec toi !

Elle était désespérée. Elle en parla à Jean qui avoua une jalousie que rien, prévenait-il, ne compenserait.

— Mais ce n'est pas Jean qui décide ! s'était écrié l'oncle.

Son beau-frère avait à peine tiqué. On ne lui demandait pas son avis. Il aurait seulement voulu être un autre, cet autre qui l'accompagnait en critique et qui ne prenait jamais sa place, malgré des supplications torrentielles. Mais le flot des paroles coulait en lui, il n'avait aucune influence sur les autres s'ils étaient de sa classe. Jean le défiait. Et Felix avait pitié de lui. Il était condamné depuis longtemps à ne jamais pouvoir demander qu'on le laissât tranquille. Il eut une fille. Elle était noire. Mais l'oncle ne trahissait pas le secret. Personne ne trahissait les secrets dans cette maison. Sauf peut-être Jean qui s'était mis dans la tête de réduire Felix à l'humain.

Le jour de la foire arriva. Polopos sentait le crottin. Des brins de paille se déposaient sur les statues. Felix épiait les oiseaux. Ils construisaient leurs nids sous le toit de l'église. On retrouvait la paille au pied des murs, ou accrochée provisoirement à la pierre, des oiseaux redescendaient en vol plané, ils paraissaient soucieux, imprévisibles. Sur la place, les barrières formaient une espèce de labyrinthe, on y menait des chevaux. On pouvait boire et manger sous l'auvent d'une baraque. On avait prévu la place d'un orchestre, les tréteaux s'élevaient contre le mur de l'église. Les bagnards attendaient dans une ruelle. Ils buvaient l'eau d'une outre suspendue à la ridelle d'une charrette. Le pain gonflait un sac de toile.

Felix jouait mentalement avec le reflet des baïonnettes. Il était soldat dans un de ses rêves, chasseur à pied, il éventrait des cavaliers aveugles qui demandaient leur chemin. Le rêve revenait toutes les nuits, le renseignant un peu plus sur la réalité dont il était extrait. Il n'avait pas de nom, détail primordial, il pouvait être n'importe qui, n'importe lequel d'entre eux.

Des beignets traversaient la rue en guirlande. Il passa dessous. Une goutte de miel atteignit sa joue.

— Tu as de la chance, dit une marchande.

Il suça la goutte sur son doigt. Les oiseaux menaçaient cette tranquillité. Une queue de cheval chassait les mouches prises au piège d'un rideau. Quelqu'un tourna le robinet d'un tonnelet contenant le vin de la journée. Il passa devant cette fenêtre. L'humain surpris en flagrant délit de gloutonnerie. Le malvoisie le colorait aux joues. Il lui lança un regard mouillé. Felix passa son chemin. D'autres mangetout bâfraient un morceau de mouton sur une table. Il remonta la rue jusqu'au silence du lavoir. L'oncle l'attendait.

— C'est jour de fête, dit Felix, il ne viendra pas.

— Il te l'a dit ? demanda l'oncle.

Ses bottes étaient crottées, ainsi que le bout de sa canne. Il avait perdu un gant dans la broussaille. Deux gosses le cherchaient. Il leur avait promis la pièce. Mais le gant en valait bien dix. Il fumait sa pipe blanche.

— J'aurais voulu lui parler, dit l'oncle.

— Lui parler de quoi ?

C'était un Juif qui s'intéressait aux églises. Le curé l'aimait bien. Il aimait aussi les Gitans, les Basques. Les gosses crièrent en haut de la butte. Ils avaient trouvé le gant. L'un d'eux brandissait une pièce.

— Vends-moi l'autre, tu n'y perds pas.

C'était des gants de soie blanche. L'oncle acceptait s'ils retrouvaient le Juif. C'était facile. On les suivit. On marchait au-dessus du village. Le Juif était chez le potier. Il y passait tous ses après-midi. Il dessinait dans un carnet. Le potier reproduisait avec fidélité. Les céramiques étaient conservées dans une pièce adjacente au magasin. Elle était fermée à clé et la fenêtre, bien que dépourvue de carreaux était tout le temps ouverte. On ne s'approchait pas à cause du chien. Le premier été, le Juif n'avait rien demandé. Il s'était seulement renseigné sur les techniques de cuisson. Le potier faisait tinter les pots pour en éprouver la perfection. Le Juif était revenu l'été suivant et il avait montré le dessin d'un premier port que l'artisan avait parfaitement reproduit, le Juif était satisfait. Il rencontra Agnes, la mère de Felix, sur le chemin. Elle conduisait un tonneau. Il lui demanda son chemin. Elle allait chez le potier mais elle rebroussa chemin pour l'accompagner jusqu'à la Croix-des-Bouquets. Dans le fond du tonneau, il y avait une servante. Felix l'interrogea. D'abord elle le prit de haut parce qu'elle entrait dans l'adolescence, il n'en était pas loin mais il était son maître, il s'imposa. C'était une paysanne illettrée, elle réfléchissait trop, Felix la pressait de conclure, il n'y avait pas de conclusion, elles revenaient au domaine et elles le croisaient encore sur la route, il était à cheval, la servante ne montra que le bout de son nez. Il chevaucha avec elles. Agnes était bavarde. Il avait trouvé des fragments de poteries anciennes dont l'esthétique se rapportait à son histoire. La servante ne comprenait rien à cette conversation, elle ne voulait pas se montrer et elle riait dans un pan de sa jupe, il y avait une herbe folle dans ses cheveux, ce qui ne serait pas arrivé si elle n'avait pas ôté son foulard pour donner un peu de soleil à ses cheveux. L'homme les avait surprises toutes les deux cheveux au vent. Agnes s'était recoiffée sans lâcher les guides mais le foulard de la servante s'était envolé, il avait galopé jusqu'au bord du canyon pour le rattraper. Elles riaient. Agnes avait arrêté le tonneau. Elle l'attendait. La servante eût préféré qu'on en profitât pour s'éclipser. Le regard des hommes la troublait.

— Je regrette, dit l'homme.

On ne savait pas qu'il était juif. Ses yeux étaient comme deux perles, il y avait une fille sous ces joues mal rasées.

— Votre histoire ? fit Agnes.

Elle était charmante quand elle voulait savoir.

— Elle a l'air joli, dit-il en parlant de la servante.

— Elle l'est, dit Agnes.

Felix les vit arriver. La servante sauta à terre et courut se réfugier dans l'ombre de la véranda. Felix caressa les cheveux. Elle commença à lui raconter. Le cavalier s'éloignait. Un valet conduisait le tonneau derrière l'écurie. La mère de Felix était entrée dans la maison. À la fenêtre, Jean n'avait rien raté de la scène. Felix le rejoignit dans la chambre.

— Elle te plaît ? demanda-t-il.

Felix n'avait aucune envie de plaisanter.

— Il lui fera un enfant, dit-il.

C'était logique. Jean renouvela cette cohérence. Il avait depuis longtemps dépouillé le fil d'Ariane de ses artifices.

— Qu'est-ce que tu sais ? dit-il.

Felix répéta mot pour mot ce que la servante lui avait raconté. Jean s'impatientait mais Felix n'y pouvait rien, il n'était pas le maître du jeu, Jean l'était, et comment !

— Tu n'as pas pu t'empêcher de lui en parler, dit l'oncle un peu brusquement.

Felix se recroquevilla comme un cloporte.

— D'abord le gant, dit un des gosses. Mettez un caillou dedans et lancez-le !

Pouvait-on leur faire confiance ? Ils avaient surpris doña Agnes dans les bras de l'étranger. Ils s'embrassaient. Il lui caressait les seins. Ils se déshabillaient. Ils avaient eu honte et ils avaient fini par s'enfuir. Ils s'étaient confessés. L'oncle mit le caillou dans le gant et il le lança sur la butte. L'un des gosses le cueillit au vol. Ils allaient tenir leur promesse. La pièce tournoya dans l'air. Ce ciel donnait le vertige. Felix récupéra la pièce dans la poussière et il la donna à l'oncle. Les gosses avaient disparu.

— On les retrouva un peu plus loin.

Ils descendaient une pente à toute vitesse, soulevant la poussière et secouant leurs chapeaux. Ils s'arrêtèrent deux fois pour faire des signes. On approchait de l'oasis. On entendait les ruissellements de l'eau dans les galets. L'homme avait attaché son cheval au tronc d'un palmier. Les gosses avaient bifurqué avant d'atteindre la rivière. Ils disparurent dans la roselière. L'homme les avait peut-être entendus. Il était seul. L'attendait-il ? Si elle venait, on entendrait sa voiture.

Elle arriverait de l'autre côté, ayant traversé le canyon en amont de l'oasis. La route, de ce côté, descendait jusqu'aux premiers palmiers et s'arrêtait au bord de la rivière. Le lit était un réseau de minces filets d'eau. On marchait sur les galets, pieds nus de préférence. L'ombre abritait une piscine entourée de roches blanches. L'eau était transparente. On y surprenait des poissons avec un peu de patience. Ils surgissaient quelquefois d'une eau plus profonde où on n'entrait pas. Jean s'y baignait. Il ramenait des algues de cette profondeur. On le sauva une première fois de la noyade. Sa colonne vertébrale l'avait trahi. Des corps le remontaient à la surface. Il ne respirait plus. Son cœur battait la chamade. Le monde s'amenuisait au contact de cette eau. Elle était tiède et contenait des fragments de lui-même. Sous lui, l'herbe était molle, presque sans consistance, il voyageait à la limite d'une douleur qui promettait l'enfer. Des femmes le plaignaient, bruyantes comme des ailes. Il ne désirait plus la mort. Il croyait à un changement. L'eau avait blessé ses yeux. On le transportait dans une couverture qui était peut-être l'habit qu'elle avait jeté dans l'herbe avant de pénétrer dans l'eau. Beau plongeon glissant. Felix se souvenait du silence. Le monde continua de glisser. On l'oublia au bord de la rivière. Il n'avait plus d'importance. Les corps avaient été à l'œuvre de l'eau et de l'air sous les arbres. L'herbe était couchée, formant la trace d'un insecte géant qui aurait dormi à cet endroit avant de s'envoler, des traces d'ailes, cette poussière bleue, en témoignaient encore, l'insecte était un papillon pris au piège de la lumière. Le singe était resté dans l'arbre. Il appela mais l'animal paraissait terrorisé. Ils avaient oublié le carcan. Felix se mit à penser qu'il ne pouvait pas rentrer sans le singe ni le carcan. Il tenta de soulever le carcan. Cette odeur l'écœurait. Il boucla toutes les lanières. Un nouvel essai le désespéra. Il s'en prit au singe et lui jeta un caillou. Le singe disparut dans les palmes. Maintenant il jetait les cailloux au hasard. Quelques-uns ne retombaient pas. Le singe grognait. Le carcan était un bel objet de sellerie. Felix tenta de le hisser sur son dos. Là-haut, le singe secouait les palmes. Felix s'assit dans l'herbe. Il ne raisonnait plus. Il n'avait pas pensé à la noyade. Il attendait. Jean lui avait promis un coquillage. Elle lisait à l'ombre d'un rocher. Le mot coquillage avait été le dernier prononcé, puis l'eau s'était refermée, il attendait. Il se souviendrait toujours de cette attente. Heureusement, elle avait compris. Il ne lui demanderait jamais ce qui l'avait aidé à comprendre ce qui se passait. Il avait honte de ne comprendre toujours pas. Elle n'avait d'ailleurs rien expliqué. Elle avait oublié. Il était seul avec le singe et le carcan. Il trouva le coquillage dans l'herbe où la mort s'était vautrée avec les corps diligents. Ils avaient gagné. La vie était de leur côté. Ils avaient crié leur joie puis ils étaient partis avec le corps, oubliant qu'il existait lui aussi, et qui leur ressemblait, même s'il était incapable de comprendre. Il eût aimé rentrer avec le singe et le carcan. Ils l'attendraient peut-être. Ou Jean était finalement mort.

C'était arrivé à un autre enfant, de mourir finalement, une heure après avoir été sauvé, pourquoi ? Il n'y avait pas d'autre explication que le destin, ce qui est écrit, le futur du passé. Il avait eu tort de s'en prendre au singe, il le reconnaissait maintenant mais le singe ne pouvait pas comprendre ce qu'il lui disait, d'ailleurs il était parfaitement conscient de se parler à lui-même, le singe n'était qu'un objet plus propice aux confessions que le carcan épouvantable qui avait l'air d'un licol.

— Je ne peux pas attendre, pensa-t-il.

Le jour se finissait et il ne trouvait pas la force de s'en aller, laissant le singe et le carcan, pensant qu'on finirait par lui reprocher de les avoir abandonnés à une nuit sans fin dont il était l'unique promoteur. Il avait déjà déliré une fois à propos d'une apparition en pleine nuit noire de sommeil. On l'avait accusé, il ne savait plus trop bien de quoi, ils avaient médité un châtiment à la hauteur de son imagination mais ce n'était pas l'imagination qui le tourmentait, c'était un autre lui-même et ils en étaient les inventeurs, qu'ils le voulussent ou non. Le prêtre était d'accord avec lui, sauf sur la nature de l'autre, qui ne pouvait être que bon ou méchant, pas énigmatique, et c'était aux autres de le décider, pas à lui, parce qu'il avait un goût exagéré pour l'inexplicable, question dont ils ne niaient pas l'existence mais qu'il s'agissait de formuler dans les termes exacts qui la générait, langue au chat dont il ignorait les fondements, même s'il devait reconnaître qu'il en avait acquis la syntaxe, ce qui faisait de lui un imitateur des autres et non pas un autre de plus.

Jean n'était pas mort. La nuit s'était achevée. Il n'était pas rentré. On le retrouva prostré au bord de la piscine. Il n'avait pas dormi. Le singe accepta de rentrer dans sa cage. Un valet se chargea du carcan. Felix ne répondit pas à la question qu'on lui posait. Son nez coulait. Il avait les jambes ankylosées. Il regarda le singe qui mangeait dans la cage. Le valet portait le carcan sur la tête, comme une femme. Felix marchait derrière eux. Elle, c'était sa mère. Elle était furieuse. Elle lui avait tiré les cheveux. Il pensait être une marionnette. Quel rôle voulait-elle qu'il jouât en présence des autres et en l'absence de Jean ? Ne plus comprendre. Avoir le sentiment de s'être toujours trompé. Il ne se demanda même pas pourquoi elle avait attendu le matin pour venir le chercher. Le valet marchait vite. Un autre valet transportait la cage. Il redoutait les morsures du singe. Au début, il n'avait pas cessé de parler, puis il avait rattrapé l'autre valet, on ne l'entendait plus. Elle marchait devant lui. Non, Jean n'était pas mort. Il était à l'hôpital. On irait le voir. Une voiture l'avait amené ce matin.

— Tu seras sage. Tu ne poseras aucune question.

Il n'y avait pas de coquillages au fond de la piscine. On en avait trouvé un une fois. Coquillage des pèlerins. Elle lui montra le coquillage.

— Vous ne pouvez pas réinventer le monde ! s'écria-t-elle. Ni toi, ni Jean !

Elle détruisait quand elle était désespérée. Mais le coquillage résistait. Elle le remit à sa place sur le linteau de la cheminée. Ce n'était pas Jean qui l'avait trouvé. C'était elle. Elle était jeune à l'époque. Elle ne savait pas qu'elle trouverait un coquillage. D'ailleurs elle ne cherchait rien. Ce qui la différenciait. Elle n'avait jamais rien inventé au profit de son mystère. Mais qui était le plus dangereux pour l'autre ? Jean qui construisait des légendes peut-être dignes des autres ? Felix qui n'en comprenait pas la profondeur et promettait ou menaçait de les dénaturer un jour ? Ce jour, placé haut sur l'échelle de la vie, tournerait à l'obsession. Il ne le savait pas encore. Il ne savait pas ce qu'il savait. Elle le débarbouilla au-dessus de l'évier.

— Tu es sale !

Il tremblait. Le singe dormait dans la cage suspendue. Jean avait remplacé l'oiseau par un singe. On rangea le carcan dans la malle de la voiture. Un homme attendait dans la cour. Il s'était décoiffé à leur passage. Felix fit un bond pour atteindre directement le plancher et il se roula sur la banquette. L'homme applaudit. Elle posa un pied sur le marchepied.

— Vous avez réagi plus vite que moi, dit-il.

De quoi s'excusait-il ?

— Vous n'avez pas réagi, dit-elle en montant dans la voiture.

Il l'avait aidée à sortir de l'eau. Il y avait d'autres corps. Ils agissaient ensemble, tranquilles et diligents. Felix ne reconnaissait pas l'homme. Elle avait agi seule. Elle les avait repoussés, sortant presque nue de l'eau avec le corps de Jean dans les bras. Il ferma lui-même la porte de la voiture. Que lui avait-elle dit ? Avait-elle répondu à ce qu'il avait dit lui-même ? Felix faisait le fou sur la banquette.

— Si Jean n'est pas mort, c'est donc qu'il vit !

Un valet avait pouffé dans sa manche.

— Je ne veux plus vous voir, dit la mère de Felix, allez-vous-en ! On ne voussoie pas les domestiques.

Elle parlait à l'homme. Felix regarda ce visage déçu.

 

***

 

Elle le décevait ?

— Pourquoi ? demanda la veuve.

Le capitaine ne voulait pas se mêler à la conversation. Il avait poliment refusé de s'asseoir et se préparait à les quitter. Il était heureux que l'oncle allât mieux. Il y avait un médecin à bord. La consultation était gratuite. On le remercia. On lui avait pourtant servi un verre. Il craignait le gros temps. La veuve regarda l'horizon. Le soleil était loin de se coucher. L'air était doux. Le capitaine se recoiffa et tourna les talons. Il regrettait encore d'avoir interrompu une conversation peut-être intime. Il s'attendait à de bonnes nouvelles. L'oncle ne l'avait pas déçu.

— Pourquoi ? fit-elle quand il fut parti.

L'oncle était au garde-à-vous.

— Vous ne me ferez pas rire ! dit-elle, une couronne se déchaussait lentement dans sa bouche et, entre deux paroles, elle serrait les mâchoires, ce qui lui mettait du rouge aux joues, les couperoses gâtaient même ses tempes.

 

***

 

Il était presque midi quand elles arrivèrent à l'auberge. Des ouvriers mangeaient sous un auvent de toile. Une seule table était mise. Une soupière trônait au milieu, la louche reposait sur la nappe. On se passait des cruches de vin. Un plat de viande était présenté par une servante qui le penchait. Une autre offrait la sauce, suçant négligemment le bec de la louchette. Un bourgeois surveillait la scène. Ses signes indiquaient qu'il était leur patron. Il les invitait à continuer. Les fardiers encombraient le chemin. Le coucou louvoyait. Elles entrèrent dans la cour. Un valet saisit les guides. La veuve montra, en descendant, une cheville prometteuse.

L'endroit sentait le gros bouillon. On y mangeait poivré, on ne lésinait pas sur l'oignon et la moelle, le vin n'était pas compté. L'aubergiste les attendait sur le seuil, sous une marquisette aux carreaux brisés. Il se frottait les mains dans un torchon. Il s'inclina au passage de Madame la comtesse qui passa devant la veuve. Une autre révérence récompensa la veuve de son sourire. Elle avait un peu parlé dans la cour, d'on ne savait quoi, et on avait su qu'elle était étrangère à la terre de France dont elle usait admirablement la langue.

Elles étaient assises l'une contre l'autre. Madame la comtesse avait déniché un oiseau de passage, commentait-on dans la cuisine. On regarda à travers les rideaux. L'étrangère avait de l'allure. Elle ressemblait à une tragédienne qu'on avait appréciée cet été dans le rôle d'Œnone. On s'attendait à un monologue sur le devant de la scène représentée par une marge coupeuse de souffle qu'on franchissait en allant et venant entre la cuisine et la salle à manger.

— Belle Espagnole, dit l'un, Italienne, dit l'autre, elle avait un air de colonies, avait-on noté la martingale ? Doux détail, le madras, le collier de perles, les boucles géométriques, un soupçon de corail, elle fumait du tabac dans une petite pipe blanche et de temps en temps frottait la pierre de son anneau nuptial sur la soie de sa robe. Elles commençaient par un apéritif de fruits secs accompagnés d'un vin doux. Elles mangeaient avec les doigts et buvaient du bout des lèvres.

Le bourgeois s'était déplacé pour les observer. Il ne connaissait pas Madame la Comtesse. Il n'était pas son ingénieur principal. Il passa devant elle, s'inclinant sur le côté. Il ne s'arrêtait pas. Il s'était attendu à une conversation, au moins à une question à laquelle il aurait répondu aussi précisément que possible. Un seul regard l'eût dépossédé du droit d'être le premier à s'informer. Mais elles l'ignorèrent, du moins l'étrangère ne le regarda que pour en deviner le rôle. Il alla gratter au volet du guichet. Il s'ouvrit.

— S'ils font du grabuge, dit-il, prévenez-moi.

D'ailleurs il avait prévenu la gendarmerie. Le volet s'abaissa. L'ingénieur se tourna vers les dames et les salua. Elle le reconnaîtrait s'ils se revoyaient. Il eut impression de l'agacer. L'étrangère (il se rendait compte maintenant qu'elle portait discrètement le deuil) le salua peut-être d'un clignement des deux yeux. Il sortit. Les ouvriers l'acclamèrent brièvement. On entendit le trottinement du cheval puis l'amorce d'un galop.

— Qui est-ce ? demanda la veuve.

L'hôtesse n'en savait rien. Bien que propriétaire des carrières, et soucieuse de leur prospérité, elle n'accordait rien aux hommes qui y travaillaient. Les ouvriers étaient fils de paysans et les ingénieurs de petits-bourgeois, dont le comte ne se méfiait pas assez.

Le muscat l'avait un peu grisée. Elle tripotait les mains de la veuve qui ne grignotait plus avec elle, le vin lui donnait la nausée s'il était vieux. Une serveuse attendait dans l'allée, les mains croisées sur le devant de sa jupe, beaux bras aux manches retroussées jusqu'à la base des deltoïdes.

— Le malheur est un poison de l'air du temps, dit l'hôtesse.

Elle avait vécu une peste. Elle en portait la marque.

— Que nous serviras-tu ? dit-elle à la petite serveuse au corps d'athlète.

— C'est selon, Madame, dit la serveuse en s'approchant.

Elle vida ce qui restait de vin dans le verre d'une étrangère qui s'exclamait qu'elle n'en pouvait plus.

— Il y a cette galantine qui est je crois de votre goût, dit la servante médusée.

— Servie avec des petits pois étuvés et un œuf à la coque. Nous boirons un vin de Provence. Qu'en pensez-vous ?

L'étrangère semblait chercher ses mots. La serveuse voulut l'aider. Elle était, se souvint la comtesse, comme ces poissons qui vous glissent entre les doigts.

— Des truites ! s'écria l'étrangère.

Elle allait trahir les mauvaises habitudes de la comtesse qui chatouillait ses chevilles. Truites, jambon et pommes de terre. Le même vin.

— Vous reviendrez ? avait demandé la comtesse.

Vol des jupes de la serveuse qu'on voussoie parce qu'elle est différente. La veuve commençait un peu à se méfier. La comtesse lui communiquait une fausse joie, elle en était persuadée. Les truites étaient servies dans une sauce où nageaient des morceaux d'un jambon trop poivré. Des pommes de terre flottaient à la circonférence du plat. On changea les verres. Ce vin était plus fluide. Il coupait des saveurs éphémères. Douce recherche. La serveuse accepta un verre, jurant qu'elle n'avait jamais bu, sa grimace le confirmait. Dans la cuisine, on la bousculait en imitant grossièrement les apparences de la comtesse. L'étrangère était exempte de critique. Ou on se taisait. Elle fumait entre les plats. On ne doutait plus qu'elle fût une espèce d'homme. Mais elle était gracieuse au fond.

Elles prirent un digestif sous la véranda. L'auvent des ouvriers était envahi par les oiseaux. Elles ne voyaient qu'un bout de la table. Un vieillard la présidait. Le vin le maltraitait. Il ne mangeait plus. Plusieurs têtes apparurent dans cet angle. On leur demandait si elles passaient du bon temps. L'étrangère secoua un mouchoir.

— Vous êtes folle ! dit la comtesse.

Mais en même temps elle levait son verre. Les ouvriers s'étaient rassis. Le vieillard leva son verre en leur nom.

— Vous les avez joliment réduits, fit la veuve.

Mais l'hôtesse était triste, elle le reconnaissait. Le comte lui avait promis un voyage en Espagne.

— Quelle idée !

La conversation se décousait maintenant.

— Vous allez vous rendre malade ! dit l'hôtesse en parlant de la pipe.

Elle n'avait jamais fumé. Elle buvait trop.

— C'est un vice, dit-elle, un infini. Quel est votre vice, Cecilia ? Nous avons tous un vice, même si nous lui résistons. Qu'est-ce que nous avons quand nous ne lui résistons plus ? Vous êtes heureuse parce que vous n'en savez rien. Et je suis simplement nostalgique de ce temps où je n'étais pas encore une vicieuse. Il n'y a pas de nostalgie sans cette victoire du vice et tout le bonheur consiste à ne pas savoir ce que je veux dire par là.

On leur demanda ce qu'ils fêtaient. Ils avaient réuni les mules dans un pré. Un gosse les surveillait. On lui avait promis des restes. Il suivait les fardiers entre la carrière et le canal.

— Le travail est un bien précieux.

On ne lui donnait rien qui fût un fruit de ce travail. Il se nourrissait d'ordures et ne vivait pas. Il priait comme un païen, sur les chemins, assis sur ses talons comme un orant fatigué, les mains sur les genoux et regardant la terre devant lui, halluciné par cette terre, lui parlant, ou parlant à ce qui en sortait et qu'il était seul à voir, terre d'homme, poignée de malheur. Trois femmes sortirent de l'auberge. Il les regarda. Son œil brillait. Elles montraient une cuisse prometteuse. L'une d'elles soulevait de temps en temps sa perruque pour se gratter le crâne. Elle grimaçait, montrant une aisselle poilue. Sur le perron, la main droite de l'aubergiste étreignait sa propre main gauche. Il n'osait pas regarder du côté de la comtesse et de son invitée. Les filles lui appartenaient. Il les poussa sous l'auvent, agitant son torchon. Les ouvriers offraient des chaises. Un rideau glissa lentement sur le côté de l'auvent. On entendit le rire éclabousseur d'une des filles. L'aubergiste traversa le rideau puis gravit les marches du perron.

— C'est insensé ! dit la veuve.

La comtesse éclata de rire. L'aubergiste réapparut sur le seuil. Il redescendit les marches. Il avait l'air d'un moineau. Sa main fit disparaître les trois pièces que la comtesse venait de déposer sur le guéridon.

— Quel temps fera-t-il ? demanda-t-elle.

Il leva le nez en l'air. Il craignait la pluie, mais s'il pleuvait, l'air serait doux.

— Il a bon nez au temps, dit la comtesse qui s'était penchée sur l'épaule de l'étrangère. Mangera-t-il aujourd'hui ? dit-elle en parlant du gosse.

Elle lui reprocha de loin la concupiscence de son regard. Il ne l'entendit pas. Une des filles venait de soulever le rideau pour demander un verre propre. La petite serveuse en fleurs répondit au sifflet, apparaissant cette fois à la fin derrière les géraniums. La comtesse l'appela.

— Que gagnes-tu dans cette guinguette ? demanda-t-elle.

La fillette tenait le verre par le pied. Elle y voyait le reflet difforme de la comtesse. Devant le rideau, la fille ajustait son bras.

— Elle va s'impatienter, dit la comtesse.

Elle aimait le galop d'une jeune fille. Le verre changea de mains. De l'autre côté du rideau, on servait bruyamment la fille au verre.

— Vous passerez une bonne après-midi, dit l'aubergiste, même s'il pleut.

La comtesse se rassérénait. On se promènerait à pied le long du canal.

— Les hêtres sont magnifiques. On s'abrite dans l'entrée de la maison de la gardienne. S'il pleut.

La veuve s'ennuyait. De plus, la pluie la rendait mélancolique, peut-être.

 

***

 

Elle parlait de la pluie parce qu'il pleuvait. Elle n'avait plus de raisins de Corinthe à se mettre sous la dent. L'oncle avait abusé d'une eau-de-vie et son nez était rouge. Elle avait envie de se moquer d'un homme. Il s'était passablement plaint parce qu'elle ne lui racontait plus rien. Elle finit par lui donner raison, à condition qu'il reconnût sa propre indigence en matière de récit. Elle avoua même ne pas comprendre ses motivations. La pluie était formée de grosses gouttes chargées d'une poussière rouge. Une gouttière ruisselait sur le tapis. Elle avait replié ses jambes. Il ne pleuvrait pas longtemps. Elle préférait attendre sous la bâche. De loin, le capitaine leur conseillait de se mettre à l'abri. Elle secoua le verre vide devant elle. Il devait se souvenir qu'il l'avait lui-même rempli de raisins de Corinthe tandis que l'oncle s'était approprié de la bouteille d'eau-de-vie. Elle était sur le point de se donner. La pluie redoubla.

— Nous serons trempés si la bâche ne résiste pas, dit-il.

Sa voix tentait de surmonter le vacarme. Il lui montra la surface agitée de la mer. Elle regardait par-dessus son épaule.

— Que se passe-t-il si je vous mens ? dit-elle.

Il ne répondit pas. Ou bien il parlait et elle ne l'entendait pas à cause de la pluie. La bouteille avait roulé sous le pied d'un marin qui guettait l'horizon. Elle était presque vide.

— Vous l'auriez tué ? Je veux dire : s'il avait été plus faible que vous ?

Il était plus fort, c'était évident. Elle avait deviné une musculature d'athlète. L'oncle était un infini de courbes. Il manquait d'angles. On le sentait fuyant, déjà lointain. Redoutait-il la caresse autant que la blessure ? Être tué par l'homme qu'on hait ou anéanti par la femme qu'on aime, quelle différence ? Se souvenait-il pourquoi il l'avait haï ? Se souviendrait-il d'une seule raison de l'aimer ? Il ou elle ? Hésitait-il encore ? Elle sortit sous la pluie le temps d'une pirouette. Il lui frotta les joues. Que savait-elle de cette sœur espagnole ?

 

***

 

La comtesse s'était montrée évasive. La question l'avait surprise.

— Ce que je sais ? On se promenait sous les hêtres.

En même temps elle pirouettait sous la pluie et l'oncle la traitait de folle. Le capitaine était à l'œuvre d'une jalousie grandissante. L'oncle avait oublié le visage de la comtesse, mais elle ne le lui avait peut-être pas décrit. Elle revoyait ce masque. Dans l'ombre, elle l'avait caressé. La joue était peinte. Ne peignait-elle pas sa bouche elle-même ? Elle se réduisait à des signes appris de la même bouche. Beauté féminine, déesses nues, corps recommencés. Elles arrivèrent au débarcadère. Les mêmes ouvriers manœuvraient les fardiers chargés de blocs de marbre. On s'éreintait sur les treuils.

— Vous les reconnaissez ?

Le gosse les avait suivis. Il enjambait les câbles tendus pour aller de l'un à l'autre. De temps en temps, une goutte tombait et on regardait le ciel.

— S'il pleut, la boue provoquera un accident, dit la comtesse.

Mais il ne pleuvait pas. On écouta la conversation de deux femmes qui étendaient du linge sur le pont d'une péniche.

— De quoi parlent-elles ?

Encore une fois, la veuve abandonna ses personnages à leur sort. Pourquoi les revoyait-elle si leur conversation n'existait plus ? L'oncle attendait la fin de la pluie. Le corps de la comtesse s'évanouissait, il n'était plus conscient que de la blancheur de sa robe et du tournoiement infiniment lent qu'elle lui infligeait maintenant que la veuve n'en parlait plus. Elle se souvenait de l'averse qui les avait surprises sur le quai, heureusement le pont n'était pas loin et elles avaient rejoint les ouvriers sous l'arche où le vent n'avait plus de sens. On regardait la boue se former à la surface du quai. Les mules semblaient pétrifiées. Le gosse était accroupi sous un fardier. Il serait écrasé si elle continuait d'en parler. La comtesse l'avait prévenue. Il y aurait un accident s'il la pluie se mettait à tomber, une pluie oblique et furieuse qui entrait sous l'arche avec le vent, la comtesse avait ouvert une ombrelle dégoulinante, la pluie, fallait-il s'en souvenir, était froide et précise, la veuve se sentit dégrisée, le temps avait franchi un néant de sentiments.

 

***

 

Si la pluie cessait maintenant comme elle avait cessé ce jour-là, au moment précis où plus rien n'est vrai, elle sombrerait encore dans une crise de claustrophobie qui la défigurerait, il ne connaissait pas ce masque, elle l'épouvanterait, ayant définitivement perdu sa beauté de conquérante. Il ne put la retenir. Elle se mit à tournoyer dans la pluie. Il crut à une nouvelle beauté, à une exigence opiniâtre. Il voulait rire avec elle. Elle pataugeait dans un ruisseau et il s'escrimait avec la pluie. L'épée était imaginaire. La sienne était pendue au clou d'un chambranle. Ce bancal avait intrigué le capitaine qui l'avait même soupesé. Ses préférences allaient à la pointe. Il consulta le pommeau pour y trouver un blason ou une devise. L'oncle collectionnait, c'était tout, un peu confus tout de même. Maintenant il démontrait qu'il avait séduit la femme en question et il singeait cet homme. Il n'avait pas vaincu un autre homme. Il s'était simplement installé à l'endroit qu'elle lui avait désigné, la question de son prédécesseur était considérée comme superflue. Ce voyage avait trop duré. Le capitaine avait contracté un penchant pour les boissons fortes. Il ne se limitait plus aux digestifs.

— Comment le savez-vous ? demanda l'oncle.

Elle ne le savait pas, elle imaginait qu'il était amoureux d'elle. Il y avait une autre femme digne d'attention à bord du navire. L'avait-il aperçue lorsqu'elle sortait pour prendre les embruns ? Qui pouvait encore ignorer qu'elle existait ? Il aurait voulu être sincère. Mais il prétendit n'avoir d'yeux que pour elle. Elle ne savait plus ce qu'il fallait en penser. L'illusion était parfaite. Elle retourna dans la cabine pour se changer. Entre-temps, la pluie cessa. Le soleil se posait sur une mer tranquille. Il crut voir des dauphins dans le sillage d'une goélette qui suivait le fil de l'horizon.

— Nous ne sommes pas perdus.

L'haleine du capitaine l'interrogeait sur ses dons poétiques. Il reconnaissait volontiers avoir depuis longtemps cédé au culte de l'image, facette de sa personnalité qu'on connaissait peu, bien que sa famille, côté homme, en eut témoigné plus d'une fois, peut-être trop discrètement. Elle revenait.

— Jean est poète ? s'écria-t-elle comme s'il n'y croyait pas malgré le désir de ne pas croire autre chose de Jean ou même de changer d'avis à son sujet.

— Il l'était, précisa-t-il.

Il y avait un mémorialiste dans la famille du capitaine. On avait publié sa chronique. Il ne l'avait pas lue jusqu'au bout. À cause de l'ancienneté. Et surtout à cause d'une géographie fantaisiste. Pourtant ces voyages avaient eu une réalité. À une époque où l'on n'avait pas d'autres prétentions que de décrire le cercle réclamé par l'imagination à qui l'on devait cette passion.

— Poète ! fit la veuve.

Ces pages l'émouvaient toujours. Elle aimait le poète à la tête coupée, sa Tarentine, ses oiseaux sacrés, le pâle désespoir de la jeune captive. Elle était heureuse d'apprendre qu'il y avait de la poésie dans le personnage de Jean. Même mort, et elle redoutait cet étouffement d'algue, il continuait d'agir sur elle, bien qu'elle ne connût pas ses vers, que peut écrire un jeune homme qui n'a pas totalement quitté l'enfance qui le pervertit ?

L'oncle ne se souvenait d'aucun poème. Il les avait peut-être lus. Ces mythologies le déconcertaient toujours. Il se souvenait mieux d'une inconnue. Le capitaine partageait ce sentiment. On était géographe, amant ou arpenteur, ce qui n'empêchait pas d'être poète l'heure venue. L'oncle n'avait-il pas vu des dauphins dans le sillage d'une goélette qui n'en était pas une ?

— Ce funambule, quelle trouvaille !

L'oncle rougit. Il eût préféré la convaincre, il n'avait séduit que l'âme aventureuse du capitaine qui avouait cependant s'ennuyer un peu de ces allers et retours, mais n'était-il pas un fin connaisseur de cette surface ? Il transmettait cette science à des prétendants ambitieux qui croyaient à la vapeur. À quoi croyait-elle, si l'homme devenait un prétendant ?

 

***

 

Sous le pont, elle avait attendu la fin de l'averse.

— Il va arriver quelque chose, répétait la comtesse.

La veuve pensait au gosse accroupi sous le plancher d'un fardier. Il risquait d'être écrasé. Comment mesurer ce risque ? Un petit chien gambadait sous la pluie. Il le sifflait. Le chien ne semblait pas avoir de but. Il ne tournait pas en rond, ce qui eût fini par le trahir. Son parcours était insensé. Elles l'appelèrent. Le gosse siffla plus fort. Il avait un chien qui aimait la pluie. Les muletiers lui jetaient des cailloux qu'il évitait adroitement. Le gosse les insultait. Ils lui promettaient une correction. Puis la veuve se mit à courir sous la pluie. Le chien se laissa faire. Elle le ramena sous le pont, le tirant par une patte. Le gosse l'insultait et les muletiers riaient en le menaçant de le soumettre au jugement des femmes.

C'était un beau petit chien, un rouquin pelucheux aux yeux d'enfant. Elle le câlinait. Sous le fardier, le gosse l'observait sans rien dire. Les muletiers s'étaient approchés de la femme amoureuse d'un chien et la comtesse avait glissé à reculons dans cette matière odorante et abstraite. La veuve laissa les mains caresser le chien mouillé. Elle était assourdie par le fracas de la pluie. Elle voyait le gosse incapable de réagir. Elle posa peut-être la joue sur un avant-bras aussitôt immobilisé. Elle s'était agenouillée et le petit chien voulait dormir sur le dos au milieu des plis que la robe formait entre la femme et les hommes qui venaient à elle. La comtesse avait donné un coup de pied dans une ébauche de balustre.

L'étrangère minaudait maintenant. On adorait les défauts de sa langue. On l'encourageait. Le petit chien haletait. La comtesse jetait un sort à la pluie. Un torrent s'était formé dans un mur de soutènement, augmentant le vacarme. Maintenant la muraille pouvait s'écrouler. Elle s'attendait à une tragédie depuis que le comte avait ramené cette étrangère. Elle n'était pas autre chose pour elle et se doutait trop de ce qu'elle était pour lui. Il lui avait promis ce voyage. Mais elle avait oublié ce qui le rendait impossible. La distance ? La pauvreté de la terre ? La guerre ? Elle ne savait plus. Cette sœur d'une autre mère avait des raisons d'exister et elle, aucune raison de chercher à la connaître. Ou bien les mules, encore immobiles, ou paralysées, reculeraient sans prévenir et le gosse serait écrasé par les roues des fardiers. Cela pouvait arriver. C'était déjà arrivé. Elle aimait les corps et la boue, la pierre saillante, les ruissellements destructeurs, les accidents à la fin des chapitres.

Le petit chien gloussait maintenant. On se moquait de sa docilité. Ses petites griffes avaient un peu marqué le poignet de l'étrangère. Ils n'avaient pas de mouchoir. Ils se mouchaient dans leur chemise. L'un d'eux s'inclina pour parfaire le nœud qu'elle avait ébauché avec les dents. Le petit chien reniflait la dentelle. En face, sur les collines de marbre, les derniers arbres se penchaient sous le vent. Une fracture blanche et ciselée ouvrait l'adret. On voyait des ombres accroupies, une bâche secouée, presque verticale.

Le gosse était monté sur un essieu. Le ruissellement de la boue l'avait surpris. Il recueillait l'eau des gouttières entre les planches. Il avait un beau visage maintenant que la pluie avait réduit sa chevelure. Il regardait la muraille, comme s'il s'attendait à son écroulement, le bouillonnement provenait de ses entrailles, elle voyait les jets d'eau entre les pierres, elle les multipliait. L'étrangère avait supplié qu'on la laissât respirer. Ils avaient à peine reculé mais ils ne touchaient plus le petit chien. Elle dénouait des boucles dans la fourrure, attentive à ne pas provoquer ces petites douleurs qui soulevaient les babines de l'animal. Elle craignait cette morsure. C'était peut-être tout ce qui se passerait. L'étrangère serait mordue par le petit chien. Elle ne saignerait pas et chercherait peut-être à se venger. Elle avait ce défaut. Le comte parlait souvent de ces retournements.

— Elle se défend, avait-il dit en parlant de sa sœur.

Mais qui était-elle ? Comme elle avait froid, un ouvrier déposa sa vareuse sur les épaules fragiles de cette femme aux allures de jeune fille. Voyait-il la fatigue ? La comtesse n'avait pas trouvé d'autres mots. Elle luttait contre cette paresse. La veuve semblait plutôt profiter de son expérience.

 

***

 

Son corps pouvait-il renseigner l'autre corps, le corps où l'âme est en proie à la passion, comme c'était le cas de la comtesse ? Le corps d'Agnes avait ce pouvoir. Il revoyait cette tension, le néant qu'elle limitait. Dans la cour, Jean parlait et Felix semblait découvrir une vérité capable de changer son existence de parasite en récit essentiel. Les osselets cliquetaient. Jean ne jouait plus. Il était au cœur du récit. Il en avait ralenti le flux. Il n'avait plus le droit de se tromper. Felix ne lui pardonnerait pas. Dans la terre, il avait grossièrement dessiné un ventre de femme. L'oncle pensait que c'était un ventre de femme. Il ne communiqua pas cette impression à sa sœur. Il avait décidé de se tenir à l'écart, ce qui le rapprochait de son beau-frère. Une partie de chasse les éloignerait momentanément des tréteaux où Agnes exigeait qu'on jouât avec elle.

Elle était seule avec ses fils. Elle le savait peut-être. Jean était adoré. Le mal avait détruit un corps magnifique. Il possédait cette ossature de conquérant, mais le mal courait. Elle aimait le visage anguleux et dur, mais le regard s'éteignait facilement, il ne défiait personne, les objets l'arrêtaient comme s'il s'interrogeait sur leur utilité, elle ne supportait pas sa conversation, les coq-à-l'âne, les trouvailles sonores, la ponctuation capricieuse, l'épigramme la surprenait dans une attente de confession et s'il en venait à s'avouer vaincu, elle menaçait de briser le verre des mots, ce qui le désespérait, et il se rendait à sa raison.

Pour Felix, la comédie était jouée d'avance. Il connaissait les rôles et pouvait les interpréter. Elle ne lui niait pas ce talent. Le carcan était une armure. Il était de plâtre ou de cuir. On le coulait sur le corps de Jean ou on prenait ses mesures. Dans ce cas, il arrivait en voiture. Jean n'était pas couché. Felix jouait avec un chien. La voiture décrivait le cercle de la cour autour de l'arbre. Les oiseaux s'envolaient. Jean boitait sur les marches du perron. Elle sortait de la voiture. On apercevait le carcan sur la banquette. On sentait l'odeur du cuir et de l'acier. Le chien valsait avec l'os. Un valet entrait dans la voiture et demandait où il devait porter le carcan. Jean remontait. Il avait vu le carcan, tronc d'homme.

Il ne pouvait pas s'empêcher de le comparer à une botte. Felix riait. Jean entrait en effet dans une espèce de chaussette. Le carcan était posé ouvert sur le canapé. Il s'asseyait dedans et on le refermait. On bouclait les boucles. Felix voyait le corps de Jean s'emprisonner dans son propre désir de ressembler aux autres. La chemise ne cachait rien. Ou on se demandait ce qu'elle cachait. Sur le cheval, il avait l'air d'un chevalier. Un anneau reliait le carcan à la selle. S'il était désarçonné, l'anneau était prévu pour s'ouvrir. On ne disait rien de la chute.

Felix entra par jeu dans le carcan. Maintenant il ne se souvenait plus que de l'odeur. Il avait oublié le contact de ce cuir que le corps de Jean patinait presque tous les jours. Le carcan l'avait rapproché de Jean. Ils en parlaient ou Felix entrait dedans par jeu ou il voyait comment Jean se rapetissait quand il en sortait. Parler avec Jean, c'était peut-être prendre de l'avance sur ce qu'il est permis de savoir. Savoir, c'était les trahir. Sans cette trahison, il ne grandissait plus.

Elle le surveillait. On la voyait derrière le rideau. C'était une statue. Elle ne pouvait pas les entendre. Ils firent l'expérience de cette attente. Felix se cacha derrière le rideau et Jean soliloqua dans la cour. Felix ne l'entendait pas. Ou Jean n'avait rien dit. Il était tellement important pour lui qu'il eût toujours raison et que Felix n'eût jamais tort. Mettons qu'elle n'entendît jamais rien. L'oncle n'entendait rien. C'était Jean qui parlait. Et elle voulait savoir de quoi. L'oncle n'avait pas ce désir de condamner Felix d'une manière ou d'une autre. Felix savait peut-être tout. Mais que savait Jean ? Elle l'ignorait elle-même. Elle avait tenu le secret bien au fond de sa mémoire, mille autres souvenirs lui interdisaient de refaire surface, poissons fidèles.

Mais Jean avait le pouvoir de troubler cette eau. Il venait de gagner un prix de poésie. L'oncle était au courant. C'était même la première nouvelle et c'était Felix qui la lui donnait. Jean et la poésie. Jean et ses personnages cachés. Ses histoires inachevées. Ces histoires qu'on achève malgré soi. Elle haïssait ces lectures. Il l'humiliait. Elle, c'était elle. Et le je multipliais les hypothèses d'amour. Felix applaudissait les objets. Il reconnaissait l'utilitaire et le naturel. Ces métaphores appauvrissaient son vocabulaire. On avait accroché la couronne sur un mur. Le poème était encadré. Felix montait sur une chaise pour le lire. Il montra à l'oncle les métaphores qui remplaçaient les mots. Voyait-il les personnages ? Jean prétendait s'être limité à l'expression du sentiment que lui inspirait la présence des autres quand il n'était pas avec eux.

— Les autres ? dit sa mère.

Elle passait dans le couloir, précédant les femmes de chambre qui portaient la literie et les chandelles. Un valet suivait avec une brassée de bois. Felix irait chercher le fagot, mais plus tard, il voulait d'abord être l'auteur de la première nouvelle. Il courut jusqu'au bout du couloir et revint avec une chaise. Il monta dessus. L'oncle vit la couronne et le poème. Puis Felix dit : Jean de los Alamos, et la date, un printemps qui promettait la pluie, à fleur de l'été.

De la chambre, elle cria : Jean a eu un prix ! Felix est très fier.

— Un prix ? dit l'oncle.

Jean attendait dans sa chambre. Le carcan de cuir était posé cette fois sur la commode. Jean gisait dans le lit. Ses bras et ses jambes sortaient du drap. L'oncle se pencha pour l'embrasser. Il songea à le féliciter. Felix traînait la chaise dans le couloir.

— Je suis tombé hier, dit Jean.

L'oncle jeta un œil sur l'anneau ouvert.

— Jean devrait peut-être renoncer à ces chevauchées, avait dit son beau-frère.

— Renoncer à la poésie ?

Felix sauta à pieds joints sur le lit. Il montra le flacon de laudanum. Jean grimaça. Il avait souffert toute la nuit. Maintenant il n'arrivait plus à penser.

— Montre-lui le cahier, dit-il à Felix et Felix ouvrit un tiroir.

Le cahier couvrait toute la traversée depuis le premier jour. Ils n'avaient pas écrit hier parce que Jean avait eu cet accident. Les accidents de Jean. C'était Jean qui écrivait. Felix réfléchissait beaucoup avant de proposer une pensée. Il ne savait pas écrire ce qu'il pensait. Jean écrivait à sa place. Ces passages étaient signalés par des guillemets. Le personnage de Felix s'exprimait ainsi presque tous les jours, comme pouvait le constater l'oncle en tournant les pages du cahier. Il promettait de le lire. Il avait lui-même écrit le journal de la traversée. Une habitude. Sa sœur apparut : Tu écris un journal ?

La domesticité s'était arrêtée derrière elle.

— Felix, tu as promis d'aller chercher un fagot.

Le valet attendait. C'était lui qui choisissait le fagot. Il avait la clé de la remise. Felix boudait. Les promesses bornaient son existence. L'oncle caressa ce front buté. Dans le temps, c'était lui qui promettait. Était-il toujours interdit d'allumer une lampe dans la remise ?

— Oui.

Pouvait-on tromper la vigilance du valet pour aller dénicher des vieilleries au fond de la remise ?

— Oui.

Combien de temps durait cette escapade aux pays du temps passé ?

— Cinq minutes.

De sablier ou d'horloge ?

Pas de réponse. D'ailleurs Felix ne la connaissait pas. L'oncle s'était assis au bord du lit. Il avait serré la main de Jean. Felix connaissait cette main. Elle était humide. La conversation l'agitait de petits spasmes. Elle était rarement obscène mais pouvait le devenir. Jean la citait en exemple. Il y avait un poème de la main comme il y avait un poème de chacune des choses qui remplissent le vide autour de soi.

Le valet s'impatientait. La nuit allait tomber. On n'allumait pas de lampe dans la remise. L'oncle se souvenait de cette interdiction. Il se souvenait de l'existence brûlée qui la justifiait. Felix écarquilla ses yeux de miraud. Ces flammes consacraient un mythe. Quel temps fait-il entre deux jeunesses dont l'une se souvient de l'autre ? Sur la table de chevet, il y avait la pipe, la blague contenant les feuilles séchées d'eucalyptus, le briquet d'amadou et le clou cure-pipe, le cendrier d'onyx aux yeux chercheurs, le flacon de laudanum, le livre de chevet, les cahiers, le flacon d'encre, les plumes dans un pot, l'affiloir au manche de nacre, le bougeoir aux deux chandelles, l'éteignoir, un gant de femme, souvenir d'une promenade, une miniature dont on avait un peu gratté le fond pour voir l'ivoire, œuvre d'artisan, fidèle et vide, ne contenant que la ressemblance des autres, rien de ce qu'on sait de soi, le tiroir s'ouvrait et se fermait à clef, dessous le bourdalou aux fleurs jaunes et bleues, entrelacées par les tiges, les corolles éclataient dans les fonds benthiques, la poignée avait été recollée, sous la table on trouvait des babouches et la poussière en moutons, les menus papiers arrachés aux cahiers, Felix redoutait cet anéantissement de l'effort, il eût préféré tout conserver, mais il n'avait pas le choix, Jean composait à sa place, il lui appartenait à l'heure d'écrire ce que l'imagination savait de l'oncle en voyage, petit homme un peu noir qui bouclait en rouge sur les tempes, sa moustache était drue et tombait sur une lèvre épaisse qui ne découvrait jamais les dents, lèvres molles des colères qui le surprenaient malgré les signes annonciateurs de désaccord, de la révolte presque, la mâchoire inférieure se mettait à trembler et l'on apercevait la gencive sous la rangée de dents impeccablement alignées, la langue formait les dentales avec une lenteur que Jean qualifiait d'animale, Felix ne savait pas pourquoi, ou il ne comprit pas les explications, il lui arrivait ce qui arrive à l'enfance des autres : il ne grandissait pas, l'oncle, tel que Jean le voyait, ne se soumettait pas aux exigences de l'océan, il rencontrait des femmes impossibles et les condamnait à l'oubli après les avoir possédées et vaincues, le sexe n'est pas seulement une rencontre des deux ou trois sexes de notre connaissance, le sexe est une exigence de recommencement là où l'homme ne désire que l'éternité s'il est passé ou l'infini si son esprit redoute mieux l'avenir, Jean aux paroles de nacre incompréhensible, montrant en riant l'échancrure du carcan où il exerce des érections glorieuses qui soulèvent le drap de la culotte en dôme, les corolles concentriques de sa semence, il disait y tremper une plume hystérique et recomposer les paysages chéniériens, c'était les mêmes personnages, mais nus et scandaleux, langues coupées laissant toute la place, il ouvrait des bouches noires et cicatrisées, silence d'or et d'eau dormante, avec la faune des malformations à la surface formant les ondes clapotantes des périodes où le manque d'inspiration était remplacé par de petits points chargés d'en conserver le rythme incantatoire, car il s'agissait bien de puiser et d'épuiser, l'oncle lisait ces lignes sans cacher son écœurement, il les lira, avait dit Jean à Felix prêt à tout croire s'il était sauvé de cette manière, et il ne pourra pas contenir cette nausée familiale que je (Jean) finirai moi-même par exprimer si le temps m'en laisse le temps, l'oncle lisait aussi ce désespoir, les allusions à la vérité pouvaient blesser la fragilité en question dans le texte où lui-même était imaginé en voyageur épisodique, la question était clairement posée et Jean y répondait par le mélange et l'à-peu-près. Il apportait de nouveaux objets. On jugerait de leur nécessité. Felix se laissa emporter par le valet. Il fut comme arraché à la scène, autre effet de distorsion visuelle dont Jean était victime quand on s'agglomérait autour de lui, et puis la présence de Felix le tempérait, comme souffre-douleur et comme apprenti, quelquefois même comme confident, mais il s'agissait là d'un calcul, d'un parcours, il en connaissait la cristallisation. L'oncle referma le cahier.

Des traces de portrait, trop précises et parfaitement verbalisées, déformaient cette part de visage qu'il consentait à soumettre à l'attention des autres. Il lirait plus tard, c'était entendu.

— Où donc est passé Felix ? 

— Il était allé chercher un fagot.

Felix et les promesses de Felix. L'oncle évoqua deux ou trois anecdotes sur ce sujet. Jean singeait le petit personnage têtu, ses mains formaient dans l'air les objets du délit, le savon, la corbeille de fruits, le pot de chambre, les poils du chien, l'écoulement de l'évier à travers le mur, le missel, le chemin de croix, Felix et le fagot, il le portait sur l'épaule, le tenant par le chanvre qui lui sciait les doigts, il renâclait dans l'escalier, trop petit, Felix, pas assez grand, il méprisait les domestiques mais il était interdit, à son âge, de les insulter, il promettait encore, mais en attendant de les soumettre aux exigences de sa propre existence, c'était lui qui portait le fagot, le valet l'avait lui-même sorti de la remise, il avait recommandé la lenteur, il voulait dire la réflexion, et il avait posé le fagot sur l'épaule fragile de Felix qui haïssait cette odeur, ces traces, les craquements, il avançait en pensant que c'était lui, ce gosse écrasé par un fagot, la nuit tombée, ou presque, il pensait aussi que l'oncle allait lui révéler l'importance de sa visite, une fois Jean endormi par la cuillérée de laudanum, Jean dans les coussins, on éteignait, on ne fermait pas la porte, on descendait sur la pointe des pieds, qu'a dit Jean avant de s'endormir, il le répétera en se réveillant, exigeant une réponse, comme si le sommeil lui en donnait le droit, pensait Felix sous le fagot, il traversait une cour crépusculaire, dans le pré les chevaux le regardaient, ils regardaient Felix-fagot, espèce de gros escargot qui se traînait en haletant, portant la maison-fagot pour être ce Felix qui tient ses promesses, ce Felix-miroir qu'il voyait avec ses yeux-chevaux, cette bouche-promesse au milieu du visage, la langue-des-autres s'affinait en lui, suceuse de toutes les perversités et de toutes les critiques, pensait-il maintenant qu'il était trop tard pour se révolter, il gravissait les marches du perron, regardant ses pieds-Felix, les sommant d'agir, ils menaçaient de le trahir, en plein milieu de l'escalier où il souffrait ce que peut souffrir un enfant qui ne veut pas perdre la face, pieds-des-autres à cause du fagot-moi-et-les-autres, la lumière du porche traçait la limite de son existence-fagot, il s'y écroula et le fagot redescendit jusqu'à la contremarche où un chat avait bondi.

Le valet le suivait. Il se pencha pour soulever le fagot. Felix se plaignit d'une douleur dans la cheville. On arrivait. L'oncle consentit à mettre le nez à la fenêtre. Derrière lui, Jean voulait se renseigner. Le valet-fagot passa devant Felix. On le vit passer dans le couloir. La mère disait que l'essentiel était de tenir ses promesses. Il n'y avait pas d'entorse. On releva Felix. Il maudit les pieds-valet. Sa mère lui tirait les cheveux derrière l'oreille, petite douleur qui l'humiliait moins que le geste dont la domesticité était le témoin tranquille. Il lutterait contre cette tranquillité toute sa vie et il commençait par les haïr, les haïr-fagot, le fagot-escargot, chevaux oublieux, il le savait, il revenait à eux parce qu'ils étaient beaux et qu'ils lui paraissaient indomptables, seul Jean avait ce pouvoir, Jean-chute-de-cheval, Jean-laudanum, Jean-lauréat.

— Ce n'est rien, dit l'oncle.

Il avait l'habitude. Dans la forêt où il coupait des arbres, les ouvriers mouraient avec les oiseaux. Un ouvrier, un oiseau, un arbre, ou deux, ou plus s'il avait de la chance. Il connaissait des oiseaux exemplaires. On alluma le feu dans sa chambre. Jean dormait. Felix écoutait. L'oncle voulait provoquer ce rêve. Il connaissait aussi les plantes, les hommes, les fleuves, les forêts, les distances, les guerres, les injustices nourricières, les procès fabuleux, les personnages de l'imagination, les poèmes de la solitude, l'écrasement, l'enfouissement, l'oubli des pierres, lapidaires d'enfer, clôtures des recommencements, noms des familles, fils d'Ariane... Felix s'enrichissait d'une mythologie nouvelle dont s'épouvantait son précepteur famélique.

Le valet dénoua le chanvre du fagot et le mit dans sa poche après l'avoir formé autour de sa main. Il suspendait ces pelotes au mur de la remise. Felix avait l'habitude de toutes les habitudes. Il pouvait en parler en connaisseur. L'oncle interrompit l'énumération des rites par l'extraction lente d'une toupie multicolore qu'il lança sur le tapis. Les yeux émerveillés de Felix pouvaient fasciner. Cette capacité de s'attacher à l'objet jusqu'à lui donner un nom qui le familiarise. Il offrait une poterie à sa sœur et un masque à Jean. Il n'offrait rien au père. Le masque était épouvantable. Jean dormait.

— Pour qui, le masque ?

Des perles grelottaient tout autour. Les plumes étaient peintes. Felix regarda dans la bouche. Le monde change au bal masqué. Il imita une danse inspirée des gravures, tenant le masque à deux mains. Elle prétendait que c'était un objet précieux, qu'il ne fallait pas jouer avec, je t'en prie, supplia-t-elle, ne lui explique pas ce que c'est, mettant la puce à l'oreille de Felix qui ne voulait plus rien ignorer de la cérémonie. Le masque s'effritait. On y mettait le feu après l'avoir hissé au sommet du poteau. Sur le fleuve vert, passaient des pirogues chargées de fruits exotiques. Les rameurs regardaient de ce côté. Les femmes dansaient nues. Les hommes portaient une braguette de bambou ciselé. Les enfants imitaient l'amour. Des musiciens tournoyaient. Le feu remplaçait le soleil et on se méfiait de ces ombres. Le masque était accroché dans le dos d'un jeune homme qui montait le long du poteau. Felix regrettait ces fragments dans la paume de sa main. L'oncle déplorait la détérioration de l'ensemble. Jean critiquerait la frivolité de Felix. Il dormait.

Dans la cheminée, le feu grandissait. Le valet rangea les brindilles et balaya le devant du foyer. Il avait posé un pied sur la tête d'un chenet. Le tison piquait l'écorce. Il s'était signé quand Felix l'avait regardé à travers la bouche du masque. Les yeux étaient formés de coquillages. Des algues noires figuraient les sourcils. Felix marquait le rythme des grelots.

— Jean sera émerveillé, dit-elle.

Il exagérait les doses de laudanum. Il avait des hallucinations. Felix croyait à ces existences. Il les défendait. L'oncle caressa le visage crispé de l'enfant. La chair était dure, noueuse. Il ne lui parla pas de la réalité. Elle s'en chargeait. Le valet l'approuvait en silence. Il augmentait savamment le feu. La cheminée fumerait si le vent se levait. L'oncle se souvenait de la circulation hystérique des vents. Dehors, les mûriers craquaient, il entendait le glissement de la broussaille, le claquement des tuiles, les ruades des chevaux dans l'écurie, la fenêtre frémissait. Le valet épousseta la tablette avec le plumeau qu'il portait à la ceinture au bout d'une ficelle. Elle les contraignait. Ils lui devaient cette précision du mouvement, la netteté de leur apparence, la justesse des réponses, le peu de questions, ce silence qui les accompagnait, leur transe inachevable d'êtres transitoires, utiles et renouvelables.

Depuis son arrivée, l'oncle luttait contre des trous de mémoire et des giclées de la pensée. Felix observait ce visage encore jeune. Il ressemblait à l'oncle, mais l'oncle ressemblait à son père et son père ressemblait à tout le monde. Elle seule était différente. Même Jean, qui lui ressemblait, ne durerait pas. L'oncle comprenait-il cette peur ? En avait-il vécu une semblable du temps de son enfance ? Un jour il avait dit qu'il n'avait pas eu d'enfance. De quoi parlait-il ? Du corps ? Ou de son influence ? Elle régnait. En parlant de Jean. À mots couverts. Felix était perdu. Il lança la toupie dans les pieds du valet. Elle tourna longtemps sur le foyer impeccablement balayé jusqu'à la limite du feu. C'était un valet botté. Ses pas résonnaient dans la maison. Felix explorait minutieusement les lieux où le valet s'arrêtait, par exemple les cheminées qu'il allumait, allant de l'une à l'autre, les bottes martelaient ces parcours, Felix n'avait pas bougé, l'effort mental commençait sur le fil d'un plaisir prometteur, puis la topographie des sons et des attentes se brouillait, Felix s'égarait, son imagination le suscitait, il ne cédait pas sans désespoir à cette confusion des genres. Revoir le valet, c'était comme remettre les pions à leur place respective en début de partie.

Ce soir-là, on n'avait allumé que la cheminée de la chambre de l'oncle. Les pas du valet montrèrent à l'imagination le couloir, l'escalier, le dallage de la cuisine, le perron, l'allée entre la maison et le jardin d'hiver, le sentier sous la lune... Felix tapi dans une anfractuosité, sentant l'odeur de la pierre récemment minée, il avait honte. Jean attendait. Felix avait été dérouté par l'ombre. Il n'avait pas l'habitude de la lune. Le valet l'avait surpris. Il lui avait à peine parlé. Il arrivait au-dessus de lui. Les bottes n'avaient produit aucun bruit dans l'herbe du talus. Des petits cailloux avaient titillé le crâne de Felix. Quelqu'un ! Ce pouvait être n'importe qui. Pourquoi avait-il fallu que ce fût le valet aux bottes de cheval ? L'homme le ramena à la maison. Tout était éteint. On était couché. Il appela sous la fenêtre. Jean guignait dans un interstice. Felix le voyait. Le valet appela encore. On entendit ses pas dans l'escalier. Il portait ses babouches. Il regarda à travers l'unique carreau de la maison. Son visage était déformé, comique. Une chandelle l'éclairait par-dessous. Il ouvrit la porte.

— Je l'ai trouvé sur le chemin, dit seulement le valet.

Il n'avait aucune envie d'expliquer. Le père de Felix s'impatienta.

— Sur le chemin ? Que cherchais-tu ?

Felix ouvrit sa main. Le valet se pencha, incrédule. C'était un coquillage fossile.

— J'ai voulu t'en parler cette après-midi, dit Felix presque joyeux.

Le père de Felix avait l'air heureux lui aussi.

— Tu es fou, dit-il, c'est merveilleux.

On vit alors la lampe se promener sur le chemin. Elle revenait en voiture. Le valet courut vers elle.

— Je vous attendais, dit-il comme s'il l'avait trop attendue.

Felix et son père entrèrent dans la cuisine. Le père alluma la lampe au-dessus de la table. Il était tard et Felix tombait de sommeil.

— Bel objet, dit son père. Regarde, Agnes, ce que le petit a trouvé !

Dehors, le valet dételait. On entendit les sabots, les bottes, les roues. Dans la chambre, Jean attendait une explication. Il avait entendu le mot coquillage. Il écoutait à travers le plancher. Puis le mot fossile. Le chemin qu'on minait. La joie du père. Le silence de Felix qui ne répondait pas au silence de la mère.

Le valet demanda si on avait encore besoin de lui. Elle sortit avec lui. Felix imagina l'étreinte sur le perron. Il naissait de ce ventre au moment où il la pénétrait. La scène, imaginée par Jean, l'obsédait maintenant tous les jours. L'œil grossi par la loupe tomba sur lui.

— Il faudra travailler plus lentement, disait son père, on ne peut pas détruire ce gisement, si c'en est un.

Elle rentra. Le valet s'éloignait.

— Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-elle. Où l'as-tu trouvé ?

Jean lui posa les mêmes questions. Que savait-il de l'étreinte maintenant que Felix était sûr de sa réalité ?

Le lendemain, Felix retrouva son père sur le chemin. Il le conduisit jusqu'à l'endroit où il avait trouvé le fossile. Le vieux était aux anges. Une pipe l'avait grisé. Il avait pensé toute la nuit à cette découverte. Il avait le pouvoir d'interrompre les travaux. Ce matin, de bonne heure, il s'était disputé avec elle. Il la contredisait rarement. Oui, le plus souvent, il se taisait et elle agissait comme elle voulait. Felix avait entendu des éclats de voix. L'expression était de Jean. Mais Jean ne s'était pas levé. Il ne se sentait pas de force.

— C'est un jour comme un autre.

Le vent venait de la mer. Le cri des mouettes se rapprochait. Felix s'habilla lentement. Il attendait la fin de la dispute. Il se débarbouilla, prit le temps de se peigner, en recommençant plusieurs fois la raie, recommençant parce qu'il attendait, c'était absurde et dangereux, l'esprit ne se nourrit pas d'expectatives, d'ailleurs elle ne promettait rien, elle désirait le vaincre, c'était tout, c'était simple et c'était la chose la plus difficile à obtenir de lui.

Il ne le vit pas. Il était sorti quand il entra dans la cuisine. Sa mère sirotait le café de sa tasse de porcelaine aux runes inexpliquées depuis toujours. Elle lui demanda si Jean était réveillé. Baiser à l'infidèle, sur le front, vérifiant au passage la propreté des oreilles. Elle le baignait le samedi. On était vendredi. Le poisson était sur le potager, ventre ouvert. Ces effluves le condamnaient à déjeuner avec parcimonie. Un morceau de pain trempé dans cette huile verte qui l'écœure, le frottis d'ail sur les lèvres, la palpation des glandes sous la mâchoire, elle trouva une écaille de cire sur le lobe de l'oreille droite et l'envoya gicler d'une chiquenaude, il renonça à comprendre ce qu'elle disait.

— Jean est-il réveillé ?

Il ne répondit pas. Il attendait la claque et elle ne venait pas.

— Nous nous sommes disputés à cause de toi.

Jean était aussi de cet avis, mais au moins avait-il expliqué ce que c'était que cette fossilisation qui occupait tant l'esprit de leur père. Jean savait tout. Peu de livres concurrençaient ce savoir inné. La botanique avait sa préférence. En cherchant bien, on trouverait des fossiles de plantes qui n'avaient plus d'existence contemporaine. Oui, oui, il faisait bien la différence entre le présent et le contemporain. La mine d'argile smectique avait toujours existé. On voyait les moulins sur l'horizon, grands funambules, soleils noirs, ils disparaissaient le matin à cause de la bruine, la nuit, leur surface étincelait, on devinait des vibrations secrètes, les voiles avaient disparu, ce n'était plus de grands oiseaux de récit, ils bornaient une imagination à la dérive. Maintenant le chemin de la mine à la route, celle qui menait aux foulonniers, était trop étroit. On ne s'y était jamais croisé. On perdait du temps dans des aires creusées dans la paroi. Il arrivait que le sol cédât ou pire, des questions de priorité provoquaient des bagarres mémorables. La décision avait donc été prise d'élargir ce chemin. Ce serait presque une route. On ne la paverait pas. La richesse de l'Empire était morte avec l'Empire, plaisantait le père de Felix. Il avait l'habitude des fossiles. On en trouvait tous les jours en creusant dans l'argile. Mais c'était toujours le même fossile. La collection était un entassement qu'on ne visitait plus. Un bois de chênes couronnait un promontoire à la sortie de la mine. Le chemin le contournait. Felix avait trouvé le fossile dans la courbe. Les mineurs avaient crevé la roche en plusieurs endroits, créant des failles profondes où le vent flûtait facilement. Felix avait trouvé le coquillage dans l'une d'elles.

— Tu es entré là-dedans ? demanda son père.

La faille résonnait. Une plante étrange avait laissé son empreinte sur la paroi. Le père de Felix avait recueilli un peu de poussière sur le bout du doigt. S'agissait-il d'un glissement ? Qu'allait-on découvrir maintenant que le hasard nous avait mis sur la piste ? Il parlait tout seul. Voulait-il que Felix entrât dans ces entrailles ? Il n'avait pas de lampe.

— Cours en chercher une ! Et une réserve d'huile ! N'oublie pas...

Felix courait. À cette vitesse, il se sentait fragile. Ses chevilles résistaient à peine. Il s'était chaussé ce matin. Les chaussures le différenciaient. Elles étaient quelquefois utiles, comme ce matin, sur les cailloux du chemin, les premiers tombereaux arrivaient des moulins, montant l'un derrière l'autre, Felix les dépassa, il courait comme un fou, bouche grande ouverte, l'air s'en prenait à ses dents et sa langue était sèche. Il bifurqua avant d'arriver à la mine. Maintenant il descendait. Sa mère était au linge. Elle l'appela. Il ne s'arrêta pas. Jean déjeunait sur le perron, agacé par les mouches qu'il chassait mollement. Il vit Felix monter sur une chaise et décrocher la lampe, puis rentrer dans la cuisine et en sortir avec le flacon d'huile et le briquet, il n'avait pas la force de s'interposer entre la vélocité du corps de l'enfant et l'idée qui la lui conférait, il souleva le morceau de pain harcelé par les mouches, Felix filait comme le vent, sa mère était sur le chemin, jambes écartées et les poings sur les hanches, il allait devoir lutter avec elle, peut-être se contenterait-elle de lui faire perdre du temps, il aurait peut-être mieux fait d'aller chercher la lampe à la mine, il voulait aller tellement vite, tellement bien !

Elle l'arrêta. Il n'entendit pas la question mais il y répondit. Elle le tenait par la manche. Elle l'égratignait. On entendait les floc floc de l'huile dans la lampe. Elle ne le croyait pas.

— Retourne à la maison !

Il était perdu. Il avait lu dans un mauvais roman (que Jean lisait parce que Felix ne savait pas lire) comment un personnage répandait cette huile sur l'autre personnage et y mettait le feu. Il retourna à la maison. De loin, elle lui recommandait de raccrocher la lampe et de remettre les choses à la place où ils les avaient trouvées. Maintenant l'attente. Jean et le morceau de pain aux mouches et elle avec les domestiques dans la blancheur des draps claquant au vent. Il tournait en rond. La lampe était raccrochée, le flacon d'huile et le briquet étaient sur la table, il n'aurait pas à ouvrir le tiroir s'il s'amenait en rouspétant parce qu'elle l'empêchait de vivre sa vie.

Jean l'aimait bien au fond. Il aimait cette fragilité, l'échec constant, la perte de temps, la seule qui compte, celle des autres n'en limitant que la fréquence. Jean s'amusait. Ce matin, il était rompu. Il n'avait plus la force de lui expliquer. Elle le comprenait toujours. Il sauvait Felix de la noyade. Mais pas ce matin. Il avait encore dormi avec la mort. C'était une géante au phallus de géant. Il lui avait donné ses fesses. Un rêve atroce. Felix connaissait ce rire cristallin qui le réveillait. Jean montrait ses dents. Cherchait-il à se réveiller ? Felix se réfugiait au bord du lit. Elle entrouvrait la porte. Il voyait le profil d'oiseau de proie. Il entendait sa voix mais ne cherchait pas à comprendre ce qu'elle disait. Elle parlait à Jean et il l'écoutait. La mort s'éloignait peut-être. Mais pourquoi ?

Jean jeta le morceau de pain. Les mouches étaient déconcertées. Elles tournaient autour de lui, bruyantes et opiniâtres.

— Elle t'empêchera de savoir qui tu es, dit-il tristement.

Fallait-il croire à cette tristesse ? On la voyait parmi les domestiques, plus blanche, plus rapide, plus efficace sans doute. Les draps descendaient sur l'adret. Elle en avait atteint le sommet, plus elle mit sa main en visière, elle le cherchait, peut-être le voyait-elle, assis au bord de la brèche, fumant une autre pipe, les pieds agités par l'impatience, se retournant de temps en temps pour regarder le côté du chemin par où Felix arriverait (ou n'arriverait pas) avec (ou sans) la lampe et ses accessoires. Il pleurait facilement. De dépit surtout. Un peu comme un enfant. Le malheur ne l'atteignait pas. Ni l'impossible au fond. Seule l'interruption d'un cours des choses désiré plus que tout, pouvait l'émouvoir au point de lui arracher ces larmes de crocodile qui décontenançaient Felix autant que le stabat mater où Jean saignait sur les genoux de la mère nue et déplorable, la même mère, un autre père, différent de lui et cependant identique.

 

***

 

Quand était-il tombé en léthargie ? La veuve eût apprécié le récit de cette dernière déroute de l'esprit au seuil de la femme. L'oncle la provoquait.

— Je ne suis pas cette femme, dit-elle.

Il n'était pas cet homme non plus. Il en parlait parce qu'elle s'intéressait au personnage de Felix. Ne préférait-il pas la comtesse aux yeux d'eau dormante ? Il l'imaginait belle et fugace, ce qu'elle avait été peut-être. Il rencontrait ce genre de femmes dans les réunions mondaines. Il les oubliait, sans doute parce qu'il ne les approchait pas. Il se contentait de les regarder passer dans les miroirs. Au bal, leurs mains étaient glacées, il effleurait la dentelle des poignets, se privait de leurs regards ou croyait simplement l'éviter. Les femmes ressemblaient mieux à la veuve qu'il courtisait juste à la fin du voyage. Sa jeunesse laissait toute la place aux charmes convenus du corps féminin. Elle portait le vêtement, elle ne s'en habillait plus. Elle ironisait plus facilement, rougissait rarement, ce qui laissait entendre qu'elle rougissait quelquefois, mais dans quelles circonstances ? Il y avait de l'amour dans le cœur de la comtesse. L'amour du beau, l'amour du passé, de l'éphémère, de l'incertain, disait-elle. Elle se confiait.

 

***

 

Elles rentrèrent à la tombée de la nuit. Il y avait de la lumière devant la porte. Une fenêtre du premier étage était éclairée derrière le rideau rouge. Qu'attendait-il ? Elle commença à s'agiter. Un valet courait derrière le coucou. Elle le laissa atteindre l'encolure du cheval. La veuve fit un bond et retomba sur ses jambes de jeune fille. La comtesse préféra mettre sa main dans celle du valet.

L'impétuosité de la veuve l'avait surprise. Elle avait le bout du nez un peu sale, elle allait régler cette affaire et ne reparaîtrait qu'au moment du repas. Elle poussa la porte, bouscula son frère (ou celui qui prétendait qu'elle était sa demi-sœur) et monta l'escalier en soulevant ses jupes. Le comte sortit sur le perron. La comtesse remercia le valet. Elle s'était blessé la cheville sur le chemin. Le compte s'agenouilla pour examiner la cheville. Elle se plaignit doucement. Elle caressait ses cheveux. Elle ne voulait pas qu'il lui fît le récit de sa journée. Il avait pourtant commencé par une anecdote plaisante. Elle redoutait les mensonges. Au fond, entre eux, tout était vrai, c'est lui qui mentait, et elle qui ne le croyait pas.

La table était servie, table sommaire, de pain et de fromage, une corbeille de fruits et le pichet d'eau fraîche où nageait un citron. La veuve les attendait. Elle avait entamé le pain et but la moitié d'un verre d'eau.

— Comment va votre cheville ? demanda-t-elle.

La comtesse s'assit précipitamment.

— Je vous en prie, épargnez-lui le récit de notre aventure, dit-elle.

Il embrassa sa sœur dans le cou.

— Votre aventure ? dit-il, un peu étonné qu'elle consentît à garder le silence que l'hôtesse exigeait d'elle.

— La pluie, une pluie torrentielle, puis cette éclaircie, l'irréalité du moment...

Il était sur le canal quand la tempête s'est abattue sur eux.

— Eux ?

Qui étaient-ils ? Il était inquiet depuis le coucher du soleil. Il avait envoyé quelqu'un sur la route, il avait vu de loin le coucou sur le pont et il était revenu enchanté.

— Enchanté ?

— Oui, enchanté par cette vision.

— Il vous l'a dit ?

Comment voulait-il qu'on crût à une confidence de cette espèce de la part d'un domestique qui ne demandait qu'à être cru pour pouvoir rentrer chez lui ? Il ne répondit pas. Elle n'avait pas posé la seconde question. À la place elle avait demandé quelle heure il était quand il les avait vues sur le pont. Elles avaient perdu du temps au moulin. Le temps d'une anecdote traversée de souvenirs.

— Tu lui as tout dit ?

Il aurait pu poser cette question primordiale, la tutoyant comme dans le lit. Il préféra demander à sa sœur si le pays ne l'avait pas trop déçue. Comment une pluie aussi destructrice eût-elle pu décevoir son désir de rencontrer les choses à leur place ? Elle avouait malicieusement que la cheville, c'était un peu sa faute. Le comte voulait en savoir plus.

— Pauvre petit chien !

Elle y penserait toute la nuit, ce qui troublerait son sommeil. La comtesse avait glissé en voulant le sauver. Il devait se passer quelque chose. L'enfant n'avait pas été écrasé. La muraille ne s'était pas écroulée. La comtesse s'était tordu la cheville en voulant sauver le petit chien qui s'enfuyait. Elle aurait pu tomber dans le canal. L'eau était jaune et rapide. La douleur, lointaine, menaçante, elle n'y pensait plus, on ferait bien de ne plus penser au petit chien, de ne plus parler de la pluie et du canal, du moulin, de la cheville.

— Nous allons nous ennuyer.

Un valet entra avec du bois. Le comte alimenta le feu lui-même. La comtesse léchait ses doigts d'aurore. Demain, la pluie. Les vieux annonçaient la fin des temps.

— Des temps ou du monde ? s'écria la comtesse. Enfin, expliquez-vous !

La veuve eût aimé un vin, elle n'en demanda pas, certaine qu'on le lui eût servi, ce qui eût brisé le charme de la conversation.

— Vous ne me direz pas où vous avez été.

C'était tout ce qu'elle demandait. Il ne pouvait pas lui en parler sans évoquer au moins une fois le canal, les écluses grandes ouvertes, la mélancolie qui s'était emparée de lui il ne savait pas pourquoi. Elle aimait ce grand corps éclairé par le feu. Une sœur peut-elle comprendre cette passion ? Elle ne disait plus rien. Le valet revint avec une poignée de chandelles qu'il posa sur la table. Il n'attendit pas qu'on le chassât. Il ferma les fenêtres du rez-de-chaussée. Le comte sortit pour lui dire qu'on n'avait plus besoin de lui. On l'entendit bredouiller des remerciements, des souhaits, aucun désir, aucune passion, pas la moindre trace d'existence.

Elles ne mangeaient plus. Le comte leva la table. Il travaillait lentement. La comtesse s'était assise au coin du feu, sur un coussin qu'il lui avait lancé de l'autre bout de la pièce, le coussin avait traversé l'espace sous la lampe, elle était une enfant quand il jouait avec elle. La veuve s'était levée pour aider, il l'avait simplement conduite jusqu'au canapé où elle s'était étendue en soupirant qu'elle n'en pouvait plus. Pensait-elle au petit chien. On ne disait plus rien du petit chien. Son histoire se terminait avec la cheville de la comtesse. L'histoire de la cheville, elle, recommençait. Il entassa la vaisselle sur le potager et secoua la nappe dans l'évier.

Il rapprocha la table de la cheminée. Si elle voulait, il jouerait aux cartes avec elle. Il avait joué toute la journée et la comtesse s'était seulement étonnée qu'il fût rentré si tôt, elle ne l'attendait pas avant le milieu de la nuit. Il sortit un jeu complet de sa poche. On y trouverait une paire de dés, en fouillant. Elle remarqua l'absence de gourmette. Il avait peut-être conservé les médailles fétiches. Elle ne voulait pas croire que le démon du jeu eût réussi à le convaincre de les monnayer.

— Tu connais des tours ? dit sa sœur.

Ce tutoiement la déconcertait, la comtesse s'en aperçut. Elle s'y exerça, en quelque sorte, en demandant au comte de répondre. Il séduisait facilement, elle ignorait pourquoi. Comment eût été une question plus judicieuse. Elle fit mine de se lever pour aller chercher un alcool. La veuve secoua un doigt timide.

— Et vous, mon ami ? demanda la comtesse.

Il avait peut-être assez bu. La vision de la cheville l'avait dépossédé de son désir tout à l'heure. Elle était encore sous le charme. Il se leva pour aller chercher l'eau-de-vie. Il amena trois verres sur un plateau, question de superstition. Il ne remplit que le sien et le vida d'un trait. Elles ne voulaient pas jouer ? La comtesse était perdue dans sa vision du feu, il n'avait aucune chance de l'atteindre. Il croisa le regard étonné de la veuve. S'amusait-elle ? Il ne lui demandait pas de répondre à cette question, d'ailleurs elle ne l'écoutait plus. Elle s'était déchaussée et avait arrangé les coussins sous elle. Sa chevelure était défaite. Les peignes étaient tombés sans bruit sur le tapis et sa main les cherchait mollement.

Le lendemain, contre toute attente, il fit beau temps. On attela une jument de bon matin et on poussa la promenade bien au-delà du canal, on voulait visiter les ruines de l'ancien château familial, celui où tout avait commencé par un premier descendant de sexe fort dont le portrait, assez somptueusement encadré et accroché un peu au-dessus des autres, était une œuvre d'imagination et de synthèse. Le comte chevauchait devant. On emprunta des chemins de traverse pour éviter le flux des fardiers. La traversée du bourg se résuma assez fidèlement à un concert de sabots, de cerclages et de grelots que la voix de la comtesse ne réussit pas à dominer malgré son désir légitime de présenter les lieux sous leur meilleur jour. On ne croisa personne. On ne s'arrêta pas à l'auberge dont les volets étaient fermés. Le comte galopa un peu dans les allées du jardin public, effrayant les corneilles d'un vieux chêne. Le coucou allait bon train, conduit par la comtesse elle-même. Sur la banquette, la veuve se regardait dans un miroir. Ses yeux trahissaient le début d'une crise d'asthénie. Elle avait pris de quoi augmenter son appétit et avait oublié sa pipe sur la table de la cuisine. Le comte aimait bien la voir fumer si elle s'en tenait à leur intimité. Elle ne fumait plus devant les hommes s'il est avec eux. Par contre, la présence des femmes ne lui parut jamais être un motif suffisant. Elle scandalisait, sauf la comtesse qui avouait s'être entichée de cette manie. Le comte lui avait recommandé d'être elle-même, comment pouvait-elle seulement espérer qu'il sût qu'elle ne l'était plus depuis longtemps ?

Le soleil était un bain de jouvence. Elle s'était coiffée à l'anglaise et n'avait pas couvert ses épaules. Ses bras aussi étaient nus. Elle ne portait aucun bijou quand elle sortait à la campagne et bien sûr elle en abusait si c'était dans le monde qu'elle allait se montrer. On arriva au canal avant le train des fardiers. Le quai était encore humide. Le petit chien folâtrait sur le pont d'une péniche, reniflant les plantes des pots de terre qu'on avait disposés en cercles concentriques à un endroit sans doute inutile à la manœuvre.

Le comte se laissa saluer sans répondre. Il était hautain de nature, mais bonhomme dans le malheur. Elle le héla. Sa cheville la faisait souffrir. Avait-elle pris la médecine ? Pauvre cheville ! L'emplâtre était ficelé et dégoulinait sur la bottine ouverte. La veuve y jetait de temps en temps un œil dégoûté.

— Vous amusez-vous, ma chère ? lança le comte en pirouettant.

Il était encore trop tôt pour le dire mais ses joues avaient rosi. Elles le regardèrent en même temps. Il se sentit humilié par cette attente, sa bonhomie n'empêchait pas que l'on continuât toujours de l'agacer même au plus fort de la misère qui était la sienne quand plus d'une femme prétendait s'approprier de son désir. Il traversa le pont au trot.

La veuve fut saisie d'admiration devant la géométrie du canal qui resplendissait sous le soleil. Les chevaux des haleurs attendaient sous les arbres. On regarda l'étrangère. Ce n'était pas une femme heureuse. On la disait veuve. Des femmes revenaient du lavoir, portant à trois une vaste corbeille de draps. Leurs cheveux étaient noués. La veuve se pencha pour les saluer. Travailleuses de l'aurore. Elle aimait cette nourriture.

— Nous qui nous élevons au-dessus des autres.

Le corps de l'autre, inchangé. Elle rougissait. De l'autre côté du canal, le comte perdait patience. Il montrait le chemin des coteaux. On s'y perdait juste le temps de se soumettre à la majesté du paysage. Ne pas perdre de vue le ruisseau d'argent. Plus haut, il alimente encore le moulin du vieux château.

— C'est le chemin des petits foulonniers qui ne payent aucune redevance pour l'usage du moulin. Le comte aime ces grâces, mais il n'en est pas l'auteur.

La veuve était grisée parce qu'on l'emmenait. Lui, et surtout elle. Qu'est-ce qu'elle quittait ? À quoi s'abandonnait-elle ? La comtesse avait pris des airs mignons ce matin, presque une enfant, minaudant sous l'effet du bonheur et de la douleur. Elle gagnait. Comment ne pas le reconnaître ? Elle fascinait s'il était avec une autre. Elle n'était cet objet qu'à la condition que l'autre existât. Il ne lui mentait pas. Elle le croyait.

La veuve se laissait emporter par un plaisir infini. La nuit avait réveillé de vieilles douleurs, les signes avant-coureurs de cette lassitude où elle finirait par s'anéantir elle-même. Clopin-clopant, on arriva dans les fossés du château. Il n'y avait plus de château. On en devinait les fondations. Seul le moulin avait encore une existence d'histoire. Deux énormes battoirs étaient dressés au-dessus de la mécanique immobile. Seule la roue produisait des glissements à fleur du silence. L'endroit était désert parce que c'était dimanche. On sautait par-dessus la grand'messe. Dans un plat de terre recouvert d'un torchon, il y avait un gigot dans sa gelée. On avait amené le vin dans une outre de cuir. La comtesse bavardait en pelotant les fruits d'une corbeille.

— Raconter la vie est tellement nécessaire.

Le comte connaissait une source. Il s'y rendit seul, portant une cruche et s'aidant d'un bâton.

— Nous serons tranquilles.

Elle verrait. Elles étaient seules. La comtesse n'en finissait pas. La veuve n'avait pas désiré cette attente mais la comtesse s'obstinait.

— Pauvre Roland, dit-elle, il ne possède plus rien.

La veuve se souvenait de ces jeux. Elle jouait elle aussi, sans passion, mais avec une fidélité de printemps. L'été, elle oubliait ce qu'elle avait perdu, autant dire rien, tandis que le comte avait tout flambé, même sa chemise, à en croire la comtesse.

— Nous irons vous visiter l'année prochaine, il me l'a promis depuis longtemps.

Depuis toujours, rectifia la veuve en pensée. Elle souriait, histoire de chasser la fatigue. De temps en temps, elle se regardait dans le miroir, moment d'absence que la comtesse mettait à profit pour pénétrer le personnage. Sur le chemin, le comte clopinait. Il portait son bâton en bandoulière, la cruche exigeant l'usage des deux mains. Il avait perdu son chapeau dans un coup de vent. Le vent ? On n'y croyait plus. On examina la matière de l'horizon, la cime des arbres, le vol des oiseaux. Le chapeau s'était envolé pour toujours.

— Bois, dit-il à la veuve qui oubliait son rôle de sœur lointaine.

Il lui tendait un verre limpide.

— Le vent ? continuait la comtesse.

Cette journée avait donc une fin ?

— Roland ! Je vous parle !

— Quoi, sinon le vent ? dit-il, un peu exaspéré.

Elle crut voir l'origine d'un nuage, comme un léger effacement du bleu du ciel. On regarda avec elle. Aimable complicité de ce qui voulait faire passer pour une gentille sottise. Elle voulait boire.

— Nous ramènerons des fleurs, dit-elle.

La veuve redoutait ces errances dans l'herbe haute des prés. D'instinct, elle réduisait l'animale, au profit, croyait-elle, de la femme du monde. Le vent. Ce que dure le vent. Sur les bords du canal, on travaillait pour rattraper le temps perdu. On travaillerait peut-être jusqu'à midi. Elle regarderait. En attendant le vent. La comtesse dormirait dans l'herbe, se donnant à l'herbe, dormant vraiment. Elle aurait un peu froid en se réveillant. Serait-ce le vent ? La veuve n'aurait pas dormi. Elle serait allée jusqu'à l'emplacement de l'ancienne chapelle. De là, elle dominerait la vallée. Il le lui avait promis. Et il la regardait s'éloigner d'eux. Il l'avait perdue. Il venait de la perdre. Elle ne pensait plus à ce bonheur. Le vent se levait peut-être. La comtesse, à peine réveillée, réclamait un gilet. Il alla le chercher dans la malle du coucou. Elle pensait à tout, Giselle. Sa cheville allait mieux. Un peu plus tard, la veuve la surprit les pieds dans l'eau. Elle cherchait un galet porte-bonheur.

 

Chapitre X

 

VENDREDI

 

L'oncle était retardé par l'octroi. Cecilia était sur le quai, en grande toilette. Plusieurs berlines attendaient. On avait formé un petit groupe circulaire près de la diligence. Les hommes fumaient. On avait ouvert les soutes. Une partie de la marchandise était débarquée. L'oncle s'impatientait. Il descendit sur le quai pour aller l'embrasser. Elle n'avait accepté qu'un baiser furtif. Elle le décevait parce qu'ils se quittaient. Sur le siège d'une berline, un cocher s'agitait, muet et rapide. Elle n'avait plus de temps à perdre. Cette fois, ce fut elle qui l'embrassa. Il eut le temps d'effleurer son épaule. Les passagers de la diligence se demandaient si c'était lui qu'on attendait pour partir. Il regarda le mouchoir et le visage aux dents d'or. Le fouet claqua. C'était fini.

Il ne la reverrait sans doute plus. Ils n'avaient pas achevé leur conversation. On en était resté à un stabat mater doublé d'un galet porte-bonheur. La berline disparut sous l'arche d'une porte. Une cheminée fumait.

L'employé de l'octroi le rejoignit. Il ne manquait plus que sa signature. On utilisa le dos de l'ouvrier qui passait. Les parfums d'une boulangerie retombaient sur le quai. Le vacarme était impressionnant. L'oncle trempa plusieurs fois la plume dans l'encrier que lui proposait l'employé de l'octroi, puis les passagers l'accueillirent en silence. On attendit encore à cause des berlines qui encombraient l'entrée sur la rue. La diligence manœuvrait lentement.

L'oncle jeta un œil morne sur la figure de proue. Le navire penchait du côté de la mer. L'obliquité des mâts traversait un ciel radieux. Cependant, des nuages se levaient derrière la ville. Il sourit aux passagers. Il avait déjà remarqué la jolie bourgeoise assise maintenant en face de lui. On arriverait à V* en fin d'après-midi. Il avait le temps de penser à la journée du lundi suivant où il avait un rôle à jouer. Ce dimanche ne ressemblerait pas aux autres dimanches. Le visage était agréable, les mains soignées, elle respirait à peine. Il voyagerait moins longtemps avec celle-là qu'avec la précédente. Ensuite, le voyage avec sa sœur, qu'il redoutait. Mardi, il s'offrirait un peu de plaisir, avant les dénouements du mercredi, jeudi au plus tard, vendredi prochain on s'attablerait autour d'une dorade, tout serait peut-être rentré dans l'ordre.

On passa devant les carcasses des bateaux en construction. L'odeur de la résine persista jusqu'à la fin du chantier. On bifurqua à l'angle d'une tour habitée par des oiseaux. Sur le perron, un manchot comptait sur ses doigts.

— Qu'est-ce qu'il vendait ?

L'oncle n'avait pas eu le temps de le voir. Des châtaignes. Il se souvenait de ces feux, les doigts noircis et les pelures entre les dents. Mais ce n'était pas l'époque. Des civelles. Petites aveugles en omelette. Ou seulement des moules trouvées dans les roches de la grève. On les posait sur la braise et on les regardait s'ouvrir. La sauce était aillée, un peu acide, aux arômes fugaces sinon, quels arômes, quelles herbes, il se souvenait du clou de girofle réduit en poussière avec le grain de poivre, le pilon est un labeur exténuant. Agnes était une fine cuisinière. On l'adulait si elle cuisinait. Fille un peu rude, la vie lui inspirait toujours le dernier mot. Agnes. Gisèle. Cecilia. Quel était le beau prénom de la petite bourgeoise qu'il ne prévoyait pas d'aimer ? Il commençait toujours par s'imaginer une fidélité exemplaire. Il arrivait qu'il apprît leur prénom, le plus souvent parce que le compagnon ou la compagne l'appelait. Celui-là ou celle-ci finirait bien par s'adresser à elle. Il saurait qu'elle s'appelait Béatrice ou Juliette. Mais quelle importance, puisqu'il les oubliait. Seule l'intimité était mémorable, encore que le temps en dénaturât les ressources, au point que les plus anciennes amours relevassent plutôt du récit ? Il frissonnait toujours à cette idée. L'enfance était déjà depuis longtemps un récit cohérent. Il la racontait aux enfants, par fragments, seule l'éloquence comptait, et la persistance des lois morales qu'il reconnaissait pour siennes si le temps se gâtait, le temps de l'histoire, ses conquérants, ses héros, ses serfs, ses courtisanes, les comploteurs, les inquisiteurs, les fonctionnaires de tout poil, les gens de lettres, les ignorants, les gagne-petit, les criminels, les morphinomanes, les détraqués, les estropiés, les souterrains, les rêveurs, les fuyards, les sirènes, les nouveau-nés...

La petite bourgeoise s'éleva légèrement sur la banquette, poussée par un cahot inattendu ou inespérément capable de soulever son corps fragile et tout de même nu sous l'habit. Il protesta après un temps de réflexion. On n'était pas encore entré dans la poussière des routes. Une interminable façade bouchait la vue. Un enfant riait, un peu pantin, capable d'absorber la poussée des cahots, par instinct et par goût. L'oncle mélangea les cheveux sur cette tête bringuebalée.

La diligence ralentit. On traversait un pont. Les lames étaient d'inégales largeurs. L'enfant guettait ces différences, autre talent propre à l'enfance, la mesure. Passaient des têtes chargées de ballots. L'oncle se pencha à la fenêtre pour observer les visages. L'humanité a l'air heureux. Plus loin, un pont s'ouvrait pour laisser le passage à un navire aux voiles carguées. On fourmillait d'un bord à l'autre, dans quelle intention ? Des mouettes criaient en tournoyant. L'oncle montra à l'enfant les rangées de canons du tribord. Pourquoi ne pas émerveiller l'enfance ? Il avait lui-même été cajolé, bercé de contes et de cadences, il avait connu la confusion des mythologies, il avait même eu honte de son corps et il avait embrassé le front glacial des grands morts familiaux, ivre de cierges et d'encens. Une bataille l'avait réduit à l'homme qu'il était puis, dans les batailles suivantes, il s'était montré honorablement efficace, une médaille en témoignait, elle mentait un peu, on ne disait pas tout, mais il avait résisté à la tentation de l'expliquer entièrement, à sa manière.

L'enfant s'était glissé entre lui et la portière. La bourgeoise avait reculé ses charmants genoux et glissé ses petits pieds sous la banquette. L'oncle remarqua une goutte de sueur dans le duvet des joues. Il avait été marin dans sa jeunesse. Il savait ce que c'était bondir par-dessus le bâbord pour investir le navire ennemi. L'arme au poing. Précis, lent, souhaitant cette durée et en même temps capable d'en prévoir la fin, on appréciait sa lucidité. Le navire qui arrivait était prestigieux. Bien sûr, il y avait Trafalgar. Elle ne respirait plus. Il surveilla le décolleté. Béatrice. Il eut aimé qu'elle portât ce nom de cicérone. Où le conduirait-elle ? Ou plutôt, jusqu'où irait-il avec elle ?

La fin de la chaussée du pont fut marquée par un cahot qui pencha la voiture d'un côté puis de l'autre. Elle avait résisté à cet effort. L'enfant valsa entre les genoux. Une main le força à s'asseoir. On quittait lentement la ville, ou elle n'en finissait pas, où allaient-ils ? Il eut aimé poser la question à l'enfant. La question à l'enfance. Felix eût sans doute préféré qu'on y répondît. Elle n'avait pas trouvé les mots ou ne les avait pas cherchés. Jean n'était plus là pour témoigner d'une initiation dont Felix était privé. Comment éduque-t-on les filles ? L'oncle n'y avait jamais songé. Il avait grandi avec une fille, mais la proximité lui avait interdit l'analyse. Il n'avait pensé qu'au plaisir. Il avait tellement joué avec elle. Elle refusait de s'en souvenir avec lui. Comment contenir l'impatience secrète de Felix ? Maintenant elle lui demandait de l'aider à en finir. Une conclusion ? Et la vie qui recommence ? Comme s'il était possible d'en distinguer les étapes. On ne dissèque que les mots. L'anatomie des vivants est une alchimie, comme s'il n'y avait plus rien à y découvrir. Mais le corps de Jean n'avait-il pas été un désastre ? Celui de Felix prenait le chemin de l'enfer. Agnes vieillissait vite, ou le croyait.

Béatrice, si c'était son nom, s'était donnée par pur plaisir. Un brin de paille l'avait trahie. Autre plaisir. L'oncle avait tenté de le lui enlever pour le jeter dans le courant d'air. Prétendait-il oublier qu'il avait joui d'elle ? Ce fut l'enfant qui ôta le brin de paille de la chevelure.

— Tu as dormi ? Tu t'es couchée ?

Elle lui arracha le brin de paille des mains et le jeta par la fenêtre de la portière. Elle avait perdu un peigne. L'œil était clair, la bouche entrouverte, ses mains arrangeaient les boucles rebelles sous le regard de l'enfant qu'on réprimandait sans le contraindre physiquement à revenir à sa place. Il avait des gaz et s'en plaignait. Sa grimace était éloquente. Que pensait-elle de cet enfant ? C'était la question qu'il eût aimé poser à toutes les femmes, choisir l'enfant en fonction de la préoccupation du moment et interroger la femme rencontrée par hasard sur le fil du désir qui est le seul roman de l'homme. Les enfants ne manquaient pas à sa mémoire.

— Que penses-tu de Felix ?

— Felix n'est plus un enfant.

Seulement l'entendre dire qu'elle ne l'avait jamais aimé. Confidence impossible. Pourquoi attendre ? Béatrice l'observait. Elle l'avait sidéré. Elle voulait prendre le temps, il craignait de le perdre sans elle. Elle exigeait une lenteur à la hauteur du temps, un flux incalculable, il était obsédé par la mesure du corps, caresse sans fin qu'elle lui demandait de recommencer, il explorait, découvrait une autre femme mais elle l'empêchait de la déshabiller entièrement, il n'avait plus le temps, elle lui disait en haletant : plus tard, ce qui lui laissait le temps de respirer et de revenir à elle avec plus de vigueur encore.

Maintenant elle répondait aux questions de quelqu'un. Elle était aimable et douce, elle choisissait les mots de son apparence et plaisait. Dehors, le paysage s'atrophiait. La géométrie des ravinements pouvait être l'empreinte du mal dont se mourait cette terre déjà ingrate. Dans les canyons, les moulins émettaient un martèlement sinistre. Des troupeaux de moutons entraient dans les roselières, disparaissant complètement. Une maison venait de s'écrouler, la terre qui couvrait les ruines en témoignait. Sur le talus poussaient des fleurs bleues. De quoi parlait-elle ? Il regarda le visage de l'interlocuteur satisfait des réponses qu'elle faisait à ses questions. Le renseignait-elle ? L'abondance des mots pouvait révéler la nature de sa promesse, c'était absurde de penser que l'abondance des mots pouvait révéler la nature de la promesse dont il avait oublié le vocabulaire flamboyant parce qu'il y pensait. Il tentait vainement de s'absorber dans le paysage. Comment rompre cette monotonie ? Entrer avec elle dans une autre écurie et exiger sa nudité, la même paille, sa lenteur, la peur d'être surpris en flagrant délit de dépossession de la femme. Il frissonnait. Cecilia, veuve charmante et même délicate, ne se donnait pas, elle était en visite, toujours un peu inquiète, l'océan lui donnait des airs de conquérante mais elle n'était qu'une voyageuse et il voyageait avec elle, ou il ne voyageait plus et elle n'avait jamais existé, il n'avait pas voyagé, il n'allait nulle part justement parce que Béatrice existait, elle, presque nue dans la paille de l'écurie, ou vaguement décoiffée sur la banquette de la diligence, patiente parce qu'elle parlait à quelqu'un qu'elle ne connaissait pas en présence d'un autre qu'elle désirait connaître, il ne la voyait pas autrement dans cette prostration tranquille, moitié elle, moitié lui, jamais l'autre et toujours glissante comme une allusion.

Il avait vu Agnes, puis Felix, puis Agnes de nouveau. Il avait vu de loin les lueurs de la fête. Le rendez-vous était à minuit, sous le portique à l'entrée des jardins. Il ne pouvait pas se tromper, le portique était bleu. Elle l'attendrait sous la lampe. Il avait le temps.

On lui reprocha plusieurs fois ses distances. Il prétexta la fatigue du voyage. Béatrice était en lui ou il devenait fou. Au dîner, il parla même de Cecilia et arrangea un peu les données de son duel larvé avec le prince arabe. Il voulait amuser. Béatrice existait, en commençant par le corps entrevu, effleuré, deviné. Le plaisir l'avait surpris et il s'était abandonné en gémissant. La paille le harcelait. Il était tombé sur elle. Elle lui parlait. Du temps, croyait-il. Il la vit se relever et arranger sa robe. Il se leva à son tour et se mit à frotter la robe pour en enlever les brins de paille. Il en oubliait un dans les cheveux. L'enfant le trouva et le montra aux autres. Pourquoi s'était-elle couchée dans la paille ? Elle était entrée seule dans l'écurie pour voir les chevaux. Elle aimait les chevaux. S'en était-elle approchée ? Il redoutait les chevaux. Il ne disait pas qu'il ne les aimait pas. Il les aimait sans doute. Personne n'est indifférent à la beauté des chevaux. Il connaissait le vocabulaire. Sous lui. Panard. Court. Campé. Brassicourt. Effacé. Plongeant. Son père était maquignon. On regarda le père. Il souriait dans une épaisse moustache.

— Pourquoi as-tu jeté la paille ? Elle te brûlait les doigts ?

L'enfant eut un spasme. Elle le violait.

— Feu de paille ! cria-t-il.

Il n'avait rien trouvé pour la déconcerter. Elle pouvait se moquait de lui maintenant. Vocabulaire du feu. Ou ce à quoi le feu même le limitait. Elle caressa ses cheveux.

— Ce ne sont que des mots, dit le maquignon.

Que voulait-il dire ? Seule dans l'écurie ? Les chevaux ? Elle sentait le crottin maintenant.

— Que regardes-tu ? demanda l'enfant à l'oncle.

Il regardait les mains. Ce pouvoir qu'elle exercerait sur lui désormais. Il pointa son doigt sur les moulins. Et il s'expliqua. Énergie. Démographie. L'enfant ne comprenait pas. Il préférait les chevaux. Il revenait à la femme. Un autre brin de paille ? Peut-être. Il le chercha. Ce n'est pas le même plaisir, pensa l'oncle. Plaisir de la découverte. Il prenait, quant à lui, celui de la connaissance. Connaître Cecilia et l'écouter. Connaître Béatrice et la désirer encore. Agnes ne pouvait pas comprendre. Il ne lui en parla pas. Il se sentait volubile, ce soir. Elle lui rappela que Felix n'était plus un enfant.

— De quoi parles-tu ? dit-elle, exaspérée.

Cecilia, l'océan, le prince, l'enfant, Béatrice, les chevaux, le paysage, le temps. Oui, l'enfant l'avait désespéré. Il ne s'en allait plus et elle ne faisait rien pour le décourager. Il les avait regardés jouer sous l'arbre. Il avait pris le temps d'une absinthe. Les chevaux fatigués entraient dans l'écurie. Le maquignon commentait la scène. Le soldat avait vu des chevaux sur un champ de bataille. Quelqu'un parla de cette conquête. On attendait l'opinion de l'oncle. Pourquoi buvait-il de l'absinthe ? Tout le monde avait bu de la limonade. Il avait demandé cet attirail. Sous l'arbre, elle jouait avec l'enfant. Il avait espéré une autre jouissance. Elle s'était esquivée. Le brin de paille. Il regarda l'époux. Il était assis avec eux sous la véranda, lorgnant le verre d'absinthe.

— Vous n'avez personne avec qui trinquer, dit-il.

L'oncle ne répondit pas. Avec qui trinquer ? La bonne question ! Il leva son verre et en avala la moitié. Ils (elle et lui) n'allaient pas voir les chevaux, il les craignait et elle lui expliquait qu'il n'avait rien à craindre. Comment convaincre un enfant ? Lui mentait-elle ? Était-elle sincère par rapport à cette peur ? L'oncle débita en vitesse ce qu'il pensait des chevaux et il la rejoignit. Il interrompait une leçon. L'enfant savait tout et rien, dit-elle. Les chevaux. Les bateaux. La femme future. L'énigme de soi. La prépondérance des autres. L'oncle ne réfléchissait plus. Il jetait les cailloux de sa confession dans l'eau de la tranquillité où elle flottait comme une feuille morte. Très jolie métaphore. Il n'avait rien pour la noter. Une mise en vers en augmenterait la profondeur. Dans le goût de l'époque. Avec des personnages situés dans l'histoire. Il avait appris la leçon de Jean. Cette confidence troubla Agnes. Jean avait eu de l'influence sur tout et sur tout le monde. Se souvenait-il de sa voix ? Elle charmait. Il s'adressait à l'intimité sans la violer. Elle l'avait vu composer. Petite indiscrétion qu'elle légitimait. Moment de certitude aussi. Il continuait de naître d'elle. Fallait-il reconnaître avec lui qu'il se fourvoyait ? Elle l'encourageait. Il pensait être ensorcelé mais ne l'avait jamais désignée. Il craignait le feu, les tourments de la chair, la disparition. Son corps était la pire des déceptions, mais il n'aurait pas changé cette fragilité pour la laideur. Felix était laid, hargneux, inconséquent. Jean inspirait tout le contraire.

— Je cherche l'homme.

Belle ambition, pensait l'oncle sans le vouloir, il crut même avoir parlé tout haut, mais elle se taisait parce qu'elle souffrait maintenant. Elle avait fermé à clé la porte du petit salon que leur avait indiqué le docteur.

— Vous serez tranquilles, avait-il susurré, et il lui avait donné la clé.

Il montra le vitrail au fond du couloir. Une plante verte s'y épanouissait. Un mannequin tenait une lampe sous une voûte de verre. Ils passèrent sous un velum de toile bleue qui figurait peut-être un ciel. Des miroirs verticaux reflétaient un impressionnant vis-à-vis. Derrière eux, la grille de fer forgé se referma et le rideau fut tiré. Lieux privés. On croisa une bonne chargée de linge.

— Ce doit être là, dit Agnes.

C'était la bonne clé. Le salon était plongé dans une obscurité grise. Elle écarta les rideaux d'une fenêtre. Un arbre apparut, traversé par la perspective d'une allée au bout de laquelle on devinait les effets lumineux d'un jardin d'hiver. Un courant d'air jouait avec les cendres de la cheminée. Elle épousseta le canapé avec son éventail. Il s'assit. C'était la lune qui jouait sur les carreaux du jardin d'hiver. Les derniers rayons de soleil irisaient les feuilles de l'arbre dont le tronc formait une oblique imposante. Elle posa la clé sur la tablette de la cheminée.

— Nous ne risquons pas de l'oublier, dit-elle en riant.

Elle se tenait debout devant une scène mythologique aux personnages nus. Un formidable paysage les rapetissait. Une ruine jouxtait un bois impénétrable. Les corps se battaient dans une herbe haute, étrangement érotiques malgré l'intention évidente de l'artiste qui illustrait magistralement à la fois le cinquième commandement de Dieu et le troisième de l'Église.

L'endroit n'avait pas été choisi par hasard. C'était une mise en scène réglée d'avance par Agnes. D'ailleurs elle sortit un missel de sa fourrure et l'ouvrit sur un psaume, une hymne ou une prose. Lauda Sion. Qu'elle devînt cérémonieuse au moment de lui révéler ses véritables intentions ne pouvait pas le surprendre. Elle agissait en mandragore, sous les pieds du pendu.

— Le juge nous recevra lundi matin, dit-elle, il veut nous entendre tous, sauf toi évidemment, il ne sait pas que tu existes.

Qu'attendait-elle de lui ?

— Ils veulent condamner le cadavre de Jean.

Pleurerait-elle finalement ?

— Personne ne pensera à toi, dit-elle.

Le bateau (une polacre) appareillait dans la nuit du dimanche au lundi, ce qui bouleversait les plans de l'oncle. Elle se fichait de ses plans. Il fréquentait des femmes impossibles. Son devoir était ailleurs. Felix était-il au courant ?

— Non. Nous le droguerons.

La nuit venait de tomber. Une lampe s'alluma dans l'allée. Sans le témoignage de Felix, la justice ne pourrait rien tenter contre la mémoire de Jean dont l'œuvre était en attente à l'Académie. Elle referma le missel.

— Sans ce Juif, nous n'en serions pas là.

L'oncle se leva pour allumer les chandelles. Il se regarda dans le miroir. La comprenait-il ?

— La poésie de Jean.

Elle s'était légèrement déplacée pour demeurer dans la perspective du tableau. Les deux visages s'affrontaient de profil. Abel semblait lutter.

— Tu feras ce que tu voudras, dit-elle.

Il retourna sur le canapé, exigeant le silence propice à sa réflexion. Elle reconnaissait cette exigence. L'odeur des chandelles se répandait. Il eût préféré la fumée d'un cigare, un bon feu et la présence d'un corps féminin à peu près dénué de cervelle, et la présence discrète d'un valet servant et desservant sur un claquement de doigts, des tapis aux senteurs entêtantes, le fourbi de l'amant désespéré qui veut échapper aux critiques de la femme éclairée par sa propre importance, génisse prometteuse, le valet, infidèle, lui aurait un peu ouvert le rideau pour qu'elle se rendît compte par elle-même. Petite scène de genre. Il peignait toujours à la place des peintres.

L'avait-elle vaincu ? Elle s'assit sur un tabouret qu'il n'avait pas vu ou qu'il n'avait pas rencontré sur le chemin de la cheminée où flambait le chandelier. Pieds Louis XV, la tapisserie n'avait aucun rapport avec cette époque détestable. Le manchon roula sur le tapis où il s'immobilisa comme un petit animal aux escapades prudentes.

— Qu'en penses-tu ?

Il n'avait pas vu Felix depuis des années. C'était un homme maintenant, calculait-il. Béatrice. Le portique bleu sous lequel il jouissait d'elle une seconde fois. Agnes dut surprendre cette promesse, peut-être dans le regard qui fuyait.

— Si tu as d'autres projets, commença-t-elle.

Il s'empressa de l'assurer qu'il n'en avait pas. Elle ne le croyait pas, mais peu importait s'il renonçait. La mémoire de Jean, assassin et poète, méritait qu'on cherchât ensemble à changer le cours des choses.

— Oui.

Ce qui n'éclairait pas son désir de se venger de Felix, assassin et fou.

— Dimanche soir.

Il n'avait plus de temps à lui, pas même celui de mesurer le risque. Elle triomphait. Son œuvre s'achevait. Il se leva pour aller chercher la clé.

— N'oublie pas de souffler les chandelles.

Il trouva l'éteignoir. Il tourna lui-même la clé. Le couloir était éclairé.

— Marche sur le tapis.

Il s'était approché des miroirs. Elle sait ce qu'elle veut. Il suivait une femme formidable. Le docteur les attendait dans l'escalier, une main sur la rampe, le nez en l'air, elle s'arrêta sur le palier et attendit que son frère l'eût rejointe, il s'attardait devant les miroirs. Le docteur. De la famille. Le prêtre. De Jean. Le juge. De Felix. L'oncle. De Felix encore. La mère. De Jean. Les miroirs bavardaient entre eux.

— Nous t'attendons.

Le docteur avait sautillé sur les marches sans les gravir. L'oncle voulait voir les jardins.

— On s'y promène la nuit, dit le docteur, en compagnie de leurs fantômes.

Il croyait plaisanter. Elle ne lui concéda qu'un sourire agacé.

— Des fantômes ? dit l'oncle.

Ils descendirent l'un derrière l'autre.

— Je plaisantais, dit le docteur.

Il ne lâchait pas la rampe. La main glissa sur les pieds d'une nymphe puis indiqua le chemin du salon où l'on recevait les visiteurs.

— Vous ne nous accompagnez pas ? demanda Agnes.

Le docteur s'esquiva sans réponse. La main caressait les rideaux, incorrigible.

— Il est un peu toqué, dit l'oncle.

 

SAMEDI

 

L'oncle venait de buter sur les corps de deux ivrognes endormis. Il enjamba plus loin un nœud de guirlandes qui étaient tombées du ciel encore parfaitement pavoisé. Un volet grinça derrière lui. Le soleil se levait. Il avait remis le petit déjeuner à deux heures plus tard. Il retrouverait Felix dans la salle à manger. C'était du moins ce qu'ils avaient convenu avant de se séparer. L'oncle revenait sur les lieux où l'inconnue lui avait remis la lettre de Béatrice.

La grille du parc était ouverte. On évacuait des ordures dans des brouettes poussées nonchalamment sur le pavé. Il reconnut le garde à sa casquette mais l'homme, qui éclairait un feuillage avec une lampe, ne sembla pas le remettre, il se contenta de lui sourire et de lui souhaiter une bonne promenade, l'avertissant que des cavaliers étaient déjà à l'œuvre dans les allées. Prudence donc.

Il longea le mur pisseux du palais, croisant les chiens qui revenaient de la ville. La lettre était dans sa poche, soigneusement repliée, il avait même tenté d'en reconstituer le cachet. Béatrice se plaignait d'une solitude douloureuse. Elle respirait mal et pleurait pour un rien. Ses propres coquetteries finissaient par l'agacer. Elle eût aimé dépenser un argent exemplaire, ne disant rien toutefois de l'exemple auquel elle se référait.

— Giselle vous conduira jusqu'à moi, concluait-elle en manière de mélancolie.

L'oncle voulut croire à une coïncidence. Il eut du mal pourtant à se remémorer l'allure de l'inconnue qu'il avait rencontrée à la place de Béatrice. Au moins était-il sûr de son prénom. Béatrice ne signait pas, elle achevait sa lettre dans une tache d'encre et mêlée de larmes et d'autres douleurs.

— Vous la lirez dans votre intimité, lui avait recommandé Giselle.

Giselle, était-ce Giselle ? Il avait failli froisser la lettre en atteignant cette révélation. Une paralysie momentanée l'en empêcha. Giselle serait sous le portique bleu du parc au lever du soleil, porteuse de nouvelles fraîches. Soyez ponctuel. Il l'était. Il arriva avant elle, ou bien il se trompait d'endroit. Le bleu du portique était discutable, mais pas à ce point. Il demeura debout, il ne savait pour quelles raisons, il ne voulait pas qu'elle le trouvât assis. Il tenait la première phrase. Peut-être parlerait-elle la première. Il fallait que l'un des deux se chargeât de la besogne d'introduire une conversation peut-être oiseuse si l'on considère le sujet. Béatrice s'appellerait-elle toujours Béatrice ? Giselle en savait plus que lui, elle savait même qu'il était amoureux. On n'attend jamais rien d'autre d'un intermédiaire. Il préférait penser qu'elle était plutôt une messagère fidèle. Il vérifierait soigneusement le contenu de ses obscénités. À distance, on ne sait jamais l'effet qu'elles peuvent produire.

Il pensait à des glissements. L'air du petit matin était frais. Il s'abrita sous des rosiers. En même temps il remarqua la blancheur d'une statue. Le jet d'eau crachotait par intermittence. Il toussait. La végétation imposait une tranquillité incertaine. Les premiers oiseaux s'agitaient. Des fourmis sortaient du dallage ou y entraient. On entendait le va-et-vient des brouettes. Les buissons frémissaient au passage du garde qui les explorait minutieusement. Que cherchait-il ? Comme c'est inquiétant, le spectacle d'un chercheur dont on ne connaît pas les intentions. C'est quelquefois ennuyeux si l'on a le sens pratique. Les chiens avaient crotté l'escalier. Les factotums arriveraient peut-être avant elle.

Il la voyait mal sur ce dallage. Elle était en retard. La montre indiquait dix minutes. Il s'impatientait. Et forcément il intrigua le garde.

— Vous venez des colonies ? De Cuba ? J'ai un cousin à Cardenas. C'est l'épicier. De Guyane ? De chez les Hollandais. Non ? Des Français ? Il y a des Français partout où les autres ont préparé le terrain. Ce ne sont pas des conquérants. Des parasites. Des idées anglaises et des prétentions allemandes. L'Amérique n'en veut pas plus que l'Europe. L'Afrique ? Oui. L'Afrique. Le testament de la reine. Les portes de la Méditerranée. Nous. Nous seuls. La solitude.

L'oncle se voyait mal en débattre avec un ignorant nourri de propagande. Il lui tourna le dos. Par où arriverait-elle ? Il ne voulait pas être surpris et surtout observé de loin. Il se souvenait peut-être de ses yeux. Si c'était Giselle. Le nom de pays était Vermort. Cecilia avait omis, dans son récit, d'expliquer le mot lui-même, qui avait forcément une étymologie et donc une histoire semée de personnages. Cécile était folle d'amour et jamais amoureuse, ce qui expliquait son échappée belle. Comment aborder le sujet avec Giselle ? Convenait-il d'en parler avant même d'avoir donné à Béatrice ce qu'elle attendait de lui ? À quoi le portique devait-il son bleu ? Un griffon barbouillait le ciel, la patte en l'air, un peu érodée, verte par endroits. L'autre acrotère était vide. Il n'était pas difficile d'imaginer cette autre patte et l'objet qu'elle soutenait avec l'autre. Le temple était incomplet, comme ébauché, on n'y célébrait qu'une ellipse. Éviter de tomber dans les bras du garde pouvait devenir un jeu d'adresse.

— Vous attendez quelqu'un ?

Dire qu'on n'attend personne est d'une absurdité ! Ne rien dire laisse entendre qu'on ne veut pas révéler l'importance de la personne qu'on attend. Attendre Giselle n'impliquait rien s'il refusait de parler d'elle. Il pivota plusieurs fois sur ses talons. Les factotums tardaient. L'inquiétude de l'oncle multipliait les crottes sur les marches de l'escalier prometteur du temple où il voulait célébrer la femme-méduse.

Elle arriva à cheval. Elle montait comme un homme et allait tête nue. Elle portait le cheveu relativement court et relevait les manches de sa chemise jusqu'au coude. Il feignit de ne pas la reconnaître. Elle l'invitait, sur un signe du doigt, à la rejoindre. Il descendit l'escalier où il avait craint de la rencontrer. Il dut s'approcher assez près de la cuisse pour baiser la main qu'elle lui tendait. Elle n'expliquait pas son retard. Elle ne descendait même pas du cheval. Il rapetissait. La bête lui sembla même monstrueuse. Il n'avait pas beaucoup de sympathie pour l'écurie. Il dit le contraire, parce qu'elle lui posait la question.

L'encolure moussait. Elle aimait le matin. Ensuite elle n'aimait plus rien, à part quelques êtres qui avaient besoin d'elle, de sa présence précisa-t-elle. Un papillon tournait autour d'elle. Les chenilles l'épouvantaient. Le sang des mises bas la rendait malade. La paille ensanglantée des parturitions !

— Vous avez lu sa lettre ?

Il s'attendait un peu à ce qu'elle lui posât la question. Qu'attendait-elle elle-même de sa réponse ?

— Je ne sais même pas son nom.

Il avait murmuré. Elle ne l'entendit pas. Les sabots crissaient dans le gravier. Il marchait un peu à l'écart.

— Nous irons jusqu'à l'étang, dit-elle. On y rencontre des cavaliers éphémères.

Il se retourna pour jeter un regard désespéré sur le portique, faux temple où il n'avait rien sacrifié à l'heure suivante. Elle se baissa pour lui prendre la main.

— Vous avez froid.

Elle jeta un œil inquiet sur les lignes. Qu'y lisait-elle ? Des coalescences inévitables. Il s'efforçait de vivre, poussant même le bouchon dans les eaux des victoires faciles. Ils atteignirent l'étang, beau poème de la surface au petit jour, avec des alentours dignes de l'écrin et un ciel lavasse, peut-être pesant, où bourdonnaient des ailes invisibles. Ces corps se nourrissaient. Elle n'y voyait pas d'inconvénient, à condition qu'on n'abusât pas de la proximité de sa peau. Elle exhiba une piqûre sur le poignet, le moustique, insatiable, la dévorait plus haut. Elle l'écrasa parce qu'il exagérait.

— Elle ne refuse pas de vous voir, dit-elle, puis aussitôt elle lui demanda d'attendre, ne lui laissant pas ce temps d'une réponse qui lui était venue à l'esprit il ne savait pas comment.

Elle éperonna le corps zélé qui l'emporta. Il crut à une gravure. Elle n'en finissait pas de s'éloigner, les mottes voltigeaient derrière, elle passait devant des oiseaux sur les branches, véloce et immobile.

Il consulta encore sa montre. Le temps passait. Elle avait promis de revenir. Il n'entendait plus le galop. Sur la berge, des échassiers le guettaient. De l'autre côté de l'étang, l'horizon pouvait paraître lointain, mélange de profondeur et de proximité. Au fond, la berge s'effilochait, boue et lumière, imprécision des arbres réveillés, une barque peut-être, noire et ponctuelle, le chemin qu'elle parcourait à cheval dans une robe bleue, il songea à ses jambes nues contre le cuir humide de l'animal qu'elle démenait, comme si elle se donnait en spectacle à la place de l'autre qu'elle était censée représenter loyalement. Il délirait doucement parce qu'elle s'appelait Giselle. Sans coïncidence, la vie des personnages est monotone. Cecilia n'y était pour rien. Il avait besoin de régner sur quelqu'un. Ici, Agnes était reine, au pays des relations familiales contre nature où il jouait le rôle d'un païen en habits de fête.

Une tourterelle roucoula. Il repéra la branche. En même temps elle déféquait. La fourche de l'arbre était conchiée. Elle répondait au chant d'un rossignol, si c'était un rossignol en vol circulaire, ces ailes noires qui ne battaient pas, rémiges frémissant dans les courants ascendants. Il s'approcha de l'eau. Elle clapotait. Un coquillage se frayait un chemin dans les algues, il avait laissé une trace noire et rectiligne à la surface de la vase.

Il n'aurait pas aimé être surpris en flagrant délit de rêverie, ce qui le réduisait forcément aux dimensions d'un promeneur, solitude qu'elle eût vite fait de mettre à profit pour l'humilier et finalement le posséder.

— Je suis ton revers de la médaille, lui avait un jour (ou une nuit) confié une amante de passage.

Seul un jeu de miroirs pouvait rendre compte de sa perspicacité, encore qu'il l'abîmât lui-même. Il n'avait pas joui longtemps avec elle. Il s'était éclipsé et elle n'avait pas cherché longtemps à le revoir. Une lettre peut-être, faussement désespérée, où elle le maudissait. Pile. Il regarda des lichens. Posséder Giselle parce que Cecilia existait. Béatrice était un prétexte ou le devenait. Il caressa la lettre dans sa poche. Finalement il s'assit au bord d'un rocher.

Elle revenait tranquillement sur le même chemin, maintenant haute la tête du cheval. Elle n'expliquait pas cette fugue. Il aurait le temps de lui dire qu'il était en retard. Un rendez-vous qui compliquait sa vie. La tourterelle rejoignit le rossignol dans le ciel circulaire. Elle mit pied à terre. Le cheval était fourbu. Elle le lâcha et il entra dans l'eau. Elle suait. Ses cheveux s'étaient agglutinés en mèches. Elle le rejoignit sur le rocher. Il s'apprêtait à la quitter. Il lui tendit une main tremblante, voulant saisir la sienne. Il n'avait pas le temps de lui expliquer. Cecilia savait tout, ou presque.

— Cecilia ?

Béatrice comprendrait.

— Mais c'est moi qui ne comprends pas ! s'exclama-t-elle.

Il mesurait maintenant toute sa beauté, son charme, sa force, sa clarté. Le cheval papillonnait au bord de l'eau, éclaboussant les asphodèles de la berge.

— Vous ne savez rien d'elle, dit Giselle.

Que voulait-il savoir ? Ce qu'elle savait de lui par exemple ? Elle rit, soulevant la robe pour s'éponger le visage. Les jambes étaient nues en effet. Il fit un petit tour sur la rive. Au troisième, il s'en irait, c'était décidé. Le deuxième l'étourdit. Elle l'imitait en se moquant de sa dégaine. À quelle aventure le condamnait-elle ? L'été, elle se baignait dans l'étang, mais était-ce l'été, ce souvenir approximatif ? De loin, le cheval semblait vouloir leur échapper. Il avertit. Elle ne craignait rien de cette bête, en tout cas pas une fugue, et puis d'ailleurs où irait-elle ? Jusqu'où ? Il s'était déjà posé ces questions, mais à propos de quoi ? Son esprit s'éreintait.

D'autres cavaliers entrèrent dans le chemin. Ils s'arrêtèrent pour regarder le cheval de Giselle et elle se jucha sur le rocher pour leur dire que tout allait bien. L'un d'eux agita son chapeau, puis ils s'éloignèrent lentement, avançant dans l'eau, brisant les miroirs. Elle sauta du rocher, tombant presque dans ses bras, il toucha des épaules précises, peut-être douces, en tout cas puissantes et tranquilles. Ensuite il lécha la mine de son crayon et il écrivit quelque chose sur une page de son carnet. Il l'arracha, la plia et écrivit « Béatrice » avec une application d'écolier.

— Béatrice ?

Elle ne comprenait pas. Elle ne comprenait rien. Elle commença à l'observer.

— Comme vous voulez, dit-elle.

Elle siffla le cheval et il sortit de l'eau en s'ébrouant. Elle l'enfourcha, bleue et noire, elle redevenait imprévisible. Le billet glissa dans son corsage sous la poussée des doigts qu'il venait de baiser avec une insistance... d'écolier. Elle s'était vaguement recoiffée. Avait-il rendez-vous avec une autre femme ?

— Une espèce de femme, plaisanta-t-il.

Elle n'appréciait guère le mépris des corps.

— Un homme ou une femme ? dit-elle.

— Un homme, dit-il, vaincu par le regard.

— Vous avez l'air malheureux, dit-elle.

Elle ne partait plus. Sous elle, le cheval trépignait. L'oncle se tenait à l'écart. Les sabots le terrorisaient.

— C'est mon neveu, expliqua-t-il.

Cecilia savait tout. Mais Giselle avait oublié Cecilia. Ou ce n'était pas la même Cecilia. Il s'était confié à une autre Cecilia. Il n'y avait pas d'autre explication à sa détresse.

Les cavaliers l'appelaient. Elle se dressa sur les étriers pour leur répondre.

— Ils se demandent qui vous êtes, dit-elle.

Ils ne s'approchaient pas. Il n'avait aucune envie de les connaître. Il regrettait seulement de devoir s'en aller, le désir déformait un sourire aimable. Elle se pencha pour l'embrasser mais le baiser ne lui était pas destiné, aussitôt les cavaliers poussèrent un cri et se mirent à galoper vers l'horizon. Elle se moquait de lui. Le cheval voulait rattraper les autres. Il en était capable. Misait-il maintenant sur cette performance ?

— Oui.

Elle cravacha le corps de la bête dont les sabots commencèrent à déchiqueter la surface du chemin où les autres chevaux n'avaient laissé que leurs traces. Elle était debout sur les étriers et criait comme un oiseau. Il ne sut jamais si elle les avait rattrapés, mais plus tard il la récompensa de cette victoire en lui offrant la jument qu'elle lui avait décrite un lendemain de foire. Le bruit des galops, la masse même des corps s'enfonça dans la matière tourmentée qui terminait inexplicablement le lac au bout du chemin.

— Ils sont fous, dit le garde.

Il bourrait sa pipe avec des mégots, appuyé nonchalamment contre le tronc d'un arbre qu'il venait d'élaguer, car il faisait fonction aussi de jardinier. L'oncle passa son chemin. D'autres femmes l'intriguèrent. Il en suivit quelques-unes, perdant le peu de temps qu'il venait de gagner sur l'angoisse que lui inspirait Giselle. Il eut même le temps de siroter une tasse de café. Il repérait les lieux du rendez-vous qu'il proposait à Béatrice, une gentille place avec des fleurs et une fontaine, des enfants tranquilles, un chien errant et un oiseau jacasse. Le serveur avait des airs à ne pas y toucher. Il se laissa indolemment servir, surveillant les aiguilles de sa montre. 

 

SAMEDI

 

Le parc ensoleillé. Au fond, le temple grec imité de la réalité des voyages. La masse des hêtres en feuilles. Trois allées sur un plan mosaïque. Une brouette et son jardinier. La carriole tirée par un poney gris. Une cornette blanche, un tricorne noir. La capuche des filles et la casquette des garçons. La même cavalière bleue montait sur un alezan fougueux.

L'oncle sommeillait. Une nounou gavait un bébé, succion exemplaire, d'autant qu'il se servait de ses mains. Une gravure pornographique montrait l'allaitement de deux athlètes en érection pendant qu'un berger allemand. L'oncle grelottait de temps en temps. Son cigare s'était éteint entre ses doigts jaunes. Elle percevait l'odeur caractéristique, elle qui se parfumait de benjoin. Entre ses paupières frémissantes, l'oncle voyait des personnages en cours d'interprétation. Un enfant dans un arbre, une femme près du bassin, une autre dans l'herbe, une barque de feuilles sèches sombrant au milieu d'une famille de poissons rouges à tête noire, d'autres enfants le nez dans l'herbe poussant une paille dans les entrées de galerie. Felix batifolait en compagnie d'une adolescente fragile et décidée. Les amies se concertaient à l'ombre des acacias, jacasses, imprévisibles, nécessaires.

L'oncle eut un spasme. La nourrice sursauta. L'oncle l'avait effleurée. Elle se plaignit d'une grosse voix. L'oncle s'éveilla. Elle lui demandait des excuses. Il s'inclina. Le bébé était frisé, rouge, pétrifié par la digestion. Son frère gesticulait un peu plus loin, détruisant quelque chose, un insecte sans doute, les enfants s'en prennent facilement aux insectes tranquilles, quelquefois aux fleurs, ou aux portraits qu'ils défigurent ou jettent au feu si on a le dos tourné. Les trois verres de rhum avaient fait leur effet. L'oncle ne regrettait pas de les avoir bus en attendant l'heure de retrouver Felix.

Ils avaient traversé les installations de la fête. Le sol était jonché d'ordures. L'oncle ne comprit pas très bien le programme, ou il prêta peu d'attention à ce que Felix lui en révélait. On ne le laisserait pas sortir en pleine nuit, sauf si quelqu'un l'accompagnait. L'oncle voulait-il jouer ce rôle ? On danserait avec les autres. C'est l'avantage de la ville, on peut se mélanger. Felix était euphorique. Il se débattait. L'oncle promit. Il ne savait plus si c'était pour ce soir ou demain, peu importait, il n'avait pas l'intention de jouer les La Fleur au détriment de ses instincts. Demain, on verrait l'avocat qui distribuerait les rôles. Felix serait mort ou séquestré, l'oncle n'avait pas encore décidé. Son esprit était ailleurs.

Soudain il vit Felix au bord d'une mare que les chevaux franchissaient allégrement. Le cheval l'avait éclaboussé et la cavalière s'excusait. C'était Giselle. Elle tournait en rond depuis ce matin. Deux des cavaliers l'accompagnaient toujours, ses chiens sans doute. Ils s'amusaient parce que Felix avait cru se noyer. Elle lui caressait le visage avec un mouchoir. L'oncle, encore jeune et fringuant, se leva d'un bond. La nourrice couvrit son sein. Le bébé se mit à pleurer. Son frère se retourna. Il était à genoux au bord d'une plate-bande. Une femme lui montrait comment capturer le grillon qui lui tenait tant à cœur. Il avait amené un bocal et des feuilles d'oseille. Au fond, Giselle mettait pied à terre et se mesurait à Felix.

Il était plus grand qu'elle, plus lent et marqué par des secousses, il riait maintenant. Elle vit l'oncle et s'étonna que celui-ci exerçât quelque influence sur le jeune homme qu'elle découvrait.

— Ce n'est rien, dit Felix.

L'oncle titubait dans l'allée.

— Giselle... fit-il en arrivant.

— Giselle ? fit Felix.

Il était enchanté et un peu étonné. Il rendit le mouchoir à la demande de la dame qui insistait pour le reprendre malgré la souillure. Les cavaliers s'impatientaient. L'oncle baragouina un peu à propos de Felix. Giselle était attentive et agréable. C'était l'incident qui la désolait agréablement. Felix gonflait une poitrine déformée par les rembourrages. Il voulait fumer. Par bonheur, l'étui de cigarettes n'avait pas souffert de l'inondation. Elle avait déjà fumé une cigarette. L'oncle parla de la pipe blanche de Cecilia, sans la nommer, mais Felix manœuvrait bruyamment un briquet rétif qu'il finit par lui arracher des mains. L'amadou s'enflamma aussitôt qu'il eut exercé la manœuvre savante de son pouce sur la roulette. Giselle se pencha pour aspirer. Felix vantait les vertus médicinales du tabac. L'oncle doutait qu'on gagnât en santé à fumer du papier mais il reconnaissait l'élégance de l'objet, surtout entre les doigts d'une femme dont l'épaule se gonflait chaque fois qu'elle portait la cigarette à sa bouche, creusant les joues et suffoquant un peu en tentant d'avaler la fumée, rite sans lequel se perdaient les avantages liés à la nature même du tabac. Elle larmoyait. Un des cavaliers révéla que c'était lui qui avait offert la première cigarette. Elle lui contestait cette primeur. L'autre cavalier paraissait assister à un enterrement.

— Ainsi vous connaissez mon oncle, fit Felix.

Il ondulait. Derrière la haie, les jeunes filles jalousaient la belle cavalière. Charlotte se laissa appeler. C'était encore une enfant. Elle s'habillait de blanc et de dentelle, portait des gants et un peu d'or, aucune perle, peut-être une pierre discrète sur le sein, mais l'oncle n'en aurait pas juré, il savait trop bien à quoi s'en tenir avec ces saintes-nitouches qui hantaient encore sa mémoire d'adolescent.

— Charlotte, madame Giselle de Vermort, qui vient nous visiter tous les ans à la belle saison, et mon oncle, le bien-aimé et admiré don Guillermo de los Alamos Cortina, savant et propriétaire.

Charlotte fit une révérence. Giselle la trouvait charmante. Elle renouvela ses excuses auprès d'elle, comme pour entériner les fiançailles. Felix gloussait. L'oncle s'efforçait de ne pas paraître aussi décontenancé qu'il l'était, il apprécia même la cigarette qui lui brûlait les doigts, en puriste, noblesse oblige. Charlotte s'était d'ailleurs réfugiée contre lui. Il ne la connaissait pas. Son nom ne lui disait rien. Une bourgeoise de la ville, enfant des services prêtés à l'aristocratie, sans doute. Il voyait la joue duveteuse et le cou d'oiseau, l'amorce d'un décolleté au ressac d'une dentelle doucement indiscrète, une rougeur s'étendait de la base du cou à l'amorce de l'épaule, sans doute due à la crispation de Felix au cours d'un de ces jeux qui avaient ennuyé l'oncle au point de l'endormir sur le banc à côté de la nourrice au sein nu. La proximité de ce corps gracile ne le disposait pas à la conversation. Elle allait bon train pourtant.

Giselle était douée d'une voix interminable. Felix pouvait tomber sous le charme de cette musculature exemplaire, imaginer une poitrine d'homme sur ce corps de femme, la dénuder pour retrouver la femme, jouir de cette victoire sur l'improbable. L'oncle demanda à Charlotte si elle fumait.

— Non.

La fumée la dérangeait. Elle ne comprenait pas les manies des hommes.

— Ce que font les hommes parallèlement à la femme et la femme seule pendant ce temps.

— Seule avec elle-même ou avec la femme ?

L'oncle regretta d'avoir abordé le sujet sans le vouloir d'ailleurs. La pucelle se montrait volubile en matière de sexe. Elle était si proche de lui qu'il eut l'impression désagréable de lui appartenir, moment qu'il mit à profit pour la contempler. Charlotte était une nouveauté, un imprévu, une chance peut-être. Felix agissait en prestidigitateur.

Giselle venait de le condamner au silence et il l'écoutait. Elle savait tout des chevaux. Il ne trouva pas l'occasion de lui dire qu'il avait eu un frère amateur éclairé de science chevaline ou équestre, il ne savait plus très bien. Un frère au prénom français, ou francien, comment se rappeler quand l'esprit est condamné à la paresse et à l'exercice de la perversité ? L'oncle ne venait pas à son secours et Charlotte se donnait à lui pour le terrasser, par crainte, comme c'était son habitude, d'être elle-même submergée par le flot de la curiosité. Il aimait ses mains rapides et ses genoux paisibles. Elle rêvait d'aventures. Une chambre seule. Les voyages de la fenêtre. Les perspectives de la rue et des toits. Le ciel des nuits. Des croisements d'escalier. Ils se retrouvaient dans un corridor parcouru de courants d'air. La maison était en ruine. On y entrait par la cour. La porte cochère était condamnée par des planches clouées. Les vagabonds s'y construisaient des lits douillets. Leurs excréments se fossilisaient le long des plinthes coureuses de cloportes et de cafards. Les miroirs des cheminées avaient disparu. Les tableaux. Les chandeliers. Les fleurs. Les arabesques. Les traces de l'homme. Les carreaux des fenêtres s'étaient volatilisés pendant leur absence. Quelqu'un avait couché dans leur lit. Ils trouvèrent des éclats de verre, puzzles magiques. L'immeuble où Charlotte habitait avec ses parents était mitoyen.

Felix sautait le mur de l'hôpital le jeudi soir, jour d'une configuration particulière de la surveillance qu'il mettait à profit pour se faire la belle ! Charlotte enjambait un balcon, glissant le long d'un appentis, mettait le pied sur un chaperon hérissé, puis sautait à pieds joints sur la paillasse d'un Juif errant qui, dans la nuit du jeudi au vendredi, dînait avec les siens. Elle arrivait la première. Elle connaissait le grenier par cœur. Elle s'y empoussiérait joyeusement en attendant Felix, ou un autre, peu importait pourvu qu'il arrivât à point. Felix s'essoufflait sur la muraille d'un ancien réservoir qu'il croyait habité par des êtres d'un autre monde, des rats l'eussent mieux renseigné sur leur nature d'êtres de ce monde.

Felix était un être sans masque. Elle adorait ce visage. Elle le lisait à la lueur d'une chandelle qu'ils osaient allumer dans la chambre où le lit était fait. Les persiennes étaient fermées, certes. Et ils parlaient à voix basse. On leur rendait visite s'ils cessaient de parler, mais sans insistance. C'était des êtres facilement humains, presque accessibles, l'un d'eux avait volé les escarpins de Charlotte et Felix s'était même battu avec une femme qui lui enviait ses cigarettes. Il les lui avait finalement données. Mais pourquoi s'est-il battu ?

Le lundi, le vaguemestre apportait une lettre de Charlotte. Elle était décachetée, d'où la langue de serpent, mais il savait la lire. Elle était impatiente et exigeait de lui qu'il trouvât le moyen d'un autre saut du mur, le mardi par exemple, soirée que ses parents occupaient à compter en compagnie de leurs semblables.

Mardi. Il étudia la question. Combien de mardis d'étude avant d'en arriver au mardi de Charlotte ? Ces questions le turlupinaient facilement. On notait cette fièvre du mardi sans l'expliquer. Par contre les jeudis étaient tranquilles, peut-être se doutait-on de quelque chose, mais de quoi ? Le vendredi, Felix s'en prenait à quelqu'un, sous un maigre prétexte. La journée se finissait en crise. Mais ce vendredi-là, Felix était tout excité à l'idée de retrouver son oncle le soir même. Avait-il vu Charlotte la veille ? Charlotte lui reprochait-elle aujourd'hui de lui avoir posé un lapin ? N'était-elle pas heureuse de le retrouver un samedi ? Qui était cet oncle dont il ne lui avait jamais parlé ? Et cette Giselle ? Cecilia ? Qui d'autre ?

 

LES JEUDIS

 

Les jeudis, je faffe, disait Felix aux visiteurs. Jeudi était le jour des visites. Tout le premier étage descendait pour se mêler à la troupe moins confuse du rez-de-chaussée, c'est-à-dire des ailes, car on n'habitait pas le plain-pied de l'édifice principal. Les enfants étaient admis, sauf les culottes courtes et les jupettes, et autres coquetteries et provocations visuelles. Les toutous, les minets, les cocos et les zinzins demeuraient dans les voitures sous la surveillance des valets et donzelles qui amenaient leur repas. Avec un peu de chance, on pouvait les voir manger sous les tilleuls, assis dans l'herbe, rieurs et un tantinet libertins.

On ne se noyait plus dans le puits depuis deux ans, date de l'été au cours duquel on entreprit de le combler. Il y poussait des roses, le treuil était soudé à sa potence et d'autres roses poussaient dans le seau. L'escalier avait tremblé sous les pieds d'un des Nº 1. Les Zéros exprimaient leur inquiétude. Ils savaient de quoi ils parlaient, tous avaient été des habitants du premier, le rez-de-chaussée était un aboutissement à défaut d'être une fin. De plus, les Nº 1 portaient la blouse et les chaussons, ce qui les différenciait à la fois des N.º 2, qui allaient en chemise, et des Zéros, à qui il était permis de s'habiller, à la condition de ne pas choquer le goût ni la morale. Pour le goût, on citait les plasticiens italiens (le buste de Pétrarque occupait une niche) et les artisans français, pour la morale on s'en remettait à la fois aux Anglais et aux Allemands dont les romanciers et les philosophes étaient respectivement vénérés, on en citait plusieurs en exemple et on projetait même de déplacer le saint Antoine d'une autre niche pour y consacrer le buste d'un de ces laïcs, ce qui ne laissait pas de tourmenter un peu les claustrophobes qui s'étaient depuis longtemps habitués au regard condescendant de l'ermite égyptien dont l'ombre occidentale constituait, certain matin, un spectacle hallucinant.

Pour l'heure, les groupes confluaient sur ce dallage, on se retrouvait, on se reconnaissait, le cœur battait la chamade, même Felix, d'ordinaire assez peu sensible au style des passions, se mettait à bégayer lamentablement parce sa mère l'avait trouvé avant que lui-même se fût abandonné à son regard inquisiteur. Il portait la blouse des Tristes du premier, ce qui le distinguait pitoyablement des Lunaires du rez-de-chaussée dont la foule bigarrée s'était somme toute assez peu mêlée, consciente que le temps était en jeu, alors que du côté des Tristes, on croyait encore jouer avec lui. Les cris des Anges étaient soigneusement éteints par les calfeutrages, il arrivait rarement qu'on en perçût les clameurs hautes-contre, sauf à un certain endroit de la salle d'attente où trônait judicieusement un porte-parapluie qu'il eût été difficile de déplacer sans alarmer la chiourme, Felix s'y était malencontreusement exercé une fois, provoquant les foudres du Haut Conseil, il avait dormi plus d'un mois et perdu le quart de ses kilos. Il n'avait pas recommencé mais se flattait ouvertement de connaître le truc et ne désespérait pas de le révéler un jour à un innocent aux mains aussi pleines que les siennes une minute avant de s'en prendre au porte-parapluie qui était un meuble de fonte et de cœur de chêne, donc pesant.

Ensuite on regardait les Lunaires qui passaient la grille avec leurs cicérones. Le hall s'était vidé des trois quarts. On allait par couple, un visiteur avec un Triste, et on prenait le chemin d'endroits différents, ils ne manquaient pas, quoiqu'on s'y disputât fréquemment, les jeudis, été comme hiver, à l'automne on n'aimait moins se montrer et le printemps était pluvieux. Les enfants en profitaient pour se raconter des histoires. Ils vivaient une expérience inoubliable. Il y avait toujours un nouveau. On le reconnaissait à son silence. Felix n'avait pas de petit frère ni une petite sœur. Il le regrettait, mais Jean avait été formel. Felix ne jouait pas avec les enfants comme d'autres. Il eût aimé les interroger. Leur passé l'aurait facilement fasciné. Mais ce n'était ni l'endroit ni le moment.

Il pensait à Charlotte qui était presque une enfant. Comment rencontre-t-on la femme qu'on aime ? Il aimait penser à ce moment déterminant. Il craignait seulement d'en oublier l'essentiel. Le jeudi, il recommençait toute l'histoire, les mots, les caresses, les rêves, le sommeil, le corps. Sauter le mur supposait une grande tranquillité. Il se réveillait tôt le jeudi matin. L'emploi du temps était gravé dans sa mémoire. Il se promettait de ne pas commettre d'erreur. Il en commettait toujours. C'était inévitable, le faux pas, le pas perdu, le pas de l'autre, en l'occurrence sa mère, rarement son père, jamais les deux, d'ailleurs c'était interdit par le règlement intérieur de l'établissement dont il avait signé la charte le lendemain même de son arrivée, ce qui éveilla les soupçons, le malade ordinaire résistant en moyenne une semaine, ce qui laissait à un jeudi d'isolement et de leçons tout le champ du possible. Il n'avait pas vécu ce jeudi nécessaire, le premier jeudi fut exactement comme le seraient les autres, un jour de visite.

Il avait signé un mercredi. Le lendemain, sa mère arriva en retard. Il l'attendait dans le hall, assis sous une plante verte, désespéré par les deux jours et deux nuits qui commençaient la fragmentation de sa vie. Elle arriva tout de même. Un cheval avait crevé en route. Elle donnait la viande aux pauvres.

— Tu as signé ?

Elle était au courant. Felix pensait au cheval. Jean ne se serait pas contenté de penser. Il aurait agi. Mais comment, avec une expérience de deux jours ? Elle le trouva pâlichon.

— Où sont les autres ?

Il l'emmena dans le parc. Il s'y promenait depuis hier à l'heure des promenades, ou le voyait de sa fenêtre. Il avait une fenêtre. Elle donnait sur le parc. Il voyait le coin du parc le plus propice à la rêverie. Il repérait des ombres. Les retrouverait-il ? Il l'emmena sous la charmille. Elle n'avait pas la tête à rêver. Elle parlait du cheval parce qu'elle l'avait perdu. Felix était en pleine croissance. Il souffrait atrocement tous les deux jours. Il avait souffert la veille et il voulait raconter, mais elle était impatiente de s'en aller, le cheval était mort.

Elle le quitta avant midi. Il n'écouta pas ses promesses. Il y avait un autre cheval à la place du cheval, le même vu de loin, la différence devait être infime, elle avait l'art de remettre les choses exactement à leur place. Felix se laissa conduire dans sa chambre. On l'enferma avec de la nourriture. Ce soir, il verrait le spectacle. Les Lunaires jouaient sur la scène. L'été, on installait les tréteaux dans le parc, sinon la représentation avait lieu dans un amphithéâtre. Felix se laissa prendre au piège de cette perspective.

— Tu vas bien ? lui avait-on demandé.

Et il n'avait pas répondu clairement. Péché de jeunesse. On l'observa, n'attendant plus de réponse de sa part. À l'entracte, il s'amusa comme un fou. Un des saltimbanques était déguisé en Colombine et montrait ses mollets dans les pirouettes. Trop vite ! Trop vite ! criait-on en se levant de son siège, et elle ralentissait, jusqu'à une immobilité de poseuse qu'on se mettait à siffler joyeusement. C'était une joie sans véritable profondeur, on s'en doute, mais c'était surtout le premier jeudi, la première soirée avec les autres, une bonne occasion pour se mettre au diapason de ce qui se jouait entre ces huit murs, comme on les appelait, conscient, à quelque endroit de l'édifice qu'on habitât, le plus souvent en dormeur, de l'ensemble de la géométrie qu'on se promettait d'apprendre par cœur pour ne pas passer pour un imbécile.

La demeure avait été princière après tout. On y conservait des reliques, des huiles, des armes blanches et la vaisselle du généreux donateur qu'on sortait, si l'occasion se présentait, pour servir de soupçonneux invités, procédant alors fiévreusement à leur méticuleux déshabillage, ceci dans la seule intention de leur donner un nom, comme disait Cayetano en s'esclaffant, à coucher dehors. Ouaf ! Ouaf ! répondaient les squatters de la broussaille en jachère à la limite du parc où l'on se chamaillait à propos d'idées, rarement d'autre chose, quoi d'autre ? aurait demandé l'inévitable Sancho en se livrant à des obscénités sur son propre corps d'adolescent vieilli par les circonstances d'un dépassement de soi, comme il prétendait, jamais entrepris par les héritiers de son sang.

La masturbation et la sodomie défiaient des queues dressées dans l'ombre, sinon on ne s'aimait pas. Felix reluquait les nonnes, voyait passer rapidement les bénévoles en capeline bleue, se suspendait quelquefois à la grille, malgré l'interdiction, pour ameuter des troupeaux de jeunes filles qui allaient à l'école sans lui, un peu jeunes certes, mais pourquoi pas en période d'abstinence, il aimait leurs joues frémissantes des petits matins du mois de novembre plus que leurs cous tendus hors des dentelles dont elles paraissaient vouloir s'extraire toutes nues si le temps était à la canicule.

Il n'était pas raisonnable. On le lui dit au cours d'une conférence qui réunissait les adeptes d'un retour aux vertus théologales ou cardinales, ou les deux, son esprit prononçait des mots ressemblant au courage, à la justice, à la prudence, à la tempérance, et plus fidèlement encore à la charité, à l'espérance et à la foi. Dieu lui inspirait des tremblements et son fils une paralysie carabinée. Il collectionnait les images pieuses dans un missel aux pages de verre qu'il ne tournait pas sans crainte d'en être, après plusieurs siècles d'attention et de minutie (autres vertus essentielles aux yeux de sa mère), l'impitoyable destructeur, le lâche reluqueur, l'impénitent justicier, et caetera, la liste de ses personnages menaçants n'était pas exhaustive mais ne lui venait pas toujours en mémoire au moment décisif d'un affrontement ou d'un abandon.

Il se battait par plaisir et se donnait par amour. On ne tirait rien d'autre de sa carcasse. Il ressemblait à une rossinante sellée d'un chapeau à la mode où se posaient les oiseaux, caricature qui ne manquait pas de profondeur, son auteur se battait et il aimait lui aussi, toujours enclin à des confidences interminables que Felix concluait paresseusement par un endormissement soudain de sa personne tout entière à l'endroit même où l'autre l'avait assiégé. On le secouait comme si c'était une maladie. Comment comprendre ce chlorotique efflanqué sans soulever un peu le couvercle du tombeau où il prétendait se passer des autres ?

Il n'avait pas d'amis ou manquait facilement à l'amitié. C'était un infidèle chronique. Ou un besogneux, comme disait Cayetano avec des airs de mystère qui n'éclairaient pas l'hermétisme croissant des dissertations où l'autre était réduit à un objet d'étude, autre échappatoire qui avait sur l'amour l'avantage de l'économie, puisqu'il ne donnait rien, et sur la bagarre l'évident préciput d'une intégrité physique à laquelle il tenait désespérément comme à la prunelle des curieux qui formaient son entourage. Excellent Cayetano, disait-on en ironisant quand il tombait sous le coup des règlements un peu violés par sa manie de n'être que lui-même. 

Felix rôdait ou marquait son territoire, en vain à en juger par l'abondance des visites. On se rendait directement à sa chambre ou on le cherchait dans les allées du parc ou sur la pelouse. Il n'était jamais seul. On le butinait. Il se reprochait même des racines mais ne prenait pas le temps de s'arracher à cette terre des autres, quel temps parier sur cet avenir de détraqué ? Aucune autre somme d'ailleurs. Il était cerné par tout et ne se déplaçait qu'avec d'infinies précautions. Il tenait à ses ailes autant que Cayetano à sa peau de fesse. Un seul cri l'eût perdu, peut-être à jamais, on ne se sauvait pas toujours et on n'était rarement sauvé à cette profondeur du ressentiment, il le savait, l'expérience des autres ne pouvait pas le tromper à ce point. Il assistait aux paroxysmes en amateur et se tenait à distance, n'acceptant que l'opportunité d'un éclat du verre qu'on brisait devant lui, ce qui pouvait se traduire par une page de journal intime, si on le laissait veiller ce soir-là.

On le prenait pour un dandy mal inspiré de prôner sa désinvolture derrière des barreaux. Il n'allait pas plus loin cependant. La blessure était encore ouverte. On le pansait avec conscience. Il vivait dans des pansements tissés pour son apparence. La même charpie devenait incohérente dans la poubelle. Il se préférait nu, saignant, prêt à tout et n'agissant pas, en tout cas pas pour le compte des autres. On l'agrémentait d'une rougeur du blanc de l'œil et d'une crispation involontaire de la lèvre supérieure où il laissait pousser les poils d'une moustache en accent circonflexe, sa bouche formant le O perpétuel de son étonnement, en A la moustache s'horizontalisait pour prévenir le cri. Il se regardait dans le pied d'un chandelier qu'il lustrait lui-même plusieurs fois par jour, coup de manche brosseur de cacas de mouches et autres attentats de l'atmosphère où il respirait encore, pour quelle raison, il redoutait d'avoir à le confesser. La convexité proportionnait agréablement son visage, le cuivre le colorait avantageusement, il regrettait seulement ne pas contenir tout entier dans cette parcelle d'objet mis à sa disposition en attendant qu'il s'en servît, soit pour s'éclairer, soit pour s'exprimer... Il allumait la chandelle à la flamme d'une autre chandelle, et juste avant de monter se coucher.

Le voir monter l'escalier du jeudi, chandelle en main, protégeant la flamme avec le chapeau, continuait en quelque sorte le spectacle auquel on venait d'applaudir pour y mettre fin. Il attendit trois jeudis avant d'aborder Charlotte. Elle accompagnait une mère éplorée. Le deuxième jeudi, Felix surveilla le père qui attendait devant la grille, fumant un cigare et répondant au salut des gens qui passaient la grille dans un sens ou dans l'autre. L'homme était indifférent. Ils étaient arrivés tous les trois sur un même front. L'homme était élégant et assez bien fait de sa personne. S'il se décoiffait, au passage par exemple des jeunes filles pour lesquelles il lui arrivait fréquemment d'éprouver une inclination douloureuse, on était un peu déconcerté par une calvitie en forme de tonsure, le crâne reluisait exactement comme s'il s'était appliqué à le lustrer, l'oreille poilue portait la trace d'un ancien anneau, des boucles noires et dorées trahissaient encore le bâtard de Gitan. Il ne prétendait pas les violer. S'il entrait dans le lit de sa fille, c'était en somnambule. Il entrait moins souvent dans le lit de sa propre épouse, une grassouillette héritière de champs de canne à sucre, surtout depuis que Cayetano n'allait plus bien, qu'il allait plus mal, qu'il n'allait plus. On le visitait le jeudi, mais sans sortie. On se promenait dans le parc, il présentait ses amis, il présenta Felix qui parut effrayant et qui fumait des cigarettes comme les négresses de la Nouvelle-Orléans, disait-elle, elle ne connaissait la géographie que pour l'avoir lue, confiait-elle aux amies qui s'étaient interposées entre elle et son mari.

Felix imagina des négresses nues. Il forniquait avec elles depuis. La beauté de l'Afrique, cette nudité noire. Il l'afficha, exigeant un Christ d'ébène. On lui offrit un petit éléphant percé de deux défenses jaunes et un guerrier nu derrière un bouclier en peau de phacochère, porteur du feu, au regard clair et décisif, les mains collées au corps et les pieds à peine distincts du socle. La mère de Charlotte exerçait une mauvaise influence sur sa tranquillité. Agnes vit une grosse femme étonnamment agile et même adroite. Elle l'évita.

Charlotte venait quelquefois. C'était une brune au visage grêlé d'éphélides. Elle montrait des mains soignées et s'en servait presque uniquement pour remettre à leur place les compléments de sa beauté, petits gestes furtifs ou discrets qui plaisaient à Felix. Cayetano voulait lui aussi coucher avec sa sœur mais elle ne voulait coucher ni avec lui ni avec leur père. Elle préférait coucher seule et se lamenter toute la nuit. Pendant des années, il n'avait pas dormi. Felix regardait le gros visage de son compagnon. Imaginer ce sommeil. On se croisa une première fois dans l'allée principale. Ainsi, on allait et venait entre le grand escalier et le bassin aux statues. C'était des statues d'animaux cracheurs d'eau. On entendait leurs giclées jusque dans les chambres, l'eau frappait l'eau avec une vigueur rare, on était éclaboussé si l'on s'approchait, Felix jouait ainsi quelquefois sous le parapluie de sa mère, les jours de pluie, les jeudis, pendant les éclaircies.

La première fois, le temps était gris mais il ne pleuvait pas. Le parapluie était fermé. Cayetano pirouettait. Felix avait vu le père à la grille. Il avait un peu honte et rougissait, parce qu'il éprouvait malgré lui le désir d'être une fille, histoire de se donner à ce regard expert. L'homme le regarda à peine, comme on regarde un singe dans une cage. Felix se surprit même à minauder. Jean était comme ça. Félin. Griffeur de regard. Donné d'avance. Cayetano était triste comme tous les jeudis. Le mercredi, il abusait du plaisir solitaire. Il s'épuisait. La nuit était mauvaise et, à l'aurore, il n'avait plus envie de vivre. Il ne verrait pas son père. Felix lui en parlait. Il ne parlait pas de la jeune fille qu'il voulait être malgré lui. Charlotte l'enchantait. Cette coquetterie. Ce silence seulement troublé par sa voix. Sa légèreté, sa cohérence, ces découvertes : lichens, symbioses, surfaces habitées malgré le témoignage du regard, les scintillements de l'air, les suspensions, les glissements, les arrachements, les éboulements microscopiques. Elle parlait peu. Elle le guidait, réduisant l'angle de sa vision, jusqu'à l'apparition du beaucoup plus petit que soi, de l'existence des autres autres, multitude figée ou lente, dépourvue de langage et même de langue, poussière d'étoile. Il s'agenouilla à côté d'elle. Elle paraissait douce. Il n'avait jamais observé une peau d'aussi près. Avec la même loupe, il en eût dénombré la population, mais elle faisait le point sur les étamines d'une pâquerette ou d'un trèfle, lui montrant en même temps l'endroit de l'air ambiant où il devait placer son œil pour voir ce qu'elle voyait et apprendre bien sûr ce qu'elle savait déjà. Il lui offrit les ailes d'un papillon collées sur une carte marouflée de velours bleu. Cayetano giclait dans une ampoule de verre qu'il bouchait et débouchait. Elle préféra les ailes du morio, même avec la cruauté de l'arrachement, le cri du papillon Felix ne l'avait pas entendu, Cayetano brisa l'ampoule de trente-quatre mercredis sur un coup de tête inexplicable, une minute avant cette destruction, il était serein. On en parla le lendemain. Charlotte rougissait. Elle n'avait rien à lui offrir, à part son apparence et ce qu'elle savait trouver en elle.

L'aventure déplaisait à Agnes. Elle vit l'homme qui ôta son chapeau pour la saluer. Il l'avait prise pour une jeune fille, peut-être. Le cocher avait surveillé ce personnage douteux que les femmes trouvaient beau. Agnes n'en voulait pas pour beau-père. Felix rêva. Le vendredi, il était triste et se confiait à Cayetano qui l'écoutait sans le comprendre. Le mercredi, c'était Felix qui ne comprenait plus Cayetano. L'ampoule était brisée depuis longtemps. Charlotte ne parlait plus des ailes du papillon. Elle l'aida à monter sur la fourche d'un arbre pour qu'il pût voir la maison. Une gardienne le tirait par les pieds. Charlotte eut une crise. On la crut folle.

— Mais c'est vous qui êtes folle ! dit-elle méchamment à la gardienne qui immobilisait Felix sous son genou.

— Tu as vu la maison ?

Oui, il l'avait vue, il avait repéré le portillon, le chaperon, la gouttière, le chemin qu'elle exigeait maintenant de lui. Elle connaissait l'endroit, de toute évidence, mais elle n'expliquait pas cette connaissance. Elle connaissait mieux le bonheur, n'expliquant toujours rien. Il avait affaire à une experte, mais il sombrait dans l'extase plus qu'il ne la vivait. C'était le jeudi soir. Felix s'habillait de propre et descendait au théâtre dont il ne franchissait toutefois pas la porte. Cayetano était chargé de provoquer la distraction des autres. Comme il n'avait plus l'ampoule, il en était réduit à inventer chaque fois un prétexte à la hauteur de l'exigence des autres. Felix s'esquivait, jamais certain cependant d'avoir parfaitement trompé la vigilance de ces autres que Cayetano ne maîtrisait plus aussi facilement que par le passé. Il fallait sauter le mur. L'effort était considérable. Et ne pas laisser de traces. Inventer l'outil sans en révéler l'existence. Au retour, il examinait soigneusement les pierres du mur, particulièrement les joints où il remettait de la terre en espérant que la répartition était invisible, l'écorce de l'arbre, qu'il patinait involontairement et qu'il frottait avec une poignée d'herbe, quant à la pelouse, il tentait de ne jamais remettre les pieds au même endroit et si, certains vendredis, un peu d'herbe fanée lui semblait dénoncer son aventure du jeudi soir, il se jetait dedans et s'y roulait jusqu'à ce qu'on l'en sortît. Charlotte avait cette emprise sur lui.

Quand les portes de l'amphithéâtre s'ouvraient, il se mêlait à la foule et retrouvait un Cayetano critique et débordé. Il supportait son bavardage jusque dans le couloir du premier étage où ils se séparaient. Revenir dans cette chambre réduisait à néant l'aventure de deux heures. Oublier ce plaisir était la pire des choses. Le corps de Charlotte redevenait un projet. Il y aurait encore une après-midi dans le parc, puis l'aventure, le voyage désespérant. Il voyait l'homme qui saluait les filles par obscénité pure. Les filles pouvaient être des enfants, comme dans les contes de fées.

 

LES VENDREDIS

 

Agnes en crinoline et burnous. Quand il parlait d'elle, il évitait de la nommer, ce qui se traduisait par de laborieux ralentissements, jusqu'au silence, l'étranglement qui le ridiculisait, la rougeur qui gagnait même son front, le claquement indiscret des dents qu'il tentait de séparer, les léchant et respirant par le nez, ses orbiculaires s'élargissaient mais l'œil demeurait immobile, un peu louche. Il mesurait mentalement le cercle qu'elle occupait. L'hiver, elle croisait les mains dans un manchon de fourrure. Sinon elle portait l'ombrelle ou l'éventail, quelquefois un livre, il préférait les biographies, le mot même de biographie l'enchantait parce qu'il s'appliquait à l'être exceptionnel, de l'homme ordinaire il n'est question que de la vie d'ordinaire, celle qui consiste à ne pas mourir bêtement.

Il descendait prudemment les escaliers. Il s'était habillé parce qu'ils sortaient, permission exceptionnelle. Elle transpirait.

— Le bateau est au port, dit-elle.

Comment le savait-elle ? Elle ne le savait pas. C'était l'heure, et voilà. Il n'avait pas vu Charlotte cette nuit. Elle comprendrait. Lui avait-il parlé de l'arrivée de l'oncle Guillermo ?

— Non.

Il avait appris la nouvelle dimanche dernier.

— La lettre du lundi ?

Il ne l'avait pas écrite. Elle aurait pu lui demander une explication hier, jeudi, mais elle n'était pas venue, sans doute pour lui faire payer l'absence de lettre. Elle ne lui avait pas écrit non plus. Tout deviendrait confus. L'emploi du temps avait sa raison d'être. Même Charlotte s'y était habituée. Elle n'en contestait plus l'exactitude.

À huit heures, Agnes était dans le salon. Il descendait l'escalier. Il la voyait à travers les carreaux de la baie vitrée. Elle-même regardait le parc, immobile devant la fenêtre ouverte, prise entre deux miroirs. Il avait dormi cette nuit, il devait le reconnaître, pas longtemps, sans doute pas assez, as-tu déjeuné ? Il avait bu une tasse de café en passant et il n'avait rien expliqué, depuis longtemps il n'expliquait plus sa hâte du vendredi matin, sa franchise manquée, l'agacement provoqué par les encerclements, il avalait le café sans rien dire et personne ne lui demandait rien. Il descendait l'escalier en se méfiant des marches et il la voyait, verticale et circulaire, l'hiver un chandelier surgissait du mur entre les miroirs dont elle était captive. Il sera là en fin d'après-midi, nous avons le temps. Il redoutait ces heures depuis qu'il savait qu'il avait à les vivre. On ne lui avait pas demandé son avis.

Quel était l'emploi du temps ? Felix avait la manie des grilles. Il les remplissait. Il remarqua la sueur sur son cou. Il proposa de porter le burnous sur son avant-bras, l'autre bras supporterait les impulsions des doigts qu'elle crisperait pour le guider. Elle ne savait plus si elle avait froid ou chaud, elle était grippée peut-être, ce qui expliquait son peu d'empressement à l'embrasser. Il renonça au burnous. 

Elle lui interdisait le port de la canne qui lui donnait selon elle un air désinvolte. Il avait essayé une canne dans une boutique, devant le miroir où se reflétaient les personnages qui l'accompagnaient. Charlotte l'avait trouvé élégant et non pas désinvolte. Quelqu'un lui acheta la canne. On la lui confisqua. Ceux-là le trouvaient menaçant, ce qui le distinguait de la désinvolture et de l'élégance à la fois.

La moustache aussi avait plu à Charlotte, parce qu'elle le vieillissait avantageusement. Agnes l'avait regardé pousser d'une semaine sur l'autre, ne lésinant pas sur les critiques qui lui venaient à l'esprit. D'autres pensaient qu'elle était dissymétrique et pas assez fournie. Au bout de trois mois, il la trouva nécessaire et il décida de l'entretenir. Comme il manquait d'outils et à la fois d'habileté, il confiait cet entretien à Charlotte qui n'arrivait jamais sans sa trousse et un peu d'eau transportée dans une gourde. Une coupe hebdomadaire suffirait. Le vendredi, malgré l'angoisse grandissante depuis qu'il avait quitté Charlotte, il portait une moustache parfaitement taillée. Agnes ne demandait pas pourquoi.

Ce jour-là, elle vit bien que la moustache n'avait pas été taillée, elle ne demanda rien. Felix avait été exagérément prudent dans l'escalier. Cayetano, qui souffrait à la fois de claustrophobie et d'agoraphobie (ces mots appartiennent au futur de Felix, et ce qu'ils veulent dire) et qui donc ne pouvait vivre nulle part sans s'angoisser plus que de raison, l'avait encouragé depuis le palier, à voix basse pour ne pas attirer l'attention. Elle n'avait pas bougé. Même quand il ouvrit la porte vitrée. Il détestait ouvrir cette porte. Ouvrir une porte pleine, c'est mettre en communication deux mondes mitoyens. Une porte vitrée ne sépare rien. Ce n'est pas une porte. On ne l'ouvre pas. Et s'il observe bien le corps qu'elle s'efforce de maintenir dans une attitude de parfaite indifférence à ce qui lui arrive, il détecte des crispations, des spasmes, des sueurs, même des égratignures. Encore une, Felix ! Une marche. Puis une autre. Son apparence trahie. C'est elle qui est entrée. Qui a ouvert la porte. Qui attend. Tout de suite il se plaint : il n'a pas écrit à Charlotte lundi dernier, ou mardi, il ne sait plus.

Elle frappa la main qui voulait lui enlever le burnous.

— Tu as déjeuné ?

Dans l'escalier, il avait hésité aussi. Cayetano l'avait compris et il avait élevé la voix. Ce vendredi-là, elle s'était retournée pour en identifier le propriétaire. Elle voyait les pieds nus de Cayetano, ses jambes nues elles aussi, arquées comme celles d'un cavalier, Cayetano était rachitique. Et dans l'escalier, Felix pétrifié, une main sur la rampe et l'autre accrochée à quelque chose dans l'air. Elle franchit la porte vitrée. Cayetano s'enfuit.

— Nous t'attendons, dit-elle.

— Nous ?

Elle n'est pas venue seule.

— Elle vient seule le jeudi qui est le jour de la visite, il n'y en a pas d'autres. Quel jour sommes-nous ?

— Dépêche-toi !

Cayetano court dans le couloir. Felix écoute ce qu'elle lui dit. Le bateau. Le port. La diligence. La fin de l'après-midi, à l'heure du cinquième taureau.

— C'est fini, dit-elle.

Qu'est-ce qui s'achève avec elle ? Ce matin, il n'a pas cette douleur dans la tempe. Il ne sent presque rien. Cayetano l'a encouragé. Il l'a traité de vieille bête. Encore huit marches ! Felix essayait de trouver le sens de la porte vitrée. Il n'y avait jamais vraiment réfléchi. Cayetano le pressait et elle feignait de l'attendre. Il tira sur la pointe du burnous qui glissa.

— Que fais-tu ?

Elle lui griffa la main. L'épaule disparut. Cayetano adorait le personnage d'Agnes. Il avait une mère boulotte et sereine. Avec Agnes, une tragédienne entrait dans sa vie, mais il ne s'en approchait pas. Elle le surprenait en chemise. Il s'enfuit au bout du couloir.

— Nous t'attendons.

Elle le toucha à un moment où il désirait sa destruction.

— Tu as chaud, dit-il.

Le burnous lui parut superflu. Il glissa sur l'épaule. Elle saisit sa main. Ils descendirent ensemble les huit marches. Felix pensait à la porte vitrée, aux deux mondes mitoyens. Le port de M* pouvait ressembler à celui qu'une gravure présentait dans la perspective des ballots et des bêtes attelées. Au fond, la mer tournoyait et le ciel triangulaire enfonçait sa pointe dans le vortex.

— Tu as déjeuné ?

Il lui parla du café. L'essentiel était de le faire parler, ne pas l'abandonner au mutisme qui n'était que l'effet indésirable d'un dialogue intérieur hautement destructeur, le café était insipide, il trouvait les mots de la fadeur, presque heureux d'en soutenir le sens. Encore une marche, puis la porte vitrée, le même monde dont il ne sortira plus, c'est elle qui entre, qui prévoit des voyages qui n'auront pas lieu, qui annonce des oncles d'Amérique, dont l'un existe, Felix se souvient de cette complexité, un jour de foire, Jean désirait le cheval et le cheval lui soufflait son haleine brûlante en plein visage.

Le burnous pendait à son bras. Elle s'éventait tout en marchant. Il exhibait un étui et l'ouvrait pour lui montrer les cigarettes.

— Nous sortons ? demanda-t-il en passant la grille.

Un capucin souriait dans la guérite. Il vit la voiture.

— Où allons-nous ?

D'habitude, le vendredi, il sombre dans une tristesse qui prépare le terrain d'un cri poussé dans la nuit suivante ou en plein matin du samedi, ce qui ameute toujours. Il n'aime pas se donner en spectacle. Il ne joue pas. Il préférerait souffrir en silence. Mentir. Mais le corps se ressource. Mais réjouissons-nous. Avec Charlotte, le cri ne l'éparpille plus. Il lit la lettre du lundi posément. Il en écrit une autre. Il lui donne rendez-vous. Le cri, c'est pour demain. Vous comprenez ?

Cayetano la regarde. Il est plus petit qu'elle. Il est agité, peut-être fébrile.

— Voulez-vous que je porte le burnous ? lui demanda-t-il.

Elle n'aimerait pas qu'il y touche. Elle le sent contagieux. Il est souillé par des pensées. Il ne se coiffe pas, ni à coups de peigne, ni d'un chapeau. Il rêve d'une tonsure. Il en parle pour peupler le silence qu'elle voudrait lui imposer. Felix est allé chercher du feu pour ses cigarettes. Cayetano en a profité pour s'approcher de cette baronne d'un autre temps. Il aime les bijoux, les tombés, le poids qu'elle porte sur les hanches et les épaules. Il étudie la femme. Il n'aime pas les mathématiques, quoique la géométrie l'intrigue et l'attire dit-il comme le miel attire les mouches. Le papillon et la fleur. Comme un chien et une femme. Il ne voit pas la différence. Felix la sauve enfin.

Elle allait perdre contenance. De loin, Felix voit Cayetano en chemise, Cayetano qui n'a plus honte de montrer ses jambes cagneuses. Lui aussi veut porter le burnous.

— Allons-nous-en ! dit-elle.

Cayetano s'incline en prononçant les paroles d'usage, elle n'y répond pas, Felix lui demande si elle veut se débarrasser du burnous, il ne verrait pas d'inconvénient à le porter. Il fait chaud. Il est à peine huit heures. Cayetano est pieds nus. Il ne va pas plus loin que la grille et s'incline encore, le capucin sort de la guérite. Il a souri.

— Ce sont des muets. Il y en a quatre ou cinq, quelquefois quatre, d'autres fois cinq, on ne sait pas.

Les chevaux renâclent. Felix reconnaît l'odeur.

— Nous sortons ?

Cayetano n'en croit pas ses yeux. Ils sortent. Le capucin s'interpose, silencieux. Il voit les chevaux. Il y a longtemps qu'il ne monte plus. Il adorait chevaucher, comme Jean. Il n'a pas connu Jean. Felix parle de Jean quand on ne s'attend plus à l'entendre évoquer son passé. Le capucin est petit et laid. Un peu comme Cayetano, Cayetano est obèse, sauf les jambes maigrichonnes, il aime la pluie, pleuvra-t-il ? Le capucin ne dit rien, il regarde le ciel comme s'il était habité. Felix ne comprend jamais ces regards. Cayetano se prend pour l'oiseau. Le capucin ne peut s'empêcher de rire. Il cache une mauvaise bouche dans une main osseuse et blanche.

— Où allons-nous ? demande Felix.

On s'assoit. La voiture est découverte. Le cocher porte un chapeau, elle ouvre une ombrelle et secoue l'éventail. La lumière est dense, comme liquide. Felix écoute le bruit des sabots sur le pavé. Il voit les croupes, les pompons. Le trottoir glisse, porteur d'êtres et de meubles. Le ciel est un ruban parfaitement bleu. Façades grises, reflet des fenêtres. On croise d'autres chevaux. Ce n'est pas un vendredi comme les autres. D'habitude, il fait des efforts ridicules pour empêcher l'aurore, puis il se met à désirer la nuit, ce qui est aussi ridicule. Il se sent ridicule. Le regarder, c'est risquer l'opprobre. Pourquoi a-t-il voulu dormir cette nuit ? Le jeudi soir, après la transe, il ne dort pas. Il rentre dans sa chambre et il s'imagine que la nuit est définitive. Il n'est pas assez fou pour le croire. Il s'en sortira. Mais ce n'est pas le jour. Elle l'emmène sans lui dire où ils vont. À la rencontre de l'oncle. Il arrivera en fin d'après-midi. On attendra la diligence. La voiture s'arrête devant une porte. On n'entre pas. Elle descend.

— Attends-moi, dit-elle.

En attendant, il parle au cocher. Il reconnaît un valet de los Alamos. Il lui parle de Jean.

— Ne descendez pas, dit le valet.

Il pivote sur son siège comme un automate de crèche. Felix allait descendre. La porte cochère s'ouvre sur une cour fleurie. Il y a de l'ombre sous les arcades et des reflets de verre. Il ne descend pas. Le valet acceptait de les fouetter à sa place quand elle n'en pouvait plus. Ce n'était pas le même valet.

— Qu'est-ce que j'attends ? se demanda Felix.

Il a pris la mauvaise habitude de fumer. Le valet a peut-être aussi pour mission de le lui interdire. On entend le bruit de ses bottines sur le dallage des couverts. Elle revient.

— Tu devrais enlever ce burnous qui te tient chaud.

Le fouet claque à fleur des croupes.

— Qu'est-ce que j'ai attendu ? demande Felix.

Le valet se retourne pour sourire. Elle ajuste le bavolet. A-t-elle couru ? Cayetano aime les femmes en sueur, non pas la femme qui fuit parce qu'il l'a effrayée. Cette femme lutte avec lui, il glisse sur elle, il n'y a pas de vainqueur.

— À quoi penses-tu ? dit-elle.

Il a envie de lui dire qu'il ne pense à rien. Il dit qu'il ne sait pas, ce qui est plus juste, elle le sait. On quitte l'avenue pour une rue étroite. Chemin de traverse. Il n'y a plus de lumière. Sensation que les choses ne sont plus éclairées. Au bout, les arbres d'une rotonde, et le jet d'eau vertical, la statue équestre, le panache. Il n'a pas vu Charlotte depuis quinze jours. Le burnous l'agace. Mais il n'a plus l'âge des caprices. Les crises naissaient du désir de posséder. Aujourd'hui, elles tirent leur substance de cette part de soi-même, toujours grandissante, qui ne désire plus rien, crête du désir. Crétin. Crieur à mort. Sauf si Charlotte.

— Charlotte ? dit-elle.

Elle avait oublié le nom.

— Carlota. La sœur de Cayetano.

On arrive sur place. Les voitures tournent en rond. Les piétons sautillent. Un égout crachote. Puis la lumière, un peu comme si on ne l'attendait plus. Elle ne lui dira pas où ils vont. Le vendredi, il est seul, il veut être seul. C'est la plus longue journée de la semaine après le jeudi qui est aussi une longue journée parce qu'il n'y est pas seul.

— Tu ne seras pas seul aujourd'hui, lui avait dit Cayetano ce matin. De quoi te souviens-tu ?

Felix avait pris le temps de répondre.

— Tu ne seras pas seul demain, avait dit hier ce même Cayetano.

Je me souviens. C'est l'odeur du crottin. Il voit les épaules puissantes des chevaux.

— Veux-tu que nous fassions un tour ?

Nous montons. Le chemin est étroit et on manœuvre pour se croiser.

— Tu vas voir la ville d'en haut ?

La voiture cahote sur des pierres.

— Plus haut !

Il faut monter à pied. Il interroge les ruines. Elle le suit.

— Où sommes-nous ?

Elle lui montre le carré vert du parc. On devine le bassin, l'allée principale, la grille et les voitures qui attendent. Reconnaît-il les lieux ? Plus haut ? C'est encore possible, à condition de se déchausser, d'abandonner le burnous et la veste, de se tenir la main. On accroche ses vêtements à la branche d'un arbre. On monte. Elle sue. Elle marche plus vite que lui. Il voit le dos humide, les mèches qui se sont détachées, elle arrache des poignées de thym au passage. Il y aura cette odeur tenace. Cayetano ne le croira pas. Elle arrive la première. Il s'arrête pour la contempler. Les épaules brillent.

— Tu vois ?

La porte de la fête, monumentale. Des chevaux galopent dans un corral. On brique des voitures. Des brassées de fleurs arrivent sur le dos des femmes.

— Plus haut !

Il regarde les pieds nus sur la roche. Il a vu les dessous de la crinoline une fois. Les jambes nues. La culotte blanche. Cayetano ne le croit pas. Cayetano rêve tout ce qu'il croit. Il ne veut pas rêver à la place des autres.

— Demain, dit-il, tu ne seras pas seul.

Lui aussi s'est habitué à ce cri. Il n'y aura pas de cri.

— Elle t'emmènera et tu ne crieras pas.

À ce moment, la trompette s'est mise à sonner l'ouverture de la porte.

— Écoute !

Cayetano derrière le mur et Felix à la fenêtre. Le premier pétard, puis une fusée qui explose en fleurs rouges et jaunes.

— Qu'est-ce que tu vois ? demande Cayetano.

— Charlotte comprendra, n'est-ce pas ? demande Felix.

Ensemble, ils écoutent le premier chant.

— Elle doit comprendre, dit Felix, sinon...

— Sinon quoi ? demande Cayetano qui connaît la réponse.

— Sinon rien, dit Felix.

Ensemble, ils ferment la fenêtre.

— J'ai peur, dit Felix.

Cayetano a peur de tout. Il comprend. Charlotte ne comprendra pas. Elle n'a pas écrit lundi. Il a écrit, lui. Il a recommencé la lettre plusieurs fois. Il a conservé les bouts d'essai. Il conserverait tout, Felix, si c'était possible. Il ne conserve rien au fond.

— Tu te souviens ? demande Cayetano.

L'oncle dissertait facilement. À quel propos ? Les chevaux, la nécessité, la matière qu'on extrait, celle qu'on recrée.

— Tu monteras là-haut ?

On voyait la tour de guet au bout de la muraille.

— C'est possible, dit Felix.

Cayetano connaissait le chemin. Il le traça dans le sable d'une allée.

Les chevaux peinaient. Le valet était debout. Les guides étincelaient. Felix mesurait l'effort. Elle le croyait tranquille. La voiture menaçait de verser. Il fallait compter sur l'adresse de Manuel, puissant valet qui ne s'aventurait jamais sans sa permission. À l'entrée du chemin, il avait seulement dit que c'était impossible et il était allé au bout de ce chemin. Elle se déchaussa. Le burnous glissa sur la banquette. Il le plia soigneusement et rangea les chaussures l'une contre l'autre sur le plancher. Il les regarda s'éloigner. Elle était agile. Felix avait l'air d'un pantin. Il n'aurait pas été surpris de voir des fils dans le ciel et même des mains pour les tirer. Le corps d'Agnes gagnait du terrain, l'autre vérifiait les appuis, reculait, recommençait, il n'en finissait pas d'arpenter cette maudite muraille où elle était reine. Au pied de la tour, elle cria quelque chose, il répondit par un signe de la main. Felix était entré dans la tour. Plus haut. La tour était un cylindre vide, sans plancher et sans toiture. Elle le trouva accroché à la paroi à un mètre du sol. Il gémissait. Elle n'entra pas à cause de la cendre qui fumait encore.

— Nous n'avons plus le temps, dit-elle.

Le visage de Felix pivota. Il souffrait. Cayetano l'avait prévenu.

— Tu ne seras plus seul.

À huit heures, sa mère. Ce soir, ton oncle. Le capucin l'avait regardé comme s'il allait lui demander de s'expliquer. Sa main pouvait agiter la cloche. Il y eut une minute de confusion. Le capucin regardait la cloche par-dessous. Elle n'avait pas sonné. Felix caressait le gland dans sa poche. Cayetano riait. Il n'avait pas franchi la grille. On lui demanda seulement de retourner dans le patio avec les autres. On regarda sous la cloche. Le capucin tirait sur la chaînette. La cloche oscillait, muette.

— Que se passe-t-il ? demanda Agnes.

Felix désigna la tour au-dessus de la ville.

— Si on montait ?

On traînait Cayetano sur le gravier de l'allée.

— Là-haut ? dit-elle. Pourquoi pas ?

On avait le temps. Sur le chemin, elle fit arrêter la voiture. Elle entra dans une cour. Quand elle revint, elle ne s'expliqua pas. Felix lui montra le gland dans la poche.

— Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-elle distraitement.

— Un objet, dit-il.

 

FIESTA

 

Un nuage de jeunes filles. Elles sortaient de l'ombre. Charlotte était parmi elles, non pas plus belle que d'habitude, mais moins distincte des autres, il avait exigé une rose pour ses cheveux. Beau visage maquillé de la géométrie rituelle, yeux toujours plus grands, joues roses, bouche d'angles, la chevelure sous clé, des peignes faciles, les parfums.

— C'est elle ? demanda l'oncle.

Elle fit une révérence en passant. Il s'inclina. Felix le remerciait encore. Pour la canne. Le pommeau était un globe terrestre. L'épée s'ajustait si précisément qu'on ne voyait pas l'assemblage. Felix l'avait manœuvrée plusieurs fois, assez maladroitement, l'oncle regrettait déjà ce présent. La canne ne pouvait pas passer la grille. Il avait donc deux cannes quand il arriva. On ne le laissa pas entrer. Le capucin ne demanda pas d'explications. L'oncle s'appuyait sur une canne, l'autre canne il la portait sur l'épaule comme un parapluie. Felix attendait derrière une porte vitrée. Il s'était habillé. L'oncle portait une canne sur l'épaule, comme un parapluie, mais, à cette distance, il ne pouvait pas décider si ce sur quoi il s'appuyait était une autre canne, un parapluie ou n'importe quoi d'autre.

— C'est votre oncle, dit un gardien.

Il le suivit. Il vit la lanterne de la voiture. L'oncle lui donna la canne. Il lui en expliquerait le mécanisme plus tard.

— Non, maintenant, dit Felix.

— Pas ici, dit l'oncle.

Le cocher souffla la flamme de la lampe. Il portait une couverture sur l'avant-bras.

— La nuit sera longue, dit-il au capucin.

L'oncle fit pivoter la ligne équatoriale. Il y eut un déclic. L'épée apparut. Il ne l'extrait pas totalement.

— Il faut d'abord apprendre à servir.

L'acier était enduit. Clic de nouveau. Il lui donna la canne. Elle était bien en main. Tout en marchant, l'oncle lui donna la lettre. C'était Charlotte.

— Je ne la connais pas, dit l'oncle, c'est ta mère.

Mère qui n'a pas déchiré la lettre. Felix l'empocha.

— Elle danse ce soir, dit-il.

L'oncle martelait le pavé.

— Tu ne la reconnaîtras pas, dit-il plaisamment.

Felix ne demanda pas pourquoi. Combien de temps avait duré le voyage ? Au-dessus des hêtres, la lumière montait.

— Nous arriverons à temps.

Giselle serait là avec Béatrice. Il s'écarta un peu de Felix pour le regarder. C'était un être décharné, désarticulé. La canne tournoyait. Œuvre d'un artisan capable d'ouvrager le bois et de forger l'acier. Il montra le signe de reconnaissance à la base du globe, un triangle autour d'un soleil. Felix pensa à un signe pour son propre usage. Il héritait du blason et n'aurait sans doute pas l'occasion de le modifier. Un signe de reconnaissance.

— Pourquoi n'est-elle pas venue ? demanda-t-il.

Au fond, il préférait. Il n'écouta pas la raison. L'oncle lui aurait-il donné la canne en sa présence ? Ne posons pas la question. Ils arrivèrent sur l'avenue. Les jeunes filles dans les voitures comme des fleurs dans des pots. Charlotte était occupée à nouer le lacet de ses espadrilles, le pied sur la banquette.

— C'est elle ?

Felix éleva la canne, ce qui ne pouvait pas manquer d'attirer l'attention de la jeune fille. L'oncle regardait les peignes. Il aimait ce geste simple, puis le déploiement de la chevelure sur les épaules. L'amour comme un rite. Il n'en jouissait pas autrement. Plusieurs jeunes filles levèrent la tête en même temps. Charlotte était l'une d'elles. Belle de toute façon. Une brune aux éphélides. Il sut plus tard que c'était Charlotte. Il avait préféré les cheveux noirs d'une géante aux ongles rouges. Il la retrouva après le feu d'artifice qui embrasa la muraille. Ce n'était plus Charlotte.

— Qui est-ce ? demanda Giselle. I

l répondit qu'il avait d'abord pensé que c'était Charlotte.

— Penser ? dit-elle.

Elle jeta un œil expert sur la géante. Ses rouges et ses noirs avaient de quoi surprendre l'amateur. L'oncle était tombé sous le charme.

— Qui ? Petra ? dit Charlotte gaiement.

Ses foulards flottaient au-dessus des têtes. Petra descendit du cabriolet. Elle avait perdu un peigne, ce qui expliquait la mèche noire sur la poitrine. Danser avec elle, c'était forcément s'humilier, confiait Giselle à l'oncle. Elle cherchait Béatrice. Elles s'étaient donné rendez-vous sous la porte.

— Vous la reconnaîtrez, dit-elle.

L'oncle frémit. La géante se tenait derrière lui, les bras croisés sous les seins, elle se mordait la lèvre.

— Elle est en bleu, ce soir, dit Giselle.

Felix demandait qui était en bleu. Petra ne portait pas bien le bleu, disait-elle d'elle-même.

— Le bleu ? fit Charlotte.

C'était le vert qui lui allait le mieux. Les noirs de Petra étaient plus profonds, ses rouges obscènes. Felix gigotait pour ne pas les entendre. Charlotte esquissait des pas entre lui et le groupe formé autour de Giselle.

— Où est Béatrice ? demandait l'oncle.

Petra aurait aimé s'appeler Béatrice. Elle connaissait le personnage.

— Ah ! oui ? dit l'oncle.

Felix dansait avec la canne. Il amusait les autres. Charlotte demanda à Giselle qui était Béatrice.

— Êtes-vous venue à cheval ? cria Felix à l'adresse de Giselle.

— Dansez avec lui, conseilla-t-elle à Petra.

Le jeune homme valsait avec la canne.

— Oh ! Non, dit Petra, il est à Charlotte.

— Charlotte ? fit Giselle.

Elle reconnut la petite dévergondée du parc.

— Comment vont les grillons ? dit-elle en passant entre Charlotte et Petra.

Charlotte fit une gentille grimace.

— Les grillons, ce n'était pas moi, dit-elle.

— Ah ! non ?

L'oncle avait entendu cette petite conversation.

— De quoi parlaient-elles ? lui demanda Felix.

Des grillons ? Il ne se souvenait pas des grillons. Petra lui demanda s'il voulait danser avec elle.

— Charlotte veut bien, dit-elle.

— Si Charlotte n'y voit pas d'inconvénient, dit l'oncle.

Charlotte riait.

— Vous dansez avec une canne ? dit Petra.

Felix s'immobilisa. Le corps de Petra l'avait déjà désespéré, toujours en présence de Charlotte, il se souvenait confusément de cette soirée chez les parents de Charlotte.

— Vous vous souvenez, dit Petra, c'est charmant.

Elle l'emporta.

— Vous voyez, dit Giselle à l'oncle, ce n'est pas plus difficile.

L'oncle trépignait à contretemps.

— Ne riez pas, dit-il à Charlotte, aidez-moi plutôt !

— Vous ne cherchez plus ! lui dit Giselle.

Devant lui, Charlotte tournoyait sur le fil d'une géométrie rituelle.

— Qui est Béatrice ? lui demandait-elle.

Elle s'essoufflait.

— Qui est Petra ? lui demanda-t-il à son tour.

Elle ne s'étonnait pas qu'il lui posât la question. Qu'est-ce qui le séduisait en Giselle ? Les parfums de Petra l'envahissaient. Felix tentait de retrouver son haleine sous l'orchestre qui lui cassait les oreilles. Petra dansait avec un autre. Elle avait perdu tous ces peignes.

— Vous ne mangez pas assez, dit Giselle.

Felix reconnaissait qu'il ne pensait plus à se nourrir.

— Ton oncle est un merveilleux danseur, dit Charlotte.

L'oncle avait appris à écouter la musique sans se sentir obligé de s'affaler pour l'apprécier.

— C'est ça, la danse ? dit Felix.

Il se releva pour gesticuler.

— Où est la canne ?

Petra dansait avec. La canne représentait un Ithyphalle.

— En effet, dit Giselle.

Petra dansait seule, sa chevelure peignait le ciel de feux d'artifice.

— Elle flambe ! dit Felix.

C'était vrai. Charlotte était éblouie.

— Qu'est-ce qu'il faut voir ? dit-elle.

Une explosion l'empêcha d'entendre la réponse de l'oncle que Giselle serrait de près.

— Vous ne cherchez pas Béatrice, dit celle-ci.

L'oncle entendit la voix de Felix : je suis...

Il ne disait pas ce qu'il était. Charlotte le singeait. Une guirlande de fleurs, tombée du ciel, les sépara. Un lampion écrabouillé pouvait y mettre le feu. Felix fit un bond par-dessus la guirlande.

— Petra veut se battre avec des hommes, dit-il.

— Et toi ? dit Charlotte.

L'oncle tentait d'en savoir plus sur le jeune couple. Selon Giselle, ils n'allaient pas ensemble, Charlotte avait encore l'air d'une enfant, Felix appartenait à un autre monde. De temps en temps, une fusée s'élevait, Giselle levait la tête et l'oncle l'embrassait dans le cou.

— Nous sommes purs, avait dit Charlotte.

Il pensait à cet aveu parce que Giselle se donnait à lui. Il gambadait joyeusement sous des arceaux de fleurs.

— Avons-nous le temps ?

Il n'en pouvait plus. Elle compta un pas sur deux.

— Vous ne pouvez pas m'abandonner, dit-elle, mais la farandole l'emporta.

Il ne sentait plus ses jambes. Il se posa sur une murette. Derrière lui, des Gitans alimentaient un feu. Giselle s'était perdue. Il retrouva son souffle au bout de dix minutes. Il ne retrouverait plus personne maintenant. Des tambours martelaient l'espace. Petra s'était perdue elle aussi. Il la suivit. Elle s'arrêta en marge de l'orchestre pour lui montrer la femme en robe bleue qui attendait sous la porte.

— C'est elle ?

Il ne savait plus. Petra était une surface aussi douce que possible.

— La robe est bleue, dit-elle.

Il lui caressait le bras.

— Vous ne la reconnaissez pas ? demanda-t-elle comme si elle pensait qu'il se moquait d'elle.

Qu'est-ce qui, en elle, concurrençait la beauté féline de Béatrice, si c'était Béatrice, mais pourquoi Béatrice, pourquoi pas Giselle ? Il se rendit compte tout d'un coup qu'il avait affaire à une adolescente. Il cessa de la caresser. Le feu des Gitans grandissait.

— J'irai la voir à votre place, dit Petra en riant.

Elle s'amusait vraiment.

— Pour lui parler de moi ? dit l'oncle.

Il songeait maintenant à se mettre à l'abri du regard de Béatrice.

— Et si ce n'est pas Béatrice ? dit Petra.

— Qui n'est pas Béatrice ? dit Charlotte qui apparaissait.

Qui est Béatrice ? aurait demandé Felix s'il n'avait su, à sa manière, qui elle était. Il avait parlé de la cavalière à Charlotte qui ne savait pas monter et d'ailleurs elle n'en voyait pas l'intérêt.

— Ils élèvent leurs bourgeoises dans du coton, dit-il.

— Vos femmes sont des hommes, dit-elle.

Petra adorait ces querelles.

— Vous êtes deux petits chats, roucoulait-elle.

Ses grands bras battaient l'air.

— Vous vous cachez ? demanda-t-elle à l'oncle.

Il ne se cachait pas, disait-il.

— Vous vous cachez, insista-t-elle.

Est-ce Béatrice ? Felix fendit la foule en l'appelant. Quand il arriva à la porte, elle n'y était plus, si c'était Béatrice. Il ramassa par terre le bouquet qu'il avait vu dans ses mains.

— Si c'était Béatrice, dit-il en revenant, mais l'oncle, qui était le seul à pouvoir l'identifier en l'absence de Giselle, continuait d'en douter.

Les deux adolescentes l'interrogeaient. Felix était retourné sous la porte et l'avait même dépassée pour aller jeter un œil sur les voitures qui attendaient à la périphérie de l'enceinte. Il n'avait vu aucune dame en bleu. Aucun cocher ni valet ne l'avait mis sur la piste d'une dame décidément belle et vêtue d'une robe bleue qui la distinguait des autres femmes en bleu. L'enfant Charlotte voulait en savoir plus.

— Demandons à Giselle, dit Petra.

Elle venait de l'apercevoir au bras d'un galant qui se démenait comme un animal pour la suivre. Il parut soulagé qu'elle s'arrêtât pour répondre à Petra.

— Béatrice ? dit-il.

Le prénom lui plaisait. Il ne connaissait pas de Béatrice. Quant à Petra, il l'avait déjà rencontrée dans un bal, se souvenait-elle ? Elle préférait les fêtes populaires.

— Vous avez vu Béatrice ? dit Giselle.

Felix ne l'avait pas vue mais il l'avait cherchée.

— Beauté, robe bleue, femme peut-être, dit-il pour expliquer sa défaite.

Petra fut la seule à en rire. Ce corps le fascinait. Giselle monta sur l'estrade pour voir la porte.

— Elle n'y est plus, dit Charlotte exaspérée.

Felix racontait son aventure à Petra.

— Ses parfums ? demandait-elle.

Felix pouvait les décrire.

— De quoi parle-t-il ? fit Charlotte.

L'oncle lui offrit une confiserie qu'elle se mit à grignoter. Petra riait encore.

— Felix amuse Petra, dit-elle.

L'oncle rouvrit l'écrin de pâte d'amandes.

— Béatrice, dit-il, se parfume exagérément.

Dans la diligence quelqu'un avait fini par se plaindre.

— Est-ce possible ? dit Giselle.

— Vous montez ? lui demanda Charlotte.

— À cheval, oui.

Elle possédait les meilleures juments du pays.

— Son pays, précisa l'oncle.

Giselle lui avait déjà demandé s'ils parlaient ensemble de la même Cecilia et il n'avait pas su répondre.

— Cecilia ? dit Felix.

Il donnerait ce nom au personnage de la femme.

— Il y a un personnage féminin dans votre roman ? demanda Petra un peu ingénument.

— N'en doutons pas, dit l'oncle.

Charlotte vidait l'écrin qu'il avait posé au bord d'une table et elle était assise, les regardant comme si elle avait du mal à croire à leur existence.

— Servez-vous, dit l'oncle à Petra.

Elle n'aimait pas les sucreries.

— La chair fraîche peut-être, dit Felix.

Elle rougit.

— La chair d'homme, dit Giselle.

Felix se mit à trembler en riant.

— Nous parlions de Béatrice, dit Charlotte que ces simagrées agaçaient.

— C'était peut-être elle, dit Giselle.

L'oncle l'aurait reconnue. Charlotte l'avait vu hésiter. Petra en était le témoin. La robe était bleue ?

— Ciel, mon mari ! s'écria Giselle.

Mais il était trop tard pour se cacher, il l'appelait. Elle avait perdu sa mantille et un galant lui avait arraché la dentelle de son corsage. L'oncle vit un homme assez raide qui portait le chapeau sous le bras. Petra était charmée. L'homme lui accorda une œillade surprise.

— Fabrice, dit Giselle en renouant sur ses épaules le foulard qu'elle venait de dénouer sur la taille de Charlotte, laissez-moi vous présenter...

Felix se présenta lui-même.

— Nous cherchions Béatrice, dit Giselle.

Il l'avait vue. Il lui avait même parlé. Elle était venue seule. En voiture. Et lui à cheval. Il ne lui demandait pas comment elle était venue elle-même. L'oncle réfléchissait. Cecilia lui avait raconté que le comte s'était noyé dans le canal.

— Non, murmura Giselle pendant qu'elle allumait les cigares, elle vous a seulement dit qu'il était tombé dans le canal, ce qui est vrai. Mais il s'agissait peut-être d'une autre Cecilia, une autre sœur, introuvable d'ailleurs depuis que nous sommes en Espagne, dit Giselle.

Le comte se raidissait encore.

— Fabrice, dit-elle, vous m'avez trouvée, vous, don Guillermo a moins de chance que vous.

Le comte souffla sa fumée.

— Qu'est-ce qu'il cherche ? dit-il comme s'il s'adressait à quelqu'un d'autre que l'oncle dont il soutenait le regard. Béatrice ? Sa voiture est dans l'allée, pourtant.

Il avait même salué le cocher, pour le réveiller, précisa-t-il, l'oncle était rassuré donc. Petra dit quelques mots en français. Fabrice était étonné.

— Cette fille, dit-il à l'oreille de Giselle, est une amie de Béatrice ?

Charlotte n'entendit pas la réponse. Felix voulait savoir.

— Ni elle ni moi ne savons qui est Béatrice, dit-elle assez haut pour être entendue de Fabrice.

Il se retourna vers Petra.

— Vous ne connaissez pas Béatrice ? Béatrice et ses eaux ! ironisait-il.

Petra ouvrait des yeux d'oie surprise par l'ouverture d'une porte sur la basse-cour.

— Vous ne saurez rien, disait Giselle à Fabrice.

L'oncle vantait le cigare en connaisseur.

— Je connais, dit Fabrice en prenant une cigarette dans l'étui que Felix lui tendait.

— Vous connaissez ? fit Charlotte.

— Ils connaissent, grommela l'oncle.

On ne prêta pas attention à sa soudaine mauvaise humeur. À quoi s'en prenait-il maintenant ? demanda Petra. Giselle s'ébroua.

— Je ne le connais pas plus que vous, mon enfant, dit-elle. Mais je connais Béatrice, ajouta-t-elle juste au moment où l'oncle demandait à Fabrice si Cecilia avait une existence ou s'il se trompait de personnage.

 

EÑO

 

 — Eño, c'est vous ? 

La glycine bourdonnait. Pour l'instant, les mauves distrayaient l'esprit de Felix.

— Ne le niez pas, dit le docteur.

Felix avait perdu une incisive dans l'escalier, mais il y avait si longtemps, la gencive était parfaitement cicatrisée. Il était en chemise. Quelqu'un lui avait parlé des applications thérapeutiques de la douleur, il ne se souvenait pas de la leçon.

— Pourquoi s'enterre-t-il dans le sable brûlant d'une plage de la Méditerranée ? demanda le docteur.

Il feuilletait le cahier. Les feuilles étaient piquées d'aiguilles aux endroits discutables. L'écriture de Charlotte n'avait trompé personne.

— Je la connais, dit le docteur.

Il la voyait passer dans une voiture tous les matins. Avec un peu de chance il la voyait monter dans la voiture.

— C'est elle ?

Le parfum des glycines devenait enivrant.

— Peut-être, dit enfin Felix.

Le docteur claqua ses mains.

— Peut-être, répéta-t-il, et il se mit à tourner autour du bureau.

Il manquait le lion de saint Jérôme, pensa Felix qui se référait à une gravure colorée. Le cahier était ouvert, les aiguilles scintillaient. La douleur lui avait arraché le doux nom de Charlotte. Quel était l'instrument ? Ensuite on l'avait récompensé d'un verre d'eau. Il avait été heureux pendant une minute. Mais parlait-il de la même jeune fille ?

— Je connais tous ses chapeaux, dit le docteur.

Il voulait amuser.

— Vous ne décrivez pas le personnage, dit le docteur qui feuilletait encore les pages, mais cette fois sans prendre le cahier, il ne se baissait même pas, il ne lisait plus, il reconnaissait des assemblages d'aiguilles. Mais c'est vous, dit-il.

Felix ne le niait pas. Il se comportait comme un enfant qui préfère la vie au monde qu'on lui impose. La critique écorcha le docteur. Il se redressa.

— Vous êtes un privilégié, dit-il, un enfant gâté, ce qui n'est pas la même chose et une marionnette qui se prend pour un poète. Eño ne rencontre personne, c'est curieux, non ? Il voit les choses mais ne les approche pas et les choses continuent d'exister, c'est absurde et incohérent.

Il fallait le reconnaître. La douleur se réveilla. Il s'était aperçu de la disparition du cahier il y avait maintenant une bonne semaine, à un jour près, quel jour était-on ? avait-il demandé en revenant du bain. Il grelottait. Quelqu'un avait comparé sa situation à celle d'un déserteur. Pourquoi avait-il exprimé son désir de savoir quel jour on était ?

— Vous voulez le savoir, hein ? avait dit le docteur qui ne s'attendait pas à ce que Felix lui facilitât si tôt les premiers mètres d'un chemin qui promettait de mener quelque part.

— Jeudi, dit-il sans laisser à Felix le temps de mesurer le poids des questions et sachant surtout que la réponse n'avait plus aucune importance.

Felix était nu dans une chemise, encore humide, la peau frémissait sous le muscle qu'il s'efforçait de contrôler. Il regarda les mains. Il s'en était servi pour implorer. La honte le défigurait. Une serviette chaude couvrait ses épaules. Le cahier était ouvert sur le bureau. Une boîte d'épingles, qu'il appelait des aiguilles, rutilait sous la lampe. Les persiennes étaient entrecroisées. On respirait l'odeur des glycines.

— Vous avez tout vomi ? demanda le docteur.

Peu importait la réponse. Felix avait vomi sur ses genoux. La tête lui tournait.

— Votre mère est profondément affectée par vos transpositions, dit le docteur.

Felix s'était inspiré de la réalité.

— Vous l'accusez, au fond, continua le docteur.

Encerclement, douleur. Le parc, les douceurs de l'autre. Il n'y avait pas d'autre alternative.

— Et vous trouvez le temps d'écrire, dit le docteur.

Il piqua une aiguille sur un mot, il lisait en même temps.

— Comment s'appelle votre héros ? Oh ! Ce n'est pas un héros ! Est-ce vous-même, cette pacotille qui tremble devant l'avenir des hommes ? Vous avez oublié une guerre pour générer l'esprit, il n'y a pas de roman si les temps ne l'inspirent pas. En quoi consiste la science médicale de mon temps ? Je vais exercer sur vous une influence définitive.

Le cahier se referma. Il était gonflé d'aiguilles.

— Pourquoi un roman ? dit le docteur. Pourquoi pas un essai ? Pourquoi un masque ? Pourquoi pas un procès ?

Le cahier disparaissait de l'endroit où il le croyait à l'abri de l'influence des autres. Charlotte l'écrivait à la lueur d'une chandelle. Il dictait. Aveu considérable. Le docteur réfléchit.

— Vous devez penser beaucoup à ce que vous allez finalement lui dicter. Vous comptez aussi sur sa docilité.

C'était vrai.

— Quoi d'autre ? Votre mère est aux abois.

L'après-midi, Felix se laissait gagner par le sommeil. L'endormissement était un moment agréable.

— Vous aimeriez mourir de cette façon, je veux dire : agréablement fatigué, sans tristesse, sans les autres, ce que vous leur devez d'explications et de devoirs, hein ?

Comment ne pas l'avouer maintenant qu'on est démasqué ? Le cahier s'ouvrait de nouveau.

— Votre mère pleurait, dit le docteur. Votre père était indifférent. Imaginez l'angoisse de votre frère s'il était encore de ce monde. Faut-il que vous vous en preniez de cette manière à votre propre fil d'Ariane ?

Les abeilles se heurtaient au carreau. N'allait-il pas ouvrir la fenêtre ?

— Tout est vrai. Sauf Eño qui ne vous ressemble pas. Vous pensez ressembler à Eño ?

Cet être transparent qui se confesse à une innocente ? Charlotte portait de charmantes bottines. Il les voyait sur le marchepied. Le profil était ensoleillé à cette heure du matin, vision furtive, le cocher fouettait des chevaux étrangement lents. Il s'attendait à ce qu'elle laissât tomber un mouchoir par la fenêtre. Cela lui était déjà arrivé.

— C'est elle ?

L'écriture était parfaitement lisible. Il eût plutôt tracé l'impossibilité de lire, par un goût immodéré du mystère. Ou usé d'une autre langue, mais il n'en connaissait pas d'autre.

— Vous l'avez comme... déflorée !

Qu'allait-il lui arriver ? Rien si le secret était gardé, c'est-à-dire détruit. On ne lui en parlerait même pas.

— J'ai tenu à vous voir avant de laisser le champ libre à votre mère, dit le docteur comme s'il n'attendait plus rien de cette conversation entre Carabin et Carabas.

Le parc, pour commencer. Il sortait du bain. L'air lui parut doux. Les autres arriveraient à leur tour. Autre douceur.

— En attendant votre mère. Je ne vous promets rien.

— Qui a trouvé le cahier ? demanda Felix.

Le docteur attendait d'autres mots pour commencer.

— Qui, ce personnage ?

— Vous ne le saurez pas.

— Retournez dans le parc. Notre conversation s'est achevée hier, je vous l'ai dit.

Quelqu'un de très doux poussait la chaise. Il lui parlait. On était sous les arbres. Ils ne s'en prendront pas à Charlotte. Elle me sauve. Il renversa la tête pour voir le visage du pousseur de chaise.

— C'est vous ?

Qui était-ce ? Il la reconnaissait. Elle lui dit qu'il avait exagéré.

— Vous auriez pu la compromettre.

Oui mais, pourquoi justement ne la compromettait-il pas ? Parce qu'il avait dit la vérité. Elle savait qu'il avait raison, mais elle ne l'approuvait pas. Elle poussait la chaise en ânonnant.

— Où allons-nous ?

Qui était-elle ? Il la connaissait sans la reconnaître. Elle savait elle aussi. Le cahier était resté sur le bureau. On avait ouvert la fenêtre et les abeilles entraient et sortaient.

— Vous n'aimez pas l'odeur de la glycine ? Vous avez peur des abeilles ? Vous pensez à elle ?

Il voguait sur une chaise. Le fleuve était un chemin de terre. Une vache passa. La clôture n'en finissait pas. Il n'arriverait rien à Charlotte.

— Mais vous, dit-elle, qui vous sauvera ?

Il y pensait depuis des jours. Moi. Mon avenir. Il finirait bien par la revoir. Elle lui rendait visite le jeudi. Quelquefois le dimanche, mais juste le temps de l'office.

— J'imagine que vous ne voulez pas la voir, dit-elle.

Il ricana. Il ricanait maintenant quand les choses allaient mal.

— Vous savez combien de temps dure la traversée de l'Atlantique ?

Pourquoi lui posait-elle cette question ?

— Dans trois mois et demi, votre oncle sera là. Vous ne le saviez pas ?

Elle le lui apprenait. Ensuite elle monta sur le talus pour aller décrocher des prunes. Il avait froid. C'était parce qu'il avait faim. Il vomissait à peu près tout ce qu'on lui donnait. Vomirait-il les prunes ? Il promit de ne pas les vomir. Elle redescendit. Plus loin, on trouverait des pommes vertes. Elle chercha les glandes sous son menton. L'acidité les rendait dures et tremblantes. Pour l'heure, les prunes édulcoraient son esprit. Il la remercia. Elle donna un coup de pied sur une pierre qui bloquait la roue de devant. La pierre s'enfonça mollement dans l'herbe.

— Mon oncle ? dit-il.

Il se souvenait d'un noiraud de son espèce, vif et qui fumait le cigare en fronçant les sourcils.

— Qu'attend-elle de lui ?

On arriva aux pommiers. Des moutons broutaient. Le chien était assis sur un rocher. On voyait la tête enturbannée du berger et la houlette accrochée dans le ciel. Que savait-elle elle-même ?

— Vous auriez pu la perdre, insistait-elle.

Elle découpait la chair de la pomme. Ensuite elle grimaça et il renonça à faire l'expérience de l'acidité. Il se décourageait facilement. Qui avait trouvé le cahier ? Il avait bricolé le lambris.

— Assez savamment, reconnaissait-elle.

Il n'aurait pas aimé être trahi par elle.

— Par moi ?

Elle jeta le trognon au milieu des moutons. Le chien avait dressé ses oreilles. La houlette demeurait immobile, accrocheuse. Trois mois et demi. Revenait-il à Charlotte ? Tout dépendait de lui.

— Je serai l'autre en attendant, dit-elle.

Le docteur les surveillait avec une longue-vue, du moins Felix le croyait-il et elle se moquait de son imagination. Il voyait le reflet de la lentille sur la façade. Charlotte n'avait pas voulu se prononcer. Elle aimait le personnage de Jean. Il s'insurgea.

— Mais alors, dit-elle, si ce n'est pas un personnage, qui est-ce ?

Peut-être était-elle consciente de jouer avec le feu en compagnie d'un incendiaire. L'écrit flambait. Les aiguilles le fixaient ou tentaient d'en repérer les paraboles. Le cahier avait considérablement gonflé. Comment savait-il (le docteur) que Charlotte était l'auteure de la calligraphie ? La chaise s'arrêta.

— Pourquoi le lui avez-vous confessé ? dit-elle (l'autre).

Il cherchait. Il n'aurait pas trouvé. Maintenant il revoyait Charlotte en pensant à chaque fois à son application d'écolière. Elle avait perdu son innocence. Les bottines devenaient obscènes. Le profil au petit nez mutin, la bouche d'où était sorti un fouette-cocher tonitruant, le mouchoir agité à la fenêtre et ne s'envolant pas comme il l'espérait. Il transportait le cahier dans sa serviette. Ensuite il attendait doña Agnes jusqu'à neuf heures et si elle ne venait pas, il s'occupait d'autre chose. Felix pouvait-il imaginer cette vie de patachon ? Que de plaisir gâché par l'abondance ! Il regardait les autres par la fenêtre. Il connaissait leurs maux. Felix guinchait avec une gardienne autour d'une chaise. Il ne pisserait plus son coussin si on le laissait tranquille. On jalousait ses valses.

— Laissons-nous entraîner.

La gardienne pinçait gracieusement sa robe. Le docteur se mit à rire ostensiblement. Qu'est-ce qu'il inculquait ? Et qui était définitivement perdu ? Les soins étaient une routine. Il mesurait toujours la part de simulation. Il savait se servir de cette zone de l'être, trouvait toujours le moyen de l'atteindre, les mots avaient leur importance, mais pour trahir, et finalement il enfermait, il cloîtrait comme il disait et il appliquait la douleur avec une précision imitée de l'expérience. Doña Agnes le méprisait. Elle méprisait son corps de boiteux, sa lenteur, ses saccades, son odeur de malpropre, son mauvais goût dans toutes les matières en partage, le tremblement incessant de sa voix quand il finissait une phrase où, généralement, il venait de prouver quelque chose. Il ne lui permit pas d'emporter le cahier. Il savait trop bien à quoi elle le destinait. Il voulait la faire chanter. Il lui fit un résumé du contenu anecdotique du texte. Son commentaire soulignait les incohérences, mais surtout l'absence inquiétante des conclusions qu'on attendait au bout de chacune de ces espèces de démonstration que constituait chaque chapitre. L'ouvrage était même terminé. Felix avait entouré le mot fin d'un double trait et daté la dernière page en mentionnant le lieu. Le titre devait à la littérature du temps. Il inventait même le prénom ou s'inspirait d'un autre. C'était son René. Fille, il eût réinventé Corinne. Était-ce un plagiat ? Doña Agnes avait posé la question comme si elle s'en inquiétait. Le docteur observait cette beauté absolue.

— Non, dit-il, l'ouvrage est original.

Et il lui en résuma longuement le contenu. En même temps, il tournait les pages. Elle voyait les épingles, encore peu nombreuses.

— Vous savez, finit-elle par dire, que ce n'est là que le produit d'une imagination malade.

Il referma le cahier.

— Malade de quoi ? dit-il.

Ce corps devait être pour elle un moyen de défense, pensa-t-il en l'imaginant nue et tranquille dans un lit dont il était l'unique propriétaire, lit qui existait d'ailleurs, et dans lequel il couchait seul le plus souvent ou avec un invité si la place manquait.

— Heureusement, dit-il, nous avons mis la main dessus. Un peu par hasard. Vous connaissez Carlota, elle furète et finit par trouver, le lambris n'avait pas été correctement remis à sa place.

Doñas Agnes frémit.

— Disons, dit le docteur, qu'elle a pris le temps de lire, même si elle le nie. Nous tiendrons compte de cette possibilité.

Doña Agnes voulait-elle lire elle-même l'ouvrage qui trahissait son existence ? Elle soupesa le cahier, puis demanda à l'emporter. Il bondit presque sur elle. Il n'était pas de force, mais elle céda. Comment se musclait-elle ? Elle avait seulement empoigné son épaule.

— Elle nous fera chanter, dit-elle.

Le docteur ne le pensait pas. Elle pouvait s'installer dans la bibliothèque. Elle revint chaque matin pendant plusieurs jours. Elle ne voyait pas Felix mais lui savait exactement pourquoi elle venait. Le matin, le docteur reluquait le corps gracile de Charlotte en équilibre sur le marchepied. Doña Agnes interrompait ce plaisir, surgissant du néant, il lui avait donné la clé de la bibliothèque. Il l'accompagnait jusqu'à la porte et lui remettait le cahier.

— Où en êtes-vous ? demandait-il.

Le lui dire, c'était lui permettre de mesurer le désarroi et la colère. Il eût tout donné pour obtenir d'elle cette réponse nécessaire. Elle referma la porte. Il écoutait à travers la porte pendant une minute d'extase puis traversait la largeur du couloir pour entrer dans son bureau dont il laissait la porte ouverte. Elle sortait au bout d'une heure et voulait s'en aller avec des pages arrachées. Il luttait avec elle. Il se sentait perdu. Elle pouvait le vaincre facilement, provoquait peut-être savamment d'autres douleurs puis renonçait inexplicablement, comme si elle se donnait, le laissant même entrer des mains tremblantes sous l'étoffe de son manteau. D'autres épingles servaient à reconstituer le manuscrit qu'elle détériorait un peu chaque matin. Une page ayant disparu, il la soupçonna de l'avoir ingurgitée. Il chercha cependant sous les coussins et la trouva. Elle l'avait déchirée en mille morceaux. Nue et obscène, elle y prenait un bain de soleil sous des palmes. Quelle importance ! se dit-il en la redécouvrant dans cette scène pathétique.

D'autres plans du texte pouvaient la perdre. L'écriture de Felix fixait des choix selon une dialectique qu'un juriste eût appréciée.

— Vous ne pouvez pas avoir lu ces horreurs ! s'était-elle exclamée au bout d'une de ces luttes sur le sofa de la bibliothèque.

Une fois, elle enjamba la fenêtre. Ce fut Carlota qui donna l'alarme. On vit le docteur traverser le mur comme un passe-muraille et fondre sur elle comme l'aigle du casque. Elle se donnait. Une boulette de papier roula sur le gazon. Carlota la ramassa.

— Ne recommencez pas, dit le docteur.

Il avait perdu haleine. Un peu plus loin, il dut expliquer à un pensionnaire d'habitude très raisonnable que la traversée du mur dont il venait d'être le témoin n'était qu'un vulgaire effet d'optique.

Doña Agnes accepta le bras de Carlota. Elle avait perdu ses sandales dans la lutte. Carlota les tenait en l'air tout en marchant.

— Je deviens folle, lui confia doña Agnes.

Carlota l'aida à s'asseoir sur un banc.

— Je ne vous le conseille pas, dit-elle.

Elle la chaussa. Doña Agnes allait jambes nues. On les avait un peu aperçues dans la lutte. Le docteur et le pensionnaire incrédule paraissaient collés au mur que l'un commentait et l'autre examinait sans vérifier les données du commentaire. Felix attendait sous un arbre.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-il à Carlota.

Il voyait sa mère pieds nus et tremblante. Carlota lui fit signe de s'en aller. Il obéissait à Carlota pour plusieurs raisons mais surtout parce qu'elle était sa messagère. Elle ouvrait les lettres, mais peu importait. Quelquefois Charlotte se contentait de paroles et Carlota les répétait fidèlement. Par contre elle refusait de transmettre les douces obscénités de Felix. Il les écrivait et elle les lisait en cachette. Elle l'avait peut-être trahi en remettant le cahier au docteur aussitôt après l'avoir découvert. Felix ne voulait pas croire à une trahison. Cette publication forcée avait peut-être du bon, au fond. Charlotte conservait des brouillons mais l'essentiel de la dictée était perdu. Son public s'élargissait. Et l'épanchement n'en était qu'à son début. Charlotte avait griffé le visage de Carlota. Pendant une semaine, il n'y eut plus de message. Le docteur examina les griffures. Il exigeait que Carlota dénonçât le coupable de cette violence inadmissible. Il connaissait le bon cœur de sa subordonnée. Il avait même pensé à une femme trompée, mais comment imaginer Carlota dans le lit d'un homme marié ? Et puis, où donc la scène aurait-elle eu lieu ? Il n'y avait pas de place dans la vie de Carlota. Quand il alla voir, à la demande du juge d'instruction, son cadavre à la morgue, il restait encore des traces de griffures sur le visage exsangue. Une fine lame avait traversé le cœur, en pénétrant dans le dos, et provoqué une lente hémorragie qui s'était conclue par une mort aussi réelle que possible. Le mot frappa le juge d'instruction, mais de la part d'un médecin des fous, il fallait s'attendre à des bizarreries chargées sans doute de ne pas éclairer les audaces de sa pensée. Il y a un lien si étroit entre le droit et la folie, si ténu. Le docteur quitta la morgue sans expliquer la réalité à laquelle il s'était référé.

De retour à l'hôpital, il admit que Carlota avait simplement disparu. Il convoqua Felix pour lui remettre le cahier. Felix se plaignit de l'état auquel les investigations du docteur avaient réduit l'élégance originelle du cahier. Le docteur s'excusa vaguement. Il n'appréciait pas la littérature à sa juste valeur, avoua-t-il.

— C'est vrai, reconnut Felix en compulsant les froissements, les déchirures, les assemblages approximatifs.

Le lendemain matin, doña Agnes arriva à l'heure comme d'habitude. Elle croisa Charlotte sur le trottoir. Le docteur embroussaillait une sapinette derrière la grille. Il la suivit jusqu'à la porte de la bibliothèque où il lui parla de la mort de Carlota. Doña Agnes haussa les épaules. Elle attendait qu'il lui remît le cahier. Dans sa chambre, Felix traça le plan d'un nouveau chapitre.

 

DIMANCHE

 

Le premier août tombait un dimanche. L'oncle avait oublié la lettre dominicale. De toute façon, il n'avait jamais bien compris le fonctionnement des deux tableaux qui figuraient au début de son agenda. Les années bissextiles le confondaient. Ces notations pouvaient paraître sommaires. Elles étaient indéchiffrables. Mais il avait craint d'oublier le nom du capitaine de la polacre qui devait emmener Felix, et il l'avait écrit en toutes lettres sous le mot dimanche qui précédait le 1. Par contre, le texte qui accompagnait ce nom de personne était parfaitement hermétique. Il s'agissait d'initiales. La ponctuation se réduisait à des tirets. Il avait toutefois encadré le tout d'un trait fin pour en souligner l'importance. En dehors de ce cadre, ce qui figurait sur la page de ce dimanche concernait ses repas, les cigares, deux ou trois alcools et quelques extras dont un flacon de parfum qu'il destinait à la comtesse Giselle de Vermort, avec laquelle il venait de passer la fin de la nuit dans un lit qu'elle avait abandonné avant l'aurore.

Le comte était furieux. L'oncle avait reçu le soufflet devant une assistance que le différend amusait. Le duel n'aurait pas lieu. L'oncle comptait se défiler. Le comte laverait son honneur dans d'autres eaux. Quant à Giselle, elle avait toute la vie devant elle.

— Vous ne vous battrez pas, lui avait-elle dit dans le lit.

