Patrick Cintas
Otrofictif
précédé de Mauvaises nouvelles
roman
avec Pierre Vlélo
© Patrick Cintas
La lecture de cet ouvrage est gratuite.
La version brochée est en vente chez Amazon.fr
Si vous me cherchez, je suis à la fenêtre
Vous êtes Arthur Grolot et vous me faites chier depuis vingt ans
Écrivez des nouvelles, vous verrez...
Poésie, pompée, inspirée, etc.
Une seule après-midi avec Belle
Il portait une casquette jaune
Pour promettre, elles promettent !
Une étoile file dans le ciel de Paris
Comment on appelle le cri du rat ?
Les hommes préfèrent les garces
On ne leur demande pas assez de s'expliquer
Du bon rapport entre homme et femme
Un cigare, un verre de rhum et cette foutue guerre
Le facteur sonne au moins une fois
Où il est dit avec quoi chantent les anges
A quoi sert le sexe de Dieu s'il est tout puissant ?
Vous allez voir ce que vous allez voir !
Non, ce n'est pas haine, monsieur le Président !
Histoire du type qui comprend rien mais qui en veut
Seule la marchande de bonbons est au courant
On n'en sort pas si facilement
C'est là que vous le trouverez
Les nouveaux croisés de l'Empire français
Histoire du Vampire de Saint-Drôme-des-Vents
C'est de plus en plus compliqué et je vis seul
Dites-moi si j'ai raison de pécher
Qu'est-ce que je savais de cette femme ?
La chair est triste, encore heureux !
Les noyés du jour au bord de la mer
L'Île des requins, Clara, Angela et d'autres encore
L'âme noire de Josie la femme du loir
Maintenant, on m'accompagne...
Weltanschauung étatique (petit cul)
Les enfants n'aiment pas la mort
Ce que chez toi je suis venu chercher
Confession d'un fonctionnaire au service de la folie
L’homme est l’avenir de la femme
Je confesse que je me fous éperdument de ce qui se passera une fois que je ne serais plus là pour regarder.
Et en ce moment, je ne fais que regarder. Ne comptez pas sur moi pour agir.
Je ne dis pas que je me complais dans l’inaction. En vérité, je ne m’y sens pas bien. Mais alors pas du tout.
Pourtant, je ne bouge pas. Je regarde.
Sinon, je suis comme tout le monde : je me nourris. Et pour me nourrir, je rends service. Ça fait de moi un larbin. Mais ai-je les moyens de me comporter comme un chef ? Non. Et ai-je pensé une seconde à me situer en dessous du domestique ? Non plus.
Voilà, voilà.
Comme on dit : Plein le cul !
Si vous me cherchez, je suis à la fenêtre.
Ma fenêtre.
Mais je ne l’ouvre pas pour qu’on me fasse des signes quand on passe devant. Et si vous faites des signes, s’il vous plaît, qu’ils soient simples. Je ne répondrai à aucune esthétique du noir. Et à aucune manifestation de la complexité qui vous chagrine ou vous rend dépressif.
Je ne soigne rien chez les autres. Et quant à ma petite santé, je m’y accroche sans espoir de la conserver. Un jour ou l’autre, j’irai voir le docteur.
J’ai vécu, ah ça, j’ai vécu ! Et il me reste encore pas mal de chemin à faire. Entre vos nécessaires compliments et le spectacle de ma fenêtre. Notez que je m’intéresse plus à ma fenêtre qu’à ce que j’y vois. Vous ne saurez jamais ce que je regarde quand vous me voyez. Votre reflet me salue dans la vitre.
Bref, vos romans m’ennuient et vos poèmes m’agacent. Qu’y puis-je ? Me lisez-vous ? Si vous montez, n’oubliez pas le paillasson. Et pas de blague du genre « Police ! Ouvrez ! » — j’ai le cœur fragile. Et l’humeur parfois féconde en vacheries.
Tiens, vous voilà ! J’écris Paludes. Mais que ceci ne vous empêche pas de vous asseoir. Et de boire. Et de commenter la couleur de mon visage. Et de ne rien dire des effets du syndrome de la Tourette sur ma voix. Elle tremble toujours un peu en fin de journée. Vous verrez qu’il n’en sera rien dimanche matin, au saut du lit.
Mais ce jour serait mal choisi pour se confesser. Le vent est agréable, presque tiède, mollasson. Un peu de lumière s’est posé sur votre front. Je connais ce regard. Sortons.
Et nous sortons. La rue jubile quand le soleil l’inonde de reflets de vitre. Nous marchons entre nos semblables. Et pourtant, vous ne me ressemblez guère. Je ne vous en aime pas moins.
Trempons la paille dans les jus de nos verres si c’est ce qu’il vous plaît de tenter en ce moment. Vous en profitez pour reconnaître une fois de plus ma maladresse. C’est en craquant une allumette que je perçois cette critique dans vos yeux. Et votre lèvre supérieure taquine vos narines. Tout un poème.
Ce n’est pas l’envie de prendre le train qui vous manque. Vous n’en parlez pas. Je déchire une fleur. Je me demande ce que je regarde. Je ne vois rien. Tout ceci est bien confortable. Nous en profitons à notre manière. Et je vous ennuie.
Enfin seul, je reviens où j’en étais. Mais la nuit tombe. Les vitrines s’éteignent, mouchées. J’éteins moi aussi. Et me laisse envahir par la fraîcheur. On peut mourir ainsi, surpris par soi-même.
Quelle importance ce qui arrive ? Pourvu que ça n’arrive pas trop vite. Comment opérer ce ralentissement nécessaire à la survie ? Et pourquoi y consacrer tant de ce temps précieux qui finira par manquer ?
Voici la nuit.
Vous savez mieux que moi ce qu’elle est. Vous en faites un usage si bien pensé. Mes muscles frémissent au contact des draps, mais ce n’est pas vous. Ce n’est rien. J’ai l’habitude. Nous nous verrons demain. Je ne suis même pas sûr que ce sera demain. Je ne sais pas non plus ce que vous en pensez. Ce que je sais de vous a la valeur de l’oubli.
Tiens ! Un rêve. C’est à peine si j’en perçois la fausseté. Les murs en témoignent. Mais que voulez-vous que j’en fasse ? Il m’a réveillé. Je ne dors plus. J’ai envie de me confesser. Coucou ! Es-tu là ? Je caresse le mur. Et j’entre dans la porte.
La nuit, c’est la porte. J’en oublie presque la fenêtre. J’entre dans le noir. Je m’y perds d’abord. Puis je retrouve l’équilibre. Je sais où je suis. Heureusement, vous n’y êtes pas. Et je me vois comme jamais vous ne m’aimerez. Extase.
Voilà. J’en sais assez pour occuper une place nourrissante. J’en fais assez pour ne pas passer pour ce que je ne suis pas. Je m’étire. Et vous en jouez. On finira par être complètement d’accord sur les modalités. Cela arrive tous les jours. Pas vous ? Pas encore. Attendons.
Vous savez donc que je n’attends rien des signes. J’y perçois de faciles solutions. Sinon seraient-ce des signes ? On a vite fait de les prendre pour des oiseaux. Faut-il s’appuyer sur l’air pour voler ? Ou provoquer une poussée ? Nous ne ferons ni l’un ni l’autre. Vous me suivrez. Et je vous attendrai plutôt.
Il n’était pas huit heures quand c’est arrivé. Je finissais à peine de déjeuner. Les discussions ont soulevé les rideaux de ma fenêtre. Ou le vent. Et comme je me penchais, je me suis aperçu que c’était vous qui faisiez l’objet de ces conversations souterraines. Vous gisiez, jusqu’à la culotte, sur le trottoir. Avais-je déjà vu une bouche si grande ouverte ?
Je descendis. Vous étiez morte. On me porta.
Était-il possible que vous ne fussiez plus de ce monde ? Je posais la question. On me piqua. Et je trouvais un calme facile. On me pria de ne rien faire. Je ne fis rien. Je me laissais porter. Où ? Allez savoir. Mais par où étais-je descendu ? Par la fenêtre, bien sûr.
Ah ! Ah ! Oh ! Oh ! Pierre se regarde dans le dos d’une cuillère à soupe. Il se rase. La chambre contient une porte, une fenêtre, un lit et cette cuillère qui devient le centre géométrique de la scène. Ah ! Ah ! Oh ! Oh ! Qui a oublié le rasoir ? se demande-t-il. Je ne me rase pas. Je fais semblant. Ah ! Ah ! Oh ! Oh ! Son esprit devient cartésien alors qu’il aimait le surréalisme. Que s’est-il passé pour qu’il ait changé à ce point ? Ah ! Ah ! Oh ! Oh ! Comme il n’a pas de rasoir, sa barbe (de combien de jours ?) continue de pousser dans la barbe du jour précédent. Ah ! Ah ! Oh ! Oh ! Il regarde le plafond et voit l’ampoule blanche et éteinte suspendue à deux fils dont l’un est rouge et l’autre bleu. Il a déjà vu ça quelque part. Mais où ? Ah ! Ah ! Oh ! Oh ! La porte est ouverte comme si quelqu’un venait de sortir. Qui est sorti ? Qui est cet être qu’il est bien obligé de qualifier d’inconnu, même s’il l’a connu ? Ah ! Ah ! Oh ! Oh ! Il s’aperçoit que sa main tremble. A-t-il tué quelqu’un ? Le plan qui montre la main tremblante sert à désigner le coupable ou à signifier le remords. Ah ! Ah ! Oh ! Oh ! Où est passé mon exemplaire du Discours ? Je n’ai pas lu les Méditations. Qui suis-je ? Et pourquoi suis-je ? Mais il n’y a personne pour répondre à cette question essentielle. Pourtant, il y avait quelqu’un. La porte serait-elle ouverte si personne n’était sorti ? Il n’a jamais vu ce film qui n’existe pas. Ah ! Ah ! Oh ! Oh ! Il continue de se raser, observant son visage déformé dans le dos de la cuillère. Je suis français, donc je suis cartésien, pense-t-il tout haut tandis que la peinture se décolle des murs. Le lit est couvert de draps. Les draps sont pliés. Personne ne s’en est servi. Ce fait incontestable signifie-t-il que quelqu’un est sorti avant de se coucher ailleurs ? Tout porte à le croire. Ah ! Ah ! Oh ! Oh ! Il lance un regard circulaire à partir de l’endroit où se trouve la fenêtre. Est-ce une fenêtre ? Et à qui appartiennent ces rideaux ? Il prononce le mot : Elle sans arriver à en retrouver le nom. Ah ! Ah ! Oh ! Oh ! La mémoire est-elle à ce point infidèle ? Ah ! Ah ! Oh ! Oh ! La fenêtre doit être ouverte. Il faut absolument qu’elle soit ouverte. Il ne sait pas pourquoi, mais il le faut. Le regard (est-ce le sien ?) quitte la fenêtre par la droite et circule comme un pinceau sur la toile des murs. Rien sur les murs. Pas une trace de doigt. Ah ! Ah ! Oh ! Oh ! Pas une mouche. Rien. Rien que le mur. Ce mur qu’il hait. Il n’a jamais haï autant. Et c’est un mur qui fait l’objet de cette haine. Mais est-ce bien le mur ? N’est-ce pas plutôt ce qu’il représente ? Ah ! Ah ! Oh ! Oh ! Que représente-t-il, ce mur ? Il a le mot sur la langue quand son regard rencontre le côté gauche de la porte, celui qui s’oppose à l’autre côté qui porte la porte sur de solides gonds de chez Leroy-Merlin. Il connaît ce modèle de gonds. Il en a acheté pour sa maison de campagne. Quelle est cette campagne ? Ah ! Ah ! Oh ! Oh ! Traversant la porte, le regard sort et se pose sur un tapis de couloir dont les frises lui rappellent quelque chose qu’il a oublié depuis. Personne ne marche sur le tapis. Et en face de sa porte, une autre porte. La même porte. Est-ce sa porte ? Est-il en train de se raser avec un vrai rasoir et devant un vrai miroir derrière cette porte qui devient le centre ? Ah ! Ah ! Oh ! Oh ! Il en éprouve le besoin de sortir. Mais s’il sort, est-ce pour suivre l’être qui vient de sortir après avoir déposé les draps sur le lit ? Il chancelle soudain. Il a vu quelque chose capable de le faire chanceler. Le rasoir imaginaire tombe. La cuillère tombe. Est-elle imaginaire si elle tombe ? Et pourquoi le rasoir, qui est imaginaire, tombe-t-il lui aussi ? Ah ! Ah ! Oh ! Oh ! Il fait quelques pas vers la porte. Il est tellement fasciné par l’objet qui le fait chanceler qu’il en oublie qu’il était en train de jeter un regard circulaire. Quelle influence aura cet abandon sur la suite du récit ? Le lecteur ne le sait pas et il angoisse. Vous angoissez. Ah ! Ah ! Oh ! Oh ! L’objet prend toute la place. Qu’est-ce qu’un objet qui prend toute la place ? Est-ce un objet unique ? Est-ce encore un objet ? Descartes répond-il à cette question qu’il ne pouvait pas se poser à son époque. Ah ! Ah ! Oh ! Oh ! murmure Pierre. Ah ! Ah ! Oh ! Oh ! Je suis fier d’être français. Il ne sait pas pourquoi il dit qu’il est fier et il n’est plus tellement certain d’être français. L’objet sera-t-il une révélation ? Que se passera-t-il après l’objet ? Peut-on s’attendre à un évènement immédiatement après la présence de l’objet ? C’est un couteau. Du même style que la cuillère. Il manque la fourchette. Où est la fourchette ? devient la seule question à poser à ces lieux énigmatiques. Ah ! Ah ! Oh ! Oh ! Suis-je Descartes ? Le temps vient-il de se réduire à cette seule évidence visuelle ? La cuillère étant par terre depuis qu’elle est tombée dessus, il se voit maintenant dans le creux. Il se voit en Descartes. Il dit plusieurs fois : cogito ergo sum. Mais rien ne se passe. La formule n’a plus d’impact sur le présent. Une mouche se pose sur les draps pliés, mais ce n’est pas une mouche. En s’approchant, il voit clairement une mouche. Donc c’est une mouche. Ah ! Ah ! Oh ! Oh ! Ah ! Ah ! Oh ! Oh ! Où est passé mon regard circulaire. Il vient de sortir et me voilà prisonnier de ce lieu étranger. Non. Je n’oublierai pas qu’il manque une fourchette. Il se mord la langue et la fait saigner. C’est bien la sienne. Il la comprend d’habitude sans la faire saigner, mais là, dans cette chambre aux odeurs géométriques, il s’est senti un moment étranger aux draps posés et pliés sur le lit. Or, pense-t-il, il n’est pas possible que quelqu’un ne les ait pas pliés et posés. Et si j’ai raison, cet être est sorti, non pas parce que je l’ai vu sortir, mais parce qu’il n’est plus là pour dire le contraire. S’il était là (il ou elle), nous serions dans un roman américain. Or, ce roman est français. Donc, le lit n’est pas le mien, pas plus que les draps où se cache peut-être la fourchette. Ah ! Ah ! Oh ! Oh ! Ah ! Ah ! Oh ! Oh ! Ah ! Ah ! Oh ! Oh ! Il se jette sur les draps pliés et posés. Il en saisit le discours. Il le déconstruit. Le discours n’est plus drap, il n’est plus plié, il n’est plus posé, il est, tout simplement. Ah ! Ah ! Oh ! Oh ! Une fois le discours dédrapisé, Pierre se couche sur le lit sans draps. Il ferme les yeux pour ne pas dormir. Il continuera son regard circulaire un autre jour. Pour l’heure, estime-t-il, il a assez travaillé. Il ne travaille jamais plus de trente-cinq heures par semaine, moins les RTT, les congés maladies et l’école buissonnière. Il sourit. Si quelqu’un passait dans le couloir à ce moment-là (mais personne ne passe), il verrait un homme couché sur un lit sans drap. Il ne verrait pas les draps qui ont pris la place des rideaux. Car tel est le pouvoir de Pierre, de changer les draps en rideaux, le lit restant un lit et la fenêtre, quelque chose qui y ressemble beaucoup.
Simon avait un verre. Je vous explique :
Simon s’était marié à l’âge de trente-deux ans. Cela faisait quinze ans qu’il buvait. Je vous laisse calculer l’âge qu’il avait quand il toucha, non pas à son premier verre, mais à la multiplication de celui-ci. C’était le plus beau jour de sa vie, selon lui.
Marguerite avait le même âge. Il avait donc connu l’ivresse le jour de cette naissance, à peu de choses près. Il lui en avait parlé avant de l’épouser. Elle n’avait pas compris à quel point c’était important pour lui. Et ils vécurent ainsi vingt-deux années sans disputes ni enfants.
Simon avait religieusement conservé le premier verre, celui qu’il n’avait pas cessé de remplir le soir de ses dix-sept ans. Et depuis, il le remplissait tous les jours à chaque repas. Un remplissage ou deux pas plus, ce qui faisait au plus six verres par jour, car il mangeait trois fois avant de se coucher et ne se couchait jamais sans avoir durement travaillé depuis qu’il s’était levé tôt le matin, la plupart du temps avant le lever du soleil. Ce qui ne l’empêchait pas de faire l’amour matin et soir. Pour rien, disait Marguerite.
Ce verre, qui était en verre ordinaire avec des défauts en forme de bulles et d’éclats noirs et brillants, il ne le lavait jamais. Et il était interdit non seulement d’y toucher, mais surtout de le laver. Marguerite, qui tenait bien sa maison, avait fini par détester ce verre. Elle n’en parlait jamais de crainte de dire ce qu’elle avait sur le cœur. A-t-on idée de boire depuis voyons… presque quarante ans dans le même verre sans jamais le laver ? pensait-elle au bout de vingt-deux ans de mariage.
C’est le temps qu’il lui fallut pour arriver au bout de la patience. Le verre passait du bahut à la table, et inversement. Et si on se rendait à un mariage ou à une communion, Simon apportait son verre dans la poche. Il ne l’oubliait pas quand il allait à la pêche. Et tous les ans, aux vacances d’été au bord de la mer, il ne buvait que dans son verre et seulement le vin qu’il transportait dans la malle de la Renault.
Cette espèce de vice, disait Marguerite, ne me gêne pas vraiment. Il peut boire son vin dans son verre que ça ne me fait rien. Mais qu’il m’interdise de le laver, ça me rend folle parce que ce verre, vous pensez ! depuis presque quarante ans est si sale qu’on ne dirait plus un verre. Il faut dire que notre vin est épais et bien rouge. Mais surtout, je ne sais pas pourquoi il ne le lave pas. Il y a une raison qui remonte à l’époque où je suis née. Et à cette époque, il ne savait pas qu’il m’épouserait dix-sept ans plus tard !
Tout le monde le sait, poursuivait Marguerite, qu’il ne le lave jamais. Et on y jette un coup d’œil si on peut. Et je n’ai jamais vu quelqu’un le prendre dans ses mains pour regarder le dedans qui est sale comme ce n’est pas possible de l’être ! On craint trop que Simon se mette en colère.
Que Simon se mît un jour en colère était une crainte parfaitement justifiée, car personne ne l’avait jamais vu dans cet état. Tout le monde sait que la colère, même si on ne l’exprime pas, ça s’accumule. Et si elle n’éclate pas de temps en temps, le jour où ça vient, il ne peut que se passer quelque chose de terrible. Si quelqu’un, depuis presque quarante ans, avait eu le courage de laver le verre ne fût-ce qu’une fois l’an, il ne se serait jamais rien passé de bien méchant, surtout que Simon n’était pas homme à cumuler assez de colère en un an pour que ça devînt un drame ou pire une tragédie.
Mais depuis quelques mois, Marguerite s’approchait souvent du verre qui était soit sur le bahut, soit sur la table devant Simon qui vivait sa vie comme il l’avait toujours vécue, travaillant beaucoup, et même trop, ce qui se notait depuis quelque temps sur son gros visage moins enclin à se rider pour rire de tout et de rien. Il n’y prêta pas attention. Il déménageait le verre selon ses vieilles habitudes et même quelquefois l’emportait chez les autres où on donnait des fêtes à l’occasion des devoirs religieux et patriotiques.
Marguerite était souvent si proche du verre qu’elle craignait de s’en emparer. Pour aller où ? S’il s’agissait d’aller jusqu’à l’évier, Simon aurait vite fait de l’empêcher d’ouvrir le robinet s’il était là au moment où elle prendrait le verre avec l’intention de le laver. Mais quand Simon n’était pas là, elle n’avait plus le courage. Elle n’avait de courage qu’en présence de Simon. C’est compliqué, la psychologie humaine, se disait-elle. Je me demande même si c’est de la psychologie tellement je n’y comprends rien.
Comme il n’était donc pas question de s’emparer du verre hors de la présence de Simon, elle se mit à réfléchir au moyen de le faire sous ses yeux. Dans la cuisine ? Ce n’était pas pensable. Chez les autres ? Pas question de faire un scandale ailleurs que chez soi. Il ne restait plus que la pêche. La rivière est à tout le monde et elle est grande, pensa Marguerite.
Elle n’avait jamais accompagné Simon à la pêche. Elle n’avait jamais péché non plus. Ce n’était pas qu’elle n’aimât pas le poisson. Elle le cuisinait même bien. Mais passer du temps à attendre sous les arbres sans pouvoir écouter la radio ni amener une amie pour papoter, ce n’était guère réjouissant. Simon allait seul à la pêche. Et si un ami l’accompagnait, il l’abandonnait pour être seul allez savoir pour quelle raison.
Un dimanche, Simon sortit sur le perron et regarda le ciel en humant l’air. Il s’étira longuement et se demanda à voix haute s’il n’allait pas se faire une petite sieste. En suivant, il descendit à la cave et remonta avec son attirail de pêcheur. Il allait sortir sans oublier le verre quand Marguerite s’étira elle aussi et dit : « Je t’accompagne ! »
Simon sourit bêtement, comme il faisait toujours avant l’amour. Il attendit que Marguerite retrouvât son chapeau de pécheresse. Elle ressortit de la chambre en minaudant, étreignant le chapeau sans le mettre. Elle savait que Simon ne devinerait pas qu’elle était déjà en train de le tromper. Si ça se fait, il ne pensait même plus à pêcher.
Et ils s’en allèrent en se tenant par la taille. Marguerite mit le chapeau. Simon ne put pas s’empêcher de dire une cochonnerie. Comme Marguerite était censée en rire, elle rit de toutes ses dents, ce qui mit Simon dans un état proche de l’inconscience. Enfin, il lui montra un coin tranquille et elle y prit la place qu’il lui imposait, car il faisait toujours l’amour du côté gauche à cause de son dos. Elle releva sa jupe juste assez et sentit tout de suite le verre dans la poche.
Simon se mit à délirer comme matin et soir. Marguerite surveillait les alentours, les yeux au ras du chapeau. On ne sait jamais avec les gens, pensa-t-elle. Il suffit d’une fois et on se fait prendre. Voilà pour les gens. C’était vite fait. Et puis elle s’en fichait des gens. Elle n’était pas venue pour ça. Elle plongea sa main dans la poche et en sortit le verre. Simon était trop occupé pour s’en apercevoir. Elle leva le bras et le balança en l’air pour prendre l’élan. Et le verre partit. Il vola assez de temps pour atteindre presque le milieu de la rivière. Elle ferma les yeux pour entendre le plouf. Simon sursauta.
Il la regarda désespérément. Elle le savait, pourtant, qu’il se déconcentrait pour un rien ! Et il se retourna pour regarder la rivière. Il y avait encore des ondes qui mouraient bien avant d’atteindre la berge.
« Qu’est-ce que tu fais, Marguerite ? A-t-on idée de jeter des cailloux pendant que… »
Comme il était, ce Simon ! Au lieu de penser à une carpe sautant hors de l’eau comme elles font quand elles sont contentes, Monsieur s’imaginait que Marguerite passait ce temps à faire des ricochets.
« Mais je n’ai rien jeté ! s’écria-t-elle en se retirant.
— J’ai bien senti ton bras, dit-il. Et je sais ce que c’est une carpe qui saute. Et pourquoi elle saute ! »
Disant cela d’un air encore joyeux, il mit la main dans la poche qui avait contenu le verre. Comme il n’y était pas, il fouilla dans l’autre poche qui, comme nous le savons, était vide. En tout cas, il n’y avait pas de verre dedans. Il devint pâle.
« Mais putain ! grogna-t-il. Il est où ce verre ! »
Et en même temps, il plongea ses yeux dans ceux de Marguerite qui commençait à pleurer. Ensuite, tout s’est passé très vite. Il la prit par la gorge et serra. Elle cessa tout de suite de respirer. Comme elle avait une petite poitrine, elle expira au bout d’une minute sans savoir pourquoi il n’avait pas lavé ce verre depuis presque quarante ans.
Le matin, au lieu d’enlever mes bottines, je me lève. Je fais comme tout le monde. Et je refais jusqu’au soir. Et le soir, je me couche au lieu de mettre mes bottines.
Qu’est-il arrivé à mes bottines ?
Si ceci était l’histoire de mes bottines, je l’écrirais. Or, je n’écris que pour dire. Je ne raconte jamais. Je dis. Et pour que ce que je dis soit beau, je le chante. Et pour que ce ne soit pas trop difficile, je fais simple.
S’il m’arrivait un jour de raconter l’histoire de mes bottines, voilà ce que je dirais :
Ne les ayant pas chaussées le soir, je ne peux les enlever le matin. Et entre temps, je rêve.
Je n’aurais rien d’autre à dire.
Je ne pense pas que ce serait aussi facile que d’écrire une poésie pas trop difficile à écrire, un peu comme on écrit n’importe quoi pourvu que ce soit écrit.
Mon histoire de bottines n’est pas si simple.
Je ne dors pas avec, certes, mais je rêve. Et quoi qu’en pensent les gens simples, ceux qui simplifient comme ceux qui compliquent, le rêve n’est pas à la portée de tout le monde. La plupart des gens ne rêvent pas ; ils inventent.
Or, et c’est là qu’interviennent mes bottines, les gens qui inventent sont souvent des mystificateurs. Ils inventent donc rarement et je dois en tenir compte si je prévois de chausser un jour mes bottines le soir venu.
Voilà toute mon aventure.
C’est fini.
Jo Pimlico était un de ces braves types qui finissent mal sur un coup de colère. Il s’était toujours comporté comme on doit, serviable et tout et tout. Il avait même épousé une fille du quartier, pauvre connasse qui savait rien faire de ses dix doigts mais elle avait d’autres avantages à mettre en pratique pour nourrir la famille. Je dis famille parce que Jo et elle avait fait un gosse. Il était pas beau ni intelligent. Et pourtant il allait à l’école laïque.
Bref, un jour Jo revient de chez les flics avec un papier qui disait que la justice le condamnait à payer il savait pas trop combien parce qu’il fallait additionner les frais de ceci, les charges de cela, le dû au ministère qui doit payer ses larbins et même une amende pour des bricoles que si ç’avait été lui il aurait laissé pisser. Mais c’était pas lui.
C’était ce salaud de Salvain, Hugues qu’il se prénommait et on l’appelait Hugo en souvenir d’Océano Nox, un pote à nous qui savait écrire de la poésie et tout. C’était un salaud parce qu’il était devenu flic, sinon il était pas méchant. Il était même con. Et on en profitait. Feux rouges, machins sur la voie publique et à l’étalage. Toujours dehors les mecs, quoi !
On sortait tout le temps. Dedans, c’est pour les gonzesses qu’on a épousées. On a pas tort d’épouser avant d’avoir des emmerdes. Et surtout de faire des gosses, que ça inspire la compassion, les gosses. Mais Hugo avait pas de gosses pour le faire chier ni de gonzesse pour l’épouser. Et à force de rien faire à l’intérieur, que c’était chez lui tout seul, il sortait tout le temps pour voir s’il n’y avait pas quelque chose à faire pour s’améliorer.
Mais nous, ses potes, on était pas dans l’amélioration. Au contraire ! Ça empirait. Que des emmerdes avec les flics quand c’était pas Hugo qui relevait l’infraction, voire le délit parce que des fois on poussait le bouchon bien au fond de la bouteille. Et Hugo il avait pas mal de potes dans la police. Alors on morflait moins. Mais on morflait, quoi ! Et on avait pas envie de morfler. Il s’est énervé.
« Vous exagérez, » dit-il un jour alors qu’on avait plutôt l’impression que c’était la république qui profitait de nos sous, de notre temps et de notre patience. Il comprenait pas. Il avait étudié l’addition à deux chiffres pour pouvoir être flic. Un chiffre sous l’autre, que ça donnait par égalité avec je sais pas trop quoi un résultat à un autre chiffre à prendre en considération. Et comme tous les flics, s’il fallait soustraire, il additionnait. C’est facile à faire comme ça à première vue, mais il était le seul d’entre nous à avoir réussi à convaincre la république qu’il pouvait faire ce con de boulot aussi bien que les autres moins cons que nous.
Bref, Hugo finit par s’énerver. Et c’est Jo Pimlico qui était la cause. Ce con avait traité un flic. De quoi, on savait pas exactement. Il l’avait traité et l’autre, ça lui avait pas plu. C’était un mec dans le genre de Hugo, un branleur quoi. Jo avait commis l’erreur, et non pas la faute, de cartonner jusqu’au sang un vendeur qui avait pas pitié des pauvres. Ça arrive que des fois on réclame justice et qu’elle est pas là pour changer la merde en salaire de fonctionnaire. Le vendeur, qui s’appelait Marrant (je rigole pas) avait juste perdu deux dents alors que Jo risquait de foutre en l’air six mois de sa vie dans une prison républicaine à une époque socialiste. Et au lieu que ça soit Hugo qui s’amène pour faire pencher la balance du côté de Jo, c’est son pote le branleur solitaire qui arrive. Et en gueulant qu’on fait chier le commerce et qu’il va régler ça définitivement. Jo s’énerve.
« T’es d’où, toi ? » qu’il demande au flic.
Le flic note en suivant la question sur un bout de papier en disant que ça va lui coûter cher, à Jo.
« Je te demande pas combien ça va me coûter, gueule Jo, mais d’où tu viens !
— Ça vous regarde pas ! Le Parquet jugera. Je signale. »
Là-dessus, Jo se tourne vers nous en disant que ce flic doit parler français, parce qu’on comprend rien à ce qu’il veut. On est tous d’accord sur ce point. Et prêts à témoigner si on nous fait chier.
« Tu réponds ou je passe à l’action ! » fait Jo en levant le poing.
Le flic recule et perd son stylo. Comment Jo a réussi à le lui foutre dans le cul, je sais pas. Et je pense qu’aucun des témoins a eu le temps de le savoir. En plus du trou dans le fond de son pantalon, le personnel des urgences a constaté que le stylo que le flic se plaignait d’avoir dans le cul était le sien. C’était écrit : ceci est la propriété de l’État.
Nous, on dit pas le contraire.
Alors Hugo s’est mis à siffler avec les doigts en plein milieu du trottoir. On est sorti pour rappliquer aussitôt. Tu parles ! Et ben vous allez pas en revenir, mes juges ! Vous allez pas deviner d’où il était le pote à Hugo avec son stylo dans le cul… Il était de la cambrouse ! Et il voulait pas y retourner. Surtout avec un truc dans le cul, qu’on peut écrire avec !
Vous ne savez pas ce que je vais dire… Alors pourquoi attendez-vous ? Quelqu’un vous a dit que j’allais parler de vous ? Il ne vous trompait pas.
Vous êtes Arthur Grolot et vous me faites chier depuis vingt ans.
Nous sommes voisins.
Vous avez épousé ma femme.
Vous lui avez fait un gosse.
Il est comme mon fils.
Je vais vous dire pourquoi je l’ai tué.
Je l’aimais, je l’ai dit.
Je n’avais donc aucune raison de le tuer. Nous allions à la pêche ensemble, sur les bords de la Marne.
Il nous arrivait de louer une barque.
Nous parlions de vous.
Vous êtes un vrai con.
Flic par-dessus le marché.
Il faut vraiment ne pas avoir de vocation pour devenir flic.
Moi, j’écris des chansons pour emmerder le monde.
Ça vous fait chier parce que je suis votre voisin.
Au début, vous étiez embêté parce que c’était ma femme.
Et plus tard parce que c’était comme qui dirait mon fils.
Et puis quelqu’un a chanté ma chanson à la radio.
Ça vous a suffi pour ne plus être embêté parce qu’elle c’était ma femme et lui presque mon fils.
J’ai mis la radio à fond.
En même temps, je devenais riche.
Ça vous embêtait que je reste dans l’appartement où j’avais connu le bonheur avec elle.
Je roulais en Mercédès.
Vous en Renault.
Il faut vraiment être un minable pour accepter les réductions que l’État offre à ses larbins à condition d’acheter Renault.
Un jour de printemps, Gégé et moi on est retourné à la pêche et on a loué une barque.
Il ne savait pas que j’allais le noyer.
Moi non plus.
Vous aviez décidé, faute de pouvoir me chasser de votre voisinage, de déménager pour ne plus me voir.
Elle était d’accord avec vous.
Gégé ne voulait pas partir sans moi.
Je lui ai proposé un suicide à deux.
Il a accepté.
Je l’ai noyé.
Et ensuite j’ai repris le volant de ma Mercédès pour aller enregistrer ma dernière chanson.
………………
Je vous avais dit de pas attendre !
C’est simple, si vous n’arrivez pas à écrire un roman, écrivez des nouvelles. Ça coupe moins le souffle.
J’avais un pote qui écrivait un roman depuis des années.
Il y arrivait pas.
Donc, magnanime, je lui montre un passage de Paris est une fête où Ernest conseille à un autre Ernest qui se plaint de pas arriver à écrire un roman ben de devenir critique.
Mon pote fait alors critique dans un site web.
Il y arrive.
Mais il se fatigue de rien raconter.
Il me dit qu’il a entendu dire que c’est possible de raconter aussi dans une nouvelle.
« Au lieu d’en mettre plusieurs, me dit-il, comme dans un roman, et de te faire chier à les coudre ensemble, t’en mets qu’une et le tour est joué ! »
Alors il écrit des nouvelles qui commencent et qui se finissent pas.
Il me dit :
« Tu vois pas où ça finit ? Mais tu es si con que ça ? Il est où le point final ?
— Là ?
— Et qu’est-ce qu’il y a après ?
— Rien…
— Donc c’est fini !
— C’est fini quand ça s’arrête ?
— Voilà ! »
Moi je croyais qu’à la fin, ça continuait.
Et que c’était ça qui faisait que c’était la fin.
On se revoit et je lis sa dernière nouvelle.
Elle se finit avec le même point.
Et il m’explique qu’un point, c’est un point.
On n’a rien trouvé d’autre pour finir.
Sinon ça devient compliqué et plus personne ne lit.
« À quoi ça sert d’écrire si personne ne te lit ? me dit-il.
— Je te lis, moi !
— Ouais mais toi, tu comptes pas ! »
J’ai rompu.
Une amitié de vingt ans !
Voilà comment elle se termine.
Ne me dites pas que vous ne connaissez pas au moins un poète.
Je ne vous croirai pas.
Qu’est-ce qu’on ferait sans poésie ?
Elle est partout et depuis quelque temps déjà, elle est libre.
Elle fait ce qu’elle veut.
Mais si elle dépasse les bornes, on ne la lit plus.
La poésie de tout le monde se lit.
Dans une proposition comme celle-ci :
« Le soleil brille. »
Vous rencontrez la poésie de tout le monde.
Alors que dans celle-là :
« Aboli bibelot d’inanité sonore »
il n’y a rien à boire euh… à voir.
Passez votre chemin si vous ne savez pas ce qu’est la poésie de tout le monde.
Dites comme Albert Camus :
« J’ai mal parce que vous avez mal. »
Et surgit la fleur de ce bouquet sous la forme d’un enfant qui crève de faim.
Pensez plus aux pauvres et arrêtez de plaindre les vieux.
Et quand vous rencontrez une fleur, dites-lui que vous l’aimez.
Ah ce que je brûle de vous faire toucher la poésie du doigt !
Mon baiser contient toute ma langue.
Oui, oui ! Je suis poète et je vous le dis !
Je vous le dis avec un soleil dans le ciel et une fleur dans le pot.
Et si vous ne me croyez pas, essayez donc d’abolir un bibelot et de jouer de l’inanité pour en tirer un son de cloche.
Sinon, couchez-vous sur le gazon de mon jardin et fermez les yeux.
Vous le sentez maintenant le soleil ?
Brille-t-il comme je vous l’ai promis ?
Et maintenant que je suis vous et que vous êtes moi, puis-je vous demander une dédicace ?
La poésie, ça te gonfle un mec mieux qu’une pompe.
Et le voilà à demander des sous rien que pour en écrire.
Il est passé du loisir expérimental à l’expérience d’un travail pour lequel il est fait.
Il envisage même de démissionner du bureau.
Mais il ne démissionne pas.
On peut rêver.
Après tout, ça ne regarde personne ce qu’on rêve.
La poésie le dit en toutes lettres :
Je te gonfle à la condition que tu fasses pas la connerie de démissionner en pleine crise bipolaire.
Alors le mec s’organise en poète.
Il s’habille en poète.
Il parle en poète.
Il se vend comme un poète.
Et si on lui demande quelque chose qu’il ne sait pas faire, cette chose n’a rien à voir avec la poésie, passez votre chemin, ici c’est pas la bonne adresse.
Pour être poète, il faut savoir où on habite.
Moi, je voulais faire la pompe.
J’en avais rien à foutre de la poésie.
Mais je me faisais chier tout seul.
Alors dès que le poète s’est gonflé sous l’effet de la poésie, je me suis dis que je pouvais en faire autant.
Il suffit de souffler au bon endroit.
Mais ce type avait déjà sa poésie.
Il avait pas besoin d’une pompe de rechange.
Si je voulais le gonfler, il fallait que je le surprenne.
Je me poste, je guette, j’attends et je vois arriver Saint Glinglin.
« Dis donc, qu’il me fait, t’aurais pas vu le poète ?
— Si c’est pour gonfler, j’étais là avant vous, dis-je.
— Ah ! mais je suis venu pour dégonfler !
— Avec quoi vous dégonflez ?
— Avec des clous. J’en ai plein les poches.
— Si vous le dégonflez, je pourrais le gonfler après ?
— Certes, mais il faudra te battre avec la poésie. C’est pas gagné. J’en ai connu des plus balaises que toi. Tu t’es jamais battu avec la poésie ?
— J’ai pas eu l’occasion… je lis très peu…
— Tu ferais bien d’en parler à ton médecin… »
Je voulais gagner.
Le grand jour arrive.
Saint Glinglin sort un clou et le met sur la route du poète.
Je m’attends à un dégonflement spectaculaire, à une explosion même.
Pas du tout.
Le poète se dégonfle comme s’il était déjà dégonflé.
« Tu as de la chance, me dit Saint Glinglin. La poésie n’est pas venue. Sinon, tu en aurais pris une de bonne ! Change de métier. Les pompes, c’est dépassé. »
Ce que j’en avais perdu, du temps ! À un âge où on n’a plus le temps de lire.
C’était un type qui ne pouvait s’empêcher de faire bien ce qu’il voulait faire mal.
Il voulait faire mal rien que pour faire chier.
Et il avait beau mettre le paquet, ça sortait bien.
Je l’enviais.
Il y avait quelqu’un d’autre en lui.
Moi j’ai personne.
Quand je suis seul, je suis seul.
Et quand je suis pas seul, ce que je fais ne ressemble à rien.
Un jour, je le vois en train de faire bien.
Je me dis que rien n’a changé.
Il me dit qu’au contraire tout a changé.
Il voulait faire bien et c’était mal fait.
L’inspiration n’était plus au rendez-vous.
Moi, j’ai jamais fait un usage exagéré de la poésie.
J’en lis jamais et quand j’en écris, j’abuse pas de mes capacités.
Ça n’est ni bien ni mal, et ça se tient si on aide.
Je suis comme tout le monde, ni plus ni moins.
Si on me donne une médaille, ça ira mieux.
Et si on me la donne pas, on verra.
Lui, c’est différent.
Les médailles il s’en fout.
Il pourrait en avoir plein.
Mais il demande rien.
Mais jusque-là, tout sortait bien.
Même le mal avait son mot à dire et il le disait bien.
Seulement le puits s’est tari.
Il écrit plus rien de peur de faire mal.
Ce qu’on peut changer en vieillissant !
Vous me connaissez… On ne choisit peut-être pas, mais on a des parents. Ça fait vite une lignée. Et si on a de la chance, on descend plus ou moins directement d’un résistant ou d’un poilu. Je n’en ai pas… mais on n’a pas tué de Juifs. On n’est pas maître de l’Histoire. On participe comme on peut. Vous me connaissez… J’ai toujours filé droit. Par beau temps comme dans la tempête. On n’impose rien sans taper du poing sur la table. Non ! Pas votre table… Elle est trop bien servie. Ce serait bien bête de salir la nappe. Madame a de belles mains. Et pourtant, on ne dirait pas à regarder le reste. Elle m’a fait un peu peur quand elle a ouvert. Je m’attendais à une bonne du genre soubrette comme au théâtre. Elle n’a pas attendu que je finisse de sonner. D’habitude, je pousse trois fois le bouton. Dring ! Dring ! Dring ! Et j’attends qu’on m’ouvre. J’aime les portes à carreaux de verre. La vôtre est de bois plein. Pas même un judas. Elle a ouvert sans savoir à quoi ou à qui je ressemblais. Je n’ai pas eu le temps d’y penser. Dring ! La porte était ouverte. Je n’ai rien vu à travers les carreaux. Personne n’a attendu avant d’ouvrir. Je venais de grimper les onze marches du perron. Je les ai comptées. Une habitude. J’ai de petites manies. Rien de méchant. Monsieur le maire m’a décoré à onze heures. Onze marches, onze heures. Je ne suis pas superstitieux. Ni naïf. Une coïncidence ne peut avoir de sens. Après tout, il n’y a eu qu’un dring. Il y en aurait eu trois, mais certainement pas onze. J’ai tout de suite remarqué qu’elle avait de belles mains, bien que je n’en visse qu’une, supposant que l’autre lui était aussi parfaitement symétrique que celle que je voyais était belle. Voilà comment je me fais une idée de la personne qui intervient entre moi et ce que j’attends de rencontrer. Je me suis présenté. Elle a souri. Je ne regardais que ses mains, mais je savais qu’elle souriait. Elle a même ouvert les bras pour recevoir mon habit, celui que je porte sur l’épaule pour me donner un air désinvolte. J’ai frotté mes pieds sur le seuil, regrettant le paillasson dont elle me parlait. Je suis entré. Je l’ai suivie. De dos, elle est belle aussi. Grâce aux reins qu’elle ceint d’une sorte de flanelle qui doit lui tenir lieu de gaine. Mais ce n’est pas mon affaire. Je ne sais pas la moitié de ce que vous savez d’elle. Vous me connaissez… Elle s’est souplement effacée pour me laisser entrer dans ce salon où je vous ai attendu plus d’une heure. Oh ! je ne vous le reproche pas, mais ce fut une heure de solitude. Elle n’est pas réapparue. Et comme je vous sais très occupé, j’ai patienté, n’osant pas fumer, ni demander à boire. Voilà bien deux défauts qui peuvent attendre si la nuit n’est pas tombée. Dehors, il s’est mis à pleuvoir. Une pluie d’été aux grosses gouttes éparses. J’entendais les feuilles résonner, la rigole se noyer. Vous me connaissez… Je suis un peu mélancolique. Il n’en faut pas beaucoup pour me rendre morose. Qu’attendiez-vous ? J’eusse aimé vous surprendre l’œil collé au trou pratiqué dans celui de cette bergère. N’est-ce pas ce trou qui la rend si… coquinement attifée ? Une érection mit fin à mes réflexions. J’avisais un coussin que je… transperçais. Le rire de la bergère ne me troubla pas. Au contraire, je crois. Nous étions deux maintenant. Et je savais ce que j’attendais. Je me répandis dans un cri étouffé. Un autre coussin me faisait de l’œil. Était-il bien sage de se laisser aller à l’inspiration causée par une bergère de peinture ? Je bandais toujours. Vous me connaissez… J’espérais tant qu’elle me surprît en flagrant délit d’étonnement. Oui, je m’étonne. En fait, je ne recherche que cet étonnement particulier. Je me demande ce que je fais sur la terre. Ne vous êtes-vous jamais posé la question ? « Pourquoi moi ? » Quel âge avais-je quand elle me vint à l’esprit ? Et en quelles circonstances ? Je ne m’en souviens pas. Est-il important d’ailleurs que je m’en souvienne ? J’assaillis le second coussin. Avec le même succès. Et je craignis alors d’être atteint de priapisme. Je ne prends rien ! Tout est naturel chez moi, mes défauts comme mes qualités. Vous me connaissez… M’a-t-on vu tricher avec ce que je suis ? Je demeure l’enfant qui mourra avec moi. Mais je n’ai plus de place pour les autres. Ceci la prend toute ! Et dix fois plus si le désir l’ordonne. L’heure avançait plus vite que moi. J’explique ainsi mon retard sur les autres. Je pris place sur une chaise sans coussin. Étaient-ce ces mains qui m’inspiraient si brutalement ? Elles me caressaient l’esprit sans toucher à cette partie de mon corps qui est bien la seule que je suis disposé à offrir en partage le temps d’un plaisir multiplié par autant d’assouvissements qu’il faut pour le vaincre. Il est alors nuit. Oui, je bande toujours. Je sais que ce sont elles qui m’inspirent. Je n’en ai pas honte. Et vous ne devez pas en souffrir. Laissez-vous aller à penser ce que j’en ferais si j’étais vous. Je vous connais… Vous êtes passif. Elle me l’a dit. Oh ! elle n’a pas eu le temps de me confier tous vos secrets. Pensez ! De la porte à ce salon ! Quelques secondes qui ont suffi à me hanter. Puis plus d’une heure de masturbation sous le regard de la bergère de peinture. Et votre œil dans son œil. Vous offenserais-je si je vous avouais que ce double regard m’excitait parce qu’il était double et qu’elle était peut-être là, avec vous derrière le tableau, à attendre que je recommence ? Mais la nuit approchait. Vous me connaissez… Je ne la hais point, mais elle me damne. Il faut que je trouve le temps de la rejoindre dans mon lit avant qu’elle ne s’y couche. C’est l’heure ! Je vais devoir vous quitter. Vous saluerez bien votre dame. Dites-lui bien que j’ai aimé ses mains et que je suis prêt à aimer toutes les autres parties de son corps si elle accepte de m’ouvrir la porte chaque fois que je viens prendre ma leçon. Cela vous ennuie-t-il que j’appelle nos rencontres leçons ? J’en apprends tellement depuis que je vous fréquente ! Et je suis tellement heureux de ne plus changer dans un sens ni dans l’autre ! Je suis enfin moi-même !
A travers la grille, Paul pouvait voir le bleu de la piscine et la peau brune d’Émilie. Hélas, son frère était avec elle. Il était assis sur le plongeoir, jambes croisées, et lisait un magazine. Il n’y avait pas de chien. Paul n’entrait pas s’il y avait un chien. Il se renseignait sur le sujet avant de décider d’entrer. Bien sûr, il pouvait considérer que Michel était un chien. Il l’avait entendu aboyer la veille, en face du Chris. Émilie s’était laissée emporter par un beau blond propriétaire d’une voiture de sport. Michel n’avait pas apprécié cette manière de se comporter en public. Il l’avait prévenue une heure plus tôt. Paul buvait une vodka à la table voisine. Il avait accompagné Arlette, une voisine qui avait de jolies jambes, des yeux vert olive et une poitrine d’enfer. Paul avait une voiture de sport lui aussi, mais Émilie ne l’avait pas remarquée. Peut-être à cause de la couleur. Il aimait le bleu. L’autre préférait le rouge. Et Émilie en avait longuement caressé le vernis métallisé. Arlette entretenait la douceur de ses jambes avec un mélange de miel, de lait et de sperme. Elle aussi avait un frère. Il n’était pas en âge de comprendre.
« Ils vont se taper dessus, dit Paul en allumant une cigarette.
— Si on y allait nous aussi ? fit Arlette.
— On les suit ?
— Tant pis ! » grogna Arlette.
Il les suivit sans elle. Michel n’avait pas pu empêcher sa sœur d’aller à l’aventure avec un type qu’elle ne connaissait pas. Il était retourné dans la boîte sans se battre. Paul roulait à une bonne distance de la voiture rouge qui rutilait sous la Lune. Ils sortirent de la ville. La mer formait un immense haricot au Sud. Ils pénétrèrent dans l’arrière-pays. Le ciel s’obscurcit. Paul pensa qu’ils étaient seuls sur la route. Le rétroviseur demeurait noir. Devant, les feux de position clignotaient au rythme des virages et des bosses. Aussi fut-il surpris de voir soudain apparaître dans le faisceau de ses phares la belle Émilie qui tenait ses sandales dans une main et agitait l’autre. Son visage exprimait la fureur. Paul arrêta la voiture sans la dépasser ni même la rejoindre. Il attendit à une dizaine de mètres d’elle. Elle dut trottiner pour le rejoindre. Elle était assise maintenant, silencieuse, n’ayant pas dit un mot. Elle lui avait simplement indiqué le chemin. Il la déposa devant chez elle. Elle le remercia et disparut derrière la grille. Cette même grille qu’il venait de franchir. Une autre grille séparait l’allée des jardins où la piscine formait un rectangle bleu immobile où le soleil semblait s’éteindre. Michel referma le magazine, en sortit un révolver et tira deux coups dans la poitrine d’Émilie qui ne comprit pas. Elle ouvrit la bouche, saigna et s’effondra au pied de la chaise longue, sans bruit. Paul était trop loin pour entendre ce bruit. Et ses oreilles étaient encore occupées à identifier le bruit qui avait précédé cette chute, le sang, l’étonnement muet. Michel rangea le révolver dans le magazine et s’éloigna.
Paul, au bout de quelques minutes de paralysie, voulut en faire autant, mais Émilie se mit à gémir, face contre terre. Ses jambes gigotaient maintenant. Paul hésita, se frotta les lèvres, sentit le gravier sous ses genoux. Le voyait-elle ? Il semblait bien que oui. Elle s’immobilisa complètement quand une porte claqua à l’intérieur de la maison. Puis une voiture démarra de l’autre côté. Paul avait fermé les yeux pendant ce temps. Quand il les rouvrit, Émilie était morte. Il recula, refit le même chemin en observant ses traces sans chercher à les effacer. Il les expliquerait. On l’arrêta le lendemain au réveil. Il bafouilla jusqu’au cachot. Le flic avait parlé de cachot. De folie. Et d’un tas d’autres choses qui n’avaient rien à voir avec l’existence de son prisonnier.
*
Arlette apprit la nouvelle par les journaux télévisés. Elle vit le visage de Paul, mit un temps fou à le reconnaître puis appela le commissariat. Paul était déjà à l’hôpital. Il avait tenté de se suicider et on craignait pour sa vie.
« Paul ? Suicidé ? Vous devez confondre… »
Elle enfila une tenue décente et sortit pour attendre le bus. Carla était là aussi, pour la même raison, mais elle ne savait pas que Paul avait tenté de se suicider et elle fit une crise sur le banc qui était aussi occupé par une voisine. Le bus les emporta toutes les trois au commissariat.
« Vous êtes sûr que c’est Paul Bazaine ? demanda Arlette.
— Ce sont ses empreintes en tout cas, dit le flic.
— Il a laissé des empreintes ?
— Ils en laissent tous. On n’est jamais assez malin à l’heure de faire des bêtises de ce tonneau-là !
— Ben merde ! » fit Carla.
Elles attendirent toutes les trois sur un banc entre deux portes dont l’une restait obstinément close tandis que l’autre n’arrêtait pas de grincer. Arlette alluma une cigarette et se fit engueuler par une matrone en uniforme serré aux genoux.
« S’ils sont sûrs que c’est Paul, dit Carla, c’est que c’est lui.
— Je ne vois pas Paul se pendre par le cou ! s’écria Arlette.
— Et par quoi voulez-vous qu’il se pende ? » gémit la voisine.
Enfin la porte s’ouvrit. Un grand type en costume gris portant cravate et souliers briqués se plia en se présentant. Il avait une voix de goulot de bouteille. Il s’appelait Freddy quelque chose. Il était chargé de l’enquête. Carla posa une question qu’Arlette n’entendit pas et Freddy répondit que ça dépendait du poids. Le bureau était étroit.
« Si vous pouviez ouvrir la fenêtre… demanda poliment Carla.
— Vous ne devriez pas avoir chaud… fit le policier.
— Ouvrez quand même ! » grogna Arlette.
Freddy annonça la mort de Paul. L’enquête sur la mort d’Émilie Bravo était terminée.
*
Michel Bravo rentrait chez lui à Paris à bord de sa petite Renault. Il n’arrêtait pas de penser à la Ferrari de Marc Ogrange. Ce matin, à l’hôtel, il avait appris qu’un certain Paul Bazaine avait été accusé du meurtre d’Émilie et qu’il s’était pendu dans sa cellule. Un procureur en costume gris avait déclaré que l’enquête était close. C’était, avait-il conclu, un drame inexplicable. Puis une amie de ce Paul Bazaine avait tenu à témoigner de sa morale, affirmant qu’il « n’aurait pas fait de mal à une mouche et encore moins à lui-même. » Michel appela la maison où Pierre, le domestique de la famille, procédait à la fermeture qui durerait jusqu’aux prochaines vacances. Tout allait bien, Monsieur le marquis. Le corps d’Émilie était arrivé à Paris.
Celui de Michel n’y arriva jamais. Sa Renault manqua un virage dans une descente. Il ne tenta rien. Son cerveau ressentait les forces impliquées par les tonneaux, incapable de penser à autre chose. Il n’y était pas même question de la mort. Seul, le mot chance apparut entre une motte de terre véloce et un pli de tôle en feu. Michel ne sut jamais s’il en avait manqué.
J’hésite. Entre Joli et Moche. Joli est enfant de la bourgeoisie. Moche est syndiqué. Ou courtisan. Je ne sais plus ce qu’il m’a dit à propos de son engagement. Je les croise souvent sans les rencontrer. On ne s’assoit jamais à la même table chez Jeannot. D’ailleurs, si l’un d’eux y est assis, je n’entre pas. Par contre, ils entrent sans se soucier de moi. Ils me saluent, ne s’assoient pas pour me faire la leçon et vont s’asseoir où ils ont l’habitude de s’asseoir. À quoi servirait-il de les tuer ?
Je ne suis ni joli ni moche. Ordinaire ? Peut-être grossier. En tout cas, je ne plagie pas. Je suis d’une sincérité absolue. Je me demande qui ça amuse. C’est peut-être celui-là que je tuerai.
Car je finirai par tuer quelqu’un. Je ne tuerai peut-être pas Joli ni Moche, mais je tuerai. Je ne me vois pas d’autre destin. Et je me demande ce que je ferai une fois assassin.
On ne les attrape pas tous. Il y en a qui échappe à la Justice. Il est vrai que je ne me suis jamais échappé. Il conviendrait peut-être de le faire une ou deux fois avant de s’échapper vraiment. Mais pourquoi ? Pour quelle raison s’échappe-t-on ? L’idéal étant de s’échapper sans fuir. De rester là. Et de contempler l’erreur de jugement qui explique qu’on n’a pas été condamné pour ce qu’on a fait… de mal.
Je me retrouverai un jour confronté à cette question : Qu’est-ce qui est bien pour moi ? Je connais la réponse. Forcément. C’est comme ça que je me suis posé la question.
Ce qui est bien pour l’instant est de ne pas devenir un courtisan. N’étant pas d’origine bourgeoise, je n’ai pas le choix. Ou je deviens Moche. Ou je fais autre chose. Et autre chose, j’ai appris que soit c’est mal, soit c’est rien. Le vide. Nada.
Je pourrais courtiser Joli sans devenir Moche. Mais Joli ne m’aime pas. J’ai déjà trop parlé. Il sait que je le hais. Que je pourrais le tuer si l’occasion se présentait. Mais je n’ai pas le goût de l’Histoire. Elle me ferait attendre. Et je mourrais sans avoir tué personne. Non. En ce qui concerne la bourgeoisie, je me contenterai d’en parler. Le plus mal possible. Ce qui ne me fait pas du bien, je sais.
Courtiser Moche ne sert à rien. Ce n’est pas lui qu’il faut courtiser. Il faut prendre exemple sur lui. Et courtiser. Mais qui ? Quoi ? Ce ne sont pas les idéaux qui manquent ! Ni les dieux. Il paraît qu’on peut même courtiser les contraires. Mais je ne me vois pas en larbin fidèle ni infidèle. Ce n’est pas que je sois fier de ce que je suis, mais si je le suis, au lieu d’être moche comme tous ceux qui ne sont pas bien nés, c’est que je suis différent. Je ne tue pas de la même manière que Joli. Et je ne meurs pas comme Moche.
Voilà ce que je suis. Et je ne suis pas riche. Résultat : on passe sans me voir. Il arrive même qu’on me demande qui je suis. Et Joli ou Moche me font la leçon : patriotisme, nationalisme, esprit d’équipe, service rendu, joies du mérite et de l’honneur, je n’y aurai pas droit si je continue de m’entêter à n’être que ce que je suis.
Bien sûr, il y a Belle. Ni jolie, ni moche, elle me fait envie. C’est tout ce que je vois en elle. Elle s’assoit aussi chez Jeannot. Souvent à la table de Joli qui se moque d’elle. Quelquefois à celle de Moche qui ne sait pas quoi dire. Mais elle ne me soumet jamais ses chansons quand elle s’assoit à ma table. Pourtant, ce que j’écris se situe bien au-dessus des chansons. Mais il n’y a que ses chansons qui comptent. Je n’arrive même pas à la flatter. Et elle ne m’écoute pas. Pour elle, je suis doué pour le bricolage.
Bref, de temps en temps, je monte chez elle. Une boîte à outils en bandoulière. Je plonge mes doigts dans le corps inerte de la machine à laver ou dans un interrupteur qui grésille comme un oiseau pris au piège. Je parle. De tout et de n’importe quoi. Elle se tait. Mais elle ne me laisse pas seul. Au bout d’une heure, elle donne des signes d’impatience. Elle émet des doutes sur ma connaissance de l’électricité domestique et de la mécanique ménagère. Je me mets à suer. Et je vais vite pour achever la tâche ingrate qu’elle m’a confiée.
« Que pensez-vous de Joli ? » dit-elle soudain.
Si je lui dis ce que je pense, elle se fâchera. C’est toujours ce qui arrive quand je le dis parce qu’on me l’a demandé. Il faut pourtant que je réponde quelque chose.
« Je ne voudrais pas être indiscret… dis-je d’une voix éteinte.
— Si ! Si ! Ce sont justement les indiscrétions qui m’intéressent. Si vous avez quelque chose à me cacher… »
Ce n’est pas aujourd’hui que la machine à laver reprendra du service. Je me relève péniblement. À mon âge ! Elle me toise, remplissant la buanderie de la fumée de sa cigarette. Elle attend. J’ai tellement de choses à dire à propos de Joli que je ne sais pas par où commencer ! En attendant, rien ne sort de ma bouche.
« En quoi consiste cette indiscrétion ? demande-t-elle sans me quitter des yeux. Vous avez commencé. Finissez !
— C’est que j’ignore tout de vos rapports avec Joli, moi ! Comment pourrais-je…
— Je suis sûre que vous le pouvez.
— Je le peux, sans doute ! Mais de là à…
— Vous n’avez jamais été sincère avec moi.
— Je le serais s’il s’agissait de vous et de moi… Mais quant à Joli… Non. Je ne peux rien dire qui ne soit indiscret…
— Vous me rappelez Moche ! »
Elle a dit ça pour me blesser. Moi et Moche. C’est insensé ! Je… je méprise ce fils d’ouvrier devenu fonctionnaire. Ah ! M’eussiez-vous comparé à Joli ! Mais je ne dis rien de tout cela. Je ne fais que le penser. Et ça me prend un temps fou. Temps qu’elle met à profit pour me toucher. Elle tient mon coude dans sa main. Elle me fait mal. Elle sait comment faire mal. Son visage s’est rapproché du mien. Son haleine me communique d’étranges désirs. Heureusement, mon érection reste discrète. Je porte un ample tablier bleu.
« Vous en savez tellement plus que moi à propos de Joli, dit-elle sur le ton de l’institutrice qui veut avoir raison de l’espièglerie du mauvais élève.
— Je ne sais pas ce qui vous fait dire cela, mademoiselle ! m’écrié-je, me sentant en effet mauvais élève, surtout mauvais, mais absolument pas espiègle.
— Je ne vous comprends pas, mon ami… » laisse-t-elle tomber sur mes propres lèvres.
Elle me relâche. Je m’écroule sur la machine à laver. Que veut-elle savoir ? Belle, pas la machine ! Que veut savoir de Joli cette chansonnière qui ne m’a jamais confié un seul de ses vers de mirliton ?
« Voulez-vous boire un verre ? propose-t-elle.
— Ce sera avec plaisir !
— Et qu’est-ce qui vous ferait plaisir ?
— Ma foi… ce qui vous… Je ne sais pas !
— Il n’y a rien comme le vin pour me rendre fragile ! »
Plop ! Elle a déjà débouché une bouteille. A-t-elle médité de me saouler pour me faire parler de Joli ? Je n’en doute pas. Le premier verre brouille mes pensées. Je refuse le second, mais elle remplit mon verre. S’est-elle resservie elle-même ?
« Dommage que Moche ne soit pas là, dit-elle comme si je ne savais pas que c’est à Joli qu’elle pense.
— Il doit être en train de vérifier l’état de la peinture des réverbères de la place de la mairie…
— Mon Dieu ! Comment savez-vous cela ? L’imaginez-vous ?
— Il m’en a parlé hier… entre deux verres… L’éclairage municipal…
— Oh ! Je me fiche de cette lumière !
— Mais vous parliez de Moche… alors mon esprit… je ne sais pourquoi… Je n’en sais pas plus que vous !
— Vous savez tellement de choses ! »
Sur ces mots tremblants, elle s’effondre dans le sofa. Le bref écartement de ses cuisses a provoqué une notable augmentation de la turgescence qui m’implique maintenant dans je ne sais quel évènement à venir. La proximité de ce futur torride va me rendre bavard. Elle aura raison de moi avant que je ne la possède !
« Joli est cruel ! hurlé-je. Voilà comment je commencerais à en parler si…
— Mais c’est justement ce que je vous demande, mon ami…
— Mais pourquoi me le demandez-vous au lieu de me demander si…
— Des si ! Des si ! Vous n’avez que ça à la bouche ! Buvez ! Videz donc ce verre !
— Ce vin est exquis, » avoué-je sans honte.
Pourquoi la honte ? C’est un sentiment inadmissible en matière de poésie. Je vidai le verre qui suivit cette douloureuse pensée.
« Voilà ce que je vous propose… » souffla alors Belle dans mon oreille.
Elle se mit à chuchoter. Je vous assure que je ne comprenais rien. Pourtant, elle y mettait de l’intonation, du sentiment, de la respiration, du rythme. Et mon esprit quittait le lieu de ma turgescence pour s’appliquer à comprendre ce que me confiait cette bouche brûlante. Je ne sais comment, un verre se vida dans la mienne et j’eus soudain mal aux dents. La douleur était si forte que je me contorsionnais sans honte. Encore la honte ! Et pourtant, je n’avais rien dit, rien trahi. Il fallut qu’elle me caressât la joue pour que je retrouvasse un semblant de tranquillité. Elle avait changé de regard. Je veux dire que ce n’était plus le même. Et pourtant, pourtant… c’était elle. Le verre se brisa.
« Vous êtes maladroit ! fit-elle, un peu agacée par mon sourire d’enfant.
— Sauf quand je bricole… précisai-je.
— Je ne vous ai pas fait venir pour ça ! »
Enfin un aveu ! Je l’attendais depuis le premier coup de tournevis dans la machine. Elle aussi se tranquillisait. Elle allait tout me dire, avant même que je lui confiasse ce que je savais de Joli. Comme ses bras devenaient glissants !
« Voilà… commença-t-elle. Vous ne savez pas tout.
— Ma foi… si vous en savez plus que moi…
— Moche m’a demandé en mariage… »
Cette nouvelle m’assomma littéralement. Quoi ! Le sexe hybride de Moche pénétrant l’anus de cette gamine à peine sortie de l’enfance ! C’était…
« Impensable ? dit-elle en reculant (nous étions sur le sofa et je bandais).
— Je pensais que Joli avait votre préférence, voilà tout ! Je… je vous souhaite beaucoup de bonheur. »
Je mentais. Je la haïssais. Je n’avais jamais tant haï. Elle eût épousé Joli que je ne l’en eusse pas moins haïe. Me détestait-elle à ce point ? Sa main empoigna mon membre viril.
« Oui ! criai-je pour les voisins. Une dernière fois, ô Belle !
— Mais c’est la première fois…
— Pour moi, ce sera toujours la dernière ! »
Passons. J’avais peut-être rêvé. Je retournai chez Jeannot. Contrairement à mes habitudes, j’entrai alors que Joli s’y trouvait attablé, seul devant un verre jaune. Je m’assis à sa table sans lui en demander la permission. Il n’était pas étonné, ni même surpris. J’avalai une grande bouffée d’air.
« Belle va épouser Moche ! lançai-je pour faire mal.
— C’est impossible, fit Joli le plus négligemment possible.
— Je voudrais bien voir ça…
— C’est tout vu. Je l’ai tué.
— On attend les flics, » fit Jeannot dans mon dos.
Ils emmenèrent Joli une heure plus tard. On me demanda ce que je savais. Je répondis que je n’étais pas là. Mais je ne dis rien à propos de Belle. Et je retournai chez moi. Pour la première fois depuis bien longtemps, je ne m’ennuyai pas. J’avais de quoi penser. Et espérer. Je n’avais pas revu Belle. Était-elle au courant ? N’était-ce pas à propos de Joli que j’avais vécu avec elle une aventure des plus réjouissantes ? C’était sans doute là le pivot de ma pensée. Je n’avais pas vu le cadavre de Moche chez Jeannot qui l’avait recouvert d’un drap qui était peut-être une nappe. Je n’avais jamais vu de cadavres. Le sang témoignait d’une mort violente. Couteau ou arme à feu. La rage de vaincre ne s’exprime-t-elle pas mieux par l’étranglement ? Ce serait Joli que j’étoufferais dans mes mains. Quelle nuit je passai alors ! ne trouvant pas le sommeil et guettant la nuit comme un animal diurne, ce que je ne suis pas.
Au matin, j’allai chez Belle qui habitait quelques rues plus loin. Elle n’était pas chez elle, selon ce qu’en savait la concierge.
« Vous savez pour monsieur Joli ? me demanda celle-ci qui savait que je savais.
— J’y étais… fis-je comme dans un film.
— Et vous avez vu quand…
— J’en ai encore les oreilles bouchées, chère madame !
— Il a crié tant que ça ! »
Devais-je en conclure que Joli avait fait usage d’un couteau et non point d’un pistolet qui convenait pourtant mieux à sa nature de fils à papa ? La concierge me raccompagna, impliquant à mon bras de sauvages pressions. Elle me l’avait presque brisé quand nous atteignîmes le trottoir. Sa bouche immonde se colla alors à mon oreille :
« Mademoiselle Belle préfère ne plus vous voir, roucoula-t-elle. C’est à cause de vous que ces choses arrivent.
— Mais je n’ai pas tué Moche !
— Je ne veux rien savoir ! Ne revenez pas, c’est tout ! Ou j’appelle la police ! »
La lourde porte du 5 bis allée des Faisans se referma sur mon nez. Et j’eus beau me jeter à genoux sur ce triste perron, rien n’y fit. La porte demeura close comme celle d’une tombe étrangère. Je n’en bandais pas moins.
Chez Jeannot, on tentait d’oublier. Il fallait pourtant que je susse de quelle manière Moche avait été envoyé en Enfer. La tache de sang avait disparu. Même Jeannot semblait étranger à cet évènement clé de mon existence. Je n’osai le questionner. Il est quelquefois bourru. Il n’est jamais agréable de se faire envoyer balader de cette manière. Je hais les témoins de mon humiliation.
« Qu’est-ce que vous prenez ? scande-t-il sans me regarder.
— Comme d’habitude.
— Vous n’avez pas d’habitudes.
— Ne vous moquez pas de moi ! Je suis tout aussi affecté que vous par cette tragédie.
— Vous vous en fichez. Pauvre fille ! Elle écrivait déjà des chansons tristes à pleurer.
— Elle vous confie ses chansons ? À vous ?
— Et pourquoi pas à moi ?
— Je ne sais pas… Je disais ça comme ça. Un pernod, please. »
Il fallait que je fisse quelque chose. Joli, par son geste inattendu (en tout cas de ma part), avait changé le cours transi de mon existence. Et Moche n’était plus là pour commenter ce bouleversement. Qu’en pensait Belle qui ne voulait plus me revoir ? Jamais je n’avais eu à vivre une pareille attente. Et je ne trouvai pas le courage de la croiser dans la rue. Elle ne venait plus chez Jeannot qui m’en voulait de le priver de cette « douce » présence. Que lui avait-elle donc donné pour qu’il parlât de douceur maintenant ?
Je m’enfermai. Il n’y a là rien que de très ordinaire. Mon père a fini par s’enfermer. Et son propre père. Je suis issu d’une longue lignée d’enfermés. Je savais que ça finirait par m’arriver. Mais ce n’était pas ce que j’avais attendu de Belle. Les jours passèrent. Je me mis à sentir mauvais. Et je ne me nourrissais que de fond de boîtes. Des graines traînaient sur les étagères. Je les croquai. Je mangeai même mes géraniums. Au bout d’un mois de ce régime, je sortis par la fenêtre, je me brisai une cheville et le péroné de l’autre jambe et me retrouvai à l’hôpital en compagnie d’un type qui avait connu Moche. Il avait une tête à avoir connu tout le monde. Il ne me déplaisait pas, le bougre.
« Je comprends pas la politique de cet hosto, me confia-t-il. Faut-il être barjot au point de mettre ensemble dans la même chambre deux gonzes qui ont tenté d’en finir avec leurs problèmes ? Qu’est-ce que vous pensez de ça, vous ?
— Je n’ai pas encore trouvé le temps d’y penser, avouai-je. Je ne sais pas ce qui m’a pris… je me suis senti abandonné… la fenêtre était ouverte. Je me suis dit…
— On ferait bien de plus se causer à soi-même. C’est pour ça que je pense aux crétins qui dirigent cet hôpital.
— Je peux sans doute demander à changer de chambre…
— Pour aller où ? »
Posant cette étrange question, il me regardait comme s’il en connaissait la réponse. Sa tête dodelinait sur un cou traversé d’une énorme cicatrice.
« Où vous irez, hein ? Ils vous le disent pas où vous allez. Et ça vous empêche-t-il de vous poser la question ?
— Je suppose que non…
— Toujours la même question, merde ! »
Il enfouit son visage tourmenté dans son coussin. Il pleurait sans doute. Je n’avais pas envie de pleurer. Ni même de quitter cette chambre. Je commençais à m’y plaire. On voyait la ville. Je pouvais reconnaître le quartier où je retournerais un jour si on me foutait la paix. Belle n’était pas venue me voir. Je n’avais pas de nouvelles du procès de Joli. Je regrettais le pernod de Jeannot. C’était le même pernod que celui de tout le monde. Mais c’était chez Jeannot que je le prenais. Je ne m’étais jamais trop éloigné de mes habitudes. Ni de mon enfance. Belle le savait aussi bien que moi. Et elle ne voulait pas en parler. Voilà tout. Elle avait décidé de retourner au silence d’où je l’avais extraite comme on met en perce.
Il y a 4 bonnes raisons de tuer :
1) L’argent
2) Le plaisir.
3) Sauver sa peau.
4) Pour rien.
Et il y a 1 bonne raison de ne pas s’en priver :
— On n’a qu’une vie.
Vous me direz :
— Pourquoi tuer ? Pourquoi pas autre chose ? Le dictionnaire est rempli de verbes. Et je suis sûr que la majorité de ces verbes ne produisent aucun mal.
En fait, votre question se résume à ceci :
— Pourquoi le mal ?
Vous pensez si j’y ai réfléchi ! Cinquante-trois balais et des poussières que c’en est une honte. J’ai eu le temps. Je l’ai plus trop. Alors oui je me suis dit, comme vous :
— Pourquoi pas le bien ?
Je tope au hasard : chanter. Et me voilà, dictionnaire en main, en train de chercher de bonnes raisons de chanter. La réponse est :
— J’en trouve pas.
Mon existence ne m’inspire pas le bonheur nécessaire.
— Alors comme ça, me direz-vous, vous voulez vous venger !
Et vous voulez savoir de quoi. Je vous réponds :
1) Si je tue pour l’argent, je ne me venge pas. Je prends.
2) Si c’est pour le plaisir, j’ai pas besoin d’en vouloir à ma victime. Peut-être même au contraire.
3) Si c’est pour sauver ma peau, je regarde pas la couleur de mon ennemi.
4) Et si c’est pour rien, il va de soi que je ne me venge pas.
Bien sûr, après ça, je vous vois ergoter comme un Français en vacances à l’étranger. Je préfère vous quitter et retourner d’où je viens, allez !
Comme vous vous en doutez maintenant, je n’ai pas fait fortune. C’est pour ça que je joue aux chevaux. J’y suis tous les jours chez Fignole. C’est un grand café qui fait coin avec une terrasse sur la chaussée. On y est au soleil toute la journée. Et s’il pleut, on se cale les genoux sous le marbre ancien des guéridons en fonte noire. Et on est toujours aussi visible grâce aux baies vitrées hautes de quatre mètres si c’est pas plus. Hmed construit les pronostics. Et on suit. Il boit du café et on arrose. Chacun sa religion. Quand je rentre chez moi, sur le coup de cinq heures de l’après-midi, je me laisse conduire par l’inspiration. Et une fois sur deux, je trouve ma porte. Sinon, c’est une autre fois sur deux que je couche dehors. Entre-temps, Lucienne m’a ramené sur son vélo. Et il n’est pas rare qu’elle me borde.
La mère Fignole est pleine aux as. Elle a hérité de son papa le café et trois ou quatre édifices où s’entassent les alités de la société, ceux dont les arguments ne tiennent pas debout. Ça en fait du pognon ! Et qui qui en profite si c’est pas ce veinard de Chiougnas qui l’a épousée en échange d’un bon coup par semaine. Elle en demande pas plus. Et elle n’a pas le temps. C’est elle qui commande à la cuisine. Lui, il est derrière le bar, en veston rouge brique et chemise immaculée de conception. Il est coiffé en brosse. Il a été blond. Et jamais de manches retroussées, même quand il plonge. Quel veinard ! De rien qu’il est parti. En même temps que nous. Et c’est lui qui a décroché le gros lot. La petite Fignole grasse comme un foie et épaisse comme sa tranche. On a tous rêvé d’elle. À cause de son pognon. Même Hmed, avec sa grande queue, n’a pas réussi à l’émouvoir. Et c’est sur Chiougnas qu’elle a mis la main, comme ça, un beau jour d’été après le bal. Lui, c’était l’argent qui l’intéressait. Et bien il a pas eu besoin de tuer. Il s’est juste marié. Et ça fait trente ans que ça dure. Sans compter les poussières. Et elle en a de la poussière la petite Fignole ! Elle sent même mauvais. À croire qu’elle se lave pas. Alors que Chiougnas est propre au savon de Marseille et à l’eau de lavande. De quoi me donner mal au crâne, je vous dis.
On en était là. Je n’allais plus trop bien côté santé. Même que j’étais menacé. Je suis revenu du dispensaire avec une ordonnance que Lucienne a lu et relu parce qu’elle comprenait ce que ça voulait dire. J’avais toujours tué personne. Le temps passait encore. Et j’hésitais sur la bonne raison : argent, plaisir, danger, rien. J’aurais bien choisi rien parce que c’était ce qui semblait coûter le moins. Mais on a toujours du mal à payer ce qui n’a pas de valeur. Je m’imaginais pas balançant un vieux con par la portière d’un train. D’ailleurs on peut plus. Aujourd’hui, ce qui est fermé est fermé. Il y a même de bonnes raisons pour que ça soit pas possible de l’ouvrir en marche. Quant à trouver un vieux au bord de la route pour le pousser sous un camion, valait mieux pas compter sur un pareil coup de bol. J’ai regardé du pont. Des camions, il en passe des milliers, que c’est peut-être toujours les mêmes. Mais des vieux fragiles et sans défense, c’est pas là qu’on les trouve. Il valait mieux renoncer à cette idée. Le crime gratuit, c’est pour les riches.
Il y avait d’autres petites fignoles à becqueter, mais elles étaient pas de mon âge. J’arrivais trop tard. Ou trop tôt. J’en ai reluqué des moches, des jolies et d’autres qui n’étaient ni moches ni jolies. Pendant ce temps, Chiougnas vivait comme un roi. Il avait tout ce qu’il voulait. Une bagnole neuve, des clopes américaines et une collection de timbres clé en main. Sans compter les deux résidences secondaires de la Fignole. Une à la mer. Et l’autre à la montagne, avec des skis et vues imprenables sur le ciel et ses racines. Le dimanche, ils confiaient le Fignole à Hmed qui ne nous faisait pas de cadeau. C’était comme ça qu’il en gagnait. Le dimanche matin, la Fignole recomptait tout, même les serviettes. Et elle nous regardait comme si on avait mis la main dans son panier à provisions pour l’hiver. Ça me provoquait des érections comme j’en avais jamais avec Lucienne. Tant pis pour les épousailles. Restait la guerre et le plaisir.
Je pouvais toujours provoquer un flic et le descendre avant d’être descendu. On voit ça dans les films. Mais ce genre d’opération convient plutôt au suicidaire. Or, c’était moi qui tuais. Et si je voulais pas être victime de représailles, j’avais intérêt à pas me mettre en porte à faux avec les ministères de tutelle de la paix sociale. Mais les voyous de banlieue étaient des types dangereux. Si je réussissais à en tuer un, ce serait en visant son dos. Et en espérant qu’il se retourne pas au moment de ressusciter. Tu parles d’un danger ! C’était jouer avec la chance. Or, si j’avais eu de la chance, j’aurais épousé la petite Fignole et je me serais dépêché d’en profiter avant qu’elle devienne vraiment moche. C’est donc par élimination que j’en suis venu à pratiquer le plaisir de tuer. J’ai commencé par Lucienne.
Et bien sûr, cette conne n’a rien senti, comme d’habitude. Je pouvais tout de même pas aller me plaindre à la police. J’avais cette idée que le plaisir se communique. Et j’arrivais pas à m’en débarrasser. Et je savais que c’était là l’idée qui me gâchait le plaisir avant même qu’il me fasse bander. J’ai regardé le cadavre de Lucienne pendant au moins une heure avant de me décider à m’en débarrasser. Comme j’ai pas de bagnole, il fallait que j’en emprunte une. Mais à qui ? Il n’y a pas de bagnole non plus dans mon entourage quotidien. À part celle de Chiougnas. Mais si je lui demande, il m’envoie chier. Surtout si je la ramène avec du sang sur la banquette. Quant à la piquer, plus facile à dire qu’à faire. Il nous avait montré comment qu’elle était inviolable de l’extérieur. Un frôlement pouvait la mettre dans tous ses états. Et même si on réussissait à entrer dedans, elle refusait de démarrer sous prétexte qu’on n’avait pas la clé numérique enregistrée dans un bunker en plein milieu de l’Arizona.
« Ce qu’un homme a construit, déclara Hmed qui lisait le Coran tous les jours, un autre homme peut le déconstruire. »
La question demeurant intacte, de savoir qui était cet homme. Personne ne m’a regardé. Je crois même qu’on m’avait oublié. J’en avais presque chialé. De me retrouver seul parmi les autres qui ne valaient pas mieux que moi d’ailleurs. Même Hmed reconnaissait qu’il était incapable de tout déconstruire malgré son intelligence et sa compréhension du monde moderne. Et pourtant, j’avais besoin d’une bagnole. Je pouvais tout de même pas appeler un taxi !
En plus, Lucienne s’est vidée entièrement. Une tache de huit litres rouges sur le plancher, ça prend de la place. J’ai connu une éponge qui domestiquait les grands crûs. Mais pas à ce point. Pour le plaisir, c’était râpé. Il ne me restait plus rien. À part un cadavre que j’avais aimé. C’est à ce moment-là que j’ai perdu mon sang-froid. J’en avais partout.
Il était quoi… minuit ? À cette heure, ça circule encore dans la rue. D’ailleurs, ça circule toute la nuit. On n’a pas idée de produire un cadavre dans une rue fréquentée par les putes. Bon d’accord : Lucienne pesait moins. Sept ou huit kilos en moins, c’est pas négligeable. Mais ôté de 85, il en reste encore assez pour se faire du souci. Et je m’en faisais comme je m’en étais jamais fait. Certes, comme dirait Pépin, si je la tronçonnais, elle saignerait pas. Ya rien de plus désagréable que le jus d’un citron qui vous gicle à la gueule en plein dans l’œil. Ce genre de truc pouvait pas m’arriver. J’en étais sûr. Ça me rassurait un peu. Ah ! si j’avais su, je l’aurais pas déshabillée avant de la tuer. Ça m’aurait fait le poids des habits en moins. Les négligences commençaient à apparaître. C’est toujours comme ça que ça se passe. Et pourtant, j’avais planifié. Mais j’avais hâte d’en finir avec elle. En tout cas, elle ne me ferait plus chier.
J’avais personne à appeler. Les amis, ça a des limites. On a vite fait de les franchir en cas de meurtre. En plus, elle prenait à 8 heures le matin. La mairie était à deux pas d’ici. Elle y exerçait un emploi qui me rapportait pas gros. J’étais un peu con de m’en priver aussi soudainement. Mais comme je l’ai dit, j’avais pas vraiment réfléchi. Enfin… j’avais pas réfléchi à tout. Et notamment, il serait pas plus de 8 heures et demie quand Elvire frapperait à la porte en pensant réveiller sa compagne de travail. Ce n’était jamais arrivé. Alors, elle rigolerait. Et moi je serais derrière cette maudite porte à me demander si je devais confirmer la règle qui veut qu’un meurtre en appelle un autre. 16 litres que ça faisait ! Et j’avais qu’un plancher.
Pour l’heure, le radioréveil marquait 1 heure et des poussières de marchand de sable. Ça me laissait 8 moins 1 égale 7 heures pour réfléchir et agir avant que cette conne d’Elvire vienne me faire chier. Le but était d’éviter de la tuer, d’autant que si j’en passais par là, il ne faudrait pas une demi-heure à Josseline pour se rappliquer. C’est qu’elle est pas loin, la mairie ! Deux pas, je vous dis ! Et une flopée de gonzesses pour la servir avec retraite assurée et garantie de l’emploi. J’en tremblais.
Une heure que j’ai tremblé. Et j’avais pas réfléchi. À force qu’il m’ont appris à l’école à pas faire plus d’une chose à la fois, j’avançais plus. J’en avais la bite rabougrie. Par terre, le sang se coagulait. Il était maintenant visqueux que c’en était dégoûtant. J’ai vomi dans l’évier. Et ça m’a fait un bien fou de rendre le repas que Lucienne avait amoureusement préparé pour les dix ans de notre union libre. En plus, j’avais choisi le jour. Une circonstance aggravante de plus ! Ça sentait vraiment mauvais.
Bref, à trois heures et d’autres poussières du même genre, je vide le congélateur et j’empile les plats préparés dans le même évier. Je sais que c’est une solution d’attente. Et que ça n’empêchera pas Elvire de frapper à la porte à l’heure prévue. Mais quand on est pressé, vaut mieux attendre. Ils vous apprennent pas ça à l’école, mais j’y allais pas tous les jours ouvrables, tant et si bien que j’ai ouvert d’autres portes qui ont aussi participé à mon éducation. Une fois le cadavre dans le congélateur, j’empote le sang qui a pris la consistance de la confiture. Lucienne avait même prévu les étiquettes. Sur l’étagère au-dessus du potager, ça fait un bel effet de maison à la campagne avec une mémé en prime. La tache sur le plancher passera inaperçue si je laisse les fenêtres fermées. D’ailleurs, dès qu’Elvire s’amène, on fait l’amour sur le sofa. Elle aime l’ombre. Une chance.
À six heures, tout est en ordre. Lucienne dans le congélateur, bien raide et sans odeur. Le sang dans les pots hermétiquement fermés. La bouffe à la poubelle. Et la serpillière dans la double cloison en travaux. Je fais griller une couille d’encens au jasmin. L’ambiance est sereine. Il ne me reste plus qu’à expliquer l’absence non excusée de Lucienne. Le caractère d’urgence s’impose. Elle est partie dans la nuit. Sa grand-mère est à l’agonie. Je suis obligé de rester pour nourrir le chat. D’ailleurs le voici. Il est 7 heures et il n’est pas content.
Il miaule tellement fort que le voisin d’à côté s’en prend à notre cloison mitoyenne sans ménagement. Je tends la main pour caresser la tête hérissée du matou. Il la mord. Jusqu’au sang ! Je pousse un cri qui me réveille moi aussi. Cette situation ne peut plus durer. J’assène un grand coup de gamelle sur la tête réputée fragile du chat. Elle se fend. Saigne. Il ne miaule plus. Je cesse de crier comme un demeuré. Ça contient quoi comme sang un chat ? Deux litres au plus. Seulement voilà, le temps d’y penser, il est bientôt 8 heures et demie. Et Elvire est dans l’escalier. Du sang, j’en ai partout. Il y en a sur les murs. Je crois même que je saigne moi aussi. J’ai dû me blesser sur l’os du crâne. Il est pointu comme un couteau. L’œil immobile du chat me fait des reproches. La sonnette sonne.
« Lucienne ! Tu t’es endormie, ma chérie ! Il est l’heure d’aller travailler. Est-ce que [ici mon nom] est là ? Coucou ! [ici mon nom] »
Et comme de juste, Lucienne a oublié de fermer la porte à clé hier au soir. Enfin, je l’ai tuée avant qu’elle la ferme. Pas la porte, Lucienne ! Et je vous laisse imaginer le spectacle que j’ai offert à cette pauvre Elvire qui n’en demandait pas tant. Elle apparaît dans l’écran de lumière du palier. Et vous croyez qu’elle s’affole ! Pas du tout. Elle s’avance vers moi, la main tendue avec les doigts en éventail. Et c’est cette main qui se pose sur moi. Et qui me caresse. Je sens ses cheveux couler sur mes oreilles. Elle me plaint. Elle miaule même.
« Minet ! roucoule-t-elle. Qu’est-ce que tu as fait ? Tu as encore traîné toute la nuit avec des dames. Vilain Minet ! Et en plus tu es blessé. Montre-moi cette vilaine blessure. »
Et ses doigts explorent ma fourrure grasse de sang. Je me laisse faire. J’ai toujours été un bon matou. Et je le resterai.
J’ai fréquenté Lassalle au cours de deux étés successifs. Fred était le Français typique : radin, grosse gueule, chauvin, arrogant. Mais c’était aussi un type de bonne compagnie : une conversation légère et agréable, une attention jamais prise en défaut et une érudition spécialisée dans le domaine de l’utile et de l’agréable. Je ne sais pas si tous les Français ont ces qualités, mais je peux vous dire que Fred ne déplaisait pas à ma clientèle. Je tiens un bar sur la plage. Mon établissement est un bar côté plage, mais côté rue, c’est une boîte ouverte de minuit à cinq heures du matin. Donc, mes amis, je dors l’après-midi, parce que le matin, je suis dans mon bureau pour régler les factures, passer les commandes et négocier avec les autorités à propos du bruit, des dégâts et des trafics divers, sans compter les disputes et autres règlements de compte. Voilà où j’en suis. En tout cas c’est comme ça que ça se passe pour moi du 1er juillet au 15 septembre. Et je ne vous dirai pas ce que je fais entre-temps.
Je vous parlais de Fred Lassalle… Il a débarqué dans mon bar il y a trois ans, pieds nus et pas peu fier de me présenter, alors qu’on ne se connaissait pas encore, une poupée qu’un rien déshabillait. Il a commandé deux gin-tonics et s’est mis à parler de ses affaires, celles qu’il entretenait ici, à Soli-Playa. La fille écoutait avec attention. Il n’y avait personne d’autre sur la terrasse parce que tout le monde était en train de déjeuner. Dans une demi-heure, je mettrais en route le percolateur et mes deux serveuses se livreraient à un ballet qu’elles connaissaient bien. L’odeur de la marée laisserait la place à celle du café et des liqueurs, le tout dans un nuage de fumée de tabac et autres principes régulateurs du bien-être. Fred Lassalle disposait de ce temps pour me convaincre. Mais me convaincre de quoi ?
Ensuite, on s’est vu tous les jours, à la même heure et pour un temps toujours égal. Seule la fille changeait. Il parlait des mêmes choses, du même monde. Et je l’écoutais en me demandant ce qu’il me voulait. Le soir, à minuit, il amenait des amis à la boîte et ça lui coûtait trois bouteilles de Vat. Il ne dansait pas. Il parlait. Mais il ne semblait pas fatiguer ses amis. De temps en temps, il leur faisait signe d’aller s’amuser sur la piste. Et ils obéissaient. C’était en tout cas ce que je ressentais.
On est arrivé comme ça à la fin juillet, au moment où les touristes changent de couleur. Il ne m’avait jamais adressé la parole autrement que pour commander et me féliciter de la bonne tenue de mes affaires. Il avait même vanté l’enseigne côté boîte. Je l’avais conçue et peinte moi-même. Il n’avait pas commenté ce talent. Je me souviens que la fille qui l’accompagnait ce jour-là m’avait jeté un regard de connaisseuse. J’en avais éprouvé un étrange frisson.
À la mi-août, on a regardé passer une vierge juchée sur les épaules de pénitents. Fred Lassalle avait alors pris un air de grande douleur. La fille l’avait même embrassé sur la joue. C’était peut-être sa sœur.
Enfin, le 15 septembre est arrivé et j’ai fermé boutique. Dans l’après-midi, tandis que je chargeais le camion, il est arrivé seul, sans fille je veux dire. Il m’a lancé un sourire charmeur et s’est mis à contempler le chantier. Le bar avait disparu. Par contre, la boîte, qui est en dur, exhibait ses deux portes en acier double épaisseur. Et c’était ces portes qui l’intéressaient, pas le plancher que j’étais en train de charger dans le camion avec l’aide de mes deux serveuses fidèles.
« J’ai plus rien à vous offrir, lui dis-je du haut du chargement.
— Ce n’est pas ce que je suis venu chercher, dit-il. Vous allez loin, comme ça ?
— À deux pas d’ici. On remise jusqu’à l’année prochaine. Et la boîte restera fermée.
— J’ai bien envie de vous la louer jusque-là…
— Impossible, monsieur Lassalle. J’ai pas le droit. Ma licence…
— Mais qui vous parle de licence ! Elle restera fermée si je vous la loue.
— Ah ouais… ? »
J’ai remis mes pieds sur la terre ferme. La perspective d’une location respectueuse de la licence qui me liait à la municipalité ne me déplaisait pas.
« Ça fait combien de mois ? dis-je en levant les yeux au ciel pour réfléchir et compter. Faudra que vous libériez les lieux au plus tard le 15 juin…
— Ça fait 9 mois pleins…
— C’est pas négligeable… Et qu’est-ce que vous allez y faire ? Je suppose que vous n’avez pas de licence. On ne peut pas travailler sans licence.
— Mais je ne vais pas travailler.
— Si vous cherchez un local pour stocker, je peux vous proposer mieux que cette foutue boîte. Et pour moins cher, monsieur Lassalle.
— Appelez-moi Fred. »
Après tout, qu’est-ce que j’en avais à fiche de l’usage qu’il prétendait faire de ma boîte vide ? J’espérais seulement que je n’aurais pas à faire appel à la Justice pour le virer le 15 juin. Il fallait deux semaines pour tout réinstaller. Mes deux serveuses écoutaient. Je leur ai fait signe d’amener le camion à la remise. Elles pouvaient très bien se débrouiller sans moi. Et puis j’avais envie d’être seul avec Fred. La bigamie me pèse des fois. Le camion s’éloigna.
« Rentrons pour en parler, » dis-je en m’approchant de la porte qui donne dans le bar quand il n’est pas démonté.
Fred en tapota soigneusement l’acier pendant je tournais la clé dans la serrure. Il avait l’air satisfait. Mais maintenant, c’était moi qui devais en avoir l’air. Cette petite affaire inattendue devait me rapporter au moins ça. Heureusement, le compteur électrique était encore en fonction. J’informais mon client que l’employé de l’électricité m’avait donné rendez-vous le lendemain pour couper l’abonnement. Il ne viendrait pas pour rien de toute façon. On était d’accord là-dessus. Ça me fait toujours un bien fou d’être en phase avec mon interlocuteur, surtout en matière de négoce. J’allumai.
« Vous avez démonté la sono… fit Fred que ces fils dénudés semblaient décevoir.
— Je peux la remonter si ça vous fait plaisir. Et pour pas plus cher.
— Non, non ! Je n’en ai pas besoin. Je pousserai les meubles si ça ne vous dérange pas.
— N’esquintez rien surtout ! »
Il avait déjà le fric dans la main. On ferait ça sans contrat. C’était une jolie somme. Plus que ce que j’avais espéré. Je l’ai remisé dans la poche à outils de mon bleu de travail. Et plus, j’arrêtais pas de sourire en bavant un peu. L’affaire était conclue. Et comme je n’avais plus rien à emporter, je me suis proposé de rejoindre mes femmes.
« Je vous accompagne, » dit Fred.
Je n’avais plus qu’à lui obéir. Il a lui-même fermé la porte. En passant, il a jeté un œil sur l’autre porte, celle qui donne sur la rue. Je lui ai montré la clé dans le trousseau, mais il ne l’a pas ouverte. Et on a marché en direction de la remise. Je ne me souviens pas de quoi on a parlé, mais quand on est arrivé à la remise, mes deux serveuses suaient à grande eau en déchargeant les dernières solives. Il les a trouvées très belles. Et ça m’a un peu gêné qu’un homme à femmes me dise ça de celles que j’aimais.
Le lendemain, après la visite de l’employé de l’électricité, on a laissé Fred Lassalle sur le seuil de la boîte, sous l’enseigne que j’avais conçue et peinte moi-même. Et on est allé se faire voir ailleurs.
*
L’année suivante (c’était il y a deux ans), un type que je ne connaissais pas nous attendait devant la remise. On était le 15 juin pile. C’était un de ces types basanés qui porte un chapeau pour avoir l’air plus grand. Il n’avait pas de nom, mais il était là au nom de « monsieur Fred » et il me remettait les clés de la boîte.
« Si vous voulez, me dit-il, on peut aller y jeter un œil, histoire de vous rendre compte qu’on n’a rien abîmé…
— OK. Allons-y. »
Et j’ai laissé mes deux amours s’occuper de notre petit nid estival. Le type marchait devant moi. Et il me parlait. Mais rien sur ce que Fred Lassalle avait fait de ma boîte pendant neuf mois. Il n’avait pas eu d’ennuis avec la police municipale. Et je n’avais eu vent d’aucun bruit douteux. On est passé par la plage. Le type a lui-même ouvert la porte. À l’intérieur, tout était à sa place, exactement comme je l’avais laissé entre les mains de mon mystérieux locataire. Même les fils de la sono n’avaient subi aucun changement. À croire que ces lieux chèrement loués n’avaient servi à rien. Mais ça ne me regardait pas. Aussi me suis-je passé de commentaires. Je me suis contenté de secouer ma grosse tête de type incrédule en toutes circonstances et le type m’a remis les clés avant de quitter les lieux. J’ai eu juste le temps de lui demander si monsieur Lassalle renouvellerait sa location après l’été. Le type s’est à peine immobilisé pour me dire qu’il n’en savait rien et il a disparu au volant d’une BM décapotée. J’ai refermé la porte. Sur le chemin, je n’ai pas pu m’empêcher de me frotter les mains. Après tout, j’avais encaissé une assez belle somme et je n’avais à me plaindre d’aucun emmerdement, à la grande satisfaction et jouissance de mes deux chères compagnes. C’est comme ça que je me suis couché ce soir-là.