Elle se chargeait de convaincre le comte. L'oncle lui ouvrit la porte quand elle quitta l'hôtel aux premières heures de ce jour dont il se souvient que c'était un dimanche et le premier jour du mois. Il ne savait rien encore de l'affaire de la polacre. Agnes avait rejeté la solution qu'il proposait. L'avocat donnait raison à Agnes. L'oncle accepta donc l'idée de la polacre qui embarquerait le jeune Felix pour une destination qui restait à décider. Cet éloignement contentait tout le monde. Felix y trouverait peut-être de quoi satisfaire son appétit d'aventure. En attendant, il n'avait pas le choix. D'ailleurs on ne le mettait pas au courant. On l'enlevait sans lui demander son avis. Le capitaine avait promis deux hommes de main auxquels Felix n'opposerait pas longtemps la résistance que l'oncle pensait avoir justement mesurée.

Deux gaillards aux mains calleuses et habitués aux coups durs. L'oncle les contempla. Ils allaient torse nu, la chemise était nouée autour de leur taille et ils fumaient des pipes de bruyère. Ils avaient avalé le verre de gnôle en regardant le plafond. La scène se passait dans la chambre que le capitaine occupait dans une auberge où logeaient les marins de passage. La chambre lui appartenait, ainsi que les meubles. Il possédait une maison sur l'autre rivage et plusieurs femmes qui y régnaient, selon ce qu'il disait. Il était assis dans un fauteuil de rotin qui craquait. Il ne s'était pas levé quand l'oncle était entré. Il avait répondu aussitôt aux coups frappés sur la porte. L'oncle s'était présenté avant même d'observer celui qui l'attendait depuis la veille. La pièce était enfumée malgré la fenêtre ouverte. L'oncle s'assit sur le bord d'un lit couvert d'un édredon sur lequel il n'eût pas aimé dormir.

L'édredon se rapprocha de lui. Il sembla le caresser, comme s'il craignait une agression ou seulement de la curiosité. Le capitaine se leva pour déplacer l'animal sur les coussins qui semblèrent ne pas accepter cette compagnie. Quelques coups de poing dans la masse de plumes configurèrent un ensemble quelque peu informe mais stable. La conversation pouvait s'engager.

Le capitaine avait tout prévu. L'oncle devenait un de ses sbires. Il trahirait Felix. Deux hommes de main se chargeraient de le réduire. Ensuite l'oncle regagnerait ses pénates, soucieux seulement d'échapper au duel dont le jour serait fixé le lendemain lundi, sans doute après l'audience au cours de laquelle le magistrat se verrait forcé de reconnaître la disparition de Felix, et de reporter l'instance à une date qui dépendrait d'une enquête policière si c'était son idée. Agnes donnerait le ton. Elle avait convaincu son entourage, elle tromperait l'assiduité de l'environnement.

L'oncle coucherait encore une fois avec Giselle et il s'en irait sans se battre en duel et sans revoir la belle Béatrice dont le souvenir s'estompait. Il n'avait même plus cherché à la revoir. Il avait rangé la lettre dans le fond d'une valise. Giselle l'étourdissait. De plus, elle l'assurait que Cecilia était bel et bien la sœur du comte. L'autre Cecilia, celle qu'il avait rencontrée sur le bateau, était un imposteur. Elle n'admettait pas les coïncidences. Béatrice, voulait-il insister, mais elle ne l'écoutait plus. Ils avaient parlé cette nuit dans le lit. Il l'avait appelée Béatrice et elle l'avait mordu dans le cou. Il l'eût appelée Cecilia, Charlotte, qui sait ? Agnes ? Il s'était endormi trop vite.

Elle était à sa toilette quand il se réveilla, assise toute nue sur le tabouret devant le miroir, surprise ou non en flagrant délit d'autoadmiration. Elle s'était recoiffée avant même de s'habiller. Elle attendait l'eau chaude. Des pas feutrés s'annonceraient bientôt dans le couloir. Elle avait choppé au vol une domestique qui poursuivait un chat et elle lui avait demandé de lui apporter de l'eau chaude. Ensuite elle avait jeté la chemise dans les rideaux et elle s'était coiffée devant le miroir. La surprenait-il ?

On gratta à la porte qui s'entrouvrit. Le broc glissa sur le plancher jusqu'au bord du tapis puis la porte se referma. L'oncle s'assit dans le lit. L'eau ruissela dans une bassine, il vit la main prendre le morceau de savon, elle se mit à chantonner. Cette vision le poursuivit toute la journée du dimanche. Il était prévu qu'il couchât encore avec elle dans la semaine. Ce soir, c'était impossible. Le comte était hystérique et menaçait de s'amputer pour compliquer les conditions du duel qui en finirait avec l'oncle. Le soufflet avait d'ailleurs provoqué un saignement de la gencive. Le goût du sang avait désorienté l'esprit de l'oncle qui désirait en même temps être ailleurs. Elle l'avait cependant trouvé digne et même intransigeant. La morsure dans le cou était cachée par une cravate. Le capitaine eût apprécié ce témoignage.

Après avoir réduit l'édredon à l'état d'édredon et forcé les coussins au rôle de complément, il leva le rideau sur une scène atrocement déserte. L'oncle crut qu'on attendait maintenant de lui qu'il proposât un décor. Il se mit à réfléchir, brouillant des surfaces où se reflétaient les ombres de son désespoir. Le capitaine voulait d'abord faire entrer les personnages. Il sonna et deux marins entrèrent.

L'oncle regarda le pompon de la sonnerie pendant que les deux gaillards le dévisageaient. Il y avait là assez de muscles et aussi peu de scrupules que possible pour empiéter sur la liberté des autres avec l'assurance de ne pas finalement perdre la sienne. Les deux hommes se tenaient debout devant la fenêtre qui était ouverte. Leurs dos nus devaient resplendir dans le soleil encore matinal qui se répandait lentement sur les quais. L'oncle y avait perdu un peu de temps avant de pénétrer dans l'auberge. Il avait rencontré des oiseaux aux becs ensanglantés, qui s'acharnaient à la surface de l'eau sous les charpentes des quais. La lanterne de l'auberge brûlait encore. Un chat se laissa caresser. Un fiacre emportait lentement le corps de Giselle.

Elle avait enfermé son âme dans une lettre qu'il ne lirait que ce soir. L'avait-elle cru quand il lui avait fait cette promesse ? Il sortait de l'hôtel. Un passant lui indiqua le chemin des installations portuaires. Le chat était assis sur une borne. Les oiseaux picoraient sous lui. L'oncle le caressa. La lanterne de l'auberge répandait une lumière jaune sur la chaussée. Des embruns salaient les lèvres. Le capitaine était pointilleux relativement aux questions d'heure. Par contre, son aventure des femmes n'était pas bornée par des rendez-vous. L'auberge lui avait appartenu. Il avait conservé la chambre et, disait-il en riant, le droit d'aller jeter un œil aux fourneaux, le vendredi, on cuisait le pain. Il fournissait le froment. L'oncle avait-il jamais cultivé la terre de ses propres mains ? Au mur, des trophées de chasse attiraient les mouches. Une carcasse de tortue témoignait du franchissement de la Terre de Feu. Il s'était senti seul dans cette île. Il avait ramené une tortue. Il avait trouvé sa première femme dans une autre île, mais ce n'était pas celle qu'il aimait. L'oncle avait-il jamais aimé une femme ? Il y avait un vieux journal de bord sous la lampe de chevet. Il relisait ces notations crispées. Chaque ligne en valait cent. L'oncle avait-il jamais écrit un livre ? Il compta cinq gouttes pour la tabatière puis remplit les deux verres. Il buvait à l'amour, à l'aventure et à l'imagination.

L'oncle trinqua. La gnôle était épouvantable. L'oncle préférait des saveurs sucrées. Avait-il jamais perdu le nord ? En amour ? En voyage ? En soi ? Ce matin, en sortant de l'hôtel, une fois Giselle emportée par le fiacre, l'oncle s'était senti mélancolique. Il avait vécu plusieurs crises et les avait toutes surmontées. Il y pensa sans s'arrêter de marcher. Le corps de Giselle était lisse, musclé, il manquait de grâce, résistait, cherchait, elle s'abandonnait à ce corps et non pas à l'autre, l'oncle avait ressenti les premiers signes d'une mélancolie qui ne s'était plus signalée depuis des années. Il pensa à cette autre femme. Faute capitale. Des oiseaux se chamaillaient sur une statue. Il les effraya. L'envol conchia la façade d'une fontaine crachoteuse d'un filet d'eau verte.

Felix était son fils. C'était du moins ce que supposait le capitaine réduit au silence par le propre silence de celui qu'il appelait don Guillermo, lequel ne répondait pas à des questions joyeusement philosophiques. Les questions d'amour, de voyage et de l'homme qu'on était autant dans le lit des femmes que dans celui de l'océan ou de la mer, n'avaient pas pour lui l'importance de la conversation nécessaire au temps qui passe. Le capitaine comprenait cette morgue. C'est celle des grands et des moins grands. Maintenant il envoyait son fils au diable.

Le capitaine commandait la besogne. Il exhiba deux athlètes de l'arraché. L'oncle les trouva beaux, envers de sa personnalité. Le capitaine les pressa de s'envoyer un verre de gnôle. Ils avaient commencé à parler de la pluie et du beau temps. Le problème, c'était d'arriver à parler des femmes pour en dire tout le bien qu'on en tirait, passant sous silence les maux et autres conséquences. L'oncle n'écoutait pas. Il eût aimé être enlevé par deux gaillards de cette espèce. La scène était jouée dans une nudité classique, il avait l'air d'un enfant, ouvrant toute grande cette bouche qui n'avait jamais crié, même dans son adolescence. Les mains le forgeaient. Sous leurs pieds peut-être enfilés dans les sandales du coureur de fond, le feu couvait, cracheur d'un autre corps. Le capitaine l'éveilla.

Il lui demandait si l'affaire était bien conçue. L'oncle acquiesça. Les deux hommes se frottaient les mains. Ils allumèrent leurs pipes. Le capitaine renouvela sa question parce que l'oncle se contentait d'approuver. Pourquoi perdre Felix une seconde fois ? Les deux gaillards ne le ménageraient pas s'il résistait. L'oncle décrivait une chiffe. Ils en viendraient à bout sans difficulté. Felix ne savait pas se battre. Doña Agnes fournissait l'argent de la drogue nécessaire au maintien de Felix dans un état de dépendance. L'oncle se méfiait. L'argent ne paierait pas la drogue. Le capitaine avait d'autres projets. Felix ne ferait même pas un bon galérien. Mais on ne tuerait pas la poule aux œufs d'or. L'oncle ne voulait pas penser à ce qui arriverait forcément. Même Agnes se ferait à l'idée de n'être plus maîtresse du destin de Felix. Le jour où elle cesserait de payer, Felix serait jeté en eau profonde.

L'oncle se félicita de n'avoir pas agi seul comme il en avait eu l'idée pas plus tard qu'hier samedi, dans le parc où le corps léger d'une femme cherchait dans l'herbe les grillons d'un enfant qui était peut-être le sien. Felix ne perdrait pas la mémoire de Jean (poète en phase) dont il paierait durement le meurtre. Agnes signait une œuvre d'art. L'oncle n'avait jamais cru à la culpabilité de l'enfant Felix pousseur dans l'eau trouble d'un bassin d'irrigation du corps finissant du frère qui avouait sa propre culpabilité pour justifier tous ses crimes futurs. Felix avait débarrassé le monde d'un monstre, ce qui faisait de lui un autre monstre. Bien sûr, celui qui passait pour son père n'était pas son père et celui qui croyait être son père ne l'était pas non plus. Savait-il que l'oncle était son père ? Jean avait tué un amant, puis un autre. Sa poésie chantait la terre et la nation, elle glorifiait les créateurs et mentait aux assassins. Le poète s'était noyé non pas par accident mais parce qu'on le tuait. Son propre frère, auteur de nouvelles prometteuses (il avait un roman en projet dont les scénarios ont été conservés), disparaissait quelques années plus tard dans des circonstances mystérieuses.

Une enquête eût révélé le passage d'un capitaine de polacre. Il n'y aurait pas d'enquête. Le capitaine en avait l'assurance. Il avait cependant soigneusement étudié les parallélismes de l'histoire en question. Un exemplaire du Chant de la Patrie figurait dans sa bibliothèque. Il lisait facilement la poésie. Les nouvelles de Felix avaient-elles été publiées ? L'oncle n'en savait rien. Lui-même écrivait des relations de voyage. On en lisait des extraits dans des revues spécialisées. Il dénombrait des arbres, calculait des investissements, projetait des machineries, organisait la main-d'œuvre, recherchait des marchés. Admiration du capitaine qui vivait confortablement de ses navettes.

L'oncle rêvassait encore, en proie à un implacable sentiment de désastre. La gloire de Jean était inévitable maintenant. Felix figurerait en note, sous l'influence d'une prosodie inimitable. Agnes triompherait dans les biographies. L'oncle ne serait même pas cité. Il n'était pas le père Jean, sinon il n'eût pas accepté l'anéantissement de Felix, pensa judicieusement le capitaine. Il continuait son journal de bord à l'aventure d'une famille où le père était le moindre des êtres. Ni Jean ni Felix n'avaient engendré. Leur père civil avait une fille en Amérique. On disait que c'était une noire. L'oncle connaissait-il cette filière du sang ? Adopterait-il l'enfant de Charlotte si elle en attendait un ? Que savait Agnes de cette attente ?

Le comte avait choisi le pistolet. L'oncle mourait nu dans la rosée d'un petit matin, l'herbe se mélangeait à sa propre substance pendant qu'un des témoins déclarait d'une voix grave que l'honneur de Madame la Comtesse était lavé jusqu'au sang, bien au-delà des os qui se liquéfiaient à la surface d'un humus percé de grillons tonitruants. L'enfant revenait, mort cette fois. Les deux hommes de main, parfaitement nus et solennels, portaient le corps sacrifié à l'honneur d'une femme que l'homme, encore vivant et effrayé par l'idée de duel, avait confondu avec une autre.

L'oncle souffla une bulle dans son verre. Le capitaine larmoyait. Son pif était écarlate. Les hommes avaient disparu. L'oncle demanda de leurs nouvelles. On se réveillait dans l'auberge. Des lits s'agitaient. On gambadait dans les couloirs et dans l'escalier. L'oncle avait rêvé que Giselle était un homme. Son corps d'athlète le méritait. Le capitaine se renfrogna pour chercher le masculin de Giselle. Une de ses femmes ressemblait à un homme, mais ce n'était pas une athlète. L'oncle se pencha à la fenêtre. Les quais se remplissaient. Le cheval envahissait l'air avec le fer des roues, air qui avait perdu la fraîcheur sur laquelle il comptait pour se dégriser. Une odeur de phénol arrivait des quais marchands. Le capitaine raconta comment une goélette de la marine l'avait arraisonné au beau milieu du détroit. Il avait reconnu l'odeur du phénol. C'était un interrogatoire de routine. La goélette avait repris sa route. L'odeur avait persisté pendant des jours. Il attendait un chargement dans un port mal endigué. Les gens étaient soucieux. Enfant, il avait failli mourir avec les autres, puis on l'avait cru fou parce qu'il prétendait avoir rencontré le Maître de la Mort, ses transes étaient réputées, on le consultait encore si les choses tournaient mal pour tout le monde, sinon il refusait de jouer avec leurs maladies et il les laissait mourir en pensant à sa propre mort, le maître, aperçu en ombre chinoise sur l'écran qui sépare la vie de la mort, lui avait destiné une mort atroce, en peu de mots, et il était revenu à la vie, au grand étonnement de son entourage qui venait d'acheter le linceul. Il se méfiait des armes et des pestilences, raison pour laquelle il n'agissait jamais directement dans les coups durs et n'approchait plus les malades qu'on recommandait à sa science du retour à la vie. C'était un homme raccourci en pleine jeunesse, presque un nain, fortement charpenté, il avait la force de maîtriser un homme plus grand que lui, ou il l'abattait à distance ou dans le dos, ce qu'il appelait son intelligence. Il était chauve et toujours un peu brûlé par le soleil, une verrue surmontait sa lèvre sous le nez, la moustache n'en dissimulait pas la noire excroissance, les poils tombaient sur une bouche grasse et toujours entrouverte où la langue léchait les dents entre les mots. Ses mains étaient étrangement réduites aux dimensions de menottes dont il agitait sans cesse les doigts boudinés et poilus, tambourinant son genou et son maxillaire, ou le dessus de la table. Il crachait dans un pot et se mouchait dans un mouchoir. Item des excrétions qu'il enterrait ou qu'il jetait à la mer. La fumée du tabac le purifiait, l'alcool achevait l'œuvre des éjaculations, il mangeait comme quatre, rarement en compagnie. L'argent l'avait pourri mais c'était une peau. Il ne donnait rien et prenait tout. Il possédait une femme absolument belle et deux autres qui l'avaient été. L'oncle avait déjà entendu parler de celle qui ressemblait un homme, l'autre avait l'âge d'une grand-mère et fumait du haschisch au lieu de le manger. Ses enfants le respectaient. Deux de ses fils étaient soldats mais ils n'avaient jamais combattu. Il avait vendu une fille à un voyageur qui connaissait la Chine et Cipango. Des enfants étaient morts malgré ses soins. Leurs fantômes le hantaient, surtout en mer. Il n'avait plus revu le Maître de la Mort. Quelquefois il lui semblait entendre sa voix de stentor mais il n'en comprenait pas le contenu et il se morfondait dans l'attente d'une nouvelle apparition. D'autres hallucinations sonores le tourmentaient mais ses personnages n'appartenaient pas à ce monde, il soupçonnait des possibilités de transparences et faisait tourner les tables avec un admirateur du romantisme naissant. Les anachronismes étaient nécessaires à ses efforts de mémoire. Il lisait la langue des autres avec une facilité déconcertante. Il n'était pas revenu de la frontière les mains vides. La mort atroce qui l'attendait tuerait un homme non pas cultivé mais intumescent. Il se répandrait peut-être. Sang, purulences, entrailles, ses visions harcelaient un esprit conçu pour la tranquillité et l'indifférence. Un chinois avait examiné son oreille mais il ne lui avait rien révélé. Il avait confié son orteil à un praticien de la forêt. En vain. Même le médecin, fidèle à Hippocrate et à Avicenne, admirateur de Paré et dérouté par Pinel, n'avait rien trouvé pour le guérir de la fatalité. Le Maître de la Mort avait confié sa triste besogne à des succubes qu'il recevait sur la langue quand il embrassait les femmes. Il craignait les érections provoquées par le spectacle de la jeunesse et se confiait à des femmes peu susceptibles de comprendre sa complexité d'enfant puni pour une faute évidemment commise et dont il entretenait la conscience mijotante. Il y avait donc un personnage au fond de cette enfance. Un nom qu'il ne prononçait jamais de peur d'entrouvrir les lèvres du néant.

L'oncle glissa sur l'édredon. Une stupeur l'étirait comme un fil. La fumée s'anthropomorphait. Le plafond dissolvait des scènes amoureuses ou guerrières, ou bien de dignes tragédiens se mélangeaient, silencieux et complexes, temps, lieu, action, il n'avait manqué que l'écriture à ces poètes du renouveau, ou ils avaient cherché à tuer l'écrivain, qu'en pensait le capitaine maintenant que la gnôle lui sortait par le nez ? Lui aussi, l'oncle, avait eu une maladie d'enfance, si l'adolescence en est le dernier segment avant de quitter la géométrie pour l'engagement. Pourquoi le capitaine se confiait-il à lui ? Comment imaginait-il que cela pouvait arriver ? S'était-il laissé prendre au piège de ses propres mots ?

Il arriva devant la vitrine de la parfumerie l'esprit plein de ce personnage bouffi et trop cohérent pour être véritable. Il avait avalé la moitié d'un café dans un troquet, l'autre moitié formait une tache discrète sur la manche de sa redingote. La chaleur s'installait. Il ne trouverait aucune fraîcheur. Son estomac tenait bon et continuait de filtrer fidèlement les substances qu'il venait d'absorber. Un des gaillards l'avait embrassé sur la bouche. L'autre s'était tenu à l'écart. Puis ils avaient disparu. Il s'était retrouvé seul en compagnie du capitaine dont il reconnaissait l'amusant toupet. Qu'est-ce qu'on retient du discours des autres ? Les peurs, les enthousiasmes, les plaisirs. La parfumerie était chic, c'était du moins ce qu'elle annonçait. Il entra. Une vieille et jolie femme lui prit la main pour lui montrer une vitrine où rutilaient les mauves d'un flacon. Tout autour, d'autres flacons applaudissaient. Une fleur artificielle s'ouvrait et se fermait avec une lenteur de poulpe. À travers la vitrine, il vit des femmes penchées sur le poignet d'une autre femme qui parlait.

— Si vous êtes difficile, dit la vieille femme, elle vous renseignera mieux que moi.

Son râtelier claqua et elle pinça les lèvres dans un sourire de circonstance. Il montrait ostensiblement la tache de café sur sa manche, mais le moment était-il venu d'en expliquer l'épiphanie ? La dame en question était d'une beauté raisonnablement provocante. La vieille dame le poussa vers la dame. Il regarda le poignet que les autres reniflaient. L'homme les dérouta. Elles avaient l'âge de surveiller l'enfance au profit de l'âge adulte. L'oncle les salua. Il s'inclinait facilement. La dame eut un spasme labial. La vieille dame montrait le flacon mauve à l'envers de la vitrine.

— Bien, dit la dame.

Les deux clientes se redressèrent. L'homme offrait-il un parfum ou cherchait-il à étonner ? La dame lui tendit son poignet. Il respira mille parfums et s'en plaignit.

— Venez, dit-elle.

Il la suivit. Il titubait encore un peu.

— Guillermo ! supplia-t-elle quand elle eut refermé la porte qu'elle venait d'ouvrir.

Il la décoiffa. Il l'avait gentiment violée dans leur jeunesse. Depuis, elle se donnait. Ils montèrent encore un escalier, l'un derrière l'autre. Ils entrèrent dans un charmant petit salon éclairé par des vitraux mandarine et vert pomme. L'odeur était celle des lys dont les effarants pistils goûtaient sur la dentelle d'un napperon. Elle se posa sur le bord d'une chaise. Il jeta un œil poussif sur le décor. Le rideau se levait sur un bureau où elle s'appliquait tous les soirs à une comptabilité exemplaire. Souvent, les écrivains écrivent le matin, les commerçants comptent le soir venu. L'ouvrier n'a pas d'heure, dit-on, mais a-t-il de l'esprit ? On ne s'embourgeoise pas si facilement. Il reconnut le portrait en pied, quoique plus petit que nature, du créateur de l'entreprise, qui avait eu un prince pour amant et une princesse pour complice. Il l'embrassa encore. Il reconnut qu'il avait bu. Il avait rencontré une femme aussi. Enfin, plusieurs. La comtesse avait sa préférence. Elle le félicita, mais elle lui reprocha la perspective du duel. Ses confidences s'arrêtaient là. Elle avait changé. Il ne la verrait pas nue. Il la devinerait cette fois, à condition de ne rien trouver qui eût quelque rapport avec la réalité qui venait tout juste de la changer. Elle était encore en crise. Il avait le pouvoir d'y mettre fin. Elle ferma négligemment les petits volets et tira le rideau. Il se déshabilla dans la pénombre, écoutant les froissements sans doute calculés auxquels elle le soumettait avant de se livrer à ce qu'elle savait de lui. Il la reçut brûlante et humide, un peu flasque à l'endroit des hanches et sous les bras, il reconnut le cou, les épaules, les mains qui n'avaient pas changé. Il craignit un moment une diminution de son propre pouvoir.

Giselle l'avait épuisé cette nuit et le capitaine l'avait plutôt éreinté, au point qu'il ne se souvenait absolument pas de ce que le gaillard avait obtenu de lui, peut-être rien s'il avait seulement eu une hallucination, ce qui était le plus probable. Elle souffla dans le boyau et s'agenouilla pour l'enfiler. Elle parlait au petit personnage, lui recommandant non pas la tranquillité, mais la patience.

— Toi aussi tu as changé, dit-elle, et il la pénétra.

Il avait toujours été gentil avec elle. Il ne savait pas très bien ce qu'elle entendait par cette gentillesse. Ils l'avaient forcé à quinze ans, dans la nature. Puis il avait été malade et elle était revenue pendant les vacances. Elle participait aux petits soins, sinon on l'éloignait. Il n'aimait pas se souvenir de cette époque. Le capitaine avait bien failli lui arracher cette confidence. Un aveu la fondait, il résistait savamment à ces mots. Elle se rhabilla puis rouvrit les petits volets des vitraux. Il était encore nu. Le boyau avait disparu, belle discrétion. Elle lui proposa un alcool qu'il refusa en grimaçant. Il avait assez bu pour aujourd'hui, assez fumé. Un clocher battait le rappel. Elle était en retard. Un missel blanc, les gants, la mantille, le chapelet, vite ! La vieille dame l'attendait derrière la porte. Elle vit l'homme nu sur le sofa.

— C'est Guillermo, lui dit la dame.

— Guillermo ? roucoula la vieille dame.

Elle poussa la porte pour le saluer, mais il n'était plus sur le sofa. Il s'habilla au milieu des livres de comptes. Elle referma la porte. Il avait changé. On ne pouvait pas encore parler de vieillissement. La dame fit sortir les clientes, ensuite le groupe des quatre femmes se dirigea vers l'église. L'oncle les observait depuis une terrasse. Le ciel était parfaitement bleu. Il voyait le port et même le parc des thermes. Il avait la permission d'ouvrir les flacons. Ensuite il lui parlerait de Giselle. Elle voudrait tout savoir de Béatrice. Cecilia l'intriguerait. Le fantôme d'Agnes s'installerait sur la chaise voisine, comme au temps des petits soins que l'une et l'autre prodiguaient avec la même ferveur patiente. Non, le capitaine n'avait rien soutiré de ce muid. L'oncle était trop habitué aux fausses confidences qui n'ont d'autre but que de vous arracher votre propre vérité. Il pratiquait cette technique de temps en temps. Il en connaissait d'autres. Il était rarement la victime. Il ne lui parlerait pas de Petra. Petra l'avait subjugué. Pouvait-il avouer cet agenouillement devant le gigantisme enfin révélé de la femme ?

Les cloches se turent. Il aurait pu entendre le grincement solennel des portes. Un fiacre courait vers une autre aventure. Parut une domestique qui gloussait en rassemblant les draps. Elle avait posé un plateau sur le lit et donné un coup de pied dans un pouf pour l'en rapprocher. Monsieur déjeunait-il avec ces dames ? Elle cuisinait des soles. Elle céderait donc la sienne à Monsieur. Elle en avait choisi trois ce matin de bonne heure. Monsieur ne connaissait-il pas ce quai merveilleux où l'on se chamaille pour payer le moins et gagner le plus ? Elle mangerait les filets de vive qu'elle avait prévus pour demain. Monsieur appréciait-il la sauce verte ? Elle buvait du vin français. À tort. Elle-même préférait puiser un clarete. Le café allait refroidir. Elle inséra entre ses doigts un coin du drap et trottina sous le rideau. Il plia, replia et la laissa tapoter le carré blanc sur son vigoureux avant-bras. Le drap dont il avait usé fut chiffonné dans une corbeille. Un autre drap se déploya dans l'air. Elle bordait avec agilité. Il n'avait répondu à aucune de ses questions. Sans doute restait-il à déjeuner. Il avait du temps à perdre.

Il se rendit sur le parvis de l'église. Les mendiants se préparaient à entrer en scène. La place était déserte. Un jet d'eau sifflotait sous le regard des chats. Il alla voir les poissons rouges. Un gloria retentissait sous la voûte. Les tourterelles formaient une ligne sur la gouttière. Un petit nuage en forme de chapeau traversa le ciel, poussé par un air qui ne descendrait pas avant la fin de l'après-midi. L'oncle bâilla. Il mangerait la sole de la domestique et boirait un peu de vin français, dont il avait l'habitude, il en parlerait si la conversation avait besoin d'être détournée.

— Monsieur peut-il comprendre ?

Elle avait épousseté le corps étrangement musculeux d'un christ d'ivoire et de bronze. Ses yeux étaient percés de deux émeraudes qui lui donnaient un air de sainte-nitouche. Il portait le pagne de travers, révélant un nombril fascinant. Les pieds se croisaient dans un clou comme l'exige la tradition, par contre les mains, occupées à des travaux symboliques ou plus précisément paraboliques, rénovaient le mythe un tant soit peu. Une chandelle avait coulé sur le bois géométrisé à l'extrême. Les poissons rouges picoraient au fond de l'eau. Un chat touchait l'eau du bout de sa patte, la griffait mollement, l'oncle l'effraya. Il avait caressé un chat ce matin. Un chat noir au museau blanc. On ne caresse pas les hommes aussi facilement.

— Monsieur n'a pas bu son café.

Il possédait deux lettres récentes. Celle de Béatrice, que Giselle lui avait remise dans le parc (se souvenait-il du portique bleu sous lequel il avait redouté qu'elle ne fût pas la femme de sa vie ?). L'autre était de Giselle et il avait promis de ne la lire que ce soir. En tout cas il ne l'avait pas lue devant la domestique qui excitait ses sens peut-être sans le vouloir. Une troisième femme, en si peu de temps, ce serait de la folie.

Le chat bondit. Les autres chats n'avaient pas bronché. L'oncle regarda les poissons rouges, cyprins des eaux renouvelées par le jet d'eau qui formait un système avec un siphon dont il découvrit la bouche sous une touffe d'algues qui tourbillonnaient légèrement. Le gloria ne s'achevait pas. Il n'en percevait que les extrêmes, effets qui répondaient à l'acoustique de la place. Les mendiants fredonnaient dignement. L'un d'eux battait la mesure sur le dos de son écuelle. Le chat n'avait pas été loin. L'oncle sortit la lettre de sa poche. Giselle l'abandonnait-elle ? Ou bien lui livrait-elle Béatrice pieds et poings liés comme il la désirait ? La lettre n'était pas cachetée.

— Les femmes préfèrent les rubans. On les collectionne. C'est charmant au fond.

Comme il parlait au chat, un des mendiants lui enseigna que les animaux n'étaient pas doués de la parole unique ni de son entendement. Par contre, s'il s'adressait à des êtres humains, il obtiendrait une réponse à la hauteur de ses espérances. Les mendiants qui n'avaient pas compris cette subtilité ne demandèrent pas d'explication. Tous riaient, affolant les chats qui tournoyaient. Au fond du bassin, les cyprins n'étaient pas affectés par ces changements de couleurs et de perspective. L'oncle les contemplait.

— Exactement comme s'il allait les manger, dit un mendiant, peut-être le même.

Le bâton d'un garde municipal cliqueta sur la grille de la sacristie. Même les chats se tinrent tranquilles. L'oncle se laissa saluer.

— C'est un agnostique, dit un mendiant au garde.

— Et toi, qu'est-ce que tu es ? dit le garde.

Le gloria atteignait son paroxysme.

— Vous n'entrez pas ? demanda le garde.

— Et vous ? répondit l'oncle.

Le garde se raidit.

— Moi, dit-il, je surveille la racaille.

L'oncle l'avait un peu mouché. Il s'excusa, ce qui amadoua le cerbère toujours prêt à mordre.

— Vous devriez entrer, dit ce chien.

Il vit la lettre enrubannée dans les mains de l'oncle. Il s'en exhalait des parfums étourdissants. L'oncle ne l'avait pas dénouée. Le garde s'éloigna pour se raconter l'histoire à sa manière. Son bâton cognait le tronc des mûriers. L'oncle remit la lettre dans sa poche. Il mangerait d'abord, en compagnie de cette autre femme. La jolie vieille dame prétendrait pouvoir en témoigner encore quelques années. La sole serait délicieusement cuisinée. Il penserait aux filets de vive du lendemain. Il ne reviendrait pas à cette table avant longtemps. Elle aurait encore changé. Il la chercherait dans cette obscurité de lampe éteinte et de volets fermés. Le gloria s'éteignit. Il faisait bon près du jet d'eau. Je peux penser, se dit-il. Laisser le champ libre aux autres et à leurs choses. Il irait voir la polacre dans l'après-midi. Elle réclamerait une promenade digestive. Il préférerait la sieste mais il céderait au plaisir tranquille de l'accompagner.

— Maman, vous resterez avec Dolorès (la domestique au corps de lionne en cage).

Maman n'y verrait pas d'inconvénient, elle accepterait les coussins d'un fauteuil sous la treille et les vélums. Dormirait-elle ? On parlerait d'elle dans l'escalier, puis dans la rue. Ils passeraient devant la polacre sans s'arrêter. Il verrait le capitaine qui se montrerait discret. Elle adorait les après-midis du mois d'août. On y crevait un peu mais on s'habillait de voiles et de parfums. Il portait strictement la redingote. Maman rêvait sous la treille et les vélums, des abeilles visitaient son verre d'orgeat. Dolorès tricotait. Elle avait suspendu un flacon d'eau claire pour effrayer les mouches. Elle renouvelait tous les quarts d'heure les torchons humides de la cruche. Elle les trempait dans l'eau du puits et les essorait sur la margelle. La vieille dame la regardait tristement puis elle fermait les yeux quand elle revenait pour entortiller la cruche. Son visage redevenait celui d'une rêveuse paisible. Elle n'aimait pas montrer sa tristesse aux domestiques, d'autant que la sienne était entachée d'une sombre jalousie. Mais Dolorès était-elle heureuse comme elle (la vieille dame) le désirait jusqu'au vertige.

— Sans ce bonheur, nous ne signifions plus rien, s'était-elle risquée à affirmer dans une conversation dont elle n'avait pas oublié la géométrie surannée.

— Vous ne dormez plus, dit Dolorès. Il n'est pas bon de fermer les yeux quand on ne dort pas.

La vieille dame grimaça.

— Qu'est-ce que vous en savez ? dit-elle d'une voix cruelle.

Elle avait ouvert les yeux cependant. Comme elle était jalouse ! Comme elle en voulait à la vie d'être encore jolie et d'être vieille malgré sa joliesse ! Elle n'avait jamais été belle, pas de cette beauté qui condamne les hommes à la poésie, elle regrettait de s'être laissé ronger le cœur par une jalousie qui était la seule cause de ses crises de mélancolie.

— Vous voyez, dit Dolorès.

La voix de la vieille dame devint rocailleuse :

— Qu'est-ce que je vois ? dit-elle encore plus cruellement.

Que ferait-elle du corps de Dolorès s'il lui était donné ? Ce n'était pas la question. Don Guillermo ne reviendrait plus. Il se trahissait à chaque parole qu'il prononçait pour répondre aimablement à la douceur de cette jolie et raisonnable dame qui était la fille d'une vieille, jolie et adorable vieille dame qui fermait les yeux malgré elle, malgré ce qu'elle pensait des autres et malgré l'érotisme des femmes dont Dolorès était peut-être la reine. Don Guillermo l'avait en tout cas saluée comme telle.

 

UN JOUR

 

Cayetano était un petit chien de garde. De la race des pervers. Il préférait aller nu pour continuer de ressembler à un chien et son intelligence d'oiseau lui recommandait le port de la chemise réglementaire. Elle tombait largement sur des gros genoux qui avaient l'air infecté. Ils étaient bleus et jaunes, flasques, leur tumescence écœurait facilement, d'autant que les mollets le rapetissaient oui ils étaient la cause infernale de ce rapetissement, il avait un tronc de géant et les bras boudinés d'un nouveau-né. Les pieds noircissaient malgré les bains fréquents. Il bandait rarement, mais quand ça arrivait, il soulevait la chemise, le sifflet se dressait au milieu d'une touffe de poils rouges, à l'abri d'un boudin de gras où s'agitait un nombril protubérant. Il sentait mauvais comme un chien et empestait comme un chien. Il était chauve. Le sang rougissait ses oreilles. Il regardait en coin pour ne pas regarder. Il voyait un monde plat. Les transparences le piégeaient. Il ne connaissait pas d'unité et par conséquent était incapable de mesurer les choses et les autres. Il avait un rapport tranquille à l'animal. Il pouvait caresser un autre chien dans une conversation paisible au milieu d'un carré d'herbe où il souffrait de solitude. C'était sa seule maladie. Au début, on l'avait obligé à ramasser ses propres excréments sur le plancher de sa cellule. Il épongeait tristement l'urine de la nuit. Il vivait dans cet antre, comblé de poils et de douceurs huilées. Sa chemise était changée une fois par semaine, pendant qu'on le douchait. Il laissait sur le dossier d'une chaise la chemise qu'il portait depuis une semaine et quand il sortait de la douche, éternuant comme un oiseau, elle avait été remplacée par une chemise propre soigneusement pliée sur le siège de paille.

Il aimait les changements à condition de pouvoir les peindre. Il travaillait sur des feuilles libres avec une touffe de poils liés par un fil de boyau et une encre contenue dans la vessie d'un oiseau percée d'un trou et bouchée avec un bouton de cire. Il travaillait penché, jamais il n'aurait pu s'attaquer à un plan vertical, encore moins à un plafond comme c'était arrivé au maître de Caprese contre sa volonté et pour le bien de l'humanité. Cayetano n'aboyait pas, sauf si les circonstances le mettaient en présence d'une preuve évidente de l'existence du néant. Il ne voulait pas croire au néant. Il ne croyait pas plus au tout. Il croyait au funambulisme et au saut périlleux. Si les preuves de l'existence du tout lui étaient rapportées, il haussait les épaules. Il était seul au milieu d'un carré d'herbe verte. Si le chien existait, il caressait le chien mais il arrivait le plus souvent qu'il n'existât pas. Cayetano connaissait la douleur. Il en perdait la voix. Les crises, cependant, s'espaçaient. Il devenait chien plutôt que l'homme qu'on lui destinait de par les entrailles de la femme de l'homme auquel il ressemblait. Il aimait ces deux gouttes suspendues à un fil. Le chien s'y reconnaissait. Il reconnaissait le chien. Il nommait le chien. Au-delà du carré d'herbe verte il y avait quatre allées rectilignes où roulaient des chaises. Les amputés, les paralysés, les anémiques ressemblaient à des chiens qui se prendraient pour des hommes. Ils cachaient leurs mains sous le plaid. Il les regardait sans aboyer. Les autres chiens étaient des hommes. Il s'était battu avec eux plus d'une fois. Il avait toujours perdu. Il connaissait cette limite. Enfant, il n'avait franchi qu'une fois l'une des allées pour aller se promener dans le pré. Il avait mordu une femme.

La chemise grandissait à la mesure du tronc. Il apprit à retrousser les manches aussitôt la chemise enfilée. Il la remontait un peu au-dessus du genou. Les genoux enflaient avec les ans. Il regardait de près les brins d'herbe et il les peignait fidèlement. Quel talent ! Ses herbes étaient noires et blanches comme dans la réalité où elles étaient vertes comme peut l'être un mot de l'autre à propos de l'herbe. Il devint adolescent. On lui promit qu'il n'arriverait plus rien à son enfance. Il en avait assez des poils, des érections et des douleurs articulaires. Mais on ne pouvait pas reculer sur le chemin de la vie, il ne comprenait pas pourquoi mais le sentait parfaitement. Mais. Il aimait prononcer ce mot à la place des autres dont il surveillait sournoisement la conversation. À table, il était glouton ou il vomissait sans avoir rien mangé, on avait le choix, c'était lui qui ne choisissait pas. Il était surélevé par un coussin rempli de paille et de crin, un vieux coussin arraché à un lit, il cherchait le lit dans sa mémoire et ne trouvait que l'obscurité de la chambre, soit que les volets eussent été fermés, soit que la nuit les eût ouverts, le coussin l'élevait à la hauteur des autres quand il était assis avec eux autour d'une table, gloutonnant ou vomissant sa bile, selon le cas.

Felix était le plus observateur. Il se laissait caresser quoiqu'il n’admît jamais partager au moins l'existence avec les chiens. Il vomissait discrètement et mangeait avec des manières de Señorito. On ne lui donna pas le vin qu'il réclamait. Il avait son carré d'herbe verte mais il se contentait de s'y allonger pour regarder le ciel. Cayetano traversait l'allée en grognant. Il s'arrêtait au bord de l'herbe que Felix négligeait par bravade. Il lui posait une question. Par exemple quel âge il avait. Felix répondait par une plaisanterie, par exemple qu'il avait l'âge de ses artères ou bien un an de moins que l'année prochaine, ce qui mettait en jeu toutes les leçons d'anatomie et de physique alors que Cayetano était venu chercher un peu de compagnie parce qu'il se sentait seul et que la solitude le détruisait au lieu de lui inspirer des œuvres dignes d'intérêt.

Felix grandissait lui aussi. Il regarda les genoux de Cayetano avec inquiétude et non pas écœuré comme l'étaient les autres quand ils n'avaient plus la force de résister à la curiosité qui les avait d'abord rendus nerveux.

— Es-tu Cayetano ? demanda-t-il.

Il le savait. Cayetano haletait. Felix lui caressait le ventre. Charlotte était Charlotte. Cela, il le savait déjà.

— Ça ne vous fait rien de partager votre carré d'herbe verte avec un chien ? demandait-on à Felix qui n'avait pas conscience d'occuper lui aussi un carré d'herbe verte comme les chiens qui lui en parlaient.

— Non, disait Felix tristement, il n'était pas triste, il voulait l'être pour ne pas blesser Cayetano le chien qui pleurnichait comme l'enfant qu'il n'était plus depuis longtemps.

Il l'emmena même dans le pré. Ce fut, pour Cayetano, autant pour l'enfant qu'il n'était plus depuis longtemps que pour l'homme qui allait devenir le chien qu'il était, un moment d'une rare intensité. Il découvrait le pré à la manière d'un oiseau.

— Tu n'es pas un chien, avait dit Felix en commençant à arpenter le pré.

C'était vrai. Personne n'était chien.

— Le chien, ce n'est même pas moi.

Bien sûr, quand ils quittèrent le pré pour revenir aux jardins, l'effet de surprise s'estompa et Felix lui-même reconnut qu'il avait envie d'aboyer. Ils retournèrent ensemble dans l'un des carrés d'herbe verte, l'un ou l'autre, cela n'a pas d'importance. Cayetano se coucha. Felix était assis, pensif comme peut l'être un homme. Cayetano se rapprocha de l'homme. Il se mit à miauler pour plaisanter. Les lèvres de Felix esquissèrent un sourire. N'avait-il pas pépié lui-même en entrant dans le pré ? Il le reconnaissait et se laissa mordiller le bec.

 

SAMEDI SOIR

 

La lampe tempête du chien Cayetano court comme un feu follet dans les corridors. C'est sa ronde nocturne. Il ne cherche rien. Il promène la lampe comme un être humain promènerait un chien. Le plafond est bleu comme en plein jour. On suit le chien discrètement avec un seau et une pelle dans le cas où il déféquerait sur le dallage. On a oublié la serpillière. On n'a pas de lampe personnelle. On suit la lampe du chien qui montre le chemin à suivre, un chemin de portes et de fenêtres sous un ciel de lambris étoilés. Il grogne, bave, grince des dents, tire sur ses poils en les mordant et surveille la flamme de la lampe tempête dont le verre est brisé. Il est en chemise comme d'habitude, pieds nus, sale et puant, surtout depuis hier, l'oncle de Felix a chamboulé les rituels du vendredi et maintenant il s'en prend à ceux de la semaine.

— Il n'y aura pas de dimanche ! prophétise Cayetano.

— Pourquoi ? lui demande-t-on.

Dieu vient le dimanche, cousu de fil d'or, bague au doigt, Dieu aux joues de vieillard édenté, Dieu des cloches et des processions, Dieu du sacrifice des taureaux, pourquoi manquerait-il à ses devoirs de père parce qu'un américain est l'oncle de Felix ?

— Pourquoi ? s'écrie Cayetano qui aime l'éloquence, mais regardez autour de vous ! On ne voit rien sauf ce qui n'a pas changé.

— Tu vois quelque chose, toi, Cayetano ?

S'il voit quelque chose, il est en crise. On a baigné Cayetano dans l'après-midi du samedi. Évidemment, Felix n'était pas là. Contre toute attente, Cayetano est entré dans le bain glacé sans se faire prier. S'il a pris son bain sans résistance, il est en crise.

— Fouettez-le !

Cayetano sembla ne pas ressentir la douleur. Ni le plaisir. Rien. On l'aspergea d'eau oxygénée, découverte relativement récente, comme celle du chancre qui prospérait sur l'ubac de son pipeau. Il sortit des chaînes comme de l'eau, halluciné.

— Nous sommes samedi, dit le docteur, donc demain c'est dimanche. On serait jeudi, ou vendredi, je ne dis pas, tout le monde peut se tromper, mais samedi !

— Chacun sa cohérence, dit Cayetano.

Il voulait dire logique. Il l'aurait dit s'il avait parlé volontairement la langue des autres, mais il l'empruntait, comme tout ce qu'il ne possédait pas. On vida la baignoire dans la rigole de la salle d'eau. On remit les chaînes dans leur écrin. Demain, c'était dimanche. On verrait lundi.

— Ce sera trop tard, dit Cayetano qui sentait l'eau de Cologne et la plaie encore ouverte.

On ne répond pas à cette nouvelle provocation. On lui donne une autre chemise propre qu'il enfile en se plaignant des rigueurs de la fibre.

— Tais-toi, Cayetano, et cherche ! Cherche l'oiseau Felix !

Rien sur le carré d'herbe verte. L'un ou l'autre, peu importe. Rien dans la chambre, mais ça, il le savait, Felix l'avait prévenu qu'il sortait avec l'oncle venu d'Amérique, il a même pris le temps d'expliquer à Cayetano que cet oncle était celui de Felix et non pas celui de Cayetano comme le croyait Cayetano.

— L'Amérique est à tout le monde, avait dit Cayetano pour plaisanter.

Personne n'avait jamais blessé la patience de Felix. Cayetano dit « blessé » parce que les autres en étaient capables. Il cherchait. La lumière entrait dans le tunnel du couloir.

— Nous n'en sortirons pas, dit un des gardiens.

Cayetano voyait les détails de la scène mais cette fois il ne les décrivait pas. Il s'arrêta devant la porte de Felix. Il hésitait malgré sa certitude de pouvoir ouvrir cette porte sur une chambre vide. Une chambre sans Felix paraissait aussi improbable que Felix sans une chambre pour abriter son existence de corail. Cayetano éleva la lampe pour éclairer son visage, ce qui multiplia les ombres. Il était effrayant. Comment oublierait-on cette vision ? À quel prix si on réussissait à l'oublier ? Il frappa doucement. Pas de réponse.

— Il dort, dit le gardien qui parlait alors que l'autre se taisait parce qu'il n'avait pas l'habitude des rondes de Cayetano, surtout la veille d'un dimanche, on s'est confessé dans l'après-midi, on a fait pénitence, on veut arriver pur sur la table de communion, tirer la langue, sucer le corps panifié, le diluer, saliver ce qu'il faut, le chant de l'orgue dissimule tous ces petits bruits tandis que les nouveaux péchés passent inaperçus pour des raisons si personnelles et si profondes, et si pures enfin, que quoi ? dit le gardien qui parlait alors que l'autre s'était méfié toute la journée de la docilité de Cayetano qui continuait de se comporter étrangement devant la porte fermée.

— Il ne répond pas, avait même dit Cayetano alors qu'il savait qu'il n'y avait personne à l'intérieur de la chambre.

Qui d'autre que Felix ? On ouvrit la porte.

— Qui, je ne sais pas.

On l'ouvrit. La chambre était vide, le lit était vide, le miroir reflétait le vide, la lampe éclaira un vide vide lui-même de sens.

— Je ne comprends pas, dit le gardien qui prenait la parole quand le moment était venu de dire quelque chose à l'autre qui ne trouvait pas les mots pour exprimer son étonnement et sa déroute.

— Ça alors ! fit Cayetano comme s'il croyait ce qu'il voyait alors que jusque-là il avait cru à ce qu'il était sûr de ne pas voir en entrant dans la chambre.

Sans le miroir, la scène eût été unique en son genre. Le lit n'était pas défait. Le rideau était tiré sur une fenêtre ouverte. Le bourdalou était vide. Felix avait emporté la canne dont Cayetano connaissait l'existence, il avait même apprécié la douceur et la précision du mécanisme qui valait celui d'un fusil. Il fallait prévenir le directeur. Dans le couloir, on alluma une lampe sur deux.

— Qui c'est qui s'est suicidé ? demandait un paralytique qui avait lui-même manqué son suicide il y avait des années qu'il portait tristement.

Cayetano éteignit sa lampe-tempête.

— Cayetano avait raison, dit le gardien.

Il haletait.

— La prochaine fois, dit le directeur, vous le croirez !

Mais y aurait-il une prochaine fois ?

— Vous savez quelque chose, Cayetano ? demanda le directeur.

Felix l'avait prévenu, à Cayetano.

— Si tu ne te tais pas, ils s'en prendront à toi. Et s'ils découvrent ma fugue avant l'aurore, je suis cuit.

Cayetano n'avait pas réfléchi. Il se mordit la langue pour la faire saigner.

— Qu'est-ce que je vous disais ? dit le directeur, il sait quelque chose, secouez-le !

Cayetano aboya en vain. Ils le maîtrisèrent facilement. La mâchoire de Cayetano se brisa sous un genou.

— Il a mal aux dents, dit le gardien qui retrouve toujours la parole en présence du directeur.

Cayetano crut devenir fou. Il n'avait jamais été fou. Felix, qui avait vécu cette sinistre expérience de l'autre, lui en avait révélé l'imposture. Cayetano chercha encore, mais cette fois au fond de lui. Il n'y a rien de plus douloureux qu'une fracture de la mâchoire. Il ne criait pas. Sa langue explorait une cavité au bout d'une brèche. Le paralytique lui avait un jour conseillé le suicide en cas de force majeure. Cayetano se jeta par la fenêtre.

— La fenêtre ? Quelle fenêtre ? s'écria le docteur qui se souvint aussitôt de la fenêtre en question, la seule qui n'était pas barreaudée, à cause des fleurs qu'il y cultivait pour être ailleurs de temps en temps.

On descendit dans le patio. Cayetano était tombé sur le pavé, juste à côté d'un parterre de fleurs. La flaque de sang s'épanchait. Le corps donna encore deux coups de pied dans l'air puis il ne bougea plus.

— Pas de dimanche demain, dit quelqu'un qu'on n'identifia pas et que personne ne dénonça.

Un prêtre entra dans la mare de sang et s'agenouilla. Comme il levait les yeux dans le ciel noir, il vit Felix à la fenêtre.

— Vous êtes sûr ? demandait le directeur en regardant la fenêtre.

— Je ne sais plus, soupira le prêtre.

Il se tenait la tête dans les mains.

— C'est atroce, dit-il.

Tout le monde était d'accord avec lui. L'âme de Cayetano s'éleva enfin. Elle effleura les palmes, s'accrocha un peu à la corniche et finalement creva le ciel à l'endroit d'une étoile, la sienne justement.

 

SAMEDI

 

Dans les romans, on enlevait Charlotte et on rencontrait sur la route des saltimbanques et des Gitans. Il partit sans même l'embrasser.

— Tu l'embrasseras pour moi, avait-il dit à Cayetano.

Il partait sans bagages et à pied pour commencer. Il échappait au tribunal ou pire, au tombeau. Il n'échapperait jamais au passé. Il considéra son âge et ses ressources physiques.

— Il n'ira pas loin, mais jusqu'où ?

Le mieux était de prendre la mer. Il la contempla. Il était sur la plage. Le jour tombait. Des barques vertes godillaient dans l'estuaire. Il n'avait pas été loin. La ville était derrière lui, gisante, la cathédrale comme des mains jointes, orante couchée. Des mouettes se juchaient sur le cadavre d'un dauphin. Une brise légère lui épargnait les miasmes. Il trempa ses pieds dans les vaguelettes.

— Je n'irais peut-être pas loin, pensa-t-il, pas plus loin que la mer.

La perspective d'un voyage terrestre était à reconsidérer. Il avait encore assez d'énergie pour rentrer au bercail et remettre la fugue au lendemain.

— A-t-il bonne mémoire ? avait demandé l'avocat.

Son père ne savait pas. Agnes mesura le texte.

— Je crois qu'il pourra l'apprendre par cœur, avait-elle déclaré.

— À lundi, donc, avait dit l'avocat.

À moins de trouver l'excuse de l'absence pour cas de force majeure.

— Que penserais-tu, Felix, d'un voyage qui t'épargnerait l'humiliation d'un procès ?

Felix allait refermer la porte. Ainsi, il serait condamné. Son père regardait ses souliers dont il enfonçait le cuir avec la pointe de sa canne.

— Nous pouvons aller très loin, dit l'avocat.

Il y avait un exemplaire relié du Chant de la Patrie sur son bureau, soutenu obliquement par le corps d'une chasseresse.

— Où irait-il ? avait demandé son père. En Amérique ? Guillermo est trop occupé, penses-tu !

On réfléchissait tous les trois dans un petit salon adjacent au bureau de l'avocat.

— Vous y serez à votre aise, avait-il caqueté.

Il offrait une collation de chocolat et de beignets.

— Felix se bâfrera. Tu ne réfléchis pas, lui avait reproché sa mère.

Non, il ne réfléchissait pas. Il ne pouvait pas fumer non plus, la fenêtre était fermée et il n'en trouva pas le mécanisme.

— Ce ne doit pas être sorcier, dit son père.

La poignée pivotait dans le vide.

— Je t'en prie, Pedro (ou Carlos ou Vicente ou Francisco ou n'importe quel prénom puisque ce n'est pas mon père) ! Cesse de t'agiter comme un gamin !

Elle le traitait d'inutile. Felix remit la cigarette dans son étui.

— Le diable n'a rien laissé, dit son père de retour dans le fauteuil.

Sa mère réfléchissait. Guillermo était en retard. Il aurait dû être là aujourd'hui. Il valait mieux ne pas compter sur lui. Ce voyage en tout cas n'aurait pas lieu. Elle allait se désespérer. Ou tuer.

— Felix ou Jean, choisissez, avait dit l'avocat.

La mort, le voyage ou les conséquences d'un procès. Elle choisissait la mort, Felix optait pour un voyage à planifier avec elle, l'oncle avait, dans une lettre qui avait maintenant plusieurs mois d'existence, conseillé en termes sibyllins un procès raisonnable. Il était vrai que l'humiliation de Felix ne le concernait pas, pas plus que sa mort d'ailleurs.

— Que choisis-tu, Felix ?

Comme il avait déjà choisi le voyage, cela laissait entendre que le choix se limitait à la mort ou au jugement des hommes dont elle ne voulait à aucun prix, ce qui réduisait encore le champ des possibilités.

— Qui le tuera ?

Qui, c'est-à-dire comment ? Il y avait évidemment une relation entre le personnage et ses méthodes. Elle n'avait jamais tué personne. Son père avait sommairement exécuté deux ou trois domestiques. L'oncle avait horreur de se servir de ses mains autrement que pour falsifier les documents qui portaient témoignage de son existence. De plus, il était le garant du voyage. Mais le bateau avait été retardé par des imprévus dont il n'épargnerait pas le détail, mais à quel moment ? Avant lundi ? Ou après ? Et dans quelles conditions ? On était samedi finalement. L'oncle était arrivé la veille, ce qui reposait la question du voyage. Et du procès. Une femme assez jolie jouait avec un enfant. L'enfant n'avait jamais vu un grillon de sa vie. Il était couché à plat ventre sur l'herbe et il observait la brindille que la femme agitait dans le trou. D'un doigt agile, il écartait les petites mottes de terre. Il était crispé comme un poing, et elle attentive, appliquée, lente comme une araignée. Felix recevait les baisers de Charlotte. L'oncle côtoyait une madone au sein nu. Un poupon s'allaitait. L'oncle raisonnait un enfant jaloux. Il réparait mollement les assemblages de son jouet. Une autre femme montait dans l'arbre à la place de l'enfant qui voulait y monter et qui s'était assis dans l'herbe pour la regarder. Felix pensait à la mort. Il caressait l'épaule de Charlotte et il pensait à cette mort ridicule qui serait la sienne s'il se laissait aller au fil de l'eau des autres. Il connaissait tous les projets, depuis sa mort instantanée sous les roues d'un fiacre, boue de sa mort, à son voyage infini au fond d'une cale, pétrification de sa solitude. Charlotte optait pour une mise à nu, ce qui la rapprochait de l'oncle.

— Qu'est-ce que tu risques ? dit-elle.

— Liquéfaction des passions qui structurent mon être devant les autres, maison où tu habiterais si tu n'avais pas une cervelle d'oiseau !

Il ne se révoltait qu'en sa présence. Dans les fourrés, les autres jeunes filles riaient sans trop savoir ce qui les rendait si joyeuses. Un passant les eût désirées telles quelles, sans plus d'obsession. Felix ne voyait rien d'autre que la boue, la roche, l'eau. Il s'efforçait de ne pas voir mais Charlotte devenait inutile et il voyait ce tableau sans personnages, sans histoire, reconnaissant enfin ce moment terrible où les objets prennent la place des mots. Il sombrait. La jument de Giselle enjamba la haie. Il s'accrocha à cette robe bleue.

— Je vous ai blessé ? se plaignit-elle en mettant pied à terre.

Non, il avait seulement eu peur. Les jeunes filles riaient de plus belle.

— Je suis ridicule, dit-il en se relevant.

Giselle était un homme. Il sentit cette force musculaire. Puis la douceur d'un affleurement dont l'objet devait demeurer mystérieux. Il perdait connaissance dans une chevelure. L'oncle vola à son secours. Charlotte n'avait pas bougé.

— Je regrette, bafouillait Giselle.

— Vous le déroutez plutôt, dit l'oncle qui reluquait les frimousses de la broussaille.

La jument renâclait encore. Deux cavaliers demandèrent des nouvelles du jeune homme. Giselle en prenait soin, caressant maintenant la tignasse pommadée.

— Comment te sens-tu ? demanda l'oncle.

Charlotte paraissait paralysée. Felix laissa échapper un gémissement digne de ses passions du moment. Les deux cavaliers s'éloignèrent. L'enfant au grillon éleva le bocal à leur passage.

— Il n'a rien, dit l'oncle, vous l'avez surpris, il a toujours eu une peur panique des chevaux.

Giselle se pencha.

— C'est vrai ? demanda-t-elle.

Jean et les chevaux. Felix jalousait les chevaux. Le mot cheval avait été remplacé, ce qui n'empêchait pas les chevaux d'exister. Charlotte se laissa entraîner par ses petites amies. Felix la voyait pour la dernière fois, fragile et emportée, sur le point de lui demander s'il acceptait cette situation sans au moins chercher à la revoir. Elle disparut dans un envol de jupes.

— Qui est-ce ? dit Giselle.

Felix pâlissait encore. Elle lui pinça la joue.

— Mon Dieu ! s'écria-t-elle. Il est exsangue !

Elle lui tamponna le front avec les nœuds d'un mouchoir. L'oncle éteignit son cigare.

— C'est le cheval, répéta-t-il.

Qui d'autre ? Il éloigna le cheval et l'attacha sous les hêtres. En revenant, il considéra le tableau. Le pâle Felix, les gosses qui se chamaillaient autour du bocal, les femmes agenouillées dans l'herbe sous le commandement de Giselle qui obtenait des résultats. Felix revenait à lui.

— Ne pensez plus au cheval, dit Giselle.

Ne plus y penser, c'était ne plus penser.

— Ça vaut peut-être mieux, dit-elle.

Elle avait perdu son foulard, le foulard de Cecilia. Felix se laissait dorloter. La nourrice regardait son blanc de l'œil.

— Quel cheval ? dit Felix.

Une femme jouait avec une brindille. Une autre avait déchiré sa robe. Le grillon valsait dans sa cage de verre, mouché par les feuilles de salade et le radis en rondelles.

— Nous devrions rentrer, proposa l'oncle.

Felix s'appuya sur les genoux de Giselle.

— Je peux, dit-il.

Son propre visage effleura le visage de Giselle. Elle le soutenait.

— Tout, finit-il par dire en ricanant comme un moineau.

— Nous prendrons un fiacre, dit l'oncle.

Déjà son œil expert cherchait sur le boulevard pressé.

— Vous marcherez avec moi, dit Giselle à Felix.

Le cheval paissait tranquillement dans le bois.

— Nous ne l'oublierons pas, dit l'oncle qui marchait devant, portant les deux cannes, l'une sur l'épaule, l'autre bien en main piquant le gravier de l'allée.

Avait-il remercié les femmes qui étaient venues en aide à Felix ? Il retourna sur ses pas pour leur rendre hommage.

— Où allez-vous ? dit Giselle à son passage.

Sa voix trahissait une inquiétude inattendue de la part de cette espèce d'homme. Felix voulut la rassurer. Il se sépara d'elle. Elle le soutenait encore un peu sous l'aisselle.

— Mon chapeau s'est envolé ! dit-il.

Il était sincèrement peiné par cette perfidie de la part d'un objet qui avait été sa propriété. Elle l'assurait cependant qu'il n'était pas coiffé quand le cheval avait rué dans la broussaille.

— Non ? dit-il.

Mais la désertion du chapeau avait peut-être eu lieu avant l'apparition théâtrale du cheval.

— Voulez-vous que nous cherchions ? demanda-t-elle.

Il tomba de nouveau dans ses bras. Il en éprouvait encore la perfection.

— Nous allons perdre du temps, dit-elle.

Elle n'était pas impatiente, seulement précise et différente des autres.

— D'ailleurs votre oncle prend tout le temps dont nous disposons vous et moi depuis que nous nous connaissons, dit-elle.

L'oncle finissait de baiser les mains. Il allait maintenant parler aux enfants. L'une des femmes (la nourrice je crois) s'était écriée :

— Mon Dieu ! Nous sommes déjà le dernier jour du mois !

L'oncle procéda tranquillement à l'élévation du bocal sur l'autel de l'enfance. Le grillon était pétrifié ou mort. Felix devenait hystérique devant les cadavres. Il prévint Giselle.

— Mon ami ! dit-elle à l'oncle, nous nous mettons en retard, je crois.

On ouvrit le bocal. On versa le contenu dans l'herbe. On éparpilla les feuilles de salade, les rondelles de radis, les brindilles jaunes. Le grillon était à l'œuvre. On le regarda perforer la surface de la terre.

— Vous vous rendez compte ? fit l'oncle.

L'oncle savait apprécier les espèces, seuls les individus circonstanciaient ses jugements. Felix continuait de pâlir sur l'épaule nue de Giselle.

— Je me sens mieux, avait-il ânonné.

Une des femmes montrait aux autres la petite brindille. L'oncle connaissait la technique mais il n'y avait pas de grillons dans les terres de son enfance. Il parla des scorpions. Felix se joignit aux enfants.

— Nous ne partons plus, fit Giselle.

La nourrice se reboutonnait.

— Nous n'avons pas d'enfants, dit Giselle.

Elles s'assirent toutes les deux sur le même banc. L'oncle avait dégainé l'épée. On changeait de sujet. Felix retrouvait ses couleurs. On le vit même se lever pour empoigner l'épée et estoquer le ciel. L'oncle donnait une leçon de pointe. Évidemment ses bottines le gênaient. De temps en temps, on vérifiait l'état d'avancement des travaux du cricri à peu près invisible maintenant. Felix jubilait avec ses semblables. Que recouvrait-il de son rire d'adolescent en crise ? Giselle avait permis qu'il l'explorât un peu. Il n'avait sans doute rencontré que le muscle. Elle parlait rarement de ses entrailles. À côté d'elle, le poupon dormait sur des cuisses molles.

— Belle journée, dit la nourrice, nous avons passé une belle, très belle journée, si longue, si tranquille !

Giselle frémit. Le cheval l'appelait.

— Je ne sais pas, cria-t-elle à l'oncle, si je ne dois pas m'en aller !

D'un bond, Felix fut à ses pieds.

— Pour aller où ? demanda-t-il.

Il entendait le cheval mais ne le voyait pas.

— Nous prenons les eaux, commença-t-elle à expliquer.

— Les eaux ? fit Felix.

Sa mère aussi prenait ces bains.

— Vous vous connaissez peut-être ?

Le cheval grattait la terre.

— Il va me rendre fou, dit Felix.

La nourrice était mal à l'aise.

— Je vous accompagnerai, dit Giselle.

L'oncle s'amena.

— Non, non, dit-il, il est sous ma seule responsabilité.

Felix eut un vertige. Le cheval venait de ruer, secouant la broussaille du sous-bois.

— Je vous en prie, ne partez pas !

Il avait presque crié.

— Nous rentrons, dit l'oncle.

Il mit les deux cannes sous son bras. Felix tenait la main de Giselle. Il communiquait avec elle.

— Je ne sais pas, dit-elle.

L'oncle fit une révérence. Il était moins obséquieux que tout à l'heure.

— Allons-nous-en ! dit-il.

Mais Felix ne voulait pas lâcher la main de la belle cavalière.

— Vous aviez promis de bien vous comporter, dit Giselle doucement.

Elle usait d'un plus-que-parfait. Felix s'embrouilla.

— Ils veulent me tuer, pensa-t-il.

Il eut cependant la sensation d'avoir parlé à voix haute. En conséquence, il attendait une réponse. La nourrice parut s'enfuir. Elle avait sans doute compris ce qui se passait. Elle oubliait un hochet.

— Hé ! Le hochet !

Elle détala. Felix agita le hochet. Il avait l'air un peu fou mais pas au point de décourager la cavalière athlétique qui entrait dans sa vie pour, espérait-il, en changer le sens. Le grand frère était revenu pour récupérer le hochet. La nourrice attendait dans l'allée.

— Je ne veux pas m'embrouiller, pensa Felix.

Il rendit le hochet.

— C'est fait ! dit-il à Giselle.

L'oncle s'impatientait. Un caillou était entré dans sa bottine.

— Nous nous reverrons, dit Giselle.

La main glissa.

— Quand ? demanda l'oncle.

Elle ne savait pas.

— Ah ! j'oubliais, dit-elle, et elle sortit une lettre de sa manche.

— Béatrice ?

L'oncle se dépêcha.

— Nous n'avons plus le temps, dit-il.

Il se mit à marcher.

— Allez-vous-en ! dit Giselle à Felix.

— Ils me tueront, pensa Felix qui n'arrivait pas à prononcer cette phrase qui eût mis la puce à l'oreille de cette gladiatrice surgie du néant.

Mais le cheval s'avançait, lentement conduit par un enfant.

— Courez ! dit Giselle.

Felix se mit à courir. Il rattrapait l'oncle. Il n'y pouvait rien. Il entendit le galop du cheval. L'oncle leva les deux cannes pour héler un fiacre.

— Je suis mort, pensa Felix. Ou plutôt, ils vont m'enterrer vivant.

Mais n'avait-il pas agi en gentilhomme en ne compromettant pas Giselle ? D'ailleurs, l'aurait-elle cru ? Le fiacre courait sur le pavé, véloce et bruyant. L'oncle avait retrouvé sa tranquillité. Il s'appuyait sur les deux cannes.

— Quel jour sommes-nous ? demanda distraitement Felix.

Le corps de l'oncle bringuebalait sans réponse. Mais Felix n'avait peut-être pas parlé. On allumait les réverbères sur le trottoir. Il adressa un salut poli à l'allumeur qui gravissait une échelle.

— Voilà un bon métier. Une vie tranquille. On envoie les enfants à la guerre. On revient soi-même de la guerre. La guerre.

L'oncle avait lui-même vaincu Napoléon. Dans les romans, Charlotte ne vieillissait pas. Cayetano avait lu tous les romans. C'était ce qui le retenait entre ces quatre murs. Mais rien ne retenait Felix, tout le poussait à entreprendre un voyage sans retour. Il avait préparé un baluchon sommaire. Il n'avait jamais sauté le mur dans ces conditions. Cayetano l'encouragera. Le temps arrêté à cause d'une horloge, les Gitans de la route, les saltimbanques et leurs créanciers, Charlotte qui tisse, qui tisse, qui tisse et Werther qui meurt, qui meurt, qui meurt. Cayetano retenait ses larmes.

— Tu ne me quittes pas, murmurait-il juste avant la disparition de Felix.

Sur la plage (car Felix n'avait pas encore été loin), Felix se demandait jusqu'où il était destiné à aller. Il avait sans doute tort de croire à un destin. La mer n'était pour l'instant qu'un estuaire. Le phare venait de s'allumer. Il entendit le cheval. Elle l'appelait.

— Personne ne vous cherche encore, dit-elle.

Elle le prit en croupe. Giselle pouvait être un homme. Il se serra contre elle. Maintenant c'était lui qui était emporté. Où l'emmenait-elle ? L'eau giclait des deux côtés.

— Ils ne me tueront pas, pensa-t-il.

Il n'avait toujours pas la force de prononcer cette terrible accusation.

— Fermez les yeux, lui conseillait Giselle.

Le cheval escaladait une pente rocailleuse. Felix ferma les yeux. Il reconnaissait volontiers souffrir facilement de vertige. L'odeur des chevaux avait le même effet, mais il chevauchait avec elle, avec ses parfums.

— Où allons-nous ? demanda-t-il enfin.

Il ne connaissait pas Béatrice. Il avait ce désir fou de connaître des femmes par leur petit nom. Il connaissait une Cecilia mais elle ne le connaissait pas.

— C'est étrange, dit Giselle.

Maintenant le cheval traversait un pré bordé d'une muraille.

— Nous irons le plus loin possible.

Des promeneurs regardaient la mer dans des lunettes.

— Qui sont-ils ?

Elle ne pouvait pas le savoir. Pourquoi abandonnait-il Charlotte ? Le chagrin de Cayetano le tenaillait sans explication.

— Nous vivons sur la colline, dit-elle, juste au-dessus des Bains.

La perspective était magnifique. Le soleil se couchait dans une ombre verte. Elle aimait les chevaux. Pourquoi ne pas les aimer ? Il ne parlait plus. Pouvait-il avoir confiance en elle ? Elle lui promettait une nuit tranquille. Il ne reconnaissait pas l'endroit. Bon signe. S'il arrivait à parler, si seulement. Mais les mots tuer ils moi étaient imprononçables. Le cheval marchait dans une allée. D'un côté, le bois était entré dans une ombre inquiétante, de l'autre, le jardin géométrisait des blancs nourris de lune. Déjà la nuit. Nous n'arriverons jamais. Il embrassait ce corps d'athlète, se nourrissait de ses parfums.

— Felix, vous parlez tout seul !

Il se mordit la langue, mais pas jusqu'au sang, elle ne le condamnait pas, elle ne cherchait pas à le changer, peut-être avait-elle le pouvoir de l'initier à la nécessité de l'autre.

— Nous arrivons, dit-elle.

La grille était différente. Il n'y avait aucun gardien à l'entrée.

— Nous sommes chez Cecilia. Nous en reparlerons lundi.

Il avait donc le dimanche de son côté.

— Ils ne me tueront pas dimanche, se dit-il, ils me jugeront lundi.

Pouvait-elle repousser l'échéance à mardi ? Mardi c'était embêtant.

— Monsieur le comte se bat en duel ce jour-là. Pourquoi pas lundi ? demanda-t-elle.

Elle devenait distraite.

— Justement, voici le comte.

Il descend les marches du perron les mains dans les poches. Il s'incline légèrement. Felix glisse le long de la jambe de Giselle. Il salue le comte à son tour. Il ne veut pas déranger. Giselle s'esclaffe. Elle a mis pied à terre.

— Vous comprendrez, dit-elle au comte en passant.

Un valet emporte le cheval.

— Suivez-moi, Felix, dit-elle en haut du perron.

Le comte a disparu. Giselle rit encore de l'étonnement de Felix qui l'interroge.

— Ce qu'il vous faut, dit-elle, c'est manger et dormir.

Il avait pensé à l'amour. Avec qui ?

— Et vous croyez que don Guillermo comprendra tout ce cirque ? disait le comte revenu d'on ne savait où.

Qu'espérait-elle de Felix ? Elle l'entraîna joyeusement dans la salle à manger. La table était copieusement servie.

— Ensuite, dit-elle, je vous montrerai le lit où l'on dort tout seul.

Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose. Mais quoi ?

 

 

IV

 

Envoi

 

Elle se fit servir un rafraîchissement. On l'observait. Le groupe était composé de trois femmes qui roucoulaient sous un parasol et d'un homme qui lui ne la regardait pas, occupé à lire un livre dont il ne tournait pas les pages. Elles picoraient dans le même plat. Elle était en mauvais termes avec Cecilia depuis de nombreuses années. Cette année, leurs dates de cure coïncidaient, ce qui n'était jamais arrivé, mais elles ne se consultaient plus par l'intermédiaire de tel ou tel de ces amis qui ne l'était plus ou avait fini par limiter son pouvoir discrétionnaire à d'autres questions. Agnes avait d'abord redouté la possibilité d'une rencontre, puis, comme cela n'arrivait décidément pas, elle s'était juré de faire la preuve d'une parfaite indifférence le cas échéant. On l'avait informée de la présence de sa sœur, sinon elle se serait peut-être effondrée sous le coup de l'émotion, Cecilia possédait encore ce pouvoir, ne l'avait-elle pas ensorcelée jadis ? L'information contenait le témoignage de ces charmes d'un autre temps. Elle récompensa la mauvaise langue par des flatteries, elle était désargentée en ce moment et encline à limiter ses dépenses aux plaisirs annexes des eaux qu'elle prenait peu le matin et quelquefois le soir si elle n'avait pas oublié de réserver sa place.

En vérité l'annonce de la présence de Cecilia l'avait profondément affectée. Le premier jour, elle s'enferma dans sa chambre sous le prétexte d'une migraine qui alarma un vieux médecin condamné à poireauter devant sa porte parce qu'elle était nue. Elle n'expliquait pas la nudité. Cecilia descendait du château vers sept heures du matin, en grand équipage comprenant valets et donzelles. Elle s'en allait avant la tombée du jour. Elle louait un appartement dont les fenêtres donnaient sur les jardins. Agnes, qui s'y promenait le lendemain matin de son arrivée, se souvint tout à coup de cet observatoire. Un regard dans son poudrier lui révéla que les trois fenêtres de l'appartement de Cecilia étaient toutes grandes ouvertes. Elle trouva une ombre, puis suivit le chemin de l'ombre pour faire le tour du bâtiment. Elle s'était levée tôt. Le médecin l'avait visitée. Il la surveillait depuis hier.

Il connaissait ses crises nerveuses. Elle commençait toutes ses cures par une agitation étonnée. Suivait une période de prostration, qu'il mettait à profit pour s'approcher d'elle. Ensuite seulement elle profitait pleinement des eaux et de la compagnie des autres, encore qu'elle se tînt toujours à distance des confidences et autres appels du pied. Jamais femme plus belle n'avait habité ce complexe de bains, de jardins et de salons dont le vieux médecin était le gérant avisé. Après tout il lui prenait son argent et surtout, il connaissait son corps, ce qui la déroutait.

On avait interdit le bain à Felix, parce qu'il s'y noyait. Il croyait qu'on s'en prenait plutôt à ses parasites et il exhibait des échauboulures qui avaient leur histoire. Agnes fut vite priée de mettre un terme à ces scènes. Elle se tenait à cette décision depuis des années, encore des années à ajouter aux années sans possibilité de superposition. L'incompressibilité du temps l'étonnait moins toutefois que les qualités plastiques de l'air qu'elle respirait. L'air était-il renouvelable ? Elle assistait à des leçons naturelles et prenait part à des séances de spiritisme. La mode était au magnétisme. Felix jouait avec des aimants. Sa fragilité empirait un peu plus chaque année. Elle était passée de l'agacement à l'indifférence. Des questions d'argent l'obligeaient encore cette année à revenir à ces eaux, sinon elle eût poussé plus loin, elle avait une carte, de mise à jour récente, de toutes les places thermales. Celles dont elle pouvait jouir étaient entourées d'un trait rouge.

Chaque année, à son arrivée, le vieux médecin renouvelait sa prière relative à Felix qui grandissait, précisait-elle. Sa chambre était coquette comme celle d'une jeune fille qui se prépare à agencer les ameublements de sa future résidence ou simplement à comprendre et à apprécier la philosophie d'un ameublement hérité d'une tradition fragile et impérieuse. Elle commençait par une diminution de la lumière. Son corps cherchait la tranquillité, encouragé par le récitatif du vieux médecin qui savait tout d'elle. Elle le priait de s'asseoir et on amenait sa chaise pliante dont les pieds marquaient un peu le vieux tapis d'Arabie. Cette fois, c'était sa sœur qui provoquait la crise. Il avait fait de son mieux pour éviter la coïncidence des séjours mais doña Cecilia n'avait rien voulu entendre. Avait-elle un projet ? Agnes n'en savait rien. Son instance était réduite à néant. Le médecin relativisa les effets de ce qui n'était peut-être pas un hasard. Agnes but une dizaine d'herbes calmantes et passa une nuit à peine agitée par des courses folles et sans issue. Elle transpirait un peu. Comme elle dormait nue, elle n'avait pas oublié de fermer la porte à clé. Le petit déjeuner rutilait sur une desserte au bord du paillasson. Elle ouvrit, poussa le paillasson au bout du pied, fit rouler la desserte, referma la porte, poussa encore la desserte jusqu'à la fenêtre et tira les rideaux.

Elle se souvenait confusément de ce qui l'agitait. Il n'y avait pas de courrier dans le petit plateau d'argent, ni de cartes de visite. La journée promettait d'être tranquille. Demain, deuxième jour de ses vacances si elle omettait le jour de son arrivée, elle irait voir Felix. Elle ne le voyait plus depuis sa dernière crise. On lui écrivait régulièrement pour la rassurer. Les plaies se soudaient. L'enfant ne saignait plus. Les saignements en question étaient la conséquence des tentatives de mutilation. Il avouait lui-même ne pas trouver la force nécessaire à la pénétration de la lame. Alors il coupait ou tentait de couper. L'enfant était parfaitement fou. C'était aujourd'hui un adolescent. Il portait la moustache et soignait son apparence. Même sa conversation avait trouvé un style, mais des volubilités la rendaient déroutante et même hermétique si l'on s'enferrait avec lui.

Enfant unique, il n'héritait de rien. Les cousins grandissaient dans cette optique. Elle l'avait abandonné à son destin et songeait même à l'oublier. Comme elle était veuve et que sa beauté lui paraissait inépuisable, elle songeait aussi au mariage. En attendant, elle avait des amants, plutôt parmi les hommes du peuple, parce qu'ils savaient forcément à quoi s'en tenir. Un noble de son espèce l'avait une fois conquise jusqu'à l'ivresse mais il avait assassiné sa propre épouse et on l'avait pendu sur une place avec d'autres assassins, mais ceux-là étaient de basse extraction et elle s'était sentie humiliée par le spectacle des corps suspendus par le cou, un matin, l'été embrasait le ciel. Elle ne désespérait pas, Agnes. Elle entretenait sa beauté.

Felix en était amoureux. Mais elle ne réussissait pas à déclencher les passions, elle ignorait pourquoi. On ne la courtisait pas, on la flattait. Les femmes la tenaient à l'écart, mais sans excès de jalousie. Elle n'avait jamais eu à se battre avec elle. Elle avait mauvaise réputation. Cela tenait à un fil, ou au plus aux fils nécessaires à agiter encore la marionnette de celui qui avait été son époux. Peut-être même était-elle responsable de la folie de son fils. Cecilia intervenait-elle encore dans ce débat ? Depuis qu'elle habitait l'Amérique, c'était difficilement croyable, aussi Agnes ne croyait-elle plus à ce venin, mais les effets ne s'en faisaient-ils pas encore sentir, malgré le temps et la distance ?

On vit doña Cecilia secouer son petit mouchoir. Agnes comprit que c'était à elle qu'elle adressait cet appel. Aucun domestique ne bougea. Les deux femmes qui accompagnaient Cecilia formèrent ensemble un sourire de circonstance. L'homme daigna lever les yeux. Depuis le début de ce séjour seulement désiré par son épouse, il s'amusait des petits gestes de Cecilia et même y répondait si c'était lui qu'elle visait. Son empressement irritait un peu sa tendre et éphémère Béatrice qui soignait sa beauté au lieu de la cultiver. Il connaissait Agnes depuis hier, pour l'avoir vu passer et être aussitôt tombé sous le charme. Tout de suite il avait aimé cette lenteur d'insecte. L'élégance était certes quelque peu surannée mais était-il seulement pensable qu'elle peignât autrement la rouge chevelure qui bouclait sous les peignes ?

La comtesse Giselle de Vermort l'encourageait dans ses recherches, jusqu'à l'humiliation quelquefois, mais son excessive féminité le condamnait au silence et à l'immobilité. Il se leva donc, la chaise derrière lui produisit un grincement qui les agaça toutes les trois et il fit un pas vers Agnes qui lui tendit ses doigts. Cecilia fit les présentations sans quitter son siège. Agnes dut s'incliner pour lui embrasser le front. L'homme fit encore grincer la chaise pour la rapprocher d'Agnes. Il était, selon ce qu'il disait, heureux de faire sa connaissance. Il découvrait une rare beauté, compliment qu'il étira dans le sens des trois autres femmes qui le cernaient.

— Felix est chez moi, dit soudain Cecilia.

Qui était Felix ? Giselle et Béatrice posaient des mains soignées sur leur poitrine. L'homme adorait ces cous fragiles, quoiqu'il doutât de la fragilité de Giselle, qui montait à cheval et se battait avec des hommes. Agnes ne montrait pas son cou. Il devinait une chair crispée. Béatrice était lascive ou n'était pas. Il rendait hommage à sa beauté d'écolière une fois par semaine, la nuit, elle décidait de l'heure mais changeait de parfum pour le prévenir qu'elle se sentait désirable ce soir. Giselle l'eût facilement étonné, dérouté peut-être, il ne le souhaitait pas vraiment. Quant à Cecilia, elle appartenait à un autre monde et il doutait d'avoir un jour à y mettre ses pieds de petit bourgeois argenté et parfaitement informé des dernières innovations techniques et scientifiques. Seul le domaine de l'art échappait encore à son emprise, mais Giselle lui avait donné à rêver devant une composition historique.

Agnes avait donc un fils, c'était ce blanc-bec qu'il avait vu il y avait deux ou trois jours chez Cecilia où ils avaient dîné, lui et Béatrice, en habits du dimanche, comme il disait pour plaisanter les prétentions sociales de la douce et peu durable Béatrice. Felix était apparu en chemise, un peu surpris qu'on donnât un dîner sans l'inviter. C'était un jeune homme assez sec et même grand, aux cheveux pommadés, il agitait des mains aux ongles vernis et exhibait la blessure de son poignet, une entaille qui n'avait pas affecté l'artère mais il n'y pensait plus. Il scandalisa jusqu'à l'arrivée de Cecilia. Un valet emporta le Paillasse, nom que le jeune l'homme s'était donné lui-même. Ensuite on n'en parla plus.

Béatrice se grisait comme à tous les repas qu'elle prenait chez les autres. Giselle épouvanta des hommes par le spectacle de son adresse au jeu des fléchettes qu'on lançait sur le derrière blanc d'une statue dont l'endroit était émasculé. Cette femme pouvait plaire. Le comte son époux tuait des imbéciles par le moyen du duel. Il collectionnait les pistolets. On ne l'avait pas encore vu. Giselle le promettait à des hommes circonspects. Notre bourgeois se tenait à l'écart. La féminité l'éblouissait et celle dont usait la comtesse était particulièrement éclairante. Il retournait à Béatrice, ne reconnaissant plus ses parfums et redoutant qu'elle le prît au dépourvu comme elle le désirait peut-être.

Felix revint, cette fois bien mis. Un valet le suivait, qui portait sur ses avant-bras le chapeau, les gants et la canne. Le jeune homme offrit des cigarettes. Cecilia se déplaça jusqu'à lui pour le féliciter. Il dansa avec elle, visiblement amoureux de sa tante. Elle s'amusait. Il conduisait un corps facile et souple pour son âge. Elle perdit haleine au bout de deux valses. Il se jeta dans les bras de Giselle qui se laissa emporter après lui avoir promis de résister au vertige qu'il lui inspirait. Elle était exagérément décolletée et exhibait un cou parfaitement nu. Béatrice jasait sur une chaise. Elle avait connu l'aventure et n'y reviendrait plus, du moins minou en était-il convaincu et il se comportait galamment avec les autres femmes. Il valsait sur un pied, il reconnaissait lui-même qu'il n'avait pas le sens du rythme et confessait à des dames sommaires et distinguées que son cœur penchait délicatement du côté des mélodies dont il sifflota gaiement quelques exemples.

Felix n'avait pas invité Béatrice. Comme elle était un peu partie et qu'on ne souffrait plus son humour de soubrette, elle s'accrocha à l'épaule de Giselle pour lui montrer son carnet. Felix y avait écrit son nom dans l'après-midi, elle s'en souvenait maintenant. Le bourgeois s'inquiéta. Cet après-midi ? Dans les jardins ?

— Je ne vous y ai pas vus !

Il se rappelait vaguement avoir été abandonné par le groupe des femmes qu'il suivait parce que la sienne en faisait partie et que les autres ne lui déplaisaient pas.

— Vous voyez ? dit Felix.

Et il le traita de lubrique. On craignit un esclandre. Le bourgeois ne s'était jamais battu qu'avec ses poings et Felix cherchait sa canne pour l'estoquer sur le front comme s'il s'agissait d'un valet. Cecilia se proposa de séparer les deux hommes. Elle valsa toute seule dans une jardinière. Giselle empoigna le cou de Felix. Béatrice avait perdu quelque chose de sa tournure. On retrouva un burnous et elle ne le reconnut pas.

— Nous sommes ivres, confessa le bourgeois qui s'arc-boutait sur la margelle de la jardinière.

Cecilia sortit de terre. La valetaille se marrait. On amena un Felix encore combatif, mais Giselle l'accompagnait.

— Qu'est-ce que c'est que ce cirque ? demanda un homme qui descendait lentement l'escalier.

Giselle virevolta.

— Nous ne vous attendions plus, fit-elle.

Felix s'engouffrait dans une ombre, tiré par les pieds. Giselle monta quelques marches.

— Ce n'est pas un cirque, mon ami, dit-elle à l'homme.

Le bourgeois s'était calmé. Béatrice se serrait contre lui comme pour montrer à qui elle appartenait. Cecilia, qu'on époussetait avec des plumeaux, se dandinait elle aussi au pied de l'escalier.

— Mon cher Fabrice, gloussa-t-elle, nous ne vous espérions plus.

Les deux femmes l'embrassèrent. Il descendit avec elles. Visiblement, il les aimait toutes les deux et elles ne se jalousaient pas. Béatrice, dont la beauté ne pouvait pas passer inaperçue, soutint le regard de l'homme pour finalement lui avouer, avec son petit humour de garce qui éclipse les autres, qu'elle n'attendait personne.

— Nous attendons toutes le comte Fabrice de Vermort, pépia Cecilia pour donner raison à son amie Giselle.

— Toutes ? fit le gros bourgeois.

Il ricanait. Le comte eut la mauvaise impression d'avoir affaire à un homme qui couche avec sa propre fille mais Béatrice lui tendait une coupe pleine d'un vin dont elle avait percé le secret, il se laissa tenter.

— Qui était ce jeune homme ? demanda-t-il à la maîtresse de maison.

Elle pensait avoir un neveu imprésentable, mais, dit-elle, je l'aime. Giselle s'esclaffa. Ce vin avait-il vraiment des pouvoirs occultes ?

— Béatrice, mon amie, dites-nous ce que vous savez !

La soirée s'était terminée dans les jardins de cette excellente demeure qui est la résidence d'été de doña Cecilia de los Alamos quand elle séjourne en Europe. Sinon elle préfère Paris, mais nous ne connaissons pas Paris. La migraine de Béatrice durait encore quand Agnes apparut sur la terrasse. Cecilia s'était montrée hautaine comme d'habitude. Giselle aimable et distante. Béatrice vomissait en esprit. Agnes consentit à s'asseoir avec eux. Un valet transporta le petit déjeuner avec un empressement de crustacé dans un aquarium. Il ne manquait rien. Agnes reprit son repas dont l'essentiel était un rafraîchissement de sirop et de fruits en morceaux. La nouveauté était le pain azyme, qu'elle beurrait parcimonieusement avec le dos de la cuillère, montrant la qualité de ses dents quand elle le mordait. Giselle avait un goût immodéré pour la femme. Le visage d'Agnes s'animait sous l'effet d'une mastication appliquée. Béatrice voulait goûter mais n'osait pas ce que pouvait oser une Giselle en proie au désir.

— Une fugue ? fit Cecilia.

— Appelle ça comme tu voudras.

C'était tout. Et après tout, Agnes s'en fichait éperdument, que ce fût une fugue ou autre chose. Elle s'en plaignait comme d'habitude, sans chercher à approfondir la question, on connaissait ses sentiments. L'établissement où Felix soignait son esprit était une souricière. Felix y revenait en amateur de sommeil et d'explications mystiques. Ou il s'en échappait pour acheter un livre interdit ou tenter de séduire des filles qui s'appliquaient plutôt à lui rendre la monnaie de sa pièce.

— Il est venu directement chez moi, dit Cecilia comme si elle racontait l'affaire pour la première fois.

En même temps, sa main indiquait l'emplacement du ciel où rutilait une façade blanche et géométrisée par un abus de fenêtres. On voyait même les sculptures végétales qui entouraient la piscine où elle se noyait tous les jours depuis que Felix était le témoin bègue et volubile de ses bains. Giselle adorait Felix parce qu'il avait de la conversation et ressemblait à une femme. Béatrice avait cédé, mais seulement l'instant d'un baiser qui lui avait donné la mesure de sa profondeur. Le bourgeois se plaignit mollement de la légèreté de ces bavardages qui semblaient ennuyer la belle dame sortie d'un roman de chevalerie. Elle avait l'habitude des femmes, lui confia-t-elle, et ne les fréquentait plus. Il rit avec elle.

— Nous attendons le comte, confessa-t-il à son tour.

Le pain azyme avait un goût de je ne sais pas quoi, selon Béatrice qui avait mendié sa part de curiosité maladive à la très facile et non moins redoutable Giselle dont l'époux était censé revenir d'un duel. Seulement voilà, il ne revenait pas, ce qui n'était pas dans ses habitudes. Certes il prenait toujours le temps de se changer et réapparaissait en homme du monde, loquace et désarmé. La nouvelle succédait à son apparition. Une minute n'avait pas passé. Son adversaire était mort ou à l'agonie, rarement opérable. On consulta l'oignon du bourgeois ou plutôt il en imposa l'incorrigible cadran au regard des trois femmes que ce temps commençait à inquiéter. Agnes montrait, elle, la dernière galette. Cecilia avait bien connu ce juif mais le souci causé par le retard inexplicable du comte l'occupait trop pour qu'elle consentît à relever les allusions d'Agnes du piment de sa victoire passée. Le bourgeois secoua l'oignon comme s'il ne marchait plus. Agnes aperçut la miniature d'ivoire dans le couvercle, parfaite réduction du minois bêtifiant de Béatrice qui se trémoussait en posant la question du comte. On surveillait les allées et venues de la domesticité dont le regard terrifié eût précédé la mauvaise nouvelle sans doute transportée par un homme de l'espèce du comte, un de ces hommes que le regard des femmes, autre domesticité, déshabille sans pudeur et que l'espèce d'homme qu'elles ont épousé, par vice du consentement, provoque par l'effet d'un autre vice, moins définissable, qui les condamne à mourir de la main de l'homme, un peu par erreur, ou d'une maladie infernale, s'ils ont de la chance, ou même naturellement s'ils survivent à leurs épouses. Cecilia était veuve d'un homme de la première espèce de ces sous-hommes, Agnes avait perdu le sien dans un combat contre le choléra et Béatrice, que cette classification étourdissait, posait ingénument la question à son bonhomme de bourgeois sur lequel le comte n'avait d'ailleurs jamais exercé sa morgue de Grand d'Europe. Giselle, qui luttait toute nue au lieu de faire l'amour, était la moins inquiète. Encore une heure de ce temps inattendu et elle retrouverait sa bonne humeur. Le bourgeois proposa de se renseigner.

— Cela ne se fait pas ! s'exclama la douloureuse Cecilia, mais comment eût-il laissé échapper l'occasion de se séparer d'elle et des autres du même coup ?

Il s'inclina cependant pour saluer la belle dame sans mercy qui prétendait s'embourgeoiser par le mariage, Cecilia avait raconté la chose un peu vite, mais on avait compris. Il s'éclipsa enfin. Béatrice perdit un peu de son temps précieux à comparer les deux veuves qui ne s'avouaient pas vaincues. Giselle agita une clochette et l'éleva comme un diapason. Deux valets blancs emportèrent les restes du petit déjeuner ainsi que la coupe où Agnes s'était rafraîchie. Elle s'était restaurée dans sa chambre, ce qui expliquait la coloration agréable de ses joues. Béatrice se pinçait les siennes désespérément.

— Vous n'êtes pas faite pour le bonheur, lui avait dit un jour Cecilia.

— Ni pour le malheur, avait ironiquement ajouté l'espiègle Giselle.

— Mais ne vous plaignez pas, avait conclu Cecilia, vous êtes la seule dont la vieillesse est primordiale.

Felix lui avait révélé en peu de mots toute la fragilité de sa beauté. N'avait-il pas avoué une jouissance tandis qu'ils dansaient ? Elle était pompette et incapable de jugement. Elle n'avait pas encore retrouvé tous ses esprits quand une autre érection l'éclaboussa. Le jeune homme ne s'était pas levé ce matin. D'habitude, il hantait les jardins avant l'aurore. Elle se penchait à la fenêtre et il lui donnait des noms d'héroïne de roman. Elle adorait les romans, malgré son impatience. Giselle préférait le poème de circonstance qu'elle apprenait par cœur pour ne plus l'oublier. Cecilia ne lisait plus. Agnes relisait. Felix était assis dans la fourche d'un arbre. Une vestale se déchaussait au bord de la piscine. Cecilia lui reprochait tous les jours ces enlèvements. Il pouvait voir la table, le parasol un peu penché, les toilettes splendides, les mains tranquilles, Agnes muette, Béatrice à la recherche d'une posture, Cecilia convulsive, Giselle était ailleurs, conquise par la perspective de la mer, une main en visière, éblouie, vaincue et finalement plus facile que les autres. La vestale entra dans l'eau. Il ne se retourna pas. Agnes l'attendait. Il désirait cette attente.

— Je serai toujours secret.

— Felix, mon ami, vous faites l'enfant ! déplorait la vestale.

N'était-ce pas un caprice d'enfant, cette exigence ? Descendre de l'arbre et entrer dans l'eau.

— Je ne suis pas un enfant ! cria-t-il.

Elle rit. À quel berceau avait-il arraché celle-là ? Il se souvenait à peine de la nuit, c'était le souvenir de la journée précédente qui l'obsédait. Cecilia lui avait annoncé l'arrivée d'Agnes.

— Elle est là, te dis-je.

Il ne voulait pas la croire. Elle tira le témoin par la manche.

— Dites-lui que je ne mens pas !

Combien de fois avait-elle prononcé cette phrase, tante Cecilia ? Et forcément devant ce témoin propitiatoire. Il le souffletait, remettait sa carte et attendait. Mais c'était un médecin consciencieux doublé d'un homme généreux.

— Vous ne pouvez pas croire ce genre de choses ! geignait-elle en refermant le cahier.

Byron en avait paraît-il écrites de semblables. Felix n'avait pas lu Byron. Mais personne n'avait lu ces pages finalement jetées au feu. L'anecdote amusa Felix. Le médecin circulait sur le tapis, les mains dans le dos, comme un de ces tristes que Felix saluait silencieusement en oubliant les faits. Les visages ne racontaient rien. Ils étaient des visages. La vestale le harcelait. Il suivait les enfants véloces. Leurs points de vue pouvaient émerveiller. Était-il l'un d'eux ? Elle le rattrapait, lui déclarant son amour, ses intentions. Les gosses montaient. On atteignait le phare. Un chien jaune vous accueillait derrière la grille.

— Elle est à vous cette casquette ?

La pelote de chiffon courait dans l'herbe. Les enfants étaient inépuisables. Il aimait leurs couleurs. Le gardien la courtisait sans passer la grille. Elle se rongeait les ongles. Le chien creusait sous le portail. Haletant, il gravissait la pente de roche blanche. Une galère appareillait, une autre accostait, le passage des Tristes était plongé dans une ombre verte, des cavaliers retenaient la foule des curieux, qui suis-je ? Qu'ai-je commis contre nous ? Elle le rejoignait. Une chute ou une glissade l'avait décoiffée.

— Je t'aime ?

Elle haïssait cette question. Felix redescendait. Les gosses étaient sur le chemin, à la recherche d'un sifflet de buis ou d'une pierre précieuse. Elle se plaignait parce qu'il la négligeait depuis quelque temps. Il avait perdu le fil de sa propre histoire, beau prétexte pour continuer son chemin avec les gosses qui ne posaient pas de questions. On se perdait dans une roselière puis on retrouvait le fil d'une eau rare. Des oiseaux ne se montraient pas. Elle apparaissait de temps en temps, hors d'haleine et échevelée, elle marchait pieds nus et le gardien du phare la reluquait à travers une lunette, l'enfance désignait cet éclat de lumière révélateur d'un autre temps.

L'estuaire commençait par les carcasses pourrissantes des navires du siècle passé. On jouait à cache-cache en se méfiant de la mousse sous le pied. Plus loin la vase ensevelissait des restes méconnaissables. La broussaille trahissait les petits animaux. On se méfiait du lézard, fulgurance verte et jaune, force incontrôlable. Le sentier débouchait sur des pontons écroulés. Des mules soulevaient une poussière bleue et rose. Les enfants jouaient en équilibre sur la digue en ruine. De là-haut, ils lançaient les cailloux dans le chenal. Elle marchait sur une langue de sable blanc. Le vent s'était élevé. La galère surgissait à l'angle de la digue.

— Tu ne les reconnaîtras plus !

Quand il arrivait en haut de la digue, il était trop tard, la galère atteignait le bout du chenal et elle virait pour entrer dans l'estuaire. Les gosses grattaient la matière noire de la digue, accroupis et bavards. Leurs ongles décrochaient des silex. Plus bas, on trouvait des coquillages. Elle arrivait la première. La nacre embellissait son cou. Elle tressait le byssus sur ses genoux. L'enfance savait percer la coquille sans la briser. On trouvait les clous dans les planches des carcasses. Les gosses formaient une chaîne debout sur les parpaings de la digue. La galère atteignait l'horizon. Les gosses agitaient leur drapeau. La petite pêche rentrait à la queue leu leu, croisant les polacres gonflées. Au bord du chenal, on fouillait la vase avec des crocs. Elle le priait de rentrer et il rentrait pour écrire ce qu'il avait vu, senti, aimé, redouté, une histoire pouvait naître de cette apparence, mais que savait-il de ces personnages ? Le médecin refermait le cahier en exprimant ses doutes quant à la qualité littéraire du texte.

— Il faudra bien que vous posiez la question, prophétisait-il.

On ne déchira pas le cahier en mille morceaux comme elle le désirait.

— Ce n'est pas moi !

Mais suffit-il de l'affirmer ? Il aurait aimé la détruire pour la reconstruire, travail de fourmi, promettait-elle en se donnant à d'autres désirs. Maintenant elle lui demandait de descendre de l'arbre où il s'était perché pour les observer. L'air était à peine brumeux. Elles portaient des chapeaux printaniers. À cette distance, il était incapable de les identifier. L'homme les avait quittées d'un pas tranquille puis il avait presque couru dans l'allée pour sortir des jardins et atteindre la rue. Felix l'avait perdu de vue au passage d'une calèche. Des valets blancs trottinaient autour d'elle. Des passants les saluaient. L'une d'elles, peut-être Agnes, devait se retourner pour répondre. Les trois autres ressemblaient à un jury, si l'autre était Agnes. Cecilia ne pouvait pas jouer ce personnage. Elle n'entrait que dans sa propre peau et encore, si le jeu en valait la chandelle. Béatrice eût trôné sur la sellette, reine d'un jour. Elle improvisait, ayant toujours oublié son texte. Giselle soufflait à merveille, sans traîtrise d'aucune sorte, mais comment l'imaginer à la barre ou sous les feux de la rampe ? Non, cette femme au chapeau fleuri qui se retournait pour rendre leur salut à des passants polis, c'était Agnes. On devinait un verre posé devant elle, son dos ne touchait pas le dossier de la chaise, tandis que les trois autres se laissaient aller, leurs mains blanches reposaient tranquillement sur les accoudoirs.

— Descends, Felix !

C'était la vestale écrasée par la perspective. Il descendit. Il ne voulait pas répondre à ses questions. Elle le poursuivit jusque dans le salon où il avait laissé la mallette contenant les pistolets. Elle parlait encore de sa peur, sa peur après coup car il ne l'avait pas prévenue. Il souleva le couvercle. La crosse d'un des pistolets était maculée de sang.

— C'est atroce ! dit-elle encore.

C'était la deuxième fois qu'il lui montrait ce trophée. Distinguait-elle l'odeur du sang de celle de l'huile et de la poudre ? Il caressa sa chevelure mouillée.

— Je recommencerai, dit-il.

Cette fois elle se tut. Tout à l'heure elle lui avait reproché sa folie. Plus maintenant. Il sonna et ordonna qu'on préparât une voiture pour le conduire aux bains. Il referma la mallette. Les armes du comte y étaient repoussées en lettres d'or. On lisait son nom dans un angle, souligné d'un trait fin qui se terminait en boucle. Il n'expliquait rien. Elle ne méritait pas cette explication. D'ailleurs comprendrait-elle ce jeu de possibilités ? Se pencherait-il sur elle pour lui demander d'imaginer avant de comprendre ? Il tourna la clé et l'empocha. Un valet fut chargé d'enfermer le bel objet dans une armoire secrète. Clin d'œil qui n'échappa pas à la vigilance de la vestale. Elle l'accompagna jusqu'à la voiture, l'embrassa du bout des lèvres et retourna à la piscine.

Ce matin il avait oublié d'avaler sa pilule et de mettre des gouttes dans sa tisane. L'angoisse le tenaillait. Derrière lui, le cocher sifflotait un air à la mode. En sortant de la propriété, le soleil les éclaboussa. La mer miroitait. Ils descendaient au pas. Les asphodèles défilaient. Il avait accepté un plaid et un cache-nez, à cause du passage de l'ubac, car on faisait le tour de la colline avant de se retrouver dans la perspective des bains. Il pensait aux premiers mots. Entre lui et Agnes, il y avait toujours eu les premiers mots. Il tenait autant qu'elle à ces fondations. Cecilia tempérait les abus de l'un et de l'autre. Giselle apprécierait pour la première fois. Béatrice n'avait pas d'importance. Dans l'ombre, le cocher ralentit l'allure du cheval. Felix plongea son nez dans la laine bleue que sa bouche aimait effilocher pour distraire l'esprit. On longea les ruines des anciennes fortifications. Le fût d'un canon avait dégringolé l'année dernière au passage d'un attelage transportant des jeunes, très jeunes communiantes. Plus de peur que de mal, avait noté Felix dans son carnet. Il y pensait parce que le fût, maintenant presque vertical, reposant dans le fossé broussailleux, pouvait passer inaperçu tant il ressemblait au tronc d'un arbre mort. Il y avait d'autres arbres morts, à cause de la sécheresse et des incendies. Le mal courait et dans cette broussaille, il l'avait rencontré et avait lutté contre lui pendant de longues semaines. Il achevait une convalescence de plus. Il y en aurait d'autres.

Une pluie de petites lueurs annonça l'adret. On était à peine au-dessus du niveau de la mer. Le fouet claqua. Felix plia le plaid et dénoua le cache-nez. Il déboutonnerait sa veste en temps voulu, peut-être en traversant le hall où il aimait retrouver des visages connus et s'adresser à des inconnues pour leur demander le chemin des bains ou des jardins. Il avait rencontré la vestale de cette manière. Elle le suivait depuis, fidèle et critique, mélancolique aussi parce qu'il la désespérait tous les jours. Pourquoi lui avait-il montré la mallette contenant les pistolets et surtout ce jet de sang propice à tous les ragots ? Elle colporterait la nouvelle au-delà de son cercle d'amis.

On arrivait. L'adresse du cocher avait de quoi étonner. On effleurait une réalité de vaisseaux, d'étroitesses, de grincements, atroce la réalité ! Felix mit pied à terre. Il reconnut la jument de Giselle.

— Je suis attendu, dit-il à la chiourme.

On le suivit jusqu'à l'entrée des jardins. Agnes venait vers lui. Elle l'embrassa longuement.

— Nous attendons le comte, fit Cecilia, son retard nous inquiète, n'est-ce pas ?

Giselle avait perdu sa contenance. Béatrice voulait la réconforter et Giselle avait répliqué : plus tard, ma chère, vous me consolerez. Cecilia en avait été réduite au silence. Le négligé de Felix était pour elle l'occasion de reprendre la conversation où elle l'avait laissée. Il prit place entre sa mère et sa tante. Béatrice luttait contre le rougissement de ses joues et larmoyait un peu. Giselle contrôlait sa respiration. Le bourgeois n'était pas revenu, sinon on aurait su à quoi s'en tenir. Le bourgeois ? Agnes renseignait son fils en lui parlant dans l'oreille. Cecilia se penchait, agréable et courtoise. Giselle ne bougerait pas de cette place où elle paraissait maintenant clouée. Felix se demandait combien de temps il résisterait au désir de leur expliquer l'absence du compte. Les pistolets aux armes des Vermort, la crosse ensanglantée, ce retard inhabituel, ces femmes, moi, cette terre d'ancêtres et de serviteurs, mon roman. Il était aux anges. On pouvait aussi imaginer le bourgeois enfin renseigné et haletant sur le chemin du retour. Autre roman. Felix en attendrit plus d'une en enfouissant son visage d'enfant dans la poitrine de sa mère. 

 

 

V

 

1

 

— Il n'a pas de nom, dit une voix derrière le rideau.

Le singe franchit encore un créneau.

— Si on lui en donnait un ? proposa le visiteur.

Le nain montra le bout de son nez.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il.

Il apparaissait lentement dans le rideau rouge. Les persiennes avaient été arrachées par le vent.

— Cette nuit, dit-il, et il ajouta sur un ton sinistre : nuit d'enfer.

Le visiteur gravit lentement l'échelle.

— On peut entrer ? demanda-t-il.

La porte était ouverte. Un autre rideau, à franges d'or celui-là, se répandait mollement sur le plancher. Le visiteur jeta un œil écœuré à travers une brèche de la toile. Le nain était à genoux sur le lit. Il avait rentré les persiennes. Il s'était acharné pendant une heure ce matin pour arracher une charnière qui retenait encore un des battants. On lui avait reproché ce changement. Ils avaient voulu mettre le singe en cage et il avait mordu un poignet. Le visiteur souleva sa main. La tache était encore humide sur la rampe.

— C'est noir, le sang, fit le nain.

— Noir, répéta le visiteur.

Le nain sortit sur le palier.

— Je n'ai pas mangé, dit-il.

Il y avait du sang sur les marches de l'échelle. Le visiteur n'y avait pas prêté attention. Maintenant il écoutait le commentaire de son hôte. Le singe se cachait dans le faux château qui servait de devanture à une confiserie. Un chien le suivait du regard. Comme l'air était frais, le visiteur avertit qu'il préférait parler à l'intérieur de la roulotte. Le nain, qui était descendu pour trottiner sur le mâchefer, se mit à parler de la locomotive qu'il avait vue fonctionner une fois dans sa vie. Cette fois avait suffi à l'épouvanter. Dans la fumée, il avait imaginé un monde capable de consommer cette énergie.

— Je te vois, dit-il au singe qui ne se montrait pas.

— Vous le voyez ? dit le visiteur.

Il redescendit les marches. Le nain l'accueillit avec une citation. Il avait interprété le portier et le fossoyeur. Selon lui, il n'y avait rien de plus important que la pénétration du personnage. Son rôle consistait à être lui-même sur la scène. Il pénétrait. Le spectateur devait assister à cette dépossession lente. Sinon il recevait des injures à la place du personnage. Peu importait l'œuvre. Il ne la lisait pas. Felix dévorait l'écriture. Il n'était rien sans ce nourrissement qui était aussi un privilège. Il jouait faux. Il ne jouait pas avec les autres.

— Nous ferions mieux de rentrer, dit le visiteur.

Sa mâchoire tremblait. Il avait rentré sa petite tête noire dans la fourrure d'un col qui retombait le long de son bras. Le nain l'observa. Le visiteur pensa qu'il pouvait lui accorder ce temps. Il se redressa un peu. Il avait amené un parapluie de toile blanche avec des traces de moisissure à l'endroit des baleines. La crosse était une tête d'animal fantasmagorique. Il la frottait contre sa joue en attendant que le nain voulût bien répondre à sa question. La présence de ce petit personnage l'incommodait. Le nain considérait l'animal au corps de parapluie tandis que le visiteur se demandait combien de temps il lui faudrait pour tirer le premier ver de ce nez grossièrement fixé à un visage enfantin en proie aux tourments de la maturité.

Le singe grattait la charpente derrière le faux château. La confiserie était fermée. Le confiseur avait offensé la dignité d'un magistrat instructeur qui s'était déplacé en compagnie de sa dame. Un policier en uniforme avait confié au nain que l'arrestation ne durerait pas plus d'une nuit, compte tenu de la légèreté de l'offense. D'ailleurs la dame avait souri et le confiseur lui avait demandé son avis mais elle n'avait pas répondu. Ironie ou offense, elle aurait pu trancher. Le nain frissonna en prononçant ce mot.

Le visiteur avait écouté l'histoire du confiseur en enfouissant le dragon dans sa chevelure. Il portait le cheveu long et bouclé, peut-être naturellement bouclé. On le sentait soucieux d'une certaine coquetterie. En même temps, il soignait une discrétion de clerc. Le nain cessa de le regarder. Le vent secouait sa chemise. Il aimait le vent et ses odeurs d'arbres et de rue. La caresse du vent. Il se mit à marcher vers le lieu du crime. Le visiteur le suivit. Il luttait contre le vent.

Dix minutes plus tôt, il n'avait pas ouvert le parapluie sous l'averse. Le poil de sa fourrure était encore mouillé. Il l'avait secouée devant la porte. Le nain avait distraitement regardé ces gouttes accrochées aux planches. La roulotte était verte et rouge, avec une couronne d'or, un auvent éclairé la nuit par une lampe-tempête et des roues soleil calées par de gros cailloux jaunes trouvés un peu plus haut après les arbres de ce qui pouvait être l'ébauche d'un jardin public abandonné. Il montra le banc où il méditait en regardant les chevaux. Le visiteur nota les arrachements de la peinture sur un accoudoir, l'autre était parfaitement conservé et correspondait à la droite du nain, d'où sa conclusion que le nain était gaucher. Il découvrit l'existence de l'œil de verre un peu plus tard. Au passage, le nain cueillit un brin de paille dans une meule qui s'élevait sous une bâche.

Maintenant il mordillait la paille en parlant de sa soif de connaissance. Ils traversèrent une cour formée par plusieurs roulottes dont claquaient les auvents de toile. Un enfant aidait à curer le puits. Le visiteur caressa cette tête. Le visage était sale et pétillant. Beaux yeux au blanc révélateur d'une santé à toute épreuve. Il avait vu mourir des enfants au sanatorium. Il faillit en parler pour répondre aux allégations du nain à propos de la connaissance possible. Évoquait-il les autres comme s'ils appartenaient à un autre monde ?

Le singe devait être là, on l'entendait traverser les flaques, le nain regardait sous le plancher des roulottes où jacassaient des poules. Un perroquet les salua. Il saluait même le chien et les autres oiseaux, le coq avait sa préférence, on le rencontrait à l'aurore dans les allées boueuses, pataugeant fièrement à la surface d'une demi-lumière de rêve, mâle et sociable. Le visiteur le voyait presque. Le perroquet siffla derrière lui.

Personne aux fenêtres. Des hommes travaillaient sur la plate-forme d'un camion. Le nain était le nouveau propriétaire. Ou le serait dès que la question judiciaire serait résolue, ce qui ne pouvait durer plus d'une année d'après son conseil. Le visiteur se sentit questionné. Le nain le surprit en flagrant délit d'échappatoire, mais il ne dit rien, il reprit son chemin en demandant des nouvelles du continent. Le visiteur fut obligé de lui avouer qu'il ne voyageait plus depuis longtemps. Le nain voulait parler de ce temps, des lieux du temps qu'on tient à une distance respectable. Le visiteur avait d'autres chats à fouetter. Il avait du mal à soutenir cette conversation. Les clapotements du singe le distrayaient. Il se mit à marcher sur la gauche du nain qui ne vit pas d'inconvénient à lui soumettre son profil de sénateur. Ils arrivèrent au bout de l'allée.

Le singe les avait devancés. Il se tenait sur un tonneau collecteur de gouttières qui descendaient le long de la muraille. Un magnolia répandait ses racines, le nain sautilla jusqu'à la bouche d'égout. Il traversa la rigole en funambule sur un des barreaux de la grille. Le cloaque ruisselait doucement. Il montra la tache de sang sur la dalle puis son index décrivit la diagonale du cadavre, il revoyait la tête en angle droit sur l'épaulement et les dents qui rutilaient comme des santons. Le visiteur apprécia l'évocation sans se prononcer.

Felix avait été blessé dans l'escalier. Ses ongles avaient arraché la mousse des pierres. Il s'était battu, avait glissé jusqu'à la dernière marche, s'était relevé dans un dernier effort pour échapper à la mort mais finalement celle-ci l'avait vaincu sur la grille de l'égout où on l'avait trouvé ce matin, à l'aurore. Le nain atteignit le haut de l'escalier et se mit à parler de l'herbe couchée qui témoignait du commencement de la lutte. Felix montait le soir sur les remparts pour méditer. C'était une nuit de pleine lune. Le singe ne sortait pas la nuit. Il demeurait sous la lampe en attendant le retour de son maître. Il voyait le rempart, sa perspective écrasante et noire, le ciel transparent. Felix s'asseyait sur le banc et lisait quelquefois à la lueur d'une chandelle. Le visiteur gratouilla les traces de cire.

— Oui, oui, fit le nain.

Il savait tout. Il n'avait rien dit à la police. La mort de Felix était une chance qu'il lui restait à saisir. Il ne l'avait jamais désirée. Il y avait pensé mais seulement pour se raisonner.

— Il lisait ? demanda le visiteur comme si les traces de cire n'étaient pas une preuve convaincante.

La lutte avait commencé dans l'allée. Le gravier en témoignait. Ensuite les corps avaient roulé dans l'herbe.

— C'est affreux, dit le nain.

Le visiteur le regarda comme s'il ne comprenait pas l'horreur de cette évocation. Ils marchaient dans l'ombre du château. De temps en temps, le visiteur frissonnait et ajustait sa fourrure. L'air était humide, certes, mais doux, le vent pouvait affecter, il amenait la mort quelquefois, Felix avait fui une de ces épidémies, le nain l'avait suivi avec toute la troupe, ils s'étaient réfugiés dans les montagnes et avaient gagné leur vie en cultivant la terre.

— Vous vous imaginez ? dit le nain. La terre.

Ils avaient aussi banni un violeur, sans preuve, mais la petite devenait folle, on avait agi peut-être injustement. Maintenant le visiteur se demandait ce que le nain allait lui révéler.

— Suivez-moi, avait dit ce mentor.

Le visiteur considéra la sente dans la roche. Le nain montait sans effort.

— Vous en êtes sûr ? dit le visiteur qui hésitait encore.

— Sûr ! dit le nain, et en même temps il atteignit le pied de la tour.

Il disparut presque aussitôt dans l'ombre d'une brèche.

— Venez ! cria-t-il.

Le visiteur dénoua la fourrure à mi-chemin. Il avait perdu son mouchoir ou avait oublié de l'empocher ce matin. On suait facilement dans ce pays, dès les premières heures du jour. La nuit, il s'enfermait avec une femme et connaissait des extases douloureuses. La tête du nain surgit d'entre les pierres. Il souriait. Le visiteur haletait. La fourrure épongeait sa sueur. Il s'arrêta un instant pour demander si cette ascension valait la peine.

— La peine ? répéta le nain.

Il disparut de nouveau. Le visiteur se laissait gagner par le vertige. S'il s'était retourné, il aurait vu le soleil se coucher sur la brume. Le nain admirait ces instances en connaisseur. Il les peignait quelquefois ou les évoquait dans ses nouvelles.

— Nous avons tous un talent, disait-il devant ses œuvres.

Pourquoi ne pas le croire ? pensait-on en franchissant le seuil de sa porte. Le visiteur n'était pas entré tout à l'heure. Il le regrettait maintenant. Un intérieur en dit long sur l'être qui l'occupe. Il avait vu les battants de la persienne. Un bouquet de fleurs aussi mais c'était peut-être effectivement un tableau de peinture. Le nain aimait le trompe-l'œil. Il en abusait, mais par passion pour la perspective, ce qui l'excusait aux yeux de beaucoup.

Qui fréquentait-il, pensa le visiteur, à part ces saltimbanques qui étaient tous rentrés dans leurs roulottes à son arrivée ? Le nain lui tendit la main à travers la brèche. Main grassouillette, il ne prêtait jamais main-forte au montage des tréteaux. Premier contact physique aussi, il eût préféré s'en tenir au ressac de la conversation tout de suite perçue comme une étendue et non pas comme le fleuve qu'il espérait encore.

Il entrait dans l'ancienne salle des gardes. Elle était éclairée par les brèches dont l'une traversait une porte au linteau de bois gris. Le sol était de terre battue. Les Gitans avaient laissé les cendres d'un feu de joie. Le nain se baissa pour ramasser une des pierres du foyer. Elle était tiède encore. Le feu avait tenu jusqu'à midi. La cheminée s'ouvrait dans le plafond, bordée de tôles grossièrement formées et rivées. La surface était noire de suie. Le conduit montrait un morceau de ciel blanc. Comme il avait plu, le ruissellement avait formé un puits dans la cendre.

— Vous voyez ? dit le nain.

Au fond, entouré d'ombres vertes, un escalier en colimaçon finissait une existence sans doute proche du millénaire. Le nain était assez agile pour l'emprunter et accéder à l'étage. Il avait trouvé le maravédis au beau milieu du plancher, comme si on l'y avait déposé dans l'intention d'intriguer, fausse piste peut-être, mais comment ce billon parfaitement lustré, rutilant comme neuf, pouvait-il être l'indice d'une voie sans issue ? Il le sortit de sa poche.

Il en était entré en possession ce matin après avoir découvert le cadavre. Il avait eu l'idée de monter jusqu'à la tour, malgré la crainte de tomber nez à nez avec un de ces Gitans dont Felix louait la musique qu'il entendait depuis sa roulotte. C'était elle qui lui inspirait ses ballades nocturnes. Ou l'amour. Il aimait ces femmes anguleuses et noires. Il admirait leurs prouesses. Mais n'aimait-il pas toutes les femmes pourvu qu'elles enviassent sa propre facilité à séduire des hommes ? Le visiteur nota cette question dans un coin de sa mémoire. Le nain n'y répondait d'ailleurs pas.

Le maravédis avait de quoi fasciner. Comme il était sur le point de se hisser à la force des poignets sur le plancher douteux de l'étage, le visiteur demanda à voir la pièce. Elle rutilait entre le pouce et l'index de la main droite du nain, son autre main cherchait l'appui sur la solive.

— Ça ne vaut rien, dit-il, sauf ce que ça vaut.

Le visiteur monta sur la première marche. L'escalier pourrissait sous une poussière blanche.

— Vous n'en avez parlé à personne ? demanda le visiteur.

— À personne, confirma le nain.

Il toisa le visiteur et l'invita à monter jusqu'à lui. L'entreprise était périlleuse mais le visiteur voulait se rapprocher maintenant du maravédis. Les pierres bougeaient sous le pied. Il s'éleva et, comme l'avait prévu le nain, sa tête dépassa le niveau du plancher un peu au-dessus de la ligne des yeux.

Cette autre salle avait dû être somptueuse. En tout cas, la cheminée l'était. Ses jambages, en parfait état de conservation, représentaient des êtres fabuleux au corps d'homme et à tête et griffes de carnassier. La tablette, encombrée de gravats et de plantes grises, ondulait étrangement dans une géométrie résultant de l'accouplement savant de deux roches de couleurs et de textures violemment différentes. Le vent ronflait dans l'âtre, tourmentant le feuillage d'un lierre. Le nain avait retrouvé l'ancrage dans la solive. Dans le mur, l'appui était une pierre saillante, reste d'une marche. Il connaissait l'endroit depuis ce matin. Un coup de reins le situa sur la solive. Le maravédis était dans son poing.

— Je ne pourrai pas monter, dit le visiteur.

Le nain progressa lentement sur le plancher. Ce matin, il avait été jusqu'à la cheminée. Il était tombé sur le billon qui dénotait dans la poussière. Il ne l'avait pas tout de suite ramassé. Il avait pris le temps d'identifier le profil. Il crut reconnaître un roi d'Espagne. La devise le renseigna. Puis il avait continué de marcher vers la cheminée. Dehors, il bruinait. De temps en temps, un embrun le surprenait. Il se frottait le visage. Une végétation dense et noire poussait dans l'âtre. Il toucha la pierre mitée des jambages. Il regarda encore le maravédis. C'était une monnaie d'une autre époque. On en trouvait de tristement érodées. Celui-là brillait comme de l'or. Il voulait expliquer cette présence.

— En effet, dit le visiteur.

Il venait de produire un dernier effort. Des gouttes de sueur perlaient sur ses joues.

— Que cherchez-vous ? demanda-t-il au nain.

Un autre maravédis pour expliquer le premier rencontré par hasard ? Mais était-ce le hasard, cette idée de continuer son chemin après avoir découvert le cadavre ?

— Vous devriez redescendre, dit le visiteur qui lui-même redescendait l'escalier incertain.

Cette poussière le déconcertait.

— Nous ne trouverons rien, dit-il.

Il revenait au foyer du feu de joie. Autour, la terre avait été battue par la danse. Des parpaings avaient servi de siège. On avait arraché le lierre d'une fenêtre. Il jaunissait dans l'ombre. L'ouverture révélait les Jumeaux qu'on appelait ici les Deux Jumeaux. Il voyait aussi les créneaux de la promenade. Le singe y sautillait, cherchant peut-être le point de vue sur la tour, il paraissait exaspéré.

— J'ai trouvé le doublon, dit le nain pour répondre à la conclusion du visiteur.

Ce n'était pas un doublon, mais un maravédis, et ce n'était pas une relique de l'usure, sinon un objet parfaitement contemporain.

— Donnez-le-moi, dit le visiteur.

Il le donnerait à examiner.

— À qui ? fit le nain.

Le visiteur tiqua.

— Je veux bien croire que vous l'avez trouvé dans les circonstances que vous me rapportez, dit-il, mais je ne crois pas à son authenticité.

Le visage du nain se déformait sous l'effet de la réflexion.

— Vous voulez dire que c'est peut-être de l'or ? demanda-t-il.

Qu'en était-il du billon ? Le visiteur haussa les épaules. Le singe ne bougeait plus parce que les deux hommes étaient à la fenêtre. Il grignotait une feuille et crachotait dans le vide.

— Quel âge a-t-il ? demanda le visiteur.

Le nain sentait le maravédis dans son poing. Il ne voulait pas s'en séparer. C'était peut-être un gri-gri. Quel âge avait Felix ? Ou plutôt quel âge n'avait-il plus ? Et si c'était de l'or ? Le visiteur sortit.

— Ce n'est pas la question, avait-il dit.

Et il était sorti. Maintenant il allait à la rencontre du singe. Celui-ci avait cessé de mastiquer, puis la feuille tomba dans l'herbe après avoir voltigé. Le vent était capricieux. Le singe se soumettait à cette attente. L'homme arrivait lentement. Le nain était resté sur le seuil pour observer la scène. Il avait oublié sa pipe, sinon la fumée l'aurait tranquillisé. Il tremblait depuis ce matin. Le cadavre l'avait seulement intrigué. Son cœur avait commencé à battre la chamade en entrant dans la tour, peut-être parce qu'il craignit d'être surpris en flagrant délit de recherche. Le feu brûlait encore. Un oiseau voletait sous le plafond en jacassant. Le nain foula ces miettes. Il se mit à haïr les Gitans. Il les avait toujours détestés, mais pas à ce point. Il les accusait du meurtre. La police l'avait même entendu religieusement. Il avait omis de parler du maravédis. Dans son témoignage, il revenait au camp tout de suite après avoir découvert le cadavre et il donnait l'alerte, d'abord en manœuvrant la cloche de sa roulotte, signe destiné à tous à l'heure des repas ou des mauvaises nouvelles, puis en leur adressant une harangue où il criait vengeance. Nicolá chevauchait Nuaj pour aller prévenir la police. Pernelle pleurait. Dans la confusion, on écrasa un enfant qui suffoquait encore à l'arrivée de la police. Felix gisait les bras en croix, le cœur ouvert, le regard tranquille, seule sa bouche trahissait sa déroute et le poing fermé où l'on trouva, à la morgue, le deuxième maravédis, autrement dit le premier, si le second était celui que le nain voulait posséder en dépit des nécessités de l'enquête.

— Ce serait d'ailleurs peut-être le seul, dit tout haut le nain.

Le singe se méfiait de lui. Le visiteur nota la tension des orteils griffus sur la pierre moussue du créneau où le singe s'était posté pour les observer. Maintenant il se laissait observer.

— Il n'a pas de nom, dit le nain.

Le visiteur faillit répéter sa proposition. Il avait tellement la sensation de revenir à chaque instant au point de départ, c'est-à-dire à quelques mètres de la roulotte du nain qui était la seule couronnée.

— Il y a donc deux maravédis, dit-il.

Qui était Nicolá ? Nicolá écrivait des odes dans le goût de l'époque. Il s'y épanchait au lieu de chercher à y enfermer le monde des autres.

— Vous connaîtrez Pernelle, sa partenaire au chaudron, petite traîtresse dont on n'a pas fini de parler.

— Ne vous approchez pas, dit le visiteur, vous allez l'effrayer.

Le singe parut comprendre l'avertissement. À quel signe le visiteur reconnut-il cette intelligence ? Il n'aurait pas su le dire. Il agissait le plus souvent par instinct. Ensuite il passait du temps à rechercher la cohérence de son enquête. Il construisait des automates à temps perdu. C'était un artiste du ressort et de la gravité, un raffiné du glissement et de la rotation. Il produisait des masques. Rien n'était facile comme un masque. Tous les corps se ressemblent.

— Khé ! Khé ! fit-il à l'adresse du singe.

— Si vous aviez une pomme, dit le nain qui se tenait à distance, mais il n'avait pas cette pomme.

— Racontez-moi encore l'histoire de la pomme, dit le visiteur en revenant dans l'allée.

Cette fois le nain le suivait. Le singe sautait de créneau en créneau.

La citadelle s'effondre dans un adret. Des ouvriers travaillent à récupérer les parpaings. On voit des fardiers dans la pente. Les mules renâclent. Le vent est tombé. Le ciel est encore couvert. Nuages véloces. Au loin la forêt est d'un vert printanier. La brume avance.

— Le regard tranquille ? dit soudain le visiteur.

Le nain s'arrête. Était-ce ce qu'il avait dit du regard ? Tranquille n'était peut-être pas le mot.

— Lequel, alors ? dit le visiteur.

Il marche plus vite. Il attend une réponse. Le nain fouille dans sa mémoire du cadavre. Il l'avait vu quatre fois :

— la première fois, comme il l'a rapporté dans deux versions (y en avait-il une troisième ?), ensuite en redescendant (il l'avait enjambé parce qu'il avait cru voir l'éclat d'un autre maravédis), puis avec la police qui le suivait (il avait raconté la première version des faits), et enfin à la morgue, à l'entrée de la morgue, le vent avait emporté le linceul. Pernelle pleurait. Nicolá était revenu pour la consoler ou pour la raisonner. Il y avait deux manières de voir la scène, mais Pernelle ne cessait pas de pleurer. On lui apporta un mouchoir. Pernelle est un corps agréable et facile. Funambule, elle charme. Cavalière, elle règne. On l'a vue aussi dans le rôle d'une intrigante. Beau maquillage. Une soie de porc était plantée dans une fausse verrue au-dessus de la lèvre. Elle scandait :

— Harpion, je ne vous aime pas...

Nicolá jouait le rôle de ce malheureux. Pourquoi n'aimait-il pas l'autre, lui aussi ?

Le visiteur eut une crampe. Il avait une crampe au bout de tout effort musculaire un tant soit peu inhabituel, ou plutôt il n'achevait par cet effort. Comme il était très seul, il ne demandait jamais à personne de continuer à sa place. Il eût aimé cette substitution. Il n'avait même pas l'espoir qu'elle eût lieu un jour. Il connaissait ses limites. Il s'arrêta donc au beau milieu de l'escalier qui donnait accès au chemin de ronde. De là, il voulait contempler la ville. Le nain haletait derrière lui. Il était impossible de se croiser sur ces marches. De plus, le vertige menaçait. On était au-dessus des saules pleureurs. Le feuillage frémissait à une distance impossible à évaluer. Attendre, c'était tenter de retrouver la force nécessaire pour en finir avec cette ascension. C'était aussi se ridiculiser aux yeux du nain qui mesurait les effets de l'angoisse sans doute avec cette précision qui est le don de l'étranger. Il était à l'affût d'un affleurement du cri. Le visiteur perdit le rythme de sa respiration. Maintenant il comptait pour sauver les apparences. Mais l'air lui manquait. Le nain proposa de redescendre, première atteinte de sa lucidité. Non, pas la première. Il avait fait preuve de lucidité en inventant cette promenade dans les parages du crime. Lucidité redoutable. Il était peut-être l'assassin. Ou l'un des assassins. En tout cas il redescendait. Le singe avait atteint le haut par un autre chemin. Il redescendit lui aussi.

— Nous perdons du temps, dit le nain.

Il attendit toutefois que le visiteur se fût remis de son émotion.

— Je n'ai pas mangé ce matin, prétexta celui-ci.

Il pensait à des funambules, des trapézistes, des équilibristes, l'air se remplissait de personnages têtus. Le singe emprunta la paroi elle-même. La rapidité de ces décisions avait de quoi étonner. Il semblait même ne pas réfléchir, il ne préméditait pas son accrochage, il progressait par habitude de l'inattendu. Le visiteur le vit passer au-dessus de lui. Ensuite l'animal courut sur ses jambes le long d'une branche. Il finit par s'asseoir dans une fourche obscure.

— Venez, dit le nain.

Il était déjà en bas. Le visiteur regrettait maintenant de n'avoir pas obéi plus tôt à son instinct. Il en était presque à la moitié de la pente. Monter ou descendre réclamait le même effort.

— Et bien montez ! lança le nain qui lui-même entreprenait de recommencer cette ascension.

— Je descends ! fit le visiteur.

La main du nain, précise et forte malgré sa petitesse (elle était précise malgré sa monstruosité) était une précieuse compagne (précieuse malgré tout). Le visiteur posa enfin le pied dans une herbe molle. Ce fut au bout d'une minute d'arythmie qu'il évoqua son petit déjeuner. Il n'avait pris qu'une tisane. D'habitude, il mangeait en prévision de l'effort de vivre avec les autres, ce qui suppose toujours une part de contradiction et donc de réflexe. Il eût préféré un plan, un mode d'emploi, une formule même à vérifier avant de revenir au sommeil ou à la femme, selon que la lutte lui avait ou non facilité le passage de la tristesse à l'indifférence.

— Je suis... commença-t-il.

Et le nain, que l'absence d'attribut exaspérait malgré lui, montra des signes d'impatience.

— Je vous fais perdre votre temps, dit soudain le visiteur qui aspira au lieu de ponctuer.

L'air était dense. Il n'aurait pas su décrire la nature de cette inexplicable densité de l'air qu'il respirait par instinct au lieu d'y penser pour flatter un peu sa propre nature. Le singe secoua une branche.

— Nous ne t'oublions pas, dit le visiteur en riant. Il ajouta : la prochaine fois, je prendrai quelque chose.

Le nain opina. Il mangeait peu lui-même, ou se bâfrait. De l'autre côté du mur des apparences, il était géant et régnait. Il n'eût pas conçu un seul géant sans ce règne onirique. Alors forcément, le nain, de ce côté de la réalité, s'embourgeoisait. Le visiteur considéra ce corps d'athlète éduqué par la voltige.

— Et depuis, vous n'avez rien pris ? dit le nain.

Non, rien, une tartelette de fraises à midi, accompagnée d'un sirop d'orgeat et à quatre heures, un verre de lait. Deux cigares avaient étourdi cette cervelle de prêcheur, le deuxième fumé en compagnie d'une dame qui avait dénudé un sein, il l'avait rencontrée de l'autre côté de la tartelette et avait aussitôt fumé le premier cigare. Il ne fumait pas le cigare d'habitude. Il préférait la pipe. Les avantages de la pipe. Le poème à la pipe. La même pipe curée toute la vie jusqu'à la transparence. Il connaissait une herbe qui, si l'on savait ne pas en abuser, avait le pouvoir de trouver une raison de s'émerveiller et même d'en rire. Une aiguille dans une botte de foin, le bonheur.

— Non, rien, répondit-il, c'est ma journée de jeûne.

Le nain se frotta l'estomac.

— En voilà un qui ne sait pas jeûner, dit-il en lançant une pierre au singe qui disparut dans le feuillage.

— Vous n'auriez pas dû, dit le visiteur qui regrettait ainsi d'avoir à se passer de cette étrange compagnie.

— Les singes ne parlent pas, dit le nain.

Il descendait le chemin d'un pas rapide.

— S'ils parlaient...

Le visiteur s'était arrêté pour fouiller les feuillages du regard.

— Il retrouvera son chemin, dit le nain.

On arriva au camp. La nuit était presque tombée. La soupe clapotait dans une sombre marmite.

— Il n'a rien mangé depuis ce matin, dit-il à la négresse qui touillait.

— Il mangera mon gras, dit un enfant.

— Compte là-dessus ! dit une femme qui le talochait par-derrière.

Le feu flambait dans un poêle percé de trous rouges. Un vieillard l'alimentait, glissant des bûches sous la marmite. La louche puisait lentement. Le visiteur tripotait son assiette. Le nain jouait avec les deux cuillères en attendant qu'elle refroidît un peu.

— Hier soir encore, on les entendait chanter, dit-il.

Felix était fasciné depuis plusieurs jours. Il prenait des notes. On n'avait pas retrouvé ce carnet. Le nain avait cherché avant que la police ne mît son nez dans ces affaires dont Felix avait toujours été jaloux. Il se fichait bien des notes prises sur la culture des Gitans, mais il n'avait rien trouvé.

— Rien excepté le maravédis, dit le visiteur.

Le nain lui tendit la cuillère après l'avoir frottée sur sa manche.

— Je l'ai trouvé là-haut, dit le nain, je vous l'ai dit, là-haut.

Il montrait la nuit plombant sur la muraille. Étrange cité peuplée de marginaux. Les mendiants couchent sous les arbres, les voleurs ont aménagé les anciennes écuries. La tour est la propriété des Gitans.

— Pourquoi vous aurais-je menti ? dit le nain tranchant le lard au fil de sa cuillère.

L'enfant renouvela sa proposition.

— Est-il cabochard ? disait la femme.

Mais le visiteur n'avait mangé que le maigre et le nain reluquait les morceaux de gras du bord de l'assiette.

— Tu vois ! dit la femme.

Nouvelle claque ! Le petit ne dépassait pas la leçon. Le visiteur cligna son œil d'oiseau. Pas facile d'arracher un sourire à l'enfance qui s'obstine. On amenait les fruits. L'enfant mangeait-il les pépins qu'il aurait voulu recracher ? La femme offrait un galbe parfait. Elle avait un joli filet de voix mais dansait sur le dos d'un éléphant. Elle dormait dans la paille avec l'enfant.

— Pas facile de courtiser la femme qui n'aime pas l'homme, dit le nain en sourdine.

L'avertissement émoustilla le visiteur, au lieu de le décourager. Le nain tranchait une poire dans son assiette.

— Bel instrument, dit le visiteur.

Il parlait du couteau. Le nain le referma. Il ne s'en servait pas pour le lard qui était cuit à point. La négresse éclata de rire. Elle cuisait bien ce qu'elle cuisait.

— Vous n'avez pas mangé comme un homme, dit-elle au visiteur.

L'enfant écarquilla les yeux mais était-ce la première fois qu'il voyait un homme qui n'en était pas un ? Sa mère jouait avec ses boucles.

— Il a mangé comme un enfant, expliqua-t-elle.

Le mioche cogitait.

— C'est mon jour de jeûne, dit le visiteur.

Une tisane, une tartelette aux fraises, un verre d'orgeat puis un autre de lait. Il n'aurait pas dû accepter ce repas mais c'était un homme poli. Répondre à la provocation de la négresse, c'était entrer dans la confession, il se contenta de sourire. Le nain avait-il mangé le gras laissé par cet inconnu qui perdait son prestige au moment de se mettre à table ? Les assiettes s'éloignaient sur les bras de la négresse. Le chien suivait. Le nain consulta sa montre.

— À cette heure, dit-il, les Gitans doivent être en grande conversation avec la police.

Le visiteur coupa un cigare en deux. Des ciseaux dorés claquaient entre ses doigts, comme le bec d'un oiseau. La danseuse lui offrit un brandon.

— C'est un cigare, dit le vieux à l'enfant, il le coupe parce que c'est toute une aventure de le fumer.

Une bouffée l'atteignit au visage. Il se frotta les yeux.

— Ou bien il est radin, dit-il dans l'oreille de l'enfant qui jouait avec les volutes.

La femme avait seulement pincé son joli nez. Fesse-Mathieu. Fonctionnaire. L'homme au service de l'homme.

— Monsieur des Trembles ne se contentera pas d'une injustice, avait dit ce visiteur pour expliquer sa présence. Il faudra trouver autre chose pour nuire aux Gitans.

À quoi ressemblait-elle ? Il fallait que cette femme existât pour comprendre la déroute de Felix. Le nain se souvenait d'une incroyable chevelure, un noir aux reflets rouges et bleus, il en était le témoin jaloux, d'autant que cette femme s'était approchée de lui et qu'elle avait posé une main tremblante sur sa bosse. Elle avait besoin de cette chance.

— Nabot ! Ne m'en prive pas !

Le colosse, d'abord humilié par le geste, se laissa séduire par la voix. Elle le suppliait. Il se jucha sur une murette. Elle le dépassait encore. Il toucha les cheveux. Toute la femme est dans ce ressassement. Il n'avait jamais pu peindre au couteau. Il aimait cette souplesse d'eau.

— Je ne te dégoûte pas ? demanda-t-il.

Elle couchait avec son père. Le nain se signa.

— Si tu veux une mèche de mes cheveux, je te la donnerai. Mais en secret.

Les autres ne se cachaient pas pour les observer. Ils étaient debout sur la muraille et se concertaient.

— Tu vois ? dit-elle. Pas maintenant.

Elle toucha encore la bosse. Il regrettait de n'en avoir pas une plus grande à lui offrir.

— Tu ne veux rien savoir ? dit-elle.

Elle lui donnait ses grands yeux noirs.

— Ils vont rire si je prétends être plus grand que toi, dit-il.

Il n'osait plus toucher aux cheveux.

— Je suis un artiste de la surface des choses, dit-il, puis il ajouta sans transition : je t'ai vu chanter, ne disant pas : c'était toi, n'est-ce pas ?

Felix levait les yeux vers la tour. Jamais il n'y eut tant de tragédie dans aussi peu de sourire. La voix semblait soumise au vent qui soufflait par bourrasques. N'est-ce pas plutôt l'agitation des feuillages qui la rendait imprévisible ? Le nain clouait des affiches sur les hêtres. Felix poussait la carriole à la place de l'âne qu'on entendait tousser. Un enfant, peut-être le même, croquait une pomme derrière eux. Aujourd'hui il ne se souvient pas.

— Ce n'était pas toi, dit le nain.

Qui d'autre ? Des lueurs embrasaient la tour. On soupçonna un feu magique.

— Je m'en souviendrai, dit l'enfant à sa mère.

Elle le cajola. Le nain le traitait de petite-fille quand il se laissait caresser. Qui d'autre ? Le soleil se couchait ? Les mendiants remontaient le chemin à la queue leu leu. Les voleurs ? L'âne toussait. Elle chantait ? Le nain en parlait comme s'il la possédait déjà.

— Qu'est-ce que tu me donneras ?

Dans la cavalcade, il jouait un roi entouré de coussins où se convulsaient des esclaves nus.

— Je t'ai vue !

Il avait rougi. Il fouettait le dos nu des jeunes filles et crachait dans la bouche des hommes dont il renversait la tête comme le couvercle de sa théière. Un sein apparaissait de temps en temps, comme au musée.

— Nous, bourgeois de Paris et de tout le Royaume, jetons un brin d'érotisme dans les temps bibliques afin que le peuple se rapproche de nous !

Les enfants se moquaient de l'enfant nu sur la patte de l'éléphant.

— Il y aura des lions ?

L'un d'eux était tenu en laisse par un Africain.

— Viens, dit le nain à la Gitane, danse pour nous.

Il n'y avait pas de guitares. On secouait des sistres.

— Qui est-elle ?

Le nain s'était dressé sur son trône et la regardait danser.

— ¿Yo ? ¿Yo ? ¿Y tú ?

— Alguién.

Un esclave se pencha au bord du char pour lui tendre la main. D'un bond qui montra ses jambes, elle fut parmi les coussins. Les sistres entouraient le char.

— Qu'est-ce qui n'était pas prévu ? fit Felix dont la bouche ne se fermait plus. C'est elle ?

Ce jour-là Pernelle figurait parmi les esclaves. Elle s'assoit sur un accoudoir. Elle aussi tient un fauve en laisse. Il se prélasse dans les pieds du nain. Sa peau se contracte à chaque claquement du fouet au ras de ces dos qui s'étirent. La Gitane écrase les coussins. Ses pieds nus martèlent le tapis. Le nain lui fait signe de monter jusqu'à lui. Elle gravit les marches encombrées de corps.

— Moi ?

La boucle du fouet caresse son cou. Le fauve grogne. Pernelle le caresse, elle touche les dents humides, ses doigts s'enfoncent dans la fourrure. La Gitane tournoie.

— Moi ? redit-elle.

Le nain a oublié sa réplique.

— Tu m'avais promis une pièce. Donne-la-moi maintenant !

Elle est au pied du trône et caresse elle aussi la tête du fauve. Les mains ne se rencontrent pas.

— Tu lui avais promis ? dit seulement Pernelle.

Ensuite la Gitane devait sortir un couteau de son sein et le planter dans le cœur du nain. Le fauve aurait rugi pendant que le cadavre aurait roulé dans l'escalier parmi les corps des esclaves. Le fauve trônait symboliquement. Les deux femmes souriaient à la foule. Le nain, face contre la terre jouée par le tapis, agonisait en prononçant son oraison. Une esclave le chevauchait en brandissant le fouet. Il avait lutté contre elle. Sa tête à l'envers grimaçait atrocement.

— Demande-lui de chanter, dit Felix qui marchait à côté du char.

L'enfant avait perdu sa feuille de vigne.

— Il te demande de chanter, dit Pernelle.

La Gitane cracha dans l'air.

— D'abord la pièce ! cria-t-elle.

La foule se mit à scander : la-pièce ! la-pièce !

Le nain se retourna entre les jambes de l'esclave. Il montra le maravédis. Ce n'était pas lui qui en parlait maintenant.

— Vous auriez préféré que je n'en sache rien, dit le visiteur. Puis, à l'enfant : et tu l'as retrouvée, ta feuille de vigne ?

Ce garçon avait parfaitement l'air d'une petite-fille quand il se laissait caresser par sa mère.

— A-t-elle chanté ? dit le visiteur.

Tous les visages se tournent vers lui.

— Un enchantement, dit enfin quelqu'un.

On avait trouvé un luth. Il s'agenouilla sous elle.

— Traîne-toi jusqu'à elle, proposa Felix qui trottinait.

Le nain écarquilla ses yeux de syrphe.

— Qu'elle chante d'abord ! dit-il assez fort pour qu'elle l'entendît.

— Une autre pièce ! cria-t-elle.

La foule applaudissait, conduite par les barons que Felix récompensa le soir même. Il sortit cette autre pièce de sa ceinture.

— Deux pièces ! dit-il à la foule.

Les barons agitaient deux doigts. Pernelle fit mine de descendre.

— Non ! Pas toi ! cria Felix. Il la paralysait toujours.

— Aide-moi, dit le nain à l'esclave, exactement comme s'il avait été réellement blessé.

La fille s'arc-bouta. Le public était friand de reliefs musculaires. Il l'encouragea. Les mollets paraissaient monstrueux. Les lèvres s'étiraient sur de grosses dents. Le nain s'éleva. Son manteau glissa. Il apparut noir et velu, parcouru de spasmes, la gueule grande ouverte, tirant la langue. Elle l'éleva encore. La foule ânonnait avec elle. Felix jeta la pièce dans cet air. L'esclave continuait d'arracher ce corps monstrueux à sa pesanteur de personnage.

— La pièce !

Elle tombait toujours dans la gueule du nain qui se refermait.

— Embrasse-moi ! dit-il à la Gitane.

L'or scintillait entre ses lèvres. Puis il s'envola. Soupir de la foule. Le corps roule dans les coussins. La Gitane se baisse, ramasse la pièce et la montre au public qui crie : encore une !

— C'est fâcheux, dit le visiteur.

Le nain exhibe ses hématomes, on peut en éprouver l'épaisseur tremblante si on veut, le doigt enferme l'esprit dans la description de ces cercles. Un maravédis apparaît derrière l'oreille du visiteur. Il s'esclaffe.

La nuit est-elle tombée ? Retrouvera-t-il le chemin de son chez soi ? On le conduit jusqu'au chemin qui descend vers la ville basse, où il demeure. L'enfant porte le parapluie. À leur passage, les mendiants s'agitent dans les fourrés. Le visiteur marche derrière l'enfant. Une lanterne les précède. On croise des voleurs qui rentrent au bercail.

— Comment savez-vous que ce sont des voleurs ? demande le visiteur au nain qui marche derrière lui.

Il n'entend pas la réponse.

— J'étais absent hier, dit-il.

Sinon il aurait assisté à la cavalcade. Sa fenêtre donnait sur la Grande Rue. Il voyait la mer, le méandre du fleuve et même les remparts de la citadelle. Samedi il avait pris le train. La diligence cahotait dangereusement sur cette plate-forme. Il n'aimait pas cette sensation tirée de la perspective et regardait trop souvent dans le talus, la nausée s'installait lentement, en fait il arrivait à temps et vomissait toujours dans la même vespasienne.

— Vous m'avez menti au sujet du billon.

L'enfant ouvrit le parapluie. Le nain avait presque disparu dans l'ombre. On l'entendait marcher sur les feuilles mortes.

— Monsieur Guillaume veut savoir la vérité, dit le visiteur.

Une goutte de pluie s'écrasa sur son front.

— Regardez où vous mettez les pieds, dit le nain.

Il n'avait plus dit grand-chose depuis que Nicolá avait fait le récit de la cavalcade de la veille. Qui est Pernelle ? s'était demandé le visiteur. Il regardait les femmes susceptibles de plaire à Felix.

— Vous l'avez toujours sur vous ? demanda le visiteur.

Le nain exhiba le maravédis. On s'était rapproché de la lanterne. On se pressait sous le parapluie.

— Vous devriez tenir le parapluie et confier la lanterne à cet enfant, dit le visiteur, mais l'éclat du maravédis s'intensifiait, il ne vit pas ce troisième visage.

— Vous n'aurez plus besoin de la lanterne quand nous atteindrons le pont, dit le nain.

La Grande Rue n'est pas loin. On y accède par une ruelle pittoresque éclairée par des réverbères.

— Nous attendrons la fin de la pluie sous la porte.

Cela se terminerait par une averse, comme toujours. Le visiteur se baissa encore sous le parapluie. Ses yeux pouvaient maintenant explorer le profil de l'enfant qui marchait sur la pointe des pieds.

— Donnez-lui la lampe ! vous dis-je. Vous tiendrez le parapluie !

Pas de réponse de ce grand corps qui balançait la lanterne comme un encensoir.

— C'est insensé !

Une goélette glissait sur le fleuve.

— Tenez ! dit l'enfant, votre parapluie !

La lanterne se posa sur le parapet.

— Rentrez sans moi, dit cette voix.

L'ombre s'éloigna sans bruit.

— Mon Dieu qui est-ce ? fit le visiteur.

Le nain lui saisit le poignet.

— Comment ? Vous ne connaissez pas Antoine.

La lanterne était toujours sur le parapet et le nain en avait approché son visage d'enfant fatigué.

— Mais c'est par là qu'il faut commencer, dit-il.

Le parapluie tremblait à cause du ricanement de l'enfant, il se pencha même et un jet de pluie atteignit les bottines du visiteur qui chassa, on eût dit que par cette gymnastique il cherchait à s'éloigner d'eux mais tout en prétendant demeurer sous le parapluie dont la toile finirait par se mettre au vent, toujours à cause de cette oblique et de la bouffonnerie du nain qui répéta plusieurs fois le même avertissement, jusqu'à trouver le ton qui convenait à l'importance de la situation. La bouche de l'enfant était toute grande ouverte et luisait comme l'intérieur d'un poulet.

— Commencez par le commencement, dit le nain.

Le parapluie se redressa.

— Cet enfant rit parce que je décide que c'est le moment de rire, mais de quoi rit-il, sinon de la monstruosité qui s'adresse à vous sous le même parapluie.

Antoine, si c'était lui, traversait rapidement le pont. On le vit remonter par les jardins, apparaissant dans le halo des réverbères, accablé de pluie.

— Tenez, dit le nain, c'est le seul que je possède, et pas parce qu'on me l'a donné, je l'ai trouvé alors que je ne le cherchais pas, et il ouvrit la main du visiteur pour y déposer le maravédis.

Comment être sûr qu'il n'en possédait pas un autre dans sa manche ? Mais de l'oreille de l'enfant, il n'extrait qu'une fleur de papier en disant oh excusez-moi je croyais que les poules pondaient des œufs.

Quelle révélation en effet ! Le parapluie fut pris de vertige. Le visiteur l'arracha presque des mains de l'enfant. Le vent tournoyait plus vite maintenant, emportant des ombres.

— Vous le tenez trop haut, dit le nain.

La pluie rebondissait sur son crâne nu.

— Nous n'avons plus le temps de parler, dit le visiteur.

La pièce aussi était une ombre. Le nain s'était interposé entre lui et la lanterne, faisant même de l'ombre à l'enfant qui grelottait. Il s'aperçut que son visage dégoulinait.

— Vous vous abriterez sous la porte en attendant la fin de la pluie, proposa-t-il.

Il se plia un peu.

— Tu vois, dit-il à l'enfant, il faut le tenir fermement.

Sous la porte, il y avait déjà du monde, une femme dont les mœurs sautaient aux yeux mais qui pour l'instant se contentait de regarder la pluie tomber sur la surface tranquille du fleuve, deux hommes qui examinaient en parlant bas un objet que leur ombre dissimulait, une autre femme qui se plaignait de cet envahissement, elle portait une couette sur l'épaule et avec un peu de chance on y découvrait le visage enchanteur d'un enfant en bas âge, l'homme qui fouillait dans son chapeau semblait être le compagnon de cette pietà. Le visiteur, pour qui l'endroit n'était que celui où il abandonnait le nain et son enfant à leur destin pour se mettre à la poursuite du mystérieux Antoine dont il ne savait rien pour l'instant, s'inclina un peu en entrant dans ce refuge éclairé par une grosse lanterne qui se balançait, le vent courait sur le pont, on avait fermé un des battants de la porte et le crochet jouait dans cet anneau, quelquefois avec une force inexplicable autrement que par l'existence d'un monde transparent, mais le visiteur n'avait pas le temps d'en discuter avec le nain qui accaparait ainsi toute l'attention, même la fille eut un regard d'impatience tandis que le bébé la regardait fixement, absorbé par on ne savait quel charme cette fois secret.

Antoine atteignait les massifs de plantes exotiques où s'éternisait une statue, sous une autre porte qui était la principale entrée du jardin. Le visiteur songea à cette course sous la pluie. Il était comme en équilibre sur le seuil de la porte marquée par une longue pierre grise bornée par deux bittes où trônaient des animaux fantastiques. Il fallait maintenant fermer le parapluie et se mettre à courir. Il connaissait ces allées. Après le pont, on descendait d'abord un escalier. La nuit, on entrait dans une ombre seulement traversée par les mornes rayons d'une veilleuse qui flambait sous un médaillon. On entendait le fleuve tout prés, qui s'engouffrait dans une petite écluse toujours levée, le jour, en plein soleil, elle exhibait un vérin chargé de graisse noire et des enfants accroupis exploraient ces abîmes, peut-être incrédules, mais revenant toujours pour demeurer ces observateurs obstinés que le visiteur, impassible, rêvait de croquer. Il n'hésiterait sans doute pas à entrer dans cette espèce de néant, d'autant que la perspective des allées montant et serpentant entre les haies battues cette fois par le vent lourd de cette pluie d'été, lui coupait déjà le souffle et il haletait sur la longue pierre grise du seuil qui était bornée par ces animaux de bronze nés de l'imagination collective et parfaitement conformes à ce qui n'avait d'abord été que le produit de l'imagination.

Le nain n'avait convaincu personne. L'enfant qui l'accompagnait exprimait sans cesse son désir de revenir au campement. Il grelottait. Le nain regarda la pierre grise où le visiteur avait vissé ses pieds.

— Vous savez où il va ? demanda celui-ci.

Le nain se rengorgea.

— Antoine a des relations, dit-il.

L'enfant le tirait par la manche en geignant. Antoine avait disparu.

— Rentrez chez vous, dit le nain.

Mais le visiteur ne l'écoutait plus. Son regard retrouva la statue un moment remplacée par la masse des buissons éclairés de l'intérieur par un rouge réverbère. Un peu plus loin cette même lumière courait sur un mur ruisselant. Il s'était attendu à retrouver Antoine sur ce fond. Ce temps était passé maintenant. Le regard glissa le long d'une ligne qui pouvait être formée par la terre du chemin qu'Antoine n'avait pas emprunté. Pourquoi avoir pensé qu'il n'entrerait pas directement dans la ville ?

— Vous ne savez vraiment pas où il va ?

L'enfant avait planté la fleur dans ses cheveux, finalement. La femme s'était un peu baissée pour que le bébé pût mettre sa main dans cette broussaille.

— Si je le savais, dit le nain, croyez-vous que je serais le seul à le savoir ?

Antoine n'était pas du genre à se confier à n'importe qui (mais à qui se serait-il confié s'il ne s'agissait plus de n'importe qui ?) et encore moins à se laisser surprendre par la curiosité des autres (quels autres ?). La mort de Felix (dont il était peut-être l'assassin) pouvait l'affecter plus que les autres (quels autres ?). Ce matin il s'était tenu à l'écart. Il était convoqué comme tout le monde. Quelqu'un (qui ?) trahirait-il ce qui n'était un secret pour personne ? Le corps de Felix gisait encore sur la grille. La troupe était maintenue à distance par deux cerbères qui lui tournaient le dos. On avait déposé un mouchoir sur le visage terrifié de Felix. Nicolá y voyait plutôt de la colère et c'était lui qui avait l'air terrifié. Pernelle pleurait. On lui demandait pourquoi elle pleurait. Lucile s'était jetée à genoux entre les deux cerbères et elle maudissait les Gitans. On vit arriver Antoine qui remontait de la ville où il avait passé la nuit. Il y avait un bon moment qu'il avait ralenti son allure. Il s'était peut-être même arrêté avant d'être vu. Ou bien il s'était montré et ne pouvait plus revenir sur ses pas. À cette distance, impossible de savoir ce qui se passait sur son visage. Avant même que quelqu'un ne s'approchât de lui, il avait eu le temps de composer un masque de circonstance. Il répondit à des questions puis un doigt lui indiqua où il devait se situer maintenant. Il s'arrêta derrière Lucile sans la toucher, sans même lui parler, et il rejoignit Nicolá qui le renseigna rapidement, à voix basse, prenant cet air inspiré parce qu'il ne voulait pas rater cette occasion d'exprimer son angoisse d'être vivant dérouté par l'apparente nécessité d'une fin de toutes choses. Antoine n'avait jamais chahuté le poète qui se retournait dans le corps de Nicolá comme un mort dont la mémoire est violée. Antoine était celui qui n'entrait pas dans l'existence des autres mais qui en savait à peu près tout. Il s'était même éclipsé pendant quelque temps à cause d'un duel dont il n'avait pas respecté les règles. Son absence avait peut-être compté. Personne ne l'évoqua excepté pour l'expliquer. Felix ne tarissait pas. D'ailleurs Felix a toujours beaucoup parlé de ce qu'il aimait. Les autres (pour répondre à votre question), il les crucifiait dans le silence d'or de son indifférence. Antoine était-il cet homme solitaire qui avait trouvé la femme de ses rêves dans le corps d'un homme ? Le cadavre gisait à quelques pas, poings fermés, cœur ouvert, la bouche formait un cercle rouge dans le mouchoir, personne ne nota le moindre signe de douleur sur ce visage fermé depuis toujours aux recherches des autres (vous savez maintenant exactement ce qu'ils sont). Maintenant il s'appuyait sur l'épaule de Nicolá et il regardait Pernelle qui pleurait. Elle était assise sur l'escalier de sa roulotte. Les cris de Lucile semblaient s'en prendre à cette chair abandonnée. Le petit singe blanc avait mordu le doigt d'un policier. On avait couru après le petit singe qui avait fait rire les enfants. Le policier trempait maintenant son doigt dans un verre dont il buvait le contenu en poussant de grands soupirs de soulagement. On tranquillisa les enfants. On avait aussi amené une pomme pour piéger le petit singe. Le policier avait mollement demandé si le singe aimait les pommes à ce point. Il avait escaladé la muraille et maintenant il se situait au-dessus de l'endroit où le cadavre gisait et où on semblait prendre les mesures de l'événement.

— Il n'est pas bête, dit le policier qui n'avait pas de rancune.

Il s'était adressé à Antoine et Nicolá. Il avait presque fini son verre et il le penchait pour y baigner encore son doigt blessé.

— Vous avez passé la nuit dehors, dit-il à Antoine.

Il fit claquer sa langue.

— Rien n'est plus difficile à justifier qu'une nuit blanche, dit-il.

Antoine n'avait pas bronché. Toujours le même masque sur son visage.

— Vous oubliez les Gitans, dit Nicolá qui se trouvait au seuil d'une antistrophe.

Le policier finit son verre. Maintenant il pouvait se sucer le doigt en regardant la pomme posée sur la tête d'un enfant.

— Je n'oublie rien, dit-il. Qu'est-ce que vous savez des Gitans, vous ? Qu'est-ce que vous direz quand on aura retrouvé votre argent dans leurs poches ? Qu'ils vous ont volé ? Qu'ils ont rempaillé une de vos chaises ou cardé le matelas de cette beauté en larmes ? Jeu dangereux, dit-il à l'enfant qui portait la pomme sur sa tête.

Il suça encore le doigt. Les dents n'avaient pas traversé la peau. Ce sang aurait tout changé. Il connaissait son opiniâtreté. Il l'aurait eu, le singe ! Et pas avec ça ! (il donna une chiquenaude à la pomme qui tomba) Avec ça ! (il montra le pistolet) Il mouchait une hostie à vingt pas. L'enfant qui portait l'arc poussa un cri d'admiration. Il mesurait dix pas pour montrer son adresse. Il reconnaissait que l'arc est une arme plus précise, mieux en main, prolongement de soi-même, cette arme qui démontrait l'existence de l'infini n'avait-elle pas inspiré le premier instrument de musique et les calculs qui eux confirment l'existence d'une résonance naturelle ? Évidemment on pouvait en dire autant du chalumeau qui est peut-être l'ancêtre du canon. Cet enfant était-il un enfant ? Un enfant musicien ? Le policier renifla et montra ses dents. Il avait entendu parler de ces itérations quand il apprenait à jouer de la clarinette. Il avait eu une enfance studieuse. Chez lui on jouait de la clarinette pour éprouver ses poumons. Il n'en jouait plus. Instrument des paillasses. Il se suça le doigt.

— Ramasse la pomme ! dit l'archer au guillaume.

Le policier rempocha son pistolet. L'archer lui tendait une grosse main poilue.

— Je suis Golo, dit-il. Maintenant que Felix est mort (paix à ses cendres), je suis le seul propriétaire. Tout m'appartient ! Même son âme ! dit-il au guillaume qui rougissait.

Il tenait la pomme à deux mains.

— On me soupçonnera peut-être, dit le nain en pirouettant.

Le policier regarda Antoine et Nicolá qui s'étaient tus pour l'écouter.

— Il y a la part de Lucile, dit Nicolá.

Le nain se rapprocha encore.

— Tiens ! dit-il, je croyais qu'il vous avait mordu au poignet.

Sa paluche était entrée en contact avec le doigt blessé du policier.

— Vous allez devoir soupçonner tout le monde, dit-il en pinçant l'intumescence.

Le nain portait-il une perruque ou fallait-il accepter l'idée de cette chevelure resplendissante ?

— J'ai dit (tout à l'heure) qu'il m'a saisi le poignet et qu'il m'a mordu le doigt, dit le policier en s'extrayant de cette auscultation non désirée.

Le nain s'inclina en soulevant un pan de sa robe.

— J'avais entendu exactement l'inverse, dit-il.

Antoine sourit pour la première fois. Le policier se sentait taquiné. Il regarda Nicolá.

— Qui est Lucile ? demanda-t-il.

Le guillaume la montra du doigt. Le policier grogna. La réponse (si c'en était une) ne le renseignait pas. Le nain le frôlait.

— Vous n'avez pas de bosse ? dit le policier.

Le nain pirouetta pour montrer son dos.

— Si ce n'est pas une bosse, qu'est-ce que c'est ?

Le policier n'avait pas l'air convaincu.

— Je croyais que c'était la bosse qui raccourcissait les nains, dit-il.

Le guillaume fit pivoter le nain pour le présenter de profil.

— Vous la voyez mieux maintenant ?

Le policier haussa les épaules. Il y avait sans doute une autre explication. Il en est du corps humain comme de la musique qu'il entend. Partant de cette idée, on pourrait comparer le corps d'un monstre à un bruit.

— Dans ce cas vous êtes la chanson qu'on sifflote en pensant à autre chose, dit le nain qui faisait le geste de verser du poison dans un verre.

Le guillaume eut une inspiration : et Pernelle est le poème !

Le policier gira.

— Qui est Pernelle ?

Cette fois ce fut le nain qui tendit le doigt. Pernelle pleurait. Le policier se frotta le nez.

— Il n'y a personne pour la consoler, constata-t-il.

Le nain but le contenu du verre. Une grimace le défigura. Il ne respirait plus. On ne regardait plus Pernelle. On attendait le dénouement. Le verre sembla se briser par terre. Mais ce n'était peut-être pas un verre.

— À l'époque dont je vous parle, on buvait dans des coupes d'argent.

Roulement de la coupe sur le dallage d'une des salles du château. Le temps de ces didascalies, le nain avait retiré son masque. Il s'adressait aux policiers qui imaginaient maintenant les effets des feux de la rampe sur ce personnage qui jouait alternativement le rôle des derniers soupirs et celui de leur commentaire. Le masque revint.

— Qu'ai-je fait ? demandait le nain.

Il tomba à genoux. Comme l'arc était encore dans ses mains, il en fit vibrer la corde. Un mi bémol couina lamentablement dans sa bouche toute grande ouverte.

— Trois ! s'écria-t-il encore.

Le policier comprit Troie et il songea à un cheval. La douleur lancinante causée par la morsure le retenait encore du côté de la réalité. Le guillaume l'obligea à se pencher pour écouter ce qu'il avait à lui dire. Cette révélation le ravigota. Tandis que le nain se tordait comme un ver en faisant vibrer son arc, il demanda (tournant le dos au nain qui s'immobilisa) : qui est Margarita ?

— La belle-dame sans mercy.

Hier elle avait entendu la messe avec les siens devant la chapelle (le doigt montrait la chapelle) dans laquelle entrent les criminels avant de se livrer à la justice ou d'être exécutés par elle. Le prêtre officiait sur le seuil. On ouvrait le toit sur un côté et la lumière tombait sur l'autel. Ils étaient agenouillés dans l'herbe ou debout sous les eucalyptus. Margarita avait communiqué la première. À la fin, pendant que le bedeau fermait les portes de la chapelle, le prêtre s'était assis parmi eux. Un enfant portait la châsse. Il attendait sous le porche. Le bedeau bouclait les volets de l'extérieur, manipulant le gros cadenas. On avait entendu le toit se refermer puis l'intérieur de la chapelle était devenue noir, nuit de l'attente. Margarita frémissait. Elle frémissait toujours en présence des hommes. Seules les vieilles s'asseyaient sur la murette descendante. Margarita, qui sortait de l'enfance, se tenait avec ses cousins et cousines sous les eucalyptus. Les mendiants s'étaient alignés en silence de chaque côté du chemin qui, avant d'arriver à la Tour par les hauts, s'enfonce pendant une minute dans un bois de pins. Margarita avait reçu un bouquet de fleurs et une image qu'elle embrassait de temps en temps. Une médaille de similor pendait à son poignet. Elle portait la mantille et le châle et allait pieds nus. Elle avait du mal à contenir sa révolte. Elle ne regardait pas les autres. Il y avait une autre Margarita dont on fêterait la sainte dans moins de deux semaines, une Margarita tragique comme celle que Margarita rêvait d'interpréter. Mais elle portait un nom de reine en souvenir d'un voyage aujourd'hui mythique. Le héros y rencontrait des sirènes qu'on violait avant de les enlever. Ce sang courait dans ses veines. Elle ne devait pas l'oublier. Comme elle n'avait pas de frère, deux cousins veillaient sur elle et une cousine plus âgée qu'elle lui enseignait ce qu'elle savait. Il n'y avait pas de mère dans sa vie de Margarita et aucune de ses tantes n'avait voulu jouer ce rôle, ou on les en avait empêchées. Une fois l'an, elle enfonçait son petit doigt entre les pierres du mur de la chapelle pour y enfouir un ex-voto de soie blanche et de sang. Elle n'écrivait pas. Elle ne savait pas écrire et s'imaginait ce qu'elle perdait de pouvoir à cause de cette ignorance. Cette année-là, le 8 juillet tomba un dimanche (hier). Elle s'était levée tôt pour préparer le déjeuner de ses cousins. Sa cousine, le dimanche, faisait la grasse matinée et comme elle ne dormait pas avec un homme, le matin elle était de mauvaise humeur, peu encline à donner des leçons à cette enfant de la honte qui promettait de devenir une femme différente. La cousine était rongée par cette certitude. Elle ne savait pas très bien en quoi consisterait cette différence ni même en quoi elle consistait déjà. Les cousins, dont l'un était son jeune frère (beaucoup plus jeune) regardaient leur cousine avec cet air qui en dit long sur la nature des hommes. Elle n'en avait jamais parlé avec eux. Elle se contentait de maintenir la distance et jusque-là, aucun d'eux ne s'était avisé de franchir cette limite. Elle n'en parlait pas non plus avec Margarita pour qui la question du mariage était un problème sans solution. Mais pourquoi Margarita possédait-elle le chant ? Elle chantait depuis toujours. Elle fascinait. Ce matin elle avait chanté devant la porte de la chapelle. Elle avait reçu le bouquet de fleurs et l'image pieuse des mains d'un de ses cousins (le frère). Le prêtre attendait pour commencer. Le ciboire rutilait dans ses mains. Derrière lui, un jet d'encens montait vers le ciel. Cliquetait la chaînette d'or. C'était lui qui avait offert le chrysocale. Une larme de verre bleu y figurait cette pureté dont il allait parler à propos de Margarita. Elle danserait pour la première fois. Elle dansait depuis longtemps. Sa cousine avait formé ce corps parfait. Le cousin (cousin), qui l'accompagnait à la guitare, lui tournerait encore le dos pour ne pas lui porter malheur. Ce dos était tout ce qu'on pouvait voir de l'ombre propre de ce coin de porche où il semblait seul. Le prêtre avait fermé lui-même le bracelet qu'on avait enfilé dans l'anneau de la médaille. La cousine avait rejoint les vieilles de la murette mais elle ne s'était pas assise avec elles, elle se tenait debout entre deux d'entre elles qui avaient poussé leur voisine pour ménager une place. Mais la cousine demeurait debout. Elle écoutait le chant. Elle en connaissait toute la profondeur. Margarita ne la voyait plus. Ou bien l'avait-elle oubliée. Quand la voix s'interrompait, le son de la guitare semblait sortir de ce corps. On ne voyait pas les yeux dissimulés par le voile. Une seule main accompagnait le chant, l'autre tenait le bouquet sur le sein et l'image apparaissait de temps en temps. La goutte de bleu se confondait avec le ciel. Depuis une semaine, Margarita était amoureuse. La nuit, elle avait envie d'être nue. Ce désir la réveillait. À l'aurore, elle rentrait ses petits seins douloureux et fermait les yeux pour pouvoir feindre ce réveil ébouriffé dont elle avait le secret. Elle était la première à ranimer le feu s'il n'était pas mort. Elle caquetait en arrangeant le bois, pour ne rien dire et sa cousine voyait l'animale qu'elle était devenue, petit chien mordu par un chien enragé auquel elle aurait volontiers arraché les yeux. Elle avait conservé le maravédis qu'il lui avait donné à Málaga, sur le port, avant de l'abandonner à son sort de suiveuse d'aventures. Il avait brisé en riant ce rêve d'une autre vie.

— Tue-le, lui avait dit un voyageur.

Elle s'était jetée dans l'eau du port. L'eau avait emporté sa chemise et ses sandales avaient disparu dans le fond où elle ne voulait plus aller. Sur la grève, elle avait montré ses jambes et sa poitrine à des hommes assis qui raccommodaient des filets. Elle était encore amoureuse. Elle n'avait pas lâché la pièce. L'étreindre, c'était tenir encore à ce fil qu'il n'avait pas rompu comme les autres. Son rire l'obsédait. Elle s'était frappé la poitrine avec une pierre, là-bas, dans les dunes. Elle était seule et ne voyait plus la mer. Elle avait rempli sa bouche de sable. Personne n'avait surpris cette folie. On l'eût enfermée avec une de ses tantes qu'elle avait connue en bonne santé. Une autre animale, insatisfaite celle-là dès la première crise et dépérissant à chaque nouvel épisode d'amour, dont un payo qu'elle avait mordu parce qu'il tentait de lui échapper. Margarita la croyait morte. Mort aussi son père dont le plaisir avait été troublé par une recherche obstinée jusqu'à l'incohérence. La cousine aussi était orpheline mais on évoquait facilement ces circonstances qui étaient purement tragiques et propices à la conversation.

— Que se passe-t-il quand on supprime ses morts à une orpheline ? se demandait la cousine qui avait connu deux fois l'amour, une première fois à l'âge de Margarita, elle avait désiré le corps musculeux et noir d'un valet qu'elle avait accusé de viol pour sauver son honneur de vierge, l'eau bénite avait laissé des stigmates sur son ventre, on flagellait son dos nu pendant qu'elle priait, demandant secrètement à Dieu de faciliter la fuite de ce pauvre homme qui ne voulait pas mourir dans l'étreinte du garrot, en échange elle promettait de ne plus recommencer et la douleur du chat disait le contraire, qu'elle recommencerait et que cette fois elle irait au bout de ce désir immonde d'être possédée et surtout d'être la condition de cette possession qu'elle romançait un tantinet.

Felix n'avait pas l'air d'un héros. Il était en train de dépenser l'argent qu'on venait de lui donner. Il avait deux jours de folie à tuer, ensuite le navire prendrait le chemin d'une Amérique où il placerait à intérêt ce qui lui resterait d'argent. Elle ne l'aimait pas. Elle ne le désirait même pas. Elle l'avait seulement attiré comme le miel séduit les mouches du repas. Il était orphelin lui aussi, mais de facture récente, plaisantait-il. N'avait-elle rien hérité de la mort de ses racines ? Il devina que les yeux étaient ceux de sa mère et que son père lui avait laissé la force dont ses épaules témoignaient, ainsi que le cou qu'il ne réussit pas à renverser pour l'embrasser. Elle ne se défendait pas. Elle était simplement plus forte que lui. Il en conçut une érection et se frotta contre elle. Il devenait obscène. Elle sentit la détente, le giclement secret, l'apaisement, le silence intérieur, tout ce que son imagination savait par expérience de l'hallucination. Il s'affaissait lentement. À son tour il sentit cette poigne, ce courage qu'il venait de désirer parce que sa hanche était dure et qu'il respirait dans ses cheveux d'autres parfums que ceux auxquels les femmes de sa vie l'avaient habitué. Elle souriait, mais sans montrer ses dents, l'air brûlant de sa respiration sortait des narines, et il posa sa bouche sur son nez, il avait maintenant ce sentiment de désirer la souffrance. Il l'emmena dans une chambre pour être puni par elle. Il la voulait nue et terrible. Il lui donna son ceinturon. Elle se montra à la hauteur. Il avait joui encore, mais cette fois en elle, pendant qu'elle lui mordait la langue.

— Petite fille, dit-il quand il retrouva ses esprits (il eût aimé cette première adolescence dans le rôle du bourreau), je ne saurai peut-être jamais ce qu'est le bonheur promis mais je te crois capable de m'en dérouter.

Il la quitta. Comme elle avait souffert à sa place ! Elle s'enfuit par la fenêtre. Il était parti sans payer, exactement comme s'il avait eu l'impression d'avoir vécu un des secrets de l'amour, qui les multiplie.

— Il ne l'avait pas volée, quoi !

Elle marcha longtemps sur les toits. L'ivresse revenait. La brise sentait la mer. La lune avait l'air d'une paire de cornes. D'autres animaux avaient envahi le ciel noir, comme toutes les nuits. De là-haut, elle contempla le travail secret de l'humain sous les toits. Ce qu'elle en savait. La lumière tremblait dans les rues. Il promettait un beau voyage, un voyage avec une fin. Il en avait à peine parlé. Elle avait deux jours pour le convaincre. Elle le retrouverait. Il y avait trois jours qu'il se faisait remarquer, dépensant son argent en disant qu'il en avait encore, les filles le guettaient, un peu distantes mais prêtes à s'embarquer pour le plus court des voyages, l'expérience voulait démasquer le mystificateur, le faussaire, le fumiste.

On le roula sur la valeur d'une poignée de maravédis, cependant. Il la revit comme un enchantement, toujours pieds nus, musclée comme un guerrier, avide de recommencer, il n'en doutait pas. À l'hôtel où il logeait en attendant le grand départ, il partageait sa chambre avec un aventurier du harpon et de la plongée. L'enseigne était une baleine naïvement bleue au regard anthropomorphe, chevauchée d'une sirène en amazone, un chapeau levé par elle dans un ciel blanc coupait le soleil et des exocets jaillissaient, l'œil clair, gueule ouverte dans un éclaboussement d'écume prometteuse. La porte d'entrée était gardée par un grand singe de plâtre peint, rutilante figuration du personnage à qui il était ici rendu hommage, l'inévitable perroquet bavardait sur l'épaule, sa patte en l'air tenait une pipe. D'autres rébus agrémentaient l'intérieur. Dans la salle à manger, on s'arrêtait devant un moulage peint où se croisaient en un seul être terrible la langouste aux antennes en croix, la murène tranquille et, de nouveau, les exocets dans le rôle du regard.

Ces énigmes (il y en avait, disait-on, cent autres) étaient l'œuvre de l'hôte qui autrement s'ennuyait. C'était un Giton vieilli, Narcisse infatigable, qui lisait de la poésie et mentait aux femmes avec une capacité d'invention redoutable. Il avait montré à Felix combien il était facile de ressembler à une femme. D'autres ressemblances le fatiguaient. L'aventurier avait connu des amazones, ces poitrines l'avaient excité et il avait failli périr dans leur musée des souffrances humaines. Felix leur montra les maravédis qu'il conservait dans une bourse acquise pour cet usage. Le captieux billon roula sur le tapis entre les paquets de cartes à jouer.

— Vous vous êtes fait avoir, dit l'hôte.

Et il rit. L'aventurier, lui, possédait de véritables maravédis. Il monta dans sa chambre (qui était aussi celle de Felix).

— Voyons, dit l'hôte, rien ne ressemble à l'or comme de l'or.

Il frotta une pièce sur sa manche puis l'examina sous la lampe qui descendait sur la table.

— Pas de trace d'argent, déclara-t-il. Quant à l'authenticité !

Felix avait amené la lampe à la hauteur de leurs regards.

— Nous ne jouons plus ? demanda-t-il.

Il rassembla lentement les cartes et consulta son oignon.

— Vous n'avez plus le temps ? dit l'hôte.

L'aventurier redescendait. Les pièces qu'il déposa à côté du faux maravédis étaient noires et irrégulières.

— Vous vous êtes fait doublement avoir, dit-il.

— Triplement ! dit l'hôte qui pensait à l'argent.

Il frottait encore une pièce. Même tristesse du reflet.

— Vous voyez ! dit-il.

Il avait raison. L'aventurier raconta l'histoire de ses véritables billons au beau milieu de laquelle l'hôte se rappela que Felix avait un rendez-vous. Sur le seuil, il demanda si c'était une femme et dans ce cas, si elle avait quelque chose à voir avec le faux monnayeur. Demain on rendrait compte de l'incident à la police.

— Réfléchissez, dit l'hôte, puis il rentra pour écouter la fin de l'histoire suspendue aux lèvres de l'aventurier.

Felix fila. Nuit claire. Il s'arrêta plusieurs fois pour retrouver sa respiration. Cette angoisse le harcelait depuis la première lecture chez le notaire. Il avait abusé des boissons faciles, touché à des femmes sans pudeur et peut-être sombré dans la pratique des hallucinogènes. Son corps réclamait un répit mais son esprit avait trouvé d'autres raisons d'aller au bout de ce glissement douloureux. La Gitane le fascinait. Il avait mesuré toute l'importance de ce corps.

— Que feras-tu de ton argent ? lui avait-elle demandé.

Il avait envie de rêver avec elle. Pourquoi lui mentait-il ?

— Tu es en retard, dit-elle quand il arriva près d'elle.

Elle l'embrassa longuement, presque avec douceur. Ne pas aimer la femme. Être fasciné par elle. Voulait-elle voir la couleur de son argent ? Il s'abandonna. Enfant, il avait troussé toutes ses cousines mais on ne le punit que le jour où il dévergonda la fille de la lavandière. Beau plaisir dont il saisit l'athlétisme. Ce corps pouvait le vaincre. Il songea à des tortures immondes. En quoi avait consisté la punition ? Elle avait été punie elle aussi. Il avait songé aussi aux bûchers de naguère. Ce souci d'épuration qui les caractérise. Pas même un désir. Quelle était l'origine de cette cohérence ? Cette première idée incompréhensible et acceptée. Et la nuit obscure qu'elle éclaire pour la première fois. L'erreur qu'il faut partager. Les fautes qu'on commet, portes de la découverte. Il avait poussé un cri lamentable. Il la poursuivit sous les oliviers, puis entre les figuiers de Barbarie. Elle courait plus vite que lui, plus nue aussi, maîtresse de l'aventure infinie qu'elle lui promettait, ravie d'avoir déniché son désir et encline à l'attraper. Il passa sous ce soleil, haletant. Elle descendait vers le fleuve. Elle se cacherait dans la roselière, réduisant les oiseaux au silence. Il enjamba le filet d'eau au même endroit, reconnaissant les lieux. Des paresseux poussaient sur l'alluvion des crues du printemps. Elle y avait accroché un foulard. Il la retrouverait au moulin. Ces souvenirs, qui lui semblaient appartenir au passé alors qu'il venait de les vivre (passé composé), n'avaient aujourd'hui rien perdu de leur vivacité. Il revoyait le détail du fourmillement lumineux formé par les citronniers. Il traversa perpendiculairement le passage des abeilles, un moment dérouté par ce bruissement d'ailes, puis piqué dans le cou, le venin avait l'odeur du chèvrefeuille. Il y avait encore des abeilles autour de lui quand il arriva au moulin. Elle les chassa avec le foulard qu'il venait de lui remettre comme un trophée puis la bouche se posa sur son cou.

— Tu auras de la fièvre, dit-elle.

Elle sentait le savon et ses doigts étaient bleus. Il lécha un peu les dents. Il n'avait pas encore touché aux seins.

— Qu'est-ce qui est interdit, même entre mari et femme ?

Son père la battait et elle aimait ça. Elle lui montrait des jambes marquées par les précédentes punitions et il devenait fou de rage, se sentant possédé. Il l'avait même traitée de sorcière. Elle eût aimé ce feu, l'asphyxie, la brûlure, le cri capable de liquéfier le cerveau. Cherchait-elle à épouvanter ce godelureau ?

— Et si je n'étais pas à toi ?

Elle s'éloigna et papillonna sur la murette de l'aire de battage. Elle lui lançait les dures fèves qu'elle avait trouvées entre les pierres. À qui appartenait-elle ? Il pensa à son père, qui les aimait enfants et elle l'était encore, malgré sa force naissante.

— On te verra si tu continues, dit-il.

Il tremblait. Le soleil l'accablait.

— Je serai punie, dit-elle et elle disparut.

Il avait transporté ses espadrilles sur l'épaule, il se chaussa. Elle était entrée dans le taillis. Il voyait sa tache brune dans l'herbe haute. Plus loin, elle entrerait dans les champs de pommes de terre. Il redescendit jusqu'au fleuve. Il l'entendait. Il ne devait pas être le seul. La prudence exigeait ce ralentissement. Il réfléchit. Elle passait pour une minaudière. Son père était-il le seul à avoir deviné ce que cachaient ses petites manières. Il se taisait en présence d'un autre témoin accusé de viol. La scène aurait lieu dans la salle à manger. Elle aurait revêtu sa meilleure robe et porterait un bijou, une chaîne en or et sa médaille au profil infini de tendresse. Elle serait assise près de la fenêtre, tête baissée, les larmes tomberaient directement sur le mouchoir posé sur ses genoux. Felix aurait reçu le fouet, penché sur le dossier d'une chaise. Il se tiendrait maintenant debout près de son père. Celui-ci est assis sur son espèce de trône.

— Bien, Manuel, comment vous sentez-vous maintenant ? dit-il.

Le valet a reposé le fouet sur la chaise. Il ne répond pas. Puis il dit : elle peut sortir ?

Felix lutte encore contre la douleur. Il voit les mains triturant le mouchoir. Les cheveux sont tombés devant le visage.

— Elle aura peut-être un enfant, dit le valet.

— Peut-être pas, dit le père de Felix.

Felix ne sait pas ce que c'est un enfant. Elle ne le sait pas non plus. Elle sort et se mouche derrière le rideau.

— Quand tu auras fini de te moucher ! dit la mère qui l'attendait dehors sous le porche.

— Je regrette d'avoir fouetté cet enfant, dit le valet.

L'insolence maintenant ! Il fallait commencer par la vérité ! Felix grince des dents comme quand il est sur le point de devenir fou. Le fouet l'a humilié mais c'est la moindre douleur. Il regarde les pieds du père qui sait tout de sa fille et qui n'en parle pas, pieds nus de la valetaille, propres et sculpturaux, les autres pieds sont chaussés de bottes parfaitement lustrées, ils sont posés sur le barreau du fauteuil, la pointe de la canne tapote l'un d'eux. Qu'est-ce qu'il sait, lui, de cette fille qui parle de viol ? Il a toujours un boyau dans la poche, Felix l'a découvert un jour et il a demandé ce que c'était.

— Il a eu ce qu'il mérite, dit le père de Felix qui élude l'injure.

Il saisit Felix par le bras et l'oblige à montrer son dos saignant.

— Ça ne saignait pas tout à l'heure, dit le valet.

Felix tressaille à l'idée de ce sang. Il va pleurer.

— C'est ça ! dit son père en le secourant, pleure maintenant ! Elle n'est plus là pour t'entendre !

Le valet serre ses gros poings.

— Si elle avait un enfant... commence-t-il.

Les poings deviennent blancs. Le père de Felix frappe le sol avec sa canne.

— Elle aura eu aussi ce qu'elle mérite, dit-il.

Les poings redeviennent des mains. Le soir, dans son lit, Felix se voit dans la vie, n'importe où, avec cet enfant tantôt fille, tantôt garçon. Et le lendemain son père lui parle des saillies auxquelles on soumet les chevaux, chose, dit-il, qui n'arrive pas aux moutons. Dans l'air, les mâles des abeilles sont émasculés. Et seule la reine est sexuée. Il ouvre un livre de Réaumur et la leçon commence. C'est le Réaumur des prés et des bois, l'invertébré des grattements de terre, des soulèvements d'écorce, de l'air qui se peuple, la rosée dégouline sur ces fleurs, promenades interminables au fil d'écoulements insoupçonnés, le père, un petit noiraud aux mains fortes, n'en finissait plus, le corps de la femme, inexplicablement désirable, était remplacé par les transparences d'une non moins inachevable cuticule, mélange de pattes et d'ailes, de dards et de mandibules, le phallus s'inversait au lieu des tumescences, il était arraché parce qu'il était le contenant ou simplement parce qu'en l'arrachant les tripes venaient avec, belle mort de l'éventration en plein ciel, en pleine lumière, infiniment petit dans l'infiniment grand, une fois il avait reçu sur le pif un de ces martyrs de l'éternité mais il ne l'avait pas retrouvé dans l'herbe.

Le livre sentait la colle moisie et le champignon des pages. Deux des signets avaient été noués pour marquer un passage particulièrement croustillant. Il fallut toute la patience de ce père improbable pour défaire ce nœud, ses ongles s'étaient acharnés pendant cinq bonnes minutes. L'endroit foisonnait d'estampes, certaines relevées de couleur, il manipulait la pelure avec des précautions de collectionneur, tirait la langue pour s'humecter les doigts, sa langue qui voulait parfaire, enjoliver, fixer pour toujours. Felix se pencha sur ses odeurs. À cette époque il ressemblait encore à son père, même noir de la peau qu'on confond avec la crasse des chemins, mêmes boucles dorées, même posture, l'un tournant les pages, interdisant qu'on y touche, et l'autre sournoisement incrédule, même regard, les ruissellements de leur conversation traversaient le rideau de perles et Agnes, blanche et rouge, bleu de regard, couchée dans le hamac qu'un enfant balançait, souriait en pensant à l'abandon des hommes qui étaient entrés en elle. Son éventail était ouvert sur sa poitrine, elle ne le refermait que pour asséner sur la tête de l'enfant les petits coups qui le réveillaient de sa torpeur, petite exagération qu'elle regrettait aussitôt en adressant un encouragement chaleureux à cette réduction inacceptable de la domesticité à quoi la réduisaient les aléas des affaires en cours. La terrasse était plongée dans une ombre agitée d'insectes. Au mur, l'anneau de fer grinçait mollement. Elle leva en l'air une jambe nue digne d'Athéna. Ici c'était le mâle qui dévorait la femelle. Elle naissait de ce crâne comme la lave d'un volcan. Le pied toucha le plafond de bruyères. Felix lui demandait souvent de lui parler de ce grand-père à peine connu. Il se souvenait du cheval. L'homme marchait devant lui, poussant un autre homme qu'il venait de capturer. L'homme avait les mains liées dans le dos et il souffrait d'une blessure qui saignait. Le vent formait des tourbillons dans le corral. Les autres chevaux s'étaient approchés de la clôture. L'homme s'écroula au bas de l'escalier, face contre terre. Felix tétait frénétiquement le sein de sa mère. Jean caressait l'autre sein.

— Couvre-toi ! dit leur grand-père en passant.

Le bout de la canne souleva le châle. Pendant une fraction de seconde, Felix vit le soleil à travers ces mailles. Jean voyait le visage de son frère tavelé de lumière. Il voyait à quel point Felix ressemblait à son grand-père. La canne s'abattit sur ses petits doigts. Felix attendit le cri, la révolte. Les seins disparurent sous le châle que sa bouche se mit à explorer. L'homme montra son visage terrifié. Jean était descendu jusqu'au milieu de l'escalier. Il y avait des mouches sur la flaque de sang.

— Tu ne veux pas mourir, dit-il. Tu ne veux pas souffrir. Tu voudrais qu'un autre homme occupe ta place en ce moment. À qui ressembles-tu ?

Jean ressemblait à sa grand-mère, parce qu'il ressemblait à sa mère. Leur père sortit sous la galerie. Il s'accouda à la balustrade pour regarder l'homme qui geignait, peut-être en réponse aux questions de Jean qu'on appelait Yan parce que la grand-mère n'était plus là pour prononcer correctement le prénom de son propre père. Je. Jean. Jean. Felix s'efforçait d'imiter la prononciation déjà très approximative de sa mère, mais c'était l'exemple à suivre. Jean lui-même éprouvait des difficultés à se montrer à la hauteur de son petit nom.

Le grand-père revint avec les chaînes. Il menaça encore les doigts de Jean. L'anus de Felix s'ouvrit subitement. Il n'en sortit rien cette fois.

— Aide-moi, dit le grand-père à son beau-fils.

Ils remplacèrent la corde par la chaîne. L'homme demandait en pleurant qu'on le traitât comme un être humain. Les mouches le harcelaient. Manuel arriva avec la mule que l'homme regarda d'un air épouvanté. Dans la salle à manger où il était interdit de jouer aux quilles, la grand-mère avait ce même air, mais il était dû à une mauvaise restauration, il arrivait que le grand-père retournât ce portrait contre le mur, l'envers formait une croix sinistre et les seins devenaient durs pendant plusieurs jours, comme si elle était devenue cette statue à quoi Jean l'avait un jour comparée en rougissant, car la statue était nue comme il ne l'avait jamais vue.

L'homme fut hissé sur la mule comme un sac d'olives. Manuel empoigna cette tête sanglante. Il lui dit quelque chose. L'autre maintenait le museau du cheval et le grand-père, qui était en selle, tapotait doucement cette main avec le bout de sa canne. Il ne restait plus qu'à les regarder s'éloigner, la mule en tête avec son fardeau agité de soubresauts, Grand-père suivrait à une bonne distance, montant la jument alezane qui lui devait la vie. Sur sa bourrique, Manuel fumait sa pipe. Ils descendirent l'ubac dans une ombre bleue puis disparurent dans la roselière. On les verrait encore dans le canyon, en plein soleil, sans doute dans le même ordre, les mêmes distances s'imposant au regard. Le père de Felix n'avait pas attendu ce moment. Il était rentré en commentant l'affaire. Avec qui parlait-il ? La femme n'avait pas bougé du hamac et l'enfant transpirait. Elle se redressa quand Jean entra dans la cour. Il montait l'étalon qui avait failli tuer Grand-père. Elle lui cria quelque chose. Le cheval pirouetta deux fois. Felix entra dans cette poussière. Il mit le pied à l'étrier et s'accrocha au ceinturon. La main de son frère glissa rapidement dans son dos. Elle empoigna la ceinture du pantalon. La femme riait. Felix était tout petit.

Ensuite ils galopèrent dans la même ombre, traversèrent la roselière, l'eau du fleuve, réduite au ruisseau, gicla des deux côtés, éclaboussant le visage noir de l'enfant mal aimé dont Felix commençait à comprendre la nécessité. Puis de nouveau la poussière, le galop incessant, les vagues de soleil qui submergeaient l'imagination, de temps en temps le cheval s'appliquait à éviter les cailloux du chemin, ralentissait encore dans l'assec, les galets finissaient par imiter le bruit de l'eau. Les feuilles des roseaux avaient un peu cisaillé les jambes du petit. Il avait protégé son visage dans la chemise mouillée de son frère. Il voyait les choses à travers les larmes arrachées par la conjonction du soleil et de la poussière. On atteignit les pentes couvertes de farouches encore verts. Un foulard rouge courait à leur rencontre. Beau visage de fille qui cherche le bonheur là où Jean trouvait le plaisir. Elle les avait vus passer. Il se pencha pour l'embrasser. Comme elle fermait les yeux ! Felix s'était accroché à cette oblique. Elle lui caressa les cheveux. Comme la peau était douce sous les yeux ! Il fut comme arraché à elle. Les murs blancs et bleus défilèrent. Le cheval arpentait la roche d'une rue. Les rideaux semblaient vouloir se rencontrer. Felix les toucha au passage. Il était debout maintenant, les mains sur les épaules de son frère étaient prêtes à se refermer. La fille les suivait en haletant.

— Quand arriverons-nous ?

Il savait où ils allaient. Ils y étaient déjà allés. Maintenant il se posait la question de savoir si la torture d'un homme surpasserait le bonheur atteint par le spectacle d'une femme qu'on déchirait en surface et dont le cri avait fini par venir des profondeurs de cette souffrance inimaginable autrement. On arriva sur la place de l'église. Jean attacha le cheval sous les orangers. La fille tenait la main de Felix, main chaude et mouillée qu'elle ne voulait pas lui donner parce que la dernière fois il l'avait mordue. Il aimait bien mordre, Felix. Le chat l'avait griffé et le chien avait voulu lui rendre la morsure.

— Les chiens ont peur de l'homme. Les chats semblent le haïr.

Cette fille n'était pas une femme. Ses seins se dressaient pointes en l'air, le poil ne descendait pas sur ses cuisses, l'empaumure des mains comprenait toute sa taille, ses fesses ne s'élargissaient pas sur le tabouret où elle faisait semblant de se peigner pour que Jean eût le temps de la dessiner. Jean non plus n'était pas un homme. Il ne le deviendrait jamais. Qu'est-elle devenue ? Ces coulures de temps semblaient maintenant sortir de sa blessure primordiale, tandis qu'il caressait les seins de Margarita.

Nous sommes dimanche, l'après-midi du dernier dimanche que Felix a vécu, d'ailleurs l'a-t-il vécu ? Le corps de Margarita, il l'a lentement déposé sur l'herbe et plus lentement encore il l'a déshabillé. Il voudrait ne penser qu'à elle mais le passé le condamne à des incohérences qui finissent toujours par effrayer l'objet facilement réduit, pourtant, à cette mollesse d'abandon. Le soleil coule sur la citadelle. L'air des poissons court au ras de l'herbe. Le ciel s'est fendu d'un nuage. Une seule goutte a perlé sur le ventre scarifié de la Gitane. Elle ne se donne pas. Il vient de l'acheter. Il a déjà acheté des vierges au pied de la citadelle. Mais celle-ci ne l'est pas. Elle ne s'est pas donnée. Le cousin prétend le contraire. S'il ment, on le jettera dans un puits après lui avoir crevé le ventre. Margarita se vendra jusqu'à ce que personne ne veuille plus d'elle. Peu importe si elle a menti. Elle n'est plus vierge. Il entre en elle avec une facilité qui le déconcerte. Les gouttes de pluie s'écrasent sur son dos, ses fesses, il les sent jusqu'à ses chevilles. L'interminable glissement commence. Il pose sa bouche sur la sienne, regarde l'œil qui ne veut pas se fermer, ses mains s'enfoncent dans la terre sous les épaules. Nicolá croira-t-il à cette histoire ? Nicolá manque d'imagination mais il connaît le moyen d'inspirer celle du spectateur. Comment suggérer tout le contenu de cette scène ? Comment le spectateur viole-t-il la petite Gitane et comment la spectatrice, qui adore Nicolá, se laisse-t-elle violer par lui ? C'est Felix qui interprète le rôle que Nicolá a rejoué pour lui. Une averse finit par déferler sur cette comédie du recommencement. Il se retira.

On les vit se réfugier contre la muraille, lui blanc comme un linceul et elle, presque noire. Il caressait ses cheveux mouillés, poursuivant la caresse dans le passe-mur où il cherchait son odeur. Elle les surveillait depuis qu'ils étaient descendus du campement. Ils se tenaient par la main.

— Je te dois une pièce d'or, lui avait-elle dit.

Et elle avait jeté la pièce exactement comme il l'avait fait à Málaga avant de s'embarquer.

— Donne-moi la fille plutôt, avait-il proposé sans y croire.

Elle avait réfléchi.

— Avec une pièce d'or, tu peux avoir cent filles, dit-elle.

Il ramassa la pièce et la glissa dans son corsage. Comment avait-il pu s'amouracher d'une femme qui ressemblait à un homme ? Il ne désirait pas non plus la petite cousine qui était agenouillée dans l'herbe, les mains liées dans le dos qu'elle prétendait fouetter.

— Tu me paieras ? dit-elle.

Il sortit une autre pièce d'or de sa poche.

— Cent fois, dit-il.

Le cousin jura entre les dents. Il avait peur de la mort maintenant qu'il était question de lui arracher la vérité.

— J'ai peur, avait-il avoué à sa cousine, ou bien était-ce sa sœur.

À Málaga, elle était seule. Il n'avait pas vu les autres Gitans de son clan. Elle voulait qu'il luttât contre elle. Sa peau était lisse et dure. À quelle espèce d'humiliation prétendait-elle le soumettre ? Elle s'ouvrait comme un étau et il entrait en elle exactement comme il était sorti d'une autre femme.

Nicolá avait aussi deviné cette métaphore. Le décor était une synthèse des lieux où s'était déroulé ce qui avait bien failli être le dernier jour de sa vie de ce côté du monde. L'autre côté commençait à Orán et ne se terminait plus. Cette disparition (y aurait-il substitution ?) avait été imaginée par l'oncle Guillermo qui était revenu de son Amérique avec cette idée de régler une bonne fois pour toutes le problème posé à la famille par Felix qui, à l'âge de peut-être dix-huit ans, cumulait les titres d'assassin, de complice et de fou. Une polacre était amarrée dans le canal depuis une semaine. Les membres de son équipage avaient rarement dépassé la limite du quai, une ou deux fois seulement pour aller s'approvisionner en viande fraîche. Ils la grillaient sur le roof, en plein vent et un nègre descendait les brochettes dans l'appartement du capitaine qu'on n'avait jamais vu, sauf une fois, il était sur le roof, du côté du vent, et la fumée barbouillait les hommes qui enfilaient la viande sur les brochettes.

Don Guillermo portait un foulard sur son visage et il semblait très animé, tandis que le capitaine l'écoutait tranquillement. Sur le quai, on avait reconnu la rose d'argent des Alamos. Elle rutilait sur la portière de la voiture. Don Guillermo avait accepté une brochette et il soulevait la pointe du foulard pour en saisir les morceaux entre ses dents qu'on savait longues et affûtées. Il se dissimulait assez bien derrière la bâche tendue contre le soleil. De temps en temps le vent tournait et il disparaissait entièrement dans la fumée. La Gitane attendait sur le quai, assise comme un homme sur une pipe renversée dont les émanations l'avaient quelque peu étourdie. Elle avait croisé ses longues jambes et montrait ses pieds nus. Les muscles de ses bras saillaient comme chaque fois qu'elle tenait un couteau entre ses mains. Ses cheveux, qu'elle n'avait pas attachés (le foulard était noué à son cou), resplendissaient dans la lumière de midi, noirs et feux, bouclés comme la laine des moutons, leur profondeur d'entrailles entourait un visage dont le profil était celui d'un homme. Mais sa bouche promettait des désirs infinis et son regard anéantissait toute idée de possession. Don Guillermo l'avait transportée dans sa voiture. Elle n'avait pas voulu l'y attendre. Elle avait marché jusqu'au bout du quai, suivi d'un petit chien qui poursuivait son ombre.

— Je le tuerai si vous voulez, avait-elle dit.

Il regardait ses pieds nus avec lesquels elle caressait doucement le tapis de la voiture, puis il lui sembla qu'elle esquissait un pas de danse, les jambes apparaissaient lentement dans les jupons. Il était persuadé d'avoir affaire à un homme. Le poignard apparut sur la cuisse.

— Ce ne sera pas nécessaire, dit-il, vous vous contenterez de faire ce que je vous demande.

Le premier jupon glissa sur les jambes, les autres pouffèrent dans l'air moite de la voiture. À la portière, le rideau claquait. Il était nuit.

— Nous nous verrons demain, dit-il. Je vous le montrerai.

La voiture prit une inclinaison contre laquelle il se mit à lutter. Elle était seulement appuyée au dossier et avait ramené ses jambes sous la banquette que ses mains étreignaient. Les roues venaient de quitter le pavé. Il y eut des relents de sueur et de cuir. Le fouet avait claqué une fois. Elle ouvrit le rideau et il gratta une allumette pour éclairer son visage.

— Je ne suis pas un assassin, dit-il.

Il eut le temps de voir son air étonné.

— Moi non plus, dit-elle.

La flamme était éteinte quand elle lui mentit peut-être : je n'ai jamais tué, dit-elle.

Il attendit.

— Mais si vous voulez, dit-elle encore.

Il interrompit : ce ne sera pas nécessaire.

Il entendit le froissement des jupons. La voiture venait de virer sans cesser de s'élever. Il aperçut la lune réduite à une mince virgule. Une bouffée de fraîcheur l'effleura. Il l'avait entendue soupirer. Maintenant elle agitait l'éventail avec lequel elle touchait l'épaule des hommes quand elle leur parlait.

— Combien d'hommes ? demanda-t-il. Il ne sera pas facile à réduire.

— Pas facile !

Dans l'ombre, il avait peut-être plongé son visage dans ses mains pour ne plus rien dire.

— Vous voulez le voir ? dit-elle.

— Ce ne sera pas nécessaire, dit-il pour la seconde fois.

La voiture venait de s'arrêter. Le cocher frappa à la portière, il frappa avec la poignée de son fouet et non pas avec l'index replié. Ce claquement irrita don Guillermo. Il ouvrit le rideau.

— Vous n'avez toujours pas de montre ? demanda-t-il au cocher.

Celui-ci fit non de la tête. Don Guillermo décrocha son oignon. Elle entendit la chaîne glisser dans l'anneau. Le cadran scintillait. Les doigts de don Guillermo expliquaient l'heure. Il lâcha enfin le poignet du cocher qui s'éloigna.

— Nous sommes seuls, dit-il.

Il caressa les cheveux.

— Êtes-vous un homme ou une femme ? demanda-t-il.

Elle ne répondit pas.

— Vous devriez le tuer, dit-elle.

S'il allumait la lampe, il faudrait soigneusement fermer les rideaux. La lune disparaissait dans les feuillages. Il voyait le galurin du cocher qui était assis sur la muraille, l'œil fixé sur le cadran dont les aiguilles étaient animées de ce mouvement invisible qui imite si bien le temps. Une fois ce temps écoulé, il sifflerait l'air de la Flûte, déçu, une fois de plus, de n'être pas doté d'un appareil de perception à ce point perfectionné qu'il eût assisté à cette division infinie du temps qu'il était chargé de mesurer. Les grognements de jouissance de don Guillermo intervenaient en général au milieu de ce segment de temps. C'était ce qu'indiquaient les aiguilles, mais la sensation était différente, la deuxième section semblait interminable. L'air de la Flûte trottait dans sa tête. Il n'eût pas aimé être surpris par un rôdeur en quête d'amour. Il imaginait facilement cette poire d'angoisse. Le fil d'un rasoir l'avait un jour renseigné sur la vélocité du geste. La plaie avait mis longtemps à se refermer. Que faisait don Guillermo avec cette femme si ce n'était pas un homme ? Qui était cette femme qui voulait tuer pour pousser à bout le raisonnement de don Guillermo ? Un marin n'avait-il pas arrêté la voiture en pleine rue ? Il était monté sur le marchepied et parlait à voix basse. Le cocher avait eu une telle peur d'entendre un seul de ces mots. Manuel crevait les oreilles des indiscrets. Il arrachait la langue des bavards. La pointe de son couteau traçait des croix définitives sur les yeux des curieux. Le cocher, qui s'appelait Bortek (il n'avait pas de prénom chrétien et l'entrée de l'église lui était interdite, il avait oublié pourquoi), n'avait jamais eu à souffrir aucune de ces mutilations. On émasculait l'adultère avant de lui couper la gorge. Les doigts du voleur tombaient dans une écuelle. On avait coupé les pieds d'un fugueur qui depuis se rendait utile dans la confection des paniers d'osier. Il fallait le voir pousser ses moignons pour tendre l'armature. Ces histoires envenimaient l'esprit de Bortek qui n'en connaissait pas d'autre. Il dormait mal. Une nuit, le rasoir l'avait réveillé. L'estafilade s'étendait de l'épaule droite jusqu'à la fesse gauche. Elle voulait tracer une grande croix sur son corps mais il s'était réveillé pendant le trajet de la première traverse, de droite à gauche. Il lui avait tordu le poignet et il lui avait mordu la joue jusqu'au sang. L'altercation avait réveillé la domesticité, jusqu'au vieux tresseur d'osier qui avait perdu le temps à enfiler ses sabots. Quand il arriva sur les lieux, on avait emporté Bortek pour le juger. La fille rinçait son beau visage blessé dans un seau. Elle aussi serait jugée. Comment une fille aussi belle avait-elle pu se laisser engrosser par un nain qui tenait du Maure et du Nègre d'Afrique ?

— L'as-tu violée ? demanda Manuel.

Bortek était couché sur un lit de sel mais la douleur ne réussit pas cette fois à lui arracher ce cri qu'on attendait de lui.

— Acceptera-t-il enfin le baptême ? demanda une vieille qu'on amenait sur une chaise.

C'était la dame catéchiste. On l'interrogea du regard.

— Puisqu'il ne l'a pas violée, dit-elle en retenant le bras de Manuel.

Mais Bortek avait déjà perdu un œil dans cette lutte inégale. Une poignée de sel s'abattit dessus. Il hurla enfin. Le cri dura si longtemps qu'on se demanda d'où le nabot tirait cette énergie inexplicable. Le cheval de Jean se cabra. Felix glissa lentement sur la coupe.

Bortek gisait sur la planche. Un chien continuait hardiment de creuser le trou dans lequel on avait prévu de la dresser avec Bortek suspendu par les poignets, la tête penchée du côté de l'œil mutilé. On aurait dit qu'il cherchait à le frotter sur son épaule. Felix chassa le chien.

— Qui est ce nabot ? demanda Jean qui n'avait pas mis pied à terre.

Il n'y avait personne dans la cabane où pourtant le feu était allumé sous la grille où rien ne cuisait. Bortek avait cessé de crier quand il avait aperçu Felix qui était un enfant de dix ans peut-être. Jean était encore vivant. Il le voyait sur son cheval, soulevant la poussière de la cour et demandait qui il était, lui, Bortek, bâtard de la même branche. Felix monta sur la toiture et en parcourut lentement toute la longueur. Il regarda le canyon. La plupart des gens étaient cachés dans les roseaux. On reconnaissait les foulards des femmes. Les hommes étaient accroupis et ils attendaient sans parler. Dans les galets, Manuel poussait la mule et il la fouettait. De temps en temps le fouet atteignait le dos de la fille et elle se mordait le poignet pour ne pas crier.

— Je voudrais bien savoir qui elle est, dit Felix en descendant du toit.

Jean était resté sur son cheval. Le nain le regardait, tordant sa bouche du côté de l'œil blessé. Il recevait maintenant toute cette quantité de soleil couchant dans un seul œil, mais cela ne durerait peut-être pas, il savait par expérience que le mal pouvait encore infecter l'œil valide. Le cheval martelait la terre dure de la cour. Jean n'avait rien dit. Il vit Felix descendre du toit et demander qui elle était. La bouche de Bortek se tordit encore, gonflant la pommette.

— Ils reviendront, dit Jean.

Le cheval semblait craindre la proximité de la maison qui était entourée d'une herbe rase et jaune par endroits. Une giclée de sa bave atteignit la poitrine de Bortek. Il eut la sensation d'une brûlure. L'avaient-ils écorché ? Personne ne survivait longtemps à cet arrachement.

— C'est du sel, dit Felix en montrant le contenu de sa main à Jean.

Le cheval trépignait à la limite de l'herbe. Bortek voyait-il le serpent ? Comment deviner le serpent dans cette immobilité de brins d'herbe et de mottes de terre ? La cravache cingla la cuisse. Jean usait rarement de la violence avec les chevaux. Il voulait se rapprocher de Bortek sans mettre pied à terre. Bortek vit cette ombre s'avancer dans la lumière du couchant. Il avait déjà lutté contre les hallucinations de la douleur. Cette fois il eut l'impression d'une réalité finissante plutôt que de la promesse d'une augmentation de la douleur. D'ailleurs il ne souffrait peut-être plus. Il renifla comme un animal. Il n'eût pas aimé se sentir pourrir comme l'un d'entre eux.

— Où vont-ils ? dit Felix.

Les sabots martelaient la terre dure si près de Bortek qu'il crut à un nouveau supplice. La terre jaillissait en mottes brûlantes.

— Il y a quelque chose entre toi et cette fille ? dit enfin Jean.

Bortek eut soudain honte de sa nudité. La dernière fois, ils avaient cherché à le pendre. La même nudité offensée. Ce corps noir et difforme. Cette peau qu'on lui avait peut-être arrachée. Le jeune maître consentirait peut-être à l'achever. La maîtresse avait la manie de lui porter secours quand il était dans une situation critique. Elle l'avait sauvé plusieurs fois de cette mort purificatrice. On lui avait brisé à peu près tous les os. Il avait survécu à des hémorragies. Même sa chair avait souvent commencé à pourrir. Elle avait cru à ces miracles et il était toujours vivant.

— Est-ce que nous les avons fait fuir ? demanda Felix.

Il voulait remonter sur le toit pour les héler.

— Mère sera peut-être contente de te rendre à cette vie qui ne veut pas de toi, dit Jean.

Il mit pied à terre. Felix venait de sectionner le chanvre qui liait le nain à la planche. Les mains s'agitèrent en l'air. Elles voulaient se poser sur le ventre. Elles semblaient craindre ce contact.

— On ne leur demandera pas de s'expliquer, dit Jean à Felix qui voulait monter sur le toit.

Les mains s'immobilisèrent.

— C'est vrai, dit Bortek dans un effort pour saisir les mains que les deux frères lui tendaient — je ne me suis jamais vengé.

Jean remonta sur son cheval. La poussière se souleva encore.

— Ce cheval non plus ne veut pas de moi, dit-il.

Il tournoyait.

— Tu marcheras, dit-il à Bortek.

Jean limitait toujours ses gestes de bonté comme s'il éprouvait le besoin d'exprimer à quel point il avait agi par devoir.

— Moi aussi je marcherai, dit Felix.

Il frappa la cuisse du cheval du plat de la main. La sueur l'éclaboussa. Il allait se plaindre mais le cheval avait déjà disparu. Bortek se mit en route, si lentement qu'on pouvait croire qu'il n'avait plus envie de retourner d'où il venait.

Felix monta sur le toit. Il attendit. Le cheval de Jean pouvait parcourir cette distance comme si le monde s'immobilisait en attendant qu'il atteignît son but. La fille gesticulait sur la mule. Manuel marchait à côté d'elle et il la fouettait sans arrêt. On n'entendait pas les cris. On devait entendre sur l'adret. Le vent tourbillonnait au-dessus des roseaux, les agitant de temps en temps. Ils s'en étaient allés, empruntant les chemins de l'adret, qui sont broussailleux et presque verts. Les femmes les avaient suivis. En ce moment ils devaient redescendre vers le hameau, à la queue leu leu, poussant les chèvres et marchant de plus en plus vite. Le soleil tombait doucement sur cette agitation. Monté sur le toit de la maison, Felix ne pouvait pas les voir. Bortek les verrait, il aurait le temps de les voir s'il atteignait le haut de la côte où il semblait ne pas avancer. Il arriverait peut-être jusqu'à sa cabane, mais Manuel n'aurait-il pas trouvé le temps de la détruire ? Le cheval de Jean n'apparaissait pas. Jean lui avait-il imposé un autre chemin ou bien était-ce le cheval qui l'avait vaincu, profitant des circonstances dont Jean prétendait changer la destinée ?

Manuel continuait d'avancer, ni plus vite ni plus lentement, suivant le fil de ce qu'il avait à faire et que personne ne pouvait raisonnablement l'empêcher de faire. Felix voulut violer les lois de ce silence. Il appela Jean. Manuel se retourna sans s'arrêter. La fille profita de ce répit pour se couvrir les jambes avec la robe que Manuel avait déchirée. Quelle était cette douleur ? Elle n'avait peut-être pas entendu le cri de Felix. Jean l'avait-il entendu ? Cheminait-il tranquillement de l'autre côté de la roselière, comme le pensait Manuel toujours retourné, regardant le toit de la maison mais comme si Felix n'était pas monté dessus, comme si Felix n'avait aucune importance ? La tête pivotait lentement, le pavillon de l'oreille s'emplissait des bruits de la roselière que les autres avaient désertée, peut-être Jean chevauchait-il sur ce chemin parallèle, peut-être même que Manuel le savait, renseigné par son oreille tandis que ses yeux regardaient le toit de la maison, Felix de nouveau immobile et silencieux, peut-être voyait-il les progrès de Jean qui infligeait cette lenteur et cette précision à son cheval harassé. Un oiseau allait-il trahir cette présence ? Manuel fit pivoter sa tête dans l'autre sens. Il déchira encore lentement la robe, ne découvrant qu'une cuisse cette fois.

Felix descendit du toit. Maintenant il ne voyait que Bortek. Fallait-il effacer les traces du cheval ? Jean n'avait rien dit à ce propos. Il courut sur le chemin pour rejoindre Bortek. Bientôt, ils arrivèrent en haut de la côte. Ils virent le hameau. Il n'y avait plus personne sur le chemin. Les chèvres s'étaient éparpillées autour des maisons. Les chiens étaient assis.

— Ils détruiront ta maison, dit Felix.

Bortek le savait. Ce n'était pas une maison. Felix avait employé le mot maison à la place de cabane. Il disait les demoiselles au lieu de dire les filles. Felix passait le plus clair de son temps à remplacer les mots par d'autres mots avantageusement équivalents. C'était sa manière de transformer le monde, ou plutôt de l'améliorer. Bortek n'ignorait pas que c'était la tristesse qui expliquait ces substitutions.

— Jean veut reprendre son bien, dit Felix.

Il ne parlait pas à Bortek. Le mot bien remplaçait le mot putain, du moins dans la tête de Bortek. Felix n'avait pas pensé à ce mot parce qu'il n'avait jamais possédé la putain qu'aucune autre putain ne peut remplacer. Le hameau se rapprochait. Le soleil était presque couché. Les fenêtres des maisons formaient des carrés noirs sur fond blanc. On ne voyait pas les yeux. Ils n'agiraient pas sans Manuel. Bortek secoua sa grosse tête noire. Le sang s'était coagulé dans les cheveux. Les mouches le harcelaient.

— On aurait mieux fait d'aller chez moi, dit Felix.

Il tremblait. N'importe laquelle de ces brutes pouvait le ramener chez lui sans se préoccuper de ménager sa sensibilité à fleur de peau. Bortek voulait rentrer. Il quitta l'enfant à la hauteur du puits. L'enfant allait l'observer. Il s'asseyait sur la margelle du puits comme sur un strapontin au théâtre. Le puits faisait partie de ces objets parfaitement géométriques et blancs qu'on semblait avoir disposés au hasard de la terre rocailleuse. Hémisphère du puits avec sa niche fermée d'une porte (l'enfant était assis sur la margelle qui le cerclait de sa pierre bleue). Demi-cylindre des bergeries souvent à l'ombre d'un eucalyptus peuplé d'oiseaux invisibles. La croix des ailes du moulin, triangle des voilures, la tour tronconique, le noir de la porte pénétrant ce blanc-bleu intense. Les maisons étaient disposées sur les terrasses d'un ubac. Des asphodèles poussaient dans les ruelles. Le disque clair de l'aire de battage semblait flotter dans l'herbe grise descendant du hameau, entre les roches-miroir et les ébauches de bosquet. Les bêtes avaient disparu. Le vent gémissait dans les eucalyptus surgissant au bord des chemins. Bortek ralentissait encore son allure. L'enfant voyait cela. Il était entièrement entré dans la niche maintenant, le dos calé contre la porte, presque disparu lui aussi. Les pieds de Bortek soulevaient une poussière rose. Il s'était arrêté à un moment au bord du chemin pour cueillir des herbes médicinales. Plus loin il remplirait ses poches de la cendre d'un amandier. Plus tard encore il s'en couvrirait la tête et il apparaîtrait sur le seuil de sa maison, une grosse pierre presque parfaitement rectangulaire à la tangente de laquelle il avait construit le premier mur, treillis de roseau et d'alfa, la boue des alentours contenait une quantité appréciable d'oxyde de fer. Il était nu, et avec le même jaune il avait reproduit toute la géométrie de la terre sur son corps écorché. Il attendait.

La nuit tombait et le cheval de Jean avançait dans cette obscurité de verre, longeant la roselière à l'intérieur du lit de la rivière cette fois, un cheval lent et précis qui pouvait appartenir à un rêve ou à une fiction, la distance entre le cheval et la masure s'amenuisait comme l'épaisseur du jour que la nuit écrasait comme un fruit, la réduisant finalement à une étoile qui resta longtemps sur l'horizon volcanique. Le cheval traversait l'avenir. Il n'existait pas encore. Bortek avait allumé sa lampe et il éclairait son visage furieux qui était comme accroché à la nuit considérée comme un mur. On voyait des lueurs aux fenêtres des maisons. Quelqu'un s'était approché du puits mais il s'en était retourné, sans doute effrayé par l'être qui habitait dans la niche, peut-être un oiseau, comment savoir si l'être en question était silencieux et parfaitement invisible ? On voyait le cheval de Jean et Jean assis dessus, imprévisible, peut-être prêt à défendre l'hérétique qui se livrait maintenant à ses rites, il y avait du feu dans sa maison, le foyer était une autre pierre, circulaire celle-là et la distance entre elle et la pierre rectangulaire du seuil avait déterminé les dimensions de la cabane. Les pannes étaient solidement plantées dans la terre et se rejoignaient en croix pour former le faîtage. Cette géométrie était un défi à la simplicité cubique des maisons qui s'épanchaient en cristaux sur l'arête de la rue principale. Les maisons d'en haut étaient effondrées. Bortek y avait trouvé un peu de matière, notamment cette porte, qui n'était pas fixée par ses charnières, à laquelle on l'avait vu arracher l'effigie de la Vierge. N'avait-il par refondu cet électrum pour en faire un gri-gri ? Il y avait d'autres amulettes dans sa couronne qui n'était rien d'autre que le cerclage d'une roue de brouette. Sur quoi prétendait-il régner ? L'enfant voyait un homme nu passablement remis des souffrances qui avaient failli lui coûter la vie. Il y avait peut-être une couronne dans la cendre de ses cheveux.

Jadis on trouvait l'électrum dans les grottes qu'on se souvenait d'avoir habitées avant de les avoir dévastées et pillées. Il y avait longtemps que le dernier filon s'était épuisé. Naguère on cherchait encore. Maintenant on regardait les peintures des murs avec une espèce de mélancolie mais on s'en approchait plus difficilement, à cause des savants qui portaient Bortek dans leur estime (on attachait une corde autour de sa taille et il explorait les boyaux de la montagne) et du curé qui avait solennellement interdit qu'on touchât un seul de ses cheveux, d'autant que les maîtres tiraient un revenu de cette étrange activité qu'on eût mieux qualifiée de violation de notre passé. Manuel avait enfreint cette loi. Bortek le défiait. L'enfant comprit cela.

Jean découvrit la niche. Le jour se levait. L'enfant avait été réveillé par des éclatements de pierres. Il n'avait pas entendu le cheval. Bortek n'était plus sur le seuil de sa maison. Un ouvrier descendait la rue principale sur son âne. Deux femmes transportaient une corbeille de linge. Le lavoir n'échappait pas à la règle géométrique. C'était un pentagone. Le cheval se mit à galoper. L'enfant était assis presque sur l'encolure. Les bras de Jean empêchaient sa tête de tournoyer. Cette fois ils rentraient par les monts. Que s'était-il passé entre Jean et Manuel ?

Felix avait souvent posé la question à Bortek et Bortek n'avait jamais répondu clairement, il le reconnaissait maintenant que Felix était mort à cause de ce manque de clarté. Il était environ quatre heures de l'après-midi, ce lundi 9 juillet 1832, jour ou lendemain de la mort obscène de Felix. Le policier avait écouté le nabot sans l'interrompre.

— Pourquoi pas Manuel ? avait-il fini par dire.

Il ne s'adressait pas à Bortek. Il ne parlait pas non plus au visiteur qui gravissait l'escalier de la roulotte de Golo. Ils étaient trop loin l'un de l'autre pour l'instant, mais le policier pouvait-il commencer par cette question qui témoignait de l'avance qu'il avait prise, au nom de la loi, sur l'enquête privée. Il remercia Bortek comme il avait remercié tous les autres depuis ce matin, puis le parallélisme Golo-enquêteur Bortek-policier commença à faire son chemin dans son esprit.

— C'est drôle, dit-il, mais Bortek avait disparu.

Il secoua sa main en l'air pour saluer l'enquêteur de monsieur Guillaume dont l'attention ne négligea pas ce geste d'amitié.

— Depuis combien de temps nous connaissons-nous ? dit le policier en arrivant.

L'enquêteur descendit l'escalier en tendant sa chaude main. Son esprit était en éveil depuis sa convocation ce matin chez Guillaume des Trembles. Le masque de Golo traversa l'ombre grise de la fenêtre.

— Nous ne sommes pas si vieux, dit l'enquêteur.

Le singe fit son apparition.

— Je pensais ne plus le revoir, dit le policier.

L'enquêteur demanda pourquoi. Le policier leva une main assez haut et la laissa lentement retomber. C'était une longue histoire.

— Ce matin... commença-t-il.

À l'intérieur de la roulotte, Golo déplaçait un meuble. Le singe grimaça.

— Vous auriez dû venir ce matin, dit le policier.

L'enquêteur dit qu'il avait été informé du meurtre de Felix de los Alamos dès l'aurore. Une façon de parler. Il était huit heures quand il arriva chez Guillaume des Trembles.

— À 8 heures, dit le policier, le singe était encore en laisse.

Il montra la roulotte de Nicolá Carvajal, le poète.

— Vous l'avez interrogé ? demanda l'enquêteur.

Le policier parla de Lucile, sa beauté, sa mélancolie, le feu qui couvait en elle.

— Et lui ? dit enquêteur, en donnant un coup de menton vers la roulotte de Golo.

— Il a couru après le singe tout l'après-midi, dit le policier.

Le singe. Nicolá Carvajal avait sa théorie. C'était lui qui avait libéré le singe. Le légiste avait réclamé une touffe de son poil, à tout hasard.

— Il avait bu ? demanda l'enquêteur.

Il connaissait les vices du poète.

— Nous ne sommes pas si vieux, répéta-t-il.

Le policier se frotta le visage comme quelqu'un qui, au réveil (que dans ce cas, ironisa-t-il, on ferait mieux d'écrire avec un accent circonflexe), s'acharne mollement à arracher le ou les masques dont le sommeil l'a affublé. Après tout c'était peut-être le même sommeil qui l'avait accompagné toute la journée. Il avait parlé à presque tout le monde. Il venait d'écouter le récit d'un nabot.

— Vous connaissez Bortek ! dit-il.

Il avait remplacé le nom de Manuel par celui de Bortek, ce qui compliquait le sens de la question, d'autant que l'enquêteur, qui était un familier de Guillaume des Trembles, ne pouvait pas ne pas connaître Manuel, bâtard, autant que Bortek, du sang des Alamos.

— Alamos. Des Trembles. Oui, oui, fit l'enquêteur, je sais, je sais.

Il savait aussi pour les Vermort. Comme il y avait loin de Vermort à Trembles, remarqua-il un peu évasivement. Pernelle venait de traverser l'enclos. D'où venait-elle ?

— Nous ne pouvons pas tout savoir, dit le policier qui mesurait toute la portée de cette évidence.

L'enquêteur avait compris « existence », ce qui compliquait encore les conditions du rapport que le policier avait promis à son supérieur pour le lendemain matin.

— Je suis ravi de vous avoir revu, dit l'enquêteur qui semblait s'adresser à une Pernelle indifférente.

— Ce sont les circonstances, dit le policier.

Pernelle caressa les chevaux en passant. Elle les aimait. Le singe était monté sur le toit d'une roulotte pour la regarder.

— Je vais me mettre en retard, dit l'enquêteur.

Le singe pirouetta.

— Monsieur des Trembles devrait avoir confiance en nous, dit le policier.

L'enquêteur le rassura. Qui allait-il voir ?

— Golo.

Celui-ci n'était-il pas le nouveau maître du cirque ? Monsieur des Trembles avait-il son mot à dire ? Personne ne lui en voudrait de s'intéresser au sort des amis de Felix. Le policier ne croyait pas à la thèse des Gitans. L'assassin était un intime de la victime, il en était convaincu.

— Vous avez vu le corps ? Quelle force prodigieuse faut-il trouver en soi pour se livrer à une telle violence !

Quelqu'un avait-il mentionné Aliz de Vermort, cousine de Guillaume des Trembles ? L'enquêteur se garda bien de poser cette question. Il avait hâte maintenant de prendre congé de son vieil ami le policier qui d'ailleurs exprima le désir de rentrer chez lui.

— Ah ! Oui, Hortense. Comment oublier Hortense ?

L'enquêteur le regarda s'en aller. Il aimait bien cette attente. Elle durait toujours un peu au-delà de la disparition. Le policier était venu à pied. Son esprit se débattait entre des souffrances abominables et les efforts que lui coûtait l'exercice de la marche. La conversation allait bon train malgré le désir de l'un et de l'autre, de l'achever aussi courtoisement que possible. Hortense d'un côté, sa sexualité destructrice de toute idée de possession, et Golo de l'autre, qui donnerait la mesure de l'implication d'Aliz de Vermort dans la rumeur nauséabonde qui se répandait depuis ce matin. Felix l'aimait en secret et elle ne s'était jamais confiée à une amie trop heureuse d'être la référence obligatoire en cas de tragédie. En tout cas Guillaume des Trembles affirmait-il que cette amie trop indélicate n'existait pas. Il était aussi certain de la prudence Felix. Mais que penser d'Antoine qui dormait avec Felix, à la tangente de ses rêves et du désir difficilement surmonté de se livrer à l'intelligence d'un ami ? Ils l'avaient perdu de vue dans la nuit noire où il semblait non pas vouloir se perdre, comme il eût été naturel de le penser de la part d'un homme sincèrement blessé par la mort de son meilleur ami, mais plutôt être à la recherche d'un moyen de se mettre à l'abri de cette autre douleur que l'investigateur inflige sans scrupule à l'objet de sa recherche.

Ensuite l'enquêteur était allé se coucher, sachant qu'il ne dormirait pas. Il haïssait la nuit. Il ne l'avait jamais bien vécue. Son enfance se souvenait encore de cet isolement inacceptable dans les conditions de l'amour qu'une mère doit à son fils. C'était une enfance accroupie dans un de ces angles glissants de l'esprit en proie à d'autres recherches. Le rêve prenait possession du sommeil. Il n'y avait aucun moyen d'agir contre cette intrusion. Nicolá n'avait pas encore écrit cette nouvelle où le personnage principal, qui ne cachait pas son identité avec Antoine Desforges, finissait dans une agonie interminable somme toute (ou raisonnablement) plus probable que la mort. Ce texte condamnera notre enquêteur à une mort prochaine. Jamais lecture ne l'avait à ce point halluciné. Mais n'anticipons pas. Le jeudi qui suivit la mort de Felix (qui avait eu lieu un lundi, du moins ce fut lundi qu'on découvrit un corps qui s'était joyeusement démené dans la soirée du dimanche), l'enquêteur céda à son désir de revoir Aliz, de préférence chez elle. Savait-il qu'il ne la rencontrerait pas ce matin ? Avait-il conclu un rendez-vous avec monsieur de Vermort ? Il parcourut à cheval la route côtière qui menait au bagne. Des ailes d'argent papillotaient devant lui. Il attacha le cheval sous les mûriers. Le corps de l'insecte était d'un rouge obscène. Si c'était une libellule, il avait les moyens de la reconnaître à coup sûr.

 

2

 

Ce ne pouvait pas être une petite nymphe au corps de feu. Il la suivit jusqu'à la guérite. La sentinelle bleue observait le manège. L'homme portait un parapluie et se tapotait le menton avec le pommeau. À cette distance, on ne voyait ni l'insecte ni la furie. La sentinelle était en armes. Les libellules étaient plutôt des fiancées, des naïades, des jouvencelles. On les identifiait dans un livre d'aquarelle. Non, ce n'était pas une petite nymphe au corps de feu. Ce n'était peut-être même pas une libellule. Il avait cette nostalgie de l'enfance depuis quelque temps, le lac vert et rouge, le pont, le moulin, les ruines de l'ancien château, les toitures d'ardoises du nouveau qui était né de la Révolution.

La sentinelle pinça les lèvres. L'homme avait rendez-vous ce matin avec madame le Directeur seulement voilà, Madame était absente depuis hier et ne rentrerait pas avant deux jours.

— Nous sommes jeudi, précisa le cerbère.

La nouvelle avait décontenancé cet homme pressé. On le vit jeter un œil maussade sur la muraille blanche.

— Samedi, murmura-t-il.

Il avait rendez-vous le lendemain avec le principal suspect. Dans la cour, la veuve attendait. En même temps elle expliquait le voyage imprévu de madame qui détestait demeurer chez elle les jours d'exécution.

— Monsieur le directeur vous le confirmera.

On souffla dans le bec d'un sifflet. Un apprenti sentinelle accourut, blond et haletant, le visage couvert de taches de rousseur, l'œil noir.

— Il faut prévenir Monsieur, d'ailleurs il vous attend peut-être, il vous expliquera.

On passa devant la veuve. Les mules partageaient un seau d'avoine. L'homme suivait le petit fonctionnaire. L'exécution aurait lieu le lendemain matin. Dans sa cellule, le condamné contemplait la bouteille de gnôle offerte par Madame. Il la viderait cette nuit. On décapiterait un autre homme.

Rire du petit fonctionnaire dans l'escalier.

On passe par une galerie dont la voûte est habitée par des hirondelles. Les appartements sont séparés du reste de l'établissement par une simple grille de fer forgé dont le cadenas est ouvert.

— On se reprochera un jour cette négligence. Monsieur a été agressé plus d'une fois. Mais c'est un fauve, on ne le défait pas facilement. Madame est généreuse. Les fruits de son verger sont pour le personnel.

Elle ne dédaignait pas l'aumône aux pauvres. Elle quitte les lieux avant l'arrivée de la veuve qu'elle doit bien croiser quelque part sur la route. Il n'y a rien comme les cris d'un condamné à mort. Ou son silence obstiné.

— Il faudra se lever de bonne heure, dit le petit fonctionnaire qui pensait avoir affaire à un dilettante.

Il manœuvra enfin la main de cuivre dont la sphère frappait le front d'un masque. On entendit la voix du directeur. Répondait-il à l'appel ? Le petit fonctionnaire approcha une oreille prudente.

— Si monsieur est occupé, commença-t-il.

Le visiteur recula. La porte ne s'ouvrait pas.

— C'est insensé, fit le visiteur.

Le petit fonctionnaire ne comprenait pas cette impatience. Aujourd'hui ou demain, quelle importance ?

— Appelez encore ! dit le visiteur.

Le ton était péremptoire mais le sbire avait ses habitudes.

— Si monsieur est occupé, répéta-t-il.

— Appelez donc ! cria le visiteur.

La porte s'ouvrit. Ce n'était pas le directeur. Le corps de cette ombre glissa furtivement entre le visiteur étonné et le petit fonctionnaire gagné par l'atmosphère feutrée du bureau sur lequel la porte venait de s'ouvrir.

— Qu'est-ce que c'est, Armand ? fit une voix.

— C'est Monsieur, expliquait le petit fonctionnaire.

— Monsieur ?

Le directeur apparut.

— Monsieur ?

Le visiteur se présenta. Il n'eut pas plus tôt expliqué sa présence que le directeur excusa son épouse imprévisible. Armand fut chassé par la fermeture énergique de la porte. On s'assoit.

Le faldistoire est inconfortable mais véritable. Un coussin agrémente le siège aux lattes un peu disjointes. Le directeur offre un cigare. Le visiteur fume la pipe. Il ne boit pas et ne tient pas plus d'une minute dans une pièce aux fenêtres fermées. Il y a deux fenêtres et même une autre porte qui donne sur une antichambre dont l'entrée est momentanément condamnée pour cause de travaux.

— Vous vouliez voir Aliz, dit le directeur et vous pensez qu'elle s'est mise en retard pour une de ces raisons que nous autres hommes acceptons toujours en gage de fidélité. Laissez-moi vous expliquer.

L'homme était volubile et artificiel. Il s'était servi un verre et avait rempli celui qu'il destinait au visiteur.

— Le diable le boira ! s'était-il exclamé pour faire passer la pilule de ses superstitions.

La minute d'angoisse passait. Le visiteur n'écoutait plus. Il alla lui-même ouvrir la fenêtre. Elle donnait sur la cour où des ouvriers revenaient à la veuve en traînant la patte. L'ombre des bâtiments s'étendait mollement sur leur ouvrage. On leva la tête. Ces fenêtres ne s'ouvraient jamais. On n'en fermait d'ailleurs jamais les volets. On connaissait le rideau, sa décoloration lente, l'apparition d'un visage qui était le plus souvent celui du valet, rarement celui du directeur et jamais celui de son épouse qui n'entrait dans ce bureau que poussée par la nécessité d'y annoncer une nouvelle ou d'y revenir en recueillir une autre.

La manœuvre du visiteur avait interrompu le flux verbal auquel le directeur voulait donner le ton particulier de ses discours sur les choses, celles qu'il connaissait comme celles qui lui inspiraient des aventures de l'esprit sans comparaison avec la véritable aventure des autres. Déjà il avouait qu'il lisait peu et regardait beaucoup. Il s'était levé pour poser un doigt humide sur la vitrine de sa petite bibliothèque privée, un peu à l'endroit du dos d'un de ses livres de voyage dont les aquarelles le fascinaient, notamment les recherches d'insectes, qu'il plaçait haut dans son estimation de l'emprise des autres sur les objets de sa rêverie continuelle, il rêvait depuis longtemps et pratiquait la réalité en fonction de cette expérience de la distance de soi à l'autre. Le verre s'achevait.

L'alcool irritait sa langue, surtout à l'endroit d'un ulcère dont il surveillait le sommeil menaçant. Aliz avait horreur de cette mort, dit-il en s'approchant de la fenêtre, sans doute parce qu'elle n'en comprenait pas la perfection. L'homme qu'on allait supplicier avait torturé. La victime était morte sans qu'il eût l'intention de lui donner cette mort ponctuelle. Il eût préféré un inachèvement, une souffrance sans fin, attendre les délices de l'attente, aller au bout de cette expérience sur l'autre. L'agonie avait duré deux heures. L'homme était arrêté depuis plus d'une heure. Il exprima ce désir insensé devant des témoins irréductibles. Il passa devant le cadavre. Sa déception était grande. Aliz parlait de folie.

— Elle pardonnerait au chat d'avoir volé la part du chien, dit le directeur en riant. Vous la connaissez ?

Attente crispée d'une réponse sans doute importante. Le visiteur réfléchissait. Le directeur répéta sa question. Qu'est-ce que ça voulait bien dire, connaître Aliz ? Le visiteur avait écrit et elle avait répondu sur le même papier, belle écriture lente et mesurée, elle signait de son prénom et accordait une initiale à ce qui pouvait être son nom de jeune fille. Il se recommandait lui-même du prestige exercé sur la société par ce Guillaume des Tremble (sans S ? Oui, sans S !) dont il était l'employé pour le temps de l'enquête. Il avait d'ailleurs joint cette recommandation à sa propre lettre et elle l'avait conservée, sans doute par mégarde.

— Nous la chercherons, s'empressa d'assurer le directeur qui perdait doucement le fil de la conversation.

Mais le visiteur n'était pas venu pour rentrer en possession de ce légitime document. Il avait rendez-vous avec Madame. On lui apprenait qu'elle était absente depuis la veille et il craignait une affaire douloureuse, sentiment honorable qui le rapprochait de l'époux déconcerté par ces complications augmentées d'une superfluité qui, en dehors du cercle où le comte exerçait son influence et son autorité, eût provoqué sa colère et les conséquences de sa colère. Il s'impatientait avec cette modération qui constituait au fond la seule leçon dont le comte pouvait être prodigue.

— Vous ne buvez vraiment pas ?

Le verre au Diable. Il le buvait rarement, ayant rarement affaire à des pimbêches. De plus, les bruits de la cour l'importunaient. Il avait inventé un système de double fenêtre mais il ne l'avait pas encore mis en pratique. Il construisait lui-même les maquettes de ses projets. C'était au fond un homme fidèle et méticuleux. Sa femme le croyait volage et fragile. L'antichambre contiendrait ces épanchements. On entrerait désormais par la porte de la galerie.

— Qu'en pensez-vous ? demanda-t-il au visiteur.

Celui-ci s'était levé en même temps que le verre. Le directeur avait cru à une tentative de l'empêcher de boire au calice maudit. L'homme s'excusait seulement de devoir s'en aller. Il n'avait pas d'opinion sur les manies et travers des autres. Le directeur était sur le seuil de l'antichambre, laquelle était plongée dans une obscurité doucement transparente. Il possédait la main droite d'un condamné qui la lui avait léguée. Son épouse avait hérité du produit de diverses exactions commises du temps de la Terreur. On pouvait admirer les larmes d'Antoinette, la pituite de Louis et les chiures de mouche sur un col de dentelle. Ce pistolet en avait fini avec le dernier rejeton de la branche cadette, n'avait-on point entendu parler de ce colonel un peu fringant qui détroussait le Berbère avec les dents ? Ici la maquette soignée d'un projet de palais au service des eaux, à situer sur l'adret d'une vallée où la famille possédait l'essentiel et le superflu. Ce manuscrit était illisible.

— On l'a trouvé au fond de la Loire, dans une cage de fer visitée des passions.

Un éclat d'obus porte une date, sans plus de précisions.

— Voici le portrait du seul héros au service de la foi.

La place manque pour les pièces encombrantes tel un fût de canon, les roues gigantesques d'un autre cheval de Troie (un jour de carnaval), la momie d'un architecte et son sarcophage de granit, les os de Léonard de Vinci et sa poussière.

— Vous vous êtes assis sur le faldistoire foulé par les épiscopales fesses de l'oncle Caracalla, le gaulois de la famille. Un autre verre vous rendra aimable et surtout sensible à cette révision de l'histoire.

Un alcool aux beaux reflets de lame flattait ses lèvres.

— Mon ami, dit-il, notre ennui n'a pas de limites et sans doute pas de pôles. Et pourtant nous sommes d'intrépides arpenteurs et de véloces voyageurs de l'attente.

Voici la boussole, le sextant, la règle et le compas. Un journal de bord agrémenté d'aquarelles côtoie le journal intime d'une amoureuse demeurée vierge malgré les viols.

— L'antichambre n'est plus une antichambre, on attendra désormais dans les courants d'air de la galerie, un banc pourvoira à l'impatience et nous pensons à quelque chose comme à un bougainvillier.

Des palmes se prélassaient sur la balustrade.

— Vous n'êtes pas venu pour rien, dit le directeur.

Armand attendait derrière la grille. Il eût préféré Manuel, moins fidèle peut-être mais capable de prouesses dont Madame le félicitait régulièrement.

— Venez, Armand, vous montrerez à monsieur le chemin d'une sortie digne de ses prétentions à nous vaincre sur le fil.

Armand claudiquait. C'était un pied-bot. Il avait cette manie de s'en excuser dès qu'on le regardait avec insistance. On voyait plutôt la blancheur d'un visage agréablement dessiné. Son regard même s'estompait. La bouche était un lavis de douceur. La joue paraissait intouchable. Un petit nez affûté eût mieux orné le visage d'une jeune fille, il en était conscient. On le vit pousser la grille, il se plaignit du grincement, la pluie oblique ravageait cette façade tous les après-midis.

— Vous reviendrez, dit le directeur en s'inclinant.

Le visiteur accepta mollement l'invitation et précisa même la date.

— Elle est capricieuse, vous savez ? Mais ce sera samedi ou dimanche. Ou peut-être même lundi. On aura peut-être arrêté l'assassin, ironisa-t-il sur le palier. Entre-temps, ajouta-t-il malicieusement.

Armand avait gloussé. Un certain Desforges, petit homme solide aux épaules étroites, grandes mains carrées portant le journal de la semaine, un mégot jaune circulait sur ses lèvres, se présenta au rapport. Une des mules avait toussé dans la nuit et on redoutait une rechute. L'homme donnait à estimer le temps écoulé entre les deux accès. Il craignait la contagion. Son texte était soigneusement circonstancié. Son goût pour les dissertations le différenciait depuis qu'il avait compris le rapport entre l'écriture et son avancement. Le directeur le félicitait d'ailleurs sans avoir l'intention d'aller au bout de cette lecture. Armand écrivait aussi mais il ne reconnaissait pas les mots. Un instituteur s'était tué en son temps mais l'importance du verbe demeurait secondaire. Il allait (Armand) au théâtre et préférait les tours aux jongleries et aux autres acrobaties. Chez lui (il louait une chambre dans les combles d'un hôtel de passe), il s'émerveillait devant un miroir mais l'inversion conditionnait la réussite de ces imitations.

Le visiteur usait des miroirs dans des circonstances plus secrètes, sa pratique des femmes le conduisant à des excès qui fragilisaient son organisme mais enfin, il ne ménageait pas son cœur et il lui arrivait même d'épuiser son esprit. Tandis qu'Armand le bassinait tout en marchant, il s'était retourné plusieurs fois pour regarder la galerie suspendue au premier étage d'une bâtisse somme toute assez triste, un tantinet agréable cependant de ce côté des choses, on traversait un jardin privé où Madame méditait en compagnie de ses animaux, dont une tourterelle qui crottait tous les jours le buste du fondateur de l'établissement. On briquait la plaque tous les jours. L'homme était un héros, un savant et un bienfaiteur. Il bouclait encore avec des ombres de vert de gris. Une main, sans doute la sienne, surgissait sous son menton pour illustrer une devise. Madame, qui descendait de lui, devenait cérémonieuse quand elle en parlait et Armand, que le temps d'une semaine déroutait déjà, était saisi de vertige à l'évocation de cette histoire ancienne.

Le jardin était entretenu par ceux qui le méritaient. On croisa un vieux bagnard pousseur d'une brouette. Il saluait bas mais sans s'arrêter. L'allée continuait sous des frondaisons incessantes, la végétation s'épaississait, lacérée de couleurs dont un perroquet, le visiteur étira son cou de demoiselle pour le retrouver dans les palmes où s'agitaient des singes. Derrière lui, le bois s'était refermé. Il reconnaîtrait le chemin, samedi, dimanche en effet si la dame était capricieuse comme le prétendait celui qui ne couchait pas avec elle. Ou lundi, Armand avait été le témoin de caprices plus insensés encore, mais madame ne se plaisait plus dans ces lieux, malgré le jardin, son étendue, son bois, l'étang artificiel, le ciel choisi, la discrétion.

Un orgueilleux portail se dressait au bout de l'allée. Armand possédait la clé, une bénarde tarabiscotée qu'il enfila dans le canon en plein milieu d'une phrase. Dans le linteau, une cloche qu'on mettait en branle de l'autre côté du mur. La rue était bourgeoise, plantée de réverbères, une promenade centrale révélait des jets d'eau, des ombres, une tranquillité de retraite traversée par une domesticité transparente et silencieuse. Armand ne franchissait jamais le seuil marqué d'une pierre blanche, mais il se penchait, rarement plus d'une minute, à ce balcon mental pour deviner plutôt que pour imaginer. Le visiteur aurait vite fait de repérer les lieux.

Avant de s'en aller, il donna une chiquenaude au gland de la chaînette. L'endroit lui plaisait, reconnaissait-il, mais l'envers avait aussi son charme. Ne se laissait-il pas séduire plus facilement par les preuves de l'existence de l'enfer plutôt que par les démonstrations de bonheur ? Mais soit, dimanche il arriverait par ce côté, Madame l'attendrait sous d'autres frondaisons, comme le temps change quand il passe !

La petite nymphe au corps de feu voletait sous les ormes. Armand regarda s'éloigner le visiteur. Cette lenteur le déroutait un peu. L'homme marchait les mains dans le dos. Le parapluie était accroché à l'épaule. On n'en voyait que la crosse. L'homme se souciait peu d'être observé. Il marcha sur le dallage de l'allée centrale, à l'encontre d'un bassin bleu au jet d'eau intermittent. Un dauphin de vieux marbre brisait la gerbe en corolles. Des branchages pourrissaient, agités d'insectes. L'homme ne pénétrait jamais dans ces mondes parallèles. Il rejoignait toujours l'humain sur le terrain de la nécessité, même au bout des plus longs voyages, son enfance était une plaie saignante.

Personne sur la rotonde au portique fleuri. Le banc était libre. Des piafs se chamaillaient à l'entrée d'une cage. Le kiosque était désert. On avait oublié un chapeau mis en évidence sur la balustrade. L'homme s'assoit. Pourquoi ce personnage sans nom, presque sans corps, capable des pires transparences ?

Armand végétait sous le linteau, se grattant le nez, l'autre main explorait sa hanche douloureuse. L'homme le savait, il le voyait, ou bien il n'avait pas pu entendre la fermeture du portail à cause des oiseaux, du jet d'eau et du tremblement des feuilles. Il s'était intéressé au glissement de ses pas, à sa respiration, à ses vêtements, au frottement de la soie du parapluie, à ses étincelles bleues, ses mains étaient moites, l'une dans l'autre. Sur le banc il balaya une feuille et conserva une brindille. La cassure suintait. Il la respira. Il aimait ces souvenirs. C'était toujours les mêmes mots, la même conclusion, la même impression d'avoir perdu le temps nécessaire à ce temps, la certitude de n'être rien d'autre que ce temps. Il eût aimé revoir Aliz.

Elle l'avait charmé une fois. Il se souvenait mal de cette apparition.

— Qui es-tu, si je suis moi ? ironisait-il.

Elle descendait les marches du palais en compagnie de son avocat. Un valet suivait, porteur de son écot au pique-nique qui était prévu pour l'après-midi. Le temps paraissait clément. On attendrait la fin de l'averse et on monterait dans des voitures qui attendaient sur la place. L'odeur du crottin tourmentait toujours le héros de ce récit. Il ne s'approcha pas des chevaux. Le nom d'Aliz avait surgi dans une conversation. Il la voyait pour la première fois. Elle était élégante et assez jolie. Elle plongeait des mains fiévreuses dans la serviette de l'avocat et parlait sans arrêt. Le vent avait un peu défait sa coiffure, un foulard papillonnait sous son menton.

Sur le trottoir, elle avait perdu de vue sa voiture. L'avocat se dressait sur la pointe de ses pieds. Le valet avait simplement continué son chemin, il portait le panier sur l'épaule et haletait en montrant ses belles dents. Aliz, qui trottinait, le priait de modérer son allure. Ou il ne l'entendait pas, ce que les oiseaux des ormes expliquaient, ou il était rebelle. L'homme qui l'observait se surprenait à apprécier cette beauté indéfendable. Il aimait la beauté des hommes. Elle fascinait. Il était enclin depuis quelque temps aux pires nonchalances. Il surprenait les silences de son attente.

Aliz le distrayait. Elle avait distancé l'avocat et rejoignait le valet. Elle le sermonnait encore mais ne le changeait pas. L'avocat perdait haleine. Il portait sa serviette contre sa poitrine, se privant du balancement d'un bras qui l'eût aidé à soutenir l'allure et même à avantager son apparence. Il semblait s'en soucier. Le valet arriva le premier. L'homme les guettait. Manuel était un chasseur. Il avait été le régisseur fasciné de coteaux surpeuplés. Maintenant il voyait la tête de l'homme au-dessus de la croupe des chevaux.

— Qui est-ce ? demanda Aliz.

Manuel parla d'une pandore de don Guillermo. Il dit « monsieur Guillaume ». L'avocat arriva à temps pour évoquer la légende. Il adorait conduire un cabriolet. Celui-ci était rénové. Le cuir était encore inconfortable. Sa main cherchait celle de la femme.

— Vous le connaissez ? demandait-elle à Manuel.

Il pouvait ne pas répondre à cette question puisqu'il avait répondu à la première, ce qui ne la satisfaisait pas.

— Lui aussi me connaît, dit-il comme pour augmenter l'énigme de son passé.

Aliz s'impatientait.

— Saluez-le ! dit-elle.

Elle posa sa main dans celle que l'avocat lui tendait. Le bonheur colorait les joues de ce défendeur exemplaire. Elle lui donnait le vertige de l'autre, lui qui ne craignait ni les profondeurs de l'abîme ni les perspectives de l'horizontale dont elle se plaignait peut-être pour aiguiser encore le fil de son esprit à la dérive chaque fois qu'elle s'approchait de lui. On retrouverait les autres sur la route. Il connaissait des chemins de traverse. Il avait choisi le cabriolet pour se passer d'un cocher. Il possédait toute une gamme de voitures, jusqu'au char funéraire d'un personnage célèbre. On avait aussi conservé pour lui le célérifère de son enfance. Il se souvenait mal d'avoir épouvanté la rue. Par contre, la rencontre d'un fourgon demeurait vivace. Il y avait perdu l'œil droit et l'usage d'un index, un peu de sa valeur aussi face à l'adversité et une idée par trop constructive de l'influence des autres que son père mettait au-dessus des dogmes et des lois, peut-être à la hauteur de ces choses dont la terrible nécessité se faisait sentir toujours un peu plus chaque jour.

Aliz admirait la rhétorique, le port de tête et les chemins de traverse. Elle y reconnaissait facilement l'enfant téméraire, le borgne à l'œil de verre et l'amoureux fébrile. Elle exigeait la discrétion, quoique Néron ne fût pas du genre à se battre en duel. La fréquentation des filles le tempérait à ce point. Exigence aussi d'effleurements, de dérobées, d'allusions incessantes, de courtoisie glissante qu'elle comparaît à la trace des escargots à la surface du tronc couché où ils échangeaient des impressions. Pour une fois, Manuel n'en serait pas le témoin frémissant.

Du promontoire où ils s'étourdissaient à force de se promettre un mutuel bonheur, on pouvait assister à la baignade des autres et au jeu des barques blanches. On s'émoustillait dans un méandre débarrassé de ses alligators. La sentinelle d'une muraille qui dominait les lieux jetait des regards obscènes dans cette profondeur. La critique d'Aliz à l'endroit du désir était un chef-d'œuvre de malentendu. Il la raisonnait comme au barreau il perdait le nord à convaincre les masques de la comédie de justice. Néron le tolérait dans son entourage mais il ne rendait pas la politesse.

Aliz entretenait sa propre fortune au gré de doux caprices qui la mettaient en retard sur la mode. Elle ne se privait pas du bonheur. Elle l'admira définitivement quand elle apprit qu'il se nommait Achille. Néron se montra assez intolérant au début. Sa crise l'amenait presque tous les jours à fréquenter une femme enfant. Les talons d'Achille (lequel ?) ne pouvaient pas manquer à la conversation. Elle en souffrait sincèrement, d'autant que le champion lui paraissait sincère lui aussi. Elle changea de style pour cesser d'imiter l'enfance timorée à laquelle Néron la condamnait. Manuel guettait. Il était sans doute capable de situer exactement ces points d'articulation, jointure des fragments définitivement gravés dans sa mémoire. Achille le haïssait. Il haïssait tout ce qu'il ne pouvait proposer à la condamnation, certain d'obtenir gain de cause.

Le choix du cabriolet dérouta le valet. Il portait des bottes de cavalier, été comme hiver, lui qui avait vécu pieds nus la première époque de sa vie. Surprendre Achille, c'était chevaucher une mule. Et d'abord trouver la mule. Rouge soulier. Néron trouva l'idée séduisante. Le camion qui transportait la veuve était tiré par deux mules, dont l'une pouvait se passer de l'autre. Tabarie, dans un geste de générosité qui inspirait la gratitude, ne vit pas d'inconvénient à prêter l'animal pourvu qu'il fût rentré au bercail avant la tombée du jour. On le rassura, les pique-niques ne duraient pas au-delà de la crainte que le soleil ne se couchât en cours de route. On revenait toujours plus vite qu'on allait.

Armand fut chargé de l'office du valet. Ce n'était pas la première fois. Les deux hommes s'appréciaient d'ailleurs. Ils se joignirent au directeur pour féliciter Tabarie que seul le directeur récompenserait, c'était entendu. Achille tomba de haut. Maintenant Manuel suivait le cabriolet.

Je les perds de vue, écrit le héros de ce récit dans le rapport destiné à son employeur, el conde Guillermo de los Alamos, qui se faisait appeler Guillaume des Tremble, ou se faisait passer pour ce personnage d'un autre roman que celui qu'on lit, on avait l'habitude de ce genre de supercherie. La petite nymphe au corps de feu, si c'en était une, s'était posée sur une loupe. La dernière voiture s'ébranla avec un retard sans doute calculé. C'était un vieux tonneau chargé de fleurs où s'épanouissaient deux jeunes filles décoiffées. Un jeune homme en uniforme conduisait, grisé par les parfums. Le rapporteur de cette histoire était monté sur le banc, critiquable entreprise, même la nymphe avait choisi la hauteur des nodosités pour se reposer de son long voyage, hauteur qui manquait au regard pour lui conférer l'oblique tangente à la crête des haies limitant les propriétés au bord interne du trottoir. Il n'envisagea pas l'équilibre sur l'arête du dossier, moins pour sa fragilité probable que par crainte de n'être pas le funambule de cette vision décourageante du cœur de l'humanité.

Dans les jardins, on poussait des brouettes, à la recherche des mauvaises herbes et des pierres remontées des profondeurs de la terre. Ils entendaient des cisaillements, des pénétrations, des cassures. En l'air, le ciel était calme et les fenêtres labyrinthiques à force de reflets. Sous les toits fusaient des hirondelles. Des tourterelles hantaient la cime d'un tilleul. D'autres battaient des ailes dans un œil-de-bœuf au cerne corinthien. Un astragale fleurissait. Qu'est-ce qui menaçait ce petit monde ?

La petite nymphe tournoya, disparut. L'homme s'attendait à une déception. Il voyageait toujours pour rien. On ne le connaissait pas, mais il intéressait. Hors des sentiers battus, il s'égarait. Retrouver les chemins, cela pouvait tourner à l'obsession. Il accompagnait facilement, ayant rencontré par hasard, et se séparait sans explication. On le renvoyait avec plaisir et toujours avec une autre. Il arpentait au lieu d'herboriser, amateur de topographie plutôt que de cycle, ayant conscience d'être sur le fil d'un cycle incommensurable comparé à l'existence d'une fleur. Sa voix charmait les cénobites et prévenait les anachorètes. Une vie de solitaire l'eût révélé à lui-même. Il craignait cette influence. Le théâtre des autres l'attirait si on jouait sans lui mais il n'était pas non plus ce spectateur. Ses enquêtes étaient l'apanage des curieux mais il agissait lui-même en cadet de cette passion inavouable. Il curait des ongles impeccables, poivrait sa soupe et pimentait le sexe des femmes. Il avait connu l'amour et depuis, le reconnaissait, mais le temps qui s'amoncelait depuis cette bonne fortune était de plus en plus celui du vieillissement ou de moins en moins celui de cette jouvence dont l'idée l'avait fasciné à rebours, car la belle n'existait plus quand il revint sur ses pas pour lui déclarer la réciproque de son amour, si c'était de l'amour, ce bonheur.

Les rues bourgeoises l'inspiraient à ce point. Il salua l'aigrette d'un chapeau qui apparaissait par intermittence au-dessus d'une haie dont on arrachait en ce moment les sauvageons comme si c'était des parasites et non les agents du nécessaire recommencement de la haie, jusqu'à l'étouffement des lieux. Sous l'aigrette noire, des yeux verts et l'ombre d'un nez, celui d'une enfant qui jouait à être la dame qu'elle allait devenir. Moment d'attente que de regarder ces mains aux bagues démesurées. Le jardinier s'amusait de toutes ses dents. La cisaille claquait, menaçant l'aigrette. L'homme qui joue avec l'enfant le détruit un peu, et la vie l'humanise. Passons.

L'absence d'Aliz le déroutait. Son infidélité. La négligence de cette femme. Elle fuyait la mort des autres si c'était possible. Ne rien savoir de l'agonie infligée par la vie. Ne rien conclure avec le supplice des autres. Elle prenait le train ou descendait le fleuve à bord de ce vapeur qui étourdissait les riverains nus, pêcheurs de reflets, péquenots du flux incessant, leurs dieux interrogeaient l'État en la personne d'un soldat au service de l'ordre ou de la paix, on ne savait plus. Notre homme avait des haines tenaces. Un royaliste rendu fou par la révolte des autres n'avait-il pas flagellé ses organes reproducteurs tandis qu'il gisait au pied d'une barricade ? Il n'avait pas d'érection sans cette obstination de la douleur reçue de l'autre.

Ces petites femmes dorées qui entraient dans l'eau pour se laver les cheveux, il les aimait. Il ne se serait pas pardonné ce viol, tandis que les infidélités d'Aliz, qu'il connaissait à peine, le rendaient fou de jalousie, elle dont il avait aperçu la baignoire ce matin, blanche tourterelle d'émail, des pattes de lion la soutenaient sur le carreau noir de la salle de bain, la porte étant demeurée entrouverte après le passage d'une servante aux avant-bras mouillés. L'œil de Néron s'était allumé au passage de cette chair, il avait risqué une confession d'ordre sexuel et l'autre, visiteur attentif et violemment silencieux, avait retrouvé dans le fond de sa mémoire des paroles d'anatomiste frustré pas les circonstances.

Le siphon bullait. Par terre le miroir formait un reflet transparent, exagérément géométrique, il commençait à mesurer cette influence quand l'autre leva son verre à la victoire de la raison. La raison, ce cercle qui enferme la folie racine de deux. Un tout puissant et infini par l'existence de la diagonale. Et fi des considérations morales et esthétiques. On en savait assez pour avoir raison. Dehors, les marteaux chevillaient.

— Vous ne buvez pas ?

L'autre verre démentait cette cohérence, mais ce n'était ni le moment ni le lieu. Tandis qu'Armand le tirait hors de ce monde, sachant qu'il allait le lâcher dans une rue bourgeoise qui ferait son effet (il parlait déjà des ormes et des libellules qui s'y posaient), il se reprocha de ne pas même chercher à opposer résistance à cet emportement sommaire qui ne pouvait pas ressembler au voyage. Le siphon avait glouqué, puis la tuyauterie avait chuinté, il s'attendait à un flaquement obscène dans il ne savait quelle citerne obscure où s'ouvrait la porte des égouts de la ville. La servante revint avec un torchon et un seau d'eau claire. Des flachements s'ensuivirent, puis des frottements, les ânonnements de ce corps flexible malgré l'abondance de chair, les siphonnements sans mesure, la porte restant ouverte, prometteuse d'une peau où des gouttes d'eau pouvaient s'évaporer une à une sous l'action d'un soleil démesuré. Un courant d'air amena les fragrances des sels, où la lavande avait son importance. Mais quel était le mystère de cet assemblage qui appartenait depuis deux jours au corps fragile et imparfait d'Aliz ?

Manuel avait reçu le burnous, l'ombrelle et les bottines. Elle avait gardé le foulard. Ils avaient étendu leur nappe un peu à l'écart des autres. Du myrte les entourait. Achille avait bâillé. Elle détestait reprocher à l'autre ce qu'elle n'attendait pas de lui. Elle préférait feindre l'inattention, un peu honteuse toutefois de sa ruse, cette Aliz qui frayait avec la jeunesse. Manuel avait attaché sa mule à un rayon du coucou.

— Nous ne resterons pas longtemps, avait-elle décrété en mettant pied à terre.

Le pied délicat, une fois déchaussé, devint obscène. Était-il nu comme il le désirait ? Le bas de la robe verdissait dans ces circonstances. Manuel plongea sa main dans sa gibecière et il en sortit un morceau de pain noir. Des queues d'anchois dépassaient entre ses doigts.

— Vous mangez déjà ? lui dit-elle.

Achille exprima la seule réponse. Elle n'était plus pressée. Manuel pensa aux chevaux et à la mule. Il serra le morceau de pain.

— Aidez-moi, dit-elle.

Il prit l'une des anses du panier de provisions.

— Qui sont-ils ? demanda-t-elle.

Achille se mit à parler d'eux. Ils étaient descendus sur la plage en se poursuivant dans un ordre incohérent.

— Vous devriez être avec eux, dit Achille, ils vont se baigner.

Elle s'agenouilla. Manuel était debout derrière elle.

— Et où seriez-vous pendant ce temps ? dit-elle comme si elle s'amusait.

Manuel recula lentement.

— Non ! Non ! Ne vous en allez pas ! dit-elle vivement.

Elle avait ouvert le panier d'un côté.

— Nous sommes jolis s'il se met à pleuvoir, dit Achille qui se sentait paresseux.

Elle tira sur la manche de Manuel pour l'obliger à s'agenouiller près d'elle.

— Ne sentez-vous pas comme elle est humide, cette herbe ?

Au tintement du verre et d'une bouteille, l'esprit d'Achille refit surface. Elle remplit le verre.

— Il n'y en a pas d'autres, dit-elle d'un air désolé.

Manuel s'excusa. Non, non, ce n'était rien, elle boirait dans le même verre. Manuel, à genoux (elle s'agitait près de lui), disposait lentement les mets contenus dans des petites terrines rouges. Elle soulevait les torchons en gloussant.

— Nous n'avons pas terminé notre conversation, dit-elle.

Achille dressa les oreilles.

— Au sujet de cet inconnu que vous êtes le seul à connaître, dit-elle sur le ton de quelqu'un qui manœuvre pour rafraîchir la mémoire de l'autre.

— Il nous a suivis, dit seulement Manuel, et il se leva.

— Vous l'avez fait fuir, ma chère, dit Achille dont le nez se colorait.

Elle le regarda avec cet air qu'elle prétendait ne pas pouvoir rejouer.

— Vous croyez ?

Elle eut ce sourire qui l'avait décontenancé à l'audience.

— Promettez-moi de ne plus jouer avec ma mémoire, lui avait-elle demandé pendant une pause.

Elle frémissait. L'ambiance du palais la rendait dangereuse. Il lui avait proposé ce pique-nique au bord de la rivière. Il avait des amis charmants. À quoi devaient-ils ce charme ?

— Mais à la jeunesse, donc ! Le mardi nous allons pique-niquer avec des amis, avait-elle dit le lendemain matin au visiteur, à travers la grille qu'elle ne voulait pas ouvrir.

Il avait reconnu ce regard douloureux et capable de cruauté. Chez elle, elle allait en habit de domestique, croyait-elle. Elle portait ce chapeau de paille dont le bord touchait ses épaules nues. Le visage régnait dans cette ombre grêlée de lumière. Le jardinier cisaillait derrière elle.

— Un peu de discrétion, dit-elle à voix basse.

Elle s'était rapprochée de la grille.

— Je ne refuse pas de vous voir, dit-elle, mais pas aujourd'hui.

— Demain ?

Elle ne savait pas. Elle voulait prendre le temps de penser.

— Je me trahirais sinon, dit-elle.

Ses lèvres tremblaient. Voulait-il de cette victoire ?

— Maintenant ?

Elle le suppliait de lui accorder ce temps. Il ne dit pas non. Il reviendrait demain, jeudi. Le chemin était bordé de roses trémières. En quittant la grille, sur laquelle il était collé comme un insecte tandis qu'elle lui mettait sous le nez un exemplaire d'Aliza, et tourbillonnant à cause de cette fragrance exotique, il avait à peine jeté un œil dans la rue. Il revenait par où il était venu, machinalement. Le chemin descendait, ménageant des paliers fleuris, étrange homonymie qui encombra son cerveau jusqu'à ce qu'il eût atteint le boulevard. Sous une statue équestre, il se reprocha de n'avoir pas su insister auprès d'elle. Il agissait en quémandeur. Il l'avait presque suppliée. Qu'en pense le jardinier, en ce moment ? Demain jeudi. Ayant perdu la journée du mardi à la surveiller, espérant peut-être la surprendre en nageuse, ce qu'elle refusait à Achille qui finit par s'endormir.

Manuel avait dit : qu'est-ce que vous lui voulez ? Il avait préparé son apparition en écrasant toutes les brindilles du taillis où l'enquêteur l'attendait peut-être.

— Je ne trahirai plus personne, avait dit Manuel.

L'enquêteur venait de briser le bec d'une pipe. Il en sortit une autre de sa poche où il enfouit les morceaux.

— C'est elle qui vous envoie ? dit-il.

Pourquoi provoquer Manuel ?

— Vous feriez bien de vous en aller.

L'enquêteur allume sa pipe.

— Vous ne me demandez pas comment je sais ?

Le visage de Manuel.

— Golo a la langue bien pendue, dit-il.

L'enquêteur sort du fourré.

— Nous avons parlé de tellement de choses, dit-il.

Il bouscule Manuel qui s'écarte, les bras ballants.

— Vous ne parlerez plus de rien si vous l'ennuyez.

L'enquêteur descend vers la plage.

— Où allez-vous ?

On entend le rire des baigneurs. Un cerceau roule dans le ciel, rouge et or.

— Vous croyez qu'il pleuvra ? dit l'enquêteur.

Manuel le suit.

— Elle ne sait pas qui vous êtes, commença-t-il.

L'enquêteur multiplie ces petits pas de crabe dans la glaise dure. Ses mains s'accrochent à des fleurs. Dans une glissade, le ciel s'emplit de pétales et d'ailes de papillons. La poussière pénètre sous sa chemise.

— Je ne glisserai plus, promet-il à Manuel qui l'époussette avec une touffe de chiendent.

Il a montré combien le chiendent résiste à l'arrachement.

— La prochaine fois, dit l'enquêteur qui frotte ses mains colorées par les pollens.

Le chemin s'arrêtait au bord de la roche, deux mètres au-dessus du sable à cet endroit lisse dans l'ombre, personne n'y couchait. Le cerceau bondissait sur les vagues. Dans l'écume, un poitrail exhibait sa toison. Les filles gisaient dans le sable mouillé, couinant dans les embruns.

— Je me briserai le nez, dit l'enquêteur.

Manuel sauta. Il disparut dans l'ombre. Les filles s'étaient retournées sur le ventre et maintenant regardaient de ce côté. Le promeneur ne franchissait pas le vide qui le séparait de leur théâtre. Elles le hélèrent toutes ensemble. Il leva la tête vers le terre-plein où Aliz jouait avec son chapeau et le vent. Assistait-elle elle aussi à la lenteur du corps de Manuel qui rejoignait les baigneurs ? L'une des filles, jolie et pointilleuse, sortit de l'eau sous prétexte qu'elle ne voulait pas se commettre avec un valet. Manuel montrait les dents blanches de son passé. Les autres filles l'encouragèrent à enlever sa chemise. L'autre était presque nu. Il sautait chaque fois que le cerceau passait au-dessus de lui, les filles applaudissaient si elles avaient vu quelque chose, sinon elles le houspillaient et il disparaissait plus d'une minute sous l'eau, en pénitence. Le cerceau s'immobilisait dans la main levée d'un des lanceurs, l'autre lanceur parodiait une prière, minaudant devant des filles qui le sifflaient. Le pénitent sortit de l'eau pendant que les filles s'intéressaient à Manuel. Le cerceau l'emprisonna et il coula de nouveau.

— Sautez ! disait la fille agenouillée dans le sable, mais sautez donc !

Elle changeait l'objet du jeu. L'homme était en costume de ville. À cette distance, distinguait-on la trace de sa chute ? Il s'était même égratigné les mains. Sauter, comme l'exigeait cette vestale, c'était prendre le risque de se ridiculiser à ses yeux. Les yeux d'Aliz participeraient-ils à cet enjeu ? Achille même s'était précipité à quatre pattes au bord du terre-plein. Manuel nageait en rond au-delà des vagues, peut-être indifférent. Le nageur nu était entré dans une chemise et maintenant il croisait ses minces bras sur sa petite bedaine, une mèche l'agaçait et il traitait la jeune fille de maîtresse du mal ou de traîtresse du bal, difficile, à cette distance, de se faire une idée exacte de leur rapport et surtout de leur influence sur les autres. Ils portaient tous les deux le même style de chemise, un anneau brillait au doigt de celle qu'on pouvait confondre avec une vierge rencontrée en d'autres temps, même port de tête, le jeu des mains avec le sable entre ses genoux, la joue se frottant sur l'épaule le temps d'un profil aux lèvres entrouvertes, la même distance à franchir pour relire avec elle le texte des signes avant-coureurs du futur (le tien, mon chéri), il avait cruellement taquiné ses prétentions et détruit le petit tas de sable où elle avait craché plusieurs fois pour provoquer les amalgames dont le cœur contenait l'essentiel. Même cou prétendument fragile alors qu'il était rebelle à la caresse préliminaire.

— Vous allez vous casser quelque chose ! cria Achille.

Sa robe pouvait être celle d'un perroquet. Il resplendissait. Aliz se coiffait devant un miroir, ses rubans pendaient à une branche. Manuel continuait de s'éloigner, il franchissait en ce moment une surface d'argent agitée de gouttes d'ombre, ses bras tournaient dans cet environnement géométrisé par l'horizon. Une tête était apparue entre les pieds de l'homme décidé à sauter pour satisfaire le désir de celle qu'il prenait pour une devineresse. Tête de géant qui tendait deux énormes mains. L'homme se rebiffa. Il n'avait pas l'intention de poser ses pieds sur ces épaules, d'autant qu'il s'aperçut qu'il s'agissait de celles d'une femme. Le monstre pivota. La chevelure était relevée en chignon. Les deltoïdes s'arrondissaient.

— Déchaussez-vous, dit le monstre, et posez-vous là !

Le dos était nu. L'homme jeta ses bottines dans le sable. Les mains du monstre étaient brûlantes. Quelle étrange douceur, cette monstruosité ! Il se laissa glisser sur ce vaste dos. Les mains ne le lâchèrent qu'au moment où ses pieds touchèrent le sol.

— Vous auriez pu sauter, dit la géante.

En effet, vu du sable, le promontoire paraissait moins périlleux.

— Vous vous joignez à nous ? dit la jeune fille.

La géante ouvrit une ombrelle.

— J'irai chercher votre chapeau, dit-elle.

L'homme accepta de se mettre à l'abri du soleil. Maintenant son visage se reposait dans cette ombre bleue. La jeune fille le contemplait.

— Vous connaissez Manuel ? dit-elle.

Il avait atteint la digue et escaladait les rochers noirs, luttant contre l'écume, à l'endroit même où il était apparu un matin, trois jours après le naufrage en pleine mer de la Florida qui transportait des esclaves noirs et la bibliothèque du palais de justice. Il allait souvent méditer sur le lieu de sa seconde naissance.

— Vous ne le saviez pas ?

Mais les mains de la géante avaient glissé sur la roche et son corps avait dégringolé malgré les arrachements de chiendent. On se retourna. L'homme pencha un peu son ombrelle pour se mettre à l'abri du regard d'Aliz.

— Et elle, dit-il, vous la connaissez ?

La jeune fille se pelotonna dans cette ombre.

— Comment ? Pas vous ?

Qui était ce petit personnage dont les pieds frémissaient au soleil ? Il recueillit une poignée de sable et la versa lentement sur ses orteils.

— Non, je ne la connais, dit-il.

Il savait seulement qui elle était.

— Pensez-vous qu'elle m'a reconnu ? dit-il.

Un pied se posa sur l'autre, juste le temps de penser à une réponse qui ne fût pas une autre question. Il avait rencontré Aliz Cortina dans les couloirs de cette espèce de palais où don Guillermo de los Alamos se faisait appeler Monsieur Guillaume des Tremble. Il ne sut jamais bien si c'était sa cousine ou sa maîtresse. En tout cas elle ne se comportait pas comme une cliente de cet homme d'affaires respectable. Elle riait avec lui. Il l'invitait à des collations compliquées sur la terrasse où il ne recevait qu'elle et le gratin de son personnel, dont votre serviteur qui empruntait donc une fois par semaine ce couloir pour aller au rapport. Il ne recevait pas de collation. Il s'asseyait sur une chaise. Il avait laissé sa pipe sur le rebord du porte-parapluie et se sentait donc un peu nu, condition à laquelle des Tremble réduisait en général à peu près tout ce qui lui tombait sous la main.

Pourquoi riait-elle donc avec lui ? Elle était l'épouse chagrine d'un fonctionnaire de police qui briguait un poste de direction. Elle allait en coucou, seule ou en compagnie du même serviteur qu'on trouvait assis sur le trottoir pendant que des Tremble entretenait la dame d'on ne savait quoi au juste. La croiser dans ce couloir infini n'était pas rare mais il s'était quelquefois passé plusieurs semaines entre deux rencontres. Convenaient-ils d'une heure ? Ou bien arrivait-elle parce que ça lui chantait ? Dans ce cas la recevait-il toujours avec le même empressement ? Ses parfums étaient indéfinissables, peut-être à cause de l'abondance des fleurs qui se penchaient dans des vases grotesques. Un jour même elle le surprit en flagrant délit. Elle revenait seule de la terrasse. Il venait de couper la tige d'un œillet. Il y avait une bonne demi-heure qu'il attendait, le dos au miroir qui reflétait un paysage champêtre dont il connaissait tous les personnages. Elle le salua et il s'inclina.

— Monsieur vous attend, dit-elle.

Non, elle ne pouvait pas le reconnaître maintenant. D'ailleurs elle ne s'était pas arrêtée, il ne se souvenait d'aucun ralentissement de cette allure négligemment pressée qu'elle adoptait toujours dans ces lieux, une fois sur le trottoir elle se dévergondait un peu et levait haut la jambe pour grimper dans le coucou, le canasson était paraît-il capricieux et ne l'emportait pas toujours où elle voulait si c'était elle qui le conduisait, raison qu'elle invoquait ingénument pour justifier l'emprunt de Manuel qui était au service de l'homme qu'elle avait, dans un moment d'abandon qu'elle cherchait à dissimuler, épousé, mais des Tremble lui avait-il accordé ce pardon comme il le disait si on lui posait la question ?

Une fois par semaine, à heure et jour fixes, il recevait le meilleur de ses limiers, jeune homme qui promettait encore après avoir beaucoup tenu. Un jour il en saurait trop. Il se comportait d'ailleurs comme un homme traqué, empruntant les portes de service s'il les trouvait, sinon il marchait toujours d'un côté du couloir, le côté des miroirs où il se regardait passant sur le vernis des tableaux un peu recomposé par leurs propres lumières. L'œillet avait quitté ses mains, il ne savait comment. Des Tremble était assis dans son fauteuil. Il aimait voir les autres arriver sur lui. Cette lenteur l'amusait ou il y trouvait de quoi s'imposer finalement. Notre enquêteur entendait le pas de celle qui s'en allait. Un domestique ferma la baie vitrée derrière lui, sans doute sur un ordre du maître des lieux dont les signes aux domestiques passaient inaperçus, notre enquêteur n'en avait pas reçu la leçon et craignait assez naïvement que cela lui arrivât.

Il tenait son rapport sous le bras. Des Tremble vidait sans manière le contenu de cette serviette de cuir sur la table qu'on venait de débarrasser de ses miettes, l'autre récupérait son crayon, sa gomme et le canif qu'on ne pouvait plus refermer à cause de l'oxydation. Des Tremble ne touchait pas à ces objets glissants. Une fois le rapport en mains, il retournait dans son fauteuil, a-t-on précisé qu'il s'était d'abord levé pour serrer la main de son interlocuteur, lui demandant d'une voix presque chaleureuse s'il désirait prendre quelque chose, à quoi l'autre répondait invariablement qu'il avait déjà pris la chose en question, ce qui ne nous renseigne pas sur sa nature.

Des Tremble se plongeait alors dans une lecture ponctuée de reniflements et de raclements de gorge. Il ne prenait rien lui non plus. L'œillet coupé en présence de cette femme changeait-il l'ordre des choses ? L'homme ne le portait pas à la boutonnière comme il l'avait désiré un moment, avant qu'elle n'apparût pour le sidérer, effet de la surprise et non pas d'une beauté qui laissait à désirer justement. Beauté de ces femmes qui ont réussi, peut-être suite à de patientes recherches (faut-il évoquer leur adolescence secrète à la place de celle qu'elles sont parvenues à imposer à la mémoire même la plus exigeante ?), à joindre les deux bouts de la présence nécessaire (de cette femme en particulier au milieu de ces hommes qui n'ont d'yeux que pour l'idée de la femme qu'une autre femme est en mesure de représenter), d'un côté l'agréable (une certaine douceur de la peau, un regard de portrait d'une inconnue, des mains soignées jusqu'à la transparence, la discrétion aussi, au moment des affaires délicates dont les conclusions s'en prennent au désir, et parlant de ce désir, sa connaissance, son expérience de la caresse et du mot, nudité soigneusement apparue dans la grisaille des rideaux tirés, le drap ou la chemise appartenait à ce corps savamment donné ainsi que la chevelure défaite et prometteuse d'une mort impossible à l'instar de ces héroïnes dont on disait qu'elles existaient pour les autres), de l'autre l'utile (la dot, le nom). Mais Néron de Vermort avait eu du mal à la convaincre. Il était lui-même assez quelconque, quoique solidement bâti et capable de prouesses. Il avait la passion des collections dont il numérotait les pièces pour les mettre à l'index. Il n'y avait pas de conversation sans ces références à elle ne savait trop quel monde intérieur dont il pouvait rougir d'ailleurs si elle posait trop de questions. Sa beauté tenait à ce fil. En bonne araignée du soir, elle savait se contenir. Le matin, elle était tourterelle et elle le réveillait. Elle le prenait toujours au dépourvu. Elle l'encombrait quand ils étaient seuls. Il finissait par se recroqueviller. En vieillissant, il ressemblerait de plus en plus à un cloporte. En souffrait-il, cette perspective maladroitement jouée dans la peau d'une autre à qui elle prétendait ressembler sous peine de ne plus lui appartenir ? Avait-elle redoré son blason comme on le racontait ? Quelle influence exerçait-elle sur la direction du bagne dont il aurait voulu être le seul maître ? N'avait-il pas encore cet espoir malgré les années de preuve du contraire ? C'était elle qui avait commis la première infidélité. Elle s'était laissée monter comme une jument, ayant seulement relevé ses jupes et accepté l'invisible déchirement de ses vêtements intimes. Néron ne connaissait que l'endroit de l'aventure (c'était elle qui commençait), mais qu'imaginait-il quand il l'imaginait avec cet autre ? Elle n'avait pas franchi cette limite, sinon elle eût succombé à cet excès de plaisir, ou aux coups dont elle le croyait capable, lui qu'elle n'avait jamais vu aux prises avec l'autre, excepté avec elle-même, mais dans ce cas elle le maîtrisait et il finissait par s'endormir. Comme elle reconnaissait les hommes à leur odeur, on la surprenait quelquefois les yeux fermés et si on avait approché l'oreille de sa bouche, on aurait entendu les syllabes de son propre nom, ce qui n'eût pas été d'ailleurs le signe qu'elle était séduite mais seulement la preuve qu'elle ne dormait pas aussi profondément qu'on l'avait cru.

— Oui, c'est moi, Néron ! Qui veux-tu que ce soit ?

Il voulait dire qui voulait-elle que ce fût qui approchât son oreille de sa bouche devant tant de témoins de leur intimité doucement violée par l'apparence trompeuse d'un assoupissement ? Elle était intimement persuadée qu'un bourgeois, si elle l'avait épousé, aurait tenu non seulement à être le premier mais encore il aurait exigé de sa part une discrétion parfaite. Pourquoi avait-elle épousé ce pâlichon de l'héritage nobiliaire ? Il ne lui donnait pas son nom. Mais lui donnait-elle des enfants ? L'odeur des femmes la réveillait. Mais Néron les trouvait ailleurs. Ce hobereau avait conservé le goût de la domesticité. Il y avait des ouvrières dans son village. Il y avait aussi des paysannes qui avaient épousé des fonctionnaires. Comme le monde avait changé ! Elle aimait le taquiner sur le sujet. Les desserts étaient particulièrement divertissants. Il avait trop mangé et n'en pouvait plus. Il ne parlait plus et continuait de boire en écoutant ses voisines de femmes qui le servaient maintenant à la place des domestiques. Il n'occupait jamais le bout de la table parce que ces femmes l'en avaient délogé. À la place on installait un vieillard dont on avait oublié le nom ou bien un laideron qui passait le repas à lancer des signes à celui dont on l'avait séparé par jeu. Aliz ne renonçait jamais à l'autre bout de la table, où elle trônait, généralement resplendissante, plus rarement absente, mais c'était arrivé et dans ce cas les badinages de son époux prisonnier de l'allée revêtaient un sens obscur que les bavardages de dessous la table tentaient, peut-être avec succès, d'éclairer, ou de disséquer, on était le plus souvent amateur d'anatomie plutôt que spectateur de théâtre. Ne savait-elle pas s'entourer de femmes si elle avait besoin d'un rempart pour continuer sa guerre contre le seul homme qu'elle était certaine de ne pas aimer parce qu'il était un homme ? Elle ne s'était jamais sentie ridicule parce qu'il la ridiculisait. La bonne blague du petit tas de crème fouettée sur le bout du nez ! Elles s'esclaffaient avec lui, mais le passage silencieux d'une domestique le réduisait d'un coup au silence, elle venait lui rappeler qu'il était moins exubérant dans le lit, plus fragile, et il la repoussait doucement tandis qu'une cerise confite apparaissait entre ses lèvres, ou le bout de sa langue qui finissait invariablement sur le bout du nez, jusqu'à l'éclatement du rire qu'elles s'ingéniaient à partager avec lui. La domestique avait reculé dans l'ombre, frémissante. Combien de jours portait-elle à son poignet ? Elle était donc l'énième. Et peut-être pas la dernière, car bon nombre d'entre elles lui couraient encore après. C'était une sournoise. On aurait pu la prendre pour une femme du peuple. Condamnée au bagne et à la mort civile, elle avait épousé un des gardiens qui croyait lui avoir donné leur premier enfant. Comment vit-on avec une femme dont la culpabilité n'a jamais, malgré la force de l'intime conviction, était prouvée ? Il y eut d'autres enfants, dont un était né ici même (elle montra la salle à manger de style andalou), presque sur la table. Elle était arrivée dans l'après-midi, à l'heure du goûter offert aux femmes des chefs de service (nous étions donc vendredi nous n'avions pas mangé de viande et nous nous jetions sur des sucreries et de l'alcool douceâtre). Elle revenait après quatre mois d'absence et sur le point d'accoucher. Elle avait cru à cette fin lamentable pas plus tard que la veille. Elle était seule à la maison (si on peut parler de maison à propos de cette cabane où l'on se souvenait d'avoir abrité des munitions) ou seulement entourée des plus petits de ses enfants, les autres étant en vadrouille pour trouver leur pitance. Désespérée, elle avait renoncé à appeler. Elle s'était couchée et elle avait attendu. Et rien n'était arrivé. Elle s'était endormie et il l'avait réveillée à son retour en pleine nuit. Il avait conduit les chiens toute la journée à travers bois. Il sentait la terre. Il aurait senti cette terre sans son haleine envenimée par le vin. Il avait bu surtout en fin de journée et presque tout sur le siège de la charrette où il était assis à côté du cocher. Ils avaient roulé pendant la moitié de cette nuit tranquille. Derrière eux, dans le caisson, les chiens se disputaient des viscères. Il aimait entretenir cette férocité. Le cocher aussi avait bu. La nuit, il portait des lunettes. Il conduisait en funambule. De temps en temps une roue dévastait le fossé. Les mules baissaient la tête. La première à gauche portait une aigrette phosphorescente. On entendait aussi sa clochette. La mule de droite avait disparu dans l'obscurité. On l'entendait renâcler. Pierrot (c'était lui) avait beaucoup parlé, comme d'habitude pour raconter sa vie, surtout les premiers temps qui avaient été, vu d'ici, des années d'un bonheur à peine menacé par la perspective des guerres lointaines. On en parlait autour du feu qu'on allumait non pas dans la cheminée mais au beau milieu de la pièce où tout le monde vivait et mourait. On se parlait et on avait le visage changé par les lueurs. Il ne reconnaissait plus les siens. Le monde se recroquevillait comme un enfant autour de sa poupée. Il se sentait à la fois protégé par ces êtres qu'il voyait tous les jours franchir la clôture pour aller, disaient-ils, travailler, et menacé par leurs masques, ils entretenaient le feu comme s'ils étaient conscients de changer en sa présence. C'était les conditions de leur disparition. Sinon ils se montraient attentifs et prenaient le temps de lui enseigner ce qu'ils savaient. Il fallait savoir avant de prendre le risque de sauter par-dessus la clôture comme il en rêvait. Il les voyait revenir. Jusqu'à la clôture, ils n'étaient que des ombres. Ils paraissaient harassés. Les chiens couraient à leur rencontre. Il attendait au portail qu'il franchissait de la longueur d'un pied. C'était de tout petits pieds et il n'avait pas de mal à se faire pardonner. L'un d'eux dominait les autres par sa taille. Il arrivait le premier. Il portait le sac de pommes de terre. Il passait sans répondre au salut de l'enfant. Il était peut-être le seul à haïr l'enfant. C'était pourtant le seul. Il le partageait avec une femme qui travaillait du matin au soir et qui devenait méchante quand la journée se finissait, un peu après le coucher du soleil. Il ne se rappelait plus aujourd'hui en quoi consistait cette méchanceté. Il ne savait pas non plus comment expliquer sa disparition. Le géant était seul. Était-elle morte ? S'était-elle enfuie ? L'avait-on arrêtée comme c'était arrivé à l'un d'entre eux à qui on avait coupé la tête ? Plus tard il ne posa pas la question. Plus tard, c'était ce temps passé à attendre. Il n'avait rien appris à l'école, sinon à s'habituer aux autres. Il lisait en posant le doigt sur l'écriture et comptait avec ce même doigt touchant les autres. Le géant voulait faire la guerre. Quand le maître passait sur le chemin, conduisant une voiture, le géant, qui le guettait depuis le seuil de la maison où il était assis, courait à sa rencontre, coupant par le potager pour arriver avant lui à l'entrée du pont. On voyait le pont de la fenêtre. On voyait la voiture glissant jusqu'à lui. Le géant avait enlevé son béret et ses cheveux tombaient maintenant sur ses épaules. On voyait le cheval lever la tête et lutter contre le mors. Le maître ne descendait pas de la voiture. Au début, dans les premiers jours où il était arrivé au géant de se mettre en travers du chemin, on avait entendu la voix du maître et on le voyait se dresser, tenant les guides et levant le fouet comme s'il allait s'en servir contre le géant. Celui-ci n'avait pas bougé. Le maître n'aimait pas descendre de la voiture en présence du géant. Il était toujours plus petit que le plus petit des valets, à moins d'un enfant à qui il demandait s'il savait écrire.

— Avec un doigt, avait répondu Pierrot.

Il avait fallu que la voiture franchît la clôture. Le maître était descendu de la voiture. Ils étaient tous plus grands que lui. Il posa des questions aux enfants.

— Tu es le fils de Desforges ?

Pierrot ne le savait pas. On lui avait dit qu'il était le fils de sa mère. Il ne connaissait pas sa mère. Comment se pouvait-il qu'il l'eût oubliée ? demanda le maître. Le géant n'était pas là. Il avait des nouvelles pour lui. Ils s'étaient disputés au début, puis le maître avait promis. Ici, dans la pièce, on avait félicité le géant. Ce n'était pas facile d'arracher une promesse au maître. Maintenant il était parmi eux et il était descendu de la voiture, ce qui ne serait jamais arrivé en présence du géant. Ses doigts fouillaient les cheveux de Pierrot qui n'arrivait plus à penser à cause de ce frottement incessant. Il n'était pas entré. Il avait jeté un œil à l'intérieur et une femme était apparue comme si elle n'avait jamais existé.

— Tu lis avec un doigt ?

On riait avec lui. Pierrot n'avait aucune envie de rire. Il avait un peu honte d'avoir envie de demander quelles étaient ces nouvelles ? Le maître tenait ses promesses. Il fallait le reconnaître. Sinon c'était un mauvais homme qui avait eu une enfance de possédé. Il avait toujours été plus petit que les autres, moins fort, plus obstiné. Il y avait des nains dans sa famille. Et deux ou trois géants qu'on devait à des femmes. À l'église il était maître chanteur. Les pauvres (Pierrot savait qu'il était pauvre) entraient dans l'église par la porte de la galerie. On passait sous les armes de Vermort, chape de sable sur champ de sinople, une rose d'argent est en son abîme, en temps de guerre on ajoutait la croix de Saint-André formée par une épée d'arme et un cimeterre. Le crâne d'un Vermort reposait dans une vitrine surmontée d'une lampe dont le faisceau montait sur la muraille pour se perdre dans les bleus et rouges d'un vitrail où un Vermort avait prêté son visage à un saint André sur le chemin du supplice. On vénérait saint André et d'ailleurs Pierrot s'appelait Pierre, on le lui rappelait de temps en temps, l'apôtre des Scythes avait été l'initiateur et le frère de Simon, cette pierre. Le géant crachait en sortant de l'église. Quelques-uns riaient sans s'arrêter. On retournait chez soi sans passer par le bourg où on avait des ennemis. Pierrot suivait le géant. Quelquefois on traversait le bourg. C'était une belle pensée, cette traversée de la haine, mais le géant était seul, Pierrot était resté à la maison, comme on appelait cette masure, il n'y avait pas d'autres mots pour dire où on habitait. Pierrot se juchait sur une traverse de la clôture. Il voyait l'entrée du bourg, entre l'étable grise qui penchait ses murs tremblants dans un ubac d'ombre et d'objets finalement reconnus, et la ruine d'un moulin dont l'escalier luisait au soleil comme s'il venait de pleuvoir. Il n'aimait pas l'idée de cracher sur le seuil de l'église, par contre il eût aimé accompagner le géant dans la traversée du village.

— Jusqu'où as-tu été ? demanda le maître.

Pierrot courut jusqu'à la clôture et il monta sur la traverse.

— Il lit avec un doigt, dit le maître en se retournant vers les autres.

Ils s'étaient assemblés devant la porte, les hommes devant. Ils avaient répondu à la question de savoir où était le géant en ce moment. L'un d'eux avait aussitôt franchi la clôture et on l'avait regardé courir sur le chemin. Maintenant on ne le voyait plus. Pierrot était debout sur la traverse.

— Pas plus loin ? demanda le maître comme s'il n'en croyait rien, et il secoua la main pour encourager Pierrot à dépasser cette limite dont il ne pouvait pas comprendre le sens profond.

Pierrot feignait de ne pas comprendre. Les autres ne bougeaient pas. Le maître encourageait Pierrot en secouant la main.

— Est-il idiot ? demanda-t-il encore.

Les autres frémirent. Il y avait des mots qu'on ne prononçait pas devant Pierre. Idiot. Bâtard. Putain. Dieu. Pierrot lui-même frémit en entendant un de ces mots. Il regarda la chenille sur l'écorce grise. Elle tentait de franchir le vide qui la séparait d'un brin d'herbe. Larve. Le mot évoquait l'inachèvement et non pas le passage au stade suivant. La chenille deviendrait peut-être un papillon. Il y aurait encore une existence entre elle et le papillon, puis plus rien que l'existence du papillon. Vie courte et heureuse après le long chemin des autres existences. Puis plus rien que la mort, le pourrissement ou la momification, la poussière d'homme-insecte. Et ce dont les autres se souviennent. Ce dont ils nourrissent les larves. Des mots et des regards. Le silence tragique du géant dont le visage est éclairé par les flammes, sa mastication lente, les défauts de sa peau qu'il gratte nerveusement, sa tignasse qui ressemble à du crin, blonde et noueuse, remplie de cette lumière tremblante. Papillon, il avait connu une fleur et l'avait butinée.

— Tu n'aimes pas les papillons ? dit le maître.

Il n'y a pas de durée sans une recherche du bonheur. Le maître montra un papillon.

— Il y en a de bons et de mauvais. C'est la chenille qui est mauvaise.

Petit il dénichait des cocons. N'avait-il pas aussi nourri des araignées ? Quel étrange personnage vu de près ! Sans doute parce qu'il parle. De la chenille ou d'autre chose. Des peaux de serpent qui formaient des croix de Saint-André sur le mur de sa chambre.

— Quel âge as-tu ?

Il le savait. Il se renseignait sur la conscience que l'enfant pouvait avoir de sa durée. Venait-il d'en mesurer l'unité ? En mois ? En années ? Devait-on mettre fin à l'obstination de la chenille qui ne parvenait pas à franchir l'abîme ?

— Qu'est-ce que ça coûte de changer le destin d'un animal ?

À l'automne, l'aurore s'emplissait de coups de fusil. En décembre on égorgeait des cochons dans la grande cour. Au printemps on mariait des vierges qui ressemblaient à des communiantes. L'été, le fléau, sous le soleil qui sèche le linge avec l'aide du vent et de la bonne odeur qui venait de la forêt. L'été avait sa préférence. C'est l'époque où l'être et l'existence se rencontrent à la surface de la peau. L'hiver, l'être ne sort plus de son carcan et l'existence a froid, elle cherche le feu, elle mange chaud et dort sous la couette pour être seule, il y a une couette entre l'existence et le monde, les jours, les semaines, les mois d'hiver sont passés si lentement qu'on a oublié l'été de travail et de plaisir, mais non pas l'habitude de l'été et l'espoir d'y trouver le bonheur. Les femmes craignaient le géant et le servaient en silence. Il ne se plaignait jamais. C'était plutôt les hommes qui provoquaient sa colère. Il y en avait qui prétendaient mesurer le vin qu'il buvait et il se disputait avec eux. Il aurait pu les détruire. Il se contentait de boire encore. Les femmes le servaient, dociles et muettes, mais il n'aimait pas leur compagnie. C'était les femmes des autres, des femmes qui avaient l'expérience de l'autre, il n'y avait plus d'amour dans leur cœur. Il reluquait leurs filles mais elle ne le disputait pas, les filles parlaient de lui entre elles, sous la niche de l'évier où l'enfant passait la nuit, sentant l'air qui sortait du conduit, reconnaissant l'odeur de la fosse où les hommes pissaient, l'endroit ne connaissait que l'ombre et la rigole, soigneusement empierrée et désherbée, descendait jusqu'à la grange dont elle traversait le mur à la hauteur d'un rosier. Au regain, les hommes y secouaient des membres durs et rouges en regardant le mur d'un air halluciné. Pierrot lui-même avait bandé en caressant la mousse d'une pierre. Le géant, lui, ne bandait pas. Il n'avait plus ce désir. Il y avait d'autres femmes de l'autre côté du monde. Des femmes de couleur. Même des femmes bleues dont on tombait éperdument amoureux. Des femmes nues, scarifiées, porteuses de l'exacte moitié des traditions et entièrement soumises à l'homme auquel il n'était pas difficile de se substituer. Le géant fantasmait à voix haute. Il ne parlait pas à l'enfant. Il ne cherchait pas à séduire les filles par des récits qu'il avait maintenant le désir de vérifier. L'armée n'avait pas voulu de ce géant.

— Avec qui iras-tu faire la guerre ? lui avait dit le maître. Personne ne voudra de toi, même comme mercenaire. Le commerce lui-même ne saurait pas comment employer ta monstruosité.

Il y avait les mines, les bagnes, les négriers, même le crime !

— Et pourquoi pas les jeux du cirque ? s'était écrié le maître en entendant cette requête. Il n'y a rien pour toi que cette terre où tu es né et où tu mourras.

Le géant avait eu un geste de colère. Le maître se répétait. La naissance. La mort. Et rien sur la vie que j'ai envie de vivre. L'or, la fidélité, les nègres. Le maître ne promettait rien. Il réfléchirait. Il agirait peut-être. Mais il ne fallait pas se faire d'illusions. Le monde n'aime pas les géants. Et le géant n'aimait pas le monde. Il ne prétendait qu'y voyager, ne pas recommencer, oublier. Le vin n'avait pas cette saveur. Le maître ne lésinait pas sur le vin. On ne buvait pas le meilleur, certes, mais on n'en manqua jamais. Les hommes vieillissaient vite à cause du vin. Le géant ne voulait pas de cette vieillesse.

— Et le petit ? dit le maître.

Maintenant il n'osait pas toucher à la chenille pour changer son destin de chenille prise au piège de l'abîme. Le maître s'étonna de cette fascination qui empêchait l'esprit de penser aux brins d'herbe.

— Pourquoi ne pas se mettre du côté de l'enfant, à l'opposé de l'esprit ?

Il saisit la pyrale. L'enfant se crispa.

— Sais-tu pourquoi on dit qu'elle vit dans le feu ?

L'enfant regardait la chenille qui se tortillait dans la paume de la main.

— Mauvais papillon, dit le maître.

Sa main se referma.

— Un petit paysan doit connaître ce genre de choses, dit-il. Sa main ne se rouvrait pas. Les choses. Ce qui arrive quand on ne les connaît pas. Ne pas chercher à les connaître parce qu'on désire autre chose. La main pouvait broyer la larve. Jolie main d'homme qui ne travaille pas. Le prix d'une de ses bagues pouvait changer la vie de tout le comté. Dieu se chargerait du reste, de la fertilité de la terre, de la pureté de l'air, de l'abondance du feu et de la colère printanière de la rivière. Dieu et les prières des hommes. Les hommes et les écrits sacrés. Les écrits et le temple. Le temple et nos chevaliers. L'administration, l'industrie, la guerre, la justice. La main s'ouvrit. La chenille avait lutté pendant tout ce temps. Il la posa sur le brin d'herbe. Il changeait son destin.

— Tu n'y avais pas pensé, toi. L'attente avait fini par te paralyser. Arrive cet homme né d'une race supérieure. Même ses chiens, qui t'ont mordu une fois, sont supérieurs aux tiens. Tes chiens aboient. Les siens chassent. Il se penche sur ton attente d'enfant incapable de penser qu'il suffit d'un rien pour changer la réalité. La réalité, pas le monde. La réalité d'une petite chenille dont l'imago est l'ennemi de l'homme parce qu'il la reproduit, qu'il a ce pouvoir sur l'homme, sur l'enfant de l'homme, sur la possibilité de l'homme.

D'une chiquenaude il l'écrasa dans l'air, puis il se mit à chercher dans l'herbe haute, traçant un chemin jusqu'à la vigne, il portait l'épée et s'en servait pour approcher de ses yeux les branches des pommiers. Deux hommes l'avaient suivi en sautillant. Le brin d'herbe avait été brisé. Il jaunirait avant ce soir. Demain il ne le retrouverait plus, même s'il franchissait la limite de son existence, s'il rejoignait demain le contenu interminable de son regard. Ils reviennent. Le maître marche devant, s'appuyant sur son épée. L'un des hommes s'est éloigné dans la vigne. L'autre suit le maître. Il tient ses mains en conque. Il a l'air fasciné par ce qu'elles contiennent.

— Cet enfant porte chance, dit-il au passage et il embroussaille les cheveux du petit qui ne sait pas encore si c'est bien, si c'est mal.

Le valet lui montre le grouillement vert et jaune.

— Il y en a d'autres, dit-il.

Le maître dit : il est encore temps.

Quand le géant arrive (il aidait au creusement d'un puits), il est trop tard.

— J'ai besoin de toi, dit le maître.

C'était avant ou après la chenille ? pensa l'enfant. Il n'est plus question de réduire l'homme noir à l'esclavage qu'il mérite. On s'en prend aux chenilles qui ont de belles couleurs. L'enfant en trouve une sur le mur. Il ose la prendre dans sa main. Il la montre. Il montre autant la trouvaille que le courage.

— Non, dit le maître, pas celle-là !

Les chenilles du mur n'ont rien à voir avec ce qui arrive à l'homme ! L'enfant recule. Et la mouche ? Et le ver tiré par la queue, qui s'accroche à la terre ? La libellule ? Le hanneton ? L'abeille ? Il eût aimé avoir la force d'une chiquenaude. Le géant se tient sur le seuil. Il a l'air dangereux. Il boit du vin. Il est torse nu. La boue a séché sur sa peau.

— D'abord la pyrale, dit le maître.

Le géant grogne comme une bête. L'enfant réfléchit.

— Le vert, c'est plus clair ou plus foncé que le rouge ?

Le bleu est moins foncé que le noir. Le jaune et le blanc se confondent facilement. Il s'est agenouillé sur le banc et il a posé ses coudes sur la table. Les chenilles se tortillent dans une assiette. Le maître a reconnu l'assiette. Elle est ébréchée et on ne voit plus beaucoup le château et sa tour. L'assiette aussi a son histoire. Une femme apporte un bocal et on enferme les chenilles. Le maître s'approche du géant.

— J'ai besoin de toi, dit-il.

Les chenilles doivent se demander comment on traverse cette transparence. Elle doit bien savoir que c'est transparent, que ce n'est plus l'air, il faut que ce soit transparent sinon rien n'interdit ce franchissement. Il n'y a pas de solution, pas même briser ce verre. Quelquefois ce n'est même plus du verre. Le verre est une explication. Comme la chair des femmes.

— Je ne partirai jamais, dit le géant.

Le maître faisait fouetter les incrédules. Il fallait croire à ses promesses. Maintenant il promettait l'abondance du vin. Notre vie en dépendait. Au géant, il promettait les voyages. D'ailleurs il voyageait avec lui. C'était lui qui l'emmenait. Alors le géant disait qu'il ne partirait jamais, soit parce qu'il ne croyait pas à la promesse du maître (le fouet !), soit parce qu'il voulait voyager seul (le fouet ?).

Le maître dit : on a du travail.

La nuit tombe à cet endroit de la mémoire. Les uns montent au grenier. Le plancher craque. Le géant est debout sur la couette. Une femme dort à ses pieds ou fait semblant de dormir et il lui adresse le même reproche. Quelqu'un rêve sous l'escalier, poussant de petits cris étouffés par une angoisse dont le jour, si le temps est à la pluie, révèle les apnées. L'enfant, nu sous le morceau de couette, jette un œil en bas. On a retiré la chaise. Quelquefois on l'oublie. Il en profite pour les épouvanter. Ils craignent ce funambule. Il lui est arrivé de surprendre son corps à la recherche de la chaise. Les jambes cisaillent l'air comme des couteaux. Il mesure la fragilité de cet équilibre. Son esprit travaille dans cette obscurité. La lumière de la nuit effleure les choses sans les donner à voir. Il peuple ce silence de personnages funambules comme lui. Funambule à la place de somnambule. Il s'est trompé toute sa vie sur la place de ces mots mais jamais sur leur sens. C'est le mot « bule » (avec une faute d'orthographe) qui provoque cette confusion. Les bulles de savon (les seules qu'il connaisse) le fascinent. Il connaît l'effervescence du vin, les bouillonnements de la soupe, les jeux avec la salive (interdits).

— Funan ! s'écrie-t-il en s'enfuyant (pas plus loin que la clôture toutefois).

On rigole. Funan. Ça ressemble à une injure ou à un cri de guerre. On l'emploie quelquefois, même sans y penser, exactement avec la même ignorance du mot qui sert à expérimenter toutes les autres injures. Il a manqué peu de choses à ce futur gardien de bagne pour devenir l'homme qu'on ne voyait pas en lui. Funan est resté, inexplicable et pas même porteur de bons souvenirs. On l'emploie moins, sans doute pour cette raison. Le mot disparaîtra le moment venu, mais il y aura toujours une place pour l'aile du mobule, drôle d'oiseau.

Néron était-il, au fond, l'inventeur de ces inventions ? Avait-il dix ans à l'époque où les chenilles ont dévasté les vignes ? Était-il ce garçon un peu rond qui regardait sous les jupes des paysannes en s'y accrochant pour ne pas sombrer dans l'enfer qui s'ouvrait sous lui et dans lequel il bavait sa bave d'épileptique ? Il franchissait facilement la clôture dans l'autre sens mais, à l'heure de s'en aller, la même angoisse le saisissait en ouvrant le portail et il exigeait qu'on le raccompagnât.

L'enfant eut bientôt l'âge de céder à ce caprice. Il n'y avait pas de chenilles cette année-là. On lui donna un bâton pour effrayer les serpents et une gousse d'ail traversée d'un fil pour servir de collier.

— Ça alors ! avait dit Néron dans l'après-midi. Tu ne sais même pas qui tu es !

Il portait le nom d'un géant qui était finalement parti à la guerre et qui n'en revenait pas, d'ailleurs il ne l'attendait pas, il n'attendait que le printemps et il tardait à venir. Néron construisait des châteaux qu'il remplissait d'insectes. Il y mettait ensuite le feu. Les insectes volants étaient piqués sur des bouts d'écorce, ils avaient vogué dans la rigole comme des goélettes.

— Nous savons qui nous sommes.

On embrochait les vers de terre. Les insectes à carapace étaient soudés dos à dos et l'un s'épuisait à porter l'autre qui s'agitait dans le ciel blanc. D'autres tournaient en rond à cause d'un fil qui s'enroulait autour d'un piquet, la spirale s'achevait par le spectacle de l'acharnement. On creusait des cônes dans le sable près du puits. Des fourmis y périssaient avec la même obstination. Le rire de Néron interdisait tout commentaire. Pierre avec envie de dire : nous ne savons pas pourquoi nous sommes, bien qu'il ne sût pas exactement ce que voulait dire cette vérité prononcée par le curé au-dessus d'un mort qui parlait encore un peu.

— S'il parlait, dit Néron, c'est qu'il n'était pas encore mort.

Pierre n'avait pas cité le curé mais il avait parlé du mort et de ce qu'il avait dit avant de s'en aller définitivement. Néron ne se souvenait pas du nom qu'on donne à ceux qui ne sont ni morts ni vivants. Ils ont vécu, ils ne vivent plus et il n'y a pas d'autre issue que la mort. Ensuite ils s'en vont et on se souvient d'eux. Un sale moment à passer, qui peut durer dix minutes ou dix mois.

— Est-ce que tu l'as vu mourir ? dit Néron.

Pierre réfléchit.

— Non, dit-il, il était déjà mort quand je suis arrivé.

Néron soupire. Comment être jaloux de quelqu'un qui ne comprend pas la profondeur de ce qu'il a vécu ? Il renonce à ce désir.

Le château est presque terminé. Sur la plate-forme du donjon, on a crucifié une libellule et un scarabée tourne en rond, s'arrêtant de temps en temps pour jeter un regard mélancolique entre deux créneaux. On venait de le ligoter à un papillon qui n'a pas pu s'envoler avec lui et dont on observe maintenant l'agonie. Il est couché sur ses ailes et agite lentement ses pattes. Le rayon d'une loupe est en train de cramer sa tête étonnée. On va bientôt finir de s'amuser avec lui. De temps en temps ils regardaient par-dessus leur épaule. Même la comtesse était dans la vigne, en robe blanche et chapeau de paille jaune avec ruban bleu, une plume de faisan grattait le ciel mauve.

Néron s'était déculotté. Il faisait dans un terrier en feignant de faire dans le gîte d'un serpent le plus monstrueux qu'on n'eût jamais vu de mémoire d'homme. Pierrot tenait le manche de la loupe, un peu plus loin, un peu plus tard, quand Néron en a eu marre de réduire le papillon à un petit tas de cendres. Pierrot ne savait pas lire l'heure. Il se fiait au soleil.

Néron péta plusieurs fois et chaque fois il se retourna pour regarder la vigne où les travailleurs avançaient, l'un marchant derrière l'autre et le remplissant de chenilles, arrivés en haut du coteau ils recommençaient en descendant, cela ne pouvait pas se terminer, selon Néron. En attendant, il chiait. Ensuite il envoya en l'air sa chemise et sa casquette et il disparut tout nu dans le bois. Avant de partir (il était debout et parfaitement nu, on aurait pu le voir de la vigne, nu et parfaitement — ou strictement — debout) il avait dit qu'il poursuivait des chimères et savait même les attraper pour les sodomiser et en même temps qu'il parlait de ces derrières pleins de merde, sa petite queue s'était dressée, insolente et cruelle.

Maintenant il était parti et Pierrot était seul au bord du trou qui empuantissait l'air. De grosses mouches volaient. Il s'éloigna du trou. Il retraversa le ruisseau, ne s'arrêtant pas cette fois pour observer les insectes posés sur l'eau d'une flaque entourée de roche verte et grise. Il ne regarda pas les galets au fond du lit glissant. Il ne pencha même pas la tête des roses trémières. Il se souvenait de tous les détails jusqu'à ce que Néron disparût. Maintenant il voulait les oublier.

— Qu'est-ce que tu veux ? dit justement quelqu'un qui ne lui demandait pas ce qu'il voulait oublier ni pourquoi ni comment s'adressant peut-être à quelqu'un d'autre.

— Qu'est-ce que tu veux ? demande la fille à l'homme qui s'approche d'elle en montrant ses dents d'amoureux.

— Qu'est-ce que tu veux ? demande l'homme à la fille qui se donne à un autre qu'elle vient d'envoyer au septième ciel. Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Six. Et sept.

— Qu'est-ce que tu veux ? On ne peut pas faire autrement.

— Qu'est-ce que tu veux ? Je n'ai rien.

Répondre à l'autre : je n'ai rien, c'est lui demander de ne plus croire à votre existence pourrie par le désir d'un autre dont les questions s'adressent à un autre. Je veux dire que le cercle n'est pas forcément fermé. Même le géant n'avait pas eu cette force.

— Je ne veux rien, dit Pierrot un peu après le ruisseau, sans savoir si la question de savoir ce qu'il (ou elle) voulait s'adresser à lui.

— Où est Néron ? demanda la comtesse.

Néron n'était plus avec les enfants. Il y avait trois enfants dans la charrette. Pierrot était beaucoup plus petit qu'eux et Néron beaucoup plus grand.

— Je ne sais pas, répondit Pierrot encore une fois sans savoir si la question lui était posée ou si personne ne s'était aperçu de sa présence, encore que son retour indiquât que Néron n'était plus avec lui.

Il ne veut rien, il ne sait pas et il est toujours là, comme un pot de chambre ! L'idée du pot de chambre était de la comtesse. Elle avait fait rire toute la domesticité. Le pot de chambre, ce n'était pas Pierrot qu'on ne voyait pas. Il ne savait pas si on le voyait. Le pot de chambre ce n'était pas non plus Néron qui n'était pas toujours là, la comtesse le déplorait assez. Les yeux de Pierrot tournoyaient dans leurs orbites. Il finirait par avoir la nausée.

La comtesse voulait aller tremper ses jambes dans le ruisseau. On savait comment elle s'asseyait dans l'eau pour se rafraîchir le cul. Deux fois elle avait oublié de le rafraîchir et deux fois elle avait donné le jour à un nègre, heureusement le premier était mort-né et on l'avait mis dans un bocal. Néron chercherait un jour ce bocal dans toutes les universités. Pierrot, non. Il donnerait peut-être ses yeux, qui font un effet sidérant dans un bocal. Le reste pourrirait dans la terre. Si à cette époque il avait vu des yeux tout seuls dans un bocal, il se serait aperçu que le regard doit tout aux paupières et il aurait recommandé dans son testament qu'on découpât aussi les paupières en prenant soin de ne pas en déformer les virgules sans quoi le regard n'est plus celui qu'on a été toute sa vie, si on a été ce qu'on pense des miroirs dont quelqu'un, plus tard, en sodomite de l'expérience esthétique, dira qu'ils réfléchissent. Il n'y avait pas de miroirs dans la vie de Pierrot. Il y en avait dans la vie des Vermort. Il les avait vus en passant. Il passait avec Néron. On allait dans le cabinet anglais. La lumière venait d'une petite fenêtre aux carreaux jaunes. Pierrot s'émerveillait pendant que Néron chiait dans la cuvette. Le miroir était trop haut, sinon il serait entré pour la première fois dans la vie de Pierrot. Il ouvrit le robinet. On montait l'eau sur le toit à l'aide d'une pompe actionnée par deux femmes robustes qui riaient jusqu'à épuisement de leur érotisme musclé, puis elle redescendait et attendait l'ouverture du robinet, celui du lavabo était à vis, celui de la cuvette où Néron chiait était à guillotine.

— Si tu vas chier, avait dit la comtesse à Néron parce qu'il se tortillait en se tenant le ventre, n'oublie pas d'ouvrir la fenêtre.

Elle aussi chiait là-dedans. Tous les Vermort s'en servaient et Néron était le seul à faire semblant d'avoir oublié d'ouvrir la fenêtre, comme il était le seul à se faire accompagner et il parlait, il parlait ! Pierrot montait sur le bord de la baignoire mais le miroir était trop haut. Il n'y avait pas de miroir dans le fossé derrière la maison. Néron aimait bien chier dans cet endroit sans fenêtre. Personne ne chiait avec lui. Si quelqu'un venait, il voyait Néron avec la culotte sur son épaule et il s'excusait de le déranger. Personne n'avait jamais dérangé Pierrot pendant qu'il chiait et lui-même n'avait jamais dérangé personne. On chiait en vitesse, à peine bonjour et au revoir, presque comme si on avait été seul. Néron eût tellement aimé cette compagnie mais Pierrot ne faisait pas l'affaire, d'ailleurs il avait beau s'efforcer d'être un bon compagnon, il ne sortait jamais rien de son petit cul terreux. Dans le ruisseau, la comtesse pissait comme un homme, l'air de rien, traversant lentement la broussaille.

— Un jour elle chiera, je te le dis ! s'était exclamé Néron en pétant dans le trou étonné.

L'automne se finit. La comtesse n'avait pas chié dans le ruisseau. On avait fêté saint Michel parce qu'un Vermort avait été amiral. Noël approchait. Il y avait de la générosité dans l'air. Néron troublait un peu cette atmosphère tranquille. Il interrompait grossièrement les recueillements de la comtesse qui s'obstinait à ne chier que la nuit, quand il dormait à poings fermés. Dans la masure, Pierrot voyait les oliviers, les ombres furtives, la pièce d'or semée sur le chemin de la damnation, l'oreille que Pierre n'a jamais déplorée, le même coq debout sur la souche où l'on fendait le bois. La lanterne magique projetait l'explication du monde deux fois par semaine, le soir, contre le mur aveugle et parfaitement blanc de la galerie du soleil levant. C'était à cet endroit que la comtesse mélangeait sa progéniture à la future domesticité.

— Vous grandirez ensemble.

L'hiver pelait ces peaux fragiles. L'été, on transpirait l'un contre l'autre. Néron posait des questions étonnantes. Il est vrai qu'il connaissait toutes les réponses. Pierrot apprenait les leçons dans le livre d'images dont l'exemplaire unique circulait toujours dans le même ordre. Des personnages et des lieux, il n'en fallait pas plus pour habiter son sommeil. Les regards cachés dans la broussaille pouvaient passer pour des lucioles. Vie, récits, paraboles, passion. Il rangeait tout bien dans ces tiroirs. Interrogé, il prenait le temps de les manœuvrer. Ce n'était pas toujours facile. La comtesse s'émerveillait un peu.

— Tu n'es pas content que ton père soit revenu ?

La guerre était donc finie. Le vieux dormait dans la paille. Ce n'était plus un géant. On l'avait scié. Il marchait sur les mains. Le jour, il veillait, assis sur la première marche, de temps en temps l'une des jambes lui arrachait un cri et il se rappelait l'endroit où il l'avait perdue. L'autre jambe avait vécu à peu près la même histoire. Les soirs de lanterne magique, il voyait très bien le mur que la comtesse commentait avec sa cravache d'amazone. Elle n'aimait pas fouetter ces petits derrières sans les déculotter. Quelle hantise pour les petites filles, mais elle n'en fouetta jamais aucune.

— Était-ce toi qu'elle fouettait tout à l'heure ?

Non, Pierrot était un disciple tranquille. Néron l'obligeait bien à dénoncer les filles, mais c'était en vain. Néron sentait la merde et il les dégoûtait. Une fois il avait fourré son nez dans le derrière d'une fillette endormie. En apprenant la nouvelle, le comte avait sabré l'air moite de Vermort. La lame n'avait pas tranché l'oreille de Néron. Néron n'avait pas bougé. Le chiendent de la comtesse lui avait rougi le nez. Elle avait encore des cheveux dans son poing fermé.

— Elle ne t'a pas déculotté ?

Non, Pierrot était un serviteur fidèle, à peine avait-il aperçu les fesses de la dormeuse qui suçait son pouce. La comtesse avait élevé sa cravache pour le défigurer mais le comte avait retenu ce bras vengeur. Il aimait lutter avec elle. À cause des enfants, ou des domestiques, ou de l'argent qu'elle dépensait en frivolités, de celui qu'il flambait en voyages, des femmes rieuses traversaient leur vie et il lui demandait le nom de l'homme qui trahissait sa confiance de maître ou de compagnon. Il aimait tordre ce poignet rebelle, jusqu'à l'agenouillement.

— Il a bien un défaut, ce petit ! dit-il sans cesser de tordre le poignet.

Elle geignait doucement. L'autre main s'ouvrit. Les cheveux fluèrent sur le tapis. Elle cherchait un appui. Il la confinait dans ses fonctions de catéchiste. Qu'elle ne se mêlât plus de l'incompréhensible. La fille du mouchier elle-même quittait de l'importance à ce qui venait de lui arriver.

— N'est-ce pas, Pierrot ?

La cravache finit par tomber. Pierrot s'était approché pour répondre à la question. Oui, c'était ce qu'elle avait dit. Il en était témoin. Au printemps, la rivière ravinait ses berges. On s'approchait le plus près possible de cette terre tremblante qu'avait entassée et comprimée la crue de juillet de l'année précédente. Néron fanfaronnait et arrachait des touffes d'herbe qu'il secouait sous le nez des enfants qu'il avait conduits jusqu'ici. Pierrot était le dernier. Il se cachait derrière les filles qui savaient ne courir aucun risque. La rivière grondait doucement, emportant les touffes tournoyantes qui avaient illustré le discours de Néron. Pierrot, qui était beaucoup plus petit que ces filles, se dissimulait mal pourtant. L'œil bleu de Néron finissait par se poser sur lui. Les filles ricanaient. Un de leurs frères prévenait que l'eau venait de recouvrir ses pieds.

— Tu n'as pas de chaussures ? demanda Néron.

Pierrot fit non de la tête.

— Qu'en as-tu fait ?

Pierrot répondit quelque chose qui fit rire les filles et que Néron ne comprit pas. La bouche rose d'une fille se colla à l'oreille de Néron. Elle parla longuement. Néron souriait en regardant les pieds de Pierrot qui boudait. Finalement la fille se décolla et rejoignit les autres. Elles étaient toutes debout sur les racines émergentes et se tenaient d'une main à l'écorce, redoutant les petits insectes noirs qui menaçaient leur équilibre. Elles étaient pieds nus elles aussi mais portaient leurs sandales sur l'épaule. D'ailleurs le nez de Néron s'était enfoui dans cette odeur quand la fille s'était collée à lui. Pierrot se souvenait parfaitement de cette inspiration. Il pouvait en parler maintenant. Peu importait ce qu'il avait fait de ses chaussures. S'il avait eu moins de pudeur, il aurait laissé ses habits dans le même endroit. C'était tout ce qu'il possédait. Il avait froid à cause des pieds dans la boue. Il n'aurait pas eu beaucoup plus froid s'il avait été nu. La rivière saccageait ces tranquilles berges. Même la plage de sable était recouverte de cette eau jaune et tournoyante.

— Tu ne veux pas dire ce que tu en as fait ? dit Néron d'un air menaçant.

La peur titillait le trou du cul de Pierrot et ses testicules semblaient rouler et se cogner l'un contre l'autre comme s'ils se disputaient à l'entrée du corps trop étroite pour les laisser passer de front. Une fille caressait sa joue pendant que la queue se réduisait au gland qui gigotait contre la braguette, exactement comme s'il avait choisi une autre issue que celle que ses compagnons se disputaient. Il avait l'habitude, Pierrot, de ces peurs bleues. Néron ne pouvait commenter que les rétrécissements du visage, le claquement des dents, les lèvres qui ne voulaient pas se rejoindre et qui étaient en proie à un irrépressible tremblement. L'odeur des pieds de la fille le tourmentait encore.

— Je sais que tu as des chaussures, dit-il, je ne t'ai jamais vu sans.

Il se gratta furieusement le bas ventre, comme si son sexe à lui aussi était le siège de contractions, d'étirements, de secousses quelquefois douloureuses. Une fille le singea en grimaçant. Une autre agitait son doigt dans l'air moite. Une autre encore gonflait ses joues et un bout de langue violette apparaissait entre ses grosses lèvres.

— C'est ton tour, dit Néron.

Pierrot le regarda d'un air étonné.

— Pieds nus ? demanda-t-il, si clairement qu'un oiseau piroula.

L'oiseau, peut-être le même, était un lien entre les deux histoires, l'odeur des pieds et l'odeur du cul.

— Était-ce la même fille ? demanda le comte.

Pierrot ne l'aurait pas juré. Il ne connaissait pas bien les filles. Elles étaient toutes plus grandes que lui et Néron les avait classées en deux catégories selon qu'elles avaient des seins ou qu'elles prétendaient en avoir. Les premières étaient jalouses d'un bien qu'elles étaient certaines de posséder. Les secondes étaient moins farouches et montraient plus facilement leurs petits seins que leur rire agitait comme des têtes d'avoine. Néron avait reproduit dans le sable le corps de la Vénus du bassin. Elle jouait de la flûte en regardant l'eau à ses pieds. Les lichens l'avaient envahie jusqu'à mi-cuisses. Néron surveillait cette progression. La Vénus aux bas verts. Elle s'habillait si lentement. Quand Néron prit conscience de son existence, les genoux étaient encore à nu. Il avait calculé la force de cette disparition dans le sable au bord de la rivière. Pierrot inventait-il ces fables ou bien fallait-il les considérer comme des reflets de la réalité ? Comment expliquait-il que la fille du mouchier dormît les fesses à l'air ? D'ailleurs dormait-elle ? Néron avait longuement humé l'air environnant les fesses, prenant garde à ne pas les toucher. Pierrot s'était enfui. La comtesse l'avait écouté sans broncher puis elle avait fait venir le comte et Pierrot avait répété son histoire. La fille du mouchier la confirma presque sans pudeur. Réveillée par le nez de Néron qui venait à peine de plonger dans cette ombre, elle n'avait pas crié.

— C'est toi, Néron ?

Il était tombé à la renverse. Sa braguette ouverte révélait la gravité de sa défaite. Elle était sortie de la chambre en catimini mais Pierrot avait déjà parlé. On crucifia Néron à côté de la lanterne magique jusqu'à ce qu'il connût par cœur l'histoire de Marie et d'Isabelle. Il l'avait, paraît-il, oubliée.

— Je vais la soigner, moi, ta mémoire ? avait déclaré la comtesse en agitant le briquet sous le nez saignant du pauvre Néron qui demandait qu'on l'achevât.

En même temps elle flattait la tête soyeuse de Pierrot, s'attardant sur un front qu'elle trouvait excessif, d'autant que le nez, noblement hébraïque, en avantageait le profil inachevé. La gloire de Pierrot, qui n'avait pas voulu vaincre Néron ni même lui donner une leçon contrairement à ce qu'affirmait et enseignait la comtesse, pouvait durer aussi longtemps que Néron accepterait l'humiliation. Il était bien conscient, malgré son jeune âge, que la comtesse n'avait pas le pouvoir de limiter indéfiniment l'aire où elle désirait plus que tout que Néron se contentât d'exister comme les autres et avec eux. Comme il désirait cette chair et qu'elle devait le savoir, et comme le comte avait d'autres chattes à fouetter (la fille du mouchier l'avait d'ailleurs quelque peu émoustillé, avec sa petite bouche qui agissait sur lui comme un sphincter et ses œillades où il croyait voir l'avenir), elle avait renoncé dès le premier jour aux dix coups de verges dictées par l'autorité du comte. Néron se tenait debout à gauche de l'image projetée par la lanterne magique. Il lisait silencieusement Salomon, qu'on lui recommandait comme lecture érotique. Il connaissait Sapho et Petrone. Même le marquis de Sade, un lointain cousin, figurait en bonne place dans la bibliothèque privée du comte, qui ne lui préférait pas Restif. Mais la culotte de Néron semblait demeurer un havre de tranquillité. Le sang des Vermort avait toujours eu beaucoup de mal à briser le carcan circulaire auquel les condamnait leur cerveau malade. Seuls les bâtards, disait-on, se montraient à la hauteur des exigences de la femme enlevée de force à l'autre. Il arriva plus d'une fois que leur branche se dressât enfin parmi les autres. On soulignait ces présences méritoires dont la tradition orale avait fait des héros.

Néron avait posé son doigt à l'endroit que le sort réservait à la descendance de Pierrot, puis le doigt avait tracé la situation de la branche et il avait figuré d'innombrables petites feuilles dont certaines tombaient pour donner naissance à des sauvageons qui participaient à l'envahissement du sol, cette terre tantôt noire tantôt rouge dont le blason avait été refusé par Napoléon qui s'était moqué de ses fasces vivrées et de sa coquille d'or. On avait imposé aux Vermort un champ de sinople et une chape de sable. La rose d'argent n'avait aucune signification pour eux. Belle et épineuse, soit, mais encore ?

La cousine Aliz arriva au début de l'été. Sur ses mouchoirs, le même blason préférait un arbre de la même couleur. On en parla tout le long de la première soirée qu'on passa sur la pelouse, sans lampe à cause des moustiques, les voix sortaient quelquefois du néant et si c'était celle d'Aliz, qui parlait avec l'accent de sa propre langue, Néron devenait la proie de fantasmes déchirants. On grignotait des cerises. On en enfouirait demain les noyaux, prévoyait Néron. La cousine répondait aux questions sans se tromper sur le sens des mots ni sur les complications grammaticales et syntaxiques que la comtesse se plaisait à souligner. Aliz rougissait-elle ? Néron eût aimé s'approcher de cette joue dont la mandibule étirait l'étrange fossette. C'était le sang de sa mère et épisodiquement celui de son père. Les historiens locaux se chamaillaient déjà à cette époque, les uns défendant l'arbre généalogique dont une version simplifiée était à la disposition de tous et les autres cherchant sournoisement à le compliquer, tant et si bien que la république des Vermort était l'affaire de tous.

Une guêpe gémissait dans la bulle de verre d'un piège. Aliz s'interrompait pour l'écouter mais on aurait dit plutôt qu'elle était en train de réfléchir à l'usage des mots que son discours lui inspirait et la comtesse se félicitait tout haut, ce qui irritait passablement le comte. On le voyait chasser de la main d'invraisemblables moustiques ou bien jouait-il avec la fumée de son cigare, comme le suggérait Néron qui prétendait ainsi se faire remarquer d'Aliz. Elle l'avait un peu négligé depuis ce matin. Elle avait si vite retiré sa joue qu'il en était resté pantois. Cette seconde d'attente dans le vide qu'elle avait provoqué, le martyrisait encore ce soir. Il n'avait pas été avec elle cette après-midi, parce que la comtesse avait inventé des jeux de fille. Il les avait vues revenir avec leurs petits paniers remplis de champignons. Il avait mis son nez dans celui qu'Aliz avait enfilé à son bras d'ivoire. Il aimait donner sa nuque à regarder. Sa propre mère ne résistait pas au désir de s'en prendre à ces boucles noires et rebelles. Aliz hésitait-elle ? Enfin sa voix coula, fraîche et musicale comme les ruisseaux de cresson qui traversent les contes de fées. Ce qu'il savait des champignons ? Il se déplia pour la regarder. S'anéantir en elle ou la déposséder.

— Je sais tout, dit-il.

Il la tenait. Elle éleva le panier. Un petit insecte en défendait le contenu. Il supposa que, tout en craignant les vermisseaux, elle en respectait l'existence. Il le saisit délicatement et le posa sur une branche fleurie. Il s'attendait à un éloge. Elle se montra plus économe de moyens et le remercia. Elle rejoignit les autres. Sur la branche, plus d'insectes. Il détruisit la fleur qu'il lui avait offerte. Il s'échappa de cette bouillie une atroce fragrance qui l'entêta à ce point qu'il crut avoir été mordu par le serpent venimeux des pommiers.

Au repas, il l'appela Alice pour lui demander si elle préférait la citronnade ou le vin coupé d'eau. Elle fit rire tout le monde quand elle lui montra comment on mettait le bout de la langue sur les dents pour bien prononcer la finale de son prénom. Il se laissa conduire sur la pente dangereuse de ce zézaiement. Elle était assise de l'autre côté de la table, presque en face de lui. Elle avait demandé la permission de se servir de ses doigts pour manger la caille qui flottait dans une sauce violette. On amena un rince-doigts et une autre serviette. Elle rougissait un peu mais cette rougeur se finissait dans le cou, en un rose qui, quand elle se penchait pour sucer les os, révélait la blancheur des seins où elle cachait son mouchoir de dentelle.

Derrière elle un valet chaussé de bottes rouges tenait son ombrelle et son chapeau. On lui avait posé des questions mais il n'avait pas répondu. On voulait savoir si don Quijote avait réellement existé et ce qu'il pensait de Pierre et de ses marionnettes. Il était demeuré sans expression. Il portait un poignard enfoncé dans sa ceinture de soie. Le chapeau était retenu dans son dos par une jugulaire de cuir fermée par une pierre bleue percée de deux trous. Il ne rasait la peau de son visage qu'une fois par semaine, rinçant cette peau dans l'eau glacée d'un bol où il tenait le rasoir, une pastille de savon et un carré de tissu qui trempait dans l'eau chaude d'une casserole qu'on voyait bouillir sur un réchaud dont il attisait la braise en soufflant dessus. Aliz s'adressait à lui dans leur langue commune. Il obéissait aussitôt. Son pas était celui d'un homme pressé d'en finir avec les caprices de cette jeune fille dont il ne semblait pas apprécier la fragile beauté. Il la regardait comme on regarde un homme, comme s'il se mesurait à elle, comme s'il n'attendait plus rien d'elle que ce qu'il savait déjà. Elle lui parlait avec une douceur calculée. Néron eût donné cher pour comprendre ce qu'ils se disaient. Il calcula qu'elle devait occuper les quatre cinquièmes de cette conversation, ce qui laissait une place considérable à ce domestique qui refusait obstinément d'occuper la place laissée vacante par le chevalier à la Triste Figure. Néron toisait cette prestance. Les pantalons bouffaient sur les bottes. On devinait la trace des éperons. Néron le conduisit aux écuries. L'homme regarda chaque cheval comme s'il était venu pour l'acheter et en effet il désigna un jeune castré dont il flatta le museau en connaisseur. Ensuite il entra dans la sellerie et il choisit le harnachement avec une lenteur que Néron se contenta d'observer. Il le suivit encore, trottinant un peu car l'homme était pressé. On passa sous les arbres.

Aliz était assise en plein soleil. Elle lisait une page aveuglante. L'homme se pencha sur elle pour lui parler. Néron prononça correctement Aliz mais elle ne l'écoutait pas encore. Un étrange bonheur se répandait sur son visage pendant que l'homme lui parlait. Néron trouvait étrange le bonheur des filles mais il n'avait jamais assisté à son apparition. L'homme se redressa, fit un pas sur le côté, se plia encore deux fois pour les saluer puis il s'en alla sous les arbres.

— Ce n'est pas un caprice, prévint-elle en tendant sa main, mais je ne sais pas choisir.

Il l'aida à se relever. Elle ne savait rien faire toute seule. Pensait-il que Madame sa cousine (la mère de Néron, la comtesse), l'aiderait à enfiler une tenue d'amazone ? Le valet avait choisi une selle d'homme, de celles qu'utilisent les hommes pour aller à la chasse.

— Vous montez ? demanda-t-elle.

Il haïssait les chevaux et ils le lui rendaient. Il y avait une odeur entre eux. Il mentit. Il connaissait des chemins favorables à la rêverie. Oh ! Mais c'est qu'elle ne prétendait pas rêver ! Elle avait besoin d'exercice. Néron pensa que les chevaux remplaçaient les hommes qu'on lui interdisait pour le moment. Il eût aimé ce sujet de conversation. Il attendit sous le porche. Les yeux de Pierrot clignotaient dans la broussaille.

— Mes bottes ! cria-t-il.

Le fourré s'agita. Dans une minute, Pierrot serait de retour avec les bottes.

— Tu vas monter ? demandera Pierrot.

Néron commencera à trembler en se disant qu'il se passera quelque chose entre lui et le cheval... À ce moment elle fit tomber le savon dans l'eau. Elle était debout dans la baignoire, ajustant la poire de la douche. Elle finirait par lui demander son aide. Il dirigerait le jet sur les seins, comme elle le demanderait de sa voix d'enfant, avec la même impudeur qu'un enfant, mais que savait-il des enfants ? Elle l'éclaboussa en riant. Elle s'accroupit pour ramasser le savon. Ce corps l'avait fasciné. Elle tendit la main pour recevoir le peigne. Elle adorait se peigner sous le jet d'eau. Les gouttes jaillissaient de cette lenteur et se répandaient sur le carrelage blanc, formant la flaque froide où elle lui demandait de jeter une serviette.

— On devrait tous les gracier, dit-elle.

Elle était à genoux et luttait contre le glissement. Les adducteurs tremblaient.

— Je ne comprends pas, dit-il.

L'eau était-elle à la bonne température ? Le réservoir se remplissait pendant la nuit, ensuite le soleil réchauffait l'eau toute la journée. Elle se baignait le soir, sauf quand elle partait en voyage, tôt le matin parce qu'elle voulait arriver avant midi chez sa sœur. Voilà pourquoi il lui posait cette question.

— Vous ne me comprenez pas ou vous ne m'entendez pas ? 

Il y avait cette eau entre eux. Il avait commencé à grogner dès la première goutte.

— Les gracier tous, mon amie, cela revient à abolir la peine de mort.

Elle parut décontenancée par cette réponse. Le savon enduisait sa peau, sauf sur les seins que l'eau agitait doucement.

— L'abolition, dit-elle malgré son désir de ne pas discuter avec lui, c'est d'abord le renoncement à l'idée de tuer pour faire justice.

Les romantiques adoraient cette idée. Il voulut sortir de la salle de bain. Sa justice à lui brisait les chaînes et tranchait les têtes. Ce matin il s'était levé plus tôt que d'habitude parce qu'elle allait occuper la salle de bain au moins jusqu'à huit heures, heure à laquelle il lui était encore possible de lutter contre le temps pour arriver avant midi chez sa sœur. Elle prenait le train. Elle était encore là à l'heure du rapport, dans la salle de bain ou dans la chambre à coucher.

— Faire couler le sang un vendredi 13 !

Elle avait frémi en lui adressant ce reproche. Elle avait vu Tabarie en se penchant à la fenêtre pour appeler le chat.

— Vous ne lui avez jamais parlé et il s'en plaint, dit-il.

Il était entré dans la salle de bains. Il entendait les clapotements.

— Vous fumez ? s'étonna-t-elle.

Dans le train elle voyageait avec des hommes à cause de ce vice. Il ouvrit toute grande la porte de la salle de bain. Elle observa ce corps grassouillet, courtaud, les mains grises qui déformaient les pochettes du gilet. Il s'était entiché lui aussi de la cigarette. Il lança une bouffée dans la vapeur. Comme il constatait toujours que les volutes ne se formaient pas. Une fois même elle avait voulu s'émerveiller. Quand lui reprocherait-il cette impudeur, avec les mots de la jalousie ou du dégoût, peu importait qu'il l'aimât encore ou qu'il cherchât à l'oublier ?

— Avez-vous songé à une peine de substitution ? dit-il.

Elle se pencha pour couper le jet d'eau. Il y avait longtemps qu'il cherchait à lui faire comprendre la complexité de la question de la peine capitale. Comment pouvait-elle imaginer une torture égale (c'était la condition) à la mort ? La guillotine réglait le problème de la souffrance physique. Naguère on rouait la vermine, aujourd'hui on lui coupe la tête pour qu'elle ne souffre pas, on l'élève à la hauteur des autres, de nous-mêmes. Il se frappait la poitrine en disant cela.

— Ma foi, dit-elle, ne croyez-vous pas que les travaux forcés, c'est déjà aller au bout de ce que l'homme est en droit d'infliger à l'homme ?

Il ricana, regardant les dégâts causés par l'humidité au papier de la cigarette.

— Et quelle peine infligez-vous donc au forçat qui s'obstine ?

Il montrait ses dents jaunes et pointues.

— Si vous sortez, dit-elle, j'irai faire pipi dans le pot.

Il la vit lever la jambe, poser ce pied sur le tapis humide, pivoter lentement, l'autre jambe à l'équerre, elle se tenait au mur, les doigts glissant légèrement sur l'émail des carreaux. Il ne ferma pas la porte, juste le temps de lui dire : quand vous aurez fini, je vous raconterai l'histoire de cette racaille.

Le jet fit tinter la faïence. Il alluma une autre cigarette. La vapeur tournoyait dans l'entrebâillement. Il souffla sa fumée qui cette fois rebondit, formant des volutes rapides sur le plan de la porte.

— Vous pouvez entrer, fit la voix.

Elle n'avait pas changé de position. Les jambes plongèrent l'une après l'autre dans l'eau mauve qui moussa. Il regarda le pot. Le couvercle était posé de travers. Le voyait-elle tenter de distinguer cette odeur de celle de la lavande ? Elle voulait s'amuser encore avec l'eau.

— En tout cas je ne serai pas là demain matin, dit-elle.

— À l'aube, précisa-t-il.

La cigarette s'était éteinte. Il se dirigea vers le pot. Un moment elle craignit qu'il ne fît devant elle comme cela arrivait quelquefois malgré ce qui était entendu depuis longtemps, mais il ne se baissa pas pour amener le pot à la hauteur de sa braguette qui demeura fermée. Il venait de faire glisser le couvercle du bout du pied, ménageant une ouverture assez grande pour ne pas risquer de la manquer en y envoyant son mégot d'une chiquenaude.

Elle recommença de respirer. Il aimait ces épaules, peut-être à cause du cou. L'éponge y répandait une eau bleue. Il regarda aussi les genoux qui émergeaient, légèrement écartés, entourés de mousse, dégoulinant de cette eau qu'elle versait par jeu. Elle ne voulait pas écouter l'histoire du pauvre pécheur qu'on allait supplicier. Elle la connaissait sans doute déjà. À quoi bon rafraîchir cette mémoire qui retient toutes les possibilités sans les soumettre au jugement ? pensa-t-il. Heureusement on sonna à la porte.

— C'est trop tôt ! s'écria-t-elle, puis d'une voix presque suppliante : dites-lui que c'est trop tôt, mais ce n'était pas le cocher, il la renseigna avant de faire entrer Pierrot qui vit la vapeur tournoyer dans l'entrebâillement de la porte.

Elle secoua l'eau, exactement comme si elle s'était retournée pour vérifier que cette ouverture ne l'exposait pas aux yeux du visiteur, puis l'eau bougea plus calmement, elle recommençait à se frotter, méthodiquement, à peine tourmentée par le plaisir que l'éponge réussissait à arracher de temps en temps à cette peau qui préférait la pluie. Néron craignait seulement qu'elle parlât. Il connaissait toutes les particularités de cette voix captive de la vapeur. Pierrot n'en savait pas autant de sa propre femme. Il tournait le dos à la porte de la salle de bain, ce qui l'en rapprochait mentalement. La mauvaise idée, c'était cette salle de bain qui s'ouvrait sur le salon qui servait d'entrée en attendant la fin des travaux entrepris dans l'antichambre, mais Pierrot était presque de la famille.

— Il faut que je la rassure, dit Néron.

En effet, elle ne se baignait qu'en sa présence, ce qui expliquait la porte entrouverte. Il parla à la surface de la vapeur. Il la priait de ne pas répondre. Elle avait envie de dire : je ne me noierai pas si vous êtes près de moi mais saurez-vous faire la différence entre le silence et le silence ?

Il l'avait plusieurs fois rassurée à ce sujet.

— Il suffit d'une minute, avait-elle prévenu, moins si le cœur est fragile.

Il la priait de provoquer les clapotements, les ruissellements, les giclements qui appartenaient au silence qu'il exigeait d'elle. Sa voix prisonnière de la vapeur était le meilleur de sa nudité. Elle s'en priva, mordant l'éponge, heureuse que ce chuintement appartînt aussi à la femme qu'il voulait exhiber.

Pierrot ouvrit le poing qu'il avait tenu fermé depuis qu'il était entré. Le bijou était toujours contenu dans l'ampoule. La main de Néron forma une pince pour s'en saisir. Le bijou n'était pas libre dans sa sphère. Il avait été soigneusement cloué à la paroi par une goutte de verre à peine moins transparent.

— Nannette sait quelque chose ? dit Néron.

Pierrot mentit.

— Vous parler de Nannette ? dit la voix d'Aliz.

Elle était en peignoir et la porte de la salle de bain était grande ouverte. Elle avait renoué une serviette en madras et se frottait les mains dans une autre serviette. Pierrot pivota.

— Nannette va bien, dit-il.

Il tenait ses deux mains accrochées à son ceinturon par les pouces. La vapeur s'effilochait autour de lui. Néron avait fui en toussant. En réalité il avait eu le temps d'ouvrir et de fermer son coffre-fort. Elle descendit les trois marches au pied desquelles s'ouvrait la porte de sa chambre à coucher.

— Voyez comme notre intimité est dérangée par ces travaux, dit-elle.

Il aperçut une jambe blanche et lisse. Avant de refermer la porte, elle dit : je serai prête dans une heure. Néron exprima mollement son désir de voir ce temps réduit de moitié.

— Qu'est-ce que vous allez en faire ? demanda Pierrot.

Néron lui flatta l'épaule.

— Ta part ne sera jamais celle du lion, prévint-il.

Pierrot voulait savoir ce qu'elle représentait, histoire de rêver un peu en attendant. Combien de temps fallait-il attendre ? Ce fils de géant était un minus habens. Néron retira sa main. Elle glissa sur le bras, tapota le coude, ne descendit pas jusqu'au poignet et se retira définitivement.

— Puis-je t'offrir le premier verre du matin ? proposa Néron qui savait bien que Pierrot avait déjà commencé à boire.

Il déboucha une carafe. Ses petits doigts boudinés firent tourner un verre penché devant ses yeux. La moindre trace l'eût dérouté. Enfin il versa le vin qui était d'un rouge violacé.

— Combien de fois avons-nous trinqué ? dit-il en secouant sa tête chauve du matin, une tête qu'il n'hésitait pas à montrer si l'on frappait assez tôt à sa porte, sinon il portait une moutonne aux cheveux asiatiques dont le strict parallélisme intriguait toujours l'interlocuteur.

Pierrot buvait toujours goulûment, tenant le verre comme le manche d'un outil, contrôlant mal la giclée qui filait un peu sur son menton.

— Pas de chasse cette semaine ? demanda-t-il.

Les chiens ne chassaient plus depuis trois semaines. Ça en ferait quatre. Cinq, ça commençait à faire trop. Leurs voix traversaient-elles la porte de la chambre ? Mais elle ne poserait jamais la question de savoir à qui revenait la part du lion. Ce n'était pas dans sa nature. À ses yeux, Néron tenait plutôt du chien que du lion et Pierrot était une sorte d'insecte, un syrphe par exemple, les syrphes de son enfance qu'elle ne réussissait pas à distinguer des guêpes.

— Encore un, dit Pierrot, et je m'en vais.

Cette fois, le verre vidé, sa bouche demeura ouverte. Néron connaissait cette paralysie. Il remplit le verre une troisième fois. Pierrot dut pencher sa tête en arrière pour ne pas verser le contenu de son verre sur sa chemise. Il gargouilla dans le flux. La tête se verticalisa de nouveau. La paralysie gagnait le regard. La langue bloquait la gorge et il respirait par le nez en cours de paralysie lui aussi. Mais le corps ne s'écroulait pas. Pierrot avait cette obstination. Il savait lutter contre l'alcool. Et le plus intense de ses plaisirs consistait dans cette victoire. Il aurait voulu parler pour exprimer ce bonheur, si c'était le bonheur, cet équilibre.

Aliz n'était pas encore partie quand arriva l'enquêteur de son cousin. Il n'y avait rien d'étrange à ce que cet homme cherchât à la voir. Il l'avait d'ailleurs rencontrée plusieurs fois depuis lundi, Pierrot en était témoin. Il ne la verrait peut-être pas ce matin. En entrant directement dans le salon, son regard serait attiré par la porte de la salle de bain demeurée entrouverte depuis qu'Aliz l'avait franchie pour s'enfermer une heure dans sa chambre, le temps nécessaire à la finition de sa toilette. Que voulait donc savoir ce Guillaume des Tremble qui s'appelait en réalité don Guillermo de los Alamos ? L'enfance de Pierrot se souvenait d'un jeune homme presque noir dont les mains étaient toujours occupées par quelque poignard extrait de son étui pour en observer les effets d'acier. Le cuir avait aussi sa préférence, sur les chevaux, sur l'homme. Il montait à l'espagnole et préférait l'andalou. Le crin était peigné. Le cuir sentait l'encaustique. Il nouait un mouchoir à son bras. Aliz encore enfant le poursuivait sur un poney blanc et gris. Don Guillermo était lancier dans l'arène si l'occasion se présentait. Il jetait son chapeau en entrant pour ne pas avoir à s'en servir au détriment du taureau. Il se battait sincèrement et mettait pied à terre pour achever l'animal. Il n'avait été blessé qu'une fois. Peu de gens l'avaient vu sur la table d'opération et ceux qui l'avaient vu sur la civière ne pouvaient témoigner que d'une hémorragie à l'intérieur de la cuisse, si près des testicules que le bruit avait couru que l'opération chirurgicale avait consisté à achever le travail commencé par la corne. On n'avait pas parlé d'agonie. La vierge protectrice de l'arène était celle de la mer. Il y avait une belle réduction de voilier à l'entrée. Celui qui était chargé de son entretien avait vu les testicules dans une écuelle. Il vendait les cierges, assis sur le château, attrapant les cierges avec ses pieds nus parce qu'il était né sans bras. On déposait l'argent sur le pont. Il y avait toujours un cierge dans chaque pied et l'œil unique surveillait l'argent qui s'accumulait. De là il pouvait voir la fenêtre du dispensaire. On voyait les ombres du chirurgien et de ses assistants. Le haut de la fenêtre était ouvert. Il voyait nettement la partie supérieure du corps de don Guillermo qui avait toute sa connaissance. La douleur l'assaillait par intermittence, peut-être au fil du rasoir qui le charcutait. Les cierges se vendirent bien ce jour-là. Quand il n'y eut plus de place sur le rebord de la fenêtre, on les dressa dans le sable. La fenêtre s'ouvrirait peut-être pour annoncer le malheur, sinon on trouverait le chirurgien dans le couloir en train de fumer. C'était ce qui se passait extraordinairement. Le vendeur de cierges n'avait pas tout de suite parlé des testicules. On avait attendu devant la fenêtre jusqu'au crépuscule. On ne trouva pas le chirurgien dans le couloir. Il y avait de la lumière dans le dispensaire. Quand on frappa à la porte, la personne qui ouvrit dit qu'elle était seule. La table d'opération était recouverte d'un drap propre et les instruments étaient tous rangés à leur place dans la vitrine. Le chirurgien les avait bernés. On était en train d'en parler quand le vendeur de cierges dit quelque chose au sujet des testicules de don Guillermo. C'était le mot testicule qui avait imposé le silence à cette assemblée de connaisseurs. Il avait vu les testicules autre part qu'entre les jambes de don Guillermo. D'ailleurs il ne voyait que la tête et une partie du tronc.

— Ce n'était peut-être pas des testicules, avait dit quelqu'un.

L'étroitesse du vasistas expliquait la confusion, certes, mais avec quelle autre partie du corps un homme pouvait-il confondre des testicules ? Ils étaient posés à l'un contre l'autre sur un mouchoir. Aurait-on pris autant de précautions pour un morceau d'adducteur ou de couturier ressemblant vaguement à un testicule ? L'écuelle était tenue par un des assistants. On n'avait jamais vu un assistant se charger d'un fragment d'homme comme d'une relique. Ce double fragment avait valeur de relique. Dire que don Guillermo n'avait pas perdu connaissance ! On le revit une semaine plus tard sur la place. Il prétendit avoir souffert un arrachement d'un peu de chair dont il pouvait raisonnablement se passer. Il remonterait sur un cheval dans moins d'un mois. Une semaine plus tard, il tua un taureau devant une foule ahurie. Les femmes ne touchaient plus les revers de sa veste où étaient disposées les mille petites croix de sa foi catholique. Le chirurgien, à mi-chemin d'une bouteille de machaquito, raconta toute l'opération sans mentionner une seule fois les testicules. Il s'endormit dans la deuxième partie du voyage. Que peut un homme sans testicules ? On dit que l'érection des eunuques ne peut pas satisfaire les femmes, si tant est qu'il faut qu'elle le soit pour enfanter comme Dieu veut. Don Guillermo ne se maria pas. Aucune des femmes qu'il fréquenta ne le trahit jamais. Que savait Aliz ? Néron aurait payé cher pour le savoir. La tête du taureau présidait le salon intime de Guillaume. Il s'était une fois juché sur le sofa pour examiner les cornes.

— Puisque tu ne veux rien dire ! dit-il à Aliz qui était assise sur le sofa.

— Comment veux-tu que je le sache ? s'était-elle contentée de répondre.

Elle avait l'art des questions sans réponse ou bien il se perdait en conjectures.

À qui Pierrot racontait-il tout cela ? On était déjà vendredi. Un vendredi 13. Aliz séjournait depuis hier chez sa sœur à D*. Elle désertait son domicile les jours d'exécution. Néron se sentait-il abandonné ? Pierrot avait aidé à la manœuvre. L'expression était de Tabarie qui avait été marin. Le policier connaissait Tabarie. Un ami d'enfance. Le monde est petit.

La nuit tombait. Il y avait encore deux témoins à entendre. Pierrot n'en finissait pas. Cette après-midi il se trouvait sur le pont par hasard. On ne lui demandait pas pourquoi il s'y trouvait. Il avait envie de parler de ce hasard sans quoi il n'y a plus de chemins. Il marchait depuis ce matin. La tête du condamné semblait ne pas vouloir se détacher de sa main qui la tenait par les cheveux. Il s'était promené avec ce fragment de fantôme toute la journée. À peine avait-il pensé à manger. Sur le pont, il s'était arrêté pour contempler l'estuaire. Des pêcheurs s'immobilisaient sur les deux rives. Il entendait les bouillonnements de l'écluse. Une femme, qu'il prit d'abord pour une blanchisseuse, entrait dans cette eau rapide. L'écume fouettait son corps. Pierrot admira la femme, un peu honteux d'agir encore en voyeur. Sa jouissance avait-elle déformé les faits et leur durée à ce point que quand il retrouva ses esprits, la chaussée était envahie par une foule qui se pressait sur ce parapet. Il se passait quelque chose dans l'eau. Pierrot ne céda pas sa place. En se penchant, il vit les jambes qui sortaient verticalement de l'eau. Il y eut une clameur. On aperçut encore une chevelure qui tournoyait à la surface. Le visage surgit de cette incohérence.

 

3

 

Le lac se referma. Les nageurs avaient regagné la rive. Un nègre nu sortait de l'onde à la hauteur des piliers. Il avait plongé plusieurs fois pour dégager le corps des nœuds d'algues et de branches. Sa dernière plongée avait consisté à attacher la corde au corps cloué au fond du vortex, entre les deux piliers, le corps vertical pénétrait lentement, dessous il s'accrochait à ces feuillages, redoutant la caresse, l'égratignement, et surtout l'emprise des algues, inexplicable, terrifiante. Enfin le corps apparut, nu lui aussi, soutenu sous le bras, la tête rejetée en arrière, bouche grande ouverte, on devinait le dernier regard. La chevelure s'égouttait maintenant. Les pieds effleuraient l'eau.

Le nègre était accroupi sur l'embase, tête baissée. Une femme, penchée à la balustrade du pont, secouait une chemise et elle lui demandait de remonter.

Le corps tournait lentement. La corde était entrée dans une brèche. Trois hommes tiraient en ânonnant, un autre tentait de dégager la corde. Il impliqua le balancement. Le corps tournoyait maintenant. Il était encore souple, coloré, presque vivant. Ce presque avait de quoi épouvanter l'âme d'un serviteur. Les gouttes d'eau giclaient dans sa direction. Il jeta la chemise mais elle glissa sur l'épaule. Le tourbillon la mélangea contre l'autre pilier puis l'engloutit. Il était définitivement nu. Il ne lui restait plus qu'à trouver la force de rejoindre la rive mais il n'avait plus ce désir d'entrer dans l'eau, il n'avait plus rien à faire dans l'eau, il avait honte de sa nudité à elle, il ne pensait plus à la sienne, il criait et on ne l'entendait pas, son cri se perdait dans la voûte.

On amena un levier et on l'appliqua à l'angle que formait la corde, angle qu'on ouvrait en entretenant le balancier, un homme retenu par les pieds par les deux autres hommes était chargé d'en contrôler la fréquence, il grimaçait, masque rouge. On s'arc-bouta sur le levier. Il semblait devoir se rompre. Les corps se préparaient à ce vide soudain, inquiets, solennels. Les badauds ne franchissaient pas l'entrée du pont côté Porte, par contre ils s'étaient avancés de l'autre côté, presque au-dessus du premier pilier, chacun regardant par-dessus l'épaule de l'autre, le fleuve rencontrait le lac sous le pont, on connaissait ce vertige depuis toujours.

Après le pont, la route serpentait en montant. Elle grouillait. Des cavaliers sautaient les fossés, presque joyeux. On s'épanchait dans les terrains boueux et pentus. L'agitation couvait sous cette lenteur. Sous la porte, d'autres cavaliers, immobiles ceux-là, sabre au clair, jugulaire sous la lèvre, le linteau avait décoiffé l'un d'eux, des gosses se chamaillaient l'aigrette bleue. Sur un signe, l'un de ces cavaliers se détacha et sortit de l'ombre. Un autre signe le démonta presque. Il fit reculer le cheval, flattant le museau agacé. Quelqu'un, armé d'un burin et d'un marteau agrandissait la brèche. On pensait doucement qu'une pareille accumulation de moyens permettrait de remonter le corps, sans plus. Les tireurs, dont l'un avait pivoté plusieurs fois pour s'entourer de la corde ; l'homme à l'envers qui s'occupait du balancier et se préparait à augmenter l'amplitude en concordance avec les autres ; les arcs-boutants du levier, partagés entre deux efforts contraires ; le cheval, relié à la corde par une autre corde ; son cavalier crispé par l'attente du cri convenu ; l'appareil était fin prêt.

Dessous, le nègre délirait. Les tournoiements du cadavre l'hallucinaient. Il se retournait de temps en temps pour jeter un œil terrifié sur l'eau verte qui le séparait de la rive, tranquille apparence qu'il n'avait plus la force de vaincre. Il voyait les badauds glisser sur la pente. Un cheval trépignait dans la boue. On s'était avancé dans l'eau, jusqu'à mi-cuisses, à la tangente du courant marqué par les derniers joncs. Le nègre devenait fou. Il les insultait. On se moqua de sa triste nudité, imitant en beuglant sa grimace et son érection. Là-haut, le ciel se couvrait. Le nègre n'avait plus de temps à perdre. Avec l'averse, le niveau des eaux monterait bien au-dessus de l'embase où il s'agitait. Mais l'eau verte et tranquille se déchaînerait sous lui au beau milieu du canal. Il n'avait plus cette force. Il n'avait même plus ce désir de lutter. Il avait pourtant été le seul à plonger, défiant les dix mètres qui séparaient la chaussée du pont de la surface de l'eau où Pernelle se noyait peut-être volontairement, on l'avait vue franchir la limite des joncs. Le corps avait été tout de suite englouti, puis la robe avait surgi dans la spirale et elle avait disparu de nouveau pour réapparaître dans l'eau verte et tranquille du canal, dérivant doucement vers le bouillonnement provoqué par les turbines du moulin.

Le nègre avait déjà plongé. Sur le pont, une femme gardait jalousement ses vêtements, la chemise et la culotte sur l'avant-bras, l'autre main tenait les bobelins et le ceinturon, elle était coiffée du chapeau du nègre, portant aussi les lunettes sur le bout du nez. Il avait pris le temps de se déshabiller. Le plongeon avait provoqué une rumeur. On s'était rassemblé parce que la scène durait depuis longtemps. Elle avait commencé par le cri de Pernelle qu'on avait cru folle. Elle ne soignait plus son apparence depuis la mort de Felix et allait pieds nus et seulement vêtue d'une chemise. Le nègre l'aimait. L'autre femme aimait le nègre. Et Pernelle aimait Felix. Personne n'eût pu dire si Felix l'aimait en retour ou s'il en aimait une autre. La relation de Felix à Antoine n'était pas connue des autres. Le nègre se désespérait mais la femme qui l'accompagnait pouvait le rendre heureux. Le nègre avait couché une fois avec Pernelle. Il se souvenait de cette pluie et de la chaleur, il se souvenait de l'intimité, de la confidence, la fragilité, les promesses. Le nègre ne jouait pas avec eux. Felix aimait la poésie de ses personnages et les interprétait avec les siens. Felix était un auteur comique, un jongleur, un farceur, un joueur de bonne aventure. Les personnages de Nicolá n'étaient pas des nègres. Ils étaient tous de bonne famille et inspiraient l'envie de leur ressembler ou de les rencontrer dans la vie réelle. On les confondait facilement avec le personnage de Felix qui recevait des lettres brûlantes. Nicolá lisait les lettres comme si elles lui étaient adressées. C'était un secret entre lui et Felix. Un jour donc il y eut une lettre de Pernelle. Nicolá reconnut l'écriture. C'était elle aussi, cette clarté. La lettre n'était pas signée. Felix la trouva bien tournée. On l'utiliserait dans une scène. Le personnage de Nicolá interprété par Felix recevrait la lettre des mains d'un valet nègre créé par Felix et joué par un autre nègre qui ressemblait à Nicolá. Pernelle ne reconnaissait pas les nègres. Lui ou un autre. Elle avait couché avec Nicolá parce qu'il pleuvait. Il pleuvait tous les après-midis. Nicolá réfléchissait à la scène.

— Pourquoi cette scène ?

Felix exigeait que ce fût la première. Pour Nicolá, c'était évidemment une conclusion. Mais dans ce cas le personnage de Felix n'était plus le principal de la pièce. Il inventait un personnage caché. L'idée était absurde. Personne n'accepterait l'idée d'un récitant actif. Pernelle même accepterait-elle de jouer les trouble-fête ? On demanderait Petra dans le rôle de la femme aimée. Felix subissait les épreuves en gladiateur verbal et Pernelle, amoureuse et folle, apportait son grain de sel à l'ordalie organisée par les familles.

Il pleuvait et le nègre Nicolá réfléchissait. Il n'avait couché qu'une fois avec Pernelle. Il conservait de cette pluie un souvenir halluciné. Il avait trouvé le bonheur dans l'extase. Mais Pernelle parlait d'amour et demeurait dans l'inconnu. Elle apparaissait en élégante expérimentée. Elle entrait en scène en conquérante. Sa beauté déconcertait. Elle n'était plus une jeune fille mais l'avait-elle jamais été ? Elle ouvrait une ombrelle blanche sous un soleil de toile peinte. Sa voix achevait de dérouter. On connaissait à peine Petra prise au piège des exigences familiales et de la passion inspirée à Felix par le personnage peu un falot qu'elle interprétait fidèlement à la tradition. Pernelle eût été un homme et sa lettre une reconnaissance de dette, dans ce cas elle eût joué la soubrette jacasse, un rôle dans lequel elle excellait et savait triompher de la passive exigence du public.

Nicolá l'attendait. Il pleuvait. C'était un de ces moments de cohérence indiscutable. Tout s'expliquait, ou plutôt chaque chose expliquait l'autre, le monde était comme arraché à l'esprit, il y avait une douleur pour donner un sens à cette solitude. Il pensait aux oiseaux dans les branches, aux animaux en cage, au chemin ruisselant, les chevaux s'étaient rassemblés sous les arbres, un chien jappait sous un plancher, à cause d'un chat. Quelqu'un venait de traverser la cour formée par les roulottes, luttant contre le vent, tête baissée, quelqu'un, n'importe lequel d'entre eux, sortant de chez lui pour se rendre chez l'autre, profiter de l'heure de liberté donnée par la pluie, en profiter avec l'autre, et ainsi chaque jour. Nicolá n'en demandait pas plus. C'était comme explorer le futur, alors que les conversations étaient comme le ressac de la mémoire, avait-il jamais évoqué son enfance de cueilleur de pommes ? Qu'est-ce qu'on attendait de lui ? Il préférait écouter les chansons, il chantait lui-même si on le lui demandait, d'une voix qui ressemblait à un roulement de tambour, le guitariste ne trouvait plus les accords. Pourquoi s'en prendre ainsi à l'harmonie héritée de la pratique de l'histoire ? Ses chants revenaient à l'histoire, aux îles, aux voyages, au corps de la femme, à l'étonnement de l'enfant, des vieillards hallucinés traversaient la route et la pluie tombait. Il était vaincu depuis longtemps. Il ne se souvenait pas de s'être battu. Quelle chose, parmi ces choses, était-elle l'objet d'une victoire ? Qu'est-ce qu'on gagnait ? Il avait découvert cette part de bonheur et Pernelle se faisait attendre. Il eût aimé la voir courir sous la pluie, sous son châle, bras nus, le bas de sa robe est épinglé à la ceinture, les bottines clapotent dans l'eau jaune de la rigole. Elle est encore lointaine. Ou ce n'est plus elle. Ce n'est plus le moment. Ou c'est un autre jour. L'existence du bonheur est conditionnée par ce retour des mêmes choses, des mêmes pensées, qu'est-ce qui se fragmente doucement aux entournures de ces apparences ?

Le chien était attaché, ce qui expliquait la relative tranquillité du chat mouillé couché sur le rayon d'une roue. Le ciel se referme encore, comme rapetissé sous l'influence des coups de semonce. Rien n'est arrivé. La pluie peut paraître rageuse. Que serait un être tombé du ciel pour se fragmenter et rejoindre l'eau du fleuve ?

— Qui serais-je, moi, si j'observais le phénomène, d'ici, derrière le carreau dégéométrisé par mon attente plus que par les ruissellements ?

On entendait une girouette, excellente occasion de penser à autre chose, d'attendre vraiment, c'est-à-dire de ne plus rien espérer. Maintenant il avait du mal à se souvenir de l'intimité de son visage. Il s'efforçait de la recréer. Elle devenait une présence, le corps appartenait à ce passé à peine passé, jeu du temps, miroirs du temps, les métaphores ne manquaient pas, c'était comme deviner l'air à l'apparition des zones de corrosion à la surface d'un métal. Une étendue de fer noir le séparait de la réalité.

— Là où je peux respirer, et glissant et accrocheur, telle qu'elle doit m'aimer si c'est elle que j'aime.

Le public raffolait de ces obscurités mais personne ne savait qui en était l'auteur. Felix exhibait ces lauriers. Pernelle et Petra s'agenouillaient sur la scène pour les ramasser puis le ciel s'illuminait et elles voltigeaient. Il y avait aussi les chevaux véloces et les fauves dociles et paresseux. Il y avait un monde à habiter. Un monde de métiers et de possessions. Nicolá connaissait d'autres mondes, des connexions douloureuses enrichissaient son vocabulaire et on ne le comprenait plus. Le texte était en convalescence. Beaux tréteaux où Nicolá s'attendait à tout et Felix à rien d'autre que ce qu'il savait déjà des autres. Pernelle vacillait. Petra boudait. Et Nicolá avait épousé Lucile. Elle arrivait après la pluie. Une brume infinie se formait au-dessus des arbres. Les enfants sortaient pour traverser les flaques d'eau. Elle les réprimandait sans s'arrêter toutefois. Ils lui obéissaient. Ou plutôt : à quoi obéissaient-ils, qui appartînt à l'intégrité de cette femme ?

Elle frappait avant d'entrer mais n'attendait pas la réponse. Nicolá travaillait debout sur une écritoire. Il feignait assez mal une fracture de l'inspiration. Ces jeux la consumaient. Elle avait fini sa journée chez les autres et maintenant elle se pommadait les mains. Il avait une culotte à repriser, il ne retrouvait plus un gant, l'encre était épuisée, un fumet l'avait inspiré... Il énumérait vite et sur ce ton désabusé qui finissait par exaspérer cette femme secrète et inépuisable. Sa monodie avait l'avantage d'exister. Il refermait le flacon, taquait les feuilles, orientait le presse-papiers dont il supportait mal le regard, venait s'asseoir à côté d'elle, elle eût tout donné pour qu'il l'aimât encore. Mais il se relevait parce qu'il avait oublié la plume sur le buvard, elle regardait son dos d'athlète, l'odeur de l'amande douce se répandait lentement, elle n'avait encore rien dit. La culotte était pliée sur le dossier d'une chaise. Elle retrouverait le gant sous la couchette.

Les enfants venaient la voir quand elle préparait l'encre, dehors, sous l'auvent de toile bleue. Et elle pensait précisément à ce qu'il avait cru être une sauce et qu'elle savait être un bouillon. Quand elle était chez les autres, elle le voyait errer dans le camp, les mains au ceinturon, portant ce chapeau de cuir dont elle était capable de reconnaître l'odeur. Elle ne se montrait pas à la fenêtre. Il l'avait d'ailleurs peut-être vue. Elle s'imaginait difficilement qu'il la surveillait. Il regardait les femmes, leur parlait, les retenait, même par la main, ou provoquait le glissement du châle, ou la pirouette qui étourdissait, flatté d'être désiré, reconnaissant peut-être ce début d'aventure, regrettant même qu'il n'y eût pas d'aventure, mais c'était impossible, dangereux, inimaginable ? Puis la pluie se mettait à tomber, belle averse pour commencer, chaude et violente, verticale encore, le vent n'entrait en scène qu'aux solstices et aux grandes marées de la Saint-Michel. Se laissait-elle surprendre par la pluie ? Elle entendait les avertissements. Un éclair venait d'illuminer l'intérieur de la forêt.

— Vous finirez demain !

Mais elle ne partait pas. La pluie éclatait comme un sanglot. On pensait à lui offrir une collation. Était-ce ce qu'elle attendait de la pluie ? Pourquoi Nicolá n'avait-il pas épousé une artiste ? Pourquoi cette femme pensive qui paraissait triste et dont le rire déroutait ? On savait ce qui le provoquait. La conversation avec elle était limitée à ces légèretés. On riait avec elle, un peu crispé par sa facilité. Qu'est-ce qu'elle ferait si elle ne lui donnait pas des enfants ? Qu'avait-elle provoqué qui justifiât cet accouplement ? Elle devenait obscène. L'anisette avait coloré ses joues, elle redoutait sa transparence de mulâtresse, la pluie l'obsédait à la place du temps. Elle pouvait s'émerveiller si le soleil perçait la grisaille. Des flaques resplendissaient. Encore du temps. On lui expliquait le phénomène, autre manière de lutter contre la prééminence de son attente.

Un mot à propos de Nicolá et elle revenait, comme étonnée d'être encore de ce monde, renouant avec le fait de la pluie, sujet de la conversation. Elle n'avait jamais été bien heureuse, Lucile, jamais connu ce bonheur qui explique les autres, leur durée, leur part de recommencement. Ce n'était pas faute de l'avoir désiré, avoir pensé à cette autre, intensément, le corps était devenu une femme et il interrogeait l'enfance. Son père la chouchoutait. Sa mère la haïssait peut-être, quelle valeur accorder à ses caresses ? L'enfant s'éreintait au lavoir, il n'y avait pas d'autres souvenirs. Ils avaient une maison, le père était riche, considérable, inaccessible, mais chaque fois qu'il entrait dans sa vie, il la gâtait. Elle apprenait bien, Lucile, sans effort. On descendait une rue de terre battue pour se rendre au lavoir. Felix lui avait parlé du lavoir de son enfance, la même rue, la même grille et l'eau qui arrivait dans une rigole moussue. Ils avaient évoqué les mêmes figures, les mêmes gestes, les paroles, les ragots, l'étirement d'une virgule de temps, le funambulisme sur l'arête des murs, les feuilles mortes du marronnier. Bien sûr le père de Felix n'était pas son père, il avait mis au point depuis longtemps son personnage de bâtard. C'était dommage, après tout. Elle était bien la fille de ce père. Et c'était tout ce qui les liait en dehors de l'état civil où cet homme les reconnaissait tous les deux. Mais Felix tenait à son personnage et Lucile ne pouvait pas renoncer à sa part d'héritage.

Maintenant qu'ils se voyaient tous les jours, et que ce père était mort, la vie ne pouvait plus changer. Nicolá vivait cette monotonie. La mélancolie de Lucile, l'euphorie de Felix, l'une noyait le poisson, l'autre créait le flot, il arrivait que Nicolá se crût parfaitement fou. Il y avait cette violence en lui, ce désir de détruire, de quelle destruction se nourrissait-il encore ? Pernelle avait deviné ce risque. Nicolá le savait-il ? Il voyait Lucile, les enfants, le carreau était encore mouillé, il avait ouvert la porte pour la priver d'une habitude. Il n'écrivait pas. Il était couché sur le sofa. Elle voulut fermer la porte. Il se leva pour l'en empêcher. Ce n'était pas elle qu'il avait attendue. Elle se contenta de s'asseoir. Il fixait la poignée de la porte à la paroi, accumulant les nœuds et commentant son exigence. Beau raisonnement, il en révélait finalement la perfection, pour toute conclusion.

Il retourna sur le sofa. Il n'avait pas travaillé aujourd'hui. Il ne pensait plus à son travail depuis trois jours, autre précision qui envenima le pauvre esprit de Lucile, trois jours dont elle allait devoir se souvenir, et un commencement de cette mémoire, dont le temps découlait, exactement jusqu'à l'instant présent. C'était donc mardi, deux jours après la mort de Felix, un dimanche. La semaine commence avec la découverte de ce cadavre.

Ça y est ! Elle recommence à travailler la chronologie. Rien ne la rend plus mélancolique que la succession exacte et mesurée des événements qu'elle a vécus sans les avoir provoqués. Nicolá jubile. Il gagne toujours. Ce n'est pas lui, l'auteur de la blessure. Il est l'inventeur de ce trésor, un peu par hasard, au hasard du corps, dans un moment d'extase, la blessure de Lucile, son enfer, sa majesté.

— Quel jour sommes-nous ? demande Lucile.

Il a vraiment gagné. Passe Pernelle. Il la suit. Il ne veut avoir aucune explication avec elle. D'abord, il ne la rattrape pas. Il la suit. Il entretient nonchalamment cette distance pendant tout le trajet au pied de la muraille. Le chemin qui descend est entrecoupé de marches qui ralentissent l'allure.

— Où vas-tu, Pernelle ?

Elle ne répond pas. Pour aller plus vite, elle quitte le chemin chaque fois qu'une série de marches en adoucit le glissement. Il perd du terrain. Il descend les escaliers comme un crabe.

— Pernelle !

On arrive dans les fossés. L'angle de la citadelle plonge dans cette profondeur. Des promeneurs tranquilles passent sous les hêtres. Ils croisent en amateur cette femme véloce qui n'a pas pris le temps de se coiffer. L'eau ruisselle encore. On saute allégrement par-dessus les rigoles. Passe Nicolá, plus sombre que d'habitude, à peine poli, il répond aux bonjours en montrant ses dents, l'œil n'a pas brillé comme d'habitude. Qu'est-il maintenant que Felix est mort ? Peut-il encore exister comme Felix l'a pour ainsi dire créé ? L'enterrement n'a pas encore eu lieu. Demain, c'est peu probable. On n'enterre pas le dimanche. Des costumes noirs sèchent sur des portemanteaux, ou prennent l'air de cette fin d'après-midi, un air chargé d'humidité et de poussière de soleil. Nicolá les prend pour des personnages. Ils sont animés du même mouvement, se touchant quelquefois, des repasseuses surveillent le feu. Les chemises, atrocement blanches, reviennent du lavoir, entortillées, soumises à ces bras vigoureux, bras noirs, bras blancs, des chapeaux de paille et des foulards multicolores. Un cerceau prend le chemin du fleuve ou du lac, on ne sait pas encore, une bande d'oiseaux criards, peut-être des enfants, traverse le même espace.

— Pernelle !

Elle est trop loin maintenant. Nicolá s'arrête pour regarder le linge sur les cordes. Le cerceau ne se prend pas à ce piège mais il éclabousse. Les enfants, si ce sont des enfants, contournent l'obstacle pour éviter le battoir d'une géante exaspérée par la giclée de gouttes de terre.

— Où va-t-elle ?

Nicolá ne sait pas qu'elle a rendez-vous avec la mort.

— La mort de qui ? De quoi ? Pourquoi ? Comment ?

L'imagination de Nicolá est malade depuis des mois. Son intelligence a pris la même tournure. C'est une espèce de moulin, brassant de l'eau ou retenant des parcelles de vent, mais la rotation de cet axe ne sert plus à rien. Il pense à de fantasmagoriques transmissions et n'a qu'une idée naïve du mouvement à mettre en jeu. Ces métaphores mécaniques ne l'ont mené nulle part. Il n'est pas heureux, voilà tout, et il voudrait l'être. Ce bonheur est forcément celui des autres.

— Pourquoi pas ? Les riches volent le bonheur, les croyants le trouvent, les fous l'imaginent, les pervers le détruisent, les pauvres le donnent. Les impatients le cherchent.

Cette impatience, Pernelle n'en voulait pas. L'avait-il effrayée ? Au début, elle se donnait. Ensuite il avait fallu la menacer. Puis elle était devenue la plus forte, et rien n'expliquait cette supériorité. Il est sur le point de crier son nom. Il connaît l'écho des remparts. C'est un enfant de la citadelle. Il ne peut pas pousser ce cri. Il soupçonne le cri de trahison. Pernelle mérite-t-elle qu'il s'humilie devant les autres. Les enfants ont atteint le rivage du fleuve. Ou les oiseaux. Ce sont des équilibristes. Le cerceau laisse la trace de son cercle à la surface de l'eau, instant de bonheur, puis l'onde se propage et se multiplie dans les joncs. Leurs cris parviennent enfin. En descendant encore on peut voir le pont, sa porte un peu délabrée, lourd linteau imitant le passé d'une Europe où l'on a rarement ou jamais mis les pieds, on y est né quelquefois, mais c'est ici qu'on a engendré.

Nicolá s'est ouvert les veines une fois, par curiosité. La douleur l'avait ramené à la réalité. On appelait réalité les lois fondamentales de l'existence. Enseignement d'horloge. On l'avait condamné plusieurs fois. Les peines humiliaient ou provoquaient d'acceptables douleurs. On ne mutilait plus pour si peu. Il conservait religieusement la trace d'une morsure. S'il était jugé un jour, on reparlerait de ces sentences. On reconstituerait toute son existence pour lui donner la cohérence du crime ou de l'innocence.

— Qui choisira ? pensait-il amèrement.

Sa révolte commençait par ces mots : qui, choisir, futur. Il n'en avait jamais trouvé d'autres et probablement il mourrait dans ces conditions verbales. Lucile appartenait au passé. Elle ne se révoltait plus. Il savait la vaincre. L'avait-il jamais aimée ? Beau prétexte pour penser ce qu'il voulait de l'amour ou de cet amour en particulier. Il ne souffrait plus lui-même de l'humilier et son esprit était prompt à oublier ces douleurs du retour au point zéro de l'existence, de l'autre côté du plaisir considéré comme un miroir. Lucile exagérément belle, sur le point d'être violée, dangereuse peut-être, les rêves la rendaient lascive, mais seulement les rêves et il sortait du lit pour aller prendre l'air. Les nuits sont chaudes. L'air ne bouge pas. Sur la muraille, les hêtres silencieux et noirs, un ciel d'étoiles les illumine, une tour rougeoie mais on n'entend plus les chants des Gitans. Nicolá est en bas de la rampe. Les copeaux qui lui tombent sur le nez proviennent du buis qu'un Gitan est en train de tailler, tranquillement assis entre deux créneaux. La lame se signale par des reflets rouges. Nicolá lève le nez. Il voit le Gitan, ses pieds nus, la lame, la bague, le Gitan n'est pas seul. Felix caresse cette tête frisée en gémissant. Pour Nicolá, c'est une nouveauté. Il oublie Lucile, ne pense plus à Pernelle. Il entre en tremblant dans l'ombre d'une niche où déclame une statue aux seins triomphants.

Cette statue.

Il est revenu sur les lieux. Il s'était juré de ne plus repasser par là. Il s'arrête, découvre le regard de la statue, sur le rivage les enfants pataugent autour du cercle maintenant invisible, n'osant pas plonger leurs mains dans cette bourbe imprévisible. Sur le pont, est-ce Pernelle, cette ombrelle qui vole au-dessus des autres et des chapeaux noirs qui s'inclinent ? La rampe est pavée, crevée de touffes d'herbe et de surfaces polies, d'un côté le buis envahit la pente et de l'autre le lierre s'épanche sur la muraille jaune. Les feuillages des hêtres occupent le ciel, peuplés d'oiseaux et d'insectes.

La petite nymphe au corps de feu rayonnait dans cette opacité. Le singe n'avait pas quitté son piédestal. Nicolá se laisse doucement gagner par la fièvre des lieux. Sur le pont, c'est Pernelle, maintenant accoudée à la rambarde, on ne voit plus l'ombrelle, les autres continuent de voler avec les chapeaux. Sur le rivage, ce sont les enfants, la boue, les joncs et la roche qui affleure. La ville est de l'autre côté, elle exhibe un clocher environné de tourterelles, il ne manque que la couleur des toits, la fragmentation provoquée par les murs, les perpendiculaires de l'ombre, l'oblique dévastatrice du couteau, le ciel vidé de sa substance, profondément bleu à la place de cette saturation douloureuse de la lumière.

Nicolá s'aveugle facilement. Il traverse des plans parallèles et revient sur les lieux du crime, retrouvant même les copeaux, personne n'en a prélevé la désespérante évidence. Des cloportes sont à l'œuvre.

— Qu'est-ce que je sais ? pensa Nicolá en se mordant les lèvres.

Il monte. Il n'a jamais aimé ces sous-bois domestiqués. Il appelle iris des fleurs bleues jaillissant de la terre au pied de la muraille. Il ne reconnaît pas les couleurs des oiseaux. Il n'a jamais approché de près l'insecte grouilleur, les serpents le fascinent jusqu'à l'obstination, les sèves le confondent, les compressions le multiplient, il compare deux poignées de terre pour s'étonner puis il les mélange pour ne plus rien en penser. Les rues sont plus propices à l'imagination. Les fenêtres qu'il enjambe pour se rendre chez les autres et trahir leur intimité, les antichambres où l'air manque, l'alcôve, les miroirs qui basculent, le rideau qui tombe, les coups frappés à la porte, le carillon d'une horloge, sa corde et sa clé. Il a aimé des mondes circulaires et maintenant il veut qu'une femme le déroute.

— Cela ne nous regarde pas.

C'est la voix de Lucile. Il a oublié son chapeau. Le soleil l'envahit. Elle a retroussé ses manches et noué un foulard sur sa tête. Elle marche pieds nus, précise et puissante. Les orteils bougent sur la roche blanche, cherchant l'appui d'une posture qui devrait l'imposer au moins jusqu'à la fin de ce qu'elle a à dire et qu'elle prononce en empruntant sa voix à son personnage d'outre-tombe, mille fois joué depuis qu'ils se connaissent. Nicolá accepte le chapeau et s'en coiffe. Il y a ce miroir au fond, coquetterie, mais il y regarde le plus souvent le ciel si des nuages s'y retrouvent, quand il est couché dans l'herbe et qu'il ne fait plus rien, qu'il est seul et qu'il pense à lui-même, à sa gloire, à son plaisir, à son utilité.

Lucile l'aime. Elle l'a toujours aimé. Petits, elle le rejoignait sur ce même rivage pour fouiller le fond de ses poches où il venait de cacher une découverte, petit galet ou coquillage, un débris de verre ou de poterie, quelque chose dont elle voulait connaître le sens parce qu'il avait désiré ce secret. Les autres fuyaient en riant, n'allant toutefois pas plus loin que sous le pont où ils continuaient de se chamailler à propos d'autres découvertes. Elle le détroussait gentiment. Il se laissait faire. Était-elle déçue par la patine du verre bleu ou par les strates de gris dont lui-même reconnaissait instinctivement l'importance ? Il recherchait des calculs compliqués, des démonstrations épuisantes, inachevables. Le laminoir du coquillage était aussi introuvable que les doigts qui avaient formé ce galbe ininterrompu par la cassure et l'éparpillement. Les noirs ressemblent à des statues. Les mulâtres sont de beaux comédiens voués à la tragédie. Elle portait cette moitié de masque. Ses lèvres pouvaient le transporter dans un monde où il ne régnait plus, souffrant de la présence de l'autre et réclamant l'offense. Elle le mordait pour le punir, l'obligeant à saigner quelquefois, il accusait l'insecte noir qu'on vénérait à sa place, le soir, à la lueur d'une lampe sans verre. Elle assistait à ces messes, touchait le calice de ses doigts rouges, désignait l'homme qui l'avait déflorée, le cercle se refermait pour isoler le mal et on égorgeait un poulet sur l'autel dont la pierre buvait le sang. D'autres vierges se trémoussaient. La lampe sombrait dans cette agitation, provoquant la brûlure dont il gardait la cicatrice bleue et rose.

— Tu as oublié ton chapeau.

Puis : cela ne nous regarde pas.

Elle venait d'apercevoir Pernelle sur le pont, l'ombrelle, l'ombre à la place du visage, les mains qu'il croyait deviner, à l'ouvrage du malheur mouillant la peau, acide le malheur, évaporation constante, lutte fratricide du soleil et de l'œil.

— N'es-tu pas malheureuse, toi ? dit-il.

Il voulait parler de ce frère d'une autre race, elle ne comprit que son malheur de mal-aimé et ne répondit pas. Leurs conversations n'avaient jamais franchi la limite des réponses, mais qu'attendait-il de sa question ? Elle le retenait sous cet arbre. Elle songea tristement qu'il n'arrivait plus rien qui ne fût déjà arrivé. La scène plaisait au public. Il regardait les goélettes peintes sur la toile qui venait de descendre. Elle parlait de l'avenir. Le public savourait la condamnation à demeurer chez soi. Depuis la scène première, où elle était apparue en confidente troublée par les infidélités cocasses de l'amie d'enfance, elle avait multiplié les preuves de pureté et son innocence du début avait fait le lit d'une intelligence facile, confortable et comment ne pas dire lumineuse. L'homme s'effilochait comme une poupée de chiffon. Il avait voulu ce personnage de l'érosion mentale, il avait désiré la victoire de la femme pure, sous l'arbre découpé dans un assemblage de planches, un soleil de carton se balançait devant le ciel et la mer s'ouvrait pour jeter des confettis de lumière qu'elle ne pouvait s'empêcher de regarder parce que le vent les emportait en tourbillonnant.

La scène était autobiographique (la mer, le sable, la vague crachotant l'écume, la caresse au coquillage). D'ailleurs il n'écrivait rien d'autre.

— Qu'est-ce qu'une scène ? Une rencontre de personnages donc de lieux. Et qu'est-ce qu'un ensemble de scènes ?

Un jour qu'il séchait sur une entrée en scène (la réalité quelquefois exige trop du texte), elle se posa sur son épaule et, se frottant à sa joue, proposa qu'il lui demandât qui elle était. Elle avait raison. La réplique coula jusqu'à épuisement du personnage. L'autre se créait en réponse à la question de l'alter ego.

— Comme c'est facile ! répéta-t-il en lui rendant ses baisers.

Pour le reste de l'histoire, il usait de conventions et cette fois c'était Felix qui le sermonnait. Pernelle aimait ces personnages, d'où la confusion. Fille de Pierre comme Jeanne était fille du peuple. Il étourdissait le public de correspondances : chevauchées, brasiers, charniers, fleuves gelés, moulins, barbacanes, rumeurs, grondements, calmes, attentes, gribouillages des mots d'amour, duels réparateurs, notaires pointilleux, marchands d'esclaves, passages du salon au taudis, défilés de soldats, nymphe au bord du lac... la coulée pouvait charrier de quoi étreindre le cœur, d'autant que la patrie était toujours en danger.

Le matin il se réveillait près d'elle. Il avait parlé de ce livre à Felix, mais comme s'il le tirait de son imagination. Felix réfléchissait.

— Le lit de Desdémone est un théâtre, d'où sa possibilité d'existence. Sinon les lieux deviennent obscènes.

On renonça au lit. On préférait les places triangulaires. Les bons entraient toujours du même côté et de l'autre, on s'attendait à l'apparition d'un de ces êtres capables de fracturer le temps. Felix les interprétait à merveille. Le public le haïssait, mais n'écoutait-il pas avec une attention religieuse ces raisons que le personnage de Felix donnait à son existence de trouble-fête ? Pas de Carnaval sans ce poison. Une danseuse passait sur le dos d'un éléphant conduit par un enfant nu. La cavalcade se déchaînait ensuite, précédée par les jongleurs et les musiciens de la fanfare. Un char figurait la terre nourricière. Des oiseaux tournoyaient au bout des piques ou s'élevaient verticalement en cerfs-volants. Le trône du nain trônait dans un trône plus grand. Une forêt naissait de l'épanouissement d'un chœur de jeunes filles. Felix conduisait une lionne enchaînée chevauchée par un petit singe blanc. Pernelle était assise sur les épaules mitoyennes de deux nègres géants. Lucile secouait une vessie gonflée et l'abattait sur le crâne des parents hallucinés qui servaient de boucliers à des enfants terrorisés.

— Nous sommes à Venise, précisait un panneau porté par un page.

Sans le lit de Desdémone oublié dans la citadelle. Et comme convenu, pas une seule allusion au lit de Lucile dans lequel il couchait pourtant toutes les nuits. Les décrotteurs fermaient la marche. Ce soir on tirerait un feu d'artifice pour commencer la journée anniversaire du lendemain. Le convoi entra dans la vieille ville, celle où l'on ne circulait plus à cette heure. On était harassé et on songeait à se divertir. L'enfant nu était assis sur la patte levée de l'éléphant. On roula un grand tonneau sur le pavé. On se bouchait les oreilles. Felix commandait la manœuvre. Les deux nègres géants avaient déposé le corps gracile de Pernelle sur les coussins environnant le trône. Maintenant ils dressaient le tonneau sur son champ. Felix mit le pied sur le dos d'un des nègres qui s'était accroupi, les mains de l'autre se nouèrent pour recevoir sa botte, il tomba pieds joints sur le couvercle, secouant un drapeau et soufflant dans un sifflet dont le roulement imposa le silence à la foule qui s'arrondissait. La lionne, gueule ouverte, menaçait leur tranquillité. Le roi Golo leva son sceptre. La lionne rugit en même temps. Les grosses têtes se situèrent à égale distance les unes des autres, piétinant le cercle imaginaire que la foule formait derrière les enfants hystériques. Le sceptre retomba sur la peau d'un tambour.

— Il y aura des bêtes féroces, promettait Felix. La preuve !

Rugissement de la lionne !

— Il y aura plus d'une déesse ! Levez la jambe, Pernelle !

Murmure de la foule !

— Esclaves ! Promettez-leur de les étonner !

Les esclaves noirs se prosternèrent autour du tonneau. Les vessies s'élevèrent. Roulement de tambour. Flûte solitaire. C'était Golo qui jouait. Petra se mit à danser. Pernelle montra son flacon de poison. Elle avait mouillé ses lèvres. Nicolá, en esclave nu jusqu'à la ceinture, brandit son épée de bois, comme dans un rêve. Un bouclier étincelait. Il ne voyait pas le cheval. L'autre nègre, face contre terre, lui soufflait sa réplique.

— Qu'est-ce qu'il dit ?

— Reculez ! Les enfants ! Ne vous approchez pas de ce monstre ! Il a déjà tranché les plus belles gorges de Rome !

— Sommes-nous à Venise ?

Le cheval se cabra, désarçonnant son cavalier dont l'armure se froissa lamentablement.

— Mettez-y le feu ! dit un manant.

Felix sauta à pieds joints sur le pavé.

— Il y aura du feu si c'est ce que vous voulez ! Rome ! Néron ! Eumolpe sur la Butte !

Il crachait son venin sur le visage d'un enfant dont la mère était harcelée par les grosses têtes.

— Vous n'y croyez pas, hein ?

Golo fit rugir la lionne. L'éléphant se mit debout.

— Hommes de peu de foi ! s'écria Felix.

Un cobra jaillit de son panier !

— Vite ! Une flûte magique !

Une femme offrit son sein.

— Cléopâtre ! Les Grands Suicidés ! Défilez ! Socrate en tête ! Pétrone !

Il y eut une explosion qui remplit le ciel de confettis. L'enfant mit sa tête sous le pied de l'éléphant. Golo ouvrit la gueule de la lionne et y plongea la sienne. Une guirlande fusa en diagonale.

— Je te condamne à mort ! hurlait Felix.

Le ballet des suppliciés impressionna, surtout cette femme sans tête dont les seins jaillissaient d'une chemise ensanglantée. Un pendu souffla dans sa langue pour la gonfler. Un empalé marchait sur la pointe des pieds. Deux jets de sang sortaient des poignets d'un condamné au bûcher. On éventrait un brigand qui ressemblait à un singe. On écartela un mannequin pendant que les bourreaux tranchaient ses jointures. Ce soir on écartèlerait un véritable coupable.

— Ou la roue !

Felix exhiba la barre de fer. Les roues se mirent à tourner en l'air. Un oiseau empaillé surmontait les moyeux.

— Il faudra payer pour voir le tigre et sa compagne ensanglantée ! La scène est à Venise ! Il y aura des places gratuites !

Felix jubilait. Il en perdait ses moustaches. Sur un signe, les grosses têtes ouvrirent une brèche dans la foule. L'éléphant s'avança. Son coup de trompette ébranla les esprits.

— Tous à la citadelle !

L'enfant nu courait derrière les grosses têtes et les encourageait.

— Vous n'aurez pas mon argent ! cria une vieille appuyée sur des béquilles qu'elle brandissait à l'approche des grosses têtes.

— Une place gratuite pour cette vieille grincheuse ! cria Felix.

Des mains se levèrent. Pernelle leur versa le contenu de sa fiole. Elle savait les épouvanter.

— Vous n'aurez rien si vous ne payez pas ! Je vous condamne à la mort !

La vieille claudiquait maintenant en direction du portail.

— Vous voulez voir le serpent à plumes, mémé ?

Elle gravissait les gradins.

— Vous ne m'aurez pas avec vos sornettes !

Les grosses têtes formèrent une haie de chaque côté du portail. Les spectateurs étaient poussés par le reste de la cavalcade. L'éléphant fermait la marche. L'enfant nu avait disparu. La représentation eut lieu sans lui. Et sans Lucile qui enfila un manteau pour sortir dans la nuit. Elle confia l'éléphant au nègre Bortek qui vivait sous un masque blanc. Sur la piste, les chevaux entreprenaient un ballet avec une Pernelle qui entrait lentement dans la peau du personnage. Lucile marchait comme un automate. Levant la tête de temps en temps, elle voyait les Gitans assis dans les créneaux. Ils fumaient des puros, attirant les chauves-souris. Leur feu était allumé, comme en témoignait le contre-jour où ils apparaissaient en silhouettes immobiles. De là où ils étaient assis, ils pouvaient voir le spectacle. Il n'y avait pas de femmes parmi eux. Elle devina la présence de deux ou trois enfants dont les yeux brillaient. Ils n'applaudissaient pas mais leurs voix s'élevaient un peu au-dessus des clameurs que le personnage de Pernelle provoquait parce que sa beauté éblouissait plus que son talent de dompteuse. Des panthères couraient sur le dos des chevaux et les lanières formaient les rayons surgis de ce corps facile ou facilement reconnaissable, l'esprit de Lucile frappait encore à cette porte malgré la disparition de l'enfant qui une fois de plus menaçait de ne plus revenir. Nicolá avait écrit le rôle de ce bâtard de l'inceste mais sans parvenir à en imposer le tragique silence. D'où tirait-il cette inspiration ? De Felix lui-même qui s'en vantait ? L'enfant était presque blanc, mais à qui ressemblait-il si Felix ne ressemblait pas à son propre père ? Et qui jouera le rôle de cet enfant du silence ? Lucile l'avait porté plus de neuf mois. Les fers avaient modelé la tête. Cette tête sanglante l'avait épouvantée et elle avait perdu connaissance. Un rêve la persuada qu'il était mort. Elle s'apaisa pendant ce sommeil mais personne ne la vit sourire parce qu'elle était seule. On avait emporté l'enfant dans un linge rouge. Elle se réveilla. C'était un jour de printemps. On entendait les grenouilles du lavoir, sinon le monde était plongé dans un profond silence.

— Quel nom lui donneras-tu si c'est un garçon ?

Elle sanglotait doucement sans pouvoir essuyer ses larmes car ses poignets étaient liés au dossier du lit. Elle ne sentait plus ses jambes qui étaient peut-être prisonnières. Elle appela. La fenêtre était peut-être ouverte. Elle voyait le pan de mur gris où se situait l'entrée de la ruche. Personne ne répondit. La chaise était débarrassée de ses langes. La bassine, par terre, contenait de l'eau claire. Elle appela encore. Le monde voulait se retourner comme un verre qu'on vide. Et puis tout recommença, le canon du pistolet sur sa tempe, les doigts de sa propre mère qui la garrottait en la maudissant, l'autre femme qui se taisait, assise sur cette même chaise, les pieds dans la bassine, une fillette éventait sa poitrine dégoulinante en se plaignant de la douleur que cet exercice imposait à ses bras, laissez-la, disait cette femme en parlant de Lucile, l'air sentait la poudre, la balle avait ricoché sur les cuivres de la vaisselle avant d'aller mourir sur le plancher du seuil de la maison où son père était assis pour pleurer.

— Comment pouvez-vous penser que je sois capable de cette ignominie ?

Le coup de feu avait attiré du monde. Quand on arriva, la vieille était en train de recharger le pistolet. Une voiture attendait dans la ruelle. C'était une après-midi une heure avant la première averse. Il y avait des papillons blancs dans l'air. La femme avait laissé son chapeau sur le siège. Elle était entrée dans la maison les bras en l'air parce que ses mains tentaient de former un chignon avec ses cheveux rouges qui ressemblaient à un feu de joie. C'était la première fois qu'on la voyait. On versa encore un peu d'eau sur les rideaux, à cause du vent qui se levait. Le vent coulait comme de l'eau dans cette rue étroite. Oui, c'était ce que ses sens atrophiaient quand elle se réveilla, le trou de vol où les abeilles faisait la barbe, les sabots de la jument dont on flattait régulièrement le derrière, la domestique blanche qui mouillait les rideaux, une enfant de douze ans qui se frottait les seins, la femme aux cheveux rouges qui dormait la tête renversée sur le dossier du fauteuil, la domestique blanche qui emportait la bassine, les pieds maintenant emmaillotés dans une serviette blanche, sa mère qui montrait ses genoux parce qu'elle les caressait en sommeillant dans un autre fauteuil, le dos du père qui n'avait pas bougé, à moins que ce ne fût plus lui, l'homme assis sur le seuil pour méditer sur les conséquences de ses actes, la douleur dans les poignets, un autre homme qui la regardait en s'accusant, deux femmes l'écoutaient, bras croisés sous des seins généreux dont la peau suintait légèrement, l'enfant frottait les siens, l'air devenait lourd, immobile, le vent n'entrait pas dans la maison.

Non, elle n'eut pas une pensée pour l'enfant qui avait disparu, qu'on n'entendait plus, il était mort sans doute, il n'y avait plus de rouge dans cette pièce, à part les cheveux de la femme qui était l'épouse trompée, elle avait dit bafouée et elle lui avait griffé le visage en l'insultant. Lucile aussi l'avait insulté quelques mois avant, quand il n'avait pas accepté l'idée d'être le père de l'enfant de sa propre fille et sa mère lui avait confié qu'il avait déjà tenté de se soustraire aux influences malsaines de cette autre idée qu'il était le père d'un enfant illégitime conçu d'une esclave noire qui ne lui appartenait pas. Lucile avait insulté l'homme réduit depuis longtemps à ce rôle de père. L'esclave était affranchie. À quel prix ? Il eût été important de connaître le prix de cette émancipation. Lucile était née libre. Elle n'avait pas encore quatorze ans quand l'enfant se mit à bouger. Il arriva trois mois plus tard. Il avait amené une sorcière qui sentait le tabac, autre belle femme introduite dans le cercle fragile des intimes, des connaisseurs, des complices. Il fut surpris de retrouver une femme à la place de l'enfant qu'il avait violée. La mère de Lucile ne possédait pas encore le pistolet, sinon elle l'eût tué sur le seuil même de cette maison où maintenant il renonçait à se battre, sa propre femme n'avait même pas levé la main sur lui, alors que Lucile, encombrée par son indésirable fardeau, avait trouvé la force de se relever pour brandir la canne et tenter de le frapper, il avait retenu ce bras, puis l'autre qui ne tenait rien, et il l'avait obligée à s'asseoir, il l'avait traitée de menteuse et aussitôt la mère de Lucile lui rappela qu'il lui avait reproché la même chose il y avait près de quinze ans, cela s'était passé dans une case et maintenant on était tous les trois dans une maison et la rue était pavée devant la maison et ils avaient tous vieilli sans amour, ni d'elle pour lui, ni de lui pour sa fille noire, ni de cette enfant pour eux, ni l'un ni l'autre et elle comprenait à quel point elle pouvait haïr l'enfant qui était né de cette incohérence.

La domestique blanche avait toujours été là ou du moins c'était ce qu'on pouvait penser d'elle, elle avait vieilli différemment, peut-être parce qu'elle vivait sous le joug de la pauvreté. Lucile ne l'aimait pas non plus. Plus tard (Combien ? Dix ans plus tard ?) Antoine s'étonnait de ce que sa mère avait été en quelque sorte l'esclave d'une noire émancipée, il ne se souvenait pas de ce temps, il avait vécu autre chose et il n'en parlait jamais. Nannette avait-elle emmené l'enfant ? Était-il mort ou vivant ? Tout était étrangement propre et bien rangé, exactement comme s'il ne s'était rien passé, seuls les poignets liés au dossier du lit pouvaient témoigner du drame qui se jouait encore, mais cette fois sans l'enfant, sans la douleur, sans ce cri qu'on étouffait, elle se réveillait justement parce que le rêve lui avait retourné cet étouffement, les coups de pied dans l'air gris, cette sensation d'être privée de sa propre mort, dans son cas parce qu'on voulait la sauver à la fois de la folie et de l'hémorragie et en se réveillant elle pensa à ces condamnés à mort qu'on frustre parce qu'ils n'ont pas su mettre fin à leur existence de bâtards du temps et de l'infini.

Ils étaient là depuis plus d'un mois. Ils avaient compté à partir de la date qu'il s'était enfin décidé à révéler, à moins qu'il ne fût contraint à avouer, par quels moyens ? Et ensuite ils avaient attendu, ils avaient attendu plus d'un mois et c'était enfin arrivé. L'été aussi s'était installé dans cette attente. On ne buvait plus l'eau du puits. Le matin, à la première heure, on était réveillé par la clochette de la citerne. Les deux mules grises étaient les premiers êtres vivants qu'elle voyait en se levant. Elle dormait seule dans la chambre qui donnait sur la rue. Il n'y avait pas de fenêtre mais un rideau de grosse toile qu'on avait cousue aux barreaux. Dans la journée, on laissait la porte ouverte et on voyait le rideau bouger. On pouvait voir aussi le lit dans lequel elle dormait depuis toujours. Il y avait une lampe sur une chaise, le livre qu'elle lisait et une poupée de chiffon. Un chat dormait sur le tapis. Il avait toujours vu ce chat à cet endroit. Le jour où il avoua enfin son triste comportement (elle l'accusait depuis des mois et on avait fini par la croire), le chat semblait ne pas avoir d'autre existence que celle qui l'associait au tapis. La porte était ouverte et le rideau bougeait. Il s'écoutait parler comme si ce personnage qu'il avait été ne l'était plus et n'avait même plus aucune chance de l'être. La femme aux cheveux rouges, qui était son épouse, disait qu'elle n'en croyait pas ses oreilles. L'autre femme, qui avait tiré un coup de pistolet le premier jour mais l'avait manqué parce qu'elle avait tiré les yeux fermés, se tenait debout dans l'ombre du vaisselier où elle avait l'habitude de se poster quand elle se sentait étrangère dans sa propre maison. Lucile pleurnichait dans le fauteuil. Comme son père avait fini de parler, on n'entendait plus que la voix de la femme aux cheveux rouges. La négresse ne sortait pas de l'ombre.

— Pourvu que ce soit une fille, dit la femme aux cheveux rouges.

Personne ne lui demanda pourquoi. Dehors, les chevaux renâclaient. On entendait aussi la voix de don Guillermo qui s'entretenait avec le voisinage. Il était sorti quand son beau-frère avait commencé sa confession. Derrière lui, Nannette avait jeté un peu d'eau sur le rideau et elle était sortie aussi. À part le chat qui sommeillait sur le tapis de son existence, Lucile voyait la femme aux cheveux rouges, qui depuis le début s'était montrée aimable et même quelquefois chaleureuse, elle voyait son père qui avait levé la tête pour demander pourquoi une fille à la place du garçon qu'elle condamnait à l'inexistence, la femme aux cheveux rouges ne répondit pas, elle demanda à la négresse où elle pouvait se poudrer le nez, ainsi que dans l'instant suivant Lucile vit sa mère sortir de l'ombre, mais l'homme ne se sentait plus menacé et il ne bougeait pas. En l'absence de la femme aux cheveux rouges, ces deux êtres se rapprochaient pour se toucher, la négresse regardait sa fille comme pour la supplier d'abdiquer elle aussi, Lucile eut la sensation de lui appartenir définitivement, comme si l'enfant qu'elle portait scellait le pacte d'une existence commune enfin reconnue, mais ceci en l'absence de la femme aux cheveux rouges, tandis que Don Guillermo faisait les cent pas dans la ruelle, on avait tendu des bâches entre les toitures et répandu de l'eau sur le pavé, l'eau ruisselait depuis les seuils bornés d'animaux immobiles jusque dans la rigole où des enfants détruisaient savamment les produits de leur imagination.

Il y avait longtemps qu'il n'était plus entré dans la maison d'un autre, don Guillermo. Il n'avait pas tenu longtemps. Il n'avait même pas bu le verre qu'il avait accepté. Il avait profité de l'effondrement de son beau-frère pour s'éclipser. Il n'avait pas été loin. Son rôle ne consistait-il pas à œuvrer dans le sens d'un arrondissement des angles ? Comment expliquait-il le coup de feu tiré un mois plus tôt ? Qui était la femme aux cheveux rouges ? Il avait répondu à toutes les questions. On savait bien pourquoi une fille ne sortait plus de chez elle. N'avait-on pas cousu les rideaux aux barreaux de la fenêtre ? Qu'est-ce qui le liait à ce drame souterrain ?

Il y avait deux voitures dans la ruelle. Celle que conduisait la femme aux cheveux rouges et la sienne qui était arrivée cinq minutes plus tard, conduite par un nègre à qui on avait arraché la langue. Il s'était montré à la hauteur de leur curiosité. Ils avaient fini par l'écouter sans l'interrompre. Il avait atteint cette cohérence qui clôt le bec. Et ils étaient retournés chez eux.

Le nègre muet avait mémorisé toute la conversation. Don Guillermo ne l'avait-il pas un jour condamné à ce silence ? Comme il ne savait pas écrire, il était terriblement seul. Il était exactement comme se l'imaginait don Guillermo qui le traitait bien depuis ce jour maudit où la langue lui avait été arrachée. Don Guillermo n'aurait pas vécu sa vie de grand homme sans cette menace de vengeance. Il se laissait conduire par cet assassin en puissance, il dormait dans une chambre dont la porte n'était pas fermée à clé, il mangeait ce que l'autre ramenait de la cuisine où lui-même ne mettait jamais les pieds, il l'emmenait à la chasse, ne sortait pas de la ville sans sa compagnie, mesurait le ton de sa voix quand il lui donnait des ordres, ne lui reprochait rien même s'il avait des raisons de s'en prendre à son silence. Ils étaient seuls maintenant dans la rue et ils attendaient.

La femme aux cheveux rouges sortit. C'était une grande femme belle et solide qui ne ressemblait pas à son frère. Le nègre muet s'était toujours étonné de cette dissemblance. En fait il ne connaissait pas le mot qui signifie le contraire de ressemblance. Dans sa tête d'homme seul, il pouvait se passer des mots qu'il ne connaissait pas. Il lui arrivait même de ne pas terminer ses phrases, mais jamais il n'accepta l'idée de ne pas aller au bout d'une pensée. Il ne savait pas non plus que sa solitude était un fragment fidèle de la réalité. Il eût été décontenancé si on lui avait dit qu'il était l'auteur d'un texte.

— Les voilà seuls tous les trois, dit-elle en allumant une cigarette.

Toutes les maîtresses de don Guillermo fument. Il y a un rapport de force entre ces fumeuses de cigarillos et cette grande rouquine qui poudre ses taches de rousseur. Don Guillermo caresse l'arête de son nez. S'il était dans son bureau en ce moment, il se regarderait dans un miroir, un peu en coin, l'air de rien, réfléchissant et réfléchissant jusqu'à ce qu'une idée s'impose aux autres qui pour l'instant constituent la seule matière de sa conversation intérieure. Le type avec qui discutait le nègre Bortek à l'intérieur de lui-même, ne lui ressemblait pas.

— Qu'est-ce que vous lui racontez ? lui avait dit un jour don Guillermo.

Il avait attendu une réponse. Pourquoi lui avait-il parlé de cet intrus ? Il parlait rarement avec don Guillermo. Deux ou trois fois l'an. De ces choses dont on a du mal à parler avec les autres. D'ailleurs don Guillermo avait-il bien compris que de qui il s'agissait ? Les mots s'imposaient avec une clarté qu'il eût aimé exprimer. Il levait les yeux au ciel pour ne pas voir ses mains qui s'étreignaient dans un étrange combat de doigts. Don Guillermo finissait par tourner le dos à son interlocuteur, signe qu'on pouvait aller se faire voir ailleurs en attendant qu'il agît. Il ne tourna jamais le dos à ce nègre, ou alors en frémissant, peut-être avait-il besoin, en exposant ainsi sa vie au droit de l'autre à en finir avec sa fureur d'avoir été définitivement humilié, de vérifier que cet autre était encore en son pouvoir, son pouvoir extraordinaire de le neutraliser, d'anéantir l'idée de vengeance, de continuer de lui arracher la langue parce qu'il avait trop parlé. Mais c'était la tenaille qui lui avait arraché la douleur, l'extraction contre laquelle les fibres de sa langue n'avaient pas pu lutter, tandis que deux nègres couverts de sueur le maintenaient sur le banc où il se tortillait encore, il avait même menacé son bourreau de lui arracher le cœur, il n'avait pas été question d'arrachements, il en souriait aujourd'hui en pensant au nègre eunuque qui respirait dans son cou pendant que l'autre nègre, à qui on venait d'arracher sa femme, s'accrochait au banc de chaque côté des jambes qui frémissaient pour accompagner le cisaillement lent de la langue, à ce moment, qui dura moins d'une minute, tout le corps s'était tendu et le sang était entré dans les poumons, il n'avait pas eu, il le regrettait maintenant, le dernier mot. Sinistre ironie dont le maître pouvait jouer avec les autres qui s'étonnaient de sa cruauté. Alors cet être intérieur était sorti du néant, sans visage précis, sans voix peut-être, il était toujours assis au milieu de soi et il demandait à parler, ce qui expliquait les absences de cet autre monstre que don Guillermo avait créé en arrachant la langue à un bavard, lequel bavard n'avait plus d'existence pour compliquer celle que le muet avait déjà beaucoup de mal à achever. Don Guillermo n'avait d'ailleurs pas été surpris d'apprendre que le bavard, privé de sa langue, cherchait depuis à ne pas être seulement ce muet auquel il avait voulu le réduire. Maintenant il voulait faire la connaissance de l'autre. C'était le moment choisi pour tourner le dos au nègre qui continuait d'agiter ses marionnettes, non pas parce que Don Guillermo le regardait dans le miroir, mais parce que l'intrus le lui recommandait, preuve s'il en était qu'un troisième individu s'efforçait de faire surface pour mettre fin à ce calvaire. Mais même l'eunuque n'avait pas mis à exécution les menaces qu'il avait bavées avant de s'écrouler sous le coup de la douleur. L'autre était plus secret. Il ne parlait plus de sa femme. Il couchait seul et travaillait dur. La vengeance viendrait peut-être de lui. C'était un petit nègre un peu bossu avec un visage d'enfant à la place du masque douloureux de l'homme à qui on a arraché son bien le plus précieux. Les matins où l'on chassait, si don Guillermo était de la partie, ce qui arrivait si sa maîtresse l'avait convaincu, il se levait tôt pour arriver le premier au chenil. Il n'avait pas la clé. Il attendait, caressant les têtes des chiens à travers la grille. Pourquoi donc Guillermo l'avait-il puni si durement ? L'eunuque avait violé sa propre fille, mais ce bossu ? Sa femme ? Don Guillermo ? Le nègre Bortek, qui conduisait les voitures et s'occupait de la chambre de celui qui se faisait appeler monsieur Guillaume, avait ce genre de conversation avec l'autre, mais, tandis qu'il répondait à la question de son maître, celui-ci lui tourna le dos, non pas cette fois pour le provoquer, mais parce que cette grande femme aux cheveux rouges secouait la grille de l'entrée du patio en demandant pourquoi on l'avait fermée derrière elle, il y avait de cela près d'un an, ils avaient amené le fils aîné, blondin aux allures de fille dans lequel on voyait le successeur de son oncle Guillermo.

Bortek se précipita (il y a un an) pour ouvrir la grille. Don Guillermo arrivait plus lentement. Il avait envoyé une voiture. La femme s'était parfumée à cause de la sueur du voyage qui avait duré plus de trois mois. L'homme qui l'accompagnait était un courtaud aux mains épaisses qu'on aurait bien pris pour un valet si on n'avait su qu'il s'agissait de l'époux, unique beau-frère à qui don Guillermo adressait une parole amicale mais sans profondeur. L'adolescent toussait. On avait enveloppé son visage dans une espèce de linceul, il portait un chapeau de paille grise sous le bord duquel surgissaient ses boucles d'or, l'œil investissait les lieux, les bras étaient croisés sur une poitrine déprimée que le cœur soulevait sous le sein comme en témoignait la chemise, il était chaussé de bottes dont le fer avait marqué le plancher du couloir d'un côté du tapis, on remarquait le livre et ses signets sous le bras, une tache d'encre sur la tranche.

— C'est absurde ! dit-elle en parlant de la grille que Bortek venait d'ouvrir.

L'homme reçut l'accolade de don Guillermo, elle accepta un baiser sur le front mais refusa de donner ses mains. L'adolescent tendit la sienne, la pomme en dessous. Don Guillermo la prit comme s'il allait la baiser ou examiner une bague soumise à son expertise. L'adolescent, enturbanné et la main en l'air, pouvait-il passer pour une femme de débiteur ?

L'oncle n'abusa pas de la plaisanterie. L'adolescent était susceptible et il en souffrait. On franchit le seuil de la grille.

— Rien n'a changé ! dit-elle entre deux soupirs.

Un an avait passé.

— Entre quoi et quoi ? demandait l'oncle.

— Mais entre l'enfance et l'adolescence de Jean, voyons !

Elle dénouait le linceul qui finit par glisser sur un beau visage. L'oncle s'inclina devant cette beauté qui avait été celle de sa sœur.

— Tu te souviens de tout, dit-elle en entrant.

L'homme rectifia : on dit plutôt qu'on n'oublie rien, non ?

Il ricanait en montrant ses dents jaunes. L'oncle demandait des nouvelles de Felix qui héritait de sa mère, on était d'accord là-dessus depuis longtemps. Jean acceptait le voyage mais sa santé promettait peu. Il s'assit le premier et se pencha négligemment sur la table basse qu'on venait de garnir de rafraîchissements et de bouchées, un en-cas toujours à la portée des domestiques qui par ailleurs ne possédaient pas la clé du garde-manger. L'homme alluma un gros cigare.

— Je ne peux pas t'en empêcher, dit-elle.

Elle préférait manger. Son corps d'athlète exigeait de la patience et il lui arrivait d'en manquer. Elle avait cru changer il y avait de cela un mois.

— Nous étions donc sur le bateau.

Un canot rempli de rameurs remorquait ce pauvre navire à la dérive. Elle ne vomissait plus depuis que le vent était tombé.

— Comme par hasard !

Jean prenait des bains de soleil sous le suaire.

— Quelle honte, cette nudité !

— Et lui qui s'était proposé pour aider à la manœuvre, ce pauvre qui ne sait rien faire !

Elle n'exagérait pas. Le miroir qu'elle transportait dans le couvercle d'une malle ne la contenait pas.

— Manque de recul !

Ou alors il eût fallu accepter l'idée d'aller se reluquer sur le pont. Rien ne l'empêchait. Cette idée de ne voir que des fragments de soi-même ! Et de ne pas pouvoir les comparer ! Il s'en fichait bien ! Lui et ses cigares ! Sa conversation avec les femmes, dont elle ne le privait plus depuis qu'il s'était révolté, sur un autre bateau, et qu'elle avait eu peur qu'il la battît. Il y a cette menace chez l'homme. Elle était de taille à se défendre, certes, mais pourquoi en arriver là ? C'était toujours elle qui cédait. Trois mois sans un miroir digne de ce corps ! Elle les avait passés en contorsions. Il l'avait surprise plusieurs fois en flagrant délit de rapetissement. Elle situait le miroir un peu en hauteur, sachant que la diagonale la favoriserait. S'il entrait par inadvertance, elle le sommait de s'occuper du problème de l'inclinaison, pas facile à résoudre en l'absence d'une articulation dont il décrivait la mécanique malgré ses récriminations. Il s'occupait moins de lui. Il y avait longtemps que cette fatigue ne constituait plus pour lui un sujet de réflexion. Il passait pourtant le plus clair de son temps à méditer. Les bateaux sont le lieu idéal de cette occurrence. Les embruns le vivifiaient. On le voyait égrener les perles d'un chapelet mais il ne priait pas. La petite croix revenait à intervalle régulier entre son pouce et son index. Il comptait, comme l'insomniaque que le sommeil obsède, comme le poivrot qu'on prive d'un dernier verre. Elle ne le dérangeait pas s'il avait cet air où elle reconnaissait de l'impatience. Elle attendait. Elle n'aimait pas le voyage, ce besoin de revenir. Jean passait le meilleur de son temps à se plaindre des mauvaises relations qu'il entretenait avec le soleil. Jean avait connu l'amour viril, et il lui arrivait de s'exprimer sur ce délicat sujet, de préférence au cours d'un repas que celui qu'il n'appelait plus son père (comment savait-il ?) prétendait dédier à son seul plaisir, sachant que l'autre (qu'il avait reconnu comme son fils) n'évoquait plus le plaisir qu'en termes d'amour, et encore s'agissait-il de ses amours auxquels un père (mais il ne l'était pas) croit encore pouvoir opposer le style de passion dont tout être, qu'on le voulût ou non (à ce moment-là il frappait la table de son poing), était l'incontestable produit, le corps de sa propre femme en témoignait.

Jean n'en niait pas les beautés. Elles le troublaient peut-être. Cette masse musculaire soigneusement entretenue et qui pouvait lutter. Pourquoi ne le détruisait-elle pas une bonne fois pour toutes ? Question infantile à laquelle elle avait cru bon de répondre, comme si l'enfant (c'était le seul à cette époque-là et il lui ressemblait) avait eu les moyens de cette curieuse décision.

— Tu ne le convaincras pas, avait dit l'autre (qui ne fut pas le père d'un seul de ses enfants) et il avait sans doute raison.

À quel moment lui avait-il révélé l'existence de Lucile ? À quel endroit de cette stricte cohérence ? Il avait daté l'aventure avec un tel souci de précision. Détails obscènes. Heures démesurées. Il lui avait écrit. Quelque chose comme : si tu penses que nous et puis plus rien, plus rien que l'extase et ses petits cris de bonheur insensé, à quoi il ne cherchait pas à donner un sens, qu'il reproduisait avec cette exactitude, cette ponctualité ! Puis Jean coucha avec un homme. Jean était la femme d'un homme qui continuait d'être un homme. On effleurait la description. Un verre avait volé en éclats sur la tapisserie grand siècle de la salle à manger. Le cuir en était définitivement marqué. Coulures définitives. Nova. Le lendemain, elle avait condamné une domestique à ces frottements puis, sur les instances d'un valet (Manuel) qui s'inquiétait de la tournure que prenaient les choses, elle avait consenti à faire venir le sellier dont les mélanges avaient sauvé d'autres peaux. Comme le bruit sortait de la maison (mais ce n'était pas la première fois), elle exigea des garanties. Le sellier était un vieux célibataire qui fréquentait les cabarets. Il avait rarement mis les pieds à la maison et chaque fois pour rediscuter les conditions d'un travail un peu délicat. N'avait-il pas conçu une selle à la mesure de ses fesses ?

Elle ne respirait plus. La tâche avait trois jours. Les mouches avaient fini de la visiter. On avait bu un vin aromatisé. Il était peut-être la cause de ce malheur. Manuel insistait, retenant le bras de la domestique que l'odeur de l'essence d'aspic étourdissait depuis plus de deux heures. Manuel était dans le jardin pendant ce temps, de l'autre côté du mur, grattant la terre des rosiers. La domestique ne se plaignait pas. Mais elle n'avait pas d'imagination et Agnes le lui reprochait. Elle le prit à témoin. Il vit ce corps d'athlète se pencher à la fenêtre basse qui à l'intérieur pouvait passer pour secrète si on en découvrait l'existence. Les domestiques l'empruntaient pour ne pas faire le tour. On frottait la plante de ses pieds sur un tapis d'alfa. L'enjambement ne surprenait personne. Elle-même ne se privait pas de cette commodité, quoiqu'elle en critiquât l'inconvenance. Il avait quelquefois empoigné cet avant-bras toujours nu qui avait la dureté d'une branche d'oranger, la rapidité du glissement, bois propre à fabriquer le manche des outils, cette femme le passionnait depuis longtemps.

— Le bourrelier ! s'exclama-t-elle.

Il ne fallait pas y penser. Il ébruiterait l'incident. Elle préférait l'embarras des questions (la conversation tournerait un l'instant sur la difficulté de faire disparaître ce genre de tâche) au silence rampant de ceux à qui elle n'adressait jamais la parole. Elle s'était rapprochée pourtant. Bien sûr il sauvait une fille de l'échec et de ses conséquences. La maîtresse des lieux possédait tous les secrets qu'ils recelaient et elle pouvait se montrer cruelle, goutte à goutte envenimant la vie fragile de ceux qui doivent servir pour continuer de vivre.

— Il vous promettra la discrétion, et après ? demanda-t-elle.

En fait les frottements avaient donné du relief à l'éclaboussement. Vu de la fenêtre, avec l'éclairage tombant du plafond qu'on ouvrait à cette époque de l'année (on ouvrait les toitures de toutes les pièces construites contre la roche et qui ne possédaient pas de fenêtres et celle-ci justement était censée ne pas en avoir), ces tavelures évoquaient un combat d'écriture comme l'église en possédait aux plafonds de ses travées. Il regrettait presque de connaître le moyen d'en finir avec cette abstraction que rien n'expliquait, sauf le jet d'un vin qui avait son histoire et par conséquent un commencement. Le sellier connaissait les secrets du cuir, on pouvait compter sur cette science. Quant à sa discrétion de pipelette, c'était une autre histoire.

— Vous feriez cela pour moi, Manuel ? demanda-t-elle.

Son bras coulissa dans le poing de l'homme. Il en éprouva presque une jouissance. Ce corps venait d'occuper toute la place dont l'homme, en serviteur patient, tentait de lui faciliter le passage. Manuel était le père d'une bonne dizaine d'enfants conçus dans un temps qu'une seule matrice n'aurait pu compter. Trois de ses enfants étaient légitimes. Ils avaient justement été conçus dans ce temps et se suivaient donc d'assez près. Du temps qui précéda cette période de bonheur, il ne conservait que le souvenir de quelques viols commis dans le feu d'une action où il s'était montré un serviteur zélé et un guerrier redoutable. Son membre viril faisait l'objet, de sa part, de soins particulièrement attentifs qu'il fallait ajouter aux exigences de vénération auxquelles toutes ces femmes s'étaient soumises ou se soumettaient encore. Manuel, qui n'était pas riche, étant valet et ayant été soldat, possédait deux ou trois masures qu'il n'habitait pas et dont il confiait l'entretien à des occupants reconnaissants. Il avait plus de filles que de garçons, dans une proportion parfaitement conforme à la réalité de cette humanité dont il prétendait connaître le secret. Un peu sorcier à l'heure d'être consulté, il n'était pas avare d'anecdotes. Ses ancêtres avaient servi les souverains du royaume de Grenade. Les livres de l'Église en témoignaient depuis. Il avait, étant lui-même de force, un goût assez marqué pour les femmes solides, jeunes de préférence, encore qu'il lui arrivât d'engrosser une veuve sur le retour. Il était entré au service des Alamos à la mort de son frère aîné qui était tombé dans un puits. Un autre cadet s'étant enfui on ne savait où, et comme il venait de quitter la défroque du soldat, il accepta cette nourriture. Il fit le tour de sa propriété avec un notaire qui s'étonnait qu'un domestique en héritât, cela dit parce que ces parcelles de cailloux et de chiendent entouraient une oasis que les Alamos pensaient posséder, le notaire rougissait en démontrant le contraire. Mais n'exagérons rien. Cette terre n'eût pas nourri son homme et les siens. Comme le maître, qui n'était pas un Alamos, était agronome, Manuel écouta ses conseils et ne planta pas les arbres qu'il eût aimé planter au milieu des autres. L'endroit tenait à ce fragile équilibre de l'eau et de la végétation. Il y venait souvent pour méditer ou simplement pour se rafraîchir. Il y viola la plus belle de ses conquêtes qui, après un moment de délire, renonça à ses accusations. L'enfant qu'elle donna au monde était pied-bot et louchait, ce qui le distinguait nettement du reste de la marmaille. À la maison, il y avait deux filles et un garçon. Il y avait aussi la mère de ses enfants, une puissante cueilleuse qui effrayait les hommes, et sa sœur, qui avait émasculé, disait-on, l'amant secret de son époux, d'un coup de dents dont le claquement était encore un avertissement. Un vieil oncle pourrissait sur une chaise, n'ouvrant la bouche que pour exprimer des grossièretés qui n'amusaient personne. On remplissait régulièrement l'écuelle qui lui servait de verre à boire. Sa paillasse jouxtait la chaise. Il s'y écroulait le soir. Au matin, la maison s'emplissait de ses gémissements et il fallait que quelqu'un se levât pour l'aider à remonter sur sa chaise, tâche qui incombait à Manuel, s'il n'avait pas découché, sinon le vieux jouissait un peu de l'effort que l'une des femmes, grognant comme une bête, appliquait à sa paresse de pervers. Manuel préférait coucher dans le lit de ses amantes, pauvres femmes qu'il condamnait à ce célibat de la honte. Il couchait aussi avec les bêtes, ou seul sous un arbre, les jours de grande colère. En d'autres temps, il eût épousé ces femmes. Qu'elles adressassent donc leurs reproches à ce Dieu capable d'engrosser les femmes ! À Tolède, il avait vu des êtres ithyphalliques dans les linteaux d'une église. Il avait demandé qu'on lui expliquât cette conservation. Et depuis il n'entrait plus dans un temple sans penser à ces constructeurs. Leurs paraphes apparaissaient quelquefois, en fantômes voyageurs, sur les chemins centripètes de sa nouvelle existence. Il forgea lui-même le fer de son énigme et songea à l'appliquer sur la peau de ses possessions incontestables. Son propre père avait sombré dans cette espèce de folie. Le souvenir de cette souffrance avec ses raisons, son cycle, son unité de temps. Brandissant l'énormité de son membre, il exigeait un plaisir infini. Ces femmes avaient ce pouvoir. Et il ne désespérait pas d'en dénicher encore, même sans avoir besoin de crever le cercle de verre où l'existence l'enfermait maintenant. Il connaissait tous les détails de cette topographie.

Golo, le nain pied-bot né d'une Vénus, trottinait dans sa trace. C'était un enfant intelligent et patient, qui désirait apprendre encore dans les livres parce qu'il en avait lu un. Manuel vola son premier livre dans la bibliothèque des Alamos. Ce livre, aujourd'hui revenu à sa place, est encore marqué par la sueur de son flanc. Golo y avait découvert l'existence des nègres qu'on traitait comme des bêtes. L'idée de femmes nues qu'on pouvait posséder au lieu de les aimer finit par obséder une adolescence vouée à l'onanisme et autres recherches solitaires. Manuel admirait l'intellectuel, il eût dit : le savant. Comme la mère de ce génie difforme embellissait (elle avait treize ans quand il la culbuta dans un taillis de chênes verts), il finit par la vénérer. Le sentiment d'avoir commis une faute impardonnable naquit un soir de demi-lune, sous les bananiers où il voulait la violer encore. Sa beauté nue le sidéra. Elle crut qu'il devenait fou, de cette folie qui ne joue plus, sorte de pétrification lente qui atteignait un vingtième de la population de ces montagnes ; des gens de bien, venus pour s'émerveiller à force de découvertes, repartaient quelquefois avec un exemplaire fraîchement retombé dans cette enfance du silence. Mais la folie de Manuel ne dura pas plus de dix secondes. Pour la première fois depuis des années, il lui parla pour lui dire autre chose que les banalités de l'amour. Les mots se mélangeaient sur les lèvres de cet homme qu'elle n'avait jamais haï, elle voulait le lui dire, pour qu'il trouvât avec elle le moyen de se libérer des griffes du monstre qui menaçait son existence de l'intérieur, lèpre des organes et de la profondeur des os. Elle se crut belle à ce point et s'ouvrit mollement. Il y eut ce glissement à la surface de cette femme dont il pétrissait les seins. La bouche ne mordait plus et elle fermait les yeux. La chevelure évacuait une sueur rouge, il y enfouit son visage menacé de pétrification.

Golo, qui observait la scène, eut une jouissance muette, comme d'habitude. Même son cœur, cisaillé par la douleur, ne put lui arracher ce style de grognement. Il voulait être malheureux et rêvait de voyages. Ces nudités scarifiées agitaient leurs seins en formation, sous les perles il devinait le sexe sacrifié, d'autres pénétrations l'engloutissaient, il avait vu une géante sur les tréteaux d'un cirque et s'était approché d'elle pour la toucher. Il l'avait effrayée. Elle s'était accroupie pour lui parler. Le gonflement des cuisses écrasant les mollets l'avait impressionné.

— Tu sais que nous avons besoin d'un nain pour donner la réplique à cette déesse ?

C'était donc une déesse. Elle était grecque comme toutes les déesses qui ne sont pas indiennes ou égyptiennes. Elle lui parla des baleines de la Cantabrique, ses sœurs qu'elle était allée voir parce qu'elle se le promettait depuis l'enfance.

— Tu n'es pas un peu amoureux d'elle ?

— Un peu, oui.

Il était fasciné. Ses énormes mains ne l'avaient même pas soulevé de terre, ce qui l'eût humilié. Au contraire elle s'était accroupie et il végétait entre ces vastes cuisses où il avait posé ses menottes d'arpenteur. On alla jusqu'à la maison, elle, Golo et celui qu'elle appelait Dieu. Elle demeura sur le seuil. À l'intérieur, Dieu s'épuisait en argument. La beauté de la mère de Golo l'avait inspiré. Il la souleva pour lui montrer combien elle était légère. Elle eut ce rire qui condamnait Golo à la souffrance. Dieu jubilait.

— Il lui apprendra à chevaucher, à montrer ses jambes, à donner son regard et sa bouche.

Il lui donna une pièce d'argent pour lui prouver qu'il ne mentait pas. La géante avait ouvert le rideau. Avait-elle l'air malheureux ? Golo mit la main dans sa culotte pour se caresser.

— Tu as de belles jambes, dit Dieu en les caressant.

Elle se savait belle depuis quelques jours. Manuel avait fini par trouver ces mots.

— Il aura du travail lui aussi ? demanda-t-elle en parlant de son nabot pied-bot de fils.

Dieu promettait. Il prenait la géante à témoin. Elle était assise sur le perron, majestueuse.

Golo dit : je ne veux pas travailler.

Dieu dit : tu veux être heureux ?

C'était exactement ce que voulait Golo. Dieu promettait aussi le bonheur. Golo s'assit sur les genoux de sa mère pour réfléchir. Elle répandait encore cette sueur.

— Je n'ai pas de mémoire, dit-il en pensant à la réplique.

Sa mère le pinça.

— Nous habiterons dans une roulotte ?

Dieu se penche : oui, tous les quatre.

Dans l'autre roulotte il y a un jongleur, sa femme qui est magicienne, un Hercule qui tord des fers à cheval, une contorsionniste qui dort dans une cage d'oiseaux, une diseuse de bonne aventure et son époux le dresseur de serpents. La troisième roulotte est celle du tigre. On le nourrit d'agneaux vivants, un par jour.

— Il a mangé un homme condamné à cette mort atroce.

Il s'en souvient.

— Quel délice, l'homme ! semble dire son regard. Sa gueule empeste les environs de la cage plus que son cul où pendent encore des morceaux de peau non digérés. Personne ne peigne sa fourrure. On remplit le réservoir au-dessus de la cage, voici comment : on approche la roulotte (la cage) aussi près que possible de la source d'eau, qui peut être un puits, un ruisseau ou même une rivière. Le jongleur a vite fait de grimper le long des barreaux. Les griffes de la bête auraient pu le déchiqueter assez rapidement. Une fois arrivé en haut, on lui lance le bout d'une corde, quelquefois plusieurs fois, il finit par l'attraper et il l'attache au dernier barreau horizontal. Faut-il préciser que le barreaudage est constitué de barreaux verticaux et de barreaux horizontaux, d'où l'échelle, la facilité avec laquelle il se retrouve en haut, le tigre battu de vitesse, sa fureur vite calmée par un morceau d'agneau qui au bout d'une semaine fait un agneau entier, soit huit agneaux par semaine et un homme tous les dix ans mais comme il a définitivement quitté son pays il ne mangera plus d'hommes sauf par accident. Au bout de la corde il y a un seau. La corde, on s'en doute, est nouée à l'anse qui cogne le seau, si le seau et l'anse sont deux choses différentes, ou qui se cogne elle-même dans le cas exactement contraire. Du puits, du ruisseau ou même de la rivière, selon le cas, on forme une chaîne humaine composée du reste de la troupe moins le jongleur qui n'a pas de double ni de double existence. Il est seul sur le toit, on se demande pourquoi il remplit le réservoir d'une eau tantôt buvable tantôt dangereuse.

— Quelle heure est-il ?

— Il est, Madame, Monsieur, gentilles demoiselles, l'heure d'être tombé sur et non pas dans un puits, un ruisseau ou même une rivière. Il peut même faire nuit. Il peut pleuvoir, venter, neiger, tout le monde serait mort que ça ne changerait rien à l'affaire. Une fois le réservoir rempli, qu'est-ce qu'on en fait ? La réponse est rien. On ne fait rien du réservoir. On lui a fait quelque chose en le remplissant. Qu'est-ce qu'on a fait en le remplissant ? On a augmenté sa masse. Et de quoi donc ? D'eau. D'eau de puits. D'eau depuis. D'eau de ru, d'eau de ruvière. À la base de la citerne, si le mot citerne peut-être mis à la place du mot réservoir c'est tout simplement parce que ces deux mots peuvent à la rigueur dire la même chose mais surtout parce qu'ils doivent être prononcés différemment. L'inverse est aussi raisonnable. À la base du réservoir. C'est pareil. Seule la prononciation est différente. L'effet dépend, l'effet sur les autres veux-je dire, dépend de tellement de choses que je n'ai jamais eu le temps d'en faire le boniment. Rezeveur. Ceterneux. Iêeux. Eêoi. Ê, voyelle commune. Peut-être suffit-il de prononcer cette voyelle pour donner l'idée d'une citerne ou d'un réservoir, selon le cas. Qu'est-ce que je dis ! Il n'y a qu'un cas, celui dans lequel l'Ê contient le contenu des seaux nécessaires à la toilette du tigre, ne l'oublions pas ! Mais peut-être vaut-il mieux rendre à la voyelle sa nécessaire consonne, avec ce net désavantage d'une consonne située après la voyelle, comme dans Air, sauf que c'est Êr qu'il faut prononcer. J'ai l'air. Je n'ai pas l'êr. De l'air donc mais avec un ê beaucoup plus prononcé. D'où l'agneau. Mais la question n'était pas de savoir quel rapport existait entre le réservoir ou la citerne et l'agneau, le seul coupé en sept morceaux, les autres étant livrés au carnassier en parfait état de conservation et même vivants. Sur les huit cris d'agneau qui ont eu lieu chaque semaine que je fais, deux sont poussés le même jour mais en des endroits différents de la journée puisqu'un des agneaux meurt naturellement dans la cage du tigre, l'autre est égorgé derrière la roulotte des artistes.

— À quel moment ?

— Précisons la question : ce moment se situe entre le repas du tigre et la toilette qu'on lui inflige parce qu'il est couvert de sang, ce qui le rend furieux. Le jongleur a beaucoup de mal à redescendre. On a beau se dire que l'estomac du tigre est plein et qu'il ne pourra plus rien avaler, il n'empêche que sa rapidité et même sa précision sont améliorées sensiblement par le repas qu'il vient de faire, qui lui pèse certes mais qui fait déjà son effet. La descente est un art difficile. On ne surprend plus le tigre qui tout à l'heure était occupé à se lécher les babines. Il les lèche, mais dans un autre sens.

— Comment je descends de là, moi, alors ! s'écrie le jongleur.

Autre précision de la question : tu redescendras quand ce sera le moment. Réponse qui n'en est pas une quand on pense que le tigre ne mange qu'une fois par jour, il est propre quand il mange, mais propre de la veille, il a eu le temps de sentir la merde et la pourriture d'agneau qui lui remonte.

Pauvre jongleur. Il n'avait même pas eu l'idée du tas de paille qu'on transportait dans une remorque-cage. Personne n'avait eu une idée que seul Golo pouvait avoir parce qu'en lui, la peur atteignait des proportions infinies.

— Dételez donc cette remorque, fit-il après avoir ouvert le robinet.

L'eau jaillissait maintenant du tuyau dont les articulations grinçaient sinistrement. Le tigre se battait avec le jet mais pourquoi faire ? Il le brisait, certes, et après ? Golo sautait dans la paille et les enfants applaudissaient. Sa mère était très fière de lui. Mais c'était une femme malheureuse. La nuit elle se réveillait en criant parce qu'elle venait de voir Manuel parmi les spectateurs tandis qu'elle était en train de voltiger sur le dos du cheval. Un autre homme lui caressait les seins pour qu'elle se rendormît.

— De quoi as-tu rêvé ? demandait Golo le lendemain avant de monter sur la cage.

C'était peut-être le dernier jour de son existence, car, s'il avait parfaitement résolu le problème de la descente (parfaitement, pas tout à fait, la tête pouvait toujours se casser contre le rancher et que dire du vent qui quelquefois se mettait à rugir ?), celui de l'ascension laissait encore à désirer. On le surprenait quelquefois en pleine réflexion, assis sur un caillou qui lui meurtrissait les fesses. Il n'avait même pas entendu le cri de l'agneau. Quelqu'un tenait le morceau sanglant, prêt à le jeter dans la cage. Ou bien le morceau sentait la pourriture et on était déjà le deuxième jour de l'existence fragmentaire de Golo.

Les semaines passèrent. Comment dompter le tigre qui a déjà mangé de l'homme ? L'homme était vivant pendant qu'il le mangeait. Combien de temps vit-on dans ces conditions ? La géante n'en sait rien. Ce que regarde le tigre quand il regarde à travers les barreaux, c'est la quantité qu'elle représente pour son estomac de mangeur. Elle ne le domptera pas. Un jour Dieu l'a poussée dans la cage. Elle ne voyait pas le tigre. Si Golo avait été là, il se serait tenu à une certaine distance de la cage, comme les autres, tous du même côté, s'attendant à assister à la défaite de la géante qui, si elle n'était pas mangée, serait humiliée pour toute la vie, sans parler des blessures et des mutilations. Le tigre rugit. La géante tenait le fouet dans sa main droite, la main gauche essuyait son beau visage de statue. Le tigre était couché. Dieu le picotait avec sa longue canne qui se retirait vivement quand le coup de griffe la menaçait.

— Il est lent, dit Dieu.

C'était un indice. La géante comprit qu'elle devait occuper le centre de la cage. Comme elle voulait apparaître le plus grand possible, elle marchait sur la pointe des pieds. La paille craquait sous elle.

— Si tu meurs, tu iras en enfer, dit Dieu.

Il y avait un homme dans le tigre, un homme malheureux qui avait été un assassin ou un opposant politique, un homme qui avait vécu pendant plus d'une minute la tragédie d'être mangé par une bête, un homme qui était mort en comprenant parfaitement le sens de ce qui lui arrivait. Ce tigre n'avait jamais mangé d'hommes. Il s'y prendrait peut-être mal. Les tigres expérimentés avaient le défaut de tuer leur proie avant de la manger. On réservait les tigres vierges aux grands criminels, ceux dont on voulait parfaitement se venger. Vierge de mort violente, l'homme ne l'était pas, à moins d'une erreur judiciaire. Il en savait plus que le tigre sur ce sujet délicat. Mais il n'avait pas saigné ses victimes pour les manger. Tandis que la géante n'avait jamais tué personne, pas même les agneaux. Qui tuait les agneaux ? Était-elle trop lente pour tuer les mouches qui harcelaient son beau visage de toile peinte ? Dieu l'avait imaginée en amazone, jambes nues, chaussée de sandales, portant le fouet à la place de l'arc, ce qui remettait au lendemain le brûlement du sein. Il la décoiffait en prévision du vent. Avec qui jouait-il ? Avec le tigre ou avec elle ?

Elle en pleurait encore. Elle pleurait dans les bois et au bord des rivières. Sur les chemins, Golo était assis sur ses bras croisés et il l'écoutait. Le tigre ne l'avait pas mangée. Il ne l'avait même pas agressée. Il ne s'était même pas levé et la canne de Dieu, dont le bout est forgé en pointe, entrait dans la chair tremblante de son museau et le coup de patte ne réussissait pas à la briser, ni même à l'atteindre et le rire de Dieu explosait, explosait ! Le jongleur avait ouvert la grille et il avait tiré la géante par la ceinture. Avait-elle dompté le tigre ? Dieu l'affirmait. Les autres se taisaient. Avait-elle vu l'homme dans les yeux du tigre ? Dieu ne pouvait pas le savoir. Il voulait la détromper. Les autres s'étaient assis.

— Si tu avais été là, dit la géante à Golo, tu te serais assis toi aussi.

Dieu cherchait la trace de l'homme sur le corps de la géante qu'il fallut entièrement dénuder. Pour la première fois, on vit l'énorme broussaille de son sexe, une broussaille rouge et noire qui formait un parfait triangle. Elle n'avait jamais mangé de l'homme et on plaignait l'homme qui se laisserait surprendre par un désir aussi peu conforme que possible aux habitudes de l'homme en matière de Désir. Un soir d'automne, après la pluie, Manuel la vit chevaucher un étalon qui paraissait petit sous elle.

La pluie. Manuel n'en avait connu que les ravinements, la boue du fleuve, et les bouillonnements de l'estuaire agité de roseaux, de branchages et de cadavres d'animaux. Maintenant la pluie pouvait s'acharner pendant des heures sur la végétation où s'épanouissaient des couleurs nouvelles. Les années avaient passé. Il avait suivi son maître pour le servir encore sur cette terre où on ne parlait plus sa langue. Un océan, qui par trois fois avait menacé sa vie, le séparait du peu de propriété dont le maître l'avait dépouillé. Sur le bateau, après la première tempête, il s'était juré de ne plus jouer. Un plus pauvre que lui venait de lui arracher le dernier billon. La deuxième tempête parut avoir pour mission de prévenir les idées de vengeance. Il y en eut une troisième, pour inspirer la peur et ce fut avec cette peur qu'il débarqua sur ce quai qui ne ressemblait à aucun autre connu de lui.

Il reconnut les mêmes bagnards, les tristes qu'il n'avait jamais plaints. Les filles de joie promettaient l'aventure lue dans la paume de la main. Il n'accepta qu'un brin de romarin. Un gosse fouilla discrètement dans ses poches. Il tordit ce poignet, reconnaissant le Gitan mais n'osant pas s'adresser à lui dans leur langue commune. Le maître surveillait le débarquement. Sa cousine l'entretenait à voix basse. Sa voiture attendait au milieu d'autres véhicules qu'on chargeait en silence. Le cocher, un nègre bossu qui fourrageait sa barbe bleue, sifflotait en regardant les filles. Le cousin était un étranger. Il était sur la passerelle et parlait à une enseigne qui lui répondait par signes.

Manuel envoya une chiquenaude sur l'œil du petit Gitan qui s'éclipsa. La Gitane qui lisait dans sa main ne bougeait plus, comme si elle venait de rencontrer le diable sur les chemins obscurs de l'homme qui se confiait à elle. Ou bien le gosse en question lui appartenait. De loin le maître recommanda à son valet de ne pas se laisser soulager du dernier billon, comme s'il ignorait que celui-ci n'existait plus. Le couteau de Manuel s'était tenu tranquille dans la faja. D'ailleurs Manuel n'avait jamais tué pour des questions d'argent.

— Tu la retrouveras, dit la Gitane.

Elle caressait l'endroit de la paume où cet événement aurait lieu certainement. Mais lui avait-il posé la question ? Il ne s'en souvenait plus. Il pensait au peu d'argent qu'il devait maintenant à cette devineresse. L'enfant n'avait rien trouvé dans les poches. Elle le savait. Attendait-elle ce moment où il lui avouerait qu'il n'avait pas les moyens de la récompenser ?

— C'est ton maître ? demanda-t-elle.

Sa recherche continuait.

— L'autre (le cousin) est un mauvais homme, dit-elle.

Son œil désigna les bagnards qui formaient la chaîne entre les bateaux et les camions.

— Elle aussi est une mauvaise femme, dit-elle.

Apparut le cheval de Don Guillermo, en funambule noir et blanc sur la passerelle qui se pliait. Ses sabots firent voler le sable de la butte. Un claquement de doigts avertit Manuel. La Gitane le retenait par la main.

— Je sais qui elle est, dit-elle.

Manuel fouillait dans ses poches. Les doigts claquèrent de nouveau. La cousine se haussa sur la pointe des pieds pour regarder le valet qui tardait à venir.

— Mauvaises gens, dit la Gitane, ils portent tous malheur. Je te dirai qui elle est quand tu auras de quoi me payer.

Manuel vit le cheval pirouetter au milieu des bagnards qui riaient.

— Les femmes ne sont pas bonnes pour toi, dit la Gitane.

Comment le savait-elle ? C'était pourtant une femme qu'il voulait revoir. Parce qu'elle l'avait trahi ? Il lui avait fallu des mois pour apprendre qu'elle était partie avec le cirque. Des mois d'une fureur dont le maître ne voulait pas entendre parler. La Gitane savait tout cela. Il lui suffisait de fermer les yeux pour se transporter sur les lieux mis sens dessus dessous par Manuel à l'époque où sa colère semblait le mener tout droit à la folie. Il lançait le couteau contre les arbres et les portes, à deux doigts des corps tremblants de ceux qui auraient pu témoigner mais que le maître, pour quelles raisons, avait condamnés à ce silence de bêtes traquées. Le couteau franchissait les distances plus vite que l'esprit. Il tortura même ses autres femmes parce qu'elles ne pouvaient pas ne pas savoir et il s'attira la haine de leurs enfants, sachant qu'ils étaient tous les siens.

La ruse de la Gitane fonctionnait à merveille, si c'était une ruse. Il s'approcha du cheval.

— C'est un beau cadeau, dit le cousin.

Le cheval venait de le ridiculiser et les bagnards avaient reculé en détournant leurs regards.

— Ne soyez pas ironique, Néron, dit la cousine qui caressait la main de son cousin pour qu'il lui pardonnât la maladresse et la mauvaise foi de l'époux désarçonné.

La gerbe de sable avait coulé sur sa précieuse robe. Plus loin, la Gitane s'éloignait, suivie par le gamin qui marchait comme un homme, le couteau entre les dents. Un petit singe blanc trottinait derrière lui. Comment Golo aurait-il pu reconnaître son père ? Il se souvenait plutôt d'un géant au regard noir, une mèche noire tombait sur cet œil, le bord du chapeau coupait l'ombre de l'autre, la peau du visage était toujours soigneusement rasée. Mais la description qu'il fit de lui la plongea dans un état d'excitation qu'elle ne voulut pas expliquer. Elle était devant le miroir et préparait son beau visage. Le pinceau trempé dans le noir soulignait le peu d'ombre que ce visage inspirait au désir. Elle n'avait pas tremblé.

— Tu le connais ? finit par demander Golo.

Le doigt peignait les lèvres, de ce rouge presque bleu dont elle avait le secret. Elle dit non. Golo s'accroupit pour la chausser. Il s'agissait de croiser le lacet sur la jambe et de le nouer au-dessous du genou. Le singe aussi regardait. Il fallait qu'elle en parlât à Felix.

— Felix ? dit Golo qui œuvrait lentement.

Dehors un roulement de tambour annonça que le rideau allait se lever. Pernelle était la première à entrer en scène. Le décor était celui d'une terrasse. La toiture d'un temple était posée sur l'horizon. On entendait la clameur d'un peuple. Dans les coulisses, Golo frappait des coquilles d'acier l'une contre l'autre pour figurer le trot des chevaux. Nicolá lui-même agitait une tôle pour imiter le fracas des roues sur le pavé. Felix s'était juché sur une bassine renversée censée représenter l'Acropole qu'il venait de gravir. Sur un signe de lui, la clameur cessa. Il allait parler.

Et Pernelle se penchait pour l'écouter. Elle tenait les deux mains croisées sur son cœur. La voix de Felix s'éleva. Golo, qui connaissait le contenu du discours et même sa durée, s'aventura en marge du public. Le valet qu'il avait rencontré ce matin fumait la pipe en regardant la scène. Il portait un poignard à la ceinture. Il avait incliné son chapeau sur la nuque et de temps en temps il épongeait son front étrangement ridé, comme crevassé par la tension que Pernelle exigeait de lui. Golo eût aimé observer l'effet que les premiers mots prononcés par Pernelle produiraient sur ce visage de pierre et de broussaille, mais le discours de l'orateur se finissait et il ne devait pas manquer de s'ajouter à la clameur au moment prévu par la pointilleuse mise en scène de Felix. Il arriva à temps pour enfiler à ses pouces les anneaux des coquilles.