Le lendemain (on était le 16 exactement comme l’année passée et toutes les années qui la précédaient), on s’est remis au travail pour remonter le bar et requinquer la boîte. Ça nous a pris trois jours, comme d’habitude. J’aime les habitudes. Et mes femmes ne disent jamais non quand je m’y adonne avec toujours la même passion tranquille. Et voilà qu’au quatrième jour, Fred Lassalle se ramène alors qu’on réceptionnait les premiers cageots. Il portait toujours le même genre de costume façon coloniale et une casquette jaune surmontait son visage radieux. Il a même embrassé mes serveuses sur les deux joues. Elles en ont rougi, les salopes ! Que ça m’a fait bander ! Et c’est la queue dressée dans mon froc que j’ai serré la main que Fred me tendait joyeusement en me parlant de je ne sais plus quel évènement comique qui avait marqué le week-end. On était un lundi. Et pas un mot sur le sens qu’il avait donné à la location de ma boîte. Il avait vraiment besoin de me parler d’autre chose. Il prit place à une table et m’invita à en faire de même. Je claquai des doigts et deux canettes se mirent à suinter entre nous deux. Fred ôta sa casquette. Il devenait chauve.
« Vous avez une bonne petite affaire, » dit-il en portant le goulot à ses lèvres.
Son front se couvrit aussitôt d’une intense sueur.
« Si ça vous intéresse… fis-je d’une voix lugubre. J’en ai marre de ce pays.
— On y passe des étés fort instructifs.
— Instructifs ? »
Qu’est-ce qu’il voulait dire par là ? Depuis le temps que je consumais mes étés dans ce coin pourri du paradis, je n’avais rien appris que je ne susse déjà. Mes femmes sont là pour en témoigner. On y était pour bosser et on en avait marre. D’un commun accord. Mais il ne répondit pas à ma question et il a laissé tomber. Ça valait mieux pour l’esprit de mes deux chéries. Moi, j’avais hâte de savoir si la location hors saison de la boîte l’intéressait toujours. Je me suis lancé, comme à la baille un jour de grande marée.
« J’espère que ma petite boîte vous a donné satisfaction, dis-je d’un air détaché (moi qui ai toujours eu du mal à me détacher de cet air que je ne me dois pas !)
— En réalité, me répondit mon locataire, je n’en ai pas fait usage.
— Alors… m’écriai-je. Tout ce fric… ? »
C’est que ça faisait une sacrée somme ! Et je l’avais déjà investie dans la dépense aveugle pour le bien de mes amours. J’étais sur la défensive, incapable d’avaler une gorgée de plus. Fred me caressa le bras.
« Je vous rassure, mon ami, susurra-t-il, je ne suis pas venu pour réclamer un remboursement pour non-usage du bien loué. Je crois d’ailleurs que cette disposition est même contraire à la loi. Non… D’ailleurs, si vous en êtes d’accord, je souhaiterais renouveler l’opération…
— L’opération ? (là, c’est moi qui parle, comme si je ne comprenais plus rien)
— La location… du 15 septembre au 15 juin…
— Mais pourquoi si vous ne vous en servez pas ? (là, je devenais lourd)
— Qui vous a dit que je n’en faisais pas usage ?
— Mais vous… monsieur… Fred… »
Les gens que je ne connais qu’imparfaitement ont le don de me fourrer dans l’embarras. J’avalai une grande gorgée qui me glaça l’estomac. J’étais content, après tout. Mais je ne comprenais pas pourquoi ce type dépensait une pareille somme pour ne rien faire de ma petite boîte en dur. Je voulais savoir. Et ça ne me regardait pas. D’ailleurs, mes petites chéries me jetaient des regards presque furieux. Elles avaient même cessé de travailler. Fred en profita pour se lever. Sa casquette remonta sur son crâne. Il se plia.
« Nous nous reverrons, dit-il. J’aime beaucoup cet endroit.
— C’est sans doute parce que vous en savez plus que moi à son sujet, » dis-je en me levant moi aussi.
Il ne tiqua pas. Il salua mes petites possessions et s’éloigna. Il ne laissait aucune trace. Il avait emporté la canette. Et sur le sable, le vent de la mer venait d’effacer ses pas. On a terminé notre journée de dur labeur sans en parler. Et je me suis plongé dans la comptabilité prévisionnelle sans songer à l’amour. Autrement dit, le soir est vite venu et on s’est couché tard.
Je pourrais placer ici une séquence porno histoire de remplir quelques pages, mais j’ai vraiment hâte d’en finir avec cette histoire qui me turlupine depuis plus d’un an maintenant. On est venu me chercher dans la nuit. Et « on », c’était la police. Et j’ai oublié de vous dire que le mois d’août battait son plein. Les touristes en étaient à soigner leurs rougeurs. Ça vous donne une idée de l’époque qui sépare l’hypochromie du bronzage. Je crois même que la Vierge était déjà passée par là. Bref, on me réveille sans ménagement et, poursuivi par mes chéries, on me traîne jusqu’à ma boîte que je venais juste de fermer. Des fêtards traînaient encore alentour. Il y en avait même sur la terrasse du bar, côté plage, couchés sur le plancher et grattant leurs puces. C’était comme ça toutes les nuits après la fermeture. Sauf que je ne revenais jamais sur les lieux pour le constater. Cette fois, deux flics haletants me poussaient vers la scène du crime. Ah ! Je vais trop vite. Alors abrégeons. Fred Lassalle, que j’avais connu vivant, était mort. Là, dans le sable, sans casquette. Et toute cette ombre qui courait sur lui, c’était son sang. J’en suis tombé à genoux. Et le jour se levait pour donner à mon comportement des incidences de culpabilité, comme au cinéma. J’en ai hurlé de douleur.
On m’a ramené dans une civière. Et j’ai voyagé dans la même ambulance que le cadavre froid de mon ami Lassalle. Je dis « mon ami » parce qu’à ce moment-là, j’avais plutôt intérêt à affirmer, et même à prouver, mon amitié pour la victime. Mais je n’ai pas été plus loin que le dispensaire municipal. L’ambulance est repartie avec son cadavre. J’ai même dû continuer à pied jusqu’à la salle d’attente où on m’a dit d’attendre. Mes chères épouses expliquaient aux autorités médicales et judiciaires que j’étais sujet à des malaises cardiaques et que j’avais failli mourir plusieurs fois. Ce qui ne semblait pas troubler l’extrême attention qui m’était portée. J’étais assis le dos à une fenêtre. Le soleil semblait s’être posé sur mes épaules. Et je n’arrivais pas à perdre connaissance. Jamais mon cœur ne s’était montré aussi ferme devant des circonstances hostiles. Je tenais le coup, quoi ! Et pourquoi ne l’aurais-je pas tenu ? Je n’avais rien à voir avec ce meurtre. Je ne savais même pas qui il était, ce Français !
« Vous voulez qu’on vous fasse une piqûre ? me demanda un type en blouse blanche.
— Ben… je sais pas. C’est vous qui voyez…
— Non ! C’est vous.
— C’est une piqûre de quoi ?
— On ne vous a jamais fait de piqûres ?
— On m’en a fait ! Et des tas ! En toutes circonstances ! Que si je devais m’en souvenir, je n’aurais pas assez de salive pour… »
Mais un autre type s’approchait. Il était en costume.
« Vous lui avez fait une piqûre ? demanda-t-il à la blouse blanche.
— C’est à lui de voir… dit la blouse blanche au costume.
— Vous voulez dire que vous ne lui avez pas fait de piqûre ?
— C’est exactement ce que je dis ! »
Ils n’avaient pas l’air de s’aimer. Mais le sujet de la conversation, c’était moi. Je me levai pour prouver que je pouvais me tenir debout comme tout le monde. Le costume me félicita. La blouse blanche en profita pour disparaître. Le costume enfila son bras sous le mien. Il me conduisait, mais je ne savais pas où ? On n’allait pas voir le cadavre de Fred Lassalle. L’ambulance l’avait emporté Dieu sait où. Mais on allait quelque part.
« Je vous préviens, dit le costume d’une voix grave, il est devenu fou.
— Qui c’est qui qui est devenu fou ? » m’écriai-je.
Il y avait un type solidement ficelé sur un lit métallique sans matelas. Il se plaignait que les ressorts lui labouraient le dos. Il s’adressait à deux blouses blanches et à un autre costard. Il avait le visage boursouflé et rouge comme la braise. Il montrait des dents parfaitement blanches. Et sa langue s’agitait en débitant de furieux reproches tandis que le sommier grinçait de tous ses fers. Le costume me poussa avec douceur.
« Vous le reconnaissez ? me demanda-t-il d’une voix mécanique.
— Ben… hésitai-je. Je sais pas trop…
— Bien sûr que vous savez ! »
Il avait l’air presque en colère, le flic. Il me dévisageait au rasoir de ses yeux. J’en saignais, merde !
« Vous rendez-vous compte, monsieur Vlélo, que ce type a failli vous tuer ? débita-t-il sans m’en laisser placer une. Et il s’est trompé de personne. C’est ce brave monsieur Lassalle qui en a fait les frais. Vous devriez être à sa place en ce moment. Vous ne mesurez pas votre chance, monsieur Vlélo ? »
Non.
Vincent Peulier aimait la vie. Enfin… il y tenait. Et Isabelle ne croyait pas Jean-Pierre quand il lui disait que ce n’était pas par amour. D’après lui, Vincent n’avait jamais aimé. Il tenait à la vie parce qu’il ne voulait pas la perdre, voilà tout.
« Est-ce que je veux la perdre, moi ? gémissait Isabelle.
— On ne peut pas aimer la vie, » concluait Jean-Pierre.
Vincent vivrait peut-être encore longtemps. Dans son état, comment aurait-il pu aimer la vie, en effet ? Il possédait une grande fenêtre qu’il avait fait transformer en porte-fenêtre. Une balustrade de fer forgé laissait voir un jardin d’agrément mi-sauvage mi-composé de caprices saisonniers. L’horizon était bouché par une ligne de peupliers où s’agitaient des oiseaux. En hiver, le bassin se figeait. Et aux premiers jours du printemps, Isabelle apparaissait toute nue, couchée dans l’herbe déjà haute. Vincent se branlait doucement.
Elle ne montait que trois fois par jour, à l’heure des repas. Elle en profitait pour vider les ordures. Elle apportait des cigarettes, un peu d’alcool et un nouveau livre qu’il avait demandé la veille avant de s’endormir sous l’effet d’un somnifère. Elle montait nue. Les seules fois où il la voyait habillée, c’était en présence d’une tierce personne. Ce pouvait être Jean-Pierre, l’ami de toujours, celui qui l’avait remplacé dans le lit d’Isabelle. Il ne montait pas souvent. Il passait la journée dehors, à cause de son travail. Il partait tôt le matin et rentrait tard le soir. Entre-temps, Isabelle faisait son cinéma.
Je n’étais pas le bienvenu dans la maison. Mais je venais. J’étais au volant ce soir-là. Jacques a été tué sur le coup. Forcément… à la place du mort. Il faut dire que la poutre d’acier lui a arraché la tête. Sinon, il s’en sortait. Vincent, qui se trouvait derrière et avait oublié de boucler sa ceinture, a été projeté dans le pare-brise qu’il a traversé pour aller s’empêtrer dans les poutres qui avaient dégringolé du camion. Je m’en sortais avec une égratignure sans gravité. Le chauffeur du camion est apparu à ma vitre, épouvanté et agité comme un cochon qu’on sacrifie sur l’autel de la gourmandise. Bref, Vincent s’en sortait aussi, mais avec quelques mutilations.
Les mois ont passé et il est revenu à la maison où Isabelle l’attendait en compagnie de Jean-Pierre qui s’était installé chez elle sous prétexte de l’aider à surmonter cette tragédie. Je n’étais pas le bienvenu. Mais je venais. Je suis venu la première fois deux jours après le retour de Vincent. Isabelle était nue dans le jardin.
Bon. Je monte, certain de ne pas rencontrer Jean-Pierre qui travaillait dehors toute la journée. Vincent n’est pas surpris de me voir. Il m’attendait, même. Il ne m’en voulait pas. L’enquête avait déterminé les responsabilités de chacun des protagonistes de l’accident et concluait que je n’y étais pas pour grand-chose. Il cria au balcon :
« Isabelle ! Rhabille-toi ! Pierre-Henri est là ! »
Elle disparut dans un buis. Je vis le linge voleter au-dessus de l’animal que le buis était censé reproduire. Vincent avait l’air ravi. Il y avait des mois qu’on ne se voyait plus. Je n’avais pas mis les pieds à l’hôpital, à cause de Jean-Pierre. Je n’avais pas revu Isabelle non plus. Elle entra dans la chambre, s’annonçant par une bouffée de cigarette. Elle me toisa tout de suite. Je n’avais pas changé. Elle savait même à quel endroit exact de mon visage j’avais été égratigné par une poutre d’acier qui avait manqué de peu ma décollation. Mais cette trace avait disparu.
« Jean-Pierre ne veut pas comprendre, dit-elle. Jacques était son meilleur ami…
— Ça ne lui passera pas, » fit Vincent en agitant ses quatre moignons.
En principe, on dit exactement le contraire. Mais Jean-Pierre ne m’avait jamais aimé. J’ai été le premier à caresser amoureusement le corps d’Isabelle. Elle avait à peine douze ans. Je me souviens de ce plaisir comme si c’était hier. Isabelle me regarde toujours avec les yeux de cette enfant. Pourtant, plus de vingt ans ont passé.
« C’est le destin, dit Vincent. Dieu seul sait ce qui est écrit. Et toi, PH, tu écris toujours ?
— Non ! m’écriai-je comme si on m’enfonçait une aiguille sous un ongle.
— Mais tu écrivais avant que ça nous arrive, dit Isabelle avec un brin de cruauté. Il n’y a donc pas si longtemps que tu n’écris plus. Tu écriras encore.
— Dieu le veuille ! » s’écria Vincent.
Ce n’était plus Vincent. Aucune poutre d’acier n’avait brisé sa moelle épinière ou écrasé une région fondamentale de son cerveau. Elles s’en étaient prises à ses membres et les avaient coupés. Sinon, il « fonctionnait » parfaitement bien. J’en conclus qu’il avait conservé sa virilité. En tout cas, il avait refusé d’entrer dans l’exosquelette que Jean-Pierre avait fait venir d’Israël. Il préférait « se la couler douce » dans un confortable fauteuil. Il mentait.
La chambre, malgré l’ouverture en grand de la porte-fenêtre, était saturée d’odeurs corporelles. Isabelle avait cligné d’un œil. Elle portait une légère robe légèrement rose qui se mêlait aussi facilement à ce qu’elle montrait encore de sa peau. Vous ai-je dit que sa blondeur me fascinait encore ?
« Nous n’allons pas rester là à nous regarder en chiens de faïence, fit Vincent dans un éclat de joie feinte. Descendons !
— Mais tu n’es jamais descendu, Vince ! s’écria Isabelle.
— Fais quelque chose au lieu de me regarder comme si je demandais l’impossible ! »
Le visage de Vincent était cramoisi maintenant. Et ses mains étreignaient les accoudoirs de son fauteuil, crissant sur le cuir. Je reculai.
« Je ne peux pas rester longtemps, bafouillai-je.
— Tu travailles ? s’étonna Isabelle.
— Il n’a jamais travaillé, » fit Vincent.
Cette déclaration le tranquillisa soudain. Son visage retrouva sa pâleur convalescente. Elle arrangeait nerveusement les plis du plaid. Cette dernière trouvaille me tranquillisa aussi. Plidu plé. Plidu plé. Pliduplé !
Nous ne descendîmes pas. Il eût fallu descendre aussi le lourd et complexe appareillage qui reliait Vincent à la vie. C’était comme ça qu’il y tenait, rêvant souvent à haute voix de miniaturisation et d’intégration, selon ce que me confia Isabelle.
« Tu conduis toujours ? me demanda Vincent maintenant parfaitement apaisé.
— Pourquoi lui poses-tu cette question ? grogna Isabelle.
— J’ai bien le droit de me renseigner, non ?
— Et que veux-tu savoir, si ce n’est pas trop te demander ?
— C’est à lui que je pose la question ! »
Et ainsi de suite. Pendant trois bonnes minutes qui me parurent une éternité. Je conduisais « toujours », finis-je par hurler.
« Mais tu ne travailles pas… »
Non… Je ne travaillais pas. Je n’avais même jamais travaillé. Et je n’écrivais plus depuis l’accident. Je n’avais jamais vraiment écrit, à vrai dire. Mais comme je ne travaillais pas, et que j’écrivais, tout le monde pensait que j’avais des projets. On est un type bien si on a des projets. Même et surtout si on ne travaille pas.
« Qu’est-ce que tu fais maintenant ? dit Isabelle qui s’attendait à tout de ma part.
— Je fais des tas de choses…
— Avec tout le pognon qu’il a… » murmura Vincent.
Quelque chose glougloutait sous le lit. Et des molécules de mauvaises odeurs m’assaillaient.
« Tu continues de t’amuser ? dit Isabelle.
— M’amuser ? Non !
— Mais tu ne travailles pas non plus…
— Je me demande bien ce qu’on peut faire quand on ne travaille pas et qu’on ne s’amuse pas non plus… » ricana Vincent.
Il me cherchait. Je m’empourprai à mon tour.
« Et toi, lui dis-je les dents serrées, qu’est-ce que tu fais donc si tu ne fais rien ? »
Je devenais méchant. Pourtant, depuis l’accident, je ne m’étais jamais permis ce genre d’amertume ni de cruauté. J’avais vécu dans la peur de recommencer. Mais recommencer quoi ? On ne rencontre pas des poutres d’acier tous les jours de cette foutue existence. Isabelle s’était interposée. Elle redevenait douce. Il me sembla, à cet instant, que nous retrouvions nos seules et vraies natures. Vincent n’était ni doux, ni méchant. Il n’avait jamais su ce qu’il était et laissait peu d’indices aux autres pour leur permettre de se faire une idée de ce qu’il était vraiment.
« Si nous descendions toi et moi ? » me proposa-t-elle.
Je m’attendais à une réaction furieuse de Vincent, mais il ne broncha pas. Quand nous fûmes dans le salon, qui est au rez-de-chaussée, Isabelle me confia qu’elle avait quelquefois des envies de le voir disparaître.
« Qui ? fis-je bêtement.
— Mais Vincent… Enfin… ne comprends-tu pas la situation ?
— Jean-Pierre aussi veut s’en débarrasser ? »
J’avais posé cette question dans le feu de l’action. Je comprenais très bien qu’un couple aussi bien formé qu’Isabelle et Jean-Pierre souffrait de la présence de ce handicapé sans avenir. Il finirait par les tuer à force d’exigences. Mais Isabelle pensait à la providence, pas au meurtre. J’aurais dû m’en douter. Pourquoi m’avait-elle fait venir ?
« Il ne nous entend pas… tu es sûre ?
— J’ai fermé la porte… La maison est vieille. Les murs sont si épais que…
— Que quoi, mon amour ! »
Nous nous étions jetés dans les bras l’un de l’autre. Nous disposions d’une heure avant le retour de Jean-Pierre. Ne l’aimait-elle donc pas ? Mon esprit vaticinait à la recherche d’une réponse claire à cette trouble question. Était-ce donc moi qu’elle aimait ? Elle me déconcertait. Elle m’avait toujours embarrassé. Depuis le jour où elle s’était donnée parce que j’étais un « fils à papa plein aux as ». Avec un « avenir démentiel ». Et pourtant, dix ans plus tard, elle épousa Vincent qui n’était rien. Ou pas grand-chose. Un de ces petits bourgeois qui se font une place dans l’administration. À cette époque, Jean-Pierre n’existait pas encore. En fait, Jean-Pierre est apparu après l’accident. Il était l’ami de Jacques. Et Jacques avait eu la tête emportée par une poutre d’acier alors qu’une autre poutre du même type m’avait épargné. Et vingt autres poutres avaient découpé Vincent en… voyons… cinq morceaux. En admettant qu’il ne fût pas émasculé. Tout à l’heure, j’avais compté ses oreilles, reluqué son nez et observé qu’il avait des seins de femme. Ses cheveux étaient impeccablement coiffés.
« Dépêchons ! fit soudain Isabelle en enfilant sa robe si légère. Jean-Pierre va arriver !
— Mais je ne connais pas Jean-Pierre !
— Mais tu connaissais Jacques !
— Il vaut mieux que je m’en aille ! »
*
Quelle ne fut pas ma surprise, un mois plus tard, quand je vis entrer dans mon appartement… un robot. On avait sonné à la porte. Clément, mon factotum, était allé ouvrir. Je l’avais entendu parler avec le robot. Et il était venu m’annoncer cette visite en termes si peu intelligibles que je me suis agacé tout seul. Le robot est entré. C’était Vincent.
« Comme tu vois ! » fit-il d’un air joyeux.
Qu’avais-je bien pu lui dire pour qu’il me dise cela ? Il était haut sur pattes, plus haut qu’il ne l’avait été du temps où il marchait sur ses jambes. Ses bras aussi me semblèrent plus longs. Le tronc était tout entier enfoncé dans une sorte de fourreau métallique parcouru de veines noires qui palpitaient. Il venait m’annoncer la nouvelle de la mort « conjointe » d’Isabelle et de Jean-Pierre dans un « autre » accident de la route. Les circonstances, « bien entendu », étaient différentes. Rien ne leur était tombé dessus. Ils avaient quitté la route, exécuté une série de tonneaux dans un pré où paissaient des animaux et un arbre séculaire avait mis fin à cette cinétique improvisée. Ils étaient morts quand, cinq minutes plus tard, le paysan voisin jeta un œil dans la carcasse du cabriolet. Mais pourquoi ne pas m’avoir prévenu ?
Ça s’était passé dans la semaine que j’avais vécue sur la Côte. Seul et incapable de me lier à un autre destin. Personne ne savait où j’étais. C’était la semaine dernière. Tout s’expliquait. Confusément. Mais je compris pourquoi Isabelle avait été calcinée en mon absence. Vincent accepta un verre qui grinça étrangement dans ses doigts d’acier. Un cristal de Bobo… de Bohème…
« Ainsi va la vie, dit-il après une longue et impatiente gorgée de mon whiskey préféré. Il n’a pas fallu plus de quelques secondes au destin pour changer le cours de ma propre existence. Il a bien fallu que j’accepte d’utiliser cette… machine pour assister aux obsèques de l’amour de ma vie !
— Ah pardon ! Elle était le mien !
— Le tien quoi ?
— Amour…
— Tu veux dire que toi et Isa… Avant moi ? »
Il s’était levé pour se resservir un verre plus profond. L’exosquelette faisait un bruit de moulin à café électrique. Jiiiiiii ! Jiiiii ! J’étais pétrifié. Je venais de passer aux aveux. Vincent n’en paraissait pas affecté. Pas au point de me sauter à la gorge. Jiiiii !
« Oh ! finis-je par baver, ce n’était qu’un amour d’enfants…
— De quels enfants parles-tu, nom de Dieu ! Si je calcule bien… »
L’exosquelette s’anima de toutes sortes de grincements, cliquetis, torsions, étirements. Il n’y manquait plus qu’une batterie de témoins lumineux. Je crois qu’il calculait à la place de Vincent. Je commençais à peine à le croire. Au bout de quelques secondes de cette activité électromécanique, le résultat tomba des lèvres de Vincent :
« En admettant qu’elle eût douze ans, débita-t-il, tu en avais trente-deux ! C’est… c’est… »
Heureusement que les machines ne bavent pas. Mais qu’est-ce qu’elles peuvent sentir mauvais quand elles perdent patience !
« C’est ignoble ! » acheva Vincent.
Il s’écroula dans le fauteuil, comme si l’effort avait épuisé toute l’énergie nécessaire au bon fonctionnement de la machine.
« Tu ne ressembleras jamais à un homme dans cette tenue ! » grognai-je.
Nos regards évitaient de se rencontrer. L’exosquelette ne produisait plus aucun bruit. Il dégageait une certaine chaleur, mais sans odeur de circuit grillé. Le visage de Vincent avait perdu toute trace de joie. Il se tourna lentement vers moi et se releva légèrement, car j’étais debout, révolver au poing.
« J’avais moi aussi douze ans à l’époque, dit-il d’une voix sans relief particulier. Je fréquentais déjà Isabelle. Mais je ne te connaissais pas… »
Le visage se tendit soudain.
« Je n’avais aucune raison de te connaître, poursuivit-il. Vingt ans nous séparaient déjà. Je n’étais qu’un… qu’un branleur ! »
Les yeux virent alors le révolver que j’étreignais.
« Je ne comprends pas… dit la bouche. Pourquoi ? Elle est morte. Et nous sommes vivants…
— Je ne comprends pas moi non plus. »
Ce qui était strictement exact. D’autant que le coup de feu attirerait le fidèle Clément. Fidèle, mais pas au point de se rendre complice d’un crime de sang. Combien pesait ce maudit exosquelette ?
« Tu tiens donc tant que ça à la vie ? dis-je aussi fermement qu’il m’était possible.
— J’y tiens. Tu n’y tiens pas, toi ?
— J’y tiens aussi. Mais je me demande comment m’y accrocher si tu prétends utiliser la même branche que moi…
— Isabelle ? Une branche ? »
*
Épilogue
Finalement, je suis tombé amoureux de Clément et nous sommes allés vivre notre bonheur au bord de la mer dans la maison de nos rêves. Elle appartenait à Clément qui la tenait de sa famille, je ne sais plus de quel côté. Heureusement, il ne restait plus rien de ce passé. Et les plus proches voisins demeuraient à des kilomètres. Le monde était à nous. Il n’y a rien comme cette sensation pour nous approcher de la perfection. Au début, je pensais qu’on partagerait les pénétrations. Je n’y connaissais rien en homosexualité. Et dès le deuxième jour, je me suis senti, je ne dirais pas femme, mais féminine.
Après quelques mois de patients travaux, lesquels furent exécutés par les meilleurs artisans du coin, nous pûmes jouir pleinement de la situation. Ça m’avait coûté près de la moitié de ma petite fortune. Ces arrachements de capital m’ont toujours fait hurler de douleur. Jamais je n’avais dépensé autant. En fait, j’avais toujours calculé mes dépenses de manière à recouvrer mes liquidités dans l’état où la nécessité ou le plaisir les avaient trouvées avant de me plonger dans l’angoisse. Jamais je n’avais vécu pareille inquiétude. J’étais si imprévisible que Clément en perdit la faculté de bander comme un homme. Il projeta alors de me tuer. Il héritait ainsi d’un bien non seulement entièrement refait à neuf mais aussi et surtout considérablement amélioré tant du point de vue esthétique que pécuniaire. Il avait tout à gagner à me liquider. Pour la première fois de ma vie, je vivais dans une vraie histoire policière. Ce qui vous laisse supposer que je n’ai pas tué Vincent…
Il arriva par un beau jour de pluie battante. Comme son exosquelette craignait l’humidité, il avait enfilé un imperméable. Clément, qui l’adorait, s’était précipité dehors avec un parapluie que le vent pliait en faisant grincer les baleines. J’étais derrière la fenêtre. J’attendis, me sembla-t-il, longtemps. Puis les pieds frottèrent le paillasson et la porte claqua. Les flammes, dans la cheminée, se dressèrent de nouveau. Jiiii ! Jiiiii !
« Je t’ai ramené le révolver, me dit Vincent avant même de me demander ce que je fabriquais dans cette maison qui ne m’appartenait pas.
— Nous n’en avons pas l’utilité, dit Clément que l’arme toute nue dans les mains d’acier de Vincent inquiétait sournoisement.
— Je te l’échange ! » lançai-je dans un cri de joie.
Vincent se redressa tout entier. Jiiiiii !
« Je n’ai pas besoin d’une arme, dit-il, étonné par ma proposition.
— Nous non plus ! s’écria Clément.
— Comment ça, nous ? » couina Vincent.
Il attendait une réponse. Il ôta lentement son imperméable que Clément reçut sur son avant-bras expert. Le parapluie avait déjà rejoint le coin du mur derrière la porte. Puis l’imperméable commença à s’égoutter contre le même mur. Vincent s’approcha de la cheminée. L’exosquelette émit un petit bruit de satisfaction.
« Nous n’avons jamais reparlé de l’enfant, murmura Vincent. Et veux-tu que je te dise ? »
Il attendait que je répondisse oui. Il avait décidé de me poursuivre. Il avait trouvé comment. Et il avait l’air de triompher maintenant. Je répondis :
« Non ! »
Clément s’était assis sur l’accoudoir du fauteuil que j’occupais. Vincent, ou plutôt la machine qu’il habitait, se plia et prit place dans l’autre fauteuil, celui que Clément avait commencé à occuper pour en prendre l’habitude.
« Je n’ai jamais rien achevé dans ma vie, dit Vincent comme s’il donnait une leçon à des élèves réduits au silence par le règlement en vigueur. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir travaillé. Toi qui n’as jamais rien foutu de ta vie, tu ne peux pas comprendre…
— Moi, je peux, » cliqueta Clément.
Un grand sourire illumina le visage de Vincent.
Il y avait bien dix ans que je n’avais pas revu Galland. Je ne l’ai pas reconnu. J’étais assis au comptoir et je buvais la deuxième bière de la matinée. Comme je n’avais pas manqué mon petit déjeuner de vin blanc et de rhum, j’ai cru que j’hallucinais quand cet inconnu m’a dit qu’il était Galland, Louis. Se tenait devant moi (j’avais pivoté sur mon tabouret haut sur pattes) un type d’un certain âge, en fait le même âge que le mien puisqu’on a eu la même nourrice. Il portait une grosse barbe blanche bien taillée qui cachait ses lèvres et lui chatouillait les narines. Sur sa tête, les cheveux étaient proprement coiffés (pas comme les miens). Pas un signe de calvitie (je m’y connais). Il me tendait une main rose aux ongles soignés. Machinalement, et avant même de réfléchir pour avoir quelque chose à dire, j’y ai mis mes ongles sales et mes verrues.
« Galland ? Louis ? » ai-je fait en cherchant mon verre sur le comptoir.
Il a secoué sa tête de mouton bon pour la tonte.
« Que c’est moi-même, amigo ! »
Je n’en revenais toujours pas. J’écarquillai ce qui me reste d’yeux. Je dis quelque chose comme « Si je m’attendais ! » et le voilà qui essuie le dessus du tabouret voisin avec sa manche. Il s’assoit et me regarde dans les mirettes. Il y a aussi du rose dans ses yeux. Forcément, on vieillit. Et la vieillesse, ça rend mou. Et nerveux à l’intérieur. Je ne me tenais plus. Je commandai une autre bière pour moi et mon ami se contenta d’un café « pas trop serré sans rien dedans ». Et il ne parlait pas du sucre, qui m’est aussi interdit. Bref, on n’a pas grand-chose à se dire, alors on se tait et on regarde lui sa tasse et moi ma chope. Le barman, qui sait que j’ai de bonnes mœurs, m’interroge du regard, histoire de savoir si c’est mon père que je rencontre. C’est vrai que malgré les cheveux et les ongles, Galland a pris un sacré coup de vieux. On dirait un papa Noël. Moi, j’ai plutôt l’air d’un type usé qui n’a pas profité des gâteries de l’existence, mais je ne fais pas mon âge. Et puis je ne porte pas de dentier. À la place de cette dentition en toc, j’ai mes chicots en bon état de témoigner que je n’ai pas toujours eu de la chance. Et Galland qui me prend en pitié maintenant. On remet ça deux ou trois fois, du moins en ce qui me concerne. On n’a pas beaucoup échangé question passé non partagé. On n’en sait toujours pas plus sur l’autre. Moi, je suis sur le point de rentrer chez moi. Il me retient par le bras.
« Tu plaisantes, dit-il. Je t’amène dans mon hôtel, que c’est un trois étoiles nouvelle norme certifiée. On va se taper un bon repas en les reluquant, les étoiles. Tu aimes toujours autant les filles ?
— Je m’en passe, mais je les aime… Y aura des filles ?
— Autant que tu veux ! Même que quand tu additionneras leurs âges, ça passera pas la limite imposée par une nubilité digne de ce nom.
— Je dis pas non… mais faut que je m’arrange.
— Je te prête ma salle de bain. Ça te va ?
— Impec ! »
On dit au revoir à tout le monde et on prend un taxi pour aller à l’hôtel. Je ne vais jamais dans ce quartier. Qu’est-ce que j’y ferais ? Rêver que je ne suis pas devenu riche. J’ai assez dormi pour le savoir. À l’hôtel, on ne s’attarde pas à écouter les flatteries du personnel et on monte en quatrième vitesse. La chambre est spacieuse. On pourrait y tourner un film. Galland fait couler un bain et déballe ses cosmétiques à usage mâle. Ça commence bien. Et je suis d’autant satisfait que je commence à dessaouler. Ce qui ressemblait à un rêve devient une réalité. Avec de la viande premier choix au bout. Et un retour au rêve via quelques bouteilles de bon cru. Je me laisse faire, même pousser dans la baignoire, mais Galland ne me frotte pas le dos. Peut-être n’en a-t-il pas eu le temps. Il est sorti en trottinant de la salle de bain pour ouvrir la porte et j’ai aussitôt entendu les voix nasillardes des filles. J’ai bandé mollement.
« Charlie ? gueule Galland dans la mince ouverture de la porte.
— Ouais !
— Yen a que deux qui veulent rester. Ça me dérange pas de pas baiser ce soir. Ça te va ?
— Impec ! »
La porte d’entrée s’ouvre (je l’entends), se referme et les filles (deux) se mettent à jacasser. On n’entend plus Galland. À mon avis, vu le manque de perspective, il a commencé à se saouler. Ça ne va pas être beau à voir et j’en fais autant. Si jeunes et déjà veuves. Enfin, rien que pour une nuit. Ça me fait marrer.
Ensuite, on descend. Pour l’instant, les filles suivent. À elles deux, elles ne doivent pas dépasser les dix ans d’âge. Mental en tout cas. Et pour me gâter, l’une est blonde et l’autre brune. Je suppose que c’est la rouquine qui s’est barrée. Je n’ai jamais eu de succès auprès des rousses !
Et puis ma mémoire se perd au cours d’une conversation. De quoi voulez-vous parler avec deux connasses qui se vendent au lieu de travailler ? Moi, je ne fais ni l’un ni l’autre, mais je sais que j’aurais mieux fait de travailler.
Il est tôt quand je reviens à moi. Je suis seul dans le lit. J’entends les ronflements de Galland qui couche sur le tapis. Lui aussi est seul. Je me lève, je m’approche de la salle de bain qui est éclairée. La porte est à demi fermée. Et que croyez-vous que j’y trouve ? Deux cadavres sans poils sur les nichons ? Mais ce n’est pas comme ça que ça commence.
La salle de bain a beau être allumée, elle est sans personne dedans. J’en profite pour me refaire une beauté. J’ai toujours aimé les miroirs. Surtout avec moi dedans. Je me dévisage. Je m’explore. Je me mesure. Et ça me fait rêver à une autre existence. Mais je ne pousse pas la chansonnette. Je me tais et, lentement, je reviens à la réalité. On ne se change pas aussi facilement quand on n’a pas les moyens.
Tout parfumé avec une raie au milieu, je descends pour petit-déjeuner. En bas, un chasseur plus vieux que moi m’indique la salle à manger. D’après lui, je n’ai qu’à m’asseoir. Tout est sur la table. Et on prend ce qu’on veut. On ne paye pas plus cher.
J’entre dans la salle à manger où une bonne dizaine de lève-tôt se callent les babines avec du pain beurré et des jus de fruit. À peine assis, je me rends compte qu’on ne peut rien mettre dans les jus de fruit. Et c’est écrit « interdit de fumer ». Je me relève en rouspétant dans ma langue et ressors. Le bar est à l’autre bout. Il faut traverser un jardin. Je le traverse avec le sentiment qu’on m’en demande beaucoup ce matin.
Le bar est désert, à part un barman qui se réveille en tirant de petites bouffées poussives de son mégot. Il comprend tout ce que je lui dis. Et deux minutes plus tard, je suis bien.
Voilà comment je conçois l’existence. Au début, il faut résoudre des problèmes qu’on n’a pas posés. Ensuite, on n’y pense plus. J’en étais là quand Galland m’a rejoint. Il ne fait aucun commentaire sur l’empilement de verres vides, des grands et des petits. C’est lui qui paye.
« T’aurais pas un service à me demander, des fois ? lui dis-je parce qu’il ne disait rien.
— Comment t’as deviné ? »
En fait, c’est très simple. Il m’explique : il a fait un héritage. Pas grand-chose, mais bon, c’est toujours mieux que rien. L’argent est chez le notaire. Il est le seul héritier. Seulement voilà : pour une raison qu’il n’a pas le temps de me détailler, ni même de m’en donner une idée, il n’a pas envie d’aller chez ce notaire.
« Ah ! Merde ! fis-je en claquant la langue contre mon palais. Et je suppose que l’argent est chez lui, pas chez un autre. Je te demande pas ce que tu lui as fait.
— Dis-moi plutôt ce qu’il m’a fait et tu seras bien renseigné…
— Mais je veux rien savoir ! À part comment je peux te rendre service. Tu veux que j’aille chercher le fric ? C’est que j’ai un peu perdu la main…
— Pas de violence, mec !
— Une effraction ?
— Pas même !
— T’es sûr que t’as pas besoin d’autre chose ? »
Elle n’est pas claire, son affaire. Qu’est-ce qu’il me demande, au juste, ce vieux cinglé de Galland qui a fait plus de taule que moi ?
« Tu te feras passer pour moi, dit-il d’un air savant.
— Comme ça ? Sans investissement ? Tu me prêtes ton costard ? Et ta barbe pour le même prix ? Ah mais tu te fous de moi, Loulou !
— Y sait pas à qui je ressemble, le tabellion.
— Mais à personne, mon vieux ! Et certainement pas à moi !
— Puisque je te dis que j’ai tout calculé !
— Au gramme près ? »
Vous n’allez pas me croire, mais une heure plus tard, j’étais devant chez le notaire. Et pas fier. J’avais de faux papiers et, pour la soif, un pétard qui avait fait la guerre de 70 sur un vélo. J’étais animé de bonnes intentions, remarquez. Je présentais bien. Un costard que Galland n’avait pas mis trois fois. Et une serviette en cuir qui contenait, outre mon 6.35, un sandwich au saucisson. J’ai sonné pour m’annoncer, selon ce que recommandait impérativement la porte où c’était écrit en lettres d’or. Au bout d’un couloir en moquette ancienne, la salle d’attente contenait une gonzesse assez bien roulée qui savait ce que valaient ses guiboles. C’était gratuit. Elle avait aussi de grands yeux verts et des rougeurs calculées sur les joues. Calculées pour quoi, je vous laisse deviner. À mon âge, on ne bande pas tous les jours. Mais sur le coup, je me suis vidé de mon sang dans mon appendice causal.
« Vous attendez maître Larronde ? posai-je la question.
— Non ! fit la belle. Je me suis trompé d’adresse. Et vous ? »
Elle avait l’air de savoir de quoi elle parlait. Ses petites mains en chair et en os tripotaient un sac à main en peau de bête. Elle transpirait. Je n’avais pas la prétention de savoir pourquoi, mais j’avais envie de lui faire la conversation. Ça m’aurait flatté d’entendre une gentillesse. Je sentais la lavande. Je n’aurais peut-être pas dû.
« C’est mon jour de chance, roucoulai-je.
— On est deux, fit-elle.
— J’ai toujours aimé être deux !
— Ça vous va bien. »
Elle était mal lunée. À mon avis, elle était là pour renoncer à un héritage. J’en étais tout excité, mais une secrétaire belle comme une paire de fesses d’hémiplégique est entrée dans notre intimité sans s’annoncer. Sa voix de chienne écrasée m’est tombée dessus comme un avertissement.
« Madame Cécile Venelle ? Monsieur Charles Mingot ? Maître Larronde est prêt à vous recevoir. »
J’en étais tellement surpris que je ne me suis pas levé. La belle Cécile filait déjà derrière la secrétaire. Ses talons aiguilles martyrisaient le tapis. J’en avais mal comme si j’étais ce tapis et pas un autre. Et Galland qui m’avait assuré qu’il était le seul héritier !
Eh bien non. D’héritiers, il y en avait deux : un héritier, comme avait dit Galland, et une héritière, petit détail qu’il avait oublié ou qu’il ignorait. Et le type qui tenait sa serviette comme une éponge en recevant la main moite de maître Larronde, c’était moi. La belle Cécile était déjà assise, les jambes superbement croisées contre le bureau en chêne massif du notaire qui en fit longuement le tour avant de prendre majestueusement place dans son énorme fauteuil. Il avait mis ce temps à profit pour me dévisager. J’avais de la peine à respirer. Je me sentais déjà enfermé. Années peu prometteuses de plaisirs ordinaires et parfaits. Et j’avais l’impression qu’il connaissait la belle Cécile. Je me demande même aujourd’hui s’ils ne s’étaient pas embrassés sur le seuil du bureau. En tout cas, il ne me connaissait pas. Et il était « ravi » de me rencontrer « enfin ».
Le ravissement fut de courte durée. Larronde ne me connaissant pas, pas plus que la belle Cécile, je produisis mes faux papiers qui me parurent beaucoup moins vrais que la situation dans laquelle je m’étais fourré parce que j’avais besoin d’un peu de fric pour améliorer ma dette globale. Il avait préparé deux chèques, dont l’un au nom de Louis Galland. J’étais tellement ému que je n’ai pas jeté un œil intéressé sur le montant. Je l’empochai dans ma serviette. Le pétard y rutilait comme un bijou volé. Je n’en avais pas eu besoin, Dieu merci !
Ensuite Larronde s’est levé. Et la belle Cécile est restée assise. Elle avait peut-être un autre héritage à gagner. Ce n’était pas mon affaire. Vu l’état de mon slip, j’avais tout intérêt à me calter le plus vite possible. Je ne laissais pas de trace, à part le souvenir d’un pauvre type qui ne se souvenait plus par où il était entré dans ce traquenard. La secrétaire referma la porte et me raccompagna vers la sortie, car il y en avait une. Ni une ni deux, une fois dehors, je suis allé me planquer dans le bar d’en face, derrière le rideau sale.
J’ai attendu une bonne heure. Et elle est enfin sortie. Elle était seule. Remontant mon falze sous les oreilles, j’ai frappé au carreau, dérangeant une volée de mouches. La belle Cécile a d’abord levé le nez et, comme j’insistais, elle a enfin repéré ma planque. Je lui ai adressé un petit salut agrémenté d’un sourire charmeur. Le genre de tentative relationnelle qui d’habitude me vaut un doigt d’honneur. Au lieu de ça, elle traverse la rue et entre dans ce bar pourri qui sent l’anus de magistrat. J’en perds le Nord, renverse mon verre et rate de peu le dossier de la chaise que je voulais lui présenter comme on fait avec les dames. Elle ne s’en formalise pas et s’occupe de la chaise elle-même. Et elle n’attend pas pour m’en mettre une où ça fait mal :
« Vous connaissez Louis ? dit-elle comme si elle le savait déjà.
— Et lui, il vous connaît ? »
J’ai lâché ça comme ça, emporté par l’élan. Mais un élan à l’envers, tellement je suis à la recherche d’un moyen de sortir de cette merde sans blessure mortelle ou même seulement mutilante. Elle commande la même chose que moi, je ne me rappelle plus quoi. Ah ! Merde ! On n’est pas obligé de tout se rappeler au moment d’en écrire l’essentiel. Mais je retrouve ma respiration à la faveur d’une bonne gorgée.
« Il savait que vous seriez là, hein ? dis-je comme si j’avais tout compris.
— Il me croit morte. »
De révélation en révélation. Comme si on était sur un bateau du temps où les voyages étaient encore possibles. Ce qui me complique encore un peu plus l’existence. Qu’est-ce qu’elle me veut ? Ce n’est pas que je ne la veuille pas, mais elle me fout la trouille parce qu’elle sait tout et que je ne sais rien.
« Vous voulez tout ou quoi ? » déglutis-je en serrant ma serviette en peau contre mon ventre encore intact.
Elle me fait oui de la tête. Je me marre. Enfin, j’essaie.
« Mais le chèque est à son nom, ris-je. Comment que vous ferez pour l’encaisser ?
— Vous avez de faux papiers, non ?
— Il me tuera ! »
C’est la seule chose dont je peux être sûr de la part de cette crapule de Galland. Je ne vous ai pas encore dit pourquoi je ne le fréquentais plus depuis dix ans et même plus.
« Pas si vous le tuez avant, » dit-elle.
Je ne sais plus comment elle l’a dit. Mais je l’ai entendu comme si elle ne l’avait pas dit. Si vous voyez ce que je veux dire. J’ai l’art de me mettre dans le pétrin alors que justement je veux en sortir. Et cette fois, je n’étais plus seul. Je n’avais jamais bossé sérieusement avec une femme. En plus, j’avais l’air d’avoir fait mon temps alors que pour elle, l’avenir parlait encore dans sa langue maternelle. Je m’embarquais pour un roman de deux cents pages bien noires, sans blanc entre les lignes.
« D’après vous, fis-je comme si je savais ce que je disais, je le tue avant d’encaisser le chèque ou après ?
— Il faut qu’on réfléchisse. Venez chez moi. Maintenant ! »
Heureusement, j’étais fringué pour la circonstance. Et j’étais armé. Bon, d’accord… avec un 6.35, il faut insister pour en finir avec les battements de cœur. Mais n’étais-je pas prêt à vider tout le contenu du chargeur dans le cœur de ce maudit Galland à qui je n’avais pas demandé de me refiler une ancienne connaissance à lui et pas à moi ! J’étais perdu si je ne réfléchissais pas avant d’agir. Et c’était justement ce que me proposait Cécile.
« Bernadette, dit-elle.
— Qui c’est Bernadette ? fis-je sans vraiment penser à ce que je disais.
— Je m’appelle Bernadette. Pas Cécile.
— Pas Cécile ? Et Venelle ?
— Que du faux. Et du bien fait.
— Moi je suis RÉELLEMENT Charles Mingot. Et de naissance !
— En ce moment, vous êtes Louis Galland. »
Elle avait raison. J’étais ce que je n’étais pas. Pour combien de temps ? Je n’en savais rien. Et elle savait peut-être tout. Elle était peut-être la femme de ma vie. Je n’en avais jamais rencontré. Des femmes, oui. Surtout du temps où je ne me faisais pas prier pour bander comme un taureau de combat. Et celle-là me tombait dessus alors que j’étais en déclin. Et ça n’allait pas s’arranger. À moins qu’elle tînt ses promesses. Mais elle me promettait quoi au juste ?
Que demande le peuple ? Un bon toit, avec jardin si possible et accès direct à la mer et à la médiathèque ; de quoi manger avec plaisir sans en laisser aux autres (c’est qu’on a aussi des animaux domestiques à nourrir) ; et tout ce qui nous redonne la santé si on l’a perdue en cours de route. J’en étais là. Et je n’ai pas changé depuis, malgré la petite aventure que je m’en vais vous raconter.
Après une journée de travail au service des autres, qui n’éprouve pas le besoin de se relaxer un peu ? Il n’y a pas loin entre le bureau et le Fanny’s. C’est là que je revois les amigos, les travailleurs comme les chômeurs. Et même ceux qui ne font rien. On consomme avec modération pour cause de trottinette. Cinq t dans un seul mot ! Il faut le faire, hein ?
Mais, malgré la chaleur humaine et les mauvaises odeurs, je me sens toujours seul quand l’heure est venue de rentrer chez moi. J’ai promis à Mimine, sinon elle me rate et je fais des cauchemars. Je prends le temps malgré tout. Je traverse le pont au-dessus du canal. Plus loin, les péniches reçoivent du monde. J’aime ces lumières. Elles me rendent nostalgique de je ne sais quoi. Des vacances à coup sûr, mais aussi d’autre chose que je ne définis pas. Ça doit remonter à l’enfance, comme les cauchemars. Et je reste là, accoudé à la balustrade, une clope au coin de la bouche, avec presque l’envie de vomir. Le canal pue en été. L’hiver, il sent la feuille morte et les merdes humaines qui compostent dessous. Ça ne vous arrive jamais ?
Je finis toujours ma clope, mais je n’en rallume pas. Je crache le mégot dans le canal. Il disparaît dans l’ombre. On n’entend rien. Ni plouf ni rien. Comme si on n’avait jamais existé dans cette position. C’est le signal que je suis prêt à rentrer au bercail. Berk ! Aïe ! Si ça vous amuse autant que moi, c’est que votre existence n’est pas à la hauteur de vos ambitions.