Pernelle s'était avancée vers la rampe. La rumeur s'estompait doucement. Le public venait de comprendre que l'orateur avait remporté une victoire décisive sur les ennemis du peuple et de la nation. Il acceptait les lauriers mais demandait à réfléchir sur la prise de pouvoir qu'on attendait de lui. Pernelle renseignait le public sur l'état de ce pouvoir dont les ministres débattaient dans la salle du conseil. Le sang allait encore couler. Mais qui était-elle ? On n'allait pas tarder à le savoir.

Le général qui fit son entrée à ce moment-là fut applaudi avec ferveur par le public. Qui était-elle pour lui ? Le monologue qu'elle venait de débiter presque monotonement indiquait nettement que son cœur se débattait entre la trahison de son amour et la fidélité de ses origines. La candeur du général, qui se frottait contre elle avec une insistance par trop théâtrale, devint lamentable. On entendit encore le pas des chevaux sur la place. Ils s'éloignaient.

Golo était libre. Il retourna sur le timon et le remonta jusqu'au brancard. L'homme était toujours là, fumant sa pipe, ses yeux suivaient les évolutions de Pernelle qui entre-temps était entrée dans cette hystérie si mal jouée malgré les conseils de Felix. Son père était parmi les ministres et il avait juré de ne pas se rendre vivant.

— Je ne veux pas d'une orpheline, avait dit Felix un peu obscurément, mais son visage, qu'il avait exagérément blanchi, exprimait l'intransigeance communiquée par la fièvre du combat et des encouragements, qui montait encore en lui.

Nicolá, en écrivant ces répliques, n'avait pensé qu'au corps de Pernelle et pas du tout à l'ascension du général qui partageait le titre de la pièce avec cette pâle imitation de la jeunesse dorée en proie au conflit du désir et du devoir. Manuel grogna quand elle faillit montrer son sein. Qui était-il ? La femme du directeur du bagne, qui était une cousine de Felix, l'avait traité comme un homme et non comme le valet qu'il était. Il connaissait les chevaux. Sa poigne indiquait un personnage sur lequel il fallait compter. Sur la scène, Pernelle, qui se faisait passer pour la sœur aînée de Golo et que celui-ci croyait être sa sœur, Pernelle semblait ne plus voir ce revenant qui était pourtant entré en elle pendant qu'elle se maquillait et Golo avait senti que sa vie allait changer. Certes il ne grandirait plus. Mais il savait maintenant que cet homme faisait partie de sa vie.

Les traits du visage ne le renseignaient pas. Il ne se reconnaissait que dans les miroirs. Dans les yeux de Pernelle plus que dans tout autre miroir. Le général s'était noblement jeté à ses pieds et elle retenait ses larmes en en parlant. C'était les mots de Nicolá. Quelle sensation lui procurait cette savante substitution ?

— Tu as l'argent ? demandait la Gitane à Manuel.

Elle était apparue devant lui. Il n'aimait pas cette magie. Il préférait les tours, même s'il n'en comprenait pas les artifices.

— Qu'est-ce que tu lui diras s'il te paye ? lui avait demandé Golo.

Elle l'avait rassuré : rien que tu ne saches déjà, avait-elle dit.

Il l'avait quittée à l'entrée de la citadelle et le petit singe l'avait suivie en trottinant. Ils entrèrent dans le campement. Le petit Guillaume le prit encore pour un enfant et il lui lança sa balle. Elle rebondit sous le nez du singe qui cette fois ne la confondit pas avec la pomme que son imagination reproduisait dans tous les objets un tant soit peu sphériques. Golo se précipita sur la balle.

— Je ne suis pas un enfant, dit-il.

Lucile mit le nez à la fenêtre.

— C'est toi, Golo ?

Il faillit lui dire que la vieille Gitane savait quelque chose au sujet du valet qui accompagnait son oncle. Était-ce oncle qui fallait dire ? Felix était bien son neveu puisqu'il était le fils de sa sœur. Peu importait qu'il ne fût pas celui de son père, lequel était certainement le père de Lucile. Il y avait un cas dans lequel Felix et Lucile n'étaient plus frère et sœur. De plus, l'enfant de Lucile portait le prénom de l'oncle de Felix. Sans ce prénom, les liens du sang se compliquaient d'un adultère. Golo en avait parlé avec Nicolá qui n'avait songé qu'à lui fermer son caquet de pipelette.

Golo n'était pas un nom chrétien. Comme Bortek. Il avait lancé la balle le plus loin possible. Le singe ne se laissa pas leurrer. Il posa son petit derrière gris et lisse sur la branche d'un frêne qui retenait le fil à linge. Le vent agitait les chemises de Nicolá. C'était l'après-midi à l'heure de la sieste. Lucile ne dormait pas. Elle travaillait en évitant de faire du bruit. La balle avait atteint les contreforts. On eût dit qu'elle faisait l'effort de grimper le long de la muraille, mais elle retomba sans rebond et disparut dans l'herbe. Guillaume pleurait doucement. On entendait les claquements que le vent arrachait aux chemises. Golo accepta d'alimenter le feu qui couvait sous les fers. De la main gauche, il le piquait avec le tison et de l'autre il actionnait le soufflet. Lucile mouillait son doigt sur sa langue puis tapotait la surface lisse et noire du fer. Nicolá exigeait des chemises impeccables.

— N'as-tu jamais ciré ses bottes ? demanda Guillaume entre deux hoquets.

Golo fit non de la tête. Il n'aurait pas aimé être l'esclave d'un nègre. Il n'aurait pas aimé être bouffon non plus.

— Pernelle ne devrait pas montrer ses jambes, dit Lucile.

Les fers soufflaient comme des bêtes qui résistent à l'homme mais elle leur arrachait ce glissement et ensuite elle les posait sur la grille en demandant à Golo de cesser de rêvasser. Guillaume pleurait toujours. Le singe aurait trouvé la balle s'il avait voulu. Le singe aussi savait arracher les choses aux choses qui les retiennent contre la volonté.

— Avec Bortek, dit Golo, ça fera deux.

Lucile acquiesça.

— C'est peut-être un chrétien, dit-elle.

La vieille Gitane savait quelque chose de plus important.

— Je te dirai qui est Pernelle, avait-elle dit au valet.

Il avait accepté ce rendez-vous. Elle ne lui dirait pas tout mais il en saurait assez pour l'obliger à l'écouter. Golo avait cette idée dans la tête et il n'arrivait pas à penser autrement. Dans la roulotte, Nicolá changea de position. Il allait se mettre à ronfler. Les fers glissaient sur ses chemises.

— Je ne sais rien d'eux, dit Lucile.

Elle répandait de l'eau de rose dans la corbeille.

— Comment peut-on aimer un homme qui en aime une autre ? se demandait Golo. Tu devrais chercher la balle avant qu'elle ne disparaisse totalement, dit-il à Guillaume.

Guillaume était jongleur. Nicolá aurait aimé être son père. Il l'avait dit une fois, Golo en était témoin, mais un témoin écrasé par le silence qu'on attendait de lui. Le vent agitait les chemises. Il agitait la fumée au-dessus du feu. La salive de Lucile grésillait. Pernelle préférait Felix, cela Golo le savait. Felix aimait Antoine. Il ne restait plus à Lucile qu'à se laisser aimer par Antoine et le cercle était parfait.

Golo vivait seul. Quelquefois les divinations de la Gitane le plaçaient sur l'un des sommets d'une constellation qui promettait. Comme si quelque chose pouvait se passer entre Antoine et Lucile. Nicolá ronflait.

— Pourquoi as-tu jeté la balle aussi loin ? demanda Lucile.

À cet endroit, l'herbe était haute, traversée de jaune et de vent. Golo réfléchissait. Maintenant le valet prétendait se situer lui aussi sur cette circonférence inachevée, forcément à proximité de Pernelle. Mais que savait-il du cercle ? Quand l'enquêteur apprit (on était vendredi) qu'un membre du cirque venait de se suicider en se jetant dans le fleuve et qu'en plus il s'agissait d'une femme, la franchise du nain Golo, qu'il avait d'abord pris pour un menteur, s'imposa à son esprit. Il était couché sur son sofa et le policier lui parlait de faits qui remontaient à deux heures. Il n'avait pas pu aller plus vite en besogne. Lui-même avait été réveillé dix minutes à peine après le drame. Il dormait depuis huit heures ce matin, encore heureux d'avoir trouvé le sommeil qui lui avait manqué toute la nuit. On le prévenait toujours avant le dîner de la veille et toujours de la même façon, le chaouch impeccablement tarabiscoté, la serviette de cuir sur l'avant-bras, déjà ouverte quand il arrivait, la lettre, le tremblement de ses lèvres qui lisaient en silence, le tournis d'une seconde dû à un afflux exagéré de sang dans le cerveau et cette goutte de sueur froide qui descendait le long de sa colonne vertébrale, nue en général à cette heure sacrée de la journée, il n'était pas célibataire comme l'enquêteur et jouissait de sa femme tous les soirs avant de se coucher, sauf ces soirs où le chaouch arrivait avec la nouvelle que l'exécution du condamné aurait lieu le lendemain à l'aube, la lettre ne précisait pas si les grilles du bagne seraient ouvertes au public. Généralement il récompensait le chaouch d'une tape sur l'épaule, exactement entre la base du cou, où descendait le col de la vareuse, et l'amorce de l'épaule qui s'élevait en pompon.

La joue de l'autre s'était crispée mais il ne la tapota pas. Il referma la porte sur un galop effréné et retourna à sa chaise, de l'autre côté du guéridon qu'il partageait avec sa femme. Comme il était pâle et silencieux, elle ne lui posa aucune question. Il avait abandonné la lettre sur le bahut où elle ressemblait à une tourterelle sur le point de s'envoler, blessée peut-être, à cause du cachet rouge dont il avait emporté des brisures à la semelle de ses chaussures, et surtout des grosses mouches qui voltigeaient dans l'air épais du soir. Il était nu jusqu'à la ceinture, l'estomac un peu tendu par l'excès de pommes de terre et de beurre, une virgule de moutarde couronnait sa moustache (il racontait tout ça pendant que l'enquêteur attendait les bottes que Marthe avait emportées pour les cirer). Elle referma son peignoir. Il était inutile de l'exciter maintenant. Elle sembla même s'affaisser et il perdit de vue le galbe de ses seins. Il restait une patate dans le plat. Elle l'arrosa du jus noir tavelé d'ail.

— Heureusement que cela n'arrive pas tous les soirs.

Elle voulait dire qu'on ne peut pas assister tous les matins à l'exécution d'un être humain qui semble toujours le même, comme si l'on répétait la même erreur. Elle s'envoyait en l'air tous les soirs, aussi les trois ou quatre supplices auxquels il devait assister n'affectaient par son bonheur. Elle préconisait même le plaisir comme prélude à cette mort spectacle. Elle l'étonnait.

— Aliz, dit-elle, (elle l'appelait Aliz depuis qu'elles brodaient ensemble dans les jardins privés du bagne) leur faisait parvenir une bouteille d'eau de vie.

Il sursauta. Elle voulait dire riquiqui mais ne s'était pas mordu la langue. Dans ses rêves, elle montait nue sur l'échafaud et attendait jusqu'à la dernière éjaculation avant de se livrer au bourreau. Ensuite elle devenait flasque, visqueuse et l'odeur de la pourriture lui venait à l'esprit. Elle se réveillait lentement, envahie de sueur et de drap, certaine de vaincre ce simulacre d'inhumation et impatiente de recouvrer sa mémoire de femme du monde, ce qu'elle était depuis qu'elle fréquentait Aliz de Vermort, marquise ou baronne de los Alamos, elle ne savait plus, elle-même étant une fille Trotin, artisans en horlogerie et autres mécaniques de précision. Ses bavardages soulageaient un peu le pauvre homme qui ne se lamentait pas, certes, mais qui avait fini de manger malgré l'aspect engageant de la pomme de terre mouillée de jus qu'elle continuait d'arroser, bel automate dont il ne songeait plus à parfaire la mécanique (il avait lui aussi du sang Trotin).

Il acheva son verre cependant et conserva la bouteille quand elle leva la table. Devait-elle le laisser seul ? À minuit, il sortirait et ses pas le conduiraient jusqu'à la grille du bagne où il demanderait à entrer. La veuve est dressée devant la lune. L'air sent la graisse. Tabarie lui a indiqué une fois le poids du couperet et il en a justifié la géométrie. La moitié des canons sont tournés vers l'intérieur de la cour. On n'a pas fini d'installer les sacs de sable. Les hommes travaillent en silence. La sentinelle reconnaît le policier qui se renseigne auprès d'elle sur l'identité du supplicié.

— On va lui montrer comme c'est facile de tuer, dit le soldat, si c'est un soldat, la lune ne sait pas.

— Il ne retiendra pas la leçon, dit le policier qui se glisse entre les battants de la grille.

La sentinelle s'est arc-boutée, luttant contre l'inertie. À neuf heures, Hortense Trotin poussa la porte de la mercerie. Mercier était assis sur un tabouret, pâle comme un mort, recevant comme une aumône les soins de son épouse qui ne se ménageait pas. Elle l'avait débarrassé de sa cravate. Une carafe était débouchée et visitée par les mouches. Le verre n'avait pas été vidé. La clochette tinta. C'était Hortense Trotin qui entrait. Elle avait d'abord montré sa jolie tête de poupée et avait demandé si le fil de son perroquet était arrivé. Madame Mercier s'était retournée, pivotant sur place. La tête mélancolique de Mercier apparut à la tangente de sa taille.

— Entrez, madame Trotin, dit madame Mercier d'une voix si triste qu'Hortense Trotin en conçut une espèce d'écœurement.

Elle entra cependant. Mercier fit mine de se lever puis s'excusa de ne point y parvenir.

— Un malaise ? dit Hortense.

Elle connaissait les vertiges de Mercier, qu'il attribuait lui-même à la pratique de la course à pied, aussi lui recommanda-t-elle de ne plus courir de bon matin. Il avait couru en effet. Il n'avait peut-être jamais couru aussi vite. Le malaise était bien la conséquence de cet effort exagéré sur lui-même. Avait-il couru en rond comme d'habitude ? demanda Hortense qui se doutait que justement, ce matin, Mercier n'avait pas bouclé cette boucle à partir de la porte d'entrée de l'immeuble, laquelle jouxte la vitrine de la boutique. Mais tout n'avait pas commencé par une promenade. Le fiacre avait fait un boucan du diable dans la ruelle. Il était quatre heures peut-être.

— Vous connaissez Z* ?

Il se réjouissait d'avoir enfin l'occasion de voir une tête tomber près de chez lui. Il n'avait jamais voulu franchir une plus grande distance, allez donc savoir pourquoi ! Maintenant qu'il habitait aux colonies, c'était peut-être plus facile. Les routes sont meilleures. On s'étonne moins de vous les voir emprunter sans donner d'explication. Il allait en fiacre le plus souvent. Il possédait une draisienne à laquelle il avait donné un nom de cheval. Hortense s'étonna mais continua de réduire sa légitime curiosité à ce silence boudeur qui la rendait si séduisante à l'heure des conversations. Mercier parut moins triste. Il ne se souvenait pas du nom du cheval. Le fiacre avait été loué pour une heure. Le cocher avait consulté sa montre, geste destiné à appuyer sa thèse selon laquelle on arriverait les derniers. Il faudrait se contenter du bruit du couperet. À cette distance on ne voyait que des chapeaux, précisa le cocher qui parlait par expérience. Il amenait avec lui un nerf de bœuf, mais seulement parce qu'il était sur la défensive. Il n'aimait pas la foule. Il n'avait jamais cherché à en occuper les avant-postes, aussi préférait-il arriver le premier, ce qui fait toujours plaisir aux clients. C'était un plaideur. Il ne s'interrompit que pour écouter Mercier lui dire qu'il assistait à l'exécution en tant que juré. La plaidoirie s'acheva là.

S'il y avait un moyen d'arriver le dernier et d'être aux premières loges, Mercier l'avait trouvé. Le cocher le félicita presque. On avait encore du temps à tuer. Mercier posa encore la question de savoir s'il lui était permis de ne pas assister à cet assassinat. Son ami, qui était de la police et le protégeait un peu, lui expliqua de nouveau le sens de sa présence. Le fiacre cahotait entre les façades grises du petit matin. Le cocher parlait au-dessus d'eux mais on ne l'écoutait pas. Mercier n'avait voté la mort que sous la pression du président qui l'avait menacé d'imbécillité. Il ne dormait plus depuis. L'opium l'abrutissait sans le reposer. Il n'avait pas eu d'autres sujets de conversation. Il lui était peut-être arrivé de mentir pour conclure dans le sens de ses interlocuteurs. Ils étaient chaleureux. Certains le félicitaient à chaque rencontre. Il avait même fumé des cigares. Il avait bu aussi et il avait fait du scandale à cause d'un va-nu-pieds qui avait profité de son ivresse pour tenter de lui dérober ses bottines. Un sans-culotte l'eût-il déculotté ? plaisanta quelqu'un.

On riait beaucoup à ses dépens depuis qu'il s'était prononcé en faveur de la mort. Il ne la souhaitait pas, tergiversait-il. Il s'était seulement rallié à la majorité des voix. Hortense n'avait pas remarqué ce désordre qui affectait le ménage Mercier depuis près de deux mois. Avaient-ils reçu le fil pour son perroquet ? C'était le perroquet le moins perroquet qu'on n'eût jamais vu. Pourtant elle s'était inspirée de la réalité. Elle était allée voir le perroquet chez un oiseleur et elle avait acheté une aquarelle. Elle en avait aussitôt composé une interprétation, d'abord en se laissant guider par son goût pour la liberté, puis renonçant à cette cohérence même. Le résultat avait impressionné Mercier qui y avait vu une image de la mort. C'était un perroquet plat, entièrement déployé et la tête représentée par ses deux profils. Le projet avait quelque chose d'absurde mais on ne savait pas quoi. On n'en discuta peu. Hortense revenait tous les deux ou trois jours avec de nouvelles exigences. Elle comparait les fils, les soumettait à la lumière du soleil dont elle connaissait l'heure d'apparition dans cette ruelle obscure et humide. Elle avait eu aussi l'idée de donner à chaque œil une couleur différente. Un instituteur perdit un peu de son temps à expliquer que les oiseaux voient deux choses à la fois, ce qui doit sacrément tourmenter leur cerveau dont on sait qu'il est petit, d'ailleurs un gros cerveau n'est pas capable de voler. Il s'amourachait lentement d'Hortense. Elle interposait son perroquet.

Peut-être une fois appela-t-il son attention sur l'état de délabrement qui affectait Mercier. Elle ne s'en souvenait pas. Ce matin elle avait mis les pieds dans le plat. Mercier voulait vider son verre. Il en parlait mollement. Hortense se noya dans ce regard. Il délirait. Maintenant il savait que ce qu'il avait pris pour un fauteuil n'en était pas un. Il avait été à peine étonné de voir un fauteuil sur le devant de la guillotine. Le fauteuil était tourné vers la lunette. On attendait. La corbeille, sur le côté, avait l'air d'une malle tressée pour les grandes aventures coloniales. Ce trait d'humour, passable et lent, était l'œuvre d'un autre artisan qui taillait des costumes aux militaires en garnison. Le jet de sang avait giclé sur le dossier du fauteuil. Était-ce un couvercle soulevé, ce dossier ou bien la corbeille destinée à recevoir la tête avait-elle vraiment la forme d'un fauteuil dont on pouvait supposer qu'il était sans fond.

— Je ne sais plus, dit Mercier en se tenant la tête.

Hortense sortit dans la rue pour examiner les effets du nouveau fil sur un autre fil qui le croisait par en dessous. À neuf heures, le soleil éclairait ce côté de la rue, excepté en contre-haut où un escalier glissant demeurait dans l'ombre depuis la construction du fournil. Elle leva un instant les yeux de son ouvrage. Victor s'était couché dans la chambre d'ami ce matin en rentrant. Il n'avait pas voulu la déranger. Il avait cependant laissé sur la table les consignes concernant les numéros à jouer aujourd'hui. Elle avait écouté à la porte. Quel étrange silence que le sommeil de cet homme quand il dormait seul ! Elle avait bu sa tasse de mauve et d'ortie près de la fenêtre. Pour une fois elle était demeurée debout. La mer scintillait dans un autre silence. Un navire parcourait l'horizon en funambule, toutes voiles dehors. Hortense n'avait jamais cherché le bonheur, en tout cas pas en la compagnie des hommes qu'elle tenait à distance du plaisir qu'elle éprouvait avec eux. Les femmes la chagrinaient mais elle conversait rarement avec elles. On considérait généralement qu'elle avait le cerveau un peu dérangé par des idées difficilement explicables autrement. Elle n'était pas incohérente. Sa logique pétrifiait. Aliz la raisonnait un peu si elle avait le temps. Son perroquet avait d'ailleurs des allures de perroquet, il était même, comment dire, un peu trop perroquet. Mercier la trouvait moins ennuyeuse, plus précise mais difficile sinon impossible à deviner. Hortense avait certes compliqué la posture du volatile et du coup les couleurs avaient pris une importance sans commune mesure avec ce genre d'entreprise. D'ailleurs madame de Vermort avait achevé son ouvrage et proposait toujours de le comparer avec l'original de l'aquarelle. Elle aussi avait vu les perroquets de l'oiseleur mais ils ne l'avaient pas inspirée.

Pourquoi donc Hortense s'était-elle si nettement éloignée de son modèle ? Ces travaux de reconstruction de la matière du perroquet n'avaient un sens que s'ils déroutaient l'esprit. Hortense avait-elle son idée de la perfection ? Le canevas était tavelé de zones inachevées ou même vierges de tous travaux. Il n'y avait pas eu de concurrence entre elles. La curiosité d'Aliz avait côtoyé l'inconstance d'Hortense. La situation n'avait pas changé, malgré l'achèvement d'un des deux perroquets. Mercier mit le nez dehors.

Hortense avait-elle les numéros à jouer ? Victor était d'une telle intransigeance depuis que les numéros du dernier vendredi 13 étaient sortis le vendredi suivant ! Mercier avait vu là un signe mais il s'était gardé d'en parler, sa conversation n'avait généralement que cette influence sur l'opinion que les autres pouvaient avoir de lui. Hortense lui donna les numéros. Il pâlit mais l'ombre dissimula cette faiblesse. On allait donc jouer les numéros correspondant aux lettres du nom du supplicié de ce matin.

— C'est sinistre et dangereux.

Ou bien ils gagnaient et il ne dormirait plus. Ou bien il se le reprocherait toute la vie, ne jouant peut-être plus mais surveillant de prés les résultats de la loterie municipale du vendredi. Il n'avait pas bu son verre dont l'anis avait dû quelque peu s'éventer depuis tout à l'heure. Les jours de pénitence, il guettait cette lente opacification. Victor s'était couché ? Et croyait-elle qu'il dormait ? Il y a des hommes en qui le spectacle de la torture réveille des instincts dont la femme raffole.

Hortense ne se décidait pas. Elle regarda Mercier s'éloigner, le chapeau à la main. Les échantillons s'accumulaient à son poignet.

— Je ne peux tout de même pas laisser faire le petit bonheur !

Aliz n'avait montré aucun signe d'impatience. Elle exposait son perroquet chez l'oiseleur en attendant de trouver un acquéreur. Elle avait soigneusement calculé le prix de revient. C'était le prix qu'elle exigerait. Madame Mercier avait vu le perroquet d'Aliz en allant acheter des graines pour ses canaris. Elle n'osait pas l'acheter. Cet ouvrage eût pourtant flatté son commerce. Le prix était exact. Elle n'y perdait rien. L'habileté de madame de Vermort inspirait l'indigence de quelques-unes, mais cette référence, toute brillante qu'elle fût, appelait la comparaison avec cette sorte d'aventure spirituelle à laquelle madame Trotin se livrait corps et âme. Il n'était donc pas question d'éviter de la vexer en ne choisissant pas son perroquet ou plutôt en n'attendant pas qu'il fût terminé.

Les Merciers n'avaient pas d'écu. Madame Mercier meublait le vide laissé par la révolution. Le perroquet d'Aliz eût fait florès dans ce sens. Elle serait obligée d'y penser tant qu'Hortense ne terminerait pas le sien. Ce jour ne semblait pas prochain. N'avait-elle pas eu elle-même un père en proie au mirage de l'œuvre à accomplir ? Il avait lutté toute sa vie contre cette mort lente. Elle était plus prosaïque. Elle gagnait plus facilement. Elle n'avait donc jamais cherché à convaincre Hortense de sa douce folie. Elle regrettait pour le perroquet d'Aliz mais il n'y avait rien à faire pour qu'il cessât de la tourmenter doucement.

Mercier avait pâli en lisant les numéros à jouer aujourd'hui, vendredi 13 juillet 1832, pâleur qu'il eût difficilement expliquée en se référant au dernier fiasco de Trotin. Il crut peut-être que son vertige avait échappé à l'attention de son épouse et il empocha le billet qu'Hortense lui avait donné presque sans y penser. Il frotta son chapeau sur sa manche. Il hésitait toujours à partir. Lui aussi avait négligé naguère d'embrasser un être aimé qui n'était jamais revenu. Et pourtant les Mercier ne s'embrassaient jamais avant de se séparer. Il vivait dans cette crainte infime. Ni l'un ni l'autre n'eût d'ailleurs été capable d'en exprimer l'absurdité. Ils y pensaient. La vie avait cette douceur. Hortense rentra chez elle sans avoir acheté le fil qui avait pourtant déclenché en elle une foule de sensations. Elle allait réfléchir. Le soleil de l'après-midi, peut-être.

— Au revoir, madame Mercier !

Victor dormait toujours. Elle entra sur la pointe des pieds. À quatre heures une estafette se présenta à la porte. Il avait un message oral pour monsieur Trotin en personne.

— C'est que, dit Hortense, sa personne dort.

Mais le messager n'avait reçu aucune précision concernant ce cas. Elle devait donc le réveiller. Victor écouta le message.

— Pernelle ? dit Hortense.

Il n'avait pas le temps de lui expliquer. En chemin, il se demanda si Mercier avait joué les numéros.

 

 4

 

1832

 

Cette année-là, le 14 juillet tomba un samedi. Notre enquêteur s'était levé tôt. Observant de sa fenêtre la rue pavoisée (comment ne l'eût-elle pas été ?), il songea qu'il avait été sans doute le seul à ne pas s'interroger sur l'influence de cette tête tombée un vendredi 13. Ses conversations de la veille avaient dû être affectées par ce périlleux manque d'à-propos. Il avait commencé à y penser à la fin d'un rêve et bien sûr il n'avait pas retrouvé le sommeil, ni même les personnages du rêve, qui s'étaient éclipsés sans laisser la moindre trace.

Un moustique tournoyait dans l'alcôve. Bonne explication du réveil. Il y avait une relation étroite entre la piqûre et la tête plongeant dans la sciure un petit matin de vendredi marqué par le sceau du diable. L'homme était de nouveau victime d'une crise d'arythmie. Le moustique volait dans le ciel de lit, cherchant une issue à son voyage inexplicable. Comment aurait-il conservé la mémoire d'une traversée du voile en pleine obscurité nocturne ?

Le premier réverbère se dressait à une bonne vingtaine de mètres. Tout le reste de la rue était noir. En arrivant hier au soir, l'homme avait expérimenté une inquiétude liée à l'exécution du matin, mais sans relation encore avec les dessous de cette date fatidique. Il avait beau se raisonner, la mort reçue de l'homme lui paraissait injustifiable. Et il redoutait d'avoir un jour à la désirer, pour satisfaire un appétit de vengeance parfaitement cohérent, d'autant plus cohérent que les désordres spirituels provoqués par la condamnation exigeraient de ce qui lui restait de conscience qu'il réglât au plus vite ce conflit inacceptable. Évidemment il ne connaissait personne susceptible de lui inspirer un tel amour mais il n'était pas difficile après tout d'imaginer qu'il était encore temps que celui-ci lui arrivât enfin. Sinon la nuit était parfaitement vidée de sa substance. Il n'avait aucune idée de l'importance de ce cloaque. La nuit était réduite à cette nudité, exactement comme s'il ne l'avait pas vécue. Seul le moustique signalait l'offense. L'homme passa du temps à chercher la déchirure mais le jour était à peine levé, il perdait même de vue le moustique absorbé par l'opacité du voile, seul le vrombissement des ailes alimentait la persistance de ce jet d'angoisse si difficile de justifier. Hier au soir, il avait vu les moustiques collés au plafond et il avait recherché l'araignée d'un autre matin, plus revue depuis. Il en avait conçu une trouble inquiétude, comme une plongée des mains dans un liquide de nature inconnue et ce désir maussade d'y trouver quelque chose. Il s'était déshabillé lentement, attendant peut-être la piqûre. Les moustiques étaient descendus au niveau de la lampe mais ne s'étaient pas approchés de lui. Il était demeuré un bon moment assis au bord du lit, la moustiquaire sur ses épaules, peut-être prêt à s'y réfugier. Ce moment de nudité, répété chaque soir, il s'était un jour rendu compte qu'il remplaçait la prière abrogée depuis qu'il ne croyait plus aux sornettes de l'existence.

Comment aurait-il renoncé à un rite préliminaire du sommeil ? Il était nu et seul, accablé de bonheur, de promesses, de nouveauté. La porte était fermée à clé, la fenêtre grande ouverte, les étoiles s'épanchaient dans la moustiquaire, la lampe s'éteignait doucement, il aimait cette buée d'oxygène. Pendant toute la nuit, le livre voyageait autour de lui, le traversant de temps en temps, froissant des pages enrichies de sa propre substance. La femme de chambre le posait sur la table de chevet, naturellement. C'était elle qui allumait la lampe et elle demeurait auprès d'elle jusqu'à ce qu'il rentrât, ce qui ne pouvait pas raisonnablement durer. Il s'excusait toujours de son retard, s'il était en retard, ou s'étonnait de sa présence, s'il estimait avoir de l'avance sur l'horaire.

Avant-hier il avait laissé un mot avant de partir, au sujet de la lampe essentiellement, pourquoi avait-il insisté pour qu'elle n'oubliât pas de l'allumer ? Combien de temps pouvait durer cette attente ? La lampe était donc éteinte et il l'avait allumée lui-même. Il n'aimait pas ce geste domestique. Il méprisait toute la domesticité. Le livre était à sa place. Comme le signet en était tombé (à quel moment ? Il eût été instructif de s'en apercevoir), elle l'avait posé sur la couverture, exactement à cheval sur la diagonale montante. Comment ne pas retrouver cette page ? Rétrocession d'une douleur ou d'un malaise ressenti vingt-quatre heures plus tôt. Et puis n'avait-il pas la mauvaise habitude de corner les pages pour marquer les sommets d'un texte revisité depuis que les autres n'avaient plus d'importance ? Belle histoire compliquée par les idées, sa conversation pouvait trahir ce voyage de forcené, était-on intrigué par la tension soudaine, le risque d'incohérence, les menaces de lucidité épisodique ?

Il n'avait croisé personne ni dans le jardin ni dans le couloir. De quoi revient-on quand on a trouvé des raisons de vivre et les mêmes raisons pour ne pas croire à ce bonheur ? La lampe était éteinte et la porte fermée. Il marchait sur le tapis central, guidé par la veilleuse qui agitait le bout du couloir. Oui, c'était exactement ce qui venait de se passer. Dans ces conditions, il ne trouverait pas le sommeil. Il se coucha.

Le moustique dut entrer dans l'alcôve à ce moment-là, un moment de panique pendant lequel le voile eut l'air d'un fantôme épris de lutte et d'obscurité. Le cœur souffrait de ces émotions. Le cerveau ne préparait plus le terrain des expectatives. Il se laissait surprendre, ne réfléchissait plus et finissait par proposer des solutions insensées. Les conversations avec le cerveau avaient une durée, c'était le moindre mal, il pouvait même s'en souvenir, pourquoi ne pas tenter de corriger les imperfections de ce passé strictement intime, un soir il s'écria : ce qui est à moi ! et ses voisins de chambre, un couple qui ne dormait pas encore, se regardèrent sans se poser la question qui leur brûlait les lèvres. Ils étaient assis dans leur lit, claquant des mains pour étonner les moustiques qui précédaient toujours Madame quand elle entrait dans le nid déjà occupé par la carcasse grisonnante de Monsieur qui était un athlète ou l'avait été. Les moustiques s'en prenaient à cette lotion dont elle s'enduisait le visage avant de se mettre au lit. Son nez gonflait en conséquence. On la trouvait pittoresque et charmante. Sa petite voix rappelait l'enfance. Elle était perverse et candide. La mort d'un moustique la ravissait. Il était champion en la matière comme en tant d'autres dont elle entretenait amoureusement la liste, exhaustive cela allait de soi. Les moustiques s'aplatissaient dans les paumes de ce monsieur intransigeant qui ne dormait pas si l'on sifflait à ses oreilles. Madame se réveillait en sursaut à l'amorce de ces ronflements qui menaçaient la tranquillité du bonhomme qui lui ne ronflait qu'au beau matin, dix minutes avant de se réveiller et pendant ces dix minutes-là. Elle était déjà éveillée, presque debout, mais l'habitude voulait qu'il se levât le premier. Comme il ne travaillait pas, il s'ennuyait. Sa nuit s'achevait sur cette triste constatation. Les yeux à peine ouverts, il bougonnait, rassemblant des idées qui n'en étaient pas et en tirait des conclusions forcément erronées qu'elle ne discutait pas. Elle lui offrait un sein presque brûlant et comme il la traitait de cochonne et autres animaux domestiques, elle s'acharnait, il s'engloutissait dans un mélange savant de bons sentiments et de terreurs ancestrales, brutalement réduit qu'il était aux dimensions du phalle qu'elle ensorcelait deux fois par jour pour le désennuyer et peut-être même le rappeler à l'ordre promulgué une bonne fois pour toutes par leur contrat de mariage.

De l'autre côté du mur, notre enquêteur sursautait, râlait parce qu'on le réveillait, reconnaissait la substance et souriait d'aise parce qu'il se mettait facilement à la place de monsieur son voisin. Une giclée d'eau rassemblée à pleines mains le rafraîchissait toujours. Il entendit les pas de l'allumeur, sa toux grasse, des mots prononcés à l'égard d'un passant matinal qui ne répondit pas ou dont la réponse prit un autre chemin. Il venait de refermer le livre et de le remettre à sa place sous la lampe maintenant éteinte, le matin il préférait allumer une des bougies du chandelier, il n'oubliait jamais de la souffler avant de descendre.

La pension était une grande maison bien aérée où tous les bruits couraient en passe muraille. Les tapis s'emplissaient de craquements. On devinait la présence de peuples à l'ouvrage derrière les tableaux et les tapisseries. Les meubles sentaient l'encaustique et prenaient de la place. Au plafond, les araignées disparaissaient pour l'œil et continuaient d'exister pour l'esprit. L'homme redoutait d'en rencontrer une avant le soir et il baissait la tête en se frottant le cou à l'endroit des splénius, explorant on ne savait quelle gêne ou douleur dont il refusait de parler. Il lui était arrivé une fois de s'extasier devant le vitrail du premier étage mais cela ne s'était pas reproduit et on le surveillait un peu depuis mais seulement parce qu'on avait l'impression d'avoir perdu quelque chose. Il était aimable et sirupeux et n'exigeait qu'un service honnête et peu contraignant. Il aimait la douche où il passait une bonne heure chaque samedi. On s'amusait de son attente pendant que l'eau chauffait. Il était assis sur la banquette qui jouxte la porte de la salle de bain, nu dans un peignoir de laine, un peigne dépassait de la poche et il tenait le savon entre le pouce et l'index, exactement comme le pied du verre de cognac qu'il s'enfilait patiemment tous les soirs après le repas dans le salon où les hommes, loin des femmes, échangeaient des impressions sur la politique du jour ou sur les mœurs des indigènes que cet homme prétendait défendre contre les progrès évidents de la civilisation qu'il trahissait un peu de cette manière, ce qui semblait seoir à son apparente asthénie et même le ravigoter quand le verre s'achevait et qu'il en réclamait un autre.

Une rapide inspection de la chambre qu'il occupait au premier étage, côté rue, ne révélait qu'un minimum de vêtements d'ailleurs de facture récente et bien entretenus, ainsi qu'un nombre réduit d'objets personnels dont il était légitime de penser qu'ils formaient un rébus d'ailleurs irrésolu pour l'instant. Il prenait le train ou le vapeur une fois par semaine, jamais le même jour. Le train l'emmenait vers le sud, on ne savait où. Le vapeur l'éloignait de la civilisation et on savait jusqu'où il pouvait aller, c'était tout. Il lisait des lettres debout près de la cheminée mais sa mimique ne permettait pas les commentaires, encore qu'on ne se privât pas des suppositions inspirées par le silence et le bruit des verres, le feu s'était bizarrement tu, ainsi que les conversations dont le fil était perdu.

Les femmes étaient toutes mariées et on n'avait jamais entendu parler d'infidélité. Ce célibataire intriguait-il ? On ne lui connaissait aucune fréquentation. Sa galanterie choquait. Les femmes les plus séduisantes, au nombre de deux, avaient vainement tenté de mesurer les intentions de ce priape. Taxé d'obscénité, il n'eut guère l'occasion de les séduire. En riant doucement, ce qui arrivait quand il les effarouchait, il montrait une dent d'or. Sa langue apparaissait quelquefois à cause d'un reliquat de zézaiement dont son enfance avait souffert. La fumée sortait par ses narines. Ses mégots allaient au feu. Il parlait du tabac en amateur éclairé et collectionnait les étiquettes des boîtes, objets effectivement trouvés dans un autre objet, un bel étui de cuir rouge qui avait contenu des pistolets. On redoutait qu'il les portât sur lui mais les renflements de son habit n'avaient jamais révélé que des objets inoffensifs, encore que personne ne les jugeât jamais anodins. C'était un carnet aux feuilles amovibles, où il notait des idées qui étaient on ne pouvait mieux dire que fulgurantes tant la mine extrayait de ce modeste papier des grincements plus inattendus que déchirants. On trouva aussi un tarot, ce qui n'étonna qu'à moitié, car il en avait parlé une fois. Comme l'homme parlait peu ordinairement, on l'écouta avec les moyens de la mémoire. On se souvenait exactement de ce discours interrompu une fois par la toux. Tout le monde était d'accord avec lui pour accorder de l'importance aux nombres, quoiqu'il devint obscur au moment de préciser sa pensée sur des questions de division ou d'itération, comment se souvenir d'autre chose que de sa gêne, des perles de sueur sur son front et sur ses tempes, il tiraillait le lobe de son oreille entre l'index et le majeur de sa main droite, l'autre main battait la mesure d'une démonstration qui cessait maintenant de ressembler au mécanisme d'horlogerie évoqué d'abord pour introduire le sujet des soixante-dix-huit, qu'on avait presque oublié. Il n'avait pas le jeu sur lui, sinon il l'aurait montré. On supposa qu'il le tenait dans un des tiroirs du chiffonnier transformé en dessus de secrétaire, meuble dans lequel on trouva presque tout et presque tout le même jour. On en parlait.

L'étui contenant la mèche de cheveux avait un couvercle transparent. Il y avait une date inscrite à la plume sur la moire, date d'une célèbre bataille qui ne figurait pas encore dans les livres d'histoire. On évoqua d'autres mèches de cheveux. On parla des momies, des bocaux, d'aimantation et de magnétisme. Une bague voyagea entre les mains. On lisait l'inscription en remuant des lèvres visitées par d'autres fantômes. L'homme s'amena au beau milieu de ce silence. Il froissait un journal sous son bras et sa canne heurta le pied d'une table. Il trouva un verre propre et se servit. La bague l'intriguait. Il posa la question. On se tourna vers le propriétaire de cette relique minérale. C'était un mourant aux oreilles transparentes, l'œil blanc et jaune, le nez humide et la lèvre saignante. L'homme le regarda comme s'il ne l'avait jamais vu. Il découvrait cette mort en habitué du fait inattendu. L'autre s'expliqua.

Il avait vécu et ne vivait plus, ce qui était le cas de tout le monde. La différence, c'était la distance qui le rapprochait de la mort et l'éloignait des autres. On en avait une idée à peu près exacte. Quelqu'un lui tâta le pouls, pour témoigner de la lenteur croissante, mais se tut au moment de parler. La canne venait de heurter le pied de la table. Les nouvelles fraîches gémissaient sous le bras de l'intrus. Il déploya cet organe. On se battait. On s'enrichissait. On découvrait. On inventait. On jugeait. On professait. On détruisait. On construisait. On animait. On repensait. On vantait. On condamnait. On exécutait. On élevait. On recommençait. Suivait le tissu des circonstances et des objets de si peu de conjugaison.

L'homme regarda l'autre par-dessus la feuille. Il y avait aussi une histoire de bague dans sa vie, mais on ne la trouva jamais. On pensa à des doubles fonds avant de regarder les mains du bonhomme. Il la portait au petit doigt de la main gauche, main secondaire qui conduisait le discours tandis que l'autre, précise et peut-être fébrile (on eût aimé trouver l'instrument de cette mesure), se livrait aux tiraillements, grattements et autres caresses de ce visage ingrat dont on doutait qu'il fût même conçu pour le sourire. L'autre avait l'air d'un cadavre, c'était toute l'impression qu'il pouvait donner aux autres maintenant. Il sembla qu'il devînt capable de cruauté relativement à cet être finissant qui se reprochait lui-même de ne pas finir. La bague revenait justement entre les mains du macchabée. On n'avait pas commenté les opacités de l'améthyste de Hongrie. La gravure usait de l'initiale et de l'ellipse. Des obscurités ouvraient les portes de l'imagination.

L'homme songeait tranquillement aux réalités dont il était le siège. Ces rêvasseries le surprenaient toujours en public. Comme l'autre parlait, il se mit lui aussi à peupler son silence. Une femme roucoulait sur le seuil dont on n'avait pas fermé la porte. Ses parfums envahissaient. Elle eût été belle, ou seulement agréable, dépourvue de chair en fait et moins habillée surtout, mais elle sollicitait l'attention des hommes qui ne s'étaient pas levés au son de l'hymne national qui remontait l'escalier en amateur de marches, ironisait un monsieur en chemise qui retroussait ses manches à midi et vaquait dans cette tenue jusqu'au soir où la fraîcheur lui conseillait la veste et la cravate. S'agissait-il d'un 14 juillet ?

 

1872

 

Le premier, quelque quarante ans après les faits qui amenèrent notre homme à résider sur cette terre pas même conquise, il la sentait occupée, en attente, et le temps avait fait de lui-même un amateur de langues nationales. Ce matin, il reconnut pour la première fois que son esprit avait depuis longtemps perdu son agilité. On était mercredi. Aucune tête n'était tombée à l'aurore. La pension avait mal vieilli. Elle craquait aux entournures. On l'habitait moins. On l'avait désertée aussi. Les souvenirs étaient revenus en pensant au petit déjeuner. N'avait-il pas rendez-vous avec l'ancien bagnard dés le lendemain ? Serait-ce un jeudi-dimanche comme c'était aujourd'hui un mercredi-samedi ? La journée s'annonçait morose. Il n'avait rien à faire. En tout cas il n'avait rien prévu. Il travaillerait peut-être, si ce vendredi 13 cessait de le harceler. En écrivant, il n'avait pu éviter de laisser transparaître ces traces d'irrationalité ni sa crainte d'en avoir à supporter la critique ironique. La vieillesse le déroutait. Il souffrait surtout de l'accélération du temps mais sans doute relativement au temps nécessaire à démêler les fils du passé et particulièrement de cette enquête pour laquelle il avait été payé et qui n'avait mené nulle part, sinon sans doute à l'arrestation d'un innocent aux mains pleines.

Ils avaient rendez-vous ici même, dans le salon d'attente de la pension, entre le hall aujourd'hui désert et le jardin dont seuls les oiseaux de paradis s'occupaient encore. Le malheureux était lâché depuis près d'un an, le temps que notre homme avait attendu pour le contacter, le temps de penser à ce qu'une telle conversation pouvait engendrer. Les chances de procès en révision étaient nulles. Quant aux mémoires du bagnard, elles étaient confuses, manquaient de style et au fond elles ne convainquaient pas. Un souci du détail, bien compréhensif, détruisait les effets du malheur qui s'était acharné sur sa pauvre existence. Quarante ans après, cet être vaincu par l'homme prétendait refaire son procès avec les moyens qui avaient contribué à le condamner. Cette obstination, en témoignait une poignée de lettres écrites depuis la forêt où il s'éreintait en homme libre après y avoir survécu en prisonnier. Notre homme en connaissait par cœur la langue monotone aux mots chargés d'intention à défaut de sens. Une première lecture, au fur et à mesure de la réception, temps maintenant évalué à six mois, avait fait apparaître une espèce de plan au commencement prometteur. Puis le récit s'embrouillait à cause d'une approche simpliste du nœud des relations dont chaque extrême était un personnage. L'un de ces personnages tuait l'autre. À partir de là, le récit prenait le chemin de la Cour d'Assises. Et commençait un voyage circulaire. Le prévenu était tourné en bourrique et s'en plaignait longuement. Ce qu'il décrivait au fond, c'était l'impatience des autres. Une voix lui demandait à l'oreille s'il voulait sauver sa tête ou son honneur. Au choix. Il fallait se souvenir que son cri avait déjà amusé une audience occupée à parfaire les angles de sa démonstration et par conséquent sensible à l'écart infini qui différencie la douleur de sa grimace.

Chargé à l'époque de l'enquête privée commanditée par le comte Guillaume des Tremble, notre homme avait abouti à d'autres conclusions qu'on ne discuta pas longtemps, le comte lui-même avait mis fin à ce débat, aussi discrètement que le permettait la curiosité fébrile des tenants d'une justice parallèle. Fallait-il se souvenir de cet enfouissement ?

L'homme avait perdu son emploi. Il avait toujours été bien traité chez le comte et même assez bien payé, quoi qu'il n'économisât pas. Cette chambre lui appartenait un peu. On ne l'avait rénovée qu'une fois en quarante ans. Et encore, avec le même papier. Une chaise avait péri dans un petit incendie provoqué par la chute et le bris d'une lampe. Une étagère avait été fixée au-dessus de la porte d'entrée et tout le long du mur pour contenir des vieilleries dont on n'avait plus l'usage mais qui pouvaient avoir quelque valeur. Elles gisaient, ces vieilleries inutiles, sous un drap jaune et morbide, il y avait longtemps que le plumeau n'explorait plus ces profondeurs, la nuit il entendait les punaises, les trains de bestiaux, les bottes des patrouilles, sa respiration, ses frottements, la porte et l'étagère formaient un T majuscule, double potence où il se voyait périr d'asphyxie en compagnie de son reflet ou de ce double finalement rencontré à la sortie d'un théâtre, peut-être à l'heure convenue d'ailleurs, depuis longtemps. Ne cherchait-il pas les portes de l'enfer dont il connaissait le texte par cœur ?

Ces lieux contenaient toute son existence, y compris le segment qui l'y conduisait et qui commençait par l'enfance de ce qu'il allait effectivement devenir. On trouva l'aquarelle d'un beau visage. Des mains jointes ajoutaient la part de rite à cet érotisme prudent. Le cou amorçait des épaules nues et une poitrine prometteuse. Les cheveux se bouclaient en rehauts. Le regard, auquel le portrait devait tout son mystère, était pourtant prisonnier de l'ombre des paupières. Des taches de moisissure gâtaient la tempe oblique. On déchiffrait un pendentif dont la chaînette n'était plus visible qu'à la condition d'exposer l'ouvrage en pleine lumière. L'homme était peut-être l'auteur de cette candeur attribuée à on ne savait quelle rencontre. On ne lui connaissait pas de relations sentimentales. Il finissait par séduire les femmes mais aucune d'elle n'avoua jamais cette infidélité. Aucune date au dos de l'aquarelle. Son enveloppe de soie glissait entre les doigts. On refit le nœud des deux rubans.

Comme le temps venait de passer ! Et c'était chaque fois la même chose. On haletait. Le cœur avait de petites douleurs. Et il y avait encore tant de choses à découvrir ! On en était à penser qu'on hériterait de ce petit trésor, à la fin. Cet homme solitaire ne pouvait pas avoir d'autre héritier. Personne ne pillerait sa tombe, si c'était l'endroit où on lui souhaitait d'aller, tant il paraissait plus conforme au rituel de la fosse commune. On prenait son temps. On se sentait en possession de cette durée.

La poussière d'un chiffon adroitement secoué camouflait peut-être trop visiblement les traces de la recherche. Pour accepter les affres de cette patience il faut être un impatient de nature. On se connaissait ce défaut. On luttait tous les jours, entrant dans la chambre à heures fixes, jamais surprise par l'imprévu, dotée de cette lenteur de larve qui pallie le défaut de patience par des apparences de précisions. Croisée dans le couloir ou retrouvée debout près de la lampe qu'elle venait d'allumer, elle était polie, discrète et peut-être même agréable.

Le soir il avait des fantasmes de bonheur. Le voyage s'accélérait sur le fil d'un verre d'eau-de-vie. Il traversait la fumée de son cigare. La voyait à l'ouvrage d'un canevas ou accroupie près de la cheminée. Des enfants naissaient et il les nourrissait sur un balcon avec d'autres oiseaux. Le ciel avait changé, il ne pleuvait plus. Comme il faisait nuit, il écoutait le bruit des pas, le glissement des meubles, le tintement caractéristique des tasses de porcelaine, les voix en abîme, quelquefois il descendait dans le jardin pour contempler la façade agitée de rideaux et de lueurs de lampe, il croisait des promeneurs inquiets, toujours les mêmes, dont il ne connaissait plus le nom. L'alcool, qu'il consommait en petite quantité, lui donnait des vertiges. Le bonheur était effleuré comme la réalité d'un miroir. Il méditait un infini de sensations, retrouvait des mots oubliés par son propre usage de la parole, revoyait, s'enchantait de pouvoir souffrir aussitôt, se laissait aller comme s'il s'agissait de la mort et reprenait conscience au pied d'un buisson peuplé de lucioles. Cette perte de connaissance le saisissait loin des autres, au moment précis où il n'était plus avec eux. Il redoutait cependant d'être pris en flagrant délit de vertige. Aussi, la plupart du temps, mettait-il fin à ces élucubrations avant d'en devenir le bouffon. Une amertume lente l'envahissait. Sous la galerie, où ils jouaient aux cartes comme des automates, il les saluait à peine. N'étaient-ils pas la cause de tout ? Il consultait sa montre en amateur de temps, ayant un peu ralenti en arrivant au niveau du guéridon où ils se mesuraient.

Plus loin le salon était occupé par des femmes qui s'observaient autour d'une table basse où fumait une théière. Il les saluait cérémonieusement. Le fumoir était désert, éclairé seulement par une lampe mise en veilleuse. Il pouvait monter l'escalier qui débouchait directement sur le couloir. Quand ses yeux arrivaient au niveau du plancher, il n'avait plus qu'à se renfrogner si l'endroit était occupé (ordinairement par une femme qui reproduisait les bibelots dans un cahier, laquelle il félicitait sans lui consacrer le temps qu'elle méritait peut-être), et s'il ne l’était pas, entièrement soumis à la perspective du vitrail devenu opaque et des plantes vertes luttant avec l'ombre, il gravissait les dernières marches en sautillant, ce qui réveillait l'acidité de son estomac qu'il préférait de toute façon à l'amertume de son cœur. Il se regardait dans les miroirs, touchait aux fleurs des vases, visitait le lambris où son fantôme s'agitait, regardait dessous les lampes, le plafond tournoyait, le tapis indiquait des lieux éphémères ou illusoires, il trouvait sa porte entrouverte, il était temps de reprendre ses esprits où il les avait laissés en mauvaise compagnie.

Elle était debout près de la lampe. Cette image l'obsédait encore, quarante ans après. Il ne la surprenait pas. Elle l'attendait. Lui adressait-il la parole ? Écoutait-il ce qu'elle lui disait ? La mémoire voulait se souvenir de la pensée. Toute sa vie il avait été un amateur de cohérence. Il avait aimé cette influence sur son propre comportement mais surtout sur l'opinion que les autres pouvaient avoir de lui. Ses récits s'adressaient à l'attention. Ses conclusions déroutaient l'impatience. Sa critique fustigeait l'imperfection des reflets. Il dénonçait avec grandiloquence les défauts de coïncidence du texte avec la réalité. Il burinait un cadre de perfection dans la matière à redire, conscient de blesser et même d'anéantir. Elle le haïssait.

S'il l'avait regardée, il l'aurait trouvée jolie mais il préférait sa robustesse et sa discrétion d'insecte. Il la savait obstinée et précise. Fidèle. Elle lui connaissait une relation, pure galanterie que la bourgeoise en question, une vendeuse de parfums, ne consentait pas à épuiser. Il lui avait même écrit des lettres. Comme c'est facile d'écrire ! Et comme c'est destructeur, la lecture. Elle examinait sous la lumière les tâches du buvard, considérait le niveau de l'encrier, comptait les plumes. Elle croyait à cette aventure du silence et de la dissimulation. Que lui avait-elle conseillé, un jour, à propos de roses ? Elle connaissait le langage des fleurs. Elle l'étudiait tous les jours au dos d'un dépliant dont l'endroit révélait une Venise géométrique. Elle hantait les jardins en conséquence. Prise pour une folle, elle l'eût anéanti. Mais il ne pensait rien d'elle, si ce n'est pas penser que d'apprécier l'ouvrière au détriment de la maîtresse d'œuvre.

Ce matin il la trouva dans le fumoir, où elle remplaçait les périodiques, nouant ceux de la veille et de la semaine dernière avec de la ficelle puis les jetant dans la petite brouette qui ressemblait à une desserte, avec les chiffons et les têtes de loup. La feuille du jour exhibait la silhouette sinistre de la veuve. Le titre, exagérément gras, indiquait que la tête était tombée. Un article dithyrambique vantait les qualités du nouveau régime.

Il salua à peine et se plongea dans cette lecture. Le plumeau s'acharnait sur les boiseries et les tableaux. Ne l'avait-il pas sermonnée une fois ? Il l'avait approché de ces rayures, la tenant fermement par le cou. L'autre main démontrait les avantages du chiffon. Dix minutes après cette démonstration, il était en conversation avec l'hôtesse qui prétendait comprendre la leçon. Puis on le vit traverser la rue, tirant de sa pipe les noires bouffées de son irritation, et entrer dans une boutique où il avait d'autres habitudes. Il en sortait avec un flacon vide et s'arrêtait au milieu du trottoir pour l'observer dans la lumière du soleil. Sa préférence allait aux violets et aux verts. On devinait des bouchons dorés. Le flacon était vide. Qu'en faisait donc la parfumeuse ?

À cette question impertinente, l'hôtesse répondait par un haussement de ses larges épaules. Les seins, qui reposaient sur un beau ventre de propriétaire, n'avaient pas bougé. Puis les pieds, chaussés d'escarpins, martelaient le carreau noir du hall d'entrée. La bonne chiffonnait nonchalamment des paysages traversés de blanches nudités au sexe déplumé, jolies fesses immortalisées par la lumière, bras pesants des gardiennes de la beauté qui elles ne se déshabillaient pas, indifférence de l'enfant valet qui joue au cupidon, pas de traces d'insecte sur les fruits, ni les cicatrices des dents, l'herbe ne pouvait cacher le soulier qu'on ne retrouvait plus. Elle connaissait par cœur ces navrantes histoires de l'amour qu'on ne fait pas. Surprise en flagrant délit d'y passer le plumeau, elle se déchaînait, sauf si c'était lui qui le lui reprochait, de sa voix sirupeuse, ou aigre-douce, elle ne savait plus si c'était sa voix, ni même si c'était lui et s'il lui avait adressé ce reproche.

Avant de commencer à fouiller dans cette vie parallèle, elle réfléchit. Elle voulait mettre de l'ordre dans son désir de le trahir. Elle s'asseyait sur le bord du lit, les mains paisiblement posées sur les genoux, et elle méditait. Que deviendrait-elle si elle continuait ? Amante ou maître-chanteur ? La clochette interrompit l'offrande. Oui, ce jour-là on amenait un cercueil qui cogna les murs de la cage d'escalier pendant dix bonnes minutes d'angoisse.

Elle sortit. Son tablier blanc rutilait dans cette abondance de noir. Elle n'avait encore rien décidé. Elle se signa devant les velours d'une porte où poireautaient deux pensionnaires qui se regardaient en chiens de faïence. L'un d'eux étreignait sa pipe, l'autre baissait des yeux songeurs. L'hôtesse montra le bout de son nez.

— Marthe, dit-elle, vous monterez cette liqueur pour ces dames. N'oubliez pas les petits verres cette fois !

Ce qui était arrivé en effet l'an passé, dans les mêmes circonstances.

— Était-ce un ami ? demandait un neveu qui arborait l'écusson de son lycée.

L'employé de Monsieur des Tremble était dans l'ombre. Devait-il répondre à cette question ? L'hôtesse le sauva. Elle annonçait que le repas serait servi à onze heures dans la salle à manger. Le jeune homme essuya sa face blanche. L'épitaphe n'était pas arrivée par le courrier de ce matin, comme on avait dit hier soir. On ne savait même pas ce qu'il fallait prononcer. Soyons plus clairs : l'épitaphe arriverait en retard à cause de la banque qui avait fait des difficultés pour ouvrir le coffre où elle était enfermée depuis des années, on en ignorait le contenu parce que la même banque avait refusé de rompre le cachet qui fermait l'enveloppe.

— Vous savez ce qui lui aurait fait plaisir, vous ? demandait-on à l'employé de Monsieur des Tremble.

L'hôtesse le sauva encore.

— Comment voulez-vous qu'il sache ?

Le lycéen tenta de renouveler sa question. Une main s'était posée sur son épaule.

— Marthe ! Vous traînez !

On entendait le tintement des petits verres.

— J'ai oublié la bouteille, dit Marthe.

L'hôtesse retourna dans la chambre. On l'entendit soupirer : décidément ! Marthe, puisque vous descendez, essayez de revenir avec un cendrier.

Un de ces messieurs tenait ses cendres dans la main.

— Ne vous dérangez pas, Marthe, j'irai en chercher un dans ma chambre, dit l'employé de monsieur des Tremble.

La bonne fille ne savait pas quoi dire. L'hôtesse s'exprima à sa place.

— Mais puisqu'elle doit descendre, voyons !

Il était trop tard cependant. L'homme était dans sa chambre. Il ouvrait la fenêtre. Encore une chose que Marthe avait oubliée. Elle attendait devant la porte.

— Mais qu'est-ce qu'elle attend ? demandait l'hôtesse en secouant ses gros bras.

L'homme aux cendres sourit.

— Nous étions amis, lui et moi, si vous voulez le savoir, dit-il au lycéen qui n'attendait plus de réponses.

Il tendit sa main mouillée. Il se présentait. Il avait toujours adoré son oncle mais il le connaissait peu.

— Et c'est maintenant que vous voulez le connaître, dit l'homme qui baissait des yeux de poète sur le plancher.

Il avait ses pieds à côté des patins. L'autre revenait avec le cendrier. La main pivota pour y verser les cendres.

Ces messieurs prendront quelque chose de plus fort, dit l'hôtesse.

Elle trottina jusqu'au palier.

— Marthe !

Une dame toussa.

— Vous me parliez de mon oncle, dit le lycéen.

Le poète chaussait des sandales de corde. Marthe tenait deux bouteilles. Elle ne savait pas laquelle. L'hôtesse grognait.

— Celle-ci pour les dames, dit-elle rapidement. Ces messieurs trouveront que ce n'est pas assez fort, disait-elle en montrant l'autre bouteille.

L'homme à la pipe examina l'étiquette.

— C'est un vin, dit-il.

L'hôtesse démarra comme un lévrier et se jeta presque dans l'escalier. Marthe remplissait les petits verres, tournant le dos au cercueil. Puis on la vit glisser sur le tapis où elle s'écria : Madame ! Ce n'est pas la peine, ces messieurs boivent à la bouteille !

Une porte claqua. On reconnut le son du bahut de la salle à manger. Un bruit de serrure le confirma.

— Un peu de tenue, Messieurs, fit l'hôtesse en repassant par la porte où les hommes formaient une espèce de haie d'honneur.

Le poète remit ses pieds sur les patins. Les pieds de l'employé de monsieur des Tremble n'avaient pas quitté les siens. Il ne buvait pas à la bouteille, lui. Il avait emprunté un verre à l'assemblée des dames assises près du cercueil. Il buvait du vin dans un verre à liqueur.

— Encore une pensée pour le défunt ! proposa quelqu'un.

Il y eut une minute de silence.

— On ne vous a jamais vu, dit une des dames au lycéen.

Celui-ci s'empourpra.

— Et maintenant vous le voyez, dit le poète.

Le lycéen se laissa cajoler. Comme il tenait la bouteille des dames, on lui tendait son verre en le renversant deux ou trois fois pour montrer qu'il était vide. Dans le couloir, l'hôtesse trottinait derrière Marthe.

— Vous avez encore oublié d'ouvrir la fenêtre ! Vous savez comme il est pointilleux ! Depuis le temps !

Elles passèrent devant l'homme en question. Avait-il troqué son verre à liqueur pour un verre plus grand ? Buvait-il la même liqueur que ces dames ? Allait-il parler de la moustiquaire dont l'hermétisme laissait à désirer ? Marthe le frôlait toujours. En général l'hôtesse la chassait d'un claquement de doigts. Elle la soupçonnait de mettre son nez dans les affaires des autres. Que savait-elle d'elle-même, de l'héritage de la pension, du soi-disant veuvage, du fils prodigue ? Peut-être rien. Peut-être tout. Non : peut-être assez. En tout cas elle ne l'avait jamais fait chanter. Voulez-vous chanter avec Marthe un beau jour de fin des temps ? Avez-vous pensé à ce qu'elle pourrait obtenir de vous si le lapidé venait à l'inspirer ? Il se mesurait à elle depuis ce jour.

— N'oubliez pas de refermer votre fenêtre avant la pluie, dit l'hôtesse en passant.

Il n'oublia qu'une fois. Un feu follet était entré dans la chambre. Il ne reconnut pas cette âme qui ne laissa aucun indice, sinon sa griffe sur le ventre d'une carafe qu'on demandait à voir encore, cinq ans après les faits.

— Je vous avais dit de tenir votre fenêtre fermée aujourd'hui !

On chercha d'autres traces. Le rideau sentait le roussi.

— Vous étiez dans le lit ? À cette heure ? dit-elle en tirant sur la courtepointe.

La carafe brûlait les doigts. On ôta le bouchon.

— C'est fichu, dit quelqu'un qui reniflait le goulot.

Dehors, l'orage s'apaisait. On irait voir les arbres foudroyés si les chemins étaient encore praticables après une telle averse ! Pluie jaune. Oblique. Le feu follet s'était formé dans le feuillage d'un arbre.

— Pensez-vous que ce soit possible ?

Il pleuvait toujours. Marthe trouva une perle de verre sur le tapis. On en chercha une autre sans succès. Le doigt de Marthe s'ajustait parfaitement à la blessure de la carafe. Il glissait maintenant sur cette fente pour montrer comment la perle s'était formée.

— Vous en savez, des choses, pour être une ignorante ! s'écria l'hôtesse.

Son œil examinait la perle à travers le lorgnon.

— Quelle femme est capable d'une pareille prouesse ? dit-elle.

Allait-elle changer d'opinion à propos de ce locataire dont aucun des secrets n'avait jamais été percé ? Bien sûr il refusait de croire à une intervention de l'au-delà. Il avait éprouvé une espèce de terreur, avouait-il.

— Vous étiez couché sur le lit et vous lisiez.

Elle ne s'était pas contentée d'arranger la courtepointe. Elle avait aussi ramassé le livre et l'avait déposé sous la lampe de chevet.

— Nous n'avons plus besoin de vous, Marthe.

Le doigt achevait ce glissement définitif. Il la regarda. Avait-elle jamais éprouvé ce genre de peur ?

— Vous vous adressez à une servante.

— La perle de verre est une trouvaille, dit-il.

— Oui, nous avons encore besoin de Marthe.

Il toucha ses hanches pour l'obliger à pivoter. Le doigt glissa dans l'air.

— Qui est cette femme, si c'en est une ? Vous savez quelque chose, vous ?

La perle rebondit plusieurs fois dans le fond d'un tiroir.

— N'en parlons plus, dit-il.

Mais il la conduisait vers la fenêtre. Il lui montra l'arbre maintenant secoué par le vent. Du lit où il était couché au moment de l'apparition, on ne pouvait pas voir cet arbre. Il avait donc imaginé ce début. Sa mémoire prétendait le contraire.

— En effet, dit quelqu'un qui s'était mis à sa place.

Il tenait ses pieds en l'air pour ne pas les poser sur la courtepointe et sa tête ne touchait pas l'oreiller, soutenue par une main tandis que l'autre main désignait la fenêtre où notre enquêteur s'était posté, en proie à un soudain bavardage.

— Je ne suis pas fou, dit-il, ce qui pouvait se traduire par : je sais ce que je dis.

L'autre le prenait pour un blagueur à l'œuvre d'une femme qui s'amusait elle aussi. Le contradicteur pirouetta sur le lit et se retrouva debout sur le tapis, les mains dans le dos.

— Vous voulez dire que je vous prends pour un fou ? demanda-t-il.

Connaissait-on l'existence des pistolets qu'on n'avait jamais vus ? L'enquêteur (elle l'appelait l'employé de Monsieur des Tremble) tira un peu le rideau parce que la lumière l'éblouissait. L'autre nota ce passage du clair à l'obscur. Il avait commencé à suer. Il s'était déjà battu en duel, à l'américaine, et avait vaincu son adversaire, comment oublier ces visages détruits ?

— Vous ne devriez pas vous coucher sur le lit des autres ! dit Marthe.

L'hôtesse la poussait hors de la chambre.

— De quoi vous mêlez-vous, ma petite !

La porte claqua.

— Nous sommes seuls.

La chambre sent l'encaustique et la fumée de tabac. Sur le lit, la courtepointe tourneboulée. L'hôtesse avait emporté le verre pour le montrer. Il avait conservé la perle.

— Vous ne pouvez pas me parler comme vous le faites.

L'autre s'empourpra. Il jeta un regard circulaire comme pour s'assurer que tout le monde était sorti. Ils étaient seuls, lui plongé dans cette obscurité derrière le rideau, l'autre planté sur le tapis, incapable de bouger dans un sens ou dans l'autre.

— Vous me provoquez.

N'avait-on point entendu parler de ce duel absurde ? Le jour se finissait. Ils sont dans le couloir. Ils attendent.

— Pour quelle femme se bat-il ?

— Mais ils ne se battent pas ! Pas encore !

L'autre a réussi à s'extraire de la gangue mais il agit avec lenteur, comme si l'air s'épaississait, allumant le cigare qui va lui donner une certaine assurance devant les faits qu'il ne peut plus contourner.

— On m'a déjà provoqué.

Les circonstances étaient les mêmes. Il lorgnait la femme de l'autre. Cet autre qui s'interposait. La femme qui semblait ne jamais devoir se décider. Cette fois le doigt avait exploré la trace d'un phénomène naturel.

— Naturel ? Mais qui vous dit que c'est naturel, Monsieur, ce qui vient d'arriver ?

La perle aussi était un mensonge, comme une promesse qu'elle lui faisait, et qu'elle allait tenir.

— Voyons ! Il y a deux secondes j'étais persuadé du contraire, qu'elle ne se donnerait ni à l'un ni à l'autre.

Cet autre qui demandait réparation. L'ombre du rideau dissimulait l'essentiel de son visage.

— Je ne répare rien, Monsieur, que je n'ai provoqué.

L'autre eut un haut-le-corps.

— De quoi parlions-nous ?

Marthe courait sous la pluie à la recherche d'un chroniqueur. Il la regardait lutter contre le vent qui secouait son parapluie. L'un sentait le tabac, l'autre l'eau de toilette.

— Qui ? dit l'employé de monsieur des Tremble en riant. Marthe ?

Il sortit de l'ombre. La pluie s'acharnait sur le carreau où l'autre appuyait son nez.

— Vous et Marthe ? Mais c'est à moi qu'elle a donné la perle !

L'autre retire son nez de la surface du carreau.

— Puisque c'est votre perle, dit-il.

L'autre admet qu'il s'agit peut-être de cette perle. Il rit toujours. Le cigare s'est éteint et la cendre est tombée.

— Vous la voyez ?

Le parapluie tournoyait au milieu de la place. L'ombre grotesque de l'hôtesse poireautait sous un mûrier.

— Qu'est-ce qu'elle attend ?

L'autre avait ouvert l'étui contenant les pistolets.

— N'est-ce pas son parapluie ?

L'air avait changé.

— Conviendront-ils à notre dispute ?

Une main éprouvait la froideur de l'acier comparé à cette capacité qu'avait la crosse de vous communiquer sa propre chaleur.

— La voilà qui revient !

Ils regardent ensemble, l'un à côté de l'autre. Elle avait déniché le chroniqueur dans un cabaret. Ils se regardèrent. Maintenant il y avait un cabaret entre eux. Et Marthe en connaissait le chroniqueur.

— Nous nous battrons demain.

L'autre sortit. Il se retrouva seul. Une bourrasque agita la fenêtre. La porte avait claqué. L'étui aux pistolets était resté ouvert. Il le referma. L'orage s'éloignait mais ses lueurs continuaient d'illuminer la citadelle, par intermittence bleue, le silence succédait à ses embrasements. Il s'approcha encore de la fenêtre. L'hôtesse trottinait encore. Marthe revenait, ébouriffée par le vent. Le chroniqueur claudiquait, pirouettant de temps en temps pour s'adresser à l'hôtesse qui traînait la patte dans une flaque interminable. Puis la clochette sonna comme à l'heure des repas. Toutes les portes s'ouvrirent en même temps, sauf celle qui nous concerne.

Il était décidé à ne pas assister à la conférence. Il avait déjà vu le chroniqueur à l'œuvre, un jour de grande noyade, les cadavres des femmes flottaient sur l'eau, on plongeait pour ramener les cadavres des hommes dont les poches s'étaient remplies de coquillages. Le chroniqueur traversait la foule à cheval, gribouillant sur son carnet en se mordant le bout de la langue pendant qu'il écrivait puis les dents disparaissaient derrière les lèvres et la langue s'agitait pendant un temps sans doute limité à ce désir non pas d'en savoir plus mais de savoir redire ce que personne n'a dit et que tout le monde a pensé. Sans doute. Sans doute s'il descendait avec les autres il assisterait au même spectacle où il serait lui-même au moment de se taire et fragment de ce désir pendant que les autres s'exprimeraient à sa place. Il frissonna. Les pas roulaient dans le couloir peau de tombeau.

— C'est fini, pensa-t-il à la surface de cet être qu'il emprisonnait, la citadelle avait complètement disparu dans la nuit, il croyait distinguer encore l'horizon, quelques fêtards s'étaient assemblés devant le cabaret, autour d'une femme en grande toilette, quelques-uns portaient des masques, blancs miroirs de la nuit noire. On gratta à sa porte.

— Vous ne venez pas ? dit la voix qu'elle travestissait.

Il grogna comme s'il était dans son lit. Il était trop tard pour souffler la lampe.

— Je n'y suis pas, dit-il enfin.

Il y eut une minute d'un silence traversé des caresses qu'elle appliquait aux revers de la porte.

— Ne faites pas la mauvaise tête, finit-elle par dire.

Il venait de défaire le lit pour y entrer. Il y serait plus à l'aise pour jouer ce rôle. Il promena la lampe au-dessus du drap.

— Je suis couché, dit-il, la lampe s'éteignit en même temps.

— Mais on a besoin de votre témoignage !

Avait-il sorti les pistolets de leur étui ?

— Dites-lui que sans son témoignage, cette histoire ne vaut pas tripette.

À quel moment de l'amour faut-il se préparer à liquider la tierce personne ? Il commença à se dévêtir.

— Tripette ! je vous dis. Nous ne possédons que l'opinion du contradicteur, de l'incrédule, de l'ennemi à abattre ! Ça ne vaut rien sans lui ! Dites-le-lui !

Il fut entièrement nu pendant une bonne minute. Ses miroirs aussi avaient disparu dans cette nuit gloutonne. Il entra dans sa chemise de nuit après l'avoir secouée. N'était la fenêtre, le monde semblait infini.

— C'est que je suis dans mon lit, dit-il, il s'était même assis comme quelqu'un qui est dans son lit et qu'on appelle à travers la porte.

— Vous possédez cette perle, enfin !

C'était la voix de l'autre. Leur avait-il parlé du duel ? Avait-il trouvé des témoins ?

— Pouvons-nous entrer même si vous êtes dans votre lit ?

La porte s'entrouvrit. Il n'en faut pas plus pour aveugler un rêveur éveillé. Puis toute la lumière déferla. Le chroniqueur portait une veste jaune à boutons bleus, le chapeau apparaissait au-dessus de l'épaule, la jugulaire s'enfonçait dans une peau grasse et grise, col trop blanc pour ce visage fatigué, le monocle pendait sur le gilet et cliquetait sur le bord d'un bouton. L'hôtesse ne s'était pas séparée du verre. Le doigt de Marthe appartenait à cette matière. Pour la première fois, il la trouva belle. Le doigt s'ajustait à merveille, il fallait le reconnaître.

— Montrez-nous la perle !

L'autre ouvrait déjà tous les tiroirs.

— Levez-vous, Monsieur, vous nous faites languir !

En sortant du lit, il montra ses jambes, puis la chemise retomba sur cette intimité sacrifiée.

— Personne ne me traitera de menteur, dit-il entre les dents.

Il repoussa l'autre d'un coup d'épaule et ouvrit le tiroir où se trouvait la perle. À quoi devait-il cet impromptu ? Au feu du ciel né d'un arbre ? Au doigt de Marthe ? À son imagination d'amant passable ? L'autre venait de poser son regard inquisiteur sur l'étui vidé de son contenu.

— Voici la perle !

Le chroniqueur pencha son beau visage noir sur cette merveille.

— Qu'avons-nous besoin de preuves ! fit-il, la pulpe de son index caressait cet objet qu'en d'autres circonstances il eût qualifié de verroterie, le doigt de Marthe, lui, continuait d'aller et venir dans la fente, dans cet arrachement, précisa-t-il, dont la concavité correspondait aussi exactement à la convexité de la perle, ce qui avait tout de même plus de sens que la chair extrême de cette tête de linotte qui avait déjà oublié que c'était elle qui était venue le chercher. Finalement il tendit une main humide au locataire de cette chambre où il ne s'était peut-être jamais rien passé d'extraordinaire.

— Nous nous connaissons, dit-il, mais nous ne nous sommes pas revus depuis.

On se demandait pourquoi. Le locataire, qui jouait au dormeur réveillé, fit sa petite grimace de poule qui montre son cul, dit plus tard un témoin qu'on interrogeait autour d'un verre qu'il était le seul à boire et qu'il n'avait pas payé.

— L'affaire des Maravédis de la Citadelle, dit le chroniqueur pour rafraîchir la mémoire de l'autre.

Il en avait finalement écrit la chronique, situation qui lui avait permis de quitter le cirque Golo où il ne se plaisait plus. Qu'était devenue Lucile ?

— Et cet enfant dont je m'étais entiché ? demanda l'autre qui avait trouvé une raison de se réveiller.

— Nous en parlerons plus tard, dit Nicolá.

L'autre le regarda d'un air mélancolique. Était-il arrivé... un malheur... la vie avait-elle... pourquoi surgissez-vous du passé sans prévenir ?

Marthe s'élança.

— Mais non, vous n'avez pas rêvé !

Le dessinateur qui accompagnait Nicolá trouva la pose appropriée.

— Bien ! Bien ! fit-il, je le tiens ce sacré moment de vérité !

Marthe s'immobilisa. Nicolá aussi s'était figé. Le locataire tenait le verre, Marthe avait son doigt dans la fente et Nicolá exhibait la perle de verre. Quelqu'un avait amené une de ces boîtes à fabriquer des gravures par le simple truchement d'un œil de verre et d'une plaque sensible à la lumière mais il n'en connaissait par le fonctionnement.

— Pouvons-nous continuer notre conversation ? dit Nicolá.

Le dessinateur n'y voyait pas d'inconvénient. Il avait déjà saisi l'essentiel et se préparait à entrer dans le détail.

— Vous vous connaissez ? dit Marthe qui paraissait enchantée.

Jamais il n'avait été aussi près de ce sourire d'ailleurs jusque-là insoupçonné.

— Je crois me souvenir, dit Nicolá, que vos conclusions différaient quelque peu de la version policière finalement entérinée par la justice.

Marthe ouvrit de grands yeux.

— Vous n'étiez pas d'accord ?

Il y avait de l'admiration dans ce cri.

— Monsieur des Tremble n'avait pas dû aimer ce désaccord qui risquait de jeter la lumière sur ses propres affaires.

Nicolá se pencha lui aussi un peu sur Marthe.

— Mais au contraire, mon chou, il s'agissait plutôt de lui donner raison et je crois même pouvoir affirmer qu'on est passé très près de cette vérité, n'est-ce pas Monsieur ?

Le locataire se retrouva un instant la tête plongée dans l'eau de ce passé qu'aucune perle de verre, fût-elle l'objet de la rencontre d'un verre à boire et de l'âme électrique d'un mort en vadrouille, ne pourrait jamais remplacer au pinacle de sa mémoire.

— Le cirque Golo ? fit-il.

Oui, le cirque avait changé de nom, Lucile ayant abandonné sa part Golo s'était retrouvé seul propriétaire et il avait pensé que son nom n'évoquait rien d'aussi désagréable que cette affaire de maravédis où la mort de Felix avait fini par ne plus avoir aucune importance. La mort de Felix. Il n'en avait presque pas été question.

— Mais à qui la faute ? dit Marthe qui n'avait pas connu Felix.

— Monsieur (dont je ne connais pas le nom) vous avez perdu la pause, dit le dessinateur.

Marthe releva les coudes de son champion.

— Comme ça ? dit-elle au dessinateur.

Dire qu'il allait peut-être mourir pour elle. C'était quoi, elle ? L'autre figurait dans la petite assemblée que les habitants de la pension avaient formée près de la porte. Qui a provoqué l'autre ? Qui le tuera peut-être ? On se battait à mort dans cette région du monde. Il ne connaissait en effet aucun blessé, par contre on lui avait souvent montré du doigt des vainqueurs indiscutables qui, s'ils avaient été blessés, n'en avaient pas moins fini avec l'existence de l'autre, comme c'était la règle, dans cette région du monde où il était rare de posséder quelque chose si l'on n'avait jamais mis en jeu son propre honneur. De quoi avait-il était question ? Pas même de la perle et de cette fente obscène. L'arbre. L'arbre qu'il croyait habité par un esprit. Il aurait préféré s'en tenir à cette hallucination de tous les jours ou presque. Puis l'esprit profitait d'un sale temps de pluie pour se montrer en habit de feu follet et le monde, celui-là même où il n'avait pas encore sa place, s'en trouvait considérablement modifié, au point qu'il avait cru à un rêve ou avait voulu faire croire que c'en était un.

— Monsieur (comment s'appelle-t-il ?) ce n'est plus du tout la pose !

Marthe relève ce menton, la mâchoire claque, j'aurais pu me mordre la langue ! s'écrie-t-il pour protester.

Elle rougit.

— Pour une fois qu'il se passe quelque chose d'intéressant !

— Est-ce un reproche ?

Il allait se battre en duel pour la sauver d'une vie sans lui. Mais ne lui contesterait-on pas ce droit, comme c'était arrivé à Antoine Desforges, le fils du gardien de bagne et de l'esclave blanche qui avait donné le sein à l'enfant de Lucile ?

— Je m'excuse, bredouilla-t-il.

Nicolá parlait de Golo.

— Il a fait son beurre. On dit que c'est un espion de Guillaume des Tremble. N'êtes-vous pas vous-même un employé de cette détestable entreprise ?

Que pensait monsieur Guillaume de ce trait d'union entre ce phénomène naturel auquel tout le monde ne croirait pas et les allusions probables à ses activités dont on ne connaissait pas le pire ? Nicolá avait une dent contre l'oncle de Felix.

— Quelle importance aujourd'hui ?

Le dessinateur jeta enfin sa mie dans un cendrier. Maintenant il soufflait dans son pulvérisateur et l'air se remplissait de gouttelettes qui irritaient les yeux. On ouvrit la porte pour créer un courant d'air.

— Vous le tenez ? lui demanda Nicolá.

Il le tenait. Et il s'en allait. Il graverait une bonne partie de la nuit. Il améliorait toujours le sujet en grattant. Nicolá consulta son oignon.

— Lucile et moi serions heureux... commença-t-il.

Marthe toussait à cause de la gomme. Elle montrait ses beaux yeux bordés de rouge. Comme elle avait enlevé son tablier et comme elle se tenait dans la zone d'influence que l'employé de Monsieur des Tremble (un certain...) semblait entretenir jalousement autour de son hésitante personne, Nicolá réfléchissait. Lucile et moi. Avait-il oublié Pernelle, ce formidable corps qu'il avait possédé une fois (c'était un mardi) ? Comment oublier qu'on a possédé parce qu'on était condamné à en être dépossédé le jour suivant ? Pourquoi cette nuit de lucidité après la sérénade ? Et ce lendemain sans aubade ? L'enfant qui revenait à la surface pour demander qu'on lui expliquât la tristesse de sa mère. L'enfant de Lucile et de. Quel âge pouvait-il avoir maintenant ? Il ferma les yeux pour réfléchir. On crut à un endormissement. Serions ravis de. Marthe était sortie dans le couloir pour montrer le chemin. Non, par là on n'allait nulle part, à moins que. L'hôtesse réapparut.

— Quelle soirée ! disait-elle au chroniqueur.

Vous recevoir à notre.

— Vous tombez de sommeil, dit Marthe.

Elle lui secouait les mains.

— Non, non, dit-il, je pensai à l'âge de...

Table un de ces jours que.

— Nous nous en allons ? disait un pensionnaire à son épouse qui riait avec une autre épouse.

— Es-tu donc bien réveillé !

Il ne se souviendra de rien. Dieu fait. Le mot Dieu se détacha de l'onde sonore provoquée par les pas. L'hôtesse recommandait qu'on marchât sur le tapis.

— C'est fini, dit Nicolá qui ne répéta pas son invitation bien qu'il doutât que l'autre eût entendu.

Mais Marthe lui répondait qu'elle se chargeait de la renouveler dans le cas où il oublierait qu'il avait été invité à revoir les personnages de son passé autour d'une table dressée par eux. L'enfant avait-il vraiment existé ?

Il se retrouva seul dans la chambre. Pour la troisième fois ce soir, seul. Oui, ça avait été un moment important, ces retrouvailles. Un point équidistant entre un 14 juillet qui n'avait pas pu être un jour de fête nationale mais dont il se souvenait comme tel et un autre 14 juillet (aujourd'hui) qui était le premier d'un nouveau genre, demain il avait rendez-vous avec celui qu'on avait accusé du meurtre de Felix et qui venait de passer combien ? quarante, cinquante ans dans ce bagne où Aliz. Les rues n'étaient pas pavoisées. La veille (donc un vendredi 13), on avait tranché la tête d'un assassin dont il avait voulu, à la dernière minute, tout savoir. Quelle aurait été son attitude devant cette sinistre mécanique ? Marcher, être debout, se soumettre, ne pas crier, le glissement, la presque seconde de glissement, la douleur interrompue par le néant, une formidable douleur dont il essayait de mesurer l'intensité sans parvenir à l'exprimer. Le même lit une veille de vendredi 13, la même catalogne combien ? Vingt, vingt-cinq, quarante, cinquante ans plus tard ? Dans l'après-midi du mercredi, Aliz lui avait promis de répondre à toutes ses questions à la condition qu'il acceptât de remettre cette conversation à mettons samedi, anniversaire du jour où le populo. Belle Aliz dont les mains tremblaient en feuilletant le carnet de rendez-vous. Il lui promettait que Néron (Monsieur de Vermort avait-il dit) n'en saurait à rien.

— Rien de quoi ?

Elle avait une sœur qui ressemblait à un tonneau et qui touchait sans cesse à ses cheveux pour s'assurer de la présence d'un ruban.

— Vous prendrez bien quelque chose ?

— Oui, mais quoi ?

Il avait plaisanté comme s'il la connaissait intimement. Aliz écrivait son nom dans le carnet.

— Nous serons samedi, fit-elle en caressant ses lèvres au fil de la pierre qu'elle portait au doigt.

Il leva le nez au-dessus de son verre de porto.

— Pourquoi pas samedi ? dit-il parce qu'il craignait l'empêchement.

— Dimanche, dit-elle et elle tourna la page.

Elle le désespérait. La scène lui arrivait vaguement. Il se souvenait d'avoir dit, pour répondre à ce dimanche qu'elle lui imposait : nous serons le 15.

Elle frémit.

— Vous verrez qu'il arrivera quelque chose, dit-elle.

Mais Néron n'avait pas le pouvoir de reporter l'exécution. Se trouvait-il dans cet ancien jardin d'hiver qu'elle avait aménagé en atelier de peinture depuis qu'elle fréquentait Guillaume des Tremble dont les aquarelles, notamment d'insectes, faisaient florès dans le petit monde souterrain qu'il entretenait paraît-il à grands frais ? On reconnaissait la délicatesse de la touche et le rendu des cuirasses et des ailes où le reflet jouait un rôle d'initiateur de la lumière. Elle était l'imitatrice de ces leçons, plus que la disciple appliquée que le maître voulait voir en elle. Elle soignait ses pinceaux. Sa jolie bouche en affilait le pouvoir. Elle les trempait dans un bocal dans le fond duquel reposait une boue de couleur qu'elle savait soulever un peu pour donner le ton. Elle préférait les oiseaux. Les siens ressemblaient à des insectes. Elle ignorait tout de la posture mais s'accommodait d'une branche un peu oblique, montante de préférence, quoiqu'il lui arrivât de trouver admirable le regard du sujet qui, pour une fois, regardait en bas. Qu'elle prêtât à sourire parce que ces becs jacassaient et qu'on n'entendît rien à ses prétentions, cette dame, qui détestait qu'on ne zézayât pas au bout de son prénom, avait des dispositions. Le jardin, dont les carreaux cassés avaient été remplacés par des planches ajustées, était invisible de l'allée et même du balcon qui dominait cette arrière-cour de l'enfer. S'était-il enfoncé derrière elle dans les frondaisons ? Elle avait cette odeur d'herbe fraîchement coupée et de fruits légèrement poivrés. Sa coiffure était un habile mélange de mèches rebelles et de peignes situés aux endroits stratégiques que la tignasse disputait aux doigts explorateurs et terribles. Comme elle levait les bras, sa poitrine menaçait de ne plus contenir dans l'étroit chemin tracé par une robe printanière qui scintillait en été. Elle disposait les petits verres de sa réception sur une table basse dont le dessus était un plateau de cuivre qui lui appartenait. Le porto était dans une carafe. Si elle servait, il en tombait quelques gouttes dans les arabesques qu'elle épongeait aussitôt avec un coin de son mouchoir. Une autre dentelle entourait sa taille. On y distinguait la trace éteinte d'anciennes taches. Cette corolle pouffait un peu quand elle s'essayait.

— Vous ne croyez pas à ce genre de choses, n'est-ce pas ? dit-elle en manipulant le bouchon sur le bord du goulot.

Il bredouilla quelque chose. Il n'aimait pas parler aux femmes de ce qui l'empêchait de penser, mais elle attendait une réponse dont elle faisait la condition de la conversation. Comme il s'obstinait, elle renouvela la question en lui demandant cette fois si quelque chose en ce bas monde avait le pouvoir (ou la vertu) de l'inquiéter au point de rechercher la confidence de l'autre. Il n'avait pas le choix. Ou bien il reconnaissait l'existence du double, ce qui l'amènerait à s'exprimer au sujet des expériences de Ure, ou bien elle parlait d'autre chose et il n'apprenait plus rien de son existence de femme du monde, étant entendu qu'à cette hauteur, il n'y a qu'un monde, le sien.

— Monsieur de Vermort n'y peut rien, vraiment ? dit-il enfin, avec le moins d'affectation possible.

Elle mordit ses lèvres, rien, soupira-t-elle, sa main désignait-elle le portrait en pied d'un chevalier s'avançant dans les eaux ?

Tirouit !

Elle eût aimé inspirer cet envol joyeux. Au fond la toundra verdissait sous un ciel jaune où fleurissait le soleil. Un reflet traversait l'ensemble sans lui appartenir. Guillaume lui avait promis une libellule à poser sur l'inclinaison d'un jonc dont elle n'avait pas encore idée. Ses Buffon étaient soigneusement planqués, il le lui reprochait tous les jours. Il avait peint d'autres nudités mais n'en avait pas conservé l'érotisme crispé. Ici et là, on reconnaissait une touche correctrice qui s'en prenait aux approximations de la ligne ou de la couleur propre.

— Raison de plus pour m'en aller, dit-elle en sifflant le verre.

Qu'on suppliciât un être sans lendemain était déjà insupportable, mais cette espèce de (elle ne trouvait pas le mot), comment dire ?

Il n'en avait pas la moindre idée. Le lendemain présentait une conjonction plus favorable sans doute, où le jour de sa naissance (samedi) côtoyait l'anniversaire de la prise de la Bastille, un jeudi croyait-il, mais pourquoi le croyait-il ? Elle grimaça sans exprimer cette fois le mépris lancinant que lui inspiraient les choses du peuple et de la bourgeoisie. Blanc bonnet et bonnet blanc. Mais enfin, ni elle, ni Néron, ni Guillaume... Et vous ?

Il rougit. Il n'héritait pas, certes, mais pouvait afficher le blason familial sur ses cartes de visite.

— Vous pouvez ? Et bien sûr vous vous privez de ce privilège ?

(ô sa petite bouche toute ronde !)

Allait-elle lui demander d'expliquer ce renoncement ? Lui-même n'éprouvait pas beaucoup de sympathie pour ces recherches lentes. Ni de goût. Le goût l'eût sauvé de l'indifférence. Elle le trouvait indolent et lui parla pendant une minute de ces sortes d'avachissements, pouvait-elle se permettre ce néologisme ? Et sa diatribe s'interrompit sur cette question. Elle avait l'air de l'amie dont on est amoureux et qui se demande si elle est allée trop loin. Il se surprit à ne plus regarder. Il la retrouva dans le reflet convexe d'une petite cuillère qui lui servait à sucrer son porto.

— Je vous la rends, dit-elle.

Il s'agissait de la carte de visite. Il glissa jusqu'au bord du sofa où elle l'avait installé provisoirement puis, touchant la carte, il lui demanda de la conserver. La carte pirouetta dans les doigts rapides. Elle n'en avait pas besoin mais elle voulait mémoriser les armoiries, ce qui pouvait lui prendre quelques jours. La carte toucha ses lèvres. Maintenant elle le regardait. Il supportait mal le regard des femmes qui n'ont pas trouvé le bonheur ou ce confort qu'elles traitent si facilement de bonheur. Une sueur frisquette le surfaça. Ils sortirent par une porte différente. Elle impliquait cette courbure dans le chemin qu'elle lui donnait à voir. Il remplissait ses yeux, avide. Les frondaisons se finissaient dans une éclaboussure de lumière où le portail était demeuré ouvert pendant tout le temps de la visite. Un valet maintenait cet angle du bout du pied. Aucun signe sur lui de cette nonchalance qui chassait l'homme de son esprit. Elle lui demanda de se baisser un peu pour pouvoir écrire sur son dos. Un conté apparut. C'était pour monsieur des Tremble, puisqu'il le verrait avant elle. Elle ne voyait pas ce qu'il cherchait et lui souhaitait seulement de le trouver pourvu que rien ne l'affectât (à elle). La phrase, un peu longue pour ce genre de préambule, se compliqua à l'apparition d'un verbe que rien dans son esprit ne parvenait à modifier dans le sens que lui inspirait son cœur.

— Il comprendra, fit-elle.

Et plia le billet en deux.

— Voulez-vous être mon messager ? demanda-t-elle en tapotant l'épaule du valet, sombre Gitan, valet plus sombre.

La même main présentait, entre le majeur et l'index : la carte de visite face en haut, entre le pouce et l'index : le billet : l'entrouverture laissait passer les substances des mots dont la phrase n'achevait pas le sens. Le visiteur s'exprima vaguement sur la nécessité de cacheter ce qu'on destine aux autres. Elle plia le billet encore une fois. Était-il satisfait ? Il la quitta. Commençait son errance.

Ce mercredi 11 juillet 1832, à... trois heures d'une après-midi tranquille, la pluie le surprit dans une ruelle qu'il empruntait quand il revenait chez lui ou quand, en en sortant, il se trouvait pressé par les circonstances d'un rendez-vous. Il s'abrita sous le linteau d'une porte cochère et attendit la fin de l'averse. Ces métamorphoses de l'air qu'on respire (transparent ? invisible ?) le chagrinaient depuis l'enfance. Le vent avait une peau coulissante. La pluie révélait des membres capables de coulures. Le feu naissait d'un retournement ponctuel du sens commun, comme le lui expliquait Nicolá, dramaturge où le temps avait trouvé les moyens d'affûter un chroniqueur.

Il se saoulait tous les soirs dans un cabaret où d'autres s'exhibaient en poussant quelques-unes de ses chansons. N'avait-il pas surpris Aliz elle-même dans le lit de son cousin ? N'avait-il pas épousé la nièce putative (par alliance) de ce cousin à qui il arrivait de jouer à l'oncle ? Et puis il avait été l'ami fidèle de Felix, quelquefois son fils spirituel et moins souvent encore son pilote aux oreilles bouchées, triste destinée de celui qui, au passage des tours, les redoute. Il vivait seul maintenant. Il avait commis la faute que la femme ne pardonne pas et il l'avait quittée pour ne plus se soumettre aux conditions humiliantes de cette conversation. Une aventure ne le changeait pas à ce point. Il avait traversé une période de priapisme dont il attribuait la cause à des apparitions. L'inattendu le sidérait encore, mais il bandait moins. Il aimait moins aussi, il se laissait moins facilement emporter par des raisonnements qui constituaient à eux seuls la variation sur le thème du désir qu'il avait envie de jouer à la femme, comme un jeu et comme d'un instrument. Il avait caressé des douceurs infinies parce qu'il en faisait facilement le tour. Les fleurettes continuaient de l'empêcher de respirer. Sa passion pour les seins était nouvelle, il avait toujours préféré les fesses et l'intérieur des cuisses, à une époque même sa passion était entièrement rentrée dans le carcan inconfortable des épaules et du cou, exploration inachevée à cause de son étrangeté. Ses bizarreries même le déroutaient. Il se perdait en chemin. Le corps conservait ses mystères d'infini et il se reprochait sa facilité, ses incisions. Une année de chasteté, s'infligea-t-il. Il vécut des matins de pénétrations hallucinées. Ces matières pouvaient finalement révéler une femme dont l'existence ensommeillée s'étonnait. Elle existait bel et bien et, dans la réalité, s'il la rencontrait (comme si son esprit avait préparé cette rencontre) il rougissait devant elle et commettait des gaffes à la place des maladresses qui eussent fait de lui un personnage charmant. Il avait vécu dans la pauvreté après avoir quitté le cirque Golo qui quelques années plus tard changea encore de nom, Lucile ayant finalement évincé le nain qu'on retrouva dans la rigole et qui, sur son lit d'hôpital, fit la promesse de lui rendre la vie impossible. Il occupa un grabat du service des indigents pendant les trois semaines que dura le traitement des conséquences d'une crise de delirium tremens, hématomes divers, arrachements de peau, foulures de doigts, coupures notamment du cuir chevelu, une hernie abdominale, bris de dents et même une infection urinaire qui rendait sa conversation à peu près incohérente.

Il était assis dans son lit quand Nicolá fit son entrée dans le dortoir qu'à cette heure matinale d'un jour d'été, on aérait. Le nabot allait mieux. Il avait fait porter une lettre au bureau que Nicolá occupait dans les locaux de la chronique locale. Nicolá apportait un peu d'argent, des oranges et des biscuits qu'il avait achetés dans une pâtisserie alsacienne, Golo ayant des ascendances de ce côté de la France. Les pièces provoquèrent des miroitements de regard. Golo confia le pactole à une religieuse qui sentait des pieds et que dans son délire il avait demandé en mariage. Elle en rougissait encore. Elle distribua les biscuits et dut partager le dernier à cause d'un mauvais calcul, puis elle se mit à peler les oranges.

Nicolá suait. On lui avait dit qu'il était bon de suer en présence des malades et comme il n'avait pas cru à cette superstition, maintenant son esprit le mettait à l'épreuve. La religieuse lui avait apporté un tabouret qu'il lui rendit afin qu'elle pût peler les oranges sans fatiguer le dos qu'elle avait délicat. Il se tenait debout, comme à l'église, tourmenté par la teinture d'iode à la place de l'encens, les mêmes cierges brûlaient leurs senteurs de couenne, la même poussière tombait des fenêtres ouvertes et il levait de temps en temps le nez pour regarder le ciel saturé de tourterelles, la religieuse tirait la langue dans son effort de ne pas rompre la continuité des pelures qu'elle promettait à la dessiccation, et Golo, que le biscuit avait rendu nostalgique, exprimait sa rage à mots couverts, ce qui augmentait considérablement le désarroi de Nicolá qui, une minute plus tôt, avait lamentablement bafouillé au moment d'expliquer pourquoi il n'épongeait pas la sueur de son front et de ses joues, la minute précédente, un peu oubliée maintenant, avait posé le problème d'une fièvre qui remettait en question sa présence dans ces lieux. Il avait affirmé un peu haut jouir d'une bonne santé, brandissant la lettre de Golo sous le nez de la pédieuse agnelle chargée d'éclairer son chemin. Heureusement elle avait renoncé à un examen plus détaillé de son état d'esprit. Il avait boutonné sa chemise, col et poignets, et portait des gants, ce qui l'encouragea à pousser les portes que la frêle cicérone lui demandait d'ouvrir, car c'était elle qui transportait les oranges et le paquet de biscuits. Sa robe révélait de solides chevilles. Le pied suait dans des lanières luisantes. Le tendon d'Achille avait éveillé les désirs obscurs du nain, autres mots couverts qui augmentaient le trouble du poète qui n'avait jamais chanté le pourrissement et encore moins le voyage circulaire des lépreux et autres anges maudits.

Nicolá consentit à s'asseoir sur le bord du lit pour séparer les quartiers. Il les distribuerait pendant qu'elle porterait les pelures à l'office. Dix bonnes minutes, auxquelles il fallait retrancher le temps nécessaire à la distribution ajouté au temps perdu à en parfaire l'équité. Golo éclata en sanglots. Il avait pleuré pendant sa crise mais il ne s'en souvenait pas. Ses dernières larmes étaient donc un souvenir d'enfance. Restait trois minutes. On surveilla les bruits du couloir. Les sandales de la religieuse produisaient un claquement reconnaissable que Nicolá confondit plusieurs fois avec le traînement de patte du commis des pompes funèbres. Golo perdait patience. Ses fantômes le harcelaient. Une demi-minute avant le retour de la religieuse, qui s'annonça en effet (Nicolá avait simplement attribué le sens de sa détresse au mot claquement), il comprit que Golo l'avait convoqué pour lui demander un service.

La religieuse, qui n'avait plus besoin du tabouret, le poussa sous les fesses de Nicolá. Ce contact lui fit fléchir les genoux et elle crut qu'il succombait à cette fièvre dont il nia l'existence cette fois avec une violence qui la laissa pantoise. Il déboutonna le col de sa chemise. Il ne respirait plus. L'air sembla couler de son cou sur sa poitrine, atteignant bientôt la peau chatouilleuse de son abdomen.

— Sortez ! dit-elle.

Son doigt impératif montrait la porte. Golo se mit debout dans son lit.

— N'oubliez pas qu'il m'a donné de l'argent, dit-il.

Les autres malades en étaient témoins, excepté un moribond qui avait d'autres chats à fouetter. Il hocha cependant la tête avec les autres. Maintenant Nicolá avait besoin de s'expliquer. Il avait un ami carabin. La sueur... commença-t-il, mais la religieuse sortait de nouveau. Elle allait ameuter le garde-chiourme.

Comme la porte était cette fois restée ouverte (elle le restait systématiquement si l'angle d'ouverture atteignait la perpendiculaire), on entendit sa voix dans l'interminable couloir.

— Vous feriez bien de filer, dit Golo. Il se recoucha.

— Il y a une explication, dit Nicolá.

— Elle ne vaut rien, dit Golo.

— Pourtant, dit Nicolá.

— Allez-vous-en pendant qu'il est temps de s'en aller !

C'était la voix du moribond. On rit.

— D'ailleurs je ne sue plus, dit Nicolá. Si je choppe quelque chose, ce sera de leur faute, ajouta-t-il, assez fier de tenir l'entrée en matière de son discours au médecin.

La question était maintenant de savoir de quoi se mourait le mourant. Les médicaments n'agissaient pas sur lui, voilà de quoi il mourait. On avait compté le nombre de malades et avec ce chiffre on avait divisé un, ensuite on avait multiplié le résultat par le nombre de Français et on avait obtenu un autre résultat, une catastrophe nationale dont la perspective avait fait dire à quelqu'un : mieux vaut la guerre ! Pensée qui avait d'abord convaincu tout le monde mais un cri de révolte avait fini par en trahir une autre : est-ce qu'on dit « tu » à ces animaux invisibles ? Homicide, Guerre, Maladie ! Le moribond n'avait plus le temps de penser. Au début, quand les autres riaient, il croyait qu'on se moquait de lui. Maintenant, il était désolé d'être à l'origine de toutes ces mauvaises pensées. Il s'exprimait rarement depuis qu'il avait mesuré son influence sur les autres. Ses paroles avaient trop de doubles sens et menaçaient d'en avoir encore plus s'il insistait. Il ne voulait pas rire.

— Les chats sourient (Oh ! Oh !), les chiens remuent la queue, les oiseaux virevoltent, les singes cabriolent, l'homme rit.

Nicolá était retenu par toutes ces pensées. S'il ne s'en allait pas maintenant, il ne s'en irait jamais.

— Est-ce qu'on se reverra ? demanda Golo qui avait tiré le drap sous son nez.

— Peut-être, dit le moribond d'une voix sinistre, sinistre sans faire exprès, sinistre à cause des mots, pas sinistre à cause de la voix, bien qu'elle fût aussi sinistre que n'importe quelle voix de mourant, peut-être même plus sinistre encore que la moyenne des voix qui s'en vont pour toujours, mais cette fois très en dessous du sens des mots, deux verbes dont l'un conjugue l'autre, rien n'est plus sinistre que cette solitude.

— Il n'y a rien à expliquer, dit Golo, allez-vous-en !

Le chœur des malades sembla psalmodier : pendant qu'il est encore temps !

Le moribond en conçut une toux tragique. Il était presque assis dans son lit, tant ses abdominaux s'étaient tendus. Aucun bras ne le soutenait, d'ailleurs possédait-il des bras ?

— Voilà l'occasion de filer, dit Golo.

Nicolá franchit la porte. C'était théâtral comme scène, Nicolá dans la porte et Golo dans le lit, le moribond oblique et sans bras, les malades tous tournés du même côté.

— Je ne peux pas partir comme ça, dit Nicolá qui avait mauvaise conscience.

— Qui ne peut pas partir ? demanda le moribond entre deux quintes.

Pauvre Golo ! Quelle fin sans adjectif ! Nicolá passa par la fenêtre qui était haut perchée. Maintenant il chevauchait un paon qui gémissait comme un homme soufflant dans une trompette. D'autres paons le regardaient d'un air morne. Il ne l'avait pas encore échappé belle. Un carabin avait mis le nez à la fenêtre et lui ordonnait de ne pas bouger. L'esprit n'avait-il pas pris au sérieux une sueur dont la raison avait vainement dénoncé le dangereux cabotinage ? Que penser de l'immobilité maintenant ? Le paon voulait lui crever un œil. Il faillit l'étrangler. Heureusement, un connaisseur l'aida à se relever. Il chassa les phasianidés en levant sa canne d'un air menaçant. Il ne menaçait pas Nicolá. Au contraire il le chouchoutait. Il lui disait dans l'oreille : je sais tout de Golo. On va le sortir de là.

L'homme avait de jolies mains molles et blanches. Il portait des binocles sur lesquels reposaient de gros sourcils embroussaillés. Tout en parlant, il débarrassait le paletot de Nicolá des petites herbes qui s'y étaient accrochées, profitant de la lutte du fuyard défenestré avec le paon qui ne mourrait pas pour avoir avalé un ver de travers. L'homme ne portait pas la blouse blanche. Nicolá avait retrouvé son aplomb quotidien. Il tendit une main salie de terre.

— Je n'ai que celle-là, dit-il pour plaisanter.

L'homme rit de bon cœur.

— Et l'autre alors ? dit-il, curieux de savoir jusqu'où Nicolá allait pousser la plaisanterie.

Il n'y avait pas de solution. Il le savait bien. Par prudence, on passa sous le petit pont piétonnier (Nicolá ne se rappelait plus, à l'heure de compter cette aventure, s'il s'était agi d'un pont piétonnier ou japonais, ce qui n'avait aucune importance par rapport au fait de passer en dessous et de traverser le ruisseau — ou le fleuve — à pied — gué ou pas gué). L'homme marchait devant. Il pouvait très bien porter une blouse blanche mais ce n'était pas le cas. Il marchait en tenant une main dans son dos. La main était ouverte pomme (ou paume) tournée vers le ciel, mais Nicolá ne mit pas la sienne dedans. Il n'avait pas faim. Son esprit était en fuite et donc il suivait quelqu'un qui le conduisait quelque part. Jamais aucune de ses fuites ne se passa autrement.

— Depuis combien de temps l'avez-vous quittée ? demanda l'homme.

Les doigts remuaient. Il tambourinait peut-être quelque chose. Quelque chose. Quelque part. Comme c'était différent de autre chose d'autre part mais ce n'était pas rien nulle part. Voilà comment Nicolá résumait la situation de son corps en ce moment délicat de son existence.

— Vous savez de qui je parle ? demanda encore l'homme, on était encore les pieds dans l'eau, on avançait avec facilité, à peine dévié par le courant contre lequel on n'avait même pas pensé à lutter. Vous ne voulez pas en parler ?

Nicolá vit passer une feuille morte mais était-ce une feuille morte ? Il se rappela que les feuilles ne meurent pas en été.

— Je n'aurais pas dû venir.

L'homme s'arrêta sans se retourner.

— Au contraire, dit-il.

Il ne s'était pas arrêté pour le dire, au contraire.

— Vous ne trouvez pas qu'il y a beaucoup de feuilles, ajouta-t-il.

Comme il regardait en amont, Nicolá vit le profil de chien. Il ne pouvait pas penser à autre chose qu'à un chien.

— Un arbre est en train de mourir, dit l'homme qui tenait à expliquer les feuilles. Est-ce qu'une poule perd ses plumes ? Non. Ensuite il faut la plumer. Les chiens galeux ne meurent pas. Les arbres sont lamentables.

Ce n'était pas Nicolá qui disait cela. Il le pensait. Peut-être parce que l'homme le disait. L'homme était-il capable de poésie ? Il était plus petit que Nicolá sauf quand il montait sur un galet pour regarder en amont.

— Ça fait beaucoup de feuilles, dit-il.

Était-il inquiet ? On remonterait être le cours d'eau, fût-ce un simple ruisseau ou un fleuve compliqué. Nicolá songea avec bonheur qu'il n'avait jamais assisté à l'agonie d'un arbre. Petit, il s'était demandé ce que pouvait bien être une gonie et soudain au bout de sa réflexion il ne se rappela plus si on devait dire un ou une. Il avait aussi oublié l'expression. Être ou avoir ? À ou de ? L'anecdote amusa l'homme.

— Vous la reverrez peut-être avec plaisir, dit-il.

Nicolá devint tout rouge.

— Après ce qu'elle a fait à Golo ! s'écria-t-il.

La main de l'homme était toujours à la même place. Comme cette perspective de plaisir avait provoqué une érection, Nicolá imagina son membre viril dans cette main qui se refermait peut-être. Il possédait une verge assez jolie. Elle s'en souvenait peut-être encore.

— C'est elle qui veut me revoir ? demanda Nicolá.

L'homme, cette fois, s'arrêta et se retourna.

— La question est de savoir si c'est vous qui voulez la revoir, dit-il comme s'il commençait la leçon.

Il n'attendit pas la réponse. L'arbre l'inquiétait. Il pensait trop à l'arbre et pas assez aux questions qu'il posait. Et Nicolá, qui désirait plus que tout penser à l'arbre plutôt que de chercher à répondre à la question qui lui était finalement posée, réfléchissait au temps qui venait de passer entre elle et lui. Il était plus exact de penser qu'il l'avait passé sans elle. Ou mieux encore qu'il l'avait perdu(e).

— C'est elle qui vous envoie ? demanda-t-il.

L'homme frémit parce que l'eau atteignait ses testicules. Comment Nicolá voulait-il qu'il répondît à cette question ?

— Il n'y a pas de réponse aux questions qui ne la contiennent pas.

Mais l'homme était-il de bonne foi quand il se plaignait de ne pas la trouver par ses propres moyens ? Il n'était pas du genre qui répond oui et non, ce qui envenime toujours la conversation. Il traversa le trou en espérant ne pas y rencontrer une truite comme la dernière fois.

— Vous étiez là la dernière fois ? demanda Nicolá avec angoisse.

L'homme remonta de l'autre côté du trou.

— Vous n'y étiez pas, vous, dit-il.

Il regarda dans sa culotte.

— Pas de truite à l'horizon, dit-il d'un air satisfait.

Nicolá, qui se tenait au bord du trou, se mit à rire.

— Si ce n'est pas une truite, dit-il, qu'est-ce que c'est ?

Il craignait plutôt les animalcules. La dernière fois, on en avait trouvé dans son urètre.

— Ce n'était pas cette fois-là, dit l'homme.

Nicolá descendit dans le trou. L'eau lui arrivait sous le menton. Était-ce le même trou ?

— Combien de fois... commença-t-il, mais plutôt sur le ton du combien de fois vous ai-je dit alors qu'il voulait seulement se renseigner.

L'homme comprenait la confusion.

— Vous feriez bien de sortir de là, dit-il.

Il était à quatre pattes sur la berge et voulait atteindre l'herbe grasse où se prélassait une femme de sa race. Il s'excusa de la déranger.

— Êtes-vous Lucile Carvajal, bâtarde d'un Vermort d'Espagne ? lui demanda-t-il.

Elle cacha le sein qu'elle dorait aux rayons du soleil.

— Bien sûr que non ! s'exclama-t-elle.

Nicolá était encore dans le trou.

— Qu'est-ce que je vous disais ? fit l'homme en remettant ses pieds dans l'eau.

— Il va attraper un rhume, dit la femme.

Elle ne craignait pas les insectes. Pourtant son cul était posé directement sur l'herbe. La robe était assez ouverte pour qu'on en distinguât la toison. L'homme n'avait pas voulu cette obscénité. Maintenant il ne pouvait plus rien pour Nicolá qui se masturbait sous l'eau avec cette idée absurde des homoncules qui en profitaient pour le contaminer. Passage de l'animal à l'homme puis de l'infiniment petit à ce qu'on est par rapport à l'éternité. Il éternua.

La femme dit : j'ai raison.

L'homme devait le reconnaître : je ne vous ai mené nulle part, dit-il en s'agenouillant dans l'eau boueuse à cause de ses trépignements, tandis que l'eau du trou où végétait Nicolá devenait claire comme de l'eau de roche.

Les feuilles s'accumulaient sous son aisselle. L'homme les observait à la lorgnette.

— Voulez-vous me rendre service ? demanda-t-il sur le ton de quelqu'un qui attend de l'autre qu'il lui rende ce service sans quoi il n'y a plus de conversation possible.

Nicolá sentait bien que c'était un ultimatum.

— Quel genre de service ? se risqua-t-il à demander à son tour.

L'œil de l'homme clignota.

— Qu'est-ce que vous allez vous imaginer ? dit-il.

Question précise et même cruelle qui s'adressait sournoisement au manque d'imagination dont l'esprit de Nicolá était affecté depuis qu'il avait lu les aventures du chevalier Dupin, trois épisodes qu'il exhibait, dans les salons littéraires qu'il fréquentait, comme des blessures propres à parler d'elles-mêmes.

L'eau le gelait maintenant. Elle avait été si douce jusque-là, presque tiède. La femme savait de quoi elle parlait. Elle s'y baignait toute nue si personne ne la regardait. Elle n'aimait pas le regard des femmes dans ces circonstances.

— Ce n'est pas ma faute si je suis belle, dit-elle en clignotant elle aussi de l'œil.

L'œil de Nicolá était en proie au même désir de battre des paupières mais l'eau lançait des gouttes de sperme.

— Votre sperme ! précisa la femme qui elle aussi aimait la netteté des choses.

— Quand vous aurez fini, dit l'homme alors qu'il savait très bien que c'était fini, veuillez me lancer la lorgnette.

Nicolá sortit ses mains de l'eau. L'air était chaud. Il serait beaucoup mieux dans l'air.

— Qu'est-ce que vous faites dans l'eau ? dit la femme.

Nicolá n'y faisait rien. Il attendait.

— Et vous attendez quoi ? dit la femme qui savait par expérience qu'on attend toujours quoi quelque chose.

Nicolá ne pouvait pas en parler.

— Ce n'est pas vous, dit-il pour expliquer son attente, c'est ce que vous représentez !

L'homme s'impatientait.

— Ma lorgnette ! cria-t-il comme si sa voix devait franchir un espace considérable.

La femme se tourna vers lui — il était assis sous un noyer. Elle n'avait pas l'air furieux mais il craignait qu'il le devînt.

— C'est une lorgnette dont je me sers pour observer les animaux de loin.

La femme pivota plusieurs fois.

— Les animaux ? Quels animaux ?

Si les insectes avaient été des animaux, elle l'aurait su avant tout le monde. L'homme reconnaissait qu'il s'était trompé une fois. Elle grimaça comme si elle allait pleurer mais au lieu de s'en prendre à l'homme, elle invectiva Nicolá qui avait compris : lurette, il le lui dit mais elle ne l'écoutait pas, comme si elle était étrangère au temps qui était en train de passer. L'homme voulait remonter le fil de l'eau.

— Un arbre qui perd ses feuilles en été, c'est un arbre qui meurt, dit-il savamment.

À cause de la perturbation provoquée par le corps de Nicolá verticalement plongé dans une eau dont il touchait le fond, les feuilles tournaient autour de lui. Il n'y avait plus de place sous ses aisselles, ni sous son menton. Puis il se demanda s'il n'était pas simplement couché à plat ventre sur une syrte. Il fallait que ce fût à plat ventre et non pas sur le dos car dans ce cas il se serait masturbé devant tout le monde, le monde étant contenu dans l'homme et la femme. Quelle honte si c'était arrivé ! En tout cas la confusion entre lorgnette et lurette était expliquée. Il se tourna sur le côté pour réfléchir. Il n'entendait plus la voix de l'homme et il ne voyait plus la femme.

— Si je flotte, pensa-t-il, c'est contre ma volonté.

Les feuilles se trémoussaient autour de lui. Il se sentait seul comme dans les moments où il avait assez de courage pour mourir. Avait-il rempli ses poches de cailloux ? Avant de sortir de chez lui, il avait bien rangé sa table de travail. On y trouverait sa pipe, sa blague, le paquet de feuilles blanches à droite de l'encrier, la chemise de cuir où il rangeait amoureusement ce qu'il venait d'écrire, la feuille dont il ne terminait pas le remplissage, la plume couchée comme un mort sur le buvard, la cire de son cachet, ses armes de choix, la coupe de raisins de Corinthe, le flacon de salsepareille... et une mèche de cheveux arrachée au cadavre de Pernelle, on se douterait bien qu'il s'agissait des cheveux d'une morte, mais laquelle ? Emportait-il son secret dans cet étrange silence qui était tout ce qui restait de la vie ? Ma solitude... avait-il un jour écrit dans l'intention de l'expliquer aux autres... mais la page blanche ne lui avait rien inspiré et il l'avait déchirée avec une lenteur de mélancolique qui voit passer la mort dans la rue où il habite.

La même Marthe astiquait ses meubles. Il l'avait surprise une fois en flagrant délit de furetage. Elle était assise au bord du fauteuil, ayant écarté les cuisses pour que la robe formât la cuvette où les objets de sa recherche s'amoncelaient. Brillait une coupe ornée d'un blason, qu'il avait remplie du nœud gordien conçu accidentellement par une chaîne d'or autour de la médaille de baptême à laquelle il ne tenait plus depuis que Pernelle avait commis l'irréparable. Un dé noir aux points d'argent s'ouvrait selon le plan diagonal, la soie de son écrin portait encore la trace en creux de l'anneau qu'elle avait emporté dans cet au-delà dont il croyait toucher la frontière quand il caressait son propre visage à la surface d'un miroir. Un petit carnet à la couverture de cuir velouté, il y inscrivait le temps qu'il fait, en une ligne étrangement lourde de sens, il arrivait même qu'un ensemble de lignes composât le corps de ce poème qu'aucun effort de la pensée n'avait jamais arraché au terreau de son esprit. Un boulon dont la patine trahissait l'usage, elle l'enfila au petit doigt et l'observa comme si elle y lisait une inscription, à ce moment elle eut l'air pensif et sembla même n'être plus là où son vice l'avait pourtant placée. Ses mains plongeaient ensemble dans le trésor et c'était la main droite qui en ramenait l'invention, l'autre main venait d'écarter un peu le rideau pour élargir le rayon de lumière dont elle se servait pour étayer son étonnement. Une rémige noire put l'intriguer à ce point qu'elle ouvrit complètement le rideau, la lumière se déroula comme un tapis jusqu'à l'autre bout du plancher où il avait ses pieds posés sur des patins. Aussitôt elle souffla sur la plume et il s'en détacha une fine poussière qu'elle lui reprocha. Il s'avança sur le tapis, déconcerté par cette tranquillité. Elle lui montra l'inconcevable composition de la chaîne et de la médaille.

Ça ne serait pas arrivé s'il les avait soigneusement portées à son cou comme c'est l'usage.

Attendait-elle une explication ? Entendrait-elle le blasphème ? Qu'elle était ce blason qu'elle sauvait de la crasse ? S'il ne la réprimandait pas, elle recommencerait et même il n'y aurait plus de fin à son entreprise de déchiffrage. Elle trouverait le couvercle de la coupe dans le recoin où il l'avait lui-même oublié. Il pouvait compter sur elle.

— Vous le reconnaîtrez, dit-il, à son anse de verre étiré.

Elle se fierait plutôt au diamètre, pensa-t-il en même temps. En attendant elle déposait sur l'ouverture un napperon amidonné et sur le napperon un coupe-papier destiné à le maintenir quand la fenêtre était ouverte.

— N'oubliez pas de le remettre à sa place quand vous vous en servez.

On finirait bien par le trouver, ce couvercle ! Sinon on remplacerait le napperon par une soucoupe dans laquelle d'ailleurs on pourrait mettre quelque chose mais quoi ? Il y songea avec elle. Il y avait deux jours qu'il souffrait de cette angoisse. Il respirait mal et se laissait surprendre par des inspirations d'une profondeur atroce, à la suite de quoi le gonflement de ses poumons, accompagné d'ailleurs d'une augmentation douloureuse du rythme cardiaque, l'occupait jusqu'au vertige. Elle épousseta sa robe.

— Je m'en allais, dit-elle.

Le tablier était donc suspendu derrière la porte. Il lui arrivait de dormir avec lui, prenant grand soin de ne pas en rompre l'harmonie de plis et de godets. Elle ne se plaignait pas. Elle était à la hauteur de ses exigences. Une fois remplacée la coiffe par le petit chapeau aux cerises, elle décrochait le châle et le pliait sur son bras. Il la reverrait dans deux jours. Le jour des cuivres et de la verroterie.

Pourquoi vivait-il dans ce capharnaüm ?

Elle avait remplacé les draps du lit et avait même trouvé le temps de les amener chez la blanchisseuse. Le rideau de sa chambre était définitivement perdu. Elle avait pris le conseil du tapissier qui l'avait encouragée à renoncer à cette réparation.

— Vous devriez vous débarrasser de cet animal, dit-elle avant de refermer la porte.

Retenu au crochet par la ceinture, le tablier diffusait doucement les odeurs dont le sommeil exigeait le tribut. Il se coucha. Le fantôme de Pernelle ne tarderait pas à apparaître. Même le petit singe, prisonnier de sa cage de verre, attendait ce moment d'incroyable silence. Il cessait alors de gratter la surface du verre pour produire ce son infime qui persécutait le cerveau de son nouveau maître. Il avait pourtant connu des temps heureux où la porte de sa cage était toujours ouverte. Il mangeait trois pommes par jour et ne négligeait pas la chair juteuse d'un gigot. Un fond de porto l'enivrait, sinon il préférait l'eau fraîche d'une cruche que son ancien maître lui versait sur la tête, au temps de ce bonheur que rien ne menaçait.

Il y avait un coussin propre au fond de la cage au lieu de ces chiffons qui sentaient l'encaustique. Maintenant il lapait l'eau d'une écuelle, comme un chien. Il avait vécu des mois dans la muraille de la citadelle, en attendant que le cirque revînt. Ils avaient laissé une petite croix de fer forgé à l'endroit où Felix avait perdu sa vie de patachon. L'enquête précisait qu'il n'avait pas pu mourir à cet endroit mais sans rien dire de celui où ils pensaient que la lutte avait eu lieu. D'après Nicolá, le singe se souvenait de cette lutte. On l'avait promené en laisse partout dans la citadelle, surveillant de près ces réactions, un policier suivait en claudiquant, s'aidant d'une canne qui lui servait aussi à fouiller dans les feuilles mortes. Plusieurs fois on pensa se trouver sur les lieux du crime (en admettant que Felix ne fut pas mort à l'endroit où on avait découvert son cadavre), on ne savait pas pourquoi on le pensait, peut-être aurait-on choisi ce coin reculé si on avait eu dans l'idée d'assassiner quelqu'un, mais comment la victime nous y aurait-elle suivis ? Le singe ne réagissait pas et le policier s'ennuyait.

— Vous feriez un bon chroniqueur, avait-il dit à Nicolá, ce qui signifiait peut-être qu'il pensait que Nicolá n'avait aucun talent de dramaturge (Pernelle était-elle morte à ce moment ?), aussi lui demanda-t-il s'il avait assisté à une de leurs représentations et le policier avait dit oui.

Nicolá aimait la chronique, il ne pouvait pas le nier, mais enfin il n'en avait jamais écrit.

— Vous avez peut-être raison, dit-il à tout hasard.

Le policier renifla.

— Vous feriez peut-être bien de le lâcher, conseilla-t-il.

Nicolá n'avait jamais lâché le singe. Il avait eu tant de mal à le mettre en cage. Il ne se laisserait plus piéger aussi facilement. Nicolá avait l'allure d'un homme qui aime une autre femme que la sienne mais Pernelle vivait-elle encore quand il déboucla le collier du singe ?

— Vous avez eu tort de lui enlever son collier, dit le policier, il est toujours plus facile d'attraper un singe par le collier.

Le singe commença par monter dans un arbre.

— Je perds mon temps, dit le policier.

Il voulait dire que Nicolá le lui faisait perdre mais il ne le lui reprochait pas, il n'y avait pas assez d'intimité entre eux.

— Bonne idée que vous avez eue là ! dit Nicolá qui se sentit tout de suite injuste, mais il ne trouvait pas la force de s'excuser.

Il fouetta le tronc de l'arbre avec le collier qui était resté attaché à la chaîne. Le singe monta encore plus haut, finalement on ne le vit plus.

— Il est monté au ciel, dit le policier pour plaisanter.

Il ne savait pas que Felix était le meilleur ami de Nicolá, sinon il n'aurait pas risqué de le blesser, d'autant que le singe n'était plus visible et que Nicolá en souffrait. Donc il ne s'en alla pas. Il tenta même de grimper sur l'arbre voisin, qui avait des branches basses, pour se rapprocher le plus possible de ce ciel rieur. Il y avait d'autres arbres aussi hauts que celui que le singe avait escaladé et leurs branches se touchaient en un réseau peut-être impénétrable. Le singe connaissait ces chemins.

— Nous ferions bien d'abandonner, dit le policier.

Nicolá, pour la première fois, le regarda en détail. Ainsi commençait la chronique, par une abondance de détails.

— J'ai eu une mauvaise idée, reconnaissait la pandore.

Nicolá secoua ses larges épaules.

— Je l'ai eue aussi, dit-il comme s'il était à la recherche de cette intimité qui rend l'air transparent entre les gens dont l'un d'entre eux est nous-même.

En descendant de l'arbre, il fit un accroc à sa culotte. Nicolá s'agenouilla en accusant l'écorce dont il arracha des morceaux jusqu'à ce qu'elle lui résistât. Des fourmis couraient dans tous les sens. Il s'acharna encore, plantant ses ongles dans les interstices.

— Voilà bien du travail pour votre dame qui sans doute n'en manque pas, finit-il par dire, pensant qu'il aurait dû commencer par là, il s'était peut-être ridiculisé en s'attaquant à l'arbre immobile qu'il avait voulu mettre à nu, comme si l'écorce n'était pas la peau et comme si le bois, qui était lisse et gluant, avait quelque ressemblance avec la chair.

— Vous l'avez bien dépiauté ! fit le policier qui n'en revenait pas.

Sinon il n'avait pas de dame, pas même une mère encore vivante, il vivait seul et reprisait lui-même. Pernelle est-elle encore vivante ? Le policier demanda si elle était malade.

— Non, non, fit Nicolá.

Lucile savait-elle repriser ? Le policier n'en savait rien. Qui était Lucile ? Comment expliquer en peu de mots (Nicolá réfléchissait) que cette femme était à la fois la femme de Nicolá (moi) et la sœur de Felix (il n'existe plus) ?

— Ne pensez plus au singe, dit le policier qui marchait devant.

On atteignit la roulotte. Lucile pleurait sur le seuil. Le policier découvrit sa tête chauve et prononça quelques mots d'usage. Nicolá suspendit la chaîne (et le collier) derrière la porte, exactement comme Marthe avait l'habitude de suspendre son tablier. Il y aurait beaucoup à dire sur ces reflets, à trente ans de distance. La tête de Golo apparut.

— Tu l'as lâché ? s'écria-t-il.

Il s'en alla en tournoyant comme une toupie.

— Avec tout le mal que j'ai eu à le piéger !

Lucile avait cessé de pleurer.

— C'était tout ce qui me restait de lui ! dit-elle avant de se remettre à pleurer.

Nicolá lui montrait l'accroc qu'il fallait repriser. Le policier fit un petit saut sur le côté pour se rapprocher de Lucile. En même temps il échappait à la curiosité de Nicolá.

— Vous vouliez me dire quelque chose ? lui demanda-t-elle. Maintenant il ne me reste plus rien !

Pernelle vivait-elle encore ? Dans ce cas, Nicolá n'était pas encore seul. Mais comment affirmer que cet amour le sauvait de la détresse s'il n'était pas réciproque ?

— Madame, dit le policier dans l'oreille de Lucile, je crois que votre mari va très, très mal.

Il y eut cette complicité entre ces deux êtres. Le policier ne savait pas pourquoi son esprit désirait tant être le complice de Lucile. Ce désir n'avait rien à voir avec la beauté de la femme. Il était de ces hommes qui ne veulent pas mourir sans cette complicité. Il caressait sa tête chauve comme si cela lui procurait du plaisir. Elle alluma sa petite pipe de tombac et il toussa dès les premières volutes. Elle le regarda d'un air étrange, comme s'il toussait à cause des volutes. Maintenant il avait les yeux larmoyants et il fut obligé de sortir son grand mouchoir de soie écrue. On y devinait deux éternuements et des traces de pituite. Elle attendait une réponse mais il ne se souvenait pas de l'avoir entendue lui poser cette question : Nicolá, très mal ?

Il lui expliqua pourquoi. Il prit le temps des détails. Nicolá n'était plus là pour en contester l'authenticité. Il énuméra tous les détails du singe que Nicolá voulait enfermer dans la peau d'un chien limier (il dit du chien limier parce que peut-être ne savait-elle pas ce que c'était qu'un limier ; au moins savait-elle ce que c'était un chien, il ne lui restait plus qu'à lui demander ce qu'il entendait par limier). Elle écoutait en tirant de sa pipe des petites bouffées que sa langue mélangeait avant de les pousser hors de la bouche.

— Un limier ? Le singe ?

Elle ne comprenait pas. Il lui expliqua comment le singe avait été tenu en laisse et encouragé à renifler dans l'herbe et dans la mousse des murs. Elle sourit.

— Nicolá n'a jamais eu de flair, dit-elle.

Le policier, surpris par cette révélation, demeura le nez en l'air, figé au sommet de son imitation de Nicolá en train d'enseigner au singe à flairer. Devait-il dire : l'imitation de x (votre époux) en train d'enseigner l'art de flairer à un singe nommé Nicolá, dont elle savait qu'il n'avait pas de flair ?

Elle le rassura : le singe n'avait pas de nom et Nicolá était bien son époux.

— Un mulâtre avec une mulâtresse, ça ne choque personne ! fit-elle en arrachant une bouffée noire à sa pipe de tombac.

En avait-il trop dit ? Elle le prévenait. Un blanc et une mulâtresse...

— Ah ! S'il n'avait pas lâché le singe ! dit-elle en secouant sa pipe dans les volutes.

Le policier, sur le point d'avouer qu'il avait seulement recommandé l'ouverture de l'émerillon et non pas le débouclage du collier (il ne savait pas si tous ces termes techniques la convainquaient), savait que c'était la première fois que Nicolá lâchait le singe, Nicolá lui-même l'avait affirmé avant d'ouvrir le collier au lieu de l'anneau, le policier n'avait pas eu le temps de s'interposer entre la volonté de Nicolá et le fait accompli (le singe lâché sans collier dans le labyrinthe de la citadelle).

— Et puis ? fit-elle comme si elle avait suivi le fil de la pensée du policier qui se tortillait sur une fesse en cherchant les mots de sa victoire sur l'attente.

— Le singe a disparu, dit-il.

C'était le moment d'expliquer pourquoi il pensait que Nicolá était très, très mal. Il ne pouvait plus ne pas répondre à cette question. Certes elle ne la posait pas. Elle se contentait d'attendre la réponse. Elle ajouta une pincée de tabac au culot de sa pipe.

— Vous ne fumez pas ? demanda-t-elle.

Il était ravi qu'elle lui posât la question. On lui avait signalé les bienfaits du tabac. Son propre père fumait des feuilles roulées par ses propres soins. Cela durait des heures. On le regardait en attendant. On ne savait pas ce qu'il pensait.

— Quand il mourut, on s'aperçut qu'on avait attendu en vain. Qu'est-ce qu'on aurait aimé l'oublier !

— Seulement voilà, dit Lucile, il est toujours là !

Elle se frappa le front. Il n'avait pas voulu provoquer cette réaction. Il aurait aimé pouvoir lui affirmer qu'il avait oublié son père mais c'était tellement difficile à dire. Il aurait pu aussi ne rien dire, s'en tenir à l'enquête, à ses procédures, à ses trucs.

— Je ne fume pas et un point c'est tout !

Elle avait envie d'une souffrance encore plus grande pour oublier celle-là. À quoi songeait-elle maintenant ?

— Quel jour sommes-nous ?

Comme il eût aimé savoir peindre un aussi beau visage ! Il se demandait de quelle couleur pouvait bien être cette lumière. En clignant légèrement les yeux, il ne voyait que la lumière, puis son esprit s'intéressait à l'ombre et il la recomposait. Hortense avait déjà signalé aux autres ce don inné, mais pourquoi la main ne répondait-elle pas à ce commandement tombé des autres sphères de son activité cérébrale ? Hortense leur montrait les objets qu'il n'avait décrit que pour elle mais elle ne retrouvait pas les mots, elle s'évertuait à décrire à son tour, pas les objets, les mots. L'écoutait-on ? On le regardait d'un air étrange. Quel pouvoir exerçait-il sur Hortense ? Il ne le savait pas lui-même et n'était à la recherche de cette réponse que pour pouvoir la leur donner, ce qui aurait changé quoi ? Ils formaient un entourage agréable. Ils étaient fidèles et ponctuels. L'un d'eux avait disparu. On l'avait facilement remplacé par son souvenir. Il y avait peu de concurrence entre eux, peut-être à propos des femmes, ou d'un enfant plus doué que les autres, cela existe. De toute façon il désirait toutes les femmes. Hortense n'était-elle pas heureuse avec lui ? Il était moins à l'aise avec les enfants, mais ils le distrayaient des noirceurs de l'enquête du moment.

— Vous avez l'air d'une autruche, avait dit quelqu'un.

Avec l'enfant qui demandait ce que c'était l'air d'une autruche, on évoquait le derrière emplumé et l'ombre infinie de la broussaille. Il riait avec eux et secouait ses ailes atrophiées pour leur donner raison. Hortense souffrait de cette complicité parce qu'il donnait trop et n'exigeait rien. On l'abandonnait à l'ombre des objets qu'elle n'avait pas su restituer comme il les lui avait offerts.

— Une autruche ? dit-elle avant que l'enfant n'exprimât sa légitime curiosité.

Elle se tourna vers lui, dans l'attente d'une réaction. Ce soir elle lui dirait : comment avez-vous pu vous laisser traiter d'autruche ? Savez-vous au moins ce que c'est une autruche ? Elle voulait dire : en termes vulgaires.

Puis l'enfant avait posé sa question. On riait maintenant. Il s'amusait avec eux. Il caressait les bras des femmes, touchait à leurs bijoux, les entraînait vivement dans les coins tranquilles de sa conscience, le cœur battant, perdant haleine, croyant vivre une dernière seconde de bonheur et la perdant bêtement en bavardages. Voilà ce que lui inspirait le beau visage de Lucile.

Elle ne le chassait pas. Elle voulait seulement le réduire à ce silence, chacun pour soi. Pendant ce temps Nicolá arpentait la citadelle à la recherche du singe. Il interrogeait les passants effrayés par la perspective d'une rencontre avec cet animal soupçonné d'être le responsable de la mort du gérant du cirque. On avait du mal à croire Nicolá parce qu'il avait l'air d'un fou. Ceux qui connaissaient le singe pour l'avoir vu jongler avec Guillaume, ne pouvaient pas croire qu'un singe de cette taille eût pu en finir avec un homme. Nicolá parla du rasoir et du don d'imitation de la bête. On l'écouta plus attentivement. Certes le singe avait maintes fois vu son maître se raser devant un miroir mais alors, pourquoi ne s'est-il pas contenté de se raser lui-même ? Pourquoi avoir tenté de raser son maître ?

Ce n'était plus une imitation, mais un prolongement de la connaissance acquise par l'observation. Le sang l'avait excité au point de perdre la tête et d'achever son œuvre de mort. Combien de fois avait-il vu son maître parler durement au miroir à cause d'une estafilade dix fois moins longue et profonde que celle qu'il venait de perpétrer ? Craignit-il un châtiment supérieur à celui que le maître infligeait au miroir ? Et jusqu'où ce singe avait-il poussé sa connaissance de l'assassinat ? Sur place, on n'avait retrouvé que les poils d'un écureuil qui s'était battu avec un autre écureuil. On ne trouva pas une seule trace de sang sur le pelage de l'animal, le policier, qui pensait à Hortense, l'avait constaté lui-même. Quant au rasoir, il avait été soigneusement remis à sa place sur l'étagère où Felix le rangeait toujours méticuleusement. La perversion de ce singe avait atteint le point où commence la perfection.

Le policier s'était arrêté pour s'éponger le front.

— Bien, dit-il à Nicolá, puisque vous connaissez le coupable et que vous le tenez en laisse, si nous rentrions ?

Nicolá prit son grand air de tragédien : elle ne vous gêne pas, vous, cette perfection ?

Et il avait lâché le singe. L'enquêteur trouva donc étrange, et même embarrassant, que Marthe s'adressât à lui pour rédiger la chronique du feu follet. L'hypothèse du singe fut plus tard vérifiée par un autre écrivain, un de ces déroutants bouffons de la littérature contemporaine qui racontait certaines de ces histoires, dont celle du singe, par récurrence, c'est-à-dire que l'histoire dont Nicolá était l'auteur indubitable (Victor Trotin en témoignerait encore si l'enquêteur de monsieur Guillaume ne l'avait pas abattu d'un coup de feu en plein cœur) commençait avec le singe et finissait avec Felix, tandis que l'autre histoire, dont l'objet véritable était d'inventer un personnage original, s'ouvrait sur le spectacle d'une mort incompréhensible qui ne pouvait avoir qu'une explication, même s'il était difficile de l'admettre. Combien d'années avaient passé ? Il avait fallu l'intervention des puissances occultes ajoutée au fait que Marthe et Nicolá se connaissaient, pour que ce passé resurgît dans cette chambre où il avait déjà changé les choses. Et par quel hasard encore plus extraordinaire se trouva-t-il que ce fût justement Victor Trotin, ex-inspecteur de police, qui avait résolu l'affaire Felix de los Alamos (des Tremble fallait-il entendre), qui provoqua notre enquêteur en duel à cause d'une broutille ou fut provoqué par lui, pour une raison sans doute aussi légère ? Marthe rougissait de plaisir.

— Trotin ? Trotin ? dit Nicolá à deux jours du duel. N'est-ce point l'inspecteur de police qui prétend avoir résolu l'affaire Felix ?

L'enquêteur se frotta le nez, comme dans les moments désespérés.

— Vous vous souvenez d'Hortense ? dit Nicolá.

Elle n'avait peut-être pas vieilli.

— Je n'en sais rien, dit l'enquêteur, elle ne vit plus avec lui. J'y suis sans doute pour quelque chose.

Nicolá ne cachait pas son trouble.

— Vous ne vous laisserez pas tuer, n'est-ce pas ? dit-il.

Maintenant il voulait savoir ce qu'était devenue Hortense ? L'enquêteur n'en savait rien. Trotin lui écrivait encore.

— Si je le tue, comme c'est probable, dit l'enquêteur, je dénicherai bien cette adresse pour lui faire part de mes regrets.

Savait-il qu'elle était une amie particulièrement assidue de Madame de Vermort (Aliz, la belle Aliz), et que par conséquent l'influence de Guillaume des Tremble devait forcément s'exercer par ce biais ?

— Ainsi vous allez tuer Trotin ! Pauvre monsieur Trotin ! Lui aussi aura terminé sa vie en célibataire. Ah ! Je vous souhaite d'épouser Marthe. C'est une bonne femme avec qui j'ai couché à l'époque de l'affaire, vous savez ? Entre ce Baudelaire et moi. Ce singe m'a dévoré la vie ! J'étais désespéré et Marthe m'a ouvert les portes de son cœur. Si je vous raconte cette histoire (une histoire de plus) vous allez penser que je suis aussi fou aujourd'hui qu'à l'époque de Felix. Mais Marthe vous épousera-t-elle si vous tuez l'un de ses admirateurs ? Avez-vous songé à ce risque ? Je la connais, allez ! Elle vous en voudra de vous en prendre à son petit monde. La pauvre a eu tant de mal à le construire. J'ai même ma place dans cette maison de poupée. Je suis le chroniqueur des aventures de l'esprit. Cet américain ne s'y est pas trompé. Il a retenu tous mes arguments. Vous voyez la différence entre chroniqueur et fabuliste. Mais comment en êtes-vous arrivé à la conclusion que le coupable était ce Manuel sans nom (de Gador, je crois, qui est le nom de la montagne où il est né, bâtard des Alamos à ce qu'on dit) ? Je vous proposais un singe et vous avez inventé un assassin. Mais je constate que vous vous êtes moins trompé que la justice qui a finalement jeté un sort à cet autre bâtard d'une branche cousine des Alamos qui sont en quelque sorte les Vermort d'Espagne. C'est sans doute à cette filiation qu'il doit d'avoir sauvé sa tête. Une affaire de famille. Le même sang coulait dans leurs veines. Mais le coupable n'était ni le singe (je n'ai pas eu de mal à le reconnaître), ni le valet obscur du destin des Alamos (vous avez eu par contre beaucoup de mal à ne plus en parler) et encore moins ce pauvre Saint-Pé qui clame encore son innocence après tant de temps ! Vous voyez comme je reconnais avoir eu tort. Et vous ne me demandez pas pourquoi. Mais répondrais-je à votre attente ? Nous sommes à deux jours du duel où Trotin mourra le cœur déchiré par une goutte de plomb. Il y a longtemps que vous songez à cette mort, seulement dans vos rêves, ce n'était pas vous qui la lui donniez. Vous avez toujours eu besoin d'un intermédiaire pour accomplir ce que vous commande votre esprit. Trotin mourait plutôt des mains d'un vulgaire voleur poursuivi sans repos. Tel était le style de Trotin. Mais il n'a pas accepté de devenir mon personnage. L'idée du singe ne convenait pas à son sens des réalités. Alors j'ai lâché le singe. Vous n'auriez pas dû lui enlever son collier (cela dit en minaudant) ! Pourquoi ne comprenait-il pas que je devais le lui enlever ? Parce qu'il était encore mon personnage ? Ah ! Ce n'est même plus une question. Il s'est empressé de convaincre Lucile que j'avais perdu la tête. Perdre la tête ! Pour une hypothèse ! Certes, elle me tenait à cœur. Quelle chronique !

« J'allai voir Hortense. Dans l'escalier, on me dit qu'elle était chez Mercier. Mercier tenait une mercerie. Beau présage. J'y retrouvai Hortense. Elle avait amené son perroquet, autre chronique. Il était presque achevé. Manquait la couleur d'un œil.

— Mon Dieu ! s'écriait-elle chaque fois que le silence tombait sur nous, quelle est la couleur de cet œil si l'autre est de telle couleur ?

J'avouai que je n'en savais rien. Lucile brodait des animaux fantastiques. Je me souviens du jour (c'était un soir) où je suis entré dans la roulotte avec cette coupure du Graham's :

— Oui, dit-elle après avoir parcouru le texte, oui : mais ce chevalier est un personnage.

Elle visait juste, Lucile, d'autant que Trotin, qui n'était ni chevalier ni personnage (ce personnage est-il un chevalier ? aurais-je plutôt écrit), l'avait convaincu de ma folie. J'aurais dû tuer Trotin. Vous n'auriez plus à le faire. Vous voyez comme c'est à ma place que vous agissez. Le duel eut lieu au petit matin comme le veut la tradition. On se battit au pistolet, à l'américaine. On ne savait plus très bien pourquoi mais le verre endommagé artistement par les forces secrètes de l'orage fut exposé dans la vitrine de Mercier qui exerçait toujours son métier de mercier. L'archevêque de Paris était mort depuis plusieurs semaines. Verger, son assassin, avait été jugé et exécuté en moins d'un mois. On s'était sagement rangé du côté de ses juges. On en parlait encore, cet été-là. On relisait même les Châtiments sous les draps. Mercier ne lisait pas. Il ne se rappelait pas si Hortense avait terminé son sacré perroquet. Il ne la voyait plus depuis des années. On la disait séparée de monsieur Trotin qui l'avait trahie. Dans le journal, l'exécution de Verger était représentée par un rectangle noir percé d'un trou blanc parfaitement rectangulaire. Cette première resta longtemps exposée de l'autre côté de la rue, dans la vitrine tranquille, bleu de nuit tavelé d'étoiles qui verdissait au soleil, de l'Association des Amis de Monseigneur Sibour, martyr du romantisme et victime de la défroque. »

Mercier passait des heures sur le seuil de sa boutique. Il méditait. Il parlait peu mais consentait à sourire. Marthe lui apporta le verre sculpté par l'électricité et elle lui raconta comment l'enquêteur de monsieur Guillaume des Tremble avait mis fin aux jours d'un nommé Victor Trotin qui avait été policier et marié à une certaine Hortense qui était sa cousine.

— On parle encore de Saint-Étienne-du-Mont ? fit-elle en regardant l'autre côté de la rue.

C'était une hugolienne. Nicolá Carvajal l'avait formée au romantisme. Elle, qui comprenait la folie de Verger, n'adhérait qu'à la partie sentimentale de cette nouvelle idée de la France. Elle n'aimait pas les rois, qu'on les élût ou qu'ils héritassent de leur trône.

— Pauvre Trotin ! dit-elle.

Il n'avait même plus les moyens d'un ménage. Certes il avait eu le tort de s'en prendre à cet autre voyageur de la transparence. Elle raconta à Mercier la prise de bec. Il pensait à Hortense. Madame Mercier était grabataire depuis deux ans. Marthe s'occupait de l'hygiène. Elle n'avait jamais exprimé ce dégoût que Mercier ressentait comme une atteinte à l'intégrité de son épouse, pauvre femme qui avait gagné assez d'argent pour être heureuse et qui n'en profitait pas.

Mercier pleurait quelquefois. Il dormait dans un autre lit mais c'était la même chambre. Il pensait à Hortense, à son perroquet. Il n'était pas motivé par le désir. À Marthe il avait avoué ne plus posséder le feu sacré. Il était plus âgé qu'elle et avait tendance à la considérer un peu comme sa fille. Il avait eu un enfant mort dans un combat contre des Arabes. Il ne restait rien de l'enfant. On avait fait son portrait d'adulte après coup, en s'inspirant d'une miniature et surtout du visage de sa mère. Le portrait était dans la chambre maintenant qu'elle n'allait plus dans le salon. Le curé montait tous les jours et priait pour le repos de l'âme de Verger.

— Monseigneur n'était-il pas mort en pardonnant à son assassin ?

Verger avait craqué devant la perspective de la guillotine. Il avait demandé grâce. C'est toujours ce qu'on demande quand on a mal agi envers l'autre. Mercier avait noté l'utilisation du mot « envers » à la place du mot « contre », mais il n'en tira aucune conclusion.

— Entrez donc, disait la préposée de l'Association Saint-Étienne-du-Mont, entrez, Monsieur Mercier !

Il ne se levait même pas de son tabouret pour la saluer. Il n'avait même jamais traversé la rue pour détailler le rectangle noir percé d'un trou blanc dont il chercha un jour fiévreusement l'expression héraldique. Les blasons revenaient à la mode. La boutique de Mercier n'en exhibait aucun. Madame Mercier n'y pensait plus. Ses eaux se liquéfiaient lentement.

— Pourquoi ont-ils tué Monseigneur ? s'écria-t-elle au beau milieu de la sieste.

Il commençait à pleuvoir. Marthe courait sous la pluie, un journal plié en casquette sur les cheveux. Nicolá courait derrière elle. On aurait pu croire qu'il la poursuivait. La vérité, c'était qu'il courait moins vite qu'elle. Elle se rendait chez Mercier pour briser le verre. Nicolá tentait de l'en empêcher depuis ce matin. On avait transporté le corps troué de Trotin dans la salle d'attente du journal. On parla d'Hortense. Pendant toute la matinée, Marthe avait fouillé dans les affaires de Trotin, mais elle n'avait rien trouvé qui la mît sur la piste d'Hortense. Elle en avait conçu une fièvre douloureuse. À midi elle avait pris un en-cas en compagnie de Nicolá qui voulait parler d'autre chose.

— Ce... comment l'appelez-vous ? dit-il en parlant de l'enquêteur de monsieur des Tremble.

Tout avait commencé il y avait exactement quinze ans. Felix, le singe, Golo, Pernelle, Lucile, le petit Guillaume, Bortek, Manuel, Pierrot, Nannette etc.

— Et quand vous l'aurez brisé, ce verre, en aurez-vous fini avec ce... cette... aujourd'hui, il n'achevait pas ses phrases.

Y avait-il quinze ans qu'il ne les achevait plus ? Il n'avait jamais vraiment eu ce souci de la perfection. Marthe brisa peut-être le verre. On ne retrouva pas Hortense.

En 1870, la France fut humiliée une fois de plus. L'année suivante on retrouva le cadavre d'Antoine Desforges dans une ruelle à Paris. Il avait couru pour échapper à ses poursuivants. Le cœur s'était arrêté. Il s'était couché sur le trottoir avant de mourir, l'absence de meurtrissures en témoignait. Quelle importance avait ce détail ? Dans la nouvelle qu'on va lire, que Hugo lut peut-être, Nicolá voulut illustrer ce détail tiré du rapport du médecin légiste ? La mort d'Antoine. Un pastiche parut dans une feuille : la mort de Cléopâtre. Nicolá était trop vieux pour répliquer. Il mourut avant Hugo. Il avait pensé à Lucile, à Pernelle, à Marthe et même à Hortense. Aucune d'elles n'était là pour lui tenir la main. On n'emporte personne avec soi de cette manière. On ne s'accroche à rien. Il y avait longtemps que la vie était affectée de ce glissement. Hugo ne répondit pas à l'envoi de la Mort d'Antoine. Ou bien il répondit trop tard. Marthe avait pris sa retraite. Elle ne s'occupait plus des petites affaires des hommes : La Mort d'Antoine.

 

 

VI

  

Paris verdoyait. Antoine revenait sur les lieux. Sur la route, un autre vagabond lui avait demandé de quel côté il s'était battu. Antoine n'avait pas répondu. Ils avaient fait un bout de chemin ensemble et ils s'étaient séparés parce que l'autre ne voulait pas entrer dans Paris. C'était deux vieillards écrasés de souvenirs. Pendant ces quelques jours de vie commune, Antoine avait soupçonné l'autre de vouloir le voler. N'avait-il pas tué lui-même, le plus souvent par envie ? Il possédait de bons souliers et un manteau qui avait conservé ses boutons. Il le portait roulé sur son épaule, le tenant par un des bouts de la ficelle. L'autre reluquait ces possessions, mais peut-être seulement en nostalgique d'un bonheur passé. Antoine nettoyait ses souliers avec une poignée d'herbe arrachée au talus. Les gendarmes ne les avaient inquiétés qu'une seule fois, aux alentours d'un village coquet dont la cloche sonnait. C'était un dimanche de communion ou un samedi de noces, un vendredi saint, un mercredi des cendres. Antoine avait évoqué le lointain horizon d'où il venait. Un des gendarmes en rêvait justement. Cette confession le rendait moins dangereux. Antoine parla de la chance qu'il faut avoir, en même temps il caressait la joue du cheval. On ne leur demanda pas de quel côté ils s'étaient battus, ni même s'ils s'étaient battus. Ils avaient regardé les deux gendarmes s'éloigner au pas, continuant la conversation sans les vagabonds, l'un d'eux parlait plus que l'autre, il avait un oncle en Amérique ou en Afrique, il ne se rappelait plus, l'Asie peut-être, les îles, les pôles, peu importait puisqu'il en savait assez pour désirer encore. L'autre vagabond n'avait jamais prononcé le mot désir. Il commençait à faire nuit. On avait eu chaud toute la journée. Les poches étaient pleines de fruits volés. Chacun mangea de son côté.

— Ainsi tu vas à Paris, dit l'autre vagabond.

Antoine voulait revenir sur les lieux, mais les bombardements avaient-ils épargné cette rue propice aux rencontres ? Il se souvenait de la broussaille des murs, une vache paissait dans un pré, une fille s'enfuyait en riant, le bonheur le tiraillait comme une maladie. Antoine avait cet air triste des vieux qui songent encore à tout recommencer. Drôle de manière de ressusciter les victimes qu'il avait terrorisées avant de les achever. La rupture de ces cous raisonnait encore. La viande traversée. Le jet de sang. La chute, les hasards de la chute. Ces tableaux le condamnaient à mourir sur le bord de la route. Il passait son chemin quand une odeur annonçait une dépouille. Un chien peut-être. Il n'avait volé des cadavres que sur un champ de bataille. Beau butin qu'il avait dépensé en plaisirs. On ne possède pas le plaisir. On ne l'acquiert par aucun des moyens préconisés par le Code civil. Il faut codifier le plaisir. Mais la leçon n'avait pas porté ses fruits, sans doute parce qu'il n'acceptait pas qu'un semblable se prêtât à ce jeu. Il était maintenant trop vieux. Il préférait la nostalgie. Il avait pensé à elle pendant tout le printemps. La mer rugissait sous lui. Il habitait dans la roche avec les oiseaux. Il avait oublié l'hiver. Les goélettes cinglaient vers l'Afrique toute proche. Il voyait les marins dans la lunette. La lunette était un des objets que l'autre vagabond pouvait lui envier. Les gendarmes auraient confisqué cet outil inexplicable autrement que par un épisode de l'aventure du passé. Il avait regardé les sommets du Massif central exactement comme il avait cherché sa voie entre la surface et l'horizon. Il y avait d'autres tentations. Il connaissait cette géométrie. Il comprenait encore clairement qu'on pût réduire le monde au cercle et au triangle mais il n'avait plus la force de calculer ces distances. C'était l'été et il arrivait à Paris. Il n'y demeurerait pas longtemps. Il n'avait pas rencontré d'Allemands. Il s'attendait à les trouver beaux, définitivement beaux, mais c'était là une pensée secrète, il n'en confia pas la saveur crispée au compagnon de voyage qui allait ailleurs, peut-être plus loin, plus précisément, plus savamment. Cet autre était un égoïste qui pouvait raconter dans le détail le moindre de ces enrichissements que sa pauvreté particulière lui promettait dans un temps beaucoup moins chargé de circonstances. Beau bavard à la bouche édentée, fumeur d'herbes rares si l'occasion se présentait, il n'avait tué qu'une seule fois, par accident, la justice avait reconnu son innocence pénale et l'avait condamné à se séparer devant notaire du peu de bien qu'il possédât, dont la moitié avait été acquise par ses propres efforts, des efforts d'ouvrier qui multiplie les heures quand le bourgeois se contente d'en fixer le prix. Les demeures le fascinaient, non pas les palais et les cours, il aimait les toilettes, les parfums, cette débauche de fleurs et de beaux visages, on le rencontrait dans les rues interdites où il prétendait être porteur d'un message, les cerbères exigeant qu'il frappât à la porte en leur présence, le bourgeois écarquillait ses yeux de poisson et lui demandait son nom, il n'y avait pas de colère dans ce regard, peut-être de la curiosité, comment expliquer cette attente sur le seuil, un des chiens avait planté ses griffes dans ce cou fragile. Mais cela n'était peut-être arrivé qu'une fois, une fois eût suffi à l'humilier pour toujours. Il revoyait un visage d'enfant, fille ou garçon ? Un domestique s'amusait de la scène, montrant des dents de carnassier. De quoi les bourgeois nourrissaient-ils leurs enfants ? Le chemin de l'usine était un sentier où mouraient des mendiants. Dans le fossé courait cette substance d'eau. Le talus était fleuri. La pente était couverte de fougères. En haut, le mur gris des cours, horizontale soignée sur laquelle reposaient des toitures somptueuses et un ciel prometteur. La chanson disait : je veux rêver... Il courait après des filles bruyantes. Une espèce de bonheur l'envahissait. Sous les pieds, le sol vibrait doucement. La seule fumée provenait d'une machine à vapeur. Une courroie battait follement dans l'air. Un nègre alimentait la chaudière, vieux nègre solitaire dont les masturbations attiraient un public de connaisseurs. Des têtes hirsutes chamarraient la clôture de la masure qu'il habitait en fantôme des antipodes. Sa longue queue était celle d'un Priape eunuque. Il sacrifiait des tourterelles sur une pierre grise qui ressemblait à son masque et s'y ajustait parfaitement. Sa nudité se blessait sciemment sur les couteaux de l'idole polychrome. Un feu créait des trous d'ombre dans cet infini. Quelles passions l'agitaient ? Une brassée d'herbe fraîchement coupée étouffait ce brasier et produisait cette colonne de fumée qui rappelait un personnage. Il se passait quelque chose entre l'homme et l'animal, et quelque chose encore entre l'animal et la nuit. Sinon il conduisait sa chaudière en ouvrier zélé. On s'attendait à une négligence. Un enfant poussait la brouette, quelquefois le même, le plus souvent un autre, avec quelle facilité devaient-ils se ressembler ? À l'intérieur des ciseaux formaient l'aubier durci par le temps. Des femmes peinturluraient, conscientes de leur importance. Des enfants glissaient dans la machinerie. Le matin ils avaient soigné les chevaux. Ce soir, ils iraient chercher l'eau du puits. La nuit, leur cœur battrait la chamade et les réveillerait. L'autre avait vécu ce bonheur. Il s'en vantait. Le malheur c'est plutôt de la malchance. Un accident comme disent les juges. Ce qui innocente, laissant l'autre sur sa faim. Il conservait une copie du jugement. Magie des mots écrits par l'autre. Il s'émerveillait de ne pas pouvoir lire autre chose que son nom et celui de l'endroit où il était venu au monde. Antoine avait pris connaissance de cette infamie. La colère l'étreignait. Il savait que c'était sous l'effet de l'espoir. Il se sentait humilié par cette cohérence. Quelle différence y a-t-il entre l'infini du périmètre et celui de la droite qui rejoint les étoiles ? Justement il dormait dessous, attentif au soubresaut de l'autre qui ne dormait jamais sous un arbre. La nuit l'hallucinait. Il commençait des histoires. Elles s'achevaient avec le personnage, sans queue ni tête, ironisait-il. Le monde voulait changer autour de lui. Il n'avait pas choisi son camp. L'autre avait des préférences mais il reconnaissait des nécessités. Il eût sans doute été important de ne plus se sentir traqué. Le lendemain, ce n'est plus retrouver l'autre, c'est se chercher encore, se voir au hasard des miroirs. Il regardait les étoiles à travers le feuillage. L'année avait commencé par un dimanche. Ensuite il avait perdu le compte des jours. Il dormait dans son manteau. La rosée le réveillait. L'autre finissait un rêve agité de coups de pied dans l'air, une toux torrentielle le libérait de l'étouffement, et il se mettait à sourire, laps de bonheur filant entre les doigts, bonheur liquide des pauvres, lits de fortune, berges stridentes.

Ils s'étaient rencontrés sur un banc, comme tous les personnages dont le roman commence. Ils avaient d'abord parlé des femmes, l'un se référant à la virginité, l'autre au plaisir. Une rivière coulait devant eux. C'était tôt le matin et ils avaient dormi sous des ponts différents. La pluie les avait réveillés. Une péniche dérivait. Ils avaient pensé à cette marchandise, ces tonnes, ces mètres cubes. L'un vit la locomotive passer sur le pont, crachant une fumée noire dans l'averse oblique. L'autre voyait des fardiers blancs et identiques. La même péniche lançait des signaux vers l'écluse. Antoine s'étira. Il n'y avait personne d'autre sous le pont. Un égout glougloutait. Il y avait de petits animaux dans l'herbe. À quoi s'affairaient-ils ? L'eau ruisselait sur le quai. Antoine pataugea un moment. De quel rêve se réveillait-il ? Il souffrait.

La péniche passa, étrangement inhabitée et solitaire. Il ne voyait pas les chevaux sur l'autre berge. L'eau clapotait doucement. Un peu d'herbe poussait dans la pierre. Il ajusta son chapeau et sortit sous la pluie. Le sentier était glissant. Il s'accrocha à des feuillages. Ses forces le quittaient. Il mangeait tous les jours mais il marchait aussi beaucoup pour s'éloigner des lieux où il volait. La lunette le distrayait. Il ne possédait plus de livres et n'avait plus de quoi écrire. La pluie le harcelait maintenant. Il arriva sur la butte.

La rue était déserte. Les réverbères étaient encore allumés. Il entra sous un porche. La porte était condamnée par des planches. Il connaissait des endroits accueillants mais il ne revenait jamais sur ses pas. L'autre lui demanderait s'il n'avait pas plutôt l'impression de tourner en rond. Et pour la première fois, ils parleraient de l'infini, l'un optant pour le temps, l'autre pour la ligne droite. La pluie cesserait à un moment précis de son angoisse. Une voiture passa en trombe. Le cocher grimaçait. Antoine eut le temps d'apercevoir un beau visage, femme ou enfant, et il se remit à rêver. Un rayon de soleil l'étonna.

L'autre était déjà assis sur le banc. Il le rejoignit. Ils échangèrent un salut maussade. Antoine étendit son manteau sur l'herbe. L'autre grignotait un quignon. Ce n'était pas un voleur. Il mendiait. Il reconnut un voleur dans la personne d'Antoine. Il souhaita être ailleurs, puis il eut l'impression de se tromper et se reprocha tout haut de toujours juger trop vite, trop tôt, trop court. Ce monologue dura presque une minute. Antoine s'était penché pour écouter. L'autre aperçut l'étui de cuir pendu au cou d'Antoine.

— Qu'est-ce que c'est ?

Il voulait dire : comment expliquer la présence de cet objet ? Antoine se redressa. Il retrouva d'un coup le sel des embruns sur le roof d'une goélette. L'océan imposait une tranquillité de temple. Des mouettes jacassaient dans les vergues. Il observait une île. Il y avait des barques retournées sur le sable, comme des coquillages. Un treuil cliquetait. Sous une bâche, on buvait. Des femmes guignaient. On ne voyait pas d'enfants. Sur la plage, un feu achevait de fumer. Les maisons descendaient sur la roche qui affleurait de chaque côté de la baie. La terre s'élevait d'un coup, presque verticale, couverte d'arbres, une seule toiture émergeait de cette masse qui touchait le ciel, et sa cheminée fumait toute l'année, Antoine était témoin de cette vigilance, pendant un an il avait travaillé à débarrasser les coques d'un monde de coquillages et d'algues où le sel formait quelquefois d'étranges cristaux qu'il collectionnait. De ce séjour lointain, il avait conservé les saveurs émoussées de la monotonie. Une femme habitait au fond de ce puits de mémoire. Il en avait oublié le visage. Elle agissait encore sur lui, inutile confidence, l'autre ne comprenait pas l'angoisse ou bien il ne croyait pas à l'existence des fantômes. Il regarda cet autre.

Plus petit que lui, et plus solide sur ses jambes, il avait aussi des mains puissantes, étrangement propres, toujours occupées, par exemple en ce moment il mangeait, ne partageant pas, il était prêt à s'enfuir en compagnie de son quignon. Antoine ne l'aurait pas poursuivi. Antoine ne courait pas. Il préférait une marche obstinée. Il y avait une tache sur son front, au-dessus de l'œil droit, il en caressait la surface veloutée avec la pulpe du pouce. Tout en parlant. Il adorait parler. Il parlait même seul. Cette nuit il avait parlé avec les petits animaux qui bougeaient sous l'herbe. C'était peut-être le vent. La mémoire se recroquevillait comme un cloporte. Un kyste avait poussé sur l'os malaire. Autre caresse, mais cette fois à travers l'existence de la peau. Il commençait à méditer avec le soleil couchant. Il venait à peine de se lever.

Les deux hommes se comparaient silencieusement. Antoine dissimulait des mains sales. Il restait un morceau de croûte noire entre le pouce et l'index de l'autre. Les lèvres devenaient facilement humides. Elles scintillaient à travers les poils de la moustache, à peine entrouvertes, l'hiver il surveillait le jet de l'air, son enfance n'avait pas connu la gelée matinale. Esprit toujours en marche, il avançait dans une réalité peuplée de réminiscences, comme un livre d'heures. La croûte avait disparu. L'autre ne mâchait plus. Il voulait écouter. Les mouettes, il en avait vu à l'œuvre sur le cadavre d'un dauphin puis il les avait écoutées, sa misère avait commencé un été, sur cette plage où il s'était réveillé, la langue grosse et douloureuse, son nez saignait encore. Il avait peut-être volé. En tout cas il ne vola jamais plus. Il s'agenouillait devant les églises, en plein soleil ou sous la pluie, ou bien c'était la neige qui l'envahissait en même temps que le désir de n'être plus rien ou d'être tout, la mort l'épouvantait, le poids de la terre, l'air en feu, la nourriture des animaux, à quoi n'avait-il pas pensé pour se rendre fou ! Mais il raisonnait encore. Il y avait un verre propre entre lui et la réalité, un verre salissable de son côté, miroir de l'autre, au-dessus de lui le ciel formait une voûte et la terre s'ouvrait entre ses jambes. Il pleurait comme un enfant et s'épuisait comme un animal domestique, par habitude.

Antoine avait l'air d'un voleur. L'autre sentait combien il était différent de ce diable. Il se signait pendant les absences d'Antoine, qui ne duraient pas plus que l'exécution appliquée de ce graphe si profondément compris. Antoine ne niait pas ces malaises. Une nausée acide coupait court à ses récriminations. Il maudissait facilement, attirant plus d'une fois l'attention du bourgeois et de son ouvrier. Mais ce n'était que le cri d'un voleur. L'autre, en mendiant qui se respecte, ne criait pas. Sa tête avait été une fois remplie par le cri des révolutionnaires, la prudence avait fait de lui un mort et il avait trompé tout le monde. Les chevaux des dragons avaient conchié sa face de faux cadavre. On l'avait finalement retrouvé dans une futaille. Il dormait à poings fermés. On lui avait demandé son identité. La France faisait sa toilette. Quelle peur il avait eue ! Il regardait ces visages propres. Il ne pensait pas à la mort. Il se mit à prier pendant qu'on parlait de lui. Puis les chevaux s'étaient lentement éloignés dans cette nuit interrompue. Il était seul sous un réverbère. Il retourna dans le muid et s'endormit. Le lendemain il fut réveillé par des gosses qui faisaient provision de bois. Il sortit de sa chambre et les regarda travailler. Des Prussiens surveillaient l'endroit et papotaient avec des officiers français. Sur la muraille, deux canons rutilaient. Des coups de feu semblaient sortir d'un rêve. Les enfants commencèrent à démonter le tonneau.

Quel acharnement ! Ces clous ! Les anneaux de fer ! La cave n'était pas loin. Elle avait sauté en l'air. Il en restait le linteau prometteur. Une porte gisait au milieu de la rue. Pas un cadavre. Des dormeurs dont certains se réveillaient en se frottant les yeux et bayant aux corneilles. Sur qui tirait-on ? Rien de plus précis qu'un Français qui vise un Gaulois. Des cœurs jaunissaient dans la rigole, injustement arrachés à leur poitrine. Plus de cris. La pensée prenait toute la place. Et l'autre se mit à penser.

Il trouva une chemise et demanda s'il pouvait se l'approprier. On ne lui répondit pas. Il était seulement interdit de déshabiller les morts. Les pillards ne faisaient pas long feu. Une chemise qui n'était pas ensanglantée. Une chemise presque propre. Personne n'en voulait. Il la plia sur le bord du trottoir et la fourra dans sa culotte. Il reprit son chemin. Les prés fleurissaient. Il y avait des animaux le long des clôtures et des soldats sous les arbres, aucun sur la route. Il marchait dans le fossé. On le prenait pour un mort. Il n'entrait pas dans les églises et priait dans les cimetières. Il regardait les autres tendre leur auge dans le judas des couvents. La soupe brûlait les lèvres. Le pain provoquait des acidités. Il buvait l'eau des fontaines publiques et se lavait tout nu dans les ruisseaux. Il possédait le morceau de savon. Encore une semaine et il pourrait boutonner la chemise. La campagne était sereine. Il trouvait des fraises dans l'ombre et les offrait aux enfants à la sortie de l'école. On le menotta un jour, jusqu'à la sortie du village. Il trottinait derrière le coucou du maire. Un garde champêtre le libéra sous un chêne séculaire. La route continuait, interminable. On lui conseilla de voler et il étudia même longuement la question. Il lorgna des cerises, surveilla une ruche, et rêvassa contre le flanc d'une vache.

Un jour il mangea les écrevisses d'un conseiller municipal. Il en avait attrapé trois et il en restait une. Le conseiller avait retroussé les jambes de ses pantalons et il était entré dans l'eau pour mesurer le dommage. Un enfant riait. On passa plus d'une heure près de la rivière. Le conseiller l'injuriait. Le feu s'éteignait. Le fumet s'évapora.

— Tu en as mangé deux ? Où les as-tu trouvées ?

Il montra le trou d'ombre. Le conseiller plongea son bras dans l'eau noire. Une nasse émergea. Elle était vide.

— Au moins dix ! s'écria le conseiller. Pas moins de dix !

Le gendarme écrivit dix. Ensuite il fit la multiplication. On attendit le résultat. Le vagabond digérait doucement. Huit écrevisses, ça faisait une sacrée différence. Un gosse expliquait au gendarme pour multiplier par dix il suffit d'ajouter un zéro. Le vagabond éprouvait toujours une tendre admiration pour les enfants qui donnent des leçons aux adultes, mais il n'avait pas besoin de cette science de la craie et du tableau pour savoir qu'on le roulait de sept écrevisses, en admettant que celle qui restait était immangeable à cause d'une cuisson exagérée sur le feu qui, d'un coup, venait de mourir.

— Je ne veux pas la manger, dit le conseiller.

Le gendarme, écœuré, lui donna raison. L'enfant parla d'un chat et il attrapa l'écrevisse par la queue. Il s'enfuit en riant. C'était bien huit, pensa le vagabond.

— Je suis volé, fit-il.

Personne ne l'entendit. On le mena dans un jardin et il arracha les mauvaises herbes. Le premier jour, on ne lui donna pas à manger puisqu'il avait neuf écrevisses dans le ventre, le gredin ! On ironisait autour de la table pendant qu'il réglait le feu de la cheminée. On ne lui avait même pas demandé son nom. Aurait-il menti au sujet d'une identité qui avait été celle d'un honnête ouvrier jeté sur les routes à la suite d'un manque de pot ? Il dormit sur le seuil avec le chien. À côté d'eux, les cendres refroidissaient. Il vit le chat en question. C'était la première fois qu'il le voyait. Le chat était couché dans une gouttière et il le regardait comme si une onzième écrevisse devait faire son apparition à la faveur du sommeil. D'ailleurs le vagabond en parla dans un rêve, peut-être tout haut. Il se rendait au bal des écrevisses qui se comptaient entre elles en se touchant avec le bout de leurs antennes. Une écrevisse s'approcha de lui :

— Je suis la onzième, dit-elle, vous me cherchiez ?

Une autre, qui ne se présentait pas, demanda si l'on était au fond de l'eau ou si c'était une pièce de théâtre. L'homme suffoqua. Le chien se réveilla. Les mains de l'homme sortirent des cendres, éparpillant un nuage qui fit tousser le chien. Le seuil avait refroidi aussi. C'était une grande pierre grise et lisse. L'homme avait posé une joue contre cette patine. Il était presque imberbe et il lui arrivait de brûler ces poils à la flamme d'un cierge, dans les églises. Les cheveux bouclaient sur ses oreilles. Il se souvint d'un coup, avec une petite douleur dans le cou, qu'il était jeune à cette époque, l'époque des écrevisses et des jardins où poussait la mauvaise herbe. Il avait fini par payer sa dette. Le conseiller avait retrouvé son calme. Il entra un jour dans le jardin. La branche d'un pommier le décoiffa.

— Tu peux rester, dit-il, on moissonne demain.

Les moissons ! Le vagabond n'avait jamais prononcé ce mot. On parla aussi du regain. Les mots affluèrent. Il se sentit submergé. Une treizième écrevisse lui donna rendez-vous dans un autre rêve. Il pensait toute la journée à cette absurdité. Le soir, on lui donnait du vin et il s'endormait sur le banc. Les miettes de pain lui chatouillaient le nez. Tout le monde s'en allait en laissant la porte ouverte, à cause de la cheminée qui fumait. Il se réveillait en pensant à l'hiver. Il avait parlé de l'hiver au conseiller. Ce visage de brute s'était refermé. On parla d'autre chose. Le vagabond ne posa plus de questions au sujet de l'hiver. Il sortit dans la nuit et ne revint plus.

Le chien l'avait suivi jusqu'au ruisseau, puis l'homme se retrouva seul. Au bout d'une heure, il s'aperçut qu'il pleurait. Le chien avait glapi de l'autre côté du ruisseau, comme pour l'avertir que c'était la limite à ne pas dépasser. L'homme avait peut-être hésité. Il y avait de l'eau dans ses souliers, une eau glacée qui annonçait l'hiver dont le cochon serait la seule victime. La lune le cherchait à travers les feuillages. Il clignait des yeux parce qu'il craignait cette lumière. La forêt s'épaississait. L'obscurité était maintenant parfaite. Il voyageait de nouveau. Et maintenant, assis sur le banc avec un inconnu qui s'appelait Antoine et qui était aussi pauvre que lui, il se souvenait de cet épisode de bonheur lent. Il montra à ce compagnon d'infortune comment le conseiller avait tâté son bras de mendigot. Des doigts puissants s'enfonçaient dans sa chair.

— Tu n'es pas assez fort, lui avait dit ce spécialiste.

Et il lui avait montré ce que c'était la force, en soulevant une chaise par un pied. Le vagabond avait poussé un cri d'admiration.

— Tu as de bonnes mains, lui avait dit le conseiller finalement et le vagabond avait empoigné le pied de la chaise.

L'effort lui donna le vertige. Le conseiller jurait pour l'encourager. Ils étaient seuls tous les deux dans la salle du conseil. La fenêtre s'ouvrait sur une jolie place plantée de tilleuls. Y poussaient des hortensias. La foire se terminait. La dernière charrette s'en allait. Des chats examinaient des plumes. Les oiseaux descendaient dans la paille. Un cantonnier traînait une pelle et un balai. Suivait la brouette poussée par un Berbère presque noir. Le vagabond s'ennuyait dans les jardins. Il eût aimé la compagnie d'un Berbère au regard fuyant. Mais il remerciait le conseiller tous les jours. Il n'était même jamais revenu sur la question du nombre d'écrevisses. Le conseiller l'avait peut-être tout simplement roulé. C'était un vassal appliqué et toujours en éveil. Il insultait les gens quand ils avaient le dos tourné. Avec les femmes il était maladroit et sirupeux. Il courtisait des femmes de son espèce, courtes et grasses, belles dents, exigence du regard qui accompagne des paroles de politesse. Il tirait le vagabond par la manche ou le poussait dans l'escalier. La porte de son étroit bureau était toujours ouverte, laissant passer le cri rauque d'un nom dont la substance se vautrait aussitôt sur le seuil. Il tambourinait l'épaule des gens pour les obliger à se retourner. Ses postillons avaient un goût de futaille. Il écrasait les punaises, secouait la poussière des registres, renversait les encriers, envoyait en l'air des paperasses inutiles.

Un général lui avait botté le derrière, on ne savait plus pourquoi, le général avait un nom de rue, c'était un enfant du pays, un enfant de métayer qui avait su lire et compter avant les autres. Les autres, c'était la valetaille, le fumier de la terre qui se voyait en rêve à l'ouvrage d'une usine écumant de richesses à partager inégalement ou inéquitablement, c'était à voir. Ce fut au milieu de ces masques que le vagabond commença le récit de sa vie d'ouvrier. Il montra les cicatrices de ses mains. On n'en avait jamais vu de pareilles. Une histoire par cicatrice, et le temps d'une cicatrice à l'autre, il y avait là l'idée d'un ouvrage, qu'en pensait Antoine ?

Antoine n'écrivait plus. Depuis qu'il tournait en rond, revenant régulièrement aux mêmes lieux, sa pensée était obsédée par les seuls mécanismes de cette horlogerie et sa conversation se ressentait des négligences qui étaient les seules conséquences véritables de cette folie circulaire. On l'écoutait rarement. Il n'inspirait pas la contradiction. D'ordinaire, il fréquentait la canaille. Il avait le couteau facile et ne dormait que d'un œil. Une fois seulement il avait eu pitié d'une garce et lui avait rendu son bien, qui consistait en une pièce d'or qu'elle était allée retirer du clou. Il vécut trois ans avec elle, sur les bords de cette même rivière où glissaient des péniches, les haleurs racontaient leur vie tout en marchant et il buvait avec eux aux écluses. Trois ans avait duré ce commerce. Il volait impunément et personne jamais ne le soupçonna. Quand il partit, il eut conscience que c'était elle qu'il quittait. Il avait maintenant ce désir douloureux de raconter cette histoire, là, sur le banc où ils n'étaient que deux misérables en quête du néant. Mais le premier omnibus passa. Il était temps de laisser la place au bourgeois-fourmi et à l'ouvrier-moucheron.

— Si je suis la cigale, tu es le lion, dit l'autre en riant.

— Et inversement, ricana Antoine.

Un mitron passa, parfumant l'allée, au pas de course. Ils descendirent sur le quai. D'un côté, la ville qui se réveillait. Le marteau d'une forge marquait le temps. De l'autre le canal rejoignait le fleuve qu'on remontait. Ils se mirent en route. Le temps était à la pluie. L'air bougeait lentement. Les oiseaux ne quittaient pas leurs branches. Antoine examinait minutieusement le fossé où il lui arrivait de trouver des restes de nourriture. Les enfants des pauvres se levaient plus tôt que lui. Le fossé portait la trace de leur passage, ces glissements silencieux des pieds nus dans la glaise. L'autre le suivait, grignotant ses ongles. Le canal immobile le fascinait.

— Tu retournes chez toi ? demandait Antoine sans s'arrêter de chercher.

— Chez moi, dit seulement l'autre.

Le matin lui apportait sur un plateau l'idée de la mort. Il suivait les canaux depuis des jours et la mort prenait la forme d'une idée fixe tous les matins. Voilà où il en était parce qu'il avait tout perdu. Antoine avait seulement quitté une femme. Sur quel lieu revenait-il ?

Des chiens venaient les renifler. Antoine les renvoyait à coups de pied. En haut, sur la promenade, on observait leur manège. Et si Antoine était recherché pour avoir volé un de ces myrmidons ? Des parapluies les désignaient. L'autre n'osait plus lever la tête. Il prit cette allure d'escargot à moitié sorti de sa coquille. Antoine était trop occupé par ses recherches. Il maudissait l'enfance des pauvres et pissa plusieurs fois sur des fleurs, brandissant une chancrelle, le jet éclaboussait, lui arrachant une plainte.

— C'est la faim qui humilie, dit-il pour reprendre le cours de la conversation où il l'avait laissée à l'apparition des autres.

Mais l'autre se méfiait maintenant. Au-dessus d'eux, les voix s'amplifiaient. L'autre ralentit encore. Toute sa tête était maintenant occupée par les arguments de sa défense. On le laisserait peut-être tranquille. La faim n'humiliait pas Antoine, elle le rendait fou et peut-être dangereux.

— Si je me retourne, pensa l'autre vagabond, je verrai un groupe d'hommes armés de canne s'avançant sur nous.

Un autre groupe descendait sur le quai, glissant lentement dans l'herbe. Antoine referma sa braguette. L'autre était paralysé au bord du canal, montrant les dents de son désespoir. Les hommes s'étaient arrêtés et barraient le passage derrière lui. L'autre groupe avait atteint la berge et se rassemblait sur le chemin. Ils étaient tous armés de cannes. Antoine plongea une main tranquille dans sa chemise. Il en retira un paquet ficelé qu'il éleva. Son autre main montrait sa paume vide.

— Tu devrais te coucher sur le ventre et attendre gentiment qu'on vienne te chercher, dit un des hommes.

— J'attraperais la crève ! dit Antoine en brisant une flaque.

L'autre avait gémi. Il se tenait ainsi sur le bord du canal, les bras croisés, les jambes légèrement fléchies. D'habitude il tombait à genoux et attendait qu'on se saisît de lui. Pleurait-il ? Antoine fouillait dans cette ombre. Il ne s'amusait plus. Des bras vigoureux le ceinturèrent. On lui arracha le paquet. Un canif trancha la ficelle, on déchira le papier, apparut un écrin.

— Qui ce salaud aura-t-il volé ? dit quelqu'un.

On ouvrit. Une mèche de cheveux.

— Ce n'est pas ce qu'on cherchait, dit quelqu'un.

L'autre venait de se jeter à l'eau.

— Merde ! fit Antoine.

Il était paralysé à son tour. Un des hommes plongea. L'écrin se referma. Antoine rentra en possession de son bien. Il se mit à refaire le paquet. Pendant ce temps, l'autre luttait avec son sauveur. Deux autres redresseurs de torts se dénudèrent et plongèrent dans l'eau huileuse du canal. Il y eut une autre minute de cette lutte où le suicidaire, encerclé, peut devenir un assassin. On l'assomma à coups de poing. Sur la berge, il eut l'air d'une feuille morte. On enlevait d'un air dégoûté les algues vertes qui s'étaient collées sur le dos des nageurs.

— Emmenons-le ! dit un sergent.

Le pauvre fut hissé sur des épaules et ce char s'ébranla au pas de gymnastique. Le sergent suivait en scandant. Une voiture fut réquisitionnée. On ne lésine pas sur les moyens quand il s'agit de sauver une vie humaine. Antoine était resté sur le quai. Personne ne lui avait demandé d'expliquer la mèche de cheveux. Il était complètement seul. Le trou dans l'eau s'était parfaitement refermé, seule l'herbe du talus portait encore les traces de ce qui venait peut-être de se passer. Un toueur remontait le fil de cette eau noire, suivi d'un train de péniches. Des enfants déjeunaient sur un pont. Les bols fumaient. Un drap blanc claquait comme un drapeau.

— Non, je n'ai rien volé, avait dit Antoine aux justiciers de la première heure, mais personne n'avait entendu cet aveu désespéré.

C'est que l'autre avait montré ses mains blanches et soignées. Il avait accaparé l'attention. Et il était sauvé. À moins que le bouillon eût commencé son œuvre de destruction. L'autre avait vomi la croûte noire de son quignon. Deux rats se la disputaient maintenant, en plein milieu du chemin. Les chiens flairaient de loin. Il y avait des chevaux sur le pont de la dernière péniche, des chevaux tranquilles qui dormaient peut-être, comment le savoir ? Une brèche s'était ouverte dans le ciel et le soleil dégoulinait sur cet horizon de toitures. Sous le pont, Antoine donna un coup de pied dans la litière de fougère où l'autre avait dormi cette nuit. Puis la lumière de nouveau. Le mur blanc d'une usine, sa crête rouge, le portail refermé et la guérite où rutilait le regard d'un invalide. Les béquilles étaient accrochées au grillage. Dans la cour désespérément vide, un jeune soldat prussien promenait derrière lui deux chevaux harassés. Plus loin, le canal bifurquait.

— Paris ! cria Antoine à travers la grille.

Le soldat indiqua l'aile droite de la bifurcation.

— C'est loin ? dit Antoine.

Le soldat lâcha une longe pour secouer sa main. Ensuite il se baissa.

— Tu viens avec moi ? dit Antoine en riant.

Le soldat rit aussi. Il montra les deux chevaux d'un coup de menton.

— C'est ça, fit Antoine, rien que toi et moi.

Le soldat s'était arrêté pour essayer de comprendre ce passage du bonheur à la tristesse. Il montra le pont qu'il fallait traverser pour se retrouver du côté de Paris. Antoine retourna sur ses pas. Sur le pont, il s'arrêta pour regarder le soldat et les chevaux. Il vit aussi le train de péniche qui remontait sur Paris. L'autre canal révélait un chemin de halage. Il disparaissait dans une forêt marquée de loin en loin par l'éclosion de châtaigniers. Le touage émergeait à l'entrée du canal, jetant des feux comme un miroir aux alouettes. Des fiacres passèrent en trombe, se suivant de près, et toujours ce carreau où il voyait des profils, le cocher grimaçant, le fracas des roues. Combien de fois ce sinistre convoi avait-il surgi de son néant ? Ces fiacres de vernis et de cuir, véloces et dangereux, le surprenaient en pleine rêverie. Il en concevait une paralysie douloureuse et demeurait prostré au bord du trottoir, les poings fermés, la larme à l'œil, soumis à cet éloignement sonore, incapable de révolte, on eût dit qu'il s'apprêtait à se jeter sous les roues du prochain camion dont la première paire de mules stoppa net pour le laisser passer.

Le cocher cessa de jurer quand il devina la nature de ce regard. Il fouetta mollement l'attelage. Antoine mit le pied sur l'autre trottoir. Le convoi des fiacres entrait dans la ville par le boulevard. L'air venait de se briser, exactement comme sous l'effet de la foudre. La ville lui procurait toujours cette sensation d'orage. Elle était traversée par des hommes plus rapides que lui, il arrivait toujours trop tard, d'où la nécessité de voler son prochain, de s'en prendre de préférence aux faibles, aux imprudents, aux femmes.

Un groupe d'écoliers le bouscula. Il eut cette sensation brûlante d'être dépossédé. Ils exhibaient de blanches cagnettes aux influences de flaque, soyons précieux quand il s'agit de parler d'eux. L'un d'eux nouait une chaussette en tirant la langue, le pied posé sur une torsade de la balustrade. Une fillette tenait son Petrone en main en se mordant les lèvres. Un grand rouquin chahutait les anglaises. Il braillait, bouche ronde. Quelqu'un lui martelait le dos, une autre fille, plus grande, de temps en temps il saisissait ces deux poignets et les tordait mais elle se libérait et le bourrait de coups de poing qui atteignaient les seins du garçon. Quel plaisir lui arrachait-elle ? La porteuse de Petrone rougissait un peu plus à chaque obscénité prononcée par celle qui pouvait être sa sœur. Il manquait deux dents à son sourire. Antoine l'avait d'abord inquiétée, puis elle avait compté sur lui. Le rouquin connaissait ces pièges. Sans doute il y tombait régulièrement. Les anglaises se mélangeaient dans ses mains curieuses. L'autre finit de nouer sa chaussette récalcitrante. La fillette lui rendit son Petrone. Elle avait perdu la page. Il lui donna une chiquenaude sur la joue et retourna dans le groupe qui s'était arrêté plus loin pour commenter la présence d'Antoine. Le reconnaissaient-ils ? La fillette se pencha mélancoliquement. Les mains du rouquin l'avaient complètement décoiffée. Il commençait toujours par des caresses.

— Aidez-moi, dit-elle doucement.

L'autre fille cessa de s'agiter dans le dos du rouquin.

— Tu te ressens morveux ? dit Antoine.

Le regard de la fillette agissait sur lui maintenant.

— Pas plus que ça ! dit le rouquin qui crânait.

— Je suis jolie ! dit la fillette.

Elle n'osait pas toucher à ses cheveux pour se rendre compte, de peur sans doute d'y forcément rencontrer les mains de ce rouquin hystérique qui tirait la langue à Antoine en roulant ses yeux de tourterelle agacée par la présence de l'autre.

— Vous m'avez parlé, Monsieur ? dit le rouquin.

Les autres refermèrent leur Petrone et rompirent le cercle. Ils s'approchaient. Antoine se noya un instant dans le regard de la fillette puis l'autre fille se saisit de nouveau des poignets du rouquin. Cette fois, il ne se défendit pas. Ses poings s'étaient refermés dans la chevelure embroussaillée de la fillette qui ne voulait pas pleurer. Il supporta la morsure sans doute délicieuse. Il triomphait. Les autres ricanaient.

— Monsieur m'a parlé ! dit le rouquin.

Sa voix trahissait les tangentes du plaisir.

— Monsieur parle aux petits garçons, dit un autre.

— Et les petites filles voudraient lui parler, renchérit le rouquin.

— C'est insensé, dit la fille qui ne mordait plus, les poignets du rouquin se libérèrent de son emprise, jaillissant des cheveux où Antoine découvrit un nœud défait.

La fillette profita de ce répit pour s'enfuir. On la regarda courir. Un chapeau voletait dans son dos. Les passants s'écartaient pour la laisser passer. Même le sergent de ville qui sauta à pieds joints dans la rigole. Le rouquin léchait ses poignets. L'autre fille jeta un regard plein de compassion sur Antoine qui prétendait se défiler comme si rien ne s'était passé. Les premiers mots auraient de l'importance. Ce serait elle qui les prononcerait. Avait-elle le pouvoir de changer le sens de ce qui n'est plus qu'une fragmentation exagérée de la mémoire ?

— Je vous cherchais, dit le sergent.

Les passants s'étaient arrêtés. On questionnait le groupe des écoliers. Quelqu'un ramenait la fillette rebelle qui voulait mordre elle aussi. Antoine regarda la surface de l'eau. Une onde annonçait un toueur. L'eau verte ne reflétait rien.

— Ce n'est pas de sa faute, dit la fille qu'il ne voyait plus.

— Ah ! non ?

Ou bien avait-elle dit : il n'a rien fait, ce qui l'excluait mieux. Ou bien : je ne le connais pas. Il l'avait seulement entendu parler. Antoine reconnut le sergent de tout à l'heure, beau visage encore jeune, le nez plongé dans une moustache qui remontait sur les joues et rejoignait les oreilles, le menton était fendu, une mouche l'agaçait.

— Je m'en vais à Paris, dit Antoine, insistant sur le « za » comme dans les chansons.

Le sergent s'était penché pour écouter ce que lui disait la fille qui avait posé une main sur son épaule. Il caressait la poignée de son bâton.

— Jeannot, hein ? fit-il.

Le rouquin inspira comme pour répliquer mais sa poitrine se dégonfla dans une bouche qui s'arrondissait autour de la langue pointue. Il ne la tirait pas. Il ne tirait la langue qu'aux filles et encore, quand elles lui tournaient le dos. Craignait-il ces griffes ? Les joues tremblaient comme si elles étaient au travail d'un sourire qui pallierait le manque de mots. Jeannot et les filles ! Les filles et le sergent ! Le sergent et Jeannot ! Le cercle se refermait immanquablement sur Antoine qui gémissait des excuses. Le sergent se redressa, un peu étonné d'avoir oublié un instant pourquoi il était là. Jeannot filait à l'anglaise. La fillette, qu'on tenait encore, lui donna un coup de pied dans le mollet. Jeannot sautille et se plaint.

— Diablesse ! dit-il en grimaçant.

Il connaissait les goéties de cette voisine. Celui ou celle qui la bâillonnait luttait contre la douleur provoquée par la morsure. S'il la lâchait, elle emporterait au diable ce triste morceau de chair.

— Regardez ce qu'elle a dans la main ! s'écrie Jeannot.

On s'échine à l'ouvrir, cette main, et on découvre une agate qui finit par rouler dans le caniveau.

— Ce n'est pas bien de voler, dit Jeannot, surtout son prochain.

Antoine sourit. La fille, presque une femme, surprend ce sourire. Le visage des vieux la fascine.

— Ne la lâchez pas ! crie Jeannot qui s'est baissé pour ramasser la bille d'agate.

Le sergent est à la recherche d'un deuxième souffle.

— Vous me cherchiez ? demanda Antoine.

Le sergent secoue sa tête frisée.

— Vous devriez la lâcher, dit-il.

L'autre s'est écrié : garce ! et en même temps il a montré la paume de sa main qui ne saignait pas, les dents avaient formé un ovale bleu, en creux. Il respirait à travers ses dents.

— On vous a rien demandé, dit quelqu'un.

C'était vrai. Pourquoi s'en prendre à une fillette qui voulait peut-être récupérer son bien.

— Son bien mon œil ! dit Jeannot.

Le sergent a posé sa grosse main huileuse sur la tête de la fillette.

— Il ment ! dit-elle.

— C'est ta sœur ? demande le sergent.

Jeannot, qui trépigne sur la chaussée, se fait enguirlander par un cocher.

— Vous me cherchiez pour quoi ? demanda Antoine.

La fille avait pâli. Elle lui faisait signe de s'en aller. Quelqu'un réclama le jugement de Salomon au sujet de la bille. Le sergent dit que ce n'était pas le moment de plaisanter. Il était porteur de nouvelles graves. Elles concernaient Antoine. Antoine, c'était ce vagabond qui se laissait cajoler par une adolescente. Elle promettait.

— Oui, c'est moi, dit Antoine.

Le sergent se rengorgea comme un moineau.

— C'est votre ami qui vous réclame à son chevet, dit-il.

Et il ajoute en s'essuyant le front avec un mouchoir :

— J'ai couru !

Il tient la main de la fillette qui tire la langue à Jeannot.

— J'peux la garder ? dit celui-ci en montrant la bille d'agate, elle est à moi !

Le sergent, pensif : je te connais, toi (c'est la question).

La fille, à qui il s'adresse, lui répond qu'ils habitent la même rue et qu'il pourrait être son père. Rires.

Le sergent, rouge et fier, bredouille quelque chose comme (pas facile de se souvenir de tous ces détails) : montre-lui le chemin de l'Hôtel-Dieu.

Et tandis qu'Antoine suit la fille qui marche devant lui : ne t'aventure pas !

— C'est Jeannot, ce crétin !

Elle a dit « crétin » sans penser à ces hauteurs où l'esprit se raréfie en même temps que l'air.

— Vous avez un ami malade, dit-elle exactement comme si elle en souhaitait un pour son usage.

Antoine dit que ce n'était pas son ami. Il le connaissait depuis ce matin. Il allait à Paris où il avait un héritage. La rue donnait sur les champs où des vaches paissaient. Il aurait aimé retrouver son enfance dans ces lieux mais ce n'était pas ce qu'il allait y chercher. Il possédait une chambre avec cuisine et des carreaux aux fenêtres. Il y avait mal vécu. Sa mère y était morte. Il se souvenait du bruit, du froid, de la nuit, le vent, la pluie, la tristesse. Il avait l'argent pour payer l'arriéré d'impôts. C'était d'ailleurs tout ce qui lui restait. Il arriverait peut-être à temps. Il avait posté une lettre il y avait plus d'une semaine la lettre. Il avait vécu avec des mouettes au bord de la mer. Il avait longtemps vécu de cette manière. Jadis (il pouvait dire jadis comme dans les contes parce que ce temps remontait à loin) on l'avait accusé d'un crime horrible (n'est-ce pas que c'est horrible de tuer un ami non pas celui-là un autre) et puis on avait arrêté un autre innocent et on l'avait condamné, ce qui le sauvait, il avait entendu dire que cet homme le haïssait, il lui avait laissé le peu de choses qu'il possédait avant de partir, sa mère était déjà partie, il prétendait ne pas projeter de la rejoindre mais il alla directement à Paris, le plus directement possible, comme si ce temps perdu à voyager pouvait avoir de l'importance, la moitié de la vie est un voyage les yeux fermés, le reste du temps est une affaire complexe parce qu'on a les moyens d'agir, ce qui n'est pas le cas du rêveur.

— Ça peut paraître compliqué ce que je dis.

La fille secoua la tête pour dire que ça ne l'était pas. Sa vie venait juste de se fragmenter. Maintenant elle recomposait cette histoire. C'était facile au fond.

— Je suis ce que je suis et tu n'es pas ce que je voudrais que tu sois.

Saperlipopette ! pensa Antoine. Une fille intelligente. Elle croisait les bras en marchant, peut-être parce qu'elle portait quelque chose. Il avait vu ce genre de fille à la sortie d'un collège, elles portaient leurs livres de cette manière, beaux visages qui l'avaient un moment dérouté, les voitures les emportaient au bout de la rue où elles disparaissaient dans les embruns de la fontaine. Maintenant il voyageait le jour et la nuit, tout le temps était perdu, combien de temps allait-il perdre dans cet hôpital où il allait parce que c'était un sergent de ville qui était porteur de la nouvelle ?

Mais la fille ne le retenait pas. Elle l'écoutait tout en marchant, quelquefois elle s'arrêtait devant une boutique et il s'arrêtait derrière elle, un peu inquiet à cause du regard des autres mais elle témoignerait en sa faveur non ? Ne perdait-il pas encore du temps devant ces boutiques ? Il aurait pu la quitter sans explication. Il voulait la quitter et tout lui expliquer. Mais il ne la quittait pas et lui parlait de lui-même. Elle l'interrompit une fois pour lui demander si c'était important de se rendre au chevet de quelqu'un qui n'était pas un ami. Quand elle lui parlait, elle tournait la tête et il voyait ce profil.

— Ce matin ? dit-elle en écho.

Le peu de temps qu'il faut pour se comprendre. Dans le reflet d'une vitrine il vit qu'elle portait un bouquet de fleurs. Maintenant elle sentait la violette. Arrivés au bout d'une rue qui elle sentait le fournil, elle lui demanda s'il ne serait pas un peu perdu dans ce grand hôpital. Comme il ne connaissait pas le nom de celui qui n'était pas son ami parce qu'il ne le connaissait que de ce matin (avait-il évoqué ce crépuscule ?) l'ami pas le nom ! il était entendu qu'à l'annonce de son nom (Antoine) on saurait exactement de quoi il s'agissait, à la condition bien sûr que ce nom fût connu de l'ami qui ne l'était pas. Le saut dans le canal ? Je suis celui qui n'est pas l'ami de celui qui a sauté dans le canal ce matin, c'est le sergent (elle connaissait le nom du sergent, ce qui facilitait les choses) qui m'envoie. La compagnie de cette délicate jeune fille d'un autre monde s'explique parce qu'elle pourrait être la fille du sergent de ville qui habite dans la même rue.

— Vous serez perdu, hein ? dit-elle.

La bonne excuse pour sécher les cours ! Le sergent témoignerait. Il adorait témoigner en sa faveur. Combien de fois, ce témoignage garanti par le voisinage ? Les violettes, ce n'était pour personne. Elle les avait arrachées à un talus. Il y avait ce temps qu'elle consacrait aux petites choses, celles auxquelles il est raisonnable de n'accorder qu'une importance relative. À part le sommeil, qu'elle détestait, comment perdait-elle le temps précieux des choses sans valeur ?

L'hôpital s'ouvrait sur une cour. Une allée noire sur le côté, envahie de glycines, les premières abeilles, dans la terre molle la trace des roues du corbillard, une petite lumière au fond, reflet de serre, et un jardin jaune avec des coquelicots. Le soleil illuminait une seule façade dont les gris rutilaient. Au rez-de-chaussée toutes les fenêtres étaient ouvertes. Des cornettes circulaient dans le demi-jour, petits bateaux de l'angoisse.

Antoine n'aimait pas cette sensation de menace de cri. Elle marchait encore devant lui, plus lentement, comme si ce monde lui résistait. Ils ne se trompaient pas de lieu. Un individu en salopette leur confirma qu'ils mettaient les pieds dans le service des indigents. Elle et lui, c’est-à-dire qu'elle n'expliquait pas la compagnie de ce pouilleux, car il était pouilleux, n'est-ce pas ? C'était-il qu'il prétendait entrer dans ce temple de la propreté et de l'hygiène ? Ne craignait-elle point de chopper le mal qui en finirait avec sa beauté d'enfant menacée de métamorphose ?

Ce diable agitait un balai et transportait un seau. Une demi-heure d'acharnement avait laissé le hall sans reproche. Il fallait attendre que le parterre fût sec. Il était bien tôt pour visiter. Son nez couina dans les violettes. Faudrait prévenir la mère supérieure qu'on avait des gentillesses. D'ordinaire, elle plongeait elle-même les fleurs dans des vases alignés sur le rebord des fenêtres, du rez-de-chaussée cela allait de soi, la pauvresse avec des pieds d'argile qui ne supportait pas la marche forcée, aussi avait-elle cette manie de tout le temps se renseigner sur l'agencement des salles qu'elle mémorisait, peut-être dans le seul but de demeurer fidèle au rendez-vous de l'allée des glycines où elle pondait ses œufs, entendez par-là qu'il s'agissait toujours de la même prière, comme si elle n'en connaissait pas d'autre c'était impensable de la part de cette vieille habituée du chemin de croix, elle priait debout à cause de ses genoux qui étaient atteints d'on ne savait quelle dermatose, il fallait bien qu'elle relevât ses jupes au moment des remèdes appliqués par un tiers auquel elle avait recours parce que son ventre l'empêchait de se plier à ce point, d'ailleurs on la voyait mal dans cette posture et puis il fallait bien que quelqu'un de compétent estimât les progrès de ce mal qui était sa discipline, disait-elle. À propos de violettes respirées tout contre la poitrine de cette petite jeunesse qui ne voulait pas dire son nom.

Au contraire elle voulait s'en aller. Y avait-il un mort aujourd'hui ? Elle n'avait pas vu la caisse dans l'allée des glycines. Antoine frémit. Il raconta comment le sergent de ville avait perdu haleine pour le prévenir. L'autre était pendu à ses lèvres, visage qu'on aurait dit crasseux et qui n'était qu'éprouvé, les yeux roulaient sur le bord de la paupière inférieure, funambulisme qu'Antoine avait observé chez les autres au cours d'une famine, cet autre était fasciné par l'idée qu'on eût à vivre une pareille humiliation, il préférait de loin le sort qu'on lui réservait, ni trop gros ni trop maigre, et fidèle comme un chien de compagnie, il acceptait la chopine mais avant il prévenait qu'il n'en avait pas les moyens, on connaissait sa docilité, on l'appelait le Hanneton parce qu'un jour de printemps il avait plaint ces créatures que des enfants rieurs sacrifiaient aux dieux de l'enfance, voulait-elle croire à cette explication comme il avait fini par y croire lui-même ?

Au canal s'était ajoutée la voie de chemin de fer. Il y avait belle lurette qu'on ne se jetait plus sous les fiacres. Toutes les fenêtres des étages étaient fermées. Cette manie de s'en prendre à soi-même. Ce matin on avait amené, outre la momie dégoulinante du canal (vous trouvez pas qu'il a l'air d'une momie mais avait-il jamais observé une momie d'assez près pour s'en servir contre les autres ?), un buveur d'urine, un poignet coupé (on doutait qu'il s'agît là d'une tentative de suicide mais le bonhomme avait perdu la raison et avait appelé à son chevet une rombière qui ne le connaissait pas), un saut dans le vide, une artère tranchée (peut-être au cours d'une altercation), et même une mutilation du membre viril (le pauvre était mort en réclamant sa mère à qui il voulait offrir ce trophée). N'avait-elle pas vu la caisse dans l'allée des glycines ? Elle n'y était pas, sinon elle l'aurait vue. Qui es-tu ? Pourquoi toi ? Une fois à Paris j'aurais fini d'être pauvre. Pourquoi leur en parler ? Il n'en avait parlé à personne depuis qu'il savait ce qui l'attendait.

— Vous devriez prendre une voiture, dit le factotum.

Il avait été une fois à Paris, du temps qu'il était pioupiou et il avait eu du fil à retordre avec le Parisien qui est une tête de mule, il faudra le remplacer par le provincial, il n'y a rien comme le provincial pour noyer le poisson. Le parterre commença à sécher en son milieu. C'était toujours comme ça que ça se passait, matin et soir, le matin il y avait ce petit air tiède qui venait du centre de la ville, où l'on dort à poings fermés, le soir c'était l'air des usines et le parterre séchait lentement mais de la même manière, en commençant par la figure du milieu, qui est une espèce de rosace, non ? L'épanchement de cette lente opacité à la place de l'attente.

— Mais qu'est-ce que j'attends ? se demanda Antoine.

— Il est donc mort ? dit la fille qui étreignait son bouquet.

Le Hanneton s'esclaffa.

— Ah ! Ma belle, de c'te coupure-là, on n'se remet point comme si d'un doigt il s'agissait.

Ah ! Il était fier de sa plaisanterie, ce lucane ! Il badinait facilement avec l'adolescence. Il était moins inspiré par la petite enfance, quoiqu'une paire de jolies gambettes eussent le pouvoir de l'halluciner un peu. Mais ce qu'il aimait par-dessus tout, c'était les doigts fins, qu'il croyait fragiles, d'une femme en herbe que rien ne lui interdisait d'observer parce qu'il avait l'air de ne pas s'y intéresser. Avait eu des ennuis. Il avait été plus heureux à cette époque-là. Paris n'avait que trois saisons. Il avait connu les quatre saisons d'un beau coin de France où il avait été heureux. Il y avait appris à se méfier des pièges de la langue française. Il était moins fort en calcul et point capable d'assez de ruse pour dénicher la donnée inconnue. Il savait ce qu'on devait à l'Arabie. Il eût aimé un dieu clairement abstrait. Ne savait rien de l'éphémère et de ses raisons. Priait pour ne plus recommencer. La peau d'un homme abstrait lui eût aussi clairement convenu. Il ne pensait pas à un rêve mais à une idée. Il n'y aurait pas le risque du réveil mais finalement les monstres envahissaient son délire tremblant et il ouvrait ses yeux dans l'air gris d'une demi-chambre où il perdait la raison. Pas facile d'avouer qu'on se sent inutile. La folie, c'eût été s'inventer une pareille utilité. Mais il était non seulement remplaçable, il pouvait aussi n'avoir jamais existé, ou du moins il disparaîtrait complètement quand le souvenir de sa faute se serait éteint faute de mémoire. Il n'était plus retourné dans cet éden violé pendant une seconde de plaisir. Il ne disait pas quel crime il avait commis ni pourquoi on ne lui en avait pas fait payer le juste prix. Il n'expliquait rien, ce scarabée !

Ils étaient assis sous le porche, lui d'un côté, appuyé sur son balai, Antoine et Cice de l'autre côté se regardant pour s'empêcher de rire, Antoine avait plusieurs fois caressé les doigts fins, il y avait là une promesse, et elle le plaignait d'avoir un ami aussi triste. C'était pour qui, les violettes ? Elle les compta.

— Combien avez-vous dit, Hanneton ?

— Un seul, répondit-il.

Savait plus très bien si seul était un adjectif ou un substantif, il s'efforçait de ne pas penser à cette métamorphose mais pensant que c'était plutôt une espèce de mutilation, le mot homme (ou femme, ou enfant) était arraché à la claire expression d'une réalité dont il connaissait la profondeur. Cice ne désirait-elle pas savoir pourquoi il était seul ? Que s'était-il passé entre le bonheur et la solitude ? Que voulait-elle savoir de ce plaisir particulier ? Il avait perdu toutes ses dents à cause de la nourriture. Il avait une voix de gorge et ponctuait son discours de culs-de-poule. Sa bouche à elle était un enchantement.

— Un seul ? dit-elle.

Le corps était dans la chapelle, immensément seul.

— Tu n'as pas vu la caisse avec son espèce de chatière ?

C'était lui qui la basculait au-dessus du trou. C'était ce qui arriverait si personne ne réclamait le corps. On les réclamait rarement de ce côté-ci.

— Qu'est-ce que vous en feriez, vous, du corps de votre ami ?

Ce n'était pas elle qui avait posé la question. Il se rappelait maintenant pourquoi il lui avait donné le nom de Cice. Il y pensait en se mordant la lèvre.

— Vous n'irez pas à Paris sans lui ? demanda-t-elle.

Le Hanneton pouffa dans sa grosse main. Il roulait ses yeux maintenant. Elle frémit. D'où Antoine détenait-il ce pouvoir de la toucher sans provoquer sa révolte et sa peur ? Elle ne se méfiait pas de la vieillesse comme elle guettait les à-côtés de la laideur.

— Hanneton, tu rêves ! dit-elle en décroisant ses jambes.

Le parterre avait presque fini de sécher. Il y avait une cornette qui attendait à la tangente de l'anneau. Elle en surveillait l'épaisseur. On l'appelait la Grenouille.

— Veux-tu sauter comme elle pour entrer dans le cercle qui disparaît peu après qu'elle en a ressauté la circonférence ? Saute, Cice ! Mais saute !

Antoine se présenta à la porte.

— Je suis celui qui, et il vit la cornette sauter et diamétralement s'approcher de lui.

— Sautez, dit-elle.

Il regarda par terre.

— Pas besoin de sauter pour si peu, dit Cice.

Elle franchit le cercle.

— Je cours jusqu'à la chapelle, dit-elle.

En possédait-elle la clé ? Non, c'était absurde de le penser.

— Vous êtes celui qui...

Antoine s'inclina. Il n'avait pas encore sauté. Maintenant elle se situait à la tangente du cercle. Il la touchait presque.

— Vous avez bu ? demanda-t-elle, en même temps elle lui soulevait le menton.

Elle dut percevoir quelque chose de ce qu'elle provoquait car elle ne lui tapota pas la joue comme elle le faisait avec les autres. Fille de paysan ou de l'aristocratie rurale. Cette idée qu'ils ont de nous-mêmes et de la façon dont il convient de nous traiter. Il plongea son regard dans ses yeux. La main redescendait sur lui, ne le touchant pas, elle atteignait le coude, continuerait-elle jusqu'au poignet, il eût détesté ce geste de la part d'une guimpette qui n'avait pas la moitié de son âge, haïssait aussi la laideur aux joues gonflées par la barbette et le rose des doigts qui ne portaient pas d'anneaux, elle montrait des ratiches gourmandes cependant et salivait aux commissures des lèvres. Il souffla son haleine sur ce nez boutonneux.

— C'est ce que nous demandons à... commença-t-elle, puis : tout le monde.

En marge, le Hanneton se crispait. Il transportait sa bouteille au fond du seau dont on ne l'avait jamais vu se séparer.

— Pas bu, pas pris ! fit-il en riant.

Il s'éclipsa.

— Nous voilà seuls tous les deux, dit la religieuse un peu bêtement.

Le parterre avait entièrement séché.

— Vite ! dit-elle, pressons-nous ! Avant qu'il ne « fasse » le couloir !

Cette fois elle lui prit la main. Il y avait longtemps qu'une main de femme... mais bon, elle ne se donnait pas. Elle le conduisait à travers un couloir. D'un côté la baie vitrée atteignait les limbes du plafond, de l'autre une succession de portes et de tableaux du même ton terreux, même brillance à la surface, une croix ponctuait des intervalles, exacte et similaire, ou ressemblante, le tout débouchant sur un bénitier qui poussait comme un champignon sur le tronc d'un mur vaguement décrépi d'où sourdait l'odeur du temps. L'air venait de l'ouverture de quelques carreaux dont certains battaient doucement. Une plante verte envahissait cet extérieur limité par les murs internes de l'édifice. On ne s'y promenait pas à cause des crachats qui pleuvaient. Les poissons du bassin étaient morts depuis l'origine (malgré les conseils de saint Jean de la Croix qui avait fait ce voyage, mais oui ! La nuit obscure !) et les oiseaux (saint François était-il du voyage ?) avaient déserté cette trouée de ciel d'où venait l'air que respiraient les malades. Antoine traînait sa patte dans ces commentaires.

— Si vous n'avez pas bu, dit-elle, vous pourrez manger un peu.

Il faillit lui demander combien. Elle devait connaître le prix de l'offrande mais ne s'en nourrissait pas. De quoi vivait-il ? Il lui montra sa pièce d'or. Elle n'avait plus cours mais pouvait valoir son poids, si c'était de l'or. De l'or. Sur la scène d'un théâtre où il n'avait plus mis les pieds depuis près de quarante ans ! mais elle ne chercha pas à approfondir sa connaissance de l'autre qui, comme Yepes, ne fait que passer, vive flamme d'amour. Un communiste, juif et bourgeois, lui avait donné le paletot. Les chaussures étaient celles d'un mort, mais d'un mort depuis longtemps, pas d'un mort qu'on déchausse. La dernière chose qu'il avait achetée était un œuf. Il l'avait gobé, faute de feu. La coquille, il l'avait gardée pour la confection d'un onguent mais il n'eut plus moyen d'en négocier les ingrédients à un apothicaire et il avait jeté la grise poussière dans un fossé. Il ne buvait pas et volait le tabac qu'il fumait. Il accepterait un banquet sans vin et sans jolis petits culs pour se trémousser sur la table. Il laverait son écuelle sous le robinet qu'elle étranglerait en lui demandant (à lui) de se hâter, et il se hâterait. Il avait la patience d'une patate trouée et d'un bouillon fleurant la moelle. Il boirait l'eau du verre sans se plaindre de son acidité. Il serait seul dans cette vaste salle basse de plafond dont toutes les fenêtres, côté jardin, seraient ouvertes. Côté cour, la rue qui bouge, la rue crucifiée, livrée à ses passions, interminable rue des villes nées de l'existence de l'eau.

On lui avait donné une cuillère. Il mangea les nœuds de la patate. Il ne demandait pas pourquoi il était seul mais elle le lui expliquait. Elle se comportait comme une fille qu'on a chargée d'accompagner l'enfance de son père qui y est retourné. À elle il confesserait ce genre de chose, au prêtre, qui ne tarderait pas, il pourrait dire ce que personne ne voulait entendre. Il achevait son bouillon quand se présenta cette perspective de confession. Il se sentit piégé. Elle devait bien le savoir !

— Vous n'avez pas mangé le pain, dit-elle.

Pouvait-il l'emporter ? Elle le regarda d'un air mélancolique.

— C'est-y qu'vous voulez partir ?

Sa main se posa sur la sienne. Il s'empourpra quand il se rendit compte qu'il était en train de mordre son morceau de pain. Il aurait faim ce soir. Voilà ce qui arriverait s'il festoyait ce matin. Il avait perdu l'habitude des festins à force de discipline. Elle le dévoyait. L'eau acheva de vider ses caries.

Cice revint. Elle avait guetté l'immobilité du mort pendant vingt minutes comptées sur le cadran de l'horloge du couloir, qu'elle voyait dans un reflet de vitre, mais le mort n'avait pas bronché, il emporterait au fond de la terre un bouquet de violettes et un morceau de pain de sucre. Antoine n'avait jamais donné du sucre à un mort. Des fleurs, oui. Comme tout le monde, pour que le cimetière ressemble à un jardin et le chagrin à une promenade. Quand il entrait dans un cimetière où il savait avoir du monde, on lui demandait son nom et on le suivait si on ne le conduisait pas. Ces remarques troublèrent la nonne.

— Un cimetière est un jardin planté de croix, dit-elle, puis, après avoir gonflé sa poitrine de nourrice : on y ressuscite, dit-elle.

Antoine s'imagina se frayant un chemin entre les corps mêlés de ceux dont l'heure n'est pas encore venue. À la surface de la terre, les premiers arrivés étaient ceux qui avaient la clé de leur tombeau.

Cice se mit à rire. La nonne se pencha pour attraper cette oreille rebelle. Mais Cice était encore un petit animal. Elle se laissait facilement caresser, mais pas question d'autre chose ! Elle fit le tour de la table où Antoine était encore accoudé, passa derrière lui et posa ses mains sur ses épaules où le muscle tressautait. Maintenant elle descendait le long de cette nuque, ayant étiré les boucles pour les voir bouger tout ensemble.

— Vous devriez, Cice, vous comporter comme la jeune fille que vous êtes !

À l'heure d'écouter les sarcasmes d'un vieillard dont l'errance, paraissait-il, se finissait avec l'héritage d'un bien immobilier et de tous ses meubles. L'histoire valait la peine d'être racontée.

— Allons ! Vous êtes venu voir un ami.

— Je suis venu voir celui que je ne connais pas encore.

— Cice, portez donc ce couvert à l'office !

Cice sentait la violette. Ses mains assemblèrent très vite le verre, l'assiette et la cuiller. Elle emporta aussi une croûte noire qui promettait la persistance de ses saveurs. Le Hanneton, qui entrait, reçut ce fardeau en grommelant. Cice revenait, s'arrêtant cette fois contre le flanc de cette grosse vache de Grenouille qui lui caressait les cheveux.

— Vous ne serez plus malheureux, dit la religieuse.

Cice tiqua.

— Le bien ne fait pas de mal, c'est bien connu. Mais personne n'a encore pensé que la pauvreté est un bien, sauf paraboliquement. C'est une façon de parler. Administrez votre bien ! Sortez de la pauvreté ! Même par hasard !

Antoine était malade depuis longtemps, donnant sa préférence (et cela avait peut-être quelque influence sur leur durée) aux périodes de perversité où il lui arrivait de connaître (ou de reconnaître) le plaisir et ses conséquences immédiates, dont l'oubli. Ses lèvres se mirent à trembler, comme s'il allait pleurer. La grosse main de la religieuse se posa sur sa joue.

— Vous êtes sale, dit-elle, on ne peut pas vous laisser entrer.

Cice avait si souvent assisté à la toilette des morts. Pensait-il qu'on les enterrait avec leur crasse ? Non, cette immondice disparaissait dans la rigole, au fil d'une eau grise dont les ruissellements commençaient à huit heures. Il suivit Cice. Ce couloir traversait des murs couverts de salpêtre. On entra dans la pièce où sa nudité serait mise à l'épreuve. Cice disparut. Le Hanneton la remplaça. Il tenait son seau et sa grosse éponge jaune qui gouttait sur sa chaussure. La religieuse fit un paquet avec le pantalon et la chemise.

— Vous tenez donc tellement à ce vieux paletot ?

Elle le souleva encore en pinçant la toile du bout des doigts.

— Nous n'avons pas de souliers.

Elle sortit. L'éponge frotta les épaules. La main venait de l'essorer dans les cheveux.

— Frottez-vous le crâne !

Il ferma les yeux. L'éponge s'agita sur la fleur de son anus, descendit le long des jambes, maintenant elle s'acharnait sur les pieds. La rigole avait toussé, maintenant elle clapotait doucement.

— Vous êtes propre derrière ! Tournez-vous !

Il pivota. L'éponge recommença par le cou, elle barbouilla le visage.

— Fermer les yeux ! Levez les bras ! Écartez les jambes !

Il obéissait. Le prépuce coulissa.

— Vous allez sentir bon !

Il ne reconnaissait pas cette fragrance, lui qui avait dormi à la belle étoile dans les fossés des champs de lavande. Un seau d'eau claire le ravigota.

— Savonné à l'eau tiède, rincé à l'eau froide, c'est la règle de la maison !

L'éponge était au fond du seau vide. C'était fini. Il ouvrit la bouche. Il entra dans un linceul.

— Frottez-vous !

Au moins sa nudité était à l'abri des regards. Sauf peut-être de celui de Cice dont il ne connaissait pas les secrètes intrusions dans cette antichambre de la disparition. Un trou dans le mur, peut-être. Elle ne pouvait pas avoir été loin. Elle frappa avant d'entrer. Elle portait la chemise et la culotte.

— J'espère que ça vous ira.

Administration de la pauvreté sans quoi l'égalité, si discutée en 48, devient une réalité. Comme il aurait éprouvé un inévitable frisson en se coiffant avec le peigne des morts, et qu'elle y avait heureusement pensé, elle lui apportait un autre peigne, qui n'avait jamais servi qu'à elle et qu'elle avait passé sous l'eau. Elle le secoua encore pour en sécher les dernières gouttelettes.

— Si on n'a plus besoin de moi, fit le Hanneton.

Cice sortit aussi. La religieuse avait emporté le paletot pour le donner à décrasser un peu. Il sentait l'herbe et les petits cailloux du chemin. La pluie aussi avait dû y laisser son odeur d'arbre et de champ labouré. Sur les plages, il s'agissait de couper le vent chargé de sable et il le dressait entre deux piquets, on aurait dit qu'il couchait dans l'ombre d'un homme aux bras agités, l'algue, le coquillage, le bois mort imbibé d'eau, la flaque où pataugeaient des mouettes criardes, la roche moussue et éclaboussée d'écume, ces mélanges pouvaient enivrer sur le trottoir de la ville.

Maintenant la chemise sentait le savon, il n'y manquait pas un bouton et tous les accrocs avaient été reprisés. La culotte était d'un autre style, mais c'était toujours une culotte. Il se chaussa. Le jet d'eau avait ranimé sa faim, sinistre personnage de l'intérieur dont les doigts lui crevaient les yeux. Sans cette douleur atroce, il eût pardonné à l'homme l'importance de la force, de l'héritage et de la complicité. Mourir de faim comme on meurt de fatigue. Se coucher sur le talus, oblique comme un soldat troué, l'air se rétrécit, il aplatit, sous l'égide d'une fleur qui penche sa cloche tavelée de gouttes de rosée. Il a souvent attendu cette mort possible, il a médité cette cohérence de la faim, triste homonymie. Il choisissait des coins d'ombre, de préférence l'été, mais il se souvenait de printemps verts comme l'angoisse. L'hiver, il luttait contre le froid, il volait plus facilement, il jouait à merveille avec l'engourdissement de l'espèce humaine, il trompait même les chiens. Eh oui, l'automne, la saison des feuilles qui tombent et qu'on ramasse, les champignons, les coups de fusil, les tressaillements de la forêt, au début de l'automne la mer, s'il y était encore, couchait sa panse d'écume et de gros bouillons sur la plage et les champs où roulaient d'énormes rochers, autres personnages que l'homme commençait à miner dès le lendemain de la tempête. Saisons. La nuit le réveillait toujours avant de s'en aller, nuit docile ou nuit blanche, l'aurore posait ses grosses fesses exactement à cet endroit, givre ou rosée, ou seulement poussière des premiers tombereaux, l'aubade consistait en un chant d'oiseaux si le temps était clair, en cas de grisaille les feuillages tremblants, les tourbillons de poussière, les craquements de ses propres os, et s'il pleuvait déjà, il s'en allait sous l'averse jusqu'à ce que ces aiguilles d'eau atteignissent sa peau.

— Bien, dit-il au miroir à qui il n'avait pas encore parlé, te voilà changé depuis la dernière fois.

Il se voyait dans les miroirs des églises, beaux cuivres polis jusqu'à l'indécence, ou dans le reflet des vitrines, où il gagnait en transparence. Le paletot lui donnait un air sinistre. Il le portait le plus souvent plié sur l'épaule ou roulé et en bandoulière. C'était crâne un peu. Il s'appuyait sur une seule jambe et cherchait la ligne de l'équilibre, épine traversant l'épaule comme les tringles d'une marionnette. Il pratiquait rarement le portrait, ou par jeu dans la convexité d'un bronze, par jeu aussi dans la flaque où les autres finissaient par mettre leurs pieds de propriétaires. Manquait le regard des femmes, surtout de celles qu'on pouvait prendre pour un homme, trompe-l'œil véritable, ce désir n'était pas mort. À une époque où les femmes ne se baignaient plus dans les fontaines, il observait plutôt la nudité de l'homme jouant avec l'homme et ses gerbes d'écume. Il avait souvent planté son sexe dans ces lieux dérangés, devenus incohérents, presque impossibles.

— Tu te souviens de tout, dit-il et il attendit la réponse de son propre regard.

Les jambes de Cice jouaient sur le rebord de la fenêtre, autre miroir.

— Tu sais ce qui t'est arrivé ? L'autre ne s'est pas laissé surprendre, causant ta solitude.

Il était trop tard maintenant pour s'expliquer avec lui. Même avec une petite fille.

— Tu ne sauras jamais ce qui te serait arrivé si tu avais crié. À quoi renonçais-tu quand tu préférais le silence ?

Il s'approcha de la fenêtre dans l'intention de mettre fin à ce sautillement. Elle crierait, elle, pensant à un animal puis s'accroupissant pour le regarder. Il n'aurait provoqué que cette peur passagère, l'accroupissement, le beau visage sur les genoux, tu es encore là ?

Elle le tutoyait maintenant. Il ne l'avait pas effrayée. Il avait prononcé son nom (si c'était le sien) et elle avait cessé de sautiller et elle s'était accroupie.

— Qu'est-ce que tu attends ?

Elle le surprenait en flagrant délit de solitude.

— Tire la chevillette !

La fenêtre s'ouvrit au-dessus de lui.

— J'attends mes chaussures, dit-il.

Il attendait plutôt le paletot. Dans la pièce à côté, la stricte immobilité du mort.

— Tu veux le voir ?

Il avait vu les soldats crevés sur le bord de la route. Il le lui dit, puis il s'arrêta, sa conversation devenait incohérente, de quoi voulait-elle parler ? La porte s'ouvrit. Il fut presque surpris que ce fût elle.

— Qui d'autre ?

Elle n'attendait pas la réponse. Voilà son secret, se dit-il au fond de lui-même, accroupi sur cet envers de peau et d'os comme un nu de Blake. Puis il faillit perdre pied : le mort (il avait oublié le mot cadavre) portait les habits du vagabond rencontré ce matin, le voyageur qui expliquait sa présence dans cet hôpital, service des indigents dont le refend jouxtait la morgue d'un côté et la chapelle de l'autre.

— C'était un autre visage, dit-il, il voulait dire que la mort avait changé un autre visage.

Elle avait une explication, comme s'il avait posé une question. Il ne l'avait pas posée.

— Veux-tu connaître l'envers de mon secret ?

Elle ne posait pas non plus cette question. Elle ne l'aurait pas posé dans ces termes. Il faut supprimer toute connotation sexuelle. Il pensait : érotique, pensant : pornographique. Elle caressa la joue du mort.

— Il pique déjà, dit-elle avec une moue, comment peux-tu... se dit-il, comment peux-tu ne pas être... dégoûtée ?

Il ne dit rien.

— De quoi parles-tu ? finit-elle par dire.

Les vêtements avaient été seulement brossés et séchés. Ils sentaient la vase verte du canal. Le mort n'était pas chaussé. Ses mains étaient posées sur une croix de bois. Elle écrivait au pinceau la sentence : toi que rien ne peut souiller maintenant, ô Vierge ! Maintenant que quoi ? Ce qu'on sait déjà. Elle touchait au mort comme on arrange les couverts sur une table.

— Viens voir la caisse !

Ils sortirent. De vieux cercueils pourrissaient sous la charmille. Il demeura sur le seuil à cause de ses pieds nus, non pas qu'il craignît de les salir, ils en avaient vu d'autres, il espérait plutôt ne pas avoir à franchir cette distance de graviers noirs et d'herbes folles. Elle lui montra le mécanisme de la caisse qui s'ouvrait par un bout. On basculait le tombeau et c'était le mort lui-même qui ouvrait cette espèce de chatière. Elle ferma les yeux comme si le nuage de chaux l'éclaboussait.

— Personne n'est encore mort, dit-elle mystérieusement, et personne n'est encore ressuscité !

Elle tremblait. Dans la vigne vierge qui tombait du linteau, des abeilles s'immobilisaient. Elle s'approcha de lui et lui dit sans rire :

— Je ne serais pas croqueuse de morts.

De qui parlait-elle ? Elle l'obligea à descendre jusqu'à la contremarche.

— Tu as des souvenirs ? demanda-t-elle.

Elle avait déjà imaginé l'homme amnésique. Quel plaisir de lui inventer un passé ! Il avait ses orteils au bord du vide où elle régnait. Il les regarda en pensant à autre chose. Il pouvait la suivre en empruntant les plates-bandes. Qui dénoncerait cette infraction ? Derrière le mur, les cercueils étaient encore plus vieux. Comment expliquait-elle leur présence ?

— Moi ? fit-elle en se tenant le sein, moi, expliquer ?

Il posa un pied dans la terre fraîche encore de la rosée matinale. L'endroit n'avait jamais été ensoleillé. On entretenait cette ombre, l'humidité, le courant d'air frisquet, l'envie de se retourner à chaque pas, qu'on se dirigeât dans un sens ou dans l'autre, sale petite envie de ne pas mourir bête, oh ! ce n'est pas cela ! dit-elle en riant.

Comment expliquait-elle ce désir que nul autre lieu ne pouvait inspirer ?

Il trottinait dans les mottes noires des rosiers. Il était presque surpris d'y rencontrer des soupiraux. Il ne se souvenait pas d'avoir monté un escalier, ni même d'en avoir descendu un autre, à l'autre bout de ce monde presque souterrain. Il reconnut la cour, le porche et au fond la porte cochère par où il était entré avec le sergent. Il aurait pu s'en aller maintenant, même pieds nus, même sans le paletot auquel il tenait tant. Aurait-il été loin, même en l'absence de cri de la part de cette enfant qu'on avait chargée de le surveiller ? Qu'est-ce qui la trahissait ? Elle lui interdisait d'entrer dans la cour. Le Hanneton passa.

— J'vous ai trouvé des godasses ! dit-il en s'approchant.

Bien sûr il ne pouvait pas les mettre parce que ses pieds étaient sales de nouveau. On trottina ensemble dans le sens inverse, lui le long des rosiers, foulant la terre molle de sa tentative d'évasion, elle chevauchant le Hanneton, les chaussures tenues par le lacet tournoyaient dans l'air moite. Ensuite elle se jucha sur la margelle de la fontaine. Le Hanneton pompait en ânonnant. L'eau coulait sur les pieds. La terre disparaissait dans la grille. Les chaussures rutilaient en plein soleil. Il n'y manquait pas un clou, assurait le Hanneton. Puis son visage se contracta, exactement comme si le levier lui résistait maintenant. Il était arrivé quelque chose au paletot. Antoine pâlit.

— Sœur Paule vous remettra ce qu'il contenait, précisa le Hanneton.

Cice se pencha amoureusement sur cette colère rentrée. Elle s'appuyait sur l'épaule encore robuste du vieillard.

— Et où le mettra-t-il ? demanda-t-elle.

Le Hanneton s'attendait à la question.

— Dans un autre paletot, dit-il parce que c'était la réponse.

Cice fit son air de petite morveuse.

— Nous n'avons pas de paletots, dit-elle.

Le Hanneton curait les ongles avec une écharde.

— L'autre, dit-il.

Antoine ne réagit pas. La voix de Cice coula dans son oreille, l'autre pied, dit-elle. Oui, l'autre.

Le Hanneton rinça l'écharde sous le jet.

— Il ne manquera rien, dit-il.

Cice sauta au pied du bassin.

— Ne te trompe pas de pied, disait le Hanneton.

Cice avait hésité. Elle compara les deux godasses. L'orteil avait-il formé le cuir ? Quelques gouttes d'eau se collèrent à cette surface briquée.

— J'ai compris, dit-elle et elle choisit la bonne chaussure. Ça fera un drôle d'effet, ces godasses et la culotte, dit-elle en grimaçant.

Le Hanneton grimaça aussi.

— Ce qui va bien avec la culotte, c'est des chaussons bien fourrés ! dit-il sans rire.

Le rire de Cice explosa. Il y avait sans doute un bon moment qu'il menaçait sa douceur mélancolique. Elle montrait le fond de sa gorge et pleurait. Le pied d'Antoine entra dans la chaussure.

— J'avais des bas en entrant, dit-il.

— Et vous avez des hauts en sortant, dit bêtement le Hanneton, sans doute inspiré par le rire de Cice.

— Des hauts-quoi ? demanda-t-elle.

Elle était accroupie aux pieds d'Antoine et enfilait lentement le lacet.

— Des hauts-quoi-quoi ! fit le Hanneton.

Il était définitivement bête. Maintenant il riait plus fort que Cice. Ils n'entendirent pas les sandales de sœur Paule qui trottinait dans le couloir en claquant des mains pour qu'on se tût en présence des morts. Cice fit mine de sécher le second pied d'Antoine (l'autre) dans ses cheveux.

— Scène biblique, dit le Hanneton qui maintenant avait le hoquet.

Il avait dit : bi-bli-blique. Cice cessa de rire. Ses cheveux avaient effleuré le pied mouillé d'Antoine. Il fallait dire : évangélique.

— Pour-pourquoi ? dit le Hanneton.

Pour-pour-quoi évan-gé-gé-gélique ? La robe de Cice avait glissé sur ses genoux.

— Tu devrais mourir à la place des autres, dit-elle méchamment.

Le Hanneton était superstitieux.

— Pour ce qui est d'une paire de bas, dit-il, on verra ce qu'on peut faire.

Il ne riait plus.

— Et pour les hauts ?

C'était la voix de sœur Paule. Le Hanneton s'embrasa. Elle avait ce pouvoir sur lui. Cice se releva et la robe retomba sur ses chevilles. Sœur Paule aussi avait eu ce genre de désir dans sa jeunesse. Elle en parlait souvent, empruntant à sainte Brigitte la voix claire et tonitruante et à saint Paul son nom de voleur repenti. Elle en parlait même devant des hommes ahuris qui lui promettaient de ne pas recommencer. Cice se réfugia dans son giron. En même temps elle entra en contact avec un paletot qui sentait la lavande. Les boutons brillaient dans la pâle lumière.

— Ce n'est pas mon paletot, dit Antoine qui avait posé son pied sur la margelle afin que le Hanneton pût en lacer la chaussure.

Le Hanneton se plaignait souvent du dos. Il allait ouvrir la bouche quand précisément Antoine évoqua le paletot.

— Je sais bien que ce n'est pas le vôtre, dit la sœur, vous gagnez au change.

Elle montra les boutons.

— J'ai mis vos petites affaires dans les poches.

Elle avait donc vu le boyau.

— Un peu au hasard, ajouta-t-elle, car ce n'était pas elle qui avait vidé les poches de l'autre paletot.

L'autre, c'était celui auquel Antoine tenait pour des raisons qu'il s'obstinait à ne pas évoquer.

— Il faudra lui trouver des bas, dit le Hanneton en regardant furieusement Cice qui remuait ses lèvres sans prononcer le mot hauts.

— Il ne m'ira peut-être pas, dit Antoine en s'approchant.

La sœur déploya le paletot.

— Voyons, dit-elle, est-il trop grand ou trop petit ? Car vous n'êtes ni l'un ni l'autre.

Cice ouvrit le paletot que la sœur tenait par le col. Antoine entra dedans. Il glissa mollement sur la doublure. Les épaules retombèrent exactement sur les siennes. Cice enfila un premier bouton, après avoir tiré la langue pour ne pas se tromper de boutonnière. La taille s'ajustait parfaitement. Antoine aimait le col. Il chercha l'écharpe dans la poche de droite. Elle n'y était plus. Dans la poche de gauche. Non plus. Rien à l'intérieur où il n'y avait qu'une seule poche. Il se plaignit.

— Vous reviendrez avant l'hiver, nous aurons fait provision de cache-nez, dit ironiquement la sœur.

Il avait trouvé le pli, puis tous les autres objets un à un.

— Tout y est sauf le cache-nez, dit la sœur.

— On l'a pas volé, précise le Hanneton.

On ne lui avait rien demandé.

— Vous êtes content ? dit la religieuse.

C'est toujours la question qu'on pose au pauvre qu'on vient de combler. On ne lui demande pas s'il est heureux. Il est content.

— À part les bas, dit Antoine.

La religieuse tapa dans ses mains.

— Oh ! Oh ! fit-elle, notre Antoine est heureux !

Comment le savait-elle ? On retourna tous les quatre dans la morgue. Antoine accusa sans broncher le coup porté par les pieds du mort qui n'étaient plus nus mais chaussés de ses anciennes godasses qu'on n'avait même pas nettoyées.

— Une paire de bas et peut-être une écharpe, disait le Hanneton en comptant sur ses doigts.

Cice sautillait devant eux, à reculons, peut-être pour vérifier l'effet de ses seins sur l'esprit des autres. Sœur Paule enfermait les siens dans un bandage atrocement serré. Elle enfilait l'anneau à un crochet vissé dans le mur de sa cellule et appliquait l'autre bout sous les aisselles et ensuite elle tournait sur elle-même. Quand elle arrivait près du mur, elle décrochait l'anneau, l'ouvrait et en traversait la toile grossière de la bande. Ainsi, sa poitrine avait presque complètement disparu et les épaules trahissaient une respiration obstinée. La bouche demeurait entrouverte et on voyait la langue pointue qui explorait la face cachée des dents, petite manie qui expliquait le zézaiement qui parfois atteignait les esses. Un ictère voyageait sous les roses de sa peau. Elle pinçait les lèvres pour les blanchir et clignait rarement de l'œil, d'où l'humidité bleue de la paupière inférieure. Les ailes du nez rougissaient sous les frottements de l'index et du pouce. Elle reniflait souvent et se mouchait dans les parterres avec une précision qui arrachait des bravos au Hanneton quand il la surprenait dans l'exercice de cette toilette, mais c'était tout ce qu'il savait d'elle. Dans la baignoire, il trouvait rarement des poils et plus souvent des cheveux. Et puis il n'était jamais monté au grenier où l'on étendait les linges. Les lucarnes étaient grillagées à cause des pigeons. Elles étaient deux pour porter la corbeille, laquelle était recouverte d'un drap blanc. Il les écoutait parler, assis dans l'escalier dont il n'avait jamais franchi la marche du milieu. Cice les rejoignait quelquefois. Ensuite elle redescendait avant elles et s'asseyait près du Hanneton. Il était songeur et prodigieusement silencieux. Comment expliquait-il sa présence ?

Pourquoi poser cette question au silence ? Quel songe voulait-elle mettre à jour en la posant ? De quel sommeil le réveillait-elle ? Cice se regardait dans les miroirs et dans toute surface dont le reflet était fidèle à ce qu'elle savait de sa beauté. Le Hanneton n'avait jamais prononcé le mot beauté. Il hésitait sur le mot grâce. Le mot charme était difficilement opportun et il était encore moins aisé de parler de séduction. Il pensait au mot tranquillité sans se faire d'illusions sur ce qu'on penserait de lui s'il le proposait à la femme. Cice s'examinait, toujours surprise par les autres, n'ayant pas été au bout de son expérience d'elle-même. Le Hanneton pourtant ne l'avait jamais dérangée et il n'avait même jamais pris le temps de cette seconde d'admiration par lequel recommence, il le savait par le fait d'une autre expérience de soi, le désir, mot que Cice elle-même ne connaissait pas ou qu'en tout cas elle eût eu beaucoup de mal à substituer aux explications de sa tante. Oui, elle appelait sœur Paule Tatan et non point ma mère ni ma sœur, le Hanneton ne sachant jamais bien qui était la mère et qui la sœur.

— Si tu savais ! avait dit Cice au Hanneton, comme s'il était censé ne pas savoir, après tout elle ne l'avait jamais vu avec une femme.

Dans le cabinet où sœur Paule recevait les veuves et les orphelins pour fixer la dette des pompes funèbres, Cice entra un jour pour entendre la leçon que Tatan prodiguait aux jeunes filles de son âge. Le Hanneton balayait la terrasse pendant ce temps. Il écoutait, luttant contre le désir insensé d'assister enfin à l'effondrement de Cice qui paraissait promise à l'enfance, comme en témoignaient ses jeux stupides. Cice lui épargna cette larme. Quand elle entra sur la terrasse pour lui transmettre un ordre de la part de sa tante, il eut cet autre désir de l'empêcher de parler d'autre chose. Les oiseaux grattaient le terreau des jardinières et le répandaient sur le dallage toujours humide, et donc, si l'on pouvait sortir du cabinet par la terrasse et ensuite emprunter le petit escalier bordé d'hortensias, à cause du risque d'emporter un peu de ce terreau à la semelle de ses souliers on n'entrait pas dans le cabinet par la terrasse, Cice le savait à ses dépens, mais elle n'était qu'une enfant quand c'était arrivé malgré les cris du Hanneton qui, venant de l'allée principale, avait levé son balai pour effrayer les oiseaux.

— Je me souviens, dit Cice.

Antoine ramassa le clou qu'elle avait perdu. La sœur dit quelque chose au sujet des chaussures. Cice rougit. Elle marchait tranquillement maintenant, se retournant de temps en temps pour sourire en voyant le pauvre Antoine qu'on soutenait sous les bras parce que les souliers blessaient ses pieds nus. Il souriait lui aussi, parce qu'il avait été le père d'une fille de cet âge et qu'il l'avait tuée de ses propres mains.

— Ainsi vous faites un héritage, dit sœur Paule. Vous êtes bien pauvre en attendant.

Le Hanneton, de l'autre côté d'Antoine, dit en écho : Et peut-être malade ?

Cice s'immobilisa sur la marelle imaginaire comme si sa pierre venait de « mordre » l'Enfer.

— Vous vous souviendrez de nous quand ce sera fait, dit la sœur.

Pas facile de marcher dans des souliers dont les clous ont traversé la semelle. On s'arrêta pour constater que le mal était fait. La plante des pieds rougeoyait. Le Hanneton passa prudemment sa main à l'intérieur du brodequin. Cice attendait.

Sur le dallage, les pieds nus d'Antoine frémissaient. Elle connaissait les mots suivants : marteau à battre, marteau à clouer, pince emporte-pièce, embauchoir, mailloche, crochet à déformer, roulette marque-point, râpe d'intérieur, tranchet, coupe-lacet, alènes, ébourroirs, bésigue à mailloche, chien à monter, corne à chaussure, tendeur, conformateur. Qu'est-ce qu'il connaissait, lui, du métier de son père ? Il réfléchit, puis, mentant : embrèvement, mi-bois, queue d'aronde, tenon chevillé, double tenon, enture à plat-joint, enture en fausse coupe et à épaulement, enture à paume, oblique à épaulement (simple ou double encoche), tenon et mortaise avec embrèvement, enfourchement.

— Charpentier, dit-elle, ce qui laissa rêveur le Hanneton.

— Charpentier ? dit la sœur.

Elle aussi regardait dans le soulier, mais sans y mettre la main.

— C'est donc ce qu'on vous laisse ? Et où avez-vous donc passé tout ce temps ?

— Même avec les bas, dit le Hanneton, il ne pourra pas aller loin avec ces croquenots.

— Vous allez loin, dit Cice. Paris.

— Mon père était charpentier. Donnez-moi les noms de toutes les pièces qui composent un pan de bois.

— Ce n'est plus une conversation, dit la sœur.

— Moi je parlais des clous, dit le Hanneton. Mon père était jardinier : louchet, bêche nantaise, pelleversoire, bécat, rayonneur, racloir, binette, croc, hoyau, étrèpe, serfouette...

— Tu es trop bête ! s'écria Cice. Il n'y a plus rien à deviner !

— Mon père ? fit la sœur comme si on le lui avait demandé.

Elle se souvenait du coupe-foin qui était accroché derrière la porte.

— C'est trop facile, dit Cice.

— Herminette ! dit soudain Antoine.

Il avait tué sa fille avec une herminette. Il ne savait pas que c'était une herminette mais il avait vu le charpentier s'en servir.

— On dirait un nom de fille, dit Cice.

— Ou de chatte, murmura sœur Paule en rougissant. À cause de la fourrure.

Pourquoi n'avait-elle pas demandé simplement pourquoi il n'était pas charpentier lui-même ?

— Oui, pourquoi ? dit Cice.

Et pourquoi Cice, à son tour, usait-elle de l'anacoluthe ? Le Hanneton eut une idée.

— Dites-nous ce que c'est ? fit vainement la sœur pendant que le Hanneton trottinait dans la direction opposée.

Ça y était ! Antoine eut enfin l'impression d'être entraîné par le fil d'une démonstration. Une goutte de sueur descendit sur sa joue. On s'était arrêté pour attendre le Hanneton qui avait dit qu'il ne tarderait pas. Récit ou parabole. Antoine hésitait encore. Depuis ce matin, il avait plutôt eu l'impression d'une attente, d'une série d'empêchements, il n'avait pas lutté contre cette cohérence et maintenant, à la faveur d'un commencement d'intimité avec ces trois personnages que pour une fois il n'inventait pas, il se sentait solidaire d'une coulée de sens qui voulait en finir avec son existence de guignard. Une deuxième goutte de sueur attira l'attention de Cice. C'était à cause des pieds nus sur les dalles froides du corridor. Elle étendit son mouchoir.

— Bonne idée, dit sœur Paule.

Les doigts de Cice s'agitaient sur les chevilles comme deux araignées. Il pensa au matin qui commençait à peine.

— Ne comprenez-vous donc pas ! s'étonna la sœur.

La chevelure s'était ouverte sur la nuque de Cice.

— Montez donc sur le mouchoir !

Il pensa aux vêtements de son ami qu'il venait visiter ce matin. Avait-il bien précisé que ce n'était pas son ami ? Il y avait la question du paletot. Le Hanneton revenait avec un morceau de tapis. Cice retira prestement son mouchoir.

— Montez sur le tapis, monsieur Antoine.

Il monta. La craie du Hanneton fit soigneusement le tour de ses pieds. Il avait amené d'énormes ciseaux que Cice craignait comme s'il allait mettre à exécution les menaces de lui couper ses cheveux de fée. Il se mit à découper le tapis, suivant précisément l'empreinte double et symétrique. Sœur Paule assistait à l'opération en habituée des coups de génie du Hanneton, mais elle avait des doutes. Quand le Hanneton eut terminé, elle se baissa pour ramasser le tapis percé de deux trous exacts. Il y avait encore la place de deux autres pieds de cette taille, confirma le Hanneton.

— Maintenant ! dit-il.

Antoine se laissa chausser par les araignées de Cice.

— Même sans bas ! dit-il.

Il ébaucha un sautillement. Les rivets le gênaient un peu.

— Avec les bas, dit la sœur.

Oui, avec les bas. Ils entrèrent dans une salle longue et étroite qui se terminait par une fenêtre haute et large occupant presque tout le pan de mur. Elle était ouverte et on distinguait à peine le grillage. Une lumière jaune tombait sur les arbres bleus. Était-ce la fin de ce voyage insensé ? Antoine chercha de l'ombre pour accoutumer ses yeux. Les lits s'alignaient d'un côté. Une religieuse poussait lentement une structure de tubes et de rideaux. Peut-être y avait-il un lit à l'intérieur et un cadavre de la nuit dans le lit ?

— Non, non, ce n'est rien ! fit sœur Paule qui le voyait tourner de l'œil.

Un paon apparut à la fenêtre, blanc comme un fantôme, l'œil noir, et ne bougea plus. Qu'attendait-il ? On passa devant les lits. Personne ne dormait. Un seul était couché sur le côté. Une petite fille jouait avec une poupée nue qu'elle habillait avec un coin du drap. Le vieillard d'à côté proposait une goutte de son sang pour le rouge des lèvres, mais ce n'était peut-être pas un vieillard. Ils parlaient à voix basse. S'agissait-il de ne pas réveiller celui qui dormait ? Sa tête reposait sur son avant-bras replié. La peau de son cou était rouge d'avoir été frottée. Il tirait une langue noire. C'était peut-être lui que le paon regardait avec tant d'insistance. Il tremblait. Quelle sorte de fièvre avait-il choppée dans l'eau du canal ? Antoine ne pouvait même pas l'appeler, comme le conseillait la religieuse. Elle s'était interposée entre le paon et le malade.

— Malade de quoi ? demandait Antoine.

La religieuse s'empressa de préciser que ce n'était pas une maladie contagieuse. Le corps du malade avait cessé de trembler pendant cette seconde. La petite fille aussi était tombée dans l'eau. Elle y était restée longtemps parce que c'était l'eau d'un puits et que le puisatier était en vacances au bord de la mer. Un pompier l'avait finalement sauvée de la noyade. Elle n'aurait pas aimé devenir la marionnette de l'eau. Un jour une de ces marionnettes avait échoué sur la berge. Le visage avait été effacé. Elle l'avait contemplé pendant que son père, qui avait attaché une corde au pied du pantin, tirait dessus en ânonnant. Le pompier aussi avait attaché une corde à ses poignets. Il écartait ses longues jambes dans la diagonale du puits. Elle avait glissé contre lui, rapidement et elle avait senti ses mains sur ses jambes pendant qu'il lui recommandait de ne pas les agiter pour faciliter l'ascension. On l'avait accueillie avec des cris de joie, puis on s'était penché sur la margelle du puits pour regarder le pompier qui gravissait lentement la muraille. Ensuite on lui tendit les mains et on le hissa. Elle aussi avait tendu ses petites mains meurtries par la corde.

— Bon Dieu ! dit-il, une couverture ! Et du feu dans la cheminée !

Il la souleva et il se mit à courir vers la maison. Ensuite elle ne se souvenait plus de rien.

— N'est-ce pas que c'était un pompier ? dit-elle à sœur Paule qui ne connaissait pas de pompiers.

Le pompier était mort au fond du puits. Il avait fallu attendre le retour du puisatier qui retrouva le corps dans un boyau. Ce n'était pas une marionnette. Il s'était acharné plus d'une heure pour rompre les angles de cette statue qui représentait l'homme surpris en plein combat contre la mort. On avait fini de déplier le cadavre dans le gazon environnant le puits. Les mains glissaient sur la chair. On referma la mâchoire avec un tourniquet dont la torsade était hérissée de cheveux. Le préfet avait prononcé un mot qu'il répèterait peut-être à l'enterrement si son hagiographe n'y voyait pas d'inconvénient. Puis le calme était revenu au bord de la rivière, autour du puits qu'on avait mis en quarantaine et dans la maison où l'on attendait le retour de celle qui n'avait pas tenu sa promesse de ne jamais s'approcher du puits. Ce n'était pas le moment de lui raconter cette histoire, mais elle n'échapperait pas à cette espèce de châtiment. En attendant elle rêvait doucement.

— N'est-ce pas quelle est mignonne ? dit Cice en déshabillant la poupée.

— Je ne sais pas si c'est lui, dit Antoine.

Sœur Paule l'invitait à se pencher encore. Il ne risquait rien, l'autre dormait. Elle montra le flacon de laudanum puis le remit rapidement dans sa manche. Il avait eu une crise, sans violence, mais avec des mots que la décence interdisait de reproduire. Que se passerait-il à son réveil ?

— Voulez-vous attendre ? dit-elle.

Elle avait prévu la chaise et les coussins.

— Vous ne pourrez pas fumer.

Avait-elle mesuré cette attente ? Antoine se laissa conduire jusqu'à la chaise.

— Si vous ne voulez pas me tourner le dos, dit la petite fille, vous pouvez.

La chaise pivota sous les fesses d'Antoine. La main de Cice l'avait retenu.

— Asseyez-vous maintenant !

Le paon sembla bouger. En tout cas la lumière s'était déplacée et les verts commençaient à apparaître.

— Si vous devez passer la nuit ici, on vous installera.

La main de sœur Paule montrait l'autre mur. Il y avait des gens assis dans des fauteuils, muets et immobiles. Il ne les avait pas vus en entrant.

— Je ne sais pas, dit-il.

La poupée aussi le regardait.

— Je sais pourquoi, dit sœur Paule qui avait pris le temps de réfléchir à la question de savoir pourquoi Antoine ne reconnaissait pas son ami. Vous ne lui avez jamais connu ce visage tranquille.

Comment ne pas être convaincu par cette précision ?

— J'ai rendez-vous demain à Paris, dit-il.

— Je sais ! Je sais ! dit sœur Paule. Votre héritage.

Elle tentait de lui communiquer cette tranquillité. Ne lui avait-elle pas montré le flacon de laudanum pour lui confirmer qu'elle le tenait à sa disposition si le besoin se faisait sentir ? Il frémissait. Cice surveillait ces gouttes de sueur.

— C'est loin Paris ? demanda-t-elle.

Elle voyait les péniches presque tous les jours. Elles allaient à Paris ou en revenaient. Antoine regardait le visage endormi de celui qui deviendrait peut-être un ami. Combien de temps le supporterait-il ?

— J'aurais pu être à Paris cet après-midi, dit-il pour répondre à la question de Cice.

Sœur Paule pivota sur ses talons.

— Et vous auriez dormi où ? dit-elle en s'en allant.

Elle entraîna le Hanneton dans son sillage. Les familiers qui attendaient le long de l'autre mur s'inclinaient à son passage.

— Et mon paletot ? dit Antoine d'une voix mal assurée.

Sœur Paule ne se retourna pas.

— Laissez-moi le temps, dit-elle et le Hanneton referma la porte derrière eux.

Le bec du paon cognait le montant des fenêtres ouvertes. On aurait dit qu'il voulait entrer et personne ne disait rien, comme si on s'empêchait de l'encourager et qu'on souhaitait qu'il entrât enfin. Cice claqua des mains pour rompre le charme. Le paon recula. Les têtes des familiers se tournèrent vers le lit qui les concernait. Il y eut des échanges de sourires.

Cice souriait à Antoine. Elle était assise sur une chaise à fond de paille, presque au milieu de l'allée. Antoine s'enfonçait dans les coussins. Il était assis sur une chaise à roulettes. Il sentait le savon. Au fur et à mesure que ses cheveux séchaient, ils formaient des boucles rouges aux reflets jaunes. La peau de son visage avait un peu rougi sous l'effet du frottement. La sueur envenimait ces simples irritations. Il trouva un mouchoir dans sa poche. La bouche de Cice n'arrivait plus à sourire.

— Je ne le connais pas, dit Antoine.

On l'écoutait. Il raconta à peu près tout ce qui vient d'être écrit. Combien de temps cela lui prit-il ? Personne ne l'interrompit. Cice pleurait doucement. Elle leva la tête une fois pour lui dire :

— C'est toi qui ne sais pas qui tu es.

Elle le croyait fermement maintenant. Comme il avait fini son histoire, il se risqua un peu dans le futur que lui promettait la lettre du notaire. Quelqu'un connaissait-il Paris ? Lui n'y avait jamais été, dit-il en montrant son compagnon endormi. Comment le savait-il ?

— Il y a combien de temps que vous vivez ensemble ? demanda quelqu'un.

Ce ne pouvait être Cice. Il les dévisagea. Ils n'avaient pas d'ombre. Ils portaient tous une veste de laine et des chaussons et tenaient leurs mains à l'abri dans de petits paniers d'osier d'où dépassaient des torchons propres à carreaux rouges et blancs. Cice exigeait une réponse. Ne préférait-elle pas qu'il lui parlât du Paris d'hier et de demain ?

— Et aujourd'hui ? demanda quelqu'un.

Ce n'était pas la voix de Cice et ils semblaient tellement incapables de s'exprimer tous à la fois dans la bouche d'un seul. Il se passa quelque chose d'étrange. On amena un autre fauteuil roulant avec des coussins dedans. Machinalement, Antoine jeta un œil sur le mourant mais celui-ci était assis dans son lit, intéressé lui aussi par l'arrivée du fauteuil roulant. Ce fut le temps nécessaire au voisin de lit qui couchait dans le dos d'Antoine pour se retrouver assis dans les coussins du fauteuil roulant. Il s'en allait. Où ? Il n'en avait aucune idée. Ils lui avaient promis de ne pas l'opérer. Il retournait peut-être chez lui. Il avait assez d'argent pour se payer un fauteuil roulant. On le poussa hors de la chambre et la porte se referma.

— Tu devrais te coucher, dit Cice.

Elle montrait le lit défait. Antoine grimaça d'écœurement. Il tendit son bras pour refermer le lit. Ce geste l'épuisa. Sans le vouloir, il se toucha le front. Le lit était toujours ouvert, obscène et puant. Cice s'était penchée pour le déchausser. Il eut encore la force de demander des nouvelles de son paletot. Le lit était brûlant et humide. Il se tourna du côté de la fenêtre pour pas voir le visage tranquille de celui qui l'avait appelé à son chevet alors qu'ils se connaissaient à peine.

— Qu'est-ce que j'ai choppé ? demanda-t-il.

Il lui semblait s'adresser au paon qui le regardait. Il était seul avec le paon. La chambre était immense et vide. Il se souvint d'un conte. Il était une fois un pays dans lequel on entrait par une porte ; une fois la porte ouverte... Il ne voulait pas dormir. Sa langue était sucrée. Un lépreux entra et s'excusa de s'être trompé de paletot. Il le déposa sur le lit, soigneusement plié. Il s'excusa encore et sortit. Antoine savait qu'il délirait. Mais à quel point ? S'il ne tentait rien, les gens continueraient d'entrer et de sortir et lui demeurerait dans le lit d'un autre, un lit chaud, obscène, puant, presque liquide et même agréable quand il renonçait à en comprendre la nécessité. Alors il fit l'amour à Cice. Il ne lui demanda pas comment elle avait rompu la solitude qu'il entretenait avec le paon. Il se sentait malade et dégoûté comme chaque fois qu'il faisait l'amour suite à une rupture de la solitude. Les seins de Cice étaient sucrés. Il ne la voyait pas très bien parce qu'il pleurait. Les murs de la chambre avaient disparu mais n'étaient remplacés par rien. Il n'y avait rien non plus à la place du plafond. Il voyait la lampe dans les cheveux de Cice.

— Es-tu bien sûr de faire l'amour avec elle ?

Tout ne pouvait pas avoir disparu à ce point.. Avant que tout ne disparût, il avait nettement entendu la proposition d'un repas à midi. On avait parlé d'une soupe avec des yeux et d'un morceau de pain qui serait peut-être le quignon. Il arrivait qu'on y plantât une sardine. Avait-il décidé de rester jusqu'au goûter, qui se composait d'un autre morceau de pain avec de la confiture dessus, souvent du raisiné, mais quelquefois de la confiture bien prise dans sa gelée ? C'était peut-être bientôt l'heure de dîner. Drôles d'horaires ! Depuis combien de temps faisait-il l'amour avec Cice peut-être, Cice sûrement, qui pouvait-elle être si ce n'était pas Cice ? Il n'avait pas pensé au plaisir. Comme il ne voyait pas son corps, il se contentait de le caresser. Il avait léché les seins parce qu'elle lui avait promis qu'ils étaient sucrés et ils l'étaient. Il ne fut pas déçu sur ce plan. Il ne voulait pas être déçu. Il n'oubliait pas facilement. Elle ne lui parlait plus. De quoi lui aurait-elle parlé ? De son expérience sexuelle ? De sa virginité perdue ? De son désir d'avoir un enfant de lui ? De la mort qui se faisait passer pour un paon ? Il ne le voyait plus. Ils étaient peut-être dedans. Il eut l'impression de voler entre deux rives qu'il n'avait pas l'intention d'atteindre ni l'une ni l'autre. Descendait-il un fleuve ? L'avait-elle entraîné au milieu d'un lac ? Le temps qu'il passait avec elle, était-ce une préparation à cette noyade qu'il avait toujours redoutée ? Il ne trouvait pas les termes pornographiques de cette rencontre, alors il parlait d'autre chose. Il chercha la sueur et ne la trouva pas, pourtant elle glissait sur lui, quelquefois rapide comme la lumière, presque instantanée, porteuse d'ombres et de reflets. Sinon elle s'insinuait lentement et il avait le temps de lui parler. Il avait ce besoin intense de dire à quelqu'un que c'était déjà arrivé et que cela s'était très mal terminé. La lampe descendait, irradiant la chevelure de Cice. Il léchait le sucre des seins. Dans son enfance, on peignait les fesses d'une Vénus avec du sirop et on regardait le monde s'affairer pour empêcher les chiens d'approcher. C'était peut-être ce qui arrivait à Cice et au monde auquel elle appartenait. Non il ne pensait pas au plaisir et il ne savait même pas s'il l'avait désirée avant de la désirer parce qu'elle se donnait à lui. C'était peut-être l'autre qui agissait en lui, celui du fauteuil roulant. Avait-il cessé de leur raconter tout ce qui a été écrit jusqu'à ce point précis de son existence ? Cice glissait inexplicablement. À quel point avait-il cessé de se confier à eux ? Et que s'était-il passé depuis ? Sa vésicule séminale eut une légère contraction. Cice dut s'en apercevoir parce qu'elle l'embrassa.

— Est-ce que je sens bon ? dit-elle.

Ce n'était peut-être pas elle qui parlait. Il parlait souvent à la place des autres, peut-être parce qu'il trouvait les mots avant eux, mais pourquoi trouverait-il les mots de cette odeur après tant de temps passé avec elle sans avoir rien à se dire ? Même le lit avait disparu. Qu'est-ce qui restait, à part Cice qu'il ne voyait pas ? La lampe, le paon et la profondeur sans perspective de l'espace. Il ne se voyait pas non plus. Il y avait quelque chose entre Cice et lui, il n'aurait pas aimé que ce fût l'enfant qu'elle désirait et encore moins le liquide innommable que le paon proposait à son imagination. De quoi se parlait-il ? Et pourquoi n'usait-il pas des mots que la pornographie réserve à ce genre d'aventure ? Comme il bougeait ses pieds, dans un commencement d'hystérie, il rencontra le paletot. Ce contact le dérouta. Il sentit le sperme courir à l'intérieur de l'urètre. Il ne voyait pas le paletot mais il existait. C'est sans doute le cas de tous les objets qu'il ne voyait plus depuis tout à l'heure : ils continuaient d'exister. Mais pourquoi la lampe et le paon n'avaient-ils pas subi le même sort ? Il ne sentait pas le drap du lit, ni les barreaux du dosseret auquel ses mains cherchaient à s'accrocher pendant que le sperme parcourait à une vitesse incroyable la longueur de l'urètre dont le méat devait palpiter à l'intérieur de Cice. Même l'odeur de la violette n'avait pas réussi à traverser cette région obscure de la conscience. Il ne savait donc pas si elle sentait bon. C'était pourtant ce qu'elle voulait savoir. Le paletot glissa dans ce néant et pendant longtemps, les pieds d'Antoine s'agitèrent pour le retrouver. En traversant la région du gland, le sperme augmenterait la caresse externe prodiguée par la surface interne de Cice, mais il était prisonnier de ses cuisses et il dut abandonner sa recherche. Avec un peu de chance, il devinait les objets disparus à défaut de pouvoir les voir. Il était atteint d'une cécité sélective et il n'avait pas de théorie pour expliquer ce phénomène. Cice avait fini par disparaître. Il était toujours sous son influence mais il ne la voyait plus. La lampe n'éclairait plus que le paon. La profondeur se réduisait. Il n'avait conscience d'aucune couleur. Tout était presque blanc et le paon était très blanc. Il eut la sensation désagréable que cet état n'appartiendrait jamais à la mémoire mais non pas que la mémoire des autres s'installât à la place de la sienne. Le paon était trop loin pour être touché. Il étendit ses mains dans la profondeur. Il ne traversait rien, cependant il s'attendait à toucher quelque chose. Toute sa vie il avait été un désespéré et il s'était défendu contre la curiosité des autres, leur donnant à imaginer une existence intérieure tellement déroutante qu'on finissait par ne plus y croire. Cette profondeur lui enseignait autre chose. Il savait que c'était la peur. La lampe semblait descendre doucement sur ce monde qui était peut-être tout ce qui restait de lui. Il appela Cice. Il ne voulait pas crier. Il sentait à quel point son cerveau était à l'ouvrage de son visage. Celui-ci avait-il le pouvoir de se montrer aux autres ? Il prévoyait une vague auscultation. On chercherait peut-être à lui injecter une solution compatible avec l'existence.

— Est-ce la peste ? demanda-t-il à tout hasard. Le choléra ? La phtisie ? La syphilis ? La rage ?

Il énuméra ainsi toutes les maladies dont il connaissait l'issue fatale. Aucune réponse. L'embout d'un stéthoscope semblait pourtant s'appliquer dans la région du cœur. On devrait apprendre la clinique au lieu des évangiles, pensa-t-il. Il s'en prit aussi à l'instruction publique. Mon Dieu ! Qu'est-ce qu'apprendre à mourir ? Il ne se souvenait pas d'avoir évoqué le nom de Dieu en posant cette question. Quelqu'un lui disait le contraire, mais qu'était-ce, quelqu'un, à ce moment décisif ? Le paon ne semblait pas être doué de la parole. La lampe descendait sur lui. Il allait donc disparaître ! Tout avait disparu de cette manière. Il fallait dire (comme pour répondre à cette voix) : je m'en rends compte maintenant qu'il ne reste plus qu'un paon pour m'accompagner ! La voix se tut. Elle n'avait peut-être jamais parlé. Qui voulait-il faire parler ? Cice était une enfant. Il aurait préféré reconnaître sa faute devant un tribunal (il connaissait le prix à payer) plutôt que de porter cette croix pendant toute une vie où il n'avait pas su où aller pour ne plus être seul. Cice était-elle devenue folle comme on le disait ? Vivait-elle encore en ce moment si inquiétant ? Pourquoi n'était-il jamais entré dans ce tribunal ? La flamme de la lampe tremblotait, peut-être sous l'effet d'un courant d'air. Il n'avait pas faim. On le nourrissait peut-être. Même le paon semblait ne pas avoir mangé depuis. Il y avait des graines éparpillées dans le gazon sous la fenêtre. On avait même parlé de vermisseaux.

— C'est rare, d'entrer ici sur ses deux jambes, avait constaté quelqu'un.

Avait-il précisé qu'il était un visiteur ? Qui venait-il voir ? Avait-il désigné un lit au hasard ? Les ennuis commencent souvent de cette façon. Avait-il eu l'intelligence de choisir un dormeur qui n'avait aucune chance de se réveiller ? À quel moment avait-il commis l'erreur que ne commet jamais un simple visiteur ? Il importait sans doute peu qu'il s'en souciât maintenant. Il constata que l'aura de la lampe touchait presque les plumes de tête du paon. Le clignement involontaire de ses yeux l'empêcherait sans doute d'assister à cette disparition. Il n'avait rien vu disparaître. Il disparaîtrait de la même façon. Avait-il pensé à la douleur ? Elle n'avait pas remplacé le plaisir que Cice avait voulu lui arracher. Fallait-il s'attendre à une douleur ? Quel temps s'écoule-t-il entre le moment de la douleur et sa perception ? La voix lui conseillait de ne pas penser à des questions physiologiques. Cet être voulait le réduire à une existence spirituelle. Le paon ne disparaîtrait pas tant que le corps conserverait quelque valeur. Sur sa tête, la huppe étincelait, prélude du feu qui allait embraser cette dernière existence.

— Qui avez-vous tué encore ? demanda la voix.

Il eût été plus pertinent de demander ce qui restait à tuer pour ne pas mourir bête. Antoine sentit le ricanement qui agitait les traits de son visage. Ses doigts grouillaient dans d'autres mains. Pour la première fois, des mains se posaient sur les siennes pour les empêcher d'agir. Il ne luttait pas. Il avait cette impression de grouillement. Le blanc du paon s'est intensifié. Il compta ces secondes. Ou bien était-ce des minutes ? Quelle unité l'affectait maintenant que la profondeur existait à la place des nuits et des jours ? Une goutte d'huile glissa de son front sur la pente du nez puis sur la joue. Les yeux ne clignaient plus. Ils ne s'étaient pas fermés. Il pouvait voir la lampe menacer l'existence du paon. Il y avait une bonne douzaine de paons dans le parc, presque tous blancs. Un seul survivait-il à cet étrange achèvement de l'existence de l'homme ? La mort nous place-t-elle dans cette attente ? L'impossibilité de voir les autres était-elle la conséquence de leur existence ? Il ne les entendait plus. Ses mains ne cherchaient plus les leurs. La goutte d'huile était tombée de la lampe. Il pouvait encore s'étirer. Ses os craquèrent. Les yeux ne souffraient pas du défaut de clignement des paupières. Ils décrivaient la tache blanche du paon, incapables maintenant de rendre compte de l'effet de la lampe ni de la profondeur qui n'était plus celle d'un jeu cohérent de l'ombre et de la lumière. Le paon continuait de s'appeler un paon mais n'avait sans doute plus aucun rapport avec le paon qui était entré peut-être par hasard dans cette sinistre existence, par contre il n'y avait aucun inconvénient à ce que la lampe devînt la lumière que l'esprit devinait en elle. La profondeur n'était affectée d'aucun mouvement, ni glissement (il songeait à la transaction alternative de la verge surprise en flagrant délit de pénétration dans l'univers incompréhensible de la femme : soit dit en passant, il n'en avait aimé aucune), ni tournoiement ou rotation anarchique du corps qui lutte contre la noyade inventée par le rêve comme un châtiment à appliquer à l'homme accusé de violer les lois de la nature, ni balancement ou alternance des sentiments nourris au contact de la réalité découlant logiquement des deux mouvements précédents.

La lampe s'éteignit. Le paon frémissait dans cette obscurité, seul compagnon de route de cet évanouissement peut-être provoqué par leur vigilance. Le paon était-il une idée approximative de ce qui avait encore une existence relative ? Le corps ne souffrait pas de cette attente. D'ailleurs c'était de moins en moins une attente.

À dix-huit heures, plusieurs incisions furent pratiquées sur le corps immobile d'Antoine par un assistant du docteur Vermort. La main tremblait légèrement. Le docteur Vermort écarta soigneusement chacune des plaies pour s'assurer que les nerfs étaient découverts. Ceux-ci devaient être reliés à une pile. On mit d'abord l'un des fils en contact avec la moelle épinière, et l'autre avec le nerf sciatique. Soudain, un frisson général courut sur le cadavre. Vermort rompit le circuit une première fois. Le corps d'Antoine s'apaisa. Une seconde décharge provoqua de violentes convulsions. Le fil touchant à la moelle épinière maintenu à la même place, l'autre fut introduit dans le talon. Vermort suivait un plan. Au moment où le fil vint effleurer le muscle dénommé « tendon d'Achille », la jambe qui se trouvait repliée sur la cuisse se détendit brusquement, avec une telle vigueur qu'un assistant faillit être renversé. La situation ne parut grotesque à personne. On ne se regardait même pas. Des lèvres avaient simplement exprimé le vœu qu'Antoine fût bien mort. On ne releva pas cet instant de faiblesse. Les conducteurs furent ensuite approchés, l'un du nerf diaphragmatique, dans le cou, l'autre du diaphragme, un peu en dessous de la cinquième cote. On eût dit, alors, que le cadavre reprenait haleine ; la poitrine se soulevait et s'affaissait, le ventre suivait ces battements rythmiques, comme dans la respiration naturelle et ce simulacre de retour à la vie se prolongea tant que les muscles en jeu restèrent soumis à l'animation électrique. Le docteur Vermort voulut alors galvaniser les muscles de la face. Rien ne saurait donner une idée d'un pareil spectacle ! Les cheveux se hérissèrent, et les expressions les plus disparates se peignirent, en quelques secondes, sur la face exsangue ; la colère, la tristesse, l'épouvante se succédaient, entremêlées de sourires hideux. À la vue de cette scène effroyable, plusieurs spectateurs prirent la fuite ; l'un d'eux s'évanouit et, transporté chez lui, demeura plusieurs jours comme un fou, en proie à des hallucinations. Enfin, la dernière phase de cette expérience eut pour objet les articulations de la main. Les doigts s'agitèrent, le poing fermé s'ouvrit brusquement, quelque effort que l'on fît pour le maintenir. À un moment, le bras d'Antoine se leva, et son index étendu sembla désigner certains assistants terrifiés.

Le docteur Vermort avait eu l'espoir de ramener Antoine à la vie. Il essaya de rétablir les battements du cœur et la circulation du sang, mais il échoua dans cette étrange tentative de résurrection. Il fut le dernier à sortir de la salle d'expérimentation. Il ferma la porte à clé. Il n'était pas déçu. Ure avait échoué avant lui. Seule l'imagination de Mary Shelley avait vaincu l'évidence. Il rejoignit ses assistants dans le vestiaire. Après tout, tout s'était passé comme il l'avait prévu. Le cœur n'était pas un muscle comme les autres. Il avait aussi pensé à la fragilité existentielle du cerveau. On le félicita. L'un des assistants lui remit l'ébauche du rapport, écrite dans la sténographie secrète que Vermort enseignait à ses étudiants les plus prometteurs. Il le remercia si chaleureusement qu'on le prit en pitié. Cette fois il sortit le premier. Il n'avait pas fait de discours.

Il rentra chez lui à pied. Il avait peut-être l'idée de s'arrêter dans un café. Il traversa des terrasses bondées de buveurs tranquilles. Il n'hésita qu'à l'approche d'une table où Cice buvait une grenadine. Elle ne sembla pas le voir. Elle était encore plongée dans une de ces rêveries qui détruisaient sa vie d'adulte. Il avait ralenti dans l'espoir d'être vu, mais il la dépassa sans réussir à la tirer de ce monde intérieur qu'il avait une fois tenté d'analyser avec les moyens de la science. Rentré chez lui, il ne mangea pas, ne prit pas le petit alcool qui d'ordinaire provoquait le compte-rendu de la longue journée qu'il venait de traverser en croquemitaine, et il se coucha, tout nu au milieu du lit. Il dormit jusqu'à l'aurore. La brouette d'un marchand des quatre saisons le réveilla.

Non, Cice n'était pas couchée avec lui. Cice montait l'escalier. Elle avait sauté le mur d'enceinte du jardin potager. Elle connaissait le chemin. Elle gratta à la porte.

— Est-ce toi, Cice ?

Comment l'avait-il deviné ? Il ouvrit. Elle ne s'était pas coiffée.

— Ce cobaye... dit-elle.

Il l'attira à l'intérieur et referma la porte. Il la secouait par les épaules.

— Eh ! Bien ? dit-il, je t'écoute !

Antoine avait brisé un carreau de la fenêtre cette nuit. Qui d'autre sinon ? On avait poursuivi une ombre. En vain.

— C'est impossible ! dit le docteur.

Le cœur ! Le cerveau ! Le sang ! Quelqu'un s'était emparé du cadavre ! Un maître chanteur ! Il soupçonnait depuis longtemps un de ses assistants.

— Cice !

Elle ne l'écoutait pas. Elle aussi avait poursuivi l'ombre nue d'Antoine.

— Nous avons couru toute la nuit ! s'écria-t-elle comme si cette vaine poursuite eut plus d'importance que le vol intentionné d'un matériel d'expérience.

— Marthe ! hurla-t-il dans l'escalier.

Marthe, c'était la concierge. Il ne la ménagea pas.

— Mais, Monsieur, vous m'aviez bien précisé que vous n'y étiez pour personne ! D'habitude...

Il descendit l'escalier quatre à quatre.

— C'est un vol ! cria-t-il sur le pas de la porte. Un vol ! Pas une résurrection !

Et il disparut dans la foule d'un petit matin tranquille.

 

VII

 

1

 

Saint-Pé cheminait depuis trois jours. Comme c'était dimanche, il croisa un prêtre trottinant. Le jour se levait à peine. Des animaux gisaient dans la boue des talus. Il s'arrêta pour regarder le prêtre qui descendait le même chemin.

Il n'avait pas dormi cette nuit. Il l'avait passée avec les poules dans le plancher d'une charrette. L'eau ruisselait sous lui. La pluie avait cessé au petit jour. L'homme était déjà debout. Torse nu, il s'aspergeait de cette eau tombée du ciel et recueillie dans une touque. La petite femme qui l'accompagnait réchauffait le café de la veille. Leur fils démontait sa tente en maudissant la terre qui se dérobait sous lui. Saint-Pé poussa les poules avec les pieds. Il trouva un œuf et en chercha un autre. La fille le regardait à travers les barreaux de bois. C'était une enfant sale et jolie, assez docile. Elle aimait laver le linge dans les rivières. Ils suivaient toujours les rivières. Ils avaient perdu le jardin de leur maison dans un pari stupide qu'on reprochait à l'homme tous les jours. La maison était vite devenue inhabitable et ils l'avaient abandonnée. Ils n'y reviendraient plus. La rivière grossissait. C'était peut-être un fleuve. Ils s'attendaient à se réveiller un matin sur les bords d'un estuaire. Ils démarraient tôt le matin et avançaient jusqu'à la première averse. Ils s'abritaient tous ensemble sous la bâche qui couvrait la charrette et ils en profitaient pour manger un peu. Ils ne réchauffaient leurs aliments que le soir mais hier, la pluie ne s'était pas arrêtée.

L'homme avait conduit la charrette à l'écart des arbres qui ressemblaient à des eucalyptus. La pluie le rendait nostalgique, peut-être parce que dans son lointain pays, il ne pleuvait presque jamais, l'eau dévalait une fois par an dans les canyons, elle emportait quelquefois le moulin. Il aimait bien parler de ce passé. Les blessures s'étaient refermées. Il n'avait plus ce désir de vengeance. Au début il avait eu des crises. Puis il se crut fou et il s'en prit à des innocents. La prison l'avait guéri. Les travaux forcés. L'amour d'une lavandière dont il avait apprécié le minois. On se sauve de tout, avait-il dit hier au soir. Il aurait voulu que ce fût la conclusion de la conversation, mais Saint-Pé, qui regardait la pluie tomber, ne s'en allait pas. Il leur avait dit qu'il était bûcheron et qu'une maladie l'obligeait à revenir en ville. Sa mule s'était enfuie ou on la lui avait volée. Il était encore en colère. Cela s'était passé il y avait plus d'une semaine, oui, avant dimanche dernier. Il réfléchissait.

Il revoyait la voûte du pont en pierre. La pluie formait un rideau de chaque côté. Il venait de relire la dernière lettre reçue. L'argent du voyage, il l'avait dépensé avant même de partir. Il avait quand même acheté la mule et des provisions. Il était même parti au jour et à l'heure convenus mais le vapeur avait appareillé sans lui. L'autre penserait ce qu'il voudrait, il n'en avait cure. Il avait bu et violé pendant deux jours. Il avait mis de côté l'argent de la mule et des provisions. Il avait attendu que le vapeur disparût dans la brume et il s'était mis en route. Il avait calculé qu'il aurait exactement une semaine de retard. Il arrivait donc un dimanche.

Trois jours de marche forcée avaient fait de lui une loque. Entre-temps, entre la disparition de la mule et ce dernier parcours, il avait voyagé sur des garde-boues ou des timons, puis la chance avait encore tourné et il s'était retrouvé seul sur la route avec cette idée absurde dans la tête, d'arriver dimanche. Il avait réussi son pari, arrivant même avec un jour d'avance, et il était euphorique.

Certes la nuit avait un peu tempéré cette ivresse. Les poules avaient conchié ses souliers et le bas de ses pantalons. L'homme avait reluqué les souliers. Lui-même allait en sandales. De plus le fils avait un mauvais regard. Il n'avait pas aimé le voir manger leur soupe. Il y avait une patate dedans et elle avait le goût de la couenne rance. Saint-Pé n'avait rien mangé d'autre depuis quarante ans, si l'on excepte les deux jours d'orgie dont il avait envie de parler. La présence de l'enfant l'en empêcha peut-être.

Il aimait bien aussi les yeux de la femme, beau bleu du ciel qu'il préférait au noir des prostituées. Après la soupe ils partagèrent une omelette. Sous les arbres, le jeune homme plantait les sardines de sa tente. Un hibou bouboulait. Et la pluie qui n'arrêtait pas de tomber.

La tente pouvait contenir deux hommes couchés. Le jeune homme n'aima pas cette idée de promiscuité. Il dormait dans la tente depuis qu'il ne pouvait plus supporter la proximité des corps étrangers. Sa sœur dormait dans un hamac au-dessus d'eux, mauvaises nuits qu'elle passait en gémissements et petits cris dont la cause échappait encore à tout le monde. Ses parents s'en tenaient à un enlacement immobile. L'amour, ils le faisaient dans la journée, au bord de la rivière.

Ils voyageaient depuis un an. Le jeune homme avait bigrement changé pendant ce temps. Au début ils avaient tourné en rond. C'était le même été de pluie et de fatigue lente. Le jeune homme se plaignait de leur sort tous les jours. Il cherchait une bonne raison de se disputer avec son père et on en revenait à ce pari qu'il avait tenu et perdu. Il n'y avait pas grand-chose à en dire. Il tentait de se justifier mais n'y réussissait pas, le jeune homme savait remuer le couteau dans la plaie. C'était un jeune homme au regard oblique qui maniait l'ironie avec une facilité déconcertante. Depuis qu'il couchait seul, il regardait les femmes rencontrées dans les champs. Il leur parlait quelquefois. Il soignait son apparence. Son père le soupçonnait de voler un peu son prochain mais ils n'en parlèrent jamais. Ils parlaient rarement d'autre chose que de ce pari, de cette manière inacceptable de jouer le sort de la famille, combien de temps avaient-ils encore vécu dans la maison privée de son jardin ?

Le jeune homme était amer et intransigeant. Il s'imaginait que son enfance était pleine de souvenirs merveilleux. Il n'en parlait qu'à sa sœur qui ne se souvenait pas du malheur, encore qu'elle fût capable de rechercher la compagnie des autres enfants auxquels elle se mêlait joyeusement. Mais le bonheur était de courte durée. Il ne remplaçait rien. L'angoisse la suffoquait quelquefois. Des frictions d'eau-de-vie la tranquillisaient.

Un jour le frère était revenu avec la tente. Il manquait le tapis. On fouilla dans le fond de la charrette, où l'on avait entassé quelques meubles. On retrouva la bâche. Fabriquer ce tapis fut une aventure de deux jours. On avait du fil mais pas d'aiguille assez forte pour traverser la toile. Le père trouva l'aiguille. Il l'avait peut-être payée. C'était encore une question.

Maintenant le jeune homme avait fini de monter la tente. Il revint vers la charrette pour ramener la lampe. On avait passé tout ce temps dans l'obscurité, la lampe avait brûlé sous la pluie et dans la boue. On avait ri parce que Saint-Pé ne voulait pas coucher avec les poules. Chacun avait sa bonne raison de rire. Saint-Pé avait promis à l'enfant de faire attention de ne pas écraser les poussins.

Le lendemain matin, à travers les barreaux, elle les comptait. Il y a des enfants obscènes comme des adultes et d'autres dont le charme est la preuve que l'enfance existe. Saint-Pé n'avait jamais été qu'une brute. Il était sensible aux données du repos et de l'ivresse, sinon il luttait pour qu'on lui fiche la paix. Un peu de douceur le sidérait. La beauté le tourmentait. Mais surtout chez l'enfant il appréciait l'exactitude. Aucun poussin n'avait péri.

Saint-Pé lui montra l'œuf qu'il avait trouvé. Elle lui en montra un autre. Ensuite elle ouvrit la porte. Hier au soir c'était elle qui l'avait enfermé en riant. Il avait passé ses doigts à travers le grillage mais n'avait pas pu atteindre le loquet. Il avait toujours détesté cette sensation. Elle l'éclairait avec la même lampe qui éclairait en même temps son beau visage tourmenté. Elle ressemblait à. Il ne voulait pas se souvenir. Cette vitre brisée. L'injustice. Le temps des autres. Il avait été souvent humilié et rarement récompensé. L'amertume que le jeune homme concevait à l'égard de l'humanité n'était rien en comparaison de cette acidité qui pouvait encore et encore réduire l'étendue du mal, mais de façon incontrôlée, par crises imprévisibles qu'il surmontait avec une lenteur hallucinée, intimement persuadé que sa propre vie se résumait à la lutte infinie du bien et du mal, ou le mal avait sa victoire et le bien sa vengeance. La femme lisait dans ce profil obstiné.

Elle reconnaissait les hommes depuis son enfance où ils étaient tous entrés avec une douceur menaçante. Elle n'en avait aimé aucun. Son désir inventait un monde de femmes et des jardins d'enfants. Un anneau traversait la pointe de son sein droit, douleur fantastique dont elle se souvenait en se tourmentant encore. Jolie, quoiqu'un peu maigrichonne, elle séduisait les faunes et les puceaux. Elle était entrée dans la vie en secondant sa mère au lavoir. Ses bras manquaient de cette force capable de supporter la torsion du drap imposée par l'autre qui devient obscène, épreuve douloureuse qu'elle épargnait maintenant à sa propre fille. Dans les temps de pauvreté imposée par l'ivrognerie de son père, elle avait été voleuse pour éviter les affres de la prostitution. Un doigt tranché en public avait quelque peu tempéré cette révolte.

Les sabbats étaient interminables. Le dimanche elle s'adonnait à une fébrile dévotion. Des garçons la courtisaient parce qu'elle héritait d'une maison au bord de la rivière. Une allée empierrée descendait vers le lavoir, sous les platanes. Même ce bout de terre était à eux. Le grand-père s'était pendu par le cou à la branche d'un olivier desséché. L'olivier avait toujours été mort. Il formait une ombre grise sur les cailloux que les ruissellements changeaient tous les jours. Sur le perron, elle briquait des cuivres. Un gosse visitait ses jupes, si elle était en jupes. Son père jouait aux dominos sous la galerie. On entendait les battoirs et les cris de joie. Il y avait deux mules dans le pré et un ouvrier grattait l'herbe de l'aire de battage. Le doigt fantôme la hanta longtemps.

Elle avait souhaité mourir plutôt que de subir cette humiliation. Des hommes l'immobilisaient. La douleur fut atroce. Il y avait de la pitié dans les regards. Le médecin avait été gentil avec elle. Il venait à la maison tous les jours pour changer le pansement. Elle hurlait de terreur en voyant sa main mutilée. Il lui apprit à s'en servir en l'absence d'index. Ce fut comme cela qu'elle apprit à connaître les mains de cet homme. Elle retrouva vite son habileté de joueuse. Il s'amusait avec elle et lui racontait les histoires terribles de la prison et de l'échafaud. Elle avait l'âge de plaire à un faune finissant dont elle lavait le linge pour payer sa dette.

Il emportait aussi des œufs. On lui réservait les fruits. Il eut même droit à un sac de fèves. Elle se laissait embrasser. N'avoua jamais rien d'autre. Elle voulait encore se souvenir de lui et depuis ce temps, son récit avait acquis une certaine perfection. Il avait de l'aplomb, à défaut de cohérence. La fin demeurait une énigme quoiqu'on ne s'entendît jamais sur la nature de la question posée par ce texte inachevé. Avait-elle cédé à ce poète de la cicatrisation ? Comment en était-elle arrivée à épouser le malchanceux qui maintenant ne l'emmenait nulle part ? Saint-Pé eut l'idée d'une autre question capable de clore le cycle des malheurs de cette femme : qu'espérait-elle de lui ? Il ne la posa pas.

Il se limita à maudire la justice des hommes, mais n'en dit pas plus. Être le chien de l'homme, ou sa chienne satyriasique, quelle différence ? Il lécha son assiette comme les autres. L'index avait été sectionné à l'articulation de la deuxième et troisième phalange. La cicatrisation avait boursouflé les nœuds de la peau. Le pouce et le majeur étaient chargés de dissimuler ce stigmate. Le poing était donc fermé. Il s'ouvrait sous la chemise ou dans l'eau de vaisselle. Il s'ouvrait la nuit pour caresser la peau de l'autre. Elle l'avait servi avec la main gauche et l'enfant avait déposé la patate épluchée.

L'homme regardait les souliers de cuir. Son enfance n'avait même pas connu la sandale. Il en possédait maintenant une paire. Il n'avait pas voulu se marier pieds nus. On avait acheté les sandales d'un mort. Ses pieds avaient changé d'odeur. Il les lavait tous les jours dans l'eau de la rivière et il marchait pieds nus dans le sable du rivage où la boue c'était de la boue. Il coupait une fois par mois les ongles de ses orteils qui entraient dans la composition d'une embrocation destinée à fortifier la mollesse de son membre viril. Il capturait aussi de petits insectes aquatiques qu'il nommait des tournoyeurs et qu'il trouvait entre les pierres des flaques tranquilles où la rivière semblait vouloir finir.

Il aimait la rivière. Il saurait un jour si c'était un fleuve. Il y avait une rivière tout le long de son existence, peut-être la même, il n'aurait su le dire. Il ne s'y noyait qu'une fois et un inconnu le sauvait de cette mort qui affectait encore la profondeur de ses poumons. Il n'avait jamais été que cet enfant à moitié noyé dans l'eau verte qui, il s'en souvenait avec une espèce de terreur hallucinée, stagnait sous la charpente compliquée du pont où il cueillait des crustacés. L'inconnu était peut-être son père. Il y avait plusieurs pères sur le seuil de la casemate. Ils passaient leur temps à se disputer la procession définitive du hamac où elle ne voulait pas dormir seule. L'inconnu était parti sans laisser d'adresse. Il avait accepté une invitation à manger avec les autres et il avait bu comme les autres, mais on ne lui tira pas les vers du nez. On le remerciait à chaque verre et l'enfant riait malgré la douleur et surtout l'angoisse. L'eau était verte, infiniment verte, ses mains atteignaient l'air vivace. Le cri semblait traverser cette infinité. Autour du feu où l'on cuisait la chair d'un animal, ils avaient tous essayé de lui tirer les vers du nez. Elle n'avait pas quitté le hamac. On sentait son odeur. La vieille femme assise dans un fauteuil d'écorce, qui balançait doucement le hamac en chantonnant, était sa mère et elle avait vécu la même vie multipliée par le nombre incalculable d'enfants qu'elle avait donnés à un nombre encore plus effarant d'hommes tourmentés par le désir. Sa fille n'avait enfanté qu'une fois, dans une douleur encore présente dans les soupirs qu'elle adressait au ciel. Le ciel était sa grande préoccupation. Elle parlait avec emphase de la bataille qui s'y livrait. Quelquefois les nuées du volcan révélaient un combat. Elle en suivait les épisodes de vent et de gaz. L'épanchement pouvait durer des heures. Il y avait toujours quelque chose à en dire.

— Tu n'auras peut-être pas le choix, lui enseignait-elle.

Mais avait-il bien compris la leçon qui consistait à différencier le plus clairement possible la prière de l'envie ? La vieille ne parlait pas. On ne s'adressait à elle que pour des questions d'hygiène et de nourriture. Quelquefois elle caressait les cheveux de l'enfant qui allait devenir un malheureux. L'inconnu s'était incliné devant elle avant d'aller s'asseoir avec les autres autour du feu. La graisse de l'animal flambait joyeusement dans la braise. On alimentait sa chair d'un breuvage secret qui changeait la couleur de sa fumée. Les couteaux mesuraient la cuisson. L'enfant s'obstinait à regarder ces plaies provisoires d'où surgissait un sang noir. Ses genoux témoignaient de la même fascination. Dans le chagrin, c'était un forcené.

Maintenant, il étouffait le cri, long apprentissage que cet étouffement auquel il avait consacré les meilleurs moments de sa maturité. L'enfance est un temps qui s'écoule comme de l'eau. Ensuite il s'agit de se séparer d'elle ou d'en être arraché, le temps n'est plus la somme de l'expérience, c'est la même seconde étirée jusqu'au seuil de l'explication du temps, il n'aurait pas aimé mourir sans résoudre au moins cette énigme, aussi croyait-il à une démonstration qui prenait forme dans sa tête. N'étaient les effondrements de sa pensée soumise à la nocivité de l'alcool, il se sentait lucide, cohérent et capable de conclusion. Sa fille avait hérité de son angoisse et l'en avait même peut-être libéré. Le fils acceptait l'héritage de la colère. Il avait appris à lire plus vite que les autres mais il avait cessé de lire avant que les autres n'exerçassent sur lui cette influence de conseillers, de juges et d'instructeurs dont il condamnait en silence les personnages fébriles.

Saint-Pé l'observait en écoutant le père condamné à dire du bien de son fils. Le jeune homme ne travaillait pas. Il s'acharnait. Il voulait vaincre et ne concevait pas une victoire sans cette immobilité mille fois revue et corrigée dans la solitude de sa réflexion. Entre lui et le choix des mots, par exemple, il y avait la foule des sentiments qu'il avait passé du temps à discerner, à reconnaître, à mettre en jeu.

Ce matin il était furieux. L'enfant venait de libérer le grand corps de Saint-Pé qui avait dormi sur le dos, le visage à dix centimètres du plancher parcouru de frottements. Ensuite elle libéra les poules. Le grain était compté. Elle mena la troupe sur le rivage, entrant elle-même dans la vase nourricière, souriante, fragile, presque soumise à ce désir d'irréalité dont Saint-Pé avait du mal à se débarrasser chaque fois qu'il se réveillait. Il s'assouplissait en plein soleil, montrant des dents fortes et saines.

Le fils achevait de démonter la tente. La femme touillait un breuvage sur le feu. L'homme se lavait lentement.

— Est-ce que j'ai parlé en dormant ? dit Saint-Pé en s'amenant.

Sa gymnastique avait vite fait de lui remettre les pieds sur terre. Il aimait cette brûlure le matin. Il se souvenait de tous ses rêves. Le dernier était d'un érotisme salé. C'était ainsi qu'il avait conquis les plus belles créatures. Les mains de la femme tremblaient. Elle ne le regardait plus. Pouvait-il déjà se passer de ce regard ? Elle répondait à la question de savoir qui avait parlé cette nuit. Il l'écouta.

L'homme aussi semblait écouter. Il se regardait dans un miroir, se demandant sans doute pourquoi ce n'était plus l'enfant qui lui rendait ce regard intranquille. Le miroir aussi c'est du temps. L'enfant s'éloignait avec les poules. Elle aimait prendre cette avance. On s'ingéniait à ne pas la rattraper trop tôt, sinon elle devenait mélancolique. Le fils porta le paquet de la tente dans la charrette. Saint-Pé le salua entre deux gorgées. Il ficela le paquet au rancher. Qui est-ce qui parle à voix haute quand on rêve ? Quel est ce personnage secondaire ? Il n'aurait pas supporté un bâillon. Peut-être avait-il fait l'expérience de cette trop facile contrainte ?

La femme parlait justement de leurs rêves d'enfant. Elle les réveillait s'ils parlaient. Ils devaient alors s'expliquer. L'autre était réveillé par la conversation. Quelle différence, ces deux désirs surpris l'un par les mains qui le secouent pour le réveiller et l'autre par la résonance d'un dialogue que le sommeil n'a pas les moyens d'élucider ? L'homme boutonnait sa chemise.

— Nous parlons trop de nous-mêmes, dit-il.

La femme lui tendit une tasse de café. Il s'était rasé minutieusement.

— Nous en parlons de plus en plus, constatait-il.

Il toisa Saint-Pé.

— Mais qu'est-ce que nous savons des autres ? Je veux dire : des autres autres.

Saint-Pé renouvela son sourire. Ses yeux étincelaient.

— Angélique n'aurait pas refusé de les nettoyer, dit l'homme.

Il regardait les souliers que Saint-Pé avait frottés dans l'herbe sans se déchausser.

— Vous auriez mieux fait de ne pas l'acheter, c'te mule, dit-il.

Il lui semblait y avoir pensé toute la nuit. Il en avait peut-être rêvé. Il n'aurait pas aimé être volé pendant son sommeil. Mais au moins Saint-Pé n'avait-il pas été battu. L'homme avait quelquefois battu ses victimes, parce qu'elles ne dormaient pas. À qui s'en prenait-il ? Angélique avait honte.

Elle arrivait maintenant sous le pont, précédant les poules et leurs petits. Le coq suivait sans se nourrir. Il préférait le grain. C'était un trouillard qui n'avait jamais accepté le combat. Ou un amoureux. Il avait dormi sur les genoux de Saint-Pé, ronronnant comme un chat. Saint-Pé avait passé une bonne nuit. Il avait pensé à Angélique dans le hamac. Il devait d'abord lutter contre cette insomnie, puis le sommeil l'envahissait, il croyait mourir. L'enfant revenait, l'enfant orgueilleux, vaniteux, hypocrite et cruel qu'il avait été. Il revoyait facilement les lieux, les visages, des odeurs pouvaient renaître de ces évocations, les noms avaient un sens, il en éprouvait le fil en prenant garde de ne pas s'y blesser. Le pays était à peine ensoleillé. On y rencontrait des jardins potagers et des prés lisses et pentus où gambadaient des chevaux noirs. Il se souvenait des toitures grises, des fenêtres aux rideaux entrouverts, le pressoir qui rouillait dans l'appentis au toit crevé, un chemin avait la largeur de ses deux pieds joints, il comparait des insectes morts empalés sur un fétu, un crapaud avait séché au soleil et perdu toutes ses couleurs, idem d'une couleuvre, des cadavres d'oiseaux pourrissaient sur les grillages du grenier. Il pleuvait rarement. Des averses d'une violence inouïe grossissaient la rivière au printemps. On se baignait près du moulin. On se noyait en amont au lieu-dit la Croix, où deux ruisseaux formaient les bras perpendiculaires de cette croix d'eau gisante. Les suicidés n'entraient pas à l'église. Cette condamnation épouvantait l'enfant. Il voyait la chaux monter par bouffées grises au-dessus du mur du cimetière.

Il n'entreprit qu'une fois cet inquiétant pèlerinage, remontant la rivière par le taillis. Il ne suivait personne. Il découvrit l'endroit baigné d'une lumière tremblante. C'était un temple à la réflexion. Il douta sur un rocher, tranquillement agité par ce qu'il ne pouvait plus ignorer. Un cri l'eût soulagé de ce fardeau mais il craignait le témoignage des autres. Il revint par le même chemin. Le soleil se couchait quand il atteignit les jardins du château. On avait allumé la lampe du porche où descendait l'escalier. Son père avait peint lui-même la pancarte qui indiquait qu'il était le gardien du château. Les châteaux n'appartenaient pas encore à la légende.

— Cela n'arrivera jamais, avait prédit son père.

Pourquoi arriverait-il un malheur aux châteaux de France ? N'avaient-ils pas résisté à toutes les tentations ? Les abeilles cessaient de bourdonner dans la vigne vierge. Le chien entrait dans la haie. La pipe du vieux grésillait. À la place de la mère brûlait une mèche sur le bec d'une lampe en terre cuite. Une miniature d'ivoire donnait une idée douloureuse de cette beauté à laquelle il devait son propre regard. La pipe fumait au haut de l'escalier.

— Monte, disait le vieux, viens voir les étoiles.

Les ciels pouvaient être d'une netteté exhaustive. Où était la preuve que le temps n'est qu'un sentiment de l'espace ? Le vieux philosophait parce qu'il avait le cœur brisé. Il n'y avait pas de nuits sans cette réflexion avant-coureuse. Puis l'enfant (que j'ai été, psalmodiait Saint-Pé) avait le réveil difficile. Il ne luttait pas contre ce saisissement. Il comptait sur les autres pour revenir à la réalité des autres, et sur lui-même pour ne plus revenir de cet au-delà des autres.

Le vieux chassait tous les matins si c'était la saison. Les châtelains ressemblaient aux fantômes qui hantaient le château. Dans son lit, l'enfant écoutait le gravier s'ouvrant sous les roues d'une voiture. Il n'y avait pas de volet à la petite fenêtre de sa chambre. L'hiver, il admirait la géométrie du givre, une lampe bougeait dans cette opacité, les chiens glapissaient, la voiture semblait tourner en rond, on entendait d'autres chevaux qui arrivaient par l'allée des écuries, la voix du vieux dominait doucement ce vacarme en sourdine, qui s'agissait-il donc de ne pas réveiller ?

Il y avait aussi les averses tonitruantes du printemps, le mur de la chambre s'humidifiait et on transportait le lit dans la cuisine où le vieux avait déjà installé le sien, un lit de chaque côté de la cheminée, et la petite lampe en terre cuite qu'on posait sur la tablette avec la miniature refermée, le vieux n'avait pas voulu conserver la mèche de cheveux qui, comme les os, a plusieurs générations d'existence, le portrait avait perdu les roses et les verts jaunissaient doucement. L'été le château s'emplissait de bruits et de voix. L'enfant ne servait pas. Il voyait rarement les personnages de cette comédie où le vieux avait un rôle à jouer.

D'autres enfants jouaient dans le potager. Une gardienne noire leur tirait les oreilles. Ils se poursuivaient dans le verger, entraient quelquefois dans le bois mais en ressortaient aussitôt, leurs beaux visages couraient sur l'herbe haute, rouges et échevelés, leurs cris se perdaient dans une immensité immobile. L'enfant n'avait pas bougé. Il connaissait la solitude des malades, des parias, des renégats. Il grandissait l'été, peut-être comme tous les enfants. Perclus de douleurs, il entrait dans l'automne. La table de la cuisine se couvrait des objets de la chasse. On mangeait sur les genoux. Le baril de poudre était tenu à l'écart de la cheminée et des murs qui commençaient à s'humidifier. Ce mélange d'odeurs étourdissait. La fonte du plomb, la sueur des corps, l'haleine envenimée du vieux, les essais de poudre, la moisissure, le vernis des crosses, le lard grillé, la soupe, la graisse dans le pot.

— La voûte résisterait à une explosion, affirmait le vieux en levant une tête poilue et amusée.

L'acier glissait, claquait. On essayait les crosses sur la joue. Les vernis étaient examinés à la lueur d'une lampe qui ronflait. La pipe menaçait ce monde circulaire. Elle était imprévisible et véloce, tandis que la cheminée couvait un feu tranquille dont les pétillements étaient des secondes de terreur.

— Tranquillise-toi, conseillait le vieux dans ce beau patois dont la mémoire a conservé les saveurs.

Les ciels témoignaient de cette éternité. Mais l'enfant était pressé d'en finir avec cette petitesse. La pratique du rêve accélérait le temps. On l'accusa de paresse. On ne pouvait plus le laisser seul comme le malade qu'il était. Il entra pour la première fois dans le château, juste au-dessus de cette voûte dont il était le témoin inquiet depuis tant d'années déjà. Le vieux le poussait. Un grand bouquet de fleurs blanches et noires se reflétait dans un miroir. Un dieu nu surgissait en grimaçant de la cheminée, porteur du feu d'une lampe. Sous la lampe, le fauteuil était vide. Le vieux étreignait son béret.

Voici les saillants des murs (autant que je me souvienne) : l'horloge de porcelaine, une marine au ciel tourmenté, un masque d'écorce et de plume, l'écu et ses deux épées, une bibliothèque rouge, les trois coquilles des pèlerins, la carabine d'un trappeur, une croix blanche crucifiée sur une croix noire, un ex-voto, la vitrine d'un papillon géant, les faux piliers en ébène véritable, sculptés jusqu'au plafond, la cantonnière sinistre et aveugle, cette fenêtre d'opacité, la lumière venait d'une autre porte dont les carreaux avaient été enlevés, elle projetait ces meneaux sur le tapis, et rien n'apparaissait.

On était pourtant tourné vers cette lumière qui pour l'instant était celle du soleil entrant par une fenêtre. Plus tard l'enfant assisterait à l'allumage de la lampe, l'autre serait enchaîné au même lit, écumant de rage. La main de son père, dure et saliveuse, arrangeait les épis. Une calotte obligea l'enfant à rentrer ce ventre qui le faisait souffrir après les repas. C'est en tournant la tête vers le monstre de la cheminée que le vent était tombé, profil dont le père se désolait en silence ponctué de ces calottes sonores. C'était un dieu, à en juger par la nudité et par le feu qu'il portait. Cette lumière se répandait sur les barreaux d'une grille noire que l'ombre préférait dissimuler à peine. L'enfant eut le temps de voir le cadenas étincelant. Le bouquet se situait exactement entre cette ombre et les premiers carrés de lumière où il semblait qu'on ne devait pas mettre les pieds.

— Tu pourras lire, dit le père en ricanant, son menton désignait les livres rouges.

L'enfant n'avait même pas demandé ce qu'on attendait de lui.

— Qu'est-ce que t'en penses ? avait dit le père, c'est cossu, hein ?

Avec quelle prudence il s'exprimait ! Il y avait comme du bonheur dans ses yeux, ce bonheur disparu qui revenait à l'occasion. Il sentait la poudre et le terreau, mais la chemise était propre. Le sourire n'engageait pas tous les muscles de son visage, seul un coin de la bouche se soulevait, mais les yeux vous regardaient à travers le bonheur.

En arrivant sous le porche, l'enfant avait voulu ramasser un insecte dans le terreau d'une jardinière. Le vieux avait craché dans ces mains et il les avait frottées avec le bas de sa chemise.

— C'est pas le moment, avait-il dit en français, paroles qu'il avait entendues de la bouche d'un général qui savait qu'il allait mourir quand ce moment précis de leur existence serait arrivé. Le vieux avait sauvé sa peau à la faveur du feu embrasant les champs de blé. Le mot bataille revenait souvent dans sa conversation avec les autres. Il portait ce feu lui aussi, mais à l'intérieur, et il en souffrait, crachant quelquefois des morceaux de poumon.

Le dieu de pierre avait ce même regard de joie contenue, traits communs sans doute aux porteurs de feu. L'insecte en avait profité pour disparaître. Il n'y avait pas d'insectes ce jour-là dans la poche du petit garçon. Ils avaient réfléchi ensemble au cadeau à faire. Le vieux n'avait rien proposé et il avait rejeté toutes les propositions de l'enfant.

— Il ne pense pas comme nous, avait dit le vieux.

Et il avait raison. L'enfant avait réfléchi à cette différence. À quel point l'autre peut-il être différent de soi-même ?

— Réfléchis ! dit son père.

Il lampait, le vieux, jusqu'au seuil de cette joie secrète. Les larmes qui roulaient sur ses joues auraient bien pu prendre feu. Qu'est-ce qu'on allait mettre dans cette poche, nom de nom ! La perspective des mains vides à cause d'une poche qu'on n'avait pas trouvé le moyen de remplir à cause de cette différence, et le sommeil cette nuit-là prit la poudre d'escampette. Pas d'imagination, pas de sommeil. Comme il avait une pépite d'or (l'or des fous, avait dit son père en beuglant pour exprimer sa joie) et que la pépite était enfermée dans une perle de verre et qu'un anneau traversait la perle et coulissait dedans, il songea à la chaîne et il en parla. Le vieux se gratta le menton.

Il avait une histoire du même genre à raconter, mais c'était une dent de dragon qu'il voulait pendre au cou d'une fille de son âge. Il parla des filles et de ce qu'elles étaient devenues. La dent était peut-être celle d'un chien. En tout cas la pépite que l'enfant voulait offrir en gage de son dévouement, n'était qu'une parcelle de cet or des fous qu'on trouvait dans les grottes.

— Et puis un bijou, dit son père, c'est ce qu'on offre à une fille.

Ensuite il passa le moine dans les lits et on se coucha. Il souffla la chandelle. L'enfant se tourna du côté de la cheminée.

— Ne rêve pas, dit son père, c'est mauvais pour le sommeil.

Il formait avec son lit une masse informe ou ressemblant à un tas de bois.

— As-tu aimé le raisiné ?

L'enfant avait aimé le raisiné sur une tartine de pain beurré.

— Dors !

Le tas de bois remuait un peu.

— Nous avons bien de la chance de pouvoir dormir dans un lit. Bonne nuit !

Le tas de bois s'immobilisa.

— Tu n'oublieras pas ta casquette.

L'enfant ferma les yeux pour imaginer la casquette. Il la portait rarement sur la tête mais les gens qu'il saluait ne répondaient pas.

— Il est un peu petit, croyez pas, mon ami ?

Quelqu'un se mit à crier. Cela commença par un gargouillement grave puis s'éleva lentement jusqu'au pépiement d'oiseau. Mais c'était un cri.

— Il a huit ans, dit le père.

L'autre toussa.

— Il est petit pour son âge. Je vous donnerai dix francs chaque mois s'il fait l'affaire.

Il n'avait pas à imaginer ce dialogue.

— Faut que je t'parle, avait dit son père en rentrant.

L'enfant n'avait vu que leurs bottes derrière le carreau. Une canne cognait régulièrement le sol, faisant sauter les petits graviers. Ces sautillements avaient encore un sens, ce soir.

— Tu ne dors pas ?

La cheminée se mit à pétiller. La pépite n'était pas une bonne idée. Pas plus que la dent de dragon. On y repenserait demain. Il n'est jamais bon de raisonner dans le noir. L'enfant sourit. Le jour, pas facile de méditer parce qu'on se sent surveillé.

— Tu auras des horaires, dit son père.

Sa face apparut au-dessus du tas de bois. L'enfant frémit. Il jouait dans sa bouche avec un pépin. Son père avait craché tous les siens dans sa grosse main ensuite la main fouettait l'air et le feu se mettait à crépiter. Le raisiné était un cadeau. La motte de beurre aussi.

— Ils sont bien gentils, avait dit son père.

L'enfant ne les connaissait pas. Une fois l'un d'eux, peut-être une femme, avait caressé sa tête bouclée. C'était des géants. Leur rire secouait l'air et les murs. Ils laissaient de grandes traces dans l'herbe haute qui jouxtait le verger.

— Tu as rêvé, avait dit son père.

Personne ne lui avait caressé la tête, d'accord, mais il y pensait comme si c'était réellement arrivé. Les enfants revenaient du potager avec chacun un petit panier de radis qu'ils serraient contre leur poitrine haletante.

— Vous aimez les radis, Perrine !

Mon père recevait un des paniers et il se courbait, retenant son chapeau.

— Ça pousse, les radis !

Les enfants préféraient aller aux champignons. C'était les mêmes paniers.

— Perrine ! Vous aimez... et l'enfant de Perrine, le chasseur, ramenait le petit panier jusqu'à la limite, vaste marche dont la perspective se perdait dans l'ombre des hortensias. Un chien lui léchait le museau.

— Si tu vois quelqu'un, tu remercieras.

Il n'avait vu personne que le chien, sinon il aurait remercié, montrant le fond de sa culotte, la morve descendait contre la paroi de son nez et il se mouchait sur son avant-bras, dans le cas bien sûr où il eût à remercier ce quelqu'un qui mettait tant de discrétion à récupérer son panier. Peut-être ne s'agissait-il que d'une servante. Pourquoi pas cette servante aux joues rouges qui le foudroyait tous les jours de ses yeux clairs ? Son père lui avait parlé un jour des bras des femmes. Il prenait le sien comme exemple. C'était un bras noueux comme une branche. Les femmes n'en possèdent pas de pareils. Il compara le gros bras d'une lavandière et celui d'une institutrice. On ne voyait pas les bras de la défunte sur la gravure. La ressemblance était exacte. Qu'est-ce qui, dans ce portrait d'une inconnue, ressemblait exactement à celle qui s'en était allée sans laisser de trace autre que son prénom prononcé plusieurs fois par jour par le vieux père ? Comme la gravure était dans un livre et que le livre ne nous appartenait pas, il arrivait à l'enfant qu'il le laissât sur la marche, dans le panier avec le ravier de verre transparent et le pot de terre rouge où il avait léché le raisiné. La servante, qui était plutôt une institutrice qu'une lavandière, s'étonnait-elle encore que le livre fut toujours le même livre ?

Le vieux lisait. Quelquefois le texte devenait plus évocateur que l'image. À cause de quels mots ? Premiers pas dans l'analyse. L'esprit de l'enfant au travail de sa propre substance. Le ravier et le pot s'entrechoquaient. Il s'arrêta en chemin. Le livre s'ouvrait toujours à la bonne page. L'enfant plongea dans cette géométrie. La moitié des mots était perdue. Que penser de l'autre moitié qu'on avait sur le bout de la langue ? Clac ! Clac ! C'était son père qui frappait au carreau du souterrain. Sa bouche disait presse-toi mais les oreilles n'entendaient rien. Le cœur semblait sur le point de crever. Clac ! Le livre se referme tout seul comme les mâchoires d'un crocodile. La tête du père est toute blanche, d'un blanc jeu de vilain entre l'opacité des rehauts et la transparence de l'ombre. Elle semble flotter à la surface de l'air noir. Comme le souterrain est infini ! Il est propre aussi, bien rangé. La vitre est sale malheureusement. L'enfant piétine des fleurs. Un autre enfant l'a dénoncé, de loin. En tout cas c'est l'impression qu'il a eue. Le père avait disparu dans cette éternité brisée comme le silence par le cri d'un enfant jaloux. Le cri le ramena, grisaille têtue. Clac ! Clac ! Clac ! sur le carreau sale que l'imagination de l'enfant tentait désespérément de traverser.

Mais ce n'était pas le miroir facile que le sommeil lui conseillait. On ne peut pas dormir dans ces conditions. Pourtant l'enfant délateur, qu'on voit de loin, est un produit de l'imagination. Le chien tirait la langue en attendant de pouvoir lécher le visage de quelqu'un. Qui était l'enfant, même inventé ? Moi ? Et si ce n'est pas moi ? Dans le panier tintaient le verre du ravier et la terre du pot. On n'entendait pas le livre. Qu'est-ce qui le réduisait à ce silence d'or ? Il pose le panier sur la marche. Le chien lui lèche le visage. Bon. L'autre enfant a disparu. En revenant il jette un œil effrayé sur les soupiraux. La tête du père n'apparaît plus.

Il la retrouve sur la table, posée sur une joue, les yeux fermés. Les doigts d'une main se sont mélangés à la tignasse. La bouche est entrouverte, les lèvres rouges et humides. Il dort. Son fantôme est encore en vadrouille dans les souterrains du château. L'autre main n'a pas fini de bourrer la pipe.

— Papa, nous avons rendez-vous...

— Avec qui, bon Dieu !

Il s'est redressé comme un agonisant. L'enfant ne sait pas avec qui ils ont rendez-vous. Il n'a pas dormi de la nuit à cause du manque d'imagination. Il a essayé de ne plus penser à la pépite d'or. La dent du dragon avait-elle arraché un sourire à la jeune fille de l'histoire ?

— Reviens du rêve, papa ! Nous avons rendez-vous.

Pendant une minute, le vieux fixa le plafond comme si quelque chose s'y passait. L'enfant ne regarda que ses yeux, sachant que s'il devait se passer quelque chose, ce serait à fleur de cette surface, comme cela arrivait chaque fois que le vieux avait quelque chose d'important à lui dire. Mais ce matin-là, le matin de la première visite au château pour cet enfant qui en avait mille fois fait le tour, et qui habitait en dessous sans jamais avoir pu mettre le nez dans le reste du souterrain, les yeux se refermèrent comme des cisailles sur les larmes inspirées par le rêve.

— Nous sommes en retard, dit l'enfant.

Les yeux se rouvrirent. C'était lui qu'ils regardaient maintenant, ou quelque chose qui lui ressemblait, cette goutte d'eau qui était un mystère dans la famille et qu'on n'évoquait pas devant lui. De quelle conversation s'agissait-il ? Il voyait le dos de son père qui parlait à voix basse. Il ne voyait pas le visage des autres à cause du linteau. Il voyait leurs mains. Les verres s'élevaient de temps en temps. Ils buvaient à petites lampées. Il y avait des bouteilles sur la table, celle contenant l'eau-de-vie et celle qui était surmontée d'une chandelle. De temps en temps l'un d'eux parlait. On ne distinguait pas le dossier de la chaise dans le dos du vieux, sauf peut-être les boutons de sa veste, si c'était eux qui brillaient quand la flamme de la chandelle, sans raison apparente, s'allongeait en fumant, comme si quelqu'un ou quelque chose d'inexplicable l'habitait et réagissait au contenu de la conversation, à ce moment précis du silence la tignasse du vieux semblait s'embraser, l'eau-de-vie dans la bouteille se remplissait de cette lumière, par terre les pieds du vieux, chaussés de pantoufles, s'agitaient en se frottant l'un contre l'autre, produisant peut-être cette sensation de glissement, le monde s'était réduit à une saynète qu'il fallait observer dans un interstice entre le linteau de bois gris et la maçonnerie enfumée où couraient des insectes pressés.

Comme deux gouttes d'eau. Ces mots, prononcés par une des voix, taraudaient l'imagination, supprimant le sommeil et instaurant l'évanouissement qui s'annonçait toujours comme la mort elle-même.

— Qu'est-ce que tu sais de la mort ?

On parlait de Clysdale qui avait ressuscité après avoir été pendu mais qu'on n'avait pas pu empêcher de pourrir comme n'importe quel cadavre. On parlait d'un monde entièrement glacé où les cadavres congelés s'accumuleraient, ne pourrissant pas comme le macchabée de Ure mais insensible à l'électricité ou donnant des signes de décomposition sur le trajet de cette électricité, cadavre qu'on pourrait briser comme du verre et qui finirait par former la boue de nos pas.

Qui est cette goutte ? Les grattements qu'on entendait étaient ceux que le vieux produisait en curant le culot de sa pipe avec la pointe de son couteau.

— Ce n'est pas lui qui l'a tuée, disait-il aux autres.

Tuée ! Il parlait d'elle. Il parlait de l'autre aussi, celui qui l'avait tuée. Comment imaginer la mort si c'est un crime impuni ? Il fallait respirer l'haleine des araignées, le pied gauche sur la charnière, l'autre sur la poignée, les mains avaient l'habitude de ces ancrages dans le linteau, un jour le père avait observé pensivement cette patine et il en avait peut-être deviné la cause, en tout cas il n'en parla pas, il se comporta exactement comme quelqu'un dont l'attention (la perspicacité) n'avait jamais été attirée, comme une mouche par le sucre, comme un papillon par la lumière, par cette usure patiente dont l'évidence remplaça désormais toutes les autres raisons de se taire.

Ce matin-là, on s'était levé plus tôt que d'habitude. L'enfant s'était levé le premier. C'était lui qui avait réveillé le vieux. On se réveillait même plus tôt qu'à la saison. Dehors la nuit était noire. La lampe jaunissait l'escalier et son mur vert. On jetait un œil morne sur la réserve d'huile. En fixant bien la nuit, l'horizon pouvait apparaître. L'allée finissait dans l'ombre. Marcher sur ce gravier provoquait les jappements des chiens qui étaient enfermés dans le chenil, de l'autre côté de cette allée. Les yeux du chat clignotaient. Il était trop tôt pour aller se débarbouiller à la fontaine dont on entendait le clapotis. Une limace remontait le long de la rampe. L'esprit ne choisissait pas les limaces, par contre il admettait la présence des araignées, il acceptait la fascination des êtres rampants, des creuseurs, des mimétismes. Le monde commençait par cette abondance.

Son père sortit sur le seuil et à voix basse il lui demanda de redescendre, marcher sur ce gravier provoquait immanquablement les jappements des chiens dont le chenil avait disparu dans cette attente, le vent apportait leur odeur, il pensait même reconnaître leurs frottements contre la grille, était-il arrivé qu'un chien jappât avant l'heure prévue ? Dans ce cas les fenêtres s'allumaient-elles sur la façade grise dont la nuit avait absorbé la toiture ?

— Il est tôt, dit le vieux, nous avons du temps à tuer.

Il ne lui reprochait pas de l'avoir réveillé une heure avant l'heure. Il reconnaissait cette impatience, seulement c'était de l'insomnie, sa propre patience ne savait pas qu'elle jouait avec le feu allumé par le sommeil à la place du jour. Ils attendirent ensemble près de la cheminée. Y avait-il du feu ? Ou bien était-ce l'été ? L'été on installait un brasero dans l'âtre. Il y avait ces coquillages qui s'ouvraient sur la grille, le fruit qui fondait, le recroquevillement des feuilles qu'on retirait avant qu'elles ne s'enflammassent, barques fragiles du bassin que les mains agitaient pour simuler une tempête, manquait le vent des grandes aventures bornées par des animaux reconnaissables. Puis du bassin au petit bois de pins où l'on contractait une irritation de la peau et des yeux. Du bois de pin au ruisseau qu'il fallait chercher sous le cresson, les tentatives de noyade dans ce lit qui révélait l'ancienneté des galets, leur beauté abstraite aussi et du galet découvert par hasard à la perspective d'un infini qui commençait par le vertige de la pente. Il n'avait jamais été plus loin.

Le mur circulaire de son enfermement était troué par cette ampleur. La montagne considérée déjà comme la gardienne de l'éternité. Son père avait vaincu, comme il disait, quelques-unes de ces cimes. S'il en parlait et qu'on exigeait qu'il le montrât, on prenait un autre chemin. On ne s'éloignait guère du château dont les toitures semblaient posées sur le bois. Une autre pente invitait à un voyage somme toute assez différent, c'est-à-dire que différent il l'était de moins en moins, au début son regard avait redescendu cette pente uniformément verte avec le troupeau des animaux blancs et noirs, on descendait ainsi jusqu'à la rivière qui de là-haut n'existait pas et le troupeau n'allait pas plus loin que cette eau noire où des arbres trempaient leurs branches verticales. Le gué pouvait miroiter. On l'emprunterait un jour.

Pour l'instant on le regardait. Il fallait imaginer cette traversée. Car de l'autre côté il n'y avait plus rien de domestique. On y chassait de grands animaux dont le bois était un trophée. Le vieux n'avait-il pas tué des lions ? Il avait même parlé de la lionne mais sans pouvoir en montrer la momie empaillée parce que cet endroit du château n'était pas accessible aux domestiques.

— Tu ne la verras peut-être jamais.

Cet art qu'il avait, le vieux, de s'en prendre au futur de son enfant ! On marcha ensemble jusqu'à la clôture, inutile d'aller plus loin, on n'apprenait plus rien, même au bord de la rivière où plus tard il taquina le goujon. Le vieux montra le défilé par où arrivaient les tornades. On serait peut-être surpris un jour (ce serait une fin d'après-midi), c'était déjà arrivé, le lendemain matin on trottinait derrière le châtelain émerveillé qui s'approchait des arbres couchés pour répéter qu'ils avaient été arrachés comme des dents, n'est-ce pas et ici il prononçait le nom du vieux, avec ce tremblement dans la voix pour trahir les nuances de son émerveillement, il eût sans doute préféré qu'on le crût entièrement ou intégralement enchanté, avec une apparence de bloc, monolithe dans lequel sa descendance pourrait un jour le statufier, comme cela était déjà arrivé à ses prédécesseurs, un vieux chasseur survivait-il à l'occupation patiente de ces ombres illustres et successives ?

Frère d'un nain, neveu d'un autre, descendant lui-même d'un nain qui avait connu Jeanne d'Arc, il en avait engendré un autre, malédiction dont il accusait cette branche adjacente qui se taisait parce qu'elle était occupée à redorer son blason. Comme l'enfant de Perrine (lou chasur) l'apprit un de ces jours, c'était ce nain qui était l'objet de la visite au château, la première de toutes, celle qui est restée gravée dans la mémoire tandis que les autres ont pris le chemin des habitudes. On l'avait prévenu la veille, non pas de sa rencontre avec cet être qu'il n'avait jamais vu que de loin passant sur le fauteuil roulant que poussait un nègre, mais qu'il allait, dès le lendemain matin, mettre ses pieds d'orphelin et de bâtard dans ce château qu'il avait un jour rêvé de posséder à cause d'une mauvaise langue qui en avait trop dit, elle avait dit que le château lui appartenait un peu, n'est-ce pas ?

Il n'avait pas demandé ce qu'on attendait de lui, il aurait pu poser la question à son père qui n'attendait que ce moment de délices, comme il dirait plus tard, après les fâcheries, bien après. Il s'était couché sans avoir une seule fois tenté de remettre la question du lendemain sur le tapis de leur conversation père-fils, valait-il mieux dire vieux-père-fils-amputé-de-sa-mère, ou mieux encore faux-père-vrai-fils ? Il sentait bien qu'une seule de ces questions supposait qu'on posât aussi les autres, toutes les autres, ce poids des questions qu'il ne posait pas depuis qu'il savait que son destin en dépendait, non pas des réponses, qu'il connaissait, il en connaissait la nature, il ne s'agissait pas d'être précis, ni même clair, ce fut peut-être au cours d'une de ces crises qu'il s'inventa la parabole de la Chaise, ou il l'écouta de la bouche de son père, mais pourquoi son père eût-il été l'inventeur de cette trouvaille, il en aurait fait un drame dans le style des feuilletons qu'il découpait dans les journaux avec une semaine de retard, c'était le temps qu'il prenait pour supprimer à la presse du jour son statut de parole d'or.

Il avait une fois passé toute une après-midi chez le menuisier du village, il ne savait pas pourquoi mais comme il ne se sentait pas abandonné, il ne posa pas la question, la femme du menuisier lui apporta du pain frais (était-ce un vendredi ?) et du lait et il joua un moment avec un petit être qui tenait autant de l'humain dont il descendait que de la chienne qui le laissait dormir avec ses petits. Sur le chemin du château, il pensait à la chaise que le menuisier avait fabriquée cette après-midi-là. Ils avaient parlé de l'équilibre.

— Sur un point, avait dit le menuisier, c'est l'affaire des artistes et il fit tenir un liteau verticalement sur son menton.

Sa femme applaudissait.

— Deux points, continua-t-il et il dit : on avance toujours sur deux points quand on est à l'aventure, deux points pour les aventuriers et les malchanceux (il n'expliquait pas pourquoi les malchanceux et l'enfant ne demandait pas ce pourquoi).

— Trois points, c'est l'homme ordinaire, l'homme né de la femme (il caressa le ventre dodu de sa femme qui attendait un autre enfant qui ressemblerait à un chien), l'homme prudent, sociable, l'homme au service de l'homme.

Il posa le tabouret sur l'établi. Puis il souleva les taquets, coucha le tabouret et il scia un peu l'un des pieds.

— L'homme mutilé.

Il tenait debout, un peu penché, il n'était pas encore à l'aventure, tu comprends ce que c'est l'aventure ? Il avait été jongleur avant d'épouser l'héritière de la menuiserie du village, dix ans d'apprentissage pendant lequel son beau-père avait pris un malin plaisir à lui botter le derrière. Mais c'était du temps passé, l'aventure, la mutilation, peut-être l'art. Sa main balaya les copeaux de l'établi. Il avait réuni les pièces de la chaise. Et il se mit à la monter.

— Pourquoi quatre points ? Parce que c'est joli ? Parce que c'est difficile ?

On mutila une vieille chaise qui se mit à boiter, on ne pouvait même plus en faire un simple tabouret à cause des deux points qui la menaçaient d'aventure, exactement comme si l'aventure était la seule manière de revenir au point de départ, cette fois le cirque ne s'arrêtait pas, il fallait renoncer à cette station sous peine de tomber encore une fois sous le charme de la fille du menuisier qui apparaissait en un moment de désir qu'il eût mieux fait de confesser au lieu de chercher à le satisfaire, chose qui arriva, elle l'avait peut-être partagé, chose inconcevable, alors, dit-il, il arrive un moment où le tabouret se met dans la tête de devenir une chaise !

L'enfant se sentait un peu tabouret à ce moment-là, mais sans jamais avoir vécu aucune aventure (par exemple une jolie fille qui applaudit plus que les autres) ni même avoir exercé son talent, s'il en avait. Ce n'était qu'une impression. Au début, on imite beaucoup et il est interdit d'imiter autre chose que les tabourets. Les jongleurs et les patachons sont de mauvais exemples pour l'enfance. Mais. Maismais. Il faut avoir été pour devenir, jolie sentence dont les compléments étaient laissés à l'appréciation de l'enfant.

Devenir une chaise ! Après avoir été un jongleur, après avoir violé des filles, après en avoir épousé une sous peine d'ensemencer la terre de mandragores ! Avoir vécu en tabourets depuis tant d'années ! Sans souci d'équilibre ! Sans cette peur viscérale de la mutilation ! Long apprentissage de la chaise qui prend le risque de la mutilation.

— Mutile l'aventure, qu'est-ce qui te reste ? L'unijambiste jongleur. Une chaise mutilée !

Il en dressa une sur l'établi. Elle boitait. Elle n'avait aucune chance de redevenir un tabouret.

— Ni artiste, ni aventurière ni quelconque, elle est le spectacle d'une existence interrompue pour laisser la place au spectacle.

Il montait une autre chaise, patiemment, dans l'ordre, agissant avec le petit maillet, par petits coups tranquilles, pas effrayé par le risque d'incohérence, presque heureux, il tirait sa langue bleue, se lissait la moustache, la chaise semblait soumise à quelque chose d'indéfinissable qu'il appellerait plus tard équilibre. La chaise était terminée. Il n'y manquait plus que la paillasse. Il l'éleva comme un crucifix et lentement la reposa. Les quatre pieds touchaient également la surface de l'établi.

— Équilibre, dit-il, et non pas cohérence.

C'était un drôle de bonhomme, le menuisier Vincent. La parabole des Mains lui avait été transmise, il le précisait toujours, ce qui n'en diminuait pas la portée. Il passait sa grosse main aux ongles blancs sur la surface d'une gravure (il y en avait deux chez lui, de gravures, on montait pour s'enfiler un verre d'orgeat et grignoter un morceau de biscuit qui contenait un autre morceau, de fruit confit), une main pour explorer (pour créer) les deux dimensions par quoi commence l'imagination.

L'enfant comprenait ce qu'il voulait dire. Il parlait de l'art. Maintenant les deux mains saisissaient un buste par les joues et elle semblait le recréer. C'était un jeu.

— Deux mains pour jouer, une seule pour commencer.

Une main caressait la gravure puis elle rejoignait l'autre sur le visage, glissant le long du cou, continuant les épaules tronquées. Manquait-il une main, celle que le premier essai ne mettait pas en jeu ?

— Quatre mains ?

Il joignit les siennes à celles de sa femme. Il n'expliquait plus rien. Elle et lui. Elle et moi.

Sur le chemin du château, l'enfant secoua sa tête bouclée. Maintenant le sommeil le harcelait. Pourquoi posait-il si facilement des questions à Vincent et aucune à son propre père ? Pourquoi Vincent répondait-il si savamment à ses silences et pourquoi son propre père les comblait-il d'autres réponses ? Pour l'heure, il le suivait.

C'était un homme un peu ratatiné mais qui avait conservé toute sa force. On comptait aussi sur son œil exactement comme lui-même ne pouvait se passer de l'odorat des chiens. Le plus souvent, ses bras pendaient, sauf s'il était assis, alors il était en train de faire quelque chose et il fallait se taire. Les bras pendaient et se balançaient quand il marchait. L'enfant venait de lui avouer qu'il n'avait pas dormi cette nuit. Il réfléchissait. Le sommeil n'aime pas le mystère. Il ne le résout pas non plus. Les grandes questions, il faut les poser le matin. Il en avait seulement parlé hier soir et encore, il n'en avait dit que la moitié, moitié qui contenait une autre moitié dont il ne parlerait jamais d'ailleurs.

Il avait oublié sa pipe. Il trouva au fond de sa poche un peu de tabac qu'il se mit à mâcher, crachant dans les fossés. Il n'entendait pas l'enfant peut-être parce qu'il marchait dans la trace des roues.

— Tous les enfants sont funambules quand ils ne savent plus où ils vont. On a toujours tort de les conduire où ils n'ont pas idée. Puis quant à nous, on a bien le temps d'y penser. Ah ! Si l'homme n'était pas divisé en parcelles de temps ! S'il était construit d'une seule pièce ! Seconde d'immortalité, cette intégralité. Ou bien il faut du temps pour la dénicher. Ou des générations. Ou le temps d'une dynastie. Le temps d'une civilisation. Une seconde d'explication avec le temps. Mais quoi de plus fidèle au temps que l'argent ? Certainement pas les coutumes. Jetés au feu de la justice, les testaments qui ne tiennent pas compte de l'homme.

On arrivait au château. Il avait marché plus vite que l'enfant. Il l'attendit. Cet enfant avait pris l'habitude de perdre du temps. Personne ne le guérirait de cette affection. Il levait le nez trop facilement et se retournait au passage des autres. Il n'avait pas hérité de l'immobilité du chasseur ni même de la précision lente de celle qui l'avait enfanté. Fallait-il se souvenir tous les jours de cette humiliation ? Le premier enfant (c'était lui) avait vu le jour au beau milieu de ce silence affairé. L'autre enfant était déjà mort. La mère aussi était morte. On soulevait l'enfant bleu dans l'air de la fenêtre. Lui il était sous le noyer, assis dans l'ombre, et il voyait l'envers le pied en l'air et il n'entendait pas le cri. Aucun cri ne lui parvenait depuis une bonne minute. Le temps venait de lui crever les oreilles. Il n'entendait pas son propre cri. La jument de monsieur de Vermort tournait en rond devant la porte. Il était venu sous le noyer avec le fusil. Il avait attendu ce jour pour donner un sens à sa mort. Il savait depuis que ce jour le surprendrait en plein travail. Ce serait un jour d'été. Il pleuvrait ou bien l'orage de la veille finirait son existence au-dessus des peupliers qui formaient la porte de la forêt. Il y avait des mois qu'il vivait dans cette attente et plus d'un an qu'il savait que ça arriverait. Il n'avait jamais vraiment eu l'intention de tuer le comte. Il y avait pensé seulement. Il avait plusieurs fois savouré les conséquences de cet acte mais il n'en commettait que l'idée, il n'y avait jamais eu un projet dans sa tête, pendant plusieurs jours et en deux occasions il se laissa aller à ce sentiment destructeur qu'il savait être de la haine exactement comme il avait su que les sentiments qu'il éprouvait pour elle n'étaient rien d'autre que cet amour qu'il se promettait depuis la fleur de son enfance, à une époque où il avait pris conscience qu'il serait un jour le portrait vivant de son père.

Comme son père il avait épousé la plus jolie fille du village. Il ne se souvenait pas de sa mère qui était morte, disait-on, de mélancolie. Il y avait un peu de ce désir en lui mais l'avait-il jamais exprimé ? Aujourd'hui, Saint-Pé n'en savait pas plus sur les circonstances de ces noces. Le siècle commençait et avec lui cette quête d'un bonheur qui ne serait pas seulement celui du martyr et de la pauvreté. Avec la République, le bonheur serait dû même aux riches, aux puissants et pourquoi pas à des institutions ?

— Malheur aux fous, aux voleurs et aux assassins ! Une nation d'un nouveau genre se chargerait de leur destin, une nation de nations, une seule idée du bonheur pesé dans la balance du temps. Les temps modernes. L'homme de bien à la place de la beauté des hommes.

Le vieux avait conservé cette jeunesse, bien qu'il n'en exprimât plus que la topologie. Mais au moins ce qui n'avait pas changé avait conservé sa capacité d'inspirer le cœur à défaut de l'esprit qu'il se reconnaissait peu enclin à rejouer son rôle de joueur d'influences. Le vieux, quand il en parlait, montrait toutes ses dents, celles qui lui restaient, essentiellement celles de devant. Qu'est-ce que c'était, l'Empire à la place de la République, en ce temps essentiel ? Quand il apprit qu'elle et le comte, quand il l'apprit de la bouche de n'importe qui, à cette époque il passait son temps libre avec n'importe qui, il avait des idées à défendre, il ne savait pas pourquoi il les défendait avec cet acharnement qui le rendait dangereux, il eut mieux fait de continuer de lui conter fleurette comme il le faisait avant les noces et encore un peu après, après avoir consommé la chair de cette femme qu'il avait possédée jusqu'à ce que la rumeur se fît entendre à la place de ce qu'elle inspirait encore à son cœur, malgré les escapades avec les autres, les verres de trop, le lit des putains et le confessionnal où il passait pour un pécheur moyen docile au repentir, il sombra dans un silence obstiné qui dura plusieurs jours, même le comte, son maître et capitaine, ne réussit pas à l'extraire de cet abîme où il paraissait devoir périr sans même un cri de détresse.

Le soir même, dans le lit, elle se montra câline et elle réussit même à l'exciter, mais pouvait-elle comprendre le sens de cette érection ? Il voulait la violer à son tour, exactement comme le comte s'en était arrogé le droit, il ne pouvait s'agir que d'un viol et elle lui demandait un peu de tendresse en compensation. Personne ne lui arracherait ce cri, il le savait, d'ailleurs leur existence tenait à ce fil que le pouvoir de rompre, qui appartient à tous, ne parvenait même pas à légitimer comme c'était le cas d'autres circonstances, peut-être moins personnelles, plus discutables du point de vue du moi qu'elles atteignaient tous les jours parce qu'il appartenait à un monde qui voulait encore de lui. Il brisa le silence comme un verre qu'on ne veut plus boire avec celui ou celle (une putain forcément) qui l'a motivé. Son seul regard, impitoyable au-dessus de la ligne formée par la surface du liquide qu'il buvait, maîtrisa la rumeur qui lui parla d'autre chose. Il riait maintenant en évoquant avec les autres les vadrouilles des paroissiennes et les ressemblances qui les pimentaient. Jamais ses mains n'avaient sué en tenant un fusil. Maintenant il réfléchissait, pour se raisonner, avant de prendre le fusil. Le comte, qui frémissait en attendant, ne commentait pas cette attente. Il ne savait rien des mains sauf qu'elles pouvaient commettre l'irréparable. Il ne voyait pas la sueur que le vieux (il était jeune à cette époque) frottait lentement contre sa chemise, réfléchissant pour demeurer encore l'homme tranquille qu'il avait toujours été, cet homme même qui ne possédait plus que l'idée de la femme après s'être enrichi de son corps. Le bonheur n'existait plus, si tant est qu'il n’eût jamais eu de l'importance.

À la fête du village suivante, qui avait lieu au début de l'été une semaine avant le temps des averses et des orages, et comme la comtesse était alitée à cause d'une fausse-couche qui l'avait rendue mélancolique, ce fut le comte qu'elle désigna pour lire à sa place le discours où elle établissait le bilan des naissances et des disparitions qui affectaient Castelpu depuis un an exactement. La voix du comte ne désigna que le petit Perrine, à la fin du discours, quand vint le tour du château, omettant le mort-né et l'avorton et traçant un portrait flatteur du survivant qui ressemblait à son père, par quels traits, on se le demandait.

Le chasseur était dans la foule, il leva son verre pour ne pas faire bégueule, d'autant que la première partie du discours l'avait décrit en veuf inconsolable, presque suicidaire, c'était en tout cas l'impression qu'avait laissée ce passage le concernant. Maintenant on choquait son verre et on buvait le sien à sa santé (il avait dit que c'était le plus important), préférant trinquer au bonheur du petit (qui avait bien le temps de s'exprimer sur l'ordre d'importance des choses). En conclusion, la comtesse promettait un autre accroissement de la population (petite allusion perfide à la semence du comte) dans l'année à venir. On applaudit. Les masques fendirent la foule. On remplissait leurs poches. Les enfants qu'on amenait pour la première fois avaient sombré depuis longtemps dans une crise de larmes qui était comme un baptême. On demanda des nouvelles de la petite guenon qui donnait le sein à Pierre (qu'on appela Pé dans le courant de sa deuxième année d'existence) et à Damien (elle s'appelait Célestine Chacier depuis que son violeur l'avait épousée).

Ce fut d'ailleurs Damien qui succéda plus tard au chasseur, Saint-Pé ayant choisi de suivre Néron (cadet des Vermort) dans son aventure coloniale qui commença (ou qu'il commençait) le lendemain de la mort du vieux, qui n'était pas si vieux. Après l'été, on s'aperçut (comment ?) que la comtesse avait menti, non pas à propos de son esprit, que la mélancolie ravageait en effet, mais quant à l'avorton qui jouissait, aux dires d'une servante, d'une santé de fer et d'une voix de stentor. Ce n'était pas le premier nègre chez les Vermort et personne ne douta que le comte en fût le père. Il arrivait ainsi au passé de remonter à la surface, ce qui surprenait toujours la famille alliée et sa fille en tout premier lieu. On ne réussit pas à la raisonner.

Célestine était une grosse vache. On en tira tout le lait nécessaire, quatre fois au moins ce qu'on exige d'une femelle de l'espèce humaine, car le petit Fabrice comptait pour deux. Bel automne 18... la comtesse sortit en voiture après des mois d'un enfermement qui avait mis la domesticité sur les genoux. Le vieux Perrine avait avalé sa douleur. Il surveillait le sein de Célestine. On s'y bousculait. Le nègre était un guerrier, ancien roi d'un royaume de l'Afrique qui mangeait ses sujets. Damien avait des ancêtres mongols, selon ce que racontait Chacier entre deux verres, lui qui tenait plutôt du poisson. Pierre avait un ancêtre magicien, l'histoire amusa et l'énorme Célestine qui avait été une guenon dans son adolescence, il n'y avait pas si longtemps. La voiture passa.

La comtesse mit son nez à la fenêtre pour saluer Perrine qu'elle aimait comme le frère qu'il était peut-être. Il faut dire que Saint-Pé (aujourd'hui) cultivait sans modération ce goût des généalogies qui laissait pantois un auditoire favorable à ses contes depuis longtemps, le temps de la punition infligée à l'assassin qu'on l'avait, une bonne fois pour toutes, accusé d'être et, continuait-il d'affirmer sans se lasser de cette persévérance même, qu'il n'était pas. Le temps, il en avait eu trop, et maintenant qu'il avait payé sa dette (aux yeux de la justice — mais qu'en pensaient les survivants de cette tragédie ?), il allait lui manquer.

Le temps manque toujours à l'historien menacé de littérature, d'autant que l'histoire, c'est ce glissement à la surface de la généalogie. Il y avait un peu pensé, à sa manière. Il avait pris des notes, en chemin, au dos de la lettre. Il aimait ces mots chargés de sens et d'histoire. Il n'en écrivait plus depuis qu'il voyageait avec eux. Angélique surveillait ces crises de silence, peut-être épouvantée.

Dans sa tête de petite chrétienne, il n'y avait que trois types de coupables : le sybarite, le repenti et l'innocent. Trois petites croix à porter dans cette perspective de noces. Elle en pleurait. Le choix de l'homme consistait aussi à en devenir un. Sa fragilité lui interdisait cette interprétation. Elle n'avait connu qu'un repenti, mais ses exagérations l'avaient exaspérée et elle avait retiré sa main de cette culotte. Sinon l'homme était un innocent qu'elle n'approchait pas de crainte de finir par lui appartenir, écartement qu'elle n'était pas prête à jouer encore, compte tenu de l'extrême fidélité que cet autre exigerait d'elle désormais. Non, pas l'innocent aux mains pleines de sa chair. Sinon le monde se réduisait au plaisir de l'autre, monde de chiens et d'oiseaux où la conversation consiste à justifier et à légiférer par-dessus le marché. Son frère pénétrait les arbres moussus du chemin comme si c'était des femmes. Son père aimait la femme qui l'aimait. On dit la même chose des loups. Avec les oiseaux qu'elle condamnait au silence, elle était assise sur une branche, tavelée de lumière, et assistait à des pénétrations acrobatiques. Saint-Pé, un peu gêné d'être là et voyant lui aussi les deux corps nus qui semblaient lutter, caressa lentement les jambes qui pendaient à travers le feuillage.

 

2

 

Pourquoi est-ce que je me raconte tout ça ? pensa-t-il. Il mâchait un capitule sucré. Son père extrayait la gomme des chardons.

— Veux-tu avoir de belles dents, oui ou non ?

— Oui.

Il venait de perdre sa première dent de lait, à cause d'une glissade sur le perron.

— Demain nous nous lèverons tôt, dit son père.

Il ne demanda pas la raison. Il aurait appris que pour la première fois il entrerait dans le château. Il ignorait l'existence du nègre. Le petit Chacier, il l'avait vu jouer avec les poules.

— Te souviens-tu de Célestine ?

— Non.

Deux crocodiles de pierre descendaient de chaque côté de l'escalier, l'un plongé dans l'ombre qui semblait sortir d'une niche où brillait un coquillage, l'autre inondé de lumière, elle se réfléchissait sur les carreaux d'un vitrail, venant des fleurs et de l'herbe, verticale, perpendiculaire, il voyait le cercle se former comme dans son imagination, le vieux entra dans cette lumière, comme s'il glissait sur l'ombre, non pas à cause d'un effort pour ne pas la pénétrer, mais parce qu'elle était impénétrable, solide, transparente jusqu'au coquillage au bord duquel commençait le néant que l'enfant redoutait maintenant qu'il connaissait son existence. L'enfant attendait.

Il y avait une autre porte mais elle était fermée. Le vieux n'avait même pas cherché à l'ouvrir. Il avait parlé de la clé qui se trouvait de l'autre côté et du sommeil des domestiques.

— Vous entrerez par le porche, avait-elle dit.

D'un côté, le crocodile au coquillage, cerbère du néant. De l'autre, le crocodile au vitrail, mais il fallait entrer pour voir la scène du vitrail, d'ailleurs l'enfant connaissait-il l'existence des vitraux, sa mémoire lui révélait ce désir et ne lui renvoyait que les reflets de l'aurore. Il attendit. La porte ne s'ouvrait pas.

Pourtant le vieux parlait. En fait on parlait dans un conduit dont le pavillon était un autre coquillage. Jamais il n'atteindrait ce microphone. Il serait petit et malingre comme sa mère. Son père l'appela à travers la lumière. Sur la marche, il voulut réfléchir à ce qu'il était en train de faire. Il toucha le cuir moussu du crocodile. La femme qui apparut était la comtesse. C'était le premier visage mélancolique qu'il voyait. Son père l'avait prévenu.

— Elle inquiète. Il y a quelque chose de dangereux dans son regard.

— C'est l'petit Pé ?

Il avait grandi. Elle le trouva beau. Elle aimait les éphélides et la blondeur des boucles aux reflets rouges. Il avait le nez propre et son haleine sentait l'herbe des prés. Elle lui tritouilla l'oreille. Elle fleuretait avec la peau. Il ne savait pas s'il devait baiser les doigts ou bien tirer sur la cravate pour l'obliger à se pencher et à recevoir un baiser sur la joue. Ses lèvres tremblaient.

— Tu ne vas pas pleurer ?

Le vieux talonna les dalles.

— Y sait pas pleurer, dit-il.

La comtesse fit glisser sa main dans le cou puis sous le col de la chemise.

— Ce serait dommage, dit-elle en riant, un enfant qui n'a pas appris à pleurer.

Le vieux ne répondit pas. Il avait appris à pleurer quand il en avait eu besoin et ça n'avait rien changé, allez ! Il ne dit pas cela.

La comtesse réfléchissait à ce qu'elle venait de dire. La mélancolie avait cette couleur de peau poudrée qui perle sous les yeux.

— Vous attendrez dans l'antichambre, dit-elle.

La porte était ouverte. L'enfant s'accrocha à la robe. Il allait arriver quelque chose. Maintenant que c'est arrivé, il y a si longtemps, il n'est plus possible d'entrer dans la peau de cet enfant qu'on a été. On sait même que le nègre les observait par le trou d'une serrure et elle le savait. On sait aussi que le nègre avait cessé de grandir. Une seule lampe, posée par terre près de la cheminée, éclairait l'antichambre. L'enfant mémorisa les saillants. Il avait ce désir de ne rien oublier. La comtesse sortit en froufroutant.

Le vieux renifla. Il aimait les parfums mais le moment était mal choisi pour les laisser influencer son esprit. Il y avait de la lumière dans l'autre pièce. Un oblique rideau la chevauchait. Quelque chose se passait alors sur le visage de l'enfant, que le vieux reconnaissait et il tentait alors de le réveiller en lui secouant l'épaule. L'enfant avait oublié sa casquette. Il n'y a rien de plus propice à l'hallucination des mains vides et l'attente qui les montre. La comtesse revint, resplendissante maintenant que le soleil s'était levé.

Il admira les cheveux rouges, le regard de goutte d'eau, tremblant et chaleureux, ses mains longues et roses qui cliquetaient des perles noires de son chapelet, aujourd'hui le corsage était fermé par un lacet, la même croix glissait sur la moire et disparaissait de temps en temps sous la dentelle.

— Excellente femme, avait dit une fois celui que le vieux appelait le sorcier et qui était venu pour soigner la gorge enflammée de l'enfant ahuri ensuite par le galop du cheval qui emportait ce suppôt loin de la nuit. Excellente comme le vin, comme la récolte, comme la chasse, comme le souvenir, comme l'idée. Quelle femme !

Il se souvenait parfaitement de cette nuit. Le sorcier lui avait dit qu'il n'était pas sorcier et le vieux avait dit en riant qu'on ne pouvait pas se fier à la parole d'un sorcier. Dans la cuillère, la mélasse devenue noire bouillait encore puis elle se figea dans le verre. Autres cliquètements. Le plafond valsait avec le lit.

— Excellente, avait répété le sorcier puis il y avait eu le galop interminable de sa monture qui l'emportait vers cette région du soleil qu'il venait d'évoquer à propos de la comtesse.

Le mal avait été vaincu, restait le vin, les récoltes, la chasse, le souvenir et surtout l'idée d'une femme qui pouvait régner sur le temps passé à boire, à bosser, à chasser et à refaire surface. Imaginons les noces, la moisson, la forêt, le feu qui couve. Il comprit d'un coup qu'on était venu voir quelqu'un.

La comtesse sortit encore et cette fois elle referma la porte derrière elle. Elle parlait à quelqu'un. Un sourire s'était figé sur le visage du vieux qui ressemblait à un mort le lendemain de sa mort.

— Tu ne va pas pleurer, dit-il sans rien changer à son masque.

Le p'tit Pé pleurnichait facilement. Fallait pas le pousser. Pleurait pas fort. On savait toujours pourquoi mais c'était pas une raison. Ça f'sait un peu comment c'est-y qui pleure le p'tit Pé ? Avec les yeux comme tout le monde. Ses lèvres devenaient toutes blanches et on voyait le fond de sa gorge tant il s'était fendu. Le reste du masque était rouge veiné de bleu et de blanc. Surtout qu'il avait rien dans les mains. Le vieux avait son béret. Un béret, on a toujours le temps de le défroisser si c'est qu'on l'a tourneboulé en attendant que ça se finisse. Une domestique entre et ouvre toute grande la fenêtre. L'air qui rentre sent le regain de la veille. Elle se gondole un peu en passant devant le chasseur.

— Je vous croyais sainte nitouche, dit la comtesse en revenant.

Elle lui tire les cheveux et l'autre pousse un petit cri en se tortillant.

— Filez ! Vous n'avez pas ces soucis, mon bon Perrine.

Le vieux, que la jeunesse vient d'émoustiller un peu, se rebelle : j'en ai d'autres, dit-il, voulant sans doute affirmer que ses soucis de roturier valent bien ceux de la gent qui a inventé le travail des autres pour ne plus avoir rien à faire.

Mais le vieux est dans un bon jour. Il effilochait lentement le tortil de son béret pendant que la comtesse le considérait sans rien dire.

— Je sais, dit-elle enfin.

Une perle avait roulé sur sa joue, peut-être une larme. Elle s'agenouilla pour se mettre à la hauteur de l'enfant que ce rapetissement tranquillisa aussi sûrement qu'un verre d'eau sucrée. Il attendait maintenant.

— Tu ne veux pas avoir un ami ? demanda-t-elle.

— Pas un ami chien, précisa le vieux qu'on ne voyait plus.

— Quoi alors, comme ami ? dit l'enfant.

Il devenait docile comme chaque fois que se présentait la perspective d'un adoucissement de sa condition de non-oiseau, mais il était sur ses gardes parce que la même cage se profilait à l'horizon de son voyage terrestre. Le nègre surgit de cette attente. La comtesse s'assit sur ses talons.

— C'est un petit homme comme toi, dit-elle, s'adressant peut-être aux deux enfants qui se regardaient sans se comprendre.

C'est là que les mains vides du p'tit Pé se mirent à avoir de l'importance. L'autre transportait un paquet enrubanné.

— C'est-y pour toi ? demanda le vieux en se penchant sur le corps liquéfié de son fils.

— Oui, oui, dit la comtesse.

Elle pinça la joue du petit nègre qui faiblissait sous la charge du présent que l'autre ne se décidait pas à recueillir.

— Tu ne veux pas savoir comment c'est ?

Pendant ce temps les deux adultes semblent avoir disparu.

— P't-être qu'il veut savoir pourquoi.

Non ce n'est pas le vieux qui a parlé, pas même la comtesse. Les deux petites têtes intranquilles pivotent en même temps. Il y a un garçon en chemise de nuit à la fenêtre. Le vieux se dirige vers lui en disant : je savais bien qu'il l'avait pas oubliée, la casquette !

Le garçon l'a trouvée dans l'allée.

— Elle n'était pas perdue, dit-il.

— Ni oubliée, dit le vieux.

C'est la comtesse qui la prend. Le p'tit Pé a besoin de ses mains pour recevoir le gage d'amitié. Le garçon est en train de franchir la fenêtre.

— Néron ! C'est insensé ! Vous n'obéissez plus !

Elle est devenue toute rouge, la pauvrette. On dit la pauvrette parce que son mari de comte la trompe. Rien de bien sérieux, mais l'infidélité, ça ronge. Et que dire de l'hérédité dont elle est le tabernacle des fêtes.

— Néron ! Mes fleurs !

Il les a écrasées. Il pirouette toujours quand il tombe, une technique que lui a enseignée un oncle comme lui affecté de cette obésité qui coule dans le sang des Vermort avec combien d'autres particularités ? Elle s'est penchée à la fenêtre. C'est encore l'enfance qui enfonce son clou dans le crâne du vieux. Il surveille ces postures. Il y a un guetteur en lui, un autre chasseur. Il a souvent profité de ce qu'elle lui tournait le dos pour l'observer, presque la désirer. Il n'y a jamais eu d'observation sans ce désir qui explique l'intimité, une intimité qu'elle semble reconnaître puis qu'elle chasse comme un insecte, retirant aussitôt la main en se demandant si elle vient de tourmenter une guêpe ou un syrphe. Le comte l'offrait à ses valets quand il avait bu. Sans doute prétendait-il lui arracher ces larmes qu'elle lui avait promises à la place du plaisir.

Perrine, le verre à la main, attendait lui aussi. Elle était assise et montrait sa cheville. Le verre reposait sur l'accoudoir.

— Vous avez bu, se contentait-elle de dire.

Où avait-elle été chercher la limpidité de sa voix ? Perrine, qui la voyait maintenant de profil, surveillait le mouvement de la poitrine. Elle contrôlait d'interminables apnées. La valetaille n'osait pas bouger. Le comte, qui avait croisé ses jambes, les agitait nerveusement.

— C'est vrai, reconnaissait-il, se référant à ce qu'il venait de boire.

Prenait-elle plaisir à entretenir le silence qui s'ensuivait ? Perrine lustrait une botte sur son mollet. À quel moment chercherait-elle à s'assurer de son témoignage ? Il attendait comme les autres. Le comte finissait par aller se coucher. Elle attendait encore une minute. Y avait-il des invités ? Elle les raccompagnait jusque dans l'allée où ils avaient leur voiture. La valetaille en avait profité pour s'activer. Seul Perrine, qui n'avait aucun rôle à jouer dans cette agitation, demeurait dans le salon où il avait assisté à l'humiliation de la femme qu'il désirait.

Heureusement il ne l'aimait pas. Il ne se sentait même pas dépossédé. La perspective d'un viol l'avait plus d'une fois inspiré. Il se surprenait dans des ombres propices. Le temps avait-il passé ? Ses fièvres participaient à la lente usure qu'il surveillait avec la même obstination. Il l'aurait déçue. Elle ne s'était jamais confiée à lui mais elle lui accordait des silences, des facilités, ces moments de lenteur qui n'avaient peut-être pas duré. Les invités s'étaient évaporés dans la nuit grise. Elle attendait que la dernière voiture eût franchi le pont. La lanterne s'étiolait lentement dans la broussaille. En revenant sous le porche elle évacuait la domesticité avec des mots de remerciements, les mêmes qu'il lui reprochait le lendemain parce qu'il savait qu'elle les avait prononcés.

L'été, ils déjeunaient sous la galerie, côté levant. On faisait le tour par l'extérieur pour les servir.

— Mais avec qui couchez-vous ? lui avait-il demandé un jour de petite pluie.

La servante dégoulinait doucement. Son enfant demeurait sur une marche. Le parapluie était resté ouvert. Avait-il cherché à l'ouvrir sous cette toiture, la seule fois où il le ferma ?

— Je voudrais tant aimer quelqu'un qui ne fût pas...

Mais elle ne termina pas ce texte mis au point à la place du sommeil et qui lui avait finalement paru si véridique. Se plairait-il enfin à imaginer ce personnage de remplacement ? Il allumait des cigares grotesques. Si Néron était là, c'était lui qui craquait l'allumette, sinon elle s'en chargeait. Il aimait caresser cette main tremblante. Pourquoi portait-elle l'anneau de sa mère et non pas celui qu'il lui avait offert ? Encore une question à laquelle elle prétendait ne pas répondre. Il la harcelait à partir de cette caresse et elle ne s'en allait pas.

— Avez-vous passé une bonne nuit ? demandait-elle comme si elle allait reprendre le conte interrompu la veille.

Les nuits qu'il passait seul, il les passait mal, elle devait le savoir.

— Nous serons seuls aujourd'hui.

Elle voulait dire que personne n'était resté. S'attendait-il à ce qu'on lui abandonnât une épouse mélancolique sous prétexte qu'il s'ennuyait lui-même ? Le cigare lui brûlait les lèvres. Il le trempait de temps en temps dans son cognac. Néron, s'il était là, sautillait pour happer ces volutes prometteuses.

— Qu'avez-vous décidé pour le petit Perrine ? demanda-t-il.

Il nota l'instant de bonheur qu'il venait de provoquer sur ce visage sévère.

— Perrine n'y voit pas d'inconvénient, dit-elle.

La moue du comte la renseigna. Il s'en fichait. Cependant ce matin il n'avait pas l'intention de la blesser, peut-être parce qu'elle prétendait agir sur l'enfant de Perrine, et Perrine était un homme respectable, un ami d'enfance, malgré la différence. Ce dernier mot le plongea dans le silence. Elle lui parlait, sachant qu'il ne l'écoutait plus.

— Pas d'inconvénient ? avait-il seulement murmuré.

Néron était-il là ? Il s'en souviendrait. Un peu de vent s'était mêlé à la pluie. L'enfant de la servante revenait seul, luttant contre les gouttes obliques. Sa mère avait valsé dans l'allée, annonçait-il, ce qui tira le comte de sa torpeur. Il s'envola. La comtesse n'avait levé que le petit doigt pour prévenir le coup du parapluie, mais l'enfant suivait le comte, tourmenté par la pluie qui s'abattait derrière lui, le parapluie tournoyait au bout d'une lanière. Néron songea à un cerf-volant.

— Il a un enfant, Perrine ? demanda-t-il.

Il fourra quelques allumettes dans sa poche. La comtesse était à l'autre bout de la galerie. Elle criait : mon Dieu que vous êtes maladroit !

Comme c'était le matin (le matin de la veille où, toujours le matin, le p'tit Pé rencontra le monstre de la famille, qui était nain, noir et fou, comme si tout le mal qui frappait les Vermort depuis des siècles — ils s'étaient embourgeoisés au temps de François Villon et avaient été anoblis par l'empereur — se retrouvait dans cette existence confinée à la façade qui donnait sur les ubacs, le p'tit Pé ayant poussé au couchant dont il connaissait toutes les postures), elle portait une chemise sans fioritures qui lui tombait à mi-cuisse, sur une jupe d'amazone relevée sur un côté par une pince à linge. Ses cheveux disparaissaient entièrement dans un foulard noué en papillote. Elle était chaussée de sandalettes aux lanières rutilantes qui laissaient voir ses longs orteils aux ongles soignés et vernis de rose. Penchée sur la balustrade, le visage mouillé par la pluie, elle s'obstinait à voussoyer le petit porteur de parapluie qui, le tenant désespérément fermé, s'affalait régulièrement dans la flaque quand il tentait de l'ouvrir.

— Est-il bête ! fit la comtesse et elle le rejoignit sous la pluie, entra même dans la flaque tiède, le genou apparut au-dessus d'un mollet dégoulinant de pluie jaune.

Le pauvre enfant venait de s'apercevoir qu'on n'avait plus besoin de lui, le comte ayant enlevé la servante un peu à la manière de ces magiciens qui ne reviennent sur le devant de la scène que pour ne rien expliquer et encourager par une courbette les applaudissements rageurs de la foule qui les bissent. Le parapluie s'ouvrit sous l'action que la comtesse exerçait sur lui depuis une bonne minute. Il lui fallut aussi ouvrir la main du petit page et mettre la poignée du parapluie dedans. Le pauvre était paralysé. De loin, Néron voyait les seins dont les pointes traversaient insolemment la chemise mais il doutait que l'enfant partageât la même vision. Elle referma la main, ajusta le parapluie au-dessus de la tête du petit homme qui ne demandait rien et lui tapota les fesses pour qu'il s'en allât. Il se mit en route comme un automate. Néron nota dans son carnet cette nouvelle idée : le page au parapluie, la comtesse en chemise (il exagérait), la flaque jaune et la pluie oblique et bleue.

La comtesse se secouait sur le seuil. Elle adorait les pluies d'été. Mais ne vouait-elle pas la même adoration à la neige dont la première elle saisissait le premier flocon ?

— Perrine a un enfant ? répéta Néron.

La chemise venait de glisser sur la jupe roidie par l'humidité. Le dos n'apparut qu'un instant. Heureusement le comte avait oublié sa veste. Elle la boutonnait rêveusement en regardant la pluie. Au bout de l'allée, le petit homme luttait contre le vent qui voulait lui arracher son parapluie. Il n'avançait plus. Néron serra la taille fine et toucha le ventre glacé.

— Vous n'êtes plus un enfant, murmurait-elle quand cela arrivait.

Il était petit pour son âge, comme tous les Vermort, ironisait-il.

— Je n'aurai jamais honte, dit-il.

La pluie grouillait sur cette surface.

— Un enfant de l'âge de Fabrice ? demanda-t-il encore.

La comtesse se dégagea lentement.

— On se demande où vous vivez, mon pauvre petit, dit-elle exactement comme elle disait au comte : vous savez trop bien ce qui vous appartient, mon pauvre ami.

Il sentit qu'il allait pleurer.

— Pourquoi l'avez-vous appelé Fabrice ?

Question qu'il n'avait jamais posée. Était-ce le moment ?

— Nous n'avons plus de parapluie, dit-elle.

Petite, elle l'abritait sous sa chemise quand on se promenait sous la pluie d'été. Du seuil, elle siffla le petit domestique empêtré dans la pluie. Elle préférait le sifflet à la clochette. Qu'est-ce qu'il lui avait pris de vouloir le sauver de la pluie ? Avait-elle oublié que Néron avait les poumons fragiles ? Comptait-elle rentrer avec lui sous la pluie ? Le sifflet pendait toujours à son poignet dont le mouvement l'ajustait aux doigts sans faute. Fabrice, c'était moi, voulait dire Néron. Seulement voilà ce n'était pas lui ! Il se taisait. Douloureux silence. Pourquoi Néron ?

— Vous êtes un peu idiot, dit la comtesse au petit valet qui demeurait sous la pluie, n'osant franchir le seuil de la galerie où pourtant elle l'invitait à séjourner avec elle, le temps de grignoter les miettes et aux autres fonds qui envahissaient la table.

— Tu connais le fils de Perrine ? lui demanda Néron.

L'autre fit oui de la tête. C'était un petit garçon sec et tranquille, au regard fuyant, dont la tête était remplie de scènes pornographiques qui faisaient les délices de Néron. Récits authentiques dont la source était le lit conjugal où sa mère se vautrait notamment avec le comte lui-même. Il connaissait les mots parce que Néron les lui avait enseignés. Les termes d'anatomie lui avaient coûté le plus grand effort, sinon il se contentait de reproduire les paroles sans se laisser influencer par Néron qui en exagérait volontiers le phrasé, s'il s'agissait de phrases comme il le prétendait et non pas des borborygmes que Damien s'appliquait à reproduire le plus fidèlement possible, avertissant son interlocuteur de la différence de hauteur qui affectait son imitation quand il devenait presque l'homme qui n'était pas son père. Néron, inspiré par ces coulées prometteuses d'un temps moins morose que celui qu'il avait à traverser en écuyer, traçait soigneusement ces graphismes sur des morceaux de papier que la comtesse, qui fourgonnait à son désavantage, finirait bien par découvrir dans un ressort du lit, peut-être à l'occasion du nettoyage de printemps, lequel affectait la literie et les coins oubliés. Généralement on ne trouvait que les insectes morts et des pièces de monnaie, rarement le bijou parce qu'on avait tout mis en branle pour le retrouver et, s'il était perdu, c'était à l'extérieur du château, ce qui généralement le condamnait à l'oubli. Damien dénichait d'autres merveilles, comme un cheveu pris au piège d'une toile d'araignée, beau fétiche que Néron emportait dans cette chambre où le moindre changement eût été remarqué par une comtesse vigilante et précise comme un lanceur de couteaux.

Damien y pénétrait quelquefois, glissant sur des patins, mais à reculons parce que dans ce sens il ne se retrouvait pas le derrière par terre. Il découvrait d'abord la porte, dont le rideau était ouvert, puis le mur tapissé de portraits depuis le plafond jusqu'au-dessus des chaises qui s'alignaient d'un bout à l'autre. Une fois au bord du tapis libre à lui de tourner autour du lit, à pas feutrés par une épaisseur de laine où le corps d'une femme eût été, selon Néron, du meilleur effet. Derrière le dosseret, qui ne touchait pas le mur pour ne pas marquer la précieuse tapisserie, l'ombre et le silence l'étourdissaient et Néron en profitait pour lui arracher un baiser, comme à une fille.

Mais la comtesse n'était pas loin. Néron avait trouvé quelque prétexte pour faire entrer le petit valet dans sa chambre. On ne s'y attardait pas. La bouche de Néron avait un goût de confiture, impression qui demeura longtemps, pour Damien, l'entrée en matière de toute tentative de posséder l'autre pendant cette minute d'extase qui pouvait aussi bien être celle d'une dépossession outrageante.

— Parce que toi tu ne le connais pas ? demanda la comtesse qui venait de maudire la pluie.

À vrai dire non, Néron ne s'était pas aperçu de l'existence du petit Perrine.

— Et pourquoi pas Damien ? demanda-t-il à son tour.

Il voyait quelque avantage à ce que Damien fût le souffre-douleur de Fabrice qui n'en avait pas et qui sans doute ne s'imaginait même pas que c'était ce qu'on lui proposait comme compagnie. Damien était un petit être d'apparence fragile mais sa connaissance du bonheur le rendait indestructible, tandis que Néron savait trop bien à quel point il s'effritait lui-même au contact de ce frère monstrueux. La comtesse avait déjà pris sa décision et le comte n'avait pas vu d'inconvénient à sacrifier la tranquillité d'un orphelin qui était sans doute son fils, ce qui n'était pas le cas de Damien. Entre demi-frères, il se passerait quelque chose, même si le secret était soigneusement gardé. L'idée le séduisait. En avait-elle parlé au vieux Perrine, mais parlé comme on parle à un domestique de toujours ? Ne cherchait-elle pas à se venger un peu de la détresse qu'elle partageait avec lui ? Damien ferait peut-être mieux l'affaire. Les seins de Célestine. Ses grosses fesses. La graisse de ses hanches. Ce vaste ventre qu'il ouvrait d'une bouche gourmande. Il en était peut-être amoureux au fond. Chacier fermait les yeux, ne les rouvrant que pour vérifier le lustrage des cuirs dont l'entretien lui revenait. Elle était arrivée fort à propos. Il avait traversé la pluie battante en cette légère compagnie. Elle courait plus vite que lui et savait doser la morsure. La comtesse ne semblait pas voir ces traces de lutte. Il les exhibait pourtant, beaux ovales violacés dont la surface était aussi sensible que la pointe d'un sein. La grosse Célestine se prenait pour une lionne sans doute parce que lui-même entrait dans la peau de cet ancêtre noir dont l'armure était conservée dans une cage de verre. Souple comme le fauve qu'elle imitait, elle le poursuivait sans faire grand cas de ses cris et finissait par l'aplatir sur le tapis où il se débattait comme un forcené, chasseur vaincu par sa proie, il luttait maintenant contre la mort qui avait été celle de son ancêtre, du moins la légende était la seule à témoigner de cette fin sinistre.

Mais l'homme entièrement mangé ne retourne-t-il pas à la poussière sous forme d'excrément ? La bête ne meurt pas. Cette perspective d'éternité envahissait Célestine. Gourmande jusqu'à la férocité, elle le dévora plusieurs fois. Il couvrait cette nudité d'une peau qui n'était pas celle d'une lionne. Des dents d'un ivoire impeccable surgissaient de cette fourrure. Sous eux, le plancher vibrait. Un peu de l'ancestrale poussière des solives tombait sur les tables et les fauteuils du salon égyptien dont la comtesse venait ouvrir la baie vitrée afin de retrouver sa respiration. Le comte ne débandait pas.

Le soir, le soir il la montait et la traitait d'ânesse, autre animal à peau dont il essayait de combiner les significations avec ce qu'il savait de la lionne de son ancêtre. Elle jouissait quelquefois et il la félicitait en l'embrassant sur la bouche. Elle se reprochait ces plaisirs sur un prie-Dieu dont elle avait arraché le matelas. Ces mortifications pouvaient durer des heures. La robe était retenue à mi-cuisse par un bras replié sur elle, l'autre bras dissimulait le visage ou bien elle le mordait en oiseau. Ces petits coups de bec avaient une fois alimenté leur conversation. Il avait un peu flatté ses désirs, si clairement qu'il crut qu'elle allait se donner pour la première fois de leur existence. Un enfant soufflait sur ces braises. C'était Néron.

Le comte se sentait dépossédé mais enclin à protéger cette intimité si c'était là tout le malheur qu'on lui souhaitait. Son esprit lui préparait d'autres aventures. Chacier l'avait mis sur la piste. Il avait servi un chasseur aux Indes. Le comte lui montra l'armure exposée dans le musée familial.

— Une espèce de vengeance, devina Chacier.

La lionne vivait encore. Chacier mesura mentalement toute l'importance de ces siècles. Il y avait longtemps que les restes de l'ancêtre avaient fini de crotter l'herbe de la brousse. Des dizaines de vengeurs étaient sur sa trace. Elle débuchait de temps en temps pour en augmenter singulièrement le nombre. Un seul de ces hommes aventureux se montrerait à la hauteur de son passé.

— Les autres, murmura le comte comme s'il n'en faisait déjà pas partie.

Chacier le renseigna sur le comportement des tigres.

— Perrine ne sait rien de tout ça, dit le comte.

C'était un homme taciturne et peut-être jaloux. On ne l'approchait guère sans redouter son silence. Il connaissait les armes à feu depuis l'arquebuse. Son privilège s'étendait au choix de la bête. Sa moitié d'homme aimait la chasse, l'autre moitié en rappelait les règles. Toute son importance tenait aux termes d'un testament qui faisait de lui l'héritier de la chasse.

— Il a un fils, précisa le comte.

Chacier ne comprenait pas.

— Donnez-moi les terres d'Afrique, proposa-t-il.

Perrine ne pouvait tout de même pas y prétendre.

— À lui les renards et les perdreaux ! À nous la lionne !

D'ailleurs le p'tit Pé mourrait peut-être avant d'avoir atteint l'âge d'hériter et de se reproduire. Chacier pensait à son propre fils. On n'avait jamais pensé autrement dans sa famille. Mais le comte avait cette idée de déposséder Néron jusqu'à la lionne. L'animal serait empaillé par ses soins. Néron aurait d'autres aventures et une histoire à raconter à ses petits-enfants. La lionne immobile en témoignerait. Son regard de verre pétrifierait les incrédules. À son côté figurerait l'armure vidée de son contenu.

— Ici mon portrait, avec mes chiens, mon fusil, la savane au soleil couchant et la perspective de ceux qui rougiront d'eux-mêmes. Perrine doit comprendre, dit-il.

Sa main étreignait un verre que Célestine avait rempli trois fois. Chacier avait l'esprit clair. Il avait vu l'étendue des terres des Vermort en Afrique, sur une carte que le comte avait encadrée. Elle était maintenant accrochée au mur du musée. Les commentaires du comte envisageaient l'aventure comme la seule conclusion. Célestine promena son regard bleu sur cette surface où elle se reconnaissait malgré la transparence. Elle préférait les renards et les perdreaux, surtout si c'était Damien qui en héritait. Les lionnes, les serpents venimeux, les insectes monstrueux, les éléphants, les rhinocéros, l'infini sans chemin pour démontrer le contraire ! Elle eut un vertige.

Ils soutinrent à deux cette chair que plus rien ne contenait. Elle se plaisait tellement à Vermort ! eut-elle le temps de dire avant de perdre connaissance. Le comte appela par la fenêtre.

Célestine avait écrasé une chaise qui avait maintenant l'air d'un chat mort. Chacier tirait sur les jupes en maudissant l'Afrique. Sous ses pieds, les patins grinçaient comme des portes. La voix du comte rencontra celle de la comtesse. Elle amènerait des sels si elle les trouvait. Néron avait soufflé dans l'oreille de Damien : c'est ta mère !

Le p'tit Pé était assis sur son derrière et culottait une pipe au-dessus de la flamme d'une chandelle. Les gros sourcils du vieux Perrine ne s'étaient pas soulevés. Le plomb fondait doucement sur le feu. Il avait toujours l'air fasciné par cette alchimie. Les essais de poudre n'étaient pas moins magiques. Elle fusait encore au coin de l'œil quand la lumière était éteinte et qu'il s'agissait maintenant de dormir. Elle pétait plus facilement sous le marteau, marquant la vieille enclume non pas comme un coup de couteau qui en se retirant referme la plaie et la destruction de l'organe, ou bien la plaie se gonfle pour former deux lèvres d'où jaillit peut-être le sang, à moins qu'il ne se fige dans cette gouttière, invitant à la mutilation — pas même comme l'arrachement superficiel causé par les graviers de l'allée à la suite d'une chute (qu'est-ce que je fuyais ?) — mais comme s'il ne manquait rien à la matière (pas d'arrachement) et comme si l'enclume avait seulement et infiniment changé de forme, une charge adéquate l'eût complètement déformée, et le monde autour d'elle eût été définitivement marqué par cet accident.

Les doigts de Perrine formaient rapidement les boulettes de papier. L'étincelle bleue lui donnait la mesure du mélange. Ses coups de lime sur la balle le plongeaient dans une lenteur plus étrange encore. Il s'appliquait. Le moindre défaut l'eût empêché de dormir.

Les fusils étaient alignés dans le râtelier. Une vitrine protégeait ces reflets impeccables. Il ne touchait jamais l'acier à mains nues. Il portait ces gants outrageusement blancs. Quelquefois un lorgnon agrandissait son œil ou bien il le collait dans la lunette dont l'axe grinçait, toujours penché sur quelque chose que l'enfant ne voyait pas. Il avait compris la physique du coup de fusil et déjà son esprit exigeait d'en connaître la mécanique. Même la craie du vieux lui avait donné une idée satisfaisante de la balistique. Le point A représentait le chasseur figuré par une croix de Saint-André barrée d'un trait légèrement incliné vers le haut. La parabole atteignait l'animal en un point B. Deux chiens couraient à sa rencontre, ainsi qu'un cavalier qui semblait agiter une bannière.

Lime en mains, l'enfant avait ajusté un levier immobilisé par les mors de l'étau que le vieux venait de serrer. Une autre fois il lui avait montré comment brider une pièce impossible de fixer à l'étau. Il accompagnait sa leçon de limpides équations. Sur le terrain figuré à la surface du même mur, et avec la même craie, il réduisait le plan à des triangles et montrait le chemin de la balle traversant la masse oblique du vent. Sa grosse figure rutilait sous la lampe.

L'enfant sentait à quel point il ressemblait à l'enfant que cet homme avait été dans un temps tellement ancien qu'il n'était plus possible d'en rendre compte par l'écoulement des jours. Tout le temps était compris dans cette ressemblance et tout le futur (ce qui n'est pas encore du temps) dépendait de cette donation du plus ancien à celui qui promet de se reproduire avec la même fidélité. Aussi l'enfant brûlait-il de s'exprimer sur le terrain de cette science de l'homme (il ne s'agissait rien de moins que de cela). L'annonce qu'il allait entrer dans le château au lieu d'en explorer les environs, le sidéra.

Le vieux cessa de parler. Mieux valait renoncer aux questions. La pluie cessa à ce moment-là. L'enfant épuisait ses tristesses contre le carreau d'une fenêtre, il ne savait pas pourquoi le carreau avait acquis ce pouvoir au détriment du coussin, pourquoi les dents ne jouaient plus aucun rôle dans cet épuisement, comment les yeux réussissaient-ils, à force de fixité, à retrouver le bonheur dans la perspective de l'allée gorgée d'eau et des arbres qui s'inclinaient encore ? Comment ? Ce jour était à marquer d'une pierre blanche, comme le disait le vieux en revenant d'une chasse particulièrement réussie et il traçait une petite croix dans l'almanach sous le regard amusé de monsieur le Comte qui avait posé son doigt sur le jour en question. Pierres blanches des petites croix.

L'almanach de l'année contenait des propositions de voyage. Une carte montrait les deux grands océans et l'Amérique en plein milieu. Il fallait former un tube pour comprendre le sens du Vieux Monde, comme quoi la sphère pouvait se réduire à un cylindre.

— Facile ! dit le vieux qui voulait décrocher, de ce visage presque en colère, des éclats de tristesse dont le vieux carreau de la fenêtre ne connaissait pas l'origine, sinon il les eût réduits à néant, comme habitude.

Il n'avait jamais essayé la tendresse, mais il y pensait de plus en plus souvent. En tout cas il ne connaissait pas d'autre moyen de lutter contre la tristesse des autres.

— Qu'est-ce qui lui ferait plaisir ? avait demandé la comtesse.

Elle avait cette manie de poser sa main sur son avant-bras pendant qu'elle lui parlait. Elle le forçait aussi à marcher avec elle. Il lui inspirait une espèce de confiance qui était comme la nostalgie d'une ancienne camaraderie. Après tout il aimait bien qu'elle se penchât pour écouter ses réponses. Il soignait le fil de sa voix, maintenant l'avant-bras à l'horizontale et marchant du même pas. Elle l'avait prié de se recoiffer mais il avait de nouveau ôté son chapeau en entrant dans l'ombre. De là, elle admirait les effets du soleil sur la lande et sur les bois. Ce côté de Vermort n'était ni cultivé ni donné en pâture aux bêtes. Des sangliers traversaient les fougères à l'automne. Quelquefois un cheval apparaissait sous les saules.

— Vous ne le haïssez pas ? lui avait-il demandé.

La main semblait caresser le poignet. Ils s'étaient entendus sur l'explication à donner à l'enfant. Il y avait plusieurs mois qu'elle s'était confessée, à bout de force, parce qu'elle avait résisté en regardant l'enfant grandir malgré elle. Elle l'avait confiné dans sa violence d'homme trompé. Elle avait même craint cette violence mais elle le voyait mal s'en prendre à l'enfant. Elle acceptait même de souffrir à la place de la femme qui n'était plus là pour témoigner de son innocence souillée. Elle s'était presque donnée à lui, à la colère qui le minait. Il avait parlé en riant des chats qui ont plusieurs pères.

— Il arrivera un malheur si vous ne vous en allez pas, Perrine, avait-elle dit.

Elle avait vendu des bijoux pour constituer le petit capital qui l'aiderait à recommencer une vie qui d'ailleurs n'avait pas eu de commencement puisqu'il en avait hérité. Il garderait la voiture et les chevaux. Elle ne voulait pas savoir où il allait. À Bayonne, il vendrait l'attelage pour le prix d'un voyage.

— Et ce qu'il sait de moi ? dit-il.

Elle frémit.

— Vous n'avez pas répondu à ma question, dit-elle.

Il lui parla du globe terrestre. Il n'avait pas d'autre idée. Tous les soirs il roulait la carte et posait ce tube sur la table. Il y avait une chandelle entre eux. Pour les petites lettres, il utilisait la loupe qui servait aux ajustages de précision.

— Vous n'oublierez pas une loupe, dit-il.

Elle ne l'oublia pas. Le verre était monté dans un anneau de bois cerclé d'un fil d'acier. Le grossissement était ahurissant. Fabrice le regardait en souriant. Il avait craint qu'un pareil cadeau ne fût pas à la hauteur de ce qu'il attendait de son futur compagnon de jeu. L'idée de préférer un globe terrestre à tout ce qui le faisait crever d'envie, l'avait dérouté à ce point qu'il en avait pleuré. Cet enfant était-il tellement différent ? Presque une fille. À force de différence on finirait par l'obliger à vivre avec les filles. Les voyages, pas plus que les filles, n'excitaient son imagination. Il préférait déjà l'aventure intérieure. Cependant le plaisir éprouvé par le fils de Perrine eut vite fait de se transformer en raison de l'aimer. Il y avait peut-être du vrai dans cette géographie de la découverte. Le p'tit Pé fit un étalage de dents et d'yeux larmoyants, doux mélange, beau prétexte. Le vieux Perrine s'éclipsa.

On ne le revit plus jamais. Le soir, on attacha le p'tit Pé à son nouveau lit. Il ne pleura pas. Il fit grincer ses dents. Cela dura toute la nuit mais à l'aube, il dormait. Fabrice sortit de la chambre en catimini et retrouva sa mère dans la cuisine. Elle aussi avait pleuré.

— J'ai dormi par intermittence, déclara-t-il.

L'idée du globe terrestre était vraiment une bonne idée. Il n'avait jamais vu quelqu'un prendre autant de plaisir à recevoir. Il avouait un plaisir réciproque. Il but son lait comme un petit chien. Elle le regardait rarement. Il savait que cela s'appelait de la honte. Il aimait les mots à ce point. Néron entra.

Il était en chemise et se grattait frénétiquement un sein tout en bâillant. Il lui flatta le crâne, secouant les boucles. Ce matin Fabrice était un petit chien. Néron avala goulûment un bol de lait. Il y avait plusieurs semaines qu'il exigeait de boire du café mais la comtesse s'opposait à ce petit plaisir qui devait avoir son importance. Fabrice lapait en les regardant.

— Il te plaît, ton nouveau jouet ? dit Néron qui déchirait le pain.

Il avoua sans vergogne que le choix de Pierrot eût été aussi équitable.

— Mais, demanda-t-il, pourquoi avoir choisi ?

Et pourquoi Pierre ? N'était-ce pas elle qui avait imposé ce prénom aux deux bâtards qu'elle se reprochait ? Qui était Pierre ? Il n'y avait pas un seul Pierre dans la lignée des Vermort. Et chez les Alamos, combien de Pedro ? Néron voulait savoir, telle était la leçon de l'aîné au cadet. Plus tard la cousine Aliz avait remarqué que Fabrice ressemblait à un de ses domestiques, le païen Bortek. Était-il vrai qu'aucune souffrance n'avait réussi à le convertir ? Comme il était facile de provoquer ce tournoiement dans la tête de Fabrice ! Et les mots qui obéissaient à cette cohérence, agglutinés autour des noms de personne et des noms de lieux, formant la chronique où il avait sa place, point de rencontre, une fois de plus, situé dans la présence d'une femme qui ne pouvait pas ne pas être une cousine.

Fabrice jouait avec des petits personnages de plomb qu'il préférait à toute idée de globe terrestre et d'instruments d'observation. Il jouait sur un tapis dont les arabesques influençaient son imagination. Il se servait aussi des couleurs. Il traçait des plans à parcourir dans tous les sens. Il n'y avait pas de fil conducteur pour le moment quoiqu'on connût exactement le nom et la vie du premier des Vermort, marchand d'épices, marchand d'esclaves, marchand de tout ce qui alimente le désir et l'envie. Il y avait cette lueur dans le regard de son père.

Les portraits des ancêtres avaient été peints bien après leur mort. On les avait tous imaginés d'après ce regard ou du moins le comte avait-il insisté pour que ce fût le regard qui constituât le trait commun et ineffaçable des Vermort. On s'était inspiré de gravures, de tableaux de chevalet et surtout de miniatures. On avait quelque chose à conserver et papa comte avait tout mis en œuvre pour que plus rien ne disparût jamais comme c'était arrivé plusieurs fois dans le courant de plusieurs siècles.

Néron voulait être général et il étudiait les mathématiques. Fabrice n'étudiait rien, pas même la musique qui pourtant lui arrachait des cris de plaisir. Il aimait trop les statues et on l'en éloignait. Son univers était peuplé d'abstractions, à part les petits personnages de plomb qui avaient tous un métier ou un rôle à jouer. Des animaux se soumettaient à cette société. C'était tout ce qu'il en savait pour le moment. Des ponts enjambaient les tracés. Il plantait des arbres dans les surfaces vertes et s'imaginait que les rouges devaient être les toits des maisons. Le noir figurait les montagnes ou les lacs, selon qu'il y déposait une bête sauvage ou une barque. Il y avait des jardins d'étoiles. Il avait mis le feu à l'entrée de l'enfer, on supprima la chandelle du soir. Pé consentirait à la tenir. Avait-il le choix ?

Il était couché dans le lit, pieds et poings liés. Il avait dormi. Il ne comprenait pas pourquoi il avait perdu la tête hier au soir. Il s'était montré docile pendant toute la journée. Il avait accepté tous les jeux. Il avait failli pleurer en voyant son père s'en aller pour toujours. Il eût aimé l'embrasser. On était allé directement dans la chambre. Le tapis était peuplé comme une gravure qui veut tout dire sur ce qu'elle envisage de montrer. Pé transportait le globe. Fabrice tirait la langue et avançait en soulevant à peine ses pieds, de peur de trébucher sur un des innombrables pièges du parquet, la loupe n'eût pas résisté à cette épreuve. La comtesse suivait, poussant une desserte qui servait à transporter les bagages de Pé.

Il ne possédait pas grand-chose. Il ne semblait plus tenir qu'à ce globe et à la loupe indispensable. Fabrice lui parla de la chandelle. Pé n'avait jamais empêché personne de mettre le feu aux choses mais maintenant qu'il possédait l'objet de ses rêves, il se sentait à la hauteur de n'importe quelle tâche. Il ne connaissait ni le feu ni le sang mais il en avait entendu parler. Il se fiait aussi à son instinct.

Fabrice l'admira. Il posa la loupe sur le lit. Avait-il eu de la chance de ne pas la briser en ces mille morceaux par quoi s'achevaient toutes ses tentatives de plaire ? Pé regardait le tapis. Ce pays n'avait pas de nom.

— Je croyais que c'était Vermort, dit Pé.

Fabrice rougit. Il montra Vermort, Bélissens, Castelpu, Nexus et là, ce qu'il savait de Polopos, de Bagdad...

— C'est grand, dit Pé.

C'était peut-être un compliment. Il demanda où il lui était permis de poser le globe terrestre. Fabrice désigna le guéridon qu'il avait débarrassé d'une lampe amorphe ensuite il procéda cauteleusement au transfert de la loupe. Cette lenteur amusa Pé, mais sans méchanceté de sa part. La comtesse poussa la desserte sous la fenêtre et demanda si elle était de trop. On la renvoya poliment. Elle ne ferma toutefois pas la porte.

De quoi avions-nous parlé jusque-là ? On explorait le silence sans se regarder.

— Je ne suis jamais allé plus loin que le Noyer, dit soudain le p'tit Pé.

Fabrice posa son doigt sur l'étang au Noyer. Il n'y avait jamais été. Il n'avait été nulle part.

— Dehors, on n'est pas maître de l'air qu'on respire.

Pé réfléchit. Il avait eu cette sensation en effet. Il ne savait pas si le fait d'avoir parcouru toute la longueur de l'allée depuis le logis qu'il partageait avec son père jusqu'à l'entrée du château, pouvait être considéré comme avoir été plus loin que le Noyer. Fabrice mesura la distance.

— Non, dit-il.

Une chose restait à faire pour en finir avec cette présentation : situer sur le globe terrestre le pays figuré par le tapis. On fit pivoter la sphère. On pouvait aussi l'incliner mais pas au point de n'avoir plus besoin de se baisser pour observer l'hémisphère sud.

— Ce pays n'est rien en comparaison de cette immensité, dit Pé.

Ah ! oui, la terre était encore infinie à cette époque. De quoi rêver. Rien, ce pouvait être un point.

— Ils ont assez confiance en toi pour te confier le feu d'une chandelle, dit Fabrice. Peut-être même celui de la lampe.

Pé jeta un œil inquiet sur le tapis.

— Ce que je sais du feu n'a rien à voir avec l'enfer, dit-il enfin.

Fabrice réfléchit. Il se sentait blessé par cette allusion trop claire à sa tentative de donner corps à ce qu'il savait de l'enfer. Pé réfléchissait aussi. On ne pouvait pas savoir ce qui faisait l'objet d'un tel silence.

Fabrice voulut l'admirer. Il lui parla de cette étrangeté. Pé écoutait sans cesser de faire tourner le globe. On entendait ce grincement, les accélérations, la voix de Fabrice qui traversait le champ délimité par le tapis, l'idée de filature lui vint à l'esprit. Pé ne le comprenait plus. Le globe était devenu entièrement bleu, goutte d'eau gigantesque. Il savait que le feu était à l'intérieur, un feu sans doute doucement éteint, et la glace en cours de formation, inévitable immobilité qui précède quelle déflagration à la mesure de l'homme ?

Fabrice n'aurait rien compris de ce silence. Pé n'en parla pas. Il ne s'ennuyait pas. Le globe cessa lentement de tourner. La voix de Fabrice se finissait avec ce mouvement. Il n'y pouvait rien. Il acheva son éloge par des adjectifs qui se rapportaient à tous les noms qu'il avait donnés à son compagnon pendant la minute qu'avait duré ce vertige. Pé sourit, ce qui rendit encore plus difficile l'élucidation de son mystère. Fabrice, qui ne manquait pas d'intelligence, croyait être en présence d'un génie. Il n'avait pas l'intention de se laisser emporter par ce fluide invisible dont il constatait pour l'instant les effets sur sa personne, mais cette perspective le tourmentait à ce point qu'il parut lutter pendant la minute que dura le silence de Pé. Le silence est le pire des infinis même s'il est si facile de le briser. Il y avait longtemps que Fabrice ne se jetait plus sur son lit, enfonçant sa tête dans la couette pour s'empêcher de crever la bulle de silence où il avait tenté de s'évader. Maintenant il préférait la fenêtre et particulièrement le carreau dont les irrégularités pouvaient transformer le paysage à l'infini.

Ils jouèrent un moment devant cette meurtrière, se poussant, épaule contre épaule. Pé ne connaissait pas ce paysage, alors forcément il était tenté de le deviner, violant ainsi les règles du jeu inventées par Fabrice qui se rendait compte que tous ses objets familiers allaient subir la même transformation. Tandis qu'il s'était efforcé d'en changer autant l'aspect que le sens, Pé réussirait peut-être à lui imposer ce retour à une réalité qu'il lui restait à découvrir. Fabrice savait qu'il lutterait. Pé résisterait-il à cette tentative de le pétrifier ? Fabrice avait besoin d'une statue.

— Non pas une poupée !

La différence serait cette possibilité de finalement donner raison à la statue. Au moins une fois, mais sans tricherie. Le coup d'épaule suivant ne réussit pas à déplacer le corps de Pé. Sur son visage se confondaient facilement la fascination et l'expérience. Fabrice pirouetta comme un chien de cirque entre deux numéros. Il était soudain désespéré. Il eût aimé trouver le mot capable de traverser cette obstination. Il recula jusqu'au globe terrestre. Maintenant il s'agissait d'attirer l'attention de Pé. Il fit tourner le globe. Peut-être ne s'agissait-il que d'attendre. Pé allait-il s'effondrer ? Ce qui lui arrivait était après tout insupportable, mais Fabrice n'aurait-il pas tout donné pour avoir lui aussi un passé ?

— Ce n'est pas une toupie, dit soudain Pé.

Il pivota. Il revenait au globe lui aussi. Cette réduction de l'infini à la dimension de l'homme était à l'origine du temps parce qu'elle tournait sur elle-même tandis qu'une toupie lancée par terre est un acte de violence contre l'ennui. La sphère est tout ce que l'imagination peut posséder. Il caressa cette surface tranquille. Était-il possible que Fabrice fût un homme ? Le sang noir qui courait dans les veines des Vermort depuis l'époque du roi lépreux, et cette autre disgrâce qui affectait leurs os pour les réduire à la taille des enfants, rarement il s'était produit cette rencontre dans un seul être, nègre et nabot à la fois. En règle générale, les Vermort étaient de taille à peine en dessous de la moyenne, blancs de peau, quelquefois rouquins, avec peut-être des signes d'appartenance à la race des nègres, ce qui n'est jamais une particularité dans la zone d'influence des Pyrénées où le sang berbère a définitivement marqué les souches de marchands et autres bourgeois. Le blason familial, aujourd'hui blason d'empire, mais qui avait servi d'enseigne à la pratique du commerce depuis des siècles, portait du noir en chape et le vert du fond ressemblait à un chapeau pointu. Une rose blanche figurait au centre. On n'avait pas de mal à imaginer un ancêtre noir habillé de vert portant sur lui le symbole de ses bonnes intentions à l'égard des autres. La devise évoquait en deux mots les crépuscules du jour et de la nuit, ce qui n'engageait à rien. Mais de cette enseigne devenue blason familial, rien ne filtrait concernant le nanisme des uns et l'horreur que les autres concevaient à l'égard de cette disgrâce au moment de se reproduire.

Saint-Pé sut tout cela un jour. Il sut qu'il était un bâtard des Vermort. Il comprit mieux la folie de la comtesse. Le jour où Perrine a pris la poudre d'escampette avec le magot que la comtesse avait constitué tout exprès pour lui, passa si lentement qu'aujourd'hui encore il paraît ne plus pouvoir se terminer. Saint-Pé tient tout entier dans cette journée primordiale, du faux réveil où Perrine était encore son père jusqu'à la crise qui n'acheva pas la dernière heure, au contraire elle durait encore, c'était elle la cause de tout ce semblant d'éternité.

Comment avait-il appris en quoi consistait la folie de la comtesse ? Elle remplaçait Perrine par Chacier et le p'tit Pé par Damien l'empoté. Jusque-là, le comte était d'accord avec elle, d'autant que Célestine promettait. Néron, qui avait l'âge de comprendre comme disait la comtesse en rougissant, posait la question du choix qui abandonnait Pierrot, le fils du géant, à son sort de cul-terreux. Sur la base de quel critère avait-on opéré ce choix ? Le géant n'avait-il pas les mêmes raisons d'en vouloir, peut-être à mort, au comte qui faisait remarquer que ce monstre, quoiqu’ancien soldat, était cul-de-jatte, ce qui le rendait tout de même moins dangereux que Perrine qui était un chasseur expérimenté et en parfaite possession de ses moyens. Pierrot n'avait pas la chance du p'tit Pé, c'était tout. Et le comte était satisfait de la tournure que prenaient les choses.

Dans l'après-midi du jour où Perrine abandonna celui qui n'était que le fils de son épouse défunte, il força lui-même la porte du sous-sol. Tout était soigneusement rangé et dépoussiéré. Chacier entra si lentement que le comte perdit patience. Damien se heurta à une chaise.

— Il n'a rien emporté, dit le comte, pas même ce qui lui appartient.

On ne remarqua pas l'absence du portrait. Le p'tit Pé eût souffert de cette disparition. Une fois enlevés les lits et le buffet, Chacier pourrait agencer l'endroit à son goût. On changerait la serrure le lendemain. Le p'tit Pé serait attaché sur le lit. Fabrice aurait dormi dans un lit de camp.

La crise de Pé avait été étrangement silencieuse. On avait craint pour sa langue. Néron s'était courageusement interposé entre le forcené et l'angle d'une table. La comtesse pleurait dans sa chambre. Pé avait déchiré son beau tablier de dentelle. Elle lui avait jeté son béret au visage. Mais le silence de Pé ne fut à aucun moment réduit à ce fracas de voix et de glissements sur le plancher. Fabrice avait vu son œuvre piétinée par le comte qui valsait entre Pé et la comtesse, l'un voulant détruire l'autre et cet autre, désespéré au point de se donner en spectacle, se défendant en lui jetant ses habits. Tout avait commencé dans le salon égyptien où le comte fumait en lisant le journal. La comtesse était assise de l'autre côté de ce guéridon où les verres du service à thé, verts et dorés, sont posés à l'envers autour de la théière. Il y avait longtemps qu'elle avait procédé à cette installation et aujourd'hui encore l'absence de ce service dépareillait la vitrine où rutilaient les mille et une babioles de l'enchantement auquel le comte avait succombé dans sa jeunesse. Il était impatient qu'elle finît de le féliciter. Il la savait un peu mélancolique et même perverse. Il se réjouissait avec elle de l'espèce de mort à laquelle ils avaient ensemble condamné cette vieille canaille de Perrine. Il irait d'ailleurs demain signaler cet abandon d'enfant. Ce serait toujours ça à reprocher au chasseur s'il lui prenait l'envie de revenir.

Ces raisonnements étourdissaient Néron. Il continuait de parler de Pierrot. Il fallut le menacer pour qu'il consentît à se taire enfin. Ce fut l'année, je crois, où il apparut clairement que la cousine Aliz lui était destinée. Il en concevait d'autres malaises. Fabrice l'avait vue une fois. Elle aidait à cueillir des cerises. Elle avait été frappée par on ne savait quelle ressemblance. Fabrice n'avait pas exprimé sa colère de ressembler à quelqu'un qu'elle connaissait. Néron pavoisait. Elle lui avait demandé de monter dans l'arbre, uniquement pour l'humilier. Fabrice se souvenait de cette petite victoire de la fille somme toute assez belle qui s'en prend au corps de celui qu'elle méprise à cause de sa banalité. Je crois même qu'elle avait trouvé le mot. Pé considéra Néron. Celui-ci se laissa observer sans cesser de rapporter ce qu'il savait des intentions du comte et de la comtesse. Le tournoiement s'accélérait. Néron jubilait.

— Monsieur le comte trompe madame la comtesse ! Celle-ci accepte les faits ! Les maîtresses sont mortes, l'une de maladie foudroyante, l'autre en couche ! Le bâtard de l'une est abandonné à son sort de cul-terreux ! D'ailleurs ce mari trompé est un invalide des combats de l'empire à qui on n'adresse plus la parole que pour lui demander de se pousser. L'autre veuf, héritier d'un privilège à sa famille consenti par un ancien Vermort reconnaissant, sans qu'on ne sache rien de l'objet de cette reconnaissance, choisit de détrousser un peu l'âme de la pauvre comtesse plutôt que de finir par assassiner le comte. On le remplace par Chacier. Reste le p'tit Pé. Le comte voit en lui un jouet pour amuser Fabrice qui est sorti tout noir du ventre de sa mère et qui ne grandira pas pour atteindre la taille déjà fort réduite des Vermort.

— Bien ! dit la comtesse dans un premier temps.

— Le p'tit Pé ne sera pas longtemps malheureux, dit le comte.

— Jusqu'à ce qu'il apprenne la vérité, dit Néron.

— Quelle vérité ? dit la comtesse.

Ensuite elle minaude. Mon ami, dit-elle : Pierre, que nous appelons Pé, ne serait-il pas possible...

Le comte a deviné les intentions de cette épouse glissante.

— L'Église ! s'écrie-t-il. Le Cens ! N'y pensez plus !

Néron, qui ressemble à son père, l'imite parfaitement. Fabrice, qui porte le nom de son père (si c'est une fille on l'appellera Alice), n'a jamais assisté à ces représentations sans ce sentiment exécrable d'être vaincu d'avance par l'interprétation de Néron qui a même étonné la cousine Aliz dans le rôle de Bortek, le sosie de Fabrice, que personne sauf Aliz et bien sûr la comtesse, n'a jamais vu. Le Bortek est resté, en ces lieux, le signe de la tragédie du pittoresque et de la ressemblance. Dans le courant de sa vie, Fabrice tentera plusieurs fois, en vain, de donner un texte à cette rengaine. Il ne parviendra qu'à en augmenter les silences.

Mais sa véritable souffrance date du jour où le p'tit Pé est entré au château, comme hochet, selon le comte, comme fils à mettre à la place du nègre nabot et indésirable, selon la comtesse. Néron s'entoura du rideau et s'échevela un peu comme allait la comtesse dans les temps de réflexion et d'hystérie. Les mots faisaient mouche. Quelle crise tentait-il de provoquer ? Celle du négrillon ou celle du bâtard ? Du rideau, il passa au fauteuil où il croisa des jambes maigres et noueuses. Grosses chevilles des Vermort. Sa main contribuait à la rotation lente et régulière du globe. Fabrice s'était-il toujours attendu à la suppression de son personnage ? Il semblait préparé à ce rôle arithmétique.

— Résigné, aurait dit Néron.

La résignation était un des thèmes majeurs du catéchisme de la comtesse. Ce fut à la nuit tombée qu'on se mit en route, deux par deux et chaque couple de son côté, vers les bois environnants où le p'tit Pé se cachait. On l'avait d'abord cherché dans les caves du château. Comme Perrine connaissait l'existence du souterrain creusé pendant la Convention, on en parcourut toute la longueur, éclairé par des torches qui avaient donné à l'expédition des allures fantomatiques. L'issue n'avait pas été pratiquée, comme en témoignait la poussière. Contrairement à l'attente de Néron, on ne rencontra aucune toile d'araignée. On explora même l'ébauche d'un premier boyau qui finissait dans l'eau. On n'y respirait plus. Le comte craignit pour lui la syncope. On remonta en silence, au rythme des sifflements produits par la poitrine du comte.

— Maintenant le puits, dit-il.

Heureusement il était équipé d'une échelle. Chacier descendit, éclairé par une lampe qui le suivait minutieusement. Elle était accrochée à la place du sceau. La poulie grinçait. Apercevant la surface immobile de l'eau, et alors qu'il était à au moins trois mètres au-dessus d'elle, il cria pour qu'on arrêtât la descente. Le comte, qui avait ses repères sur la corde, ayant beaucoup pratiqué le puits dans son adolescence, ordonna à Néron de continuer de tourner la manivelle. Ainsi la lampe descendait toujours. Chacier suffoquait. Il avait toujours craint les états de catalepsie et leurs conséquences quelquefois épouvantables pour l'esprit que ces témoignages ont fini par obséder. Il ne trouva même pas la force d'exiger la minute de repos et d'attention qu'on lui refusait. La lampe s'arrêta à fleur de l'eau, éclairant les fonds de calcaire blanc et rouge.

— Qu'est-ce que vous voyez ? cria le comte dans ce cylindre qui se terminait par un éclairement.

On ne voyait pas Chacier au bout de l'échelle. On entendit des grommellements. Encore un peu et la lampe se noyait. Néron était à la fois assez pervers et assez bête pour tourner la manivelle dans le même sens. Il regardait la marque à la tangente de la poulie.

— Remontez ! cria le comte.

L'échelle vibra. En même temps la lampe reprit son mouvement. Elle n'avait pas hésité un seul instant à la surface de l'eau. Elle remontait. Quand elle fut à sa hauteur, Chacier s'appliqua à demeurer dans la zone d'influence de ce halo cylindrique. Le mouvement était régulier. En atteignant les derniers mètres, il sentirait la différence de surface de l'acier dont l'oxydation était moins profonde à cette hauteur. Le comte le saisit sous les aisselles. Ce n'était pas la première fois qu'ils s'imbriquaient ainsi l'un dans l'autre dans un effort commun. La même scène se répétait au fil de leur vie commune, le comte extrayant Chacier d'un monde parallèle et Chacier grinçant des dents, emplissant l'oreille de l'autre de cette crispation qui était tout ce qu'il pouvait contre l'adversité où cet autre l'avait plongé.

Néron décrocha la lampe. Les valets revenaient de l'écurie. Il ne s'approcha pas. L'un d'eux dit qu'ils n'avaient rien trouvé. Pierrot était parmi eux.

— Toi, Pierrot ! Tu es un petit chien. Cherche ton demi-frère !

L'esprit de Néron avançait dans les décombres familiaux. Il posa la lampe sur la margelle.

— Moi et Pierrot, dit-il, on cherchera dans le bois de peupliers qui est à notre mesure.

Le comte acquiesça. Lui et Chacier s'enfoncèrent dans la masse grise des hêtres. Ils emportaient la lampe. Néron prit Pierrot par la main. Un des valets s'avança en tendant la lampe dont il n'avait plus besoin. On ne leur avait pas demandé de chercher ailleurs.

— Vous avez jeté un œil sur la route ? demanda la comtesse.

Ils avaient même posé des questions, pas trop de questions. Chacier était armé d'un bâton avec lequel il comptait fouiller les buissons. Le comte reçut le porte-voix des mains de la comtesse. Il était coiffé d'un béret rabattu sur les oreilles, destiné à protéger ce crâne presque chauve des surgissements de ronces dont il connaissait parfaitement l'imprévisibilité, surtout en temps de nuit. Il portait des gants à la ceinture. Comme la fraîcheur était descendue sur ce commencement d'une aventure dont le comte seul donnerait le signal de la fin, on avait refermé les cols de chemise et boutonné les vestes. Néron avait pincé le nez de Pierrot dont le visage s'était congestionné. Il se moucha sans façon dans cet air presque froid parcouru d'espèces de langue de feu qui faisaient suer les fronts. Le halo de la lampe se rapetissait lentement dans l'ombre compliquée des hêtres.

— Quelle piste suivent-ils ? demanda Néron.

Les yeux de la comtesse s'arrondissaient au fur et à mesure que cette lumière ne rendait plus compte de la complexité du sous-bois. Même de jour, elle n'y mettait jamais les pieds. Elle envoyait la grosse Célestine chercher les mûres de sa gelée, le petit Damien se régalait du raisiné sur des tartines de pain rassis.

— Il ne pleuvra pas, dit-elle.

Les yeux ne clignaient plus. Ils appartenaient à la nuit maintenant. Justement la lampe s'éteignait. Néron se précipita sur elle pour donner de la mèche.

— Mince ! dit Pierrot.

Il avait été moins rapide que Néron. La lumière augmenta rapidement.

— Il faudrait chercher vers la rivière, dit la comtesse.

Elle parlait du p'tit Pé comme s'il connaissait la région autrement qu'au moyen de la carte qu'en avait dressé l'imaginatif Fabrice sur le plancher de sa chambre. Le comte ne l'eût-il pas détruite parce qu'il avait lutté avec elle, on y déchiffrerait peut-être les intentions de fugue. Fabrice se lamentait mollement, assis comme un petit chien sur le paillasson de la porte de service. Un valet finissait de l'enjamber, longues jambes nues de l'homme en chemise qui vient aux nouvelles. Sa nuit de veilleur commençait. Il s'étonna de trouver tant de monde sous le porche. De quel antre remontait-il avec cet air de se demander s'il ne s'était pas réveillé dans un autre monde que le sien ? Il enfile sa culotte en sautillant.

— Ma foi ! C'est bien ma lampe ! dit-il en la soulevant comme s'il en doutait encore.

On le coudoya. Informé du drame qui commençait à peine, il reposa la lampe en s'excusant. La comtesse semblait rêver en regardant la lisière si proche que Néron, dans un va-et-vient incessant, l'avait atteinte plusieurs fois, suivi de Pierrot qui trottinait en jurant doucement. Une femme aux mouvements saccadés acheva d'habiller le veilleur de nuit. Avec tout ce monde aux portes de la nuit, il se sentait dépaysé, mais l'heure n'était pas à la plaisanterie. On lui cloua le bec.

— Qu'est-ce que je vous disais ? fit la comtesse.

En même temps il se mit à pleuvoir. Le veilleur déplia son suroît. Il avait plu la nuit dernière aussi. Depuis le début de l'été, il se trempait presque toutes les nuits. Redoutant l'orage (son père avait été foudroyé pendant qu'il retournait la terre molle d'un carré de radis), il se méfiait des arbres. Deux des mûriers qui entouraient le bassin témoignaient encore de la violence de ces nuits. Il avait vu des fantômes ramenés de ce côté du monde par cette énergie prodigieuse et il raconta comment il les avait vus frapper à des portes que lui-même ne voyait pas. Il s'était bien gardé d'attendre qu'on leur eût ouvert. En plein jour, et tandis que la pluie menaçait de nouveau, ces lieux continuaient d'agir sur son imagination. Il avait été plus d'une fois tenté de s'en approcher, convaincu que cette limite était bel et bien perceptible avec les moyens ordinaires, peut-être cette fleur de peau qui le réveillait alors qu'il était seul dans la vie, mis à part cette femme qui n'était peut-être pas la sienne. Quand il pleuvait, il se réfugiait sous les porches ou dans les niches. Ces attentes le minaient. L'humidité l'envahissait. L'ombre se peuplait des chiens des fantômes. La lampe ne durait pas jusqu'au bout de la nuit. Au moment de reprendre sa tournée, il la trouvait sur le seuil de la porte de service. Elle était allumée, éclairant le début de la nuit. Il pleuvait peut-être déjà. Il était parfaitement seul, sauf si la femme insistait pour boutonner le col. Il avait de gros doigts incapables de manipuler ce bouton, de grosses mains qui dénotaient dans ce corps maigre et long. Son regard souffrait de ce développement anarchique. Il était édenté et ne fermait jamais cette bouche, le nez étant toujours obstrué, quelquefois douloureux le nez, il le traitait comme on entretient un ulcère, mouchant peu et essuyant beaucoup du revers de cette manche qui paraissait avoir servi de terrain d'aventure à d'innombrables escargots, ou à un escargot infatigable épris de graphes. Avant, du temps du père de l'actuel maître des lieux, il avait un âne pour lui tenir compagnie. L'âne marchait devant lui, portant la lampe d'un côté du bât et tournant toujours dans le même sens, éclairant les façades sinistres du château dont on disait depuis longtemps qu'il n'avait jamais été à sa place, mais que pouvait l'ancien château contre la balistique de ce temps différent ? Il exhibait encore des saillants et des traverses. La ruine n'avait rien à voir avec la pierre désassemblée, éparpillée, recouverte. Sur les crêtes de cette ombre couraient les petits animaux de la nuit qu'il avait une fois confondus avec les farfadets que lui conseillait son imagination. Des frissons inexplicables autrement le parcouraient tandis qu'il songeait à sa propre utilité. La femme le réveillait en douceur. Elle était utile elle aussi. Il s'étouffait un peu en reprenant contact avec la réalité. Il trempait du pain dans son vin et mangeait le beurre en curant l'ongle de son index sur une aspérité de la gencive, la motte semblait avoir été le siège d'une crise d'artiste. Le pain aussi avait des allures d'ébauche. Ensuite il rassemblait les miettes et les donnait à l'oiseau, ouvrant prudemment la porte de la cage. C'était un oiseau perpétuellement angoissé. Il se réfugiait à l'autre bout de la diagonale, les ailes à demi déployées, le bec entrouvert, comme si c'était la mort qui entrait à la place de cette grosse main chargée de miettes. Le veilleur ne caressait pas l'oiseau. Il agissait vite pour ne pas le tourmenter encore. Les miettes qui étaient restées accrochées à la paume de sa main, il les chassait avec l'autre main en plaignant l'oiseau. C'était un oiseau trouvé, pas seulement angoissé, trouvé. La femme était peut-être là, à ses côtés, participant elle aussi à cette morne habitude du matin. Elle ne s'approchait pas de la cage. Elle recommandait seulement à l'homme de bien en refermer la porte. Elle était douce et minutieuse. Elle ne lui avait menti qu'une fois. Elle continuait de prétendre qu'elle avait été trompée par les signes. Il ne connaissait rien en la matière. Il pouvait difficilement l'accuser de mensonge. Il admettait devant elle que les signes avaient été trompeurs et peut-être même croyait-elle qu'il était sincère quand il lui demandait de ne plus en parler. Ni l'un ni l'autre ne savait que penser de l'autre à propos de la cause de leur mariage. Aussi avait-il le sentiment de ne pas l'avoir épousée et elle ne s'était pas faite à l'idée d'avoir à vivre en marge de cet homme qui ne dormait pas la nuit et qui, le jour, dormait seul. Avec un homme comme les autres, la scène de l'oiseau eût eu lieu le matin, à l'autre bout d'une journée qui n'avait plus d'existence. D'ailleurs elle-même n'existait peut-être pas. Cette psychomanie le rongeait, prenant petit à petit la place de sa pensée. Au début il avait cru à une tendance naturelle à l'allégorie comme d'autres ont le conte dans la peau. Le temps avait passé comme le fusil sur le rasoir. La vie pouvait maintenant devenir dangereuse. Elle l'était sans doute assez pour le blesser. Mais il ne s'en servait pas contre les autres. Il avait toute la nuit pour penser, enfin : pour avoir des idées chacune percée d'un petit trou destiné au fil de quelle mémoire — de quelle résurrection ? Il s'enfonça dans la nuit.

Il portait la lampe au bout d'une hampe dont l'extrémité inférieure reposait dans un rodéo de cuivre attaché à son ceinturon. Il bruinait à peine mais, comme il était sous les arbres, de grosses gouttes giclaient sur sa vareuse et sur la visière de sa casquette. La main qui tenait la hampe devenait insensible. L'autre main écartait les ronces. Elle était gantée, ne sentait que l'intérieur de ce cuir qu'aucun effort n'avait assoupli, elle semblait ne pas lui appartenir mais il s'en servait adroitement. Cette idée de descendre jusqu'à la rivière ne l'enchantait pas. Il lui était arrivé de mal se conduire avec un de ces fantômes soi-disant perdus sur le chemin du retour et qui en demandent la direction comme si on ne savait pas où cela peut entraîner l'homme seul en proie à l'obscurité.

C'était un soir de suicide, un de ces soirs sans fin où l'esprit semble avoir vaincu l'âme qu'il explique. Le fantôme ne s'était pas perdu par hasard. Il avait l'air parfaitement innocent, avec une presque figure à l'endroit de sa ressemblance avec le genre humain. Il s'était approché pour assister à la lutte et puis l'idée lui était venue de demander son chemin, histoire parallèle. L'esprit était assis sur l'âme. Il n'avait pas prévu que quelqu'un lui demanderait son chemin dans un moment aussi essentiel.

— Es-tu le diable ? avait-il posé comme question au lieu de répondre.

Et l'âme, qui est le désir de vivre, avait repris le dessus, décidée cette fois à ne plus rien partager avec les idées. Le fantôme s'était enfui en prédisant que la scène se reproduirait un autre jour. Il fallait supposer que l'endroit fût le même.

Mais ce n'était pas une nuit à suicide, pas même une nuit à routine. Une nuit de recherche pouvait-elle pallier l'enfer ? Il n'était pas à mi-chemin. Il avait encore le loisir de penser, pour ce que l'âme lui en laissât le temps. Elle s'accrochait à une multitude de petites sensations qui supposaient qu'on les élucidât. Et la nuit qui s'ajoute aux grandes entités géographiques et à la femme pour montrer à l'homme le chemin de son propre mystère. Quand un enfant disparaît, on s'efforce d'abord de le retrouver, en essayant de ne pas penser aux raisons de sa disparition, parce que la recherche est celle d'un animal et qu'il faut se concentrer sur la topographie des lieux à reconnaître malgré la nuit. Si l'enfant court encore, on le rattrapera avant l'aurore, mais il s'est peut-être arrêté dans un coin d'invisibilité, heureux de pouvoir ainsi échapper aux regards et ne se doutant pas qu'il est en mauvaise compagnie. Il faut enfoncer la hampe dans tous les buissons, racler le fond des fosses, promener la lampe sur le haut des talus, pénétrer jusqu'au cœur des ombres au risque de perdre le sens de l'orientation.

Le veilleur accomplissait sa tâche minutieusement. Il ne voyait pas encore la rivière. Il redoutait la vision de cette eau faussement immobile dans l'éclairage poreux de la lune. Il pensa au pont et à toutes les conversations auxquelles il aurait à participer avant de le franchir entièrement. La nuit commençait sur cette rive. Derrière soi, tout s'estompait et finalement devenait noir. On avait l'impression que le monde avait cessé d'exister pour laisser toute la place à la nuit, à ses mers, à ses montagnes, à ses déserts où le vent souffle invisiblement. Les enfants ont d'autres hantises. S'il court encore et qu'il a traversé la rivière, on ne le rattrapera plus, pensa le veilleur et il fouillait l'intérieur des buissons en y enfonçant la hampe jusqu'au poignet, quelquefois même la lampe consentait un peu de lumière à ces enchevêtrements dont la mémoire ne retient que la complexité noire et grise. Il se souviendrait aussi de l'eau invisible qui courait sous le cresson des fossés. Il s'attendait à un cri d'enfant. La hampe pénétrait lentement cette possibilité. Il pouvait aussi déranger un animal. Si cela arrivait, il crierait sans doute et laisserait tomber la lampe dans l'herbe humide, il pluvinait à l'extérieur de la forêt, ne l'oublions pas et à l'intérieur il se formait de grandes flaques infranchissables et des ruisseaux dont les bruits ressemblaient tantôt à un froissement de papier tantôt à un frottement de robe contre la rampe de l'escalier. Oui, c'était déjà arrivé et il s'en souvenait. La hampe avait été retenue, pendant une interminable seconde, par une force dont il avait mesuré exactement le pouvoir de destruction. Ce n'était pas une bête. Si on a de la chance, c'est l'enfant que vous cherchez et l'étonnement explique cette seconde d'éternité. Avec un peu de chance encore, c'est un animal que la lampe découragera, quand bien même il s'agirait du plus féroce des carnassiers. La seconde s'était écoulée. Le fantôme apparut.

— Tu ne veux pas le reconnaître, dit-il, mais c'est moi que tu viens chercher.

C'était une voix de femme, une voix lointaine qui rendait la présence de ce fantôme aussi inexplicable que les apparences d'immobilité de la rivière. Comme c'est étrange de parler à quelqu'un qu'on pourrait toucher si ce n'était pas un fantôme et dont la voix révèle indubitablement qu'il se trouve en réalité à une distance infiniment moins facile à calculer ! Et la raison qui reconnaît que cette distance ne peut pas dépasser le chiffre qui condamne la voix au silence !

Cette fois, c'est l'homme qui avait fui. Que cherchait-il cette nuit-là ? Peut-être rien. Cette absence probable de mobile impliquait la raison dans un autre débat intérieur.

— N'entre pas dans la nuit si tu n'as rien à y faire.

Il avait dû sans doute y penser avant de se mettre à la recherche de l'enfant. D'ailleurs il n'avait fait aucune mauvaise rencontre. Il avait beaucoup pensé et surtout il avait agi comme un automate. Il entendit la rivière. La pente s'accentuait. La hampe servait maintenant de canne. Si la lampe était tombée dans l'herbe comme il l'avait craint chaque fois qu'il avait enfoncé la hampe dans un fourré, il n'aurait plus de lumière maintenant. Quand la lampe s'éteignait, il s'accroupissait et attendait que quelque chose, même d'indéfinissable, se détachât du néant auquel la nuit avait réduit finalement le peu de lumière qu'il avait jetée sur elle.

Bien. Il aurait commencé par voir le reflet vertical des troncs. C'était déjà arrivé. La nuit s'emplissait de vergettes. Il finissait par y distinguer l'émail du chemin. Combien de fois avait-il lutté pour faire le lit du désir ? Il était trop vieux pour se souvenir de ces milliers de jours dont il ne connaissait que la nuit et il était trop tard maintenant pour tenir le compte des évènements, chacun signalé par une croix dans la colonne correspondante. Il descendit encore, plus vite, plus sûrement. Il ne pouvait pas se fier au bruit que le vent mélangeait au feuillage. Voilà qu'il grelottait.

— Fanchon ! Fanchon ! Que mettez-vous dans mon corbillon ?

— Des papillons. Des croûtons. Des bonbons. Des chiffons.

Une fois la chansonnette les avait tenus à l'écart. Papillon lui était venu tout de suite à l'esprit. Mettre des papillons dans le corbillon de Fanchon. Sa mémoire n'évoquait plus que ces envols blancs autour d'elle. Elle s'éloignait infiniment. Au début il la rattrapait et le rêve se finissait au milieu des papillons dont il voulait régler le ballet étourdissant de ciel bleu. Puis l'éloignement même était devenu l'objet de son attente. Il ne savait pas à quel moment de sa vie il avait renoncé à la retrouver à la faveur du rêve.

— Je ne mets rien dans ton corbillon ! chantonnait-elle pendant qu'il prononçait son nom à travers la persienne.

Ce n'était plus elle qu'il cherchait dans la nuit, mais l'enfant qu'elle y avait caché. Il savait qu'il le trouverait un jour au bord de la rivière, là où elle l'avait abandonné pour que la vie recommençât. Un enfant peut changer la vie à ce point. Les fantômes de la rivière sentaient la vase. Il avait vu les saules pleurer sur cette eau tranquille. Une plage de sable gris formait un croissant tangent au fil de cette eau. L'été peuplait cet air de libellules rouges mais l'endroit était hanté par des âmes reconnaissables, du moins suffisait-il d'en parler pour que quelqu'un se souvînt de l'homme, de la femme ou de l'enfant qui était apparu et avait prononcé des paroles hermétiques. Des chercheurs de sens captivaient l'attention. Il avait souvent écouté ces conversations et on l'avait souvent invité à parler de lui, de Fanchon et de l'enfant qu'elle avait noyé dans la rivière. Sa tête avait été exposée pendant plusieurs jours dans la vitrine de l'apothicaire puis elle avait rejoint le corps dans on ne savait quelle sépulture où les morts sont tous morts de la main de l'homme désigné par l'homme pour rendre la justice et veiller à l'exécution de ses commandements. On avait cherché l'enfant pendant des mois. On avait même fait appel aux services d'un sourcier. On avait trouvé des enfants, une quantité incroyable d'enfants. On s'était peut-être arrêté de chercher à cause de cette abondance.

— Dans mon corbillon, j'ai mis des chansons.

Les enfants, il faut les jeter dans la rivière ou bien ils y tombent par accident. Il ne connaissait aucun cas de suicide d'enfant. On les assassine ou ils n'ont pas de chance.

— Vous chercherez près de la rivière, lui avait-on ordonné.

Avait-on oublié qu'il avait juré de ne plus s'en approcher ? La végétation avait changé. Il appela l'enfant. Jusque-là il n'avait ouvert la bouche que pour insulter l'intérieur des fourrés. Il prononçait rarement le nom des autres, peut-être pour laisser toute la place à celui de Fanchon. Avait-elle donné un nom à l'enfant qu'elle avait maudit ? Si ce fantôme s'adressait à lui, la conversation tournerait sans doute autour de l'énigme de ce nom. Il frémit à l'idée de cette autre attente. Il savait qu'il consentirait à ne poser aucune autre question. Les fantômes ont le dessus, puis l'aurore les chasse. On se promet de ne plus revenir au bord de la rivière et voilà qu'on vous demande d'aller voir si tel enfant ne serait pas justement en train d'essayer de la traverser. Il a cette idée de franchir les montagnes. S'il emprunte le pont, il est sauvé et on ne le retrouvera plus. Mais connaît-il l'existence du pont ? Quand on a fini de descendre cette pente glissante, on voit nettement l'empierrement du gué et cette vision vous empêche sûrement de penser à l'existence d'un pont qui peut se trouver aussi bien en amont qu'en aval. Le gué apparaît alors comme la seule manière raisonnable de traverser la rivière. Cette fois il n'y a personne pour vous pousser dans l'eau et y enfoncer votre tête jusqu'à ce que mort s'ensuive. On ne mesure pas la force de cette eau en la regardant glisser sur les pierres. L'enfant a surestimé sa capacité de vaincre cette molle adversité. D'abord il perd presque pied. L'eau tente d'entrer dans sa bouche. Elle a bouché ses oreilles, l'enfermant du coup dans un monde sonore qui condamne la vision à des négligences finalement tragiques. Il se noie. Le cœur s'arrête au cours d'une pensée, on ne saura jamais laquelle.

Le veilleur est presque heureux de trouver un petit mort à la place du fantôme qui l'aurait condamné à la paralysie jusqu'à l'aurore. C'est un petit mort tranquille, un peu étonné, les yeux grands ouverts, encore un peu vivant, mais les vers ne sont-ils pas déjà à l'œuvre ? Il y a toutes les chances pour que ce soit l'enfant que tout le monde recherche. Il rentre avec l'enfant plié sur une épaule. La lampe s'éteint mais on arrive au château. Il n'y a plus personne sous le porche, pourtant sa femme s'extrait de cette ombre, comme s'il y avait deux mondes, celui où on cherche l'enfant et celui dont il revient, chargé de ce triste fardeau. Comprend-elle que c'est un enfant ? Quelquefois il revient avec un animal qu'il dépose sur le seuil du chasseur.

— On a trouvé l'enfant, dit-elle et aussitôt elle retourne dans ce monde où on ne le cherche plus.

Il est seul avec l'enfant sur l'épaule.

— Qui es-tu, toi, alors ? dit-il.

Puis il se ravisa. Il parla à l'ombre du porche, exactement comme s'il s'adressait aux habitants d'un autre monde : vous ne m'avez pas dit si le vôtre était encore de ce monde, parce que celui-là, il est bien mort !

Par ces paroles, réussirait-il à les faire sortir de cette ombre qui le condamnait à une solitude inacceptable ?

 

 

VIII

 

1

 

Fabrice venait de traverser la fumée bleue des cadavres entassés au bout de la rue. Il était dans l'escalier maintenant. Les portes des appartements étaient ouvertes. Il ne se souvenait plus de l'étage où elle demeurait. Il était venu une fois, un dimanche après-midi et ils avaient pris un thé sur la terrasse avant d'aller se promener jusqu'à la tombée de la nuit sur les bords de la Seine. La terrasse existait peut-être encore.

Il monta jusqu'au troisième, jetant un œil rapide, son œil clignotant rapidement, cet œil que ses disciples redoutaient et dont il avait meublé le blason grotesque de leur reconnaissance, l'œil entrait vite dans les appartements, il reconnaîtrait la console qu'il lui avait offerte parce qu'elle l'avait admirée dans la vitrine d'un ébéniste, un autre jour que ce dimanche, un autre dimanche peut-être, mais aussi peut-être le soir de n'importe quel jour de la semaine, elle lui avait reproché de la surprendre et il avait évoqué ses travaux, le hasard, le coup de chance, ces espaces de liberté qu'il voulait mettre à profit pour la conquérir, sachant qu'il ne la séduisait pas.

Au troisième, le corridor avait brûlé. Les portes noires s'ouvraient sur la cendre en suspension dans la lumière bleue des fenêtres. Il s'arrêta sur l'avant-dernière marche. Le tapis du palier s'était recroquevillé. Il redoutait de tomber sur un cadavre et d'avoir à l'identifier, de se consacrer encore à une recherche, d'attendre en mouvement, de traverser cette sinistre possibilité. Il redescendit.

Au deuxième il pensa que seuls les appartements du premier possédaient cette terrasse dont il se souvenait avec délice. D'ailleurs elle n'était pas sans fortune. Elle portait d'authentiques bijoux. Il se souvenait d'elle, la main cherchant anxieusement l'émeraude et la trouvant entre les seins, cette seconde d'angoisse, le pendant brillait à son doigt, obscène et magnifique.

Le voilà au premier. N'était l'odeur de la calcination, et ces portes ouvertes, il se retrouvait dans la même situation. Il prenait le risque de passer pour un pillard. D'un côté comme de l'autre, on ne le questionnerait pas longtemps. On entendait le canon à intervalles réguliers. Il avait jeté son pistolet dans la rigole. Ses habits avaient été déchirés par une déflagration. Il avait résisté à ce tournoiement. Une femme nue était apparue, marchant sur les débris de verre et les gravats. Il eut la chance de retrouver son lorgnon. Sa canne était brisée, envolé son chapeau, il jeta sa veste dans la même rigole.

Les rues lui étaient familières. Il reconnut leur facile beauté sous les effets de la destruction. De temps en temps le galop des chevaux semblait se rapprocher puis il glissait sur une espèce de tangente à ce cercle infernal et disparaissait comme s'ils s'éloignaient. Le canon s'acharnait sur le boulevard. Il pensait à elle depuis une heure. Il avait quitté son appartement de la rue Fontaine en pensant à elle. Elle l'obsédait. Depuis leur première rencontre, il avait envisagé cette possession comme possible et finalement nécessaire. Il avait renoncé à la beauté des femmes. Elle était peut-être jolie. Elle l'assistait avec un zèle d'enfant pris au piège de la découverte. Au laboratoire, elle entrait nue dans de blancs tabliers et chaussait les pantoufles qu'il avait préconisées contre la poussière du parquet. Elle semblait prendre plaisir à ces glissements. Elle le servait avec acharnement. Le soir, il la renvoyait en la poussant un peu dans le dos. Il aimait finir la journée dans les préparatifs du lendemain. La femme de ménage attendait dans le couloir, assise sur son seau renversé, le balai entre les genoux, patiente elle aussi, résignée comme il l'était, peu encline à parler de soi, presque revêche. Elle s'activait pendant deux heures, toujours dans le même ordre, silencieuse et précise, ou n'ayant rien à dire, sauf s'il l'interrogeait sur la santé de ses enfants dont elle craignait qu'il réclamât le cadavre si un tel malheur devait arriver.

C'était avec elle surtout qu'il parlait de ce monde futur où la médecine ne s'occuperait plus que de traumatologie, les propriétés de l'air étant enfin connues et leur influence sur l'homme maîtrisée. Quelquefois il lui donnait des élixirs, si un enfant toussait, ou si c'était elle qui luttait contre une migraine tenace. Ensuite il lui demandait des nouvelles et il l'écoutait avec une attention telle qu'elle renonçait aux petits mensonges que sa prudence naturelle lui avait inspirés. Il ne prétendait pas lui imposer ses idées mais il la conseillait, particulièrement sur l'alimentation dont les effets sont décisifs. Mais elle ne le consultait jamais. C'était lui qui venait à elle. Elle avait l'impression qu'il l'attendait et aussi celle qu'il poussait la jeune fille qu'il aimait, qu'il la forçait à s'en aller, la poussant doucement dans le dos, lui souhaitant une bonne nuit alors que le jour ne s'était pas encore achevé, elle avait le temps de vivre encore, c'était une petite bourgeoise parfaitement capable de prendre le dernier repas de la journée à la terrasse d'un restaurant, entourée d'hommes, nourrissant les oiseaux de ses miettes, la bouche gourmande et le regard facile, facilement profond, profondément grisé par cette attente au milieu des autres. Elle avait peut-être assisté à cette scène, le soir, en rentrant chez elle. Elle avait peut-être envie d'en parler avec lui. Il était si proche maintenant. Comme elle était intriguée, avait-il cru deviner, par les noms figurant sur les étiquettes des bombonnes qu'on trouvait même dans l'escalier en attente d'être attribuées à tel ou tel secteur du laboratoire, il lui fit cette conversation et la dégoûta en manipulant des fragments humains. Lui avait-il promis de ne plus recommencer ?

Il eût été tellement déçu d'apprendre que l'amour de sa vie n'était qu'une cocotte. Elle n'avait jamais blessé quelqu'un aussi profondément. Elle redoutait d'avoir un jour à le faire mais si cela arrivait, comme c'était probable, elle trouverait le moyen de se raisonner, elle avait toujours eu cette force, elle avait enfanté dans ces conditions, combien de fois ? demandait-il.

Il n'aimait pas l'élégance chez les pauvres mais il devait reconnaître que le charme de cette femme ne le laissait pas indifférent, tandis qu'Angèle lui inspirait la violence d'un plaisir promis par la facilité, la proximité, la ressemblance, la nécessaire concordance des points de vue. Marthe s'étant plainte de l'ampleur de la tâche qu'il exigeait d'elle, il voulait lui faire comprendre que cette main-d'œuvre supplémentaire condamnerait leurs bonnes relations à cet oubli sinistre capable de resurgir à n'importe quel moment du plaisir. L'avait-il convaincue en invoquant des raisons économiques dont elle ne pouvait apprécier la justesse ?

Comme il n'était pas facile de manquer de sincérité avec elle ! Pourtant ses fables coulaient de source si c'était Angèle qui les écoutait, trônant dans son petit fauteuil d'osier qui craquait joyeusement, l'anisette empourprait ses lèvres jusqu'à l'obscénité et parlant de la chaleur accablante de ce début de printemps, elle lui demanda :

— Mais enfin ! tenez-vous compte du « climat » politique auquel vos « amis » nous condamnent !

L'un de ces indomptables amis avait mis le feu au cabriolet d'un magistrat, provoquant la mort par brûlement d'un merveilleux chat persan dont le portrait avait paru à la une des journaux. On reconnaissait cependant par jugement que l'incident était fortuit. La lanterne avait volé en éclats sous le coup de canne que lui avait assénée l'ami en question, un peu de cette huile avait taché le siège, le cocher avait pris la poudre d'escampette et le chat était en cage à la place de l'oiseau qu'on aurait moins pleuré parce que ce n'était pas un animal domestique. Au tribunal, l'ami s'était même excusé mais comme il avait mal motivé son agression à la lanterne, on l'avait condamné à payer le prix de la voiture et le nettoiement de la chaussée publique, somme qui dépassait largement ce que valait son patrimoine. Fabrice, en souvenir des discours provocateurs que cet ami affinait dans son propre salon à l'heure des repas (on mangeait sur le pouce des olives à l'huile et des toasts de sauce tomate et de miettes de thon), se fendit généreusement de la somme augmentée des frais y afférents, un pactole rondelet qu'il trouva dans la caisse secrète du laboratoire de recherches anatomiques qu'il dirigeait en solitaire. Il savait exactement ce qu'il sacrifiait.

L'ami revint moins souvent à la maison, puis il ne revint plus, on le croisait dans la rue, quand il portait son papier à la Revanche. Il soignait une moustache et s'occupait aussi de l'héritage familial, qu'il tenait d'un oncle tué par un cure-dent, la tante ayant succombé précédemment aux coups de sabot d'un âne en vadrouille. On parla des frais occasionnés par ce genre de transaction. On parlait vite et en regardant par-dessus l'épaule de l'autre comme si on attendait quelqu'un de ce côté de la rue, il ne venait personne, c'était Fabrice qui consultait sa montre et qui disait l'heure d'une voix fatiguée, comme s'il était en train de perdre un temps précieux que les discours politiques n'agrémentaient plus de leurs nécessaires revendications. L'ami l'ennuyait.

Angèle n'avait pas tort. Il fallait s'attendre à des émeutes et à la résolution des crises qu'elles provoqueraient, par les mêmes faux-fuyants, condamnation de la jeunesse au fond, c'est ainsi qu'on achève les révolutions.

— Ce ne sont pas mes amis ! objecta-t-il.

— Oui, mais le climat ! insista-t-elle.

La veille elle avait été effrayée et en même temps révoltée par un groupe d'étudiants (elle disait qu'ils l'étaient) qui avaient bousculé les tables de la terrasse où elle rêvassait en mangeant de la guimauve arrosée de blanc. Ils ne s'en prenaient pas à elle. Ils prononçaient un discours haletant. La troupe n'était pas loin. Un péquin, dont ils troublaient les ablutions, avait levé un doigt vengeur. Il manquait un cheval à un autre justicier. Sinon la foule attablée se prêtait docilement à ces caractères d'un nouveau genre. Elle n'avait rien exprimé mais le temps de cette macération, les mouches l'avaient mis à profit pour faire le siège de la guimauve. La toile d'un drapeau les chassa. Le verre était renversé. La soirée fichue. Le sommeil difficile. Cette perspective lui inspira un cri.

Un dragon s'était jeté à ses pieds pour la rechausser. On emmenait des étudiants agités comme des insectes. Un cheval avait glissé dans la rigole et souffrait en silence tandis que son cavalier se laissait examiner par un médecin qui se trouvait là par hasard.

— On dirait que ce n'est pas votre chaussure, dit le dragon.

Il avait associé un bel escarpin à la joliesse de ce visage reconnaissant. Une bourgeoise claudiquait en attendant qu'on lui rendît son bien. Le bourgeois qui l'accompagnait fut même assez aimable pour se mettre lui aussi à la recherche du soulier qui manquait à l'extrémité d'Angèle. Elle attendait, joliment assise devant un rafraîchissement et une portion de tarte aux pommes, fumant une cigarette que le dragon regrettait de ne pas avoir pu lui offrir.

Dans le désordre que l'escarmouche avait éparpillé sur le pavé, on trouva un oiseau mort, victime d'un coup de semonce. On se plaignait depuis quelque temps de ces coups de feu tirés en l'air, perceurs de gouttières et effriteurs de génoises. Un étudiant de ce côté du monde avait même eu sa vitre brisée et maintenant le ciel par-dessus les toits n'avait plus la même poésie.

— C'est étrange, dit le bourgeois sympathique, comme ce soulier a disparu.

Qui soupçonnait-il ? Sa bourgeoise rougissait encore de la comparaison. Angèle s'était laissée une fois enduire les pieds de confiture. Maintenant le pied privé de sa chaussure frémissait dans les pans de la robe. Le dragon en avait touché un mot à son officier.

— Mission accomplie, dit celui-ci, excepté ce soulier dont la disparition, comme dit Monsieur, ne s'explique plus.

La soupçonnait-il d'en dissimuler l'agréable possibilité ? Mais dans quelle intention ? lui aurait-elle demandé s'il s'était avisé de s'exprimer un peu trop clairement par rapport à ces circonstances somme toute anodines. Il lui proposait son bras. C'était tout ce qu'il pouvait faire pour elle, à moins qu'elle n'acceptât de monter en croupe. Il l'accompagnerait jusqu'à son domicile et l'aiderait à monter l'escalier. Cette mission revenait au dragon, il le savait bien et elle faillit le lui faire remarquer. Le bourgeois s'avança comme s'il allait plaider sa cause. Il fallait en finir. Elle se leva, le pied en l'air, sautillant sur l'autre. Plusieurs épaules se proposèrent. On avança le cheval de l'officier. Il l'enfourcha et tendit sa main à cette jeune beauté qui, vue d'en haut, le subjugua enfin. Sa main s'emplit de cette autre main si différente. Il n'eut même pas à exercer sur elle l'effort que son cerveau n'arrivait pas à mesurer, elle s'éleva comme la fleur qu'on porte à son nez sous la poussée des autres qui ne lui avaient pas arraché ce petit cri d'indignation qu'il attendait d'elle.

Elle fut d'abord fraîche derrière lui, puis tiède, il ne doutait pas que l'échauffement atteignît son paroxysme avant la fin du voyage dont elle était le pilote. Le bourgeois, dont il avait eu tort de ne pas fouiller les poches, levait le verre d'orangeade en disant :

— Vous auriez pu vous rafraîchir encore, doux mélange de regrets dont le moindre était sans doute inspiré par le gaspillage.

— Sergent, dit l'officier, je vous confie nos hommes, ce qui signifiait sans doute qu'on les soumettrait à une fouille à corps.

Il le chargeait aussi de les surveiller en route, voir si le soulier en question ne choirait pas d'un de ces équipages. Angèle fut le témoin abasourdi de ce clin d'œil.

— Au service de la France et de ceux qui l'aiment ! lança l'officier.

— Je regrette, fit la bourgeoise.

Elle aussi était avantagée par la hauteur. L'officier lui envoya une des fleurs coupées qu'il emportait toujours avec lui en mission.

— Les autres sont pour vous, dit-il à Angèle.

Le cheval les emporta. Derrière eux, le temps s'était arrêté. On était affecté d'une lenteur presque douloureuse. De l'autre côté, les dragons glissaient dans les gris d'une nuit qui tombait.

— Vous eussiez été là, dit l'ami à Fabrice qui répliqua en secouant l'étroitesse de ses épaules :

— Non, je n'eussiétais pas là.

L'autre n'apprécia pas la justesse du néologisme que Fabrice proposait à sa discrétion. Il n'était venu que pour raconter l'anecdote qu'il avait lui-même entendue de la bouche d'un autre et encore, par pure indiscrétion. La fin était vaine spéculation.

— Il est un fait que les femmes aiment les soldats, dit-il en regoûtant au porto.

Elle n'était qu'une employée du laboratoire, compétente et fidèle, poursuivit Fabrice sur le ton du fabuliste à la recherche d'une moralité et dans ce cas précis il fallait en proposer à l'esprit au moins deux, dont l'une avait peu de chances de convaincre.

Non, non, c'était le début d'un drame, répliquait l'autre, se demandant tout haut quel amoureux transi elle avait trahi. Il n'imaginait pas le personnage. Il savait à quel point ce genre de caractère appartient à la convention du genre. Le mieux était pour l'instant de le laisser apparaître, mais dans quelle intention ? Un duel, et dans ce cas de quelle mort s'agissait-il ? Un assassinat pur et simple ? L'amoureux perdrait l'estime des autres. L'attente ? Il avait songé ce matin à cette espèce de glissement sur le temps mais sans trouver les mots d'une existence privée de coups de théâtre. Le bout de sa langue en était tout excité. Il le trempait dans le porto. Il était venu plusieurs fois au laboratoire, la première fois sans doute sous le prétexte de se rendre compte par lui-même de l'importance des travaux, relativement à l'esprit de révolution qu'il défendait (cette synthèse de la nation et de l'individu n'avait pas convaincu Fabrice) avec les mots de son éducation.

Elle pesait d'infimes quantités. Elle l'avait empêché de lui adresser la parole. Comme toute la chevelure était enfermée dans un foulard, il caressa du regard le cou, les oreilles, l'arête de la mâchoire inférieure, les tempes. Il évitait de regarder les mains occupées à d'obscurs travaux. Il la voyait de profil. Elle avait à peine tourné la tête pour lui demander de se taire, comme si ces mots allaient peser dans la balance. Elle lui donna l'impression d'un insecte au travail de l'autre insecte, la victime propitiatoire, si c'est Dieu qu'on attend en se régalant de la faiblesse ou de la distraction de l'autre.

Des quantités infinitésimales s'accumulaient sur un tableau noir. Un étudiant gris compulsait des tables de logarithmes. Il surgissait fort mal à propos de la solitude sans remède à laquelle il s'était d'abord senti condamné. Petit à petit d'autres personnages prirent forme, immobiles ou lents, comme si l'hallucination (il avait, en arrivant, reniflé le contenu d'une fiole comme s'il y avait quelque chance de trouver un bon porto ou quoi que ce fût d'approchant, dans cet environnement de carreaux blancs et de transparences rectangulaires) dût se terminer par l'étouffement dû à cette croissance de nombre, sorte de panique lente qu'on découvre à la foule une seconde trop tard, avec cette possibilité, pendant une autre seconde, d'imaginer l'écrasement, la pression irrésistible, l'inhumation chez les autres, la pâtée pour chien. Il tournait de l'œil. Il glissait. Il allait saigner du nez, comme au temps où les grands l'obligeaient à grimper dans les cerisiers et lui tiraient des pierres parce qu'il se servait le premier. L'étudiant semblait le lécher. En réalité, il l'auscultait.

— Oui, oui, je sais, dit Fabrice, Grandin est un excellent médecin.

Il ne la voyait plus. Le doigt de Grandin explorait sa gorge. Quelqu'un lui tenait les pieds. Il était encore assez conscient pour en deviner le tremblement. Par contre, ses mains avaient disparu. Ses bras lui procuraient d'étranges sensations. Il gargouillait. Il n'aurait pas aimé lui offrir le spectacle d'une culotte souillée, mais ce n'était pas elle qui le cajolait. On transporta les fragments de son corps dans diverses parties du laboratoire, chacun ayant sa spécialité. Cette fragmentation augmentait le nombre de ses sensations. Finalement, ses deux yeux occupèrent chacun le centre des plateaux de la balance. Cette autre femme approchait son visage et disait :

— Il y a une légère différence, Monsieur. Vous avez le choix entre l'addition et la soustraction. Que décidez-vous ?

Une douleur atroce traversa son cerveau. Il était en train de réfléchir et bien sûr elle s'impatientait. Il avait consulté son oculiste la veille. Il avait appris avec lui les rudiments de la géométrie de la vision. Son esprit revenait obstinément à cet événement. Il tenta d'expliquer sa confusion. Le docteur Grandin donnait son avis. Il s'épongeait le front avec un grand mouchoir blanc.

— Ce n'est rien, disait le docteur de Vermort.

Il y avait une odeur de café dans le laboratoire.

— Que décidez-vous ? répéta la laborantine chargée des travaux de pesée.

— Elle est précise, avait dit Vermort, parlant d'elle ou de la balance, il ne savait plus, il avait déjà cette sensation d'éparpillement sans douleur.

Elle s'impatientait. Il aurait aimé distinguer le visage de l'allure générale qui s'imposait à son esprit. Elle voyait bien qu'il était en train de réfléchir. Une cuillère s'agita dans une tasse. Il imagina le tourbillon. La douleur menaçait.

— C'est cette différence qui m'inquiète, avait dit l'oculiste.

Il montrait les verres.

— De quoi vais-je avoir l'air ?

Il essayait de se rappeler le traumatisme responsable. Il avait reçu un coup de plat de sabre sur la nuque mais l'os avait résisté. Il n'avait pas souffert plus de deux jours et puis cela remontait à deux ans. Pouvait-il s'agir d'une maladie ? Il avait dû prononcer ces mots de nouveau. Grandin se baissa pour l'écouter. On l'entendait distinctement maintenant :

— Vos yeux ? Que veut-il dire ?

Vermort haussa les épaules. L'ami sombra de nouveau.

— On ferait bien de le ramener chez lui, dit-il.

La laborantine s'était assise sur un tabouret.

— Il me regardait si fixement, murmura-t-elle.

Angèle se mit à rire.

— C'était la balance qu'il regardait, dit-elle enfin.

Grandin plia son mouchoir.

— La balance ? dit-il.

Voilà comment il les formulait, ses questions, le Grandin : un déterminant et un substantif. C'était à peine si on entendait le point d'interrogation.

— Moi je l'ai vu mettre son nez dans la bombonne d'esprit de sel, dit la laborantine.

Vermort était agacé.

— C'est possible, dit-il.

Entre les ellipses de Grandin et les doutes de Vermort, il fallait vivre. On rassembla le corps de l'ami dans le sofa où Vermort avait l'habitude de se reposer de ses discussions avec le personnel. Grandin continuait de pincer les joues de l'énergumène.

— Il a choisi l'heure et l'endroit, dit Vermort.

Il ouvrit la fenêtre. Elle donnait sur la rue.

— Vous m'entendez, n'est-ce pas ? disait Grandin assis au bord du sofa.

Quel rapport pouvait-il y avoir entre les yeux et la balance ? Il considéra le corps gracile de la laborantine.

— Vous ai-je notée ce mois-ci ? lui demanda-t-il.

Elle avait amené un autre mouchoir et un bol d'eau fraîche. Il n'arrivait pas à se souvenir du niveau de cette étudiante.

— Manuel a arrêté une voiture, dit Vermort.

Il referma la fenêtre.

— Il a parlé de ses yeux, dit Grandin, il doit y avoir un rapport.

Il devenait bavard. Vermort redoutait ces moments de confusion. Manuel, le portier, entra. C'était un homme assez fort pour emporter le corps flasque du malade.

— Je l'emmène chez moi, dit Vermort.

Grandin leva une tête étonnée.

— Chez vous ? dit-il.

Angèle murmura : Quel rapport peut-il y avoir entre ce pigiste à la petite semaine et cette éminence grise de la médecine parallèle ?

Elle n'avait pas la langue dans la poche, Angèle. La laborantine avait rougi, surtout que Grandin ne semblait pas apprécier l'humour acide de sa collaboratrice directe.

— Angèle, dit-il, vous vérifierez la fermeture des bombonnes d'esprit de sel.

En guise d'excuse, elle montra la pincette dans le bec de laquelle pendait un fragment de cette matière humaine pour laquelle Vermort, qui ne la confondait pas avec la chair animale, éprouvait une telle curiosité que le monde politique avait finalement emboîté le pas de l'Église. On en parlait moins, certes, depuis que le peuple de Paris donnait des signes d'une agitation soutenue ouvertement par l'opposition. Il avait même paru, dans telle ou telle « croix » que d'ailleurs Vermort ne lisait pas, une étude comparée, comme ça, à vue d'œil, de deux écorchés, finement reproduits à la pointe du burin, dont l'un formait une croix parfaite, en X ou en T selon qu'on lui écartât les jambes ou non, et l'autre seulement cette posture bien connue de l'animal d'abattoir peu fait pour émouvoir la sensibilité humaine. L'article avait un peu déconcerté et, comme on hésitait à le citer pour étayer l'antithèse de l'étrange et inadmissible théorie que le docteur de Vermort était en train, craie en main, de répandre sur l'immense tableau noir du Collège de France ! On se bousculait aux fenêtres. Cet apôtre de l'excellence humaine avait amené, dans des bocaux ou dans des vitrines, quelques échantillons de ce corps que la pratique du sexe (raisonnable ou non là n'est pas la question ! s'exclamait ce remarquable ergoteur pour devancer cette autre critique où l'humanité se reproduit à la surface d'un désir qui serait donc toute sa profondeur) préserve admirablement (dit-il) de l'œuvre de mort qui est un héritage de la nature. Avec l'électricité, depuis cinquante ans et plus, il animait ces parcelles de notre vie commune. Du corps entier de l'animal humain, que quelques privilégiés avaient vu de leurs yeux refaire surface pendant ces fractions d'un temps tributaire de la pile voltaïque, il était progressivement passé aux fragments, des membres intégraux à leurs muscles, de l'organe à sa fibre et du tissu à peine visible à l'infinie existence de la particule qui s'agitait, toujours sous l'influence d'une différence de potentiel, sous la géométrie d'une optique spécialement conçue pour cette expérience. Il fallait bien admettre que ce nouveau philosophe possédait, à défaut d'une véritable connaissance, un sens de l'action particulièrement développé.