Et donc j’étais frais et dispos pour me livrer au rite du mégot quand une voix criarde m’a traversé le cerveau comme un avertissement. Je me retourne. Et qui je vois ? Une gonzesse mal fringuée et crasseuse qui me reproche d’être riche et en plus de faire du mal aux pauvres avec mon « spectacle ». Elle est éclairée par un réverbère et ses cheveux hirsutes grouillent de petites bêtes comme je n’aimerais pas en avoir, sinon Mimine me rate. Vous ne pouvez pas savoir comme ça me hante, les insectes, surtout les petits qui se multiplient plus vite que les gros. Les gros m’ont toujours paru un peu cons, tandis que les petits vous narguent et sont même capables de se réfugier sous vos ongles en attendant de vous envahir. Ça m’a paralysé sur place, cette histoire.
« Oh ! braillai-je. Tout le monde peut devenir pauvre. C’est pas une raison pour me menacer.
— Je vous menace pas. »
Elle s’est calmée comme un ballon qui ne reçoit plus de coups de pied. Elle avait de beaux yeux. Et j’avais moi aussi retrouvé mon calme. Et, accoudés à la balustrade, on s’est mis à parler de choses et d’autres. Ce soir, Mimine allait me rater, mais je rêverais à une aventure extraconjugale. Il faut dire que cette mendiante était plutôt bien roulée. Elle avait seulement besoin d’un bon bain. Et moi d’un peu d’amour.
« Vous habitez dans le quartier ? demande-t-elle.
— Le problème, c’est que j’habite pas seul.
— Vous êtes combien ?
— Deux pour l’instant. Mais Mimine a des projets d’agrandissement.
— J’en ai pas, moi. »
Elle aimait bien fumer des cigarettes. Elle en était à la troisième quand j’ai vraiment été gêné par son odeur. Et à force de glisser le long de la balustrade pour conserver une distance me mettant relativement à l’abri de cette nuisance, on n’était pas loin de se retrouver à l’entrée du pont, sous le plus grand réverbère de la série. Elle me suivait, quoi.
« C’est à quel moment que vous en avez eu marre ? demande-t-elle.
— J’en sais rien. Il faudra que j’y réfléchisse…
— Moi, c’était le lendemain.
— Le lendemain de quoi ?
— De notre première dispute.
— Je me souviens pas de la nôtre, de première.
— C’est là votre erreur. »
Elle ne me regardait pas. Dans la lumière, je vis son mégot atteindre la surface de l’eau et la déranger à peine. C’était vraiment un grand réverbère. Il éclairait la rue presque jusqu’à l’autre pont, celui où je ne vais jamais.
« Bah… un pont ou un autre, fait-elle.
— Vous voulez que je vous explique pourquoi j’y vais jamais ?
— Si ça me renseigne…
— C’est là que je l’ai rencontrée.
— Mince alors ! Sur un pont ! En passant ?
— Il faut croire.
— Ah mais je vous crois, mon bon monsieur ! »
J’avais une sacrée envie de lui proposer un bain. L’enseigne d’un hôtel clignotait au-dessus des péniches. Mais nous laisserait-on entrer ? Il faisait un peu frais pour envisager de la décrasser dans l’eau du canal.
« Vous voulez pas qu’on change de pont ? dit-elle.
— Ça dépend lequel. Comme je vous ai dit…
— J’en connais un avec des trains qui passent dessous. Vous aimez les trains ?
— Pas plus que ça… En fait, je ne crois pas les aimer.
— J’en prends jamais. Je pourrais. Mais je préfère les regarder passer. Comme ça. La nuit.
— Vous me tendez un piège ou quoi ? »
J’avais dit ça d’une voix timide. Elle me jeta un regard presque compatissant.
« J’en ferais quoi, de votre pognon ? dit-elle. Si ça se fait, j’en ai plus que vous. Vous n’avez pas l’air d’un bourgeois. Vous sentez la moquette. »
De la compassion, elle passait au mépris. Et elle ne promettait rien. Au fond, je ne savais pas ce qu’elle me voulait. C’était elle qui m’avait abordé. Et je ne l’avais jamais vue dans le quartier. C’était mon quartier, merde !
« Forcément, objecta-t-elle. Vous n’allez jamais voir les trains. Et c’est rare quand il me prend l’envie de me baigner. Il faut vraiment que je me sente dégueulasse.
— Vous allez vous laver ?
— J’en ai plus envie. C’est de voir des trains que j’ai envie maintenant.
— Je crains de ne pas pouvoir vous accompagner…
— Il craint ! »
Elle recula pour me toiser.
« Et si je me lave avant… ? dit-elle.
— J’ai pas dit ça !
— Mais je l’ai entendu. Vous descendez avec moi ou j’y vais seule ?
— Vous faites comment d’habitude ?
— Seule. J’aime pas trop qu’on me regarde quand je me nettoie le cul.
— D’ici, je verrai rien.
— Vous en faites pas. Si je me noie, je gueulerai si fort que vous vous en souviendrez toute votre vie. »
Et elle disparaît dans l’ombre. J’attends une bonne minute avant d’entendre le clapotis de l’eau. Le réverbère a beau être le plus grand, sa lumière n’atteint pas les profondeurs de la rive. Pourquoi je reste ? Je ne me le demande même pas. J’allume une clope et j’attends, surveillant les extrémités du pont, presque tremblant à l’idée que quelqu’un pourrait venir. Et puis une pensée me turlupine, si on peut appeler ça une pensée : une fois décrassée, en admettant que l’eau du canal ne laisse pas d’odeur, elle aura l’air de quoi dans ses fringues dégueulasses ? Et moi, de quoi j’aurais l’air si j’attends qu’elle remonte ? Elle ne remontera peut-être pas toute seule. On ne sait jamais avec ces va-nu-pieds. Comme j’allais gratter une allumette pour mettre le feu à ma clope, je me retiens. Tu parles ! Cinq minutes plus tard, je suis devant ma porte en train d’essayer de retrouver mon souffle. Mimine n’aime pas quand je sue. Et j’en fais des cauchemars.
*
J’aurais dû oublier tout ça. Mais le lendemain matin, Mimine me trouve la « mine abattue ». Elle gonfle mon petit-déjeuner de vitamines et une heure après, je suis sur le pont. Il est désert comme tous les matins à cette heure. Je le traverse sans m’arrêter. Et vous savez quoi ? Il m’a pris l’envie d’aller voir les trains.
Ah ! Ça me changeait. Ce qui me changeait, ce n’était pas seulement d’arriver en retard au travail, mais de voir un train. Et pas de face ou sur le côté. D’en haut. Et j’avais hâte. J’en suais comme un sportif. Et malgré la soif, je ne me suis pas arrêté chez Fanny’s. Ils auraient été bien étonnés de me voir, les piliers du Fanny’s, à une heure où l’employé parisien fait son premier pipi dans les toilettes de son entreprise. Je n’ai jamais eu le goût de l’effort, surtout pour aller vite, mais là, j’en voulais !
Et donc j’arrive sur le pont de chemin de fer. Je ne peux pas me tromper, c’est le plus proche du pont dont j’ai l’habitude. Il y a un type accoudé à la balustrade. Il fume une cigarette, mais il la tient entre ses doigts et la secoue avec le pouce après chaque bouffée. Je mets un temps infini avant de me trouver à sa hauteur. Et je n’ai pas le temps de lui demander ce qu’il regarde si ce n’est pas un train qu’il me dit :
« Vous voyez ce que je vois ? »
Je me penche aussitôt, car je sais déjà que ce que je vais voir moi aussi, c’est le corps de ma baigneuse du canal. Un corps encore reconnaissable, mais ensanglanté par l’éclatement dû à la chute. Aucun train ne lui est passé dessus. C’est du moins l’avis du type qui a l’air de s’y connaître.
« C’est pas une belle mort, dit-il. Et c’est pas un accident.
— Vous la connaissez ?
— Pas plus que tout le monde dans le quartier… Dites ?
— Je vous écoute !
— Comme personne ne vient, il va falloir qu’on se dévoue. On peut pas la laisser comme ça.
— C’est qui qu’on prévient dans ces cas ? »
Et nous voilà en route.
« Remarquez bien, dit le type, si ça se fait, ils savent déjà.
— Elle était bien seule…
— Oh vous savez… avec les satellites… »
Et on arrive au poste de police. Une policière en état de réussite professionnelle après avoir complètement échoué à l’école communale nous « entend » sans dire un mot. Je signale, à tout hasard, que je vais être en retard au boulot et je demande si on me fera un certificat. Elle ne répond pas à cette série de questions angoissées, certes, mais surtout intéressées. Elle décroche le combiné d’un gros téléphone et informe sa hiérarchie. Le type que j’accompagne me flatte l’épaule :
« On voit bien que ça vous divertit un peu de la morosité de votre existence habituelle, » dit-il.
Je ne peux pas dire non. Je vais peut-être perdre une journée de salaire, mais j’aurais quelque chose à raconter ce soir au Fanny’s.
« J’avoue, dis-je en prenant d’infinies précautions pour ne pas envahir l’esprit de la policière déjà très occupé, qu’il m’arrive rarement de participer aux conversations qui animent le Fanny’s.
— Ça va changer. En tout cas ce soir. Demain, tout rentrera dans l’ordre.
— À moins que vous ne soyez responsables de la mort de cette pauvresse ! » glousse la policière.
Enfin, moi je prends cette remarque comme une pointe d’humour. Ce qui n’est pas le cas de mon compagnon. Il se dresse, les mains sur le comptoir qui nous sépare de notre gardienne de la paix. Son nez est cramoisi. Les yeux tournent au blanc veiné de rouge.
« Monsieur, grogne-t-il sans aucun sens du respect dû à la magistrature, monsieur ne connaissait pas Dolorès. Vous pouvez le lâcher !
— Oh mais on ne le retient pas ! Qu’il aille travailler !
— C’est facile de dire ça quand on est fonctionnaire ! » déclare alors péremptoirement ce type que je ne connaissais ni d’Adam ni d’Ève.
Il pose sa lourde main sur mon épaule. Il sourit maintenant, montrant une dentition factice du plus bel effet.
« Vous êtes libre, mon ami, dit-il. Je ne crois pas que le pouvoir vous cherchera des ennuis. Enfin… pas pour l’instant… »
Il se pencha pour atteindre mon oreille.
« Ça m’étonnerait qu’ils enquêtent, poursuivit-il. Vous ne risquez rien.
— Mais… Je n’y suis pour rien ! JE NE LA CONNAISSAIS PAS !
— Faux ! »
Il avait raison. JE LA CONNAISSAIS. Peut-être pas aussi bien que lui, mais cela finirait par se savoir. Et la question me serait immanquablement posée : « Pourquoi ne pas l’avoir dit plus tôt ? »
Il était le seul témoin. Elle n’était donc pas seule hier au soir. Que s’était-il passé après que je me fusse enfui ? À quelle heure de la nuit ? Mon Dieu ! Quel dommage causé à mon imagination !
Je retournai au travail, puisque les autorités m’y autorisaient. Je passai une morne journée à répondre aux questions habituelles. Mes réponses n’étaient en rien affectées par ce qui venait de m’arriver. Cependant, après le turbin, j’évitais de passer devant le Fanny’s. Quel détour n’ai-je pas entrepris ! Je ne voulais pas retourner sur le pont du canal ni sur celui des trains. Et pourtant, il était nécessaire de traverser la Seine si je voulais rentrer chez moi. Je pris le métro.
*
Mimine et moi nous couchâmes à dix heures un quart. Elle eut tout de suite envie de jouer avec ma queue. Ses caresses eurent raison de ma résistance. J’ai à peine eu le temps de la pénétrer. Je pensais à Dolorès. À la mort. Au suicide. À la suite que l’enquête, s’il y en avait une, donnerait à ces évènements extraordinaires. Il n’en fallut pas plus pour me faire monter au septième ciel. Mimine, qui n’avait pas joui, se montra pourtant satisfaite. Elle bourra impatiemment son coussin de coups de poing et s’endormit aussitôt. J’étais de nouveau seul. Et je n’étais même pas passé par le Fanny’s. J’y aurais brillé, sans doute. À la manière d’une étoile filante. Une seule fois dans mon existence. Briller. S’éteindre. Disparaître pour tout le monde. Mais je suis assez sage pour le faire sans avoir besoin de me prendre pour une étoile, aussi filante soit-elle.
Il faut que je vous parle de Pat Banana. Bon, il n’est plus là pour se défendre, mais je ne l’attaque pas non plus. Je dis ce que je dis. Pas plus. Je ne suis pas du genre à en dire plus que ce que je dis. Je connais ce genre de personne. Mais si Pat Banana était là, il vous dirait que je n’en fais pas partie.
Bon. C’était une mise au point. Je ne voudrais pas qu’on pense que j’ai une dent contre Pat Banana. Il ne m’a jamais rien fait. Et je ne lui ai rien fait non plus. On a vécu un bout d’existence ensemble. Enfin… quand je dis ensemble, je ne dis pas avec… si vous voyez ce que je veux dire. On n’était même pas voisin. Il habitait à l’autre bout de la ville. Et moi, je suis dans la banlieue opposée. C’est vous dire.
Bref. On ne se voyait pas tous les jours non plus. Il me demandait de petits services et je les lui rendais. Je ne dis pas que je n’étais pas intéressé. De nos jours, tout le monde est en guerre. Les bons contre les méchants, les couleurs contre le blanc et le blanc contre tout ce qui ressemble à une couleur, et même le père contre le fils. Alors on était quitte. Ça vaut mieux quand on est en paix.
Un jour, je ne me souviens plus si c’était un dimanche, Pat…
Ah ouais… « Pat Banana », ça fait pseudo. Et vous avez raison d’avoir tort. Mais c’était bien comme ça qu’il s’appelait. Bien sûr, on rencontrait toujours quelqu’un pour expliquer ce nom qui faisait aussi vrai qu’un jugement de justice. Pat, m’a-t-on dit, c’est les initiales (enfin… c’était maintenant qu’il n’est plus là pour dire le contraire) de Prêt A Tout. Et c’est vrai que rien ne lui faisait peur à Pat. On s’avance peut-être en disant cela parce qu’à part son assassin, personne ne l’a vu mourir. Quant à Banana, et bien vous avez tort d’avoir raison, mais je continue de penser que ça avait quelque chose à voir avec sa queue. Nous, les humains, on est comme les chiens, sauf qu’on n’a qu’une queue et qu’elle ne sert pas à la même chose. Et bien Pat Banana avait une bonne réputation auprès des filles. Disons qu’elles ne s’en plaignaient pas. Par contre, je n’en ai pas connu une qui ait témoigné d’un détail anatomique particulièrement exemplaire. D’ailleurs je ne sais pas pourquoi je raconte tout ça, puisque Banana, c’était son vrai nom. Il n’est pas encore dans le dictionnaire, mais c’est comme ça qu’on l’a baptisé républicain. Et Pat, c’était le diminutif de Patrick. Il aimait bien qu’on l’appelle Pat. Banana aussi, il aimait bien, sans doute à cause de l’ambiguïté. Était-il monté comme un taureau comme le laissait supposer cette banane ? Rien n’est moins sûr. D’ailleurs rien ne ressemble moins à la queue d’un taureau qu’une banane arrachée à un arbre qui ne peut être qu’un bananier. Mais Pat Banana n’était pas noir. Il était blanc comme vous et moi. Et s’il vivait encore, il apprécierait certainement que je ne m’adresse qu’à des gens de ma race.
C’était un dimanche. Le soleil, comme on dit, était au rendez-vous. On était quelques-uns dans la rue à dire du mal des autres et du bien de nos propres rêves. Je me souviens que j’étais en train de siroter à l’ombre. Sans fille en perspective. Je n’étais pas dans un bon jour. Mais je ne vais pas vous raconter pourquoi. Je ne tiens pas à mélanger le chaud et le froid. Et je crois que ce jour-là, Pat n’en avait pas envie non plus.
Il entre dans l’ombre où je n’étais pas seul et me fait signe de le suivre. Il habite au-dessus du café, preuve qu’il n’est pas pauvre mais qu’il n’est pas riche non plus. C’est rare, de nos jours, les types de notre race qui n’habitent pas chez les autres. Et le deux-pièces dans lequel il m’a invité à entrer (c’était la première fois que j’y mettais les pieds) était à lui, y compris les tapisseries et les tuyaux. C’est d’ailleurs la première chose que j’ai vue en entrant, les tuyaux sur la tapisserie. Ça courait dans tous les sens. Je vous jure que ça m’a coupé mes moyens. Mais j’étais venu pour écouter, pas pour me confesser.
« Assieds-toi, me dit Pat, et écoute-moi bien… »
Je m’assois aussitôt sans rien boire. Pat reste debout. Il a l’air préoccupé du type qui cherche à résoudre un problème délicat. Je ne sais pas s’il a besoin d’un conseil ou d’un coup de main. Il commence par arpenter la pièce où on se trouve, quelque chose entre la cuisine graisseuse et la chambre sans plumard ni coussins. J’ai posé mes mains sur la table, ne sachant quoi en faire. Il y a bien une chaise de l’autre côté, mais on dirait que Pat ne la voit pas. Il me donne le tournis à circuler de cette manière, comme une mouche imprévisible qui finit par se poser sur le bout de votre nez.
« Je t’écoute, mec, » finis-je par arriver à répondre à ce qui n’était pas une question.
Mais c’en était bien une :
« Tu connais la religion de Charlot ? » me dit-il.
Il vient de s’immobiliser comme une cloche qui a fini de sonner.
« Charlot, dis-je, c’est pas son prénom.
— Alors comment qu’il s’appelle, Charlot ? »
C’était une question angoissée. Il en bavait presque, le Pat Banana. Et sur moi en plus. Il avait posé ses grosses mains rouges sur la table et il me regardait comme si j’étais un de ces chiens de faïence qu’on prend toujours pour des cons chaque fois qu’on en parle. Il puait de la gueule et ça me rendait marteau. Ses yeux roulaient comme les roues d’une moto accidentée.
« Ben… couinai-je. J’en sais rien comment qu’il s’appelle, Charlot… On l’appelle comme ça parce qu’il vient pas si on l’appelle autrement…
— Déconne pas, mec. C’est sérieux ! »
Ça en avait l’air en tout cas. Son front dégoulinait d’une sueur froide. Je ne dis pas que j’en avais partout, mais je sentais que c’était froid. Et que ça n’allait pas tarder à me concerner.
« Demande, dis-je, mais demande-moi autre chose, parce que je sais pas comment il s’appelle…
— Toi aussi tu sens qu’il s’appelle pas Charlot, hein ?
— Je sens rien, mec ! Mais si tu sais quelque chose…
— Justement j’en sais rien ! »
Il s’était mis à gueuler tout d’un coup, que ça donnait envie de fermer la fenêtre. Mais j’étais coincé entre la table et le mur et le rideau me chatouillait les narines. Pat s’est enfin assis, épuisé qu’il avait l’air. Et il l’était.
« J’ai besoin de savoir, dit-il comme s’il allait en pleurer.
— Ça doit pouvoir se faire, » dis-je.
Je ne savais plus où me mettre, mais comme je l’ai dit, j’étais coincé. Jamais je n’avais vu Pat dans cet état. Je pense même que moi-même j’ai jamais connu ça. C’était presque humiliant. Mais je me suis retenu de chialer avec lui. Je ne chiale qu’avec les femmes. Et encore, pour les faire pleurer comme si elles étaient ma mère. Oui, une à la fois. Et le plus souvent possible. Voilà ce que je pensais, coincé contre le mur, avec rien à boire et des soucis personnels qui méritaient une confession. Mais ce n’était pas le moment. Et je n’étais pas chez moi non plus.
« Il faut que je sache, dit Pat qui eut l’air de retrouver la santé.
— Tu le sauras ! Et je te demande pas pourquoi.
— Je vais le tuer. »
Bon. Tuer n’est pas un mal si ça fait du bien. Et je supposais que Pat avait besoin de se faire du bien. Pourquoi ? Ça ne me regardait pas. J’ai opiné, comme on dit. J’en avais mal à la nuque à force de hocher. Et Pat n’arrêtait pas de m’expliquer comment il allait tuer Charlot, ou le mec qui se faisait appeler comme ça, ce dont Pat doutait fortement, j’ignorais pourquoi.
« Le problème, dit-il, c’est ce type… »
Je comprenais qu’il parlait de Charlot…
« Ce type a pas une tronche à s’appeler Charlot, » continua-t-il.
Et s’il continuait encore dans cette voie, je finirais par ne plus rien piger.
« Il se comporte pas comme quelqu’un qui s’appelle Charlot, dit-il. On a eu des rois qui s’appelaient Charles. Même les Anglais en ont eu. J’aurais pu m’appeler Charles, comme toi…
— Mais je m’appelle pas Charles…
— Lui non plus ! »
S’il le savait déjà, pourquoi me demandait-il mon avis sur cette épineuse question ? Je tentai de m’extraire de ma chaise, mais le mur m’était comme qui dirait tombé sur le dos. En fait, c’était Pat qui poussait la table avec son bide tellement il pensait qu’il était nécessaire que je fusse le plus près possible de sa bouche et de ses yeux.
« En fait, dit-il, j’en sais rien. S’il s’appelle Charles, ça veut rien dire non plus.
— Jusque-là, c’est ce que je pense moi aussi.
— On est bien avancé. »
Il relâcha la pression sur la table. Le mur, derrière moi, sembla soulagé lui aussi. Il devait en savoir plus que moi sur les capacités de Pat Banana à avoir raison quand les autres ont tort. Forcément, ils habitaient ensemble.
« Mettons qu’il s’appelle pas Charles, finis-je par risquer. Qu’est-ce que ça change puisque tu vas le tuer… ?
— Ben… fit-il en en se grattant le menton. Il a pas une tête non plus à s’appeler Paul ou Jean, si tu vois ce que je veux dire…
— Non… je vois pas… Tu vas dire que je suis con…
— Je le dis, bordel de merde ! Tu trouves pas qu’il a une tronche de moricaud ? » gueula soudain mon hôte comme si j’étais passé aux aveux.
Son poing cogna dur la pauvre table qui gémit. Le mur glissa. Je n’en ramenais pas large. Et puis je ne trouvais pas que Charlot eût une tronche de moricaud. Il en avait une comme tout le monde. On est tellement mélangé de nos jours !
« Mais bordel ! hurlai-je à mon tour. Qu’est-ce que ça peut foutre qu’il soit bicot et qu’il s’appelle pas Charlot ? Puisqu’il est déjà mort…
— La différence, hé trouduc, c’est que le racisme, c’est une circonstance aggravante ! Et je veux pas aggraver. Au contraire. Quand on massacre, on prend des précautions avec les circonstances. Parce que ça peut toujours mal se terminer.
— Et ben ne termine pas, bordel ! »
J’avais dit ça comme ça. J’étais en train de perdre mon temps. Et j’en avais encore plein les poches, de quoi gagner ma vie.
« Ça te regarde pas pourquoi je dois le tuer, dit Pat.
— Je t’ai rien demandé… Si c’est ça que tu veux, je me renseigne et tu sauras si oui ou non Charlot est un musulman ou un chrétien.
— C’est important, mec !
— C’est quand même dommage de tuer un mec parce qu’il est chrétien alors que tu aurais pu supprimer un musulman. Tu sais pas te rendre utile.
— Déconne pas avec ça ! J’ai pas dit que je le tuerai pas. C’est plus compliqué.
— Je peux t’aider si tu veux. J’ai jamais tué de musulman…
— …mais si c’est un chrétien, j’ai pas besoin de toi. Alors tu vas aller te renseigner. »
Voilà comment j’ai fait la connaissance de Charlot.
*
Sur la porte, c’est juste écrit Charlot. Ça ne peut être que la sienne, de porte. Je suppose qu’un autre Charlot aurait écrit « Charles » suivi de quelque chose qui ressemble à un nom chrétien. Comme une mère de famille passe par là, poussant des gosses morveux jusqu’aux coudes, je lui demande si c’est bien Charlot qui habite là.
« Parce que j’en connais plusieurs, ajoutai-je. C’est comment celui-là… des fois que vous en sachiez plus que moi… ?
— J’en sais rien, répond la moche. Ya toujours eu écrit Charlot et on l’appelle Charlot. Zavez qu’à lui demander. Il dort tout le temps. Et quand il dort pas, il rêve. »
Ça fait rire les gosses qui se précipitent sur le bouton de l’ascenseur, comme si cette description d’un homme en passe d’être tué était le signal qu’on en avait déjà trop dit. J’attends que ce beau monde grimpe dans l’ascenseur et je gratte à la porte. Un grognement répond. Exactement ce qu’on attend d’un dormeur qui ne veut pas se réveiller. Je gratte encore. J’ose même frapper avec la pulpe d’un doigt. La porte s’ouvre.
Un gros visage embroussaillé apparaît. Heureusement que je n’en ai pas un comme ça. Je me ferais peur. Mais sur le coup, impossible de décider si c’est une gueule de chrétien ou de musulman. Je dois pousser plus loin mes investigations. Comme je ne peux pas lui dire que je suis un ami de Pat Banana et que je viens de sa part pour l’inviter à faire du tourisme dans une rue déserte, je lui dis que je viens d’emménager et que je cherche des amis. Il me regarde d’un air incrédule.
« Vous habitez ici ? dit-il en se tordant le nez pour en extraire la substance.
— À côté… Mais je commence par ici. Ça m’a paru sympa. Les graffitis, les épaves, les carreaux cassés et les pneus cramés… ça m’a rappelé ma jeunesse.
— C’est qu’il y a plein de portes ici… Vous voulez pas en choisir une autre ? Je peux vous mettre sur une bonne piste si vous voulez…
— Non. Pas la peine. C’est vous que je viens voir ! »
Le type me regarde comme s’il était déjà mort, une expérience relationnelle que je ne souhaite à personne. Cette fois, il se gratte le cul… ou la crosse de son révolver.
« Je vous connais pas, fait-il. Qu’est-ce que vous me voulez ? Je suis déjà rééduqué. Et je pars plus en vacances. Maintenant, je me laisse aller. J’ai plus d’inspiration. »
Il continue de me regarder de la tête aux pieds. Il n’a peut-être pas d’amis. En tout cas, je connais son pire ennemi. Et je ne suis pas venu pour lui sauver la vie.
« Bon, dit-il enfin souriant. Si vous avez besoin d’amis, je peux pas vous dire non… Entre, mec ! »
Je ne me fais pas prier. Il y a des gens qui devraient loger dans un maximum de pièces pour éviter de tout mettre dans la seule que les services sociaux mettent à leur disposition. Il faut marcher sur des choses que je n’ose même pas regarder. Et ça sent déjà la mort. Même la fenêtre est fermée. Un jour de soleil. Il me conduit jusqu’à une chaise qu’il débarrasse d’une paire de croquenots remplis de souvenirs. Je trouve à caser mes pieds sur des revues nettement pornos. Il n’a rien à boire mais si je veux, je peux fumer. Je mets la main dans la poche pour lui montrer que je m’y connais dans ce genre de commerce. Il recule et prend un air dégoûté. Il ne fume que du tabac. Il n’a jamais touché à autre chose. Mais il ne me vire pas. Il s’assoit lui aussi, jambes croisées, la tête en avant comme un fonctionnaire qui ne sait pas de quoi on va lui parler et si c’est dans ses compétences.
« Vous allez me trouver un peu con… commençai-je.
— Tu…
— Ouais… tu… tu vas me trouver complètement con, mais c’est ton nom sur la porte qui m’a poussé à y frapper…
— Tu t’appelles Charlot toi aussi ?
— Non ! Mais… ah je suis indiscret !
— Non. Non. Vas-y…
— Charlot… c’est Charlot quoi ?
— Ma mère m’appelle Eugène… Mais comme on dit : Eugène, ça me gêne.
— Tu veux dire que Charlot… c’est ton nom ? Je veux dire : celui de ton père…
— C’est à cause de ces cons de fonctionnaires français…
— Ah pour être cons, ils sont cons !
— Je te le fais pas dire.
— Et c’est comment qu’ils sont cons dans ton cas ? »
Je m’en sors plutôt bien. Le voilà qui me raconte pourquoi il s’appelle Charlot et pas Carlos.
« Carlos, supputai-je, c’est pas français.
— C’est espagnol. Ça veut dire Charles.
— Ah ! la ! la ! Vous aussi ! Des Charles en veux-tu en voilà ! Et des rois avec ça !
— Tu peux pas savoir.
— Mais c’est un prénom, Charles… Carlos…
— C’est un prénom aussi, mais des fois c’est un nom. Dis-toi que mon père s’appelait Carlos Carlos Carlos.
— Trois fois Carlos ? Tu charries !
— Non. Carlos, c’était le nom de son père. Et c’était aussi le nom de sa mère. Alors son père l’a appelé Carlos.
— Il avait envie de se marrer…
— Tu peux pas comprendre… Bref, quand mon père a changé de nom — que ça a coûté la peau du cul et des années à se la frotter — le fonctionnaire de l’État-Civil a traduit Carlos par Charlot. C’était du temps des Colonies. Alors tu parles !
— Ah je dis rien ! Je dis rien ! »
Je n’en pouvais plus de tout savoir. Je m’écriai :
« Alors t’es chrétien ? Un pur de dur ! Et Espagnol avec ça. On peut pas faire mieux. Ça en fait une bonne de circonstance atténuante ! »
Sur cette envolée lyrique, Charlot tient à mettre un bémol et il prend un air solennel pour ajouter :
« Chrétien, chrétien… Faut voir. »
Il me montre sa plus grosse veine. Elle palpite d’Histoire. Son doigt la presse un peu et la parcourt de long en large.
« Ya pas que du chrétien là-dedans… dit-il d’un air savant.
— Ah non ! » m’inquiétai-je soudain.
Pat Banana avait raison de se méfier. On a vite fait de se retrouver avec des circonstances aggravantes dans ce pays. J’attendais la suite des révélations de la veine en haletant.
« Là dedans, dit Charlot, t’as du juif, du gitan, du métèque, du berbère et peut-être bien que le sang germain n’y a plus cours…
— Tu déconnes ! »
Du juif, du gitan, du métèque… je veux bien… mais du berbère, ah le racisme des circonstances ! Je m’écrie ! Je m’étouffe ! Je tousse comme un tubard !
« Du berbère ! éternuai-je. Mais c’est arabe, ça ! »
Et voilà Charlot qui monte sur ses grands chevaux. Du berbère, arabe ? Non mais je vais pas bien ! Je cherche à provoquer une guerre avec des morts non collatéraux ?
« Faut pas confondre arabe et berbère, me dit-il comme si j’étais redevenu enfant. C’est pas pareil. Ah merde alors ! J’ai pas de sang arabe ! Ah ça non !
— T’es sûr, mec ?
— Si je suis sûr ? Mais mon père en était sûr. Et mon grand-père. Et toutes les femmes de la lignée. Tu penses ! J’imagine même pas ! Ce serait… ce serait… »
Mais là, mon Charlot ne trouve plus les mots. Il a tellement ouvert la fenêtre que j’ai peur qu’il en finisse avec la pureté de sa race. Il s’arrête juste au ras. Il gonfle une poitrine digne des meilleurs crus de la poésie castillane.
« Arabe ! Jamais ! » scande-t-il sans se lasser.
*
J’ai couru chez Pat Banana pour lui annoncer la nouvelle. Ça l’a vachement perturbé comme je m’y attendais.
« Pourtant, murmura-t-il, il a une gueule de musulman. Alors tu dis que c’est un chrétien…
— Ya pas de doute, Pat ! J’ai vérifié. Tu penses bien que je te mentirais pas !
— Et les Berbères, c’est pas des musulmans ?
— Ça compte pas ! J’ai vérifié aussi.
— J’ai un boulot à te confier, mec ! Et sans circonstances ! »
Je ne vous raconte pas la suite. Vous la connaissez.
Ned Landon me devait de l’argent. Et pas qu’un peu ! Et à l’heure où j’y réfléchissais en me rongeant les ongles, ce salaud était devenu plus riche que moi. Il avait même une villa sur la Côte. Et moi j’étais seul dans ma chambre à P* en train de rêvasser qu’une petite Bulgare de 12 ans me paluchait en présence de 3 autres spécimens du plaisir interdit. Heureusement, j’avais une fenêtre et je pouvais aussi penser à l’utiliser pour mettre fin à mes ennuis. J’en avais de gros.
Comme je n’avais plus un rond, j’étais harcelé. Par chance (car il m’en restait), j’étais propriétaire de mon appartement. Et j’avais encore des meubles. Et même des œuvres d’art. Mais on ne met pas longtemps à devenir pauvre si on se laisse faire. Je les ai attendus sur le palier. J’en ai descendu un. L’autre s’est calté en poussant des cris d’Orphée. Et je vous garantis qu’il n’avait pas l’air d’un oiseau, sinon il se serait envolé avant de s’en prendre une dans le dos à la hauteur du cœur. Il n’a pas fait long feu. Il est mort devant la porte de l’ascenseur. Je n’avais plus qu’à prendre des vacances.
J’avais toujours ma bagnole. Et assez d’essence pour atteindre la Côte. Je n’avais pas oublié mon maillot de bain. Et une cartouche de capotes. Je ne perds jamais le Nord. N’est pas né celui qui me fera cracher avant de crever.
Ouais, ouais, j’ai fait bonne route. Et je vous envoie cette carte postale. Je ne signe pas pour ne pas vous inspirer une délation digne de votre statut de collabo DPLG. Je suis arrivé à M* avant le lever du soleil. Comme je n’avais pas où aller, j’ai choisi un hôtel miteux après avoir garé ma Porsche dans un quartier digne d’elle. La gérante était (je dis « était » parce qu’elle n’est plus) une femme en âge de tomber de la branche pour se faire bouffer par les bêtes ou pourrir sans inspirer personne. Elle venait de se réveiller, mais je n’y étais pour rien. Elle me sourit comme si j’étais venu pour autre chose et je suis monté sans elle. J’étais tellement crevé que j’ai dormi jusqu’à midi passé. Était-elle entrée sans frapper ?
« Je suis désolé de vous priver de rêves, dit-elle en ouvrant toute grande la fenêtre, mais j’ai le ménage à faire. Vous pouvez utiliser la salle de bain. Je viens de la briquer à fond. Et ne vous méprenez pas sur mes intentions… je la brique tous les matins de cette façon. Je suis comme qui dirait réglée comme une horloge. Ya plus d’hommes dans ma vie... »
Elle avait débité ça comme dans un film de Godard, mais sans Coutard à la manœuvre. Je n’ai pas attendu la fin du film et je suis sorti dans le couloir qui était long comme le jour qu’il promettait. Je ne verrais pas la nuit avant longtemps.
Ensuite, je suis allé faire un tour à la campagne, à à peine deux bornes de M*. C’était là que créchait Ned quand il avait besoin de retrouver sa jeunesse. Il emmenait toujours une gamine qui paraissait son âge et qui pouvait passer pour sa fille. Ned et moi on avait les mêmes goûts. C’était d’ailleurs comme ça qu’on s’était rencontré, dix ans plus tôt. Je ne vous raconte pas parce que les cartes postales ne sont pas assez grandes pour contenir un roman. Ou bien c’est le facteur qui refuse de pareils colis. Bref, j’arrive sous les pins. Le soleil est levé… ou debout… ce n’est peut-être pas la même chose quand on s’apprête à vivre une journée d’enfer et qu’on se doute que ça pourrait bien être le cas.
La maison est une coquette demeure, c’est moi qui vous le dis. Et une partie de l’argent que Ned me doit correspond au moins à la piscine et aux deux bagnoles de luxe qui sommeillent sous la rotonde. Toutes les entrées et sorties sont ouvertes. Je vois les meubles, les tableaux, l’écran géant d’une télé qui clignote en couleur. Et dans le sofa en poils d’animaux exotiques, une fille aux cheveux courts la regarde en se trémoussant comme si Ned était là, à genoux, en train de visiter sa propriété privée. Mais le crâne chauve de Ned n’apparaît pas. Et je n’ose penser qu’un autre mec est en train de labourer son jardin.
Je suis entré sans frapper parce que je sais que Ned n’aime pas les chiens. C’est un défaut de conception, mais Ned a peur des chiens. Et il estime qu’il est assez grand pour se défendre tout seul. Pourquoi me tirerait-il dessus ? Je suis venu en ami. J’ai préparé mon discours. Je le connais par cœur. Ned m’offrira un verre, me vantera les mérites proustiens de sa petite communiante et je lui tirerai une balle dans le dos. Je m’y connais.
Je suis à peine entré que la fille se jette par terre en me suppliant de la laisser tranquille.
Là, par contre, je n’ai pas connu ce genre de situation. Il faudra que Ned m’explique.
« Pas du tout, fis-je en levant les mains comme si elle me menaçait avec autre chose que ses petits seins en formation. Je suis juste venu voir Ned…
— Il est pas là ! »
Essayez de vous rhabiller entièrement sans rien oublier juste le temps de dire « Il est pas là ». Vous n’y arriverez pas. Et bien cette petite gonzesse sans poil savait faire ça. Et maintenant elle était debout devant moi, les bras croisés sur la poitrine et une jambe en avant. Elle avait compris que je ne lui voulais pas de mal. Ni de bien non plus. Mais je n’étais pas venu pour rien. J’avais déjà demandé après Ned. Et elle m’avait répondu qu’il n’était pas là. Je me demandais si elle m’avait invité à retourner dans mon hôtel cradoque.
« Et c’est quand qu’il va revenir ? dis-je. Il est allé chercher le pain ?
— Il ne rentrera pas avant ce soir…
— Vous voulez dire qu’on va passer la journée ensemble, vous et moi ? »
Ce qui aurait pu l’inquiéter, et même lui foutre la trouille, au contraire la fait rire. Maintenant elle a vraiment l’air d’une gosse. J’en ai presque honte.
« Vous pouvez rester si vous voulez, dit-elle d’une voix engageante. Mais je sais pas si ce que vous dites est vrai…
— Que je vais rester… ? Et même bouffer ? Et profiter aussi de la piscine… ?
— Non ! Que vous êtes un ami de Ned…
— Que j’en suis ! Et pas fier de l’être ! Ce salopard me doit du fric. Mais je crois pas que tu en vaux autant, ma belle. »
J’ai dit « ma belle » pour l’amadouer. Je venais de décliner l’objet de ma visite impromptue. Vous croyez que ça l’impressionne ? Pas du tout. Elle rit. Et ça me fiche une telle trique que je la sors. Ah c’est pas pour comparer ! Mais j’ai rêvé toute la nuit. Elle esquive mon premier assaut.
« Pas comme ça ! fait-elle. Je fais jamais ça comme ça... »
J’en suis tout ouïe.
« Et comment que tu le fais avec Ned ? Tu vas pas me faire croire qu’il te caresse les joues avant de te la mettre. Et d’abord il te la met où ? »
Comme elle ne répond pas et fait la timide, je la lui mets dans le cul. Il a l’habitude. C’est déjà ça. Je ne suis pas venu pour inaugurer. Je décharge façon vide-ordures. Et je n’attends pas que ça tombe dans la poubelle du concierge avant de refermer la porte. Ça m’a fait un bien fou. Elle, je ne sais pas. Ou elle n’est pas du genre à se confier à un inconnu.
« Ce sera notre petit secret, dis-je en rigolant comme un flic qui s’est tiré une balle dans le pied de son collègue.
— Ned n’aimerait pas, sûr ! »
Il est temps de passer au café. Puisque Ned n’est pas allé chercher le pain, je demande s’il y a des croissants ou si on continue de se considérer comme des étrangers.
« Je m’en occupe, » dit-elle.
Je n’ai pas tellement envie de la laisser seule. Je n’ai même pas vérifié que Ned est absent. Et puis j’ai connu une gamine de 10 ans qui jouait avec un 45 pour participer à la dératisation de sa banlieue. Le risque, ça ne me fait plus bander. Par contre, mon anus y prend un tel plaisir que je suis obligé de m’asseoir pour ne pas me faire enculer par le premier venu. Avec quoi me l’empalerait-elle ? Qu’est-ce que je peux m’inquiéter quand mes plans sont chamboulés par une poupée aussi facile à emballer !
Mais c’est une rapide. Je l’ai déjà dit. Ou alors c’est moi qui ralentis. Elle revient avec un plateau. Je la suis. On déjeunera sous une gloriette. C’est fait pour ça. En plus, on a vue sur la mer. Et le voilier qu’on voit dans la rade, c’est celui de Ned.
« Je me baigne avant midi, dit-elle versant le café sur mes doigts. Après, le vent se lève et ça me rend malade. Ce qu’il me faut, c’est une mer d’huile.
— Je comprends ça, allez ! »
Pas vraiment, en fait, mais ça n’a aucune importance. Je m’avale deux croissants sans les laisser respirer. Le café me réchauffe le cœur, ce qui me fait penser que j’en ai un et qu’il m’arrive de tomber amoureux. Une petite brise aggrave encore ma situation. J’en suis presque à regretter d’avoir employé les grands moyens. Mais il faut dire que je n’ai pas une grande expérience du cœur. Je me sers plutôt de ma bite. Une question de confiance.
« Vous restez alors ? me demande-t-elle comme si je devais répondre que oui.
— Je repars demain, dis-je en prenant un air désespéré qui vient du fond de moi-même. Il faut absolument que je voie Ned. Une affaire importante… mais je doute qu’une petite fille comme toi se soucie de savoir ce qui est important pour un homme qui a l’âge d’être son père. Si on parlait d’autre chose, hein ?
— Je voulais juste savoir… Pour le repas à midi…
— On commandera des pizzas. Tous les gosses aiment les pizzas.
— Pas moi. »
Encore une information recueillie à la source. Mais qu’est-ce que j’en ferais ? Je ne suis tout de même pas venu ici pour tourner un Pialat ! C’est mon fric que je veux récupérer. 1) parce que j’en ai plus et 2) parce que c’est le mien. Enfin… s’il y a une justice. Et vous savez quoi ? L’injustice commence toujours par le cœur. On met les pieds dedans alors qu’on est venu pour autre chose. Elle ne m’aura pas !
« Vous avez un maillot ? dit-elle toujours sur le même ton (je vous laisse deviner lequel). Vous avez la même taille que Ned…
— Jamais de la vie !
— Je vous assure que oui…
— Je veux dire que je mettrai jamais ce que je possède de plus précieux au monde dans un slip appartenant à cette salope de Ned ! Vous me prenez pour qui ? »
On est quand même allé se baigner, mais on est resté sur la plage. Je n’avais pas envie de recommencer sur un bateau. Et il y avait quelqu’un à bord. Et je n’étais pas venu pour supprimer un témoin gênant. On a étendu nos serviettes sur des galets déjà brûlants. On avait même le droit d’être à poil parce qu’on était sur un terrain privé. J’ai replié un coin de ma serviette pour la protéger du soleil. On ne sait jamais.
« C’est qui, ce mec qui est à bord ? finis-je par demander à ma petite cachottière.
— C’est Oscar.
— Oscar ? Comme Oscar ?
— Il enregistre tout.
— Ah ! Petite salope ! Tu m’as amené ici pour m’enregistrer !
— Trop tard ! Il a déjà envoyé la vidéo sur son iPhone. »
J’étais fait ! C’est vrai que j’oublie toujours que le monde a avancé sans moi. Avant, on était plus tranquille. On avait besoin d’un tas de choses hors de prix pour communiquer avec l’autre bout du monde. Et on ne pouvait pas se les payer. Et puis Ned n’était pas allé aussi loin. Il allait revenir avec le pain et m’en mettre un avec une balle dedans. Voilà comment on se fait piéger par l’enfance.
*
Ned n’est pas venu. Enfin, pas à ce moment-là. Lucy et moi on est rentré de la plage. La table était mise. Il y avait quelqu’un d’autre dans la maison. Et ce n’était pas Ned. En fait, ce serviteur n’était plus là. Il n’avait fait que passer. Il faisait ça tous les jours. Il arrivait en camionnette et déposait le repas sur la table sous la gloriette en fleurs. Ça ne me rassurait pas vraiment, toutes ces complications. Et puis je ne savais pas que j’aurais à les raconter un jour. D’ailleurs si j’avais su 1) j’aurais pas v’nu et 2) je me serais cassé avant. J’aurais créé l’impossible, quoi. Au lieu de ça, j’étais à table en train de croquer de la salade et de décortiquer des crustacés encore plus compliqués. Et Lucy avait posé ses menus pieds nus sur les miens après les avoir déchaussés à la force de ses orteils. J’en avais la queue qui dépassait. Heureusement, le vin était rosé à point. Et le ciel était bleu comme sur cette carte postale. Ni plus ni moins.
Et je réfléchissais. Lucy prétendait que Ned ne rentrerait pas avant la nuit. Ça nous laissait le temps de faire connaissance, parce que je ne sais pas si vous vous en êtes aperçu, mais on ne l’avait pas encore pris. Personne ne viendrait nous déranger. Elle débarrassait la table sans l’aide de personne. Et le Chinois (ouais, c’était un Chinois maintenant que je me souviens et les crustacés, c’était peut-être du chien ou du rat) — le Chinois ne revenait pas avant 7 heures du soir. Il arriverait avant Ned et Lucy et moi on remettrait ça, je veux dire manger avant d’avoir un peu de temps pour aboyer ou… comment on appelle le cri du rat ?
Le soleil n’était plus au zénith. Moi non plus. Elle avait mis quelque chose dans le vin ou j’en avais trop bu. Elle, en tout cas, avait envie de nager, ce qui n’est pas recommandé après un repas. Mais elle avait très peu mangé et elle n’avait pas du tout bu. Elle a donc plongé sans moi. Et jusqu’au fond. Elle a même ramené une pièce. Ned en jetait beaucoup pour l’obliger à plonger, mais elle ne plongeait pas à tous les coups. Le fond de la piscine était créditeur, le veinard. Mais c’était des pièces sans valeur. Il en aurait fallu beaucoup pour inciter la belle à mettre les voiles. J’avais compris ça.
Et vous savez par quoi j’ai été réveillé ? Par un bruit. J’étais parti faire un tour au pays des rêves pour tout recommencer. Je ne me souviens plus si j’ai réussi. C’est fou ce que la vie peut être différente du rêve ! Et je ne suis pas du genre à cauchemarder.
J’ai d’abord entendu un bruit sourd (une portière se refermait), puis quelque chose glissait ou était traîné (on portait le corps de Ned et c’était une de ses pattes qui laissait sa trace dans le gravier), enfin on m’appela (Lucy) et je me réveillai complètement. Porté par deux mecs et un robot (Oscar), Ned avait l’air mort. Il était mouillé jusqu’aux cheveux. Il avait gardé ses chaussures blanches et sa casquette de marin. Ses yeux étaient fermés, la bouche montrait ses dents et il tenait quelque chose dans une main. J’ai eu peur, mais ce n’était qu’une poignée de varech.
Puis d’autres types sont arrivés, tous vêtus de combinaisons de plongée ou d’uniformes bleu marine. Je ne sais pas à combien ils étaient venus, mais Ned avait l’air vachement seul, encore tout mou d’être mort et incapable de m’inspirer une réflexion à la hauteur des circonstances.
« Vous vous êtes évanoui, me dit un de ces types.
— Pas du tout ! rétorquai-je. Je dormais quand…
— Non, non ! Vous êtes tombé dans les paumes…
— Dans les pommes…
— Vous avez perdu connaissance quand vous avez vu le mort…
— Le mort ! Sacré bordel de Dieu ! Ne me dites pas que Ned est mort !
— Mais vous le saviez déjà… »
Bon, j’étais venu pour ça UNIQUEMENT en cas de non-paiement. Je n’ai jamais tué personne sans raison. Et je fais ça proprement. Je ne mets pas les gens dans l’eau pour les y laisser. Où était Lucy ?
« On a été là toute la journée, balbutiai-je.
— On sait. On a les images d’Oscar…
— Et alors ? On a rien fait Lucy et moi. En tout cas pas sur la plage. J’ai même pas réussi à bander. Qu’est-ce que ça peut me foutre puisque Ned est mort et que je suis SDF.