Mais derrière l'expérience, quelle que fût sa valeur scientifique, on devinait une doctrine et l'église catholique fut la première à s'en inquiéter. On envoya des séminaristes, premiers de la classe, assister au cours. C'était ces jeunes hommes aux cheveux courts qui arrivaient les premiers et s'installaient l'un contre l'autre à la première rangée. Grandin était parmi eux. Il était le seul à ne pas dissimuler son appartenance à la faction la plus critique des contradicteurs de Vermort. On ne le sentit pas fléchir. On ne s'aperçut même pas que ses questions ne visaient plus à faire trembler l'édifice des idées et des faits qui venaient à leur appui, du moins Vermort le prétendait-il. Quand il devint évident que le soldat avait changé de camp, du moins en esprit, il était trop tard. Sa thèse était encore dans l'air. On craignit que le sujet n'en fût déjà perturbé. On le questionna. C'était la première fois qu'il mettait les pieds dans un tribunal. Il se promit de s'en souvenir. Sa conscience arriva dans les lieux toute préparée. On évoqua le diable. Sans conviction toutefois, la Cour ne désirant pas sombrer dans les travers de la question. Grandin était confortablement assis dans un fauteuil tandis que ses juges occupaient des chaises équidistantes sur la longueur et la largeur d'une table où l'on avait ouvert tous les livres de Vermort. Il y avait aussi un album de photographies, composé à la va-vite, comprenant même des daguerréotypes dénichés on ne savait où, dont une vue joliment artistique du château de Vermort avec un médaillon représentant la place de Castelpu, ses mûriers et ses enfants tragiques, la porte de son église peuplée de diablotins nus, la vigne où le chanoine Bortek avait fait ses premières expériences sur le vin pour finalement conclure par cette liqueur de Vermort qui passait pour adoucir les mœurs, un horizon de montagne promettait l'air salubre des sapins. La documentation s'achevait par le catalogue complet des articles parus dans la presse, le plus souvent catholique, comme antithèse des allégations de Vermort qu'on traitait de charlatan. Le tout était présenté par un ange gardien qui trouvait là l'occasion de s'exprimer entièrement sur la personnalité de Grandin qui ne lui avait jamais paru compatible avec la vocation. Après tout Grandin n'avait-il pas agi de la même manière avec un fils de valet qui avait appris des rudiments de latin en remuant du foin ? Comme il avait mis Vermort au courant de ses déconvenues et que celui-ci l'avait assuré de son appui, il se sentait serein, capable d'ironie et même de trahison. Il affectait un sourire un peu crispé qui irritait les uns et invitait les autres à la prudence. L'ange gardien ayant terminé sa critique, sous toutes réserves, il sortit.

Il ne reviendrait pas. Peut-être avait-on espéré de lui qu'il donnât le ton. Il y eut un long silence troublé seulement par les grattements de gorge de Grandin qui chaque fois donnait l'impression de vouloir prendre la parole alors qu'elle ne lui était pas donnée. Un sacristain, auteur d'homélies sous le manteau, le dévisageait. Grandin lui offrit son profil. Enfin quelqu'un se leva pour regretter que le diable fût écarté de la question qu'on allait poser à Grandin alors qu'il se trouvait forcément dans toutes les réponses que celui-ci allait formuler.

— Croyez-vous, Grandin, qu'un homme puisse passer un pacte avec le diable ?

Grandin réfléchit. Certes, il devait quelques explications à cette communauté qui le nourrissait et l'éduquait depuis des années. Il y avait ici des gens qu'il aimait et il ne voulait pas s'en séparer sur un coup de tête inspiré par la séduction que l'esprit de Vermort exerçait sur lui. On l'avait même embrassé dans l'antichambre. Il savait qu'il ne pourrait pas se passer de cette étreinte. Il en avait goûté l'étrange pouvoir de conviction. Il demanda s'il devait se lever pour parler. On lui fit signe qu'il pouvait rester assis. Il était déjà exclu. Cette évidence le submergea. Sa douce sérénité fut remplacée par l'angoisse, l'ironie céda sa place à des explications confuses et il s'effondra enfin quand il s'aperçut qu'il venait de s'excuser. Un autre silence fila le temps. Il recherchait cette étreinte. Il aurait voulu se lever, échapper au moins à ce fauteuil qui le différenciait. Avait-il répondu à la question ?

Quand il sortit de la salle, il tomba en arrêt devant sa malle. Elle était inclinée sur un diable, projetant une ombre sinistre sur le dallage du corridor. Il était seul. Il poussa le diable jusqu'au monte-charge et manœuvra lentement le moufle. Ensuite il descendit l'escalier. Il se pressait. Au rez-de-chaussée, il refusa de l'aide. Il passa la grille. C'était le matin, très tôt. La rue était encore déserte. Quelqu'un vint récupérer le diable. Il regarda la malle, énorme et noire, posée à la tangente d'une flaque où se reflétait le bleu du ciel. Comme les soupiraux des cuisines donnaient sur la rue, il se dépêcha de s'enfuir à la faveur du passage d'un fiacre libre. Il n'avait pas un sou en poche, pas même cette poignée de tabac dont il eût aimé souffler la fumée sur ce paysage tristement urbain. Il ne fumait plus depuis deux semaines. Un peu de cette fumée l'eût aidé à préparer une meilleure défense, si tant est qu'il se fût défendu. Heureusement ils ne lui avaient pas supprimé les repas. Ils avaient même blanchi son linge et il avait participé aux travaux domestiques sans chercher à diminuer son effort relativement à celui qu'exigeait de lui la préparation de sa défense. Ce furent quinze jours d'une honnêteté sans précédent dans son existence de séminariste, d'où le manque de sincérité que les conclusions ajoutaient à des défauts moins discutables. L'économe était entré dans sa chambre sans frapper. Il l'avait trouvé en prière, tenant les pans de sa chemise dans ces poings fermés et articulant une inaudible reconnaissance au plafond dégéométrisé par le nombre incalculable des auréoles produites par la salle de bains. Le cahier était ouvert à la page d'un déficit illustré par un tarabiscoté signe moins que l'ongle blanc de l'économe gratouillait nerveusement.

— Évidemment, dit ce dernier, si l'on balance globalement nous sommes globalement excédentaires, mais si l'on ne considère plus que votre compte, il n'est pas difficile de comprendre que vous vivez aux dépens des autres.

Grandin laissa tomber sa chemise autour de ses jambes nues.

— Et mon pécule ? demanda-t-il en tournant les pages.

L'économe, qui avait les mains libres, les rejoignit par les pouces pour imiter l'envol d'un oiseau.

— Mes travaux, ma participation, mes économies enfin ! s'écria Grandin.

L'oiseau se posa sur son épaule.

— Il ne vous reste plus qu'à nous convaincre de votre utilité, susurra-t-il.

Il s'en alla sans fermer la porte, mauvais signe.

— Je suis fichu, avait pensé Grandin et il avait fumé la dernière pincée de tabac.

Le fiacre courait. Il avait les pieds posés sur la malle, tranquillement l'un contre l'autre. Monsieur de Vermort serait-il levé à cette heure ?

— Vous êtes sûr que c'est là que vous voulez aller ? lui avait dit le cocher en le toisant.

L'aspect des rues changea d'un coup. Des arbres poussaient au bord des trottoirs. La rigole était claire, plus rapide. Des balcons étaient suspendus aux façades. Le boulevard apparut sous des frondaisons.

— Le 21, dit le cocher, c'est cette porte-là.

Elle était fermée. Était-ce un hôtel ou un immeuble de rapport ? Le cocher poussait la malle et lui la tirait.

— Ils n'ont pas dû se servir, pensa-t-il.

La malle rebondit sur le marchepied. Le cocher ne pouvait pas savoir à qui il avait affaire. Il attendait le prix de la course, s'étant posté à côté de la malle. Grandin s'approcha de la porte. Il fit pression sur le portillon. Il ne s'ouvrit pas. Il est tôt, pensa-t-il comme s'il se le reprochait.

— Ces portes-là, dit le cocher, ils ne les ouvrent pas avant huit heures.

Voulait-il dire qu'il attendrait jusque-là ? Parce qu'il comprenait bien sûr que c'était nécessaire. Il ne pouvait pas embarquer la malle. Tout le monde n'accepterait pas de voyager avec les pieds dessus.

— Je n'ai rien de valeur, dit Grandin timidement.

Il ne tenait pas à montrer son linge. Et puis ce n'était pas le moment de découvrir sur quoi ils avaient fait main basse. Comment supposer qu'il l'avait laissé partir avec l'ardoise ? Peut-être avait-il cher payé ce qu'il leur devait. Il n'avait jamais songé à ces barèmes. Il avait même presque oublié sa famille. Ils s'adresseraient à elle pour solder le compte. Il ne reviendrait pas dans ce pays de propriétaires et de valets. S'il leur écrivait, il serait obligé d'envoyer la lettre au curé ou au notaire. Quelle déception, pour eux, cette nouvelle vie au service d'une science incertaine et indésirable ! Il préciserait qu'il n'avait pas perdu la foi. Il était comme eux, cruel et superstitieux. Il y avait un moyen de leur faire comprendre qu'il n'avait pas changé, qu'il continuait de leur ressembler. Il promettrait un retour au bercail. Le curé ne manquerait pas d'exprimer sa déception dans une lettre soignée. Il aimait les lettres du curé. Il les avait toutes conservées. Il y avait aussi une lettre du notaire et une autre du maître d'école qui était un cousin lointain.

— Vous verrez, lui dira Vermort, l'appel de la terre est plus fort que les provocations d'une femme.

Grandin avait pensé aux femmes. Il avait regardé les statues, puis les cadavres étaient entrés dans son existence.

— Vous êtes un as, lui avait dit Vermort qui assistait en spectateur à une dissection.

Les mains de Grandin transformaient le cadavre en leçon d'anatomie. Il n'avait pas encore exercé ses talents sur le corps vivant. Il avait touché à des enfants et à des hystériques. Les enfants se blessaient en jouant, les hystériques quand on ne les surveillait plus. Il aimait la propreté des hôpitaux. Il avait même inventé un nouveau piège à rat relié à une pile. Mais sa fonction principale consistait à choisir les cadavres destinés aux leçons. Il secondait un professeur aux allures d'inquisiteur, avec lequel il n'eût jamais aucune conversation. S'il était venu chercher une main, c'était lui qui la sectionnait. Les têtes pesaient étrangement. Il savait qu'il était doué d'un talent rare, sans savoir très bien à quoi il le devait. Une mémoire interminable, un œil absolu, des mains précises, cette sensation du temps qui était née avec la première dissection d'un fragment d'homme ou de femme. Même son dessin était affecté de cette perfection. Les graveurs de l'atelier les observaient avec un air d'incrédulité qui en disait long sur leur jalousie. Ils ne posaient pas de questions. Ils découvraient après lui des détails d'une importance sans doute primordiale. Le choix des couleurs lui incombait aussi, tant il avait cette facilité d'associer le rendu réaliste aux nécessités d'une légende complexe et claire pourtant jusqu'à l'obscénité. On se méfiait de lui.

On avait eu raison de se méfier de lui. Au début c'était un petit garçon qui souffrait de malnutrition mais qui connaissait déjà les coniques. Il avait aussi le sens de la grammaire et enrichissait son vocabulaire avec une aisance qui laissait un peu songeur à la fin des cours. Sa docilité était exemplaire, sauf dans les moments de mélancolie. Le petit était tourmenté par la nouveauté, puis les crises s'espacèrent et enfin il n'y eut plus de crise. Une tranquillité exaspérante s'était installée dans sa proximité. À l'heure des premières sollicitations sexuelles, on le convoqua. Il ne comprit pas d'abord de quoi on lui parlait. La scène se passait dans la cellule de son confesseur. On s'était entouré d'une discrétion inquiète.

— Un mort dans la famille ?

— Non.

— Une faute de goût.

— Non plus.

Il était certain de n'avoir pas manqué aux exigences de l'emploi du temps. Dans la bouche du directeur, l'autre fut progressivement remplacé par la femme. On entrecoupait le sujet de digressions sur les différentes manières d'accéder à la sainteté. On n'avait guère le choix en la matière. Confesseur ou docteur. Les apôtres et les martyrs appartenaient à un monde révolu. Il considéra passivement cet éloignement, puis son esprit revint au présent. Il serait docteur. Il se voyait mal sur le terrain. Il s'enfermait plutôt dans un laboratoire. Il comparait. Pourquoi confier ces rêves de gloire à un directeur de conscience qui n'en demandait pas tant et qui de toute façon lui parlait d'autre chose ? À vingt-cinq ans, Grandin, qui avait pris un peu de retard dans ses études à cause d'une maladie au cours de laquelle il avait connu le plaisir, Grandin était vierge. Il s'était d'ailleurs peu livré à ces pratiques qu'on lui avait recommandées en cas de désarroi. Il avait connu l'angoisse, parfaitement conscient que cette absence de l'autre en était la cause, autre qui pouvait prendre la forme d'une hallucination ou d'un rêve, il le confessait et on lui conseillait de ne pas s'en inquiéter du moment que cet autre n'était pas identifiable. Il n'avait effectivement pensé à personne ni même pensé que quelqu'un pût prendre la place de cette illusion. Le gros derrière des femmes de ménage ne l'inspira pas. On lui avait plusieurs fois demandé s'il ressentait une attirance pour l'homme mais le propos était tellement obscur tellement il se voulait discret, qu'il ne comprit jamais de quoi on lui parlait. Le Christ n'avait pas connu cette détresse.

— D'ailleurs, en matière d'amour, il a parlé des autres et jamais de lui-même. À moins qu'il faille lire entre les lignes dans cette œuvre de seconde main qui n'est que sainte et non pas divine. Divine était l'inspiration. Vive le temps des apôtres et des martyrs ! Je serai docteur !

Sur le trottoir, devant la porte du 21 rue des Sources, il s'abandonna soudain au désespoir. Le cocher, qui pratiquait depuis longtemps le transport des suicidaires, eut une lueur d'inquiétude. Le jeune homme venait de se plonger dans une minute de réflexion qui l'avait complètement transformé. Certes, depuis tout à l'heure, sur le trottoir du séminaire, il n'avait jamais été le conquérant intact qu'il se préparait à devenir depuis les quinze jours de sa déconfiture. On sentait bien que jamais il n'avait pratiqué l'autorité. Ayant sauté par-dessus la rigole, il avait levé une main moite aux doigts mollement écartés. Sa voix avait tremblé en indiquant le 21 de la rue des Sources. Il avait peu aidé au chargement de la malle. Il sentait le tabac et on ne savait quelle persistance, mélange de moisissure, d'encaustique et de fond de soupe. Il était vêtu plutôt pauvrement, encore que ces croquenots fussent rénovés jusqu'au fil des coutures.

— Il habite rue Fontaine, dit-il tout d'un coup.

Certes, il n'y avait pas loin, dix minutes peut-être à pied. Ce qui, ajouté au quart d'heure que l'autre prendrait pour se préparer, nous menait à trente-cinq bonnes minutes de là. Le cocher se sentait pris au piège. Il était sur le point de renoncer au prix de sa course quand le jeune homme lui montra le rideau d'une boutique.

— Regardez ! dit-il, on va l'ouvrir.

La scène se passait sur l'autre trottoir. On vit le boutiquier se baisser pour plonger sa clé dans un gros cadenas.

— On pourrait lui confier la malle, dit le jeune homme, tout excité par la justesse de son idée. Ainsi vous ne perdriez pas ce temps qui vous est si précieux (était-ce une critique ?). L'honnêteté des commerçants est bien connue, poursuivit le jeune homme, ce sera notre arbitre !

Le cocher pensa aux dix minutes qu'il venait de perdre. Il atteignait les trois quarts d'heure. Ajoutés au presque quart d'heure qu'avait duré la course, cela monterait à une heure pétante. Il eut un vertige mais ne tarda pas à empoigner le côté de la malle qui venait de s'incliner, car le jeune homme avait de l'assurance. Ils traversèrent la rue déserte. Le cocher regardait en l'air. Le jeune homme saluait le boutiquier de sa main libre et celui-ci s'était immobilisé, les poings sur les hanches, considérant d'un œil morne l'équipage qui s'avançait, visiblement à sa rencontre. Le fiacre arrêté sur l'autre trottoir, la malle transportée par le cocher d'un côté et un jeune voyageur de l'autre, il n'avait plus le temps de penser. Il ajusta sa bedaine dans cette direction et enfonça ses pouces dans les poches de son gilet. Bientôt leurs regards furent à sa portée. Le cocher semblait le supplier tandis que le jeune homme paraissait tenir l'expression de sa demande par le bon bout, en quémandeur expérimenté.

La bedaine se souleva sous l'attraction du diaphragme. Une moustache inégale mais joyeusement embroussaillée ornait le visage du marchand. Comme il avait retroussé les manches de sa chemise, ses avant-bras exhibaient des tatouages où le rouge dominait. La chair pendait cependant sous les cubitus et formait au coude des replis pointus où la croûte voisinait avec la squame. Les mains avaient été fortes, l'anneau nuptial témoignait d'une forte corpulence qui avait eu son utilité dans quel voyage d'affaires, il n'était pas difficile de l'imaginer. La tête était couverte d'une calotte sale sans ornement qu'une amulette qui jetait de petits éclairs dans cette ombre. Le cou avait poussé à l'oblique, obligeant la tête à un constant effort de verticalité. L'épaule la plus haute était aussi la plus forte, ce qui n'est généralement pas le cas des scoliotiques mais c'était peut-être là le résultat d'une compensation exagérée de ce défaut transversal. Pourtant le bonhomme n'avait pas l'air de se donner à un exercice intime. Sa posture ne semblait pas être la conséquence crispée d'un calcul où le miroir a son importance. Une jambe se terminait par un pilon sans doute implanté au-dessous du genou, il était impossible de le dire pour l'instant, l'homme n'avait, jusque-là, consenti qu'à sourciller, mais l'usure de l'embout n'avait pas pu être causé par une jambe raide. La blouse descendait jusqu'à la cheville, audacieusement fendue du côté de la jambe invalide où le poil, noir et dru, se répandait en boucles sensiblement du même diamètre, se chevauchant rarement, effort de tangente qui pouvait être celui d'une brosse parfaitement exercée à ce style de prouesse. Une culotte courte s'effilochait lamentablement dans cette mise en plis.

Fabrice de Vermort n'observait cette personne que parce qu'elle avait promis son corps aux recherches médicales de la concurrence. Il aimait bien aussi la patronne, un petit bout de femme qui ressemblait à un mouchoir tortillé pour se curer l'oreille, sensation un peu fantaisiste qu'il devait à une perception amusée du chignon traversé d'épingles comme un soldat, mort ou agonisant, des lances de son ennemi. Elle usait de masques et conjuguait au présent, même pour parler des morts, ce qui choquait tout de même un peu quand ils étaient illustres, quoique sa syntaxe ne manquât plus de correction si c'était de l'œuvre dont elle parlait.

— Vous apprendrez à la connaître, dit Vermort en poussant le portillon.

Grandin, ému parce qu'il venait de vivre un de ces étirements de temps qui marquent définitivement la mémoire, jeta un regard nostalgique sur le fiacre qui s'éloignait. Manuel était dans la cour, fumant devant sa porte. En l'apercevant, Grandin s'agita.

— J'ai frappé cent fois, dit-il en se penchant pour parler dans l'oreille de Vermort.

Manuel s'était incliné et avait répondu aux souhaits que le docteur renouvelait chaque matin avec un sens de la poésie qui ne laissait par le portier indifférent. Les aubades se terminaient en général par une prière d'exécuter une tâche sans importance. Il considéra la malle sur le trottoir, le portillon était resté ouvert. Le marchand, qui avait traversé la rue pour veiller sur elle, faisait des signes pour indiquer qu'on prenait sur son temps.

— Il faudra mettre une sonnette, dit Grandin, s'il y avait eu une sonnette, la course n'aurait pas coûté si cher.

Il remercia encore Vermort de s'être fendu. On entendit le raclement de la malle sur le pavé de la cour.

— Comme un bruit de voiture, dit Grandin qui s'éveillait, mais il n'en entrait plus depuis longtemps à cause du silence que Vermort exigeait de ses collaborateurs.

— Le procès a eu lieu ce matin, dit Grandin.

Vermort, qui marchait devant, s'écria presque :

— Ah ! Je craignais que vous n'eussiez passé la nuit dehors.

Grandin n'avait jamais imaginé une pareille aventure, c'est pourtant ce qui l'eût attendu dès la nuit prochaine si Vermort ne s'était d'avance interposé. Il admirait le savant. Cette dévotion était le point de départ d'une nouvelle vie. Sans elle, Vermort l'eût ignoré, certes, mais rien n'aurait changé et il continuerait en ce moment d'assister à sa propre castration. Il n'avait jamais pénétré dans une autre maison que la sienne, si tant est que la maison familiale lui appartînt au moins sentimentalement et qu'il eût sa part de propriété, spirituelle, dans le séminaire où il avait perdu l'intégralité de sa jeunesse.

L'endroit était vétuste mais avait vécu de beaux jours. Quelques fenêtres étaient condamnées par la pourriture de l'huisserie ou la rouille des ferrures. On passait par des portes ouvertes. Le plancher avait la consistance d'un gazon et les marches d'escalier, malgré le branlement de la structure, ne craquaient pas. On voyait la trace du chiffon sur les murs. De temps en temps un paillasson devant une porte fermée. Une fragrance indéfinissable interdisait d'autres sensations olfactives. Au bout de quelques étages, l'escalier se rétrécit. Ils furent bientôt sous la charpente. L'air circulait par bouffées glaciales. Vermort détruisait les toiles d'araignées avec sa canne. L'une d'elles avait changé la soie de son chapeau. De chaque côté, sous les sablières, gisaient des ombres immobiles. Grandin perçut deux ou trois reflets sans les localiser. Ils marchaient sous la faîtière, contournant les piliers, enjambant des entraits. Il contempla l'endroit qu'il aurait à franchir deux fois par jour, peut-être plus s'il prenait ses repas à cette hauteur.

Vermort l'accueillait comme le pauvre qu'il était. Il habiterait avec les tourterelles et les araignées.

— Comment appelle-t-on ces fenêtres qui s'ouvrent directement sur le ciel ?

Il songea à la corvée d'eau et à l'élimination discrète des déchets personnels. Il ne fumerait pas à cause du risque d'incendie. Il avait une fois mis le feu à l'intérieur de son pupitre.

— Vous fumez, Désiré ? s'était exclamé le chantre.

Il fumait comme un socialiste, conscient de chercher à exciter sa matière cérébrale. Les rencontres avec l'autre, si elles n'étaient pas préparées par l'usage, se finissaient par cette approche jalouse de ses moyens intellectuels. Il aimerait la pauvreté, qu'il savait différente de la privation à laquelle il s'était exercé pour se préparer à une vie exemplaire. Il ne demandait pas l'aumône, il travaillerait, il se rendrait utile, il avait même des hypothèses à vérifier, Vermort lui en donnerait peut-être les moyens.

En attendant, la chambre était un débarras. Pas de fenêtre enciélée, sinon un œil-de-bœuf dont les carreaux étaient heureusement intacts. La lumière rampait sur un tapis destiné à camoufler les imperfections du plancher. Il y avait une table, deux chaises, une malle qui ressemblait comme une sœur à celle que Manuel et le marchand transportaient dans l'escalier, une toilette avec sa vasque encastrée et son débris de miroir pivotant, il disposait aussi d'une étagère où trônait un quinquet, la couette semblait confortable, tout le reste des choses avait été empilé dans l'ombre, il n'était d'ailleurs pas impossible qu'il y trouvât ce qui lui manquait, on avait seulement pensé au strict nécessaire.

Vermort grimpa sur une chaise pour lui montrer comment les tuiles s'enclenchaient, en cas de gouttière. Il lui montra le conduit de cheminée contre lequel il pourrait poser ses mains pour les réchauffer, l'hiver. Le glissement de la malle indiquait que le portier et le marchand avaient atteint le grenier.

— Votre voiture ! dit Vermort.

Grandin ne sembla pas comprendre l'ironie. Il pensait au froid. Il n'en souffrirait pas avant deux mois. Cette sensation lui avait toujours été épargnée. Même la neige de son enfance avait cette tiédeur de laine tricotée pour lui. Il se plaindrait discrètement dans une lettre, évoquant peut-être cette robe qu'il avait toujours refusé de porter parce qu'elle le différenciait trop des autres. Il l'avait renvoyée sous le prétexte qu'il n'en avait pas besoin. Grand-père l'avait adoptée. Elle sentait la cheminée maintenant, lui écrivait-on et il n'avait rien répondu à cette douce évocation, ce qui mit fin à ce filon de la conversation. Les sujets manquaient si l'on craignait la dispute. Il parlait de son bonheur, de sa richesse, de son futur. On répondait par des encouragements timorés, et encore le rédacteur s'était-il efforcé d'utiliser les mots de la joie à la place de ce vocabulaire habitué à des recherches plus intentionnelles.

La malle franchit enfin le seuil de la chambre. Le marchand s'efforçait de dissimuler son écœurement.

— Si ces messieurs n'ont plus besoin de moi, fit-il en s'époussetant.

Un signe de Vermort le décida à déguerpir.

— Nous sommes un peu cousins, fit le docteur.

L'autre descendait joyeusement l'escalier.

— Il vous fera crédit si vous pouvez justifier de quelques ressources, dit Vermort, il n'est pas chien.

Comme Grandin donnait des signes de malaise, il s'empressa d'ajouter :

— Vous mangerez avec moi.

Cela se passait une fois par jour, sur le coup de six heures de l'après-midi. On mangeait de la soupe aux légumes, du pain, un morceau de pâté, du fromage et même des fruits. On achevait ces agapes par un verre de vin et on se quittait un peu joyeux. Le matin, au laboratoire, on buvait un café brûlant. Grandin ne parla jamais du verre de lait cru qui fortifiait sa peau. Un autre verre du même lait faisait du bien à ses poumons. Le café l'excitait passablement mais Angèle affirmait que Vermort le trafiquait avec des grains de maïs. Elle en avait trouvé dans son bureau. Il les avait torréfiés sinon elle eût pensé à des poules. Molinier éclata de rire. Angèle rougit.

— Vous ai-je présenté Molinier, notre chimiste ? dit-elle.

— Des poules ! fit Molinier en secouant la main de Grandin, justement...

La voix de Vermort, à travers la porte de son bureau, imposa le silence. Le café avait refroidi. Grandin se sentait très excité. C'était sa première journée au laboratoire. À l'aurore, il avait tenté de regarder à travers l'œil-de-bœuf mais la crasse l'en empêcha. Il descendit. La porte du laboratoire était ouverte. Une femme nue s'habillait tranquillement. Sa toilette reposait sur le dossier d'une chaise. Elle enfila un tablier, noua la ceinture, se regarda dans un miroir où il aperçut les seins. Il retourna dans le couloir.

L'odeur du café le réveilla complètement. Elle apparut enfin. L'étroitesse du corps le fascina.

— Désiré ? dit-elle.

Il avait reculé. De quoi avait-il l'air maintenant ?

— Si vous n'êtes pas Désiré... commença-t-elle.

Il se précipita, mû par il ne savait quelle énergie.

— Je suis Désiré, cria-t-il comme s'il avait craint de ne plus l'être.

Elle semblait si proche, si facile ! Il comprit qu'elle s'appelait Angèle et qu'elle l'attendait. Le docteur ne tarderait pas. Il était retenu par un mourant. Le docteur exerçait donc encore ce genre de médecine ?

— Oh ! Non, s'écria-t-elle, c'est le cadavre qui l'intéresse !

Elle le regarda comme si elle s'étonnait qu'il ne sût pas tout du docteur Vermort.

— Vous devez faire exactement ce qu'il vous demande, dit-elle.

Molinier entra.

— Vous êtes en retard, lui reprocha-t-elle.

Il se précipita sur la cafetière.

— Nous n'avons pas le temps, dit-elle à Grandin. Venez ! Le docteur nous attend.

Elle le prit par la main. Dans la rue, elle héla un fiacre. Des violettes fleurissaient sur son petit chapeau. Elle lui avait confié l'ombrelle et la mallette d'instruments. Sur le marchepied, il observa la cheville, hésitant entre la délicatesse inspirée par les formes et la solidité peut-être trahie par l'élan, cependant sa main glissait dans la sienne. Quelque peu étourdi par cette tiède humidité, il se retrouva assis à côté d'elle, la mallette sur les genoux et l'ombrelle entre les mollets. Maintenant elle se servait de ses mains pour boutonner le manteau qu'elle avait jeté sur ses épaules en sortant du laboratoire. Le tablier disparaissait lentement dans cette fente. Elle portait encore ses bottines.

— Nous aurions pu prendre le temps d'un café, regretta-t-elle en contemplant le paysage urbain.

Le canasson trottait joyeusement.

— Les analyses de Molinier vous étonneront, dit-elle.

Il avait à peine aperçu le grand corps efflanqué du chimiste dont la bouche parlait à la surface du café. Un nez pointu recevait les arômes du mélange. L'œil scrutait, enfoui dans la boursouflure des paupières. Il vit la main d'Angèle chercher celle de Grandin. Celui-ci avait ouvert la bouche pour exprimer des politesses mais le savant contact de la femme l'avait réduit à ce silence prometteur. Ils traversèrent la cour. Il nota que le pas d'Angèle était long et rapide tandis que Grandin sautillait en regardant derrière lui comme un supplicié qui vient de tourner la tête du côté où il était encore en vie. Il entendit le fiacre, la portière. La tasse de café réchauffait ses mains. Il n'y avait pas de matin sans cette brûlure, été comme hiver. Petite épreuve quotidienne qui était tout ce qu'il conservait de l'étape précédente. Maintenant (depuis le début de l'année en fait) il dormait dans une chambre financée par ses seuls émoluments. Il ne recevait que l'aliment et n'avait pas encore renouvelé une garde-robe qu'il entretenait avec un soin de future mariée. D'ailleurs le mariage était sa seule véritable préoccupation. Il avait même un pécule et les clefs d'une maison à la campagne. Cet usufruit durerait toute la vie. À quoi bon s'il n'en profitait pas ? Il n'y avait pas d'ouvrage pour un chimiste à la campagne. Il connaissait des filles de métayers et même de commerçants. Il avait étudié la comptabilité mais son écriture était mauvaise. Il avait parlé avec un apothicaire mais la place était réservée. Un gendarme lui avait proposé la main de sa fille mais l'enfant qu'elle lui donnait était d'un autre. Le notaire lui avait proposé, de la part du nu-propriétaire, une compensation en échange de la cession de l'usufruit, mais la maison avait une valeur sentimentale et il avait repoussé l'offre sans bien mesurer à quoi il s'exposait. Il eut des ennuis avec la population de ce village où il avait passé une enfance heureuse. Il avait été heureux comme peut l'être un orphelin recueilli par une bonne âme qui l'avait finalement couché sur son testament. Le nu-propriétaire, neveu de la défunte samaritaine, veillait jalousement à l'état de la maison et écrivait souvent des lettres de reproches. Ces travaux amenuisaient sûrement le pécule.

— Soyez raisonnable, avait dit le notaire.

Mais Molinier n'était pas raisonnable. D'ailleurs, il avait étudié la chimie uniquement par goût. Il avait d'abord été un mathématicien remarquable, puis il avait cherché une application à la hauteur de son imagination. L'astronomie l'avait attiré un moment. Il avait étudié la musique en acousticien. La conférence d'un économiste distingué l'avait convaincu de l'importance des flux. La veuve mourut. Il n'était pas préparé à cette mort. Quel rapport y avait-il entre la mort et la chimie ? Il ne s'expliqua jamais clairement.

Après l'ouverture du testament et l'écoulement tremblant des délais légaux, il ferma la maison et s'en vint à Paris. Il voyagea à bord d'une péniche. Il emportait deux malles, celle des vêtements et celle des instruments, dont la lunette qu'il avait achetée par correspondance à une société américaine qui avait sa succursale européenne à Londres. On avait arrimé les deux malles dans un couloir et il couchait dessus. Comme il n'était astreint à aucune tâche, ayant payé le prix du voyage, il s'ennuya un peu, surtout les jours de pluie. Il n'y avait pas d'autre remède à sa mélancolie que de monter sur le pont. Il passait ainsi d'une immobilité relative à la sensation angoissante de la lenteur.

Le passage des écluses le divertissait peut-être. Il suivait la progression sur un plan punaisé (non, les punaises n'existaient pas encore ou alors ce n'était pas encore un objet quotidien) derrière la porte de la cabine de pilotage. Sous la pluie, les câbles de halage s'étiraient comme du verre. À l'approche de Paris, on suivit un toueur.

Il avait écrit à un cousin avant de partir. Ce n'était peut-être pas un cousin. En tout cas son nom et son adresse figuraient sur la liste que la samaritaine lui laissait en marge du testament.

— Mon petit Léon, voici tout ce que maître Bouju a pu savoir de ta famille (ceci pour expliquer une très nette diminution du pécule).

Suivait une liste de huit noms, dont trois domiciliés aux colonies. Des parenthèses indiquaient les professions, les occupations ou les fonctions.

— La parenté avec Fabrice de Vermort n'était pas une certitude mais, écrivait la veuve, si tu t'adresses à lui, tu verras que, malgré tout, il s'efforcera de te faciliter les choses.

Cette nouvelle devait rester secrète, d'ailleurs, en son temps, le comte de Vermort avait payé le prix de ce silence.

— Tu ne réclameras plus rien, du moins pas en ces termes. Demande conseil à maître Bouju qui connaît toutes les ficelles.

Celui-ci recommanda au jeune héritier de commencer par Vermort. Les trois colons étaient pour l'instant inaccessibles et leurs curriculums indiquaient qu'ils étaient sans fortune. Des cinq membres de la famille « Molinier » résidant en France, Fabrice de Vermort, dernier rejeton de la lignée, était le plus proche, Castelpu se situant à environ deux lieues de Bélissens en suivant la rivière en amont. Le problème était que le comte n'y résidait plus. Il était à Paris, où la célébrité l'avait fixé semblait-il pour toujours. On le voyait rarement au château et encore moins aux réunions du conseil municipal. Il valait mieux lui écrire.

— Savez-vous écrire ce genre de lettre ? demanda le notaire.

Des lettres, Léon en avait écrit, y compris des lettres d'amour. Il avait écrit plusieurs fois à l'Université pour solliciter un emploi. Il avait même écrit au ministère de la Guerre pour s'excuser de ne pas pouvoir rendre de plus grands services à la France. Un éditeur avait même apprécié ses spéculations sur la matière organique mais le livre ne fut pas publié. Il entrait pourtant dans le courant de pensée que le docteur Fabrice de Vermort animait depuis son laboratoire parisien.

— Joignez donc le manuscrit à notre lettre, conseilla Bouju qui en était effectivement l'auteur.

Molinier admira cette facilité, lui qui avait tant de mal au moment de décrire. On attendit la réponse. Elle arriva deux semaines plus tard chez le notaire qui prit la liberté de la décacheter.

— Elle m'était pourtant adressée, se plaignit Molinier.

Le notaire pirouetta.

— Lisez-la-moi, dit-il, puisque je n'en connais pas le contenu.

C'était difficile à croire mais Molinier n'avait jamais offensé personne. Il lut, debout près de la fenêtre aux rideaux épais. Le notaire était assis dans son fauteuil. Il accompagnait la lecture de petits gestes satisfaits.

Il avait visé juste. Molinier termina la lecture par un silence embarrassé. Son jeune visage n'était pas armé pour camoufler les sentiments que sa conversation éludait pourtant facilement. La dichotomie pouvait le rendre ridicule. Ces rougeurs étaient parsemées de plaques d'un blanc croissant. On s'en allait généralement avant l'apparition du masque, lequel commençait par un encerclement chlorotique de la bouche et des yeux.

Bouju avait l'habitude des passions. Le miroir de la cheminée, exagérément oblique, lui renvoyait des dessus de crâne et des perspectives de cou. Dans sa vie de chroniqueur désabusé, il avait eu affaire à toutes sortes de damnés sans avoir jamais éprouvé le désir de compléter sa connaissance par le moyen du voyage. Qu'aurait-il gagné dans cette accélération de la réalité ? Il avait même fini par préférer la lenteur. Il attendit donc que le visage du jeune homme fût parfaitement blanc. Il éteignit même son cigare et ne proposa aucun alcool. La fenêtre était ouverte. On voyait les mûriers de la place et un morceau de ciel bleu. Molinier était debout. Le miroir ne renvoyait donc que l'image grotesque de ses basques tandis que dans les gris du plafond, on distinguait nettement le reflet de la lettre.

— Voilà une bonne chose de faite, dit le notaire.

Il se frotta les mains. La pâleur de Molinier l'amusait. Celui-ci avait fini de parler. Pas un mot sur l'absence des commentaires qu'il avait attendus de la part de son illustre correspondant. Il venait de pousser le bouchon d'une espèce d'affection que Vermort s'était efforcé de dénaturer.

— Vous l'avez séduit, dit Bouju.

Molinier haussa les épaules. Bouju s'était levé pour aller chercher une chaise dans l'antichambre. Molinier n'usait pas des fauteuils à cause d'un conte qui avait gâché son enfance. Il s'assit, serrant les genoux l'un contre l'autre dans ses grandes mains. La lettre avait disparu. Bouju s'était permis d'en faire une copie.

— Vous n'y voyez pas d'inconvénient ?

Elle contenait de précieuses indications qu'il s'agissait de ne pas négliger.

— Nous louerons le Bois-Gentil, conseilla-t-il.

La rente couvrirait les impôts, les charges d'entretien et une partie des frais occasionnés par le séjour parisien. Vermort, sans citer de chiffres, proposait de payer le déficit.

— Vous vivrez sur un fil, certes, dit le notaire, mais vous pourrez toujours compter sur la solidarité familiale.

Molinier grimaça. L'idée d'un étranger occupant le Bois-Gentil ne le séduisait guère.

— Vos affaires personnelles, dit le notaire un peu agacé, on les enfermera à double tour dans une pièce dont vous aurez la clé.

Il faudrait bien sûr que ladite pièce eût un accès extérieur à la fois à la maison et au jardin y attenant. On n'avait guère le choix. Cette porte s'ouvrait sur une ruelle humide. On l'avait clouée, jadis, à cause des voleurs. On prendrait sur le pécule de quoi la barreauder.

— Mes livres ? murmura Molinier. Mes archives ? Mes souvenirs ?

— Ah ! s'exclama le notaire, c'est le prix à payer !

Il éleva sa montre. Le temps de la consultation était dépassé de plus de dix minutes.

— Réfléchissez, dit-il en poussant le jeune homme qui bafouillait des remerciements.

On loua la maison à une veuve qui tricotait pour les pauvres. Elle se plaignit tout de suite des bruits étranges qui venaient de la pièce où Molinier avait rangé pêle-mêle ce qu'il n'avait pas pu emporter. On n'avait pas le temps de le prévenir. On força la serrure sans sa permission. L'endroit était infesté de rats. L'employé municipal chargé de leur destruction découvrit par hasard l'entrée du souterrain. Il s'y aventura le premier, muni d'une lanterne et d'un bâton. Damien, qui bricolait des tuyauteries dans les caves du château, faillit périr d'une attaque à l'apparition de l'employé éberlué qui venait de parcourir les presque deux kilomètres du souterrain. Vermort, mis au courant, répondit par un article humoristique qui parut le dimanche suivant dans la dépêche locale. Sur son conseil, Molinier porta plainte devant les autorités. En retour, il reçut la facture des frais correspondant à la lutte d'ailleurs inachevée contre les rats, augmentée du prix d'une nouvelle serrure. Une bénarde accompagnait l'envoi. La lettre était de Bouju. Il proposait une coupe sombre dans le pécule.

— Il faut régler ses dettes, conseillait-il.

Il ajoutait un mot respectueux à l'adresse de monsieur le Comte, sans référence toutefois à l'article de la dépêche où, sous le nom de Bortek, il apparaissait en comploteur repenti. On le pendait d'ailleurs à l'avant-dernière ligne, la pénultième comme il aurait dit lui-même. Sa signature était un chef-d'œuvre de prétention, selon Vermort qui savourait son espèce de victoire tout en regrettant de n'avoir pas été au bout de la parodie. Molinier ne l'interrogeait pas. Il aurait appris que Vermort ne connaissait pas l'existence du souterrain. Si l'on voulait se rendre compte par soi-même, il fallait se hâter, les autorités municipales ayant déjà décrété le comblement du moins de la partie correspondant au territoire communal.

Morandelle prêtait main-forte. Molinier ignorait qui était Morandelle. Il n'avait même jamais mis les pieds dans un souterrain. Il y a des souterrains dans tous les romans, pourquoi pas dans celui-ci. Vermort acheta deux billets de chemin de fer. On mangea à la buvette de Saint-Pierre-des-Corps, puis on ne mangea plus rien. À Toulouse, Vermort dormit sur le banc, appuyé sur sa canne. Molinier n'avait pas pensé revenir si tôt au bercail. Dans sa poche, la clé voisinait les dés qui décidaient de sa chance.

La correspondance était ralentie par des travaux. L'air était gris. Le jour se finissait. On arriverait dans la nuit. Il rêvait d'une soupe aux fayots. Ce serait aussi la première fois qu'il dormirait dans un château. Il ne dormirait peut-être pas. On avait rendez-vous avec Bouju le lendemain matin. On emprunterait le souterrain.

— Vous avez la clé ?

Oui, oui, il l'avait. Vermort, hideux et superbe, surgissait de temps en temps de son sommeil pour poser des questions. Molinier comprenait son inquiétude, le voyage n'ayant pas été préparé. Le sifflet du train réveilla Vermort définitivement. On embarqua. On était seul dans le compartiment. La nuit était tombée.

— On ne peut pas détruire un monument historique, dit Vermort.

Il préparait son argumentation. La visite du château commencerait au Bois-Gentil.

— Merveilleuse idée, n'est-ce pas ?

La locataire serait à peine dérangée par le bruit des voix. Restait à calculer la part de Molinier. Un chiffre l'eût rassuré, cependant Vermort le tint secret, condamnant le pauvre Molinier à diviser la perte de pécule par un et non par zéro comme l'avait bêtement suggéré Bouju. En gare de Castelpu, ils furent les seuls à descendre sur le quai. Damien sirotait un verre au buffet. On l'interpella. Il raconta la peur qu'il avait eue.

L'estomac de Molinier gargouillait. La voiture cahotait sur un chemin qu'il ne reconnaissait pas. Damien ne tarissait pas. On aperçut enfin la lanterne du château. Personne sous le porche. La voiture pivota doucement.

— Prenez la lampe, dit Vermort à Molinier.

Ils entrèrent.

— Nous dormirons dans le même lit, dit Vermort.

Il y avait du feu dans la chambre. Le lit était ouvert. Vermort ne mangeait jamais le soir.

— Vous auriez dû en parler à Damien, dit-il en se couchant.

Il paraissait sale. Molinier avait toujours eu cette idée de la laideur. Il se déshabilla derrière le paravent. Il avait apporté une chemise et un bonnet. Vermort, couché sur le côté, le considéra longuement. Molinier était pétrifié. Ses pieds nus frémissaient sur la descente. Il se baissa enfin pour déposer les chaussons. Vermort eut le temps d'apercevoir l'envie qui semblait se développer au détriment ou à l'avantage d'une calvitie naissante. Molinier se redressa. Il tenait le pot de chambre comme une tasse de thé. Vermort grogna et se retourna.

Molinier s'appliqua à pisser contre la paroi. Les dernières gouttes choquèrent une surface tremblante. Le pot glissa enfin et la petite porte se referma. Le lit était tiède, l'oreiller glacial. Molinier se coucha sur le dos. La petite prière du soir s'égrena sur ses lèvres. Il souhaita bonne nuit et ferma les yeux. La voix de Vermort se perdit dans l'obscurité.

Pendant un moment, Molinier se sentit seul. La mise en place du théâtre de la nuit lui prenait du temps. Son esprit entrait et sortait des divers décors que son imagination ne discutait plus. La scène était déserte. Il arrivait rarement qu'un personnage inconnu le surprît sous un linteau ou au bord d'un de ces bassins où des filles rieuses venaient tremper leurs pieds. Il interrogeait des passants aux visages familiers. Il connaissait à peu près exactement l'emplacement des zones étanches et redoutait seulement que le personnage désiré eût le pouvoir de les traverser. C'était rarement des miroirs, quelquefois des rivières, la nuit dernière, qui avait été agitée dans la perspective du voyage avec le comte, des ouvriers appliqués disparaissaient mystérieusement entre le Bois-Gentil et Vermort et il s'efforçait de les retrouver, recréant malgré lui toute la longueur du souterrain dont il possédait la partie haute. Appréciable longueur qui correspondait à la largeur de la maison, ensuite la propriété des lieux pouvait lui être contestée, à juste titre, jusqu'à la limite de Vermort. C'est que le comte avait lancé, un peu tôt dans l'opinion que Molinier avait des affaires, l'idée d'une exploitation touristique des lieux. Le Bois-Gentil en constituerait le point de départ et le château, cela allait de soi, le point de chute à l'intérêt à la fois historique et architectural. La part publique se réduisait à un boyau qui n'attirait personne si on ne pouvait ni y entrer ni en sortir. Le château était incontestablement le pôle d'attraction et le Bois-Gentil ne manquait pas de charme, surtout qu'il s'agissait d'une maison bourgeoise. On aménagerait l'endroit en son et lumière. Vermort avait d'ailleurs parlé dans l'embouchure d'une descente de gouttière et à l'autre extrémité, on avait entendu une voix d'outre-tombe. Un claquement de doigts s'était transformé, selon une loi physique qui restait à découvrir, en craquement d'os. Angèle, qui avait voulu éprouver les ressources de son cri, épouvanta les témoins de sa recherche, qui ne purent exprimer leur sensation.

Le crayon de Vermort avait déjà ébauché l'installation. Il avait même songé à enfermer dans cette tuyauterie, des rats dont les allées et venues ne manqueraient pas d'ébranler l'esprit. On projetterait des ombres. De fausses parois seraient animées par des souffles imprévisibles. On augmenterait le taux d'humidité. La température deviendrait insupportable. En cas de malaise, on évacuerait par un circuit secondaire. Il y aurait de faux malaises et de fausses tentatives d'y porter remède. On insinuerait un peu de sorcellerie dans cette aventure de la Terreur. L'empire n'y verrait pas d'inconvénient.

Vermort avait oublié ce carnet. Au début du voyage, il avait rendu responsable de cet oubli le pauvre Molinier qui venait d'exprimer des doutes. Vermort vous enfonçait facilement. On avait rarement les moyens de se soustraire à son emprise. Il manœuvrait vos tares. Molinier en parlerait à Grandin. Il lui parlerait du souterrain et ensuite il en viendrait au caractère de Vermort, peut-être pas le premier jour, il se laisserait la possibilité d'en parler en bien, Grandin n'était peut-être pas aussi honnête qu'il le paraissait. Molinier s'était souvent trompé sur les autres. Il se trompait moins depuis qu'il ne se précipitait plus sur eux pour les convaincre de sa totale disponibilité. Il avait acquis cette lenteur.

Angèle le respecterait peut-être maintenant qu'il avait de l'expérience. Il avait été maladroit et timide. Il avait renoncé à elle. Quand elle avait crié dans le tuyau, il avait été le seul à ne rien dire du tout, d'ailleurs elle n'avait pas insisté auprès de lui. Elle s'était rapprochée de Dillan, l'Anglais. Je dis l'Anglais parce que c'est ce qu'il prétendait être et j'ai écrit Dillan comme j'aurais écrit Dylan. Cet imbécile feignit d'avoir été terrorisé par l'expérience d'Angèle. Je ne sais plus au nom de quoi elle l'avait tentée. Le tuyau débouchait dans une petite pièce du Bois-Gentil. En attendant l'expiration du bail, on l'avait sous-louée à la locataire assez heureuse d'en tirer à peu près la moitié du prix convenu naguère pour le tout.

L'Anglais était son gendre et sa fille était morte. Il prétendait habiter Londres et vivre d'une activité commerciale. C'était un homme assez distingué qui ne se séparait jamais de son parapluie. Des enfants l'appelaient le Bréla, Molinier mit du temps à comprendre pourquoi. Il avait souri en entendant sa belle-mère lui expliquer l'arrangement. Il était poli, peut-être maniéré. Molinier le trouvait efféminé. Il avait parlé du temps qu'il fait à Londres à peu près sûrement puis ils ne s'étaient plus adressé la parole. Angèle arriverait le soir même. Vermort voulait avoir son avis. Elle coucherait au château.

Molinier avait vu la chambre. Il avait d'abord deviné que c'était celle-là que Vermort lui destinait. Il avait visité toutes les chambres.

— Nous n'avons plus de matelas, lui avait confié un domestique.

Il y avait des pompons dans toutes les franges des ciels de lit, des prie-Dieu dans toutes les chambres et des toilettes au miroir fidèle. Certaines chambres communiquaient entre elles. Il essaya toutes les poignées de porte, s'approcha presque prudemment des fenêtres, visita des armoires. La chambre d'Angèle s'éternisait sous un ciel peint au plafond. La toilette avait l'eau courante et la fenêtre donnait sur un infini de montagnes entrecroisant leurs pieds pointus dans une vallée semée de petits nuages ronds. Le lit était ferme et sentait la lavande. La porte ne grinçait point. Le tapis était de facture récente. Une étagère de marbre noir proposait de la poésie.

Molinier doutait qu'elle en lût beaucoup. Il mémorisa les titres, dans le cas où elle en parlerait. Elle parlait rarement d'autre chose que de ce qu'elle appelait la vie, dont elle excluait facilement les excès, par exemple la richesse du vocabulaire ou une grammaire trop pointilleuse à son goût, ce qu'elle appelait de la littérature, dont elle ne parlait pas, ou peu. Molinier prévenait Dillan.

Celui-ci, à l'annonce qu'Angèle était une femme, s'était proposé d'aller l'accueillir à la gare. Il y avait un portrait de sa défunte épouse sur une table basse. Molinier le souleva religieusement pour en dire quelque chose mais l'Anglais était déjà dehors. La voiture descendait la ruelle étroite. L'Anglais n'avait pas oublié son parapluie.

Molinier reposa le portrait. Il était seul. Il quitta l'appartement sans répondre à la locataire qui lui demandait s'il restait dîner. Il prit la direction opposée à celle de la gare. Il ne rencontrerait personne. Le temps était d'un gris d'ardoise. Il passa sur un pont et s'arrêta un peu pour regarder l'eau jaune. Les manières de l'Anglais l'avaient agacé. Il songea à une canne pour se donner de l'allure. Il y avait beaucoup de cannes dans les illustrations des romans. Angèle ne concevait peut-être pas le personnage sans cet attribut. Ils avaient regardé des ombrelles dans une vitrine mais comme il n'avait pas le sou, il avait parlé d'autre chose. En ce moment, l'Anglais ouvrait peut-être son parapluie pour abriter ce visage parfait des petites gouttes de pluie qui le rendaient si séduisant cependant. Il rentra.

Ce fut le lendemain qu'Angèle cria dans le tuyau. L'embouchure formait un cornet. Vermort se posta à l'autre bout du souterrain, presque sous le château. Le tuyau était percé de loin en loin d'un trou circulaire grillagé. Dillan était présent. Molinier parlait d'entropie. Le mot n'étant pas encore en usage, il s'expliqua. L'Anglais ne l'écoutait pas. La bouche d'Angèle pénétra dans le pavillon.

— Je suis prête, dit-elle.

Deux coups frappés sur le tuyau l'avertissaient qu'elle pouvait émettre le son dont elle avait eu l'idée la veille au soir, peu après le repas. Dillan était invité. Il mangea avec parcimonie mais il mangea de tout. Pour la première fois, il évoqua la femme que la maladie lui avait enlevée. Angèle faillit pleurer. Je ne sais plus si l'idée du cri lui est venue avant ou après cette légitime émotion. Le lendemain, dans la petite pièce où il se pressait en compagnie d'Angèle, assise sur un tabouret, de Dillan, qui avait éteint sa cigarette, de Vermort qu'on entendait respirer et de la locataire qui souriait encore, Molinier s'en voulut de ne pas avoir retenu un tel détail. Comme on le sait, Dillan faillit succomber. On le vit tressaillir dès l'ouverture de la bouche puis il pâlit, s'inclina, glissa contre le mur chaulé, réclama un siège. Molinier était le seul témoin de cet effondrement. Le regard d'Angèle était tourné vers le coin de mur où s'enfonçait le tuyau.

Maintenant, Vermort parlait pour dire tout le bien qu'il pensait d'une pareille expérience. Il nous convoqua sur la place. On nous observait. Gisèle avait particulièrement soigné sa toilette et Dillan ne manquait pas de cette élégance qui s'associe forcément les femmes de la proximité. Nul doute que plusieurs des guetteuses avaient dans l'idée de s'approcher. Molinier se tenait à l'écart, surveillant le bout de rue par où devait arriver le vicomte, en voiture sans doute, il ne l'avait jamais vu à cheval. Encore sous le coup de l'émotion, réelle ou feinte, Molinier ne savait plus, Dillan parlait à Gisèle. C'était le premier investisseur. Elle veillait scrupuleusement à l'encourager encore. En l'espace de vingt-quatre heures, il avait doublé sa participation. Vermort tenait à demeurer majoritaire. Gisèle risquait la meilleure part de ses économies. Molinier n'était que bailleur et n'entrait donc pas dans le capital. Sa position était fragile, d'autant que la locataire était parente de l'investisseur qui prétendait de surcroît représenter ses intérêts.

Après un repas offert par Vermort dans l'auberge du village, on rentra à Paris. Il était temps. Sur la balance, Molinier avait perdu trois kilos. Ses traits s'étaient creusés. De plus, il était affecté d'une écholalie contractée pendant le repas, qui lui donnait un air idiot. Un soir qu'il buvait, intranquillement assis à la terrasse d'un troquet, il vit passer Gisèle dans une calèche. Il reconnut le bibi de Dillan. Il eut un coup de sang. Le malaise attira l'attention. On fourra son nez dans son verre avant de le ranimer. Quelqu'un devina qu'il était amoureux.

Il retrouva assez ses esprits pour rentrer chez lui sans l'hirondelle qui proposait son aile. Le lendemain, au laboratoire, il fut la cause d'une perte de temps inadmissible. Vermort le convoqua dans son bureau mais ce fut pour lui parler de Grandin, qu'il voulait sauver. Molinier aima tout de suite le personnage. Gisèle était déjà au courant.

— Je compte sur vous pour lui faciliter les choses, dit Vermort.

Un mois plus tard, il dit :

— Il sera sans doute là demain.

Molinier se leva plus tôt. Il arriva cependant après Grandin. Gisèle s'occupait déjà de lui. Il croit se souvenir que la cafetière était sur le feu. Vermort était à l'hôpital, au chevet d'un grand malade, précisa Gisèle.

Le grand jour était peut-être arrivé. Il y avait des cerises sur le chapeau de Gisèle.

— N'oubliez pas de vérifier l'accumulateur, dit-elle.

Grandin était déjà sous son charme. Molinier, qui arrivait tout juste, lui tendit une main humide. Ils se regardèrent dans les yeux. Pendant une seconde, ils communiquèrent, impénétrables, l'agitation de Gisèle fut comme anéantie.

— Nous avons un accumulateur de courant électrique, dit enfin Molinier.

La main de Grandin glissa dans la sienne.

— Léon en est l'inventeur, précisa encore Gisèle surprise elle-même par ce moment d'admiration.

Molinier s'ébroua.

— Il ne s'agit que d'un perfectionnement, avoua-t-il, surpris lui aussi par cet excès de modestie.

Les parfums d'arabica tournoyaient mais Gisèle était pressée, Vermort avait envoyé une estafette pour lui demander de le rejoindre à l'hôpital où le malade promettait de passer de vie à trépas d'un instant à l'autre.

— Vous amènerez Blondin, avait répété le messager.

— Blondin ? fit Molinier qui n'entendit pas la fin de l'anecdote.

Il ne resta pas longtemps seul. Marthe aussi était convoquée, elle se demandait bien pourquoi. Molinier haussa les épaules. Il n'aimait pas beaucoup Marthe. Il n'aimait pas les femmes de cet âge. Elle se servit du café et constata que la tasse de Molinier n'avait pas encore servi.

— Qui est cet Anglais ? dit-elle.

Molinier sursauta. Il faillit dire : l'Anglais ? Quel Anglais ? Pouvait-il être question d'un autre Anglais que le gendre de sa locataire ?

— Ils ont des manières, dit Marthe dont l'index circulait lentement sur le bord de la tasse.

— Vous voulez dire des manières que nous n'avons pas, précisa Molinier, reconnaissant du même coup que Marthe et lui partageaient les mêmes.

Elle était assise sur l'escabeau et avait plusieurs fois sucé sa cuillère. Un rayon de soleil illuminait sa nuque. Elle s'était un peu déplacée pour augmenter cette sensation. Le manteau de pluie était sur ses genoux. Elle revenait de l'hôpital.

— Vous avez bien connu les Desforges, non ? demanda-t-elle.

Il pensait à Dillan. Était-il lui aussi un bâtard des Vermort ?

— Desforges ? dit-il en se touchant le nez.

— Vous n'avez pas bu votre café, fit-elle.

Elle montrait la tasse vide et propre où coulait le même rayon de soleil. Comme elle se penchait, la tache de lumière inonda le chignon. Une mèche bouclée pendait sur l'oreille. Il vit le foulard qu'elle utiliserait tout à l'heure. Il ne répondait à aucune de ses questions. L'ami entra, visage jaune, œil blanc et noir, sa lèvre inférieure pendait sur le menton, découvrant des incisives toutes plantées de travers, le tabac les avait un peu noircies. Les joues semblaient saigner. Il portait une fine moustache au bord de la lèvre supérieure, le nez paraissait superflu ou en tout cas exagérément présent. La tignasse descendait en pointe sur le front sur lequel elle semblait faire pression, expliquant la concavité où s'achevaient les sourcils. Le fiacre l'avait laissé sur le pont à cause d'une avarie.

Il avait marché aussi vite qu'il avait pu. Il transportait un journal, une canne, une pipe, des gants et un chapeau. Un bouton manquait à sa veste. Il l'avait dans sa poche mais depuis si longtemps qu'il dépareillait. Sa jactance condamnait les deux autres au silence mais Molinier fut rapidement satisfait sur deux points : l'Anglais était bien Dillan et Desforges était le pays auquel il avait pensé.

— Ollivier a le cœur léger, dit l'ami.

Marthe venait d'achever son café et s'apprêtait à se lever. Elle n'avait jamais beaucoup apprécié les bavardages de cet ami fidèle.

— Sommes-nous en guerre ? fit Molinier négligemment.

Marthe entra dans son placard.

— Vous n'avez pas bu votre café, dit l'ami.

Molinier classait les documents d'une boîte qu'il tenait sur ses genoux. Il ne répondit pas. L'ami était sans doute un bâtard du même cru. On pouvait en dire autant de Grandin, Molinier en aurait mis sa main au feu.

— Vous serez mobilisé, dit l'ami.

Molinier frissonna. Le balai de Marthe s'activait dans l'escalier.

— Un messager m'a réveillé ce matin, dit l'ami et en même temps il s'étira.

Son attirail était sur le point de dégringoler. Il s'était parfumé en hâte et n'avait pas soigné les ongles qui lui avaient servi à se gratter toute la nuit.

Molinier trouva enfin ce qu'il cherchait. Il examina longuement ce qui pouvait être un détail anatomique.

— De quoi s'agit-il ? demanda l'ami. Molinier le regarda, brandissant le morceau.

— À quoi peut bien servir un chimiste sur un champ de bataille ? fit-il.

L'ami se renfrogna.

— Item du mitron et de l'ouvrier typographe, dit-il, il n'y a guère que les médecins qu'on épargne.

Lui-même était affecté d'une diminution physique assez conséquente pour le sauver de la boucherie. Il allait montrer son genou quand réapparut le messager. Il arrivait en fiacre.

— Vous avez eu plus de chance que moi, dit l'ami.

Molinier s'attendait à une mauvaise nouvelle. En effet, le malade avait vaincu la mort. Ce n'était d'ailleurs pas la première fois.

— Ce qui explique tout, fit ami.

— D'ailleurs je suis mobilisé, dit le messager.

Le genou de l'ami était exposé au regard.

— Dans ce cas, dit Molinier, nous allons retourner au tran-tran et il rangea la boîte.

Grandin rentra avant midi.

— Vous connaissez les nouvelles, fit-il en jetant sa veste sur le dossier d'une chaise.

Derrière lui, Gisèle pleurait. Elle disait quelque chose comme : on n'y arrivera jamais ! Son mouchoir portait les armes des Vermort. Charmant détail, pensa Molinier.

— Votre soupirant nous a rendu visite, dit-il, alarmé par le même messager.

Grandin se mordit la langue. En chemin, il avait apprécié la compagnie de Gisèle. D'ailleurs, dans ces circonstances, il eût apprécié la compagnie de n'importe quelle femme pourvu qu'elle n'exigeât de lui rien d'autre que son opiniâtre compagnie. Il devinait des langueurs tout de même un peu différentes de celles dont la peinture faisait un usage ambigu. En route, Gisèle lui avait exposé le projet Vermort. Jusque-là, toutes les expériences avaient échoué et, si au début chaque échec avait été porteur d'une découverte, depuis quelque temps, disait-elle, on n'avançait plus.

— Fabrice vous demandera sans doute de chercher les raisons de l'échec sachant que le cadavre est celui d'un être touché par la violence, la maladie ou la vieillesse.

L'idée était de sortir de ce cercle infernal mais ce n'était pas aussi facile que de tordre un fer à cheval. Il fallait ajouter qu'on entretenait avec l'hôpital des relations de moins en moins cordiales. Vermort s'approchait trop près de ceux qui allaient mourir, touchés par la pestilence de l'air ou plus naturellement par la fatalité de la durée. Nous eûmes rarement l'occasion d'assister à l'agonie d'un blessé à mort mais Vermort ne recherchait pas ce type de sujet. Ce qu'il nous fallait, c'était des organes sains. Or, on ne meurt pas dans ces conditions. Il faut que le cœur saigne ou s'arrête, que les poumons crèvent ou que le cerveau soit amputé d'on ne sait quelle partie ou substance qui explique la vie aussi bien que la mort. Gisèle était folle.

Grandin pria en silence. On arriva à l'hôpital dans ces conditions. Vermort fumait sous le porche, en proie au désespoir. Nannette Desforges s'était remise de la blessure infligée par un cambrioleur qui avait emporté ses souvenirs. Depuis que le prêtre l'avait convaincue que la substance des souvenirs demeurait malgré la disparition de leur matière, elle se portait mieux. Le corbeau l'avait ressuscitée. Il parlait d'ailleurs de miracle. La plaie au cœur devait être énorme. Elle avait des seins de jeune fille et aucune pudeur. Vermort examina le blanc de l'œil.

Le corps était allongé tout nu dans un linceul ouvert. La lunette était plantée sous le sein droit, dans une incision pratiquée exactement à cinq centimètres de la plaie. Penché sur le corps haletant, Vermort actionnait le système de miroir chargé de capter la lumière du soleil tombant d'un conduit traversant le plafond ou d'un autre complexe de lampes dont il était l'inventeur. À cette époque, il avait déjà travaillé sur l'incandescence, mais sans succès.

— Est-elle morte ? avait demandé Grandin en entrant car il lui semblait percevoir le mouvement de la poitrine.

Vermort s'était précipité sur l'appareillage pour en régler la profondeur de champ.

— Voyez vous-même, fit-il.

Le sujet gémissait. Grandin ne vit pas grand-chose mais se repéra vite dans cette obscurité.

— C'est grandiose ! risqua-t-il.

Il ne voyait plus Gisèle. Ce fut elle cependant qui murmura dans son oreille. Il se redressa. Il y avait un prêtre dans la salle.

— Grandin ? dit celui-ci.

Vermort tournait nonchalamment un volant qui s'élevait lentement sous l'action d'une vis micrométrique.

— Vous refermerez, dit-il.

Le prêtre caressait le front du sujet.

— La foi l'a sauvée, dit-il.

Grandin avait-il jamais nié le pouvoir de la foi ? Il ouvrit sa mallette. Vermort refermait justement la sienne.

— Il faudra lui trouver un nom, à cet engin, dit-il en parlant de la lunette que Gisèle était en train de ranger dans sa boîte.

— J'ai rendez-vous avec Dillan, dit-il à Gisèle en sortant.

Grandin était resté dans la salle pour achever la couture.

— Dieu sait ce qu'ils se disent, commentait Vermort en pensant au prêtre.

Il s'en alla par le premier fiacre. Gisèle attendit sous le porche. Les déceptions la minaient. Elle ne trouvait pas la ressource d'une colère qui l'eût sauvée du déclin où Vermort ne s'inquiétait pas de la voir sombrer.

— Nous perdons du temps, dit-elle un peu plus tard à Grandin.

Comme il avait parlé avec le prêtre, de Vermort et de ses prétentions, il se demandait maintenant si Gisèle devait être considérée comme un complice ou comme une compagne. Il n'eût pas aimé répondre à cette question sans l'assistance de son confesseur, mais il était peut-être trop tard maintenant pour espérer se soustraire un jour à la terrible solitude du prévenu. Une fois recousue la chair de Nannette sous ce sein qu'il ne put s'empêcher d'admirer, il s'assit pour attendre son réveil. Dehors, Gisèle finissait de perdre patience. Un factotum était en train de cueillir pour elle les fleurs d'une plate-bande. Elle attendait, assise sur une chaise pliante, embrassant déjà la première version d'un bouquet aux fasciations suggestives. Le bonhomme, qui ressemblait aux arbustes voisins peut-être taillés à son image par lui-même, — ô pérennité de l'autoportrait ! — travaillait avec une nonchalance appliquée qui agissait sur l'esprit de Gisèle comme un baume. Elle se détendait lentement.

Dix minutes plus tard, elle revenait dans la salle où Grandin faisait la conversation à une Nannette encore ébaubie qui, chemise entrouverte, tâtait la blessure infime, aplatissant le sein sous sa gorge. Gisèle tapota rapidement l'épaule de la patiente puis, se tournant vers Grandin :

— Nous allons être en retard, dit-elle.

Nannette venait de toucher sa main dans un geste de tendresse réciproque.

— Nous parlions de Dillan, dit-elle.

Grandin jeta un regard atterré à Gisèle qui se condamnait au silence. Il connaissait Dillan lui aussi. Il allait lui expliquer dans quelles circonstances.

— N'y touchez pas ! dit-elle en refermant la chemise.

Nannette s'enfonça dans le coussin. Grandin plaça le petit tuyau entre ses lèvres.

— Aspirez ! dit-il.

Elle aspira. Ses lèvres s'ouvrirent un peu pour dire qu'elle n'avait plus de goût à rien. Dans la bouteille, un liquide rose bouillonnait. Il raccrocha le tuyau.

— Essayez donc ! dit-il.

La main frissonna sur le drap.

— Je n'ai plus soif, dit-elle.

Gisèle s'interposa.

— Vous devez le finir avant midi, dit-elle.

Nannette secoua la tête. Elle était résignée.

— Je n'ai plus rien à faire sur cette terre, murmura-t-elle. Vous connaissez Antoine ? Croyez-vous qu'il rejoindra le bureau de recrutement ? Il souffre du cœur mais comme comptable, c'est un as. Ils lui trouveraient de l'emploi s'il n'était pas malade du cœur. Il faut vaincre l'Allemagne.

Sur ce, elle s'endormit.

— Allons-nous-en ! dit Gisèle.

Sous le porche, le factotum lui remit le bouquet. Ils passèrent la porte. Derrière eux, la chaise claqua.

— Que vous disait-elle, de Dillan ?

Grandin agita sa canne en direction d'un fiacre.

— Nous nous demandions si c'était le même Dillan, dit Grandin.

— Comment l'écrivez-vous ? demanda-t-elle.

Il le lui dit.

— C'est peut-être le même, dit-elle.

Grandin comprit que c'était une conclusion, aussi ne parla-t-il pas de Dillan à Molinier qui sinon l'eût renseigné et qui surtout l'eût pressé de lui révéler ce qu'il savait lui-même de ce personnage. On en tirerait peut-être des conclusions.

On arriva au laboratoire. Gisèle s'effondra puis, agacée par sa propre faiblesse, elle entra dans le vestiaire des dames. Molinier se plia pour saisir le corps au vol d'une nudité qui était tout ce qu'il savait d'elle. Grandin ne vit que les épaules.

— Je me demande pourquoi elle ne ferme pas la porte, dit Molinier.

— Elle est très déçue, dit Grandin comme si c'était là l'explication.

Molinier se troubla. Grandin visait peut-être juste, il y avait un rapport entre la déception de Gisèle et son abandon au désir de l'autre. Il fallait bien qu'elle s'abandonnât de temps en temps !

— Nous sommes des animaux. Dire que la famille humaine est organisée autour de l'héritage ! Comment acquérir son bien ? On hérite même du droit d'acheter et de vendre. Et que dire de celui de diffuser les idées qui vous passent par la tête ? Êtes-vous mobilisé ?

Grandin n'avait pas d'expérience militaire. De plus, il n'avait rien contre les Allemands.

— Ils vous fusilleront, dit Molinier.

Il était artilleur.

— Artilleur ? Vous ? fit Grandin.

Il ne savait pas très bien en quoi consistait la tâche d'un artilleur mais Molinier n'avait pas l'allure d'un artilleur. Grandin avait vu des artilleurs à la parade. C'était exactement le genre d'hommes qu'il assignait à Gisèle. Molinier était trop mou, lui-même œuvrait encore dans la réticence (il interrompait ses masturbations pour cause d'ennui), quant à Vermort, c'était un monstre, il ne voyait pas de monstre entre ces cuisses qu'il devinait blanches comme le lait du bain.

— Je ne vous souhaite pas d'être fantassin, dit Molinier. Ah ! Ils les font crever, les fantassins ! On a beau avoir le meilleur fusil du monde, ils ont de meilleurs tireurs.

L'un dans l'autre, on ne pouvait pas savoir qui allait la gagner, cette guerre.

— Avez-vous lu l'Éducation sentimentale ? J'en ai un exemplaire tout imprégné de mes hésitations. C'est un café d'Amérique. Les Vermort sont cafetiers ! (Ah ! Ah ! Ah !) Gisèle ! Voulez-vous bien reprendre cette analyse à l'étape 63 ? Oui, oui, c'est comme un morceau de musique. Vous voyez, ici, je suis... Non, non, pas le chef d'orchestre... Disons-le : répétiteur. Que pensez-vous d'une société non pas hiérarchisée mais structurée selon les compétences innées de chacun ? Un vrai bordel, oui. Même les Américains ne réussiront jamais à s'imposer à l'homme. J'aime assez cette idée d'avoir à lutter avec l'homme sans savoir ce qu'il est, où il va, d'où il vient, vous connaissez la rengaine. Voici l'accumulateur que je propose à l'humanité. Le hasard ? Non. Et un peu ! Le hasard toujours un peu. Considérez votre histoire. Je ne vous raconte pas la mienne. Connaissez-vous l'histoire de Gisèle ? (elle nous regardait à travers le carreau de sa petite cage, y cognant de temps en temps avec les pincettes pour attirer notre attention) Le dimanche nous mangeons dans une guinguette qui appartient un peu aux Vermort, je ne sais par quelle filiation. Oui, oui, une bâtarde des Vermort, comme vous, comme moi, oui, Dillan aussi, c'est du moins ce que je pense. Dillan ! Le même ! Ça alors ! Racontez-moi. Comment l'écrivez-vous ? Pas Dylan j'espère. Ah ! Dillan, déïdeusélaène. Oui, c'est le même. Je le connais à peine. La table était faite pour quatre. Monsieur de Vermort, Gisèle, moi-même et Marthe qui se plaignait de manger à sa faim un dimanche. Avec Dillan (il prononçait diyanne), cela faisait six, vous comprenez ? Nous occupions les quatre côtés de la table, tout au bord de la terrasse, les barques revenaient et on entendait la conversation des pécheurs. Avec Dillan, on a multiplié par deux le nombre de tables. L'hôte ne voyait pas d'autres solutions.

— Une table, fit-il, ça a quatre cotés, deux tables, ça fait huit, moins deux : 6 ! La prochaine fois, dit-il à Dillan en remplissant son verre, venez donc avec votre petite amie, ça fera le compte !

Dillan n'avait toujours rien dit. L'hôte venait de jeter son venin de gaulois à une table fréquentée par trois germanophiles dont il avait cuit les goujons dans une sauce grise.

— Des goujons en sauce, dit-il à l'oreille de Vermort.

Nous ne péchions pas. Gisèle eût adoré l'aventure du fil de l'eau. Dillan l'encourageait depuis tout à l'heure. Ils étaient allés consulter les tarifs de location du matériel.

— C'est un Anglais ? demanda l'hôte.

Il haïssait les Anglais. Il haïssait tout ce qui sentait de près ou de loin cette Barbarie qu'il rêvait de remettre à sa place, il ne savait pas très bien où mais il savait comment. Il pardonnait aux Espagnols parce que c'était, selon lui, des demeurés. Vermort évoqua brièvement le sort des Alamos mais sans esprit de réplique. Gisèle et Dillan revenaient.

— Nous perdrons du temps, dit Vermort avant même qu'ils ne reprissent leur place.

Molinier ne disait rien. La perspective d'une partie de pêche ne l'enchantait pas. L'hôte était de nouveau la proie d'un calcul.

— Il faudra trois barques, finit-il par dire, mais dans ce cas il y aura un solitaire. Si à cinq je retire deux et à trois deux encore, il en reste un.

— À moins que Molinier ne consente à nous révéler un peu sa vie privée, fit Gisèle.

Elle avait rougi en même temps. Dillan considérait Marthe que la réflexion de Gisèle venait de lui attribuer.

— Je n'irai pas, dit Molinier qui semblait parvenir enfin au bout d'un effort.

— Moi non plus, dit Vermort.

Le dimanche suivant, ils arrivèrent comme d'habitude dans la même voiture. Elle appartenait à Vermort. Les chevaux étaient loués. Molinier pensait d'ailleurs que c'était toujours les mêmes. Vermort conduisait. Il avait confié sa canne à Gisèle. On prenait Dillan sur un pont où on semblait toujours le surprendre en pleine méditation. L'eau le fascinait.

— Il a perdu sa femme, commença à expliquer Molinier qui était celui qui descendait pour conserver sa place près de la portière.

À qui s'adressait-il ? Il gardait un pied sur le marchepied, l'autre voisinait la rigole.

— Nous sommes en retard, dit Gisèle en se penchant un peu.

Dillan se fendit d'un sourire. Molinier le poussa d'un coup de hanche.

— Nous aurons froid aujourd'hui, dit Marthe.

— Laissez-moi mettre un peu mes mains là-dedans, dit Gisèle.

Il s'agissait du manchon. Molinier portait des gants.

— Nous serons six aujourd'hui, dit Vermort.

— Ah ! Si Dillan avait amené sa petite amie, dit Molinier, il y en aurait un de trop.

Dillan s'empourpra.

— Nous avons loué trois barques, dit Gisèle.

— Trois fois deux, six, dit Molinier.

La route entrait dans un bois. Une belle façade apparut entre les arbres. On longea une clôture. De temps en temps, Vermort donnait un coup de canne sur la toiture et la voiture ralentissait, chaque fois on se demandait ce qu'il fallait observer maintenant.

— Des nénuphars ! s'écria Gisèle.

Ça me gêne un peu, avait murmuré Marthe.

Elle parlait des mains dans le manchon. La rivière s'annonça par une brume irradiant le sous-bois. On traversa le pont. Molinier ne put s'empêcher d'observer son voisin qui en effet venait d'éprouver un malaise au passage de l'eau.

— Elle s'est noyée ? demanda-t-il dans l'oreille de Vermort.

Un pincement confirma ses soupçons.

— Oh ! Pas de messe basse ! fit Gisèle.

— Prenez-le ! disait Marthe en lui tendant le manchon, je n'ai plus froid.

On aperçut le chalet. Les barques semblaient aériennes. L'une d'elles s'éloignait, bardée de cannes obliques.

— C'est lui ! cria Vermort en le montrant du doigt.

Molinier se guinda :

— Un solitaire ! Il condamne l'un de nous à l'écart.

— L'écart ? fit Marthe.

À peine la voiture arrêtée, Vermort la quitta, bousculant les genoux de Gisèle. On le vit s'approcher de la berge.

— Mais enfin ! cria-t-il dans ses mains en porte-voix, où vas-tu ?

Il le tutoyait. Ce n'est pas une erreur de transcription, veux-je dire. Il tutoyait celui dont dépendait la parité du groupe. Molinier rejoua le même jeu, marchepied, bouton de la porte, mot de bienvenue.

— Deux femmes et quatre hommes, dit l'hôte en ouvrant son calepin. Oui, oui, trois barques. Vous êtes en retard.

La nuit revenait. Gisèle frissonna en écoutant la pénétration des avirons dans l'eau verte. Marthe avait glissé ses mains dans les poches de Molinier.

— Vous voyez, dit Gisèle, il vous manque.

Molinier faillit dire quelque chose.

— Vous êtes si belle ! s'écria Marthe.

La barque toucha le ponton.

— Je m'en allais seul, dit l'ami.

Il jeta un filin. On vit Vermort en nouer le bout.

— Il s'y connaît, dit Molinier à Dillan.

— Si les dames n'y vont pas, dit l'hôte qui pensait au mauvais temps, nous leur trouverons de l'occupation.

Molinier jeta un œil morne sur les hommes qui étaient sortis sous le porche. Il y avait de la buée aux fenêtres.

— J'ai amené quelqu'un, dit l'ami.

— Sept ! s'écria Molinier.

Dillan ne put s'empêcher de sourire. Quand se déciderait-il donc à accompagner son sourire d'un mot d'esprit !

— Ça ne change rien si ces dames se tiennent bien au chaud dans notre salon, dit l'hôte.

Il faisait des progrès en calcul.

— Qui a dit que nous nous abstenions ? fit Gisèle.

L'hôte bredouilla un mot de politesse. Marthe s'était rapprochée de lui, vous ne serez pas seule, lui dit-il.

La compagne de l'ami apparut. Les hommes du porche s'étaient écartés pour la laisser passer. Vermort était sur le point de défaillir.

— C'est l'émotion, dit Molinier à Dillan.

Gisèle avait sorti les mains du manchon.

— Encore une, dit encore Molinier, et nous sommes quittes !

— Est-ce mademoiselle Fleur ? demandait Marthe que l'apparition émerveillait.

— Nous allons nous marier, dit l'ami, déclaration qui acheva de perturber le vicomte.

Fleur descendit les trois marches du perron. Elle resplendissait. Marthe fut la première à la saluer, fléchissant lentement dans une révérence. Gisèle tendit sa joue. Molinier glissa sur quelque chose et parut stupide. Dillan ressemblait à un dossier de chaise.

— Nous vous attendons depuis plus d'une heure, dit Fleur. Nous avons dormi ici.

Elle désignait la fenêtre de la chambre au-dessus de l'enseigne.

— Avec vous, Grandin, cela aurait fait huit, mais il eût fallu que vous fussiez, pour un temps au moins, une femme digne de l'exigence de Dillan.

Vermort, qui reluquait Fleur, avait peloté assez nonchalamment le fessier d'Angèle. L'ami s'en prenait aux mains de Fleur, qu'il couvrait de chauds baisers. Marthe posait de temps en temps sa main sur le genou électrisé de Molinier qui venait de trouver en Fleur ce qui n'existait peut-être pas chez Angèle. Dillan était assis entre Fleur et Angèle et leur proposait des brioches dont elles ne voulaient pas.

— Nous parlions de Fleur.

Vermort évoqua une enfance étrangement longue et profonde. Fleur ne se souvenait pas de tout. L'ami pinçait les lèvres pour écouter. Vermort était à sa gauche. En face, Molinier s'extasiait. On avait poussé le plat de brioches devant lui.

— Je ne me retiens pas, avait-il dit, si ces dames se privent, puisque ce n'est pas pour moi qu'elles se privent.

Il y avait une chaise vide entre lui et Vermort. Marthe, qui le séparait d'Angèle, ne pouvait s'empêcher de cueillir des miettes au bord du plat. Elle voyait le profil de Dillan au-dessus des mains croisées d'Angèle. L'ami, son vis-à-vis, semblait l'observer. Elle ne lui posa aucune question concernant cette insistance. Elle avait peut-être un peu trop coloré ses joues. Vermort, que Gisèle avait savamment condamné à la distance d'une diagonale, demandait à Dillan comment il se faisait qu'il n'eût pas connu Fleur dans un village aussi petit où ils avaient pourtant vécu ensemble.

— Vermort n'est pas si petit, précisa Vermort.

Avait-il posé son chapeau sur la chaise vide ?

— Pourquoi dit-on qu'une chaise est vide comme si elle pouvait contenir quelque chose ?

— Je ne sais pas, dit Marthe un peu agacée par l'humour de Molinier qui attendait toutefois une réponse.

— Trouvez mieux ! finit-elle par dire.

— On peut dire qu'elle est seule, risqua Dillan.

Vermort gloussa.

— Cette chaise est-elle seule ? fit-il en se dandinant sur la sienne. Je peux donc m'asseoir dessus. Oh ! Comme j'aime cette compagnie ! Que pense-t-elle de la mienne ? Oh ! Que je suis bête ! Elle ne pense pas ! Était-elle accompagnée pour autant ?

L'ami riait de bon cœur.

— Ce n'est pas ce qu'il a voulu dire, dit Angèle.

Il semblait bien pourtant que Dillan allait insister.

— Puisqu'il vous dit qu'elle est seule ! s'écria-t-il avant de se réduire au silence en s'enfournant une brioche.

Molinier, qui avait initié la scène malgré lui, psalmodiait :

— J'ai raison.

Fleur montrait ses jolies dents et le bout de sa langue. La chaise n'était évidemment ni vide ni seule, on ne pouvait pas la considérer ni comme un contenant ni comme un individu.

— Alors ? fit Vermort qui voulait rire encore.

— Elle est inoccupée, déclara Molinier.

Vermort le regarda d'un air volontairement stupide :

— Vous voulez dire qu'il n'y a personne dessus ? lança-t-il enfin.

Il y avait un chapeau.

— Mais peut-on pour autant prétendre que le chapeau occupe la chaise ?

Angèle s'amusait maintenant, parce que la conversation s'était détournée du pauvre Dillan qu'elle continuait de cajoler, de l'autre côté d'une table où Vermort ne jouxtait aucune femme.

— C'est bien votre chapeau ? fit Marthe que personne n'attendait à cette hauteur de la conversation.

On se tourna vers elle.

— Qu'est-ce que vous voulez dire ? demanda Molinier qui se tordait le cou sur la gauche pour la regarder.

— Rien d'autre que cela : la chaise n'est pas libre ! rétorqua l'indestructible Marthe.

— Qu'est-ce que je disais ! lança Molinier en frappant sur la table.

Il embrassa la joue de Marthe. Il sentit sa main sur sa nuque. Elle le repoussait doucement.

— S'il y avait eu quelqu'un sur cette chaise, dit Fleur, qui serait-ce ?

Vermort se pétrifiait lentement.

— Je suis sûr que nous avons tous pensé à quelqu'un, dit Fleur.

La tête de Dillan avait pivoté pour contempler ce profil tourné peut-être vers Molinier qu'il venait d'apercevoir. Angèle se pencha, les seins mollement posés sur la table devant son assiette. Marthe réfléchissait.

— Et toi, mon ami, qu'en penses-tu ? dit Fleur à l'ami de Vermort.

— Je ne sais pas, moi, dit celui-ci. À qui penses-tu, toi ?

On aurait dit un numéro de music-hall où il apparaissait enfin comme le partenaire d'une magicienne qui allait étonner un auditoire d'ailleurs enclin à l'émerveillement si l'occasion se présentait.

— On me dit que vous êtes comédien ? demanda Angèle.

Cette question eut l'effet escompté sur Marthe et Molinier.

— Il a joué Charbovari dans une saynète, dit Vermort qui tendait sa main vers la cafetière.

— J'ai toujours adoré Emma, dit Molinier.

Fleur le cloua.

— Vous lui pardonnez ?

— Mon Dieu que faut-il lui pardonner ? s'écria Marthe.

— Non, non, dit Vermort, c'était un épisode de l'enfance.

Marthe poussa un peu le front de Molinier qui croquait des miettes au-dessus de son assiette :

— Vous voulez dire qu'elle n'existait pas encore, dit-elle.

— Il veut dire, dit Molinier, qu'Emma est le personnage de Charles.

— Oh ! Oh ! fit Dillan, je croyais que c'était le contraire.

Il se mit à pleuvoir.

— Voyons, dit Dillan, il pleuvait déjà quand nous sommes entrés.

Il se leva le premier. Angèle et Fleur se regardèrent, considérant silencieusement la symétrie provoquée par le départ de Dillan qui était maintenant à la fenêtre. Il préférait les jours de pluie. Sa buée couvrit le carreau. L'hôte avait ouvert la porte. La cheminée s'était mise à ronfler. Un vieillard piquait une bûche en souriant, soulevant des poignées d'étincelles.

— Le feu est habité, dit Molinier.

— Nous savons trop bien par qui, dit Vermort.

Les trois femmes semblaient s'être accordées pour mettre le nez dehors. L'hôte leur avait indiqué l'endroit où elles seraient à l'abri du vent.

— Approchez-vous, dit Vermort à Molinier qui s'assit sur la chaise de personne.

Le visage de Vermort reflétait les rouges et les verts du foyer. Il avait plusieurs fois essuyé ses sécrétions avec un délicat mouchoir.

— Vous êtes avec Marthe ? demanda-t-il.

Molinier rougit.

— Je ne suis avec personne en particulier, bafouilla-t-il, j'espère bien rencontrer fortune ce soir, après la partie de pêche, il y a un essaim de jeunes filles sur le quai pour aider les marins d'eau douce à remettre les pieds sur terre.

Dehors, les trois femmes papotaient en regardant la pluie tomber sur la rivière soudain agitée de remous. Leurs doigts désignaient des objets impossibles à situer dans l'accroissement des gris.

— Si vous n'êtes pas avec Marthe, poursuivit Vermort, il faut que Dillan soit avec elle. Dites à Angèle de venir s'asseoir près de moi. Soyez discret.

Molinier rejoignit les femmes sous le porche.

— Vous n'auriez pas dû parler de ce modeste essai, dit l'ami.

J'ai eu presque honte. Heureusement on ne m'a pas demandé de rejouer la scène de l'appel. Pourquoi cette scène précisément ? Angèle m'avait d'ailleurs reproché l'absence d'Emma. On dirait qu'elle n'existe plus. Dans son esprit, elle avait existé et j'étais responsable de sa disparition. Dillan lui a donné raison sans le savoir. Vous avez remarqué le sourire de Fleur. Maintenant elle répondait aux questions d'Angèle. Marthe écoutait, distraite par la pluie. Molinier attendait, posé sur la balustrade. Son dos se mouillait lentement. Ses pieds ballaient, heurtant de temps en temps les barreaux selon une rythmique facile.

— Je n'ai jamais vu Molinier aussi préoccupé par l'idée d'un bal où je l'ai toujours vu seul et désœuvré, dit Vermort.

L'ami ricana.

— Ce sera peut-être pour ce soir, dit-il.

Vermort choisit ce moment pour féliciter l'ami.

— Vous devriez vous marier vous aussi, dit celui-ci.

Vermort retira sa main que l'autre étreignait encore :

— Avec qui ? dit-il.

L'ami recula. Après un moment de silence, il dit :

— Vous vous marierez un jour.

Vermort répéta, sur le même ton, mélange de menace et de mépris :

— Avec qui ?

Molinier venait de profiter d'une distraction d'Angèle pour lui parler. Elle tourna légèrement la tête pour dire non.

— C'est par superstition, dit Vermort à l'ami qui s'efforçait de ne pas assister à cette scène.

Angèle était la fille de la sœur de Célestine, qui porte le même prénom et avait la réputation d'être une sorcière, Célestine étant la mère de Damien qui avait voulu épouser Fleur et l'épouserait peut-être si l'ami de Vermort renonçait finalement à mettre ses pieds de Parigot dans ce terroir peu fait pour alimenter sa chronique.

Grandin ne paraissait pas prêt à faire l'effort nécessaire pour suivre Molinier dans les détails d'un récit rendu obscur par ses propres circonstances. Il trempa enfin ses lèvres dans le café encore brûlant. Angèle était enfermée dans sa cage de verre, occupée par ses travaux.

— Elle ne nous entend pas, dit Molinier.

Il avait fait lui-même l'expérience de cet isolement acoustique. Il avait voulu se mettre à sa place. Les autres s'agitaient autour de la cage transparente. Il s'était promis de renouveler l'expérience.

— Elle sait trop bien de quoi nous parlons, dit-il.

Était-ce une manière de renouer le fil cassé de son récit ? À quel endroit se cassait-il ?

— Il y a des choses qu'on ne peut pas exprimer sans les dénaturer, dit-il.

Il n'avait pas une bien grande expérience de la conversation, Molinier. Vermort lui accordait quelquefois le privilège de discuter une de ses décisions, ce qui rendait Angèle malade de jalousie. Avec elle, il n'avait jamais échangé que des impressions, outre le dialogue professionnel qu'ils entretenaient chaque matin autour d'un morceau de tissu humain ou d'un organe bardé de fils électriques.

— Une fois la guerre terminée, dit-il à Grandin, j'irai peut-être en Amérique.

Après tout Angèle n'était pas le centre du monde. D'ailleurs Vermort fréquentait les filles. Molinier n'avait pas été le témoin direct de cette mauvaise habitude. Lui-même n'avait pas les moyens, ou bien il eût fallu descendre le long de cette échelle jusqu'à toucher le fond. Il pouvait se passer de l'hygiène, à ce prix !

— On dirait que Vermort calcule nos salaires de telle manière qu'il faudrait se passer de manger pour exister sexuellement.

Imaginez la scène ! Molinier fléchit les jambes et courba l'échine. Sa main droite s'appuyait sur une canne imaginaire. Angèle avait peut-être levé les yeux pour se demander ce qu'il fabriquait. Molinier fit quelques pas. Le bord du tapis figurait l'entrée de la rue des bordels, celle qu'il connaissait. Genoux écartés, il entra. Son regard examinait la chair en vente.

— On ne touche pas avant d'avoir payé ! s'écria-t-il.

Angèle avait peut-être entendu. Grandin lui sourit. Il était assis sur un tabouret, le visage visité par la poussière de soleil qui tombait d'un vasistas. Maintenant Molinier s'était arrêté devant un escalier. Sa canne explorait une obscurité que la fille ne prétendait pas éclairer.

— On pourrait faire ça ici, dit Molinier qui ajoutait les misères de la vieillesse à celles déjà considérables de la pauvreté.

La fille semblait tourner autour de lui.

— Qu'est-ce que tu veux faire ? demandait-elle.

Molinier fouilla dans sa poche. Grandin commença à rire, ce qui encouragea le cabot qui faisait durer la scène. Angèle attira leur attention en frappant au carreau. Molinier se rapetassa encore. Grandin était hilare. Angèle colla ses lèvres contre le carreau.

— Mon Dieu ! pensa Grandin, que se passe-t-il ?

Il eut une crampe sous le menton. La douleur sembla sortir toute nue du rire que Molinier continuait de provoquer, ne comprenant d'ailleurs pas à quoi Grandin prétendait en venir en se tordant de cette manière. Angèle ouvrit le carreau.

— C'est une crampe ! s'écria-t-elle.

Molinier se redressa. Le tapis redevint tapis.

— Une crampe ?

Grandin montra le dessous de son menton. Angèle était déjà sur lui. Elle agissait sous le regard désemparé de Molinier. Grandin avait coulé sur le sol. Angèle l'enfourcha et s'accrocha aux épaules. Molinier s'agenouilla mollement. La tête de Grandin s'agitait entre ses cuisses.

— Mais tirez donc ! criait Angèle.

Il toucha les arêtes de la mâchoire.

— Attention à la langue !

Grandin s'arc-bouta.

— Ce n'est rien ! réussit-il à dire.

Les mains de Molinier lui clouèrent le bec. La crampe se défit comme un nœud. Angèle lui tenait les mains.

— C'est passé, dit-elle.

Il la désarçonna, glissa ses mains dans les siennes et s'en servit pour se débarrasser de l'étreinte de Molinier qui tomba sur le cul. Grandin se releva d'un coup.

— Mais enfin ! dit-il en mettant de l'ordre dans ses cheveux.

Angèle était à genoux. Elle s'amusait. Grandin se baissa pour tirer un peu sur sa culotte. La chemise bouffait à la ceinture. Il avait perdu le col.

— Je ne sais pas ce qui m'est arrivé, dit-il.

Il mentait. Une voiture entrait dans la cour. C'était Vermort qui revenait de l'Hôtel-Dieu. Marthe était à la fenêtre, essorant sa serpillière dans la gouttière. L'ami, qui descendait après Vermort, la salua. Fleur allait-elle apparaître dans ce décor du XVIIe siècle. Le cocher referma la portière.

— Il y a, dit Vermort en entrant dans la pièce où se trouvait Angèle, Grandin et Molinier, comme s'il répondait à une critique, qu'une fois de plus le malade s'est remis inexplicablement de son agonie.

L'ami esquissa un sourire à l'adresse d'Angèle :

— Tout de même harassant que la résurrection ait lieu avant toute tentative de la provoquer.

Vermort haussa les épaules. Il n'était pas d'humeur à plaisanter.

— Nous aurons plus de chance la prochaine fois, dit bêtement Molinier qui curait sa pipe au-dessus de l'évier.

L'eau coulait doucement d'un robinet, éclaboussant le carrelage. Grandin frémissait encore.

— Il y a encore une mauvaise nouvelle, dit Vermort.

Il paraissait résigné cette fois.

— Notre guinguette n'ouvrira pas ses portes avant la fin de la guerre, dit l'ami.

Il feignit une sorte de désespoir empreint de résignation, rôle si difficile à jouer qu'Angèle faillit siffler.

— C'est insensé, dit-elle.

Elle pensait à Grandin qui ne reviendrait peut-être pas de la guerre. Elle se tourna vers lui comme si elle allait lui parler de leurs parties de pêche.

— Mettons d'abord l'Allemagne à genoux, dit Molinier.

Il tremblait un peu chaque fois que l'idée de la guerre lui venait à l'esprit, surtout depuis qu'elle était déclarée. Il avait signé quelque chose au bureau de recrutement. Grandin serait peut-être exempté, à cause de ses pieds, ou bien il serait artilleur, Molinier connaissait des cas relatifs à l'expédition du Mexique. Vermort le considéra d'un œil ravivé comme la flamme sur laquelle on souffle pour ne pas l'éteindre.

— Vous voulez parler de Desforges ? demanda-t-il.

— Oui, oui, il était artilleur, il a été blessé sur les hauteurs d'un palais qu'il voulait visiter parce que je lui avais parlé des richesses de cette civilisation. Dieu sait ce qu'il entendit par richesse !

Molinier grattait toujours le fond de sa pipe.

— On aurait pu nous prévenir, dit l'ami.

Il ajouta un peu de mélancolie à son désespoir et à sa résignation.

N'oublions pas que c'est un comédien, même s'il n'a pas joué les grands textes.

— Je regrette, dit Vermort en regardant Grandin qui s'amusait peut-être de la scène.

Que lui avait-il promis ? Il ne s'assoirait pas sur la chaise de personne avant l'automne, temps nécessaire au gouvernement pour mettre fin à cette guerre juste, quoique la chaise de Molinier pût se libérer entre-temps. Il songeait de plus en plus à cette mort. Le matin, depuis la visite d'incorporation, il pratiquait les haltères et la course à pied. Ces prouesses le fatiguaient. L'armée le nourrirait mieux que Vermort. Il mourrait peut-être le ventre plein. On peut être neuf à table, pensa-t-il. C'est incommode, cette division par trois de la circonférence multipliée par trois. Non, je me trompe. Je divise par trois et encore par trois. Il aurait aimé être affecté à un régiment d'artillerie, à cause des triangulations. Il serait peut-être fantassin, ou sapeur, qui sait ?

— Et qui donc nous aurait prévenus ? demanda Vermort. Nous trouverons bien à nous amuser autre part, sur les bords de cette même Marne.

Non, non, pensa Molinier, c'est impossible ! Angèle reconnaissait-elle ce trouble ? Grandin faillit dire que Molinier lui avait parlé de la guinguette, de Fleur, de la table, du bonheur fauché comme une fleur, mais Molinier s'agitait. Il ferma le robinet.

— Je ne sais pas si je serai encore libre dimanche, dit-il.

Il bourrait sa pipe maintenant. Angèle rouvrit le robinet et, recueillant un peu d'eau dans ses mains, la fit couler sur le carrelage, comme si la cendre de la pipe de Molinier avait pu souiller cette blancheur.

— J'en ai parlé à quelqu'un de bien placé, dit l'ami.

Molinier s'inclina pour prononcer des paroles de remerciement. S'il était pris, ce serait de justesse.

— Je ne pourrai sans doute rien pour vous, dit l'ami à Grandin qui n'avait rien demandé, d'ailleurs il était sûr d'être réformé, il allait montrer ses pieds.

— Ce ne sera peut-être pas nécessaire, dit Vermort qui voulait le sauver.

Les activités du laboratoire allaient être ralenties.

— Les guerres sont toujours un tournant de l'Histoire. On nous aura peut-être complètement oubliés à la fin de celle-ci.

Comment imaginer, à ce moment-là, que Paris allait être occupée par les ennemis de la République (les amis de notre noblesse) et que le peuple en profiterait pour faire valoir ses droits au bonheur et au partage de la richesse nationale ?

— Salauds d'Allemands, fit Molinier.

Le dimanche suivant, quand Dillan arriva devant la porte, un tonneau en sortit. Marthe et Angèle étaient assises du même côté. L'ami de Vermort conduisait. Fleur arrivait à pied, suivie de Fabrice qui secouait les clés.

— Ah ! Vous voilà, mon cher Dillan, dit Fabrice qui s'efforçait de rejoindre Fleur.

— Oui, oui, dit Dillan, cela m'est passé ce matin même.

Il parlait d'une fièvre. Par prudence, il avait conservé le foulard et l'avait même noué.

— Montez ! dit Angèle.

Elle lui tendait la main.

— Mon Dieu que c'est compliqué ! s'écria Marthe.

Manuel rangea le tonneau le long du trottoir. La lourde porte se referma.

— Où est Grandin ? demanda Dillan.

Il regardait par-dessus son épaule. Il y avait encore un peu de brume au bout de la rue. On entendit la trompe d'un toueur.

— Le voilà ! fit Marthe.

Grandin boitait. Il était allé jusque chez l'apothicaire pour acheter une herbe qu'Angèle ne connaissait pas. Elle avait massé le genou douloureux.

— Que s'est-il passé ? demanda encore Dillan.

Grandin avait poursuivi un rat et il avait donné un coup de pied dans le vide.

— Aidez-le donc ! cria Angèle.

L'ami de Vermort taquinait Manuel :

— Laissez-moi donc conduire mais Manuel tenait le canasson par le mors et ne le lâchait pas.

La rigole s'anima.

— Un rat ? s'étonna Dillan.

Il était apparu au beau milieu d'un repas.

— Vous avez mangé ici ? demanda Dillan.

Marthe croisa ses jambes comme chaque fois qu'elle était sur le point d'expliquer quelque chose.

— Molinier nous a quittés hier au soir, commença-t-elle.

Personne ne pouvait savoir qu'il ne reviendrait pas.

— Et vous, Grandin ? dit Dillan.

Grandin haussa les épaules. Il avait reçu la notification de réforme.

— Finalement, dit Angèle, il manquera toujours quelqu'un.

Manuel lâcha le mors.

— Vous pouvez y aller maintenant, dit-il.

Le tonneau franchit la rigole.

— Où allons-nous ? demanda Dillan.

Les femmes se mirent à rire. Leurs mains se touchaient, leurs visages se rapprochaient, leurs rires se confondaient, comme si elles allaient ne former qu'un seul être qui n'appartiendrait à personne en particulier mais que tout le monde, réduit à la multitude des hommes, pourrait revendiquer pour son usage personnel. Dillan chassa cette idée de son esprit. Il avait encore une question :

— Les combats ont-ils commencé ?

Angèle était dans le secret :

— Oui, où allons-nous ? minauda-t-elle.

Grandin tentait de rire. Il tenait le sachet noué par le pharmacien. Il en mettrait à infuser le contenu en arrivant. La main d'Angèle se posa sur son genou. Les doigts exploraient une grosseur.

— Ne parlons plus de ce rat, je vous en supplie ! gloussa Marthe.

Dillan voyait le profil de Fleur. Il pensait : Jamais je n'ai vu une pareille beauté, pensée qui justifiait à son avis le désir de la voir nue. Angèle le cajolait.

— Il y a aussi des infusions pour la fièvre, dit-elle, d'ailleurs il n'y a que des infusions pour la fièvre !

Fleur ouvrit la bouche, expirant la petite bouffée de son rire.

Quand on a possédé une femme, pensa Dillan, on veut les posséder toutes.

Vermort examinait une pincée de l'herbe extraite du sachet.

— Si nous déjeunions sur l'herbe ? proposa Angèle.

Marthe prit son petit air sérieux :

— Et dormir à la belle étoile !

L'ami frissonna :

— Si je savais que je vous conduis !

Vermort referma le sachet.

— J'en connaissais les propriétés antiamariles, dit-il.

Dillan croisa ses jambes, palliant le défaut d'un pied par l'appui de sa canne. Il se servait de son chapeau comme d'un coupe-vent.

— Pourvu que Molinier ne fasse pas de zèle ! dit Angèle.

Elle allait évoquer cette haine. Des oiseaux tournoyaient sur l'eau. Fabrice lui avait tordu le poignet hier au soir, parce qu'elle allait révéler le lieu où ils allaient passer le dimanche. En partant, Molinier lui avait dit :

— Vous seriez bien plus utile sur un champ de bataille, Vermort n'avait pas répondu à ce reproche, Molinier ne reviendrait pas.

— Vous ne l'avez jamais beaucoup apprécié, Molinier, dit Fabrice en se mettant au lit.

Elle se regardait dans un miroir.

— Vous m'avez fait mal, dit-elle.

Il se caressait.

— Il ne manquera que Molinier, dit-il. Grandin sera peut-être de trop, si son genou le lui permet. Et si Dillan est retenu au lit par cette fièvre (il était parti lui aussi de crainte de sombrer dans le délire), il manquera un homme à notre compte. Voyons, continua Vermort : Vous et moi, Fleur et mon ami, et Marthe de nouveau seule, il faudra la jeter dans les bras d'un inconnu.

Il retira le drap pour éjaculer. Le filet de sperme s'étira en l'air pendant une fraction de seconde puis il retomba obliquement sur le drap de dessus.

— Tout seul, je peux, dit Vermort après une minute d'abandon.

— Expliquez-moi, Angèle !

Elle souffrait.

— Je peux encore, dit-il.

Elle se coucha près de lui et acheva le travail du plaisir.

— Pauvre chéri ! dit-elle.

C'était fini. Il entra seul dans la nuit.

— Je ne sais pas si je pourrai dormir, avait-il murmuré sur son épaule.

Elle ne s'était pas retournée.

— Vous savez bien que c'est ce qui vous fait dormir le mieux, dit-elle.

Fin de la conversation.

Il attendit l'apparition des premiers spectres, d'abord le rideau, puis le miroir, la moulure d'un tableau, le vase sur le guéridon.

— Nous ne sommes pas seuls.

Il dut dormir. Il avait seulement la sensation d'avoir lutté contre une insomnie maîtresse de sa pensée. Il faisait jour. Non, c'était l'éclairage public. Lumière venant d'en bas. Le soleil préférait couler sur les façades tristes de ce quartier tranquille puis il envahissait la rue et illuminait le petit cœur découpé dans la porte du cabinet d'aisance. On parcourait toute la longueur d'une coursive aveugle. Il n'était pas le seul utilisateur. En principe il se contentait d'y amener son pot. La porte était fermée, il attendait un peu avant de jeter un œil dans le judas. Il avait toujours attendu pour rien, rendu fébrile par l'attente, presque craintif. Les moineaux l'étaient moins. Il n'était pas non plus le seul à les nourrir. Il vida le bourdalou.

— Mon odeur d'animal non pas élu ni même créé dans cette perspective, seul le hasard explique cette évolution exemplaire.

Grandin avait entendu le bruit de la coursive. Le matin, il se jetait à genoux sur un paillasson qui l'obligeait à se réveiller. Ses prières contenaient des pans de rêve. Il avait faim, rêvait encore d'une boisson sucrée, quelquefois l'odeur du fournil lui revenait. Pour la petite commission, il préférait se déplacer jusqu'au cabinet, sinon il transportait le pot recouvert d'un lange et s'excusait s'il croisait quelqu'un. Ce fut Vermort.

Son pot était vide. Ils se penchèrent par-dessus la balustrade qui achevait la coursive en abus de lumière après une pareille expérience.

— C'est occupé, dit Vermort. Par une femme.

C'était bien la première fois en vingt ans de cette existence spatiale. Il avait décollé son œil du judas en retenant un cri. Il revenait rapidement. Le pot était vide. Grandin réfléchit. Sous le lange, les liquides clapotaient. Il ne se laissait pas approcher.

— Non, non, dit Vermort, elle est entrée après moi. Une femme en chemise. Il faudra que la civilisation règle cette question d'apparence. Ou découvrir le moyen de réduire la taille de l'excrément.

Ils attendaient en regardant les toits. On voyait peut-être la Seine.

— Vous vous êtes peut-être trompé, suggéra Grandin car le temps passait.

— Par où voulez-vous qu'elle disparaisse ? dit Vermort.

En effet le loquet émit son claquement. Elle était pieds nus. Elle portait le broc dans une main et le pot dans l'autre. Son visage apparaissait lentement. Vermort avait vu la toison et les replis de chair rouge.

— Elle était donc à l'intérieur quand vous êtes arrivé, dit Grandin.

Vermort dit :

— Ne la regardons pas.

Grandin aurait préféré qu'elle fût belle.

— Elle est peut-être douce, dit Vermort.

— Comment s'empêcher de regarder ses pieds ?

— Je ne sais pas, moi, dit Vermort. Regardez les vôtres !

Grandin utilisait des babouches le matin.

— C'est un peu féminin, avait remarqué Vermort un de ces matins où Grandin faisait son entrée dans le laboratoire alors qu'il n'était pas encore tout à fait réveillé.

La femme ne pouvait plus nouer le lacet de sa chemise. Elle s'efforçait de refermer cette ouverture en arrondissant son dos.

— Nous devrions lui proposer de nous accompagner, dit Vermort. Quelle honte ! siffla-t-il quand elle passa derrière eux.

Grandin avait cherché à excuser cette offense par la qualité de son regard. Elle avait peut-être compris. Elle disparut dans une porte qu'il n'avait pas refermée.

— Vous croyez que je lui ai donné une bonne leçon ? dit Vermort.

Il jubilait.

— C'est votre tour, continua-t-il. Nous prendrons un café dans mon bureau. Je vous attends.

Grandin atteignit le cabinet avant de se rendre compte qu'il était en état de désir. Il boucha le petit cœur avec le lange. On pouvait toujours se hisser pour regarder par-dessus la porte. Ça ne regarde personne ! pensa-t-il. Vermort lui parlait à travers la porte.

— Je vous mets dans la confidence : nous déjeunerons sur l'herbe. Angèle accepte cette nudité. Marthe se contentera de rougir. Nous ne savons pas comment Fleur réagira. Qu'en pensez-vous ?

Grandin avait cessé de se caresser. Angèle nue sur la nappe et deux autres femmes pour en témoigner ! L'érection tomba rapidement.

— Vous avez encore oublié d'amener un broc, dit Vermort quand la porte s'ouvrit.

Il se pinçait le nez.

— La moitié du broc sert à rincer le pot, l'autre à vidanger.

Grandin n'était pas sûr d'avoir bien compris. Et tout arriva comme Vermort l'avait espéré. Angèle s'absenta, elle revint toute nue, s'assit sur la nappe, réclamant un morceau de fromage. Marthe avait l'habitude de ces rites, elle-même ne surprenait plus personne. Grandin n'avait pas pu regarder Fleur pendant qu'elle se déshabillait. Dillan pleurait. L'ami de Vermort regardait le fil de l'eau. Vermort parlait d'autre chose. Marthe déboucha une bouteille, ânonnant tout en demandant à Grandin de l'aider.

— La dernière fois, confia Vermort à Grandin, Molinier a amené une fille et c'est avec elle que nous avons reconstitué le déjeuner sur l'herbe, les autres femmes se tenant à l'écart. De qui croyez-vous que vient l'idée de cette nouvelle version ?

Grandin suffoquait. Il fut peut-être le premier à exhiber son membre, oui, Vermort avec Angèle, l'ami avec Fleur, Dillan se tapait Marthe sous une robe allégée de plusieurs jupons, l'arrivée d'un garde champêtre mit fin à l'extase de Grandin.

Molinier reçut la lettre de Vermort alors qu'il soignait une blessure au ventre dans un hôpital de campagne.

— Une lettre ?

Sa blessure empuantissait le dortoir. Il ne restait plus grand-chose de la lettre de Vermort. Les nouvelles arrivaient plutôt par la bande. Un officier allemand avait même été reçu à l'hôpital comme un héros moderne de la médecine de guerre. Il avait examiné le ventre ouvert de Molinier. Son père aussi s'appelait Léon. Il avait des doigts fins et blancs et ses cheveux sentaient la lavande. Malgré son aspect de femmelette, il avait traversé les plus grands champs de bataille de l'été puis une blessure au derrière avait motivé son affectation dans ce gentil hôpital qui était une vieille demeure ou une ancienne usine, en tout cas Molinier voyait la rivière et l'horizon d'arbres, la nuit on entendait le bruit des camions et des fouets, les voix semblaient sortir d'autres entrailles. L'officier allemand avait apporté des fleurs.

À Paris, le peuple était toujours l'ennemi de son peuple mais de ce côté-ci de la victoire, on avait renoué avec l'amitié et ses rites. Molinier haïrait les Allemands toute sa vie, s'il survivait au désordre de ses organes et à la douleur qui ponctuait ses colères. L'officier allemand apportait le courrier. La lettre de Vermort était atrocement raturée.

— Je regrette, dit l'allemand, ce ne sont pas de bonnes nouvelles.

Molinier ouvrit la pince qui formait maintenant sa main droite, les trois doigts inférieurs ayant été arrachés. Il pensait aux rosiers, à la vigne, aux pommiers des murs. La douleur ne lui avait rien enseigné.

— Vous vous en sortirez, dit l'allemand.

C'était par pure coquetterie qu'il portait une prothèse à la place des fesses, difficile d'accepter la vision d'un officier plat à cet endroit si sollicité par le combat et la parade. Il ne s'asseyait pas et finissait donc par avoir mal aux pieds, sans se plaindre toutefois.

— Nous refermons bientôt, dit-il. Je suis ravi d'avoir fait la connaissance d'un disciple de Fabrice de Vermort. Nous lui devons tous quelque chose.

Molinier avait choisi le silence. Ses congénères, qui connaissaient ses opinions, le regardaient comme s'il allait se passer quelque chose entre le chimiste réputé et le médecin malgré lui. Molinier ne lisait pas la lettre. On aurait dit que l'Allemand était prêt à lui restituer ce qui en avait été définitivement exclu. Il était peut-être l'auteur de cette censure.

« J'ai fini par la trouver, écrivait Vermort. Je connais cette femme, criai-je en avançant sur le groupe formé d'un côté par les femmes en haillons, quelques-unes montrant des seins hideux, et de l'autre par les soldats obéissant à un sergent blessé au bras, il prétendait commander une exécution. Les autres femmes me regardèrent toutes ensemble.

 »— Fabrice ! s'écria Angèle.

« L'officier tenait la lampe avec laquelle on l'avait surprise dans la rue. Il la jeta à ses pieds. C'était une torche vivante, mon Angèle ! Les autres femmes tombèrent sous les balles. Je me suis retrouvé contre le mur, passible de la même sentence. Heureusement Grandin était parmi eux. Cette fois il osa parler. Le sergent faisait jeter des gravats sur le corps d'Angèle.

 »— Médecin ? dit-il. Vous voulez dire docteur ? J'ai du travail pour vous.

« J'ai retrouvé Marthe en marmitone. Nous avons parlé. Dillan est introuvable. Fleur est assez fière de la volte-face de son époux qui a trouvé suffisamment de qualités aux Allemands pour se mettre à leur service. Je travaille sur des corps blessés. Je suppose que vous allez bien, puisque vous êtes en vie. Confiez-vous à l'officier allemand qui vous remettra cette lettre. C'est un ami. Votre Fabrice de Vermort (bravo pour la médaille et pour ce qu'elle suppose de bravoure et de sacrifice !). »

Molinier n'avait pas lu toute la lettre. L'Allemand appuyait ses genoux au bord du lit, déformant le matelas.

— Vous avez la chance d'avoir des amis, dit-il.

Il avait amené du tabac et une boîte de biscuits. Derrière lui, la délégation française trépignait. On avait encore beaucoup de tabac et de biscuits à distribuer. Molinier ne desserrait pas les dents. L'infection se propagea dans la nuit. Il souffrit en silence, un peu aidé par la fièvre. Il ne s'agita pas comme la dernière fois. La médaille était par terre. Il n'avait pas fumé. Un loir visitait la boîte de biscuits.

Les camions commencèrent à arriver. Les fouets claquaient. Il devait y avoir un pont et d'autres soldats pour régler la circulation. On entendait leurs ordres. Les mules trépignaient dans un gravier sonore. La douleur s'était transformée en feu. À l'intérieur de la tête, l'esprit se recroquevillait. Le cœur inventait une nouvelle douleur. Il s'arrêta une première fois. L'esprit s'en rendit compte. L'esprit doit mourir d'abord.

Sous le lit, la flaque d'urine s'agrandissait, elle atteignit l'allée et la gardienne de nuit mit les pieds dedans. Molinier n'était pas encore mort. Son esprit observait le corps, un corps enfin étrangement complexe et nécessaire. On alluma une lampe. On prit d'abord le temps d'éponger le parterre. Le lit glissa sur d'autres corps. On avait chassé le loir d'un coup de serpillière. Il y avait des dizaines de loirs dans ce dortoir. Ils s'enfuyaient par les brèches des murs, puis on les entendait courir sur le plafond. Un courant d'air s'établit entre la fenêtre et la porte. La médaille entrait dans la bouche. Le corps rejoignit d'autres corps.

 

2

 

Le cheval de bois n'avait ni roulettes ni bascule, mais il pivotait sur un axe planté dans le ciment entre deux dalles. Aliz s'entendait pour le faire tournoyer sinon Fabrice ne pouvait rien exiger des autres, pas même de Pierre qui se tenait à l'écart des jeux, maman lui rappelait tous les jours qu'il n'avait pas le choix et qu'elle n'avait pas été trompée par la docilité des premières années durant lesquelles elle l'avait considéré comme un fils.

Aliz portait une robe blanche aux reflets verts. Elle aussi appartenait à ce cercle, se rapprochant de lui quand il la voyait, saisissant la tête du cheval et ânonnant en relançant ce vertige qui était tout ce qu'il désirait d'elle. Il les voyait tous.

On était au début de l'été. On voyait passer les paysans sur la route, portant leurs outils sur l'épaule. Le ciel promettait une semaine de soleil. Maman, qui était pythonisse à ses heures, l'avait prédit en regardant le fond d'un verre. Des fourmis visitaient les miettes. On buvait de la citronnade faite avec les citrons d'Espagne. Père buvait de l'anisette et fumait du tabac. Le ciel jaunissait sur l'horizon.

En tournoyant, Fabrice s'enfonçait dans le bleu. Pierre regardait l'autre cheval, celui qui avait brisé le crâne de Néron. Aliz le montait à cru, comme un homme, ce qui réjouissait papa. Elle portait des pantalons noués sous le genou par un ruban bleu et blanc. Elle marchait pieds nus dans l'herbe en avançant vers le cheval. Pierre recevait l'un de ses pieds dans ses mains, la cuisse s'appuyait contre sa joue, il grognait en bandant ses muscles et il la soulevait jusqu'à la hauteur de l'échine. Elle lui caressait les cheveux parce qu'elle le prenait pour un petit animal, dans ce cas on ne pouvait pas dire que c'était un chien, peut-être un autre cheval encore assez docile pour se laisser séduire par cette beauté en herbe.

Heureusement le cheval de bois s'était arrêté dans cette direction. Fabrice eut encore cette sensation d'être oublié de tous. Cette fois, c'était parce qu'Aliz chevauchait une bête que Néron n'avait pas su maîtriser. Elle montrait comme c'était facile. On irait à l'hôpital dans deux jours, si Néron était encore vivant à cette date, sinon on irait à la morgue comme la dernière fois qu'on était sorti tous ensemble du château. Le lendemain on avait été au cimetière. Depuis, il n'y avait guère que papa qui sortait tous les jours, maman une fois par semaine, Fabrice jamais plus. Pierre prétendait sortir quand il voulait, voilà ce qu'il répondait si Fabrice prétendait en savoir plus.

Il n'y avait plus rien d'amical entre Fabrice et Pierre. Aliz avait dit que c'était la faute de Fabrice et Fabrice s'était senti terriblement coupable, d'autant plus coupable qu'il n'était pas visible quand Aliz l'avait dit et que depuis il n'avait pas osé lui avouer qu'il avait entendu, cherchant peut-être à entendre, il voulait tout savoir d'elle. Comme elle avait cet amour démesuré pour les bêtes, elle s'était amourachée de Pierre et il en rougissait. Elle nourrissait les bêtes en leur parlant de leur beauté. Ce fut ainsi, pendant les mois d'été, que Fabrice perfectionna sa connaissance des bêtes. S'il était sage, elle le faisait tournoyer sur le cheval de bois. Maman lisait l'avenir de Néron dans une goutte d'eau tombée d'on ne savait où sur le carreau vernissé de la table. Aliz disparut dans le bois.

On entendait le galop sur la terre dure du chemin. Pierre s'approcha pour faire tournoyer le cheval. Il redevenait l'automate des jours ordinaires quand elle n'était plus là pour le tourmenter. L'autre rotation était celle du globe terrestre qui entretenait son goût pour les voyages. Fabrice pivota lentement.

— C'est absurde, dit maman, cette idée de tourner sur place au lieu de se balancer, de rouler, de... Je ne sais pas moi !

Elle pensait à un manège dont le rail circulaire avait envenimé sa conversation avec papa. C'était un bel objet qui avait émerveillé papa au Salon de l'Invention. Il avait tout de suite pensé à l'offrir à Fabrice et il l'avait acheté sans en discuter le prix mais surtout sans demander l'avis de maman qui décide de tout à propos de Fabrice. Il est revenu de Paris avec un flacon d'un parfum dont il avait apprécié les enchantements sur le poignet d'une jeune fille qu'il avait trouvée particulièrement séduisante.

— Puis-je vous demander l'âge de votre épouse ?

Il avait répondu que ce n'était plus une jeune fille mais qu'elle était loin de ressembler à l'idée qu'on se fait de l'épouse d'un comte dont les cheveux grisonnent depuis un an.

— Vous ne vous parfumez pas ? dit-il.

Elle sentait la chair. Il y avait aussi l'odeur de la lessive et celle du cirage dont elle frottait ses bottines tous les matins. Elle secoua le flacon et lui présenta le bouchon. D'habitude elle l'appliquait à l'intérieur de son poignet qu'elle présentait pour qu'on le respirât. Elle s'était retournée pour regarder la patronne de la boutique mais celle-ci était occupée à épousseter d'autres flacons sur une étagère. Il s'était pourtant contenté de poser le bout de son nez sur le bouchon. Il n'avait rien dit. Que voulait-elle savoir ? Il se redressa tout en inspirant profondément.

— Arabie, dites-vous ? murmura-t-il.

Quand elle en parlait, elle évoquait toujours des fontaines et des ombres transparentes jusqu'au vertige. Elle décrivait ce qu'elle avait vu mais ne racontait rien. Cependant on devinait qu'elle y avait vécu quelque chose d'inoubliable. La jeune fille referma le flacon et proposa une liqueur moins lointaine, plus persistante aussi, elle tenait à le préciser parce que certains messieurs s'étaient plaints de cette durée, elle était bien jeune pour en avoir une idée aussi précise. Les propos des hommes germaient doucement dans ce cerveau soumis aux inévitables indiscrétions du corps.

— Vous êtes venu au Salon ? demanda-t-elle en alignant d'autres flacons.

Il n'avait pas l'air d'un parisien. Il lui parla du cheval qu'il venait d'acheter. Ce n'était pas véritablement une invention. Elle connaissait d'autres manèges. De quelle province voulait-il lui parler ? Les fragrances l'embrouillaient. Il se décida provisoirement pour un parfum d'été qui s'améliorait sous l'effet de la chaleur. Il voulut savoir en quoi consistait cette amélioration. La pauvre enfant n'avait pas de vocabulaire.

— Revenez en été, dit-elle en souriant.

L'été elle sortait sur le trottoir pour expérimenter de nouvelles sensations.

— Pourquoi pas maintenant ? s'empressa-t-il de demander.

Il y avait trop de monde ! Elle ne le connaissait pas ! Et puis l'argent rentrait. En été, elle recherchait des complicités pour exprimer son bonheur. Elle n'avait pas une grande expérience de l'été mais elle n'en voulait plus d'autres. Que savait-il de l'été, à cet âge où l'on n'hésite plus entre la connaissance et l'amour de la femme ?

— Je ne sais pas ce que vous allez penser de celui-là, dit-elle.

La patronne les regarda. Elle allait dire que ce parfum n'avait plus d'existence, qu'il lui rappelait trop ce qu'elle n'avait aucune chance de revivre, qu'il valait mieux oublier qu'on venait encore d'en parler, malgré soi, malgré la nostalgie, malgré l'effritement du désir. Le bouchon traça un petit cercle sur le poignet. La patronne ne respirait plus. Il décela cette attente. Maintenant il avait deux femmes à satisfaire, celle qui se souvenait et celle qui voulait savoir.

Au château le cheval mécanique fit sensation. Ce fut d'abord l'esprit de maman qui expérimenta ce dangereux mélange d'impressions. Elle faillit pleurer en regardant le comte qui se comportait comme un ouvrier. Il y avait des circonstances où il acceptait de côtoyer la domesticité sans chercher à la dépasser de cette tête dont on sait bien au fond qu'elle n'appartient qu'aux Vermort : la naissance d'un poulain, les vendanges, les catastrophes naturelles, la solidarité devant l'ennemi, l'injustice flagrante.

Le cheval arriva par le train. Une énorme caisse de bois et de cerclages de fer était posée derrière une diligence, solidement sanglée à la plate-forme, une étiquette de papier déformée par la colle révélait que l'objet était destiné à monsieur de Vermort, en gare de Castelpu. Comme l'objet ne disposait pas de roues, on refit à l'envers ce qui à Paris avait coûté plus d'une heure de travail.

— Mais enfin, dit la comtesse, qu'est-ce que c'est ?

Le comte restait vague. Il avait bien parlé d'un cheval mais on était loin de s'attendre à une pareille invention. La caisse glissa sur le plateau d'un fardier. On l'arrima de nouveau. Papa avait sué avec les autres. Il était dans un de ces moments de sympathie facile et communicative. Maman était assise avec notre baronne de voisine sur deux petites caisses qui contenaient des épices. Elle ne se débarrassa de cette odeur que le lendemain, toute nue sous la douche dont Néron actionnait le levier. Le fardier s'ébranla. L'objet était tout de même moins lourd qu'un de ces blocs de marbre qu'on amenait sur les bords du canal.

Je me trompe peut-être d'époque, mais il me semble que nous vivions à ce moment-là dans le bonheur d'une paix partagée par tout le monde. Même les pauvres étaient affectés par la trouble impatience de prendre plaisir, ne fût-ce qu'en croquant un fruit ou en se retournant au passage d'une fille particulièrement bien faite de sa personne.

Le lendemain Néron avait sauté par la fenêtre pour arriver le premier au levier. Maman était à la fenêtre du cabinet de toilette, en chemise, les cheveux défaits. On entendait les coups de marteau et la voix de papa qui examinait le plan avec l'ingénieur de la mine. Une outre de piquette était suspendue à la branche d'un arbre. Le plan indiquait que le montage ne pouvait en aucune façon excéder douze heures, mais il s'agissait là d'une estimation en continu. Si on tenait compte des causes inespérées de la fragmentation du temps à quoi papa lui-même s'était attendu, il fallait se résoudre à doubler ce temps. L'ingénieur le multiplia par un facteur un peu supérieur à cette mesure, sans toutefois dépasser la demie de deux.

Quand maman prit sa douche (avec deux jours d'avance, on était donc jeudi), la caisse était vide. Les enfants jouaient dedans, sauf Fabrice qui avait peur de l'obscurité. On jetait le chien au fond de cette ombre et il revenait en jappant joyeusement, quoique la première fois il fut réduit au silence par l'apparition inopinée d'une ombre qu'on avait ensuite observée avec lui sans entrer dans ce gouffre. C'était la tête du cheval, dont papa désirait conserver le mystère. Comme le chien n'avait pas aboyé et qu'on avait cessé de rire, on eut tout le temps de se concerter. L'objet était seulement animé de sa possibilité de se mettre en mouvement. Heureusement papa mit fin à notre attente. Néron commença à actionner le levier. La voix de maman indiqua que l'eau giclait sur elle.

— Vous voyez, dit papa un peu contrarié d'avoir à nous montrer la tête du cheval.

Quand il est revenu de Paris, elle a respiré dans son cou l'odeur d'une autre femme. Elle était quelquefois obscène. Néron était descendu pour actionner le levier de la pompe, en rouspétant parce qu'il était tard et qu'il avait envie de se coucher. Maman pleurait dans le salon égyptien où elle a ses habitudes. Aliz était dans sa chambre. Elle aussi s'était douchée à cause de l'odeur des chevaux. Papa nous avait dit :

— Vous ne saurez jamais ce que c'est de vivre sans posséder au moins un cheval.

On a bien oublié les chevaux depuis. Aliz était cette partie de l'anatomie du cheval sans quoi le cheval n'est pas encore un cheval. Néron avait ri. Les leçons de papa l'amusaient toujours, puis l'idée d'une Aliz nue qu'on l'obligeait à extraire des entrailles des chevaux l'obséda à ce point qu'il en parla à maman. Le corps d'Aliz continuait de se visser dans le corps des chevaux, il n'y avait rien à faire.

— Néron, mon amour, descendez à la pompe, votre père se débarrasse de l'odeur du voyage.

Néron rechignait. J'étais allé le voir actionner le levier pour mesurer la différence entre lui et moi. J'avais vu Aliz entrer dans sa chambre. Néron me demandait souvent ce que j'avais vu. Dans la cour, on continuait d'amener le bois nécessaire à la construction des tréteaux sur lesquels le cheval jouerait sa comédie. Le contremaître arpentait cette surface, comptant les nœuds de la corde et l'apprenti tournait pour tracer des cercles. Je voyais les choses de la fenêtre de ma chambre. Il n'y avait personne pour m'expliquer. Une fois je suis entré dans l'eau avec Aliz. Nous nous étions perdus dans le bois. De temps en temps elle sifflait pour appeler les chevaux. Papa est vraiment très amoureux d'elle, mais comme on est amoureux d'une fille que la femme n'a pas su vous donner. Je lui racontai notre aventure. Comme il aurait aimé qu'un cheval s'avançât dans cette obscurité à l'appel d'Aliz ! Cela n'était pas arrivé mais elle y avait pensé. Elle l'émerveillerait toujours. On avait dit : elle épousera Néron. Elle n'avait rien dit, ni oui ni non. En attendant elle se donnait aux chevaux. Ils la connaissaient, mais je savais qu'ils n'apparaîtraient pas aussi facilement.

— On ne peut pas se perdre dans un monde aussi...

— ... aussi petit ! s'était-elle écriée quand nous atteignîmes la rivière.

On ne pouvait pas longer les rives ni d'un côté ni de l'autre, à cause de la broussaille mais surtout à cause des affluents qui désorientent, elle le savait par expérience. Elle savait aussi que c'était la rivière. On est entré dans l'eau. J'étais assis sur ses épaules. Sa tête était presque aussi grosse que moi. Je sentais la veine battre dans le cou. De temps en temps elle desserrait cette étreinte sans rien me dire. Je n'ai pas touché l'eau. Les chevaux n'étaient pas venus. Papa eût aimé cette conclusion. J'avais conscience de la trahir.

— Mais enfin, explique-toi, ma petite ! disait maman.

Il n'y avait rien à expliquer. Maman a toujours eu tort d'attendre les explications. Papa me félicita. Les sifflements d'Aliz, les chevaux qui n'étaient pas venus, cela resterait entre nous. J'oublierais peut-être. Et elle n'aurait jamais cette conscience d'elle-même au moment de sauver ma peau d'enfant en détresse par sa faute. Papa n'aurait jamais pensé aux chevaux. Maintenant il voulait être seul avec cette idée. J'avais promis. J'accordais aux promesses une valeur négociable. Néron fut la première victime. Nous avions convenu de ne jamais parler aux autres de sa peur des chevaux.

— Comment le sais-tu ? me demanda Aliz.

Je le savais. Je me vengeais. J'étais dans son lit, dans son odeur. Je n'avais peur que des insectes, à cause de leur silence, leur invisibilité, l'impossibilité de les deviner dans le noir, ou la possibilité de les confondre facilement avec un autre effleurement, il y a des moments où l'on ne se méfie plus et ils en profitent pour réduire encore la distance, augmenter la pénétration, amateurs d'organes, de vaisseaux, de cavités, voyageurs d'écoulements, de tassements, d'épaisseurs, glissants, roues dentées, lame de couteau, anneaux, hérissements, grattements, coulures de l'intérieur, éclaboussures du dehors, je vivais leur profondeur de guetteurs, d'assassins, de derviches, d'anatomistes, de joueurs d'éclairage, de grignoteurs de la pensée, d'ergoteurs du désir, ma tête se pelotonnait entre les seins d'Aliz et je la prévenais :

— J'attire les insectes.

Comme l'air était gris, à cause du mauvais temps et de la nuit, elle voulut bien me croire et sa main chassait les visiteurs de notre intimité, ne rencontrant rien ni de leurs ailes, ni de leurs pattes, ni de leurs antennes, l'insecte, comme son nom l'indique, a ce pouvoir de se fragmenter et de proposer à l'imagination un monde de reflets dans l'infini tragique d'un miroir brisé. Je savais que la différence entre l'homme et la femme ne concernait qu'un chapitre particulier de leur anatomie. Il n'y a aucune différence entre un ventre de femme et celui d'un homme. Les yeux, les dents, le cœur, les doigts, la langue, l'anus, ne font pas la différence. Je me rapproche donc des seins.

Célestine ne m'offrait plus le sien depuis longtemps. Mais je n'étais pas amoureux de Célestine. J'aurais pu aimer ma mère. On citait en exemple l'amour de la tante Agnes pour son fils Jean, et réciproquement. Malheureusement Jean était mort et Agnes n'aimait pas le second de ses fils qui d'ailleurs était mort lui aussi, finalement. La bouche d'Aliz s'emplissait facilement de ces histoires, surtout en présence de Néron qui prétendait savoir où il allait mettre ses pieds s'il l'épousait comme c'était prévu. Il ne disait pas qu'il avait peur des chevaux. Tout nu au milieu d'un grand mouchoir blanc posé sur l'herbe, je surveillais ce périmètre. Toute tentative de la part de l'insecte de franchir cette limite se traduisait par un cri. Aliz époussetait l'intrus en me caressant le cou. Elle ne se méfiait pas assez des criquets. Pris de panique quand elle approchait d'eux sa main en forme de pince, ils sautaient dans ses cheveux et, ayant perdu le sens des réalités, je tombais dans le ciel.

Ces chutes me poursuivaient dans tous les moments tranquilles de mon existence. Je vomissais souvent. Les mouches étaient les plus promptes à se repaître de mon indigence. J'appris à ne plus les craindre. Elles m'agaçaient comme tout le monde, mais je ne les craignais plus. Néron les écrasait avec la pointe d'un bâton qui coulissait dans l'anneau de ses doigts. Il les ratait rarement. Elles finissaient d'ailleurs par l'ennuyer. Quant aux mutilations, elles exaspéraient Aliz. Il aimait se mettre à la recherche du criquet dans cette chevelure qui l'étourdissait. Ce n'était peut-être arrivé qu'une fois. Je me souviendrais de la deuxième fois. Mon esprit ne pourrait pas s'empêcher d'établir le complexe des différences.

Il aimait la surprendre. Elle ne bénéficiait pas toujours de ma complicité. Il agissait comme un insecte et finissait par se jeter sur elle pour boire le sang de sa gorge. Il se serait repu de ses entrailles si elle n'avait pas été plus forte que lui. Cela aussi n'était arrivé qu'une fois. Il aurait fini par vaincre sa résistance de femelle qui sait que ce n'est pas encore le moment. On pourrait croire, à me lire, que les choses ne se répétaient pas. Je n'ai voulu parler que de certaines choses. Si je parle des chevaux, à la place des insectes, je suis aussi capable de réduire à néant la probable répétition des choses.

L'ingénieur était sur le quai de la gare quand le train est arrivé. Papa se penchait à une fenêtre pour le saluer et l'ingénieur pétrissait humblement son vieux chapeau de paille. Il nous avait emmenés, moi, maman et Néron, dans son tonneau tiré par une mule. Il s'était excusé de l'état de propreté mais il avait plu et comme il allait pleuvoir de nouveau ce n'était vraiment pas la peine de s'échiner à nettoyer la boue des bottes et la crasse douteuse des mains d'ouvriers.

Je vis Fleur. Elle n'était pas beaucoup plus grande que moi. Aliz tressait ses cheveux, heureuse d'avoir trouvé une poupée à la mesure de son imagination, papa aussi jouait avec maman mais ce n'était plus, comme l'observait Néron, les jeux innocents de l'enfance. Mais Aliz n'avait pas pu monter dans le tonneau faute de place et l'ingénieur, monsieur Morandelle, avait interdit à Fleur de monter en croupe comme elle le désirait. Monsieur Morandelle était un homme facilement sourcilleux, maman disait qu'elle ne l'avait jamais vu en colère mais qu'elle savait qu'il se faisait obéir en toutes circonstances. Devant papa, il commençait par ôter la pipe de sa bouche ou tordre dans tous les sens le vieux chapeau de paille qu'on lui avait toujours connu. Il portait des bottes et des pantalons. Sous la pluie, il ouvrait un parapluie et luttait contre le vent.

Nous mîmes à profit le temps d'une éclaircie pour aller à la rencontre de papa qui revenait de Paris avec un bel objet qui méritait l'attention de l'ingénieur. Celui-ci avait tiqué quand maman lui avait demandé de l'emmener dans son vieux tonneau. Gaspard (le cheval) était fiévreux depuis deux jours et elle n'avait pas l'habitude des autres chevaux. Damien avait profité de l'indisposition de Gaspard pour effectuer d'obscurs travaux sur la voiture. Morandelle voulut voir la voiture. Il avait plu la veille et il avait ramené des ouvriers chez eux, à Néxus, alors vous pensez ! Mais la voiture était vraiment inutilisable. Morandelle toisa Damien comme s'il allait le détruire, mais Damien connaissait son travail, il n'y avait rien à lui reprocher, d'ailleurs je ne sais pas si Morandelle eût osé le réprimander devant maman. Il se contenta de reconnaître qu'il n'y avait pas d'autre solution que d'utiliser le tonneau. Comme il était venu sur le dos d'une mule, il demanda à maman de lui accorder une minute de réflexion. On vit maman reculer d'un pas et croiser ses bras sous ses seins. Il consulta sa montre et se gratta la tempe avec tous les doigts de la main droite.

Maman respectait toujours les moments d'intense réflexion que les hommes traversent à certains moments de l'existence de la femme. En la matière, il n'y avait pas de différence entre un valet et un prince, elle reculait, entrait dans l'ombre si cette ombre existait, et attendait que l'homme eût pris une décision. Morandelle, au bout d'une minute, parla de Fleur. Son épouse s'était absentée. Il remerciait bien mademoiselle Alice (il appelait Aliz Alice à cause du petit bout de langue qu'il ne voulait pas montrer entre ses dents, sans doute parce qu'il avait honte de le montrer, chez moi, c'est naturel : Aliz, en insistant sur cette dernière syllabe, Liz, z, z, z) de s'occuper de la petite Fleur tous les après-midis.

Aliz était vraiment une gentille petite maman et Fleur l'adorait, comme le prouvait sa docilité. Ce que ne disait pas monsieur Morandelle, c'est qu'il avait lui-même une fille de l'âge d'Aliz. Comme on disait, c'était l'autre fille, terme que ma pratique de la logique m'interdisait d'utiliser à l'égard de Néron par exemple, qui selon moi était le fils des Vermort, tandis que, soyons clairs, je n'en étais que l'autre. Fleur aussi était cet autre. Les chats avec les chats, les oiseaux avec les oiseaux. Marguerite était la fille de monsieur Morandelle, de Madame non, ce qui compliquait mon raisonnement jusqu'à l'absurde, mais ne changeait rien à ma conviction. Complication tristement augmentée par le fait, inacceptable sans doute, que Marguerite ne vivait pas chez les Morandelle.

Ils habitaient cette grande maison blanche qu'on a construite à l'ubac à cause du vent dévastateur qui empêche les arbres de pousser à l'adret. Conclusion, la maison est toujours à l'ombre, sauf le matin, au lever du soleil, le toit d'ardoises s'illumine pendant quelques minutes, on dirait que la maison bouge dans cette lumière, comme si elle se réveillait de la torpeur de l'ombre et de l'humidité. Madame Morandelle, jolie bourgeoise qui boitille un peu à cause d'un accident de draisienne qui obscurcit son enfance, se plaint toujours devant papa de l'insalubrité de cette demeure qu'on ferait mieux selon elle de partager en appartements pour les ouvriers qui ne voyent jamais d'inconvénient à vivre sans soleil. Elle montre du doigt le terrain où elle construirait la maison de ses rêves.

Maman ne sait jamais quoi dire. Elle n'aime pas entrer dans les maisons. On reçoit les Morandelle sous la galerie si le temps le permet. La galerie aussi est à l'ombre, ce qui alimente la conversation. C'est la première fois qu'on voit Marguerite. Elle vit à Paris où papa à des affaires. À chaque voyage, il est chargé par monsieur Morandelle d'un petit cadeau qu'il amène dans un pensionnat de jeunes filles où il le dépose en précisant seulement que c'est pour Marguerite Morandelle, ce qui n'est pas son nom, il n'arrive pas à se faire à cette idée. Au retour, Morandelle demande si le cadeau a plu, papa bredouille quelque chose, quelle importance si Marguerite écrit une lettre pour remercier, ne demandant jamais des nouvelles mais imposant les siennes comme les seules à prendre en considération.

Les lettres sont adressées à monsieur Morandelle mais Madame les ouvre parce que l'écriture est féminine. Que doit-elle penser de ce personnage, l'autre comme elle dit, qui se décrit interminablement pour en arriver à la conclusion qu'elle mérite mieux que ce qui lui arrive ?

— Votre fille, Monsieur, c'est Fleur !

Elle le voussoie chez les autres. Marguerite ne vient plus l'été. On m'a annoncé cette nouvelle alors que je l'attendais. La tristesse, c'est ce que je préfère chez moi. Je dois d'abord lutter contre la haine, non pas pour les aimer mais pour leur faire sentir à quel point je suis devenu indifférent à leur comédie du bonheur.

— Tiens, tiens, en voilà un petit orgueilleux, m'avait dit Marguerite en me frottant le nez avec son propre mouchoir.

Je n'étais plus triste. Elle promettait d'entrer dans ma vie autant de fois que Morandelle imposerait sa présence. Je n'avais qu'une idée vague de ces disputes. Ici, les explosions des mines vous maintiennent à la surface de cette vie. On ne s'enfonce pas longtemps et jamais profondément. Et voilà que madame Morandelle tombe malade au début de l'été. Papa a une petite idée derrière la tête en préparant soigneusement sa visite au Salon de l'Invention. Morandelle lui confie une lettre dans laquelle il écrit que la maladie de Madame (comment la nomme-t-il quand il en parle à Marguerite ?) est une bonne raison pour interdire le séjour de Marguerite parmi nous. Sait-il qu'elle s'en réjouira ?

Je suis parfaitement indifférent quand on m'apprend que madame Morandelle est malade. Je n'ai même pas eu assez de lucidité pour me rendre compte que cette maladie, véritable ou imaginaire là n'est plus la question, va me plonger dans la plus dangereuse des tristesses jamais vécues. Mais on se moque éperdument de ce que je peux ressentir. Le sujet de conversation n'est même pas la perspective d'un été sans Marguerite.

— Madame Morandelle (Hortense, prononce-t-il comme s'il saisissait une rose en prenant soin de ne pas se piquer) ne veut pas vivre sa maladie dans cette maison qui en est la cause, affirme-t-elle malgré l'opinion du docteur Vincent qui hausse les épaules quand on lui demande si elle a la raison.

Morandelle s'est mis à tousser. Même Fleur a changé sa voix. Il faut la moucher à tout instant. Maman craint la contagion et croit user discrètement de son mouchoir. Papa consulte le programme du Salon de l'Invention, il prend des notes en pattes de mouche dans les marges de ce fascicule dont je ne veux plus rien savoir. Il y a deux questions sur le tapis : d'abord, le transport du corps malade d'Hortense dans une chambre ensoleillée, c'est tout ce qu'elle exige, elle s'est même montrée tendre en exprimant ce désir et Morandelle lui a promis de considérer la question ; on ne sait rien d'autre de cette scène pathétique qu'il raconte sous la galerie, buvant l'anisette légère que papa fabrique avec de l'anéthol. C'est une question embarrassante, qui ralentit la conversation, on cite des noms de lieux ensoleillés et on les raye pour une raison ou pour une autre, ce qui grisaille encore un peu le visage désespéré de Morandelle.

Marguerite ne sait pas encore qu'elle ne viendra pas. J'ai ce désir atroce d'être le premier à le lui apprendre, mais c'est papa qui lui remettra la lettre de Morandelle où Hortense, d'une main tremblante, a tracé le graphisme exaspéré de sa souffrance. Fleur fait des petites croix et dessine une fleur. Marguerite est une marguerite. Fleur est une fleur. Elle réfléchit beaucoup à cette espèce de choix.

Le docteur Vincent a deviné en elle une future très grande beauté, ce qui est une offense à la beauté énergique de Marguerite. Aliz est simplement jolie et elle veut être heureuse. Papa ne partira que dans trois jours mais la lettre de Morandelle, avec son addenda, est écrite depuis hier. Il l'a écrite assis au bord du lit, sur les genoux, s'appuyant sur la couverture d'un livre, Hortense tenait l'encrier d'une main et s'étreignait le front de l'autre. Morandelle n'a jamais su annoncer les mauvaises nouvelles. Il rature, déchire, consulte le dictionnaire comme s'il contenait des idées et non pas des mots.

— Vous n'avez encore rien écrit, se désespère Hortense.

Il soupire.

— Monsieur le comte ne partira que dans quatre jours, dit-il, presque heureux de pouvoir dire quelque chose.

— Quatre jours, dit-elle, qu'il vous faut mettre à profit pour me tirer de là !

— Ma petite fille (il rature petite et trace un point d'interrogation, il cherchera tout à l'heure toutes les épithètes du mot fille), votre belle-mère est malade et ne sort plus du lit, elle se joint à moi pour vous dire qu'il serait préférable que vous ne vinssiez pas cet été à Vermort, d'ailleurs la petite Fleur tousse aussi et je ne me sens pas très bien moi-même. Vous serez bien grande l'année prochaine, si nous sommes encore de ce monde.

— Je regrette d'être la cause de votre chagrin, ajoute Hortense en reniflant, mais votre présence ici n'est pas souhaitable.

Suivent trois croix et une marguerite stylisée.

— La lettre ne sent rien, dit Fleur.

Les lettres de Marguerite ont une odeur. Fleur frotte son poignet sur cette surface dont elle ne comprend pas le contenu, elle quitte la maison pour entrer dans le soleil du chemin, protégeant le poignet de la gourmandise de l'air, elle vient à moi parce que mon extase l'intrigue.

— Sweeney ! Sweeney ! dit-elle, pourquoi as-tu fait tomber Néron du cheval ?

Heureusement Aliz arrive à temps, c'est-à-dire avant ma réponse. Je ne suis pas Sweeney bien sûr ! Et je n'ai rien à voir avec le cheval qui a tué Néron qui n'est pas encore mort mais le visage de maman se prépare à cette triste éventualité. Dehors, on prépare un terre-plein sur la pelouse selon les instructions de papa. Il sait donc exactement qu'il va acheter le cheval mécanique qui est décrit dans le catalogue. Il a même pris une option par correspondance. Pour lui ce ne sera pas une surprise. Il arrivera au Salon avec cette idée dans la tête. Il paraît que c'est assez grand pour enfermer toutes les inventions du monde, les inventions récentes, celles qui n'ont pas plus d'un an. Il a beaucoup cherché lui-même. On ne sait pas ce qu'il a trouvé. Il préfère les voyages. Ses atlas nous fascinent. Il y a tellement de problèmes à résoudre pour que tout le monde soit heureux, nous, les marchands d'esclaves et ceux qui n'ont rien.

Fleur fait la belle comme une petite chienne pour qu'on lui donne une sucrerie. Ses lèvres se colorent quand elle suce le bonbon. Pourquoi le docteur Vincent affirme-t-il qu'elle sera la plus belle fille du monde ? C'est la poupée d'Aliz. Elle ne grandira pas. Aliz deviendra la femme de Néron s'il ne meurt pas des suites de cette stupide chute de cheval dont on voudrait rendre Sweeney responsable. Sweeney n'existe pas. C'est un personnage de mon invention. Au début il leur expliquait qui j'étais, puis il s'est mis à aborder des sujets qu'un enfant de mon âge ne peut pas raisonnablement proposer à l'intelligence crispée des adultes. Maintenant il arrive sur un claquement de doigts, comme un domestique, glissant sur les patins obligatoires, précis comme une flèche, ils n'ont même plus besoin de mon approbation. Il me réveille la nuit, comme s'il existait à l'intérieur de moi, de ce corps qu'ils ont en horreur au nom de principes esthétiques contre lesquels il est même interdit de lutter. Fleur Morandelle portera sa beauté toute la vie, peut-être même comme un carcan, peut-être comme un masque. Sweeney est grand et doté d'une force musculaire relative aux événements dont je suis le protagoniste. Je ne veux pas savoir s'il est beau ou pas. Jamais je ne doterai mes personnages de cette beauté qui n'est au fond que la géométrie née de la caresse au lieu d'être la conséquence de l'imagination (enfin une phrase sensée sans épithète !).

— Ne l'appelle pas Sweeney ! dit Aliz.

Je lis dans ses yeux que Néron est encore vivant. Que s'est-il passé entre elle et Marguerite ? Elles ne se verront pas cette année.

— Dommage, dit Aliz, mon français s'est amélioré.

En quoi cette amélioration pouvait-elle changer Marguerite ? J'ai besoin d'une chronologie. À la fin, Néron meurt pitoyablement dans cet hôpital qui est la fierté de la préfecture. Sweeney n'est pas un nom chrétien, aussi lui interdit-on l'entrée de l'église le jour de la cérémonie. Maman a joué de l'orgue comme un dimanche. Mais l'émotion était trop forte, elle s'est évanouie, l'église s'est emplie d'un silence de chaises et de toux. Dehors, sur le parvis, on crut que ce silence était le signal que la procession allait sortir, précédée du cercueil porté par papa, monsieur Morandelle, monsieur Bouju le notaire, Damien Chacier qui est notre factotum, le cousin Guillaume et monsieur le maire qui a insisté malgré sa sciatique.

Rien ne sortait. Sweeney s'impatientait. Il attendait avec le croquemort, le fossoyeur, le gardien du cimetière, l'entrepreneur des travaux publics qui procédait en ce moment à l'agrandissement du cimetière et l'instituteur qui s'était levé tard parce que c'était les vacances. Sweeney a regardé tout ce beau monde. Sur le communal, il avait parlé à des enfants qui marchaient derrière des vaches. Il parlait à tout le monde, Sweeney. Quelquefois il ne parlait pas et on lui demandait de parler. Il n'aimait pas répondre à cette question. Il s'embrouillait sans perdre son calme. Il communiquait facilement son rire même s'il n'y avait aucune raison d'être heureux. Les vaches ne s'arrêtaient pas. Elle savait où elles allaient. Les enfants ne voulaient pas les perdre de vue. On ne les battait jamais en présence de Sweeney mais Sweeney aurait perdu la tête s'il avait dû s'occuper de tous les enfants du village. Il leur parlait de choses simples comme l'amour du prochain et la beauté de certaines de ces choses. Il redoutait leur rapidité. Ils avaient ce pouvoir de le ridiculiser. Il ne s'était jamais senti humilié. Il ne s'était non plus jamais mesuré aux oiseaux. Les vaches sortaient du communal par le chemin qui longe le ruisseau du côté du moulin. Elles avaient une horloge dans la tête. Les enfants trottinaient derrière elle. Sweeney ne leur demandait pas où ils allaient.

Les choses sont innombrables et inclassables. On pouvait parler de quelques-unes de ces choses mais sans prétendre épuiser le sujet. Est-ce qu'on peut imaginer que l'infini n'existe pas ? La terre est ronde parce qu'on ne peut pas raisonnablement l'imaginer autrement. Si ça continue, l'univers aussi sera rond. Le cercle est une ligne droite beaucoup plus droite que la plus droite des lignes imaginées pour cette démonstration. Il cueillait des cerises mais ne les mangeait pas. Il voyait Aliz mais ne la touchait pas. Les enfants le regardaient descendre le chemin du château, sifflotant et donnant des coups de pied précis aux cailloux du chemin. Il était lent mais imprévisible. S'il les voyait, s'il ne les confondait pas avec autre chose, il venait à eux.

Il avait toujours quelque chose à dire. On le voyait s'efforcer de s'exprimer le mieux possible. Il savait à quel point il est difficile d'être compris. Il ne faut pas trop s'éloigner du modèle. Ils riaient si les choses dont il parlait refusaient de se laisser embobiner par les mots. Il caressait les choses mais ne les oubliait pas. Les vaches s'agitaient, attendant le signal du retour à l'étable. Comme Sweeney avait l'heure, on en parlait. Mais le fa dièse du campanile (deux noires répétées trois fois avec un intervalle d'attente dont on avait oublié le nom), qui indiquait le changement de tour, était un moyen fidèle de ne pas se tromper. De toute façon, les vaches étaient pressées de s'en aller. D'autres descendaient lentement, aussi lentement que c'était nécessaire.

Sweeney aimait cette vie. Il ne cherchait pas à l'améliorer. Avec les enfants, il était positif, ne montrant que le côté agréable du bonheur. Avec les autres, il se taisait à l'approche des grisailles de ce bonheur tranquille. Il s'asseyait avec eux et les regardait jouer aux dominos. Il n'avait pas ce désir de vaincre l'autre. Si on l'avait laissé jouer, il n'aurait pas cherché à gagner. À perdre non plus. Il pouvait penser que c'était possible de jouer de cette manière parce qu'il ne connaissait pas les règles du jeu. Encore faut-il jouer, pensait-il, pour avoir une idée exacte de ce qui est en train de se passer. Il écoutait les claquements des dominos.

Quand le cortège funèbre est entré sur la place, on a vite débarrassé la table et on s'est rangé sur une file au bord du trottoir. On s'était décoiffé. On avait fait signe aux enfants de s'éloigner mais les vaches étaient réticentes. La croix s'inclina en passant sous le porche. Le cercueil lança un dernier éclat de lumière avant de pénétrer dans l'ombre. Sweeney traversa la place les mains dans les poches. Il n'allait pas à l'église. Il avait remarqué l'absence de l'instituteur mais n'avait pas demandé d'explications. Sinon il ne manquait personne. Heureusement qu'il n'avait pas prononcé une pareille absurdité ! Il y pensait maintenant, en écrivant finalement que seul manquait l'instituteur. Comme si ce personnage avait de l'importance. Avec les personnages, on ne sait jamais bien ce qu'ils vont prendre, de l'importance par exemple qui est la première instance du texte. Il n'avait pas été sauvé par sa manie de réfléchir avant de dire ou écrire quoi que ce fût ni même par le fait, probable à cette heure de la journée, qu'on ne l'écoutait pas.

Il considéra pensivement la diagonale sur laquelle il était en train de marcher. L'angle devrait être de vingt degrés par rapport à la ligne imaginaire qui rejoignait le point A du cabaret au point B du porche de l'église. Il se dirigeait donc vers la rue qui descend au moulin. Il n'avait rien à faire au moulin. Quelquefois il aidait à l'entretien de la turbine. Il aimait l'odeur du froment. Voilà un métier qu'il aurait aimé exercer. Les femmes aiment bien les meuniers. Meunerie Sweeney et fils. Il voyait en pensée le doux visage de ses enfants, car ses enfants ne pourraient être que doux, il ne voulait pas en faire des soldats. On avait un géant au village. Le combat l'a réduit de moitié mais n'avait-il pas voulu être soldat ? Pourvu qu'aucun des enfants de Sweeney ne se laissât berner par la nation !

Il descendait la rue. Il aimait la terre, ses talus, ses bouquets d'arbres, la rivière à condition qu'il vît nettement qu'elle était en mouvement, sinon il s'enfuyait, redoutant l'eau stagnante comme tout personnage doué d'attente. Il ne savait plus très bien si on en était au printemps ou à l'été de cette histoire. Au début de l'automne aussi il croyait être en été. Ensuite les choses se gâtaient, les chiens vous regardaient comme s'ils avaient faim et la nature humaine se pressait à l'intérieur et vous demeuriez seul dans la rue, les mains dans les poches, soufflant de la buée comme si vous n'aviez rien d'autre à faire alors que les autres ne manquaient pas d'ouvrage.

Meunier, c'était facile. C'était le moulin qui faisait tout. On se contentait de lui donner du blé et il moulait. Ensuite on remplissait les sacs. On avait peut-être la chance d'être secondé par une jolie petite femme. À quoi servaient les enfants ? En les concevant, comme Dieu le veut, on prenait le risque de ne pas pouvoir répondre clairement à cette question. Il croisa un inconnu.

Il se demanda si c'était le peintre qui avait interrompu le portrait d'Aliz à cause de la mort de Néron. Non, non ! Il n'avait pas attendu que Néron fût mort. Il n'avait même pas attendu qu'il tombât du cheval. Il s'était arrêté parce qu'on le lui avait demandé. Depuis il ne faisait plus rien, ce qui le rapprochait de Sweeney qui n'avait jamais rien fait. On pourrait peut-être en parler. Il n'allait pas à l'enterrement. Si c'était le peintre, on l'avait certainement obligé à assister à la cérémonie.

Sweeney s'arrêta sous un arbre. L'autre flânait. De temps en temps sa canne fouillait les tas de feuilles mortes. Il levait la tête quand un oiseau piroulait. Il ne le voyait sans doute pas. Et si c'était l'instituteur ? Sweeney ne le connaissait pas, c'était la raison pour laquelle il avait seulement supposé son absence alors que le peintre était retenu contre son gré dans le cadre étroit de la messe des morts.

L'instituteur ne faisait pas grand-chose non plus. L'été il retournait dans son pays et au début de l'automne on s'étonnait toujours de constater qu'il avait rouvert les volets de la petite maison qui servait d'école. Dans la broussaille, des gamins guettaient. Ils étaient hypocrites et lâches comme tous les gamins qui vont à l'école. Sweeney n'aimait pas se souvenir de ce temps-là. Il n'avait jamais été heureux, certes, mais l'enfance avait été le sommet qu'il descendait encore en se demandant s'il lui était toujours possible de mettre fin à ses jours sans l'aide de personne. Après l'enfance, le présent, l'interminable présent du futur, et la mort grandissante, le rêve prépondérant, la perspective de l'amour, les enfants inexacts ou approximatifs, les enfants des enfants, l'art et la technique.

Sweeney avait vu une guerre de près et il avait pris la mesure de la cruauté de ses semblables. Il y eut des moissons presque joyeuses. Il s'exerçait au maniement des armes. Il apparaissait quelquefois en conquistador. Il ne manquait rien à sa panoplie. Estoquant les têtes penchées des avoines, il s'éloignait du château. Jusqu'où irait-il ? La première fois il avait été arrêté par la rivière. Sur le pont, les maîtres de l'Europe distribuaient leur propagande à des passants pressés. Il s'était caché dans la broussaille et il avait pleuré de rage. Aussi la seconde fois il prit le chemin inverse. C'était le chemin de la plaine. Il n'avait pas trouvé la route nationale mais elle existait.

Il disparut pendant trois jours. On le retrouva endormi sous un pressoir. L'épée d'Albaicín était suspendue à une manivelle. Le comte, qui dirigeait la recherche organisée l'avant-veille, la décrocha en prenant grand soin de ne pas réveiller Sweeney qui ne dormait pas.

— Elle n'a pas souffert, dit-il.

Par contre le morion était amoché. On rassembla cuissards, solerets, mitons, cubitière, plastron, pansière, tassette, brassards, et même le flancois surmonté de ses cervicales. Le tout fut jeté dans le fond d'un tonneau. Sweeney avait conservé les grèves. Le cheval (imaginaire) frottait son chanfrein contre le tronc d'un chêne.

— En route, dit le comte.

L'escouade avait passé la nuit à la belle étoile. Ils avaient d'abord cherché vers la rivière, puis dedans, poussant des barques jusqu'au milieu du lit. Sweeney, les yeux fermés, pouvait très bien les imaginer.

— On en reparlera, de l'épée d'Albaicín !

Le comte allait la mettre sous clé. Ils n'avaient pas eu l'idée de chercher ailleurs que vers et dans la rivière, au contraire, ils s'acharnaient, se reprochant de ne rien trouver et s'en prenant même quelquefois à l'autre. On avait sondé le lit tranquille. Il y eut des moments de doute. Le comte se frottait le visage de sa main gantée. Sa tête se vidait parce que l'idée de retrouver le fugueur vers ou dedans la rivière commençait à se réduire à néant. Il n'aimait pas cette sensation. À sa place, Sweeney, qui n'était pas particulièrement intelligent, aurait pensé à chercher autre part que dans les alentours et à l'intérieur de la rivière.

Le comte pensait à l'épée d'Albaicín. Il n'avait aucune envie d'être le Vermort responsable de sa disparition, fût-ce la véritable épée d'Albaicín comme le prétendaient les renseignements historiques ou une copie fidèle et donc trompeuse dont l'original avait, selon d'autres sources, finit au fond de la mer au cours d'un combat sans gloire pour le Vermort (un Alamos d'Espagne) qui avait d'ailleurs survécu à cette humiliation.

Le comte n'avait pas arrêté de penser pendant toute la nuit. Il avait un peu dormi avant l'aurore puis les écureuils s'étaient agités dans les feuillages et il s'était levé pour jeter un regard sur la rivière. Les barques formaient un chapelet sur la berge. Son idée était de chercher encore. Cette fois toute l'équipée travaillerait ensemble en aval. On ne parlait pas de Sweeney. On en avait parlé un peu au début. Maintenant on parlait de la rivière, de l'aval et du fleuve que certains avaient vu en revenant de la guerre, pas en partant parce qu'on était parti vers la plaine et maintenant on était loin de penser que Sweeney, si on devait le trouver, ce serait justement sur ce chemin.

Ce matin-là, troisième jour de la recherche, on se prépara lentement à reprendre les recherches sous la houlette du comte qui donnait l'impression de vouloir trouver Sweeney dans le fond de la rivière et l'épée d'Albaicín en parfait état malgré sa troisième et, espérait-il, dernière aventure. Bientôt les barques suivirent le fil de la rivière. On enfonçait de longues perches dans l'eau noire et lente. L'ensemble formait un triangle, pointe en aval. On signalait les truites d'un regard entendu, mais ce n'était ni le moment ni d'ailleurs la saison. Le comte, coiffé du béret des Vermort, scrutait les berges avec sa longue-vue. Plusieurs fois, il ordonna qu'on approchât sa barque d'un enchevêtrement de racines. Un valet allait alors examiner l'ombre suspecte. Une fois sur les lieux indiqués par le comte à travers un porte-voix, il traçait avec ses deux mains une croix dans l'air pour signifier que ce n'était pas le corps de Sweeney. Était-ce le corps de quelqu'un d'ailleurs ? On ne s'en souciait pas. Le valet revenait en hâte, de crainte d'être abandonné sur cette berge inhospitalière par un comte qui le trouvait lent et inutile.

Les perches n'avaient pas cessé de sonder le fond de la rivière. On entendait les éclaboussures de ces pénétrations. Tout semblait précis et voué à l'échec. De temps en temps, le comte soulevait son béret pour se gratter le crâne. On avait prévenu ceux de Bélissens et le baron avait réuni un nombre de barques encore plus grand. On ne tarderait pas à le rejoindre, mais la recherche était lente malgré le glissement, les miroitements de l'eau brouillaient la vue, l'odeur qui tombait des feuillages étourdissait, il fallait aussi ne pas oublier que la parole était, selon la volonté du comte, réservée à l'éventuelle découverte du cadavre de Sweeney ou de l'épée d'Albaicín. Les truites jaillissaient toujours par surprise, sinon on regardait les araignées soulevées sur les ondes produites par les perches et le flanc des barques. Quelquefois on voyait le lit, parfaitement uniforme et gris, rarement un galet attirait votre attention, peut-être d'une manière moins évidente que les ciselures de la fusée, seul le comte pouvait parler de cette prise en main, Sweeney était un être assez dénaturé pour n'y avoir attaché aucune importance. On connaissait Sweeney comme on se souvenait d'avoir vu une marionnette agitée par la même force qui vous empêchait d'aller ailleurs.

La berge s'enrichissait doucement de petits détails, on s'attendait à recueillir le témoignage des insectes. La lentille frontale de la longue-vue émettait de brefs éclats de lumière qui parcouraient la surface crispée de votre joue. La perche ramenait des sonorités qu'il vous revenait d'interpréter sans donner des signes de doute. Le comte avait exigé une précision de roue dentée. Quand la profondeur le permettait, des hommes nus entraient dans l'eau en frémissant. Ils avançaient, blancs et fragmentaires, devant les barques silencieuses. Le comte indiquait les endroits où il fallait plonger. Les yeux s'ouvraient dans l'eau. Vous aviez glissé contre la barque, désespéré d'être nu, l'eau vous avait d'abord écartelé, puis vous aviez aperçu les autres corps, ces écartements de jambes, ces dos cambrés par l'effort, l'éloignement lent qui répondait à une tactique mise au point par le comte lui-même, cette matière s'estompait entre les algues verticales sans révéler la moindre trace de l'épée d'Albaicín.

Vous étiez seul, respirant difficilement dans le roseau qui de temps en temps s'emplissait d'une eau presque chaude, provoquant cet instant de suffocation sans quoi votre instinct de survie se fût laissé prendre au piège de la lenteur. L'eau se troublait progressivement, puis on perdait pied. Le corps traversait la surface. Vous entriez dans une chemise, peut-être la vôtre. Les plaisanteries fusaient.

— Si l'objet de notre recherche se trouve à tel endroit, dit le comte, nous nous rapprochons, donc notre attention doit augmenter.

Or, l'esprit se découvrait des moments d'égarement. La rivière était un corps incommensurable et froid. À cette vitesse, nous ne rencontrerions jamais la fin et si cela arrivait, le fleuve achèverait de nous compromettre tous autant que nous étions dans la folie circulaire du comte. Nous arrivâmes à Bélissens à la fin d'une après-midi pluvieuse. Il pleuvait par intermittence, sans averse. Le ciel demeurait interminablement gris. Nous longeâmes le canal pendant une heure. La recherche devenait de plus en plus minutieuse. La vision du canal, géométrique et constante, inspira au comte d'autres investigations et trois barques furent désignées pour accomplir ce travail interminable. On se renseignerait aux écluses. On vit les trois carapaces noires traverser le taillis, avec leurs pattes d'hommes, les longes pendaient comme des trompes dans la broussaille. La pluie tournoyait doucement, frémissante dans les feuillages et à la surface de l'eau. Les chapeaux s'avachissaient sur le regard. Bientôt le pont de Bélissens apparut.

On nous attendait sous la bruine. On avait aperçu nos voiles noires dans le dernier méandre. Les hommes étaient descendus sur le quai. Les êtres immobiles qui nous observaient depuis la balustrade du pont, c'était les femmes. Elles jacassaient sous les parapluies. On ne voyait pas d'enfants, pas de chiens, pas d'oiseaux. Le clocher de l'église se dressait dans la brume. Un nuage noir et blanc s'était posé sur la pente, majestueux, s'effilochant un peu dans les sapins. On entendait les grincements du moulin. Noires, les toitures s'échelonnaient selon deux obliques qui s'arrondissaient en haut pour se rejoindre. La fumée des fours montait verticalement puis se dissipait à la hauteur peut-être des nuages. Des saignées rouges se croisaient dans la terre, chemins vicinaux. Les toits en quinconce de la briqueterie s'humidifiaient encore, violets, inévitables.

Le baron avait surveillé le méandre lui aussi. L'apparition des voiles avait augmenté son rythme cardiaque. Il regardait à travers le carreau de la fenêtre. Dehors, l'humidité l'immobilisa pendant une minute. Elle ne le surprenait pas. Il avait tellement hésité à sortir de son confortable bureau où le feu pétillait. Le large rebord du chapeau protégeait le cigare. On le salua tout le long du chemin. Il soulevait son chapeau au passage des femmes, qu'elles fussent jeunes ou vieilles, bourgeoises ou paysannes, belles ou laides. Qu'allait-il proposer au comte de Vermort ?

Celui-ci avait peut-être une idée de ce qu'il pouvait attendre des gens de Bélissens et de leur maître. Depuis trois jours, on surveillait le mur de contention qui alimente le moulin. On plongeait plusieurs fois par jour pour examiner la grille de la turbine. Sweeney ne pouvait tout de même pas passer entre les barreaux. La surveillance du passage des barques était plus délicate. La force de l'eau se réduisait progressivement dans les chicanes puis on rejoignait tranquillement la rivière au bout d'un bassin tranquille. Ce passage était étroit, ne permettant pas le croisement de deux barques. On s'y disputait quelquefois, d'où le nom de passage de l'Amitié, pauvre dérision selon le baron qui hésitait à financer l'élargissement.

Il arriva sur le quai. La fumée du cigare s'accumulait sous le bord du chapeau. Il compta douze barques et pensa aussitôt au canal pour expliquer l'absence de trois. La barque du comte dépassa rapidement toutes les autres et se posta à l'entrée du port. Les barques défilèrent. On aida à l'amarrage. Le comte fut le dernier à mettre pied à terre. Le baron l'embrassa. Il trouva assez heureusement les mots pour déplorer la fugue de Sweeney, par contre il ne sut pas exprimer son espoir de le retrouver vivant. Il ne savait pas pour l'épée d'Albaicín. Le comte lui en parla en chemin. Les hommes étaient entrés dans le cabaret et la porte s'était refermée sans bruit.

Dans son bureau, le baron ordonna qu'on alimentât le feu. Le comte grelottait.

— On me dit, commença le baron, que vous avez refusé la collaboration de cet excellent Morandelle.

Le bouchon fit tinter le flacon d'armagnac. Le comte s'était déchaussé. Ses pieds nus reposaient sur un coussin. Le baron lui présenta le verre.

— Morandelle, dit-il, a le sens de l'organisation.

Il aurait fait un excellent militaire. Il s'assit de l'autre côté de la cheminée.

— Nous n'avons jamais parlé de Morandelle, vous et moi.

Le comte regardait le feu qui croissait doucement. Une lampée de cet excellent armagnac roulait sur sa langue. Un petit rire étrangement aigu secouait ses épaules.

— Morandelle, dit-il, puis la bouche se referma, retenant le rire qui était la cause du claquement de ses dents.

Le baron proposait un cigare. Avec la pince, il saisit un brandon et le secoua pour activer le feu.

— Vous avez eu tort, dit-il, malgré ce que nous savons vous et moi.

Le cigare du comte grésilla sous l'effet conjoint de l'aspiration et de la combustion.

— Prenez-en un autre, proposa le baron.

Le mauvais cigare tournoya en l'air puis il disparut dans le feu de la cheminée. Cette fois, le comte éprouva le degré d'humidité de plusieurs cigares avant d'en planter un dans sa bouche encore visitée par ce rire qui glaçait le sang dans les veines de ce pauvre baron.

— Vous auriez dû les écarter, dit celui-ci en constatant le désordre que le comte venait d'organiser dans la boîte à cigares.

Il saisit le même brandon. Le comte paraissait satisfait.

— Morandelle ne vaut rien quand il s'agit d'obéir, dit-il.

Le baron eût aimé approfondir cette remarque mais la fumée qui sortait de la bouche du comte était exagérément abondante. Le verre d'armagnac était sifflé depuis une bonne minute.

— Hortense s'est confiée à moi, dit le baron.

Il remplit de nouveau les verres. Le comte attendait un résumé de ces confidences. Le baron s'embrouilla dès le début. La baronne avait refusé d'ouvrir la porte à Hortense qui voulait parler au baron.

— Parler de quoi, avait d'abord demandé la baronne puis elle s'était aperçue qu'elle savait exactement de quoi Hortense voulait entretenir ce pauvre cocu de baron.

— Giselle était plutôt désespérée, fit le comte en soufflant la fumée dans son verre.

Une fois il avait soufflé la fumée dans le flacon même et il avait regoûté à cet armagnac, disons, trois mois plus tard. Il avait apprécié de nouvelles saveurs.

— Vous devriez expérimenter la nouveauté, dit-il au baron médusé.

— Si ce que je vous raconte ne vous intéresse pas ! dit celui-ci en se levant brusquement.

Il s'approcha de la fenêtre. Il y avait quinze barques maintenant et pas de trace de leurs équipages. La porte du cabaret était gardée par une péripatéticienne immobile.

— Combien avez-vous de prostituées à Castelpu ? dit le baron.

Le comte venait de valser dangereusement avec les volutes de son cigare ou les reflets que lançait le contenu de son verre, il ne savait pas très bien.

— Je ne vois pas Hortense dans le rôle de la délatrice, dit-il.

Le baron lui tournait le dos.

— Elle savait bien que j'étais au courant, dit-il.

Le comte frotta ses dents dans sa chemise.

— Elle venait me supplier, continua le baron.

Le comte admira le dos trapézoïdal. Il avait exagérément sollicité le cigare qui maintenant lui brûlait les doigts.

— Elle vous a convaincu ? demanda-t-il.

Le baron étreignait le rideau.

— Oui, dit-il.

Le comte lança le cigare dans le feu.

— Elle a eu moins de chance avec Giselle, dit-il.

Le baron haussa les épaules.

— Vous n'avez jamais tué personne, dit-il.

Le comte grimaça.

— Parlons de Sweeney, dit-il.

Le baron se retourna.

— Je vous disais que vous avez eu tort de ne pas vous assurer la collaboration de Morandelle.

Il s'appuya sur la tablette de la cheminée. Sa chemise resplendissait. Pourquoi n'avait-il pas tué Morandelle ? Quel pouvoir Hortense exerçait-elle sur lui ? Morandelle avait trouvé absurde que le comte eût négligé d'explorer la rivière en amont. Il y avait autant de chance d'y rencontrer Sweeney que dans le sens que le comte s'était obstiné à prendre sans l'avis des autres. Morandelle aurait constitué deux équipes. Il avait même calculé leurs progressions et conclu que l'équipe d'amont atteindrait la résurgence quelques heures avant que celle d'aval ne rencontrât le fleuve. Le baron admirait cette exactitude mais il était trop tard maintenant pour la vérifier.

Mais de quel droit s'était-il permis de consulter l'ingénieur sans informer de ses intentions un comte qui ne badinait pas avec les questions d'honneur et de hiérarchie, encore qu'il ne se fût jamais battu pour les défendre ? Il avait à son service de solides valets destinés à aplanir le terrain de ses mésententes avec la bourgeoisie locale. Morandelle avait cependant échappé à cette mise au point. Il est vrai que Vermort avait besoin de Morandelle. Il avait même renoncé à lui substituer un autre ingénieur. La situation des trois couples était, selon Sweeney, d'une simplicité non-dramatique ou alors il eût fallu accepter pour drame cette immobilité sans dialogues autres que ceux imposés par les convenances et ceux qui étaient inspirés par la recherche fébrile du plaisir. Les tableaux se succédaient sans changement sinon de décor et de personnages, Morandelle soit avec Gisèle soit avec Marguerite (la baronne), Hortense ne cachant pas son double jeu aux deux hobereaux qui, quand ils se voyaient, parlaient d'autre chose. C'était triste et douloureux d'assister à un tel spectacle de la part de ceux qui tenaient dans le creux de leurs mains ce morceau d'humanité qu'on appelait un canton.

Sweeney n'avait pas l'habitude de souffrir pour rien et de plus il savait toujours pourquoi il souffrait. Quelquefois les personnages étaient à leur place légitime, Morandelle avec Hortense, le comte avec la comtesse, le baron avec la baronne. Ils dormaient deux par deux. Sweeney dormait seul. Il arrivait même qu'il ne pensât plus à eux, signe d'infini. Il ne pensait plus non plus à Marguerite (Morandelle), à Aliz, à Célestine. Fleur posait pour le peintre qu'Aliz avait refusé de satisfaire. Il gagnait au change. Fleur acceptait de se déshabiller un peu. On voyait la pointe de ses seins à travers les cheveux. Ce n'est pas de l'amour, pensait Sweeney en pensant à ce qu'il éprouvait pour elle. Il était difficile de concevoir un objet plus beau que Fleur et impossible de ne pas s'en vouloir de la désirer sans éprouver pour elle un sentiment comme l'amour qui l'attachait lui-même à une mère qui le méprisait. Elle couchait avec Morandelle et le suppliait de l'aimer, ce qui ne voulait pas dire qu'elle l'aimait, ce serait trop facile.

Sweeney se souvenait mal du temps où il n'existait pas encore mais rien ne semblait avoir changé, comme quoi il eût peut-être mieux fait de ne pas exister. Qu'est-ce qu'il emporterait dans ce néant qui était tout ce qu'il savait de la mort ? Qu'est-ce qui continuerait d'exister malgré sa disparition ? On se pose trop de questions avant de se suicider et après on est déçu. Il serait peut-être déçu s'il jouissait du corps de Fleur. Pour l'instant il jouissait de ce qu'il en savait, ce qui était un mélange de choses vues, comme la pointe des seins, et de choses imaginées par rapport à ce qu'on sait. Fleur ne pouvait pas échapper à cette règle. Il ne voulait ou ne désirait pas qu'elle fût autre chose que ce que sont les autres finalement.

Au soir du troisième jour de son périple, fatigué et vaincu, il se masturba. L'air bruinait doucement. Il était assis sur le tronc couché d'un arbre mort, les testicules posés sur la mousse humide et tiède, et il regardait l'eau. Il n'y a pas de mort plus douce ni plus angoissante. La mort de Virginia Woolf. Le cheval ne le regardait plus. Il paissait tranquillement dans la clairière inondée du beau soleil vert des crépuscules d'été. Et la pluie tombait, fine et obstinée, des rigoles chuintaient sous le cresson des berges. L'eau de la rivière s'opacifiait, comme si les galets étaient en train de se dissoudre. Les araignées s'étaient rassemblées sous les joncs agités de temps en temps par la chute d'une grosse goutte d'eau. Des ailes immobiles brillaient sur le tronc des arbres. L'ombre de la forêt était devenue violette, peut-être sous l'effet de l'accumulation des gouttes. Des frémissements saisissaient la broussaille.

Sweeney était nu. Ses pieds avaient traversé l'herbe et maintenant ils pénétraient dans l'humus pourrissant. La tiédeur l'envahissait. L'humus, la pluie, la mousse. L'eau pouvait être tiède elle aussi. Il redoutait d'avoir à marcher sur les galets, dérangeant la faune de son imagination. Puis la vase ou le sable, il ne savait pas. Des algues peut-être, une végétation impénétrable. Difficile de mourir nu dans ces conditions. Il valait mieux garder la chemise et la remplir de cailloux. Ophelia. Virginia. Elles remontent à la surface de l'eau et des enfants les trouvent. Beaux habits des noyées. Puis la procession des curieux sur le chemin. La charrette lente. Les commentaires. Il pleut.

Quel rapport découvrirais-je entre le plaisir et le désir de ne plus être réduit à cette convulsion, avec ou sans la femme ? Quel temps la mort accorde-t-elle à cette illumination ? Quelle est l'importance des autres ? Puis-je réduire les autres à l'autre et être moi-même ? Une libellule l'éclaboussa, petite nymphe au corps de feu. Il la vit tournoyer puis disparaître dans les feuillages. En même temps il vit les oiseaux sur les branches, leurs ailes bleues, peut-être le ciel, les ailes bleues. Les feuilles continuaient de former les grosses gouttes qui tombaient sur les joncs. Retour du regard aux araignées, l'eau qui s'incurve autour des pattes par capillarité, des ondes se croisaient dans tous les sens. L'ombre des joncs est un bon endroit pour trouver le corps d'un être humain qui ne respire plus et qui paraît encore vivant.

Il observa le fil de l'eau, recherchant la trajectoire favorable à une pareille découverte. Les enfants, le chemin, la charrette, la bâche, la table de la cuisine du gardien de l'écluse, les commentaires, le soir qui tombe, les lanternes s'éparpillant à ras de terre, tout cela ne pouvait pas ne pas avoir lieu. C'était arrivé à Ophelia. Ça arriverait à Virginia. Mais la noyade ? Le moment où l'eau est maîtresse du corps peut-être rebelle ? Il arrivait que les corps descendissent tout le cours pour se perdre ensuite dans les méandres du fleuve. On les retrouvait après des mois de recherches. Il n'y avait plus d'enfants. Les curieux étaient des étrangers. Ils appartenaient à une autre race. Le corps une fois identifié, on le rapatriait sans cérémonie. L'important, c'était les enfants. Donc, il fallait calculer la trajectoire.

Après les secondes d'extase, il enfila sa chemise et, pieds et jambes nus, il traversa la broussaille. Il s'accroupit pour observer encore le fil de l'eau. Il avait changé. À quel caprice était-il soumis ? Pas une roche n'affleurait. Les berges étaient formées par un talus de terre surmonté d'une couche d'herbe rase. Les arbres révélaient des clairières lumineuses. De chaque côté, le lit s'amenuisait. En amont, l'eau semblait glisser sous l'ombre. En aval, une inexplicable immobilité gisait dans une lumière agitée d'insectes et de gouttes de pluie. Il ne fallait pas plus d'une minute pour tuer le corps. Il retourna s'asseoir sur le tronc d'arbre. Ses testicules grouillaient dans la mousse. La verge se dressa de nouveau.

Quand je pense que j'ai le pouvoir de faire des enfants ! Il eût aimé que quelqu'un le reluquât. Ses yeux cherchaient ce témoin. Son cerveau pouvait l'inventer. Il pensa lentement à cette possibilité. Il n'est pas difficile de se multiplier, d'où cette idée absurde de l'infini. Si la vie était du temps, on pourrait la diviser, d'où la difficulté d'écrire des romans. Il y a autant de plaisir à trouver le mot juste qu'à jouir des autres. Sweeney ne pensait pas. Je m'en rends compte maintenant. Il avançait.

Et pendant qu'il remontait à la source, on le cherchait en aval avec l'espoir de trouver au moins son cadavre, lequel constituerait finalement la seule preuve de son existence. Mais le baron n'avait-il pas le pouvoir de convaincre le comte de son erreur ? On ne tue pas les personnages en les condamnant à la putréfaction.

— Au nom du ciel ! Ressaisissez-vous !

Morandelle entra. Il était vêtu à la diable, comme si on venait de le tirer de son lit. Un valet le suivait, chargé du manteau et du chapeau qu'il arrangea sur une chaise poussée devant le feu. Maintenant Morandelle observait le contenu de son verre à la lumière d'une lampe. Oui, la nuit était tombée. Il coucherait au château, celui de Bélissens. Il était conscient de son importance mais son désir de connaître Sweeney le fragilisait un peu. Il parlait trop.

— Mais enfin, s'était-il écrié, qui est Sweeney ?

Le comte ne semblait pas avoir entendu la question.

— C'est curieux, dit-il, comme Bélissens s'est construit autour du château.

Le baron n'avait pas d'explication. Morandelle souhaitait terminer le repas par un fromage. À quelle femme venait-on de l'arracher ? La sienne ? Certainement pas. Ah ! S'il trouvait un témoin ayant vu Sweeney dans un sens ou dans l'autre !

— Et alors ? dit le comte.

Le baron s'efforçait d'édulcorer la conversation. Il servait lui-même le vin.

— Nous n'avons que deux lits, dit-il.

La baronne acceptait de coucher avec une servante. Lui-même coucherait seul dans une paillasse.

— Ou l'inverse, plaisanta-t-il.

Le comte déclina l'offre.

— Vous coucherez dans la paillasse, proposa-t-il et moi avec la servante.

— Que voulez-vous dire ? fit Morandelle.

— Oui ! Oui ! s'esclaffait le comte. Il couchera dans le deuxième lit si la baronne est dans le sien ?

Morandelle était sur la défensive.

— Vous ne me ferez pas croire, dit-il, à la possibilité de moins de trois lits dans un château qui peut en contenir une infinité.

Il était assez fier de sa répartie, Morandelle.

— Vous avez raison, dit le baron, nous plaisantions, et il ajouta : le comte et moi.

Morandelle termina le fromage. Sweeney n'était pas loin. On débarrassa la table et on déploya le plan de la région. Le doigt de Morandelle suivit le cours de la rivière dans les limites du canton. Si ses calculs étaient bons, Sweeney ne se trouvait plus dans ce canton qu'il appela par son nom. Il se trouvait soit dans le (ici le nom du fleuve qui donnait son nom au canton d'aval) soit dans le (nom du canton d'amont dont il ignorait l'origine).

— Le cheval a laissé des traces, dit-il. Nous nous intéresserons d'abord à ces traces, remarque qui visait à remettre le comte à sa place.

Le baron remplit les verres.

— Vous ne m'aviez pas parlé du cheval, dit-il.

Le comte agita mollement sa main pour indiquer à l'ingénieur qu'il pouvait continuer.

— Jusqu'où avez-vous suivi ses traces ? demanda le baron.

Morandelle montra l'endroit où il les avait perdues. Il n'était pas plus avancé que le comte lequel, au fil de l'eau, n'avait trouvé aucune trace du passage de Sweeney.

— Tout est à refaire ! soupira le baron.

Morandelle opina de la tête.

— Nous aurons de la chance si nous le trouvons demain.

Ils avaient donc eu de la chance ! On était demain. Il était presque nuit. Sweeney avait suspendu l'épée d'Albaicín à la branche d'un arbre. Le cheval paissait tranquillement dans la clairière inondée du beau soleil vert des crépuscules d'été. Sweeney n'avait pas éprouvé d'autres désirs que celui de dormir.

Sous l'arbre, il ne pleuvait pas. Il se coucha. Avant de s'endormir, il accepta vaguement l'idée que cette fugue ne le menait nulle part. Trois jours avaient suffi pour qu'il oubliât que c'était justement là où il voulait aller. Il arrive un moment où les personnages redeviennent ce qu'ils étaient. Comment expliquer les trois (ou x) jours pendant lesquels ils ont tenté d'être autre chose qu'eux-mêmes ? Combien de fois s'était-il masturbé pendant ces trois jours ? D'où tenait-il ce pouvoir de restituer la réalité au moyen de la fiction ? Ce fut Morandelle qui le réveilla.

Morandelle était blond. Il portait un béret basque et les cheveux tombaient sur ses oreilles. Quand il réfléchissait, il se tenait la mâchoire. C'était une mâchoire carrée et solide et on voyait les dents au-dessus de la lèvre. Il avait des doigts longs et calmes, et les ongles étaient rarement souillés. Quelquefois on le surprenait en train de se tapoter la pomme d'Adam avec le bord extérieur de l'index, il jouait l'air de la Carmagnole. Il aimait les chemises et retroussait ses manches. Il ne fumait pas. Il écoutait avant de parler, si longuement qu'on se demandait à quel moment on devait s'arrêter pour lui céder la parole. Il répondait aux questions et n'en posait presque jamais, sauf pour demander l'heure ou des nouvelles de quelqu'un qu'il ne voyait plus depuis trois jours.

Encore trois jours ! Sweeney ne mesurait pas bien cette durée qui s'imposait à son esprit. La moitié du monde contenait dans ces mots. Ou : ces mots contenaient la moitié du monde.

— Quels mots ? demanda Morandelle.

Il était monté sur le talus pour appeler les autres, comme dans un roman de Cooper. Ils étaient sur la rivière, partagés en deux groupes, l'un remontant, l'autre descendant. Le cheval s'était approché au sifflement. Morandelle caressait cette bouche gourmande. Il examinait les jambes. Il paraissait satisfait.

— Sweeney ne me connaissait pas cette passion des chevaux.

La joue de Morandelle toucha celle du cheval et sur l'autre joue il appliqua une sonore caresse. Sweeney se réveillait. Il voyait l'épée d'Albaicín, la lune jouait sur sa boucle d'or. Pourquoi avoir été si loin ? Morandelle ne le demandait pas. Il ne cherchait même pas à immobiliser Sweeney. Il laissa le cheval et avec sa canne il abattit les herbes hautes de la berge. Sweeney se retourna pour regarder de ce côté. Il n'avait aucune envie de se lever.

— S'il me parle, pensa-t-il, je répondrai à ses questions.

Il savait trop bien ce qui arrivait quand la réponse était une tentative de changer le sujet de conversation. Il entendit le chant des grillons. Ils n'étaient pas loin. Ils agissaient comme si ni Morandelle ni Sweeney n'existaient. Le niveau de la rivière avait monté sensiblement. Des feuilles tournoyaient lentement à la surface de l'eau. Morandelle acheva son ouvrage. Sweeney rouvrit les yeux. S'il les avait gardés ouverts, il n'aurait pas maintenant cette sensation de n'être plus au même endroit.

Était-ce agréable, au moins, cette esthésie ? Morandelle remit sa canne en bandoulière. Il n'avait pas touché à l'épée. Le cheval s'était éloigné. Était-il retourné au même emplacement ? À quel moment la parole retrouverait-elle son importance ?

Je ne suis pas son prisonnier, pensa Sweeney. Il tentait de se réveiller complètement. On entendait les appels des rameurs et Morandelle, assis sur la berge, ne répondait plus. Il tournait le dos à Sweeney. Il ne voyait pas l'épée d'Albaicín. Sweeney pouvait tout imaginer. Mais il était fatigué.

— En six jours je reconstruirai le monde et cette fois je ne commettrai pas l'erreur de me reposer le septième.

Morandelle trempait-il ses pieds dans l'eau ? Pourquoi n'avait-il engendré que des filles ? Il pleuvait sur son béret et sur ses épaules, exactement comme s'il ne pleuvait pas. Il y a des hommes qui prennent leur temps quand ils sont arrivés au bout de leur aventure. Qu'attendent-ils ? Morandelle n'attendait rien. Rien n'arrivait. Ce qu'il avait provoqué en signalant la présence de Sweeney, n'avait pas de fin. D'ailleurs Sweeney n'avait rien dit. Il se réveillait interminablement. Il n'imaginait pas la scène. Pour la première fois de sa vie, il la vivait. Il était incapable de se décrire. Le désir de tuer Morandelle était encore un désir mais la raison de le tuer ne s'imposait plus. À quoi avait-il pensé quand Morandelle était apparu ? Le sommeil s'était ouvert comme un rideau :

— Tiens ! Morandelle !

Il ne l'avait pas dit. Il l'avait pensé, raison peut-être suffisante pour éprouver le désir d'en finir avec l'attente. Puis tout se passa comme si Morandelle était le seul à exister. On n'entendit plus les rameurs. Même Sweeney s'est dissous. C'était comme une caresse un peu mordante des seins. Quelqu'un s'acharne sur vous, en proie au désir de vous posséder. On se demande ce que ça peut bien être, cette richesse. Tout le monde veut être roi ou reine mais on a plutôt l'impression d'être les puînés de l'héritage. Morandelle ne se demandait même pas ce qui lui arrivait. Il agissait exactement comme au bout d'une aventure dont il était le vainqueur. Il voyait même les rameurs. Il attacha le cheval. Sweeney ne l'avait jamais attaché. Est-ce qu'il voyait l'épée d'Albaicín ? Il ne l'avait jamais beaucoup vue. Pourtant, le comte lui en avait parlé. Le baron aimait cette histoire. Morandelle tournait le dos à l'Histoire. C'était un homme d'action. Il n'y avait plus d'épées dans ce monde. Il évoquait des machines.

— Le bonheur de l'homme existe, broyons-le au lieu de le poursuivre !

Le baron ironisait. Il n'imaginait pas un monde sans cette poursuite. C'est pourtant ce qui est arrivé. Aujourd'hui, on ne chasse plus, on se contente de résoudre l'équation Travail =Possession. Le Produit est connu. Le Temps un peu moins. Où est l'inconnue ? On réfléchissait beaucoup à cette époque. Deux siècles plus tard, avant de mourir enfin, Sweeney évoquait ces recherches sur son lit de mort. Il était nu dans un drap blanc et s'efforçait de ne pas le salir. Il se voyait dans le miroir de l'armoire, une armoire qui avait traversé le temps des Fées sans prendre aucune ride, une armoire en bois de merisier dont on n'avait même pas changé le miroir, elle contenait les linceuls des Vermort et sentait cette odeur de lavande et d'encaustique qui avait poursuivi Sweeney pendant toute sa vie. Il avait conscience d'être le seul possesseur de cette vie à la faveur de tous ces détails. Il y avait une page par détail. Certains d'ailleurs n'étaient plus des détails, tant il avait écrit à leur sujet.

— Que fait Sweeney ? demandait Morandelle étonné qu'un personnage ne fît rien pour exister avec les autres.

— Il fait ceci, il fait cela, jamais on ne lui répondit que Sweeney ne faisait rien ni que ce qu'il faisait était complètement inutile.

Morandelle avait cette idée que l'homme doit se rendre utile.

— L'industrie ne tue-t-elle pas un nombre d'hommes supérieur à celui que la guerre envoie au diable ? Même le progrès est dangereux. Vous verrez comme s'aggraveront les blessures.

Il avait imaginé des traumatismes incroyables. Sweeney s'en inspirait, mais à quoi bon ? Il s'en alla plusieurs fois, non pas comme un voleur, il n'emportait rien, quelquefois pas même ses habits, puis sa verge se gonflait et il revenait, jusqu'à la première masturbation qui lui donna envie de ne plus revenir. Ce fut le moment le plus dangereux de sa vie. Morandelle ne l'avait pas trouvé. Il regardait Sweeney, ne disant rien mais comme s'il promettait de le retrouver à la prochaine fugue. Sweeney avait eu peur de ce regard. Il voulait se masturber mais on l'en empêchait.

— Morand, faites quelque chose, avait supplié la comtesse.

Sweeney eut adoré qu'elle l'appelât Sween. Morandelle avait retroussé ses manches et il l'avait soulevé.

— Il n'est pas si lourd que ça, avait-il dit.

— Fab ! Vous n'êtes jamais là quand on a besoin de vous !

Non ! Non ! Cela n'arriverait plus ! Tout devait disparaître autour de Morandelle ! L'esprit de Sweeney travaillait. Il détachait le cheval, supprimait les rameurs, remplaçait l'épée d'Albaicín par autre chose, lui-même ne se réveillait plus, il n'avait jamais dormi. La nuit allait tomber.

Morandelle mit ses mains en porte-voix et il cria en direction de l'aval. Pas de rameurs, pas de réponse. Il monta sur le cheval.

— Merde ! s'écria Sweeney dans les profondeurs de la scène, j'aurais dû le faire disparaître et non pas me contenter de le détacher.

Morandelle chevauchait tranquillement sur le chemin en direction du château. Il se fichait bien d'être seul. Sweeney ne se sentait pas prisonnier. Il montait en croupe. Les gens virent passer le cheval avec Morandelle comme cavalier et Sweeney tout nu sur la croupe. Morandelle ne voyait pas ce que les gens voyaient. Les gens n'étaient pas des gens et il rentrait tout simplement chez lui. Il avait une femme, Morandelle, et deux filles, dont l'une était nubile. La maison où il abritait cette famille ne lui appartenait pas. C'était une grande maison et il rêvait d'en être le maître. Hortense (son épouse répondait à ce prénom) n'en voulait pas.

— Si tu dois t'échiner pour que nous soyons propriétaires et nos filles héritières, que ce soit pour une maison qui vaille cette peine.

La maison ne déplaisait pas à Morandelle. Certes, elle était humide et un peu délabrée mais c'était une grande maison qui lui donnait envie de la posséder. Hortense n'était pas belle et ne l'avait jamais été, pourtant il avait eu ce désir de la caresser pour lui inspirer d'autres caresses. Marguerite était-elle la fille d'Hortense ? Fleur était d'une beauté incroyable. C'était encore une petite fille mais on voyait bien qu'il serait difficile de croire à cette beauté sans se sentir devenir fou. Elle allait à l'école et sur le chemin Sweeney la saluait. Quelquefois il lui offrait une pomme et elle la croquait. Elle était passionnée par la géographie et elle lui parlait toujours de la dernière leçon. Sweeney n'avait pas acquis ces connaissances. Il le regrettait parce qu'il passait un peu pour un imbécile. Elle lui avait promis de tracer la carte de la France, le pays où on habite, sur le sable au bord de la rivière. Pour l'instant, elle n'avait pas tenu sa promesse. Il le lui reprochait tous les jours et elle lui rappelait que cette promesse était conditionnée par une autre promesse que Sweeney n'arrivait pas à prononcer.

Il la laissait devant le portail de l'école. L'instituteur lui caressait la joue, la pinçait, se penchait comme s'il allait y déposer un baiser mais c'était pour lui dire quelque chose dans l'oreille, bonjour peut-être ou quelque chose de moins innocent. Il ne voyait pas Sweeney. À la place, il voyait Fabrice et il lui demandait des nouvelles du château. Fabrice se mordait la langue et Fleur avait un geste d'impatience.

— Il ne veut pas promettre de ne pas faire l'imbécile, disait-elle.

Comme elle le trahissait ! Fabrice rougissait, l'instituteur comprenait pourquoi. Sweeney s'en allait comme s'il n'était pas venu. De loin, il voyait le chapeau jaune de Morandelle qui se rendait à son travail. Morandelle lui avait parlé du travail en termes d'accomplissement. Il fallait donc que quelque chose fût commencé, avait observé Sweeney. Morandelle l'avait regardé comme quelqu'un qu'on vient d'éclairer.

— Oui, oui, s'empressa-t-il de répondre, mais chacun doit avoir le sentiment d'être utile.

Sweeney avait plutôt pensé à une espèce de facilité. La conversation avait eu lieu sur le chemin de la mine. Il fallait traverser un viaduc où défilaient des fardiers. La vue était impressionnante. Morandelle ne s'arrêtait pas et il finissait par disparaître dans la poussière. Sweeney avait le vertige. Il revenait sur ses pas. Il retrouvait les traces du cheval. Il reconnaissait l'endroit. Les gens avaient piétiné les fourrés. Ils portaient des lanternes. L'une d'elles était accrochée au bout d'une hampe. Elle éclairait le visage sévère de Morandelle. On avait l'air heureux que son aventure eût une fin aux antipodes de la tragédie que certains avaient annoncée comme inévitable. Jamais ils n'avaient eu une aussi belle occasion de mesurer la noirceur de la peau de Sweeney. Il s'était assis sur son sexe pour l'empêcher de gonfler. Il se tenait à la ceinture de Morandelle. Le cheval trottinait.

— Faites-le ambler, Morand ! cria quelqu'un.

Le sexe de Sweeney gonflait sous lui mais personne ne le voyait.

— Quelle honte ! s'écria une ombre et Sweeney eut froid, comme si cette haleine venait du Nord.

Les gens n'allèrent pas plus loin que le pont qui demeura illuminé pendant tout le reste du trajet.

— Morandelle exerce sur lui un pouvoir inexplicable, avait remarqué une ombre, peut-être celle de l'instituteur, souffleuse de chaud et de froid.

La cravache de Morandelle toucha la cuisse de Sweeney qui était peut-être le nom du cheval. On arriva au château. Le porche était éclairé par une seule lampe. De la fenêtre de sa chambre, la comtesse avait vu l'agitation sur le pont. Dans son demi-sommeil, elle avait cru à une révolte. Morandelle sourit. Il mit pied à terre.

— Il faut envoyer quelqu'un à Bélissens, dit-il.

Le corps du fugueur se recroquevilla sur la contremarche. On approcha de ses lèvres le flacon de laudanum. La couverture qui glissa sur lui était chaude. Il ne voyait plus Morandelle. Il sentait l'odeur de ses bottes. Un domestique emmenait le cheval. Était-ce Aliz, ce parfum ? On appelait Néron. La voix d'Aliz proposait d'aller prévenir le comte à Bélissens. La comtesse s'y opposait. Évoquait-elle les faunes de sa nuit ? Les pieds de Néron, chaussés de pantoufles, descendaient l'escalier. Il parlait du cheval, non pas de la peur qu'il éprouverait, à quoi s'ajouterait la nuit.

— Habillez-vous ! dit la comtesse.

Le corps de Sweeney était de nouveau dans les bras de Morandelle. Aliz dit :

— Qu'il monte Caliso !

Mais quand il arriva devant l'écurie, il constata avec horreur que ce n'était pas Caliso que Chacier avait préparé pour cette course insensée. La comtesse dit :

— Nous n'avons plus le temps.

Morandelle n'était plus à ses côtés pour la conseiller. Aliz était entrée dans l'écurie et elle en ressortait maintenant, conduisant Caliso par la bouche, caressant la bouche, la nourrissant, le cheval la suivait docilement, avec elle il ne s'était jamais comporté autrement.

— J'irai ! dit-elle.

Elle remonta sa jupe et enfourcha le cheval à cru.

— Non ! dit la comtesse.

Elle força Aliz à remettre pied à terre.

— Et maintenant ? demanda Néron de sa petite voix d'enfant terrorisé par la perspective de la solitude.

Il se sentait encore abandonné.

— Sellez donc Caliso ! cria la comtesse.

Aliz et Chacier travaillaient ensemble. Ils avaient les mêmes gestes précis. Chacier offrit ses mains croisées au pied de Néron. Aliz flattait le cou du cheval. Néron voyait cette main délicate parcourir la masse musculaire qu'il tentait de redresser. Aliz tapota la cuisse de son cousin. Il faillit lui demander encore d'insister auprès de la comtesse mais Aliz s'était résolue à ne pas tenter le diable. Le comte eut été ravi de la voir surgir au cœur de Bélissens au moment où il ne s'attendait plus à aucun changement.

Néron arriva devant la porte du château à l'heure où la comtesse avait prévu le retour du comte. Aliz était dans son lit, le lit de la comtesse, le lit du comte était vide et Néron se mit à courir dans un corridor interminable. Il avait attaché Caliso devant le porche. Le baron, qui prenait l'air, se demanda à qui pouvait appartenir ce cheval. Il ne trouva rien sur la croupe mais la selle était espagnole.

— Aliz ? demanda-t-il à l'ombre.

Il frémit, comme si la réponse allait sortir de cette ombre. Néron troubla cette attente.

— C'est toi, Néron ?

Il voyait l'enfant mais reconnaissait la bosse des Vermort. Un domestique arriva pour éclairer la scène.

— Il faut prévenir le comte ! dit le baron.

Le domestique éclaira son propre visage.

— C'est qu'il n'est pas dans sa chambre, dit-il.

Le baron se trémoussa.

— Cherchez-le ! cria-t-il.

La scène fut de nouveau plongée dans l'obscurité transparente de son commencement.

— Morandelle, hein ? faisait le baron comme s'il parlait au cheval.

Néron avait traversé la nuit. C'était fini. Aliz eût peut-être rencontré les faunes dont la comtesse lui parlait. Ce n'était sans doute pas des faunes, la comtesse n'était pas dupe, mais ils existaient. Aliz était sortie du lit pour regarder à la fenêtre qui était restée ouverte. Quelquefois le vent dans les arbres imitait le bruit d'un galop et le cœur de la comtesse se mettait à battre la chamade.

— Que craignez-vous ? dit Caliso.

On n'avait pas besoin du comte. Fabrice ne parlait plus de Sweeney. On lui avait donné un verre de vin doux et Morandelle était retourné chez lui. Il avait accroché une lampe à son tonneau et il avait lentement disparu dans la nuit. La comtesse lui avait baisé les mains. Elle s'était couchée sans se déshabiller, un chandelier éclairait son chevet. Aliz était déjà dans le lit, toute chaude, ronde, rapide. Elle disait que Caliso était le meilleur des compagnons de route. Il n'y avait rien à craindre. Le comte rentrerait sans doute au petit matin. Néron avait insisté pour passer la nuit au château de Bélissens. Était-il si difficile d'imaginer sa peur de recommencer, même en compagnie du comte qui se moquait de lui.

— On a besoin de vous, avait risqué le baron.

Il était en chemise, exhibant les glabres mollets de son ascendance. Néron bâilla.

— Vous devriez dormir avec lui dans l'écurie, lui dit le baron (parlant de Caliso).

Le comte leva les yeux au ciel. Il comprenait moins la peur des chevaux que celle inspirée par les serpents, mais de là à prétendre agir sur les mœurs de la nouvelle génération !

Le baron ricana. On amena Caliso et Néron se coucha sur la banquette, doucettement recroquevillé sous un édredon. De quoi avait-il eu peur ? De la nuit, de Caliso, des faunes, mais surtout de l'idée de trouver le comte en galante compagnie. Pourquoi n'était-il pas dans sa chambre ? Il était entré sans frapper, comme un enfant, mais le lit était vide, pas même défait. Les rideaux n'étaient pas tirés. Il éclairait les lieux avec une lampe décrochée à l'entrée. Il rencontra le baron dans l'escalier. Comme il n'avait pas trouvé la lampe, il se servait d'une chandelle.

— Je ne suis pas Aliz, dit Néron sans mesurer la portée de ses paroles, pourquoi donc serais-je Aliz ?

Il annonça la nouvelle.

— Bien, bien, dit le baron, le comte sera heureux de l'apprendre.

— Il n'est pas dans sa chambre, dit Néron.

— Sa chambre ? Qu'est-ce que cela veut dire ?

On remonta l'escalier. Néron suivit le baron, portant maintenant la chandelle.

— Vous n'auriez pas dû venir, dit le baron.

Il ouvrait toutes les portes. Il comprenait que la comtesse fût impatiente d'informer le comte.

— Caliso est une bonne bête, dit-il comme s'il parlait d'un chien.

Le comte n'apparaissait pas.

— Je pourrais dormir ici, proposa Néron.

Le baron referma la dernière porte.

— Je n'y vois pas d'inconvénient, dit-il. Voulez-vous que nous poursuivions nos recherches ?

Il gratta la porte de la baronne. Elle ne dormait pas. Elle eut le temps d'allumer sa lampe. Il ouvrit.

— Le comte a disparu, dit-il. Néron est là pour nous dire que Fabrice est dans son lit. Les recherches sont terminées.

— Néron ? fit-elle.

Oui, seul dans la nuit. Les faunes s'en prenaient quelquefois aux hommes. Néron s'approcha du lit. Elle avait le front moite. Il l'embrassa sur la joue. C'était une jolie baronne aussi peu distinguée que possible. Elle avait de la famille à Paris. Sa générosité se limitait au don d'un peu de temps. Les fermiers se plaignaient de sa lenteur mais le baron avait d'autres chats à fouetter. Elle avait été princesse en Orient et conservait de ce séjour des manières compliquées qui la faisaient passer ici pour une hypocrite. Comme le baron était impuissant, elle rêvait d'enfants et ceux des autres méritaient toujours son attention. Néron n'échappait pas à cette règle. Il aimait ce corps un peu mou et s'en approchait facilement, tandis qu'une femme musclée pouvait le sidérer. Il haïssait les difformités, par exemple les jambes arquées des cueilleuses de pommes, la croupe démesurée des blanchisseuses, le crin des vieilles et des simples d'esprit, la poigne des institutrices, les bajoues des prostituées. Les bras d'une cabaretière l'avaient écœuré. Quelquefois, sur la route, passaient des vagabondes qui ressemblaient à des hommes. S'il n'était pas seul, il leur jetait des cailloux. Il aimait la compagnie des enfants de son âge. On s'étonnait toujours qu'il fût le premier à jeter la pierre. Jamais il n'avait parlé à ces femmes poussiéreuses. Il aurait peut-être tiré un enseignement de cette conversation mais il n'aurait pas aimé perdre sa virginité dans ces conditions, non pas qu'il eût dans l'idée de réserver sa pureté à un autre être sans défaut, il pensait plutôt à le violer un peu en connaissance de cause, sauf si c'était Aliz qui l'épousait, dans ce cas il se livrait à elle comme à l'inconnue du supplice, vierge ou pas vierge.

La baronne avait trouvé l'idée charmante, aussi traitait-elle Néron en conséquence. La comtesse avait été folle de l'envoyer en pleine nuit, de Vermort à Bélissens ! Savait-elle que Néron avait peur des chevaux ? Un faune l'attendait au détour d'un chemin. Ce n'était encore qu'une idée. Il avait ralenti le pas de sa monture. Caliso s'était comporté assez bien. Il avait l'habitude de la nuit mais à l'approche de l'aurore, quand Aliz se levait tôt et avant tout le monde. Un faune surgi de l'obscurité relative des fourrés pouvait le rendre dangereux.

— Qu'est-ce que vous me racontez là ? dit la baronne.

Néron frissonnait.

— Il ne dit pas qu'il l'a rencontré, dit le baron, il a seulement craint que cela arrivât, comme c'est compréhensible de la part d'un enfant de cet âge.

Néron rougit.

— Je n'aurais pas dû raconter ces sornettes, murmura-t-il.

La baronne s'ébroua.

— Puisque c'est ce qui vous est arrivé ! s'écria-t-elle.

Il se leva pour s'excuser.

— Nous cherchons le comte, dit le baron. Sans lui, l'effort de Néron n'a plus de sens.

La baronne glissa sous les draps.

— Vous le trouverez, dit-elle et elle éteignit la lampe.

Dans le couloir, le baron donna une chiquenaude sur le crâne de Néron. Sans commentaire. Le baron fit éclairer le hall d'entrée. On illumina le jardin de devant. La rue s'anima un peu. De la fenêtre du bordel, le comte dit :

— N'est-ce pas le cheval d'Aliz que j'aperçois là ?

Il reconnaissait Caliso de loin.

— Qui est Aliz ? demanda quelqu'un dans l'obscurité.

Et il avait dit :

— N'est-ce pas Caliso que j'aperçois là ?

Sweeney revenait. Sur la table de chevet le verre était encore plein de ce vin d'Espagne qui cogne dans la tête comme s'il n'y était pas entré. C'est fini, Sweeney. Néron a peut-être trouvé le comte. Pourquoi je dis : le comte ? Je devrais dire : mon père. Je ne dis jamais : mon père sauf quand je prie à voix haute, ce que maman exige de moins en moins de moi. Ce vin n'est pas le sang du Christ parce qu'il est cuit. Mais avant d'être cuit ? Non plus, parce que ce n'était pas encore du vin. Expliquez-moi : qui est celui qui va devenir ce qu'il est maintenant et qu'il sera forcément demain ? Réponse compliquée. Je ne comprends que les coups d'épée dans l'eau. Tout est revenu dans l'ordre : la comtesse qui attend dans le lit, Aliz qui a trouvé le sommeil en attendant, Néron qui ne trouve pas le comte, le baron qui continue de chercher, la baronne qui ne cherche plus, n'attend plus, ne désespère plus.

Sweeney est dans le lit de Fabrice, à la place de Fabrice et Fabrice l'entend, comme s'il existait, il le sent même quelquefois, quand l'aventure est aussi lointaine que l'amont de la rivière où seul Morandelle était capable de le trouver. C'est une question de sexe. Morandelle a un grand sexe. Les femmes feraient l'amour avec des éléphants si on le leur permettait. D'ailleurs l'homme s'attaque toujours à plus grand que lui. N'est-il pas en train de réduire le nègre d'Afrique à l'esclavage ? Il y avait un nègre dans la lignée des Vermort, un nègre rebelle dont le manteau noir s'est étendu en chape sur sa peau verte, personne n'a expliqué la présence d'une rose blanche, symbole de l'amour du fils pour sa mère.

Sweeney est peut-être un nègre. Il a voulu enterrer l'épée d'Albaicín dans un coin reculé de Vermort, peut-être même au-delà de Vermort, non pas du côté de Bélissens, il est allé vers les montagnes, il s'élevait, je n'arrêtais pas de penser à lui mais le personnage de la négresse ne pouvait tout de même pas apparaître dans ce décor !

Sweeney est seul. Il se viole. Tous les solitaires sont les violeurs de leur propre existence. Désirer la femme n'est pas difficile, l'assouvissement est même probable. Mais chercher la femme, ne plus désirer qu'elle, s'imaginer que cela arrivera, se nourrir de ce futur, devenir la proie des hallucinations, s'en aller parce que les miroirs sont rebelles à l'analyse, ne pas se perdre, ralentir, attendre finalement.

Morandelle n'avait pas touché à la nudité de Sweeney. Il lui avait seulement demandé s'il avait froid. Sweeney n'avait pas froid. Il pouvait vivre nu. Il ferait ses besoins sur les lieux mêmes de sa chasse et de ses cueillettes. Morandelle n'avait pas demandé d'autres explications. Il ramenait un être nu, victorieux dans un certain sens, il l'avait lié dans le lit sans croire une seule seconde que c'était arrivé, ou plutôt que c'était fini. Il avait jeté quelques gouttes d'huile sur le feu de l'encens et il s'en était allé, non sans recommander qu'on prévînt le comte. Il n'allait pas plus loin.

La comtesse entrait dans la chambre de Fabrice avec un mouchoir sur le nez et la bouche. Aliz s'était laissée griser et elle était repartie en pleurant. Si les filles de Morandelle avaient été là, Aliz aurait-elle retenu ces larmes ? Pourquoi poser cette question à l'obscurité qui étreint la petite flamme de la lampe ? Comment se termine le voyage de Néron à Bélissens ? Est-ce une femme qui parle sous le comte ? Pourquoi pas un homme ? Faut-il considérer le retour de Morandelle chez lui comme un autre voyage ? Constance l'attend-elle ? La petite Fleur ne pense à personne. Marguerite se demande qui est Sweeney.

Les drogues qu'ils me donnent ont l'avantage de remettre le monde à la place où il était avant que je me mette à penser. Mon cerveau a cette influence sur leur existence. Ai-je connaissance, à cette époque, des expériences du docteur Ure ? La nuit était remplacée par des transparences acoustiques. Il y eut longtemps de la lumière sous la porte.

— Avez-vous retrouvé l'épée ? avait demandé la comtesse à Morandelle.

Quelle avait été la réponse ? Nous n'en savons rien. Il y avait deux choses à retrouver : Sweeney et l'épée qu'il emportait. Morandelle se fichait de l'épée. La prochaine fois, il emporterait autre chose. Il avait pensé à Fleur. Cette fois, Morandelle retrouverait Fleur (dans quel état ?) par rapport à Sweeney avec lequel il aurait un compte à régler. Sweeney pouvait le vaincre. Il fallait que Sweeney devînt ce bloc inamovible que Morandelle eût été condamné à retrouver dans la complexité de ses rapports avec les Vermort. Fleur eût été l'objet de cet enjeu.

Hortense se méfiait de Sweeney. Morandelle pensait qu'on avait affaire à un minus habens. Marguerite écrivait :

— Je n'ai pas bien compris pourquoi père s'est mêlé de cette affaire.

On lui parla du baron de Bélissens. Elle était assez grande pour entendre ce genre de choses. Morandelle se taisait. C'était l'année où Fleur se mit à ressembler à la femme qu'elle allait devenir. Sweeney était fou de désir. On l'attachait à un banc dans le parc. Les oiseaux voletaient autour d'une statue. Le comte ne pouvait rien dire au baron à propos d'Aliz. Il faisait la même chose avec Marguerite. Morandelle satisfaisait les désirs de sa propre épouse et ceux des épouses des deux hobereaux. Néron était mort depuis un an. Sweeney tentait vainement de rompre les courroies qui le liaient au banc. Il vit le baron passer à cheval. Il faisait ce qu'il voulait avec Aliz.

Le comte avait moins de chance : Marguerite n'était pas venue cet été. Le baron avait écrit une lettre anonyme à Hortense Morandelle, vous savez, la femme de l'ingénieur de la mine. Le comte était furieux. S'il écrivait le même genre de lettre aux Alamos, Aliz ne reviendrait plus. Comment imaginer un été à Vermort sans Aliz ? Il n'écrivit pas.

Il y avait Célestine, Constance, Angèle et d'autres encore.

— Tu as peur de moi ? demanda un jour Sweeney à Fleur.

Fleur portait une robe d'Aliz.

— Qui a le plus peur de toi ? dit-elle.

Il ne savait pas quoi répondre. La réponse était : Moi à condition que ce fût Fabrice qui la fît.

Il pouvait dire un nom au hasard mais il y avait encore une condition : ce serait le nom d'une personne de son entourage. Finalement il dit, pour dire quelque chose :

— Marguerite.

Fleur sentait bien qu'il mentait. Elle s'asseyait sur le banc. Les filles se parfument. Fleur sent bon naturellement. Il regardait le duvet sur les avant-bras. Jusqu'où une femme pourrait-elle me conduire ? En passant, sur un fauteuil roulant qu'Aliz poussait, devant le salon égyptien, il aperçut l'épée d'Albaicín suspendue au mur entre un miroir et une fenêtre. Fleur suivait, tenant la pipe d'opium dans son petit sac de cuir. Elle serait peut-être docile. Il fumerait avec elle sur les bords de l'Arize. Caliso vivait encore, ce qui voulait dire que Néron était mort, sinon on aurait dit quelque chose comme :

— Nous avons un cheval qui se nomme Caliso.

Ou on n'aurait rien dit du tout. On parle pour ne rien dire. Le silence conviendrait mieux à la présence des choses. Vous savez pourquoi nous nous taisons ? Parce que les choses le disent mieux que nous. C'était absurde. On ne peut pas concevoir un homme sans ce flot, cette volubilité, cette noyade.

— Non, dit Fleur, pas Marguerite.

Il allait énumérer tous les noms de personnages qu'il connaissait et à chaque non prononcé de plus en plus comme un cri elle répondrait :

— Non, pas celui ou celle-là !

Sachant qu'il finirait bien par accepter l'idée introduite par la question qui remplaçait sa question. Ils avaient émasculé Caliso.

— Comme ça, il ne tuera plus personne.

Le comte s'était montré théâtral. Aliz retenait son bras. Elle le suppliait. Dans son lit, Sweeney fut pris d'une crise de fou rire. Il en sera ainsi pendant toute la vie de Fabrice, Sweeney sera la proie d'un rire irrésistible chaque fois que quelqu'un disparaîtra dans un cimetière. Il n'attendra pas toujours cette inhumation. Dans le cas de Néron, il éprouva les premières titillations du rire pendant qu'on ramenait son corps au château. L'intensité du rire redoubla le surlendemain à la pensée de la cérémonie d'enterrement. Il commença par y penser. Il était en retard. Il s'appliquait à corriger une imperfection de la peau de son visage. Il y a des défauts qui inspirent la compassion, d'autres le dégoût, la peur, la révolte même. Celui-là pouvait provoquer le rire, surtout un jour d'enterrement.

Il ne descendit donc pas de suite, à l'appel de la comtesse qui gueulait dans l'escalier, son essayoir. On frappa même à la porte. Sweeney répondit par un borborygme qui pouvait être produit par quelqu'un qui par exemple tient le bouchon d'un flacon entre ses dents. Il tapa même du pied. On partit sans lui. Le cercueil attendait dans l'allée, environné d'un soleil pâlichon qui était peut-être celui du commencement de l'automne. Aliz aurait donc retardé son retour à Polopos pour pouvoir assister au rituel du retour à la poussière. Remarquons au passage que les saints ne retournent pas à la poussière. Leur état de conservation témoigne-t-il du degré de perfection qu'ils ont atteint au cours de cette vie pour d'autres lamentable ?

L'odeur de Néron pourrissant avait saturé l'air intérieur du château. On était peut-être en été. Dans ce cas, Aliz rentrerait peut-être avant la fin des vacances. Sweeney ne reconnaissait que l'hiver, s'il neigeait. Il pouvait très bien se croire au printemps un lendemain de neige. C'était d'ailleurs arrivé. Il remonta le ressort de sa montre. Le cercueil s'ébranla. On avait ouvert les vitres du corbillard pour permettre le dépôt des fleurs.

— Suis-je risible ? se demanda tout haut Sweeney devant le miroir.

On arrêta de frapper à la porte. Il était seul. Il entendit les roues et les pieds, les sabots sur le gravier de l'allée. Sweeney referma le flacon et le rangea à sa place sur la coiffeuse. Nous reviendrons aux circonstances de la mort de Néron et à ses conséquences, ce qui n'a peut-être aucune importance. Sera-ce l'occasion de bien écrire ? Sweeney gratta encore le bouton. Ils ne l'attendaient pas. Le corbillard fit un bruit d'enfer en traversant le pont. Le comte fermait à cheval la procession, chapeau bas. Sweeney avait aperçu Morandelle tout de noir vêtu, accompagné de son épouse dont le bas d'un jupon formait un croissant isabelle sur la boucle de sa chaussure. Le baron poussait la baronne devant lui, la harcelant avec le pommeau de sa canne. Il y avait Bouju et son fils, le docteur Vincent, plus loin Chacier avec Célestine, Angèle fit une apparition, il ne connaissait pas tout le monde et ignorait le nom de l'instituteur, du maire et même du curé qui était venu le voir une fois pour lui parler de la souffrance du fils de Dieu. Il y avait des différences énormes entre les religions : Jésus était une victime, Mahomet un guerrier analphabète, Bouddha mourrait au sommet d'une existence savante, les juifs se lamentaient en attendant d'être finalement les premiers à entrer dans l'autre monde, les athées frappaient à la mauvaise porte et les libres-penseurs demandaient leur chemin. Sweeney avait accepté un petit crucifix en bois doré, une simple croix après la descente, il avait même appris à la baiser religieusement à l'intersection, Chacier avait planté un clou dans le plâtre mou au-dessus du lit. Le curé avait remarqué l'absence de croix pendant sa visite. Il n'était plus revenu.

Un enfant avait apporté la croix et le clou. Chacier avait soigneusement refermé l'anneau. Sweeney assistait à cette espèce de cérémonie sans poser de question, ce qui n'était pas dans ses habitudes. La scène se passait peut-être longtemps après la mort de Néron. La petite croix résistait à l'érosion. La mémoire en conservait un souvenir ému. Il fallait monter sur le lit pour la décrocher. Sweeney la voyait dans le miroir. Il l'empocha et sortit.

Dehors, l'air vif planta ses petites aiguilles dans la peau de son visage encore humide du contenu du flacon. Il inspira jusqu'au vertige. Ce fut au bout de cette inspiration qu'il prit le temps de regarder le promeneur. Il avait donc la poitrine gonflée quand l'autre passa devant lui. Il y eut un échange de regard, des mots de la part de l'autre, inaudibles, embarrassés. Sweeney ne se souvenait plus s'il portait un chapeau (si Sweeney portait un chapeau). L'autre avait effleuré son béret. Il avait formé une petite visière à angle droit. Cela se fait en pinçant le bord du béret avec le pouce et le majeur, l'index demeure à l'intérieur du pli qu'il force. Un joli geste.

Sweeney avait conservé l'attache du bord de son chapeau pendant huit jours, le temps d'obtenir la forme voulue. Tous les jours il pulvérisait de l'eau sur la paille concernée par cette intention de coquetterie. Le ruban était arraché depuis longtemps. L'autre le regardait parce que peut-être il pensait que c'était encore un chapeau de fille. Il y avait une question dans son salut. Sweeney ne répondait pas. Il n'aimait pas les situations burlesques, ni comme spectacle ni s'il se fourrait dedans. Avait-il oublié son chapeau ? Le matin, nu devant le miroir, il se désirait tellement que quelquefois il en perdait la tête. Tomber à genoux dans ces conditions est humiliant. Seule la douleur peut produire un pareil effet. Ensuite il mettait son chapeau et il s'habillait. Ou il ne le mettait pas, s'habillait quand même, le mettait cette fois ou continuait d'oublier de le mettre.

Le promeneur était peut-être son père. Pour ce qui était de sa mère, il devait se fier aux témoignages d'un nombre limité de personnes que de toute façon il n'avait pas encore interrogées. L'autre pouvait être d'ailleurs le père de quelqu'un d'autre. Il était difficile de le concevoir en dehors de toute paternité même obscure. La main de Sweeney s'éleva, l'index joint au majeur toucha la tempe, il bredouilla. L'autre s'arrêta.

Maintenant Sweeney voyait le chien. Le chien aussi s'était arrêté. Il était assis au pied de son maître. Il avait l'air de le respecter. Il ne pouvait pas s'empêcher d'exprimer une légère crainte. Sweeney le rassura.

— Vous pouvez le caresser, dit le promeneur.

Il s'appuyait sur une canne. Sweeney avait oublié la sienne, il n'était pas difficile de s'en apercevoir. Il avait les pieds dans un fourré. Des petites baies avaient éclaté sur sa peau. Il ne s'était pas chaussé, il ne s'était même pas habillé ce matin ! Avait-il oublié ou désirait-il sortir nu de sa chambre ? Le jour de l'enterrement de Néron, quelle honte !

— Si vous êtes Morandelle, dit Sweeney, vous me comprendrez.

L'autre lui tendit sa veste. Sweeney l'enfila. On voyait le bas des fesses et le gland de la verge. C'était encore plus obscène. L'autre coupa des branches dans le fourré. Il boucla sa propre ceinture autour de la taille de Sweeney puis disposa les branches en jupe.

— Tenez, dit-il, mettez votre pied droit dans mon béret.

Sweeney obéit.

— Maintenant, posez votre pied gauche sur mon pied droit.

On retournait au château. Quelqu'un aperçut cet étrange assemblage d'hommes. De loin, il voyait un homme nu et un autre qui le conduisait. Cet autre était habillé. Il tenait sa veste sur l'avant-bras gauche. Une branche sommairement élaguée servait de canne à celui qui était peut-être Sweeney.

On interrogea Sweeney le soir même. Néron était enterré.

— Les vers, avait dit le comte, ça a besoin de respirer.

Il voulait justifier le volume du cercueil, qui avait paru exagéré à certains. Sweeney aurait préféré qu'on s'en tînt à ce sujet de conversation. Il était en chemise de nuit. La comtesse était couchée. Aliz lisait près de la fenêtre, sous une lampe environnée d'insectes. L'autre s'était-il plaint du comportement de Sweeney ? La comtesse les écoutait peut-être derrière la porte.

— Oh ! Il y a trop de peut-être dans ce texte, dit Aliz en chassant les insectes.

Sweeney se mordit la langue.

— Ce n'est pas moi, dit-il.

On voyait bien qu'il mentait. Personne n'avait dit que c'était lui. Le baron avait raconté comment on avait traité deux individus de sexe masculin qui s'étaient livrés à l'acte sexuel au beau milieu d'un champ de trèfle. Aucun ne s'était plaint de l'autre. Ils étaient peut-être d'accord. Encore peut-être. Ou bien l'un d'eux avait-il exagéré ? Qu'est-ce qu'on exagère quand on est la proie de ce genre de désir ? L'homme n'était ni de Castelpu ni de Bélissens. On questionna les gens de Néxus parce que des étrangers y vivaient. On poussa jusqu'à Laffont. Des gendarmes furent interrogés dans le bureau du maire parce qu'ils avaient expulsé un vagabond, le sommant de traverser le pont délimitant le département. L'homme n'avait pas l'allure d'un vagabond. On monta à Génat. La maison du Russe était inoccupée. On força tout de même la porte, pour constater que personne n'avait vécu ici ces derniers temps. Sur le chemin du Tyr, on avait vu l'étranger (c'était forcément un étranger) pour la dernière fois :

— Qu'est-ce que tu as vu ? demanda-t-on encore à la fillette effrayée qui se mordait la langue.