— On a les moyens de vous loger, ne vous en faites pas. »
Je n’ai jamais revu Lucy. Je n’ai jamais revu de chatte. Ni jeune ni vieille. Ce n’est pas faute d’en rêver. Pour une fois que je n’avais rien à me reprocher, c’est sur moi que ça tombe. Et pour l’éternité. Il n’y aura pas de révision du procès. On ne m’injectera rien non plus. La Justice comprend qu’on peut tuer sous le coup de la colère. Et ma colère était parfaitement justifiée. Un type qui vous réduit à la mendicité ne mérite que la mort. Surtout s’il meurt avant vous. Exactement comme ça s’était passé. Sauf que je ne l’avais pas tué. J’étais victime des circonstances.
Joseph Ninni ? Connais pas plus que ça. On a travaillé ensemble, ça oui. Oui, j’appelle ça travailler. On est toujours le larbin de quelqu’un. Vous, c’est l’État, le plus grand criminel de la Nation. Moi, c’est moi. Non, je ne travaillais pas pour Ninni. Je travaillais AVEC Ninni. Dans la bagnole. La pièce détachée. La bricole genre échange standard. Et on faisait des voyages, oui. Parce que de nos jours, il faut aller le chercher le travail. Les vacances, c’est pour les ouvriers et les fonctionnaires. Nous, les pauvres, on se repose à la maison. Et je n’ai pas de jardin pour m’occuper l’esprit. Je préfère la télé. Et j’emmerde le gouvernement.
Bref, voilà que Jo me propose de me reposer un peu. Des années que j’y pense. Tout de suite je lui dis que j’ai pas les moyens. À part un slip de bain et de quoi faire 500 bornes sans m’arrêter (à cause du démarreur), je n’ai pas grand-chose à mettre sous la dent de mes rêves. Je voyagerai la nuit. Ya moins de flics et puis j’aime me sentir seul quand je me déplace. Ça me fera une nuit en moins. Non, je rattrape jamais le sommeil perdu. J’ai autre chose à faire.
Je suis arrivé à M* avant le soleil. Les rues étaient désertes mais les chalutiers rentraient sous la lune. Je pouvais pas m’arrêter à cause, je l’ai dit, de ce maudit démarreur. J’ai sans doute raté un beau spectacle sur le port, mais j’avais quelques jours devant moi pour revenir, à pied ou en vélo. Je savais même pas combien de jours je pourrais rester. J’étais complètement à sec, lessivé, presque fini. Un mec de quarante balais sans personne pour s’en servir.
Après il a fallu monter au-dessus de la côte. Cette fois, le soleil miroitait à l’horizon et j’ai aimé les reflets de sel sur le sable, à 300 mètres plus bas, au moins. Heureusement, le portail de La Plata était ouvert. Jo laisse toujours tout ouvert, mais il vaut mieux s’annoncer. Là, j’ai stoppé, mis le frein et je suis descendu de la bagnole. Aucun chien n’est venu m’inviter à entrer ou à passer mon chemin. J’avais bien placé la bagnole dans le sens de la descente. Avec Jo, on sait jamais. Il est lunatique.
Comme je ne trouvais pas de quoi appeler et qu’il était sans doute trop tôt pour gueuler, j’ai attendu sur un bout de murette à l’abri d’un olivier. Il était six heures et des minutes que j’ai pas comptées. En principe, dans ces endroits-là, les habitants ne sont pas disponibles avant 9 ou 10 heures du mat’. Je me suis dit que j’avais roulé trop vite. Je suis toujours trop pressé. Et ensuite j’attends. J’attends un cul, du fric, de quoi bouffer ou pieuter. J’attends. C’est comme ça qu’on devrait m’appeler. Et je viens.
À 7 heures bien sonnées, j’en ai marre d’attendre. Je m’appelle autrement. Personne n’est passé sur la route pour me renseigner. Ici, les habitants ne bouffent pas de pain. Ou alors ils enfournent eux-mêmes. Avec le paquet de cadavres que Jo a sur la conscience, c’est l’endroit idéal. C’est peut-être le genre de boulot qu’il va me confier : boulanger. D’habitude (et je dis pas que j’en ai une grande), j’enterre. On peut aussi m’appeler jardinier. Je n’ai pas de nom de baptême. Je suis ce qu’on veut que je sois.
Comme je ne vois rien arriver, j’entre. Je marche sur un sentier encore chaud de la veille. Ça promet. C’est sans doute par là qu’on descend pour aller à la plage. J’espère que le démarreur de Jo est au poil, parce que je compte pas remonter tout seul à la force du poignet après la baignade. La mer est à la verticale. J’ai le vertige. Mais on m’a jamais appelé comme ça, Vertige.
Au bout de cinq bonnes minutes d’une marche modérée par la prudence, j’aperçois les cyprès et la toiture. On dirait même que ça sent la piscine. Pas un aboiement. Rien. Les oiseaux n’habitent pas ici. Je sais bien que cette terre est remplie d’animaux aussi prudents que moi. Puis la bagnole de Jo m’envoie des signaux. Je suis chez les riches.
J’ai attendu d’arriver sous les arbres pour appeler. Et j’entends la voix de Jo, rocailleuse et claire :
« Je t’ai vu arriver. Je suis là. Amène-toi. Tu as déjeuné ? »
Et comme ça un tas de paroles de bienvenue et de conseils. Je suis assis quand il arrête de me bassiner avec ses coups de soleil et le cancer qui le guette. Il est seul. À part moi et un chat perché sur la branche molle d’un figuier.
« Avec moi, me dit Jo, tu seras jamais dans la merde. Je sais ce que c’est. Et je ne souhaite pas ça à un ami.
— Je suis pas vraiment dans la merde…
— Mais ça sent ! Tu vas pas te remettre à trafiquer dans la rue, mec ! Elle est où, ta bagnole ? »
Et il m’a posé un tas de questions sans vraiment écouter mes réponses. Je m’étonnais de ne pas avoir besoin de mentir. Je ne disais pas tout, mais pour le coup, j’étais moi-même, décidé et malchanceux. Je n’ai jamais su pourquoi il y a un mur entre le bonheur et ma tronche de déjà vu au cinoche les jours de pluie et d’occupation ennemie. J’avais envie de bosser parce que j’en avais besoin, une situation anormale en temps de crise. Mais ai-je jamais bossé pour le plaisir ? Plus je vais et plus je ressemble à mes semblables. Encore un de ces satanés paradoxes qui me foutent la vie en l’air, un peu comme une nuit d’amour qui doit obligatoirement se terminer par le retour à la réalité des autres.
« Je suis pas encore rouillé, Jo, dis-je à propos de je me rappelle plus quoi.
— Je vais changer ta bagnole, dit Jo d’un air savant. Le temps qu’il faut. Me l’abîme pas. Je veux que tu aies l’air d’un héritier.
— Tu te sers de moi comme tu l’entends, Jo.
— Tu vas te servir toi aussi, mec. Crois-moi.
— Je te crois, Jo.
— Je t’aime aussi. »
Et à peine m’a-t-il déclaré son amour qu’une gonzesse en peignoir jaune caca ramène ses plumes pour l’engueuler. Je me suis levé pour saluer, mais elle m’a même pas regardé. Elle gueulait et il la laissait gueuler, ce qui m’étonnait de la part de Jo qui laisse jamais gueuler personne si c’est à lui qu’on s’adresse. C’est une blonde bien roulée qui fait à peu près la moitié de son âge à Jo. Il ne s’est pas levé et j’ai l’air d’un con qui s’attendait pas à participer à une dispute ne le concernant pas. Elle ne me prend même pas à témoin. Elle gueule et puis c’est tout. Et Jo se tait, touillant son café froid avec une petite cuillère qui vaut bien un mois de loyer là où je loge quand je suis pas en vacances. Et ce paragraphe se termine comme il a commencé. La fille disparaît. Jo est au même endroit, dans la même position. Il n’y a que moi qui aie apporté un changement notable au décor. J’arrive même plus à m’asseoir.
Puis Jo dit :
« Tu connais pas Gloria. Je l’ai épousée ya plus de dix ans. Elle a pas beaucoup changé depuis. Physiquement je veux dire. Mais maintenant, elle m’emmerde. »
Il fait un geste avec la main comme s’il allait s’essuyer le front, mais son cerveau lui dit qu’il ne sue pas, que ce serait inutile de perdre du temps de cette manière. Il est comme ça, Jo. Il réfléchit. C’est peut-être pour ça qu’il est riche. Mais je savais pas qu’il était marié. C’est peut-être pour ça qu’il est riche.
« Elle prend des médicaments pour se calmer les nerfs, dit-il. J’ai jamais pris ce genre de merde. Je sais bien comment que je me les calme, moi, les nerfs ! »
Comment qu’il avait dit ça ! On se serait cru au théâtre avec Shakespeare aux commandes. Je savais plus qui j’étais. Caliban peut-être.
« J’y dis jamais rien, continue Jo. Sinon il faut doubler la dose et elle dort toute la journée et se réveille quand j’ai envie de dormir moi aussi. Je sais pas comment on a fait pour se compliquer la vie. Il paraît, d’après le docteur, que c’est toujours comme ça que ça arrive. On sait pas pourquoi ce qui était simple est devenu compliqué. Et ni l’un ni l’autre ne veut reconnaître sa part de responsabilité…
— Si je suis en trop, Jo, je reviendrai plus tard… Ou on se voit ailleurs. Je crèche nulle part, mais j’ai ma bagnole dans le bon sens. »
Jo me regarde sans comprendre que j’ai pas cherché à compliquer. Je lui explique pour le démarreur et la position de mes poches. Il devient rouge.
« Tu déconnes, non ! Tu es mon invité. Que ça lui plaise ou non ! Et d’ailleurs je sais même pas si ça lui déplaît ! »
Je suis presque soulagé de savoir que je ne suis pas forcément le problème. Je ne sais pas pourquoi elle a gueulé. J’ai pas eu le cran d’écouter.
« Et t’iras à la plage avec ma bagnole, mec. Qu’elle le veuille ou non. D’ailleurs t’as rien à voir avec ça. Elle te connaît même pas. Tu la connais, toi ?
— Comment que je la connaîtrais, Jo ? Tu charries !
— Elle traînait pas mal il y a dix ans. Autant que je me souvienne, t’étais en âge de voir traîner, non ? Et même plus ! »
Il riait maintenant. J’ai attendu qu’il se calme. Ça lui faisait trop de bien de rire. On est tous comme ça. Puis il est redevenu sérieux. Pas sérieux. Grave. Presque digne.
« Et non seulement j’y dis jamais rien, dit-il comme s’il continuait la conversation en amont, mais je l’ai jamais cognée. Tu me crois, mec ?
— Sûr !
— J’y arrive pas. Et c’est pas faute qu’elle le mérite. Tu es témoin. »
Il hocha la tête comme un âne, mais sans braire.
« Ya rien qu’elle mérite plus ! Et je la gâte pour avoir la paix quand elle se regarde dans un miroir. Ensuite, elle recommence. Et j’appelle le toubib. J’en ai marre ! »
Ce jour-là, j’ai pas su ce qu’il me voulait, Jo. Le fait est que quand je suis retourné à la voiture, elle n’avait plus de roues. J’ai pas pu m’empêcher de lui foutre la raclée qu’elle méritait.
*
Ça faisait une semaine que je profitais des vacances chez Jo. Et j’avançais pas. Il me disait rien. Il savait ce qu’il faisait. Quant à Gloria, elle me traitait en ami. Au début, j’ai eu un peu peur de tomber dans un de ces traquenards que les femmes savent mettre en place si on est d’abord tombé sous leur charme. Et j’étais tombé. Sans aller plus loin. Jo m’aurait arraché tout ce qui dépasse avant de m’envoyer au diable. Après tout, c’était l’été. Et elle était chez elle. À moitié à poil, mais chez elle et par beau temps.
Bon. C’était pas désagréable, quoi. Comme je bandais de plus en plus et de plus en plus souvent, au lieu de me palucher je suis allé voir un peu plus loin si je pouvais pas satisfaire mon envie d’être comme tout le monde. Et ne vous en faites pas, j’ai trouvé exactement ce qu’il me fallait. J’y allais avec la bagnole de Jo, parce que la mienne pourrissait dans un cimetière au frais de Jo qui me promettait une meilleure affaire si je posais pas de questions. Et c’est ce que je n’ai pas posé. Je n’avais plus un rond en poche.
Dès le premier rendez-vous, j’ai dû voler préalablement un vieillard pas beaucoup plus riche que moi, mais il avait pas l’air du genre à brailler pour ameuter les poulets et j’ai comme qui dirait jeté mon dévolu sur cette chance. J’ai tellement peur de la laisser passer, la chance, que je me précipite toujours un peu. C’est comme ça que j’ai tiré le premier coup des vacances. Mais dès le lendemain, alors que j’avais rendez-vous avec ma couillarde, je me retrouvais sans le sou. Et la mine abattue comme si j’avais été un chien et qu’on m’avait battu à la place d’un autre. Pas moyen de trouver le cran de demander l’aumône à Jo qui savait peut-être pas que j’étais vraiment fauché. De temps en temps, sa Gloria lui passait un savon pour des prétextes que je n’avais aucune envie de comprendre. Je me contentais d’écouter ses cris. C’était déjà beaucoup demander à mon sens de la tranquillité.
C’est comme ça que j’ai vendu la roue de secours. Je savais pas combien ça pouvait valoir, une roue de secours de Rolls Royce, mais le type à qui je l’ai proposée a conclu le marché sans discuter, ce qui m’a fait regretter d’être con plus souvent qu’à mon tour. Mais j’ai tiré mon second coup. Et un troisième. Je crois qu’on en était au huitième quand les choses se sont gâtées.
Et bien ça n’avait rien à voir avec ma situation. Ça s’est passé dans l’après-midi. Jo et moi on digérait sous un parasol, complètement étendus sur des serviettes qui sentaient la lavande, à même le gazon. J’étais sur le point de m’endormir, pensant conclure ainsi le passage difficile d’un morceau de barbaque pas assez mâchouillé, quand cette furie de Gloria est revenue à l’attaque. Ah ça m’a mis un coup que j’en ai encore le cœur en valseuse. J’ai pas ouvert un seul œil. J’avais les mains croisées sur le bide, comme un mort. Je crois que j’ai réussi à maîtriser tous mes poils.
Elle était là, en slip façon fil tendu entre deux trous, beuglant comme la sirène d’un poids lourd en perdition, agitant tout ce qui pouvait être agité, et son parfum me pénétrait par tous les pores. Je me doutais que Jo s’appliquait à ne pas bouger un cil. Je l’entendais plus respirer. Il se grattait pas non plus. Il était encore plus mort que moi. Et elle gueulait tellement que j’ai pas pu m’empêcher de comprendre ce qu’elle reprochait à mon ami. Des conneries qu’on peut pas faire tout seul. Je dis pas que c’était nouveau pour moi. Le fait de n’avoir jamais été marié à une femme m’interdit pas d’être renseigné sur les avantages et les inconvénients de ce type de contrat. C’est alors que j’ai entendu un bruit sec.
Arrivé à cet endroit de mon récit, vous vous imaginez que Jo vient de la flinguer. Certes, j’entends le corps tomber sur le gazon. Et même un petit cri que si j’avais pas su que c’était un cri je l’aurais pris pour autre chose. Mais c’était un cri, un cri interrompu. Et vous savez par quoi ? Par la surprise. Et par l’étonnement, que c’est pas la même chose en français moyen. Et bien vous vous trompez. Il l’avait pas flingué, le Jo. Que ça m’aurait placé dans une situation difficile à négocier avec la Justice. Tant qu’il n’y a pas mort d’homme, on s’arrange. Mais sitôt qu’on peut plus revenir sur les faits sans passer pour un idiot, ça se complique et c’est le moins riche qui en prend plein les miches en attendant une fracture de l’anus qui est au fond de tous les problèmes qu’on n’a pas fait exprès d’avoir.
Quand je rouvre les yeux, elle est plus là. Par contre, Jo est debout. Je l’ai pas entendu se lever. Et c’était pourtant ce qu’il avait fait. Je me redresse mollement et me pose sur un coude, prêt à tout entendre pourvu qu’on me le dise clairement. Jo a l’air satisfait. Il ne l’a pas tuée. Jamais il n’aurait fait ça à sa propre femme. Ce n’est pas ce genre d’homme. Il me dit :
« Tu peux pas savoir le bien que ça fait ! »
Mon regard égaré lui demande de quoi il parle et s’il pense que je suis vraiment en mesure de comprendre.
« Je lui en ai balancé une ! » dit-il.
Et en même temps, il en balance une dans le vide. On voit qu’il s’applique à la balancer exactement de la même façon. Il pivote sur un talon et se reçoit sur l’autre. Un vrai sportif de la claque dans la gueule. J’en reviens pas. Et elle est plus là pour le constater. Je me remets debout, titubant pendant quelques secondes comme si cette démonstration m’avait appris quelque chose sur la relation conjugale.
« Jamais je l’ai touchée ! clame Jo en me flattant le dos. Sauf pour la caresser. Et jamais un mot plus haut que l’autre. Tu peux me croire ! »
Il a toujours envie qu’on le croie, Jo.
« Ya un début à tout ! continue-t-il. Dix ans ! J’ai attendu dix ans, merde ! Et je vais peut-être attendre dix ans de plus avant de lui dire ce que je pense d’elle. »
En effet, il ne lui avait rien dit. Il lui avait foutu sa grosse main sur la gueule et il s’était tu. En réponse, elle s’était étalée sur le gazon en poussant un cri. On voyait la trace là où ses mains avaient arraché des touffes. Jo aussi les regardait.
« Je sais pas si tu comprends, mec, dit-il en m’entraînant sous les arbres. Tu devrais te marier. Rien que pour comprendre. Tu arriveras peut-être à savoir pourquoi elle t’a épousé. »
C’était le truc qui lui échappait depuis dix ans. Bien sûr, je savais pas tout. Et j’étais loin de comprendre. Et puis je m’en foutais de savoir, de comprendre et de finir par crever sans héritier. J’avais un rencard ce soir-là. Et pas un rond pour me faire lever la queue dans de bonnes conditions. Je me demandais si le moment était bien choisi pour en taper un peu à Jo qui parlait à un arbre maintenant. C’était ce que j’étais pour lui, au fond. Un arbre. Ou n’importe quoi d’autre qui bouge pas de l’endroit où on l’a planté pour qu’il fasse le beau et serve à quelque chose. Il ne manquait plus qu’il me pisse dessus !
Bon, d’accord. J’ai un tas de choses à me reprocher. Et c’est pour ça que je me suis senti surveillé. Depuis combien de temps ? Instinctif comme je suis, je pense que depuis hier.
J’étais à ma fenêtre en train de fumer. J’ai vu ses yeux. Je vous dis que c’est la première chose que j’ai vue. Nos regards ne se sont pas croisés. Je suis trop malin pour commettre ce genre d’erreur. Je ne le connaissais pas.
J’ai enfoncé mon mégot dans le terreau de mes géraniums et j’ai levé le nez pour regarder une mouette qui chiait sur les toits en criant. Lui aussi a regardé. Et j’ai eu juste le temps de le voir avant qu’il revienne à son observation. Je suis rentré. Je n’ai pas fermé la fenêtre. Qu’est-ce qu’il me voulait ?
Je le raconte comme ça parce qu’il m’est arrivé une fois (rien qu’une fois !) de revoir une de mes anciennes fréquentations un peu de cette manière. Il m’a ensuite expliqué qu’il n’était pas sûr que ce soit moi, ce type qui fumait à la fenêtre en regardant les mouettes chier sur les toits. Alors il avait hésité. Et je le comprenais, parce qu’une fois (rien qu’une fois !) il s’était précipité et ce n’était pas moi. Il avait dû s’expliquer et avait fini à l’hôpital avec un traumatisme crânien du genre définitif. Il parlait moins depuis.
Mais ça ne pouvait pas être lui. Si c’était une vieille connaissance, il était tout aussi prudent, peut-être parce qu’il avait perdu lui aussi la faculté d’énoncer clairement ce qu’il prétendait comprendre. Mais je complique.
Je le voyais dans le carreau, raison pour laquelle je n’avais pas fermé la fenêtre. Vous pensez si j’ai l’habitude de mes carreaux ! Je m’en sers presque tous les jours. Je ne pourrais pas me passer de carreaux. Ni de rideaux quand je regarde au travers. Qu’est-ce que je perds comme temps à réfléchir à ce qui pourrait m’arriver !
Je suis passé à la cuisine, mais je ne le voyais plus de cette fenêtre à cause de l’angle. C’est important l’angle. Comme d’avoir deux yeux. Et me voilà de retour à la fenêtre du salon pour regarder les mouettes. Ça en faisait de la merde sur les toits ! Je crois bien que je n’en avais jamais vu autant.
Qu’est-ce qui m’arrivait nom de Dieu ? Ce n’était pas la première fois qu’on m’observait. Et toujours dans le même angle, à croire que c’est mon meilleur profil, celui dont je vais avoir besoin si je suis filmé.
Remarquez bien que ça s’était toujours bien passé. Deux fois j’ai revu des amis d’enfance. Et les autres fois, je n’ai tué personne. Pour tout vous dire, je n’ai jamais tué de l’homme. Ce n’est pas que je sois contre la violence irréversible, mais je mesure le mal que je pourrais me faire de cette manière expéditive de régler mes problèmes. J’ai souvent négocié. Ou j’ai changé d’adresse.
Ça m’aurait passablement ennuyé de quitter les lieux pour m’installer ailleurs. Je me plaisais bien à P*. Trois ans que j’y vivais. Et pas mal logé. Pas trop crevé par le travail qu’on me reproche. C’était l’été et le port sentait fort le poisson.
J’étais en train d’y penser quand on a frappé à la porte. Toujours d’instinct, je jette un œil à travers le carreau cette fois, parce que sans le vouloir j’ai refermé un des battants de la fenêtre. Le type qui me surveille est toujours à son poste. Il est tellement immobile que je me mets à croire à un leurre. Je me souviens comme si c’était hier de la tête du type qu’on avait leurré de cette manière à Bagdad. Il est mort sans le croire.
Je n’ai jamais tiré à travers une porte. Des fois, c’est des représentants ou Halloween. Ou des témoins de Jéhova. Même que quelquefois c’est quelqu’un que je connais. Je ne suis pas seul. J’aurais du mal à me passer de ces relations sociales. On a toujours tort de tirer dans les portes pour avoir la paix. D’autant que c’est peut-être les flics.
Je me gratte longuement la gorge puis je grogne pour faire croire qu’on me réveille alors qu’il est onze heures passées.
« Faut que je vous parle ! » dit la voix derrière la porte.
Je n’aime pas trop qu’on me parle. Je ne suis pas friand de confidences. J’ouvre ou je n’ouvre pas ? C’est la question.
« Vous ne me connaissez pas, mais on a des amis communs… » dit encore la voix.
Que je sois damné si ce n’est pas une voix féminine ! Je recule dans le rideau. Le type est toujours là, immobile, et pas une merde de mouette sur son crâne luisant.
« Qu’est-ce que vous voulez ? grognai-je en me regrattant la gorge entre les mots.
— Ouvrez, merde ! »
La question est de savoir quel est le rapport entre le guetteur immobile et cette voix de femme. Mon cerveau travaille dans l’intranquillité. Et je n’ai pas dit l’angoisse. Je précise pour ceux qui ont lu autre chose que le genre de merde que je suis en train de pondre. En parlant de poule, je n’en connais pas au point de les inciter à frapper à ma porte. Quand on ne connaît pas, on ne connaît pas. Voilà ce que je pense. Mais elle insiste :
« J’ai pas vraiment envie de passer une autre nuit dehors ! Ouvrez ! »
Ce qui ne me permet pas d’établir un lien entre elle et le guetteur. Il faut que j’en sache plus avant d’avancer dans ce qui m’a l’air d’un pétrin avec moi dedans en train de lever en attendant d’être cuit.
« Je m’habille ! » lançai-je sans m’approcher de la porte.
J’ai gueulé tellement fort que mon guetteur a légèrement changé de position. Et j’ai les oreilles en position radar, des fois qu’elle ne soit pas venue les mains vides, ma visiteuse. Ah j’ai toujours regretté de ne pas avoir insisté pour habiter au dernier étage. Il n’y a rien comme un grenier pour assurer les fuites d’urgence. Au lieu de ça, je peux toujours emprunter la fenêtre en espérant ne pas me recevoir sur le trottoir. Utopie !
« Vous allez pas vous couler un bain ! » se plaint la voix.
Elle serait pressée que ça ne m’étonnerait pas. Mais pourquoi l’est-elle ? Il faut que je prenne le temps de réfléchir. Comme j’ai subi pas mal de ralentissements ces derniers temps, mon cerveau est à peu près autant rouillé que la clé du Paradis. Je pourrais appeler la concierge. Je l’ai déjà fait. Un type voulait me vendre une place au Paradis, justement. Et je m’étais vite rendu compte que ce n’était pas lui qui vendait la clé. Il était juste intermédiaire. Il s’appelait Purgatoire. Et il prétendait me la mettre. La concierge a appelé les flics. C’était avant Sarkozy. On avait encore des flics avec qui on pouvait compter. Ils m’ont même remercié de leur faire confiance. Ils ont bien changé depuis. Et je ne leur fais plus confiance. Je crois même que je les hais.
« Si vous n’ouvrez pas, je fais un scandale ! »
Elle passait à l’acte suivant sans avoir baissé le rideau. Voilà comment agissent les gonzesses quand elles veulent avoir raison et que vous n’avez pas tort non plus. Elle secouait la poignée avec furie. Heureusement, j’avais la clé dans la poche. C’est là qu’on la trouve si on me cherche. Quelle chance elle avait, la chienne, que je porte plus les flics dans mon cœur !
« Tant pis pour vous s’il vous arrive quelque chose ! »
Encore un acte. Et sans rideau, sans coups, sans rien. On approchait de la fin de la représentation. Je savais trop comment s’achèvent ces mélodrames populaires écrits par les bourgeois en quête de paix sociale et de rentabilité commerciale. La loi du Capital allait encore me tomber dessus. Et toujours en criant gare.
« Bon ! m’écriai-je. Je suis tout propre et présentable. Vous êtes qui si c’est pas trop demander à une inconnue ?
— On a un ami commun… Gilles !
— Vous connaissez Gilles ? »
Je m’étais étranglé tout seul. Ça ne m’arrive pas souvent, parce qu’en principe, je ne me veux pas du mal. Gilles n’était pas un ami. Mais elle le connaissait aussi et, d’après ce qu’elle disait, il était son ami. La situation se compliquait. C’est d’ailleurs toujours comme ça quand on attend au lieu de perdre du temps.
« Si je le connais ! gémit-elle. C’est lui qui m’envoie…
— Gilles et moi… »
Mais je n’ai pas terminé ce que je commençais à dire pour clarifier la situation. Je n’étais pas sûr que ce serait à mon avantage. Je voulais en savoir plus alors que jusqu’à maintenant, chaque avancée n’avait fait que compliquer les choses. J’étais paralysé sur place, c’est-à-dire entre la fenêtre que l’autre continuait de surveiller et cette maudite porte qui pouvait cacher un projet nuisible.
« Je ne sais rien de vous, dit-elle, à part ce que Gilles m’a dit…
— Et qu’est-ce que vous savez de Gilles ?
— Certainement pas autant que vous…
— Comment savez-vous que j’en sais assez pour l’envoyer en Enfer ? »
Voilà comment je l’ai obligée à fermer son caquet. J’ai attendu une bonne minute, des fois qu’elle trouve quelque chose à répliquer. Gilles n’était pas mon ami et elle devait le savoir. Ou elle le savait déjà et j’avais besoin de savoir pourquoi. Rien que des complications. Et une vague inquiétude qui promet d’empoisonner mon existence si je me contente de discuter avec une inconnue à travers une porte qui ne me servira pas à prendre la poudre d’escampette.
« Je m’en vais ! finit-elle pas dire. Tant pis pour vous ! »
Des menaces maintenant. Elle n’était pas seule. Et si c’était Gilles qui revenait pour me faire payer ce que je lui dois ? J’étais pris dans un traquenard, sans grenier au-dessus de la tête et rien en dessous pour amortir la chute.
« Vous en allez pas ! me surpris-je à hurler. Je vais ouvrir.
— Enfin ! »
À qui elle parlait ? À moi ? Je n’en étais pas sûr. Elle avait crié victoire, oui ! Et j’étais le vaincu qui met sa clé dans le trou de la serrure en espérant que rien n’est encore joué. C’était une belle blonde genre ado attardée. Comme elle n’était pas vraiment à poil et tenait à ce qui lui restait de fringues (un slip crasseux et un morceau de chemise), je n’ai pas insisté pour l’empêcher d’entrer. Elle m’était presque passée dessus. Je n’ai pas pu m’empêcher de couiner :
« C’est Gilles qui vous a fait ça ? »
Elle secouait la tête pour dire que oui, Gilles avait déchiré ses fringues sans lui demander son avis. Pourquoi ? Elle ne le disait pas. J’ai refermé la porte en douceur, non sans avoir jeté un œil prudent dans le couloir. Il était désert. Personne n’y respirait, j’en aurais mis ma main au feu. J’ai souvent ce genre de certitude, je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce que j’ai toujours eu raison de m’y fier.
« Restez pas près de la fenêtre ! dis-je, le dos contre la porte. Je suis surveillé. Vous allez me dire par qui ?
— Comment que je le saurais ? Gilles est mort.
— Vous voulez dire que Gilles n’est plus de ce monde ? »
Je faisais perroquet maintenant, avec une nuance due à mon goût immodéré pour la rhétorique. Je n’avais pas envie de m’asseoir. Je suis resté debout. Pas imperturbable, parce que je mouillais. Cette gonzesse était le vecteur de ma trouille. Et je ne m’en méfiais pas assez. Elle était le plus récent objet de mon désir.
« Qui c’est qui vous surveille alors ? dit-elle en se léchant les lèvres comme si elle venait de goûter quelque chose qui ne lui déplaisait pas.
— Si vous me disiez plutôt qui vous êtes ? Et comment Gilles nous a quittés…
— Ça va faire long… J’ai pas le temps. Vous avez pas des fringues à me prêter ?
— Vous vous en êtes pas aperçu, ma belle, mais je suis un mâle…
— Et alors ? Je passerai pas pour un mec, rassurez-vous, dans vos beaux habits de conquérant.
— Je vous connais pas assez pour vous confier mes fringues.
— Allez donc demander à votre copine. Elle en a, des fringues, au moins ? Je dis ça parce que dans les rêves, elles sont souvent à poil, les filles qui fréquentent les mecs comme vous… »
De quoi j’avais l’air ? Ce n’était peut-être pas le moment de se regarder dans un miroir. L’opinion qu’elle avait de moi me renseignait assez sur mon erreur. Je suis entré dans la chambre pour chercher de quoi l’habiller, mais peut-être désirait-elle se nettoyer avant de profiter de mon luxe…
« Je suis pressé, dit-elle en tâtant mes tissus. Vous n’avez rien d’ordinaire ? Je tiens à passer inaperçue…
— Et c’est quand que vous allez m’expliquer… ? »
Elle était déjà à poil et essayait des chaussettes, assise sur le bord de mon lit sans se douter que je faisais la même chose tous les matins avant de me livrer au jugement de mes semblables. C’était bandant, mais il était sans doute plus urgent d’en apprendre plus sur le futur de nos relations avant de s’y jeter les yeux fermés. J’ai quand même attendu qu’elle enfile un pantalon. Même comme ça, elle restait un mystère.
« Comment qu’il est mort, Gilles ? demandai-je sans vraiment attendre une réponse.
— Ils l’ont flingué…
— Ils ? Qui ça, ils ?
— Et je sais pas pourquoi. Je me doute même pas. Tout allait bien entre lui et moi. Même que ça allait mieux pour moi. Jamais j’avais été gâtée comme ça.
— Il a jamais gâté personne, Gilles.
— Faut croire qu’il m’aimait. »
Un vrai roman qu’elle me racontait façon nouveau. Mais est-ce que je tenais à en savoir plus ? Un coup d’œil me renseigna sur l’autre aspect de ma situation : le type matait toujours de mon côté. Je me demandais quel progrès il avait fait depuis qu’il se livrait à cette prenante occupation. Que me voulait-il ? Encore quelque chose que je ne possédais pas, même si j’étais soupçonné de l’avoir volé. Je ne sais pas faire autre chose. Et ce n’est pas toujours parfait. La preuve.
En attendant, j’avais une gonzesse sur les bras. Et quand je dis bras, c’est une façon de parler pour ne rien dire. Elle n’avait pas l’air d’un homme dans mes fringues. Exactement ce qu’elle voulait. Est-ce que je pouvais en profiter pleinement avant de découvrir la suite de cette nouvelle aventure dans l’inconnu quotidien ?
« On va où ? demandai-je sans attendre de réponse.
— On se casse. Loin. Le plus loin possible.
— J’y suis pour rien, moi ! Et puis j’en ai rien à foutre de Gilles. Ça fait si longtemps qu’on s’est pas vu que je me souviens pas à quoi il ressemblait.
— Maintenant il ressemble à un cadavre. Et il va pas tarder à sentir mauvais. Partons ! »
On a pris l’escalier de service. Mauvais présage, il y avait un cercueil debout contre le mur à l’étage en dessous. En principe, on les couche s’ils sont occupés. Je savais ça. Ça pouvait être mon cercueil. Ma mort. Et cette fille était un ange de la mort. Il faut dire que depuis quelques jours, je n’étais plus moi-même. Je me le reprochais assez. Mais ne comptez pas sur moi pour vous raconter ce qui s’est passé avant. Je ne tiens pas à passer aux aveux. Dans quelle histoire je m’étais fourré ? Elle le savait, elle, et elle m’emportait dans ses bagages.
Arrivé au rez-de-chaussée, j’ai marqué une pause entre deux plantes vertes. J’étais en sueur. Et j’avais froid. Je n’avais jamais ressenti ça. C’était presque aussi nouveau que la mort. Quoique je ne sache rien de la mort. C’était Gilles le cadavre. En attendant qu’on me troue la peau d’une façon ou d’une autre.
« Et le type ? fis-je parce que c’était évidemment ce qui motivait ma prudence.
— Il est mort, » fit-elle.
Elle en était à deux au compteur. Minimum. Je veux dire : si elle venait de le remettre à zéro.
« Vous voulez dire que le type qui me surveillait encore ya pas deux minutes n’est plus de ce monde ?
— Je l’ai buté. Avec ça ! »
Elle agitait un pétard parfaitement entretenu.
« J’ai rien entendu, fis-je. Rien vu non plus. Tu es qui, toi ? »
Il était temps de poser la question. Elle avait entrouvert la porte d’entrée pour jeter un œil dans la rue. D’après elle, on pouvait y aller. Elle s’y connaissait, toujours d’après elle, en fuite qu’il vaut mieux de pas retarder sous peine de ne plus jamais se mettre en retard aux rendez-vous du destin. Et en effet, le type que j’avais vu de là-haut, de ma fenêtre, était en train de s’habituer à être mort. Il avait au moins une heure d’avance, dit-elle. Et dans ma tête, je calculais. Les choses ne s’étaient pas du tout passées comme je l’avais cru avant qu’elle frappe à ma porte. Et je ne savais plus si je voulais savoir ou m’en remettre au hasard d’autres rencontres tout aussi prometteuses de changement. Elle avait garé sa bagnole deux rues plus loin, à l’abri, dit-elle, des questions qui doivent demeurer sans réponses. Vous n’allez pas me croire, mais c’est comme ça que je l’ai rencontrée. Et ça pourrait faire le début d’un sacrément bon roman.
Ça devait se finir comme ça. Éric donnait des signes de mort prochaine depuis longtemps. On en parlait, mais aucun d’entre nous n’est jamais intervenu pour essayer de changer le cours des choses. Il est vrai qu’on a chacun une vie à assumer. On a tous une famille. Éric n’en avait pas. Moi non plus.
Le pire dans cette histoire c’est qu’il n’y a aucun lien entre son existence et ce qui lui est arrivé après sa fugue. Jusque-là, il tenait le coup. Il assurait, comme on dit. Personne ne s’était jamais plaint de son travail, ni de son comportement. On savait que ça finirait mal, mais on n’attendait pas. Pour nous, c’était déjà fait. Il n’était même pas en sursis.
Et voilà qu’un matin on trouve sur son bureau une enveloppe avec mon nom dessus. On me la remet. Je ne sais pas si je dois l’ouvrir. On s’impatiente autour de moi. Je file chez Carel, le proviseur. Et c’est lui qui l’ouvre. Il en a le droit, ce qui n’est peut-être pas mon cas. En 20 ans de carrière, j’ai appris à réfléchir avant de ne pas agir.
L’enveloppe contient une lettre de démission.
« Vous savez où il habite, vous, me dit le proviseur sans lever le nez. Vous vous fréquentez. D’ailleurs cette lettre vous est adressée. Je ne peux tout de même pas la considérer comme une démarche officielle. Il y a là une intention… tout au plus. »
Il se frotte le front. Je ne suis pas mécontent de le voir réfléchir à ma place.
« Prenez une heure pour aller chez lui, dit-il.
— Une heure pour aller, rétorquai-je. Et une autre pour revenir. Ça fait deux…
— Prenez-en trois. Vous vous arrêterez pour boire un coup. Je sais que vous en avez besoin. »
J’en ai toujours besoin. Vingt ans jetés par la fenêtre d’un bonheur que je n’ai pas connu. Je pourrais me plaindre moi aussi, mais bon… il y a des compensations. L’État veille sur nous. Ça n’empêche pas la nuit, certes.
« Essayez de le raisonner, dit Carel. Ça ne peut pas se terminer comme ça. »
Je prends le métro. J’ai compté une heure avec l’arrêt Ricard chez Eugène qui me demande si je suis « encore » en mission. Ce qui me fait toujours mal. Pain quotidien. Je le trempe dans les liqueurs de la société. Et le soir, je ne suis pas le premier à remettre la correction des copies à plus tard. Bref, j’arrive chez Éric qui vit seul au troisième étage d’un petit immeuble coquet. On y est accueilli par des plantes vertes et des miroirs. L’ascenseur est en panne.
Je sonne. Pas de réponse. Je sais qu’Éric n’est pas là. J’ai pris la précaution de me faire voir au rez-de-chaussée. J’ai même salué cette concierge aux yeux de caméra. Elle a souri quand j’ai appuyé inutilement sur le bouton de l’ascenseur. J’ai souri moi aussi. On en est resté là. C’était amplement suffisant en cas de témoignage rendu nécessaire par un accident. J’en ai déjà eu un à peu près dans les mêmes conditions, sauf que personne ne m’avait remis sa démission. J’avais été chargé de jeter un œil sur la préparation d’une manifestation syndicale. Un flic m’a marché dessus sans faire exprès. Il a fallu expliquer. J’étais couvert, heureusement.
Je sonne encore une fois pour qu’on ne me reproche rien. Éric n’est pas chez lui. Je le sais. Je redescends. La concierge m’attend au bas de l’escalier, entre deux plantes vertes, le dos au miroir.
« Il est pas là, dit-elle après avoir claqué une langue lourde de significations cachées. Mais je peux pas vous dire à quelle heure il est sorti. »
Elle attend ensuite mes commentaires. Je sors. Je l’ai assez vue. Chez Eugène, le comptoir est habité par ses locataires habituels. Je trouve une table et m’enfile deux verres de vin. Ça ne m’aide pas à réfléchir, exactement comme je le souhaite. Je sais bien comment m’y prendre quand c’est sur moi que ça tombe.
« Comment ça, pas chez lui ! Et où il est alors ?
— Comment voulez-vous que je le sache… ?
— C’est votre ami. Il vous a bien confié quelque chose. D’ailleurs cette lettre vous est destinée. Je ne comprends pas que vous vous serviez de moi dans je ne sais dans quelle intention ! Il faut que je m’occupe du remplacement. Retournez à vos élèves ! »
C’est ce que j’ai fait. J’ai laissé passer la journée. On ne m’a pas posé trop de questions. Je suis resté évasif. Après tout, je n’en savais pas plus que les autres. Je n’avais pas même une « petite idée » de l’endroit où Éric avait atterri après un voyage que j’imaginais court et sans péripéties. Je le connais.
Il m’a appelé vers dix heures du soir. Il était chez lui. Je supposais que la crise était oubliée. Pas du tout ! Il s’était déjà passé la corde au cou et voulait seulement me dire ce qu’il attendait de moi « après ». J’ai eu beau hurler qu’il allait commettre une erreur, il a raccroché. C’est le genre d’erreur qu’on ne reconnaît pas. Et je doute, bien que je n’en aie jamais expérimenté de semblables, qu’on sache très bien de quoi il s’agit quand on s’apprête à la commettre. Je n’avais plus qu’à sauter dans un métro. Ce que j’ai fait. Il était trop tard pour s’arrêter chez Eugène.
Évidemment, la police était déjà là quand je suis arrivé. J’ai toujours aimé l’effet des gyrophares sur la nuit et ses murs immobiles. Et à travers les portes vitrées, la concierge se confie à l’oreille poilue d’un flic en blouson de casseur. Il est penché sur le côté, une main sur la hanche et l’autre en pavillon à la hauteur de son oreille. Ses baskets se trémoussent sur le dallage impeccable. D’autres flics vont et viennent, comme si c’était si compliqué de constater la mort par strangulation.
« Comment que vous savez qu’il s’est étranglé ? me demande le flic.
— Il vient de m’en parler…
— Tout juste… ?
— J’en sais rien ! Le temps d’arriver.
— Ça fait combien ? Au jugé… ?
— Faudra calculer, avouai-je. J’ai l’esprit… je sais pas comment dire…
— Vous voulez que je vous dise ? »
C’est comme ça que j’ai eu une conversation documentée avec un flic. La concierge avait signalé ma visite de ce matin.
« Je ne sais pas si je dois vous en dire plus… murmurai-je sur l’épaule du flic. Il faudra consulter le proviseur… La hiérarchie… vous comprenez ?
— Qu’est-ce qu’il a à voir là-dedans, votre proviseur ? »
J’ai eu du mal à m’expliquer. Le flic n’a pas paru satisfait. On m’a embarqué. Avec les précautions d’usage. Je n’avais pas mis ma cravate, mais on voyait bien que j’avais la saine habitude d’en porter tous les jours, et peut-être même en vacances. Même que je me baigne avec elle. Ce qui n’était pas assez marrant pour faire rire un flic qui était, une heure plus tôt, en train de regarder sa série préférée. Le proviseur est arrivé vers une heure du matin. Je n’étais plus en état de dormir.
Il m’a ramené chez moi. Tout en manœuvrant pour se rapprocher du trottoir, il m’a fait remarquer à voix basse que j’étais attendu. D’un coup de menton, il a désigné une gamine adulte en jupette. Comme elle était appuyée le dos à mon portail et que le quartier est plutôt bien fréquenté, il supposait qu’elle m’était destinée. Et pas un mot sur si je la connaissais ou pas. Merde ! Voilà que je m’exprime comme un écolier. L’émotion.
« Bon je vous laisse à vos occupations, Dardon, me dit-il de profil. On en discutera demain. Tiens ! Ça serait bien si vous arriviez une heure avant. »
La portière claquée, je me suis intéressé à la fille qui m’attendait. De loin, elle me faisait déjà des signes. Je me suis même retourné pour voir si je n’étais pas suivi. Elle était décoiffée suite à une action d’urgence. Sa chemise aussi était déchirée. Mais son visage n’avait pas souffert de je ne savais quelle rencontre. J’avais la clé dans la main, je ne sais pas pourquoi. Je n’ai jamais eu l’occasion de menacer quelqu’un avec une clé. Surtout pas une fille sans doute moulée dans une vitrine.
« Vous savez pour Éric ? me demanda-t-elle sans attendre.
— Vous connaissez Éric ? »
C’était normal que je lui pose la question, vu que je ne la connaissais pas. Mais je reconnaissais le goût d’Éric pour les gros seins. Elle avait de gros yeux aussi. Elle me regardait comme si j’étais déjà conquis.
« Rentrons, dit-elle. Je vous attends depuis une heure. »
J’ouvris. Le portail grinça.
« Vous avez vu les flics ? dit-elle, furtive dans l’allée.
— Je ne sais pas tout d’Éric, fis-je en trottinant derrière elle. Mais vous savez déjà qu’il est mort… »
Elle atteignit le perron avant moi. Elle le gravit sans bruit, car elle était pieds nus. Elles étaient où, ses chaussures ?
« Dépêchez-vous ! » grogna-t-elle.
Nous entrâmes. J’allumai. En pleine lumière, elle était moins tentante, mais elle avait toujours d’aussi gros seins. Et des yeux qui me dévoraient des pieds à la tête. Qu’est-ce qu’elle me voulait ? Elle se jeta dans un fauteuil, croisant aussitôt ses longues jambes.
« J’y suis pour rien, dit-elle.
— Vous y étiez ? Je veux dire…
— J’aurais pas dû rester. En fait, j’y croyais pas. Et il l’a fait ! »
Elle fit mine de s’étrangler, tirant la langue et écarquillant ses gros yeux noisette.
« J’ai essayé de le décrocher, continua-t-elle tandis que je commençais à bander. Mais il était trop lourd. Il est mort dans mes bras. D’un coup, il n’a plus bougé. Il était mort. Je sais ce que c’est. »
Elle avait l’air vraiment horrifié par ce qu’elle disait, croisant et décroisant ses jambes pendant que je me faisais plaisir l’air de rien.
« C’est affreux, ce que vous me racontez là… » balbutiai-je.
Elle s’immobilisa entre deux croisements.
« Vous croyez que les flics savent déjà ? dit-elle d’une voix franchement terrifiée.
— Vous avez dû laisser des traces… On n’est plus au temps de Simenon.
— Je sais… Ya plus besoin de réfléchir aujourd’hui. Il suffit d’observer. Et on est vite renseigné si on s’y prend bien.
— Comment vous savez ça, vous ? »
J’étais en admiration devant cette poupée, mais ce n’était pas moi qui agitais les fils. Je ne pensais même plus à Éric. La nuit n’en finissait pas de me condamner au silence. J’ai proposé une boisson et elle l’a alcoolisée. Le jour se levait quand j’ai pris la décision de la suivre. J’allais rater mon rendez-vous avec le proviseur.
*
Où m’emmenait-elle ? J’étais fou de la suivre ? La mort d’Éric m’avait changé à ce point. Moi, le larbin méthodique et volontiers délateur. Éric ne m’aimait pas. Il m’avait révélé à moi-même. Mais je ne vous ai pas tout raconté. Et j’y pensais dans la voiture qu’elle conduisait pied au plancher. On traversait une triste campagne. Jamais je n’avais perdu de temps à regarder les détails du bocage. La vitre était froide contre mon front. Je ne voulais pas la voir.
« Il faut que j’appelle le lycée, gémis-je.
— Pour leur dire quoi ? Que vous voulez en savoir plus sur votre ami ?
— Ce n’était pas mon ami.
— Il vous aimait.
— Il vous l’a dit ?
— Il ne parlait que de vous.
— Ah ouais… ? »
J’avais du mal à imaginer Éric parlant de moi. Il fallait qu’elle m’en dise plus. Je la pressai soudain de question. Je devenais incohérent. Le flic m’avait peut-être injecté quelque chose.
« Vous êtes dingue, non ?
— Vous ne savez pas ce que c’est que d’être coincé chez les flics !
— Oh que si ! je sais ! »
Elle savait. Et elle le savait avant moi. Je crois qu’Éric le savait lui aussi. On ne se connaissait pas depuis si longtemps. Dehors, il se mit à pleuvoir.
« Je ne sais même pas où on va… me plaignis-je en me frottant les yeux.
— Comment vous sentez-vous ? »
Quelle étrange question ! Après tout, c’était peut-être elle qui m’avait injecté quelque chose. Mais que voulait-elle savoir ? Les flics injectent des sérums de vérité. Au moins, c’est clair. Avec eux, on sait de quoi il retourne. Mais elle ? Que me voulait-elle ? Et pourquoi si loin de chez moi ? Nous traversions de petits vals obscurs.
« Vous avez la lettre sur vous ? » dit-elle.
Comment savait-elle que je n’en avais pas parlé aux flics ? Carel non plus n’en avait pas parlé. Quel était le nom de cette intruse ? Je montrai la lettre. Elle était un peu froissée.
« Je ne sais pas où vous voulez en venir… commençai-je.
— Moi je sais ! »
*
Maintenant, après une période de sommeil dont il m’était impossible d’évaluer la durée, j’étais couché dans un lit qui n’était pas le mien. Je ne reconnaissais pas cette odeur. La pluie martelait les vitres troubles d’une fenêtre plongée, de ce côté du monde, dans une nuit menaçante comme le silence. Au-dessus de moi, une ampoule répandait une lumière jaune un peu frémissante, peut-être à cause du vol des mouches tournant aussi autour d’un piège gluant et bourdonnant. Je venais de sortir d’un rêve peut-être agréable, mais je ne m’en souvenais pas et je cessai d’y penser. Lélia était assise sur une chaise près du lit. Je reconnus ces jambes et la frange dentelée de la jupe. Pourquoi avais-je dormi ?
« J’ai renoncé à me venger, dit-elle.
— Vous venger ? Je ne comprends pas ! »
Elle se mit à rire. Elle avait l’air heureux maintenant. Je me souvenais d’un visage tragique.
« Je ne sais pas ce qui m’a pris, dit-elle. Votre collègue me reconnaîtra.
— Carel ? »
Je sentis alors que j’étais nu. Et lié aux quatre coins du lit. Mais ce qu’elle m’avait injecté m’empêchait de bander. Et j’en avais une terrible envie.
« Ce n’est pas le genre de choses dont on parle à ses élèves, hein ? dit-elle entre deux bouffées de rire.
— Que savez-vous de ce qu’on leur dit ?
— Éric m’a tout expliqué. Mais je ne le croyais pas capable d’en arriver à se tuer. Je suis aussi responsable que vous.
— Avons-nous fait l’amour ? »
Elle rit. Ma queue tentait une diversion, mais j’étais intoxiqué. Je sentais ce goût métallique sur ma langue. Et j’avais mal aux dents. Étais-je en train de mourir ?
« Nous ne nous reverrons pas, » dit-elle.
Ce qui me rassura. Je raisonnais. Voulait-elle dire que nous ne nous reverrions pas parce qu’elle avait décidé de ne plus se trouver sur mon chemin ? Voilà ce qui multipliait son rire. Et j’avais envie de rire moi aussi. Ma bouche ne s’ouvrait pas, cependant. Qu’est-ce que je marmonnais ?
« Je vais vous ramener chez vous, dit-elle. Vous trouverez bien quelque chose pour excuser votre absence.
— Combien de jours, nom de Dieu ! »
Elle me détacha. Je ne trouvai pas la force de lui résister. J’étais drogué au dernier degré. Elle m’habilla. J’ai adoré ce moment, mais sans turgescence. Ensuite nous sommes sortis sous la pluie. La nuit nous envahit. Seuls les phares de la voiture me retenaient à la réalité. Je m’enfonçai, je crois, dans la banquette arrière. Le moteur ronronnait. Nous traversions de longues et profondes flaques qui fouettaient bruyamment le plancher.
*
« Mais enfin ! dit Carel. Vous n’expliquez rien. Je suis allé chez vous tous les jours. Matin et soir. Ah ! Au fait… Cette lettre… Vous l’avez conservée… ?
— Elle voulait la garder en souvenir d’Éric… Je n’ai pas osé lui refuser…
— Vous êtes fou, Dardon ! Je n’explique pas les choses autrement. Enfin… nous allons arranger ça. À notre niveau, veux-je dire. Parce que pour la police…
— Je ne veux plus les voir ! »
Carel me jeta alors un air éberlué.
« Vous ne pouvez pas les empêcher de vous poser des questions, Dardon ! Vous leur parlerez de cette fille. J’ai déjà témoigné dans ce sens. Je la reconnaîtrais. Je suis assez physionomiste. Quand j’étais sous les drapeaux, j’ai eu l’occasion de… »
Mais j’étais déjà dehors, sous les tilleuls. La cour était déserte. Sous le préau, un chat guettait quelque chose dans le mur. C’est comme ça qu’on se fait prendre au piège. Ensuite, ils veulent tout savoir. Et c’est toute une chronologie qui vous tombe sur le dos. Aux fenêtres, les profs bousculaient les élèves qui s’accrochaient aux meneaux pour me voir glisser dans l’improbable. Jamais je n’expliquerais ça aussi clairement que l’exigeaient les procédures.
On m’a laissé tranquille toute la journée que j’ai passée entre la cour et le préau, à croire que les récréations étaient supprimées. Puis le flot des corps s’est écoulé entre les grilles grandes ouvertes. Carel m’attendit enfin, les mains dans les poches, entre les grilles maintenant entrecroisées. Il avait simplement l’air du type qui ne sait pas ce qu’il faut décider avant de rentrer chez soi et d’oublier. Il avait quelque chose à me dire.
J’ai fini par le rejoindre parce que le gardien commençait à s’impatienter, secouant son trousseau de clés. On est monté dans la voiture de Carel. Ce n’était pas lui qui conduisait. C’était elle. Et on a roulé comme ça jusque chez moi. Ils m’ont déposé sur le trottoir. Je n’avais plus le désir de comprendre. Ni même de raconter les choses depuis le début. Et je ne connaissais pas la fin de cette histoire. En passant, j’ai salué la concierge qui était heureuse de m’apprendre que l’ascenseur fonctionnait de nouveau. Ensuite, elle a pris un air tragique, plissant son front de régisseur. Elle regrettait pour mon ami. On lui avait expliqué. Elle avait bien de la chance !
Je croyais la connaître. Je n’ai pas mis longtemps à me rendre compte qu’elle ressemblait aux autres, celles que j’avais connues. Douze ans de connaissance du sexe et voilà où j’en étais.
Oui, oui… la trentaine. Bien sonnée. Tous les deux, oui. On se voit tous les jours. Forcément, on travaille dans le même établissement. On fait partie de ces gens qui ne meurent pas de faim, se soignent bien et vont en vacances. En plus, on ne se fait pas de souci pour l’avenir. On n’avance pas, mais on ne risque pas de se retrouver sur la touche avec les guignards de l’emploi. Et pour couronner le tout, on n’a pas l’impression de servir à quelque chose. On aura même droit à une médaille si on se tient bien. Et surtout si on ne se met pas les pistonnés sur le dos.
Je ne pensais pas en arriver là. En fait, je n’avais pensé qu’au temps libre et aux vacances. Et la sécurité de l’emploi ne me déplaisait pas comme perspective. Que voulez-vous… ce genre de situation est un ersatz. Mais ne sommes-nous pas des remplaçants, vous et moi, chers collègues ?
Je commençais vraiment à me faire chier quand Aline est entrée dans ma vie. Elle est d’abord entrée dans la salle des profs pour se présenter. Carel, le proviseur, l’accompagnait, toujours un peu en retrait, ce pétainiste. Il a le don de toujours s’attendre à tout.
Je ne dis pas que j’aime la provocation, mais la tenue vestimentaire d’Aline M* en a choqué plus d’un. Moi, je l’ai tout de suite prise pour ce qu’elle était : une pute. Ça faisait plus de trois mois que je ne bandais plus clairement. Elle s’est assise sur le bord d’une table après avoir repoussé les miettes et les gobelets. Encore un peu et je giclais sur la perruque de Chataigne (sans ^) qui était assise alors que j’étais debout derrière elle. Carel me surveillait du coin de l’œil. J’ai eu des problèmes il y a quelques années. Ils étaient liés au sexe, oui. Elle avait treize ans et moi bac+5. Ça ne faisait pas le compte.
La petite réunion impromptue terminée, je suis allé me vider. J’en avais besoin. Depuis trois mois, j’avais des hallucinations. Et sans l’aide de Dieu. Je ne pensais pas sauver la France du joug anglo-saxon. Toutes ces filles en formation me damnaient. Et j’étais condamné à ne plus m’exprimer sur ce sujet. On m’avait même confisqué mes manuscrits malgré ma promesse de ne rien publier sous mon nom. J’ai recroisé Aline dans la cour, à la récré. On s’est parlé pour la première fois. On nous surveillait.
Le soir même, on a couché dans son lit. J’ai tourné de l’œil. Des années que je n’avais joui comme ça. Jamais je n’avais autant joui avec une fille. Et depuis la première, même mes caresses ne retrouvaient pas le paroxysme des voyages en solitaire. Le soleil se levait quand je suis revenu à la réalité. Je ne me souvenais plus de mes rêves. Ils m’avaient pourtant laissé un goût d’aventure. Mais dans quel pays ?
On a fini par faire la fête. On avait besoin de sortir chez les autres. Elle connaissait des tas de gens et ils se ressemblaient tous. Je n’étais pas chez moi. Aline était promise à une grande carrière. J’ai commencé à me demander ce qui lui plaisait en moi. Il y avait à peine une semaine qu’on échangeait. Elle allait peut-être reprendre son vol. J’étais devenu jaloux.
C’est le moment que Jean-Pierre a choisi pour entrer dans ma vie. Par l’intermédiaire d’Aline qui me l’a présenté. C’était un solide gaillard qui pratiquait des sports divers. Comme j’avais compris « d’hiver », je lui ai parlé de ma montagne. Et comme il avait l’air de se demander dans quelle langue j’exprimais cette douce nostalgie, Aline est intervenue, soufflant dans mon oreille que je ne ferais pas le poids. Mais je n’avais pas l’intention de me battre, seulement de m’imposer. La plupart de ces types sont gonflés aux hormones de croissance. Ma bite, elle, est un produit naturel et héréditaire. Aline m’avait confié qu’elle n’en avait jamais connu de si « balaises ». Et voilà que cet âne de JP prétend la comparer à ses muscles.
À force de fêter ce bonheur croissant, j’ai perdu le fil de mon existence. Je n’ai jamais eu une bien grande conscience professionnelle. Je m’en suis toujours tenu aux procédures sans jamais innover. S’il y a quelque chose qu’il faut éviter dans cette profession de domestique patenté, c’est bien l’innovation. On m’avait montré le chemin et depuis, j’en suivais la nonchalante excursion dans le domaine du bourrage de crâne. Mais Aline m’en avait diverti. Je ne demandais pas mieux, certes, d’autant que les petites filles du collège voisin n’attiraient plus mon attention. Je n’avais d’yeux que pour le corps souple et finement grassouillet de cette pute venue d’ailleurs. Cette étrangère changeait ma vie en se servant de ma baguette magique comme jamais personne, ni moi, n’en avait fait usage. Mais JP exhibait son glabre poitrail à la plage et il ne pouvait pas s’empêcher de déplacer les chaises d’une seule main quand elle y était assise. Je le voyais mort. C’était même comme ça que je le préférais.
Bien sûr, il y a loin entre le rêve et son accomplissement. D’ailleurs, je ne me voyais pas moi-même déchirant cette chair trop voyante. Qu’en pensait Aline ?
« Tu es fou ! s’écria-t-elle tandis que je la plaisantais sur ce sujet hautement délicat de mon point de vue. JP n’est même pas un ami. Il me tourne autour, c’est tout.
— Il paraît que les hormones, ça rend impuissant…
— Il prend plutôt des stéroïdes anabolisants. »
Elle avait dit ça comme si j’avais une idée de ce que c’est qu’un stéroïde, anabolisant par-dessus le marché. Je tâtais son sein, craignant d’y rencontrer une matière étrangère à cette chair que j’adorais. Ces questions d’accroissement et d’esthétique musculaires ne m’avaient jamais vraiment effleuré l’esprit. J’étais à un tournant de ma vie. Et pour la première fois depuis mon premier feu d’artifice, j’avais peur de la rater. On est toujours seul au volant dans ces circonstances. En tout cas, JP n’occupait pas la place du mort et Aline prenait le train.
J’ai commencé à moins bander. Et même à bander moins souvent. Et ce qui devait arriver est arrivé : une journée entière sans érection. Un vrai roman de Duras : rien dedans, tout dans le miroir, surtout de profil. Quand l’angoisse ne dit plus son nom, on n’est pas loin d’aller brûler un cierge avec ceux qui prétendent savoir. J’avais l’impression d’être monté au sommet parce que j’étais désigné pour en redescendre et cette fois sans mode d’emploi. Aline me trouva fiévreux.
« Tu devrais t’absenter, me conseilla-t-elle. C’est un droit. Tu ne profites pas assez des avantages de notre situation. Je sais bien ce que je ferais si j’étais à ta place.
— Des fois je me mets à la tienne. Et j’arrive pas à coucher avec JP !
— Avec tout ce qu’il prend… »
Cette dernière réplique me rassurait un peu sur l’état de notre relation. Si JP était mal monté, elle n’avait pas les moyens, toute savante qu’elle était en matière de plaisir, de le reconstruire en partant de l’entrejambe. Mais avais-je jamais vu, de mes propres yeux, ce qui pendait entre ces deux masses musculaires ? Qui donc m’en parlerait ? Et pas pour me bluffer.
Deux mois plus tard, j’étais dans un triste état. JP avait pris dix kilos de muscles en parfait état de fonctionnement. Et il ne paraissait pas beaucoup plus bête. En proportion, je veux dire. Au contraire, plus je me décomposais, et plus il devenait bavard. C’est comme ça, au détour d’une conversation, que j’ai appris qu’il était écrivain.
« Tu veux dire qu’il écrit ? m’écriai-je.
— Il a même publié. J’ai acheté un de ses livres.
— Je veux être le premier à le lire ! »
500 pages ! Il m’a fallu trois longues soirées pour en finir avec ce ramassis de considérations sociopolitiques et de descriptions empruntées aux meilleures sources du journalisme de masse. À peine conclues 20 pages d’opinions sans la moindre marge laissée à une réfutation, la page suivante s’ouvrait sur une scène de cul suivie de vomissures et d’errances guidées dans le monde de la nuit et de la perdition, le tout sous couvert de la Sécurité sociale. C’était moi, mais dans un corps reconstruit pour un usage public. Rien à voir avec le fonctionnaire rachitique qui travaille le jour et se détruit la nuit avec le fric qu’il a honnêtement gagné. Le héros de JP lui ressemblait. Il entrait dans la nuit avec tous ses muscles. Et ça ne l’empêchait pas de finir dans la vomissure et le désespoir, la queue en tire-bouchon et les draps humides de sueur sans une seule trace de vrai plaisir. Un authentique antihéros. Le même homme, transporté aux Jeux olympiques, monte forcément sur le podium. Mais dans la nuit, il a les testicules à sec. Et ses collègues de la fonction hospitalière ne peuvent rien pour lui. Ne me dites pas qu’il n’a pas tenté de muscler sa queue avec le trou de la Sécurité sociale !
Bon. Moi aussi j’écris. Je n’ai rien publié, mais je n’ai jamais rien proposé. Je garde tout ça pour moi. J’attends. Pendant que mon petit corps malingre fait son chemin sous le ciel national, je me cultive, je me muscle, je rêve moi aussi d’aller jouer avec les grands et de monter sur le podium pour écouter la Marseillaise d’une autre oreille. Aline le sait.
Maintenant, elle va pouvoir comparer. Quand je lui rends le bouquin de JP, j’ai une telle trique qu’elle s’enthousiasme. Mais qu’elle ne croit pas se passer de le lire ! Je lui enfoncerais les yeux dans son texte jusqu’à qu’elle reconnaisse son homme.
Elle a pris quatre soirées, une de plus que moi. J’ai passé cette quatrième soirée à ruminer à même les draps qu’elle avait désertés pour se vautrer dans le canapé du salon. Je crevais d’envie de la voir. Et je la voyais vomir avec le héros impossible de JP. Hélas, cette soudaine passion pour une vengeance imaginaire me réduisit à l’impuissance. Tel quel, je n’ai plus l’air de rien. JP conserve toujours sa masse musculaire, quel que soit le niveau de turgescence lequel, dans son cas, ne dépasse pas le vœu d’exaucer.
Elle avait lu.
« C’est pas mal, dit-elle. Tu dois être jaloux…
— Moi ! Jaloux ! Tu plaisantes. Je n’ai pas besoin de passer quatre heures par jour en salle de musculation pour écrire ce qui vaut tout de même mieux que... que…
— Que quoi, mon chéri ? »
L’été est arrivé. La musculature de JP étincelait. Il sentait l’huile d’olive. Aline n’y voyait pas d’inconvénient du moment qu’elle pouvait s’entretenir avec lui de son dernier roman. Ces conversations se tenaient à l’autre bout de la terrasse. J’ai oublié de vous dire qu’on partageait un appartement sous le soleil de la Costa. Et je ne parvenais pas à la faire hurler de plaisir, le soir, après la balade traditionnelle sur le paseo maritime. Dans l’autre chambre, JP regardait des séries. On entendait les jingles, les coups de feu, les dérapages contrôlés, les cascades, les explosions, bref… toute la cuisine télévisuelle me harcelait pendant que j’activais mon bassin sur le ventre d’Aline qui avait d’autres projets et m’en reparlait après. Je finissais par m’endormir, mais quand je me réveillais, il n’était pas loin de midi et je les voyais, étendus sur le sable, à un bon mètre l’un de l’autre. JP paraissait énorme. Et je ne savais toujours pas qui l’enduisait d’huile d’olive. Il était toujours trop tard pour le savoir.
Je ne dis pas qu’on a passé de bonnes vacances. Elles touchaient à leur fin. Aline avait envie depuis le début d’aller se baigner dans une crique qu’elle avait aperçue en pratiquant le deltaplane avec JP qui en faisait depuis des années. Aline se laissait emporter tous les deux jours. La transparence de l’eau avait séduit son sens de l’exhibitionnisme. À poil, elle valait JP en slip, question esthétique. Je n’étais à mon aise que dans un peignoir, mais une fois en tenue d’Adam, je bandais et on ne voyait plus que moi.
On a loué une trottinette. C’est JP qui pédalait. Aline continuait de se laisser emporter et je tentais de les amuser en parlant d’autre chose. Il y avait déjà du monde sur le parking. Un petit Gitan nous a aimablement proposé de surveiller la trottinette. C’était payable d’avance. Je protestai.
« Et si tu ne reviens pas ? me dit le petit Gitan.
— Tu ne penses tout de même pas que je vais m’enfuir à la nage !
— Non. Mais tu peux t’enfuir avec la trottinette sans me payer…
— Et si c’est toi qui t’enfuies avec… ?
— Tu t’en fous. Elle est pas à toi ! »
Je le payai et rejoignis Aline et JP qui descendaient déjà. Le chemin était si étroit qu’il était impossible de se croiser ni même de dépasser. Et pourtant, des gens harassés remontaient. Il y avait deux Anglaises rouges entre Aline et moi. JP ouvrait la marche. Il avait compris que le croisement avec trois autres Anglaises rouges qui remontaient allait poser un sérieux problème. En fait, tout le monde se posait la question. Enfin, les trois Anglaises qui remontaient en haletant s’arrêtèrent pour considérer la difficulté. JP leur fit signe qu’il était absolument nécessaire qu’elles redescendissent. Aline riait. Une des Anglaises qui me précédait se retourna pour interroger mon visage si grave qu’elle ne dit rien. Enfin, les trois Anglaises acceptèrent de redescendre. JP leur expliquait que c’est toujours comme ça en montagne : c’est celui qui descend qui a la priorité. Je n’en étais pas aussi sûr, mais mes souvenirs de montagne s’étaient depuis longtemps perdus dans ce qui restait de mon enfance. L’Anglaise devant moi se retourna encore, mais cette fois pour me tendre la main. Elle allait procéder à reculons. Elle avait l’habitude. Elle venait tous les jours dans cet endroit paradisiaque. Elle devait peser deux fois mon apparence.
Enfin, nous nous égaillâmes sur le sable gris et les trois Anglaises qui étaient redescendues pour nous être agréables faisaient des signes à ceux qui s’apprêtaient à descendre. Ils les comprirent, ce qui n’avait pas été notre cas. Mais nous étions français.
Le petit maillot une-pièce d’Aline voleta un instant. J’étais déjà en position d’affirmer ma supériorité sexuelle sur JP qui s’accrochait à son slip à cause d’un rocher pointu. Une Anglaise cligna de l’œil dans ma direction, discrètement toutefois. C’était un simple signe d’admiration. Elle savait bien que ma passion se déchaînait ainsi uniquement pour Aline dont la beauté rayonnait à fleur de l’eau.
« Elle est froide ! se plaignait-elle.
— C’est parce que tu es chaude, expliqua aussitôt JP comme s’il commençait un chapitre.
— Vous devriez vous débarrasser de votre slip, » sifflai-je de la façon la plus sournoise qui soit.
Il hésitait. Une paire de couilles travaillées aux anabolisants, ce n’est pas beau à voir. Et je ne dis rien du corps caverneux qui n’a plus de caverneux que le nom. Cependant, le rocher pointu insistait et JP luttait pour conserver sa protection textile. J’entrai dans l’eau, prenant bien soin de ne pas m’y enfoncer au-delà du bassin afin de dresser ma queue à la surface. Aline avait plongé plus loin, là où l’eau stagnante était presque chaude. Je l’y rejoignis, pressé d’en finir. Une bonne petite sodomie me ferait le plus grand bien.
Pendant ce temps, JP, harcelé par le rocher pointu, tentait de l’escalader sans y laisser son slip, lequel exhibait déjà un accroc. Nous le vîmes bander tous ses muscles, ce qui était exagéré vu la difficulté de l’escalade, à peine un mètre au-dessus de l’eau. J’attirai Aline contre moi. Ses petites fesses nerveuses m’interdisaient toute introduction. Je ne voyais plus JP. J’avais le visage entièrement plongé dans la chevelure d’Aline qui rouspétait en me griffant les cuisses. Elle était tendue à souhait, l’animale ! Elle finirait par céder, comme d’habitude. JP allait en prendre plein la gueule. Il n’oserait pas plonger pour nous rejoindre. Je pétrissais les seins, insensibles aux plaintes de ma partenaire aquatique. Soudain, elle se détendit, devint molle, je la crus morte pendant un instant qui ne dura pas une seconde cependant (réflexion faite). J’éjaculai dans un cri de haine.
Je me séparai d’elle. L’eau avait rosi. Je nageais vite sur le dos pour m’éloigner de cette saleté. Ma queue se dressait encore, mât sans voile. Je m’étais éloigné de dix bons mètres. Aline était debout, l’eau clapotant sous ses seins. Sa chair était rose. Il ne manquait plus que ça. J’étais sur le point de vomir quand une masse rouge traversa mon champ de vision. Deux hommes la tiraient sur l’eau, puis ils atteignirent le sable et la manipulèrent avec d’infinies précautions. C’était JP. Mort. Ensanglanté.
Aline criait dans ses mains, immobile dans l’eau. Je m’approchai, demandai s’il était encore possible de faire quelque chose… Un des hommes me fit signe que non. Le crâne avait éclaté sur le rocher, à l’endroit où il était (et doit être encore) le plus pointu.
Nous rentrâmes à P* avant la fin de l’été. Il était temps de renouer avec nos vieilles habitudes. Le type qui remplaça JP n’était pas aussi musclé. Aline avait mis à profit la leçon que je lui avais involontairement donnée. Elle reconnaissait maintenant que ma théorie du rapport masse musculaire/dimension bite n’était pas aussi absurde qu’elle l’avait pensé avant qu’une simple péripétie estivale ne vienne prouver le contraire. Maintenant, elle établissait ce rapport en fonction d’un résultat donné d’avance. Et elle obtenait une bonne moyenne. Elle avait bon espoir de finir par épouser cet idéal modéré. Entre le pouvoir naturel que je représentais au prix d’un aspect déplorable et l’artifice d’une esthétique époustouflante mais réductrice, elle avait raison de penser que l’homme ordinaire, ordinairement bâti et conçu, est celui qui convient le mieux à la femme… s’il est toutefois établi, autrement que par la poésie et la chanson, qu’elle est l’avenir de l’homme… ce qui est loin de l’être à mes yeux.
Franck avait été clair. Et il devait être encore plus clair pour tout le monde que Louis avait été exécuté. Dean et moi on ne connaissait pas les tenants et les aboutissants de ce qui mijotait dans la tête de Franck.
« Pas de bagnole, avait-il décidé. Vous prendrez le train. »
C’est ce qu’on a fait. On a voyagé de nuit. Franck n’avait rien précisé à ce sujet et comme j’avais déjà pris le train et apprécié les voyages de nuit, Dean m’a suivi sans rouspéter comme d’habitude. Franck avait aussi précisé qu’il ne tolérerait aucune dispute avant que le travail soit achevé.
On est arrivé de bon matin. Il faisait à peine jour. Dean, qui se réveillait lentement, frotta la vitre avec le revers de sa manche et poussa un cri d’admiration qui me fit penser qu’il avait encore repéré une brunette aux longues jambes. Mais ce qu’il me montrait n’avait rien à voir avec le sexe. Le quai était glissant. Plus loin, la neige s’entassait contre les murs. Et on entendait clairement le bruit des chenillettes comme au cinoche. J’en ai eu le corps tout refroidi malgré le souffle d’air chaud qui remontait de dessous les sièges.
Dean et moi on n’avait pas l’habitude de la montagne. En fait, on n’y avait jamais été. On est des mecs du Sud. On monte à cheval, en moto et on sait nager. Mais glisser debout sur ce tapis de froid et de chutes n’était pas dans nos cordes. On n’avait jamais vu ça que dans le freezer. Et comme disait Dean en plaisantant, on n’avait jamais eu l’idée d’entrer dedans pour se préparer à une mission du genre de celle qu’on allait achever pour que tout le monde voie bien que Louis avait été exécuté. Pourquoi il fallait que ça se voie, on n’en savait rien. Et on s’en foutait parce qu’on était payé pour fermer notre gueule.
On a patiné rudement sur le quai. En plus, il fallait descendre un escalier et passer par un souterrain pas du tout fait pour encourager les claustrophobes comme moi. Dean me poussait et j’avais honte de me plaindre comme une gonzesse qui veut pas y passer. Enfin, on est remonté. J’avais les pieds gelés à cause de mes pompes. Dean m’avait prévenu. Il portait de grosses godasses en poil d’animal blanc. On est passé chez un chausseur où c’est lui-même qui a choisi pour moi une paire de bottes avec des poils dedans. On était prêt à faire ce qu’on était venu faire.
À l’hôtel, on nous a pris pour deux pédés, mais Dean m’a expliqué comment on fait pour pas se formaliser quand on séjourne dans ce genre de milieu. Il faut dire qu’on n’était pas les mieux fringués. Surtout Dean qui ressemblait maintenant à son père. Je me suis bien gardé de le lui faire remarquer, parce que Dean et son vieux sont en froid. J’avais pas tellement envie de faire encore baisser la température. On est allé bouffer dans le restaurant de l’hôtel, bien pratique parce qu’on n’avait pas à sortir pour se les remettre au froid et au vent qui sifflait sous les portes.
Dean a rouspété parce que c’était pas donné, les haricots au confit de canard, mais du moment qu’il rouspétait pas après moi, j’avais aucune raison de chercher à le calmer. C’est le garçon qui a pris à ma place. Il était pas commode non plus. Il a arraché la carte des mains de Dean, celles dont il se sert pour actionner les mécanismes compliqués de la mort. Il n’était pas question qu’il s’en serve pour autre chose, alors j’ai tiré le garçon par la manche et je lui ai révélé que mon copain était nerveux à cause de son père.
« Il est mort ? dit-il en écarquillant les yeux. Le mien aussi vient de mourir.
— Alors vous comprenez que mon ami a envie de tuer quelqu’un pour soulager son deuil…
— Exactement comme moi ! Qu’est-ce que vous buvez ?
— De l’eau pour l’instant. Mais quand on aura fini, on reviendra pour goûter au vin de la plaine.
— Il est excellent, monsieur ! »
Voilà comment on se fait des amis. Un truc que Dean ne sait pas faire. Heureusement que c’est moi qui désigne les cibles !
« Ils font chier, ces larbins, rouspéta-t-il quand je me suis rassis devant mon assiette.
— T’en as jamais tué, Dean. C’est pour ça. »
Le genre de remarque que Dean prend toujours pour un conseil, mais bon… on n’avait pas tout le temps devant nous et il fallait trouver Louis avant qu’il nous trouve. Pas question de le mettre en fuite. Il y a longtemps que je ne trotte plus. Alors le galop… Bref, le garçon, qui s’appelait Jean, ce qui n’a aucune importance, nous servit double ration de haricots au confit de canard, le tout arrosé d’une eau tirée directement du puits familial, lequel servait à abreuver des dizaines de générations de Jean. On a fait semblant d’aimer, surtout Dean qui n’est pas friand de ce qui n’a aucun goût.
« On va pas s’attarder, dis-je entre deux bouchées. Franck a bien précisé que ça devait se voir comme les yeux au milieu de la figure…
— Heureusement qu’on n’est pas d’ici…
— C’est parce qu’on n’est pas d’ici que ça va se voir encore mieux.
— Et on sera déjà loin quand ça se verra, hein, Jerry ? »
C’est ce que j’espérais en tout cas. Franck ne nous laissait pas le temps d’apprendre à skier. On aurait eu plus vite fait de descendre dans la vallée sur des skis, mais Franck avait fixé le jour et l’heure, ce qui supposait qu’on repérerait Louis avant. Il voulait du sang dans la neige. Pas d’explosion ni de coups sur la tête. Et pas question non plus de le faire souffrir. C’était son frère, tout de même ! Dean avait donc préparé sa Remington pour un tir à moins de cent mètres. Pendant qu’il travaillerait, je serais au bar de l’hôtel en train de consommer. Enfin… de faire semblant, parce que Franck ne voulait pas nous voir beurrés avant qu’on soit rentré à Phoenix.
Mais ce jour-là, le jour de notre arrivée, c’était à moi de travailler et c’était Dean qui ferait semblant de consommer au bar. Je me suis équipé d’une grosse fourrure car le vent était chargé de cette maudite neige qui a le goût de l’eau. Mes pompes étaient bien graissées et mes arpions bien à l’aise dans les poils. Y avait que le bout de mon nez qui me tracassait. Et j’ai commencé à chercher du côté des hôtels hors de prix. Il fallait traverser la route et descendre sur le cul pour atteindre une place parfaitement déneigée, même qu’il y avait des radiateurs électriques en plein vent et qu’on pouvait s’y frotter sans se brûler. Mais j’ignorais que pour en avoir le droit, il fallait consommer. C’est comme ça que je me suis fait plumer à la terrasse tropicale d’un établissement réservé à ceux qui profitent qu’on soit pauvre.
Et j’ai bien fait de pas discuter avec le larbin qui m’a engueulé parce que ça se voyait que je l’étais. Il m’a arraché à la chaleur du radiateur tout rouge et j’ai failli lui en mettre une de définitive. Ah on a de ces réflexes quand on a l’habitude de pas se laisser faire ! Mais j’ai réfléchi. C’est un avantage que j’ai sur Dean qui réfléchit toujours après si je suis pas là pour le guider dans la jungle sans pitié de ce monde de merde. J’ai même fait une génuflexion, posant presque un genou à terre. Et c’est à ce moment que Louis m’a aperçu dans son collimateur. Exactement comme Franck l’avait prévu. L’essentiel étant que Dean ne soit pas repéré par la cible.
« Qu’est-ce que tu fous là ? a grogné Louis en bottant le cul du larbin qui s’est calté comme un lapin qui l’a échappé belle.
— Je suis pas venu faire du ski, Louis !
— Alors qu’est-ce que t’es venu faire ? J’ai dit à Franck que je voulais qu’on me foute la paix, merde !
— Il est pas de cet avis, Louis. Il a peur que tu fasses une connerie. Il préférerait que je la fasse à ta place.
— Et quelle connerie tu ferais, connard ! »
Il était prêt à me labourer la gueule avec la crosse de son Luger, mais il y avait trop de monde pour que ça se voie pas. J’ai pris un air de convalescent qui a peur de pas s’en sortir.
« Je serai discret, Louis. Je peux même aller m’acheter des fringues dignes de ton monde si ça doit me permettre de pas désobéir à Franck. Tu le connais…
— J’ai pas besoin de nounou. Et puis je veux pas qu’on me voie avec toi. T’as l’air d’un pédé !
— Mais je le suis pas, Louis ! Je suis né comme ça…
— N’empêche. »
Il m’a planté là entre le radiateur et une plante verte. J’en ai toujours eu marre de ce type. C’est sans doute pour ça que Franck m’avait confié ce travail. J’ignorais pourquoi il voulait buter son frère, ni pourquoi il fallait que ça voie que c’était une exécution. Les types qui mènent la barque de ce monde ne vous disent jamais pourquoi c’est vous le minable et eux les propriétaires de votre âme. Je suis entré dans ce bar huppé. Malgré mes fringues. Mais c’était pas mes fringues qui emmerdaient Louis. Et les gens qui me regardaient passer entre leurs tables fleuries avec un téléphone dessus me voyaient nu comme un ver au lieu de se préoccuper de la présence d’un étranger parmi eux. J’ai rejoint Louis au comptoir de cuir qui éclairait les visages par-dessous. Le sien, il le tenait dans l’ombre, ayant reculé son tabouret. Je suis resté debout.
« File ! grogna-t-il. Je veux pas qu’on me voie avec toi. Tu vas me faire une réputation. J’ai encore rien levé depuis que je suis là.
— C’est pas la chair fraîche qui manque, à ce que je vois…
— Justement j’hésite !
— Tu veux fonder un foyer ou quoi !
— Tu ferais mieux de la fermer, Jerry ! Et te tirer d’ici. Tu diras à mon frère que j’ai besoin de vacances. J’en ai marre d’être le fils de son père, voilà ! »
Il était sur le point de se confier à moi. Ça devenait dangereux. J’étais pas payé pour savoir des choses. J’en avais bien assez d’en savoir sans le vouloir. J’aurais pu me calter en vitesse et changer les plans, mais si je suis un vrai spécialiste de la vitesse en cas de problème, j’y connais rien en plan. Et il était sans doute trop tard pour en changer. Mais j’ai joué le jeu et j’ai commandé un Gibson.
« Olive ou oagnon ? me demande le barman.
— Mets-y ton doigt et remue ! » grognai-je.
Louis m’envoya alors son coude dans les côtes. Il était furieux, rouge, suant, une vraie bête en cage. Je le tenais !
« C’est pas comme ça qu’on cause ici, murmura-t-il entre ses dents serrées. Tu leur fous la paix aux larbins, compris ?
— C’était juste de l’humour, mec !
— C’est des larbins qui rigolent qu’avec leurs semblables. Et tu leur ressembles pas du tout. Même que si je continue de te parler, on va croire que je te fais des propositions.
— Merde, Louis ! C’est pas ma faute si je suis né comme ça ! J’aime les gonzesses moi aussi. Tu veux tout de même pas que je te le prouve !
— Tu finirais de me casser la baraque, connard ! »
Le barman avait choisi pour moi. C’était une olive. J’aime pas les olives. Les oignons non plus d’ailleurs. Et il avait pas assez forcé sur le gin. Un vrai gamin qui veut pas jouer avec les grands de peur de se la faire mettre sans l’autorisation de Papa. Je lui ai lâché un regard assassin sans intention de tuer. Il s’en foutait éperdument. Une pédale.
« Tu vas me coller jusqu’à jeudi ? fait Louis avec un air soudain désespéré.
— Non… Je… Je repars demain…
— Mais qu’est-ce que t’es venu foutre ici, bordel de merde, si tu me colles pas jusqu’à la fin de mes vacances ? Tu veux m’empêcher de baiser comme un homme doit le faire ?
— T’as rien compris, Louis. Je fais qu’obéir à Franck, moi. Tu ferais bien d’en faire autant.
— J’obéirai plus à personne, merde ! »
Je comprenais maintenant pourquoi Franck voulait le buter. Mais ça n’expliquait pas pourquoi il exigeait qu’on salope le travail pour qu’on voie bien que c’était une exécution et pas un suicide ou un accident. Une balle explosive dans la tête, qu’il avait dit. Et il voulait que l’angle de tir soit tel qu’on la retrouve. Un travail compliqué, comme vous voyez. Et Louis n’arrêtait pas de me harceler parce que j’avais l’air d’une fille et qu’il était maintenant trop tard pour expliquer à ces gonzesses sophistiquées qu’il était pas aussi pédé que les apparences pouvaient le faire croire.
« Va expliquer ça à une gonzesse qui a autant de fric que toi et peut-être même plus, dit-il en se triturant la gueule à pleine main.
— Je leur explique jamais rien, mec.
— Ah ouais… ? Et ça leur fait rien de coucher avec un mec qui a l’air d’une fille ?
— C’est peut-être des gouines…
— Et ta queue, mec, elle a l’air d’un clitoris ? »
Il allait trop loin dans la critique. Franck m’aurait dit, en m’envoyant la fumée de son cigare dans les yeux pour m’aider à expliquer mes larmes, que le moment était venu de ne pas me laisser critiquer comme ça sans rien dire. Ou sans rien faire, je me rappelais plus de ce qu’il m’avait conseillé la dernière fois. Je me souvenais plus de quand c’était la dernière fois. Ce maudit Louis avait le don de m’embrouiller. Il savait que je finissais par chialer. Il attendait le moment de me tendre son mouchoir. Qu’en penseraient les gonzesses friquées qui le guettaient depuis que j’étais entré dans le bar ? Je n’ai jamais été à l’aise si je ne suis pas chez moi. Et chez moi, je suis seul.
« Bon, fit-il soudainement. Je te quitte. Je vais me coucher. Seul. Tu restes ici jusqu’à ce que l’ascenseur commence à monter. Et ensuite tu sors et tu disparais en direction de ton hôtel minable. Compris ? »
Il devenait insupportable à peine 24 heures avant de mourir. Il s’était toujours montré désagréable avec moi, mais maintenant, allez savoir pourquoi, je ne pouvais plus le supporter. Ce sentiment nouveau avait quelque chose à voir avec sa mort prochaine. L’essentiel était que je l’amène à l’endroit exact où la balle sortie du Remington de Dean lui ferait exploser la tête.
« On se revoit demain, hein, Louis ?
— Et alors ? C’est demain que je te vois plus. Ça m’a rendu patient de le savoir. Et c’est demain que je me décide. J’ai d’ailleurs ma petite idée. Tu veux pas savoir ?
— Oh moi, tu sais, Louis, j’aime pas trop savoir ce qui me regarde pas. Mais t’as raison, mec, c’est demain que je finis mon travail. Mais je partirai pas sans te saluer.
— Alors à demain. Dors bien, pédé ! »
Il insistait, ce salaud. J’ai rien contre les pédés, mais j’en suis pas et ça me fait mal de pas avoir le physique qu’il faut pour pas en avoir l’air. Je sentais monter en moi une colère d’enfer comme j’en avais jamais expérimenté. Il m’est souvent arrivé d’en vouloir à quelqu’un, à commencer par mon père qui valait pas mieux que moi dans un miroir. Mais la colère, non, jamais. Même Dean faisait que m’énerver quand il se comportait comme un demeuré. J’ai accroché la manche soyeuse de Louis, l’empêchant de se lever. Lui aussi était en colère maintenant. Il me montra ses dents pointues. Sa langue rose s’agita.
« Enlève tes pattes de mon costard à 6000 euros, connard ! Tu sais pas de quoi je suis capable quand je deviens plus méchant que mon frère. Et t’avise pas de recommencer. »
Il avait dit ça d’une voix grave que je ne lui connaissais pas. Ses yeux étaient devenus tout blancs. Mais ses mains ne me touchaient pas. Je ne sais pas qui est le plus costaud de lui ou de moi. Le plus méchant. Je sais seulement qu’il est farci de pognon, qu’il est le frère de mon patron et qu’il n’en a plus pour longtemps à me faire chier. Et je suis assez sage pour comprendre qu’il vaut mieux en rester là. Peut-être que j’éprouverai du plaisir à voir sa tête éclater et son sang se répandre dans la neige.
*
Le lendemain, à l’heure prévue, je vois la lunette du Remington envoyer un reflet bleu sur le mur contre lequel Louis est en train de pisser. Deux minutes plus tôt, quand il m’a déclaré qu’il avait envie de pisser, je me suis dit qu’on allait prendre du retard et que Dean se mettrait à trembler en marmonnant, la joue contre la crosse, que tout allait foirer parce qu’on n’avait pas prévu que Louis aurait envie de pisser. Et quand Louis a envie de pisser, il pisse dans une pissotière de luxe, pas dans celle que la municipalité a mise à la disposition du citoyen libre de pisser dans l’égalité et la fraternité. Heureusement que le mur était tapissé de carreaux en céramiques façon Orient et pas d’affiches vantant les mérites artistiques d’un chanteur populaire, sinon Louis aurait pris la direction de son hôtel et le soleil aurait eu le temps de se coucher suffisamment pour interdire au cerveau de Dean de faire la mise au point sur le crâne qu’il s’agissait de défoncer. Mais d’abord, Louis a résisté. Question de principe.
« Je pisse pas n’importe où, moi, connard ! J’ai de l’éducation. Dis donc… il est pas mal ce mur. C’est quoi ces carreaux ?
— C’est de la céramique… Ça doit être la maison d’un Arabe. Ils ont aussi du pognon, les Arabes, tu sais ? »
Voilà comment j’ai décidé Louis à pisser contre ce satané mur de merde. Façon de dire que si j’avais fait la même chose pour l’arbre contre lequel je m’appuyais, il serait pas tombé dans cette putain de fosse et aurait eu le crâne défoncé par une balle explosive et non pas par un bout de tuyau qui dépassait. Il a disparu d’un coup. J’ai tout de suite imaginé la tête de Dean. Il en fait jamais une autre quand quelque chose le surprend en pleine concentration professionnelle. Louis était mort, le crâne ouvert, dans le fond du trou. C’est ce que j’ai dit à Dean quand je l’ai retrouvé à la gare. Il en faisait une tête. Et il s’est mis à gesticuler en me décrivant la scène :
« J’avais le doigt sur la détente, chuchotait-il sur mon épaule. Pourquoi tu l’as poussé ?
— Je l’ai pas poussé, mec ! Tu vas pas raconter ça à Franck, dis ?
— En tout cas il est mort. Je te fais confiance.
— Tu peux. On voyait sa cervelle. Y avait de la neige au fond du trou.
— Exactement comme voulait Franck. Seulement ça aura l’air d’un accident. Y a que moi qui sais que tu l’as tué. Et me dis pas que tu l’as pas fait exprès…
— Comment veux-tu qu’on maquille un accident en exécution ? Tu crois que j’y ai pas pensé ?
— On ferait bien d’y retourner pour voir ce qu’on peut faire. Parce que si j’y dis pas à Franck que c’est une exécution même si ça n’en a pas l’air, on va se faire enguirlander. Et il nous réclamera les frais. T’imagines ?
— Putain je fais que ça, mec ! »
On était, Dean et moi, dans un sacré pétrin. On n’avait fait que la moitié du boulot. Et Franck allait nous faire payer l’autre moitié.
Charlie arpentait le chemin qui mène à M*. La Ville était déjà loin derrière lui. Ses vieux remparts étaient hérissés d’arbres nus et noirs. La rigole était gelée.
Il s’était levé tôt ce matin. Le jour n’allait pas tarder à en faire autant. Sa mère lui avait demandé en pleurant de ne plus sortir de chez lui. Elle n’avait pas le temps de venir le voir tous les jours et ses visites, à cause de la guerre, s’espaçaient. Charlie avait décidé dans la nuit d’aller à M* où se trouvait la maison familiale. Il fallait deux bonnes heures pour y arriver à pied. Et d’abord, il fallait monter. Sa montre indiquait qu’il avait parcouru moins de la moitié du chemin. Et il était déjà essoufflé. Son cœur était douloureux. Cela ne lui arrivait pas s’il restait chez lui à écouter la radio et lire les nouvelles de la journée. Sa mère avait raison, mais la guerre était en train de les séparer et Charlie sentait que c’était de mauvais augure. Son voisin de palier était mort la semaine dernière. Pour rien, disait-on.
Il n’y a rien de plus triste que l’hiver. Les gens meurent. Il n’y a que les arbres qui survivent, à condition de ne pas être pulvérisés par l’explosion d’une bombe. Il en tombait une de temps en temps. Comme on ignorait où, on restait chez soi, surtout si on avait le cœur malade.
Charlie ne se nourrissait pas. Il avalait un seul repas quotidien sans y chercher le plaisir et même sans se plaindre de sa mauvaise qualité gustative. Il était suffisant cependant du point de vue nutritif à condition de ne pas en laisser. Il en laissait tellement que les chats connaissaient l’heure de ce repas. Il était quatre heures de l’après-midi.
Donc, Charlie n’avait pris aucun petit déjeuner, pas de café, rien. Il était parti le ventre creux. Il n’avait même pas de quoi fumer. Il aimait fumer. Il fumait beaucoup avant la guerre malgré la maladie qui détruisait son cœur aussi sûrement que le printemps succède à l’hiver. On était au milieu de l’hiver. On parlait d’une grande offensive. Il y aurait sûrement une contre-offensive. Avec des avions dans le ciel. Et des morts. Il n’avait même pas la force de donner un coup de main pour les hisser sur le plateau. Il regardait. Et ce spectacle silencieux lui donnait envie de fumer un bon cigare comme il en avait fumé à Séville avant la guerre, quand il donnait des concerts. Il aimait cette Espagne. S’il survivait à la guerre, il retournerait à Séville et il irait voir les cigarières à la sortie de l’usine.
En attendant, il ne voyait personne et sa mère se faisait rare. Elle était occupée elle aussi dans une usine. Elle croyait à la victoire. Et elle maudissait le Ciel de ne pas lui avoir donné un fils capable de mourir pour elle. Cependant, elle était maintenant moins certaine que ce fût le Ciel le seul responsable de son désespoir. Charlie avait été surpris de l’entendre accuser les hommes. Son père était mort aux premiers jours de la guerre, éparpillé avec des tonnes de terre à blé.
Il était sept heures quand Charlie arriva à M*. Il passa devant le café de Gilberte. Le rideau était levé et on entendait les chaises glisser sur le dallage. Il s’arrêta. Il avait envie de voir Gilberte. Elle avait des yeux d’une profondeur inexplicable. Et elle était douce avec lui. Elle aussi était seule, la guerre lui ayant arraché ce qu’elle possédait de plus précieux, un mari. La première chaise apparut sur la terrasse. Gilberte la disposa lentement devant un guéridon de fonte verte. Et curieusement, un homme s’y assit, exactement comme s’il ne venait de nulle part. Charlie eut la tentation de fuir, mais Gilberte s’approchait.
Elle ne souriait pas, contrairement à Charlie qui savait encore paraître heureux, au moins le temps de revenir à de plus quotidiennes préoccupations. Gilberte l’embrassa. Elle caressa même sa nuque, prit le temps de flatter les épaules et enfin recula, ayant perdu pour toujours la faculté de sourire.
L’homme qui était assis les regardait. Il avait posé son journal sur la table, sous son chapeau. Il fumait un cigare. Il le tenait en l’air, comme s’il prenait soin de ne pas en répandre la cendre avant que Gilberte ne lui eût apporté un cendrier. Elle empoigna fermement la main de Charlie et l’entraîna à l’intérieur. Elle n’avait pas encore parlé.
Charlie ne s’exprimait jamais avant qu’on l’eût invité à le faire même si, souvent, les mots brûlaient ses lèvres tremblantes de colère ou de n’importe quelle autre émotion. En cet instant, tandis qu’il pénétrait dans l’ombre du café, il était submergé par un intense désir de posséder Gilberte. Il ne voulait pas d’autre femme. Il n’avait jamais désiré que celle-là. Et il avait maintenant bon espoir de goûter au plaisir avant la fin de la guerre. Personne ne savait quand elle se terminerait. C’était une question industrielle d’une incroyable complexité. Charlie s’était intéressé à ces questions dans la seule perspective du plaisir. Et il ne concevait pas ce plaisir particulier en dehors du désir qu’il éprouvait pour la chair de Gilberte. Voilà.
Elle actionna un interrupteur. Aucun mot n’était sorti de sa bouche. Elle virevoltait entre les chaises et Charlie les recevait en silence. Il en empila quatre ou cinq et sortit avec ce chargement sous l’auvent de la terrasse. L’homme fumait toujours, observant la scène d’un regard impossible à percer. Charlie retourna dans le café. Un empilement de chaises l’y attendait déjà. Il haletait.
Quand toutes les chaises furent installées autour des tables, Gilberte distribua lentement les cendriers. L’homme la remercia et s’empressa de déposer la cendre de son cigare qui s’était d’ailleurs éteint. Charlie prit place à la table voisine. Il inclina sa tête. L’autre en fit autant. Charlie respirait bruyamment. Le travail auquel Gilberte l’avait contraint avait provoqué une crise. L’homme ferma les yeux et pinça ses lèvres comme quelqu’un qui veut s’empêcher de pleurer. Puis quelques mots sortirent de sa bouche. Il les répéta, car Charlie avait fait signe qu’il ne les avait pas compris.