Une délégation atteignit Foix où l'on consulta des journaux, dans le cas où l'on aurait des nouvelles d'un assassin ou d'un pervers. À la prison, où l'on fut reçu chaleureusement par un cousin lointain du baron de Bélissens et invité à prendre une collation sur la terrasse privée du cerbère, on observa à travers les barreaux les trognes amusées de quelques brigands qu'on venait d'incarcérer.

On avait voyagé en train. Le docteur Vincent avait examiné l'anus de Fabrice. On ne trouva rien. Si la verge fut utilisée, il n'en paraissait rien. Le docteur avait quelquefois été le témoin de frottements si excessifs que la surface du gland portait le témoignage de cette horrible passion. Le cœur battait régulièrement, mais ce n'était peut-être là que l'effet d'une prise conséquente d'opium. La fillette était assise sur la table de la cuisine.

— Demain, dit le comte, nous irons à Foix pour consulter les journaux.

Le baron avait parlé de la prison. Un valet chevaucha jusqu'à la nuit tombée pour préparer cette visite. Le maire, qui gérait la billetterie du chemin de fer, réserva des places dans l'omnibus de huit heures. Sweeney dormit tranquillement, comme quelqu'un qui vient de connaître l'amour. L'interrogatoire l'avait excité. Il avait lui-même réclamé une autre dose d'opium qu'on lui aurait refusée dans d'autres circonstances. Au matin, il trouva la porte de sa chambre fermée. Il se masturba devant le miroir, gueula comme une bête, peu soucieux de dissimuler les traces du plaisir qui giclèrent sur la façade du chiffonnier. On ne venait pas. Il pouvait être dix heures.

Le train avait atteint son objectif. Ils rentreraient avec l'omnibus de dix-huit heures. Ils seraient gais comme les oiseaux des branches, n'ayant sans doute rien appris pour les mettre sur la piste du violeur. Sweeney préférait le viol à la masturbation. Les monstres n'ont pas droit à l'amour, sauf dans les musées des horreurs où l'acte sexuel est une expérience du regard et non pas le moyen d'accéder au bonheur auquel tout être humain peut prétendre. Comme il dessinait correctement, on lui avait apporté une feuille de papier et un bout de fusain. Il manquait la mie de pain. La plupart d'entre eux ignoraient cet usage de la mie de pain mais Sweeney ne dessina pas un visage, il dessinait des mains, des mains tranquilles comme des escargots, des mains l'une à côté de l'autre, tranquilles et indifférentes, inutiles.

On apporta une autre feuille. On ne s'intéressait plus à la mie de pain. Sweeney dessina quelqu'un en pied. Ce pouvait être n'importe qui. On avait laissé approcher Aliz qui craignait que Sweeney ne dessinât le valet aux bottes rouges. Elle s'occupait de la pipe. Les fronts poissaient. Sweeney dessina un deuxième personnage, tout aussi peu reconnaissable. Il en dessina un troisième. Il s'apprêtait à en dessiner un quatrième quand quelqu'un eut l'idée de lui faire remarquer qu'il allait manquer de place.

— Une feuille ! ordonna le comte.

Sa patience était à bout. Le baron tentait de le raisonner. Sweeney dessina des arbres, des feuilles, des concrétions, des coulures, des envahissements.

— Finissons-en ! dit quelqu'un.

— Si tu mens, tu iras en Enfer ! menaça un autre.

— Je n'ai pas joué à la marelle ! s'écria Fabrice.

Aliz le regarda d'un air étonné.

— Mais si, voyons ! dit-elle. Pas plus tard que tout à l'heure.

Tous les regards se tournèrent vers elle. Dans sa main, la pipe s'était éteinte. La flamme de la chandelle vacilla. C'était lui qui soufflait. L'air remontait le long de son bras et atteignait la pointe verte de la flamme. Il s'amusait.

— On ne t'a pas demandé si tu jouais à la marelle, dit quelqu'un, le baron peut-être, il lui arrivait souvent d'essayer de remettre les choses à leur place et sans redemander ce que la question avait posé comme hypothèse.

— Aliz prétend le contraire.

Le comte explosa :

— Le contraire de quoi, bon Dieu !

Il blasphémait comme d'habitude. En Espagne, il avait fréquenté des sectes sataniques. Le baron mit sa main en écran devant la flamme.

— La pipe s'est éteinte, dit-il.

Son coude s'enfonçait dans la chevelure d'Aliz.

— Je vais la rallumer, dit-elle. Nous avons joué à la marelle jusqu'à dix heures, ajouta-t-elle.

Fabrice était resté au lit. Elle avait amené le cheval jusqu'au seuil de l'église. Tout le monde pouvait voir les traces du fouet sur le cuir. La cérémonie avait commencé. On venait tout juste de fermer les portes.

— Et Fabrice ? demanda le comte.

Il jouait à la marelle, tout seul, à l'ombre du tilleul où bourdonnaient des abeilles.

— Je voudrais bien voir ça ! avait crié le comte.

On interrompit la cérémonie. En sortant, il vit le cheval. Aliz était sous le porche. Elle le défiait. Il sauta dans sa voiture et traversa la place sous le regard de ceux qui attendaient devant le café. Il trouva la marelle, le caillou dont s'était servi Fabrice, il gueula :

— Fabrice !

Fabrice apparut derrière le carreau d'une fenêtre. Le comte entra, monta l'escalier, ouvrit la porte. Fabrice tenait l'épée d'Albaicín dans un poing blanc de désespoir. Il voulait se trancher les veines. S'il les avait tranchées lors de sa fugue en amont de l'Arize, Néron ne serait pas mort.

— C'est absurde, dit le comte.

Il s'assit, face à la fenêtre que Fabrice avait ouverte. Lui aussi avait l'air désespéré. Seul le cheval avait morflé. Sweeney avait trouvé ce mot dans un récit populaire.

— Sweeney ? fit le comte.

Il se frottait les yeux.

— Bon Dieu, qui est Sweeney ?

Il n'écrivait peut-être pas Sweeney. Fabrice épela, aussi lentement que son cœur le lui permettait.

— Sweeney ? dit le comte.

— Je n'irai pas ! déclara Fabrice.

La comtesse allait se faire passer un savon. Dans l'église, on attendait. Certains étaient même sortis pour prendre l'air. On se faisait des signes par-dessus le pavé de la place. Les libres-penseurs n'avaient pas quitté la terrasse du café. On feignit de ne pas voir les blessures du cheval. Morandelle était agenouillé dans l'allée, tête basse, le chapeau dans une main, l'autre main s'appuyait sur la tablette comme s'il allait se relever. La comtesse l'avait insulté hier. C'était simple : le comte accusait le cheval et la comtesse s'en prenait à ce pauvre vieux Morandelle qui n'avait pas voulu faire le chemin jusqu'à Bélissens pour annoncer la nouvelle au comte. Aliz avait accordé sa protection au cheval mais personne ne veillait à la tranquillité de Morandelle. La comtesse tolérait sa présence dans le temple, sans doute sous l'influence du comte qui refusait la thèse d'un Morandelle coupable ou du moins responsable de la mort de l'héritier. Chacun son idée.

Morandelle souffrait sincèrement. Même Hortense ne croyait pas à cette sincérité. Fleur se tenait tranquille. D'habitude, entre neuf et dix heures, quelquefois onze, elle jouait à la marelle avec Fabrice. Aliz jouait mieux qu'elle. Elle voyait Fleur sur le chemin, le foulard à la main, fouettant les avoines du talus. Elle ne se pressait pas. Fabrice était déjà sur les lieux, accroupi à la tangente du graphe, repassant le trait avec le morceau de plâtre qu'on allait chercher dans les gravats de la tour qui s'était effondrée. Aliz était à sa toilette, cheveux défaits, épaules nues. Elle entendait le rire de Fleur, les semelles de Fabrice, le glissement du caillou. Pourquoi avait-elle appris à Fleur à jouer à la marelle ?

Fabrice n'était pas un adversaire facile quand il se prenait pour Sweeney. Le matin de l'enterrement de Néron, il s'était retrouvé seul au milieu de la marelle. Fleur trônait sur le banc à côté de sa mère. Aliz était sortie elle aussi et elle observait le cheval sans s'en approcher. La pauvre bête baissait la tête, le nez au ras d'une touffe d'avoine qui poussait entre les pavés. La voiture du comte disparut dans une ruelle de l'autre côté de la place. Le prêtre avait mis le nez à la fenêtre de la sacristie. Les enfants de chœur prenaient l'air sur le gazon. Petit à petit, les gens sortaient de l'église, se rencontrant par petits groupes sous le porche. Même Morandelle vint allumer sa pipe sous le regard de la comtesse qui se tenait à l'écart.

— Nous allons être en retard, dit le curé à travers la grille.

Les gens avaient peut-être envie de parler d'autre chose. Il regarda Aliz qu'on avait vêtue de noir pour la circonstance. Elle ne portait plus les cheveux sur les épaules depuis cette année. On ne la surprenait plus devant un miroir. Une croix d'or était apparue sur sa poitrine, semblant toujours glisser entre les seins quand elle était vêtue de blanc. Aujourd'hui une dentelle noire émergeait du col et la mantille s'y mélangeait savamment. Elle avait essayé cette tenue dans l'après-midi de la veille. Le curé passait par là justement. Il avait dérangé les femmes devant les miroirs du boudoir où la comtesse avait pleuré toute la nuit précédente. Outre elle-même, il y avait Aliz, qui montrait ses jambes, Hortense assise sur un pouf, la tête posée sur ses genoux, Fleur qui batifolait dans un échantillon de dentelle, la baronne qui se regardait et regardait les autres dans le même miroir, Célestine qui soufflait sur la braise de son fer, l'épouse du docteur Vincent, Madame Bouju qui se faisait passer pour l'épouse de Bouju et qui était un peu sa cousine.

Le curé avait d'abord salué la comtesse, s'inclinant sur les jambes séparées d'Aliz dont le pied glissait encore dans un bas de soie. Il s'était ensuite plié cérémonieusement devant le reflet de la baronne qui s'était retournée pour lui rendre son salut. Mesdames Vincent et Bouju s'étaient déplacées. Elles pleuraient. Célestine aplatissait le dernier pli d'une robe improvisée. Fleur ramassa toute la dentelle et disparut un moment dans cette incohérence noire. Le curé avait vu le corps brisé de Néron qui avait reçu les derniers sacrements des mains tremblantes du curé de Bélissens. Il avait amené un peu d'huile pour les fronts et une étole qu'on pouvait toujours baiser en attendant le lendemain qui était le jour prévu pour la cérémonie.

Il avait parlé à Aliz pour la consoler. Elle avait fini d'enfiler ses bas et elle était entrée dans la robe noire. Les ciseaux de Célestine confectionnaient un jabot. On l'épingla provisoirement sur le col. On ajouta un peu de la même dentelle aux poignets, ce qui accentua la pâleur des mains.

— Vous ne porterez pas de bijou, dit le curé à Aliz.

La petite croix d'or apparut sur la poitrine. C'était une croix carrée avec un cœur stylisé à la place du corps du Christ. L'effet était peut-être trop recherché. Elle avait bien le temps de le briser, ce cœur, de l'offrir à un autre, ironisa la baronne dans l'oreille de Madame Bouju qui détestait qu'on s'adressât à elle pour lui faire ce genre de confidence uniquement parce qu'elle vivait dans le péché et qu'elle était donc censée comprendre de quoi on lui parlait exactement. Elle avait fortement rougi.

Le curé toucha la taille d'Aliz et elle pivota, exhibant le chignon traversé d'épingles noires.

— Nous ne les avons même pas fiancés, dit la baronne toujours penchée sur l'épaule froidement perpendiculaire de Madame Bouju.

— C'est triste à mourir, dit Madame Vincent en sortant.

Elle passa devant la chambre funéraire. Le comte était agenouillé au pied du lit. La fumée de son cigare semblait sortir du haut de sa tête. Il s'était transformé en pipe, se souvint-elle plus tard à l'occasion d'une conversation née de la nouvelle du mariage d'Aliz, qui ne se mariait pas jeune, remarqua la baronne dont les seins étaient tombés un lendemain de sacrifice des cochons, peut-être à cause d'un abus de haricots qui l'avaient dérangée toute la nuit. Aliz s'approcha encore du cheval.

— Il faut bien qu'il soit là à l'enterrement de son frère, dit la baronne qui avait posé sa main sur la grille juste devant le visage du curé, de mon point de vue qui était aussi celui de la comtesse.

On n'entendit plus la voiture du comte. Morandelle consulta sa montre. Marguerite n'était pas venue cet été-là. Elle était restée à Paris parce qu'un bourgeois avait commencé à entretenir cette vie de cocotte qui faillit bien devenir une habitude. Fleur avait saisi le propos tombé des lèvres d'Hortense elle-même. Presque tout le monde sortit de l'église. Un petit groupe se forma non loin du cheval, tentant d'inclure Aliz qui touchait la crinière.

Sweeney arrivait par le chemin de Vermort. Il n'avait rencontré personne. Il passa devant le café et salua les libres-penseurs. Quelquefois il avait des conversations avec eux. Il prétendait que la libre pensée était née au sein même de l'aristocratie. C'était des bourgeois et des fonctionnaires issus de la paysannerie. Ils s'exprimaient avec exactitude et citaient leurs sources. Le café et le tabac les excitaient. Ils se taisaient quand passait le corps d'une femme. S'étaient-ils levés pour saluer celui de Néron ? Ils regardaient les membres de la communauté catholique qui sortaient de l'église pour attendre le retour du comte. Les gens modestes restaient isolés, comme s'ils n'avaient rien à dire. Les enfants jouaient. Ça joue, les enfants. On avait amené des vieillards impotents et les grosses religieuses des Rivages se penchaient sur les fleurs des jardinières. Le fournil fumait.

Sweeney portait un béret, alors il le souleva et le reposa tranquillement sur sa tête dont tout son être dépendait. Il n'aimait pas montrer sa calvitie mais c'était comme ça, il était chauve, un de ces adjectifs dont on a supprimé le masculin. Le béret retomba exactement à l'endroit qu'il venait de quitter. Les cheveux formaient un épaulement en fer à cheval, le béret s'y ajustait parfaitement. Il rasait la touffe de cheveux qui poussait au sommet du crâne. Ce n'était pas difficile. Une autre coquetterie consistait à se curer le nez en présence des autres. Les oreilles aussi avaient leur charme. Il conservait pieusement toutes les traces de sperme. C'était facile, peut-être le prépuce servait-il à ça.

Il était chic ce matin. Après tout peut-être avait-il encore l'intention d'assister à la cérémonie en sortant du château. Il avait pris ce chemin, celui de Vermort à Castelpu, pour rien, de plus. Mais en arrivant sur la place, il pensait à autre chose. Il ne pensait pas vraiment. Il voyait quelque chose en regardant autre chose et les idées affluaient, ce n'était pas forcément des mots, il y avait beaucoup d'autres sensations, souvent même du plaisir et un peu de sperme s'accumulait sous le prépuce. Avec les libres-penseurs, qui étaient les seules personnes avec qui il partageait des idées, il n'aborda jamais ce sujet délicat. Aujourd'hui il se contenta de les saluer. Le béret retomba exactement à l'endroit qu'il n'aurait jamais dû quitter, même un aussi court instant. En effet, que valent des gens avec qui on ne peut pas parler de tout ?

Aliz ne le voyait pas. Elle ne l'avait jamais vu. Il n'avait rien contre le cheval, qui n'était que l'instrument avec lequel Morandelle avait provoqué la mort de Néron, ce qui le différenciait du comte. Ce n'était pas la seule différence mais à ce moment précis de son existence c'était la seule à examiner de près.

— Je suis venu tuer Morandelle.

Mais le comte avait-il tué le cheval ? Sweeney portait l'épée d'Albaicín. J'aurais dû le tuer quand c'était le moment, au moment où il n'y avait aucune raison de le tuer. Pourquoi n'avait-il pas lutté avec lui, sur les bords de l'Arize, à un endroit où il était bien le seul à soupçonner sa présence ? Morandelle fumait sa pipe. Il ne regardait rien, pas même Aliz ni le cheval. Au château, le comte venait de constater la disparition de l'épée. Il revenait. Sweeney avait du mal à tenir la canne, l'épée et le béret en même temps.

Le premier souvenir qu'il avait de Morandelle, c'était la maîtrise dont il avait fait preuve le jour du montage du cheval de bois. Il n'avait pas eu d'ennuis, à part la pluie qui tombait sans relâche. Le cheval montait en haut du rail puis redescendait, montait encore une fois puis reculait et finalement s'immobilisait. On l'avait d'abord lancé sans personne dessus. Morandelle tournait la manivelle, en ânonnant, le cheval montait, on entendait un déclic et il s'arrêtait. Il était trop tard pour monter dessus, tout le monde était prévenu. Néron avait failli mourir ce jour-là. Le cheval était déjà en haut quand il s'est mis à vouloir grimper lui aussi. Il était donc trop tard. Morandelle avait encore tout vérifié. Pas moyen de l'arrêter une fois lancé. Il n'arrêtait pas de vérifier la sécurité.

Le comte prenait des notes. Il pouvait l'améliorer. Au début il avait songé à augmenter la vitesse mais maintenant il constatait avec Morandelle que c'était dangereux à cause de la résistance des matériaux.

— Mon pauvre ami, dit la comtesse, vous n'avez pas fait une bien bonne affaire.

Il n'aimait pas ce genre de remarque. Ça le mettait en boule. Au Salon, c'était des nains qui montaient sur le cheval. On n'avait pas osé utiliser des enfants. Sweeney observait le cheval de loin sans oser s'en approcher pour peut-être monter dessus. Néron avait reçu une gifle. Morandelle aussi lui aurait bien donné une gifle. Morandelle dit :

— Il faut revoir la démultiplication.

Le comte semblait comprendre. La comtesse avait beaucoup de tendresse pour Morandelle mais quand elle ne comprenait plus ce qu'il disait, elle s'énervait. Néron était victime de cet énervement. Il reçut une gifle. Le comte et Morandelle le regardaient à travers les poutres. On aurait dit que Néron n'avait pas été giflé. Ils continuaient de parler en montrant du doigt les pièces mobiles du cheval.

— Je me plaindrai auprès du comité organisateur, dit le comte.

Morandelle rédigerait la plainte. Il aurait du mal à maîtriser cette moisson d'arguments. Maintenant il fallait expliquer à Fabrice que le cheval était inutilisable. Sweeney accepterait peut-être de se charger de cette tâche ingrate mais qui connaissait l'existence de Sweeney ? Ce n'était pas la première phrase du genre que Fabrice composait pour son plaisir mais c'était la première du genre de forme interrogative. C'était peut-être aussi la première qui commençait et se finissait par un nom propre. Donc Sweeney existait. Comment exprimer ce raisonnement dans leur langage ? Et puis ce n'était pas à Fabrice de le faire, s'exprimer, le langage, le résultat.

Finalement il avait fallu deux jours pour monter le cheval et son circuit de bois et de métal. On le démonta en un seul jour. Le cheval était couché dans le gazon, l'œil rond. Il semblait regarder le ciel, l'autre œil dans le gazon. Fabrice le regardait. On remettait les pièces dans le cadre sans se soucier du désordre. Le comte avait froissé la réponse du Salon.

— Gardez le cheval et renvoyez-nous le reste.

On s'activait. Le comte pensait à un socle. Morandelle parla d'un ressort à boudin. On recloua le cadre.

— Je ne sais pas si c'est une bonne idée, dit le comte.

Le cheval avait l'air d'un cheval mort.

— Et où le mettrez-vous, le ressort ? demanda le comte.

Morandelle se lança dans les explications.

— Si Madame vous a giflé, avait-il dit à Néron, c'est que vous le méritiez.

Il donnait toujours raison à la comtesse. Quand ils se regardaient on aurait dit deux chiens, un chien et une chienne ça fait deux chiens mais un homme et une femme n'égalent pas deux hommes. Fabrice souffrait.

— Un ressort comment ? avait demandé la comtesse.

Le lendemain Morandelle revint avec un ressort.

— Ah ! C'est ça ! dit la comtesse comme si elle en avait déjà vu.

Peut-être avait-elle assez d'imagination pour devancer la réalité. Néron fut contraint de maintenir le ressort dans une position verticale. Il grimaçait. Le comte et Morandelle soulevèrent le cheval qui avait passé la nuit dehors.

— Comme ça ! s'écria la comtesse.

Elle comprenait maintenant l'utilité du ressort.

— On le bridera sur un socle de mon invention, dit le comte.

Et il se passa encore une nuit blanche pour le cheval avec la seule différence que le ressort tenait debout dans le gazon alors qu'un sol plus dur ne lui aurait pas permis de trouver la moindre stabilité. Il fallait aussi l'assujettir au cheval. Morandelle trouva deux boulons de belle taille. On perça le poitrail du cheval après quelques essais de gravité.

— Ça ira ! dit le comte.

Sweeney commentait les travaux à un Fabrice incrédule.

— Quand tu seras dessus, dit Sweeney, tu auras la sensation de traverser des contrées infinies.

Il portait l'épée d'Albaicín. À l'autre bout de ce récit, le maire s'en aperçut.

— Prévenez les gendarmes, dit-il.

Sweeney se dirigeait vers l'église. On commentait l'absence de Fabrice et l'attitude du comte. Sweeney eut un pincement au cœur en voyant Aliz près du cheval blessé. Elle ne le voyait pas. La comtesse exhibait ses noirs. Les libres-penseurs s'étaient tous levés pour observer les faits et gestes dont Sweeney se rendait maintenant responsable. On envoya quelqu'un prévenir le comte, quelqu'un de contraire aux convictions du comte, ce qui le retarda un peu sur le chemin du château. Sweeney avançait.

— Il a une épée ! cria l'instituteur.

Sweeney brandit l'épée. La tête de Morandelle pivota. Sweeney n'avait jamais aimé ce regard. Il savait que ce simple dégoût se transformerait en haine. Il avait compté sur ce changement. Hortense perdit connaissance. Le sang giclait. Morandelle tentait de le contenir. Il tournoyait. Sweeney frappa encore. Cette fois Morandelle poussa un cri. Les libres-penseurs étaient figés devant la terrasse du cabaret. On attendait les gendarmes. Morandelle s'accrocha à quelque chose qui commençait à exister. Sweeney voyait. Il savait que tout continuerait selon ses prévisions jusqu'à ce que cette vision retournât d'où elle venait. La bouche de Morandelle se remplissait d'un sang presque noir. Il avait comme qui dirait les yeux révulsés. Il voulait marcher mais ses pieds étaient cloués au dallage du porche.

— Personne ne veut mourir, dit Sweeney.

Les gendarmes entraient sur la place, deux gendarmes à cheval qui tenaient chacun un pistolet dans leur main gantée. Morandelle s'écroula. Il gargouillait. Sweeney entra dans l'église. Il était seul maintenant avec le cercueil. Il ferma la porte derrière lui. Il avançait toujours.

— Qu'on m'explique pourquoi personne ne veut mourir ! hurla-t-il en jetant l'épée sur l'Autel.

Il y avait des choses sur cette Nappe. L'épée prit leur place. Elles dégringolèrent sur les marches, mais sans bruit sur le tapis rouge et or qui les recouvrait, ne s'entrechoquant même pas. Sweeney entendit les clés tourner dans les serrures. Il entendait les sabots. Ils passeraient sans doute par la Sacristie. Il but le vin.

De là-haut, il voyait le cercueil sur ses tréteaux. On n'avait pas encore allumé les Cierges. Il les alluma. Il se situa plusieurs fois du côté de l'Évangile puis du côté de l'Épître. Comme la religion catholique est ritualisée ! Il feuilleta tranquillement la Bible qui était ouverte sur le Lutrin. Derrière lui les Stalles étaient vides, heureusement sinon il se serait adressé à des hommes comme lui. Le Missel aussi était posé sur quelque chose, ouvert et rempli de la lumière des Vitraux. Il fit descendre la Lampe de sanctuaire. Elle était allumée mais sans beaucoup de mèche. L'Ostensoir représentait-il un soleil, fossile de l'ancienne religion dont on ne sait plus rien aujourd'hui, plus rien parce que les poèmes de ce temps ont disparu. Une religion détruit l'autre. Voici le Calice et le Ciboire. Il mit son nez dedans. Il ouvrit aussi les petites portes étincelantes du Tabernacle.

— Ils m'ont baptisé sans savoir que je deviendrai impropre à la Communion.

Il goûta aux Espèces.

— Quel silence !

Il trouva la Navette et l'Encensoir, lequel il posa sur le cercueil, car il allait et venait entre l'Autel et le bout de l'Allée. Il ne jouait pas. Il aimait la lumière des Vitraux. Le Retable était une simple pierre.

— Comme c'est compliqué et simple à la fois !

Il tendit l'oreille pour les écouter manœuvrer dans la Sacristie. Il avait froid parce qu'il était nu. Il ne pouvait pas s'empêcher de bander. Il avait l'impression de commencer la pénétration de l'autre monde par le gland. C'était agréable. Il posa plusieurs fois ses fesses sur les bancs. Il se roula sur les marches de l'Autel, chevaucha la Table de communion pour exciter l'anus et les testicules, sa verge battait comme si le cœur lui-même se trouvait à l'intérieur. Il monta sur le cercueil. Il était recouvert d'un manteau de velours blanc portant les armes des Vermort. Ce n'était pas le moment de se masturber. Sous lui, le corps de Néron s'agitait, mouvements non pas nés du cerveau, ce qui relève d'une physique encore inconnue à cette époque, mais de la simple mécanique, science encore à la portée des simples d'esprit. Il écarta ses jambes pour enfourcher le cercueil, l'écartement agissant sur le jumelage des testicules et la fermeture circulaire de l'anus. Un courant d'air ascendant parcourait son buste. Il ne savait pas pour les roulettes.

Le cercueil commençait à bouger. Il lui sembla plutôt qu'il flottait dans l'air. Il n'entendait pas le roulement des bandages d'acier. Encore une invention ? Le plafond défilait. La vitesse était raisonnable. Il avait le temps de réfléchir encore à sa situation. Les franges du tapis produisaient un son métallique. Il étira les pieds pour les toucher, rencontrant peut-être des clochettes. Il sentait nettement le passage de l'air sur sa peau nue. L'accélération était sensible maintenant. Il effleura le gland. Un frisson le parcourut. L'anus s'abouchait avec une surface hérissée de petits plaisirs fugaces.

— Ma semence va entrer en action, pensa-t-il.

Ils s'étonnaient peut-être dans la sacristie et peut-être même sous le porche. Si le comte était parmi eux, il reconnaissait peut-être le bruit produit par les roulettes. Ils progressaient tous comme s'ils étaient déjà les êtres rampants d'un autre monde, avançant vers celui-ci, le nez au ras d'une boue qui serait la synthèse croissante de leurs désirs et de leurs excréments. Lui, il roulait sur cette espèce de cheval sans tête qui allait où il voulait. Dans la Sacristie on le sentait s'éloigner. Sous le porche, on se demanda si on ne ferait pas mieux d'ouvrir la porte. On était sous l'influence du comte. Sweeney fut comme aveuglé par le ré vertical. Il tentait de serrer les cuisses, comme s'il craignait d'être coupé en deux, mais le cercueil l'empêchait maintenant d'être autre chose que ce cavalier nu à la verge dressée.

Des mains le déchirèrent. Il se masturbait. Il venait juste de passer le seuil de l'église. On s'évanouissait du côté des femmes. Les hommes jetaient leurs gants dans leur chapeau. Sweeney était écartelé. Son anus prenait des proportions inquiétantes. Il se souvenait du petit cheval de bois de son enfance. Comme il ennuyait tout le monde à force de se balancer, les femmes se levaient pour le désarçonner et elles tiraient de chaque côté, équilibrant ainsi leurs forces sur le petit corps de l'enfant incapable d'exprimer son angoisse. Elles finissaient par l'arracher verticalement à la monture et elles continuaient de se le disputer sur le chemin de la douche, car on le douchait après un pareil effort, elles étaient d'une impudeur incroyable quand ça arrivait. Avec l'apparition des poils et la prépondérance du gland, elles avaient abandonné ces pratiques. C'était toujours les mêmes femmes, les femmes de Sweeney qui n'en voulait pas, Sweeney qui aurait tué un homme si cet homme lui avait déclaré son amour ou son désir, Sweeney qui pensait que son sexe appartenait à un autre, l'autre véritable, celui sur lequel on ne peut plus se tromper.

Ils s'agrippaient à ses cuisses et à ses côtes, tirant même sur les cheveux de ses tempes. Ils tiraient aussi sur ses mains pour l'empêcher de se masturber. Le cercueil n'avait plus d'importance. Le chariot s'était immobilisé sur les marches, menaçant de se renverser. Sweeney sentait à quel point ils étaient responsables de cet équilibre. Une fois assouvi, il participerait à l'effort, d'un côté ou de l'autre, il ne savait pas encore. Il fallait bien que cela se finît. Il savait depuis le début que ce serait difficile. En passant devant la porte, il avait empoigné son membre, sentant bien le prépuce dans la paume, et ils avaient commencé leur œuvre de destruction. Le plaisir ne venait pas. Ses mains finirent dans celles des autres. L'anus quitta son lit de douceur. La verge fut engloutie dans ce décor typique d'une cérémonie d'enterrement. Les souvenirs d'enfance affluèrent. Sweeney n'ouvrit les yeux que pour se rendre compte qu'il n'avait jamais quitté ce monde dédié à l'humanité et à ses industries et non pas à l'être et à ses petits plaisirs. Même cet orgasme insensé, s'il l'avait arraché à la foule, n'eût pas changé son destin, quoiqu'un petit espoir continuât de persister bien longtemps après ces événements.

 

3

 

Tante Cecilia était partie à cheval derrière un jeune homme qui allait en voiture à deux chevaux. Nous avions vu le jeune homme à deux reprises : quand il était venu la chercher pour la conduire au bal chez les Bélissens ; deux jours plus tard, il se baignait en amont du moulin, on aurait aimé dire parfaitement nu tant il était beau. Nous l'avions observé pendant la demi-heure que dura son bain. Il nageait peu, préférant flotter sur l'eau, et les hêtres se penchaient sur lui. Il avait laissé sa voiture dans le chemin.

À Aliz qui lui demandait pourquoi il ne montait pas (c'était ce qu'il venait d'affirmer en donnant à admirer les lignes de sa voiture), il répondit qu'il souffrait d'il ne savait quoi au niveau de la colonne vertébrale.

— Une chute ? demanda Aliz.

Non, un combat, un combat à pied, une giclée de sang l'avait aveuglé.

Aliz l'admira. Avait-il gagné cet adversaire qu'il n'avait pas nommé ? Elle caressa elle aussi les ailes de la voiture. Il voulait s'en aller avant que le jour ne s'achevât. Craignait-il les crépuscules du soir ? Elle écrivait des poèmes précieux. Il lui fit remarquer que la mode était au romantique.

— Ce ne sont pas les mêmes mots, dit-il lentement pour souligner l'équivoque.

Elle entendait assez bien le français pour sourire avec lui. Elle aimait la ressemblance des chevaux. Cette possibilité d'erreur, ou au moins d'hésitation, la ravissait. On se gaussait autour d'elle mais elle était loin d'imaginer qu'en période de rut, la différence n'était pas aussi infime qu'elle se plaisait à l'exprimer. D'ailleurs tante Cecilia s'était interposée pour cacher l'érection, arc obscène que Néron imitait si bien avec le petit doigt de la main droite, mais Néron n'était pas là.

— Comme c'est triste ! disait maman en pensant encore que le jeune homme avait décliné son invitation à souper.

Père lui avait fait remarquer qu'à cette heure on dînait et qu'on ne soupait pas si l'on n'avait pas dîné. Elle, elle soupait le soir et mangeait à midi. Le matin elle déjeunait. On se moqua d'elle parce qu'on ne pouvait pas se moquer d'Aliz.

— Vous nous excuserez auprès d'Armand, dit papa en parlant de son voisin qui portait assez bien ce prénom de valet, ajoutait-il en aparté si le vent venait de Bélissens.

Armand de Bélissens était un redoutable escrimeur. Le jeune homme s'était battu lui aussi avant d'être blessé dans ce lointain combat. Il se souvenait d'avoir lavé l'honneur d'une dame qui n'était autre que sa mère.

— C'est beau, dit papa.

Il devait le penser. Il ne parlait jamais de la beauté des choses et des faits, quelquefois il évoquait celle des femmes, dont le souvenir était assez imprécis pour susciter la curiosité de son audience.

— Vous ferez quelque chose, dit tante Cecilia au jeune homme à propos du cheval.

La voiture s'éloigna.

— De quelle femme parlais-tu ? demanda maman.

Deux jours plus tard, Aliz descendit de l'arbre où elle était montée pour observer l'intérieur d'un nid.

— Il est seul ! s'écria-t-elle.

En même temps, on entendit la voiture, l'enfoncement des sabots dans l'ornière, la rotation au fil d'un glissement oblique, des branches se cassaient, la langue claquait pour encourager la tension musculaire du mâle et de la femelle requis ensemble pour cette échappée belle. On était déçu qu'il fût seul. Il se dénuda dans une broussaille.

— Tu ne devrais pas regarder, dis-je à Aliz.

Il entra dans l'eau, noyant le pénis dressé. Il s'éclaboussa en gémissant. L'eau atteignit sa figure, puis il disparut sous l'eau. Un grognement le révéla ensuite au milieu des nénuphars.

— C'est un homme ? me demanda Aliz.

Je ne pouvais pas dire que non. Tante Cecilia aussi était un homme. Je voulais bien le croire. J'étais prêt à croire tout ce qu'Aliz voulait que je crusse. Je l'aimais en secret. Elle me croyait si je lui disais que le jeune homme était un homme. Tante Cecilia était la plus belle femme que j'eusse jamais vue mais Aliz voulait qu'elle fût un homme. Me croirait-elle si je le lui disais ? Je la croyais bien, moi, au sujet de Bortek et de moi.

Maintenant tante Cecilia chevauchait sur la grand'route, habillée en homme et portant l'épée, capable de vaincre l'homme si celui-ci prétendait la posséder, elle en avait parlé avec maman qui minaudait, quelquefois on se demande s'il ne serait pas temps de tuer la petite-fille qu'elle redevient lorsque le sujet de la conversation s'en prend justement à sa docilité. Papa a-t-il raison d'épouser une poupée ? Que va-t-on faire de cette terre d'Espagne que nous ne connaissons pas ? Sauf Papa qui se frotte la langue sur sa manche en évoquant les pieds nus d'une vierge qu'on l'avait forcé à embrasser pour faire comme tout le monde. Il évoque ce temps comme celui d'une guerre. Les mêmes mots reviennent. Le temps n'est plus représenté par le temps mais par des dates. Il avait aimé l'ombre, l'odeur de la pierre humide des patios, le silence de l'après-midi. Il avait dormi dans la paille avec les valets, un jour de moisson. Il parlait de la ruelle taillée dans la roche, des seuils où dormait un chien, des fenêtres où apparaissait de temps en temps le visage inquiet d'une vierge de douze ans qui savait tout de l'amour. Des bouquets de fleurs reposaient sur cette profondeur. Sur la plage, les chevaux coupaient les flaques, lançaient au ciel ces gerbes de lumière fragmentée en autant de gouttelettes, tante Cecilia se mesurait avec tout ce qu'elle savait d'elle. Elle aussi avait perdu sa virginité alors qu'elle n'était qu'une enfant. Il se souvenait de cet homme sur le déclin, vieux soldat, commerçant respecté, banquier des pauvres et de l'Église, il payait les mendiants en échange d'une promesse de bonheur, la scène amusait le bourgeois, elle inquiétait le valet et toute la famille de tante Cecilia se tenait dans le patio, buvant de l'anisette dans de petits verres dorés, mangeant, maintenant le silence, mesurant l'attente.

Sur la plage, tante Cecilia devenait folle d'angoisse. Elle nouait sa robe au-dessus des genoux et entrait dans l'eau avec les chevaux. Elle leur parlait. Elle les reconnaissait. Bientôt elle sut monter à cru. Dans le patio, elle subissait les remontrances de sa famille, deux donzelles l'enlevaient et l'enfermaient dans sa chambre, le soir elle sortait sur le balcon et elle regardait les autres à travers le feuillage de la vigne. Elle aussi savait tout de l'amour mais il y avait longtemps que l'hidalgo n'avait plus de voix. Il était heureux de la posséder.

— Tu illumineras mes derniers jours de ta présence, de ta beauté, de ta patience, ton infinie patience qui est comme un couteau dans mon cœur.

Il aimait la voir. À l'église, dans la chapelle de saint François d'Assise, qu'il vénérait, il entretenait une lampe dont les parfums se répandaient, dominant tous les autres, jusqu'à la nausée. Il projetait des portraits à faire, consultait les ateliers, examinait les œuvres, cherchait le style qui convînt à cette beauté particulière, lui en parlait, exigeait d'elle qu'elle le comprît si elle ne voulait pas l'aimer. Il y avait un miroir dans chaque pièce de la maison. Il voulait y surprendre ce qu'il ne savait pas d'elle. Elle devenait furtive, puis il hésita devant l'apparition de nouveaux signes, il la croyait rebelle, ne pensant pas une seule seconde qu'elle devenait folle et qu'il allait la perdre avant de devenir fou lui-même.

— Dieu sait ce que je désire, répondait-il à la discrétion des curieux.

Sur la plage, les mouettes ne s'envolaient plus à son approche. On la surveilla. Que penser d'une femme qui n'effraie plus les oiseaux ? Même les chevaux la considéraient comme une jument. On surveilla les animaux. Il consulta saint François, une statue de bois polychrome qui avait la taille d'un enfant, les murs de la chapelle révélaient les trois pans d'un ciel criblé d'oiseaux, ciel vert et ocre d'une époque privée de bleu, ou du moins le bleu était-il réservé à des manifestations moins allégoriques, plus profanes, il avait lui-même payé de sa poche les deux lapis-lazulis qui donnaient au regard de la vierge du lieu un air de tristesse exemplaire.

— En cas de pauvreté, avait-il déclaré dans sa jeunesse, nous vendrons les biens de l'église puis il avait été outré par la rigueur qu'elle déployait pour les défendre, mais il ne s'était pas révolté, il se souvenait de ce silence chaque fois que le saint lui parlait.

Cette fois, l'ectoplasme lui conseilla la prudence. La place d'une épouse est la maison du maître et sa raison, la domesticité, celle des humains et celle des bêtes.

— Et l'enfant ? dit-il à travers la grille qui empêchait les mains d'atteindre la robe dépeinte de l'idole.

Il n'y eut pas de réponse. Elle s'amouracha aux vendanges. Tous les matins, elle remontait le chemin avec eux, pieds nus et portant le panier sur la tête. Il la regardait s'éloigner, les cheveux noués dans un foulard, les hommes marchaient devant et ils n'osaient pas se retourner. On ne la vit plus sur la plage. Les mouettes semblaient l'attendre, même les chevaux escaladaient les dunes pour regarder à l'intérieur des terres, on envoyait les chiens pour les obliger à retourner sur la plage.

Elle travaillait moins que les autres. Elle ne mangeait pas avec eux. On eût préféré qu'elle renonçât à cette démonstration. Il venait l'après-midi, au pas sur sa vieille jument, on le voyait venir de loin et elle s'agitait sur le promontoire, profanant on ne savait quelle obstination de l'histoire à sacrifier la chair humaine, on ne se souvenait plus de ce temps et une croix dressée sur la table de cet autel avait été foudroyée une nuit de Pâques, il avait expliqué pourquoi et on l'avait soupçonné de vouloir donner raison à la nature. Une fois de plus, il avait renoncé à les convaincre et il était allé s'illustrer dans une guerre fratricide qui n'ajoutait rien aux victoires sur l'Islem, critique qu'il se garda bien de prononcer, d'autant que le destin s'en était pris à son intégrité physique, lui arrachant ce bien qu'il avait pris tellement de plaisir à comparer au corps de la femme.

Elle s'amouracha. Et sans doute s'était-elle donnée. Et avec quelles précautions ? Aucune femme ne se plaignit. Il songea à un de ces jeunes célibataires qui venaient de loin parce qu'il n'y avait pas de vignes dans leur pays. Ils se tenaient à l'écart, ce qui facilitait sans doute les aventures. Il ne se passait pas une année sans qu'une jeune fille de la contrée refusât obstinément de révéler le nom du père de l'enfant qu'elle portait. On oubliait ces filles et on pensait à celles qui avaient eu de la chance. Il avait eu de la chance lui aussi avec deux ou trois d'entre elles, et pas de chance avec la plus jolie, voilà ce qu'il avait à payer.

Et Cecilia ne l'écoutait plus. Que savait-elle, qui l'eût condamné lui aussi à cet oubli ? L'amant mordait ses seins et il y laissait l'empreinte de ses dents. Les donzelles pensaient que ce n'était pas des dents humaines. Elle rit en l'entendant lui rapporter cette rumeur. Deux ans plus tard, aux vendanges, l'un des étrangers avait le teint hâlé caractéristique des marins. Le contremaître les avait rassemblés dans la cour.

— Je ne te connais pas, toi, dit-il à celui qui avait peut-être été un marin.

Celui-ci répondit :

— J'ai changé, à cause de la mer, la mer m'a fait un mal considérable.

Pendant la première semaine, il se retourna chaque fois que s'annonçait le galop d'un cheval. Il travaillait lentement, du côté des femmes, et il riait avec elles. Il avait conservé son bonnet et ce mince foulard autour du cou. Il regardait intensément dans l'ombre des chapeaux chaque fois qu'il croyait la reconnaître. Le soir, ayant repoussé les avances des autres qui veillaient ensemble devant les baraques, il s'aventurait sur le chemin. Les chiens l'arrêtaient au bord de la descente. Ils ne montaient pas jusqu'à lui. Il voyait la lampe s'approcher et il souhaitait que ce fût elle, mais la lampe ne dépassait pas le portail et une voix rappelait les chiens, toute la nuit retournait au silence. Il avait passé la nuit sous cet arbre et la rosée l'avait réveillé. Ces nuits l'épuisaient. À la fin des vendanges, il serait payé comme une femme et peut-être moins s'il continuait d'attirer l'attention du contremaître. En deux jours il s'était fait la réputation d'un paresseux. Les femmes se souvenaient de ce qu'il était avant de s'embarquer pour ce voyage qui n'avait rien changé à sa pauvreté. Elles s'arrêtaient de travailler et le regardaient quand le galop d'un cheval soulevait la poussière du chemin.

Maintenant il ne se retournait plus, ses yeux continuaient de renseigner ses mains, il travaillait de plus en plus lentement, exactement comme s'il allait finir par s'arrêter, s'immobiliser dans un dernier geste et leur poser finalement l'énigme de sa présence parmi eux. On savait bien ce qu'il était venu chercher et on aurait préféré ne pas se poser la question de ce qui le poussait à agir de cette façon. Doña Cecilia n'était plus une enfant. Deux ans avaient suffi à lui donner cette assurance que sa jeunesse avait contesté comme un signe évident de barbarie. Elle devenait dangereuse et même imprévisible. Ses exigences terrassaient au lieu de remettre dans les conditions du travail, ce que tout le monde souhaitait, le travail avait toujours ralenti la vie au point de la rendre supportable. Don Guillermo ne raisonnait plus sa jeune épouse.

Deux ans après leur mariage, au moment où Lorenzo revenait de ce voyage inutile, il l'avait félicitée d'être devenue la femme qu'il avait devinée dans le corps de la petite fille, car c'était une petite fille qui s'était donnée aux hommes, il le lui rappelait chaque fois que sa présence de femme le tourmentait. Il lui parlait de ce désir qu'aucune autre femme ne lui inspirait. Il pouvait parler de cette femme maintenant qu'elle existait. Les hommes la quittaient et ils revenaient détruits par les voyages ou la guerre. Il n'avait pas choisi la guerre.

Au début, c'était un voyage. Il n'était pas encore question de courage. Le temps, qui s'était considérablement ralenti à cause de l'inactivité, promettait l'aventure. Les femmes arrivaient à l'improviste. Il buvait trop. À l'entraînement, il détruisait les mannequins et n'écoutait plus les leçons de la fatigue. Les femmes revenaient. Il y avait des mois qu'on ne parlait plus de la guerre. Le désert n'en finissait pas. On tuait les chevaux rendus fous par cette immensité. Il croyait tuer des hommes. Sa main faiblissait de jour en jour, il n'avait plus cette volonté de réduire la réalité à ce qu'elle devait être. Peut-être était-il malade. Il ne pensait plus à la nécessité du combat. Dans les pillages, il était celui qui achevait. Il sauvait quelquefois la femme mais il ne s'était jamais laissé influencer par les cris d'un enfant. Il ne vit pas arriver l'heure du combat.

Il savait depuis quelques semaines qu'il se battrait seul, n'ayant plus d'hommes à commander et personne sous les ordres de qui se placer. S'il se battait, il ne défendrait pas grand-chose. Il y avait d'autres hommes seuls dans le régiment. Le désert avait ce pouvoir. Il s'était souvent demandé qui ils étaient et il avait même cherché à leur parler, sans parvenir à cette intimité qui l'aurait peut-être sauvé. La lune valsait sur un horizon où il croyait deviner des chevauchées. Des milliers de cavaliers agitaient cette zone dans un silence effroyable. Au-dessus d'eux, le ciel entrait dans la nuit. Il ne vit pas la lune se lever. Une poignée d'étoiles apparut. Les dunes se rapprochaient, lentes et noires. D'un côté, le monde semblait se refermer comme une pince et de l'autre, fendue par l'horizon, la nuit installait des transparences, belle tangente sur la terre, reflet d'infini.

L'humanité se déverse dans ce gouffre, née de l'humanité, poussant l'humanité, au prix de la souffrance et de la peur.

Dieu était absent de cette pensée, il s'en rendit compte après avoir passé du temps à la formuler. Pas facile d'exprimer toute la profondeur du mot qui n'est pas remplaçable. Dieu venait encore de lui glisser entre les doigts. Il ne concevait pas une plus grande solitude. Il ne l'expliquait pas non plus. Il souffrait. Il avait peur. Il ne combattait plus cette part de l'humanité qui peut se défendre. Il ne se battait plus aux côtés de celle qui a provoqué le combat. Il rêvait de destruction sans avoir la moindre idée de ce qu'il était question de reconstruire. Le combat n'avait pas d'utilité. Il ne savait pas encore clairement qu'une adroite motivation de cette anarchie l'enrichirait au point de le situer au-dessus même du plus glorieux des généraux. Savait-il que toute sa vie tenait à un coup de chance que sa passivité réduisait à néant ?

Il n'y avait plus de vin dans sa gourde et pas assez dans ses veines. On avait l'habitude de ces gémissements. Comme il était couché et qu'il s'était couvert de sable, cette plainte semblait sortir de la terre. On ne s'approchait pas de ce monticule. On lançait la gourde dans l'air noir. Pourquoi ne sortait-il pas de cette obscurité pour se ravitailler ? Et puis pourquoi buvait-il une heure avant le combat ? L'ennemi était visible sur la montagne. Ils échangeaient des messages d'un côté à l'autre du défilé. Il n'avait pas cette certitude de mourir malgré l'effort. Il n'avait pas ce sens du désespoir. Il se limitait à ses lamentations d'ivrogne qui finissaient toujours par provoquer le hurlement des chiens. Les miroirs clignotaient. Ils avaient même monté des machines. On avait entendu les charpentiers à l'œuvre, le grincement des poulies, les reptations de la corde sur la roche dure, les chocs, les pénétrations, l'effort d'ajustage, le bridage, l'essai à vide, cinglant, précis, prometteur.

Lui, il avait souffert de la chaleur. Il se tournait vers le désert et il gémissait, victime d'un mirage. Mais peu importait en quoi son esprit se trompait. Il accueillit la nuit par des simagrées. La lune finit par se poser sur leurs installations un moment disparues dans la nuit. Il ne bougeait plus. Un seul feu était allumé. On le surveillait. Les gémissements commencèrent. Ce soir, on aurait tout donné pour ne pas entendre les chiens. On remplit deux gourdes et on les jeta dans cette ombre. Que voyait-il à l'horizon ? Il était peut-être trop tard pour le lui demander. Le défilé était invisible maintenant. À une certaine heure de la journée, il s'emplissait de lumière. On aurait peut-être mieux fait de le traverser en plein jour. On a attendu la nuit.

D'un côté, le désert immense et sans perspective. Il voyait quelque chose. Et la peur le tenaillait. De l'autre les montagnes, plus noires que la nuit. Le vent trahissait l'agitation de ces hommes. La nouvelle que la deuxième patrouille n'était pas revenue provoqua un murmure qui retomba dans le silence. Ce fut pour lui un instant d'écrasement. Il s'enfouit encore dans le sable. La gourde était à la portée de sa main. Il buvait de temps en temps, limitant la gorgée à un écoulement étroit que mesurait sa langue. Il n'aurait pas aimé lutter contre le sommeil. Cela lui était arrivé sur une plage où des cavaliers courageux avaient défendu un village de pêcheurs. Il s'était réveillé au fond du canot. Ses compagnons ramaient, les yeux fixés au ciel d'où arrivaient leurs flèches empoisonnées. Il y avait de l'eau dans ses oreilles. Il n'était pas blessé. Il ne se souvenait pas de l'endormissement. Les autres pouvaient toujours penser qu'il avait été assommé. Il vit les flèches pénétrer dans l'eau. Au fond du canot, il y avait trois autres corps. Ces visages hallucinés étaient tournés vers lui. Le poison des flèches avait cet effet. Le dernier combat se passait à l'intérieur de soi, loin des autres, puis le corps se figeait dans cette attitude grotesque.

— Seigneur, lui dit quelqu'un, vous n'avez rien ?

À cette époque, personne n'aurait expliqué sa mise hors combat autrement que par un coup capable de lui faire perdre connaissance. Rien d'autre ? voulait demander cet inconnu. Rien d'autre que quoi ? À quelle blessure se référait sa perspicacité. Il chercha ce visage. Ce pouvait être n'importe lequel d'entre eux.

Il regarda la plage. Les cavaliers avaient rassemblé leurs chevaux au milieu des barques. On avait vu les messagers s'éloigner au galop sur les pistes qui s'enfonçaient dans le désert. Il pensa à l'eau douce qu'ils étaient venus chercher. Les pêcheurs les avaient accueillis par des cris de joie, trottinant dans l'eau à la rencontre du canot. Ils avaient flairé le piège et ils n'avaient pas débarqué. Les pêcheurs avaient reculé quand le canot avait ralenti son allure. Ils continuaient de crier mais certains d'entre eux s'étaient retournés pour regarder du côté des cabanes. On ne voyait pas les chevaux. Ils cessèrent de ramer.

Au large, bien après la première ligne de vagues, le vaisseau semblait inhabité. Il se présentait à la terre par bâbord, car l'ennemi qui les poursuivait dans deux goélettes blanches menaçait de surgir de la pointe rocheuse qui s'incurvait longuement à la tangente de l'horizon. Une autre pointe s'avançait tout droit, moins menaçante, quoiqu’environnée d'écume, les arbres y étaient agités par un vent tournoyant. Un pêcheur s'était avancé dans l'eau, les paumes des mains tournées vers le ciel, prononçait-il des paroles de bienvenue ?

Les autres s'étaient assis au milieu des barques, exactement à l'endroit qu'occuperaient tout à l'heure les chevaux. On reconnaissait les femmes à leur ombre parfaitement noire. L'homme laissait entrevoir ses membres blancs dans des étoffes plus souples. Il montrait ses dents, se frottait le bord de l'œil, semblait lutter contre une agitation intérieure inspirée par le temps nécessaire à l'extraction de son arme de la robe compliquée que la femme portait docilement. L'enfant savait. Il regarda les enfants que l'attente avait ralentis.

Le vaisseau se mit à pivoter lentement. Les cavaliers, tapis quelque part dans l'ombre des cabanes et des rochers, pouvaient maintenant calculer le temps qu'il leur était donné pour vaincre facilement l'équipage du canot.

— Ils viennent chercher de l'eau, dit le pécheur qui venait à leur rencontre, ils n'ont plus d'eau !

Et il continuait d'avancer, débitant des politesses, mesurant lui aussi le temps. Sur la plage, les femmes s'étaient déplacées vers le puits.

— Seigneur, murmurait l'inconnu, nous sommes perdus si nous débarquons.

Impossible de distinguer son visage de celui des vingt autres marins qui attendaient une décision. Dans l'eau, l'homme s'était arrêté. Il ne s'était pas assez approché pour qu'on pût distinguer le sourire de la grimace. Le canot ne bougeait plus.

— Que décidez-vous, Seigneur ?

Cette voix ne semblait même plus leur appartenir. Il se retourna vers le bateau qui continuait de virer. On devrait les observer de là aussi. Il fit le signe convenu pour indiquer que tout allait bien.

— Nous avons de l'eau, disait l'homme, de l'eau, de la bonne eau, nous ne demanderons rien en échange.

— Il dit qu'il peut donner toute l'eau dont vous avez besoin, dit l'interprète.

La voix se manifesta encore :

— N'écoutez pas ce qu'il dit, retournons au bateau.

L'interprète était de leur race. Ils le considéraient comme un renégat. Pourquoi lui accordions-nous cette confiance ? Uniquement parce qu'il avait trahi la leur ? Il y avait ce même sourire.

— Nous avons besoin de l'eau, dit-il.

Il était de ceux qui souffraient le plus de cette carence. Il ne devait ce sourire à aucune connivence avec les gens de son peuple. Ces pêcheurs lui avaient peut-être appartenu. Non, il était originaire du sud, à la limite de la forêt vierge. Il avait souvent évoqué ces aventures. Des nègres nus avaient failli le manger. Pourquoi avait-il trahi les siens ? Il ressemblait plus à un Nègre qu'à un Maure. Du Maure, il avait conservé le sourire, cette approche d'animal domestique.

— Il n'y a aucun danger, dit-il, ce n'est qu'un pauvre pêcheur, ils sont tous de la même famille, ce n'est pas le plus courageux, c'est le plus intelligent, le plus aimé des femmes, les enfants recherchent sa compagnie. Laissez-moi lui parler.

— Combien de temps avait passé ? demandait la voix.

En d'autres temps, ce décor eût inspiré la tranquillité, le bonheur même. Maintenant le pêcheur semblait demander s'ils avaient une raison de se méfier de lui et de sa nombreuse famille. L'interprète montrait sa tête noire. La reconnaissait-il ? Ou bien hésitait-il entre le Maure et le Nègre ? Il paraissait fasciné. Était-ce la peur qu'il fallait deviner sur son visage ?

— De l'eau, dit-il, nous avons de l'eau.

Même la voix ne se manifestait plus. Une femme s'était avancée sur le rivage. À cette distance, impossible de savoir si c'était une femme ou un homme.

— C'est une femme, dit l'interprète, une vieille, comment le savait-il ?

Le pêcheur se retourna et lui fit signe de s'en aller.

— Qu'est-ce qu'ils veulent ? demandait la femme.

— Ils veulent de l'eau, répondait le pêcheur, retourne avec les autres.

Elle ne bougeait pas. Elle surveillait quelque chose. Peut-être avait-elle aperçu les voiles de la première goélette. Le bateau virait toujours. Une rangée de canaux rutilait.

— Il est seulement inquiet, dit l'interprète, et elle est prête à tout donner pour éviter un bombardement.

— Il faudra qu'ils la boivent d'abord, cette eau ! dit un marin.

Un autre dit :

— Bon Dieu comme je déteste cette sensation de perdre du temps !

L'interprète demandait la permission de parler.

— Retourne avec les autres, disait le pécheur, et elle ne bougeait pas, elle était comme pétrifiée, les pieds dans l'eau.

Le pêcheur offrit de nouveau le sourire de sa bouche toute blanche de dents. On eût aimé voir la langue s'y agiter. Mais c'était un regard qui manquait à cette présence.

— Nous ferons boire les enfants, dit un marin.

À Tripoli, ils avaient fait boire les enfants et ils étaient morts. Ils avaient bu tranquillement parce qu'ils ne savaient pas que l'eau était empoisonnée. Leurs parents n'avaient pas levé le petit doigt pour les sauver. Ils avaient assisté à ces agonies exactement comme si ça n'avait pas été eux qui avaient empoisonné l'eau. C'est à ce moment-là que l'horizon de falaise bascule. Le corps est attiré dans l'eau par un autre corps, juste le temps de voir la lame d'un couteau qui disparaît aussitôt comme si elle était entrée en toi, tu es à la recherche de cette douleur, ta bouche s'ouvre dans l'eau saturée de sable, tes mains explorent cette peau, puis cette tension musculaire est remplacée par un glissement et tu es enfin arraché à cet accouplement insensé par quatre mains puissantes, l'air revient, brûlant, généreux, les vingt marins se battent avec les vingt corps nus des cavaliers, le canot est environné d'une eau sanglante, ces corps sont presque noirs, leur cri de guerre couvre les cris de douleur et de désespoir. La plage est déserte. Quelques corps, noirs ou blancs, se traînent vers le sable. Tu ne te bats pas. Les mains t'ont déposé dans le fond du canot. Tu es peut-être blessé. Au fond de l'eau, tu ne t'es pas battu. Ce corps t'aurait vaincu. Les mains ont disparu. Le combat n'est plus qu'une vision où tu ne reconnais plus les tiens. Puis la plage se peuple de cavaliers. Un des rameurs se plaint d'une immense douleur puis se tait. On achève le dernier corps ennemi sous tes yeux, lui crevant plusieurs fois le ventre. Ce masque a rencontré le tien. Un cri signale des flèches empoisonnées. Tu te glisses sous ce corps. Là, tu es bien. Le canot se met en mouvement. On entend le craquement des rames, le choc des flèches, les cris d'agonie. Quelqu'un parle de cauchemar. Le sang te réchauffe. Tu avais presque oublié tout à l'heure ce froid intense de l'eau où ton ennemi voulait te noyer. Un cri te renseignait maintenant sur l'impuissance des flèches. Une voix encourage la manœuvre, précise et claire. Ce n'est plus la tienne. Ils te croient peut-être mort. Il y a longtemps que tu ne veux plus voyager. Tu as tué trop d'enfants. Cette fois, ils sont sauvés de ta fureur.

— Nous avons perdu du temps, dit quelqu'un.

Sans doute que le temps qu'il faut à ces deux goélettes pour nous rejoindre sur le lieu d'un combat que nous avons perdu d'avance. Le corps est agréable sur toi, comme celui d'une femme, mais as-tu jamais connu le sommeil de la femme ? Bien, le monde peut se remettre à exister. Un cri interminable t'envahit, ce n'est pas le tien, ni celui de ton amoureux. Ce sont les femmes sur le bord de la plage. Cri de victoire. Le pêcheur est peut-être mort. Peut-être s'est-il battu. Non, les pêcheurs ne se battent pas.

Il voyait les nageurs et continuait de parler, fasciné par cette attente. La femme était seulement venue à son secours. Quelque chose dans la voix du pêcheur lui avait dit qu'il était en train de se trahir. Pourquoi suis-je en train de souhaiter sa mort ? Tu n'as pas pensé une seule seconde à l'eau qui est la seule raison de ce débarquement dangereux. Tu pensais aux enfants, à cette race impie. D'autres préfèrent les femmes. Tu caresses le corps de cet homme gluant comme si c'était le tien.

— Seigneur, vous n'avez rien ?

Il y a toujours eu une voix avec toi, depuis l'enfance, cette profondeur jamais atteinte. Le corps t'est enlevé sans te demander ton avis. Les mains cherchent la blessure.

— Il n'a rien ? demande quelqu'un.

La question t'humilie définitivement. Pour la première fois depuis que tu les connais et qu'ils t'obéissent, ils se rendent compte que tu ne t'es jamais battu à leur côté, il y a toujours eu de ta part des aventures inexplicables et maintenant elles envahissent la surface de ce qu'on est en droit de penser de toi.

— Seigneur, vous avez perdu votre épée, l'épée de vos aïeuls, l'épée d'Albaicín.

Est-ce le ciel, cette blancheur intolérable ? Voici la plage, ses cavaliers, ses femmes noires, ses enfants nus, les pêcheurs, les cadavres nus, ceux qu'on continue de harceler, rouges et flasques. Puis la blancheur d'un drap, la voix qui explique aux autres, l'esprit qui entre dans la mémoire comme un voleur, de quoi prétends-tu te souvenir maintenant qu'il est clair que tu n'es pas l'homme de leur combat contre le mensonge des autres ? La mémoire commence par l'édulcoration des lieux. C'est la lumière qui l'emporte, promettant la cécité rouge de l'attente, des mains rapides procèdent à la toilette de ce corps, tu n'as même plus honte de ta nudité, tu ne prétends plus te soustraire à leur regard, au contraire tu te donnes. Il y a une femme en toi, protectrice jalouse et dangereuse du sang finement hiérarchisé mais l'homme que tu es est incapable de se battre pour elle. Ils vont penser que tu as perdu l'esprit. Maintenant ils se souviennent de toi. Ton personnage est en train de prendre forme. Personne ne t'a jamais vu tuer un homme, personne n'est venu à ton secours pour t'aider à vaincre l'homme, tu traversais les champs de bataille en étranger et les enfants périssaient sous les coups de cette épée qu'ils t'ont arrachée finalement. Quelques gouttes d'eau roulent sur ta langue. Tu ne les vois pas. Tu vois le mât dressé. Une voile bouge doucement.

C'était l'eau sucrée d'un fruit.

N'as-tu jamais exprimé ce désir d'être seul, véritablement seul, abstrait comme une idée ? On entend les grincements des rames. Tu gis sur cette lenteur. Tu n'as pas encore dormi. Tu t'es seulement plongé dans un profond silence. On a bien examiné ton corps maintenant nu et propre. Le sel de l'eau scintille sur ta peau. Un homme paraît suspendu dans le ciel blanc, comme un oiseau inaccessible qui se méfie parce qu'il ne t'a jamais vu voler, son épée rutile sur sa cuisse, présence du soleil.

— Nous fuyons, seigneur !

Tu ne vois pas la goélette blanche. Il n'est pas difficile de calculer à quel moment elle abordera. Tu ne redoutes même pas ce combat. D'habitude tu refais soigneusement tous les calculs. Même cette mort ne te tourmente pas. Reconnaîtront-ils un soldat dans cet homme nu qui demeure couché malgré le fracas ? Tu te vois en esclave. Reconnaîtront-ils en toi l'assassin impitoyable de leurs enfants ? Quelle mère te dénoncera ? As-tu jamais ôté ton masque devant elle ? Les enfants mourraient avec cette vision d'un blanc troué de deux yeux et d'une bouche où ta langue s'agitait. Pourquoi ne pas disparaître ? Sous l'eau, tu as vu l'épée d'Albaicín s'enfoncer dans le sable après avoir lentement tournoyé dans les volutes de sang. Le corps ennemi paraissait insaisissable. Le danger venait de ce morceau d'acier ralenti par l'épaisseur croissante. L'épée a disparu pour toujours.

— Seigneur, ce n'est pas grave, ne vous tourmentez pas, ce n'est pas la première fois que l'épée d'Albaicín nous est supprimée. Nous forgerons toujours ce même acier. Tandis que l'autre se bat avec une lame de fer noir qui menace ton existence. Tu ne l'as pas haï. Le sommeil a commencé à l'instant précis où cette lame s'est mise à exister. Elle a fendu l'eau plusieurs fois, manquant de peu ta chair crispée. Seigneur, le fer de nos montagnes ! Ta noblesse a pris racine dans ces forges, elle doit tout à l'adresse de l'ouvrier, à la fertilité de sa femme, à la fidélité de ses enfants. Mais tu n'es pas le compagnon d'armes qu'on attendait de ton enfance servile. Tu hais l'enfance, l'enfance future qui survit à l'humiliation, l'enfance passée qui ne veut plus mourir, de quelle humiliation, de quelle éternité s'agit-il maintenant qu'il n'est plus question d'être seul ?

Nous fuyions, Seigneur, et vous paraissiez fasciné par les deux goélettes voguant de concert. Les cavaliers chevauchaient sur la crête des falaises. Le village des pêcheurs disparut lentement derrière la pointe rocheuse que le vent continuait de tourmenter. Nous sommes perdus. Il faut préparer l'esprit à la perspective de la mort ou de l'esclavage. Que choisis-tu, seigneur ? Pas facile de réfléchir à cause de cette soif intense. Ils te regardaient comme si tu n'avais plus d'importance. La plupart d'entre eux te connaissaient depuis toujours. Tu n'as pas oublié ce bien commun, tu es même capable de les étonner tant ta mémoire est à la mesure de leur exigence, mais ce n'est plus ce qui se joue, on ne joue pas avec la mort, encore moins avec la liberté. Te vois-tu servir l'homme, te soumettre à son désir, ne pas discuter sa position ? Comment peux-tu seulement t'imaginer dans la peau d'un esclave ? L'espoir te survivra toujours. Quant à la mort, cette douleur atroce au moment de mourir, tu ne l'accepteras pas sans demander grâce. Tu parleras leur langue. Tu l'as mille fois répétée, cette phrase. Ce jour est arrivé.

Les mâtures des goélettes apparaissent. On a donné le canon. L'air bouge, le plan s'incline.

— Seigneur, n'allez-vous pas vous battre pour défendre votre prochain ? Il est étrange que nous ayons gagné ce combat. Ta bouche en sourit encore dans le sable du désert où tu t'agites comme un insecte. Une des goélettes s'est inclinée, ravagée par le feu, emportant dans son tourbillon une bonne moitié de ce corps ennemi qui accuse le coup en perdant encore du terrain. Ils n'ont pas réussi à mettre le pied sur notre pont. Nous les vaincrons si c'est ce que nous désirons le plus au monde. Comment peut-on continuer de se battre avec une pareille idée dans la tête, comme si le désir ne concernait plus la femme ?

Il te regardait, heureux parce que tu retrouvais tes esprits.

— L'épée d'Albaicín , Seigneur !

Il la tenait par la lame, présentant la poignée. Ce ne pouvait être qu'un rêve. Tu savais parfaitement que l'épée était au fond de l'eau. Avaient-ils commencé à détruire ton corps ? À quel usage le destinaient-ils ? On parlait de la perversité de ces hommes. Dans ton cauchemar, tandis que le combat tournait en faveur des tiens, tu les voyais avancer sur toi, nus, tenant la verge comme une épée, et tu souhaitais être une femme. Mais c'était l'homme qu'ils voulaient et tu luttais avec cette femme. Il n'y avait pas de fin à cette attente. Comment aurait-il pu consommer ta chair ? Pendant un court instant, tu as préféré la mort et tu l'as appelée, mais la voix te disait :

— C'est fini, Seigneur, nous les avons vaincus. Nous n'avons pas fait de prisonniers.

Ils finissaient de jeter les corps à la mer.

— Ce sont des païens, Seigneur, Dieu n'a pas permis notre défaite.

Les hommes, assoiffés, travaillaient lentement. Nos morts gisaient l'un contre l'autre. Personne ne priait.

— Ce n'est pas le moment, Seigneur.

La goélette dérivait doucement. Elle coulait. La nuit tomba avant son engloutissement.

— Encore une chose dont tu ne seras pas le témoin. Seigneur, déjà la nuit !

La lune se levait. Il fallait maintenant que tu t'expliques. Je crois qu'ils t'auraient compris. Il était encore temps d'expliquer mais tu n'as pas prononcé la prière qu'ils attendaient de toi quand ils ont jeté les corps de nos morts dans cette eau noire soudain peuplée de prédateurs pressés. Tu regardais la lune.

— Seigneur, cette lumière est mauvaise pour vous.

Ne décolore-t-elle pas le visage des femmes ? On dit même que la nuit, elles se donnent toutes nues à cette lumière. Mais à quoi bon s'halluciner maintenant. Ton membre viril était mort.

— Seigneur, vous n'aurez pas d'enfant.

Parlez-moi de cette femme.

— Pourquoi l'avez-vous quittée ?

Le foyer était entretenu par deux donzelles. Il aimait cette maison compliquée écrasée de soleil. Le patio recevait la lumière d'une coupole. Elle tombait d'abord sur des palmes, illuminait les fleurs puis l'eau du bassin était agitée de miroitements. On y accédait par quatre allées diagonales, d'où le nom de Patio des Diagonales. L'escalier, sur la façade ouest, se finissait dans l'herbe. Il était éclairé par de grandes baies vitrées qui donnaient sur la place. Encore un nom : la Maison de Verre.

Il avait toujours aimé cette proportion exagérée. De l'autre côté, le jardin qu'on s'attendait à trouver était remplacé par la pente rocailleuse du canyon. On descendait à cheval jusqu'au lit de la rivière. Les orangers parfumaient l'endroit. On rencontrait les gens de ce peuple descendu des montagnes pour les récoltes. Puis la vigne étendant ses toitures jusqu'à l'infini. Il fallait remonter jusqu'à la forteresse pour voir la mer. Par temps clair, les côtes d'Afrique se profilaient en rose et bleu sur l'horizon.

— Seigneur, quelle nostalgie vous envahissait ? Vous n'aviez pas connu l'Afrique de vos ancêtres. Rien n'avait remplacé la géométrie de vos murs. Le cuivre martelé vous renvoyait la lumière d'une autre conception du monde. Le soir, autour du bassin, on allumait des lampes de terre percée d'étoiles. À votre demande, une donzelle éclairait le visage de la femme que vous aimiez. Vous luttiez contre l'évidence de cette beauté. Entre vos jambes, votre membre se dressait et vous étiez la proie du regard de ces trois femmes. Pouvait-elle exister une heure seulement sans cette compagnie ? L'autre lisait des poèmes. N'importe quel poème pouvait traduire la nécessité de cette attente. Elle est jeune, Seigneur, elle n'a pas ce désir, elle ne comprendrait pas. Pourtant elles l'avaient coiffée, parfumée et elles avaient pris soin de ne pas couvrir les épaules. Plus tard vous l'emmènerez dans cette oasis, entre l'orangeraie et la vigne, l'oasis interminable que vous avez peuplée d'oiseaux d'Amérique.

Une berge de sable blanc invite à l'amour. Vous n'aimez plus cette solitude. Vous rentrerez à pied, suivant la rive jusqu'à l'aplomb du village, presque dans l'eau, ensuite vous vous échinerez dans le chemin vertical. Seigneur, vous minerez votre santé de cette manière. Elles vous observent depuis la galerie découverte.

— Votre cheval ! Seigneur ! crient-elles ensemble.

Impossible de distinguer sa voix. Elles étendent leurs bras nus dans la direction du canyon. Le cheval s'éloigne encore. Ils courront après lui toute la nuit. Demain matin vous le retrouverez dans l'enclos et un valet vous conseillera de ne pas le monter aujourd'hui. Vous avez à peine aperçu sa robe blanche.

Comment ose-t-elle se montrer aux domestiques dans cette robe ? Le valet sourit.

— Seigneur, de quoi parlez-vous à cet homme indécis ?

Dans le patio, une des donzelles vous reproche votre cruauté. Promettez-lui de ne jamais vous en prendre aux chevaux. Vous promettez. D'ailleurs vous aviez seulement oublié le cheval.

— Je le lui donnerai si c'est ce qu'elle veut.

La donzelle s'approche encore de vous.

— Non, ce n'est pas ce qu'elle veut, Seigneur.

Il tombe sur elle une lumière bleue qui exagère ses ombres. Vous avez eu ce désir insensé de vous agenouiller aux pieds de cette femme et d'être fouetté par elle jusqu'à la sensation de cette vie au cours de laquelle vous n'auriez plus qu'à vous comporter en homme du monde.

— Partez à la guerre, Seigneur, en attendant.

Le meilleur de vos amis d'enfance est capitaine d'une goélette. Entraînez avec vous les fils de vos valets. Cette attente vous rendra fou.

— Mon corps n'est pas à la hauteur de votre désir.

— Abandonnez cette idée, Seigneur.

Peut-être l'avait-il violée comme elle le prétendait. En tout cas elle ne s'en plaignit qu'à lui.

— Je vous en supplie, Seigneur, ne la trahissez pas.

Toute la nuit il songea à la guerre. Il était seul et la nuit claire se répandait sur son drap. De temps en temps une chauve-souris envahissait le silence, le temps d'un reflet sans doute, la fenêtre vibrait sous son effort de traverser le carreau. Il était assis dans le lit. La chandelle venait de s'éteindre. Il avait entendu les frous-frous de la première relève, sur le balcon qu'il partageait avec elles. Il écoutait leurs chuchotements mais sans rien distinguer de cette conversation furtive. Cecilia dormait-elle ?

Une après-midi, dans le patio des orangers, il leur avait demandé s'il était vrai qu'elles portaient un poignard sur la cuisse, prêtes à s'en servir s'il tentait d'arracher à la jeune fille ce qu'elle ne voulait donner à personne. Elles montrèrent leurs cuisses et tournèrent sur place l'une après l'autre. Sa curiosité les outrageait mais elles ne voulaient pas qu'il continuât à imaginer ces cuisses. Son sexe se dressa lentement. Les robes retombèrent. Il était en train de composer le bouquet des fleurs qui le séparait de la jeune fille.

Les donzelles reprirent leur place, l'une sur la margelle du bassin, elle rouvrit son livre comme si rien ne s'était passé, l'autre dans l'herbe, coupant les tiges des fleurs et les effeuillant au besoin, Cecilia penchait sa tête pour écouter le nom des couleurs, retenant d'une main délicate le feu lent de sa chevelure. Portait-elle un poignard elle aussi ? Elle lui lança un regard presque insolent. Prétendait-il que son épouse fût capable de le blesser à ce point ? Il ne savait pas. Il voulait savoir.

Elle le supplia doucement de ne pas l'obliger à exhiber ce corps qu'elle haïssait. Elle avait même honte de ses mains. Quand il lui parlait, il regardait sa bouche, sinon il se perdait dans l'eau des yeux et l'érection devenait douloureuse. Il effleura la main qui lui tendait une fleur. L'idée lui plut. Il recommença. Il s'étourdissait lentement. Le plaisir décomposa son visage pendant quelques secondes, entre deux fleurs, la première répondant à la couleur que le bouquet lui inspirait, la seconde était une question qu'elle lui posait tandis que sa tête pivotait infiniment, réduisant le profil, la chevelure coula sur la joue et sur l'épaule. Maintenant elle comprenait le bouquet. Elle l'acheva rapidement. Était-ce son idée ? Elle le trouvait beau. Elle avait hâte de l'empoter. Il courut derrière elle.

— Venez !

Ils n'allèrent pas plus loin que le patio des Diagonales. Elle glissa lentement le paquet de tiges dans le col fin d'un vase de cristal. Le bouquet s'épanouit. Elle le félicita encore.

— N'est-ce pas, Mesdemoiselles, que c'est un talent ?

Elles approuvèrent, secouant leurs parfums de chair protectrice.

— L'effet eût été plus réussi dans votre chambre, risqua-t-il.

Elle redevint d'un coup l'enfant qu'elle n'aurait pas dû cesser d'être. Une des donzelles souleva le vase.

— Il en sera fait selon votre volonté, dit-elle et en même temps elle l'engloutit dans son regard.

La volonté à la place du désir, c'était toujours ce qui arrivait. Elles emportèrent le vase, exprimant leur joie dans l'escalier, leur course s'arrêta avec un claquement de porte. Que cherchait-il ? Le bonheur ? Il aurait aimé voir le poignard sur la cuisse et pourquoi pas la chair de la cuisse à la place de la dentelle des pantalons. À quoi limitaient-elles leur pudeur ? Il les entendit chuchoter sur le balcon. Sans doute commentaient-elles le peu de lumière qui éclairait sa fenêtre. Il retint son souffle. Cecilia avait rêvé, comprit-il.

Il partirait à la guerre avec cette énigme à résoudre. Peut-être apprendrait-il quelque chose sur la mort. Il y aurait des femmes pour jouer le rôle de la femme. Le lendemain il convoqua son comptable pour chiffrer le coût de cette aventure. L'aventure ! Elle commença par une aurore bleue. Il n'avait pas dormi dans son lit, tant il désirait voir ce soleil. Pendant que les marins manœuvraient le navire le long de la jetée, il rassembla ses hommes pour une prière. Des femmes couraient sur la digue, mères et sœurs. Dans le sillage flottait une gerbe de fleurs. Le soleil se levait sur le cap. Les retenues d'eau miroitaient. La lumière descendit lentement sur l'arête du clocher de l'église puis elle éclaboussa les façades une à une, glissant derrière l'ombre fugitive dans la rue encore déserte. Sur le quai, la voiture pivota. Elle n'avait pas cette patience.

Comme elle s'informait auprès du capitaine, celui-ci lui décrivit le lent éloignement vers l'horizon, dans son enfance il lui était arrivé de demeurer au bord du quai jusqu'à midi avant que l'horizon absorbât la matière fragile du vaisseau que commandait son père. Elle n'avait rien promis. Le navire atteignait la pointe de la jetée quand la voiture disparut dans l'ombre verte du passage des Tristes. Les femmes agitèrent leurs mouchoirs. On n'entendait pas leurs cris.

— Seigneur, il faut que la vie se renouvelle. Nous n'avons vécu que d'héritages. La part de l'homme qui nous revient existe quelque part et nous ne savons pas où.

Les premiers rouleaux secouèrent le navire. L'horizon devenait le balancier de ce temps. À distance, la ville avait un air menaçant. Un œil exercé à scruter les côtes en eût dénombré les canons. Il regarda dans la longue-vue. Les fenêtres étaient fermées, la jetée déserte, les femmes traversaient le quai, marchant dans une lumière qui coulait encore, envahissant doucement les rues parallèles. Plus loin la vigne et la perfection géométrique de ce toit infini. La rouge paroi du canyon était encore dans l'ombre.

Le roulis diminuait. Ils venaient d'achever leur prière. Les marins se signèrent avec eux.

— Seigneur, est-il possible que ce soit l'aventure ? À cause d'une femme qui ne l'est pas encore ? Ce serait le jour le plus lent de notre existence.

On lança des lignes à bâbord, sur les indications d'un vieux connaisseur qui ne comptait plus ses voyages. Il observa cet homme presque vieux mais vigoureux, capable de s'obstiner encore, il n'y avait rien comme l'acharnement pour révéler un homme à lui-même. Il fumait sa vieille pipe en regardant les autres. Le vin ne l'avait pas vaincu finalement, cela n'arriverait plus, il n'y avait qu'à se plonger dans ce regard pour s'en convaincre. Qu'un homme du peuple eût acquis ce bonheur était déconcertant.

— Seigneur, réserve-nous le bonheur et donne-leur le plaisir.

Les premières daurades s'agitèrent dans l'air comme des oiseaux. Les cris de joie provoquaient une étrange douleur. Le porte-étendard, un poupon aux joues roses et aux cheveux rouges, se prosterna devant lui pour lui offrir la première et à son avis la plus belle. Il savait cuisiner. Les éphélides rutilaient sur sa peau blanche. Il avait entré deux doigts dans les ouïes. Le poisson semblait souffrir.

— C'est vrai qu'il cuisine bien, dit le vieux.

Le bec de la pipe explorait minutieusement la langue. Quelle profondeur avait atteinte cette mémoire de bourlingueur ? Bientôt l'air s'emplit de l'odeur de la braise. La chair était délicieuse. Le capitaine surveillait les feux. Les mouettes se posaient sur le pont. Ce fut le jour où le vin renouvela le plaisir à chaque gorgée.

— Cela ne m'était jamais arrivé.

Il pensait à elle comme si elle lui avait tout donné et le vin révélait des saveurs indicibles. Les hommes avaient apprécié ce moment de liberté. Ils retournèrent à leur solitude d'hommes vendus pour une poignée de terre arable, pour que cette part de la propriété qu'on appelle la jouissance. Même le vieux n'avait pas enrichi sa famille.

— Seigneur, ne vous laissez pas gagner par la nostalgie.

Le vent était favorable.

— Nous arriverons demain. Vous jetterez une poignée de pièces sur le quai et les femmes rendront vos hommes heureux, les premières de ce voyage dont le budget est arrêté sans possibilité d'autres ressources que le pillage. Les jeux de l'amour, Seigneur, l'érection, les masques d'abandon, nos sécrétions. Voici la ville dont je vous parlais. Nous arrivons un jour de marché. Nous sommes en pays conquis. Nous avons gardé leurs prostituées et leurs voleurs. Regarde ce visage de femme du peuple. Que vend-elle ? Achète-lui les fruits de son jardin. Je te montrerai les jardins à l'ouest de la ville, au pied des montagnes. Les pères jaloux sont assis sur le seuil de la maison. On ne voit pas la maison. Un enfant est assis dans les branches du citronnier. La porte est ouverte. Le jardin est en fleur. L'allée est soigneusement empierrée. Non, ce n'est pas la maison d'un ami. Le mur s'enfonce dans l'ombre où les femmes se sont réfugiées. C'est la maison d'un voleur et d'un proxénète. Nous sommes venus chercher une vierge.

Nous entrons dans la chambre. La lumière est tamisée par de lourds rideaux. Une fontaine crachote au milieu de la pièce. Attention à la rigole. Une femme vient de sortir, noire et furtive, presque nue. Nous sommes seuls. Sur la table, le thé, les galettes, des sucreries.

— Nous sommes dans un lupanar, Seigneur.

L'air est saturé de l'odeur des fleurs d'oranger. Les volutes d'encens jouent le drame de leur précarité. Le sablier est posé sur une étagère. Tout à l'heure, quelqu'un le retournera, peut-être elle-même. Au moins tu sais à qui elle ressemble. Tu aurais préféré la rose à la place de l'azahar. Il n'y a pas de roses dans tes jardins. Une femme entre, mains rouges. Sa beauté lente précède celle que tu es venue chercher.

— Vous disposez du jardin. Elle connaît toutes les poésies.

Les hommes de votre trempe apprécient la culture chez les femmes. Voici le bain, les serviettes, les parfums. N'oubliez pas que vous êtes dans la maison d'un voleur. Elle sera fouettée si elle n'obtient pas de vous ce qu'il exige d'elle. Vous avez encore le temps de fuir. Je vous rattraperai sur le chemin.

Elle entre, suivie de deux femmes qui portent les livres que vous avez choisis. Vous aimez cette langue. C'est la première chose que vous lui dites. Les autres femmes se prosternent. J'ouvre la grille du jardin. Vous marchez derrière elle. Les femmes vous déshabillent et emportent vos vêtements. J'ai conservé l'épée d'Albaicín. Vous longez le bassin. Elle ne doit pas se retourner. Vous ne devez pas la toucher. Elle parle du bonheur. C'est un adab. Les femmes sont dans le bain, cheveux mouillés. Est-ce le moment de la déshabiller ? Vous n'avez rien dit à ce sujet. Elles sont inquiètes maintenant parce que vous ne dites toujours rien sur ce moment primordial. Votre blanche nudité les intrigue. Leurs seins semblent flotter sur l'eau.

— L'adab du bonheur a-t-il une fin ? lui demandez-vous.

Est-ce le moment pour elle de se retourner ? Et si ce n'est pas elle ?

— Seigneur, que vous arrive-t-il ? Vous tremblez. Votre propre main est en train de caresser cette fleur que vous êtes venu flétrir.

La giclée a atteint son dos au-dessus de la ceinture. Est-ce fini ? Elle ne se retourne pas. Ces femmes agissent-elles comme des marionnettistes ? Vous vous enfuyez. Vous n'avez pas perdu votre virginité. Vous vous êtes donné en spectacle à des femmes expérimentées. Vous ne saurez jamais ce qui vous attire en elle, sa jeunesse ou sa profondeur.

Sur le chemin, vous pleurez. Vous ne recommencerez pas. Vos masturbations n'auront d'autre objet que sa beauté. Le soir, seul avec vous-même. La nuit comme un voyage, ses pensées, ses rêves, ses projets, ses simulacres d'accomplissement. Vous criez dans votre coussin. Et vous la voyez attachée au poteau de torture, fouettée par ce fils de pute qui n'a rien obtenu de vous que le prix convenu. Cette nuit-là, vous avez le mal du pays.

Pourtant, les jardins ici sont les mêmes. Une servante vous a pris pour un somnambule. Vous avez entendu le glissement de ses pieds nus sur le dallage de la cour des Orangers. Pendant un moment, vos yeux ont scruté cette ombre. Il vous semblait que le feuillage bougeait. Vous avez feint de ne pas y penser. Vous avanciez en effet comme un somnambule. L'eau de la piscine miroitait sous la lune. Elle descend d'un mur dont la géométrie est compliquée par le trajet d'une rigole. Les mains des enfants jouent dans cette eau, impatientes, imprévisibles. Des petites barques descendaient ce rapide. Vous reveniez du lupanar.

Les cris des enfants vous ont attiré dans ce patio. Vous entriez par le porche principal. Un jardinier contemplait naïvement son œuvre. Il s'est incliné à votre passage. Vous vous approchiez des enfants. Vous ne distinguiez pas encore les filles des garçons. Vous les avez réduits au silence. Ils montraient de jolies dents. Vous aimez ces regards. Vous ne pensez plus à l'enfance sans cette attente. Elle vous a obsédé. Vous gagniez tous les combats futurs mais votre lutte avec l'autre ressemblait déjà à un échec.

Vous pleuriez trop souvent. Les filles vous consolaient ou vous méprisaient, vous ne savez plus qui elles étaient. Les jardins se ressemblaient, l'eau, les fruits, les fleurs, le ciel. Il fallait conquérir la rigole après avoir fait preuve d'habileté et de patience, la violence.

La petite barque tressée avec des feuilles d'oranger a quelquefois été détruite, jamais par l'autre, vous l'auriez tué, mais pas vous-même, parce qu'elle ne ressemblait plus à rien. Vous étiez seul. Vous vous plaigniez de la fragilité des filles, les surprenant pour les toucher, leur arracher les mots d'une menace qui ne s'est jamais accomplie, vous rêviez tellement de cette souffrance que votre sommeil est devenu transparent pour tout le monde.

La nuit, les rideaux de votre chambre se soulevaient. Vous voyiez les masques, lèvres rouges. Comme vous vous mélangiez bien au drap ! Le matin, elles riaient, sœurs et servantes, montrant leurs jambes, soumises à la toilette des mains nues recueillant l'eau du bassin. Vous coupiez des fleurs dans l'ombre, jaloux de cette humidité. Vous cueilliez prudemment des figues de Barbarie. Vous n'aviez pas encore couru. Le lait barbouillait votre estomac. Vous grelottiez malgré la tiédeur qui descendait des murs. Les garçons n'étaient pas encore arrivés. Votre inspiration était bouffonne et vous vous gardiez bien d'en exprimer la matière encore nocturne. Des tourterelles vous avaient réveillé.

Le jardin était désert, silencieux, moitié ombre, moitié lumière. Un corps avait frôlé le vôtre dans la dernière seconde de sommeil. Vous aviez parcouru les couloirs du palais en catimini. Les mots vous étourdissaient. La tentation était d'aller dans la rue et non pas dans le jardin. C'était comme une prémonition du désir. Les mots révélaient des nettetés éphémères. Le soleil se répandait déjà dans la grande salle. D'un côté l'ouverture parabolique du patio, de l'autre cette porte jamais franchie à cette heure. L'oreille captait le passage des voitures. On les suivait quelquefois jusqu'au marché où on les vidait de leurs fleurs. Ces achats précipitaient le jour vers son achèvement.

Vous êtes souvent descendu dans la vallée où on les cultive. Elles vous appartiennent. Elles n'ont pas d'autre sens. Mais il est encore trop tôt pour le dire. Les filles arrivent. Vous venez d'avaler votre bol de lait et votre estomac commence à vous importuner. Plus tard l'alcool adoucira ces complications internes. Elles courent sur le bord du bassin, se baissant de temps en temps pour apprécier la température de l'eau. L'autre main soulève la robe. Les jambes sont apparues malgré votre trouble désir de ne plus les voir. Ces cisaillements vous déconcertent toujours. Dans le lit, vous dressez les vôtres pour les comparer à leur exubérance. La caresse est la même. Vous ne résisterez jamais à cette imminence.

Vous les avez vues encore sur la plage un jour de vendanges. Elles cherchaient des os de seiche pour les oiseaux de nos cages. Agréable course de l'une à l'autre. Quelques-unes s'éclaboussaient en riant. Un cri signala la tête d'une méduse échouée dans une flaque. Vous vous êtes mis à la place du chien. Il est entré dans l'eau pour renifler le cadavre transparent. Elles l'encourageaient comme si elles souhaitaient le voir souffrir. Caché dans les thuyas, vous vous prépariez à cette souffrance. Les tentacules invisibles de cette déesse vous ont une fois caressé. La douleur avait réveillé les sommeils de votre angoisse. Pas de cris, rien que cette grimace qu'elles imitent si vous les ennuyez. Mais le chien aboie, se frottant le museau dans le sable. Elles rient.

Votre enfance n'est pas bornée par des parentés. Vous reconnaissez votre père, votre mère, vos frères, vos sœurs, vos oncles, tantes, cousins, aïeuls. On ne vous prendra jamais en défaut, mais ils n'agissent pas sur vous directement, ils n'existent plus quand vous vous approchez de l'enfance pour exiger d'elle le temps qui manque à votre mémoire. Par contre les lieux s'imposent. Ils doivent appartenir à l'histoire mais peu importe. Ce sont les lieux d'une esthétique qui persiste. Vous supposez que des figurations eussent vieilli avec vous. La géométrie vous survivra. Elle est peut-être d'ailleurs la cause de leur disparition. Pendant un moment qui correspond à l'essentiel de votre existence, vous en avez maîtrisé l'hypothèse.

Quand vous êtes revenu de la guerre, l'enfant que vous aviez épousée était devenue une femme. Vous l'avez reconnue. Il vous manquait un bras et vous boitiez. Rappelons que vous aviez aussi perdu votre virilité. Vous m'aviez demandé de vous accompagner. Je lui ai plu et je me suis enfui pour ne pas vous trahir. Sur le seuil de votre maison, nous avons parlé d'elle. C'était le soir. L'air était tiède. Elle était seule à table, entourée de coussins. Elle comptait sur votre pouvoir de me persuader de rester. Elle savait que je vous aimais.

Ainsi j'étais la femme dont vous n'aviez pas pu vous passer. Son regard savait déjà tout. Vous avez parlé de l'épée d'Albaicín avec cette tristesse qui change la surface des mots comme la réalité change le contenu des miroirs. J'ai pleuré avec elle. Vos frères vous houspilleront. Vos sœurs colporteront la nouvelle. Votre père est mort mais votre mère prétend perpétuer sa mémoire. Vous évoquerez la malchance. Je serai là pour vous appuyer. Vous parleront-ils de votre épouse ? Qui est ce Lorenzo qui traversait le jardin tout à l'heure en prononçant son nom ? Nous étions à la fenêtre.

Je parlais de retourner à la guerre maintenant que vous aviez rejoint votre épouse. Je voulais affirmer devant elle ma virilité d'homme au service de l'homme. Vous l'avez un peu jetée dans mes bras, reconnaissez-le.

— C'est Lorenzo, notre jardinier, dit-elle.

Une enfance commune lui donnait-elle le droit de prononcer son nom comme elle le prétendait ? J'ai reculé. Vous m'aviez promis de ne pas m'impliquer dans votre existence. Lorenzo lève la tête, il salue et elle répond en agitant la main. Elle ne comprenait pas comment vous aviez accepté d'abandonner votre bras. L'avait-on enterré ? Ou brûlé ? On l'avait bouilli, je crois, et les os participaient maintenant à la construction d'un squelette destiné à l'étude. Elle continua d'expliquer sa familiarité avec le jardinier. Cette conversation m'étourdissait.

Ainsi vous aviez vous-même désiré Lorenzo. Vous aviez désiré tous les garçons de cette enfance peuplée de filles. Elle se souvient de votre regard. Elle se souvient de la méduse, du chien. Elle aimait les fleurs de cette enfance. On ne les cultive plus. La vigne est descendue dans la vallée. L'enfance tourmente sa vie de femme. Vous vous ressemblez.

Un soir, vous pleurez. Une semaine a passé depuis notre retour. Vous avez retenu ces larmes, sauf peut-être au moment de m'empêcher de fuir, ce qui est arrivé deux fois, malgré nous, dites-vous. La lune se lève sur la mer. Une voile semble vouloir rejoindre l'horizon. L'air est chargé du parfum des orangers et des lys. On entend le rire des servantes qui attendent pour lever la table. Vous parlez des chevaux. Vous ne finissez jamais vos histoires. Vous vous êtes contenté d'enchaîner des commencements prometteurs. Vous donnez l'impression d'esquiver des conclusions évidentes. Mais vous n'êtes pas le personnage d'un roman dont elle serait la femme, une femme née de l'enfance et non pas du désir. Ses voiles sont légers. Ses seins, deux petits citrons. Vous demandez des nouvelles de ses cousines, ces gardiennes qui surgissent dans vos rêves pour vous poser la question de l'enfance.

— L'une s'est mariée avec un noble de France. Elle a quitté l'Espagne pour toujours. L'autre vit religieusement avec des pauvres. Me croirez-vous si je vous dis que c'est par amour ?

Vous ne répondez pas à cette question de circonstance. Un oui aurait suffi à mettre fin à cette attente.

— Mais depuis quand vivez-vous seule, mon amour ?

Il lui semble que c'est depuis toujours. Je ris avec elle et sa main caresse ma joue. Je voulais dire :

— Depuis quand sont-elles parties ?

Pourquoi répondrait-elle à cette question ? Sa jambe touche la mienne. Vous me reprocherez ces rencontres, tout à l'heure, dans le lit où elle feint de ne pas entrer. Un claquement de doigts et voici les servantes. Elle a choisi les plus belles enfants. Leurs seins, des boutons de rose. Un garçon de leur âge est plus beau qu'elles. Il vous effleure. C'est elle qui tire sur les fils. Elle parle dans leurs oreilles, soulevant les cheveux. Les bouches montrent leurs dents. Le garçon pousse une desserte. A-t-il honte de ses jambes nues ?

— Venez, petit ange !

Elle le caresse.

— Il est maladroit, dit-elle, les filles lui ont interdit de toucher à la vaisselle.

Rions avec elle, seigneur, ce n'est pas le moment de lui parler de mon importance. Elle vous regarde enfin.

— Dites-leur de s'en aller ! dit-elle.

Ils attendent votre signe. Vous joignez vos doigts, écartant légèrement le pouce. Vous les chassez. Sur la table, des fruits, des confiseries, le tabac et un livre, l'adab changeant de votre existence.

— Allez-vous-en vous aussi ! dit-elle encore.

Je m'enfuis. Les jardins sont plongés dans l'ombre de la muraille. Sur le chemin de ronde, des promeneurs surveillent la lune. J'ai le vertige dans l'escalier. On me soutient. J'ai glissé sur la patine.

— J'ai proposé à notre maîtresse de rénover ces marches, entends-je, mais elle craint que le maître trouve là un prétexte pour la disputer.

C'est Lorenzo, presque nu. Comme il commence à descendre avec moi :

— Je montais pour observer la lune avec les autres, dis-je.

Nous montons. Il se lavait dans la fontaine. Sa peau humide dans les reflets de lune, vitre sale où nos doigts d'enfants laissent des traces. Nous voici dans un créneau.

Je suis le premier soldat que la guerre n'a pas mutilé, selon lui. Doute-t-il de mes combats ? On nous écoute. Il demande la permission de s'en aller. Je le retiens.

— Que sais-tu de ta maîtresse, que le maître ignore ?

On entend la fontaine. Des ombres immobiles se découpent à la surface des merlons. De quel côté se trouve le visage ? Voici les auteurs de notre silence. Descendons. Ne proteste pas. Conduis-moi. Nous passons devant la fontaine. Tu récupères ta chemise, ton béret et tes sandales. Viens. Les couloirs sont obscurs, les rideaux des chambres tirés, personne sur les terrasses. La lune apparaît dans les fenêtres. Les servantes sont sur le chemin. L'une d'elles porte la lampe.

— Connais-tu le garçon ?

Dix ans ont passé. Il a grandi pendant que nous nous battions contre un ennemi imprévisible. Oui, je me suis battu comme les autres. J'ai griffé des visages surpris. J'ai poignardé le dos des sentinelles. Des hommes m'ont porté sur leurs épaules pour me témoigner leur admiration et leur gratitude. Et même plus : j'ai aimé le combat, j'ai recherché ses conséquences, j'ai rêvé de revanche, j'ai égalé ma pensée. Je n'étais rien, Lorenzo. Et j'ai tout obtenu. Je sais maintenant que ma gloire passe par le malheur des autres. Je n'ai jamais bien mesuré le degré de leur souffrance. La mort a mis fin à tant de connaissances ! Il n'y a pas eu de fragmentation. La mémoire a retenu le fil de l'histoire. Je n'ai plus de fin. Je veux dire que je n'ai plus la fin révélée par l'enfant que je fus à l'enfance qui se comparait. Descendons encore. Je n'ai pas tout dit.

Il n'y aura rien de plus étranger que la terre qui m'a vu naître, rien de plus anéanti que tout ce qui n'est pas le témoignage de mon existence, rien de plus essentiel que la mort désirée à la place de l'autre. N'as-tu jamais arraché ce cri ? Non, tu n'es qu'un pacifique jardinier. Non, non, c'est le cœur d'une femme qui limite tes épanchements. Une femme qui devient femme malgré ton désir de la posséder parce qu'elle est une enfant. Que la nuit soit complice de ma confession ! Je n'ai rien dit si tu n'as rien compris.

Lorenzo se tait. Il n'aime pas les questions. Qu'on ne me dise pas que ce silence s'explique ! Ni les mots, ni le droit ! Ni cette femme que je ne connais pas. Seigneur, pour la troisième fois je tente de m'enfuir et c'est encore vous qui me retenez.

— Oui, j'étais dans les jardins. Oui, avec Lorenzo. Oui je lui ai parlé. Je recommencerai. Expliquez-lui pourquoi vous ne pouvez plus dormir sans moi.

Elle ne dort pas. Elle s'est longuement peignée avant de se coucher. La chambre empeste l'eau de rose et le jasmin des encens. Vous entendez nos voix dans le jardin. Vous savez ce que je dis à Lorenzo et vous aimeriez savoir ce qu'il ne me dit pas. On entend aussi le bruit produit par les derniers gestes de la domesticité, portes, rideaux, éteignoirs, chuchotements. Vous (elle et vous) vous regardez dans le miroir. Il y a longtemps que vous n'avez pas dormi en chemise. Vous êtes étendu sur le dos, les mains croisées sur le ventre, comme un mort. La main postiche a des apparences de statue brisée. L'autre main exhibe un joyau. La chemise couvre les blessures de vos jambes. La verge forme un petit renflement. Vous ne parlez pas de l'enfant. Vous avez parlé du temps et seulement pour en dire qu'on ne le retrouvera plus. Vous aviez douze ans, Cecilia ! Comme vous aimeriez la soumettre à ce cri !

Mais vous vous taisez. Le peigne défait les boucles, si lentement que vous perdez patience mais au lieu de vous lever et de l'empoigner par ces cheveux, vous essuyez la goutte qui a perlé sur votre front. Qu'attend-elle ? Vous ne parlez pas des femmes que vous avez connues. Vous parlez de moi pour ne pas entendre ma voix. Vous percevez les glissements de Lorenzo. Comprendra-t-elle que c'est la femme que vous aimez en moi ? Essayez donc la même caresse sur son corps ! Y a-t-il d'autres caresses possibles ?

Une servante surgit avec le morceau de braise incandescente. L'eau bouillonne doucement. Les premières volutes semblent s'enfuir par la fenêtre, puis la fumée s'installe entre elle et vous. Elle la chasse.

Vous aimiez fumer, le soir, avant de vous endormir. Vous aimiez trouver l'inspiration dans les caprices de ces cendres plus légères que l'air. Vous lui en aviez parlé. Vous aviez peut-être même trouvé les mots dignes de figurer dans son adab. Il est si facile de séduire l'enfance. Vous étiez cohérent. Votre beauté, votre désir étaient cohérents. Elle s'en souvient. Le miroir s'éteint. La lune va envahir cette chambre. Vous ne serez plus seuls, j'en suis témoin.

Lorenzo me suit. Je ne pense même pas à cette docilité. Ou c'est moi qui l'emmène. Dans ce cas, je lutte peut-être avec lui. Qui sait ? Il faut que je vous raconte notre aventure. Elle tient en peu de pages. Vous recevez cette lettre environ six mois après notre fuite. Vous ne croyez pas à cette absence de menaces. Lorenzo vous a toujours paru plus fort et plus fidèle que n'importe quel autre de ces autres qui vous désirent. Vous n'expliquerez jamais pourquoi vous avez choisi ce jardinier. Sa beauté n'a pas suffi à vous séduire. Vous le rejoignez dans les jardins, prête à prononcer les premières paroles, une question imposait une réponse, facile conversation. Il n'a posé sa première question qu'au moment de vous prendre. Dire que le plaisir n'est qu'un moyen !

Vous redoutiez l'enfant et il est arrivé. Vous avez accouché dans une masure, au-dessus de la cuisine, des bonites pendaient aux chevrons et le raisin séchait sur les claies. Vous n'avez vu l'enfant que trois mois plus tard. Lorenzo caressait le sein de cette femme et la bouche de l'enfant cherchait le téton. Vous arriviez à cheval. L'enfant avait un nom. Vous vous êtes agenouillée pour lui demander pardon. Lorenzo touchait vos cheveux. Maintenant c'était lui qui engageait la conversation. La femme souriait. Un autre enfant dormait sous son aile.

Comme ils se ressemblaient ! Voilà comment sont nés les jumeaux. Vous reconnaîtrez le vôtre à la couleur de ses yeux, votre couleur de vos yeux. Le sein vous paraît beau. Vous aimeriez le ventre, la mollesse des cuisses, leur blancheur. Vous ne serez plus heureuse. Le bonheur ne pouvait pas commencer par le plaisir.

La femme ne semble pas vous haïr. Nous sommes sur le perron de cette petite maison où sont nés tous les bâtards des Alamos. Le porche s'est effondré depuis longtemps. On a tendu une toile entre le mur et l'olivier. Le vent inspire quelque chose de paisible. Le cheval paît sous les figuiers. Il y a peut-être un chien contre vous. Vous êtes assise près de la femme, sur le même banc. Le jour de l'accouchement, vous avez promis de ne pas aimer l'enfant. Qui vous a arraché cette promesse ? Vous ne reverrez plus votre mère, vous n'embrasserez plus votre père et vous haïrez vos frères et vos sœurs. Lorenzo entretenait le feu dans la cheminée, vous tournant le dos.

— Promets !

Deux valets finissaient de clouer le rideau. Il y avait ces coups de marteau. Un enfant levait la main pour présenter les clous. Combien de temps avait-il passé sur le seuil, assis en tailleur devant une pierre, pour les redresser ? L'après-midi n'en finissait pas. Vous ne vous souvenez plus de l'endroit, la cuisine avec ce rideau qu'on entrouvrait pour vous regarder ou le grenier et les bonites où se posaient les mouches. Quelle douleur ! Il n'y eut pas une caresse pour vous réconforter. Le regard dur de votre mère scrutait votre corps.

Le lendemain, à la même heure, les cris de l'autre enfant vous ont réveillée. Vous étiez seule. Peut-être les bonites. Ou cette solitude derrière le rideau et le feu qui pétille sans que vous le voyiez. Une sorcière purifiait l'air. Un chien peut-être, contre vous. Ce matin vous avez entendu la voiture qui emporte définitivement votre mère. Vous n'avez pas revu Lorenzo. Votre père ne vous a posé qu'une seule question : qui est le père ? Vos frères et vos sœurs ne sont pas entrés dans la maison. Vous auriez tant aimé entendre Lorenzo avouer sa peur.

Une preuve d'amour. Puis dans les trois mois qui suivent vous redevenez la jeune fille que vous n'auriez pas dû cesser d'être. Vous embellissez peut-être. Vous êtes plus large, plus lente. Vous avez des accès d'impudeur, la pointe de vos seins est au bout de vous-même, comme au contact symétrique de la femme qui persiste. Les jardins sont enivrants. Le premier bain depuis longtemps vous ramène aux autres femmes. Vous exhibez votre beauté blessée. Vous souriez au lieu de parler. Vous avez faim et vous mangez. Vous lisez. Vous veillez sur les terrasses. Votre lenteur est-elle la conséquence de la langueur ou de la fatigue ? On ne sait plus comment s'approcher de vous. Et vous ne dites rien pour faciliter cette tentative de vous submerger encore. Ils sont la vague et vous êtes le sable.

J'ai tenté vainement, ce soir (un soir de demi-lune), de prolonger ces ressources qui d'emblée m'ont paru poétiques. Je n'ai rien écrit. Je vous écrirai demain. Je ne veux pas vous aimer à la place de Lorenzo ni ne désire être la source du plaisir que vous ne donnez pas. Nous avons aperçu l'échine d'un monstre marin cette après-midi. Lorenzo affirme que c'était une baleine bleue. À cette heure, il est sûr le roof en train de débiter ce qu'il sait des baleines. Ma deuxième lettre parlait de lui. Elle a dû vous étonner. Mais avez-vous répondu à la première ?

Je vous l'ai dit : Lorenzo s'est trouvé un auditoire. Il passe plus de temps avec eux qu'avec moi. Leurs conversations m'irritent ou me fatiguent. Il n'évoque jamais les jumeaux. À terre, il est le plus curieux, en mer le plus loquace. Je l'ai vu avec des femmes. Il boit avec des hommes qui le roulent. Les races le ravissent et il compare les êtres humains à des animaux. Je ne sais pas si vous le connaissez comme je le connais. Vous a-t-il déjà parlé de ces bêtes ? Où les a-t-il rencontrées ? Cet homme a voyagé, je le lui ai dit. Il se contente de me rire au nez. Son corps connaît toutes les esquives.

Nous étions sur une île. Je lui avais révélé la douce terreur que m'inspire la mer. Nous n'étions pas seuls. Des baigneurs nus ramenaient des coquillages. Il y avait aussi une femme qui se regardait dans le plat d'une épée. J'étais dans un de ces moments d'angoisse qui m'enlaidissent et me rendent injuste. Je me sentais petit et inutile. Je voulais parler avec un homme. Cette femme me déroutait.

— Encore un enfant de Lorenzo, avais-je ironisé devant la bordée.

Leur rire m'a glacé. J'ai ri avec eux. Les seins de la femme remplissaient mes mains et sur sa bouche, ma bouche rencontrait la bouche de Lorenzo. Voilà ce qu'il désirait ! Qu'il y eût une femme entre nous ! C'était réussi ! Elle était assez jolie et se déshabillait facilement. Était-elle heureuse de plaire ou bien se vendait-elle à la perversité de Lorenzo ? Nous nous roulâmes dans le sable. C'était odieux ! Je me jurai de ne plus recommencer. Une vague m'emporta.

Je nageai vers l'horizon, désespéré. Je redoutais la caresse des méduses. Quand je me retournai, je fus terrifié d'avoir été aussi loin. Et la crampe menaçait mes cuisses. Je voyais la tête des méduses, scintillantes dans ce beau soleil finissant. Ils criaient au bord de l'eau. Que signalaient-ils ? Quelque chose d'énorme me frôla. Je fus englouti. Je tournoyais. Je ne pensais pas encore à respirer. J'étais attiré au fond. La lumière se perdit. Mes cuisses étaient douloureuses. Qu'est-ce que je chevauchais ? Où allions-nous ? Mon cri me força enfin à inspirer. Je me noyais.

Ce fut d'abord épouvantable. Je me débattais entre deux parois, incapable d'en apercevoir le sens. Le monstre me côtoyait, calme et gigantesque. Je m'accrochais à ses blessures. Il m'entraînait dans sa fuite. Des caillots de sang m'indiquèrent enfin le sens de la surface. Je m'éreintais comme un forcené et en effet je croyais devenir fou. Il y avait du plaisir dans cet achèvement, je le redoutais. Le bras de Lorenzo m'atteignit tandis que je me rendais. De quoi me sauvait-il ?

Je vomis dans le fond du canot. Lorenzo était debout sur la proue. Les rameurs ânonnaient. Les jambes de la femme luttaient contre le roulis. Je remontai jusqu'à son sexe. Je savais que je n'étais pas dans le canot. Je venais peut-être d'en apercevoir le fond. Des bras plongeaient dans l'eau. Lorenzo était-il avec eux comme je le souhaitais ? Je savais qu'il était trop tard. On ne se bat jamais jusqu'au bout. Tout s'achève par cette minute d'abandon. Je n'ai même pas trouvé le temps d'une prière. La lumière revenait. Je fantasmais. L'eau était bleue. L'ombre qui s'éloignait, c'était la baleine. Des milliers de méduses scintillaient. Je n'avais plus peur de leur morsure. Je glissais sur ces jambes. Le ventre me parut lointain. Des gouttes d'eau scintillaient dans la toison. Je ne voulais pas rêver. Je ne désirais que le dernier fragment de cette réalité. Je l'ai si souvent partagée avec vous. Il me semble que ce fut à tous les instants.

Un dernier cri jaillissait en même temps, vous priant de ne pas me sauver. Je savais qu'il n'était pas trop tard. Que peut un homme qui a vécu la dernière minute de son existence ? Ne pas croire, comme les autres, que c'est effectivement arrivé ? Témoigner jusqu'au ridicule. Les seins se penchèrent sur ce que j'étais avant de les caresser. Lorenzo était debout sur la proue. Je ne voulais pas voir le monstre couché sur l'eau, ventre en l'air comme un poisson. Mon être entrait dans la première femme de ma nouvelle existence.

Je voulais que vous le sachiez. Lorenzo ne pense pas à vous ni à la femme que Dieu lui a donnée. Il ne pense pas à ses fils, encore que la vue d'un enfant le trouble. Il ne joue pas avec eux. Quand nous sommes en mer depuis plus de trois jours, il ne cache plus sa hâte de remettre les pieds à terre et là, il trouve toutes les raisons de retourner au voyage, si ces étapes n'en font pas partie, tous les coins du monde se ressemblent finalement, il n'y a que la mer pour inventer des voyages, peut-être l'air, disons l'azur, mais nous n'en sommes pas là.

Nous sommes soldats sur un navire de commerce. Nous nous ennuyons un peu. Nous avons pris de mauvaises habitudes. Nous dormons presque toutes les nuits. Notre ennui est tel que nous n'avons même plus le temps de méditer. Au début, Lorenzo philosophait. Les marins l'écoutaient. Nous n'avions encore essuyé aucune tempête. Une nuit, l'angoisse l'a anéanti. Heureusement, le lendemain nous touchions terre. Comme il est mon ordonnance, il jouit d'une certaine liberté. Il se consacre au plaisir comme d'autres à la botanique ou aux expériences commerciales. Il ne connaît pas l'art de la guerre. D'ailleurs pour lui ce n'est pas un art. J'ai tenté de lui démontrer le contraire mais comment comparer un jardin et un champ de bataille ? Il n'aime pas la violence même si elle est justifiée.

Il ne m'a pas encore reproché de l'avoir enlevé. Jamais aucun de vos quatre noms n'effleure ses lèvres. Il n'a pas oublié. C'est sa pensée qui est en cause, voilà comment j'explique ses crises de philosophie du début. Un combat le révélerait à lui-même. C'est un piètre escrimeur. Il n'a pas le goût de l'effort physique, ce qui est grand dommage relativement à ce corps d'athlète. J'ignore s'il le cultive ou s'il use de drogues. On le voit couché, ou appuyé, assis quelquefois en tailleur quand il joue aux dés. À l'entraînement, on le sent réticent. Son cri n'effraiera personne. On verra ce qu'il vaut à cheval. Vous lui avez peut-être donné le goût de ces assauts.

Non, vous êtes trop aristocratique, jamais vous ne consentirez à donner la part qui vous est réservée, vous donnez ce que la religion ne vous enlève pas afin que le monde continue de tourner rondement. Voyez comme je vous égratigne ! Autant dire ce que je pense si mon destin m'éloigne de vous. Vous eussiez été un homme, j'eusse vaincu ces résistances pour devenir votre être et votre existence, mais l'enfer a fait de vous une femme future et je ne trouve pas dans ce temps à venir la force nécessaire au recommencement.

Donc, je vous ai arraché Lorenzo, comme ils vous ont enlevé son enfant. Votre sein n'a pas vécu cette morsure, cette attente, cette espèce de repos consacré à l'excroissance, cette possibilité de suppression. Je vous vois sur le chemin de cette lenteur. Vous êtes à cheval. Vos gens se soumettent à votre passage. Comme c'est agréable, ce pouvoir exercé sans effort. Leurs masures occupent les points clés de l'exploitation de ces terres. Vous connaissez cette économie. Vous agissez moins. Vous jouissez. Vous n'êtes plus la femme de cet homme. Il vous a promis une mort sanglante. Son seul plaisir est de vous voir au bain. Vous chassez les femmes. Il assiste à votre hygiène. Vous abusez des parfums. Même la lumière est exagérée. Il boit de cette eau. Vous n'avez pas éprouvé une seule seconde la pitié que vous conseille votre raison. Vous avez feint la langueur. En l'absence de l'homme désiré, vous êtes une prostituée.

Au bout de six mois, vous avez tenu l'enfant dans vos bras. Vous avez ouvert votre robe pour le donner à votre peau. Vous avez attendu d'être seule sur la route pour crier. On vous a entendue. On parle déjà de votre folie. Vous avez lu ma lettre hier au soir.

C'est une déclaration d'amour. Vous m'avez désiré après tout. Cette fois je n'ai pas parlé de Lorenzo, ni des femmes que j'ai pourtant possédées pour oublier que ce sont les hommes que j'ai envie d'aimer. Ce matin les nuages sont violets, vous regardez le ciel à travers les branches d'olivier qui tombent sur votre fenêtre. Vous aimeriez être triste mais vous êtes seulement déçue. Vos musiciens remontent l'escalier. Chaque matin ils veulent vous surprendre. La porte s'ouvre sur un guitariste blond. Vous avez eu tout juste le temps d'enfiler votre chemise. Vous étiez nue et la musique s'en ressent.

Aimez-vous Ibn Misjah ? Il n'est pas loin, respirant les fleurs que vous négligez. Il voudrait que vous vous déplaciez jusqu'à elles. La terre a son importance, l'agencement des pierres, l'usure du sentier qu'il est le seul à emprunter, descendant vers la roselière pour y écouter les oiseaux ou revenant de cette solitude, ne demandant qu'à vous de le sauver de vous. Les musiciens s'éparpillent, y compris celui qui s'est glissé jusqu'au bord de votre lit parce que vous chantiez. Ce filet de voix répondait-il à une attente ? Qu'attendre ?

Chaque jour est le même jour. Vous ne subissez plus l'influence des saisons. Vous recevez des lettres. Vous les lisez toutes le même jour de la semaine, petite entorse au temps, vous n'en parlez à personne. Ce qui change peut-être, c'est ce que vous écrivez. À quel moment écrivez-vous ? Je ne parviens pas à l'imaginer. Je vous vois mal penchée sur l'écritoire. Quelle lumière vous inspire ? Un rayon de soleil ? Les réverbérations de l'olivier ? Le photophore funambule ? Une lampe sous le drap ? Quelquefois la lumière de la lune est si dense que vous songez à écrire sous son influence. Voilà deux fois le mot cité. C'est ce que je cherche, cet ascendant, cet empire.

Les seins des enfants me rapprochent de vous, les pilosités faciles, les fentes rebelles, mais ce sont des illettrées, ces petites prostituées que Dieu pardonne à l'homme, comment accepter l'idée contraire, compte tenu du feu qui nous détruit alors que vous, femmes, il vous purifie ? Ici on ne brûle pas les sorcières. Voyez ces corps gésir sous la poussière blanche de la lapidation. Lorenzo s'est révolté mais heureusement ils ne comprenaient pas notre langage. Il a voulu forcer notre interprète à lui enseigner des insultes. L'exégète s'est tu. Il souriait à un homme assis sous un parasol, ventilé par deux jolies esclaves noires, un autre nègre tenait un calice dans lequel le maître consentait à tremper ses lèvres de temps en temps.

— Seigneur, j'ai pensé à vous.

Vous n'agissiez pas autrement. À la place du Nègre, moi et mes douceurs. Il n'y avait pas d'esclaves à vos pieds mais on s'y prosternait. Vous jugiez des querelles. Le plus souvent vous aviez affaire à des ivrognes. Vous avez une fois jugé un amoureux en colère, meurtrier de son rival, mais la plupart de vos justiciables n'étaient pas aussi nettement responsables de leurs actes. Vous sauviez la beauté et une innocence vierge. Votre superbe l'emportait. On ne vous jugeait pas, du moins ouvertement. Le respect vous était attribué, vous n'aviez vaincu aucun démon pour le mériter, tandis que nous étions tous à la recherche de ce bonheur définitif.

Un mot de vous m'aurait élevé mais vous vous nourrissiez de ma condition. Je vous servais avec une application d'insecte, des apparences de voile, une détermination d'angoissé. Sur votre chemise non encore souillée par le premier calice, j'aurais aimé être la première coulure, l'inévitable commencement du jour, la nuit m'avait épuisé. Je pensais à vous en considérant l'attente du magistrat qui voulait en savoir plus sur Lorenzo. J'ai dicté la réponse à l'interprète. Elle ne le satisfit pas. Lorenzo dut s'approcher de lui. Il passa devant la femme agenouillée.

— Cette femme est-elle coupable ? demanda le magistrat.

L'interprète traduisit. À Lorenzo, je conseillai la prudence et je demandai à l'interprète de ne rien traduire qui pût nuire à mon ordonnance.

— Seigneur, dit l'interprète, cet homme eût condamné facilement cette femme si elle avait été laide. Il est séduit par sa beauté.

Le magistrat sourit. La femme se couvrit le visage de poussière. Lorenzo comprit qu'elle voulait se perdre.

— Pourquoi ? cria-t-il.

On emmena la femme. Ma pierre l'atteignit à l'épaule. Elle souffrait déjà, ne criait plus, n'existait peut-être plus. Lorenzo s'était enfui, poursuivi par les enfants. On se moquait de lui. L'heure n'était pas aussi grave. La femme ne bougeait plus. Ses parents s'étaient tranquillement tenus à l'écart. Maintenant ils avançaient dans la poussière. Le magistrat s'éloignait, monté sur un bourriquot. Je le suivis. J'étais avec ses chiens. Nous avancions dans les rues bleues de la ville. Je savais où j'allais. Mes vêtements me signalaient. Le magistrat se retourna une fois pour me dire de m'en aller. Il m'envoya ses chiens. Je me battis avec eux.

— Es-tu fou ? me demanda l'un d'entre eux. Si tu avais été l'amoureux de cette femme, aurais-tu cherché à la sauver ?

Ma pierre ne l'avait pas tuée. Lorenzo pouvait-il comprendre mon désarroi ? Ils m'abandonnèrent dans la rue. Leur queue leu leu s'évanouit comme un cerf-volant dans le soleil. J'appelai Lorenzo.

— Même en l'aimant plus que tout, me dit celui qui m'accompagnait, vous n'auriez rien pu pour elle.

Je m'appuyais sur une épaule de vainqueur.

— En tout cas, me dit-il, je n'ai jamais mordu la poussière.

Je ne le regardais pas.

— Le juge est votre maître, dis-je comme si l'ironie allait me sauver de son influence.

Il se mit à rire.

— Mon maître, non, c'est mon père, l'auteur de mes jours, moi je suis le funambule qui accepte de marcher sur ce fil, sachant qu'il est infini et que je finirai par tomber.

Nous entrâmes dans un lieu de plaisir. Des filles nous accueillirent avec une solennité de religieuses. Leurs ventres m'obsédaient. J'en décoiffai une. Elle me griffa le visage.

— La prochaine fois, me dit-elle, je t'arracherai les yeux.

Lui était nu et se laissait caresser. Je bus le contenu d'une coupe que ma maîtresse me tendait.

— Tu veux être mon esclave ? me dit-elle.

Son corps m'évitait. Je mangeai dans sa main.

— Je reconnais un soldat quand j'en vois un, dit le fils fidèle à son père, le marcheur sur l'arrête des solides qu'il prend pour le fil d'Ariane, bon compagnon si la guerre est finie ou si la trêve est prometteuse, traître à l'angoisse des autres, héritier de l'indivisible, exubérant dans la générosité, pitoyable dans la défense de son bien, exact à l'heure des comptes, tricheur avant la lettre, cruel jusqu'à l'extase, malade dans le plaisir, de femme en femme, de voyage en voyage, d'un verre à l'autre, d'une blessure à sa cicatrice, de la mort au pourrissement, il fréquentait les mauvaises filles et se coltinait les mauvais garçons, il avait tué un enfant pour avoir raison et aimé une femme pour lui arracher le cœur qui appartenait à un autre, il n'avait jamais cherché à comprendre les raisons de l'ennemi, il défendait la pureté et pratiquait l'insolence, son cheval était légendaire, à l'autre bout du désert il chevauchait des ciels d'orage, mille témoins pouvaient en parler, alors il battait le cheval capable de traverser l'écran de la nuit pour le condamner au sommeil et on se demandait s'il était fou et pourquoi il l'était, des rôdeurs envahissaient le rêve auquel sa solitude le condamnait.

— Mais que veux-tu que je fasse d'un tel héros ! s'écria-t-il.

Nous avions chassé les filles. Un domestique amena de l'encre et du papier.

— Dis-moi son nom ! et je le dis.

— Qui est-il ? et je citai le nom de son père.

Il écrivit le premier vers. Il était trop saoul pour continuer.

— Je ne sais pas parler des autres, dit-il pour excuser le manque d'inspiration.

J'écrivis le deuxième vers.

— Pourquoi ne contient-il pas ma substance ? dit-il.

L'air sentait le sperme. Une fille avait oublié son collier.

— Si la langue est l'œuvre de Dieu, les poètes n'ont plus droit à l'existence.

Il se parfuma. Le plaisir l'avait réduit à cette lenteur. Il me reprocha ma vigueur. J'entrai en lui. Il était docile comme si je l'avais payé.

— Retrouvons-nous demain. Nous achèterons des fruits. Il n'y aura pas de filles. Et j'écrirai ce que tu voudras. J'irai au bout de moi-même.

J'avais voulu l'humilier, il parlait du futur comme si le bonheur avait quelque chance de traverser le présent. Je retrouvai Lorenzo. Il était désespéré. Nos compagnons l'avaient d'abord enchaîné puis il avait promis de se tenir tranquille et ils l'avaient libéré, lui interdisant toutefois de quitter le bord. Les marins chargeaient nos provisions, ânonnant sur la passerelle. Il leur jetait des grains de raisin.

— Pourquoi ne changes-tu pas de métier ? lui demanda l'un d'eux.

— Je ne suis ni soldat ni marin, lui répondit-il. Que je sache, je ne suis utile qu'aux soldats.

Le marin chiquait du tabac. Il cracha dans l'eau.

— Je ne suis pas marin moi non plus, soldat encore moins.

Il s'étonnait que personne ne forçât Lorenzo à être le soldat qu'il n'était pas.

— Je suis ce que je suis, répliqua Lorenzo.

Il continuait de jeter des grains de raisin.

— Femme de l'homme, si c'est ce que je sais faire le mieux, fin de l'homme si je dois me défendre et voyageur de l'homme si tu ne veux pas l'être.

Les autres marins interrompirent un moment la chaîne de leurs bras pour les écouter philosopher.

— Tu oublies l'homme de la femme, dit le marin en crachant encore une fois dans l'eau.

Que savait-il de Lorenzo ?

— Évoquez vos pays, dit quelqu'un.

Lorenzo parla aussitôt des vignes au fond de la vallée et des pentes noires et rouges ravinées par les pluies de l'automne.

— Nous appelons château cette grande maison où va notre argent.

Il montrait la maison, le mur d'enceinte, la porte où veillait un chien, des lapins passaient en trombe dans la garenne où poussaient des palmiers nains. Il n'y avait pas de carreaux aux fenêtres. Il n'avait jamais compté le nombre de grilles. Il y avait deux jardins, celui par lequel on arrivait, qu'on fût visiteur de marque, fonctionnaire en chasse ou un domestique fidèle à son travail.

C'était un jardin conçu autour d'une allée bordée de rigoles où ruisselait une eau claire sur des pierres bleues. Des palmes se penchaient sur vous. L'ombre était noire, la lumière orange. L'allée commençait par une fontaine. Le plus souvent, on n'allait pas plus loin. On regardait cette perspective sans voir la maison. On demandait où était la maison. On avait vu son toit rouge, le seul toit rouge de la contrée, comme le dos d'un poisson à la surface d'une eau d'arbres et de parterres. On était sur le chemin, à une bonne hauteur, le bâton en main, souffrant de la chaleur et de la lumière, ayant épuisé le contenu de sa gourde, la bouche pleine de sève de chardon, des animaux descendaient lentement vers la rivière, faussant cette durée qui est peut-être celle de la patience. Un lapin déboule, soulevant la poussière, disparaît dans la terre, saturant l'air de l'odeur du thym. Le chien aboie. Vous vous appuyez sur votre bâton. Est-ce la maison dont on vous a parlé au seuil de la dernière fontaine ?

Les portes sont ouvertes. On voit nettement la fontaine et la perspective de l'allée. Un valet aux bottes rouges marche dans l'allée. Il porte un poignard à la ceinture, le chapeau dans le dos, la chemise est boutonnée jusqu'en haut. Le chien se tait. Le valet vous fait signe d'entrer. Vous remerciez de loin. Vous remerciez encore en passant le seuil. Vous remplissez la gourde tout en parlant de votre voyage.

— Qui êtes-vous ?

Le chien flaire vos sandales.

— Je suis jardinier, dites-vous.

Vous l'êtes peut-être. Vous connaissez le nom des fleurs en effet.

— Venez, dit-il.

Il y a un autre jardin. Ici un bassin remplace l'allée. Un mur est couvert de roses. Il y a une porte dans cette floraison. C'est par là qu'elle arrive, sortant du bain ou du lit, de table s'il est encore là pour lui imposer ce rituel. Des cages d'oiseaux sont vides. Sur un banc elle a laissé des voiles, sous les voiles un livre ou une lettre.

— Voulez-vous l'attendre ?

Vous ne pourrez pas vous asseoir, elle apparaîtra d'un moment à l'autre.

— Dites-lui ce que vous savez des jardins.

Elle ne sera pas surprise de vous trouver ici. Vous avez compris que c'est son jardin privé. Un domestique est chargé de le peupler par exemple de votre présence. Il l'a avertie.

— Jardinier ? dit-elle quand elle vous voit. Comment n'ont-ils pas fait de cet homme un soldat au service de leur idéal ?

Vous expliquez votre beauté. N'oubliez pas que vous parlez à une enfant. Vous lui parlez des fleurs, de la terre et des fleurs, de la pluie, du vent, de l'électricité, du nitrate d'argent, de la couleur de la lumière, vous tentez d'établir que votre savoir repose sur le rapport de l'œil et de la main. Avec un peu de culture, vous seriez poète, mais vous n'êtes que jardinier.

— Vous a-t-on chassé du dernier jardin ?

Vous vous empressez de répondre que non. Il n'y avait plus d'eau, c'était aussi simple que cela, plus d'eau et vous vous éreintiez pour sauver ce bout de terre. Vous êtes parti le dernier. Vous ne reviendrez plus.

— Expliquez-vous !

Expliquez votre obscurité. Maintenant elle veut savoir exactement si vous êtes celui dont elle connaît l'histoire pour l'avoir inventée. Vous avez été amoureux une fois. Il fallait que cet amour fût malheureux. Vous savez comment le bonheur se perd. Vous connaissez les erreurs à ne pas commettre, ce qui vous rend séduisant. Elle aurait tant aimé que vous fussiez un prince déchu ou mieux : en rupture de ban, libre comme ces oiseaux qui agacent votre conversation et picorent les fruits de son jardin. Vous apprenez que ce n'est pas son jardin.

Don Guillermo (c'est son nom) est en guerre quelque part de l'autre côté du monde ou plus bonnement au bout de ce monde où vous lui appartenez. Il reviendra couvert de gloire. Il enrichira la salle d'armes d'un souvenir définitif. En réalité, il reviendra blessé, apeuré et sans l'épée que son ascendance prestigieuse (dit-on) a mise au service de l'Espagne.

On ne vous a jamais rien demandé d'aussi grave. Vous aimiez la géométrie des jardins. Votre meilleur ami était maçon. Vous connaissiez un magicien capable de faire tomber la pluie. Il y avait toujours un peu de sa poudre de perlimpinpin dans le fond de votre poche. L'été vous harassait. Puis venaient les pluies dévastatrices de l'automne, pluies orageuses contre lesquelles les cristaux et les cendres ne pouvaient rien. Les jardins subissaient d'intolérables déformations. Vous aviez appris à mesurer les données de cette rhéologie. Vous étiez à la fenêtre d'une masure assez jolie. Le rideau était noué aux barreaux. Vous regardiez à travers une fente. Derrière vous, le feu accomplissait méticuleusement des travaux d'approche. Le lit révélait le corps d'une femme, une autre femme que celle que vous désiriez en attendant d'être aimé par elle. Le chemin était devenu jaune. Les roseaux se brisaient à leur base. De temps en temps des oiseaux noirs s'envolaient pour ne plus revenir. Quelle force, le vent ! Les arbres semblaient souffrir d'une douleur relative à cette puissance. Les feuilles s'élevaient, glissaient à la surface du ciel, se déchiraient sous l'effort d'on ne savait quelle intention de changer l'aspect des choses pour que tout recommençât. À cette hauteur, il neigeait. Le lit était parcouru de frissons. Le corps d'une femme exigeait de vous une chaleur que vous ne possédiez plus. Vous veniez de passer deux semaines à effacer les traces de la pluie. La neige s'annonçait par de petites averses grises. Puis le soleil revenait, comme si le mauvais temps pouvait être relégué au rang de mauvais souvenir. Vous vous étiez ennuyé.

La femme vous avait ennuyé. Elle attendait ce soleil. Elle le découvrait avec vous un matin à la fenêtre, la même fenêtre. Vous défaisiez avec elle les nœuds du rideau. Le jaune et le rouge affleuraient à la surface d'une herbe bleue. La roche reflétait le ciel un ton plus bas. Vous entendiez des ruissellements. Elle partait. D'elle, il ne restait plus que son tablier et ses sandales, son couteau de cuisine et le crucifix.

— Je reviendrai, promettait-elle.

Elle revenait en effet, toujours changée, plus grave. C'était le printemps. Cette année-là, il ne plut pas ni en avril ni en mai. De gros nuages chargés de pluie passèrent au-dessus des montagnes. On était en juin. La source s'était tarie.

— Si j'avais su, dit-elle, je ne serais pas revenue.

Vous viviez dans le péché. Elle craignait le temps qu'il fait, sachant trop bien que le châtiment viendrait de lui. Le soleil calcina les amandiers. Il n'y eut pas de coquelicots à la fin de juin. Vous travailliez dans les jardins d'agrément mais dans votre jardin, plus rien ne poussait. Elle s'asseyait sur le seuil, montrant ses jambes souffrantes au passant écœuré. Il n'y avait plus de linge sur les étendoirs. Il n'y aurait pas d'enfants dans les ruines de ce bon début dans la vie ouvrière.

Vous reveniez par les prés, transportant vos outils sur le dos, poussant la brouette sur les cailloux sortant de terre tout brûlants comme si c'était l'Enfer la cause de tout ce malheur et non pas une météorologie en proie aux caprices d'une complexité à ce point inimaginable qu'aucune substance ne fut capable d'y déceler une seule goutte de pluie.

Votre ami le devin se désespérait. Le maçon mourut d'une insolation qui le fit souffrir jusqu'à la dernière seconde de son existence de malchanceux. Vous n'aviez pas de chance non plus mais vous aviez la peau dure.

Un jour, comme vous rentriez du boulot, stupide et harassé, vous la vîtes juchée sur une mule qui descendait le chemin. Elle vous quittait, cette fois définitivement. Elle vous montra encore ses jambes. Elle voulait se justifier. Vous aviez fermé les yeux pour ne pas avoir l'air dégoûté. La mule passa. Elle emportait deux ans d'existence.

Vous étiez jeune et amoureux. Vous abandonnâtes vos outils sur le chemin. Ce n'était plus vous, cet homme pressé. Dans la maison, une autre famille installait son mobilier. Elle avait vendu le vôtre. On vous remit un sac contenant vos habits, une paire de sandales attachées ensemble par les lacets, une petite bourse de cuir où s'agitaient deux pièces et un anneau, ce qu'elle vous devait. Vous eûtes alors vraiment le sentiment qu'elle ne reviendrait plus. De quoi vous plaigniez-vous ? Vous veniez de décider vous aussi de vous en aller. L'homme qui occupait maintenant la maison vous présenta sa femme et ses enfants. Le sac, les sandales et la bourse étaient sur la table. On avait allumé le feu pour brûler de vieilles choses qui vous avaient appartenu. Il y avait deux enfants tranquilles. Elle leur avait donné l'oiseau en cage, la cage était suspendue au linteau de la fenêtre, l'oiseau regardait l'horizon, les enfants le regardaient à travers ces barreaux que vous aviez vous-même assemblés, perçant les chaînages de bois avec un clou sous le regard de la femme que vous aimiez. L'oiseau n'était pas le même.

Vous aviez choisi un perroquet multicolore. Vous parlez du perroquet. Les enfants vous demandent s'il est mort. Vous répondez que vous n'en savez rien, la réponse les sidère. Vous partez. Tiens ! Vous avez oublié la bourse. Ils croiront à une bonne intention. Ce n'était pas grand-chose.

— Où coucherez-vous ce soir ?

Vous commencez par la maison de vos maîtres préférés. Eux aussi vous aiment. Ils hésitent. Vous partez encore. Vous connaissez un porche à l'abri du vent. Quelqu'un y dort déjà. J'aime vous imaginer dans cette situation. Avec le peu d'argent qu'elle vous a laissé vous auriez dormi deux jours à l'auberge, vous vous seriez nourri matin et soir, vous auriez eu deux jours pour réfléchir, pour décider, pour voir venir. Vous passez une nuit blanche. Vous avez couché dans un buisson, avec des insectes. Vous attendez l'aurore pour en sortir. Hier soir vous n'auriez pas dû aller mendier chez vos employés. Ils ont récupéré leurs outils. Il vous reste un plantoir, un cordeau et une poignée de semence.

Vous avez tout mis dans le sac. Vous regardez l'horizon. Comment part-on si on ne sait pas où on va ? Comment reste-t-on si on couche dehors ? Est-ce qu'on est devenu indésirable ? Vous vous étiez habitué à ce désir de vous. Vous partirez. Vous vous arrêterez à la première pluie. Pourvu que ce cercle n'excède pas les dimensions de votre imagination !

Vous revenez à la maison pour demander qu'on vous rende votre bien. On ne sait pas de quoi vous parlez. Que faire ? Il sait bien, cet homme, que vous avez l'avantage d'un corps jeune et puissant. En quoi comptait-il transformer vos deux jours de méditation tranquille ? Et puis, cette bourse, ne l'avez-vous pas égarée sur le chemin ? Vous ne trouvez pas la force de l'accuser. Il faudrait aussi accuser sa femme, ses enfants. Ont-ils mangé l'oiseau bavard ? Ou bien n'ont-ils pas encore mis fin à sa nuit de silence ?

Vous vous excusez. Il est tôt.

— Je pars.

Vous montrez la direction.

— C'est bien, le Nord.

Ils en viennent. Il y pousse de tout. Seulement les gens ont un peu plus le sens de la propriété. Vous ne comprenez pas. Vous sortez les outils du sac, les semences. Vous en aurez besoin si le beau temps revient.

— Merci. Saluez l'oiseau pour moi.

Un jour de perdu. Vous n'avez pensé à rien. Quitterez-vous ce pays qui vous connaît sans même vous incliner sur la tombe de vos créateurs ? Vous n'entrez pas dans le cimetière. Vous n'y êtes jamais entré. Passons. Vos pas vous conduisent sur le seuil d'une maison dont vous avez été chassé il y a deux ans. Elle consentira peut-être à se montrer au balcon. Vous avez été battu sous ce porche. Vos fleurs, églantines rares, ont été répandues sur la chaussée par un domestique zélé. L'autre vous battait. Il avait presque brisé vos jambes. Vous avez traîné sur le dos dans une allée ensoleillée. Les orangers étaient en fleurs.

Des enfants avaient eu pitié de vous. Vous n'aviez même pas tenté de vous défendre. Vous dormiez quand ils sont entrés dans la chambre. Elle dormait elle aussi, contre vous. Vous gisiez sous la lumière d'une étoile percée dans le plafond. L'eau des bains passait par-là, dans une rigole bleue. Votre chemise y trempait. Elle avait aimé vous laver les pieds. Votre jouissance l'avait déconcertée. Elle vous avait donné des seins pointus comme des citrons. C'était une victoire pour vous.

Elle n'avait pas répondu à un appel lancé dans le jardin. Cette recherche les avait excités. Ils entraient comme des chiens. L'un d'eux rassemblait les fleurs que vous aviez apportées, l'autre vous harcelait, vous ne voyiez plus que votre douleur. Puis l'allée, le soleil, les fleurs des orangers, le regard des enfants, la lourde porte du patio qui s'ouvrait, le porche plongé dans l'ombre d'un eucalyptus, la souffrance, les fleurs sur le pavé de la rue, le passant qui met fin à la rixe, votre nouveau maître.

Vous avez beau crier que vous l'aimez, on ne vous écoute plus. Vous n'êtes pas venu ici par hasard. Je vous attendais.

Il y aura une troisième femme dans votre existence, voulez-vous ? Et vous ne dites pas non. Il y a de l'eau ici. On la chauffe dans de grandes jarres plantées dans la cendre d'un foyer entretenu par des ombres. Toute la poussière du chemin vous est enlevée. Puis elle vous possède. Comment expliquer qu'une enfant ait acquis ce pouvoir ? Vous n'avez pas lutté. Elle a à peine caressé votre corps. Elle n'avait pas d'autre désir de contempler une érection verticale. Son mariage n'a pas été consommé. Elle caresse l'objet, indifférent à votre plaisir. Le jour où un sculpteur vient en prendre l'empreinte, vous n'avez pas d'érection. Il laisse la terre et s'en va après avoir expliqué la technique du moulage sur le sein que vous n'avez pas vu.

Vous avez vu le dos avec ses petites traces de fouet. Le sculpteur s'en va. Elle revient. Le sein est jaune, glissant. Vous barbouillez l'autre sein. Vous écrivez sur le ventre avec cette boue. Il ne vous reste plus qu'à pénétrer le bloc de terre qu'elle vous propose, un cube presque parfait où elle laisse la trace de ses mains.

— On recommencera.

Vous devez souvent lui parler de vos femmes, celle que vous avez aimée et celle que vous avez épousée. Elle vous écoute comme s'il s'agissait d'un enseignement. La caresse est incessante. Vous justifiez votre présence par de vagues travaux de jardinage. Vous n'avez guère le temps de vous consacrer à des perfectionnements qui finissent d'ailleurs par vous hanter. L'érection du matin s'achève dans sa bouche. Puis vous la fouettez doucement.

Le samedi, vous ne confessez rien mais vous redoutez qu'elle ne se livre elle-même à cette graine de maître chanteur qui veut vous faire servir la messe.

— Elle a l'air tellement heureux depuis que vous êtes là ! Elle a même changé sa coiffure.

Un valet aux bottes rouges, celui qui vous a fait entrer dans ce monde caché, la porte quelquefois dans ses bras, s'il a plu, ou si sa cheville craint la pluie. Le godemiché est entré plusieurs fois dans votre anus quand elle vous chevauche. Des musiciens jouaient sur la terrasse, derrière le rideau. Quelquefois une femme chantait.

— Écoute la femme. Elle parle d'un pays lointain. Le vent ne répond pas à son attente mais elle attend et il vente. Nous sommes aux sources de la musique et de la parole. Ne souhaites-tu pas éprouver un jour cette nostalgie à la place de cette soif de plaisir ? Nous ne serions plus seuls. La même femme nous rappellerait que nous sommes partis. Nous emmènerons aussi les musiciens. Je possède la plus belle des goélettes. Ne rêves-tu pas d'un voyage avec moi ?

Elle écarte ses jambes sans vous laisser approcher. Vous touchez les genoux.

— Ils joueront toute la nuit si je l'exige. Tu dormiras debout, comme les chevaux. Il y aura une quatrième femme dans ta vie. J'y ai pensé tout aujourd'hui. Je la choisirai parmi les domestiques. Il y a aussi les filles des métayers. Tu n'aimeras pas leur rudesse, ce sont presque des hommes. Tu préféreras la domestique qui me ressemble. Nous l'avons déshabillée au bain. Nous avons comparé nos seins, nos fesses, nos triangles, elle a des jambes plus longues que les miennes et des pieds plus petits. Nous lui avons coupé les cheveux, son père l'a fouettée. Comme elle ressemblerait à un garçon si les garçons ne la désiraient pas ! Nous embrassons sa bouche, le bout de ses seins, effleurant l'anus, sous l'eau elle a l'air d'un poisson maintenant qu'elle n'a plus peur de nous. J'aime ce glissement entre les jambes des autres, cette approche amusée de ma ressemblance. Tu l'épouseras si c'est ce que je désire. Ou bien je te donnerai la peau d'une fille de ferme. Je n'ai rien décidé encore. Il faudra que tu te taises. Je ne t'ai pas encore demandé de coucher avec les garçons qui veulent de toi. Je leur en ai parlé. Tu les regarderas à travers le rideau. Parce que je le veux, ils couchent avec des filles.

Le temps passe doucement. À la fin de l'été, nous sommes allés rêver sur la plage. Tu étais marié. Elle est jolie après tout. Je n'ai plus désiré qu'elle me ressemble.

— Vous ne possédez rien et je ne possède pas tout.

— Quelle jolie cuisine !

Ses frères ont réparé la clôture. Un cochon patauge derrière la maison. Il y a des oiseaux dans un arbre. On a changé la pierre du seuil. Elle pose des fesses tranquilles et regarde l'horizon. Vous revenez tous les soirs avec l'argent de la pitance. Un vieillard anime vos soirées. L'ai-je bien choisi lui aussi ? Il aime vos fleurs.

— Tu as bien fait de ne pas épouser l'autre, dit-il.

L'autre, ma ressemblance, cette possibilité de confusion.

— Tu n'aurais pas été heureux. Ce jeu t'aurait épuisé. Je le réserve à un autre. J'ai le temps. Nous aurons un enfant. Pourvu que ce soit une fille !

Et vous entriez en elle avec de plus en plus de passion pour ce corps peut-être double. Le soir, les caresses de votre femme vous conduisaient lentement au bord du sommeil. Il ne vous restait plus qu'à vous jeter dans cette eau. Vous êtes un noyé de la nuit. Comment ne pas désirer la retrouver sur les lieux d'un travail factice ? Elle ne vous surprenait plus mais le plaisir était le même. Si c'était elle.

— Tu es fou ! dit votre femme.

Vous venez d'allumer le premier feu de l'hiver. Le vieillard est entré dans la cheminée. Il est assis sur une chaise aux pattes raccourcies. C'est la chaise des femmes qui travaillent sur leurs cuisses. Le soir, elle lui appartient. Et il s'endort dessus.

— Tu es fou !

Il faut être fou en effet pour ne pas savoir si c'est elle ou si l'autre lui ressemble à ce point. Vous transportez le vieillard dans sa paillasse. Il est un peu moins lourd chaque jour. Il vous remercie. Vous l'embrassez sur le front. C'est peut-être votre père. Dans ce cas, vous êtes retourné dans votre pays.

— Vous l'avez revue ? Dites-lui que vous lui avez parlé. Elle adore ce genre de mensonge. Et si ce n'est pas elle, elle a tout entendu.

— Tu es fou !

Il faut être fou pour penser à un enfant.

— Tu y penses. Mes seins ne pourront jamais contenir l'accroissement nécessaire à sa survivance. Nous sommes trop jeunes, incomplètes, trop facilement satisfaites.

Le vieillard vous saisit la main. On dirait qu'il va mourir. Il vous remercie encore. La nuit, il est le témoin silencieux de cette espèce de plaisir que vous prenez à tromper votre femme sur la nature de vos sentiments. Vous exagérez. Vous exagérez le cri, la convulsion, le baiser. Vous ne voulez plus vous noyer dans ce sommeil qui n'est pas le vôtre.

Le lendemain, le vieillard est mort. On l'enterre le jour même à cause du pourrissement. Elle pleure. Ce n'était donc pas votre père. Vous la serrez dans vos bras comme si c'était elle que vous aimiez.

— Aimez-vous donc quelqu'un ?

Comment aimer ce que les miroirs ont perçu une fraction de seconde avant vous ? L'enfant doit paraître. Il en aura deux, comme je l'ai dit. Un troisième était impensable. Quand don Guillermo est revenu de la guerre, on a d'abord remarqué l'absence de l'épée d'Albaicín. Il avait aussi perdu sa virilité, mais j'en étais le seul témoin.

Vous étiez vierge, Cecilia. Je l'ai constaté moi-même, souvenez-vous. Jamais une femme ne m'avait autant désiré. Je me suis donné à vous comme à une espèce d'homme. Votre virginité, c'est tout ce que j'ai consenti à lui avouer de ma trahison. Il m'a fouetté sur le balcon, puis il m'a adoré. Le soir, vous léchiez mes plaies. J'ai souhaité me trouver loin de vous mais c'était impossible.

L'enfant n'était pas le vôtre mais il vous ressemblait. Vous aviez trouvé du plaisir à créer cette complexité. Votre double fut chassé. On apprit que Lorenzo était bigame. Je m'enfuis avec lui. Les jumeaux, comme on les appelait, grandissaient sous votre surveillance. Lorenzo et Lorenzo. Et Lorenzo que je voulais aimer votre place. Je lui contais la vérité. Son esprit fut désormais tourné vers cette possibilité de retrouver la véritable mère de son enfant. Après tout, c'est d'elle dont il se souvenait.

Nous fouillâmes tous les ports. J'ai payé une espionne pour vous trahir mais elle tomba amoureuse de vous. Nous pensâmes à l'Amérique. Improbable voyage. Notre escadre tournait en rond au beau milieu de la mare nostrum. Je perdis un œil en Sardaigne, à cause d'un insecte.

On pardonnait ses fugues à Lorenzo. Jamais personne ne parla de désertion. Je racontais son histoire et on lui pardonnait. Sa nudité de prisonnier me fascinait. Je le sauvais pour le posséder.

Dans vos jardins, don Guillermo croyait devenir fou. Il avait plus de chance que moi de retrouver l'autre Cecilia. Il démasqua mon espionne et la fit fouetter. Il fit fouetter l'autre Lorenzo qui avait chapardé dans les vignes. Plusieurs fois il vous déshabilla pour vous fouetter lui-même mais votre docilité le désarmait. Voilà un homme qui ne vivrait pas longtemps à vos côtés. Il songea à faire couper la langue du forgeron qui avait reproduit l'épée d'Albaicín d'après les tableaux des ancêtres qui la portaient tous en évidence, un seul la brandissait, mais il était à cheval. Don Guillermo posa sur un fauteuil, comme un Anglais, l'horizon de Polopos apparaissait dans une fenêtre où se trouvait le point de fuite de la lumière, parfaite absurdité que le peintre n'avait pas acceptée sans réticence.

Le petit Lorenzo était turbulent. On craignit même que le diable ne l'habitât. Il épouvantait les servantes. Les gardes du porche étaient stoïques. Il y eut des invités pour se plaindre. On ne fouettait pas l'enfant. On tentait de le raisonner. À trois ans, il pelotait encore les seins fatigués de sa nourrice sous l'œil narquois de l'autre Lorenzo qui préférait déjà les jeux de garçons.

Cecilia grandissait elle aussi. Elle eut dix-sept ans. Vous étiez presque un vieillard, à moins de quarante ans. Lorenzo avait trois ans. Et j'écrivis une lettre pour parler de l'Amérique.

Mon espionne y chercha de nouvelles instructions, il y avait presque deux ans je ne m'étais plus manifesté, elle crut même me voir un jour de foire dans l'habit d'un maquignon flatté d'être remarqué par une aussi jolie fille.

Pour patiner l'épée d'Albaicín, vous l'attachiez à la queue de votre cheval au bout d'une corde et vous galopiez sur la plage, traversant les embouchures et les dunes, pris de vertige à l'idée de la perdre encore dans des circonstances inavouables. L'acier ne changeait pas. Vous perdîtes une pierre de la calotte. Lorenzo la retrouva dans l'escalier. Il jouait avec elle quand vous la réclamâtes à une domestique éberluée. L'enfant montra la perle. La domestique fut chassée, trop heureuse de s'en tirer à si bon compte. Cecilia s'interposa.

Souvenez-vous, Cecilia. Vous aviez dix-sept ans. L'enfant n'avait pas apprécié vos petits seins, votre cou n'avait pas la douceur qu'il connaissait. En glissant sur vous, il vous avait griffée. Vous aviez désiré cette douleur au bout de votre sein, au bout de vous-même, à quelle distance du plaisir ? L'enfant passa entre les jambes de mon espionne. Don Guillermo vit passer un petit être tout excité d'être poursuivi par deux filles en chemise. Il entra dans le labyrinthe. Les feuillages étaient impénétrables, sauf par un corps de cette dimension. Il vous échappa pendant une heure. Vous alliez devenir folle de rage. Votre chemise était déchirée, vos cheveux défaits, une tache de sang signalait la pointe de votre sein blessé.

L'autre Lorenzo observait la scène, debout sur l'appui d'une fenêtre. Sa grosse et tendre mère le tenait par la ceinture. Elle lui parlait de vous parce qu'il voulait tout savoir de votre désespoir.

— Quand votre fils mourra, ce sera lui votre vrai fils. Vous serez seule au monde avec lui.

Quel carnage ! Lorenzo revient, assassine don Guillermo, est pendu à la croisée des chemins, la peste emporte le fils qu'il vous a donné, la nourrice meurt de la même calamité, quel récit ! Vous survivez.

Vous avez recueilli le petit Lorenzo. Je ne reviendrai plus. Vous m'oubliez. Comme les Vermort cherchent à redorer leur blason, les Alamos, dont vous êtes l'œuf pourri, sortent de leur manche une petite Aliz, un peu brune tout de même, mais assez jolie, elle promet de rester mince toute la vie. Lorenzo était presque un homme lorsque vous avez amené Aliz à Vermort. On vous attendait sur le bord de la route. Vous vous étiez arrêtés dans une auberge, en pleine après-midi, pour changer la toilette de cette toute jeune fille, en réalité une enfant.

Les Alamos eux-mêmes reconnaissent que vous êtes la fée d'Aliz. Sans vous, elle n'aurait pas acquis cette goutte de mystère qui perle à l'angle des paupières quand on lui rappelle qu'elle est orpheline. Lorenzo la porte quelquefois sur ses épaules mais elle n'a plus l'âge de ces jeux. Ses cuisses sont pleines et la courbe de la colonne vertébrale s'est accentuée ces derniers temps, on attend l'apparition d'un galbe, d'une odeur, d'une légèreté qui n'est en fait que la confusion provoquée par le poids et la vitesse acquise par coquetterie. Vous lui avez appris des rudiments de français. Elle aime exprimer des sensations choisies, mesurant ainsi ce qui la sépare encore de la poésie.

Durant le voyage de Polopos à Vermort, vous chevauchez souvent l'alezan de Lorenzo. Les chemins, les routes ont durci les traits de votre visage. Vous n'êtes jamais allée aussi loin. Une fois je vous ai attendue plus d'une semaine à Melilla. Vous n'êtes pas venue ou vous avez changé d'avis. On vous a vue et on m'en parle. J'ai attendu, prostré dans le lit, comme en prière. Vous m'oubliez peu de temps après.

Lorenzo grandit près de vous. Il y a une distance entre vous et lui. Vous ne la franchirez jamais. Il n'y pense peut-être pas. Aliz le voyait arriver sur le chemin, le dimanche en début d'après-midi, à cheval et portant le fusil sur l'épaule comme un bandit. Elle le regardait à travers la grille. Les Vermort couchaient dans la meilleure chambre. Il y avait un coffre au pied du lit, leur appartenant. La clé était posée quelquefois à côté de l'assiette de la comtesse de Vermort qui était une femme rêveuse, lente et rieuse. Elle caressait les cheveux d'Aliz. On ne parlait pas de don Guillermo en votre présence, sinon tout le monde avait quelque chose à dire.

Lorenzo franchissait rarement le seuil de la salle à manger. Il entrait sans se décoiffer mais demeurait dans le couloir, gênant le passage des domestiques. Le comte de Vermort s'était levé pour le saluer, il avait serré cette main longue et noueuse et lui avait fait un compliment sur sa maturité, comme si celle-ci avait été en bonne voie de se perfectionner au contact de tant de complexité.

Maintenant il ne se levait plus. Il secouait cependant la main et Lorenzo répondait par un sourire qui faisait fondre le petit cœur d'Aliz. Elle était assise entre le comte et la comtesse et mangeait avec application. Cecilia ne levait pas la tête pour le regarder. La comtesse semblait penser à autre chose. Lorenzo portait une épée. Il s'en servait pour décapiter les rosiers de l'allée. Il décapitait les chandelles, les blés, les rideaux voletant dans les courants d'air. Il avait souvent l'épée à la main. Les Alamos ne l'aimaient pas, à l'exception d'Aliz qui rêvait de lui et de la tante Cecilia qui connaissait le moyen de l'imposer à cette famille blessée. Le comte lui parlait s'il était seul avec lui, se méfiant même des domestiques. Il l'avait invité à venir lui aussi à Vermort.

— Mais je ne voyage pas sans lui, dit Cecilia.

On emmènerait aussi Manuel, le valet aux bottes rouges, et Bortek, qui était un nain laid et difforme, mais bon cocher. Toutes les affaires de ces cinq personnages entrèrent dans la même malle. Cecilia ne voyait pas d'inconvénient à mélanger ses fragiles toilettes avec les chemises rapiécées de Bortek. La seconde paire de bottes rouges était enfermée dans un sac de toile que Manuel ouvrait tous les jours au relais.

À Vermort, on se donnait corps et âme aux préparatifs de ce séjour. La comtesse manquait d'enthousiasme mais ne ménageait pas son corps. Le comte ne cachait pas son intention d'éblouir sa cousine espagnole. Le baron venait plus souvent, rarement accompagné de sa toute jeune épouse mais toujours monté sur un beau cheval. Néron dormait moins, se réveillait plus tôt, se surveillait dans un miroir et ne se couchait pas sans faire une toilette complète. Il avait changé d'odeur. Le comte finançait sur sa bourse personnelle le chemin de Vermort à Castelpu et le baron en fit autant pour celui de Vermort à Bélissens. Néron consultait les gravures.

La femme espagnole était maigrichonne, pas très jolie et très pudique. Le comte affirmait le contraire. Il avait connu des Espagnoles bien en chair, belles et généreuses, mais Cecilia n'appartenait ni à l'un ni à l'autre de ces groupes.

— N'est-ce pas, Gisèle ? demandait-il en se penchant un peu sur son assiette.

On parlait à table depuis le retour du fin fond de l'Espagne. Néron avait même réussi une fois à imposer un sujet. Fallait-il se limiter à ce qu'on savait déjà, même par instinct ? Il avait un peu dépassé les bornes mais le comte avait relevé le défi sous le regard étonné de la comtesse qui souffrait de montrer ses mains alors que sa poitrine et ses épaules envahissaient le regard. Néron parlait d'Aliz.

— Pourquoi Aliz ?

La mode était aux bourgeoises, qui étaient des espèces de nonnes. Il avait touché aux cheveux d'une toute jeune fille rendue hystérique par la présence d'un criquet dans son chapeau. Ensuite elle lui avait reproché d'avoir tué le criquet. Elle s'était penchée pour le laisser atteindre l'épingle. Le cou descendait dans une chemise. Le criquet tentait de se frayer un passage dans la tresse d'un chignon. Il plongea un doigt peut-être expert dans cette toison, rencontra le criquet, le pinça et le tua sur place. Le craquement la réveilla. Il tenait l'horrible dépouille entre le pouce et l'index, preuve de son amour.

— Ce n'est pas ce que je vous ai demandé !

La prochaine fois il n'agirait pas avant de tout savoir des désirs de la belle.

— Et comment t'y prendras-tu ? demanda le comte qui s'amusait tout en se renseignant sur l'intelligence sexuelle de son fils.

Néron commença. C'était obscène au fond.

— Il faudra tenir un peu ta langue devant nos cousines, dit la comtesse.

Le repas s'achevait par une crème dans laquelle on trempait des biscuits. Le comte finissait son verre, voluptueux, presque triste.

— Ce n'est pas toujours aussi facile de les aborder, avait-il dit. On ne bénéficie pas toujours de l'aide d'un insecte.

Il avait vécu la même aventure avec une toile d'araignée. Il n'était donc pas question de tuer quoique ce fût et même c'était long, sans doute interminable pour la belle qui ne se révoltait pas parce qu'elle n'en trouvait pas la raison.

Néron ne parla pas de ses testicules, de leur agitation. Une fois il avait eu une érection. C'était agréable. Il ne savait pas que ce genre de choses pouvait arriver. Son corps le savait. Il ne s'était pas inquiété. Il n'avait pas appelé. Il trouva des érections dans les gravures, il trouva même le mot et un début d'explication. Il n'y eut plus d'érection. Même la belle au criquet n'avait rien provoqué. Les testicules bougeaient. Elle s'en allait sans se retourner. Il jetait le criquet dans la nuit et ne rejoignait pas les autres. Il n'avait rien désiré. Il fallait qu'il en fût ainsi sinon plus rien n'était explicable. La comtesse avait-elle vécu pareille aventure ? Était-ce elle, la belle à la toile d'araignée ? Qu'est-ce qui rapprocherait Néron d'Aliz ? Se marieraient-ils sans cette proximité ? Quelquefois c'est facile. On n'a besoin ni d'insectes ni de toiles d'araignée. Mais qu'est-ce que ça dure ? Que va-t-il se passer quand elle sera là. Il y avait cette possibilité de lui offrir le secours de sa main quand elle commencerait à descendre de la voiture. Elle serait peut-être gantée. Il éprouva ce contact sur sa propre main, mesurant la pression à exercer pour atteindre la chair à travers les mailles de la dentelle. Elle porterait des gants de soie. Pas facile d'imaginer la main nue de celle qui est censée se soumettre à la promesse qui fait d'elle une femme future alors qu'elle n'est encore qu'une enfant qui s'amuse avec l'enfant qu'elle a été. Une deuxième érection changerait peut-être tout. Il s'y exerça.

Les livres lui avaient enseigné l'éjaculation. Rien sur le plaisir. On parlait d'une extase mais sans rien en dire. La femme semblait plutôt en adoration. L'homme se comportait en dieu du sexe, elle le servait. Et rien sur les enfants, sinon que c'était la manière de les concevoir. Il se compara, désespéré à cause d'une note qui prévenait que la taille des verges ne correspondait pas à la réalité, du moins à la réalité extérieure. La monstruosité naissait donc de l'intérieur de ce corps mais le miroir était fidèle. Il y avait cette maturité à atteindre.

En attendant, l'aspect de la verge était lamentable. Comment expliquer alors la monstruosité qui affectait le membre viril de Fabrice ? Une fois Aliz intégrée au petit monde de Vermort, il fallut bien qu'elle en fût le témoin. Fabrice bandait comme les dieux des gravures. Néron avait assisté à une éjaculation verticale, jet du bien contre le mal. Le plaisir avait embelli le masque du nain. Quel cri ! On était accouru de toutes parts. La main de Fabrice continuait d'extraire de l'extase. Qui avait débouclé la sangle ?

La comtesse entra la première, suivie du comte qui haletait entre deux bouffées tirées de sa pipe. Tante Cecilia demeura sur le seuil de la porte, barrant le passage à une Aliz qui voyait ce qu'on voulait l'empêcher de voir. Néron était caché dans le rideau. La comtesse chassa tout le monde sans ménagement, y compris le comte une fois qu'il eut sanglé la main rebelle qui s'agitait comme celle d'un condamné au garrot.

Aliz avait vu Néron ou elle l'avait deviné. La comtesse dosa une prise d'opium mais les dents de Fabrice ne se desserraient pas. Elle utilisa l'onguent. La verge y trouvait encore du plaisir mais le principe actif de la pommade était toujours le plus fort. Elle tomba avant même l'arrivée du docteur. Le comte, apparu dans un instant dans l'entrebâillement de la porte, avait eu le temps de proposer un nouveau système de boucles cadenassées.

— Gisèle, mon amour ! murmura le docteur une fois la porte refermée.

Fabrice dormait paisiblement. Le docteur s'activa. La culotte sur les genoux, il montra son érection déjà recouverte d'un boyau.

— Nous n'avons pas le temps ! dit la comtesse.

Elle montrait ses adorables fesses. Une coulure d'huile en rehaussa la complexité. La verge pénétra dans ce mélange de poils et de replis. Dans le rideau, le corps nu de Néron avait froid. Les yeux étaient fermés. Il entendait les respirations des protagonistes de son hallucination. Un grognement contenu indiqua la fin de l'accouplement. En effet quand il écarta légèrement le rideau pour se rendre compte, la comtesse était assise au bord du lit et le docteur, penché sur le corps immobile de Fabrice, écoutait les battements du cœur.

Un tuyau sortait de la bouche du dormeur. Le docteur y emboucha un petit entonnoir pour y verser le contenu d'une fiole. La comtesse avait sorti son mouchoir de sa manche et l'avait formé en boule pour s'éponger les yeux. On frappa à la porte plusieurs fois. Le docteur ne se retournait plus pour répondre non. Les fesses de la comtesse emplissaient encore ses mains.

— Trouvez un prétexte pour venir me voir demain à mon cabinet !

Il parlait tout en versant le contenu de la fiole dans le petit entonnoir aux reflets mauves. La comtesse mordit le mouchoir.

— Nous ne pouvons tout de même pas soumettre notre bonheur à des crises qui s'espacent, mon amour, qui s'espacent !

C'était elle qui les provoquait, Néron en était le témoin. On l'eût trouvé dans le rideau au moment où tout le monde était entré dans la pièce (c'était facile si Aliz l'avait trahi), il porterait maintenant la responsabilité de la crise, comme la comtesse appelait pudiquement ces voyages à l'autre bout de l'infini. C'était la première fois qu'il se cachait dans le rideau, un peu par hasard et n'ayant pas préalablement mesuré toute la portée de son acte. La comtesse avait agi avec une précision que seule l'habitude pouvait expliquer. La verge avait gonflé rapidement sous l'effet de la caresse. Le corps de Fabrice était entré facilement dans cette extase. Elle avait débouclé la courroie. La main de Fabrice avait remplacé la sienne. Elle était sortie par le balcon, prenant soin de tirer le rideau derrière elle. Qu'allait-il se passer ?

Néron se référait à des gravures. Il était loin de s'imaginer que le scénario mis en place par la comtesse avait une autre fin de l'orgasme dont parlaient les commentaires et dont un abus de traits rendait compte assez bien. Non découvert à la fin du premier acte, puisqu’Aliz consentait à ne pas le trahir, il pouvait toujours l'être à la fin du second, ce qui changeait considérablement les perspectives de la comtesse.

— Imagine ! dit Aliz.

Elle était là depuis une semaine. Son intrusion dans l'intimité de Néron, forcément plus récente, lui donnait l'avantage d'une conversation non pas menaçante mais terriblement osée. Néron avait fui lui aussi par le balcon. Elle l'avait intercepté dans l'escalier. Il était encore nu. Il entra dans les rosiers.

— Tu es fou ! dit-elle.

Il se mordit la lèvre :

— Je ne suis pas prêt à recommencer, balbutia-t-il.

Elle en savait moins que lui mais cela ne durerait pas. Le soir il la rejoignait dans sa chambre et ils parlaient. Elle lui raconta l'histoire de Cecilia et de Lorenzo. Il inventa celle de Sweeney, faute de mieux. Ce fut elle qui l'emmena voir le bain de Lorenzo. Encore une verge magnifique. Il avait ressenti du plaisir quand elle s'était lentement enfoncée dans l'eau. Elle était toujours dressée quand Lorenzo sortit de cette eau fragile. Le jeune homme s'habilla. Néron ne regardait plus.

Aliz jouait plus loin dans le pré, se baissant de temps en temps pour couper une fleur. Des vaches la regardaient. Elle s'éloignait toujours. Maintenant le cheval de Lorenzo galopait sur le chemin de halage. On entendit les sabots sur le tablier de l'écluse. Néron semblait dormir dans la broussaille. Il entendit aussi les sandalettes d'Aliz. Elle était de l'autre côté du canal, agitée par des signes. Il grelottait.

Il s'approcha de la berge. Il préférait regarder son reflet. Elle perdit patience et continua son chemin. Pourquoi ne la désirait-il pas ? De ce côté du canal, le chemin serpentait entre les ormes, se perdant de temps en temps dans le taillis qui descendait encore. Pas question de la rattraper, mais il marchait plus vite qu'elle, conservant cette diagonale d'eau verte malgré les irrégularités du relief et des courbes. En arrivant au pont, elle monterait le petit escalier obscur et vert puis remonterait la route du côté des champs de blé. Il la perdrait rapidement de vue. Lorenzo, lui, avait dû emprunter un chemin jaune qui rejoignait verticalement la route un peu plus haut, à la limite des acacias où dormaient des chevaux. Il aurait le temps d'enculer Aliz.

Néron devina l'endroit de l'accouplement. L'herbe était couchée sous un orme et plus loin le cheval avait coupé l'herbe du talus. Lorenzo adorait enculer Aliz. Il enculait toutes les femmes. Il enculait aussi peut-être des hommes. C'était un enculeur et tante Cecilia adorait ça aussi. Il était tard. La nuit n'allait pas tarder à tomber. Un dernier fardier chargé d'un bloc de marbre informe souleva un peu de poussière. Le conducteur reconnut Néron et le salua cérémonieusement. Néron rendit le salut avec la même dose de solennité. Le ciel grisaillait la cime des arbres. Il atteignit le portail du château au moment où le soleil disparut derrière les toitures.

Il marchait dans l'allée. Il pensait trop à Aliz. Il pensait à elle comme à une femme raisonnablement dépendante de ses désirs. Quelquefois l'argent prend toute la place, même si les choses restent à leur place. Il savait trop bien de quelle manière il aurait du plaisir. Ça se passait entièrement dans sa tête à la condition d'être la proie, la proie véritable et consentante. Il y avait une bonne odeur sous la charmille. Une lampe clignotait dans les feuillages. Il retrouva Aliz dans cette lumière. Elle mangeait des noix.

Elle avait amené les deux pierres avec le petit sac contenant les noix. Elle était adroite, extrayant d'impeccables cerneaux. Elle montrait ses adorables chevilles. Il voulait y déceler les signes de la sodomie, préférant l'appui des chevilles à l'enfoncement des genoux dans cette terre molle. Lorenzo donnait à admirer un dos musculeux, des fesses de pierre, ses jambes séparaient celles d'Aliz. Elle lui offrit une noix. Il aurait aimé être là, sous elle, impuissant et incapable même d'y trouver du plaisir. Il s'assit à côté d'elle. Elle se penchait entre ses cuisses, les pierres se trouvant sur la deuxième marche, le sac était ouvert entre elle et Néron, elle y puisait ces petites promesses de plaisir et lui proposait de le partager avec elle.

— Tu n'aimes pas les noix ?

Les noyers produisaient régulièrement tous les deux ans. On récoltait aussi les châtaignes de l'automne. Elle aimait ces fruits mais il ne l'avait jamais vue décortiquer une châtaigne brûlante. Il devinait cette douceur. Elle lui souriait, ouvrant la bouche pour mâcher, sortant même la langue pour recueillir des éclats sur les lèvres. Devait-il oublier ce qu'il avait vu avec elle ou plus exactement ce qu'elle l'avait amené à voir ? Il s'était pelotonné sous elle, entrant entièrement dans cette chaleur. Des gouttes de leur huile tombaient sur lui. Il caressait le tronc d'un arbre, résistant au glissement qui l'entraînait entre leurs jambes accouplées.

— Oui, dit-il, nous en mangeons toute l'année.

Il y avait aussi les châtaignes, les pommes et les trèfles de l'été.

— Quelle nuit ! dit-elle.

Elle parlait de l'absence de lune. Quelques étoiles scintillaient. Le sac était vide. Il y enferma les deux pierres.

— Nous avons les mêmes coutumes au fond, dit-elle.

Il se rengorgea : Oui, oui, des détails, peu de choses en effet, il n'y a pas tant de différences, on devrait moins en parler. Comment la désirer ? Il l'eût aimée rugueuse et anguleuse, violente, irritable même, et sale. Elle avait de beaux yeux enfantins et son imagination ne la concevait nue que dans la blancheur de la peau et le soyeux de ses cheveux. L'anus ne sentait pas la merde. Devait-il croire tout ce qu'elle lui avait dit de tante Cecilia, de don Guillermo, de Lorenzo et de Lorenzo ? Qui était ce narrateur au courant de tout ? Il avait tant de questions à lui poser. Il se contenta de la regarder.

Demain tante Cecilia et Lorenzo s'en retournaient d'où ils venaient. Elle partirait peut-être avec eux, ce qui était avancer la date habituelle de cette espèce de fuite. Pourquoi ne pas se décider maintenant ? Il eut un geste d'impatience.

— C'est que, dit-elle, tante Cecilia est jalouse de moi.

L'histoire de cette femme ne s'arrêtait donc pas où elle avait semblé marquer définitivement la vie des autres.

— Jalouse ? dit Néron.

La bouche d'Aliz contenait encore des débris de noix :

— À cause de Lorenzo, dit-elle.

Néron luttait contre son imagination.

— Elle s'invente des raisons, dit Aliz. Ce n'est pas vraiment son fils, ça tout le monde le sait.

Néron n'osait plus regarder la bouche rebelle. Qu'est-ce que je suis pour lui ? pensa-t-il, regrettant aussitôt de se l'avouer.

On se promenait dans les allées, derrière une lampe portée par un domestique. C'était le comte, la comtesse, tante Cecilia et Lorenzo.

— Les enfants ! fit le comte.

Il était maintenant nécessaire de les rejoindre. Aliz courut. Néron préféra emprunter un raccourci. La comtesse détestait ce genre de manœuvre. Il se boucha les oreilles pour ne pas écouter ses remontrances. Le comte devait fournir des explications circonstanciées à sa cousine Cecilia. Néron traversa l'ombre comme s'il la connaissait. Aliz avait-elle posé une question à son sujet ? Elle tenait la main de Lorenzo qui l'aidait à franchir les obstacles, des flaques d'eau noire. Néron déboucha au bout d'une allée : il cita le théorème de Pythagore.

 

4

 

Les journaux véhiculaient les grandes allégories des temps modernes. Fabrice en achetait un chaque semaine, les autres jours il lisait le quotidien au comptoir d'un café en buvant du vin blanc. On le voyait grignoter scrupuleusement des graines. La catégorie de parabole qu'il affectionnait particulièrement se trouvait au milieu du papier. C'était ainsi qu'il l'ouvrait après l'avoir secoué en l'air et taqué un peu les feuilles sur le zinc. Il avait toujours cet air réjoui de celui que les nouvelles satisfont. On l'avait rarement vu irrité ou étonné, peut-être une fois ou deux, mais on se souvenait mal de ces observations. D'ailleurs on ne l'observait pas. On se surveillait discrètement. Comme il ne participait à aucune conversation, on ignorait tout de son sujet de prédilection. On l'avait quelquefois pris à témoin. On avait même peut-être épuisé la nomenclature. On n'avait pas réussi à l'arracher à cette espèce de rêve éveillé qui était tout ce qu'on savait de lui, sans compter qu'on ne savait rien de ce qu'il contenait. Nous avons tous des rêves. Les journaux le savent.

Le lundi (pourquoi pas le dimanche ?), il doublait sa mise sur le comptoir, en échange de quoi il pouvait emporter le journal. Pourquoi le lundi ? C'était le jour de la résolution des mots croisés de la semaine précédente. Il n'y avait rien d'original à se prêter à cette recherche ludique. Chaque rubrique avait sa grille. On s'intéressait rarement à celle du voisin, si on jouait à ce jeu plutôt qu'à d'autres dont la solution était donnée le jour même, à l'envers et en petits caractères. On ne l'avait jamais vu retourner le journal, ce qui produit un bruit généralement intolérable.

Il ouvrait la coquille de ses pistaches avec une précision automatique. Il finissait l'écuelle, redemandait qu'on lui remplît le verre une dernière fois et se rinçait la bouche en se regardant dans le miroir entre le percolateur et la caisse enregistreuse. Il y avait des coupons dans le journal, sauf le lundi justement, qui était le jour où on en donnait la valeur. On avait donc vérifié qu'il ne les empochait pas au nez et à la barbe de tout le monde. Ce n'était pas un pingre.

Au début on avait seulement remarqué qu'il était petit de taille. On ne s'était pas intéressé à la couleur de sa peau. Il était toujours correctement vêtu et le blanc de sa tenue était toujours impeccable. Il fumait des cigares emmanchés dans une canule de bois ou de roseau, on ne s'était jamais approché assez près pour se donner raison contre l'avis de l'autre. Il portait des bottines de chevreau écru. Un pied se calait dans les barreaux du tabouret, l'autre battait en l'air on ne savait quelle mesure. Il tenait le journal ouvert à quarante-cinq degrés, le dos tangent, lui aussi à quarante-cinq degrés, au bord du comptoir qui à cet endroit commence à s'incurver et semble descendre dans l'ombre de la salle de jeu où les lampes sont basses. Il ne traverse cette lumière que pour se rendre aux toilettes où il s'attarde, non pas dans une cabine, mais devant un miroir. Sur le comptoir, le journal est fermé. On attend qu'il revienne pour lui demander s'il a fini de lire. Il dit toujours oui. C'est peut-être vrai. Rien d'autre que ce regard ne l'attire dans les toilettes. On serait surpris qu'il répondît non. Vous feriez quoi, vous, s'il vous surprenait ?

Vous revenez à la table de vos amis avec le journal tenu par un angle, le petit doigt en l'air. Les pages sont-elles encore chaudes de sa curiosité ? On mesure des différences, mais l'analyse s'embrouille vite. Allez-vous passer cette majeure partie de votre temps à opiniâtrement rechercher ce qui motive l'intérêt que monsieur Fabrice de Vermort porte au journal ? Arriverez-vous un jour avant lui sur le seuil du café dont le rideau de fer n'est pas encore soulevé ?

Le matin il était sur la place avant même les marchands des quatre saisons. Il ne rencontrait que des chiens et des chats. Sa figure était bien éveillée. Il avait consacré du temps à sa toilette, à son habillement, sans doute aussi à se nourrir. Vivant seul dans son confortable appartement, il n'avait passé aucun temps avec quelqu'un, on eût deviné cette tristesse à cette heure matinale, plus tard son regard était légèrement troublé par n'importe quelle autre tristesse qu'on ne s'étonne pas de rencontrer dans les yeux d'un homme de quarante ans et plus.

Personne ne lui avait jamais demandé pourquoi il faisait un aussi long chemin pour déjeuner. On ne savait pas qu'il avait passé un peu de temps à zigzaguer sur le fleuve, empruntant les trois ponts qui séparaient les perpendiculaires de son voyage. Il ne s'arrêtait pas à l'église. Les pigeons semblaient avoir l'habitude de ce passant. On connaissait sa profession, enfin : on en avait une vague idée. On a toujours tort de s'imaginer qu'un médecin est un guérisseur plus raisonnable que les sorciers. Sa connaissance de l'homme l'avait mené aux frontières de l'inhumain. Le scandale l'avait sans doute un peu ruiné. On ne le voyait plus en voiture, ni même en compagnie de ces jeunes filles, trop nombreuses pour être ses filles, et trop jeunes pour être sincères. On ne lui connaissait plus aucune relation sentimentale. Il avait des amis mais ne les fréquentait plus. On les interrogeait quelquefois. Ils évoquaient le passé, pour lamenter son issue, on devait comprendre que depuis il vivait dans une sorte de futur qui était comme en suspension dans l'air du temps au lieu de filer son étoile dans le ciel commun à toute l'humanité.

On ne publiait plus ses livres. On en trouvait quelquefois de vieux exemplaires usés chez les boutiquiers. Les planches fascinaient encore. On déployait ces plans de la nature humaine. On n'y retrouvait plus cette profondeur qui avait fait de vous un adepte obstiné. Il ne pouvait pas savoir que nous avions formé le cœur de cette troupe anonyme. Nous portions encore nos gilets noir et vert. Peut-être nous inspirait-il ce respect que les lâcheurs cultivent sous le vernis de leur nouvelle situation. Nous ne voulons pas témoigner de crainte de décevoir ce qui constitue notre bonheur présent, mais le texte ne nous garantit-il pas une certaine discrétion, rien ne nous distinguant du reste de l'humanité ?

Il pensait peut-être souvent à nous. Il n'avait jamais cherché à nous connaître, de peur de finir par se livrer à l'individu, cet autre qu'il redoutait parce qu'il savait que la trahison commence avec lui. Une voiture fit gicler une flaque.

— Tiens, je ne suis pas seul, pensa-t-il.

Il avait plu cette nuit, pluie chaude de l'été, il eût aimé habiter sous les toits pour en contempler la reposante association d'ombres, de géométries et gouttes d'eau. L'air bougeait. La lumière était celle de la rue, tremblante à cette hauteur, les rideaux entraient infiniment dans cet éclairage glissant. Il buvait de l'alcool pour engourdir son esprit mais ne réussissait qu'à l'envenimer, ajoutant cette fièvre aux autres poisons de l'existence, à une heure où l'existence a les apparences d'un mirage ou d'un mauvais souvenir. Il parlait tout seul, assis dans son lit, se reprochant sa solitude, cherchant la douleur dans sa chair atrophiée par l'alcool. La pluie entrait en tourbillonnant. La chambre s'emplissait lentement de cette humidité de surface. C'était une nuit sans lune, une nuit à l'abri des choses, une nuit visitée d'air et de gouttes. Il cherchait le sommeil pour lui renouveler cette demande absurde :

— Tue-moi !

En fin d'après-midi (nous sommes donc la veille de notre première rencontre avec Fabrice de Vermort dans ce café où nous avons nos habitudes), il avait cru atteindre le sommet de l'art symboliste en écrivant ces vers lamentables :

Ma vie est l'œuvre

Du désespoir.

Peut-être même avait-il mis une majuscule à désespoir et une autre à vie, soulignant le mot œuvre soit dans l'idée de le remplacer par un autre plus facile à rimer, soit parce que ce mot même l'invitait à l'allitération ou à l'assonance, les manuscrits de Vermort sont bourrés de ces hésitations que l'exégète met à profit pour retrouver le personnage exact, ce qui l'éloigne toujours du roman. Avait-il un quatrain dans l'idée ? Était-ce le premier d'un sonnet ? Nous n'en saurons jamais rien. La feuille était posée presque soigneusement sur le bureau, sous l'encrier qu'il ne referme jamais, d'un côté le dictionnaire de rimes et de l'autre les feuilles vierges, ceci sous l'égide d'une Vénus se caressant le pied pour tenter d'y découvrir la protubérance causée par l'épine qui la fait souffrir. Une lampe éclairait cette surface ou projetait son ombre sous l'influence de la fenêtre. Dans le tiroir, il rangeait pêle-mêle la pipe, le tabac, le revolver, le coupe-papier, une poignée de plumes, une rosette, la petite cuillère de sa tasse, l'étui de ses lorgnons, des punaises, des mines, des éclats de peinture arrachés aux persiennes, les cartes postales qu'il n'a pas déchirées, les timbres des autres, les fils qui dépassent de la manche droite de sa veste... les petits ciseaux avec lesquels il se martyrise à l'occasion.

Il a tout lu sur le suicide. Ces livres sont perdus parmi les autres. Il les retrouve facilement, on ne sait à quel signe. Il les relit souvent. C'est la seconde d'hésitation qui l'inquiète. Il n'en faut pas plus à la douleur. Il y a aussi la question de la posture, de l'expression, de la propreté. Il n'a jamais mis de l'ordre dans ces idées. Il en a toujours considéré les catégories sans pouvoir leur donner un ordre, d'importance, d'occurrence, de profondeur. Il boit du café en y réfléchissant, un café fortement sucré, une substance capable d'exciter sa pensée sans astreindre le corps à des complications d'emploi du temps. Il y a des jours qu'il ne travaille plus. On s'inquiète pour ses insignes, naguère il tenait tant à ces promotions. Il ne parle plus que de lui, de cet être qui naît en lui, menaçant l'être social qu'il a eu tant de mal à imposer à l'esprit. Il sent que depuis quelque temps on ne l'écoute plus, les questions ne visent plus à le mettre en garde, elles banalisent le problème qu'il leur pose. Il a prétexté une sinusite pour s'éloigner d'eux. On lui rend visite une fois par jour, le matin, il est encore au lit, il n'a pas fermé la porte à clé, on peut entrer pour constater qu'il est seul, qu'il n'a pas mangé, qu'il ne va pas bien.

Nous sommes, je vous dis, à la veille de notre première rencontre. C'est le dernier jour de cette vie de désespoir. Vous entrez sur la pointe des pieds, vous avancez jusqu'au tapis où il ne fait plus sa gymnastique, vous l'appelez, il ne dort pas, il vous a entendue, vous ne l'avez pas surpris, il n'a pas encore écrit les deux premiers vers de ce sonnet auquel il y pense depuis qu'il ne vous fréquente plus, vous et les autres, vous particulièrement, parce qu'il vous a aimée et que vous avez répondu non.

Vous avez mauvaise conscience maintenant. Ce matin il avait plutôt pensé à un hémistiche mais l'apocope devenait inacceptable, autant la sonorité que le graphisme. Il s'est mis soudain à haïr ces terminaisons féminines, ma vie est l'œuvre AU désespoir, non, ça ne va pas, ce n'est pas ce que je veux exprimer, le symbolisme est l'œuvre des ciseaux découpant le romantisme de papa en autant de morceaux qu'il y a de personnages.

— À quoi pensez-vous ?

Tandis qu'au bout du vers, la terminaison féminine appelle le commencement masculin du vers suivant. Ces justifications l'excitaient toujours. Cette fois, il ne vous en parla pas. Il vous aime. Quelques hommes vous ont aimée. Vous leur avez rendu votre gentillesse à la place de cette indifférence qui vous aurait libérée d'eux. Ils tournent encore, par instant, comme les papillons de nuit quand la lampe s'allume.

Chez lui le désir charnel l'emportait sur les sentiments. Il y avait beaucoup d'esthétisme dans cette attitude mais vous ne le saviez pas, vous pensiez plutôt à une réminiscence animale et vous n'y pensiez jamais sans vous écœurer un peu. Vous n'aviez pas de mal à imaginer le masque de sa jouissance, vous contentant assez lâchement d'exagérer les traits de ce que vous saviez du plaisir de l'homme, ce qui vous était arrivé une fois, par curiosité, oui pour satisfaire votre sale petite curiosité d'enfant gâtée.

Il n'avait pas ménagé ses efforts pour se hisser à la hauteur des convenances. Il vous invitait. Vous adoriez cela. Vous vous êtes montrée partout avec lui. On pouvait croire, à mesurer la distance que vous mainteniez entre vous et lui, que vous agissiez par pitié, par devoir, n'étiez-vous pas de lointains cousins et n'aviez-vous pas passé ensemble cette jeunesse qu'il avait perdue bien avant de vous retrouver ?

Vous héliez des voitures sur le bord des avenues. Il vous entraînait dans les rues obscures, du moins étaient-elles obscures parce que vous y entriez à pied, marchant un peu devant lui parce qu'il voulait vous regarder et que vous préfériez vous donner en spectacle plutôt que de paraître l'accompagner dans on s'imaginait quel voyage où la géante est la maîtresse du nain. Sa culture vous agaçait, ses facilités, surtout, à retrouver le fil de tous les métiers, artistiques notamment, qui vous éberluaient un peu. Il aurait dû vous séduire, il vous a désenchantée.

Il conservait un portrait de groupe parce que vous y figuriez, il avait cette image de vous, celle qui est toujours plus grande que les autres, quoique Molinier vous dépassât d'une tête, sur cette même photographie et que l'opinion générale le vouât à vos entreprises. Vous n'avez jamais couché avec Molinier, vous ne l'avez jamais embrassé, Molinier voulait épouser une gentille femme qui lui pardonnât le peu de virilité qu'il proposait en échange de sa beauté, il ne fréquentait que les belles femmes et elles le trouvaient charmant. Sans doute est-il mort dans un état de virginité proche du délire.

Dans l'esprit des autres, vous vous retrouviez seule alors que vous n'étiez que passablement affectée par cette disparition accidentelle. Vous aimez les accidents. Ils vous contraignent à cette espèce de tricherie que vous préférez aux œuvres de longue haleine. Entre les autres et vous, il y a un être capable de fausser le jeu par suppression de pièces, par accident donc. Procède-t-il des autres comme vous l'imaginez pour perdre le temps qu'il vous reste toujours en fin de journée ? Admettrez-vous un jour que les autres n'agissent pas en votre présence ? On vous aime ou on aimerait croire au prétexte de votre absence, a-t-on jamais eu l'idée que vous êtes destinée à rejoindre Molinier dans ce paradis où le sexe n'a plus aucune espèce d'importance ?

Vous butez contre le tapis, votre collier de perles s'engouffre dans le sillon que forment vos seins à la verticale de votre décolleté.

— C'est vous ?

Maintenant, ce sont ses chaussons qui vous tordent les chevilles. Vous vous expliquez :

— Souvenez-vous (c'est presque une exigence) : vous m'avez donné la clé (vous la tenez serrée dans la paume de votre main, vous rappellera-t-il que vous aviez promis de la joindre aux autres clés de votre existence dans l'anneau du porte-clés qui est un souvenir de vacances).

Il est bien bas. Il a eu de la fièvre cette nuit, ou il a cru que c'était de la fièvre, cette brûlure à l'intérieur de sa poitrine. Il toussait pour expérimenter la douleur (comme vous le constatez, on est en train de remonter le temps de cette affaire : vous n'êtes plus là ; il fait nuit ; il est seul). Quel étrange silence sur la ville ! Il y a longtemps qu'il vit dans ce petit appartement. Une fois par mois, il retourne à Castelpu (en réalité il retourne à Vermort mais comme la gare se trouve à Castelpu il parle plutôt de Castelpu, on lui demande de parler de Castelpu et il parle de Vermort, il vous a amenée une fois à Vermort, vous vous êtes ennuyée, à Castelpu vous auriez rencontré des gens de votre âge), avec le train c'est vite fait, il lit un roman de deux cent cinquante pages acheté sur le quai de la gare à Paris, il l'abandonne sur la banquette, il est toujours seul dans le compartiment quand il arrive, un peu déconcerté de ne pas s'être aperçu de la descente du dernier voyageur qu'il a peut-être offusqué en ne répondant pas à son salut.

Pourquoi imaginer cette scène maintenant ? Damien est dans la cour de la petite gare de Castelpu, le fouet à la main, perdu dans on ne sait jamais trop quelle pensée. Il a entendu le train quand celui-ci s'est engouffré dans le tunnel et il a consulté sa montre. Ces expressions ont toujours provoqué ce sourire qu'il a ramené de l'enfance avec d'autres petites perversités qui vous amusent ou vous agacent, tout dépend de qui ou de quoi vous êtes la victime. Vous êtes entré dans le tunnel en pleine lecture. Pourquoi ne pas le dire ? Vous ne terminez jamais ces romans. Pendant toute votre vie (vous n'êtes pas comme Damien qui pense que l'enfance est un voyage aller-retour), vous avez été un être à l'abandon des choses. Vous connaissez l'explication : vous vous êtes habitué aux choses, vous les reconnaissez facilement et vous êtes toujours heureux de ne pas vous laisser tromper par leur apparence de choses nouvelles. Le train sort du tunnel. Encore deux minutes.

Damien ne s'éloigne pas de la voiture. Vous allez devoir porter vos bagages jusqu'à elle. Il consentira à les mettre dans la malle. Le train reprend sa route. Il va commencer à monter. Il traverse le pont dans un boucan qui anime le visage de Damien d'une grimace colérique.

— Il pleut à Paris.

Enfin, il pleuvait être ce matin. Vous vous êtes mouillé malgré le parapluie. La voiture vous avait déposé à cinq minutes de la gare à cause des travaux. Damien voudrait bien savoir pourquoi vous n'êtes pas venu le mois dernier.

— On avait besoin de vous pour une décision importante. On la prise sans vous. Vous ne voulez pas savoir ce que c'était ? Il fait beau depuis trois jours. On en a profité pour réparer la gouttière. Vous avez oublié la gouttière. Caujole a failli tomber du toit. Vous savez que de ce côté, la toiture est envahie par les mousses. Votre père n'aurait pas dû planter ce bois si près du château.

Il s'agissait de recouvrir l'emplacement où Néron a trouvé la mort. Oh ! Il n'est pas mort tout de suite, sur le coup comme on dit (jeu de mots). Il a attendu d'être à l'hôpital pour rendre le dernier soupir. Votre père a tout de suite pensé à un bâtard pour vous remplacer. Il vous regardait cueillir les fleurs des jardinières dans la salle d'attente de l'hôpital. Dehors, c'est l'été. L'animation de la rue s'explique par la foire au bétail qui se tient sur le mail. Des brins de paille passent dans l'air. À l'entrée de l'hôpital, quand ils arrivent (vous et votre père), une vieille connaissance, assise sur la murette, secoue son chapeau pour se faire remarquer. C'est Bouju, le fils du notaire, on ne sait pas de quoi il vit, il vient taper son père tous les dimanches mais le vieux notaire lui-même reconnaît que ce n'est pas cette rente qui finance ces femmes et la façon extravagante dont il les habille. Bouju vient d'assister à l'agonie d'un cousin, ce fut terrible, dit-il en s'épongeant le front. Il a appris le malheur qui est arrivé à Néron. On ne l'a pas laissé entrer dans la chambre.

— Il faut montrer patte blanche, dit-il d'un air entendu, comme s'il était en train de parler d'autre chose.

De temps en temps, il jette un regard écœuré sur l'enfant qu'on a appelé Fabrice comme son père, ce qui a tout de suite plongé Néron dans cette tristesse que ses coups de gueule ne parviennent pas à dissimuler. Bouju ne cache pas son amour pour Néron. Quand il était petit, c'est du comte lui-même qu'il était tombé amoureux. Il n'a aucune chance d'aimer le petit Fabrice, qui est laid et qui a l'air méchant de sa mère quand elle ne joue plus à la poupée, il se rappelle très bien l'avoir vu jouer avec les hommes, même son père se demande encore s'il n'aurait pas mieux fait de l'épouser. Monsieur Bouju père a encore un peu de sang, dont le fils n'ose même plus se réclamer, étant donné que Madame Bouju, une Labat...

— Vous venez de prendre de ses nouvelles ? demande Bouju.

Il a serré la main mouillée que lui a tendue l'enfant. Comment peut-on parler d'enfant à propos de cette monstruosité ? La poigne du comte est ferme. Il a les yeux gonflés par la douleur et n'arrive pas à fermer la bouche dont les lèvres sont agitées d'un incessant tremblement. Bouju aime la souffrance des hommes. Il retient cette forte main dans la sienne, par contre il a du mal à soutenir le regard.

— Mon cousin Gauthier, dit-il, conseiller à son âge ! Et cette maladie tombée du ciel justement sur lui ! Cette agonie qui n'en finissait pas ! Comment va le petit Fabrice ?

Il se penche cérémonieusement sur l'enfant. Il ne peut réprimer une grimace de dégoût. Fabrice ne ressemble à personne. C'est tout ce qui restera au comte et à son épouse si Néron, comme c'est probable, s'en va. Un Vermort est toujours le dernier. L'enfant montre une feuille sèche.

— Il y en a plein, dit Bouju, se demandant tout d'un coup ce qui arrive aux platanes si loin de l'automne.

— Il a eu un moment de lucidité pendant qu'on le transportait, dit le comte.

Bouju tend l'oreille. Les derniers mots de Néron de Vermort. Ce sera le titre de sa prochaine nouvelle. Néron y mourra et s'il ne meurt pas, il se reconnaîtra dans le personnage. Il y aura des allusions discrètes à l'amour contre nature. Monsieur Bouju, le notaire, ne regardait-il pas la compagne de son fils en se demandant si ce n'était pas un homme outrageusement déguisé en femme ? Des mains particulièrement osseuses trahissaient quelque chose.

— Mais enfin, avait conclu le vieux notaire dans le silence obstiné de sa réflexion, je n'ai pas fait ma médecine, paroles qu'il eût prononcées tout haut s'il s'était agi de commenter un sujet moins difficile, c'est-à-dire forcément moins en rapport avec l'intimité de son fils. Vous n'oublierez pas ces paroles, quoi qu'il arrive, dit Bouju en reculant par rapport à l'enfant. On sait bien ce qui va arriver ! Madame la comtesse ne s'en remettra pas cette fois-ci !

Bouju gratte au fond de sa mémoire pour se rappeler ce que fut cette fois-là. Cela s'est passé alors que tu n'existais pas encore, mais la plongée n'a pas duré plus d'une seconde. Bouju se hausse sur la pointe des pieds pour regarder au fond de la rue. Il n'est plus là quand le père et le fils entrent dans le hall de l'hôpital.

C'est la première fois que l'enfant entre dans cette institution. On l'a prévenu qu'il sera impressionné. Une impression, c'est le mauvais côté des choses. Il faut approfondir et raisonner pour apprécier l'utilité ou la beauté. Mais surtout, il ne faut pas être seul, parce qu'on ne le reste pas longtemps et alors l'expérience prouve que les cas de retour à la normale (à la vertu) sont rares et demandent à être vérifiés. On sort d'abord dans un jardin qu'on traverse, empruntant d'un pas décidé l'allée centrale qui est dallée de noir et de blanc, si peu de noir que de la fenêtre de la chambre on ne distingue plus ces carrés noirs. Néron eût aimé cette discussion.

Dans la chambre il y a six autres enfants qui ne veulent pas mourir.

— Il sera impressionné, avait dit la bénévole qui est une amie de la famille.

— Vermort ! Cœur fort ! avait scandé le comte.

On suivit la jolie dame.

— Comment ! Vous ne savez pas s'il est mort ! dit un homme en blouse blanche à une religieuse qui trottinait derrière lui.

Ensuite ils reviennent et l'homme dit à la jolie dame :

— Il n'est pas mort, encore un miracle !

La religieuse est toute rouge. L'enfant est impressionné par cette rougeur obstinée. La jolie dame ne s'est pas arrêtée. Elle a simplement posé un doigt vertical sur sa jolie bouche. La religieuse aussi a une bouche, mais on s'attend à en voir sortir des reproches ou des conseils, une leçon peut-être, qu'elle n'a pas bien apprise, elle a seulement appris à s'approcher de ceux qui vont mourir sans se mettre à trembler et à avoir froid et même mal aux dents à force de serrer la mâchoire.

Il y a des paravents d'un blanc isabelle. Maman avait parlé d'une blancheur éclatante mais non, le blanc est pisseux comme la chemise d'Isabelle. L'air ne circule pas. Il bouge au passage des gens, affecté d'une lenteur d'eau, peu propice à la respiration.

— Il n'a pas repris connaissance, dit la jolie dame.

Elle n'arrive pas à être douce avec l'enfant. Elle n'aime pas cette présence de chercheur, de voyageur, de témoin. Elle ne lui a adressé la parole que pour lui recommander d'attendre dans l'antichambre des cuisines. On passait devant. Elle avait poussé la porte.

— Tu ne t'ennuieras pas, dit-elle.

Il y avait un autre enfant. L'air était chargé de l'odeur des oignons et du vin blanc. L'autre enfant jouait avec les écailles de peinture d'un banc à trois places où il avait l'air si seul.

— Ensuite nous reviendrons te chercher.

— Tu ne veux pas voir ton frère ? demande le comte.

La jolie dame lui pince le bras. Maman n'a jamais beaucoup apprécié ces familiarités mais entre cousins, c'est toléré.

— Constance est une aide précieuse, avait dit le comte en pleurnichant dans le cou de la comtesse.

— Vous auriez dû l'écouter, dit-elle, et ne pas imposer ce spectacle au seul enfant qui nous reste.

Elle parlait comme si Néron n'existait plus. L'enfant mangeait seul, assis devant la grande table. La lumière d'un chandelier à réflecteur tombait directement sur la nourriture. Il mangeait lentement. En entrant dans la chambre qui en réalité était une salle, il s'était demandé de quel enfant presque mort l'enfant de l'antichambre était le frère ou la sœur. Cette question n'était que le triste moyen de reculer le moment où le corps de Néron prendrait toute son importance. Les paravents se renvoyaient une lumière grise. Il y avait des gens assis sur des chaises blanches. Au mur, les croix saignaient. Un rideau glissa sur ses anneaux. La première chose qu'il vit, ce fut le pied droit de Néron, un pied presque trop grand, trop réel. Comme il y avait un tabouret et que Constance ne s'y asseyait pas, il entreprit de grimper dessus. Elle avouait au comte, d'une voix chagrinée, qu'elle ne comprenait pas les efforts de cet enfant.

— Laissez-le, dit-il, il ne vous saura pas gré.

Elle soupira. Ses mains avaient effleuré l'enfant. Il continuait son effort, bouche grande ouverte. Les brodequins glissaient sur le pied mais les coudes reposaient sur le siège. Un peu de bave avait coulé, que Constance essuya avec un mouchoir, tant sur le menton que sur le siège. Elle l'avait souvent vu en action, opiniâtre et muet. Le comte le regardait comme on observe un scarabée à l'œuvre d'une motte de terre. Le regard de Constance contenait un encouragement, et il l'aurait aimée s'il n'y avait pas eu cette grimace de dégoût pour déformer la beauté ordinaire de sa bouche. Pourquoi atteindre Néron maintenant qu'il était presque mort ? Il y avait cette chance infime d'assister à son dernier soupir.

— Il ne souffre pas, dit Constance.

Il aurait souffert s'il s'était brisé une côte ou un fémur, mais c'était le cerveau lui-même qui avait absorbé toute l'énergie de la chute, un cerveau d'enfant qui allait devenir un homme, comte Néron de Vermort. Le vicomte continuait son ascension. À cet âge, tout déplacement dépend de la tête et du derrière. Une impulsion à la base des fesses accompagnée du coup de manivelle des jambes l'aurait immédiatement transporté sur le dessus du tabouret. Il détestait qu'on glissât ses mains sous ses bras, contraignant ainsi la tête à s'enfoncer dans les épaules tandis que les jambes ne servaient plus à rien. Le comte avait interrompu ce geste naturel de la part d'une Constance qui souffrait d'assister à la déroute d'un enfant qui n'avait en tête que des idées de victoire. Combien de temps fallait-il attendre pour que la main se posât sur le derrière ? Il s'acharnait dans cette attente. Elle consentit enfin à écraser le paquet de langes. D'un coup il atteignit l'autre tangente de la circonférence. Un prompt rétablissement, peut-être dû encore aux mains de Constance, le plaça dans l'optique du corps de Néron. Une tête aux yeux clos émergeait de la blancheur douteuse des draps.

Il ne reconnaissait pas son frère aîné. Que ce fût effectivement lui, il n'y avait aucun doute. Le pansement devait se trouver de l'autre côté. La peau était parsemée de gouttelettes. Ce qui changeait peut-être la physionomie de Néron, c'était ce qu'on lui avait mis dans la bouche. Il aspirait beaucoup plus lentement que d'habitude. L'enfant régla sa propre respiration sur ce rythme de fin des temps. Atteignait-il cette lividité d'os à moelle ? Son cœur s'accélérait. Il vit comment le comte tapotait la main du moribond. Constance, qui avait le cœur dur comme la pierre de nos carrières, sanglotait en épongeant son œil avec la pointe de son mouchoir. Il ne ressentait rien qu'une intense curiosité. D'ailleurs, si on l'avait laissé faire, il aurait escaladé tous les tabourets de la salle. Non, il se tenait tranquille, avec cette rougeur croissante au milieu de sa pâleur, il ne posait pas de questions, il avait promis de prier et quand sa voix de fausset s'éleva dans l'air, tout le monde cessa de respirer.

— Ça suffit ! dit le comte et la plus grande humiliation consista à faire le voyage du retour dans ses bras.

Constance clopinait, soutenant ses seins dans ses bras croisés. Elle continuait de parler. On se retrouva sur la place.

— Mon Dieu ! Qui est-ce ? s'exclama-t-elle en apercevant le cocher.

C'était Bortek. Le nain avait de quoi effrayer mais Aliz les avait prévenus, l'année précédente, elle était venue avec un autre cocher qui n'avait pas fait parler de lui. Fabrice avait vécu un an dans cette attente. À cet âge, un an, c'est un morceau d'éternité. Aliz était retournée à Polopos au début de l'automne. On avait cessé de parler de Bortek au bout d'une semaine sur les instances de la comtesse. Le comte avait exigé d'Aliz qu'elle remplaçât Bortek par un sujet aussi révélateur de la passion qu'il éprouvait pour elle. Ils aimaient s'asseoir sur le gazon, le soir, tandis que le jour continuait de disparaître lentement. Le comte adorait sa petite cousine qui venait tout juste de cesser d'être le garçon manqué que Fabrice n'avait pas connu. Ils étaient assis sur le gazon et la comtesse les écoutait parler. Manuel le valet d'Aliz se tenait debout dans l'ombre du porche. Néron suçait un sucre d'orge, regardant le ciel et ses étoiles. Célestine donnait le sein à Fabrice, Célestine cette grosse vache qui n'avait pas honte de son corps, comment réussissait-elle à se faire aimer ?

La comtesse était assise sur une chaise. Il n'y avait pas d'amour dans cette scène. Néron évoquait les sauvages nus de ses lectures. Il savait qu'Aliz rougissait facilement, seules les oreilles demeuraient blanches et une dent apparaissait sur la lèvre inférieure.

— Imaginons un instant que nous sommes tout nus, dit Néron.

Célestine souriait et Fabrice pétrissait le sein.

— Au lit, Néron ! dit tranquillement le comte, nous parlions d'autre chose.

Ils parlaient de Bortek. Il faut remonter encore une année. Aliz était un garçon. Elle sentait la pisse. Elle écourtait les conversations. Le comte lui avait interdit d'entrer à cheval dans les jardins du château. Elle n'aimait pas les fleurs. Elle se baignait dans la rivière en chemise et en pantalon. Elle allait chasser avec le comte, aimant se lever tôt. La crosse du fusil marquait son épaule et elle se laissait enduire de cet onguent noir qui avait inspiré Néron. L'épaule nue et noire brillait sous la lampe. Le comte avait examiné, en les palpant et en les observant de près, les muscles trapèzes, deltoïdes et scalènes. Ses doigts avaient insisté sur l'acromion douloureux. Néron dit :

Les os, c'est indolore, comme les cheveux et les ongles, parce qu'il n'y a pas de nerfs dedans.

Aliz répond avec son accent charmant d'étrangère :

— Faut-il considérer, mon cher cousin, que la main était à ce point innervée qu'on a du mal à croire à son immatérialité ?

La comtesse sursauta. Sa vigilance venait d'être prise en défaut. Âme, mal, croire, immatérialité. Ces mots du catéchisme revinrent sur ses lèvres.

— Pourquoi tuer ces gentils petits oiseaux ? dit-elle comme si le mal dont Aliz souffrait et que le comte tentait de soulager était la punition méritée par l'auteur de ces multiples petits assassinats.

Aliz cuisinait les oiseaux et le comte se régalait. Néron comptait les plombs. Qu'est-ce que c'était que ce garçon qui n'aimait ni les chevaux ni la chasse ! Aliz le dépassait d'une bonne tête. Elle était rapide et précise. Il manquait d'allure. D'ailleurs tous les Vermort des portraits avaient l'air de gnomes. Le comte donnait à admirer la sophistication des vêtements et le luxe des fonds. On attendrait encore un an pour faire le portrait d'Aliz.

— Non ! Deux ans ! Deux ans, Aliz.

Néron était mort quand le peintre arriva au château. La comtesse avait oublié ce rendez-vous convenu au printemps par le comte lui-même qui avait des relations dans les milieux artistiques. Pendant ces deux années, Fabrice avait doublé et les seins de Célestine continuaient de le nourrir. Elle promettait un triplement. Par le trou d'une serrure Néron avait vu comment elle pondait, aidée seulement par une femme qui lui obéissait exactement. Elle avait peu de pudeur et on pouvait la voir à sa toilette à travers la fenêtre ouverte sur le verger où on se cachait. Néron initiait de jeunes paysans qu'il détroussait ainsi, ramenant dans ses poches toutes sortes de trophées. Peut-être Célestine avait-elle été mise au courant de l'existence de ce trésor, car il la surprit plusieurs fois fourgonnant derrière les meubles.

Quand Aliz était encore un garçon, elle ne croyait pas à ces fables. Devenue fille, et au début il crut qu'elle était belle, elle prêta une oreille étonnée aux propos de son cousin, refusant toutefois de l'accompagner jusqu'au bout du verger à l'heure de la toilette. Un jour il se battit avec le fils d'un métayer qui était entré dans le verger sans sa permission. Elle assista à cette défaite. Le roturier était un beau garçon qui avait eu le temps d'enlever sa chemise. Néron glissait sur cette peau. L'autre ne le frappait pas. Il se contentait de lui tordre le bras. Elle s'était approchée. Néron grimaçait dans l'herbe. L'ombre était agréable. L'herbe était fraîchement coupée. Elle regardait le dos crispé du paysan. Désormais, l'homme commencerait par ce dos. Elle lui jeta une petite pierre et le rata. On entendit la bassine glisser sur le carrelage de la cuisine où Célestine avait installé sa toilette. C'était un meuble fort ancien qui accompagnait son trousseau. La fenêtre s'ouvrit.

Elle vit les éclats de lumière dans les feuillages. Une autre petite pierre s'enfonça dans la chevelure du paysan. Néron, qui ne ressemblait plus à rien, s'efforçait d'entrer une main dans la culotte de son adversaire. Elle se baissa pour saisir une poignée de terre. Le corps immensément blanc de Célestine se profila dans l'ombre grise de la cuisine. La chevelure se déroula. Les tétons étaient agités de petits mouvements circulaires. Elle se frottait le ventre.

Néron, qui cherchait le sac scrotal, rencontra d'abord une verge presque dure. Il se demanda si la torsion suffirait à neutraliser l'adversaire au moins le temps d'échapper à son emprise. Célestine pataugeait dans une eau tiède. Elle voyait la robe blanche d'Aliz, ses cheveux noirs coiffés à l'anglaise, son immobilité.

La poignée de terre vola dans l'air, tristement éparpillée, quelques gouttes de terre se déposèrent sur le dos dont la crispation venait encore d'augmenter. Néron appliqua la torsion à la base du gland. Le genou du paysan atteignit son nez. Célestine était à la fenêtre, soutenant ses seins sur un avant-bras poilu. Elle n'entendit pas le cri. Aliz affirma que c'était Néron qui avait crié. Elle montrait le nez rouge qui saignait encore. Néron n'arrivait pas à expliquer comment il avait pu arracher un cri à un adversaire qui le dominait physiquement. L'autre l'avait frappé sur la nuque à poings fermés pour l'obliger à lâcher la verge maintenant extraite de la culotte. Néron s'obstinait. Aliz aperçut quelque chose qui pouvait ressembler à un bout de langue.

— Ils se battent pour elle, pensa Célestine.

Elle enfila sa chemise et, pieds nus, courut vers le verger. Cette fois elle avait l'air d'une oie. Néron recevait des coups précis maintenant. Il souffrait. La verge, qui diminuait, glissait à l'intérieur de sa main. L'autre main n'existait plus au bout d'une pronation douloureuse. Aliz considéra le dos. Le cri l'avait sidérée. D'un coup ce corps fut sur ses pieds. Il était plus grand qu'elle. Il se retourna. Il pleurait. Par terre Néron formait un fagot. Célestine luttait avec les ronces qui descendaient des frênes environnant l'entrée du verger.

— Comme les enfants se haïssent ! dit-elle en arrivant sur les lieux de l'altercation.

La face rouge de Néron se verticalisa. Il était assis maintenant, n'osant pas toucher à ce visage. Ses mains avaient arraché de l'herbe. La chemise était entrouverte de haut en bas. Le petit paysan n'avait pas oublié la sienne avant de s'en aller. Il s'était arrêté de pleurer à l'apparition d'Aliz. Elle avait les mains pleines de terre, un peu de terre aussi sous l'œil droit où elle avait peut-être essuyé une larme, sinon son visage exprimait une parfaite tranquillité et le ruban de son chapeau voletait contre sa joue. Il aimait cette impression de propreté. Elle avait atteint le sommet d'une espèce de perfection, aimant le bleu et le blanc, le noir de ses cheveux coulait sur des épaules dorées, il chercha le bijou mais elle n'en portait pas. Sans doute témoignerait-elle en faveur de son cousin.

La grosse Célestine le bouscula. Il décrocha la chemise et, sans l'enfiler, il s'en alla. Il se retourna une fois pour revoir Aliz. Elle ne le regardait plus. D'ailleurs il ne voyait plus que le visage. Célestine arrachait de l'herbe fraîche sur le talus. Elle en donna une poignée à Aliz qui se frotta les mains. Pourquoi ce silence ? Célestine empoigna la ceinture de la culotte, la partie inférieure du corps de Néron était debout. Aliz frottait tranquillement ses mains dans la poignée d'herbe.

— Señorita, je vous en prie, aidez-moi ! dit Célestine.

Le visage de Néron était oblique et à l'envers, encadré par les deux bras qui balaient dans l'herbe. La poignée d'herbe se transformait dans les mains d'Aliz.

— Si c'est des mains propres que vous voulez avoir, dit Célestine, usez donc cette chemise qui ne pourra pas être ni plus sale ni plus endommagée.

Elle considérait la chemise de Néron, la désignant de son gros œil de vache. Aliz saisit les épaules.

— Il vaudrait mieux que tu marches, dit-elle.

Néron répondit par un borborygme. Elle ânonna en redressant le tronc. La tête demeura étrangement penchée sur l'épaule.

— Servez-vous de vos bras, dit Célestine.

Il les étendit mollement sur les épaules.

— Faudra bouger un peu les jambes, dit encore Célestine.

Aliz avançait sans effort. L'odeur de l'herbe et de la terre l'entêtait. Elle eut une envie folle de se torturer les seins. Pourquoi laissait-elle toujours passer le moment ? Il fallait le vivre à l'unisson du plaisir. Pourquoi celui-ci s'annonçait-il toujours quand la présence des autres rendait l'assouvissement impossible ? Néron délirait doucement.

On entra dans la cuisine. La toilette répandait un parfum de lavande. Dans la bassine, l'eau moussait encore. Célestine y plongea sa main. Elle eut un petit cri de satisfaction quand elle rencontra l'éponge. Elle essora un peu de cette eau laiteuse avant de commencer à frotter le visage de Néron. Aliz décrocha une casserole et la remplit à moitié avec l'eau de la bassine. Le sang de Néron avait cessé de couler. Il montrait des dents roses et bavait. Aliz posa la casserole à la portée de la main de Célestine.

— Vous irez prévenir le château, dit Célestine.

Le cheval était devant la porte. C'était étrange, le pouvoir qu'Aliz exerçait sur lui. Il était sur le chemin, broutant l'herbe du talus, quand Célestine avait couru vers le bois pour mettre fin à la querelle. Elle n'aimait pas beaucoup les chevaux, Célestine, elle les évitait si c'était possible mais quelquefois on lui demandait de conduire le tonneau. Comme elle le menait bien, on était loin de s'imaginer qu'elle n'aurait pas mieux demandé que de confier les guides à n'importe lequel de ces flatteurs. Son vaste dos, où tombait parfois une mèche de cheveux, passait à la perpendiculaire des regards. Néron songeait en expert à cette lente inclinaison. À l'arrière du tonneau, les enfants retenaient leurs chapeaux. Suivait Aliz, assise en amazone sur le cheval de son choix, presque toujours cet alezan que Néron redoutait comme s'il avait eu la prescience de sa mort.

On allait à la foire du vendredi. Toute la contrée s'était donné rendez-vous sur le foirail de Castelpu. Ainsi les platanes du mail émergeaient d'une foule houleuse que Célestine ouvrait comme un fruit. Cette chair bruyante se refermait derrière Aliz et on perdait de vue le couvert des boutiques. L'air s'épaississait, chaud et puant. On apercevait le dôme fleuri du manège tournant lentement au son d'une valse. Le fouet de Célestine menaçait des visages rieurs. Elle s'égosillait pour répondre à des obscénités et le fouet claquait en l'air au-dessus des têtes, sinon les hommes touchaient le bord de leur béret au passage d'Aliz qui murmurait des politesses.

C'était le moment où Néron approchait le mieux cette beauté étrangère à son idéal. La foule révélait un désir obscur. Ce matin encore il avait tenté d'échapper à cette promenade absurde. La comtesse était descendue jusqu'à la moitié de l'escalier pour déclarer d'une voix cassée qu'elle souffrait d'une légère indisposition. On envoya donc Néron chercher Célestine pour qu'elle conduisît le tonneau. En chemin, il rêva de la surprendre dans son lit. Il n'y trouverait pas Chacier qui s'était levé tôt pour conduire les bêtes à la foire. On avait entendu ses cris et les aboiements un peu avant l'aurore. Néron se hâtait.

La veille, la comtesse avait toussé dans un mouchoir. On s'était baigné tous ensemble l'après-midi dans la rivière. On avait même assis le petit Fabrice tout nu dans une flaque tiède. Aliz avait gagné toutes les courses de natation. Le comte s'était déclaré vaincu à mi-chemin de la première épreuve dont il avait lui-même défini le parcours. Assise sous un arbre, la comtesse craignait pour leurs vies et elle priait. Fabrice frottait les galets contre son ventre. Aliz n'avait pas trouvé d'insectes dans ces interstices. Elle avait lentement humecté la peau du bébé. Elle avait choisi cette demi-lumière. Peut-être connaissait-elle l'endroit. La flaque apparut dans l'ombre des feuillages. L'eau était parfaitement claire. Elle miroitait. Elle avait fouillé tous les interstices, plongeant son doigt dans ces zones d'ombre comme s'il n'y avait aucune chance d'y rencontrer un insecte, puis le petit cucul de Fabrice s'était doucement posé sur la surface glissante des galets.

Il pouvait voir la rivière. Le comte était debout sur le tronc couché d'un arbre mort. Il s'agissait de vaincre le corps d'Aliz. La rivière avait-elle ce pouvoir ? L'eau stagnait, silencieuse et impénétrable. Que pensait la comtesse des défaites du comte ? Le soir elle coiffait la longue chevelure d'Aliz. Elles se regardaient dans le miroir et parlaient d'autre chose que de ces victoires faciles. Elle imaginait aussi facilement la femme que Néron ne déposséderait jamais de cette influence sur les hommes. Une fois Fabrice avait vu une étincelle jaillir du choc de deux pierres. Il s'y exerçait encore fébrilement mais sans succès. Son esprit ne mesurait pas l'importance de deux facteurs ajoutés malgré lui à son souvenir : les pierres n'étaient pas des galets et il n'y avait pas d'eau dans cet environnement.

Il continuait cependant de choquer les deux galets l'un contre l'autre. L'écho n'avait d'autre effet que de désordonner sa petite mécanique intérieure. Il perdait même le rythme de ce souvenir. Ces chocs agaçaient la comtesse. Elle se leva plusieurs fois pour silencieusement vider les mains de Fabrice de leur contenu. Il recommençait. Il n'avait jamais eu de conversation avec elle, aussi leur langage commun se limitait-il à ces tentatives désespérément répétées de vider ses mains ou de le situer à un endroit peut-être précis de l'environnement où elle avait des habitudes qu'il s'était mis dans la tête d'explorer systématiquement. Le comte la surveillait.

Une première tentative d'empoisonnement n'avait causé qu'une crise de vomissement. L'événement demeura secret. À la seconde, le comte n'hésita pas à convoquer le médecin qui accepta la thèse de l'accident. Que savait Aliz de cette tragédie ? Néron croyait devenir fou. Qu'est-ce qui lui interdisait de se confier à cet épigone de la douleur ? Ses nictations devant le fait accompli l'amusaient plutôt mais elle était discrète et n'abusait pas de sa facilité à découvrir chez l'autre ces petites distances de soi à l'objet considéré ensemble parce que sa volonté venait de s'imposer. Comme on avait trouvé des traces de nicotine sur la langue de Fabrice, elle veilla à ce que le tabac fût tenu sous clé. La comtesse, sa cousine, se renseignait encore à propos des effets des alcaloïdes sur la nature humaine qu'elle ne manquait pas de plaindre juste avant le moment qu'elle avait choisi pour changer le sujet de la conversation. Néron, qu'une gravure ithyphallique venait de réduire à cet homme futur que personne ne songerait même à désirer, compara sa cousine aux petites prostituées dont l'une, inexplicablement, mais il se rendait compte que là résidait tout l'intérêt de l'image, était empalée, dressée sur la pointe de jolis pieds aux chevilles ornées de bracelets et le visage renversé vers le ciel, la posture révélant des seins prometteurs de sensations à l'autre extrême de la douleur, l'autre fille contemplait la scène, la suppliciée et l'homme qui la désire, elle était moins nue, n'offrant que son dos, la beauté fragile d'un bras replié pour dissimuler le profil d'un sein, là encore il était primordial d'imaginer ce visage pour compléter le personnage. Cette page arrachée comprenait aussi un fragment de texte qui, n'ayant pas de commencement, n'avait pas non plus de fin. Ces mots l'envahirent. Il en prononça quelques-uns en présence d'Aliz mais il devait admettre qu'ils n'avaient changé de sens que pour lui. Le soir la lumière d'une chandelle animait quelque peu la scène. Le Minotaure tenait un discours abscons où il n'était pas question d'amour. Sa récente défaite (il ne doutait pas qu'Aliz n'y eût vu que cette autre victoire) condamnait son esprit à peupler l'ombre de cette nécessaire beauté qu'il s'attendait à rencontrer de nouveau. Le membre long et souple avait quelque chance d'être mémorisé, mais surtout Aliz était celle qui l'imposait à l'amour, soupçonnée elle aussi de n'agir que par rapport à ce point de vue dont il n'avait aucune idée. Son commerce s'en ressentit. Il veilla cependant à ne pas se laisser évincer.

Il se rendait sur les lieux à cheval, malgré la crainte que celui-ci lui inspirait. Célestine était fidèle au rendez-vous. Sa grosse tache blanche finissait par se remplir de tous les détails dont se repaît ordinairement l'esprit en proie au désir. Abandonnant le cheval dans le pré voisin, il la suivit plusieurs fois et la rattrapa même sur le chemin. Elle s'arrêtait pour examiner son crâne à l'endroit de la blessure. Son onguent avait fait merveille. Elle s'en félicitait. Il l'accompagnait jusqu'à l'office. Aliz voyait le cheval. Elle était assise sous le porche. Le cheval apparaissait. Ses yeux scrutaient les ombres du bois. Elle avait noué sa robe sur le côté, prête à rejoindre le cheval dont le cavalier n'était pas visible, mais Célestine descendait le chemin, suivie de Néron qui avait perdu la cravache, on la retrouverait sur une murette ou dans la cuisine de Célestine, quelquefois elle avait envie de le flageller mais le cheval était si proche qu'il l'envahissait.

Elle savait bien ce qu'il pensait d'elle. Il ne se passait pas un jour sans qu'il eût pris plaisir à dénoncer ses petites tricheries. Elle avait même triché avec le docteur Vincent à propos de la nicotine. La petite clé disparut entre les seins. Il était impossible qu'elle agît aussi librement sans l'accord de papa. Le docteur vit la clé de la tabatière disparaître dans le corsage de la jeune fille.

— Vous ne me comprenez pas, dit-il au comte, cette tabatière ne contient pas le centième de la quantité de tabac nécessaire à l'extraction d'une quantité appréciable de nicotine.

La petite clé réapparut. Elle se balançait maintenant au bout de son fil.

— Vous voulez dire que c'est inutile, dit Aliz.

Elle paraissait déçue.

— Il est peu probable, poursuivit le docteur, que Giselle (il avait failli dire madame la comtesse comme tout le monde mais sa qualité de cousin au troisième degré l'autorisait à faire usage du prénom pour la désigner)... que Gisèle ait pu trouver une pareille quantité de nicotine sur la place.

Le comte était éberlué.

— Vous voulez dire que c'est elle qui l'a extraite ?

La clé caressait les lèvres d'Aliz.

— Il est beaucoup plus facile d'acheter du tabac, dit le docteur.

Le comte en importait en effet. Le docteur expliqua la méthode en détail. Au bout de son long monologue, la perspective d'une fiole contenant assez de poison pour mettre fin aux jours d'un enfant se profila enfin. Le comte était mécanicien. Il ne connaissait pas tous les talents de la comtesse, certes, mais de là à penser qu'elle s'adonnait à la chimie ! Elle écrivait, elle peignait, elle chantait, elle brodait, elle composait, elle dansait. Elle réunissait tant de talents qu'il s'étonnait quelquefois de la trouver si seule.

Vincent avait quelques notions de psychologie mais il n'osa pas s'avancer dans la théorie qui titillait son intelligence. Aliz aima ce silence. Le comte perçut les irrégularités de sa respiration. Il pressa le docteur d'en finir.

— Que me conseillez-vous enfin ? s'exclama-t-il.

Le docteur se renfrogna.

— Nous ne pouvons pas agir sur la base de suppositions, dit-il.

La comtesse dormait. Il donna le flacon à Aliz qui connaissait la posologie.

— Attendons quelques jours, dit-il, nous parlerons avec elle. Surtout, évitez-lui la vision de l'enfant.

Le comte eut du mal à réprimer un frisson.

— Et si elle le réclame ? dit-il.

Le docteur marchait devant lui. Il perçut le haussement d'épaules mais n'entendit pas la réponse.

— Tu vois ? dit Aliz à Néron.

Elle ne s'était trompée que sur la quantité de tabac.

Dans sa chambre, Fabrice se remettait rapidement. Pierre lisait un conte à voix haute. Les crapauds et les araignées sortaient tout juste de la bouche de la méchante Fanchon. L'entrée d'Aliz remplit de joie le petit corps fiévreux du malade dont un seul poignet était lié au dosseret du lit. Elle s'assit dans le fauteuil, pensive et secrète, exactement comme si elle n'était pas entrée dans cette chambre mais dans une autre où elle aurait été effectivement seule pour débrouiller les fils de sa pensée. La petite main noire de Fabrice cherchait à l'atteindre. Il voulait toucher quelqu'un. Pierre avait refusé de jouer ce rôle.

Depuis quelque temps, Pierre ne jouait plus. La comtesse le harcelait de son affection. Elle avait même vanté sa beauté devant des témoins qui n'avaient pas voulu en savoir plus et s'étaient discrètement soustraits à sa vigilance de mère poule.

Aliz vit la petite main s'agiter au bord du lit. Elle approcha sa joue. Quelle douceur ! Il y avait du duvet près de l'oreille. L'air chaud qui sortait du nez coulait sur son avant-bras. Il vit le fil sortant du corsage. Néron comprit cet effort. La main caressa le cou et descendit sur la poitrine. Le comte, qui entrait, eut juste le temps de saisir la clé au vol d'une parabole qui, née de la poitrine d'Aliz, prétendait s'achever dans l'autre main.