« Les gaz ? dit l’homme dont les paupières s’étaient à peine entrouvertes.
— Non, dit Charlie. Le cœur.
— Ah… »
Gilberte apporta une tisane de sa composition. Le bol fumait entre ses mains. Elle le déposa avec d’infinies précautions devant Charlie qui y pencha un nez expert. L’homme écrasa son cigare éteint dans le cendrier. Il souleva le chapeau pour prendre le journal, mais renonça et le chapeau retomba.
« Un souffle ? demanda-t-il
— Non, dit Charlie. Un infarctus.
— Au combat ?
— Non. J’étais enfant.
— Ah… »
Charlie avala une gorgée brûlante. Gilberte avait posé ses mains sur ses épaules. Son ventre était appuyé contre le dossier de la chaise. Charlie appréciait cette chaleur. L’homme proposa un cigare que Charlie refusa poliment.
« Je comprends, dit l’homme. C’est mauvais pour le cœur.
— Oh ! Quand j’allais à Séville, j’en fumais. D’excellents.
— À Séville ? Avant la guerre ?
— J’étais violoncelliste.
— Ah ? Vous ne l’êtes plus ? »
L’homme avait souri en disant cela, puis, voyant qu’il n’amusait personne, tenta de corriger son impolitesse par une autre plaisanterie :
« Oh ! Je dis n’importe quoi. L’instrument de musique, c’est comme le vélo. Quand on a appris à en faire, on ne désapprend pas. »
Il n’amusait vraiment personne et Gilberte perdait patience. Ses mains serraient puissamment les épaules de Charlie, signe qu’elle n’allait pas tarder à exploser. Tel était son tempérament. L’homme perçut cette énergie. Il renonça aux plaisanteries qui lui venaient encore à l’esprit. Il s’excusa. Son nez était devenu tout rouge. Il suintait un peu. Il tenait son cigare sans chercher à l’allumer. Charlie concentra toute son attention sur l’allumette.
« Qu’est-ce que vous prenez ? dit presque brutalement Gilberte.
— J’ai déjà pris un café, dit l’homme. Mettons… un petit verre de rhum…
— Et pour toi, Charlie ?
— J’attendrai de voir Maman. »
L’homme tiqua. Gilberte disparut. Le soleil éclairait la petite place maintenant. Les mûriers semblaient cramoisis. Charlie voulait observer l’homme qui avait négligemment jeté l’allumette dans la haie bordant la terrasse. Il n’allumerait pas son cigare. Pas avant d’avoir avalé une première gorgée de rhum, pensa Charlie. C’est bon, le rhum. Surtout le matin. Avec la fumée d’un bon cigare. À Séville. Le concert, se souvenait-il, résonnait encore dans sa tête. Il était seul. Il avait toujours été seul. Il ne connaissait personne à fond. Il ne s’intéressait peut-être pas aux autres. On ne lui avait jamais reproché une pareille chose, mais il se doutait que cela arriverait un jour. Peut-être Gilberte, qui savait aussi se montrer distante. Elle revenait avec le petit verre de rhum que l’homme observa d’un air amusé pendant qu’elle le déposait soigneusement sur la table. Il était plein à ras bord. Son petit disque doré menaçait de se rompre sur le bord arrondi du verre. C’est alors que l’homme alluma son cigare. La fumée environna Charlie. Gilberte était retournée à l’intérieur.
*
Charlie n’avait pas attendu plus longtemps pour se remettre en route. Une personne en bonne santé eût trouvé l’air vivifiant. Charlie respirait à travers son mouchoir. Il ne rencontra personne, mais il était sûr de trouver sa mère dans son potager, le dos à l’équerre, fumant comme une locomotive tandis que les chats arrivaient l’un après l’autre sur la murette. S’il avait bien calculé son emploi du temps, elle lui consacrerait une bonne demi-heure avant de sauter sur son vélo pour aller à l’usine. Cela se passait toujours ainsi. Et elle prenait dix bonnes minutes pour le gronder parce qu’il était imprudent. Il n’aimait pas l’entendre parler de sa maladie. Elle en disait toujours trop, rappelant sans le vouloir l’échéance et ses signes annonciateurs. Tout se passa ainsi et il se retrouva seul dans la maison, assis près de la fenêtre pour observer la rue.
Il était encore trop tôt pour soulever le rideau et saluer de vieilles connaissances à travers la vitre humide. M* était presque mort depuis que la première bataille avait fait rage à quelques dizaines de kilomètres, après le fleuve. Le corps de son père, ou plutôt ce qu’il en restait, était arrivé peu après, un jour de pluie. Charlie était au lit, terrassé par une crise. Le cercueil avait été déposé dans le salon. On s’était bien gardé de l’ouvrir. Il était peut-être impossible d’ouvrir ce genre de cercueil. Charlie n’était pas descendu. Il avait attendu le retour de la cérémonie. La pluie continuait de marteler les vitres. Il entendait les pieds frotter longuement le paillasson. Et l’air froid et humide du dehors remontait à l’étage. C’était hier, pensa-t-il.
Une heure plus tard, les gens passaient dans la rue, solitaires et silencieux. Il ne salua personne, évita même de soulever le rideau. Il avait terriblement envie de fumer un cigare. Il n’y en avait plus dans la maison. Il ne restait même plus de souvenir de Séville. Par contre, l’étui du violoncelle se dressait toujours au fond du couloir, qui est sans fenêtre. C’était la première chose qu’on voyait quand on montait l’escalier et que les yeux arrivaient au niveau du plancher. Cet être d’ombre qui avait si souvent rompu le silence imposé par le deuil avait fini par ressembler à une tombe. Charlie ne s’en approchait plus. Il était d’ailleurs inutile d’aller jusqu’au fond du couloir pour atteindre la chambre. Il attendrait le soir pour revivre cet étrange moment de repli sur lui-même.
Parmi les gens qui passaient, il crut voir l’homme rencontré chez Gilberte. En tout cas, quelqu’un marchait plus vite que les autres. Il le vit plusieurs fois. Il lui sembla même que l’homme, si c’était lui, ralentissait sensiblement en arrivant à la hauteur de la maison. Cependant, Charlie dut reconnaître que cet homme là, car c’en était un, était plus petit, moins carré des épaules, et il ne portait pas de chapeau. On n’aurait su être plus différent.
À midi, la sirène de l’usine retentit. Il ne fallait pas plus de dix minutes à Maman pour rentrer. Elle disposait d’une coupure d’une heure. Soit quarante minutes pour déjeuner. Tout était prêt dans la cuisine. Il suffisait de réchauffer. Elle avait toujours eu le sens de l’organisation. L’enterrement de Papa avait été exemplaire de ce point de vue là.
Charlie quitta sa chaise près de la fenêtre pour aller raviver le feu dans la cuisinière. Il ajouta deux petites bûches. Aussitôt, les flammes léchèrent ses doigts. Cette odeur rappelait vaguement celle du cigare. Le portail grinça, le vélo couina dans l’allée et les pieds chaussés de bottes frottèrent le paillasson d’acier. La porte s’ouvrit enfin. Le premier à entrer fut cet air froid et humide, loin d’être aussi vivifiant que le désirait Charlie. Sa mère s’annonça enfin par une parole concernant le feu. Il ne sut pas ce qu’elle avait dit. Elle n’était ni joyeuse ni triste. Elle entra dans la cuisine et remua de la vaisselle. Charlie avait oublié de mettre la table. Il n’avait pas faim, comme d’habitude. Elle allait le lui reprocher, comme s’il était responsable de son propre mal.
Ils étaient en train de manger quand on frappa à la porte. Charlie sut immédiatement que c’était l’homme rencontré ce matin chez Gilberte. Il ne se souvenait plus de sa voix. Il était peut-être venu pour plaisanter. Pourquoi plaisantait-il de cette manière, sans rire franc, sans aucun sens du tragique de la situation ? Donc, Charlie ne fut pas surpris de le voir entrer dans la cuisine où la table était dressée. L’homme apprécia la douce chaleur. Il avoua même qu’il y avait longtemps qu’il n’avait pas joui de cette douceur. Charlie se souleva un peu pour saluer. L’homme lui fit signe de n’en rien faire. Se soulever, pas saluer…
Sa mère plaça une chaise sur le côté de la table qui jouxtait la cuisinière. L’homme apprécia cette attention. Elle se rassit sans sourire, mais Charlie crut entendre une parole de bienvenue. L’homme avait déjà mangé. Chez Gilberte. Il n’avait pas payé son repas. Il s’était enfui. Était-ce là une nouvelle plaisanterie. Pas plus que les autres, elle ne fit rire personne. Charlie voulait dévisager l’homme, mais il ne pouvait se livrer à cette enquête sans se montrer impoli. Sa mère ne leva la tête que pour regarder longuement l’horloge du salon dont on voyait le cadran à travers la porte de la cuisine. Charlie n’avait aucune idée du temps qui s’était écoulé depuis que la sirène avait retenti.
« Je n’ai pas un sou, dit l’homme. Elle m’a offert un autre rhum qui m’est monté à la tête, je dois l’avouer. Elle a été très gentille avec moi. J’ai passé la nuit sur la terrasse, dans la haie, comme une perdrix. Je vous remercie de m’avoir ouvert votre porte, Madame. »
L’homme avait débité ces paroles avec le même sourire mi-amusé, mi-tragique. Telle était l’impression qu’il inspirait à Charlie, mais celui-ci était bien incapable de deviner ce qu’en pensait sa mère. Elle s’était contentée de hocher sa grosse tête grise. Il était temps pour elle de remonter sur son vélo pour reprendre son travail à l’usine. L’homme se leva et proposa son bras. Elle ne vit aucun inconvénient à s’appuyer dessus. Elle eut même l’air d’apprécier cette galanterie. Puis Charlie et l’homme se retrouvèrent seul, l’un le dos à la cuisinière qui ronflait, l’autre au bout de la table, face à la triste fenêtre aux rideaux fleuris. L’homme offrit un cigare. Charlie refusa encore, poliment.
« C’est tout ce qui me reste, dit l’homme en frottant une allumette qui grésilla devant son regard étrangement fixe. Si l’humanité me laisse tomber, je mourrai dans un fossé. Je n’ai pas honte de le dire. »
Ses vêtements étaient en bon état. Il était rasé de frais. Il avait de belles dents soignées et des ongles sans crasse. Cet homme mentait. Ou bien plaisantait-il. Qui donc l’avait embauché ? Et dans quel but ? Rien ne pouvait égayer l’existence finissante de Charlie. Il pensa à la guerre. Il en aurait peut-être apprécié les aventures. Qui sait ? Que savait-il de ce que son père avait vécu dans ce feu ? Et pourquoi cet homme n’était-il pas au front avec les autres ? S’agissait-il de lui poser la question ? L’homme savait fumer le cigare. Certes, il l’avait laissé s’éteindre ce matin, ce qui est impardonnable. Mais en présence de Gilberte, il fallait s’attendre à tout.
« Mais je vous dérange peut-être… » fit soudain l’homme en se levant.
Charlie s’empressa de secouer la tête pour dire que non, il ne dérangeait personne, c’était la guerre et il arrive un tas de choses étranges pendant la guerre…
« Étrange… ? dit l’homme. Vous me trouvez étrange ? Je vous assure que je suis un homme ordinaire…
— Cependant, bredouilla Charlie, la maladie… le malheur… que sais-je ?
— La folie, » dit l’homme.
Ce fut comme une révélation pour Charlie qui, sans le vouloir, demanda un cigare… finalement, ajouta-t-il à sa timide demande.
« Ma mère a offert les miens à des gens incapables d’en apprécier la valeur, continua-t-il sur le même ton.
— À cause de votre cœur, je présume, dit l’homme qui offrait maintenant la flamme d’une allumette.
— Je les avais ramenés de Séville. C’était à l’époque où…
— Vous donniez des concerts.
— Oui ! »
Charlie avait presque crié de joie. Un peu… ou tout à fait comme si cet inconnu l’avait reconnu par hasard chez Gilberte ou qu’il était venu de loin pour le voir et lui confier son… admiration. Autant le dire tout de suite, ce genre de choses n’était jamais arrivé du temps où il jouait encore dans les meilleurs orchestres d’Europe. Il tira tellement sur son cigare qu’il en gâcha la saveur. L’homme s’en aperçut et fit de grands efforts pour dissimuler sa déception, ses reproches. Il ne songea même pas à donner un conseil.
« Je boirais bien un petit rhum, dit-il en souriant.
— Nous n’en avons pas ici, regretta Charlie.
— Il y en a chez Gilberte.
— Je paierai, » déclara joyeusement Charlie.
Qu’est-ce qu’on y peut ? On a un travail tranquille, sûr et relativement bien payé. On est même assuré de ne jamais le perdre, sauf grosse connerie. Tout le monde sait que je ne suis pas du genre à donner des raisons à l’État de me virer sans tambour ni trompette. C’est surtout Mimine qui en est sûre. Elle le sait depuis le début. C’est même pour ça qu’elle a accepté de m’épouser. Et ça fait plus de vingt ans que ça dure. On a même le fils aîné majeur et la cadette le suit de près. Non, décidément, je ne suis pas du genre à cracher dans les mains qui me nourrissent.
Tout a commencé par ce doigt. Enfin, un doigt, parce que comme vous le savez maintenant, celui-ci n’a rien à voir avec celui qu’on m’avait confié. J’ai même pris la précaution, en effectuant l’échange, de ne pas me gourer de doigt : c’était bien un index de la main gauche. Il me semblait parfaitement semblable à l’original. Excepté l’empreinte, bien sûr. J’imagine le mal que j’aurais occasionné s’il avait été destiné à être recousu à sa main. Il paraît que le rejet peut entraîner la mort. Je n’aurais pas aimé être responsable de la mort de quelqu’un. Rien que cette idée me rend fou de désespoir.
Mais ce doigt appartenait à un mort. Ou avait appartenu à un vivant qui était mort depuis. Ah il faut que je vous raconte tout depuis le début, parce qu’au début, je n’étais pas là. Heureusement d’ailleurs, car je n’aurais pas supporté le spectacle de ces cadavres en morceaux éparpillés sur le sol de la Cave à Dédé.
Il faut que je vous explique que la Cave à Dédé est l’endroit préféré de nos petits et moyens bourgeois. Je ne sais pas exactement ce qu’ils y font, ni ce qu’ils y trouvent, mais j’imagine que ce n’est pas le meilleur endroit pour se cultiver. Moi, je n’ai pas les moyens. Et même si je les avais, en admettant que Mimine ne soit pas en congé sans solde, ce n’est pas l’endroit que je choisirais pour m’amuser une bonne fois par semaine. Vous savez ce que c’est : au lieu de goûter tranquillement, et même abusivement, à nos bons vins de pays, ce qui est une manière noble de se cultiver, on y consomme de la drogue et on s’y livre à la débauche. Le contraire d’une église. Et c’est Dédé Labenne qui officie.
Vous ne connaissez pas Dédé Labenne. Il est connu de nos services et c’est sans doute pour ça qu’il est protégé par notre bourgeoisie sans laquelle, il faut bien le reconnaître, on redevient pauvre comme avant. Mais s’il est bel et bien sous la protection de l’État, il ne l’est pas de ses concurrents, si on peut appeler ça comme ça. Il y avait déjà eu deux fusillades devant la Cave. Et un demi-mort qui n’était pas connu de nos services tellement il était d’ailleurs. Dédé n’inspirait pas que la jalousie, comme vous voyez. Et il était menacé par des types qui éprouvaient pour lui une passion bien plus dangereuse que le ressentiment qu’on peut éprouver à l’égard de quelqu’un qui vous trompe. Je sais de quoi je parle.
À la troisième, les ennemis de Dédé ont renoncé à lui tirer dessus à la sortie de la Cave. Ils ont imaginé un processus moins ciblé. La bombe a explosé en plein au milieu de la classe moyenne en fête. Le carnage a éclaboussé les murs et notre réputation de gardiens de l’ordre même en temps de guerre. Par chance, j’étais en vacances avec Mimine quand c’est arrivé. Je précise « avec Mimine » parce que des fois c’est Marie-Sophie que j’amène dans mes bagages. Il faut alors que la belle-mère soit malade ou en crise, ce qui n’arrive pas souvent, hélas. Mais ça arrive. Et alors Marie-Sophie et moi on regrette de ne pas s’être épousés. Bien sûr, ça ne dure pas. Ce sont juste deux jours de rêve. J’en profite pour me ravitailler en vins de pays, parce qu’à raison de trois bouteilles par jour, le roulement de stock exige une gestion sans défaut. Il m’est même arrivé de partir tout seul, la belle-mère étant malade ou en crise et Marie-Sophie indisponible. Je n’ai jamais manqué un rendez-vous et ma cave est la mieux gérée de la ville.
Bref, un samedi soir, Braoum ! la Cave à Dédé vole en éclat. Et deux cents cadavres traversent les murs en y laissant la vie et l’existence. J’apprends ça le dimanche soir en garant la bagnole dans la rue. C’est Martini, un brigadier qui ne boit pas, qui semble m’attendre sur le trottoir. Il est en civil.
« Qu’est-ce que tu fous là ? grognai-je à travers la vitre.
— Dédé est au Paradis, » me dit-il en soulevant sa moustache de chaque côté.
Mimine en profite pour monter les bagages. Ce sera ça de moins à faire. Et Martini et moi on file sur le boulevard avant que ça ferme. En route (c’est à deux pas), il m’apprend ce que vous savez déjà. Je pousse la porte grinçante de Chez Papy en exprimant mon opinion sur le Paradis ou l’Enfer, je ne me souviens plus. Mais j’étais en train de parler quand Salège, qui est aussi brigadier, a commandé une tournée de sa grosse voix qui fait peur aux enfants de la rue. On était donc quatre, en comptant Harvey. On n’en revenait pas. Enfin, seul Martini en revenait parce qu’il était de service quand c’est arrivé. On s’attend à tout un samedi soir, mais une explosion de bombe, c’est rare ici. Depuis, Dédé était en garde à vue dans les locaux de la préfecture, on ne savait pas très bien où parce que l’affaire était délicate à ce que disait le patron. Salège dormait quand l’explosion a éventré la façade de la Cave. Il était chez lui, parce qu’il habite la même rue que la Cave à Dédé. C’est comme ça qu’il a su. Il a été même au courant avant Martini qui est arrivé dix minutes plus tard avec le premier fourgon. Il était encore tout en sang, le pauvre, mais ça ne lui donnait pas soif. Il grignotait des cacahuètes pendant que Salège et moi on essayait une nouvelle mixture que Papy avait mise au point après l’explosion de la Cave. Je ne voyais pas le rapport, mais il y en avait un et on s’est saoulé.
C’est Salège qui nous a ramenés sur son vélo. Salège a des mollets qu’on dirait des bras de Schwarzenegger. C’est comme ça qu’il est entré dans la police. On lui a tout de suite confié un vélo.
Le lundi matin, à la première heure mais pas trop tôt quand même, j’arrive au poste sur mes deux jambes parce que je n’habite pas loin. À peine entré, le patron lui-même me remet une espèce de glacière sans m’expliquer ce qu’il y a dedans. D’après lui, ça ne me regarde pas. Je le crois. Je ne suis pas du genre à douter des capacités cérébrales de mes supérieurs et encore moins de leur moralité.
« Martini conduira, me dit-il.
— J’aurais préféré que ce soit Salège, tentai-je des fois que le patron ait oublié que Salège et moi on n’a qu’un point commun mais qu’il est fort.
— Martini fera l’affaire, » conclut le patron.
Il n’y a rien à discuter, comme d’habitude. Mais j’aurai soif avant d’arriver. Cent bornes. On a droit au panier-repas. Martini a déjà préparé les casse-dalle. Pour les faire passer, il a quand même pensé à une bonne bouteille. J’apprécie l’attention et on se met en route. J’étais alors loin de m’imaginer que je courais après les ennuis, confortablement installé à la place du mort. Martini tenait à respecter le Code de la route. On n’était pas arrivé. Et d’ailleurs, on n’est arrivé que le lendemain. Partis de chez nous à dix heures du matin, on arrivait à la même heure, à trois minutes près, à l’endroit exact qui était prévu par l’ordre de mission et, s’étonna notre correspondant, la glace n’avait pas fondu et le doigt était là et intact. Seulement, on expliquait mal notre retard. Et il a fallu l’expliquer. Comme Martini avait plutôt besoin de dire la vérité, c’est moi qui ai menti. On ne m’a pas cru. Mais enfin, la mission, qui s’achevait avec environ près de 24 heures de retard, était accomplie sans destruction de la preuve que constituait le doigt. On ne savait même pas, Martini et moi, qu’on transportait un doigt. Et on n’était pas censé le savoir. Seulement Martini n’a pas pu se retenir d’en parler, alors que j’avais parfaitement menti. Je savais bien que j’aurais mieux fait de venir avec Salège. On aurait eu du retard, certes, mais pas plus d’une heure ou deux. On se connaît, tandis qu’avec Martini, on est comme des étrangers.
*
Bon. Le moment est venu d’organiser ce récit, n’est-ce pas, madame le Substitut ? Voilà comment je m’y prendrais si j’étais libre de mes mouvements. La chose se passerait, sur le papier (merci de m’en fournir suffisamment et de ne pas oublier le stylo), en trois temps :
1) Comment j’ai menti à l’arrivée.
2) Ce qui s’est passé réellement.
3) La conclusion, et non la synthèse, des deux propositions ci-dessus.
1
(Je mets des guillemets parce que c’est un mensonge.)
« Voilà. Martini et moi (il ne me démentira pas) on est parti un peu après dix heures du matin, hier. Cent bornes, ça nous menait tranquillement, vu qu’on prenait la route pour des raisons budgétaires dont nous ne sommes pas responsables, vers midi. Juste à l’heure de laisser les sandwiches dans la bagnole pour profiter des bienfaits de la cafeteria qui jouxte le poste de V* où nous allions remettre la glacière avec le doigt dedans, sauf qu’on ignorait que c’était un doigt et qu’on refusait de penser que notre patron faisait un petit présent à celui du poste de V*. Un présent nécessitant de la fraîcheur. Il faut dire qu’on approchait de Noël et la glacière était d’un volume plutôt encombrant. On a même eu du mal à la rentrer dans la bagnole. Le patron nous observait depuis la fenêtre du premier étage où se trouvent son bureau et ses petites habitudes extraconjugales. Mais on y est arrivé et il nous a fait un petit signe approbateur et encourageant. Puis, on a pris la route, Martini au volant et moi au goulot parce que j’avais hâte de goûter au contenu de la bouteille qu’il avait eu la prévenance de placer au milieu des sandwiches dans une autre glacière beaucoup plus petite que celle qui contenait le doigt alors qu’on aurait juré qu’il s’agissait d’autre chose de moins dégueulasse et même de pas mauvais du tout.
Vous me direz : comment avez-vous pu confondre ?
Je n’en sais rien, d’autant que c’est Martini qui a confondu. Et pourtant, il n’avait bu que de l’eau mélangée à un jus de fruit. Logiquement, c’était à moi de confondre. Je l’admets aussi. Pourtant, c’est bel et bien Martini qui a confondu. Et on a laissé la glacière contenant le doigt (ou dix douzaines d’huîtres) sur le parking où j’avais soulagé un besoin pressant.
Pourquoi on avait sorti la glacière de la bagnole ?
C’est une bonne question. Il faudra demander à Martini, parce que c’est lui qui l’a sortie. Quand je suis revenu des waters, cette glacière faisant l’objet d’une mission n’était pas censée être oubliée sous un arbre où on avait l’intention de pique-niquer.
A-t-on pique-niqué ?
Oui.
Ensuite, on est remonté dans la bagnole sans oublier la glacière du pique-nique parce qu’elle appartenait à Martini. Lequel a la réputation de ne jamais oublier ce qu’on lui doit. Seulement, la glacière contenant, selon notre opinion, des denrées utiles en temps de fête, ne lui appartenait pas. Donc, il l’a oubliée.
Pourquoi ne me suis-je pas assuré qu’elle était sur la banquette arrière alors que c’était moi qui l’avais sortie de la bagnole avant d’aller pisser ?
Je répondrais à cette question par une autre question avant que vous me la posiez :
Pourquoi avais-je sorti cette glacière ? Dans quel but ?
Mettez-vous à ma place. Il était impossible d’en soulever le couvercle à l’intérieur de la voiture, à cause du système de fermeture qui n’était pas bloqué par une formule secrète comme je m’en suis assuré. Je l’ai donc sortie de la bagnole et, avant d’aller pisser, je l’ai tirée sous l’arbre que Martini avait choisi pour casser tranquillement la croûte. On était à l’abri des curieux que deux policiers en uniforme se ravitaillant sur l’herbe peuvent toujours intriguer, surtout que j’avais l’intention de lever le coude. Je suis allé pisser.
On a bouffé, j’ai bu, j’ai même fini la bouteille qui m’a paru ingrate comme toutes les bouteilles, et on est remonté dans la bagnole sans que j’oublie la glacière de Martini, qui était vide (je le précise). Dans mon esprit, Martini avait pris soin de l’autre glacière avant de se mettre au volant.
Aviez-vous ouvert la glacière contenant le doigt, me diriez-vous ?
Oui. Et il n’y avait pas d’huîtres dedans, ni foie gras, ni rien qui ait un rapport avec les fêtes de fin d’année.
Y avait-il un doigt ?
C’était le plus étrange de l’affaire. C’est Martini qui s’est évanoui le premier. Pendant que je fouettais ses joues avec un torchon humide (il s’agissait en fait du bandage dans lequel le doigt était précieusement conservé), j’ai vu le doigt dans l’herbe et je me suis senti mal à mon tour.
Comment Martini s’était-il coupé ce doigt ?
C’est la question que je me suis posée. Mais il avait tous ses doigts.
Ne pouvait-il s’agir du mien ?
Je les ai comptés. Il y était tous. Et j’avais deux mains pour m’empêcher de crier. Étendu dans l’herbe grasse, Martini gémissait. J’ai tout remis dans la glacière, tout ce qu’il en avait sorti, le doigt y compris. Je me doutais maintenant qu’on nous avait confié un transport de doigt. Et que ce doigt était en relation avec l’explosion de la Cave à Dédé. Je suis allé pisser.
Quand je suis revenu, Martini était au volant, comme si rien ne s’était passé. On était d’accord là-dessus. Et on a quitté les lieux. »
2
Ici, commence le mensonge, car tout ce qui a été déclaré en (1) est rigoureusement exact. En fait, soucieux de chronologie, j’ai inversé le (1) et le (2), mais je vous sais assez perspicace pour avoir remis les choses dans l’ordre prévu au départ.
La question qui se posait maintenant, c’était le retard. Et où on avait passé la nuit. Car s’il était exact qu’on avait oublié la glacière sur le parking, rien ne nous interdisait d’arriver à l’heure prévue pour constater l’erreur et mettre tout en œuvre pour la réparer de concert avec le personnel du poste de V*.
Mais les choses ne se sont pas passées comme ça. C’eût été trop simple. Or, tout indiquait que ça allait se compliquer durablement. C’est d’ailleurs toujours comme ça qu’on perd un emploi pourtant garanti par le gouvernement.
Comme Martini n’utilisait pas le rétroviseur intérieur, celui qui se trouve au milieu du pare-brise, je l’ai tourné vers moi pour mesurer l’effet de la bouteille sur mes traits. Je me connais. Je change de gueule facilement. Et après, on me demande pourquoi. Mais je connais le remède. Une gymnastique faciale inspirée des pratiques ancestrales d’un temple hindou. Et voilà que pivotant le miroir, je vois que la route reculait à toute vitesse dans la lunette arrière. Or, comme vous le savez, si Martini ne voyait pas le couvercle de la glacière contenant (on en était sûr maintenant et pour cause !) le doigt qu’on nous avait confié dans le cadre de l’enquête en cours, c’est qu’elle n’était pas sur la banquette, la glacière !
Je me retourne brusquement, faisant craquer une vertèbre, et c’est bien la route que je vois ! Je crois d’abord à une hallucination, ce qui est logique compte tenu de l’état de mon cerveau à cet instant. Et de ma bouche tombent ces mots :
« Marti ! Où est le doigt ? »
La tête de Martini à cet instant n’est rien à côté de celle qu’il a faite dix minutes plus tard quand on a constaté que la glacière avait disparu avec son doigt dedans. L’herbe portait les traces de notre séjour, mais la glacière n’y était plus. On a fait le tour de l’arbre. On a fouillé les buissons. Je suis retourné aux chiottes. Rien. Et personne pour nous renseigner. Ce n’était plus l’heure de bouffer et les gens filaient sur la route sans se soucier de nous. On était mal parti pour retourner d’où on venait ou aller où on nous attendait.
Cette stupeur nous a pris une bonne demi-heure. Martini pleurait dans la voiture. Il avait lui aussi une femme et des gosses. Je le comprenais. Mais que faire même si on se comprend ?
On n’avait pas le choix. Il fallait inventer quelque chose. Planquer la bagnole dans un endroit assez discret pour être repéré par les automobilistes, voilà qu’elle était mon idée.
« Et après ? pleurnicha Martini.
— Après ? » fis-je, n’en sachant rien.
On a fait comme je disais, en attendant de trouver autre chose de plus professionnel.
3
Vous n’allez pas me croire, mais on a eu de la chance. Un doigt dans une poubelle où Martini jetait le papier alu des casse-croûte et des œufs durs.
« Ah merde alors ! fis-je, interloqué par cette découverte aussi incroyable qu’inattendue.
— Je te le dis ! gloussait Martini. Comme je te vois. Mais va falloir que tu y mettes du tien, parce que j’y arriverai pas à le sortir de là. T’es quand même vachement plus insensible que moi, mec.
— Merci pour le compliment ! Montre-moi où… »
Le doigt dépassait à peine des épluchures et d’un tas d’autres ordures insanes. J’avais des doutes. Et je les exprimais. Pendant ce temps, Martini s’impatientait.
« Dépêche, merde ! À ce train, je te dis, on n’aura pas plus d’une heure de retard. On trouvera bien une explication cohérente. Une crevaison… »
Une crevaison qui allait causer près de 24 heures de retard. Et sans aucune explication cohérente ni surtout crédible. Il fallait trouver autre chose. Mais on n’en était pas encore là car, comme je disais, à ce moment-là on avait le doigt et une heure de retard sur l’horaire. Certes, ce n’était pas le bon doigt. Et en plus, c’était le doigt de quelqu’un qui méritait de s’adresser à la police pour expliquer sa présence dans une poubelle. Même Martini doutait :
« Et si c’était le doigt qu’on a perdu… ?
Il avait raison. On n’avait aucun moyen de savoir. Je n’arrivais même pas à regarder pour voir si c’était un index gauche, parce que si ce n’était pas un index et qu’en plus il était droit, on aurait du mal à expliquer notre méprise. J’en avais des sueurs froides qui mouillaient mon pantalon, une situation que je n’avais jamais connue depuis que j’étais conscient de mes limites.
« Et la glacière ? fit Martini blanc comme un linge. On a plus la glacière. T’es conscient de ça, mec ? Ce doigt n’est plus rien sans la glacière qui va avec !
— Mais on a la tienne, de glacière, Marti ! Heureusement que tu penses à tout ! »
C’est comme ça qu’on a cru avoir résolu le problème. On a mis le doigt dans la glacière. Les glaçons en plastique avaient fondu, mais ils faisaient partie du mensonge.
« Yen aura toujours un qui se souciera de ce détail… gémit Martini.
— On lui fermera sa gueule, Marti ! »
C’est en prononçant cette parole que j’ai pris conscience de la gravité de la situation. Notre plan avait trois défauts :
1) Ce n’était pas le bon doigt, ou alors on avait du pot.
2) Ce n’était pas la bonne glacière.
3) Les glaçons avaient fondu et le doigt commençait à sentir.
Je n’ai jamais eu aussi peur de ma vie. Martini conduisait de plus en plus mal. J’ai oublié de vous dire qu’on était de nouveau sur la route.
« Si on se faisait quand même une crevaison ? me dit Marti.
— Tu charries ! Le doigt aura complètement pourri d’ici là !
— Ça le rendra méconnaissable… Surtout si c’est pas le bon.
— Qu’est-ce qu’il aurait foutu dans une poubelle si c’était pas le bon, hein ? »
J’étais de plus en plus cohérent, signe que les choses avaient définitivement mal tourné. On s’est regaré pour récupérer. L’aire de repos était déserte. Je suis allé pisser sans me faire violer par un sodomite. Quand je suis revenu, Martini avait vomi. Le doigt sentait. Je le sentais aussi. Mais vous savez ce que c’est quand on veut changer le cours des choses : on ne sent plus rien. On laisse l’imagination prendre la place de la raison. Comme ce n’est pas douloureux, on s’encourage à continuer. Bref, on s’est endormi.
*
Et vous croyez que Marti, qui s’est réveillé au milieu de la nuit, m’a secoué pour que je me mette aussitôt à la recherche d’un nouveau scénario ? Que dalle ! Il a fait un tour aux pissotières, fumé une clope et avalé les miettes de sandwiches, non pas en piochant dans la glacière, ce qu’il n’aurait pas osé, mais en léchant la banquette arrière à l’endroit même où il avait vidé la glacière avant d’y fourrer le doigt. Seuls les glaçons en plastique y étaient retournés. Il ne m’a pas réveillé alors qu’il crevait de faim. Qu’est-ce que j’aurais eu soif !
Le soleil était donc levé quand j’ai ouvert les yeux. Je me suis cru au camping avec Marie-Sophie, mais la cuisse que je pelotais était celle de Martini qui ronflait comme une bête de zoo. Marie-Sophie ronfle elle aussi, mais plutôt comme un aspirateur. Je sais comment la débrancher. Martini refusa obstinément de se réveiller. Je suis allé pisser.
Il y a des moments comme ça dans la vie où, tout étant foutu pour toujours, on se laisse aller définitivement. Je n’ai même pas pris la peine de me reboutonner. Je pensais me livrer au premier arrivé, fût-il un camionneur en manque de sensations rares. J’étais ainsi prostré sur un banc moussu quand Marti m’a secoué l’épaule. De blanc qu’il était la veille, il était devenu vert.
« Si tu te voyais… » dit-il.
Mais le moment était mal choisi pour évaluer les nuances de vert. Je ne dis pas que j’avais repris du poil de la bête, mais je me suis reboutonné. C’était un bon début. Il était huit heures. On avait dormi comme des souches. Et on n’avait plus rien à manger ni à boire. On a donc pris le temps de se refaire un semblant de santé dans le bar d’une petite station-service isolée. On aurait voulu trouver ce genre d’endroit qu’on serait encore en train de le chercher. On est tombé dessus comme le malheur l’avait fait sur nos épaules de modestes fonctionnaires. Une grosse dame en chaussettes nous a servi deux cafés au lait avec des tartines de pain beurrées. On ne s’est même pas regardé dans les miroirs. Et je doute que la femme en chaussettes ait reconnu des flics en nous. En tout cas, elle ne nous parlait pas comme si on en était. Il faut dire qu’elle n’a pas beaucoup parlé. Elle s’activait derrière un comptoir minable. Je ne saurais jamais ce qu’elle y fabriquait et maintenant, je m’en fous.
À neuf heures et demie, on est remonté dans la bagnole. Le doigt devait produire vachement de gaz parce que le couvercle s’était soulevé et ça schlinguait tellement qu’on a vomi ensemble le pain, le saucisson, le café et les bières. On s’est regardé tout verts. On n’avait pas amélioré notre aspect. Martini redouta un moment de ne plus savoir conduire. J’ai aéré, refermé le couvercle en m’asseyant dessus et on a repris la route cahin-caha.
*
On va peut-être passer à la fin de cette histoire, sinon on en fait un roman illico. On était là comme deux délinquants à reconnaître les faits. Heureusement, ça se passait en sourdine dans le bureau du patron, celui du poste de V* qui avait téléphoné à notre patron, lequel était en route sans avoir bu son coup de dix heures trente. Je ne sais plus ce qu’il prenait à cette heure, mais ça allait faire mal. Martini gémissait en se tenant la tête. Il voulait voir ses enfants. On attendait d’autres nouvelles.
Et celle-là nous a sidérés : le doigt qu’on avait récupéré n’était pas le doigt qu’on nous avait confié. Ce qu’on savait déjà plus ou moins. Mais ce qu’on ne pouvait pas savoir, ce que personne ne pouvait savoir avant que ça nous arrive : c’était le doigt de Dédé Labenne !
Avant, je bandais pas. Je savais même pas trop ce que c’était. J’en entendais parler, forcément. C’est le nerf de la guerre. Et puis j’ai vu ce que ça donnait en image. À la place, j’avais cette espèce de saucisse molle qui pendait entre mes jambes. Je la caressais, mais sans succès. J’avais aussi entendu parler de l’éjaculation et du plaisir que ça procure. Je savais pas grand-chose. Sauf qu’il fallait une femme pour que ça marche. Et qu’on était anormal si on y arrivait rien qu’en y pensant. Voilà où j’en étais quand je suis entré dans le lit de Dolly, que tout le monde ici appelle le Lido, si vous voyez ce que je veux dire. Et elle m’a pas fait crédit. Alors je me suis dit que c’était tout ce fric qui me la coupait. Elle me câlinait comme si c’était sa faute, mais ça l’a pas empêchée d’empocher mon fric. Bref, j’ai pas recommencé. J’avais des doutes. De là à en devenir dingue, il n’y avait qu’un pas. Et vous savez quoi ? Je l’ai fait, ce pas. Un peu par hasard d’ailleurs. J’étais loin de m’imaginer que c’était pas les femmes qui me feraient bander, ni même les hommes (encore que je n’ai pas essayé, mais j’ai de la morale). C’était les fillettes.
Je m’en suis aperçu un jour de Noël. J’étais avec mes nièces que je gâte comme si je les aimais. En fait, c’était une manière de payer mon loyer. Je vivais chez ma sœur et je payais rien. Ni loyer, ni bouffe, ni machine à laver. Il faut dire qu’elle a trois filles et un mec qui prétend en être le père. La seule chose dont j’étais sûr, c’est qu’il bandait, le salaud. Que je l’ai même vu de mes yeux. Un engin indébandable. J’en avais jamais vu en photo. C’est dire ! Il était tellement excité qu’il se branlait dans l’évier. Moi je dis que si ça avait été ses filles, il aurait pas bandé autant pour un oui pour un non. Un tas de mecs que je connaissais et qui bandaient normalement ne tiraient pas autant de coups. Et quand ils tiraient, c’était dedans, pas sous le robinet. Mais ma sœur restait muette sur l’origine mâle de ces trois jolies petites gamines qui, cette nuit-là, étaient tout excitées de déchirer le papier d’emballage, la bouche pleine de friandises au chocolat et au sucre fondant et crémeux.
Moi aussi j’étais excité. Mais pas d’où vous pensez. Pas encore. Je me goinfrais sous le regard gourmand de mon beauf. Il allait de ma bouche aux petits culs qui se trémoussaient sous le sapin. Ma sœur était à la cuisine. On entendait la porte du four grincer puis claquer. La dinde était à point, mais méritait un supplément de chaleur pour que la peau soit croustillante et fondante en même temps. Une prouesse que ma sœur était seule dans la famille à réussir. C’était pas si difficile que ça maintenant que les vieux étaient crevés et que le frère aîné avait trouvé la mort sur une route mal fréquentée d’Afghanistan.
Sonia était la plus excitante des trois. Mais c’était pas la plus âgée. Je crois qu’on appelle ça la cadette. L’aînée avait un beau visage mais manquait de féminité. Enfin… ce que je dis que c’est de la féminité, parce qu’au fond, j’y connais pas grand-chose. En un mot, elle m’excitait pas l’esprit. Je me voyais pas en train de lui demander de me la caresser pour voir si elle était la femme de ma vie. Elle avait l’âge de pas trouver ça bizarre de la part d’un homme, mais je me méfiais de ses conclusions. La benjamine n’était pas au point question physique. Il lui manquait le charme qui est je ne sais quoi chez la femme. Plus tard, peut-être. Par contre, Sonia avait des jambes qui méritaient qu’on s’intéresse à ce qu’il y avait entre. En espérant un minimum de poils. J’aime pas les poils. J’en ai pas moi-même. Quand je me regarde dans le miroir, c’est pas un mec que je vois, mais un gosse qui veut grandir et qui n’y arrive pas. Et j’arrive même pas à me faire bander. C’est pas faute de m’activer, sur les seins, le cul et ce gland qui « palpite » pas comme dans les romans pornos.
J’ai passé la soirée assis entre ma sœur et Sonia, le cul sur une chaise qui me le martyrisait jusqu’à l’anus. Je sais pas ce qu’ils mettent dans les chaises de nos jours, mais ça vaut pas les bonnes vieilles chaises de mon enfance qui étaient en paille bien tressée pour pas esquinter les fesses. Maintenant, ils y mettent des ressorts qui menacent de te rentrer dedans. Et avec du plastique dessus, que ça te fait suer tellement que t’oses plus te lever. Mais je bandais pas. Pas encore. Le Bon Dieu attendait que j’en sois pile sur la bonne case du destin. Et contre ma cuisse, Sonia se bourrait de chocolat. Je crois même qu’elle avait abusé du verre de son papa, si ce mec en était un. En tout cas, elle ne lui ressemblait pas. Et comme elle ne ressemblait pas non plus à ma sœur, il était pas difficile de conclure que son papa était en train de fêter Noël dans un autre foyer chrétien. Dire qu’elle était sortie d’une bite ! Et qu’elle savait pas ce que c’était. Pas en vrai, je veux dire, parce qu’à l’école, on leur apprend pas tout et ça s’éduque malgré tout.
Elle avait exactement onze ans et allait en faire douze le mois suivant. Autant dire qu’elle attaquait sa treizième année. Ses boucles brunes me fascinaient. Et j’avais jamais vu d’aussi jolis bras. Comme elle était encore en âge de montrer ses jambes et même sa culotte, elle ne se privait pas de le faire quand j’étais là et que je pouvais pas faire autrement, vu l’étroitesse des lieux, que de voir à quel point elle promettait de se comporter comme une femme quand le moment serait venu de songer à son avenir. J’évitais en principe de l’approcher, raison pour laquelle elle s’était assise contre moi, allant jusqu’à déplacer sa chaise contre la mienne, tellement que j’entendais ses ressorts grincer. Son bras gauche était tout contre le mien. Il tenait un couteau qui avait tranché la viande, mais maintenant il servait pas à avaler les chocolats dont elle privait les autres. En plus, elle arrêtait pas de balancer ses jambes et de temps en temps me caressait le mollet avec ce qui était forcément le sien. Elle me communiquait son électricité et je n’ai pas tardé à m’allumer. Ça m’a rendu tout chose. J’avais une trique d’enfer et le terrible désir d’en tirer le maximum de plaisir. Un plaisir dont je ne savais rien. J’ai commencé à me caresser.
À ce moment-là, j’ai pas pu m’empêcher de prendre sa main, celle qui tenait le couteau, la forçant à lâcher ce couteau et elle s’est laissée faire. Il m’a semblé qu’elle respirait plus. Je savais plus où j’étais. La dinde me remontait dans la gorge. Et Ginou, la benjamine, me regardait avec des yeux fixes comme si elle savait ce qui était en train de se passer. Comme c’était la première fois que je jouissais, je savais pas jusqu’où on peut aller. J’en ai pété le dossier de la chaise et mes pieds sont allés valser sous la table. J’ai vu le plafond pendant une fraction de seconde et j’ai tourné de l’œil.
Quand j’ai retrouvé mes esprits, j’étais dans un lit. Et le lit était accroché avec deux chaînes à un mur couvert de graffitis et d’autres obscénités. J’étais seul. Ça caillait. En haut du mur, une lumière clignotait. J’ai su plus tard que c’était le phare de G*. J’avais connu le cachot un soir de beuverie. Je pouvais pas ne pas le reconnaître. Et j’ai attendu toute la nuit sans pouvoir fermer l’œil pour retrouver mes rêves. Je savais pourquoi j’étais là. Et pourquoi j’en sortirais pas avant longtemps. Sonia aurait alors des gosses et les gosses des diplômes.
Mais on a été indulgent. Peut-être parce que ça s’était passé la veille de Noël. Le p’tit Jésus n’était pas étranger à ma grâce. Et je suis sorti de l’hôpital six mois plus tard. On m’avait même trouvé du boulot. Moi qui n’ai jamais travaillé. Je me suis retrouvé dans la cambrouse à pelleter de la merde. J’allais me faire des muscles. Et j’aurais le temps de penser à ce que j’avais pas fait. Je veux dire que si je l’avais fait, ça aurait été pire comme boulot. Et peut-être même que je serais en train de fainéanter dans le trou de balle de la société. Mais j’avais seulement perdu la tête. Et on avait sans doute épargné à Sonia les questions les plus difficiles à répondre pour une gosse qui cherchait qu’à en savoir plus sur le sujet. Je savais même pas où j’étais. Y avait pas Internet, rien. Et si je m’avisais de trop m’approcher de la clôture, le patron menaçait d’appeler les flics, ce qui me calmait toujours, parce qu’au fond, je suis pas méchant. J’ai juste un peu perdu la boule un soir de fête chrétienne.
J’étais pas mécontent, même si ça n’était plus arrivé. À l’hosto, j’ai essayé avec un mec, mais je bandais pas assez et j’ai pas pu entrer. Finalement, c’est lui qui m’a enculé. Et j’en ai tiré aucun profit. Même que j’ai pas recommencé. J’avais plus qu’un merveilleux souvenir à entretenir dans ma mémoire. Encore que j’avais pas la preuve que j’avais été au bout de ce plaisir. J’avais plus le même slip quand je me suis réveillé au poste. Ils m’avaient même changé la chemise. En fait, j’ai jamais vraiment su ce qui s’était passé. Ni ce qu’en pensait Sonia. Elle m’avait pourtant bien caressé à travers le pantalon. Elle savait ce qu’elle faisait, sinon elle se serait contentée de tâter. En attendant de répondre à cette question, j’étais dans la merde et ça sentait pas bon. Les seules femmes du coin étaient des vaches. Et pas un gosse à l’horizon.
C’est à ce moment-là que j’ai commencé à déprimer. J’ai d’abord éprouvé l’étrange désir de tuer le patron. Avec le seul outil à ma disposition. La pelle. Et dans le dos. Ce type était un colosse. Mais à quoi bon ? J’ai essayé de m’imaginer la scène. Ça m’allait pas. J’étais en plein délire. Un meurtre au tableau et c’était l’hôpital pour la vie. Je me voyais pas crever dans cette odeur. Après m’être fait enculer des milliers de fois sans en tirer aucun plaisir. J’étais pas fait pour ça. Mais quel être humain mal conçu est fait pour vivre avec les siens ?
J’ai même eu l’idée d’appeler les flics moi-même et d’inventer un viol avec des preuves à l’appui. J’ai été jusqu’à me fourrer le manche de la pelle dans le cul. J’en ai saigné. Et je crois que c’est ce sang qui m’a convaincu que j’étais pas fait pour ça non plus. J’ai jamais trahi personne. Et j’allais pas commencer.
Alors je me suis mis à penser à Sonia. Juste pour me l’imaginer. Qu’est-ce qu’ils lui ont fait ? me disais-je. Ils lui ont forcément fait quelque chose. Et elle en souffre. Elle peut pas avoir oublié. Elle était dans sa treizième année. J’aurais aimé compter ses poils. Pincer le bout de ses seins avec les dents. Lui faire mal pour qu’elle n’oublie pas. Mais j’avais la queue en tire-bouchon. Pas moyen d’en soutirer le vin comme on perce un tonneau. Et c’était sur moi que j’exerçais ma violence. J’en étais saignant.
Mes blessures étaient bien à l’abri sous mes fringues. On peut pas dire que j’étais propre, mais j’étais pas non plus présentable. Heureusement, car personne ne venait voir. On était seul, le patron et moi. Greniou qu’il s’appelait. Et il me demandait de pas l’appeler. Ni même monsieur. Ce qu’il voulait dire, c’est qu’il avait pas besoin de moi et que je devais me passer de lui. Dès le premier jour, alors que l’ambulance était encore dans la boue de la cour, il m’a foutu cette pelle dans les mains et m’a botté le cul pour que j’arrive plus vite dans l’étable.