— Tu en ferais quoi ? demanda-t-il en arrondissant ses yeux de poisson.

Fabrice eut encore cet air de chien battu. La main redescendit lentement.

— Je ne te comprends pas, dit Aliz.

L'autre main se referma lentement pour former le poing des situations extrêmes. Pierre recula. C'était lui qui devenait fou mais personne, sauf Néron, n'était en mesure d'apprécier la justesse de cet égarement. Le cri de la comtesse arracha d'un coup ces peaux de personnages. Mais Néron était d'accord avec Pierre sur ce point : il ne jouait pas lui non plus.

Le comte était déjà dans la chambre quand on arriva. On ne dépassa pas le seuil. Le comte se frappait le front en disant :

— Je ne comprends pas.

Néron s'approcha de Pierre. Il sentit l'odeur. Il fut pris de vertige. Aliz entrait avec un baquet d'eau. Elle venait de réduire ses jupons en charpie. La tache de sang apparaissait en rose dans les coussins. On entendit le cheval traverser la cour puis s'éloigner sur le chemin. Le compte s'agitait dans le fauteuil près de la fenêtre. La comtesse gémissait. Aliz était à genoux dans le lit, appliquant la charpie sur on ne savait quelle blessure. On ne voyait pas le visage de la comtesse. Néron disait :

— C'est ma faute, Pierre se demandait pourquoi.

Il se rendit compte soudain qu'on avait laissé Fabrice seul dans sa chambre. Il saisit les mains de Néron pour les séparer de lui. Il lutta presque. Dans le couloir, il rencontra Manuel qui marchait pieds nus, portant ses bottes rouges sur une épaule. Dans l'escalier, Morandelle, comme un lièvre apeuré, tenait une lampe et s'éclairait le visage.

Il était dans le chantier quand la comtesse a crié. Une semaine plus tôt, papa avait donné le signal de départ de cet ouvrage dont la construction allait durer dix ans. Morandelle s'y attardait tous les soirs, éclairant les plans avec une lanterne. Papa le rejoignait quelquefois. Ils discutaient encore. Cela durerait dix ans. Il y aurait une cérémonie d'inauguration. Papa prononcerait le nom de Néron mais ce serait un trop vieux souvenir. La comtesse serait encore de ce monde. Fabrice commencerait de brillantes études d'astronomie. L'observatoire (car c'était un observatoire) lui revenait. Il n'avait pas encore le goût de la médecine. Un voile couvrait la lunette. La comtesse était chargée de tirer sur la cordelette. Monsieur le préfet se situait derrière elle et lui parlait dans l'oreille. Le comte, sur l'estrade, recalculait des périodes et abusait de la ponctuation. Sa manche voletait dans la lumière tremblante d'un petit matin d'automne. La pluie menaçait. Le baron applaudissait facilement. Son rôle se limitait à un conseil littéraire. Où était la baronne ? Hortense pendait au bras d'un Morandelle qui attendait la fin du discours pour expliquer en quoi consisterait la finition de l'ouvrage dont il assurait la direction depuis dix ans. Fabrice était fiévreux. Il ne s'était rien passé depuis dix ans, c'est-à-dire depuis la mort de Néron, à part le chagrin, la guérison, une certaine sagesse.

Il ne jouait plus avec Pierre qui avait décidé de partir et de ne plus revenir dès qu'il aurait atteint sa majorité. Fabrice l'atteindrait en même temps que lui et ça n'avait aucune importance. Aliz était absente. Marguerite avait retrouvé sa place. Comme Fleur était belle ! Le docteur Vincent la regardait encore pousser, donnant du coude dans les côtes des autres pour qu'on constatât avec lui qu'il ne s'était pas trompé.

— Tu es témoin, Fabrice ! disait-il en ouvrant toute grande sa bouche peuplée de belles dents artificielles.

Fabrice rougissait. En secret, dans ses brouillons d'astronome, il traçait des courbes et tentait de les faire tourner jusqu'à cette ressemblance finalement traversée comme un miroir. Il se savait condamné au viol.

Fleur écoutait le discours du comte comme si rien d'autre n'existait à ce moment précis de son existence. Elle ne rêvait pas d'autre chose que d'une collaboration appliquée. Hortense avait cependant posé des conditions que le comte n'avait pas discutées. Morandelle se contentait d'exprimer sa fierté, se mesurant timidement à la jalousie éteinte de Marguerite qui savourait sa victoire sur Aliz.

Guillaume crânait. Le pauvre fils de valet avait épousé la fille aînée d'un ingénieur dont la fortune du canton ne pouvait plus se passer. D'ailleurs le cul-terreux promettait de lui succéder. En dix ans d'une existence qu'il concevait comme une survie depuis la mort accidentelle de Néron, il avait épaissi. Le beau jeune homme qu'Aliz avait plaint disparaissait sous une couche de graisse que Marguerite entretenait savamment. Il portait une moustache, perdait les cheveux de ses tempes et fumait des cigarettes. Il conserva cependant le béret de sa condition. La canne lui donnait des airs de compagnon. On était fier de lui. On le tutoyait respectueusement, comme un enfant s'adresse à un prince. Il y avait dix ans, on avait vu d'un mauvais œil son idylle avec Aliz. On l'avait prévenu de la perversité des grands. Lui promettait-elle quelque chose qu'il n'eût pas déjà ? Il dut avouer que non. Elle était facile et merveilleuse. Comme il se rendait chez le médecin pour lui donner à examiner le membre douloureux depuis plus d'une semaine, elle lui parla franchement. C'était la première fois qu'on les voyait ensemble et Marguerite figurait parmi ces témoins.

Le visage de Guillaume était rouge. Il se tenait un peu de guingois. Il avait sorti les mains de ses poches et maintenant il ne savait plus quoi en faire. Aliz était toute droite devant lui, presque dressée sur la pointe de ses pieds, on voyait les bottines blanches aux lacets rouges. Elle l'avait accompagné jusqu'à la porte du cabinet médical et avait actionné elle-même la clochette soutenue par deux angelots verts et noirs. Il s'appuyait négligemment contre l'embrasure de pierre. Célestine avait été discrète.

Le lendemain du combat, elle lui avait demandé comment se portait son petit oiseau et tout le monde avait pensé au canari que Guillaume avait gagné à la foire de Bélissens, l'an passé. Il avait répondu en grimaçant que pas trop bien. On les écoutait, aussi Célestine lui avait-elle proposé qu'il lui amenât le petit animal sans doute réduit au silence par l'angoisse. Elle connaissait le moyen de lui redonner goût au bonheur. Autour d'eux, on se mit à parler des oiseaux de compagnie et on évoqua même l'oiseleur qui ne venait plus ni à Castelpu ni à Bélissens. On l'avait vu à Foix mais il n'était plus oiseleur. Quelqu'un conservait encore un de ces oiseaux mais sans bien savoir s'il ne s'agissait pas plutôt d'une oiselle.

— N'importe quel prétexte est bon pour rire avec les autres, convint Célestine.

Guillaume promit de passer. On s'attendait à le rencontrer sur le chemin avec une cage et un oiseau triste à l'intérieur. Il ne s'asseyait plus et dormait sur le dos, ce qui, vu sa stature, laissait peu de place à son compagnon de sommeil, un vieux cousin qui était devenu veuf à force de patience. Célestine l'attendait. Elle frottait des légumes, assise sur le perron. Il l'avait d'abord épiée, caché derrière le tronc monumental d'un hêtre. Elle avait croisé de beaux pieds nus et la bassine reposait sur ses mollets. De temps en temps, une pomme de terre tombait dans l'eau et éclaboussait la robe. Il ne la surprenait pas. Elle l'avait vu sur le chemin, de l'autre côté de la rivière.

— Je croyais que tu t'étais noyé ! fit-elle sans cesser de frotter le navet.

Les pelures tombaient dans un torchon à peine creusé par l'écartement triangulaire des cuisses.

— Ça fait trois jours, dit-elle. Le plus dur, c'est le matin, continua-t-elle.

Il avait terriblement honte et rougissait.

— Je connais un remède, dit-elle enfin.

Il s'agenouilla sur la marche.

— Les accidents d'oiseaux, dit-elle, c'est tout de même pas aussi fréquent que les rhumatismes !

Aussi le remède était-il extraordinaire. Premièrement, elle découvrit le gland. Il eut du mal à contenir l'érection. Le sang lui arrachait de petits cris qu'il regrettait aussitôt d'une voix ralentie par le rétrécissement de sa gorge. Célestine n'était pas aussi sorcière que sa sœur Angèle qui avait étudié son art à l'université mais personne ne s'était jamais plaint de ses services. Même le curé lui reconnaissait des dons, ne se méfiant pas assez d'elle, selon certains. Comme il lui demandait si elle invoquait des puissances obscures pour pallier les défauts de sa connaissance de la nature, elle avait avoué une prière qui ne figurait pas au Propre et il s'était empressé d'en prendre note dans l'intention de la soumettre aux autorités diocésaines. Une révolte populaire, dont Célestine ignorait l'ampleur malgré l'engagement de Chacier, avait mis le feu à la malle-poste qui transportait le message du curé à ses généraux. Il s'en plaignit le lendemain auprès d'elle. La révolte dura encore trois jours, puis le temps passa sans que le curé abordât, même par sous-entendus, ces questions de texte. Elle supposa que c'était par superstition. Elle n'expliquait jamais autrement le silence des autres.

Elle continua de pratiquer sa littérature au profit de ceux qui souffraient et qui lui reconnaissaient deux avantages : d'abord elle guérissait plus souvent que le médecin qu'on réduisait ainsi petit à petit au rôle de signataire du permis d'inhumer ; ensuite, elle coûtait moins d'argent et acceptait les dons en nature. Guillaume avait apporté deux cous farcis et un bocal contenant l'eau-de-vie des cerises qui avaient été mangées à Noël par la famille Vermort. Elle déboucha le bocal et but une gorgée. Sa langue devint toute rose. La verge de Guillaume se dressa d'un coup. Il se mordillait les lèvres pour ne pas crier. Les cous, elle en cuisinerait un en sauce et elle mettrait l'autre dans la soupe. L'eau-de-vie lui réchaufferait le cœur.

— Qu'est-ce que vous allez me faire ? dit Guillaume entre les dents.

Le gland suintait.

— Marguerite est une gentille fille, dit Célestine qui venait d'ouvrir un tiroir.

Guillaume en convint. D'ailleurs il ne connaissait aucune méchante fille.

— Elles existent, dit Célestine.

Voulait-elle parler d'Aliz ? Elle ne prononça pas ce nom. La hanche referma le tiroir. Il y avait un pot de terre dans les mains de Célestine. Il était fermé par un bouchon de cire. Elle le fit sauter avec la pointe d'un couteau. L'onguent était vert. Elle y trempa ses gros doigts, touillant avec application.

— Tu sentiras comme une intense chaleur. Tu auras peut-être du plaisir. Veux-tu te venger de Néron ? Tu lui as cassé le nez. Ses dents ne vaudront pas grand-chose dans quelque temps.

La brûlure commença à la base de la verge. La main remontait lentement, verticalement car Guillaume était couché sur la table. Aliz était entrée tout entière dans la broussaille. Néron haletait contre elle.

— Elle le caresse, dit-il.

Aliz était glissante. Il voyait la joue trembler et à la tangente de cette joue ruisselante la verge de Guillaume entrait lentement dans le vert des mains patientes de Célestine.

— Elle n'en finira pas, dit Néron surpris lui-même par cet aveu à peine déguisé.

Aliz glissa encore. Elle l'abandonnait. Il courut derrière elle. Elle avait ouvert son ombrelle.

— Nous nous aimerons peut-être, dit-elle en traversant un parterre de girolles.

Il avait enlevé sa veste et la portait négligemment sur l'épaule. Ils se marieraient en Espagne, sous le linteau représentant les portes de l'Enfer. Il avait hâte d'entrer dans cette église. On y avait retrouvé le trésor des Vermort, partagé depuis avec les Alamos. On entendit les grincements de la pompe. Néron monta sur le talus. C'était Chacier qui actionnait le levier. La fenêtre de la salle de bain était ouverte.

— En tout cas, ce n'est pas moi, dit Aliz qui continua de s'éloigner.

Elle pensait à Guillaume. Et Néron qui venait d'évoquer cette fresque qu'il ne connaissait que parce qu'elle lui en avait parlé ! Elle se souvenait (ou croyait se souvenir) du moment, déjà enfoui dans la mémoire, où elle avait reconnu les traits familiaux sur le visage effrayé de plusieurs personnages, dont une petite fille avec laquelle elle n'avait pas manqué de s'identifier. Cette question avait embarrassé mais on avait souri. Plus tard, beaucoup plus tard, sa mère la conduisit sous le linteau pour lui parler des misères physiologiques de la femme. Elles étaient assises dans la niche qu'avait occupé un saint, on ne savait plus lequel, avant d'être enlevé par des antiquaires. On s'asseyait à cet endroit pour méditer. Peut-être même que toutes les mères y initiaient leur fille. C'était un dimanche.

On était arrivé sous le porche de l'église un peu avant l'aurore. L'air était encore immobile, chaud. Une lueur révélait un horizon sur la mer. Elles étaient venues porter des fleurs et Aliz se courbait sous la brassée, haletante et rapide. La corde d'alfa était nouée à ses poignets. Tout à l'heure, ses cheveux donneraient le vertige à cet homme dont sa mère allait lui parler. Il se penchait sur elle sans la toucher. Il aimait lui parler et lui recommandait de se taire. Elle se soumettait facilement à ce rituel. Elle s'imaginait que le désir de l'homme consistait en une espèce de vénération assez semblable à l'adoration des saints. Elle avait appris par cœur certains de ces mots et elle les répétait sans en retrouver les paroles. Il n'avait sans doute pas grand-chose à dire. On ne disait pas grand-chose non plus aux saints. On répétait le même hommage sans se soucier de le renouveler. Aliz était entrée aussi facilement dans les habitudes que les autres proposaient comme point commun. Elle n'avait jamais discuté. Elle s'était contentée d'approfondir et on aimait bien cette enfant tranquille, patiente peut-être.

L'homme avait apprécié cette patience. Il n'en doutait pas, lui. Elle était capable de toutes les attentes. Il lui parlait de ce pouvoir qu'il comptait exercer sur elle. L'idée de satisfaire l'homme ne l'enchantait pas encore. Elle était seulement curieuse. Elle avait aussi ce désir de caresse. Heureusement l'homme était mort finalement. Les hommes allaient à la guerre et quelquefois ils n'en revenaient pas.

Elle s'était sentie seule, peut-être abandonnée. Elle avait une vague idée de ce qui menace les filles patientes et abandonnées, mais comme elle était relativement jolie, sa mère l'avait amenée devant la fresque représentant l'enfer et elle s'était assise dans la niche du saint en voyage. Une fille pouvait toujours redouter que sa mère, sous l'influence des autres, ne la menât successivement devant la statue de Marie et celle de son fils en croix. La brassée de fleurs s'épanouissait dans l'allée.

L'odeur était étourdissante. Le moment était venu de parler ou d'écouter, elle ne savait pas très bien ce qu'on attendait d'elle à ce moment primordial. La petite damnée, pétrifiée de ce côté du monde, se laissait dénuder par deux diables qui avaient déjà dépouillé les personnages progressant vers le feu. Un Saint-Pierre observait la scène avec une étrange tranquillité. Aussi étrange était son éloignement. Un pan de ciel bleu l'éclairait. Les morts gravissaient une pente rocheuse où s'accrochaient des agaves. La topographie de Polopos avait changé depuis le temps où l'artiste avait peint tout ce qu'il en savait. Il s'était appliqué à reproduire le blanc des murs, purs scintillements auxquels le regard revenait comme aux antipodes de l'enfer.

— Elle ne te ressemble pas, dit sa mère.

C'était vrai. Mais comment expliquait-elle cette sensation ? Elle commença par parler du jour où sa propre mère voulut lui transmettre l'explication du sang. La petite fille de l'enfer avait-elle saigné avant de mourir ? Je crois me souvenir que la terre expulsait les millions de fleurs du printemps. L'été calcinerait toute cette beauté. Nous passions du temps au bord des chemins, remplissant nos robes de primevères.

— J'avais, dit-elle, un an de plus.

L'homme était sidéré. Elle avait été baignée, parfumée, coiffée, on avait effacé les petites imperfections et adroitement accentué la joliesse des contours.

— Dis-moi ton nom, et le petit bout de sa langue apparaissait entre les dents.

Elle avait contemplé cette humidité dans le miroir.

— N'exagère pas, petite sotte, tu as l'air d'une chatte.

Peut-être avait-il raison à propos des yeux. Maintenant elle sentait la pression de ses genoux l'un contre l'autre et s'appliquait à rapprocher les chevilles. Mollets, cuisses. La colonne vertébrale exigeait une attention constante. De temps en temps, les mains n'étaient plus au bout des bras et elle se défendait. Il lui parlait de ses possessions. Il était conscient de n'avoir rien gagné. Il lui proposait de s'enrichir avec elle. Se sentait-elle à la hauteur d'un fils ? De quoi se nourrissent les garçons ?

Dehors le vent emportait des aigrettes. Une tache de sang s'immobilisait au pied des amandiers. Des coquelicots. La pluie avait foncé le gris des roches. On avait descendu le chemin jusqu'à l'église. Sa voiture attendait sous une poterne. Elle eût préféré le cheval des enlèvements. Elle paraissait satisfaite et non pas heureuse. Elle était inquiète et redoutait d'avoir à partager. Elle était loin de penser qu'elle allait tout donner. Elle déposa les fleurs sur la banquette. Il promettait de penser à elle en les regardant. Elle ne pouvait pas croire à de pareilles banalités. Elle penserait à lui sans rien regarder. Cette absence d'objet le dérouta un moment. Qui était-elle ?

Elle monta sur le marchepied pour vider la robe. Voyait-il les chevilles, les mollets ? Ce n'était pas la première fois qu'elle se sentait nue en présence d'un homme. Non, peu importait que ce fût un homme. Peu importait même les circonstances. La nudité pouvait les exaspérer. Elle aimait vaincre leur résistance. Quel péché capital menaçait son futur ? À confesse, elle avouait un penchant pour les choses de la bouche.

— Allons donc ! C'est un oiseau !

Elle avait croqué des étamines et il avait feint un écœurement presque féminin. L'avait-elle convaincu ? On écartait légèrement le rideau pour répondre à ce genre de question. Les maisons bourgeoises sentaient l'encaustique. Chez les pauvres, le feu de cheminée l'emportait, changeant même l'odeur des murs et du bois de charpente. Elle était pauvre quand on lui demandait de réfléchir. Elle aussi écartait les rideaux.

— De quoi témoigneras-tu ?

Elle avait conscience de n'être riche que dans l'oubli. La moindre réalité l'appauvrissait. Elle s'enrichirait dans l'effacement.

Il remarqua la relation des yeux et de la bouche, petit masque transparent d'il ne savait quelle âme à la recherche de la tranquillité. Pour dimanche prochain, il avait la permission de la conduire jusqu'au porche de l'église. La croyait-il ? Elle avait encore ce pouvoir de la trahison.

— Je te montrerai l'épée d'Albaicín.

Ses lèvres étaient animées par une complexité de mouvements que le regard augmentait encore. Elle lui parla du cheval. Il avait pensé qu'une voiture était d'un meilleur effet.

— Sur les autres ? Et moi ?

Des akènes s'accumulaient dans ses cheveux, touchaient sa joue, tombaient sur les épaules, affectés d'une lenteur de cauchemar. Lui avait-il déjà parlé du voyage dont il ne reviendrait pas ? Il en avait rêvé pendant toute son adolescence.

— Viens, dit-il, et il l'embrassa, si près des lèvres qu'elle faillit protester.

L'écartement des rideaux était imperceptible. Il ne lui avait pas promis d'aimer les pauvres comme elle l'exigeait. Il avait parlé des pauvres pour les condamner à la pauvreté, tandis qu'il tenait au témoignage des bourgeois. Elle ne s'était pas révoltée. Elle prétendait même tout savoir de lui. Il brandirait l'épée d'Albaicín pour se donner des allures de chevalier. Elle ne saurait pas si en rire ou s'en tenir à cette froide admiration que sa mère lui conseillait.

— Nous ne serons jamais ce que nous sommes justement parce que notre existence est le lendemain de l'existence.

Le temps pouvait passer. Elle ne comptait plus les jours. Elle se surprit cependant à attendre le printemps. Elle surveillait le feuillage des arbres. Des asphodèles poussaient le long du mur d'enceinte. Des enfants apparaissaient. Elle aussi enfourchait les chevaux comme un homme. Elle se masquait comme un homme et parlait aux femmes comme si elle prétendait les séduire.

— Pourvu qu'il ne revienne jamais ! ne disait-elle pas si on lui demandait de ses nouvelles.

Elle recevait des lettres inspirées par le désir. Rien sur l'existence. Il lui envoya des fleurs séchées avec leur aquarelle. Le mausolée était déjà bien rempli quand une lettre du même papier, mais d'une encre et d'une écriture différente, annonça sa mort accidentelle. Un insecte l'avait piqué. Il avait souffert. Dans son délire, il l'avait réclamée. On l'avait enterré une heure après sa mort, à cause du temps. Elle imagina une chaleur chargée de mouches et de passages tristes. On lui envoya une relique de son corps. C'était des cheveux. L'écrin était transparent. Elle refusa de le porter en sautoir comme le deuil l'exigeait. Deux jours plus tard, il avait disparu de sa table de chevet. On ne lui posa pas de questions. Elle n'avait pas pleuré.

Les femmes se réunirent sur la galerie.

— Il n'y a rien de plus dangereux qu'un chagrin qui ne sort pas de soi, par les yeux, par la bouche, dit l'une d'elles, désespérée de ne pas connaître le moyen de le provoquer.

Aucune d'elles ne dit que ce chagrin n'existait pas, plusieurs pensèrent que si on connaissait ce moyen, on pourrait le vérifier, mais à quoi bon se torturer ? Aliz les entendait. L'importance de l'homme était une offense à son propre désir.

— Si tu veux, dit sa mère, nous voyagerons un peu. Nous irons en France. Ta cousine...

Aliz a-t-elle jamais répliqué à toutes ces propositions de bonheur immédiat ? Elles allèrent en France. Un domestique aux bottes rouges les accompagnait. Le voyage dura près d'un mois à cause de la curiosité de la mère qui n'avait jamais vu la Catalogne. On passa en France presque sans s'en apercevoir. Le domestique était fidèle, précis et discret, des qualités qu'on ne pouvait pas exiger de l'être humain, expliquait la mère.

On vit danser de beaux garçons à Teruel. Ils avaient les joues rouges et vous regardaient en souriant. Un peu de vin avait grisé Aliz. Sa mère avait été épouvantée par des propos peut-être libres. Était-il question d'autre chose que d'être une femme comme les autres ? Des nuages roulaient sur le flanc des montagnes comme les cheveux dans le dos d'une femme qu'on s'apprête à coiffer et qui vous regarde dans le miroir. Il n'y eut plus de vin dès le lendemain. On se rafraîchissait dans les fontaines au bord des routes, et dans les auberges on buvait de la limonade.

Manuel, le domestique, voyageait sur la malle. Aux étapes, Aliz était toujours étonnée de le voir apparaître, couvert de poussière, l'air grave, demandant s'il pouvait se rendre utile, secouant cette poussière, un pied sur le rayon horizontal d'une roue il frottait ses bottes l'une après l'autre, tranquillement, comme si la poussière des routes n'avait pas affecté sa tranquillité, son chapeau fumait comme une pipe. Il était de ces hommes qui traversent les flaques d'eau en portant des femmes dans leurs bras vigoureux. De l'autre côté, les bottes souillées le rappellent à sa condition de domestique et il les décrasse jusqu'au rouge qui le caractérise. Aliz l'a toujours connu.

Chez le cordonnier, elle a vu les bottes rouges sur une étagère et l'instant d'après Manuel la croisait, chaussé d'une autre paire de bottes en tout point semblables. Rien ni personne n'obligera Manuel à marcher pieds nus comme les gens de sa condition. Le matin, sa chemise est propre, même un peu humide, et il s'est rasé, coiffé, il a même refait le nœud de son chapeau. À la mère d'Aliz, il a répondu qu'il ne se souvenait pas de la Catalogne où il s'était pourtant battu avec des Anglais farouches. À Castelpu, où ils sont arrivés en diligence, il est allé voir une locomotive et il a parlé avec le mécanicien.

— Dans quelle langue ? a fait la mère d'Aliz.

La question, demeurée sans réponse, l'a préoccupée toute la soirée. Ce fut Néron qui conduisit le valet dans la chambre qui serait désormais la sienne chaque fois qu'Aliz éprouverait le désir de visiter ses cousins français. La chambre était au-dessus de la forge. Été comme hiver, elle profitait du feu que Chacier entretenait jalousement. L'escalier était au fond de l'atelier, plongé dans une obscurité telle qu'on ne pouvait pas le voir et encore moins deviner sa présence. On voyait pourtant des rideaux aux fenêtres. Manuel leva les yeux. Il portait un poignard à la ceinture. Néron n'avait jamais vu des mains aussi poilues. La ceinture de flanelle ne comportait pas un seul pli. Les pointes du gilet se rejoignaient dans le nœud d'un lacet. Le jabot était d'un blanc irréprochable. La culotte révélait des fesses puissantes.

— C'est ici ? demanda Manuel.

Il se retourna pour mesurer la distance qui séparait la forge du château. Néron lui montra du doigt la fenêtre d'Aliz. On ne voyait pas celle de sa mère mais Manuel parut complètement satisfait. À l'intérieur, le feu embrasait l'ombre. Le valet découvrit Chacier qui actionnait la soufflerie. Néron alluma une lampe et dirigea le faisceau vers l'escalier.

— J'aurai une lampe ? dit Manuel.

Il suivait docilement Néron. Chacier avait à peine ouvert la bouche. L'escalier était enfermé dans une cage. Néron en ouvrit la lourde porte. La lampe éclaira cet intérieur coquet. On secoua ses pieds sur un paillasson et on monta. Une autre porte s'ouvrait directement sur la chambre. Les murs étaient percés de deux fenêtres en vis à vis. Néron indiqua le Levant.

C'était la fenêtre aux rideaux rouges et blancs. Les volets étaient posés par terre contre le mur. Il y avait même une toilette. Manuel posa son bout de miroir près de la cuvette. Le lit était dans une alcôve. Il n'y avait pas de rideau. Néron sauta pour atteindre les anneaux. Il ouvrit les portes de l'armoire.

— Ce sont des cintres, dit-il.

— Je sais, dit Manuel.

Néron virevolta.

— Les draps, dit-il en montrant l'étagère.

Ils étaient brodés aux armes des Vermort. Pendant un moment, le valet sembla contempler le blason.

— Tu es qui, toi ? finit-il par dire.

Néron sourit.

— Je ne savais pas qu'un valet pouvait poser ce genre de question, dit-il plus tard à Aliz.

Elle était en robe de chambre et lisait sous la lampe. Néron lui montra la fenêtre du valet. Elle était encore éclairée.

— Il lit, dit Aliz.

Néron ne lisait pas. Elle avait vu Fabrice dans sa cage dorée et l'avait embrassé à travers les barreaux. Le comte l'admirait déjà.

— On sait bien ce qui arrive aux femmes qu'il admire toujours pour des raisons aussi peu féminines que possible.

Néron contemplait les mains sur la couverture. Elles semblaient tenir un miroir. Pour la première fois de sa vie, il remarqua à quel point le visage des filles est une conjonction de douceurs parfaitement localisables.

— Vous me dévisagez ? demanda-t-elle soudain sans le regarder.

Cette après-midi, elle avait avoué une difficulté inexplicable à faire usage du tutoiement. Elle me voussoiera, avait pensé Néron et comme il la voussoyait lui-même :

— Non, non, fit-elle, montrez-moi l'exemple !

Il n'y avait pas encore d'e dans sa langue, était-ce charmant ? Le comte parlait d'un ami anglais et l'imitait, ce qui la fit beaucoup rire.

— Il faut faire rire les filles pour comprendre leur beauté.

Le valet apparaissait de temps en temps derrière elle et lui parlait dans l'oreille. C'était inconvenant mais personne ne sembla s'en soucier. Cette proximité n'intrigua que Néron. Il retourna à la forge avant la fin du jour.

Chacier avait presque terminé la nouvelle cage. Le châssis reposait sur des cales. Les essieux n'étaient pas encore munis de leurs roues. Il était en train d'ajuster l'écartement des brancards. Les mesures du poney étaient écrites sur le tableau noir. Néron s'assit sur le tabouret où il avait déjà passé des heures à observer l'avancement des travaux. Chacier travaillait lentement. Les pièces s'ajustaient toujours exactement mais cela ne lui procurait aucune satisfaction. Il jouait parfaitement son rôle d'intermédiaire entre les plans conçus et tracés par le comte et leur réalisation en tout point conforme aux désirs du créateur tremblant que le comte ne voulait pas reconnaître en lui-même.

— C'est tarabiscoté ! dit la comtesse en voyant la voiture pour la première fois.

Le comte broncha un peu mais pas au-delà des limites que lui imposait la présence de Fabrice ligoté au châlit. Il était tranquille, Fabrice, depuis deux jours. Aliz lui avait parlé. L'idée du poney venait de lui.

— Mais enfin ! s'était écriée la comtesse, vous n'y pensez pas !

Il n'en fallut pas plus au comte pour concevoir les prémices de ce qui allait devenir la voiture de Fabrice. Il y eut une première tentative d'aménager un tonneau qui ne servait plus. La cage fut boulonnée. Elle branla. On utilisa un bourriquot. Il se montra réticent. On déboulonna la cage, on relégua le tonneau peut-être définitivement cette fois et on battit le petit âne qui mordit quelqu'un. Les nouveaux plans, exhibés une semaine plus tard (entre-temps on hospitalisa Fabrice dont un œil s'était infecté à cause d'une chenille, il perdit cet œil plus tard mais ce fut peut-être pour une autre raison), prévoyaient un châssis, un essieu, des roues d'un genre nouveau, la cage s'adaptait parfaitement à cette invention ou c'était celle-ci qui témoignait de l'effort du comte pour ne pas avoir à refaire ce qui avait déjà été fait. C'était compliqué ou, comme le disait la comtesse en voyant arriver l'attelage (on avait acquis le poney à la foire du vendredi), tarabiscoté.

Le comte avait poussé un peu loin le souci de l'ornement alors que son idée avait commencé dans l'utilitaire. Il ne s'agissait rien de moins que de satisfaire la psychologie difficile de Fabrice. Le poney se laissa docilement caresser par cette main craintive.

— Cette fois, avait dit le docteur Vincent, tachez de ne pas vous laisser avoir par ce que vous croyez être de la tranquillité. Tranquille, il ne le sera jamais. N'oubliez pas qu'il a parfaitement conscience de votre erreur.

Le châlit glissa sur ses rails. Une roue dentée l'inclina doucement.

— Le ciel basculait-il de cette manière, songea Néron, comme il avait tendance à se l'imaginer.

Aliz, qui connaissait les chevaux et même les aimait, fut chargée de conduire la voiture. Elle allait à pied, marchant à côté du poney, se retournant de temps en temps pour parler à Fabrice. Que lui disait-elle ? On suivait, comme à un enterrement. On quitta l'allée pour un chemin. Fabrice jubilait. Il nomma les oiseaux, les arbres. Le comte vérifiait de loin l'état des soudures. La comtesse avait tenu à utiliser sa draisienne. Néron admira secrètement ces joues tressautant.

On s'éloigna considérablement du château. Pendant une minute, il disparut derrière les hêtres et Aliz conforta le promeneur qui croyait qu'on l'emmenait ailleurs. Il avait eu une crise trois jours plus tôt dans l'ambulance. La chenille était enfermée dans un bocal. Un infirmier silencieux tenait le bocal sur ses genoux. L'œil coulait sur la tempe. On avait fixé la tête avec une courroie qui ceignait le front. La bouche était maintenue ouverte par une poire. On aspirait les glaires. Le bruit de la pompe était inaudible à cause du fracas des roues. Le docteur Vincent avait examiné la chenille au bout d'une pince.

— C'est possible, avait-il déclaré et il avait mis la chenille dans un bocal.

— Il faut se dépêcher avant qu'elle ne devienne papillon, avait risqué Néron.

— Je l'emmène chez Futral, avait décidé le docteur.

On avait déjà emmené Fabrice dans plusieurs endroits dont il était finalement revenu. On avait même été à Rocamadour et on avait ramené un galet du Lot. Il sonnait le creux. Fabrice eût été déçu qu'on l'ouvrît comme le désirait Néron. On avait été à Toulouse pour voir une machine à vapeur. Cette fois on ne perdit pas son temps en prières. Il s'agissait d'étonner Fabrice. On l'étonna encore une fois en allant voir la carcasse d'une baleine à Hendaye. La plage était merveilleuse. C'était l'hiver. On ramena des coquillages et des os de seiche. À Vermort, on prit le temps de disposer les coquillages au fond de l'aquarium et on donna les os de seiche aux oiseaux. On revint à Rocamadour, en vain.

— C'est fou ce qu'on peut voyager quand on a un malade à la maison, avait avoué la femme d'un métayer à la comtesse qui préparait un voyage à Rome. Quand vous serez là-bas (le comte ne l'accompagnait pas), méfiez-vous des blagueurs !

La comtesse trônait comme une jeune communiante au milieu d'un essaim de fermières. Le comte, qui entrait par mégarde, eut l'impression de revivre l'inoubliable matinée de leur mariage. Cette fois il n'y eut personne pour lui reprocher d'avoir violé les sources mêmes de toutes les superstitions (il en était convaincu). On se contenta de le houspiller gaiement.

— Sapristi ! grommela-t-il en sortant, oublie-t-elle l'objet de ce déplacement ?

Chacier, qui traînait sa patte folle sur la droite du hobereau, ricana en prononçant une sentence.

— Si c'est le diable, pensa Néron, on est bien servi !

Il ne s'adressait à personne depuis qu'on ne riait plus de ses plaisanteries. La comtesse ramena de l'eau dans une fiole et une bouteille de vin. Il y avait aussi des coquillages dans son havresac. Elle avait été sur une plage en face de l'île d'Elbe. Le comte traduisit la première page d'un recueil de recommandations imprimées en caractères gothiques. Fabrice but l'eau. Le vin agrémenta un dessert qu'on prenait avec lui sur la galerie. Aliz le servait. Néron admirait cette précision.

La comtesse racontait son voyage, parlait des rues, des places, des vergers, de la plage, des employés de l'octroi, du cheval qui avait perdu un fer, à Piombino elle avait mangé un gâteau dont le nom lui échappait maintenant. Le comte adorait la comtesse quand elle réfléchissait. Il la prenait pour une gourde, ce qu'elle n'était certainement pas, et se plaisait à la mettre sur la piste du mot ou de l'idée qu'elle était en train de chercher. Il ne la taquinait pas, il jouait avec ses trous de mémoire, se doutant un peu que leur vieillesse y passerait encore plus de temps.

Fabrice but toute l'eau, ensuite il se servit de la bouteille comme d'une lunette de marin. Regardant dans le goulot, il jouait avec les déformations que le cul lui renvoyait. Aliz gagnait en beauté. Il la fragmentait, conservant le regard sur une circonférence aussi peu déformante que possible, tandis qu'une bulle donnait à la bouche une dimension effroyable. Sans la conservation du regard, il l'eût perdue. Avec la bouche redimensionnée, il entretenait des rapports hallucinants.

La comtesse voulait conserver le flacon. On chercha le bouchon qui avait sauté gaiement. Fabrice avait un peu abîmé l'étiquette, avec ses pitreries ! Il se sentait toujours un peu singe dans ces moments, sans bien savoir ce qu'il venait d'imiter.

— Le bonheur n'est accessible qu'à travers des cristallisations précises comme le temps. On en saura plus un jour et puis on saura tout, ce qui mettra le bonheur à la portée de tout le monde.

— Vous croyez ? dit la comtesse.

Le comte se tâtait le bulbe de l'oreille. Le bonheur, il le tenait par la queue, mais c'était un lézard qu'il surprenait en pleine sieste. Néron aimait les comparaisons. Il avait vaguement le sentiment qu'on pouvait tirer un parti poétique de cette pratique, mais il ne s'exerçait plus en public, il avait trop déçu, on ne le comprenait plus depuis qu'il n'était plus l'enfant qu'il n'aurait jamais dû cesser d'être. Il se tut. La langue lui brûlait.

Fabrice adorait ces instants rares, la comtesse en sotte qui s'interroge, alors qu'elle n'est pas sotte et que ce n'est pas une réponse qu'elle attend, le comte ne sortant plus du cul-de-sac où le vin l'accule, Néron se frottant la langue dans une serviette, Aliz enfin, le seul être dont il aime évoquer la nudité, parce qu'il cherche un frère plus qu'un fils. Il y avait aussi des insectes, dont un au moins était toujours nouveau, les gouttes de pluie qui ne faisaient pas craindre la pluie, les oiseaux qui s'approchaient, ceux qui se maintenaient à distance, les sexes de fleurs portés par le vent, l'odeur des sapins sous la pluie, le ruisseau qui grossissait, qu'on entendait mais qu'on ne voyait pas, sur la pente l'herbe se couchait au passage de l'eau, les vaches remontaient sous les arbres, longeant les ruines de l'ancienne bergerie, à table on était fasciné par cette tranquillité et le doux visage d'Aliz se posait sur l'épaule de Fabrice, la comtesse allait évoquer encore les petits gâteaux de Piombino dont le nom ne lui revenait pas.

— Maintenant que j'ai bu toute l'eau, pensa Fabrice, que va-t-il arriver ?

L'idée de la fugue qui durera trois jours germait dans son cerveau. Il ne voulait pas partir seul. Une fois il avait inventé un personnage pour l'accompagner et cet être était parti tout seul, il n'avait rien pu faire pour le retenir, pas même tenter de le distraire ni surtout en parler aux autres qui sont toujours capables de s'enticher de vos produits imaginaires. Aliz, dont il ne doutait plus de la réalité, n'accepterait pas l'aventure. Elle aimait conduire la voiture mais guère au-delà de Vermort. Quelquefois on touchait la surface de ces transparences et le désir de n'être plus là augmentait ou plutôt non : il s'accélérait et la vitesse acquise vous étourdissait jusqu'à la douleur. Guillaume était sur le chemin. Elle se donnait à lui. Il était doux avec elle. Au début, Fabrice avait craint qu'il ne se comportât comme avec une de ces filles aux joues rouges qui ne méritait rien d'autre. Mais non, elle s'abandonnait dans la douceur de cette espèce d'homme qui ne lui promettait rien. Pas de passé, pas de futur, que demandent les femmes ? Jamais aucune femme n'aimera Néron.

Heureusement qu'il est mort avant d'en avoir épousé une. Fabrice avait presque souhaité cette mort. Il s'était surpris plusieurs fois à exprimer ce désir, ayant trouvé les mots comme s'ils n'avaient jamais existé. Pourquoi Fabrice ne haïssait-il pas Guillaume ? Mystère. Pourtant Aliz lui appartenait dans ces moments. On ne pouvait pas dire qu'il la possédait, la possession implique un effort sur l'autre. Il avait trop peur de la changer. Il fallait qu'elle se donnât, sinon Guillaume disparaissait et Néron revenait avec ses promesses et ses hésitations. Pendant ce temps, Fabrice sortait de la cage.

La chaîne mesurait huit mètres. Elle était attachée à la ceinture par un anneau dans lequel Fabrice aimait entrer sa main. Il n'allait pas loin. Il n'avait jamais parcouru les huit mètres. Il traversait le chemin ou montait sur le talus, pour ne pas voir la scène. Il entendait la voix d'Aliz. Guillaume ne parlait pas. Il la caressait, peut-être aux endroits qu'elle lui indiquait en lui parlant d'autre chose. Puis le silence retombait, comme la nuit. Disparition du soleil, apparition des étoiles, les chiens commencent à tourner en rond, harcelés par des hypothèses. S'il se masturbait maintenant, on le surprendrait dans cet acte et il aurait tendance à se dépêcher avant qu'on cherche à l'empêcher d'aller au bout de ce plaisir particulier qui n'a rien de commun avec les autres plaisirs.

— Ce n'est d'ailleurs peut-être pas un plaisir.

— C'est quoi alors ?

— Le plaisir solitaire implique qu'on soit seul or, il ne l'était jamais et s'il l'était relativement, dans ce cas il ne désirait plus atteindre seul ce point nommé de la conscience et il luttait pour trouver des raisons de ne pas recommencer, il les trouvait et s'endormait sur ces lauriers.

— Tu parles d'une victoire !

Il fallait partir mais surtout ne pas consacrer tout le temps à s'en aller. Dans la peau d'un personnage, c'était facile. C'est fou ce qu'un personnage peut être docile mais au bout du compte, son plaisir n'est pas le vôtre et il faut se résoudre à redevenir soi-même. En combien de temps atteint-on le plaisir quand on se caresse soi-même ? Il fallait à peu près cinq minutes à Guillaume mais c'était Aliz qui le caressait. Elle prenait plus de temps mais enfin : ça arrivait. Et comme Fabrice passait tout ce temps à regarder les aiguilles de la montre, il n'en restait plus pour se donner du plaisir. Ah ! Si c'était une chose qu'on pouvait demander à l'autre comme on demande toutes les autres choses, un morceau de pain, son chemin, l'heure qu'il est, des nouvelles de la tante Félicie (qui est-elle ?) etc. Il y a bien un moment, pourtant, où on le demande !

Aliz et Guillaume ne se demandaient plus rien. Ils agissaient. La promenade de Fabrice était un bon prétexte. On pouvait confier ce forcené à une jeune fille fragile, la cage était solide, la chaîne aussi, le poney en avait vu d'autres.

— Où allait-elle ? se demandait Néron.

Poser la question à Fabrice n'avait pas de sens.

— Je vois que ma petite invention est appréciée, remarquait le comte en regardant l'attelage s'éloigner sous la conduite d'Aliz, puis il se frottait le nez à l'endroit d'une future verrue et, d'une voix si grave que la comtesse se tordait le cou pour le regarder, déclarait que sans Aliz, cet objet n'avait aucune chance de servir « à ce à quoi » il le destinait encore dans son imagination.

On voyait mal Néron dans le rôle du pilote. Quant à la comtesse, elle était trop frileuse, au printemps, peut-être, il y a de beaux jours à la floraison des cerisiers.

Chacier montrait son pied-bot si on lui en parlait. Célestine avait un mauvais souvenir de l'ornière des lendemains de pluie. Fabrice avait entendu toutes ces conversations. On ne parlait pas longtemps. Aliz réfléchissait. Le comte refusait d'embaucher. On pensa encore à Pierre qui avait failli devenir le fils adoptif de la comtesse. Le comte se méfiait de Pierre. Selon lui, Pierre était un jaloux. Il y avait Guillaume, qui s'ennuyait l'hiver, qui s'ennuierait encore plus cet hiver sans Aliz. Ces promenades le rendraient triste.

— Comment parler d'Aliz avec un fou ?

Le comte l'avait convoqué. Il avait uriné trois fois sur le chemin. C'était avant sa querelle avec Néron. Fabrice ne se souvient pas du rôle que Pierre, l'ami infidèle, a pu jouer dans ce drôle de drame. Guillaume urina une dernière fois dans l'allée. Il avait une chemise propre. C'est Chacier qui l'avait prévenu. Chacier traitait les fils des fermiers comme des chiens. Guillaume haïssait cette silhouette rapide. Il ne l'avait jamais vue que de loin. Chacier criait ses ordres sans descendre de sa mule. Il y avait toujours trois ou quatre chiens autour de lui. On ne l'approchait pas. Il portait un fusil en bandoulière. La cartouchière était toujours impeccablement lustrée. Il avait vu le petit cucul d'Aliz dans la fougère. Il n'était pas intervenu. Guillaume avait aperçu l'ombre chevauchant dans la brume entre les arbres. Sa verge était dans la bouche d'Aliz.

— Chacier ! prononça-t-il doucement.

Le petit corps d'Aliz eut une contraction puis il se détacha comme un fruit et Guillaume le vit disparaître dans les fougères. Fabrice était au milieu du chemin. Chacier ne se pressait pas.

— Pousse-toi ! dit-il.

Pierre haïssait Chacier, Fabrice ne se rappelait plus pourquoi. La mule profita de l'arrêt pour mordre un peu l'herbe du talus. Chacier tapotait la cuisse de l'animal avec sa cravache noire. Il y avait trois chiens. Ils marchaient devant. Ils s'arrêtèrent aux pieds de Fabrice. Aliz sortit de la fougère. Elle n'avait jamais haï personne. Elle ne pouvait pas comprendre. Elle caressa la tête du chien.

— Dites-lui de se pousser, dit Chacier.

Il remarqua que la robe n'était pas agrafée sur le côté. Il ne dit rien. Aliz caressa Fabrice. Chacier grimaça. Le passage était libre. La mule avait l'air de sourire. Elle passa entre les chiens. Chacier l'avait encore arrêtée pour prendre le temps de regarder la bouche d'Aliz. Il ne dit rien. Il jeta un regard tranquille dans la brume au-dessus des fougères.

— Il va pleuvoir, finit-il par dire, vous devriez rentrer.

Il s'éloigna. Maintenant les chiens le suivaient. Guillaume écarta un peu les fougères. Il était nu.

— Il ne dira rien, fit Aliz.

C'était il y a trois jours. Quatre peut-être. Maintenant il urine une dernière fois avant de se présenter devant la porte. Un de ses cousins a été chassé du domaine il y a cinq ans. Il est soldat à Gibraltar. Il écrit des lettres. Guillaume ne sait pas écrire. Il pense à son cousin parce que c'est le moment d'y penser. Il ne sait même pas ce qu'il va répondre au comte. Il n'a pas vu Aliz ce matin. Il lève le nez pour regarder la fenêtre de sa chambre. Elle est ouverte. On voit le rideau vert et rose et le reflet du miroir au plafond. Il gravit les marches. Dans gravir, il y a grave, il ne sait pas pourquoi. Un bedeau, qui commentait la messe à des aveugles, disait :

— Maintenant le prêtre gravit les marches de l'autel.

On gravissait des pentes meurtrières dans les récits de guerre et on mourait de cette manière. C'était tout ce que Guillaume savait du rapport entre la gravité et les gravissements. Encore qu'il y eût quelque chose à découvrir du côté des ravissements, pente dangereuse qui accélère l'éloignement (mais l'objet du désir est emporté avec soi) ou gravité bienheureuse dont le moment physique s'étire jusqu'à atteindre la dimension du temps. Dans ce cas, le désir est sans objet.

— Tire le cordon de la sonnette, Guillaume ! Tu ne sais pas ce qui t'attend !

Il fut introduit dans un bureau. Le comte était assis derrière une table jonchée de livres et de feuillets. Il fumait, se tapotant les incisives avec le bec du houka. La fenêtre était fermée par de lourds rideaux. L'obscurité empêchait d'en distinguer la couleur. C'est que la lumière tombait d'une lampe éclairant un tableau, une scène champêtre avec une bergère nue et un lac où s'avançait (peut-être s'éloignait-elle) une barque, le soleil roulait d'étranges lueurs au-dessus des arbres.

Le comte posa sa plume. L'encrier restait ouvert. La porte se referma derrière Guillaume. Le comte contempla ce corps parfait. Le visage était peut-être grotesque. De beaux cheveux noirs bouclaient sur les tempes. Il tenait ses mains dans le dos et s'efforçait de ne pas sourire. Chemise propre, il n'y manquait pas un bouton. Le pantalon s'effilochait un peu sur les mollets. Il était chaussé de sandales aux lanières cirées de frais. Les ongles étaient soignés. La tension musculaire témoignait d'une attente. Il avait peut-être salué en entrant. Chacier ne lui aurait permis aucune insolence. Il savait réduire ces tentatives de s'affirmer, en bon intermédiaire. Mais maintenant le comte était seul avec l'objet de sa propre attente depuis que Chacier lui avait décrit ce qu'il avait vu. Le petit cucul d'Aliz avait été nommé plusieurs fois. Chacier ne ménageait jamais son interlocuteur, fut-ce le comte qui prétextait un manque de temps pour accélérer le récit que son chasseur distillait savamment.

— Connais-tu l'Afrique ? demanda le comte avant d'aspirer dans le bec du houka.

Il n'attendit pas la réponse :

— Nous allons en Afrique, continua-t-il, Chacier y possède quelque chose, je n'ai pas bien compris, une maison, les bords d'une rivière, les montagnes sont encore inexplorées, il connaît la langue des indigènes.

— Vous m'emmenez ? dit Guillaume qui oubliait pourquoi il était venu.

Le comte emmenait Pierre aussi. Ce serait une expédition. On s'arrêterait d'abord à Polopos, le temps de s'habituer un peu à ces climats d'enfer. Il se demandait comment la peau d'Aliz pouvait être aussi douce dans de pareilles conditions. Peut-être devait-elle beaucoup aux étés à Vermort.

— J'ai besoin de toi, dit le comte, de Pierre aussi, de Chacier qui est un bon fusil, nous amènerons des chiens, nous laisserons les chevaux à Polopos, le bateau appartient à mes cousins, les Alamos, donc à Aliz un peu aussi. As-tu jamais chaussé des bottes ? Tu fumeras et tu connaîtras des femmes dont c'est le métier d'être femme. Ton père se passera de tes bras. Je laisse à la comtesse le soin des menus détails, Bouju fera le reste. Chacier ! cria-t-il dans le tuyau.

Chacier apparut aussitôt. Il avait couru.

— Nous n'avons pas parlé d'Aliz, dit le comte.

Chacier s'était assis sur une petite chaise, jambes écartées, les poings sur les genoux.

— Guillaume n'a encore rien dit, dit le comte.

Guillaume ne pouvait plus s'empêcher de sourire. Il ouvrit enfin la bouche pour dire qu'il aimait l'aventure, bien qu'il ne l'eût jamais vécue, mais fallait-il d'abord en discuter avec le vieux qui se désespérait tous les jours de n'avoir que deux fils, deux coureurs qu'on finirait bien par prendre sur le fait, et si ça arrivait, il se retrouverait seul, avec une femme qui ne lui donnait plus d'enfants et trois filles qui promettaient d'être belles. L'Afrique lui paraîtrait peut-être un peu lointaine. Il avait vu un lion sur le quai à Bordeaux, du temps de monsieur votre père qui aimait bien Perrine, vous vous souvenez de Perrine ? Un fameux chasseur celui-là, et honnête homme, sa femme sentait la lavande, elle était toute jeune quand il l'a épousée, on aurait dit sa fille et en public elle se comportait comme si elle l'était, toujours un peu distante, ne lui accordant que sa main qu'il étreignait comme un fruit qu'on n'ose pas manger parce qu'on l'a volé. Vous devriez parler de Perrine à Chacier, une espèce de leçon en quelque sorte, histoire de le remettre à sa place.

— Le vieux, disait Guillaume, haïssait Chacier. Vaudrait peut-être mieux ne pas le convoquer. Il entretient de bons rapports avec le curé.

D'ailleurs Guillaume était destiné à la prêtrise. Il avait même commencé à apprendre à lire et à écrire.

— Avec Aliz ?

Néron a appris la nouvelle pendant un repas solitaire. Il dégustait des beignets avant-coureurs d'un repas qu'il n'aurait pas oublié s'il avait vécu assez de temps pour lui donner toute son importance. Fabrice jouait à la marelle dans la cour devant le porche de la cuisine. Fleur trichait avec le petit caillou qu'elle lançait contre le vent. Il y avait du linge à la fenêtre d'Aliz, comme au début et à la fin de son séjour annuel à Vermort. Le comte avait toutefois avancé ce départ, à cause du curé qui avait soumis le projet à l'évêché. Depuis, Guillaume dormait à l'écurie.

Néron le voyait tous les matins quand il sortait pour se laver dans la fontaine. Aliz aussi pouvait le voir de sa fenêtre. Néron aurait fini par gagner à ce jeu, Aliz en doutait-elle, mais il est mort avant que les épaules de Guillaume ne touchassent définitivement la poussière. Au même endroit, des années plus tard, Fabrice méditait sa propre mort. Il y a loin entre mourir d'un accident et la même chose mais de sa propre main. Il revoyait Aliz à la fenêtre, penchée sur les robes qui contenaient encore leur cintre, il entendait le bruit que produisaient les cintres en tombant les uns sur les autres dans le lit douillet où elle passerait encore une nuit.

Fleur suçait le caillou et elle le lançait trop haut, comme si elle avait cherché à atteindre quelque chose en dehors de la marelle. Les pieds joints au bord d'une aventure graphique sans surprise, elle enfonçait le côté pointu du caillou dans sa petite bouche formée en cul-de-poule et ensuite le caillou s'élevait et il traversait un air tranquille peut-être peuplé de transparences.

Fabrice préférait le glissement. Il s'appliquait. Il ne jouait pas contre Fleur. Il n'avait jamais souhaité la vaincre. Il perdait patience quand c'était à elle de jouer mais il n'en laissait rien paraître. On le voyait assis sur la murette d'un châssis, tournant le dos à ce soleil qu'Aliz ne venait plus observer depuis que Guillaume était là. Il ne s'approchait pas du château, il ne franchissait pas le pré, il regardait le château comme quelqu'un qui revient sur les lieux d'une observation prometteuse. Il était torse nu, la peau était mouillée, il avait embroussaillé ses cheveux. Fleur le saluait, montée sur le bord de la murette et elle agitait son petit chapeau de toile bleu. Il levait mollement la main puis tout aussi nonchalamment il se grattait le menton.

Fabrice jetait le caillou, contrôlant l'impulsion, le caillou glissait jusqu'au bon numéro et il entrait dans la marelle à cloche-pied, comme c'est la règle. Fleur avait trouvé une autre distraction. Elle non plus n'avait pas désiré sortir vainqueur de ce jeu d'enfant. Guillaume replongeait sa tête dans la fontaine. Pourquoi éclaboussait-il la statue avec l'eau de ses cheveux ? La statue avait l'air de saigner. Fabrice était revenu sur la terre.

— Si je mens, j'irai en enfer.

Il donne le caillou à Fleur. Elle le suce. Et tout recommence. Il y a l'odeur des beignets, la présence massive de Néron sur la marche, les robes d'Aliz, la statue mouillée. L'endroit n'a pas changé, sauf qu'on n'ouvre plus guère la porte de la cuisine. Quand ils arrivent au château (on entend encore le train en pleine ascension), la porte est ouverte.

— Pourquoi Fleur a-t-elle épousé Damien ?

Elle est assise sous le linteau de la cheminée, devant la soupe. On entend le train et plus près la carriole que Damien conduit à l'écurie. Fabrice entre toujours par la porte de la cuisine, sauf s'il est accompagné, dans ce cas on a ouvert la porte principale et on attend sur le seuil.

— Est-ce Fleur qui a épousé Damien ?

Il voudrait ne pas y penser, lui qui a désiré toutes les filles de son enfance et n'en a épousé aucune. Il entre dans la cuisine et se dirige tout de suite vers la cheminée pour embrasser les mains que Fleur lui tend. Elles sentent l'oignon et la viande de porc.

— Vous êtes venu sans Angèle ? demande-t-elle.

Il répond si Angèle l'a accompagné, dans ce cas elle s'est mise en retard à cause des fleurs qu'elle a voulu cueillir, il dit :

— Non.

Sinon il s'empresse de goûter à la soupe.

— Damien vous a parlé de la toiture ? dit-elle, revenant à la cheminée pour touiller la soupe.

Il aime cette lumière, le feu, la chandelle, le miroir du buffet, les hexagones soutenus par deux boucs, au plafond la flamme du lustre était en veilleuse, jetant sur la table des jaunes et des rouges, le couvert était mis, le vin en carafe, le pain entamé, la lame de ce couteau qu'il avait toujours connu, il commençait par cette tranquillité domestique, ne devinant pas l'angoisse de Fleur.

Elle ne montrait plus ses cheveux depuis qu'ils avaient blanchi. Elle était souvent assise, répétant qu'on ne refait pas le monde, satisfaite de l'effet provoqué par cette répétition, depuis deux mois Fabrice n'avait pensé qu'à cette tentative avortée au seuil de la vie adulte, le monde ne peut pas nous appartenir, avait-il conclu pour ne pas l'épouser.

Comment quitter la femme qu'on aime parce que l'esprit ne peut plus se séparer d'elle ? Cette exclusivité vient de chasser tout espoir de plaisir. Cherchait-il à expliquer la violence qu'elle lui inspirait encore ? On entend les pas de Damien dans l'allée. Il marche toujours lentement, comme s'il ne devait jamais arriver. La porte s'ouvre sur un homme au visage gris. Il se laisse observer. Il n'a jamais lutté contre le regard des autres. Il s'est toujours donné. Sa moustache est encore rouge, l'œil clair, le nez aquilin, des favoris embroussaillent ses tempes jusqu'à l'angle de la mâchoire. Il accroche la veste et le fouet au même clou.

— Tu lui as parlé de la toiture ? dit Fleur. Caujole a glissé sur une tuile à cause de la mousse.

Elle a plongé la louche dans la soupe de la marmite. Damien approche la soupière.

— Le soir, dit-elle, il se remplit de soupe.

Elle a perdu toutes les dents de la mâchoire inférieure. Fabrice chiffonne son assiette avec le bout de sa serviette.

— Nous ne sommes pas heureux, dit-il.

Personne ne répond jamais à ce début de conversation. Fleur sert la soupe.

— Il devrait manger plus de pain, dit-elle.

Il y a du beurre sur la table, et un saucisson. On mangera du fromage pour finir le vin.

— Vous ne reviendrez donc plus ? demanda-t-elle.

Le menton de Damien disparaît dans le cou. De temps en temps, le chien gratte à la porte, ou c'est l'écorce d'une bûche qui éclate, un loir qui court sous le plancher, un train peinant dans la rampe, la branche du tilleul qui touche le mur, le trot de la jument du médecin remontant à Génat où une étrangère attend un enfant.

— Mademoiselle Angèle n'est donc pas venue, dit Damien.

Il avait repris de la soupe. Fabrice préférait le pain. Celui-ci avait deux jours d'existence. Il frottait un morceau de croûte contre son nez. Les odeurs avaient toujours eu sa préférence, elle s'en souvenait. Au bout de la table, des pommes exhalaient leurs parfums. Il n'avait jamais connu quelqu'un d'heureux. Angèle avouait un bonheur qui était plutôt le choix de la vie. Nous ne vivons pas assez longtemps pour justifier nos choix. La mousse verte et bleue du toit revenait dans la conversation. La clôture des Fournels avait été emportée par la boue mais on n'allait plus de ce côté.

Fleur sentait bien qu'il était venu chercher quelque chose. Elle évitait le regard de Damien, même quand il lui demandait de la soupe.

— Il se remplit, dit-elle.

Fabrice racla la surface de la motte de beurre avec l'ongle de son index. Il aimait ce retour à l'enfance, par le geste. Une pomme craqua dans ses mains.

— C'est mauvais pour le vin, dit Damien.

Il s'empourprait lentement. Le malheur, ç'avait été d'être trois. Fabrice éleva le morceau de pomme à la hauteur de son nez. Il lui en avait coûté, des exercices, ce geste appris dans l'enfance pour imiter les travailleurs assis sous les arbres à l'heure du repas. Il avait admiré ces mains, la torsion, l'éclatement de la peau, la pulpe dégoulinant sur les doigts aux ongles sales.

Tout à l'heure elle soufflera la bougie et il l'écoutera s'éloigner dans l'obscurité, sa main glissant contre le mur jusqu'à rencontrer le montant de la porte, la porte se refermera sur cette interprétation lente de l'indifférence. Le monde se renfermait ainsi sur lui. Et si Angèle l'avait accompagné, comme cela n'arrivait plus, elle était encore devant la cheminée, évoquant pour Damien une autre enfance qui n'avait aucun pouvoir sur ce qui restait de celle-ci. Damien était sensible au charme civilisateur d'Angèle. Il n'était pas difficile de le surprendre dans un de ces moments d'admiration. Sans doute n'eût-il pas accepté l'idée d'être tombé sous l'influence de cette jongleuse de sentiments. Il aimait découvrir des nouveautés vestimentaires ou la fragrance troublante d'un parfum à la mode depuis peu. Les chapeaux l'attiraient, les gants, les foulards interminables de la Parisienne, il eût poussé plus loin cette recherche de l'instant si Fleur n'en avait pas brisé le charme quand elle jugeait, selon quels critères, que le moment était venu d'évoquer la femme qu'elle avait été pour lui.

Ces interventions sidéraient Angèle et cette fois c'était le charme de Fleur qui agissait sur Fabrice. On jouait à ce petit jeu depuis des années. L'absence d'Angèle était vécue comme une mutilation. Il fallait se référer à son fantôme, ce qui amusait toujours Fabrice. La jument du docteur Richard passa sur le chemin. Il revenait de Génat au galop. On se tut pour l'écouter s'approcher du château.

— C'est ici qu'il vient, dit Damien.

Il sortit et alluma la lampe du porche. La jument apparut dans l'allée.

— Heureusement, il ne pleut pas, dit le docteur Richard en entrant dans la cuisine.

Fabrice s'était levé pour lui serrer la main. Fleur présentait une chaise.

— Je suis toujours heureux de vous revoir, dit négligemment le docteur Richard.

Fabrice s'inclina.

— Vos visites me surprennent toujours, dit-il.

Il allait commencer la conversation par cette évocation amusée mais le docteur Richard l'interrompit :

— J'ai besoin de vous, Damien, et de votre voiture, dit-il.

Fleur s'appuyait sur le dossier de la chaise. Le visage de Fabrice s'était figé :

— Si c'est pour la bonne cause, dit-il, luttant contre une crispation des joues, je n'y vois pas d'inconvénient.

Le docteur Richard continua de s'adresser à Damien.

— Ils n'ont pas de voiture à Génat, dit-il.

Damien décrocha sa veste et le fouet.

— Je n'ai pas le temps de vous expliquer, dit le docteur Richard à Fabrice.

Il était déjà dehors. Damien trottait vers les écuries.

— Desforges est resté là-haut, dit le docteur Richard.

Fleur s'était assise.

— Ce n'est pas la première fois que ça arrive, dit-elle.

Le docteur Richard scrutait l'ombre que Damien venait de pénétrer.

— Il aurait dû emporter une lampe, dit-il.

Fleur posa le couvercle sur la soupière.

— Nous allons l'emmener aux Rivages, dit le docteur Richard.

Les Rivages était un couvent de dominicaines construit récemment sans l'avis du comte de Vermort. Fabrice frissonna.

— Il l'a encore battue, dit-il.

Le docteur Richard était descendu jusqu'à la première marche.

— Elle a l'habitude, dit-il, mais cette fois elle va accoucher. Nous avons peu de temps devant nous.

Desforges avait accepté de monter pour maîtriser le forcené. Il s'était souvent battu avec lui et l'avait toujours vaincu. L'enfant était d'ailleurs peut-être de lui. Le docteur Richard doutait de la virilité du Russe. Desforges était un étalon et parmi tous les étalons de Vermort et de Bélissens, il avait sa préférence. Le docteur Richard s'intéressait aux mécanismes de l'érection du pénis après avoir consacré l'essentiel de sa thèse à l'allaitement. En présence de Fabrice de Vermort, il évitait tout sujet de conversation susceptible de ramener le dialogue au niveau des considérations médicales qui avaient pourtant sa faveur avec d'autres médecins.

— Il faut donner un travail indépendant à nos femmes, dit-il.

Il voulait sauver la société du naufrage causé par l'intransigeance de l'homme.

— Une femme indépendante a plus de poids sur l'avenir que le plus déterminé de nos hommes, dit-il.

Il remarqua l'absence d'Angèle. N'avait-elle pas oublié son foulard la dernière fois ?

— Non, c'était un chapeau, dit Fleur.

Fabrice secoua sa petite main.

— Le travail n'a de sens que si tout le monde travaille, dit le docteur Richard.

Fabrice chassa une mouche au-dessus de sa soupe.

— Vous n'avez pas fini de manger, dit le docteur Richard.

Il ne s'excusait pas.

— Ce n'est pas tout à fait le rôle du médecin que de se mêler de querelles conjugales, dit Fabrice.

Le docteur Richard redoutait cette conversation. Il ne put s'empêcher de dire :

— Un peu tout de même, mon cher collègue.

Fleur s'interposa :

— Monsieur le comte est fatigué par le voyage.

Fabrice s'ébroua :

— Je ne vois pas le rapport, dit-il brusquement.

C'est à ce moment-là que le docteur Richard sortit sur le perron pour surveiller cette part de la nuit que Damien explorait encore. Fleur était retournée près de la cheminée. On entendait le trot du cheval dans l'allée mais Damien n'avait pas allumé la lanterne. Le docteur Richard remit un pied sur le seuil :

— Je ne sais vraiment pas quand tout cela va-t-il se terminer, dit-il.

Il allait refermer la porte.

— Je viens avec vous, dit Fabrice.

La peau se tendit sur le visage du docteur Richard :

— C'est que, dit-il, je ne vois pas très bien en quoi vous pouvez m'être utile. De plus, il me paraît inconvenant de laisser Fleur toute seule par une nuit pareille.

Qu'entendait-il par cette nuit ? Fabrice ne prit pas le temps de réfléchir.

— Allons, voyons ! fit-il en passant devant le docteur Richard.

Fleur referma la porte. La voiture était dans l'allée. C'était le tonneau. Il fallut pousser le docteur, poussant la fesse avec l'épaule, poussant sous l'aisselle, puis Fabrice sauta sur le plancher, continuant de pousser le docteur pour le forcer à s'asseoir. Le tonneau déjà s'ébranlait. Au-dessus d'eux, comme suspendus dans la nuit, brillaient les feux de Génat.

— Nous y serons dans un quart d'heure, dit Damien.

En sortant du château, il lança la voiture dans une ornière, des gouttes tièdes tombaient sur leurs visages. Le corps du docteur Richard était bringuebalé, il se plaignit de la dureté du dossier et ne trouvait pas de prise sur le siège. Fabrice avait seulement glissé ses pieds sous son propre siège, le prenant dans l'étau de ses jambes, à ce point crispé et concentré qu'il avait du mal à s'intéresser à la conversation sautillante du docteur.

— Constance a passé l'âge de pareilles corrections, disait celui-ci.

Le fouet de Damien claquait sous les branches. On croisa une vache égarée. Damien éclaira sa grosse tête étonnée, puis il y lui parla, l'obligeant à franchir la broussaille.

— Elle n'ira pas loin, dit le docteur Richard.

La lanterne formait une grosse goutte de lumière sur le talus, s'élevant quelquefois le long d'un tronc, comme par capillarité.

— On ne vous voit plus beaucoup, dit le docteur Richard.

Il y avait deux mois en effet que Fabrice n'avait pas mis ses pieds de hobereau à Vermort, pour cause de suicide manqué, mais cela, personne ne le savait, personne ne le saurait si Angèle se taisait, se tairait-elle encore s'il n'était plus là pour la réduire à ce silence d'or ? C'était l'époque de la mise au point des thèses, prétexta-t-il.

La peau se plissa légèrement sur le front du docteur :

— En voilà, une responsabilité ! gloussa-t-il.

Fabrice allait lui citer le nom d'un élève célèbre par ses origines mais le docteur Richard se consacrait maintenant tout entier à l'exercice de la jalousie, il était devenu inaccessible et peut-être même dangereux, capable de se servir de la présence de Damien, il n'avait jamais été, cependant, jusqu'à l'offense.

— Nous n'arrivons pas, se plaignit-il.

Le canasson s'arc-boutait sous la férule de Damien. La verticale de la lanterne, qui était suspendue à une potence, indiquait que la voiture continuait de s'incliner. Fabrice changea de côté. Il s'assit sur un pan du manteau du docteur Vincent.

— Nous n'avons jamais beaucoup parlé de Constance, dit-il.

Les branches avaient menacé leurs chapeaux, maintenant elles les décoiffaient.

— Nous aurions pu passer par Naflous, dit le docteur Richard.

Qu'avait-il vraiment hérité de la longue carrière du docteur Vincent ?

— Quand elle a épousé le Russe, commença Fabrice.

Il surveillait le parallélisme de la lanterne et de la potence, fasciné par cette image sur quoi il suffisait maintenant d'écraser les mots de la conversation, comme des mouches.

— Elle ne l'a pas épousé, dit le docteur Richard.

Fabrice lui-même ne vivait-il pas dans le péché ? Le docteur Richard avait épousé une paysanne qui lui avait apporté de la terre et des immeubles à Castelpu, à Nexus, à Bélissens et une métairie à cheval sur l'Arize, avec le moulin, un pont et des droits sur l'écluse.

— J'étais à ses noces, dit Fabrice.

Le docteur Richard siffla.

— Si vous y étiez ! roucoula-t-il.

— Regardez ! dit Damien. Le château.

La lune s'y reflétait. Sinon, nulle lumière ne le signalait, pas même la torche que le vieux comte avait l'habitude d'allumer lui-même au portail, elle répandait une lueur rouge sur la terre de la route, augmentant le noir des fossés, des arbres grandissaient au-dessus d'elle, masquant les ciels de lune. Le docteur Richard profita de l'arrêt pour s'ajuster dans la gangue de ses vêtements.

— Nous ne construisons plus de châteaux, dit-il.

L'air bougeait un peu. C'était agréable, cette tiédeur.

— Constance accouchera d'un monstre, continua le docteur.

Il voulait dire que le Russe lui avait confié cette crainte mais le vieux comte était mort depuis longtemps. La tête se rapetissait sur les épaules de Damien qu'on voyait de dos. C'était ici qu'il venait pleurer quand son âme était en danger de mort. Un sentier débouchait à la tangente d'un vieux cerisier. Il rejoignait les deux extrêmes d'une boucle que la route formait dans les sapins. Un bois de chênes s'épanchait dans cette obscurité lente, verdissant même sous la lune.

— Le Russe a des allures de chevalier, dit le docteur.

Il s'appelait Sicor maintenant, un nom sans traces de terre, du moins à notre sens.

— Il va pleuvoir, dit Damien.

Il avait amené un parapluie. Il l'ouvrit et le planta dans son godet. On le voyait de profil maintenant, la main gauche tenait les guides.

— Continuons, dit le docteur.

Il ne semblait plus pressé. Le tonneau commençait à descendre.

— Vous sentez son odeur ?

Il parlait du cheval. Le chemin traversait un pré.

— On ne tardera pas à apercevoir la maison du Russe.

La cheminée fumait. La porte était ouverte et comme née de la géométrie de sa propre lumière.

— Vous voyez quelque chose ? demanda le docteur.

Damien ne se pressait plus lui non plus.

— Je crains le pire, dit le docteur.

Il raconta rapidement comment le Russe s'en était pris au ventre de Constance, lui donnant même un coup de pied.

— Si cet enfant doit naître, c'est ici qu'il naîtra ! avait-il décidé.

Desforges protégeait Constance, armé d'un marteau.

— Il faut continuer à pied, dit Damien.

Fabrice sauta le premier, suivi du docteur qui se plaignit aussitôt d'une douleur dans le dos. Damien fit pivoter le tonneau. Il descendit tranquillement, tenant toujours les guides.

— Pressez-vous ! dit le docteur.

Fabrice marchait devant.

— Je ne sais plus ce qu'il faut penser de la beauté, dit le docteur.

Il soupira.

— On en dit tellement de choses ces temps-ci ?

Le Russe ne pouvait pas vaincre Desforges qui était un géant. Constance n'avait plus de douleur depuis le coup de pied. Il marchait derrière Damien, tentant de contrôler les désordres de sa respiration.

— Peut-être vaudrait-il mieux qu'elle accouche dans la maison, dit Fabrice sans se retourner.

— Pour donner raison au Russe ! s'écria le docteur.

— Elle n'accouchera peut-être pas, dit Damien.

Le docteur manipulait son oignon.

— Votre quart d'heure est passé depuis cinq minutes, dit-il.

Damien utilisait les quarts, les demi-heures, les heures. Il ignorait ce que représente le tiers d'un quart d'heure et a fortiori le sixième, le douzième.

— Nous y serons dans cinq minutes, dit Fabrice.

Il s'était arrêté devant une broussaille.

— Mon Dieu ! s'écria le docteur. Un arbre est tombé !

Fabrice entra dans la broussaille.

— Ce n'est pas un arbre, se contenta de dire Damien.

Il attendit néanmoins que le docteur se décidât à suivre Fabrice.

— Comment voulez-vous qu'un arbre tombe si rien ne le fait tomber ? disait Fabrice. Qu'allez-vous imaginer ?

Le docteur frémissait au contact des branches.

— Vous n'avez pas amené de la lumière, dit-il. Nous avions de la lumière, tout à l'heure.

— Oui mais l'arbre n'était pas tombé, plaisanta Fabrice.

— C'est un raccourci, dit enfin Damien.

Le docteur Richard se retourna. On ne voyait plus la lanterne du tonneau.

— Vous ne connaîtrez jamais bien ce pays, dit Fabrice. C'est l'enfance qui connaît. Elle a même connu votre chère épouse bien avant qu'elle accepte d'être votre femme. Dites-moi, mon cher confrère, de quoi vous parle votre enfance maintenant qu'elle agit en terre étrangère ?

Le docteur émit un petit rire.

— Étrangère peut-être, mais pas inconnue ! dit-il.

— Dis quelque chose, Damien, dit Fabrice.

Le docteur se retourna encore. Il ne voyait pas le visage de Damien.

— Comment voulez-vous qu'il ne vous donne pas raison !

Il continuait de rire.

— Mon enfance ne parle plus guère, reconnut-il enfin.

— Elle vous parlerait si vous ne l'aviez pas arrachée à sa terre, dit Fabrice.

Le docteur poussa un cri.

— Sa terre ! dit-il, mais c'est un voyage !

Damien parla enfin :

— Vous avez voyagé ?

Le docteur s'arrêta pour se laisser rejoindre mais il dut se remettre en route car Damien continuait son chemin exactement comme s'il n'avait pas posé cette question. Fabrice avait disparu dans la broussaille. On l'entendait parler.

— J'ai voyagé dans les colonies anglaises, dit le docteur.

Damien ne ménageait pas ses efforts pour conserver la distance qui le séparait de Fabrice.

— Les Indes, l'Amérique, Gibraltar, nous avons même fait des incursions en Palestine, sans atteindre Jérusalem toutefois. J'eusse aimé m'y prosterner.

La broussaille s'épaississait.

— De quoi parlez-vous, mon cher confrère ? demanda Fabrice.

Il avait perdu du terrain. Le docteur touchait presque Damien.

— C'est un raccourci géométrique, dit-il.

Damien répliqua aussitôt :

— Le temps aussi, c'est de la géométrie.

Fabrice éclata de rire :

— Ne vous situez pas sur le terrain des considérations métaphysiques ! réussit-il à dire, mais Damien n'avait plus rien à dire.

Le docteur le dépassa à la faveur d'un roncier que Fabrice leur proposait de traverser, facilitant leur passage par l'élévation d'une masse obscure qui semblait être habitée.

— Seule la physique me concerne, dit le docteur, et le temps c'est de la matière, on le saura un jour.

Fabrice fit un bond pour échapper à l'affolement du buisson :

— Une troisième pomme sera nécessaire, dit-il.

Le docteur comptait sur ses doigts :

— Vous éliminez un peu cavalièrement la première !

On n'en finissait pas d'avancer dans cette obscurité croissante.

— S'il faut la transporter, dit Damien, elle aura le temps de pondre avant d'arriver à la route.

Maintenant le sol craquait. On avait l'impression de franchir une de ces fosses qu'on recouvre de branchages pour capturer les animaux de la jungle.

— Vous avez vécu, dit Damien.

Enfant, il piégeait des oiseaux et maintenant il le regrettait.

— J'ai voyagé sur le dos d'un éléphant, dit le docteur.

Un dromadaire était tombé amoureux de lui quelque part en Abyssinie.

— Étrange relation en effet, dit-il.

Il n'était pas d'humeur à plaisanter sur un sujet qui le touchait d'aussi près.

— Monsieur le comte votre père avait le sens de l'aventure, dit-il.

Il attendit un moment avant de continuer :

— Chacier était un drôle d'homme !

Damien ne broncha pas.

— Qu'entendez-vous par là ? fit Fabrice.

Damien se souvenait d'une certaine témérité. Les téméraires ne sont pas les plus courageux des hommes, avait expliqué l'instituteur à propos d'un texte de littérature.

— Un drôle d'homme, dit le docteur, en ce sens qu'il était toujours devant, même au bordel !

Damien grinça un peu des dents :

— Il envoyait des photographies. On le voyait le pied sur la carcasse d'un animal. Maman avait rougi en voyant les femmes nues. Je me souviens de la réflexion de Fleur : La peau noire, c'est comme un habit. D'après elle, il y avait un blanc dans la peau d'un noir. Drôle de théorie ! On l'avait écrit à mon père mais il n'avait pas répondu. Il parlait de lui.

— Nous ne sommes pas loin, dit Fabrice.

Le docteur s'était arrêté.

— Il sera trop tard, dit-il.

On ne l'attendit pas.

— C'est bien possible, dit Damien. Quand le vieux Caujolle s'est trouvé au bord de la mort, on a fait aussi vite qu'on a pu. Il était mort quand on est arrivé. Le lendemain, il s'est réveillé.

— En voilà un qui en sait plus que vous sur le sujet, dit Fabrice.

Le docteur se remit en route :

— Dommage qu'il n'ait pas encore éclairé notre lanterne, dit-il.

Il n'aimait pas les fables mais il reconnaissait que la catalepsie était un problème local. Il ne se passait pas une génération sans qu'on enterrât un vivant qu'on croyait mort. Heureusement, Caujolle s'était réveillé à temps. C'était tout ce qu'il savait de la mort.

— Il sait d'autres choses encore mais il n'en parle pas, dit Damien, parce que ça pourrait lui porter malheur. On finit toujours par mourir, quoi qu'on sache de la mort.

Le docteur savait d'ailleurs tout de la mort de Chacier, la bête féroce, la terre crevée par cette lutte, le silence qui avait suivi.

— N'en parlons pas, dit Damien.

Il était le seul à pouvoir exiger cet autre silence. Fabrice s'empressa de rejoindre le docteur :

— Vous ne pouvez pas vous empêcher de parler, lui reprocha-t-il.

Le docteur avait la face jaunie par le reflet lunaire des feuilles.

— Je ne connais pas d'autres moyens de faire passer l'angoisse.

Damien s'était arrêté :

— Ce n'est pas de l'angoisse, dit-il, c'est de la peur.

Fabrice s'exclama :

— Le temps ! L'angoisse !

Il sautillait sur le bord d'un fossé, tenant haut les basques.

— Vous ne parlez jamais de vous, dit-il, comme c'est facile de parler des autres ! Les autres ceci, les autres cela ! On ne sait rien de vous, sinon que vous êtes étranger en cette terre.

Le docteur avait repris des forces :

— Étranger... Disons voisin, ce n'est pas si loin, le pays de mon enfance !

Il riait tout en avançant sur les pas de Fabrice. Damien s'était arrêté pour tailler un bâton dans un noisetier.

— Mais vous le perdez inconsidérément, ce temps qui nous est précieux ! s'écria le docteur.

Fabrice venait de sauter dans un vide mou. Il amortissait sa chute en ânonnant. Damien tendit le bâton au docteur :

— Ça vous aidera, dit-il et il poussa le docteur.

Il était seul maintenant. Il regarda derrière lui. La forêt scintillait. Cette fois il ne prendrait pas le temps d'attendre l'apparition d'un écureuil. Il ne passait jamais à cet endroit sans donner du temps à cette attente lointaine. Fabrice avait fini de glisser. Il voyait le docteur dans la pente, oblique et nerveux. Plus haut Damien semblait les avoir abandonnés à leur sort.

— Nous ne sommes pas loin, dit Fabrice au docteur quand celui-ci arriva à sa hauteur, disant :

— Qu'est-ce qu'il fabrique ?

Damien était un oiseau et c'était le seul endroit où il cessait de l'être.

— Nous perdons un temps précieux, grogna le docteur.

Fabrice le retenait par la manche.

— Vous me raconterez ça un autre jour, dit le docteur.

Il se libéra. Le chemin était facile maintenant. Il voyait la voiture plus bas. Il était prêt à reconnaître qu'ils avaient gagné du temps.

— Il va rester là-haut ? finit-il par demander mais Fabrice n'était plus disposé à lui fournir les explications qui eussent ralenti leur allure une minute plus tôt. Le chemin s'inclina. La trousse du docteur cliquetait.

— C'est la route ?

Elle descendait encore. La maison de Constance se situait à la tangente de la prochaine courbe. On passa sous les acacias peuplant le haut d'un talus rocheux scintillant sous la lune. L'eau de la source s'écoulait dans un bassin surmonté d'une croix. Le docteur se signa. Fabrice fit gicler l'eau. L'hiver, on la brisait facilement. C'était un coin d'ombre toujours humide. Les animaux se désaltéraient un peu plus bas.

Voici la maison du Russe. On ne l'ouvre plus depuis qu'il est marié avec Constance. On y conserve de vieilles choses qu'on n'oublie pas. La maison est grise. Sa toiture verte dépasse à peine le niveau de la route. On y accède par un escalier descendant aux marches si étroites qu'on les emprunte de travers, se méfiant aussi de la mousse et des feuilles mortes. Dans la cour, la même source clapote dans un autre bassin. Une grange domine une pente rocailleuse où on empêche les moutons de venir parce qu'on y trouve des herbes rares, puis la forêt s'étend jusqu'à l'horizon, en commençant par les panneaux qui indiquent que la chasse y est réglementée. Le Russe n'allait jamais loin pour poser ses collets. On ne l'avait jamais surpris la main dans un trou d'eau. Constance aimait cet homme taciturne et faux.

— De qui est l'enfant ? dit Fabrice.

On marchait sur la route. Le docteur se demandait comment Damien retrouverait la route. Il écoutait les bruits de la nuit, ne reconnaissant pas celui des roues auquel il avait pourtant eu l'impression de s'habituer. Fabrice était monté sur la murette pour regarder la maison.

— Nous sommes pressés, dit le docteur.

Il entendit la voiture. Elle arriverait à la maison de Constance avant eux. Il n'avait pas prévu cela. Il se hâta. Fabrice le suivait-il ? Les pierres des vieilles granges avaient roulé jusque dans le talus. Des herbes hautes envahissaient ces ruines. Damien agirait-il sans attendre cette nécessaire analyse de la situation interrompue deux heures plus tôt quand le Russe s'était montré dangereux ? Heureusement il avait amené Desforges. Le Russe haïssait Desforges. Il n'aimait pas grand monde, le Russe. Il n'aimait pas Constance. Il aimait le corps de la femme. Il l'avait dit un jour de grande tristesse. Il était obscène et blasphémait. Le comte (le père) l'avait fait bastonner à propos d'on ne savait plus quoi.

— Vous venez, Monsieur ?

Fabrice se détachait clairement de l'ombre en effet. Il balançait sa canne comme s'il se rendait à l'encan.

— Damien ne serait pas de trop, dit-il en arrivant à la hauteur du docteur, Fleur n'aime pas beaucoup qu'il se batte.

Il montra les granges et les peupliers perpendiculaires à la pente. On n'entendait plus le bruit de la voiture. Fallait-il s'attendre à un éclat de voix pour commencer ? Le docteur venait de ralentir son allure.

— Ils ne seront pas de trop de deux pour maîtriser ce fou, dit Fabrice.

Le docteur s'arrêta.

— Nous perdons beaucoup de temps, dit-il.

Fabrice continuait de marcher, il dut courir pour le rattraper.

— Vous en savez plus que moi, reconnut-il, haletant un peu à cause d'un petit trou dans le cœur.

— Constance ne voudra jamais de cet enfant, dit Fabrice.

Le docteur s'arrêta encore. Son cœur commençait à s'accélérer. Tout à l'heure, le désordre serait tel qu'il se verrait forcé de se reposer, sur une chaise ou sur le talus, selon ce que Fabrice voudrait bien lui révéler. D'ailleurs Fabrice s'était arrêté lui aussi :

— Qu'est-ce que vous lisez dans le journal, docteur ? demanda-t-il.

Le docteur commença par un « Mon Dieu... » qui n'eut pas de suite. Le cri de l'enfant succédait à une rumeur. Fabrice sauta dans le fossé et gravit rapidement le talus. Le docteur fit le tour par la route. Il arriverait le dernier. On n'entendait plus rien, sauf peut-être les ânonnements de Fabrice qui avait disparu. Le cœur se déréglait rapidement. Le docteur serra sa trousse contre sa poitrine. Il marchait vite.

— J'ai froid, pensa-t-il.

Il aperçut le toit de la maison, facilement reconnaissable à l'alignement impeccable de ses tuiles. Une lumière bougeait, sans doute la lampe de dehors. Il passa devant le vieux brabant, contourna le potager, vit le sol mouillé de la cour. Le chien était mort. Il vit les traces de Fabrice, elles aussi reconnaissables, le vicomte portait des bottines. Quand il entra dans la maison, le coup de feu fit voler en éclats la tête du Russe. Constance gisait dans le lit, obscène et apaisée. Desforges était couché sur le tapis, face contre terre, étreignant encore son bâton. Damien était assis contre le mur, le regard comme halluciné par la scène. Ils étaient tous morts. Le docteur chercha l'enfant. Il n'était pas dans les draps. La porte de derrière était ouverte. Il trouva Fabrice sur le tas de bois qu'il avait tenté de franchir.

— Tout cela s'est passé si vite ! expliqua-t-il aux gendarmes.

Le jour était levé quand il trouva la force de prévenir les autres. On montait rarement à Génat. Il commença par dire que l'enfant avait disparu. On lui demanda quelle heure il était quand il fit la macabre découverte. Fleur attendait devant la gendarmerie, elle n'avait posé aucune question. Les corps étaient au dispensaire dont on avait fermé les portes. L'enfant, on le retrouva deux jours plus tard. Il était seulement mort de faim.

 

5

 

On avait d'abord annoncé que Fabrice de Vermort épousait une jeune mulâtresse. Ensuite le bruit courut qu'elle attendait un enfant de lui. Elle était de bonne famille du côté de son père qui l'avait reconnue après des péripéties qui avaient inspiré un feuilletoniste à la mode. Sa petite maison de pierres était accrochée à la muraille de la citadelle, comme un nid d'hirondelle. Elle était entourée d'un jardin pentu dont le gazon fleurissait à l'ombre des frênes. Le chemin qui y conduisait était traversé de marches que le nain gravissait en s'aidant de ses mains. Une fois son chapeau avait roulé jusqu'au bas de la pente, une autre fois le vent avait emporté son parapluie. Il s'empoussiérait ou se salissait. Sur le seuil, il se déchaussait et pendait sa veste à un clou planté dans le mur. Ce fut dans ces conditions qu'il lui fit un enfant.

On les voyait souvent sur la promenade, au pied des remparts. Elle cueillait des fleurs qui poussaient entre les pierres. Il n'aimait pas fourrer son nez dans ces petits bouquets, craignant l'insecte camouflé, il le lui avait dit et elle avait écouté religieusement cette histoire de nez tuméfié et comment la comtesse s'était trompée dans le dosage du cataplasme. Il aimait la faire rire, regrettant toutefois que ce fût toujours à ses dépens. Il n'avait jamais réussi à l'amuser autrement.

Le rire la dénudait un peu. Comme il eût aimé trousser cette robe dans la broussaille ! L'été elle mangeait des mûres, se mêlant aux enfants, dressée comme eux sur la pointe des pieds, sous les arbres touffus, la carnation de ses lèvres le tourmentait alors à ce point qu'il l'abandonnait pour ne pas exprimer ce désir. Elle eût été surprise de l'entendre, seulement surprise, rendue au silence le temps de remercier il ne savait quelle divinité dont l'atroce poupée était assise dans une niche creusée dans le linteau de la porte d'entrée. La porte ouverte, restait encore à franchir cette aura. Il la surprenait dans d'étranges travaux d'éclairage. Les chandelles formaient des figures. Tout l'intérieur de la maison était sillonné par ces graphes.

Ils prenaient un rafraîchissement à l'ombre de la muraille. Le soleil rebondissait un peu plus haut, ces étincelles illuminaient les feuillages pendant de courts instants dont il s'efforçait de reconnaître la beauté en diable. Le chemin faisait le tour de la maison, ensuite il pénétrait dans la muraille. Il était entré dans ce corridor, s'arrêtant devant l'étrange cité des toiles d'araignées, il lui avait promis de ne pas détruire cette ancestrale demeure, se promettant lui-même de se renseigner sur l'existence de la porte, ce qui lui prendrait du temps, il le reconnaissait en mesurant celui qu'il perdait avec elle. Renoncerait-elle à habiter cette masure ?

Il l'emmena un jour à Rock-Drill. Elle s'émerveilla devant la grille. Ils arrivaient à pied du centre-ville où ils avaient déjeuné sur un balcon peuplé d'oiseaux. Dans l'allée, elle ne pouvait pas voir l'édifice. Le porche apparaîtrait d'un coup, blanc et noir, grimaçant, exhibant ses carreaux de verre et ses meneaux d'ombre. Il l'avait prévenue : il ne lui expliquerait pas tout le premier jour. Dans son estomac, les côtelettes d'agneau et le fromage barattaient un vin choisi pour émoustiller un peu cette âme qu'elle prétendait situer à l'écart des autres. Les oiseaux l'étourdissaient. Elle leur jetait des miettes pour les éloigner. Elle avait aussi montré ses belles dents en rousiquant les os, elle avait léché ses doigts en se plaignant d'avoir à le faire devant un homme. Ne ménageant pas cet estomac qu'il avait fragile depuis le premier empoisonnement, il était dans l'attente de tous ses hendiadis.

Première bonne nouvelle, elle se montra impatiente de savoir à quel endroit de cette architecture ils allaient ensemble aménager et entretenir ce qu'elle appelait un nid d'amour. L'idée de vivre avec le pilote d'une nef des fous et surtout à peine en marge de cette communauté inquiétante, ne fut pas abordée. Le cœur d'une côtelette était tombé dans son assiette et avait fait gicler les yeux gras de la sauce. Pas une de ces gouttes, d'un jaune de blanc de l'œil, n'avait réussi à tacher les manches immaculées de son chemisier. Il suçait les gousses d'ail mais ne les croquait pas. Il trempait son pain et ses doigts dans la même sauce. Au-dessus de leurs têtes, la vigne était envahie d'oiseaux.

Le garçon expliqua que c'était l'abondance d'insectes qui les avait attirés, il y avait un peu plus de deux ans. C'était des mésanges. Et bien sûr elle était enchantée, quoiqu'un peu déroutée par ce piaillement incessant. Il perdait du temps avec le bouchon de la carafe.

— Vous comprenez, expliqua-t-il, si une de leurs petites choses tombe dedans, ce serait dommage pour nous, et il remplissait à peine les verres, elle le comprenait.

Il se souciait moins de l'assiette, du plat et de son contenu, de la saucière dont il avait éclaboussé les bords en y replongeant un peu vite la cuillère. Le pain, toutefois, était sous le torchon. Elle songea vaguement à ces Espèces, mais presque inconsciemment, ce fut à peine si elle frissonna à l'idée d'épouser un superstitieux, elle avait tellement d'autres enchantements à lui communiquer.

Il abusait du poivre, surveillait sa pipe et l'entretenait, semblait se plaire au mélange des saveurs, ne trouvait pas les mots pour l'empêcher de parler d'autre chose que de ce bonheur.

— Nous voyageons de temps en temps, dit-il.

Elle pensait à l'enfant. Elle avait toujours rêvé d'un polyglotte un peu poète, un peu musicien, amateur de femmes et de beaux livres d'heures. Elle n'exigeait pas la fidélité. Elle aimait les chats, conquérants de l'extérieur, dormeurs du dedans, et rêvait d'oiseaux.

— Et où irons-nous ?

À part la citadelle, la forêt, la plage interminable et la voie de chemin de fer qui retournait au village, elle ne connaissait rien du monde, de ses océans, de ses montagnes, ses villes déroutantes, ses châteaux, justement il en possédait un, avec les terres environnantes et une usine à cheval sur la rivière, comme un pont, mais cracheuse d'une substance qui rendait la vie des poissons incertaine et limitée à ces jours qu'on lui reprochait de ne pas vouloir mesurer. Il avait pourtant passé de merveilleux moments à pécher sur ses rives, noyé dans la broussaille épineuse, heureux de posséder ce coin de terre, encore qu'à cette époque il devait se résoudre à le partager avec son frère Néron que le cheval n'avait pas encore tué.

— Aliz l'aurait épousé, dit-il sur le ton de quelqu'un qui rêvait d'elle depuis ce temps, mais ce n'est pas arrivé.

— Ah ! Non ? fit-elle comme s'il venait de la remplacer par un souvenir impérissable.

— Puis maman est morte, et père qui pensait pouvoir refaire sa vie encore une fois. Le château m'appartient. Ses terres arables. Ses bois, leurs parterres de mûres et de myrtilles, les fleurs des prés, la rivière même, ses innombrables ruisseaux, les cascades du haut pays, les vestiges de notre enfance, la légende des Vermort, ses zones d'ombre, sa portée, les prolongements de ce don de dominer les autres qui pourraient, s'ils le voulaient, vous arracher de cette terre comme une poignée d'herbe. Cet équilibre. Cette traversée de l'histoire. Notre embourgeoisement. Néron rêvait d'infliger des tortures à de lointains bagnards. Son rêve a fait faillite en rencontrant la surface dure et indéchiffrable d'une pierre qui lui a ouvert le crâne.

Père avait voulu tuer le cheval. Aliz s'était interposée, presque nue parce qu'elle sortait du bain. Son apparition avait sans doute changé le cours des choses. Père s'écroula, en proie à une de ces crises d'apathie qui le terrassait toujours dans les grandes occasions. Aliz, pieds nus et seulement ceinte d'une serviette de bain, ramena le cheval à l'écurie. Néron agonisait dans sa chambre. On attendait le médecin. Aliz réapparut, vêtue cette fois de cette robe blanche qui avait séché sur une corde à linge. Le même cheval l'avait désarçonnée le matin et elle était tombée dans l'eau de la rivière.

— Pourquoi me racontez-vous ça ? demanda Lucile.

Elle n'avait pas demandé qui était Aliz.

— La vie est bornée par le malheur, dit-il. Si Néron avait vécu...

Elle marchait devant lui, un peu sur le côté, admirant les frondaisons. Ils avaient bien le temps d'évoquer le passé.

— Les malades n'ont pas accès à ce côté du jardin, précisa-t-il.

Il montra le mur surmonté d'une grille pointue. Elle y distingua cependant une petite porte envahie de lierre. Il se tenait maintenant debout sur la première marche de l'escalier qui monte à la terrasse.

— D'ici nous ne voyons personne, dit-il.

Elle s'avança un peu dans l'allée.

— Pas même la mer, regrettait-elle.

On abattrait les platanes si c'était la mer qu'elle voulait voir. Il hésitait depuis toujours devant ce sacrifice et préférait traverser le bois pour contempler l'horizon. Qu'allait-elle changer ? Elle aurait ce désir d'influencer les choses. Sans doute ignorait-elle de quelle manière, l'essentiel étant d'avoir cette importance.

— Nous entrerons par la terrasse, dit-il.

D'ailleurs c'était toujours par là qu'il entrait. L'autre porte donnait sur l'antichambre où il recevait les parents des malades. Elle aurait à s'y signaler par sa courtoisie. Exigeait-il qu'elle se soumît à ce rite ? Pensait-il déjà aux effets provoqués par l'exhibition de cette beauté noire ? Elle tournoya un peu avec les oiseaux sur la terrasse.

Au printemps, il pleuvait tous les jours. Il aimait les odeurs que la pluie extrait des choses. Elle admira la baie vitrée. Elle n'en avait jamais vu d'aussi grande. Comment compter les petits carreaux ? Au-dessus s'ouvraient les fenêtres de la chambre où ils allaient dormir pour le restant de leurs jours. Elle y découvrirait une salle de bains à la mesure de ses exigences. Mais il anticipait. Des feuillages tombaient sur ses joues les premières gouttes d'une averse dont il était difficile de prévoir l'importance. Ils entrèrent.

L'austérité de l'ameublement frappait d'abord. De chaque côté de la salle, une peinture illustrait les incohérences d'une bataille. Des miroirs reflétaient la géométrie hallucinante de la baie vitrée. Elle fit un effort pour ne pas regarder le plafond. Il l'y invita cependant. Des lustres tombaient d'un infini d'étoiles. Elle eut un vertige. Elle lui promettait tous les vertiges qu'il attendait d'elle, pourvu qu'il n'en profitât pas pour la prendre, comme c'était arrivé chez les Vicarenix, s'en souvenait-il comme elle s'en souvenait ? Il y avait cette fièvre en lui, cette douceur, cet abandon.

Ils traversèrent un des miroirs. L'expérience l'émerveilla. Voici le couloir qu'il arpente plusieurs fois par jour pour mesurer sa réflexion. Il est éclairé par une seule fenêtre, à laquelle il se penche pour interpeller les malades. On a l'habitude de le voir apparaître dans cet environnement de lierre. Nos mains se lèvent pour le saluer. Même Sweeney lève son moignon. Notre manège s'est arrêté pendant cette seconde. Il tire nos fils. Il descend rarement aux heures de promenade mais si nous sommes dans le couloir du dispensaire (les autres ne sont pas dans leur chambre) on le voit se diriger vers cette grille qu'il est interdit de franchir, il est même interdit d'adresser la parole aux rares passants toujours un peu interloqués par la pertinence des questions, quoiqu'il faille distinguer entre deux sortes de passants, ceux qui savent devant quoi ils passent (et par conséquent devant qui) et ceux qui commencent par s'étonner de trouver âme qui vive à une pareille distance de la ville.

Le gardien de la grille est un grossier personnage mais devant lui il laisse trembler ses cagnettes et il ouvre le petit vantail qui grince comme un personnage, d'autres personnages attendent près de leurs voitures, ils amènent quelqu'un ou ils viennent le chercher, tout dépend dans quelle phase de notre existence ils nous surprennent. Même Sweeney attend quelqu'un. Il y a des problèmes même chez les oiseaux. On peut en observer les mœurs grâce à l'immobilité et au silence. Du point de vue de l'oiseau, l'homme qui ne bouge plus et qui se tait est un objet comme les autres. Pourtant, il sent. Sweeney voudrait que les chiens se trompent de temps en temps, mais les chiens sont capables, au milieu d'une foule de mannequins, de retrouver l'homme et parmi les cadavres, de dénicher l'homme encore vivant. C'est pour ça qu'on pense que le monde des hommes se situe entre celui des oiseaux et celui des chiens. Ce n'est qu'une théorie. Il y en a d'autres. Mais l'important n'est-il pas de savoir exactement où l'on se trouve ? Même Sweeney le sait. Pourtant, personne ne le lui a dit. Personne ne dit jamais rien mais au fond, on sait. Alors on cherche à en savoir plus.

On n'a pas encore attiré les poètes. Pour l'instant, leurs fous raisonnent comme s'ils ne l'étaient pas. Avec eux, on sombre dans la folie. C'est le passage des mots, de ce qu'on a été à ce qu'on va devenir, qui sonne le glas de la prose et de toute velléité démotique. À ajouter aux autres personnages, comme personnages de personnage, car bien souvent les poètes sont morts quand on les lit. C'est Sweeney, l'auteur des petites croix sur la page de garde. Une croix, un mort. Pas de croix, méfiance.

Le monde se complique de jour en jour, surtout si on n'y voyage pas et pire encore si l'on est obligé de le regarder à partir d'un point fixe qui inspire forcément la circularité. Se circulariser, c'est forcément revenir au même point. On parle donc de fréquence du cercle intime du malade. Mais quel est le point de départ ? On n'a pas sombré dans cet océan de contradictions et d'inepties. Le plus difficile c'est d'admettre qu'on a été créé de toutes pièces dans le cadre d'une hérédité qui multiplie les solutions à l'infini, ce qui fait qu'on a beau se ressembler, on est différent. Il n'y a pas d'autres solutions. Or, le personnage ne naît pas de la fornication. Du coup la différence est infime. On ne peut pas en vouloir au lecteur de se tromper.

— Sweeney ! Tu ne salues pas aujourd'hui !

— Le fil s'est cassé, dit Sweeney pour tenter d'expliquer son impolitesse.

On veut savoir ce qu'il a dit pour se sauver du mauvais pas où il s'est fourvoyé. On apprend l'existence du fil. Il y en a qui se révoltent tout de suite. Pourquoi attendre ? On confond l'attente des autres avec une docilité de faux-fuyants dont il convient de se méfier dés à présent. Voilà mise en évidence l'existence d'une possibilité entre ce qui vient d'arriver et ce qui nous pend au nez. Sweeney salue sans l'aide du fil. À partir de ce moment, tout se passe au présent.

— Qui est-ce ? dit-elle.

— Sweeney a passé vingt ans de sa vie à écrire des « vérités ». Ce n'est pas un moraliste. Les vérités coulent de source, dit-il. Descriptions le plus souvent, rapides et turgescentes. Les bribes choisies du dialogue des autres sans lui. Des équations esthétiques. Chaque année il ouvre un nouveau cahier, n'ayant jamais entièrement rempli le précédent. Les mots exigent de lui des efforts périlleux. Il enrichirait son vocabulaire si sa mémoire était fidèle. Pendant dix ans on lui a interdit l'accès à la bibliothèque parce qu'il promettait d'y mettre le feu. On fouillait ses poches pour trouver des allumettes. On trouvait autre chose que des allumettes et on les regardait en essayant de leur donner un sens.

— Vous ne pouvez pas passer votre vie à vous poser des questions à mon sujet, avait dit Sweeney un jour que le carcan l'avait réduit à cette immobilité de cataleptique qui vient de se réveiller dans un cercueil.

Il fermait les yeux pour recréer cette obscurité. Il nous parlait à travers ces planches, à travers la terre. À quel moment de ce délire commençait le pourrissement de sa chair ? Il n'avait jamais utilisé ces mots. On doutait que sa mémoire y fût pour quelque chose. Comme il aimait les fleurs et rendait justice aux insectes, il jardinait à mains nues sous les arbres. Il avait été violent quelquefois, envers lui-même et envers les autres, les choses surtout lui rappelaient qu'il n'était pas à la hauteur de cette vie si exigeante au moment de prendre plaisir.

Il avait été enfermé une première fois quand Néron était tombé de cheval, Néron était mort deux jours plus tard, Sweeney décrivait le cheval comme si Néron n'avait pas été dessus et comme s'il n'en était pas tombé. Il y a quarante, cinquante ans que Sweeney a oublié Néron. Dans le lierre, des abeilles pelotaient le pollen. Sweeney aperçut la femme.

Elle n'avait pas voulu se mettre à la fenêtre et le docteur tournait la tête chaque fois qu'il ouvrait la bouche pour lui dire on ne savait quoi qui ne l'encourageait pas à s'approcher une bonne fois de cette sacrée fenêtre. Ce n'était pas la première fois qu'il amenait une femme. Une seule était descendue pour leur offrir des bonbons. Là-haut il arrivait souvent qu'on s'amusât, les fenêtres restaient ouvertes et on voyait les guirlandes au plafond. Le docteur jetait les friandises, à plat ventre sur l'appui de la fenêtre à cause de sa petite taille, il est si petit qu'on ne le rencontre jamais debout, on est toujours surpris de tomber sur lui, sous les arbres, on ne l'a pas vu venir, les personnages qui l'accompagnent rient de votre étonnement, ils prennent des notes dans leurs carnets, le docteur exerce sur eux une étrange influence, on ne saurait dire en quoi consiste cette bizarrerie, mais ils imitent si bien son regard de grenouille, même sa voix change la leur, on aimerait assister à cette lente métamorphose du disciple en assistant.

Sweeney n'a jamais trouvé ce temps. Comment le gagner ? Il pense au temps parce que le visage de la femme lui apparaît de plus en plus clairement. Le docteur agite ses mains. De quoi cherchait-il à la convaincre ?

— C'est toi qu'elle regarde, dit quelqu'un.

Sweeney a toujours eu cette sensation des femmes. Néanmoins, pour ne pas entrer dans le jeu des autres qui commencent à l'entourer, il dit :

— Tu crois ?

L'autre croit fermement à ce qu'il ressent. Il recueille l'approbation des autres. Quelqu'un tire sur le fil, et la main de Sweeney se soulève.

— Tu vois ? dit le docteur, il se fait encore le porte-parole de leur misère. Je t'en prie, viens répondre à son salut.

Jamais elle ne s'est approchée d'une fenêtre avec cette sensation de franchir les limites d'un monde où elle a ses habitudes. Il veut la rassurer et fait signe à Sweeney de prendre son mal en patience. Il prend la main dans la sienne et s'en sert pour se caresser la joue. Il l'a déjà habituée à mille petites façons de ne pas lui déplaire.

— Il faut remonter à l'enfance car, lui dit-il quelquefois, il l'a toujours aimée.

Il se souvenait clairement de la petite fille tout le temps occupée à des travaux. La maison était une espèce de couloir. On entrait par une rue ensoleillée avec peut-être en son milieu une allée d'orangers ou de mûriers. Il y avait une fontaine. Un vieux était assis et fumait une pipe blanche. On voyait des montagnes bleues et les reflets des troncs d'arbres. On entendait l'eau courir dans le lavoir. Des poules passaient, silencieuses. Sur les terrasses, on étendait le linge qui remuait sans bruit. Ici, les gens étaient noirs.

On ne remarqua que sa petite tenue de marin. Il avait encore pleuré ce matin parce qu'on l'obligeait à montrer ses genoux. L'oncle, il ne savait plus lequel, avait arrêté la voiture sous des eucalyptus. Il était entré dans le village et avait salué le vieil homme qui avait ôté la pipe de sa bouche pour répondre à la politesse de ce visiteur qu'il semblait connaître. Elle était debout sur le perron et l'attendait, souriante. Derrière elle, le rideau s'agitait. Ici, l'air bouge tout le temps. S'il vient de l'ombre, il rafraîchit, il réveille, il importune rarement. L'air des zones de lumière était un couteau. Seule la nudité apprécie cette douleur. Il était assis dans la voiture et avait entré ses deux genoux dans le béret. Il n'avait pas désiré voir ces gens. Le vieux le regardait. Sans doute attendait-il les politesses de cet enfant qui avait menacé ce monde tranquille d'un caprice définitif. Pourquoi l'homme amenait-il un témoin si petit ?

Une femme était apparue derrière la petite fille, les mains dans un torchon. Elle était restée dans l'ombre. Avant de quitter la voiture, l'oncle avait compté l'argent qu'il allait lui donner. Il avait aussi un cadeau pour la petite fille.

— Ça lui fera plaisir si c'est toi qui lui donnes, avait-il dit en tendant le paquet.

L'enfant menaçait. Lui aussi avait peur de franchir cette limite. Symboliquement, c'était celle de l'ombre violette des eucalyptus. L'oncle épousseta ses épaules et se lissa la moustache.

— Tu n'es qu'un morveux, dit-il, non pas comme une offense mais comme à regret.

Il ajusta son chapeau, vérifia le contenu de sa blague à tabac, examina longuement le pommeau de sa canne comme s'il réfléchissait à ce qu'il allait en faire, puis il entra dans le soleil.

Il marchait vite sur le sentier. Près de la fontaine, le vieux avait levé la tête. Il l'avait légèrement tournée quand la voiture était arrivée. La petite fille était sortie sur le perron. L'oncle avait répondu à son salut en agitant lui aussi la main. L'enfant qui était assis à côté de lui attendait que la voiture fût entrée dans l'ombre pour ôter son béret. Il était obstiné mais pas au point de se décoiffer en plein soleil quand l'oncle avait reçu la consigne de veiller à ce que le béret fût enfoncé jusqu'aux oreilles. L'oncle ne consentait pas à ce genre de concession si le motif lui paraissait judicieux. Or, le soleil, bon pour les genoux, ne l'est pas pour le cuir chevelu. Sa mère l'avait secoué pour lui dire qu'il n'y avait pas de cerveau dans les genoux ! C'était toute l'explication qu'elle donnait. Dans les genoux, il y avait quelque chose qui avait besoin du soleil tandis que le cerveau préférait l'ombre, fût-ce celle d'un béret. Or (autre raisonnement obtus), s'il avait quelquefois songé à dissimuler toute sa tête dans son béret, afin de la protéger non pas du soleil mais du regard des autres, jamais il n'admit que ses genoux, qui étaient affectés de la même laideur, pussent être l'objet à la fois des bienfaits du soleil et de la critique des autres.

La petite fille ne montrait pas ses jambes mais elle avait de beaux bras noirs et fins. Un collier de coquillages reposait sur une poitrine naissante. L'oncle caressa la joue, puis les cheveux, il toucha le bras, le saisit peut-être et se pencha pour embrasser le front. La femme tenait ses mains croisées sur son ventre. L'oncle parla à la petite-fille, puis il disparut dans le rideau avec la femme. La petite fille avançait sur le chemin, tête nue, se protégeant les yeux avec l'ombre de la main, regardant l'enfant que vous étiez, ne ralentissant pas malgré l'évidence croissante de votre laideur, vous prenant déjà en pitié, ne vous aimant pas, elle ne vous aimera jamais, ayant seulement à cœur de vous aider à franchir le néant qui sépare l'ombre de la lumière.

Vos genoux sont dans le béret. Le vent embroussaille vos cheveux. Vous avez eu le temps de retirer vos lunettes. Et vous ? Vous avez conscience de votre beauté. Les peintres vous regardent croître. L'homme ne sait pas pourquoi il veut déjà vous posséder, alors que vous n'êtes qu'une enfant. Pour l'instant vous travaillez à la maison, secondant votre mère qui amène de l'ouvrage, quelquefois le linge d'un trousseau et vous rêvez. Votre visage est propice à tous les rêves. Vous exprimerez-vous un jour à ce sujet qu'on tente quelquefois de vous arracher comme si vous ne le possédiez pas ? Vous savez exactement ce qui vous appartient. Vous savez que c'est votre père. Il y a cette tendresse dans son regard, comme s'il ne disait pas :

— Il a fallu que tu sois belle !

Mais ce qu'il dit n'a souvent rien à voir ni avec vous ni avec sa raison d'être avec vous. Cette fois il vous parle d'un enfant qui n'est pas le sien. Vous vous approchez, lente, silencieuse, mais obstinée. Les genoux sont dans le béret. L'ombre rose des eucalyptus environne un visage de terre et d'eau, comme on en trouve dans les linteaux de l'église, visages obscènes, modèles des masques, on n'explique pas cette présence, on la sait nécessaire.

Elle demanda s'il était Fabrice. Comme elle attendait la réponse, il ne pouvait plus se contenter de l'observer, c'était encore un de ces moments tellement difficiles à vivre où l'esprit veut briller au détriment du regard. Il ne réussit qu'à incliner la tête. C'était Lucile.

— Lucille avec deux ailes c'est un oiseau. Moi je n'ai qu'une aile.

Elle ne savait pas pourquoi. Pourquoi n'était-elle pas un oiseau ? Pourquoi une aile ? Elle commençait par l'embrouiller.

Ses longs bras se levèrent et les mains empoignèrent le dessus de la portière. Elle était sur le marchepied. Elle sentait bon. Elle était habillée modestement, une jupe et une chemise et elle portait des sandales aux lanières noires. Le collier cliquetait. Une fois l'an, la mer entrait dans le lit de la rivière, amenant tous ces beaux coquillages. Il ne les trouvait pas beaux. Savait-il quelle patience il fallait avoir pour creuser les petits trous ? Une fois il avait usé un noyau d'abricot sur le ciment du perron. Déplorable sifflet ! Il préférait une herbe. Savait-il pourquoi l'ombre des eucalyptus est tellement transparente ? Elle lui montra les millions de petits miroirs qui tournoyaient. Un oiseau apparut, peut-être parce qu'il ne le regardait pas. Étrange, l'oiseau immobile qui voulait disparaître dans cette géométrie de feuilles. Elle ne le voyait pas. Elle le croyait, exprimant doucement son désir de savoir pourquoi c'était lui qui le voyait. Ce dialogue n'avait pas duré une minute.

Il aima cette vélocité et il se détendit un peu. Avait-il risqué ce sourire qui révélait les chevauchements de ses dents ? Elle regardait en l'air et il en profita pour commencer à détailler les éléments de cette beauté.

— Pourquoi ? répéta-t-elle.

Elle voulait qu'il crût à cette possibilité de magie intérieure. Elle le toucha, profitant d'une mèche qui coupait le regard. Elle le trouvait mignon. Il aurait voulu arracher ce masque pour lui montrer sa véritable beauté. S'il consentait à se laisser faire un peu, elle lui montrerait un endroit du village où elle avait l'habitude de méditer. Il méditait dans son lit, croisant le plaisir puis trouvant le sommeil. Toute référence à la solitude le réduisait à cette prostration. Elle sentit à quel point elle venait de le blesser. Elle s'éloigna sous les eucalyptus.

Pourquoi ne s'avouait-il pas que pour la première fois de son existence il avait ce désir trouble de suivre un être encore indésirable ? Il remit le béret sur sa tête. Elle n'avait rien promis. Elle était encore dans l'ombre, lente, facile. Il sauta par-dessus la portière. Comme elle le regardait, elle ne put s'empêcher de l'admirer. Il était beau et promettait d'être fort.

— Non, dit-il, je serai ce petit médecin qui s'assoit sous les arbres et qui ne se lève pas quand on lui rend visite.

— Viens !

Elle l'entraînait dans une autre ombre, passage périlleux de l'ombre des eucalyptus éclairés par leurs feuilles miroitantes à celle d'une paroi rocheuse où l'eau coulait en nappes bleues et rouges. Elle avait enlevé ses sandales pour traverser un ruisseau jaune. Il a toujours craint les opacités de l'eau, problème de profondeur, d'insectes, de vers, de crustacés, de poissons, d'algues même. Elle plie ses jambes plusieurs fois pour exprimer son impatience. L'eau coupe nettement cette chair au-dessus des chevilles. Il s'élance.

— Non, fait-elle.

Il a si souvent rêvé de ce genre de prouesse ! Pas une nuit sans au moins une victoire sur les distances, les hauteurs, les urgences, résistances, opacités. Il l'éclabousse. Ses chaussures se remplissent.

— Ne reste pas là ! dit-elle.

Elle a déjà regagné l'autre rive, à peine mouillée. Tout à l'heure l'eau jaune formera des auréoles sur le devant de sa robe.

— Comment sais-tu que je serai médecin ? lui demande-t-il.

Elle lui tend la main. C'est elle qui l'extrait de l'immobilité. L'ombre continue dans les ruines d'un hameau. L'herbe est de plus en plus dense. Le sol est jonché de petits galets noirs et blancs. Il croit même deviner les filets d'une eau verte. Sous les arbres, elle soulève des branches et c'est alors lui qui entre dans la matière de l'herbe. Il a voyagé dans l'eau, dans la terre, il a même traversé le feu des sorcières et des hérétiques, il n'avait jamais pensé à l'herbe. Il ralentit mais elle ne le dépasse que pour soulever des branches. Dans un de ses rêves, ils arrivaient à une rivière et elle se jetait nue dans l'eau. La végétation s'épaissit.

De temps en temps on emprunte des chemins de racines et de roches blanches. Il s'est accroché à sa cheville parce qu'il glissait. Elle l'a empoigné par le fond de la culotte pour le hisser. Ils ont goûté à des baies qui ont forci le rouge de leurs lèvres. Le ciel avait disparu. On entendit la pluie, le crépitement dans la voûte, puis le chuintement des coulures. L'air devenait eau.

— Tu es fou ! dit-elle en riant, mais les gouttelettes se multipliaient sur son visage.

Il y eut un moment d'angoisse, puis tout fut remplacé par le bonheur. L'autre se mit à gicler des feuillages. Il luttait contre le glissement, ne perdant pas de vue les jambes qu'elle croisait à fleur de la roche, progressant non pas lentement mais avec cette régularité qu'il pouvait mesurer malgré le harcèlement des gouttes et l'éclaboussement qu'elle provoquait dans les anfractuosités. Il ne réfléchissait plus. La roche apparaissait de temps en temps, propice à des accrochements presque désespérés. Il la rejoignait sur ces dômes, se laissant débarbouiller, les deux mains frottaient ses joues et son front, elle étendait un doigt pour décrasser les coins de l'œil. Il comprenait la magie de ce corps humide. Puis elle l'abandonnait de nouveau et il la suivait. Un morceau de ciel annonçait-il la fin de l'ascension ? Son cri le paralysa.

La terre se dérobait sous lui. Il l'appela, mais elle continuait de crier. Il voyait les jambes, le reste du corps ne se distinguait plus de la végétation. Il songea à un animal. Il se laissa glisser. Son corps s'endolorit progressivement. Il avait fermé les yeux. Il glissait sur le ventre. Il ne se souvenait pas d'avoir franchi une pareille distance. Il eut même la sensation de glisser lentement, le plus lentement possible, il sentait à quel point c'était possible. Quand il ouvrit les yeux, il s'agitait dans un lit.

Il était nu et la lumière tombait sur lui. Il y avait une saveur sucrée sur ses lèvres. Le doigt humide s'approcha encore. Il entrait dans sa bouche et touchait la langue. C'était agréable et nécessaire. Ces moments de douceur le transportaient à l'autre bout du monde mais il ne s'y sentait plus seul. Il ne concevait plus le voyage sans cette présence.

— Il est calme, disait la voix, il veut oublier.

C'était une voix de femme. La voix de l'oncle semblait ramper sous le lit. Peut-être entendait-il les perles du rideau. Le doigt glissait sur ses lèvres. La voix s'adressait à Lucile pour lui reprocher son imprudence.

— Ce n'est pas ma faute, répondait Lucile.

Il n'y avait donc pas eu d'animal pour absorber la moitié supérieure de son corps. Il eût aimé revoir les jambes. L'oncle bougonnait. On était en retard maintenant. Il expliqua rapidement qu'il devait rentrer. L'enfant demeurerait ici. Il enverrait un médecin bien qu'il pensât que ce n'était pas nécessaire. La blessure de l'œil semblait très superficielle.

— Il dit qu'il a chaud, dit la voix de la femme.

Elle connaissait une herbe qui avait le pouvoir de faire tomber la fièvre. Il y avait une autre voix, presque enfantine, qui n'était pas celle de Lucile. Impossible de voir à travers cette ambiance de coton que le doigt traversait pour se poser sur ses lèvres. La lumière tombait comme de l'eau. Elle ruisselait sous lui. Le rideau s'agita, sans doute au passage de l'oncle, on entendit ses pas dans la ruelle et peut-être même la voiture sur le chemin. Un verre se posait de temps en temps sur une table. Il avait entendu le jet de vin.

— Tu devrais me parler, lui dit la femme, me dire ce que tu ressens, qui tu es, si tu veux bien revenir parmi nous ou si tu te plais tellement là-bas qu'il n'est plus question de compter sur toi.

Elle se mit à rire. Il avait envie de rire avec elle. Elle dut percevoir cette infime contraction des lèvres. Elle devrait aussi avoir une meilleure perception de ce qui était en train de se passer. Le coton qui avait pris la place de l'air commençait à goutter. C'était des gouttes de lumière. Il se sentait nu mais ne l'était peut-être pas. Il voulait dire à la femme qu'il ne se sentait pas aussi bien qu'elle disait. Il aurait voulu aussi parler à Lucile pour lui donner raison. S'il avait été doué de la parole, mais il semblait bien que dans ce monde tangent la parole lui était supprimée, il aurait demandé une explication à cette autre présence qui s'exprimait à voix basse dans la même région que Lucile.

Le verre et la bouteille de vin lui désignaient un corps étranger sans doute sans importance. Il percevait même les déglutitions gourmandes, comme de la part de quelqu'un de parfaitement étranger à la scène, il boit tranquillement le vin qu'on lui a offert et quand il aura fini la bouteille, il s'en ira. Il y a de moins en moins de gouttes de lumière, peut-être parce que la nuit tombe. Tout à l'heure il sentira l'odeur de l'huile ou de la chandelle. De temps en temps, la main énergique de la femme lui secoue le menton.

— Eh ! Ne t'en va pas !

Il a l'impression de sourire. Non, il ne souffre pas. Il ne voit pas normalement. Le corps revient doucement. Elle frotte son ventre. Une voix dit (celle d'Aliz semble-t-il) :

— C'est plus grave qu'on ne pense.

Lucile va se mettre à pleurer. Le verre se repose sur la table. Le derrière de cet être glisse sur la chaise, les pieds touchent le sol. Il répond à un claquement de doigts. Il est chaussé de bottes. Il écarte le rideau, peut-être avec son fouet, si c'est Bortek. On lui a interdit de porter le couteau. Aliz dit :

— Je n'en ai pas pour longtemps, si c'est elle, pourvu que ce soit elle !

Elle descend la rue. Dans la pièce, il ne reste donc plus que Lucile, lointaine et presque silencieuse, et cette femme que l'oncle (lequel de mes oncles ?) aimait en secret au détriment d'une autre femme qui veut se venger (j'imagine).

— On dira que c'est ta faute, dit la femme.

Lucile bouge. Elle doit être assise près d'une fenêtre.

— Ce n'est pourtant pas moi, fait-elle d'une voix si grave que ce n'est peut-être pas elle qui a parlé.

Ils escaladaient l'un derrière l'autre cette pente existante. Elle voulait lui montrer la tour.

— Vous auriez pu passer par le chemin.

— On nous aurait vus.

La pluie tombait encore un peu.

— J'ai déjà glissé sur cette pente, dit Lucile.

C'est agréable. C'est lent. On a l'impression d'une deuxième existence, exactement comme celle que l'eau vous communique à travers ses milliards de molécules. Quelque chose aussi comme le drap, comme le vent. La terre est lisse et couverte de cette herbe dont l'odeur égare un peu l'esprit. Elle n'avait jamais parlé de ces sensations. Il avait glissé lui aussi et quelque chose était entré dans son œil. L'oncle avait examiné l'œil. Il dit :

— Non, rien n'est entré mais le coup a été violent.

Il n'y a pas eu de glissement. Le corps se cassait. L'air se remplissait de corps étrangers. C'était plutôt une noyade, sans l'étouffement, mais avec ces rencontres obscures, ces chocs définitifs. Lucile s'était laissée glisser dans l'espoir de le rattraper. Il voyageait sur la tête, face contre terre. Maintenant il y avait du sucre à la place des fragments de cette terre. Elle essuyait son doigt dans un grand mouchoir, puis le trempait dans le verre d'eau sucrée et elle entrait dans la bouche, douce et précise. Il se rappelait maintenant le goût de cette terre, maintenant que Lucile en parlait comme si elle préparait sa défense. Ils atteignaient le haut de la pente. On pouvait voir les créneaux de la tour au-dessus de la broussaille. Il avait planté tous ses doigts dans la terre molle et ses jambes continuaient de s'activer. Comme il voyait Aliz et n'en croyait pas ses yeux, il voulut parler. Lucile lui tendit la main. Il commençait à glisser.

Comment ne pas reconnaître Aliz ? Elle grandissait dans la broussaille. Elle tenait son chapeau d'une main à cause du vent. L'autre main étendait l'ombrelle dans leur direction. Bortek a déchiré cette vision. La terre a changé de consistance. Le corps n'en voulait plus. Le cri de Lucile prétendait-il lui interdire ce plaisir dont elle avait à peine parlé ? Il n'y avait plus rien à faire.

Il n'avait pas éprouvé cette sensation d'angoisse la première fois qu'il était tombé sur Bortek. Il est vrai qu'on avait soigneusement préparé l'apparition de cette troublante ressemblance. Le comte avait voulu se rendre compte le premier. L'homonymie existe depuis ce temps-là. Avant, c'était un jeu et Fabrice n'avait pas toujours l'esprit assez clair pour en apprécier l'à-propos. Le comte était donc allé à la rencontre de Bortek. Il allait apprécier ce voyage avec Aliz. Il avait un prétexte raisonnable, d'ailleurs la comtesse l'avait accepté. Le comte serait absent plusieurs mois. On parlait beaucoup du motif du voyage. L'idée avait d'abord éclairé une conversation. C'était la fin de l'été. Fabrice s'efforçait tous les jours de ne pas être surpris par le contenu de leur conversation, mais c'était inutile, il finissait par imaginer et ne les écoutait plus. L'idée du voyage ne fut d'abord qu'un rire. Le comte appuyait sa tête contre le dossier du fauteuil et il regardait en l'air en soufflant la fumée de son cigare qui s'élevait jusqu'aux lambris de la galerie. Aliz était tout excitée par l'idée de ne pas rentrer seule. Manuel l'accompagnait, certes, mais sans cette conversation avec les autres, dont elle se nourrissait, qu'elle agrémentait, où elle était reine.

Quel bel âge pour quelqu'un qui allait devenir une femme ? Le comte pétillait. La comtesse rougissait de temps en temps. Elle aussi avait des projets.

— Je serai de retour avant Noël, dit le comte.

Néron ne disait rien. La nuit, quand le petit Fabrice sortait de son lit pour hanter le château en somnambule, il arrivait que Néron le croisât. Lui-même se rendait en catimini dans la chambre de la comtesse pour lui raconter, après l'avoir réveillée sans ménagement, les détails d'un cauchemar qui lui valait aussitôt les caresses qu'il était venu chercher. Les apparitions de Fabrice l'épouvantaient. Il avait une fois tenté de le réveiller. C'était interdit mais, poussé par la curiosité, il avait pincé la chair tétanisée du fantôme qui avait eu une crise silencieuse d'une violence inouïe. Cependant, une poterie était tombée. La comtesse fut la première debout. Elle n'osa toucher au corps furieux de Fabrice. Le comte arrivait avec une camisole. Au bout du corridor, Manuel demandait si on avait besoin de lui. Aliz apparut dans un ravissant déshabillé. Ce fut le lendemain qu'on commença à parler de Bortek.

Aliz était pâle. Elle avait dîné d'un peu de soupe sans y tremper le pain que Néron avait englouti. On avait desserré un peu les liens de la camisole. Fabrice était assis dans le gazon et il regardait les chevaux. Les crises étaient toujours suivies de cette immense tristesse. Néron avait été questionné. Il avait menti, ce qui faussait le diagnostic, mais on n'était pas obligé de le croire. Aliz se renseigna sur la nature des somnambules. Le comte la combla. Elle frissonnait. Le tableau était hallucinant.

Néron avait donné sa tête pointue à la comtesse qui la caressait tout en observant le corps de sa nièce. Celle-ci avait déjà parlé de Fabrice à Bortek qui avait prétendu se connaître d'autres ressemblances. Le comte referma le livre.

— Il est tranquille maintenant, dit-il sans regarder Fabrice.

La comtesse ne le regardait pas non plus.

— Attendons demain, dit-elle.

Dans le lit, Fabrice se sentait bien malgré l'immobilité forcée. Aliz l'avait embrassé sur le front avant d'aller se coucher. Sinon il était seul. Le véritable motif du voyage du comte n'avait rien à voir avec ce que la comtesse avait pourtant fermement discuté.

— Tout le monde ressemble à quelqu'un, avait dit Aliz, mais à ce point !

Depuis que Fabrice savait qu'il ne suffit pas de ressembler à l'homme pour en être un, il évitait ce sujet de conversation. La curiosité du comte lui paraissait légitime. Il aurait aimé être du voyage mais il était plus urgent de prendre les bains que la prudence recommandait. Qui savait ce qu'une pareille vision pouvait réveiller chez cet être délicat ? La comtesse n'osait se l'imaginer.

Elle eut un vertige le jour du départ. Aliz minaudait sur le marchepied. On continuait de parler d'autre chose. L'esprit de Fabrice, lui, tentait d'entrer dans la peau de ce lointain Bortek dont on avait soigneusement évité de parler depuis le début de la crise. La camisole avait retrouvé son odeur de chien mouillé. On avait libéré un peu la main gauche afin que Fabrice pût la secouer pendant que la diligence s'éloignait sur le chemin de Vermort à Castelpu. Bientôt Aliz se réduisit à une tache blanche et finalement la diligence disparut au fil d'un virage écrasé d'acacias. Néron tira sur la courroie et la boucla au plus serré.

Fabrice avait parfaitement conscience de constituer un problème mais on ne pouvait tout de même pas lui reprocher de s'en prendre à un bonheur qui n'existait pas. On aurait été bien dans cette ombre sans la nécessité d'y demeurer le plus tranquillement possible. À l'intérieur, il subissait une telle tourmente qu'il n'était pas encore question d'avoir avec lui cette conversation qui a le mérite de tenir à distance les sujets délicats. Il les sentait tellement proches de la vérité ! Il voyait les dégâts à travers leur apparence. On lui reprochait assez ses indiscrétions. Maintenant il vivait le tremblement incessant de son corps dans un carcan, c'était la seule différence.

Il portait un chapeau de paille à cause du miroitement des feuilles. Il finissait toujours par apprécier les promenades en fauteuil roulant. On ne voyait plus Aliz passer sur son cheval rouge. Néron, que la corvée exaspérait, augmentait la vitesse au fur et à mesure que se réduisait cette distance que personne n'avait jamais songé à modifier un tant soit peu, Fabrice pensait tristement à de petits écarts grossis comme par l'optique d'une loupe, il grognait toutefois un peu si la station de la rivière, milieu du parcours et point de retour, souffrait de l'impatience de Néron. Celui-ci, heureusement, avait une confiance limitée dans le pouvoir limitatif de la camisole. Les galets ricochaient pendant ces dix minutes d'extase ponctuée par les cris de victoire de Néron qui s'étonnait de n'avoir pas épuisé cette infinie réserve de projectiles que la rivière consacrait à son impatience et à son égoïsme. Il consentait cependant assez facilement à gratter le cuir chevelu du forcené, démangeaison causée par un chapeau trop étroit mais on n'en avait pas trouvé de plus large. Puis la rivière perdait de son intérêt et on rentrait par le même chemin. Il n'y avait pas eu de dialogue.

En chemin, Néron cueillait des baies et consentait de temps en temps à en glisser une entre les lèvres tremblantes du voyageur qui ne le mordait pas si c'était sucré. N'avait-il pas été tenté de mordre la joue d'Aliz ? La petite Fleur souffrait encore d'un coup de dent qui avait considérablement réduit la vision de l'œil gauche. Le docteur Vincent avait trouvé la camisole dans son capharnaüm. Au début, elle avait l'odeur d'un autre et cette présence avait calmé le sujet qui avait pris conscience de l'extraordinaire pouvoir de la vie sur l'existence. Malheureusement, une autre raison, inconnue celle-là, avait provoqué une seconde crise. On s'était bien gardé de s'approcher et on avait poussé tous les meubles avec l'aide des domestiques. Comme ces gens-là sont superstitieux !

Manuel, le valet aux bottes rouges et aux mains de gorille, avait cependant réussi à immobiliser le paquet. Il obéissait à Aliz. Fabrice s'était mordu la langue. On introduisit les fers dans la bouche. Une pince forçait la langue à sortir et la bave coulait dans le cou. S'ils avaient regardé entre les jambes, ils auraient vu le sexe dressé mais ils ne s'occupaient que de l'imprévisible articulation de la colonne vertébrale, surtout au niveau du cou. On amena la planche. L'immobilité s'imposa progressivement. Il gisait à l'horizontale. Le tube pénétra lentement dans sa trachée. Le liquide s'écoula, chaud et sirupeux. Les sollicitations sexuelles s'amenuisèrent. Était-ce le plaisir, cette lenteur ?

La planche, montée sur quatre roues, pivotait sur un axe cranté qui recevait la tête d'un levier inaccessible, mécanique sommaire destinée à positionner le corps du malade dans ce quart de cercle supérieur selon les nécessités du traitement et de l'observation et, en phase de relative tranquillité, à répondre au désir de ce malade si celui-ci était en mesure de s'exprimer clairement, sinon on lui imposait des angles et s'il s'obstinait, on tirait à pile ou face, pile horizontale, face quarante-cinq degrés. La pièce était posée sur une traverse. Néron la jetait assez haut pour qu'elle disparût du champ de vision du malade pendant cette fraction de seconde qui, en phase mélancolique, pouvait provoquer une douleur de plusieurs jours.

Une fois on avait oublié de serrer le frein et le vent avait poussé cette espèce de navire au bout de l'allée des charmilles. Quelquefois Fabrice, qui ne parlait plus depuis plusieurs jours, disait :

— Vous avez oublié le frein et on se souvenait de ce qui était arrivé, les traces des roues dans le gravier, la machine au bout de l'allée, le silence obstiné de Fabrice.

À l'origine de cette petite tragédie familiale, le comte avait dessiné une machine inspirée d'un jouet.

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Deux grandes roues et un axe auquel était suspendue la planche. L'idée était de conserver l'horizontale et c'était effectivement ce qui arrivait. Le problème, c'était le balancement. Il s'amorçait avec la poussée puis le corps de Fabrice entrait en phase et le balancement, limité au parallélisme des roues, cependant, car les bras de suspension étaient rigides, s'accentuait, s'accélérait, on finissait par entrevoir ces contractions, difficile de distinguer, sur le visage, la tension secrète des muscles de la laideur qui contraignait le regard à un effort constant.

 

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Avec l'ajout d'un deuxième essieu, l'horizontale était assurée par cette symétrie indéformable et le corps de Fabrice, réduit à l'immobilité et travaillé de l'intérieur, fut saisi d'un tremblement électrique qui épouvanta le médecin. Sur l'ordre de celui-ci, on libéra le corps de l'appareil. Dans l'herbe, les convulsions s'atténuèrent progressivement. Le comte s'obstina. Il interrogea même le malade. Au bout de quelques jours d'une intense réflexion, il en vint à la conclusion que le malade éprouvait le désir de se mettre debout. Il équipa donc la machine d'un arrêtoir à deux positions, d'un axe, d'un système de ressorts et d'un levier qu'il situa prudemment hors de la portée du malade, pourquoi, il ne le savait pas, il ne répondit même pas clairement à cette question du docteur Vincent. On fit immédiatement l'essai de cette nouveauté.

 

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Le corps, une fois attaché à la planche horizontale, fut verticalisé assez rapidement pour éviter que la crispation imposât ses règles à la verticale. C'était le défaut de la machine. Si on s'y prenait à temps, la position verticale agissait sur le malade comme le meilleur des tranquillisants, sinon il fallait se résoudre à l'utilisation du laudanum. Vincent avait d'ailleurs détecté des signes d'accoutumance. Le malade rusait peut-être. On passa encore un peu de temps à mettre au point le système de sustentation.

 

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La tension tombait doucement. Quelquefois, le malade, debout dans la machine, s'agitait faiblement et on comprenait qu'il voulait maintenant dormir. La planche s'inclinait lentement sous l'action du levier tempérée par le contrepoids des ressorts. Le corps de Fabrice, on s'en aperçut lentement, atteignait un maximum de tranquillité à quarante-cinq degrés. Le comte dessina la route crantée. Il multiplia les possibilités d'oblique en fonction de la résistance des matériaux. Le malade fut tout de suite enchanté par ces manœuvres. En cours de route, comme Aliz s'inquiétait de cette trop parfaite adéquation, le comte tenta de la rassurer en lui décrivant minutieusement la géométrie qui l'avait inspiré (qu'est-ce qui est inspiré ? Le comte ou l'adéquation ?). Il avait déjà constaté les effets tranquillisants de ses descriptions sur l'esprit des jeunes filles. La teneur avait sans doute son importance et celle-ci tenait particulièrement à cœur d'une adolescente dont il avait observé le moindre trouble. Le rapport de Fabrice avec la machine était un produit de son invention. Il avait finalement obtenu le résultat recherché, elle le reconnaissait. De plus, elle avait parfaitement conscience de la division en trois actes qui correspondaient aux trois états de la machine. Mais pourquoi n'avait-il pas pensé tout de suite à l'état final ?

 

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On aurait épargné toute cette souffrance à un être qui, d'après elle, n'exigeait rien d'autre que le bonheur. Elle avait oublié le jouet qui était à l'origine de la réflexion du comte. Il en avait pourtant longuement parlé. Il s'excitait. On traversa les Pyrénées. Il y avait un peu de brume sur le piémont. De lourds nuages descendaient lentement sur l'horizon gris. Elle n'avait pas vu le jouet. Il s'était levé de table pour aller le chercher et ensuite il avait poussé son assiette pour exposer son idée. Le jouet était composé d'un essieu, de deux roues et d'un triangle isocèle dont le sommet était un palier sur quoi les côtés égaux se rejoignaient. La base, une fois revenu de l'abstraction élémentaire proposée par le comte (un segment de droite), était formée par un petit panier dans lequel il postait ses petits soldats de plomb. Cet engin, dont il était le seul à user dans les combats, lui avait valu maintes victoires par exemple sur Armand qui préférait les chevaux.

 

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Elle aimait bien les petites obscénités du baron de Bélissens, il s'en était aperçu. Justement le baron s'étonnait de ce que le jouet eût encore de l'influence sur la vie du comte. L'agrandissement fidèle que constituait la première machine destinée au bonheur de Fabrice le laissa pantois.

 

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Il ne manquait que le panier. À la place, le comte avait suspendu un brancard. Évidemment le triangle était doublé pour permettre le glissement du corps par les petits côtés. On était loin de penser que Fabrice trouverait le moyen de communiquer à cette mécanique le balancement qui se produisait à l'intérieur de lui-même. La déception du comte avait atteint les dimensions d'une crise de désespoir. Aliz devait comprendre que ce fut ce désespoir qui commanda à sa pensée pendant les jours qui suivirent. Il s'en prenait au triangle. Il avait bien pensé à immobiliser les paliers mais dans ce cas il n'était pas difficile de concevoir que le mouvement intérieur de Fabrice se fût transmis aux roues elles-mêmes. Son esprit supprima le triangle. L'axe et ses roues dévalèrent toutes les pentes de cet esprit fatigué. Ce fut peut-être cette abondance d'essieux qui lui inspira le deuxième état de la machine.

 

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Il rejoignit les deux axes par un segment. Il obtenait une voiture. Il ne la construisit évidemment pas. Aliz se souvenait en effet de l'avoir vu penché sur sa table de travail.

— Où en êtes-vous ? disait la comtesse à table.

Il jetait sa serviette :

— Où voulez-vous que j'en sois ?

Et il retournait dans son bureau.

— Comment voulez-vous que je le sache si vous ne me dites rien ? lançait la comtesse en montrant ses jolies dents.

Néron achevait goulûment le repas du comte et Aliz rougissait parce qu'elle s'était sentie désirée. Une vibration du plancher témoignait que le comte avait poussé sa table près de la fenêtre. On entendrait ses pas dans le couloir à l'aurore. Aliz ne dormait pas. Le comte exerçait sur elle une fascination modérée par l'absence de désir. Elle préférait le bonheur.

L'été se finissait. Il pleuvait presque tous les jours, souvent le matin quand elle se réveillait. Elle aimait galoper dans les chemins boueux. Les éclaboussures des feuillages avaient le charme des vagues. Les jaunes de la rivière lui inspiraient une agréable mélancolie. Le comte, levé plus tôt, revenait avec un panier de champignons. Quelquefois elle le surprenait en grande conversation avec Chacier qui avait découvert un collet. Elle arrivait dans la cour avant lui. Manuel proposait sa main et son épaule. Elle avait une trouble pratique de cet exercice. Elle connaissait l'odeur de Manuel.

— Mademoiselle pansera-t-elle le cheval ce matin ?

Il avait une voix grave et profonde.

— Nous avons besoin de cette pluie, disait le comte en arrivant.

Chacier ne l'avait pas importuné ce matin. Il s'appuya sur son bâton.

— Des girolles, dit-il en penchant le panier.

Il avait l'art de se tenir à distance des hommes qui le dépassaient, aussi Manuel fut-il invité à retourner à l'écurie. Comment ne pas mettre à profit cet éloignement pour s'approcher d'Aliz ? Il la fit rire en parlant de leurs bottes boueuses. Célestine arriva à point pour le débarrasser du panier. Aliz avouait s'être laissée griser par la mort-spectacle des feuilles. Cette remarque le sidéra un peu. On entra dans la cuisine.

Néron était attablé devant un bol de lait fumant, grignotant un quignon barbouillé de beurre. Célestine balayait derrière eux en grommelant.

— Madame est légèrement souffrante, dit-elle, creusant le silence puis : Monsieur Morandelle demande un rendez-vous avec Monsieur au sujet de sa dame.

Le comte saisit à deux mains la taille de sa cousine pour l'aider à enjamber le banc. Le balai de Célestine l'effleura. Aliz avait un peu pincé le coude de Néron pour le saluer. Il trempait ses grosses lèvres dans le lait.

— Nous verrons donc monsieur Morandelle, scanda le comte en s'asseyant à côté d'Aliz.

Néron avait eu cette idée absurde de les surveiller sans répit. Son œil avait l'habitude des fentes et des entrebâillements, peut-être même des trous. Ce matin, ils s'étaient séparés dans la cour, elle glissant en direction de l'écurie et lui trottinant vers le bois, exactement à l'opposé l'un de l'autre. Il avait attendu près d'une heure, guettant les deux côtés avec une égale minutie. Comment expliquer qu'ils revenaient aussi exactement au même en moment ?

Chacier n'étant pas intervenu ce matin pour un peu modifier cette troublante symétrie des faits, le contact avait eu lieu au point de départ, Néron l'aurait juré. Il avait eu le temps de descendre dans la cuisine, de beurrer le quignon et de vider la moitié du bol. Célestine était sortie pour examiner le contenu du panier. Le comte, qui était un passable mycologue, avait déjà attiré l'attention de la comtesse sur des venins nouveaux pour elle. Ce matin, il avait l'air heureux de celui qu'une intuition a mis sur la piste d'une conclusion digne de l'échec d'une première réalisation et surtout de l'absurdité des premiers éléments de solution. Aliz revenait péniblement à ces explications. Comment ne pas se souvenir des principes erronés dont la réalité se dressait en plein milieu de l'allée de l'écurie ?

Il répandit un peu de farine sur la table. Il traça les deux cercles et le point central figurant la section des essieux. Néron sourit. Cependant les deux points furent rejoints par une ligne.

— Vous comprenez pourquoi mon raisonnement me ramène au principe de la voiture ? fit le comte et il traça le nouveau triangle isocèle, pointe en bas, l'entraxe étant la base.

 

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Le brancard s'articulerait sur cette pointe. La question des proportions, dont le corps de Fabrice était nécessairement l'unité, ne fût pas posée. Pourtant, le doigt léger d'Aliz en avait ébauché la synthèse, en commençant par le segment figurant le brancard. Le comte promit alors un plan coté avant la fin de la journée. Il y avait madame qui souffrait et Morandelle qui plaidait !

— Je me charge de Giselle, dit Aliz.

Il était beaucoup plus facile d'écarter Morandelle. Mission qui fut confiée à une Célestine boudeuse. Dans sa chambre, Néron souleva un peu la tapisserie. De l'autre côté, le comte s'étonnait de la dimension des roues que son compas venait de lui révéler. Aliz était sous la douche. Qui donc actionnait le levier de la pompe ?

Néron sortit de la chambre et se dirigea d'un pas décidé vers le petit salon égyptien dont l'unique fenêtre était le meilleur point de vue sur le renfoncement de la muraille où se trouvait la pompe. La comtesse n'aimait pas qu'on occupât à sa place ce séjour géométrique qui était une quasi exacte reconstitution. Cependant, la porte n'était jamais fermée à clé. On la trouvait même quelquefois entrouverte. D'habitude, avant de pénétrer dans cette espèce d'intimité, Néron s'assurait que la comtesse était ailleurs. Il tomba sur elle.

Elle pleurait en regardant le dossier d'une chaise étrangère au décor. Néron craignit le pire. Une vertèbre craqua quand il leva la tête pour regarder les poutres du plafond. De l'arthrose, à son âge ! Le mémorial qu'il portait dans la doublure de sa culotte représentait un étrange parallèle entre ses défauts physiques et les autres, qu'il qualifiait indifféremment de spirituels, mentaux, moraux, intérieurs. Il avait raturé tous ces qualificatifs mais ne les avait pas remplacés par celui qui lui brûlait la langue. Le mot arthrose, échappé de la bouche de la comtesse dans les circonstances qu'on sait, était d'une encre différente et d'une écriture visiblement appliquée. Le craquement l'avait en effet étonné et le mot tombé des lèvres de la comtesse sembla immédiatement s'y rapporter.

Il pivota un peu la tête avant de la remettre dans la position initiale, c'est-à-dire penchée sur la chaise qui ne s'expliquait pas. La comtesse essuya ses larmes. Sa douce main caressa le cou grassouillet de Néron.

— Veux-tu remettre la chaise à sa place ? demanda-t-elle tandis que son visage se recomposait.

Il la souleva vivement puis l'abaissa lentement jusqu'à ce que le fond touchât légèrement le dessus de son crâne. Il dut plier les genoux pour passer la porte, selon les indications de la comtesse qui était sortie dans le couloir pour le guider. Il marcha sur le tapis, comme elle le lui recommandait. Il ne se retourna pas pour l'entendre dire :

— La prochaine fois, mon amour, frappez avant d'entrer.

Il descendit l'escalier. La chaise appartenait au salon des anniversaires. C'était une pièce assez grande violemment éclairée par deux baies vitrées qui donnaient sur les jardins d'agrément. On s'y réunissait sous divers prétextes. Le nom venait des vitrines où l'on exposait les cadeaux les plus précieux, présents d'anniversaires essentiellement. Par exemple Néron se souvenait très bien de l'année où il reçut un toton et une gourmette. Le joyau trouva aussitôt sa place dans la vitrine correspondante. Le toton fut confisqué le lendemain, à cause du mal infligé à l'œil d'un domestique. Il pensait à cette scène extraordinaire quand il se présenta devant la porte de la cuisine. Elle était fermée parce qu'on y cuisinait. La comtesse détestait ces odeurs tandis que le comte était capable d'ouvrir la porte de sa chambre pour féliciter Célestine. Néron donna un coup de pied dans la porte. Elle s'ouvrit aussitôt. C'était Célestine, enturbannée et parfumée au vin blanc.

— Aide-moi ! supplia-t-il.

La chaise toucha le sol sans bruit.

— Dépêchons-nous ! fit Célestine.

La porte se referma.

— Je me demandais bien où elle était passée ! dit-elle en traînant la chaise.

Elle n'eut pas le temps de demander des explications à Néron. Il avait hâte de trouver la réponse à sa question. La tête lui tournait. Un peu plus tard le comte s'étonnerait de la présence de la chaise dans la cuisine. Il serait attiré par le fumet de la blanquette. Néron avait en horreur ces constances qu'il ne confondait plus avec sa propre obstination. Certes les jours se suivaient et ne se ressemblaient pas forcément, mais le jour de la blanquette était, malgré l'impossibilité de le prévoir avec plus d'un jour d'avance, celui que le comte choisissait pour se donner corps et âme à la grosse Célestine qui connaissait le rapport exact résultant de l'application de sa propre exigence sur l'ensemble des désirs secrets où le comte voulait l'embrouiller. La comtesse haïssait le veau, elle ne mangeait donc pas de viande les jours que son époux ne choisissait pas pour la tromper avec la plus exubérante des domestiques qu'elle eût jamais rêvée.

Néron, remontant l'escalier, pensait l'avoir sauvée. Le comte gribouillait dans sa chambre. Compas et règle heurtaient nerveusement sa planche à dessin. On l'entendait activer le houka. Aliz avait-elle parlé à la comtesse avant d'aller sous la douche ? Non, ce genre de conversation durerait encore.

— Nous sommes tous cousins, pensa Néron en poussant la porte du petit salon égyptien.

Il était désert. La chaise avait marqué le tapis en quatre points équidistants, preuve que la comtesse ne s'était pas contentée de s'asseoir. Il jeta un œil éperdu sur la poutre. Il renvoyait le comte stigmatisant ses invités devant l'une de ces chaises pour en révéler enfin la quadrature. On s'étonnait alors moins de les trouver bizarres. La poutre ne portait pas de traces d'exercice.

— Ça ne me regarde pas, pensa Néron.

Il fit un effort pour se transporter vers la fenêtre. Il n'y avait plus personne à la pompe ! Il se mit à courir, peu soucieux d'attirer l'attention. Il arriverait devant la salle de bain avant qu'Aliz n'en sortît. Le comte descendait l'escalier.

— Néron ! cria-t-il.

La salle de bain était vide ! La douche gouttait. Elle avait oublié le flacon d'eau de rose. Le baquet se vidait lentement. La trace de ses pieds nus disparaissait dans le tapis du couloir.

— J'ai perdu du temps, pensa-t-il. Maintenant elle va parler à maman.

La conversation aurait peut-être lieu dans le salon égyptien. La comtesse aimait entraîner ses partenaires dans ces transparences vertes. Néron lui-même n'avait-il pas entretenu cet étrange dialogue, comme tout le monde ? Il passait devant la chambre du comte. Il posa son oreille contre la porte. Devait-il, avant d'entrer, redescendre jusqu'à la cuisine et s'assurer que Célestine était à l'œuvre ? Il tourna le bouton. Une volute voltigea.

Le houka transpirait. La porte était fermée. La fumée tournoyait sur les vitres. Le siège était humide. Un coup d'œil le renseigna sur les progrès du comte. Il n'avait pas résolu le problème des proportions posé par la situation géométrique de l'axe autour duquel il prétendait faire tourner le corps de Fabrice. L'objet ressemblait plutôt à une machine de guerre. Néron connaissait la solution.

 

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Le comte n'avoua jamais cette dette, ni après la mort de Néron ni même au seuil de sa propre mort. Il lui devait pourtant l'idée de situer le sommet du triangle au-dessus de la base formée par l'entraxe. Cette modification, pour simple et évidente qu'elle lui parût dès qu'il en prit connaissance, réduisait considérablement le diamètre des roues. Cette fois, il poussa un peu plus loin le dessin de la machine. Le diamètre des roues, conformément à l'hypothèse émise par Néron, était bel et bien indépendant de la longueur du corps de Fabrice, laquelle continuait d'influer sur la dimension de l'entraxe, ce qui rendait difficile la manipulation de l'engin. Ayant, toujours en élévation, rapproché les roues l'une de l'autre, l'idée d'une potence soutenue par deux triangles le foudroya.

 

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Restait à calculer la résistance de la soudure des deux extrêmes de la potence avec le sommet des triangles, d'où la sensation qu'il ne devait plus rien à l'initiateur de cette nouvelle et définitive découverte. Le plan fut fin prêt une heure avant dîner. On se réunit dans le salon égyptien.

Madame luttait encore contre sa mélancolie du matin, fait assez exceptionnel pour que le comte commençât par s'adresser à elle. Néron frémissait dans un pyjama étroit. Aliz était apparue en chemise de nuit, un châle sur les épaules, cheveux défaits dans le dos. Elle revenait de la chambre où Fabrice avait eu un éclair de lucidité. Ces instants, propices à la connaissance de l'autre, agissaient durablement sur la disponibilité de son esprit. Le comte dut admettre qu'il ne la convaincrait pas ce soir. Il lui rappela cependant qu'elle était son inspiratrice. Elle fut la première à se pencher sur l'innovation que son hôte tenait à soumettre d'abord à son appréciation.

Une seconde parut interminable. Le comte s'empressa alors de préciser que l'idée était bonne et que par conséquent elle était susceptible d'amélioration, rapport qui intrigua Néron juste le temps de conclure que les mauvaises idées entretiennent avec l'aggravation de leurs effets exactement la même cohérence, temps qu'Aliz mit à profit pour émettre la première critique. La comtesse enfila son mouchoir dans sa manche. Elle consentait à regarder pourvu qu'on ne lui demandât pas son opinion. Le comte, visiblement agacé par cette attente, eut, pendant qu'il roulait son ébauche, l'air d'un capitaine qui vient de faire le point. On s'attabla.

La chemise de nuit d'Aliz côtoya les bleus du pyjama de Néron pendant la demi-heure que dura le repas. On croqua les excellentes pommes du verger de Madame qui justement, dans l'après-midi de la veille, avait fait mettre de côté celles qui s'étaient un peu gâtées sur les claies. On préparerait une compote pour les enfants des domestiques et quelques tartes à donner à ceux de l'orphelinat. Alice avait déjà mis la main à la pâte. Néron s'était défilé mais le regrettait. Les gros yeux du comte ne toléraient guère les mauvaises excuses selon le principe que tout ce qui est mauvais n'a aucune chance de se changer en bon.

On ne parlait plus de la machine. Le comte comptait bien en faire l'expérience dès le lendemain matin. Néron, qui grignotait le trognon au ras des pépins, fit un adieu pathétique à la grasse matinée projetée en début de repas. Dans la nuit, le rêve d'une Aliz liée toute nue dans l'engin le réveilla. Il ne s'endormit plus. Le temps s'était arrêté. C'était comme une mort tranquille. De l'autre côté du mur, Fabrice agitait son dossier de lit. L'aurore s'étira longuement aux carreaux.

Le tonneau, conduit par Chacier, s'éloignait sur la route. Célestine marchait lourdement dans l'allée. Néron n'avait plus d'emploi du temps. Entre sa vocation de cobaye et le temps perdu à éplucher des pommes, il n'aurait pas la place d'être lui-même. Il descendit. Aliz rayonnait dans la cuisine, environnée de soleil. Il pouvait encore croire au bonheur. Les cageots de pommes embaumaient. Il vit les doigts d'Aliz trancher le pain et beurrer la tartine qu'il accepta en bredouillant. Les vapeurs du lait l'empourprèrent. Dans quoi taillait-elle ces robes extravagantes ?

Il y avait un chapeau sur son épaule. Ce matin, c'était un breton au ruban bleu. Une seconde tartine apparut dans ses mains. La bouche s'appliqua dessus. On ne voyait pas les dents. Les seins touchèrent le bord de la table. Il se brûla un peu les lèvres pour s'empêcher de prononcer le discours que lui inspiraient ces signaux. Il aurait donné cher pour découvrir les poils sous les aisselles. Au bal, chez les Bélissens, il avait vu à quel point elle savait se rendre lisse à cet endroit. Heureusement, l'odeur des pommes le maintenait à la surface de cet enfoncement. Le lait chaud arriva dans son estomac.

Le comte débucha. Il y avait une clé anglaise dans sa main. Pour le prototype, il avait utilisé des boulons mais la version définitive serait forgée.

— Quelle nuit blanche ! s'écria-t-il.

En même temps l'arôme du café s'imposa. Néron tournait lentement de l'œil. Le comte exhiba son œil torve. L'index abaissa la paupière inférieure. Aliz grimaça, montrant le bout de pain dans sa bouche.

— Chacier est allé réveiller Desforges,

(faut-il préciser, à cet endroit, que celui-ci reconnaîtra un jour l'existence de son bâtard, Pierre ?)

dit le comte en rompant le pain. Nous avons besoin de lui pour régler un détail. Il ne manquera pas de critiquer notre travail. Il se croit le seul ajusteur de la contrée. Il commencera par demander « à quoi peut bien servir une pareille invention. On dirait une espèce de chaise. Ça serait pour planter des piquets de clôtures ! » Quel humour ! La dernière fois qu'il est venu au château, ce fut pour retrouver la verticalité d'un escalier en colimaçon qui est plutôt une œuvre d'art qu'un objet utilitaire. On s'est toujours demandé pourquoi Fabrice II avait fait venir cette bizarrerie du fin fond de la Russie où en effet elle ne servait à rien. C'était une commande impayée ou quelque chose dans ce goût. Desforges se fichait bien que l'objet eût une histoire un peu différente de celle qu'il croyait deviner en fonction de sa connaissance de cette espèce d'ouvrage. Il n'a aucune curiosité. Et puis il n'aimait pas l'idée de tourner en rond pour s'élever d'un étage. Quel humour ! Il m'exaspérait. Seulement faut avouer qu'à l'heure de se mettre à l'ouvrage, c'est un artiste. Mettons qu'il soit le meilleur ajusteur de la contrée. Encore qu'il faille limiter ces lauriers à deux ou trois interventions qu'on ne voit pas tous les jours. Pour l'ordinaire, d'autres le valent. Nous n'avons plus le temps. Il faudra supporter son ironie. Nous avons vu le soleil se lever à travers une lucarne. Chacier n'a pas trouvé la force de serrer à point le dernier boulon. Il prétendait utiliser un levier et tout son poids par-dessus le marché ! À mon avis, la machine ne peut plus être améliorée. Mais j'ai déjà l'idée d'une variante. L'une d'elles consisterait à libérer les jambes du malade afin que celui-ci puisse évoluer à son gré ou limité par exemple à la circonférence décrite par un lien dont la longueur pourrait être un argument. Je vois d'ici la scène. Je n'ai pas résolu la question du frein. Un frein à pied sans doute, mais d'un nouveau genre. Il ne s'agirait pas de condamner l'autre jambe à un effort surhumain. Une autre version, dans l'idée que le malade n'a pas droit à la liberté de mouvement, permettrait cependant l'usage des mains, pour lire par exemple, ou pour désigner des choses, comme on joue avec les enfants. En cas de crise, la machine étant comme fixée au sol et seulement manœuvrable par le personnel, on aurait vite fait de soustraire le forcené au regard des autres, sur lesquels il compte exercer son influence de mauvais esprit, comme cela arrive si souvent à notre cher parent. De plus, la soumission de ses bras serait facilitée par une approche postérieure. N'avons-nous pas tordu les bras de cet enragé dans de pires circonstances ? Aliz, je vous supplie de nous comprendre. Nous cherchons des solutions à notre problème. Votre cousine est moins active mais reconnaissons l'apport de Néron, si décisif quelquefois. L'ultime version

(je réfléchissais tandis qu'il nous semblait que la nuit ne suffirait pas, Chacier ne parlait-il pas d'un jour de plus ?)

assujettirait le malade par la taille, bras et jambes évolueraient dans des limites raisonnables. Ici le problème du frein, pas plus que dans la version précédente, ne se pose pas. Oui mais, me direz-vous, et si le malade n'en fait pas usage au moment opportun ? Vous voulez dire : si c'est délibérément qu'il laisse aller la machine, ne contrôlant plus volontairement l'effort d'accélération auquel elle est soudain soumise. Supposons d'abord que la sagesse médicale ne conçoit pas ses thérapies en dehors du terrain plat, ce qui limite le risque évoqué d'avance par les parents à la recherche d'une solution forcément moderne puisque les anciennes ne valent rien.

(Entrée de Desforges : c'est un homme d'une quarantaine d'années, un peu chauve, le visage rond, des yeux bleus qui saillent, le nez paraît petit, la peau témoigne d'une pratique courante de la boisson, il a, comme Morandelle, cette manie de se frotter les mains l'une contre l'autre en vous regardant le nez, il montre des dents saines mais jaunies par la mastication du tabac ; Chacier est resté sur le seuil, il a fait signe à Célestine qui est sortie en bougonnant ; Aliz suce un doigt tout en observant le nouveau venu ; Néron repose le bol sur la table et efface lentement ses moustaches blanches ; quand il sort, Desforges se retourne et dit : — Vous direz bien des choses à madame la Comtesse que je n'ai pas vue depuis belle lurette ; Aliz jouait avec ses bagues ; Desforges est resté debout, écoutant d'abord le comte qui répète mot pour mot ce qu'il sait déjà puisque Chacier lui en a déjà parlé ; il connaît la solution, cependant il attend que le comte ait achevé son exposé ; on entend la conversation de Chacier et Célestine, très clairement, il est question d'une chambre à coucher héritée d'une parente qui vient de décéder ab intestat, ce qui motive les commentaires acides de Célestine que Chacier tempère par de vagues raisons de ne pas irriter les autres héritiers, dont il connaît la fourberie ; Néron contemple Aliz ; depuis quelque temps, en fait depuis le combat avec Guillaume, il ne lui trouve plus aucun défaut, elle n'est pas belle, peut-être jolie, elle est parfaite et sait s'habiller, elle parle maintenant un français parfait, soignant des tournures convaincantes et ménageant le vocabulaire que lui inspirent les désordres de la vie ; le comte, opiniâtre, bute sur un détail de son explication ; Desforges n'ouvre pas la bouche, il sait pourtant exactement de quoi il est question ; Néron se lève ; changement de décor).

Dehors le temps était au beau. Le baromètre de la veille avait tenu ses promesses. Un nuage s'était accroché sur la Tour, rien de bien significatif comme disait l'instituteur du village. Le verger miroitait. Il descendit jusqu'aux écuries. La porte de l'atelier était fermée. Il actionna la poignée, en vain. Il se glissa au bord de la fenêtre, mais une carcasse de voiture occultait l'intérieur. Il pouvait aussi monter sous la toiture et regarder entre les planches. La poussière le trahirait. Il attendit.

Ce matin il avait l'esprit plein du corps d'Aliz et il était en proie à une érection qui déformait honteusement sa culotte. Le lait glougloutait dans son estomac. Il avait craint une rougeur exagérée de son visage et il avait quitté la table comme pressé par un besoin naturel, personne n'avait rien dit. Il aimait l'air du matin, le moment où le soleil se réinstalle, sonneur du temps. Néron était de ces personnages qui acceptent l'idée de leur propre mort mais refusent de croire à la finitude du temps. Tout peut changer, lentement, imperceptiblement à l'échelle humaine, par accident, par violence exercée sur la compréhension, mais le temps est inachevable, il n'y a pas d'autre solution. Son sexe battait comme un cœur.

Aliz avait connu la promesse de l'amour. Elle ne lui en avait pas parlé. Les filles comme elle ne parlent pas de ce genre de choses à des garçons comme lui. Il tenait l'information d'une de ses indiscrétions. On pouvait tout imaginer maintenant. Le voyage, la mort accidentelle (un combat contre un insecte), la relique qu'on a transportée dans une espèce de calice, le regard incrédule d'Aliz, l'air qui s'abat sur cette scène, sous l'influence des persiennes, de la poussière bleue de ce pays lointain, le mort avait un frère mais il ne voulait pas d'elle.

— Nous les marierons, vous verrez, avait prédit la comtesse.

Elle avait déchiffré l'oracle. Néron rougissait chaque fois qu'on en parlait. Ce n'était pas la première fois qu'on pensait à ce genre de fornication. Il y aura toujours une aristocratie mais gare aux nobles tentés par les fruits de l'amour, leurs dynasties déclineront sous l'influence des dogmes capables de contrôler la création de l'esprit, il y aura finalement un jour une parfaite connexion entre la religion et la science, même au prix d'une guerre d'un genre nouveau, effroyable, inimaginable. Il suffira de s'approprier l'énergie des étoiles.

— Mon Dieu, priait Néron, vous qui êtes le fruit non pas de l'imagination mais du désir, faites que je devienne l'homme d'une femme et que cette femme soit celle de mes enfants (version définitive d'une prière ébauchée à l'âge de huit ans ; il serait intéressant de retrouver le premier état griffonné sur la page de garde d'un livre : Dieu qui êtes non pas ce que je voudrais mais ce que je veux, inspiré par une leçon sur le conditionnel : temps ou mode ?).

Jusqu'où avait-elle été avec cet homme ? À quel moment avait-il rompu le charme, si c'était arrivé ? Il y a loin de la promesse, conditionnée par un ensemble de conventions, aux signes évidents d'un amour sans partage, dont les romans se font forts de décrire l'augmentation. Il lança un petit caillou contre la fenêtre. Manuel apparut presque aussitôt dans le rideau rouge et blanc, ses lèvres formant une question à travers le carreau sale. Le rideau se referma. Une minute plus tard, la porte de l'atelier s'ouvrit.

Manuel était torse nu, velu comme un animal. Il répéta la question. Non, mademoiselle Alice n'avait pas besoin de lui. Il commença à refermer la porte. Néron s'était glissé entre lui et le battant. Il s'approchait du feu qui couvait sous la cendre. Ils avaient rivé la machine et non pas boulonné comme l'avait prévu le comte. Il remarqua les traces des roues dans la terre battue.

— Elle pèse, pensa-t-il, plus que prévu. Pourquoi ne pas avoir utilisé le bois, qui réclame moins de charpente ?

Il posa la question tout haut. Les yeux fatigués de Manuel se posèrent sur lui. Il n'avait pas dû beaucoup dormir. Néron revint à la porte. En effet, les traces continuaient. Comment ne les avait-il pas découvertes tout à l'heure ? À quel moment demanda-t-il à Manuel de préparer les chevaux ?

— Mademoiselle Alice est impatiente ce matin, précisa Néron.

Manuel le regardait comme s'il avait décidé de ne pas obéir. Il avait croisé ses bras sous ses seins et la carrure de ses épaules s'était encore élargie.

— Ils sont partis par là, dit-il.

Il montra le chemin du jardin d'hiver. Des branches brisées pendaient lamentablement.

— Si c'est ce que vous cherchez, dit Manuel.

Néron s'empourpra.

— Je ne cherche rien, dit-il en minaudant.

Manuel avait-il été soldat comme le racontait Alice ? Il avait commandé cent hommes contre les Anglais et il avait gagné. Système décimal des Romains compliquant l'écriture des nombres parce qu'ils y incluent l'exercice visuel de l'addition et de la soustraction. Il avait oublié sa leçon. Les Arabes inventent le dessin. Les Juifs n'ont pas inventé le Christ. Tout à l'heure le précepteur l'embrouillerait encore. Comment accepter l'idée de civilisation si les civilisations se connaissent ? Alice n'avait pas reçu cette éducation d'ergoteur. Elle préférait la poésie qui consiste en surprises jamais renouvelées mais toujours en augmentation, bien que les goûts changent au profit de la mémoire qui sinon perdrait le fil de son histoire. Elle le croyait superficiel. Il avait plutôt goûté à une espèce de profondeur qui pouvait aussi bien être l'étirement constant du même objet.

Elle ne le voussoyait plus depuis le début de l'été. Ce tutoiement l'avait cinglé. Elle s'était attendue à ce vertige. Ensuite elle avoua s'être exercée depuis l'été dernier. Elle tutoya tout le monde avec le même bonheur. Le comte se laissa faire, bonhomme. On ne le tutoyait que dans le lit et c'était par conséquent des femmes qui recevaient cette faveur, encore qu'il ne les autorisât pas à se livrer à lui autre part dans leur chambre.

— Nous tutoyons ce que nous aimons, prétendit-elle.

Aimait-elle Manuel à ce point ? avait ironisé Néron.

— Vous êtes un peu bête, avait-elle répondu, revenant au voussoiement parce qu'elle voulait le blesser encore.

N'avait-il pas senti à quel point elle venait de l'éloigner d'elle ? C'est ce qui arrive quand on est habitué au tutoiement, tandis que nous entretenons avec le voussoiement des rapports prudents. Voussoyez le domestique, il se sent abandonné. Voussoyez le cousin habitué déjà à toutes les preuves d'une affection sans tache, il se révolte, alors que le tutoiement vient de le dérouter. Chez nous, nous avons la possibilité d'une troisième personne. Autre leçon oubliée par Néron. Elle triomphait. Il suivit la trace des roues.

La machine semblait attendre. Une soudure avait cassé, la seule pratiquée par Chacier à un endroit où un boulon n'avait pas joué son rôle. Le parallélisme des triangles en était étrangement affecté. Chacier avait jeté sa casquette dans un buisson. Le comte ne laissait pas de trace de sa déception.

— Continuons, se dit Néron.

Il s'était à peine arrêté devant la machine. Il n'avait même pas pris le temps de songer à un animal blessé. Blessé par quoi ? Il longeait la murette du jardin d'hiver. Alice y venait chaque matin pour observer les progrès d'un cactus qui occupait le centre d'une jardinière au milieu d'un pavement de petits cailloux. Elle arrachait des herbes du bout des doigts. L'eau ruisselait dans des rigoles infimes. Sous une tuile, elle cultivait des germes.

Néron n'avait pas écouté la leçon. Il s'était contenté d'être avec elle. Mille fois l'occasion s'était présentée de parler avec elle de leur vie future, mais jamais il ne trouva le premier mot de cette nécessaire conversation. Il s'exerçait à la proximité de sa chair, se condamnant ici non pas au silence mais à l'anéantissement de son projet. Elle venait au jardin en jupe d'amazone, chemise blanche sans fioritures, chaussée de bottes et portant la cravache comme un Anglais. Un boléro accentuait ses courbes. Le chapeau sur l'épaule, avec son ruban bleu. Comme il portait des culottes courtes, elle regardait ses jambes tout en lui parlant de ses essais. Elle arrangeait un vélum au-dessus de la jardinière et se servait d'un miroir pour capter la lumière du Sud. Quelquefois il y voyait sa nuque.

— Vous devriez monter Caliso, lui disait-elle.

Il se voyait mal la suivre dans le bois où sa trace avait maintenant l'air d'une cicatrice. Il avait passablement flatté Caliso. Cette masse musculaire lui donnait le vertige. L'épaisseur du cuir exigeait des caresses énergiques. Elle se moquait de lui parce que, amorçant bien le geste de caresser une bête il l'achevait en mamours. Il se voyait plutôt sur son dos à elle, retournant, dans l'intimité, à une vie primitive dont elle ne semblait pas avoir la moindre idée. Il parlait de l'Afrique et non pas des Nègres, de l'Amazone et jamais de ses indigènes. Sa conversation se peuplait d'animaux de cirque, de plantes dangereuses et de profondeurs infernales. Elle le croyait.

Le petit cactus lançait de temps en temps une épine qui l'atteignait généralement à l'intérieur du poignet. Il ne voyait pas l'épine sur la veine bleue mais quand elle l'avait enlevée, ne la voyant toujours pas sur la pulpe d'un doigt, il s'intéressait à la visibilité de la piqûre et finissait par y deviner la plus petite des gouttes de son sang. Le stratagème du mouchoir ne fonctionna qu'une fois. Il avait le tort de se moucher dedans.

Il conservait toutefois cette relique, ayant repéré la trace de la gouttelette sur le dessus d'un pli, à proximité d'une ombre douteuse. Il ramassait ses cheveux s'il les voyait tomber sinon il s'interrogeait sur la nature de celui qu'il venait de trouver. Il aurait été jusqu'à enfermer son air s'il avait disposé de capsules mais il ne possédait rien d'aussi fidèle ni sans doute d'aussi onéreux. Il avait peut-être le moyen d'un collier de coquillages. On en trouvait au bazar. Elle aimait les coquillages, il s'en était assuré, mais il n'avait pas parlé de collier comme pour éviter d'évoquer les indigènes qui l'inspiraient. Les rubans avaient un charme plus local. Elle les préférait aux peignes, une chance compte tenu de la différence de prix. Il lui en offrit un qui contenait du vert. Il ne savait pas pour le vert. Elle le noua autour d'un pot de fleurs. Finalement on le jeta parce que des insectes y avaient élu domicile.

Il s'interrogea enfin sur les circonstances du désir. À quatorze ans, l'entrée des bordels lui était interdite. Il avait besoin d'un conseil. Il se rendit à pied à Bélissens. Le cousin Armand lui avait vaguement promis une initiation. Il marchait vite. Il emprunta le plus court chemin. Il tomba sur elle en rejoignant la route. Elle revenait de Bélissens, à cheval. Elle ne parut pas surprise de le rencontrer aussi loin de son petit monde.

— Vous me cherchiez ? dit-elle.

Il était monté sur le talus.

— Comment va le cousin Armand ? demanda-t-il.

L'animal trépignait.

— Bien, dit-elle, vous devriez lui rendre visite ce matin.

Elle caressait le cou.

— C'est justement lui que j'allais voir ce matin, dit-il, redescendant comme pour reprendre sa route.

Il la regarda s'éloigner. Le chapeau reposait sur la croupe du cheval. Elle ne se recoifferait qu'en sortant du bois. Il continua.

La baronne déjeunait sur le gazon. On n'avait pas démonté le criquet la veille. Il se souvenait maintenant. Le baron s'adressait à Aliz pour lui demander d'inspirer le prochain morceau joué par quatre musiciens. La baronne ne se souvenait pas. Elle avait pleuré ce matin. Cela lui arrivait si elle avait abusé du vin de Bélissens qu'on élevait dans un autre château depuis que les caves de celui-ci avaient les pieds dans l'eau. Elle avait dormi avec Aliz, du moins Aliz était-elle dans son lit ce matin. Elle aussi dormait dans le lit d'une tante dans sa jeunesse. Pour quelle raison, elle ne s'en souvenait plus. La tante avait peut-être peur des fantômes. La baronne était jeune encore, assez belle, elle aimait la conversation et ne s'en privait pas. Elle étourdissait Néron. Bien sûr, si elle avait eu une fille il l'aurait épousée. Bélissens plus Vermort, pourquoi cela n'était-il jamais arrivé ?

— Ne me dites pas que vous n'avez pas faim ! Un enfant de votre âge a toujours faim. Seules les filles se retiennent.

Néron accepta une brioche.

— Elle a poussé toute la nuit, dit-elle.

Néron avait cru voir un fantôme une fois.

— Oh ! Ne croyez pas voir ce que vous avez vu ! s'écria-t-elle, en même temps elle renversa son café.

La tache grandissait dans le blanc d'une robe de chambre.

— Ce n'est rien, dit-elle.

La serviette absorbait lentement le liquide. C'était comme une blessure qu'elle n'aurait pas voulu montrer. Il finit la brioche.

— Goûtez aux cerises.

Il cracha des noyaux dans un petit bol, elle lui montra comment. Le baron crachait directement dans le sien, l'élevant à la hauteur de sa bouche. On entendait les noyaux à l'intérieur chaque fois qu'il se servait de cet objet de cette manière si peu convenable. Elle crachait dans sa main et par un mouvement expert du poignet, se libérait du détritus. Cette discrétion l'enchantait. On n'en parla pas bien sûr.

— Armand fait tout de travers.

Il tenait le verre par le bord, le petit doigt dressé en l'air, comme une fille. Le noyau apparut entre les lèvres de Néron. Il avait l'habitude de le saisir simplement entre le pouce et l'index et ainsi l'envoyer au large par une chiquenaude le plus souvent précise et quelquefois vexatoire pour l'objet de sa visée. Fabrice avait résolu le problème en avalant les noyaux. La comtesse ne mangeait pas de cerises mais elle préparait un excellent clafoutis.

— Ah ! Gisèle, s'écria la baronne, quelle merveille de femme !

Le comte usait d'un couteau et d'une fourchette.

— Et Aliz ? demanda la baronne.

— Aliz ? Néron réfléchit.

L'année dernière encore elle montait dans le cerisier. Les noyaux tombaient de sa bouche. Le bas de sa robe était retenu à la ceinture par une pince à linge décrochée une minute plus tôt tandis qu'il la poursuivait. Il ne l'avait jamais rattrapée. Un jour on avait libéré Fabrice et elle s'était laissée prendre au piège qu'il lui avait tendu. Avait-il apprécié son cri autant que Néron qui assistait à la scène en compagnie d'un comte grisé par le projet et d'une comtesse qui se lamentait en raclant le fond de la terrine où le clafoutis avait cuit ?

— Je suis un chasseur, répétait Fabrice.

Comme il n'avait plus de dents, les alvéolaires, par exemple, compliquaient la diction.

— Plus de dents, c'est vrai, murmura la comtesse.

On les lui avait arrachées parce qu'il mordait.

C'était des dents de lait. Maintenant, chaque fois qu'une dent soulevait la gencive, on incisait celle-ci et on extrayait le nouvel organe.

— Cette année, dit Néron, il en a poussé beaucoup.

La sensibilisation n'était pas toujours obtenue.

— C'est affreux, dit la baronne. Nous parlions des noyaux d'olives et nous voilà encore au chevet de ce pauvre fou !

Néron leva son petit doigt :

— De cerises, ma cousine, nous parlions des cerises et de leurs noyaux, dit-il.

La baronne posa une main pâle sur son front :

— Des cerises, gémit-elle, c'est absurde ! Tout cela à cause d'une petite brioche que vous rêviez de dévorer sous mes yeux !

Elle avait dix-huit ans la baronne, toutes ses dents, je l'ai connue enfant, pensa Néron.

— Oui, la brioche, dit-il en riant, mais je n'ai pas encore pris de votre lait !

Il riait comme un enfant. Elle n'eût pas aimé donner le jour à un enfant de cette espèce. Comme elle en parlait au baron, celui-ci répliqua :

— Mais de quelle espèce voulez-vous qu'il soit ?

Fabrice avait son idée là-dessus. Les femmes appartiennent aux uns et se donnent aux autres. Étant donné qu'il n'en possédait aucune, il devait attendre que l'une d'elles se donnât à lui. Les uns n'attendent pas tandis que les autres sont condamnés à cette manifestation particulière du temps. L'érection est la même.

D'ailleurs les courroies formaient une espèce de culotte. La verge grandissait sous cette carapace. Elle descendait le long d'une paroi, se remplissant de toutes les sensations possibles. Les mains jouissaient d'une certaine liberté bien qu'il ne pût pas les porter à sa bouche. À l'heure du pipi, on basculait le brancard et il se retrouvait face contre terre. Quelqu'un débouclait la ceinture. Ensuite la verge ne pouvait plus réintégrer sa petite prison de cuir. On déposait sur elle des serviettes froides. Il n'avait jamais envie de déféquer quand il était assujetti à la machine. L'envie d'uriner n'avait rien à voir avec l'urine. La verge semblait énorme. Elle bougeait doucement sous le linge. Il buvait des substances destinées à inhiber l'érection. C'était une lutte incroyable. Les cristaux envahissaient d'abord le dessous de sa peau. Il y avait des combats de matière à l'endroit des frottements, particulièrement dans les zones de replis. Puis cette chimie commençait sa lente pénétration, comblant les vides, investissant les pleins, des étincelles mentales bleuissaient les articulations, le rouge des paupières devenait blanc, comme si le feu avait assez duré. Le voilà émasculé. Il ne sent plus les voyages en rond des testicules, la verge n'est même pas devenue un membre fantôme comme les dents qu'on lui arrachait régulièrement.

— Vous les avez comptées ? demandait le comte au docteur Vincent.

Il n'y avait pas pensé. La verge revenait comme d'une fugue, sale et fatiguée. Les testicules se posaient l'un après l'autre. De quoi me dépossèdent-ils puisque j'attends ?

La première fois la verge était restée dans l'air frais de l'automne qui commençait à peine. Aliz venait de partir. Le comte la suivait. Il n'avait jamais été en Espagne. Il y avait là-bas le sosie de Fabrice, un sosie parlant une langue étrangère et encore, la parlant mal parce que c'était un domestique. Fabrice eut envie d'uriner. Il appela. Le problème ne s'était jamais posé. En l'absence du comte, c'était délicat. La comtesse proposa qu'on le ramenât dans sa chambre où il avait son pot. On n'avait pas le temps. Ils ne voyaient pas ce qui arrivait à la verge de Fabrice. La comtesse disparut. Elle n'avait pris aucune décision.

Fabrice n'avait pas envie d'uriner. On aurait pu s'étonner du fait qu'il pût se retenir alors que le temps passait. On réfléchissait. Quelqu'un déboucla la ceinture. La première fois, on n'inclina pas d'abord le brancard. On commença par s'occuper de la ceinture. La verge entra toute droite dans l'air humide et presque froid. Il n'était pas encore question de cristallisation non plus. C'était la première fois. Fabrice se doutait qu'il bénéficiait de l'effet de surprise. Cela ne se reproduirait plus, en tout cas pas aussi facilement. Il ne voyait pas la verge. Le brancard s'inclina, chose qui dorénavant arriverait en premier, car ils avaient le souci de remplacer la verticalité montante, toujours un peu obscène, par une autre qui descendait et faussait la perspective d'une obscénité ravalée. Il urina un peu, peut-être dans l'herbe. La prochaine fois on apporterait un bourdalou. On l'apporterait discrètement. Après tout, songea Fabrice, bander d'un côté ou de l'autre, pisser ici ou là, cela ne changeait rien ou plus exactement en voulant obstinément changer l'obscénité en acte médical, ils ne changeaient rien et si rien ne changeait, ils finiraient par s'en rendre compte.

La première absorption de cristaux fut lamentable. On utilisa un entonnoir et une poire d'angoisse. Le verre de la fiole était d'un violet presque noir. Le bouchon se vissait. Quelqu'un vérifiait l'influence des sangles sur la circulation sanguine. Le sujet était pudiquement déculotté et relié à deux pots de chambre. La salive s'écoulait dans une espèce de tuile dont l'extrémité était assemblée à un vase de verre très transparent. Une courroie maintenait la tête sur le côté, la pressant contre le cuir dur du dossier. La sueur avait bouclé les cheveux. Le corps était oblique. Au début, Fabrice s'était imaginé qu'on allait le soulager et il s'était tenu tranquille. Dans ses rêves, il était un Christ ithyphalle et la douleur venait de ce membre fouetté par un soldat appliqué. Il finissait d'ailleurs par descendre de la Croix et sodomisait le soldat au beau milieu d'une nuit étrangement tranquille et loin de tout.

Mais peut-être s'était-on ingénié à provoquer cette érection. Il n'y avait que des hommes dans la chambre. Il en avait fallu pas moins de cinq pour maîtriser le corps véloce de Fabrice. Ils avaient lutté pendant trois minutes contre une force qu'aucun d'eux, sauf le docteur Vincent, n'avait imaginée. Il y avait, outre le médecin qui dirigeait la manœuvre mais n'intervenait pas directement, le comte, le baron, Morandelle, Chacier et Bouju, le fils du notaire qui était en vacances et avait voulu se rendre utile. Fabrice était dans son lit, passablement ligoté. La fenêtre était ouverte. On la ferma.

Chacier poussa la table d'opération à l'intérieur de la chambre. Fabrice était ravi de trouver une réponse à sa question de savoir ce qui produisait ce bruit de roulement dans le corridor. Morandelle et le baron étaient déjà entrés. Il vit le docteur assis au bord du lit. Ses basques avaient l'air des aiguilles d'une horloge. Bouju apparut. Il sentait la fraise et le citron. Il salua Fabrice en secouant sa petite main, ce qui agita une gourmette. Fabrice répondit poliment et en profita pour saluer les quatre autres membres de cette expédition aux confins de son malheur, il avait déjà souhaité une bonne journée au médecin qui ne s'en allait pas. De quoi s'agissait-il ?

Le médecin fit un signe et le baron sortit un peu son nez dans le couloir. Le roulement recommença. Il s'était arrêté un peu avant l'entrée de la comtesse qui précédait le médecin. Elle était sortie avant le claquement de doigts du médecin. La fiole était dans sa manche.

— Vous l'avez sur vous ? lui avait demandé le médecin.

Elle lui avait montré.

— Nous avons tout essayé, dit-elle.

Néron en avait même bu un peu, ce qui l'avait étourdi. Avait-il vomi ? Quand il était sur la Croix, cloué comme le veut la légende, Fabrice avait vomi sur les corps en prière. Il ne les reconnaissait pas.

— Qu'est-ce qu'il raconte ? avait demandé le docteur.

La comtesse était sortie. Fabrice ne savait pas pourquoi elle était venue. Bouju entra. Il ne savait pas très bien ce qu'on lui demandait. Il eut un pincement au cœur en voyant Fabrice attaché dans son lit. Il s'écarta pour laisser passer la table.

— Tu te tiendras ici, dit le médecin en désignant avec le bout de son pied la tangente d'une inflorescence bleue.

Fabrice fit ce qu'on lui demandait. On l'avait prévenu du contact un peu glacial de la table qui s'ajusta verticalement dans son dos.

— Comme c'est du cuir, dit le médecin, ta chaleur aura vite fait de l'alimenter.

C'était le cuir d'un animal mort depuis longtemps. L'humanité avance sur un charnier. Fabrice frissonna à peine. La pression exercée par les sangles sur ce corps tranquille était presque intolérable. La table s'inclina par crans. La poire d'angoisse le surprit. En même temps la tête fut assujettie sur le côté sans possibilité de mouvement.

— Nous ne recommencerons pas deux fois, dit le médecin. Espérons qu'il comprendra que le contenu de cette fiole peut contribuer à sa guérison. Il faut le convaincre.

Il ne manquait plus qu'un prêtre ! Il n'y eut pas de douleurs au niveau de la verge ni des testicules, comme il le redoutait. Peut-être même un grand calme s'installa-t-il à la place de cette sale agitation connue depuis toujours. Il y a une éternité de ce côté-là, tangente à l'utérus, mémoire pure, pavée de nouveauté, tandis que l'entrecuisse invite à l'histoire. Il se tournait plutôt vers l'avenir, conséquence du présent et héritage du passé. Tout était noir, livide ou glauque. Les fantasmes n'eurent pas raison du produit ingéré.

— Si tu veux faire caca, lui dit la comtesse peu de temps après (tous les hommes venaient quitter ce théâtre), tu n'as pas besoin d'appeler.

Elle décrivit sommairement l'appareillage. Elle ne lui avait pas parlé de l'odeur, ni surtout de sa nouveauté. Encore un mot cité deux fois. Cela m'arrive souvent et tout en ne parlant pas de la même chose, j'allais dire : tout en parlant de choses différentes : la couleur du temps et ses secondes martelées par le cœur à la place des horloges. Le flacon était resté sur la tablette de la cheminée. Le bouchon était revissé.

Elle prétendait le nourrir d'une purée de légumes. Le docteur Vincent avait interdit la viande pendant trois jours, temps nécessaire aux cristaux pour se fixer sur le nerf qui commande à l'érection. Était-ce dire qu'un peu de viande pouvait le sauver de l'impuissance artificielle qu'on lui imposait ?

Il n'avait violé personne. Il aurait suffi de l'aider à composer une certaine pudeur. Il n'avait pas exagéré. Il ne s'était pas révolté non plus. Dans son dos, le cuir était brûlant.

— J'ai de la fièvre, dit-il.

Elle raclait le fond de l'assiette. Elle avait amené une carafe et un chalumeau. Il y avait aussi un fruit dans une soucoupe. Elle parla de Pierre qui avait obtenu un diplôme. Il aimait cette trace d'amour, même si elle désirait plus que tout (plus que l'homme) ne lui destiner qu'une infinie indifférence.

— Si tu veux faire pipi, c'est pareil.

Un certain temps venait de passer depuis son allusion à l'envie de faire caca et à la nécessité d'appeler ou pas. Il y aurait un ruissellement, un clapotis final, une superposition de surfaces, peut-être même un peu de sang, avait précisé le docteur Vincent.

Elle jeta un œil triste sur le pot encore agité par le tourbillon. Il s'était parfaitement servi de son cul et de sa vessie. Quelques gouttes étaient tombées sur ses testicules, brûlantes ou glaciales, comment savoir ? Et puis était-ce les testicules ?

Il avala la dernière cuillère. Elle inséra le chalumeau dans la bouche. C'était sucré. Il y avait peut-être des cristaux là-dedans aussi. Il aspira rapidement pour ne pas les sentir sur sa langue. Elle frotta le fruit. Il rutilait. Elle ne pouvait pas lui dire : Nous t'aimons, nous agissons ainsi pour ton bien, elle ne l'aimait pas, elle n'agissait pas, et puis le bien dont elle parlait était une tranquillité mesurée avec autre chose qu'une verge. Avec quoi ?

Elle rompit le fruit. Elle était forte. Elle rougissait dans l'effort. Les arômes s'agitèrent. Elle voulait d'abord qu'il en parlât. Que voulait-elle savoir ? Le docteur Vincent était fasciné par la capacité de cette femme à comprendre ce qu'il lui disait. Plus tard, quand Fabrice entra à la Faculté, le docteur signa une recommandation, petite pratique franque, ironisa-t-il, puis il évoqua ce pouvoir de la seule femme dont Fabrice avait une idée précise.

— Si vous tenez d'elle, dit le docteur, vous n'aurez pas de mal à vous imposer dans ce métier.

Elle avait à peine vieilli et se félicitait de temps en temps d'avoir pris l'initiative du traitement. Le comte préférait éviter le sujet, par pudeur, elle le lui reprochait. Les cristaux avaient fait leur effet. Elle se déplaçait quelquefois dans un fauteuil roulant qu'il fallait pousser. Le comte arrivait à un âge où ce genre de servitude est accepté sans trop de commentaires. Il poussait le fauteuil tout en se renseignant auprès de Fabrice sur la connaissance actuelle de la vieillesse. Fabrice ne tarissait pas. De quoi l'avaient-ils donc sauvé ?

Le docteur Vincent, qui n'avait pas de descendance mais dont les collatéraux s'étaient rapprochés depuis sa dernière crise, parlait de succession. Fabrice n'avait pas le physique d'un médecin. On conçoit mal de remettre entre les mains d'une espèce de monstre ces jours si précieux à l'heure d'en perdre la jouissance. Le miroir renvoyait l'image d'une certaine ironie du sort. Le regard se dissimulait un peu dans la broussaille des sourcils, regard réduit à un œil s'il portait le bandeau à cause d'une menace d'infection, l'œil de verre était rangé dans un écrin et l'écrin dans un des tiroirs du chiffonnier qui renvoyait au miroir sa géométrie d'angles droits. Le chapeau, à dix-huit ans, s'expliquait par une calvitie. Il ne l'ôtait jamais, ses origines basques lui permettaient d'entrer dans l'église sans se décoiffer, privilège qui lui était accordé dans cette seule église parce que le prêtre était aussi un Basque.

Il fumait, de gros cigares qui jaunissaient l'intérieur de son pouce et de l'annulaire. Il avait composé le premier chant de Bortek et l'avait même fait imprimer, le blason des Vermort côtoyait celui des Alamos, invitant à l'exacte superposition des chapes, la rose blanche et l'arbre n'avait donné aucun fruit. Quelquefois il souffrait de nostalgie en évoquant pour lui-même le temps où Aliz promettait d'épouser Néron dans cette perspective caressée depuis des générations. L'adolescence l'avait guéri du mal qui avait pourri son enfance.

Il avait étudié. Il s'était même forgé une idée à partager avec les autres, il l'avait comparée aux idées différentes et s'était éloigné de celles qui lui ressemblaient.

— Tu n'épouseras pas Fleur ! avait prédit la comtesse.

Fleur était merveilleuse. Il avait déjà apprécié la beauté solide de Marguerite. Fleur était délicate, mais à la manière d'un papillon qui ne se laisse pas attraper et dont la courte existence est toute l'explication de son éternité. Il allait frapper quelquefois à la porte des Morandelle. Hortense le recevait sur le tapis où elle passait le plus clair de son temps depuis que son dos la trahissait. Elle sortait rarement, toujours en voiture et accompagné d'une de ses filles, Fleur le plus souvent, car Marguerite commençait déjà à s'incruster à Paris. On ne saura sans doute jamais rien de la psychologie de Marguerite. Il l'avait désirée un jour de cueillette. Elle montait dans les arbres pour concurrencer Aliz dont on admirait la souplesse. Marguerite était lente, puissante, les branches pliaient sous elle, elle barbouillait sa bouche et tirait la langue. Fabrice contenait une érection. Il connaissait le plaisir. Célestine l'avait initié à ce genre de caresses. Il confessait ces masturbations à un prêtre silencieux. Il usait ses genoux entre deux stations, méditant l'accroissement de la passion, prenant le temps de penser aux personnages environnants. Il n'avait jamais atteint le Calvaire. Sur le seuil de l'église, quelqu'un s'agenouillait pour brosser ses culottes, peut-être s'agissait-il de la comtesse.

Les doses d'opium avaient été considérablement diminuées. Les crises s'espaçaient et de toute façon n'atteignaient plus l'intensité des premières. Elles finirent par se résumer à un grincement de dents factices, instants douloureusement vécus par l'entourage encore préparé à une intervention musclée.

Il progressait plus vite encore dans les études. Le comte lui avait même enseigné sa théorie de l'infini, devant le miroir superposé au chiffonnier. On était d'abord venu observer les angles droits, particulièrement ceux qui sont opposés, et on avait conclu que leurs côtés définissaient des lignes droites, d'où la leçon de l'égalité des angles opposés formés par deux droites. Les dallages du château convenaient aussi bien à cette lecture des surfaces. Parlant de volume, de fil en aiguille, manipulant les tiroirs en prenant grand soin de ne pas ouvrir ceux qui contenaient des choses secrètes quelquefois jusqu'à la honte, on en vint à interpréter la profondeur du miroir auquel on opposa même l'abîme d'un petit miroir que la comtesse leur avait jalousement confié, limitant toutefois le temps de l'expérience à la nécessité de se voir comme elle aimait se voir, à la sauvette.

Fabrice adorait surprendre ces moments d'éternité. Elle surveillait l'évolution d'une rougeur et allait même quelquefois jusqu'à diminuer sa ration de vin, résolutions peu durables tant l'angoisse était douloureuse. Le comte ne lui chicanait d'ailleurs pas cette consommation. Devant le miroir, l'abîme qui s'ouvrit se peupla de toute la mort de l'humanité. Fabrice lui-même crut à une rechute. Pourquoi Aliz aurait-elle assisté à cette scène ? Elle connut d'autres crises, quoiqu'on la vît moins à Vermort après la mort de Néron.

— Qui épousera-t-elle maintenant que nous n'avons plus de projet ? demandait encore la comtesse vingt ans après.

On ne lui répondait pas. Aliz avait épousé un gardien de bagne et vivait depuis dans ce nid de vipères sans possibilité d'en sortir définitivement. S'était-elle inventé une sœur à visiter, mettons, tous les jeudis ? La comtesse n'avait pas de projet de mariage pour son second fils. Même Pierre avait cessé de la visiter. Il s'en alla peut-être en Amérique. On écrivait à Aliz qui ne répondait pas. Fabrice se souvenait de Lucile, de sa responsabilité. La ressemblance avec Bortek avait cessé d'influencer sa pensée. Personne ne se souvenait de Bortek. Le comte s'esquivait si la question lui était posée. La vieille Célestine répondait :

— Tu as toute ta tête maintenant.

Elle n'en disait pas plus. Quelquefois, à la faveur du peu de lumière dispensée par la cheminée, la beauté de la comtesse apparaissait sur le visage de Fabrice. Il fallait un feu pour révéler le pire. Elle n'en parla jamais à la comtesse qui s'en était allée dans l'ignorance de cette exactitude. Il y avait les trois garçons près de la cheminée, Fabrice, Pierre et Damien, trois laideurs qu'on pouvait attribuer à l'influence du père, sauf dans le cas de Pierre qui était un bâtard des Vermort, tout le monde était au courant. La nature de Damien était plus secrète, il ressemblait trop à sa mère. Mais au fond, le seul secret digne d'attention, c'était la dimension phénoménale du phallus de Fabrice. Le secret était bien gardé. Néron, pour sa part, l'avait emporté dans sa tombe. Aliz n'en parlerait jamais. Fleur ne pouvait pas s'en souvenir. On pouvait compter sur Pierre et sur Damien pour ne le trahir jamais. Seul Fabrice pouvait prétendre à cette révélation.

Le tailleur s'étonnait quelquefois mais il en avait vu d'autres. Ma tête de Bortek, mes mains de Bortek, mon œil de verre de Bortek, la queue de ce monstre auquel Aliz continuait d'accorder sa protection. Nous l'avions su par Pierrot qui était revenu pour régler des questions d'héritage. La conversation n'avait pas duré. Fabrice avait franchi la fenêtre de sa chambre en pleine nuit. Pierrot logeait à l'auberge. Il dormait avec une fille.

— Vous ne pouvez pas le réveiller ! avait grogné la femme de service.

La fille dormait nue. Pierrot avait eu peur. Il s'était redressé dans le lit. Fabrice ne pouvait pas voir ses mains. Comme il portait une canne, il actionna le mécanisme commandant l'extraction de l'épée. Il se croyait menacé. La nudité lisse de la fille le troublait.

— Qu'est-ce que vous voulez ? dit Pierrot qui ne sortait pas du lit.

La fille ne se réveillait pas.

— Vous parler, dit Fabrice.

L'autre n'avait pas l'habitude d'être voussoyé par un Vermort. Fabrice, guidé par son instinct, trouva la chandelle sur le bord de la fenêtre. Il gratta une allumette. La lame de l'épée clignota. Pierrot pinça la fille. Elle ouvrit un œil rond, eut un geste de pudeur puis renonça à tirer le drap de son côté.

— Si c'est rapport au Souleillou, monsieur le Comte a donné son accord, dit Pierrot.

Fabrice dit :

— Elle ne peut pas entendre ce que j'ai à vous dire.

La fille passa devant lui, chaude et parfumée. Elle sortit dans le couloir, la chemise sur l'épaule. Pierrot ne sortait pas de l'ombre que la lumière de la chandelle avait augmentée.

— Il y a une chose que vous ne devez pas savoir, dit-il, vous le savez peut-être.

Fabrice scrutait l'ombre. Il redoutait que Pierrot ne le pointât avec son pistolet. Il avait vu le pistolet dans d'autres circonstances. Pierrot était dangereux. On l'accusait encore d'on ne savait plus trop quel assassinat que la justice avait éclairé d'une autre lumière sans doute plus favorable à l'estime populaire.

— Vous devriez allumer votre chandelle, dit Fabrice.

Il empoigna la sienne pour proposer ce feu.

— Inutile, dit Pierrot, je vais m'approcher.

Il disparut un moment dans l'ombre, le temps de dire :

— De quoi vous êtes venu me parler ?

Un tiroir s'ouvrit et se referma. Le pistolet ou le pot ? Fabrice continuait d'élever la chandelle. Il vit d'abord les pieds de Pierrot, nus et noirs. Pierrot entra dans cette lumière.

— Il y avait longtemps qu'on n'avait pas parlé, tous les deux, dit-il.

Il extrait une chaise de l'ombre et s'assoit tranquillement dessus. Ses mains étaient croisées sur ce genou, plus bas le pied s'appuyait sur un barreau.

— Prenez celle-là, dit-il en désignant l'ombre que Fabrice pénétra lentement.

Il se méfie, pensa Pierrot.

— Le Souleillou est à moi, dit-il, vous ne devriez pas m'en contester la propriété.

La chaise glissa. L'air s'était rempli de l'odeur de Fabrice, mélange de cuir et de parfums.

— Je ne suis pas venu pour parler du Souleillou, dit-il, mais Pierrot ne se détendait pas.

Fabrice s'assit. Ses cuirs craquèrent. Ses parfums se vissaient dans l'air. Il se frotta les mains. Il portait toujours l'anneau d'or à l'index de la main droite, le gardénia.

— De toute façon, dit Pierrot, vous ne pouvez rien pour me l'enlever.

Pourquoi le Souleillou ? D'un côté, un champ de blé, de l'autre, une lande bordée de peupliers, en haut, une grange au toit vert, et la pente grise qui miroitait. La rivière traversait des plages de sable. Il y avait une passerelle de bois et un peu plus loin le gué formé de blocs de marbre. Les troncs avaient ravagé les berges. D'autres arbres se penchaient sur l'eau noire des trous. Le chemin changeait de rive à la hauteur du pont, puis il bifurquait avant le bois et montait d'un coup vers la grange, à travers les bruyères et les genets. Plus bas, en aval, les moulins des Fournels produisaient un bruit d'insectes au travail de la terre, bruit d'ailes de papillons, passages véloces des abeilles, imaginer encore le creusement entrepris par le ver obstiné sous les fondations des constructions humaines et l'acharnement de la vermine dans les toitures au-dessus du sommeil à la surface de miroir d'eau. La barque fragile des trois enfants tournoyait devant les quais à Castelpu, il fallait attendre l'arrivée d'une péniche pour que l'écluse s'ouvrît à la presque aventure d'un voyage jusqu'à Bélissens où tout recommençait. Le Souleillou était ce triangle de terre qu'on voyait tout le temps de ce voyage alors qu'on n'entendait plus la mécanique opiniâtre des moulins. Fabrice n'avait évoqué ce temps et cette matière que pour exprimer la même nostalgie de quelque chose qu'il s'agit de revivre avant de mourir. Pourquoi le Souleillou ? Pourquoi l'eau jaune des crues, les travaux du chemin de halage, qui durèrent toute l'enfance, les plans du toueur exposés à la mairie, la machine à vapeur qui pourrissait sous les saules envahissant le pavé encore noir, le sourire d'une fille montrant ces jolies mains pour prouver son innocence, l'arbre du pendu, aujourd'hui introuvable dans l'ombre hantée par cette âme en déroute, Fabrice avait-il le pouvoir de décider ce qui avait encore de l'importance ? Il ne demanda pas pourquoi le choix de Pierrot s'était porté presque sans hésitation sur le Souleillou qui rapportait à peine quinze quintaux et pouvait nourrir une cinquantaine de brebis, sans compter les truites, les écrevisses et les pierres creuses qu'on trouvait sur toutes les cheminées de Vermort, ouvertes comme des noix et imprévisibles comme le ventre des femmes. Le régisseur de Vermort (Damien ?) prenait pour lui un cinquième de la valeur traditionnelle de ce produit diminué d'autant pour les impôts et taxes et deux fois cette somme pour le renouvellement, semences, engrais, un dixième des femelles et un nouveau mâle, travaux de restauration des berges dévastées à l'automne par la descente du bois, révision de la toiture de la grange et pot-de-vin aux gendarmes pour les questions de braconnage. Bouju avait dit à Pierrot que le comte lui avait fait un cadeau empoisonné mais l'aristocratie elle-même n'avait-elle pas reçu ce don de Dieu lui-même ? Sans ce bout de terre, Pierrot aurait été socialiste, rapport à la révolte. L'existence de Dieu tenait à ce fil qu'on pouvait encore qualifier de foi. L'homme n'avait pas encore condamné cette vie exemplaire. Fabrice de Vermort, qui avait déjà quitté le domaine familial pour s'installer à Paris, rêvait maintenant de l'Amérique. Pierrot réfléchit.

Le bagne, où il était gardien, était plutôt un morceau de territoire national transporté de l'autre côté de l'Atlantique pour des raisons de promiscuité. Il avait rarement vu l'Amérique. Chaque fois qu'il y avait mis le pied, c'était dans le cadre d'une conquête, d'un élargissement du bagne et de ses dépendances, il tuait même les Indiennes avant de les violer, jamais il n'avait joui autant du corps des femmes de sa race, sans doute parce qu'elles n'étaient plus des enfants.

— J'ai un bon travail, dit-il.

Fabrice détestait les discussions d'affaires. En Amérique, il connaissait deux femmes : Aliz et Lucile. Il avait écrit à Aliz mais n'avait pas exprimé auprès d'elle ce désir si intense d'être ailleurs, même seul. Lucile n'écrivait pas. Elle ne répondait donc pas aux lettres qu'il lui adressait. Quelquefois elle parlait de l'œil et elle aurait aimé qu'il fût là pour l'écouter. Elle parlait à des inconnus. Jamais elle ne trouva la force d'écrire ce qui lui arrivait. Elle eut l'idée d'envoyer une mèche de cheveux mais, une fois la mèche choisie sur son beau front, l'ayant coupée elle eut l'impression de se donner et elle renonça à ce geste si important. Plus tard sans doute, quand il l'eût épousée, elle lui parlerait de cette tentative de lui demander de la pardonner pour la perte de l'œil, pour la peur, pour l'apparition fantastique de Bortek, pour l'océan qui les sépara désormais pendant d'interminables années. Marguerite écrivait des lettres si confuses qu'il la croyait folle quand il lisait ces narrations impossibles, puis le calme revenait et il se souvenait de son influence, de l'apaisement, de l'écaille de bonheur. Guillaume poursuivait ses études des sols tropicaux. Dans quel but ? Elle ne le disait pas. Il avait le mal du pays. Il reviendrait. Elle préférait l'Amérique, peut-être ne le suivrait-elle pas. Fabrice ne connaissait pas Marguerite. Paris pouvait exister sans Marguerite. Marguerite n'avait jamais eu aucune espèce d'importance. Dans ses souvenirs, il la confondait quelquefois avec Aliz. C'était intolérable. Il eût préféré penser à Lucile, la noire Lucile dont il avait touché le sein avant de sombrer dans le coma, la douce Lucile qui se reprochait cette longue absence, cette négation de la mort qui pour elle avait duré deux mois. Ensuite on avait embarqué le corps immobile de Fabrice et la traversée avait duré trois autres mois. Trois mois plus tard il aperçut une petite lumière dans le voile qui était tombé sur lui et qui depuis si longtemps ne signifiait plus rien. C'était un œil. Il ne sut jamais lequel. Il commença par vomir et cette chaleur se répandit sur son épaule et sur ses côtes. La fenêtre apparut, le plafond, la porte qui était restée ouverte depuis son retour, pendant la traversée l'oncle Guillermo avait construit la maquette du bateau, on l'avait installée devant un miroir où le jour s'immobilisait comme les océans des cartes géographiques. On ne parlait pas de Lucile dans ce qui resta de cette enfance. Marguerite était une Parisienne. Fleur avait acquis une certaine respectabilité, peut-être grâce à sa beauté. Seule Aliz réapparaissait régulièrement. On ne la revit plus après la mort de Néron. La comtesse mourut, puis le comte, ou l'inverse, je ne sais plus. Ce XIXe siècle était plutôt un rendez-vous des fées. Le siècle suivant naîtrait d'une consultation secrète. Un Vermort ne pesait plus rien de ce côté de la balance.

— C'est loin, l'Amérique, dit Pierrot.

Il voulait dire que l'effort à exercer sur elle pour en revenir était considérable. Cette remarque le grandissait. Pendant un instant, il se situa au-dessus de la morgue des Vermort. Fabrice caressait le pommeau de sa canne-épée. Le chapeau glissait sur son genou.

— Je sais bien que ce qui est fait est entré en nous pour ne plus en sortir, dit Fabrice.

Il ne pensait pas à la mort. Il pensait à la difficulté de se souvenir de ces choses sans leur donner, par le regard, par le toucher, par n'importe lequel des sens, la possibilité d'être aussi vraies par le présent que par le passé qui les fondait définitivement.

— C'est comme un vertige, signala Pierrot.

Ils se turent.

— Comme vous le voyez, dit Fabrice, je ne suis pas venu vous parler du Souleillou qui vous appartient désormais.

Pierrot voulait bien croire à ces bonnes intentions à l'égard de son tout récent patrimoine, mais le voussoiement continuait de l'avertir que le vicomte avait autre chose à lui confier.

— Qu'avez-vous donc besoin de moi pour aller vivre en Amérique ? finit-il par demander.

Fabrice retenait le chapeau.

— Il est fort probable, dit-il, que vous et moi connaissions le XXe siècle et il ajouta : Vu notre âge.

Pierrot ne comprenait toujours pas. Regrettait-il maintenant d'avoir laissé le revolver sur la table de chevet, hors de la portée de sa main ? Fabrice tenait un pistolet à deux coups.

— On dit que les Américaines se défendent avec ce genre d'arme, dit-il.

Pierrot avait pâli. Un de ces pistolets avait explosé dans la main d'un joueur de cartes, à Saint-Georges.

— Une grande dose de XIXe et une petite de XXe ! plaisanta Fabrice.

Il posa le pistolet sur le genou de Pierrot.

— C'est drôle, dit-il, je ne me suis jamais senti aussi proche de vous.

Pierrot ne voyait plus le visage du nain. Il actionna le verrou. Le pistolet n'était pas chargé.

— Il ne faut pas négliger l'entretien de ce genre de jouet, dit-il. Si c'est qu'on a l'intention de s'en servir.

Fabrice ne l'écoutait plus.

— Je ne vis plus, dit-il.

Il sortit une poignée de cartouches de la poche de sa redingote.

— Apprenez-moi à m'en servir.

Les cartouches tombèrent sur l'angle d'une table.

— Je ne sais même pas comment le charger.

Pierrot posa le revolver à côté des cartouches.

— Je n'ai plus guère le temps de vous enseigner à ne pas rater votre cible, dit-il, si c'est que vous avez l'intention de tuer quelqu'un.

Il supposait qu'on n'avait pas besoin d'apprendre à tirer si c'était se suicider qu'on voulait.

— J'ai passé des heures à l'examiner sans trouver par où rentrait la cartouche, dit Fabrice.

Il ricanait.

— Ça sort par là, dit Pierrot pour continuer la plaisanterie, sachant en même temps que Fabrice ne pouvait rire que des siennes propres. Je ne resterai pas longtemps, dit-il.

Il voulait dire pas assez de temps pour satisfaire son élève.

— Et puis c'est pas avec ce genre de jouet qu'on tue un homme, dit-il.

Fabrice ne bronchait pas.

— À quelle distance ? demanda Pierrot.

S'agissait-il d'un duel ? On ne se bat pas avec un pistolet de dame. Fabrice posa son index sur sa tempe.

— À quel endroit ? demanda Pierrot.

Fabrice montra la porte qui donnait sur la chambre voisine.

— Qui l'ouvrira ? demanda Pierrot.

Fabrice montra la clé.

— Qui la trouvera ? demanda Pierrot.

Il se leva et disparut dans l'ombre.

— J'ai de l'argent, naturellement, dit Fabrice.

— Naturellement, dit Pierrot.

Sa main s'ouvrit.

— Vous m'achèterez ce bijou, dit-il.

Fabrice aurait voulu être fasciné par cette apparition.

— Vous voulez dire qu'on le trouvera dans ma poche ? demanda-t-il.

Pierrot perdait patience :

— Je n'ai rien dit du tout, grommela-t-il. Vous me l'achèterez, je vous tuerai et je m'en irai !

Fabrice s'excitait doucement.

— Je n'ai pas dit que les choses allaient se passer comme vous le voulez ! Et puis comment voulez-vous qu'elles se passent si vous n'êtes plus là pour vous exprimer ! dit Pierrot.

Sur l'angle de la table, il y avait le pistolet, les cartouches, le bijou et un paquet de billets liés par une bande de papier.

— Vous ferez ce que je vous dirai, dit Fabrice.

Il posa la clé entre le pistolet et les cartouches.

— À quoi ça vous servira-t-il de savoir tirer ? demanda Pierrot.

— C'est mon affaire, dit Fabrice.

Ils convinrent d'un rendez-vous le lendemain soir. Ils se rencontreraient au lieu-dit le Pont-aux-Dames, que Fabrice redoutait mais il savait qu'il n'arriverait pas le premier. Pierrot vint avec un acolyte. Il ne le présenta pas. L'autre demeura un peu à l'écart, les mains dans les poches.

— Il faut que vous m'expliquiez, dit Pierrot.

Fabrice était en train de charger le pistolet.

— Si une dame peut s'en servir, dit-il.

L'autre dit :

— C'est que les dames américaines ne seraient pas des dames ici.

Insinuait-il que c'était des espèces d'hommes ?

— Dis-moi ce que je dois faire, dit Fabrice.

Pierrot se lança dans l'explication du mécanisme percuteur. Il ne savait pas comment fonctionnait une balle mais, dit-il, à cette distance visez un peu à gauche de l'épaule.

— Vous n'avez pas confiance en moi, dit Fabrice.

L'autre cracha entre ses bottes : 

— C'est qu'on ne comprend pas très bien où vous voulez en venir, dit-il.

Pierrot positionnait tranquillement le bras de Fabrice.

— Pourquoi cette chambre à côté de la mienne ? dit-il.

Fabrice ferma un œil :

— Est-ce que j'aime l'idée d'être obligé de vous acheter ce bijou que vous avez peut-être volé ?

Il s'excitait de nouveau.

— Je l'ai reçu en héritage, dit Pierrot.

L'autre ricana.

— Pourquoi l'avez-vous amené ? demanda Fabrice.

L'autre se mit à rire franchement :

— Pourquoi vous êtes venu seul ?

Fabrice actionna le levier d'armement.

— Dois-je tirer sur cet arbre ? demanda-t-il. Cette loupe figurera le cœur. Je vise donc ce qui pourrait être le creux de l'épaule. Je m'avance pour respecter la distance. Je tire !

La balle anima un buisson.

— Moi je trouve qu'il l'a plutôt bien tenu, le pétard, dit l'autre.

Il restait une cartouche.

— Bien, dit Pierrot : J'ouvre la porte, je vous descends, vous avez le temps de vous servir de votre petit feu, vous tombez raide mort, je suis peut-être blessé, on trouve le bijou dans votre poche, la clé dans la mienne, je n'ai vraiment pas le temps de me débarrasser de ces deux objets qui mis ensemble vont constituer le commencement d'une matière judiciaire qui finira par m'engloutir. Vous écrivez mal, monsieur de Vermort.

Ils retournèrent à l'hôtel. On déjeunait bruyamment dans la salle à manger.

— Je ne connais pas d'autres feuilletonistes, dit Pierrot en s'asseyant à une table.

L'autre garnement croyait encore à un coup fourré. Il se tenait sur ses gardes. Fabrice commanda le plat du jour et une cruche de vin. On amena d'abord le pain et un pâté entamé. Fabrice traça la croix sur la croûte.

— Je n'y crois plus guère, dit-il.

Pierrot accepta le croûton.

— Rapport au bijou, dit-il, ça tient toujours.

Une servante bien en chair posa la cruche à côté du pâté. Sa chemise était légère, elle ne portait pas de corset et marchait pieds nus. Sa coiffure se réduisait à un nœud formé par une division assez exacte de la chevelure. Son cou suait légèrement. Elle lorgnait le bijou.

— C'est une vraie pierre ? dit-elle.

Pierrot appliqua la broche sur le sein. L'autre ricanait, montrant ses dents noires.

— Comment c'est qu'un pipeau de ton espèce possède une aussi jolie chose ? dit la servante qui retenait la main de Pierrot.

— C'est un accessoire de théâtre, précisa Fabrice.

Elle fit une moue pour dire que c'était joli quand même.

— Monsieur le comte et moi on va faire du théâtre, dit Pierrot.

Il ne pouvait pas tenir sa langue ! En Amérique il connaissait quelqu'un qui avait un théâtre. Il ressemblait étrangement à Fabrice, en plus vieux peut-être. Fabrice savait déjà à qui il ressemblait. Il ne demandait qu'à croire à une nouvelle ressemblance. La fille demeurait bouche bée : 

— C'est trop compliqué pour moi.

On la siffla depuis les cuisines.

— Vous allez pouvoir manger, dit-elle.

Elle revint avec le plat où la sauce des haricots bouillonnait encore. L'autre se servit le premier. Il partageait le contenu du plat en trois parts exactes : deux louchées de haricots, un confit, un morceau de lard, deux saucisses, il compta longuement les petits oignons, se servit encore et tendit la louche à Fabrice, louche que la servante intercepta :

— J'ai chanté quand j'étais môme.

Elle avait été l'épouse d'un sergent. Il était tombé dans un puits nouvellement creusé. Il était mort avant qu'on atteignît le fond.

— Qu'est-ce qu'il gueulait !

— Je me souviens, dit Pierrot.

La cuisse de la fille se frottait à son bras.

— C'était du temps où je n'avais plus aucune espèce de raison de revenir au pays, dit Fabrice qui découpait le confit.

La fille s'intéressait à ce genre de confidences. Elle avait un secret pouvoir sur la nostalgie. Pierrot la repoussa. Il voulait manger maintenant.

— C'était un pistolet de théâtre ? demandait la fille.

Fabrice le posa sur la table :

— Non, dit-il, celui-là pourrait tuer un homme.

L'autre ne se servait pas de ses couverts :

— On ne s'en sert pas au théâtre, dit-il.

Il y avait de l'angoisse dans son regard. Il mangeait vite et se tapait l'estomac avec le poing. Il avait débouclé sa ceinture :

— Il y en a pour quatre, dit-il.

Le vin envahissait ses joues mal rasées :

— Une femme ne sera pas de trop ce soir, dit-il.

Elle rit : elle ne se vendait pas. Fabrice attendait que le vin fît son effet sur son esprit étrangement tranquillisé par l'irréalité de la scène. Il mangeait lentement, ayant disposé chaque ingrédient du plat dans un secteur de son assiette. Pierrot se souvenait de ce partage qui exaspérait la comtesse. Le comte se penchait quelquefois sur cette assiette pour en détruire la géométrie d'un coup de fourchette rageur. La fille avait peut-être envie de parler de cet enfant qu'elle n'avait pas connu. Fabrice aimait les femmes grasses et solides. Sa réputation de Priape malgré lui avait largement dépassé les limites du département. Un auteur de comédies burlesques s'était inspiré de ce phénomène au fond pas très courant, les hommes ne disposant en général que d'un sexe de taille peu faite pour enflammer l'imagination. C'était peut-être aussi une question de proportion. Quelques-uns en étaient persuadés mais ils n'apportaient pas de preuves. On disait que le sexe de Fabrice avait été moulé du temps où il était incapable de s'opposer à une telle manipulation, il était donc encore un enfant. Fabrice lui-même avait réuni une étrange documentation sur son homologue espagnol, le nègre Bortek, avec la complicité d'Aliz. Lucile avait éclairé le chemin qui conduisait à Golo, autre prince ithyphallique, selon ce qu'elle disait.

— Nous ferons du théâtre, avait dit Lucile.

Elle en faisait déjà, se produisant dans d'obscures revues où elle montrait ses seins.

— Il n'y a pas de rôle pour toi, dit Pierrot brusquement.

La fille s'écarta, rouge de colère.

— Vous ne devriez pas tutoyer les femmes, dit Fabrice.

Elle s'approcha de nouveau. Le bijou était épinglé au col de la chemise un peu mal fagotée.

— Votre histoire ne tient pas debout, dit l'autre.

Fabrice mangeait plus vite maintenant.

— Vous ouvrirez la porte, dit-il, vous me tirerez dessus, j'aurai le temps de répondre, puis la mort, vous serez peut-être blessé, je n'en sais rien, tout dépend de l'importance d'une telle blessure, le bijou sera trouvé dans ma poche et on vous demandera d'expliquer la présence dans la vôtre du pistolet que vous n'aurez pas eu le temps de jeter, où donc l'auriez-vous jeté ? Est-ce la fin ou le début d'une pièce de théâtre ? Cette scène empoisonne ma vie. Vous regrettez peut-être maintenant de m'avoir écouté.

C'était exactement ce qu'il avait dit avant de s'embarquer. Il rencontra Felix de los Alamos, retrouva Golo et eut plus d'une fois l'occasion de le comparer à Bortek, Lucile se cacha d'abord puis il l'épousa, Aliz était heureuse, il fit du théâtre sous ses yeux, il tua peut-être Felix, ne fût pas soupçonné, vécut presque heureux près de Lucile qui s'épaississait, don Guillermo lui parla même de la légendaire Cecilia qui avait enflammé son cerveau plus que son cœur. Il y eut des tornades, un tremblement de terre, des glissements de terrain, des pluies orageuses, des fulgurations gigantesques, mais la Cité ne changeait pas. Il vit même les Gitans qui avaient inspiré Felix. Peut-être posa-t-il trop de questions, on le chassa aimablement.

Il emmena Lucile dans le Nord. Elle était heureuse de voyager enfin. En cours de route, il lui raconta l'essentiel de sa propre vie. Elle évitait de le regarder à cause de l'œil de verre. Il l'embrassait sur la pointe des seins, dans le train, tandis qu'ils traversaient le Texas, le Mississippi, la Virginie. Ils arrivèrent à Rock-Drill en plein hiver.

La serrure du portail était gelée. On apporta de l'eau chaude et on se dépêcha d'actionner le mécanisme. Il inventa plus tard un dispositif électrique pour pallier ce genre d'empêchement. On l'admirait quand il redevenait l'ouvrier qu'il avait été dans son enfance. Il exhibait des outils nouveaux, plus rapides, peut-être moins précis mais plus rapides. Rock-Drill correspondait exactement au dispositif qui a permis à Carroll d'écrire la Traversée du miroir. Ici aussi on traversait le miroir. La façade nord proposait ses ornements à une rue tranquille où les maisons se tenaient à distance par l'intermédiaire de beaux jardins fleuris. Aucune image n'était renvoyée. De chaque côté de cette espèce de fronton, une grille couverte de rosiers, puis la muraille infranchissable. Comme c'était l'hiver, on avait taillé les rosiers et on voyait parfaitement ce qui se passait de l'autre côté, ce qui n'était pas du goût de tout le monde. Une fois le portail ouvert, après s'être activé de chaque côté de cet ouvrage grotesque de l'avis d'un certain nombre de personnes, la voiture se dirigea vers le porche, empruntant une allée bordée de tas de neige jaune. Lucile cachait son beau visage dans la peau d'un animal.

— Tu ne rêves pas, lui dit Fabrice.

Dans le train elle lui avait dit qu'elle avait l'impression de vivre un rêve. Le paysage était entré dans l'hiver avec une lenteur d'angoisse. Il touchait à ses seins, à son ventre, à ses jambes. Il avait loué un compartiment. Elle avait aimé la vitre changeante et les petits courants d'air glacé. Elle voulait en savoir plus que l'enfance. Il avait du mal à en tirer les conclusions. Dans sa poche, il tâtait de temps en temps le velours de l'écrin contenant l'œil de rechange. Elle ne l'empêcha pas de fumer.

— Quel jour sommes-nous ? demandait-elle et il le lui disait et elle crucifiait le jour précédent sur la page du calendrier, l'hiver commençait.

À Rock-Drill, on avait déroulé un tapis sur les marches du perron. Comme il neigeait, deux employés balayaient doucement cette surface d'attente verte et rouge. La voiture manœuvra pour présenter la portière au-dessus de la première marche. Il descendit le premier, déplia lui-même le marchepied, offrit sa main, elle avait l'air d'un oiseau, la petite tête momifiée tremblait sur son épaule. On ouvrit les portes. Il marchait devant elle.

Le hall d'entrée était illuminé. Le reste du personnel attendait au pied de l'escalier. Elle ouvrit son manteau. Elle régnait dans une robe blanche traversée de fourrure. Fabrice fit un discours puis tout ce petit monde, dont il ne lui avait jamais parlé qu'en y mettant beaucoup de mystère, rejoignit ses occupations. Ils étaient seuls maintenant, dans le bureau où elle entrerait souvent pour lui rappeler l'heure depuis longtemps passée. Il caressa ses bras, le cou, embrassa les doigts encore un peu froids, les frotta dans ses mains, ils étaient devant la fenêtre et regardaient de l'autre côté du miroir.

Le parc était désert, blanc et noir à cause de la neige et de l'absence de soleil. On ne s'y promenait pas l'hiver. Elle n'avait aucune idée de la nature de ces promeneurs inquiets, il les lui avait toujours décrits ainsi, rapides, presque fugaces. Ils attendraient le printemps. Il lui montra comment régler la température de chaque pièce. Elle toucha les tuyaux brûlants et colla son oreille contre le mur pour écouter les bruits de la chaudière. Elle n'entrait pas dans le bonheur. Il y avait ce confort démesuré, cette tranquillité, le temps plus accessible qu'en n'importe quelle autre circonstance. Elle n'avait jamais été amoureuse. Il lui parlait de l'été à Rock-Drill tandis qu'elle s'enfonçait dans cet hiver tenace. Il avait réuni une documentation impressionnante sur les comportements humains. Il s'exprima un peu sur le sujet. Elle était lointaine. Il n'eut peut-être pas apprécié cette beauté absolue si elle s'était donnée à lui. Au fond, elle préférait ces petits viols, même l'obscénité était préférable.

On leur apporta du café et des biscuits. Il demanda un alcool et lui proposa d'autres cigarettes. Elle fuma en pensant à lui. Il ne serait pas heureux lui non plus. Il n'y a pas de bonheur sans l'autre, mais qui est l'autre s'il vous ressemble un peu ? Le café était le meilleur des cafés. Elle demanda un chat et aussi un oiseau dans une cage. Elle changerait peut-être les rideaux. Une lampe provoqua sa critique. Il lui promit de la faire enlever. Elle s'extasia devant un petit tableau représentant une crique déserte. Lui aussi aimait ce tableau. Il se souvenait parfaitement des circonstances de son achat.