J’avais jamais vu autant de vaches. Même que je savais pas ce que c’était une vache, sauf que ça se mange et que ça donne du lait. J’étais loin de m’imaginer que ça chiait autant. Des tonnes de merde ! Et une pelle de plus en plus petite. Le premier jour, je me suis endormi tellement j’en avais marre d’être utile. Greniou m’a ramené dans le monde à coups de poing sur la tête. C’était pas un intellectuel. Comment on peut penser réveiller un presque mort en l’assommant encore plus ? J’étais sûr au moins d’une chose ce soir-là en me couchant : j’étais pas entre de bonnes mains. Et je me suis endormi avant d’avoir compté tous les trous de la couverture. J’aurais été un vrai barjot de compter plutôt les petites bêtes.
Enfin… on me demandait pas d’étudier. Ni comment j’allais. Et si j’avais de l’ambition. Ou faute d’ambition, de l’espoir. J’ai su qu’on était Noël quand j’ai vu le sapin dans la camionnette. Je me suis approché pour sentir cette odeur. Et comme de juste, le patron m’a ordonné de le transporter. Il avait ouvert toute grande la baie vitrée de son salon. J’y étais jamais entré, on s’en doute, mais j’étais maintes fois passé devant. J’avais vu à quel point ce type aimait l’ordre et la propreté. Et sans femme pour y veiller. J’ai même eu la permission d’entrer sans me déchausser. Un bac plein de terre était prévu pour y planter le sapin. Comme j’hésitais, Greniou m’a filé un coup de main. C’était pas dans ses habitudes, mais j’ai accepté. C’est même lui qui a planté le sapin. Il s’est reculé pour en vérifier l’aplomb. Et m’a demandé mon avis. Vous pensez si j’étais d’accord avec lui. Résultat : il m’a offert un verre de pinard. J’en revenais pas tellement j’étais étonné. Et ben vous savez quoi ? C’était pas fini. Pour la première fois depuis que j’étais son pensionnaire à la pelle, il m’a adressé la parole autrement que pour m’engueuler ou me forcer à faire quelque chose que je voulais pas faire. Il avait ce jour-là un visage tout rose à cause qu’il s’était rasé les joues. Il avait même peigné sa tignasse gluante. Le peigne y avait laissé sa trace. Alors ses grosses lèvres trempées de pinard se sont ouvertes :
« C’est-y que ça t’plairait de faire la fête avec nous, dit-il d’une voix tonitruante. Voilà près d’un an que t’es avec nous et c’est le premier Noël qu’on a ensemble.
— Nous ? couinai-je (je pensais aux vaches).
— J’suis un bon chrétien, Mazet. Tu s’ras des nôtres ! »
Je pouvais pas dire non. J’ai dit oui comme un gosse qui sait pas de quoi il parle. Je me voyais pas autour d’une table avec ce monstre. Mais il m’a rassuré tout de suite :
« Y aura mes cousins et mes cousines, trompetta-t-il. Et des enfants en veux-tu en voilà. On est une grande famille, les Greniou ! »
J’étais soulagé, je dois l’avouer. Mais à quoi me servirait la pelle ? Il continua :
« Tu t’mettras propre. Il est bien temps. Depuis que t’es là, il t’est pas v’nu une seule fois à l’idée d’avoir l’air d’un humain. Ça va changer, nom de Dieu ! »
Je savais pas quoi penser de toutes ses nouveautés qui me tombaient dessus comme la pluie un jour de grand soleil alors qu’on a oublié son maillot de bain. Et je n’en eus pas le temps. Il était déjà en train de vider un carton de guirlandes, de boules, de centons et autres étoiles filantes. Il mit enfin le petit Jésus dans sa poche en clignant de l’œil. Je devenais son complice. J’avais pas le choix. Et je me mis à déchirer du coton pour faire la neige sur les branches. C’était lui qui disposait les guirlandes et les boules. Ensuite il s’occupa de la crèche qui était une étable dans le genre de celle où je croupissais, mais avec une seule vache, qui était d’ailleurs un bœuf, et un âne qui me ressemblait depuis que je me faisais à l’idée que j’allais être le clou de la soirée à la place du papa Noël et de son fiston pas encore né. Ce qui n’empêchait pas le bœuf et l’âne d’attendre, les naseaux au-dessus du berceau en paille avec un petit coussin bleu dedans. Je peux pas dire que j’étais ému. J’étais plutôt inquiet. Presque malade. Et je pensais plus à bander, malgré la promesse d’enfants.
Au bout d’une heure, le sapin était allumé. Le soir tombait. Greniou recula pour observer l’effet des clignotements multicolores sur les murs blancs et nus du salon. Je vous raconte pas tout parce que ce fut long et chiant. Je vous épargne la table qu’il a fallu mettre, les plats qui arrivaient en camionnette dans la cour, ma toilette dans une salle de bain dernier cri et l’allure que j’avais en en sortant. Ce que je peux vous dire, c’est que tout était prêt pour accueillir les fêtards chrétiens et même catholiques. En attendant, Greniou me saoula avec excès de joie et d’allégresse. J’étais en train de chanter un Kyrie quand les cousins sont arrivés.
Il y en avait de toutes sortes. Le Monde est toujours le reflet de lui-même. À tel point qu’on ignore où il se trouve quand il se regarde dans le miroir que les hommes lui tendent. On était bien une quarantaine, sans compter les enfants qui étaient à tout le monde. Greniou m’a présenté sans cesser de remplir mon verre. J’avais même un cigare dans la bouche. Et je n’ai rien compris à ce qu’on me disait. C’était dit avec joie, avec les dents, et peut-être même avec le cœur du côté des dames qui savaient de quoi j’étais capable. Je me suis rendu compte à quel point les femmes éprouvent de la curiosité pour les castrats. Surtout si cet état est judiciaire. On m’a même laissé approcher les enfants. À dix heures, j’ai aidé à les coucher à même le plancher à l’étage. On les réveillerait à minuit après le passage du papa Noël. Chacun baiserait les petits pieds nus de l’enfant Jésus avant de sauter sur les cadeaux entassés sous le sapin. Les adultes avaient droit à une chaussette avec des blagues dedans, mais ils ne pourraient en prendre connaissance qu’après la messe.
Bref, je saute par-dessus les ruisseaux de la narration et nous voilà à table devant une assiette bien remplie et un verre toujours plein par je ne sais quel prodige. Les cris des enfants ne troublaient pas les conversations hilares des adultes. J’étais le seul à me taire. J’avais osé caresser le ventre bedonnant de l’enfant Roi au lieu de baiser ses divins et nobles orteils. On avait tiqué dans un ensemble qui me donna une idée de ce qui m’attendait en Enfer. Cependant, la dinde était juteuse et le vin capiteux. J’étais coincé entre deux grasses commères qui me prenaient à témoin chaque fois qu’un moustachu squelettique agitait ses lèvres de l’autre côté de la table. Nous formions, à nous quatre, un sous-ensemble cohérent. Et c’était bien malgré moi que je prenais part à ces tristes plaisanteries. J’en étais à m’efforcer de corriger mon langage et comme je n’y parvenais pas, je me taisais, avalant une fourchette de dinde ou une gorgée de verre chaque fois qu’on me pinçait.
Le bonheur, quoi. Et comme les bonnes choses ont une fin, c’est arrivé alors que j’étais plus en mesure d’apprécier les faits. On m’a sauté dessus en pleine bouchée. J’ai pas eu le temps de mastiquer. Heureusement, y avait pas d’os dedans. J’ai senti qu’on m’écrasait, qu’on me tordait, qu’on m’écartelait, et j’avais tellement mal que j’ai souhaité ne pas être le seul à crever de cette horrible manière. Tout de suite, on pense à un attentat. Depuis le dernier, les esprits s’étaient aussi échauffés à la campagne. On avait sorti les drapeaux et pendant que les uns exhibaient leurs médailles, les autres élaboraient des plans pour en avoir eux aussi. Mais j’étais dans aucun camp, moi. Les ramasseurs de merde n’ont pas droit à la parole. Et encore moins aux honneurs. Et puis après tout je m’en foutais de l’honneur. J’étais en attente et j’attendais rien, ne sachant d’ailleurs pas ce qu’on attendait de moi. Et voilà qu’on me détruisait par tous les bouts. Ça faisait un mal de chien atroce.
En plus, j’arrivais pas à tomber dans les pommes. Au lieu de ça, je voyais tout. Et je voyais qu’au lieu d’être victime d’une Kalachnikov ou d’un pétard au peroxyde d’acétone, c’étaient des mains qui me trituraient pour me faire un maximum de mal. C’était tellement douloureux que j’arrivais pas à me demander pourquoi on me faisait ça à moi alors que j’en connaissais plein d’autres qui le méritaient, même que j’aurais participé si on me l’avait demandé. La seule chose qui me préoccupait, c’était de pas tomber en morceaux éparpillés dans une zone piétinée par des vaches et des tracteurs. Je voulais pas finir comme ça.
Mais le truc rouge qu’on me montrait maintenant était ma paire de couilles. J’avais rien senti tellement j’avais mal ailleurs. J’en avais pas besoin, de mes couilles, parce que j’en avais rien à foutre de la patrie. Mais il paraît que ça sert aussi à augmenter le plaisir, alors je me suis mis à gueuler. Pas des mots. J’en avais plus. Des cris. Des cris de la bête que j’étais en train de devenir. Une bête capable de revenir si jamais on l’achevait pas. Alors ils m’ont traîné dehors, sur la neige boueuse et l’herbe crade. On m’a presque mis debout pour je voie. Là, couchée sous un arbre, une fillette tout ce qu’il y a de plus mignon avait l’air mort après avoir eu peur. Elle grimaçait encore. C’était ce qui allait m’arriver si Jésus ne faisait rien pour moi. Ou le papa Noël. J’y étais pour rien, merde ! Mais ma bouche était pleine. Et c’était pas un procès qu’on me faisait. Vous êtes témoin que j’y étais pour rien, sinon je vous l’aurais raconté. Un couteau a lancé des éclairs dans la nuit et ma queue a dégoûté les mains qui l’avait bien tendue pour être sûres que j’y échapperais pas. J’ai vu ça comme je vous vois, là, sur mon ventre qui s’agitait comme celui d’un guillotiné.
C’est plus tard, je sais pas quand, que j’ai récupéré la faculté de m’exprimer sur le sujet. La justice était passée par là. Elle avait jugé que je n’avais pas violé ni tué cette gamine que je ne connaissais ni d’Adam ni d’Ève. Mais il était trop tard pour me remettre dans l’état où j’étais avant de ne pas commettre cet acte horrible, certes, mais tout de même moins atroce que la perte définitive de mes couilles et l’aspect pas franchement marrant de l’appendice recousu dans l’urgence. S’il était question de me faire croire que j’allais rebander encore, c’était peine perdue. Je croyais plus personne. C’était la haine, rien d’autre.
Du coup, on savait plus quoi faire de moi. Plus aucun paysan ne voulait de ma collaboration. Et puis j’avais vu assez de vaches. Je voulais autre chose. Le calme. Sans le luxe. Et avec ma part de volupté. En l’absence de Colonies et d’Empire, j’étais voué à l’oubli. Mais la mémoire voudrait-elle de moi rien que pour m’oublier ? Ils ont bien vérifié que j’en voulais à personne et le doute s’est installé quand même dans leurs esprits. J’étais enfermé. Et j’allais le rester. À la question de savoir si j’étais encore utile à mes semblables, il fut répondu que je donnais tous les signes de l’irresponsabilité, ce qui condamne en principe aux fers. Ils ne voulaient pas prendre de risques. Et comme je n’avais aucune aptitude particulière, on m’a mis aux feuilles, un emploi d’automne.
Voilà comment je me suis retrouvé en plein hiver, sans rien à faire pour me distraire. J’osais même plus parler à cause de ma voix de soprano. Et encore, il paraissait qu’elle allait monter encore. Je finirais par la perdre. Il paraît que les anges chantent avec leur cœur.
La nuit avait été clémente. Moktar aimait cette mer. Il en connaissait une autre, plus étrangère encore, et il avait goûté au Pacifique, près du Japon, dans des circonstances tragiques. Il avait connu des êtres en lutte mais il n’en parlait jamais. Pourtant, cette nuit, dans l’air tiède et humide qui les envahissait, il avait évoqué le bruit des armes dans les rues où il n’était venu que pour satisfaire au plaisir. Il crépitait dans les oreilles de son voisin parce qu’un enfant dormait entre deux femmes. L’autre l’écoutait comme s’il savait comment se terminait ce genre d’escale. Moktar ne parlait pas des hommes qui lui tiraient dessus. L’autre voyait les jets de flamme, il imaginait l’essoufflement et savait peu de chose sur la poussière des impacts. Moktar le renseignait par rafale.
« Là où nous allons, on ne se tire plus dessus depuis longtemps, » dit-il aussi aux femmes.
Leurs pieds le côtoyaient. Il distinguait le front de l’enfant, sa présence froncée. L’autre, qui s’appelait Yacine et venait d’Oujda où il avait été ouvrier du cuir, fumait sa pipe de marin en rejetant la fumée dans la brise. Le bateau craquait. L’air était saturé de vapeurs nocives. Moktar regardait la main rouge qui pressait un mouchoir sur la bouche et le nez de l’enfant. Elle portait une bague de cuivre qui verdissait ses jointures.
Il y avait une heure qu’on n’entendait plus les pétarades du moteur. On avait franchi le moment le plus dangereux de la traversée. La nuit les récompensait. Leurs joues ruisselaient d’embruns coupés d’essence.
« Si on ne sait pas ce qu’on cherche, dit Moktar d’un air savant, on ne trouve rien. »
On connaissait déjà son petit orgueil d’homme cultivé. Il en savait plus que ce qu’on peut savoir de ceux qui savent. Il portait un béret en visière comme les Basques. Yacine l’avait toisé sur la plage tandis qu’ils observaient les passeurs en lutte contre la barrière de vagues.
« Je n’ai jamais rien quitté, dit-il amèrement, mais que quitte un homme qui ne possède rien ? »
Moktar ne quittait rien, il abandonnait tout. Il laissait une maison jaune et une femme épuisée qui ne lui avait pas donné l’enfant qu’on attend toujours après le plaisir.
« Méfie-toi alors de ceux qui n’ont rien laissé derrière eux et qui emportent tout, » dit-il en plongeant son regard dans les yeux de la femme la plus proche de lui.
« C’est compliqué, » dit une voix. Et on en resta là.
Une heure plus tard, on aperçut la côte. Les eucalyptus frémissaient dans la lumière en pluie. La roche scintillait. Il n’y avait pas de plage de ce côté. Des galets vous recevaient en grondant sous l’eau. Des mains ramenaient des coquillages vides à défaut d’avoir trouvé un appui sur ce fond aléatoire. Moktar perdit de vue Yacine qui avait brûlé sa poche avec une pipe mal éteinte.
« Tu ne sauras plus rien de lui, » pensa Moktar qui portait une femme sur son dos.
Une autre les suivait, flottant comme une algue, la tête sous l’eau. De temps en temps, cette présence le touchait et il retenait un cri de terreur. Plus tard, après la plage, il laisserait le désespoir prendre sa place en lui. Il n’y avait pas de voyages sans cette angoisse.
La roche surgit avec la vague qui venait de les submerger une seconde. La femme suffoquait sans se débattre. L’enfant avait glissé lui aussi. On ne l’entendait plus. Il n’y avait plus rien que la roche dressée dans la lumière de la lune et l’écho de ses cris. L’eau lui arracha la femme. Il subissait cette énergie dans laquelle il avait pénétré sans la mesurer. La prochaine fois, il saurait comment atteindre la roche. Il s’enfonça, tournoya, toucha le fond sans prise, heurta d’autres corps.
Il fut étonné de retrouver son souffle. Il respirait maintenant un air glacial. La douleur venait de loin, comme s’il avait été transpercé. Il nettoya longuement ses yeux. L’eau était claire et douce, descendant de la roche qu’il reconnaissait.
« Je ne t’ai pas vaincue, se dit-il. Je n’ai même pas résisté. Je suis encore le fruit du hasard, comme aux cartes à Singapour. »
Les yeux voyaient clairement maintenant. La mer ne signalait aucune présence. La lune répandait une lumière agitée par les surfaces. L’horizon semblait annoncer un mur.
Il avait connu des solitudes plus tragiques. Il n’avait rien perdu. Son paquet était encore solidement attaché à sa taille, à l’abri de l’eau sous sa couche de plastique et de ruban adhésif. Il avait pris la précaution de ne rien conserver dans ses poches. Quant à la blessure, elle se résumait à une longue éraflure le long de la jambe. Il ouvrit le paquet, répandit les vêtements sur la roche lisse et s’habilla lentement. Ensuite, le tabac roulé dans une feuille de papier, comme il aimait le tabac dans l’attente. Il avait pris la précaution de remonter la montre avant de refermer minutieusement le paquet. Il la remonta encore, ménageant le ressort en ne le menant pas au bout de sa course circulaire, et il la boucla à son poignet. Il avait le temps de parcourir dix bons kilomètres avant le jour. Ensuite il attendrait toute la journée dans le maquis et la nuit suivante, il franchirait les vingt-cinq kilomètres qui le séparaient de sa rencontre avec l’autre passeur, celui qui sait comment traverser toute l’Espagne sans se faire remarquer, à bord d’un taxi ou d’un camion, il n’avait pas bien compris l’offre à laquelle il avait répondu par le paiement comptant du voyage. S’ils avaient bien accosté à l’endroit prévu, il trouverait de la nourriture sur un mur et il prendrait de quoi passer tout ce temps. Il ne savait pas bien ce qu’un homme en cavale peut consommer raisonnablement sans prendre le risque ou de s’évanouir dans l’effort ou de s’endormir pour avoir abusé de la nourriture.
Le mur, avec son existence probable, l’obsédait. Il le trouva cependant, comme quoi ces trafiquants sont aussi des frères. La nourriture était simplement alignée sur le mur. On dit que ce sont des Espagnols qui l’apportent et que les gardes civils qui la découvrent ont chaque fois l’impression d’être sur le point de commettre une mauvaise action. Mais il s’agissait plutôt d’une bonne organisation de la passe.
Moktar prit un pain, deux figues et un biscuit emballé dans un plastique bruyant. Il arrivait peut-être le premier. Il pela une figue dans le noir. Il en trouverait en chemin. C’était la saison. Il avait de l’argent pour acheter d’autres biscuits et aussi une boisson sucrée. Il fallait pour cela se rapprocher de la route et marcher jusqu’à rencontrer une station-service. En général, les gens ne vous dénonçaient pas mais les patrouilles de la garde civile vous surprenaient en plein repas. Il valait toujours mieux trouver la bonne dose de nourriture, celle qui vous donne la force de franchir le maquis et qui rend le sommeil réparateur et léger. Il marchait résolument vers son destin lorsqu’il rencontra le taureau.
*
Píton ne voyait pas l’homme mais il le sentait. Ils avaient tous cette odeur de coquillage. Il avait couru avec les chevaux sur la plage blanche mais n’avait jamais été plus loin que les rochers de San Patricio. Les chevaux traversaient une plage de galets et ensuite il les perdait de vue. L’été, des touristes s’immobilisaient sur le sable. Il les voyait d’en haut, au bord de la pente où les pins semblaient se livrer à une glissade volontaire. Les hommes ramenaient de leurs plongées cette odeur qui affectait aussi les chevaux mais Píton ne descendait plus sur la plage si des hommes s’y trouvaient. Ils applaudissaient les acrobates et leurs chevaux soulevant l’écume des vagues. L’été, Píton finissait par ne plus s’approcher de la plage et on le voyait chercher querelle aux nouveaux de la ganada. Il aimait l’ombre des arbres et la fraîcheur de la pierre que le soleil n’éclairait jamais. Dès le printemps, les Africains croisaient son chemin, presque toujours en pleine nuit, et il était le premier surpris. En général, ils étaient si effrayés qu’il avait à peine le temps de deviner la couleur de leur peau. Ils sentaient comme les chevaux des acrobates mais il n’avait jamais approché de près un de ces acrobates qui provoquaient l’admiration des baigneurs. Les passagers de la nuit longeaient les clôtures de cailloux tandis que les phares des gardes civils pénétraient dans l’obscurité avec une précision d’oiseau. Píton buvait tranquillement dans les bassins d’irrigation.
L’homme sentait le coquillage et l’algue. Il sentait aussi le tabac et son haleine répandait l’odeur fragile des figues. Píton se sentit observé. Un enfant l’avait reluqué pendant dix bonnes minutes qu’il avait lui-même passées à se demander ce qu’il pouvait inspirer à un enfant fasciné d’abord par sa solitude. Les hommes choisissaient de l’éviter. Les touristes s’émerveillaient mais ne remontaient pas la pente où la brise secouait les pins rapides. Les acrobates feignaient de ne pas le voir. Certains d’entre eux travaillaient à la Ferme et il connaissait la précision de leurs piques. Ce n’était pas que des acrobates et les touristes aussi étaient autre chose dans une autre vie moins facile. Personne n’est ce qu’il paraît être au moment où on le distingue de la nuit ou d’autre chose de plus complexe encore que la réalité plongée dans l’ombre.
L’homme n’apparut que pour le défier. Il agitait maladroitement ce qui pouvait être sa chemise. Que se passait-il dans la tête de cet homme qui avait prévu de ne pas se laisser distraire en chemin ? Píton, encore hautain à ce moment du combat, eut l’impression d’entrer dans la nuit. Le corps de l’homme l’avait à peine effleuré et il avait senti la caresse prometteuse de la chemise sur son museau. L’homme était à peine visible. Il avait la peau blanche et portait une touffe de poils pointue sur le menton.
Píton s’apaisa au bout de quelques passes. C’était facile. Il était seulement apaisé, comme si l’homme avait ce pouvoir de le tranquilliser avant d’être lui-même la proie de l’angoisse. L’homme devenait plus précis, plus proche, il glissait sur les flancs de l’animal, disparaissait dans la nuit, revenait pour imposer sa minutie ou peut-être même sa connaissance du combat. Il avait perdu son odeur de coquillage. Píton ne connaissait pas l’odeur que l’homme lui imposait maintenant. Il avait hâte d’en finir avec cette intrusion si semblable aux rêves que le sommeil inspire au corps. L’homme mesurait ces changements. Il avait cet avantage sur l’animal. Píton rechercha alors l’odeur de la mort. Elle se laissait deviner à la tangente de la nuit et paraissait saisissable comme une touffe d’herbe.
À quel point était-il vaincu ? Il s’immobilisa. L’homme lui faisait face. N’était-ce pas le moment de disparaître dans la nuit ? Le taureau ne retrouverait plus son souffle. Ils s’étaient battus à proximité d’un jardin planté de citronniers. L’homme coupa un citron et mordit dans cette chair vive.
« J’ai oublié l’épée, dit l’homme. Je savais que j’allais oublier quelque chose. »
Le taureau avait déchiré la chemise. Il n’y avait de sang qu’à la surface de l’homme. La mort commençait par ce changement. L’homme saignait doucement. Il levait un bras dans l’air qui ne sentait plus la mer et il se plaignait d’avoir oublié l’épée par quoi s’achèvent les combats de l’homme contre la vie. Il possédait sans doute une épée héritée d’une longue tradition mais il avait oublié de l’ajouter à son maigre bagage de voyageur ou bien il avait négligé ce détail si important au moment des combats avec la vie. Le taureau, lourd et lent, était réduit à la portée de ses cornes et à ce qui lui restait de vivacité. Un cheval surgit de cette obscurité.
Le taureau, poussé par la pique, s’éloigna lentement. Du haut de sa monture, un acrobate donnait sa leçon de morale :
« Ce que tu lui as appris, dit-il à l’Arabe, il ne l’oubliera pas. »
Il répandit son offrande de petits gâteaux et disparut dans la nuit. Moktar atteignit la Flandre trois jours plus tard, en pleine possession de ses moyens.
Ils ont ramené notre curé. Il devait être six heures du matin. Moi, Filou Sabordage, je suis un lève-tôt. J’étais déjà bien beurré. Je me tartine au rhum agricole que je fais venir directement de Paris où j’ai des relations. J’y travaille, si on peut appeler ça travailler, trois jours par semaine. Et encore, je trouve que c’est trop parce qu’ici, à la maison, je bosse pour moi et pour celle qui m’a donné deux futurs ratés. Je suis flic.
Donc j’étais à la fenêtre à cause d’un malaise qui m’a pris à peine au deuxième verre. Une nouveauté à considérer avec attention et perspicacité. C’était ce que je faisais à la fenêtre. Je réfléchissais, un verre vide à la main, avec des doutes qui m’envahissaient le cerveau et un tremblement des guiboles qui me rappelait quand on faisait la circulation un jour d’attentat terroriste. Heureusement qu’on est bien payé.
Mais on a beau vivre à l’aise comme les bourgeois qui nous servent de modèle social et politique, on a aussi des soucis. Et pas que les gosses et l’érection. Et voilà que j’en avais un de plus. J’arrivais pas à remplir le troisième. C’est dire !
Et qui je vois sous ma fenêtre, là, sur la place de l’église et de la mairie ? Le fourgon des flics champêtres avec notre curé à la vitre en train de penser à ce que je savais pas de lui. Quoique j’aurais dû m’en douter. Et puis un tas de gens savaient. On avait même retrouvé un calice plein de foutre. Les analyses ADN étaient en cours. On parlait d’au moins trois bites, dont celle de Marcel de la Présange, notre curé.
Qui étaient les deux autres ? Des gamins de l’âge des miens. Le bedeau n’y était pour rien. Il avait pris des claques pour avouer ça. Des fois, on travaille pour rien dans notre métier. Si on peut appeler ça travailler. Enfin, y avait pas de filles dans le coup. Mais par mesure de précaution, on analysait aussi les poils pubiens.
Ils étaient donc venus chercher le curé y avait trois jours. Ils avaient aussi embarqué les deux gosses, mais ce matin, ils n’étaient pas dans le fourgon. Ils faisaient pas partie du même voyage. Et je me demandais pourquoi ils le ramenaient, notre curé, si c’était son foutre qui était mélangé à celui des deux gosses dans ce calice qui allait manquer à l’office. J’étais même pas sûr que notre curé était revenu pour officier. Des fois on les ramène pour vérifier un détail.
Pourtant, notre curé est entré seul dans le presbytère qui jouxte l’église. Il a ouvert la porte du potager, s’est retourné pour saluer les flics et le fourgon a quitté discrètement la place. Il était six heures tout juste passées. Et au lieu de penser à mon nouveau problème et à ses conséquences sur mon avenir, je suis redevenu flic, comme tout le monde le devient quand une simple observation vous retient à la réalité. Il était pas coupable, ce qui impliquait que son foutre n’était pas dans le calice. C’est madame Hactif qui a découvert ce qu’on avait fait au calice. Elle a tout de suite appelé les flics. Sans consulter notre curé qui a été arrêté le lendemain. Ils avaient déjà embarqué les gosses. J’étais pas là. J’étais de faction à Paris. On factionne beaucoup depuis qu’on est en guerre. J’ai amené un tas de BD au cas où. Je suis pas du genre à m’emmerder quand je dors.
La place était de nouveau déserte. On sentait vaguement l’odeur du pain parce que le vent avait tourné à l’ouest. On aurait la pluie avant midi. J’aimais bien la pluie sur le coup d’onze heures quand j’étais écolier. J’ai pas été loin, sinon j’en serais pas là. Et je crois que j’ai transmis la fibre familiale à mes deux rejetons. Dire qu’on appelle ça la Nation !
J’étais sur le point d’oublier mon troisième verre, complètement accaparé par le foutre de notre curé, quand il est ressorti, toujours par la même porte. Il l’a refermée à clé. J’ai entendu le claquement du pêne. Où allait-il, notre curé, d’un pas si militaire ? Régler son compte à quelqu’un ? Ça m’aurait pas étonné de lui. Il m’en a mis un dans le passé.
En parlant de pain, ça sentait maintenant. J’étais dehors. Ça m’a supprimé au moins la moitié d’un verre. J’étais pas dans mon assiette. Mais je suivais le curé à distance. On a quitté le village en même temps, parce que je faisais un suivi parallèle de l’affaire. Il a enjambé une clôture pendant que je sautais par-dessus la murette du jardin public. Pourquoi s’éloignait-il si vite ? Je le voyais déjà pendu à la branche d’un arbre. C’est que j’étais persuadé de sa culpabilité. Et je voyais ces trois bites éjaculer en même temps dans le calice. Ça m’a fait bander. Et j’en ai pas eu honte. J’étais en manque.
Mais notre curé s’est pas pendu. Il est allé chez la Hactif. Et c’était pas pour lui compter fleurette. Je voulais voir ça. Et je me suis approché. C’était pas les fenêtres qui manquaient. J’en ai essayé deux avant de trouver la bonne. Notre curé était tranquillement assis dans un fauteuil près du feu qui flambait joyeusement. La Hactif l’activait en secouant ses miches sous les yeux du prélat. J’en pouvais plus de bander. Et on dit que l’alcool rend impuissant celui qui en abuse. Mauvaises langues !
Puis la Hactif s’est assise elle aussi, sur une chaise, bien en face de notre curé, les genoux serrés sous sa robe de velours noir. Elle écoutait, parce que c’était Marcel qui parlait. Elle, c’est Alice. On l’appelle Réglisse à cause de la couleur de sa peau. On est méchant, mais elle nous en a fait voir à nous les gars de ma génération. Et pour faire de moi un flic heureux. Je savais pas de quoi parlait Marcel. Il avait pas la tête froissée de celui qui vient de passer trois jours en garde à vue. Il sirotait un café brûlant du bout des lèvres. Alice ne buvait rien. Elle écoutait, une assiette pleine de petits beurres dans les mains. C’était vraiment frustrant de rien entendre, mais je pouvais pas faire mieux. Et comme j’étais dans ma partie comme qui dirait la dernière roue de la charrette, il était inutile que je cherche à me renseigner de l’intérieur.
Je suis rentré chez moi. Ça commençait à bouger sur la place. Ça ne dure pas, parce que tout ce monde va travailler ailleurs. À neuf heures, on est tranquille. Et si tout se passe comme d’habitude, j’en ai cinq dans le coco. Et j’ai qu’une envie. Penser au lendemain en espérant qu’il changera rien. Seulement ce matin-là, j’ai rien pris en rentrant. Sans doute parce que d’habitude, je sors pas. Je prends sans sortir. L’air frais de ce matin d’hiver m’avait complètement changé. Et ça me rendait tout chose. Les gosses étaient déjà à l’école et Mado était sur la route. Elle travaille à la préfecture. On est de la classe moyenne. Vous vous rendez compte ? Avec le niveau qu’on a ! La France est bien mal foutue. Et ça me laisse froid. C’est peut-être pour ça que je me chauffe.
Je pouvais aller faire un tour au poulailler champêtre. On est du même bord après tout. Et pareil feignant et profiteur du temps qui passe. Ça rapproche. Mais j’y suis pas le bienvenu. On arrive pas à parler. Et comme on veut pas rester sans rien dire, on dit n’importe quoi. Et ça n’avance pas. Pourtant, ils devaient bien savoir pourquoi on avait relâché notre curé. Et ce qu’il était arrivé aux deux gosses. Je suis allé acheter mon pain.
Rien dans le Message du Peuple à la Nation, notre nouveau quotidien depuis qu’on fait la guerre à l’état le plus pauvre du monde. Rien à la page nous concernant. Que des nouvelles de pétanque et de vieux qui veulent pas crever tellement ils sont vieux. On apprend rien de cette façon. C’est pour ça que j’ai rien appris. Je sais même pas me servir de ce révolver. Même à bout portant. J’ai essayé sur une mouche. Ça n’a rien donné. Faut pas compter sur moi.
À onze heures, notre curé était de retour. Il est passé par l’église cette fois, par la petite porte qui s’ouvre entre la troisième et la quatrième station. J’en ai entendu le grincement. Je me souvenais en même temps que c’était dans le bénitier qu’on éjaculait. Pas trop pour que ça se voie pas. On mélangeait bien. Et on riait de savoir que les grenouilles s’en mettaient sur le front. Y a pas d’église sans foutre. J’avoue aujourd’hui que c’est moi qui ai dessiné une bite sur le menton de la Vierge. Je me demandais déjà comment qu’elle peut être vierge alors qu’elle a bel et bien été tronchée. Dieu est quelquefois trop humain et on y croit plus.
Fallait que j’y cause, à Marcel. J’en pouvais plus de me retenir. Qu’est-ce qu’il avait dit à Hactif ? Elle n’avait pas ouvert la bouche. Il était reparti sans attendre de réponse. Il avait peut-être pas posé de questions. Il savait déjà tout. Comme Jeanne d’Arc qui pissait par le cul parce que son trou d’amour était fermé par la main de Dieu. Ce qui l’a pas empêchée d’enfanter la montagne de cons qui s’élèvent aujourd’hui au-dessus de la moyenne.
Je suis sorti. J’étais pas sûr d’y arriver. D’abord à sortir sans ma dose. Et puis à frapper à la porte de notre curé. J’étais pas censé savoir qu’il était dans l’église. Je suis allé frapper à la porte du presbytère. J’aurais jamais eu ce courage si je n’avais pas su qu’il était à l’église. N’oubliez pas que je suis flic. Je complique. On nous a appris à jamais être seul. À la fermer si on l’est. Et à tout lâcher si c’est ce qu’on attend de nous. C’est comme ça qu’on fait la guerre. Et ça plaît à notre ministre. On va être augmenté. Ce qui ne nous rendra pas plus intelligents. Et comment qu’on serait plus intelligents puisqu’on a fait flic ? Avec Mado, on va à l’étranger pour montrer comment les Français savent vivre. Et on en profite pour passer de bonnes vacances.
Et ben il était là ! À l’intérieur. Ça tombait bien puisque je voulais le voir. L’église et le presbytère communiquent. Il trottinait dans ce couloir quand je m’apprêtais à mettre les voiles pour revenir sur mon projet. Je savais de quoi parler, mais pas comment. La porte s’est ouverte. Il avait une tête occupée par autre chose que moi.
« Tiens ! Mais c’est ce bon Filou. Qu’est-ce que tu deviens ? Entre ! »
Je suis entré. J’ai jamais aimé cette odeur d’encaustique. Madame Hactif en met partout, même dans les verres. Et dans le mien, y avait un vin coupé d’eau. Marcel voulait trinquer.
« On ne te voit plus, dit-il.
— C’est que je bosse. Avec cette guerre…
— Ah oui… c’est vrai qu’on est en guerre. Je n’y pensais plus. Ici, il ne se passe rien… »
Il avait dit ça en me triturant les yeux avec son regard de corbeau. C’était un curé qui tenait absolument à la soutane. Il ne la quittait jamais, même pour aller chier. Et on s’imaginait ce qu’il faisait là-dessous. Ça s’ouvre par-devant des fois, mais celle-là était un ancien modèle qui datait du Moyen-âge. Elle s’enfilait. La toile était dure et noire. Il portait une croix à sa ceinture de cuir. On disait qu’elle sentait la merde. C’était un des gosses qui avait parlé le premier. On savait des choses dont on se doutait. Mais de là à penser que c’était dans le cul d’un gamin que ce père de la Nation trempait son vieux biscuit, y avait loin ! On avait plutôt pensé à Hactif. Et au bedeau. Ça sentait le foutre jusqu’au confessionnal. Mais ça restait entre adultes consentants. Le gosse, le fils à Jode, de douze ans d’âge, avait raconté comment Marcel se servait du calice. Je voyais ces trois queues caressées par des mains gourmandes. Qui caressait qui ? J’aurais bien aimé être là pour le savoir. Mais pour l’heure, notre curé et moi on parlait de la guerre.
« On fait bien de refuser le combat sur le terrain, disait-il comme s’il professait. On est assez riche pour ça. Ils finiront par crever de faim.
— En attendant, on meurt de trouille…
— Ah pardon ! À Paris peut-être, mais ici, on est tranquille. Il ne se passe jamais rien.
— Pourtant… »
C’était le seul mot que j’avais trouvé pour changer de conversation. Marcel avait croisé ses jambes de footballeur. Il resservit du vin. Madame Hactif n’était pas là pour les petits beurres. On s’en passait, croisant nos silences comme le fer. J’étais pas fait pour gagner, mais je suis du genre téméraire. S’il prend un jour l’idée à notre gouvernement de m’envoyer avec la troupe en plein cœur de la Syrie, j’irai au combat les yeux fermés pour pas laisser couler mes larmes. Y a des moments dans la vie où il faut foncer sans avoir peur de crever. On a alors peur d’avoir raté ses études. Pour les miennes, j’étais adoubé par l’administration. Et remplaçable. Comme dit Mado : « Arrête de te suicider ! Tu vas faire peur aux enfants ! »
Marcel s’est levé alors que j’avais pas fini le paragraphe précédent. Il me la coupait. Et je bandais pas. Lui, peut-être. Il m’a arraché le verre des mains. Comme j’avais rien confessé, il me foutait dehors. Mais je pouvais revenir. Quand je voulais. Il me poussa dans la rue. La porte se referma sur mon nez. Une fois de plus, la religion humiliait mes convictions. Et je voulais savoir. J’ai alors eu l’idée d’appeler Mado à la préfecture. J’aurais dû y penser avant. Ça m’aurait épargné du temps et de l’emploi. Mado savait !
Les deux gosses étaient retenus par le juge. Alors pourquoi il avait pas consigné notre curé ? Parce que c’était un de la Présange ?
« Que non ! me dit la femme de ma vie. C’est à cause de notre premier ministre.
— Tu veux dire que Manuel Valls est intervenu dans cette affaire cochonne ! Ah le porc !
— La France est en guerre, qu’il dit. On a besoin de tous les Français.
— Mais les curés sont pas français ! Ils sont romains !
— On a besoin de tous les religieux que la France se chie dessus…
— C’est Valls qui dit ça ? Il copie sur Clément Sot. Et je m’y connais autant que lui en Histoire. Y va pas m’apprendre !
— C’est moi qui dit, mon chou ! Et même pas peur d’être sur écoute. J’en ai marre de vivre. Qu’est-ce que ça te dirait d’aller vivre à Paris ?
— Ça me dit que j’ai pas envie d’y crever avec les bourgeois des terrasses ! Moi tout seul, bon, je peux me mettre à l’abri…
— Tu parles de mon poids ? Non mais des fois !
— Je parle de notre avenir, ma chérie ! Mais il paraît que j’ai pas le niveau pour devenir flic américain… »
Elle raccroche. C’est comme ça chaque fois que je conteste. Je sais pas trouver les mots. D’ailleurs on fait l’amour sans parler. On sait jamais comment ça peut se terminer si on cause. Voyez la France. À force de penser tout haut, on arrive même plus à penser tout bas.
J’en savais donc pas beaucoup plus que ce dont je me doutais. Ah je voulais savoir ! Mais impossible d’avaler un verre. Mon cerveau me conseillait et mon cœur voulait savoir. Et qu’est-ce que je ferais après que je sache ? J’en savais rien non plus. J’étais dans de beaux draps, tiens !
Je retourne alors chez notre curé. Comme de juste, il était plus là. C’était le bedeau qui me renseignait. J’avais envie de le soumettre à une question moins courtoise quand madame Hactif est arrivée dans la rue. Elle portait un panier d’œufs.
« De quoi ? ai-je grogné comme si j’étais chez moi
— D’œufs !
— Elle vous dit d’œufs, fait le bedeau. Ça vous réussit pas, la guerre à Paris ! »
Je commençais à me cramoisir. Et sans rien dans les veines. On nous apprend ça dans la police. Hactif m’a bousculé pour entrer. Je l’aurais violée malgré sa rage et son désespoir bien compréhensibles. Heureusement que j’étais jeune.
« Il est pas là, on vous dit ! grince-t-elle en tentant de refermer la porte.
— C’est quoi cette histoire de, rugis-je. Je veux savoir.
— Ah vous les flics vous voulez tout savoir. Et c’est nous qu’on crève ! »
Là, le bedeau allait trop loin. Il s’en prenait carrément à la Constitution. Ça me donnait envie de lui donner une leçon d’Histoire. Hélas, notre premier ministre n’a pas été plus loin que la licence. Autant dire qu’il en sait pas plus que moi. Je me retenais, rouge cette fois de colère et d’indignation. J’en avais les cheveux mouillés et le pif en trompette.
« Qu’est-ce que c’est un peu de foutre dans un calice à côté de ce qu’il font aux Parisiens, ces chiens de musulmans ? gémit le bedeau en larmes maintenant alors que je l’avais pas touché.
— Mais c’est le foutre de notre curé, merde ! m’écriai-je.
— C’est le foutre d’un Français, monsieur ! »
Encore un qui croit qu’il suffit d’être curé pour être français. J’en bavais. Et j’avais besoin de mon biberon pour faire face à cette rébellion caractérisée. Mais j’étais réduit à l’impuissance. C’était comme si j’arrivais pas à bander l’arc qui me donne à boire quand j’ai soif. J’en aurais presque chialé. Et ce maudit curé n’était pas là pour finir l’histoire que me racontait l’existence depuis ce matin. Dire que je m’étais levé du bon pied. Mais j’avais même énervé Mado. Et une fois de plus, j’avais évité de voir les gosses partir à l’école l’échine pliée et les pieds à la traîne.
« Vous le trouverez peut-être au lavoir… me dit Hactif d’un air dédaigneux.
— Au lavoir ? Qu’est-ce qu’il fout au lavoir ? On y va plus au lavoir. C’est juste les gosses qui s’y amusent quand on les prive de télé.
— Ici, on prend pas les gosses à l’école avant quatre ans… »
Vous auriez vu la tronche qu’elle faisait, Hactif, en me disant ça ! Je savais pas ce que Marcel lui avait fait, mais elle lui en voulait. Le bedeau se caressait le menton en montrant ses dents jaunes.
« Vous voulez dire… commençai-je.
— Je dis rien ! Mais si vous voulez le voir, c’est au lavoir !
— Ça pourrait faire un bon refrain. »
Sur cette réflexion, le bedeau est rentré. J’avais plus que la tronche grimaçante d’Hactif devant moi. Je voyais plus ses mains parce qu’elle avait croisé ses bras. Encore un peu, et elle était plus grande que moi.
« Je suis pas là pour faire de la poésie, moi, monsieur ! lançai-je au hasard.
— Vous devriez allez au lavoir, dit doucement Hactif qui changeait de ton pour me faire comprendre qu’elle était de mon côté.
— J’ai pas envie de voir ça ! clamai-je.
— Vous faites pourtant la guerre à Paris !
— C’est les Parisiens qui la font. Nous, on est prudent…
— Je vois ça… »
Elle voyait rien du tout. Et moi j’avais pas envie de voir. Voir un Romain d’âge mûr en train de sodomiser un Français en âge de pas comprendre ce qui lui arrive. On aurait jamais dû mélanger Rome et la France. Voyez où nous en sommes. Et en plus on est blanc, alors que nos pères étaient noirs. J’avais besoin d’un verre, mais je trouvais pas l’énergie pour le remplir. Après tout, ça me ferait peut-être bander, cet acte contre nature et hors la loi…
Hactif a refermé la porte en me prévenant que des fois on s’y coince le nez. J’ai reculé. Pour la première fois depuis longtemps, j’étais moins bien chez moi qu’à Paris. J’imagine si on m’avait envoyé aux Colonies. J’avais pas envie de retourner chez moi. Je suis passé devant la Mère Nichel sans m’arrêter. On avait dû trouver ça étrange, de l’intérieur. Il faut dire que question intérieur, on est plutôt entre ronds-de-cuir. Ça en fait, des ronds, et c’est toujours le même cuir. Bref, je me sentais pas bien, inutile, suicidaire et étranger. Ça faisait beaucoup pour un seul homme. Et j’avais mieux à faire. Avec deux gosses destinés à être des ânes et une femme qui n’en voulait pas d'autres et que tout le monde comprenait, j’étais plus grand-chose. J’aurais mieux fait de me reposer. Mais on était en hiver et l’herbe était gelée. Je supposais, sans l’avoir vue, que l’eau du lavoir était aussi gelée. On pouvait même pas se voir dedans tellement y avait des algues. Aucun marmot de la future génération n’était tombé dedans. Ce qu’on appelle briser la glace. Je crois. Dire qu’on a un président de la république et pas de république.
J’ai tourné comme ça pendant au moins une heure. Midi approchait. Les rues allaient se remplir modérément puis se vider avant de se remplir encore et de se vider jusqu’à la fin de l’après-midi. On sait rien faire d’autre tellement on est con. Et à force d’être con, on demande aux flics de faire la guerre. Et c’est les petits bourgeois des terrasses qui crèvent. Le monde à l’envers. Mais c’est pas moi qui écris. Surtout si c’est déjà écrit. J’ai jamais su écrire de toute façon. Et pas seulement à cause des fautes d’orthographe et pire. Ouais, je sais aussi qu’il y a pire que l’orthographe…
Le lavoir était désert. Sa petite toiture de vieilles tuiles romaines penche d’un côté. De l’autre, ya plus de tuiles. Le bassin est gris avec des nuances de vert. C’est le moment de congeler ses spermatozoïdes. Encore faut-il trouver l’inspiration. Notre curé était assis au bord du fossé, les pieds dans le fossé et la tête dans les mains. Il me voyait arriver. Et il demeurait immobile comme si l’hiver l’avait emporté dans son enfer sans flammes.
Y avait pas de gosse. Ou alors il l’avait noyé et la glace s’était reformée à la surface du bassin. Mais c’était trop demander à l’imagination. J’ai poussé mollement jusqu’au fossé. L’eau n’y coulait plus, figeant l’herbe couchée. Notre curé portait ses grosses godasses d’un autre temps. Je crois même qu’y avait des clous dessous. Ce qu’on peut se raconter quand on ne sait rien de ce qui se passe vraiment. On est vraiment des cons de croire que c’est en chantant la Marseillaise qu’on se grandit. Je connais même pas les paroles, à part qu’on y abreuve nos sillons avec le sang de nos ennemis. Et qu’il faut marcher. Et qu’on est des enfants, même si on est pas né de cette terre. Suffit d’y croire, comme on croit en Dieu et à ses seins.
J’y croyais plus vraiment. Je suis pas un ennemi des superstitions nationales et je suis même prêt à les expliquer aux enfants, mais j’ai pas la foi. J’y peux rien. Je me confesse même plus. Je dis rien. Je parle d’autre chose. Je me joins à ceux qui ont raison des autres.
« Tu n’as rien à faire aujourd’hui, Filou ?
— On dirait que vous avez décidé de pas en faire plus, monsieur le curé…
— Tu sais trop bien ce qui m’arrive…
— Mais j’y crois pas ! Vous pouvez me croire…
— Je crois plus personne depuis qu’un enfant a menti…
— Ils étaient deux, non… ?
— Et même plus… Mais qu’est-ce que ça change maintenant que je n’ose même plus bénir ce… ce calice… »
Ben, si c’était tout ce qui le chiffonnait, notre curé, il avait la conscience tranquille. C’était ailleurs que ça coinçait dans sa tête. Et à ma connaissance, c’est pas dans la tête que ça se trouve, mais entre les jambes. Il se contorsionnait drôlement pour y arriver, le bougre. J’ai posé mes fesses chaudes sur le rebord glacé du bassin, histoire de me réveiller de ce cauchemar. Qu’est-ce qu’on fait aux femmes qu’il faut pas faire aux enfants ? Tout le monde sait ça. Et y a des mecs qui deviennent curés parce que ça les travaille. Moi je comprendrais qu’on se donne à l’église parce qu’on n’a pas les moyens de le faire aux femmes. L’église serait le repaire croissant de l’impuissance. Et les bonnes érections seraient toutes consacrées à la besogne de l’homme. C’est comme ça qu’on fait des enfants de la patrie, crois-je. Et on fout la paix aux enfants. Mais le créateur de ce monde pourri a décidé de faire chier les enfants. Et que ce soit bien dur pour faire mal. Quand je pense que j’ai échappé à cette sinistre fatalité ! Et que je me sers encore de ma main.
« On est entre hommes, me confie notre curé pendant que je me les gèle. Vous pouvez comprendre ça ?
— Si l’église testait le pouvoir érectile de ses séminaristes avant de les embaucher, on en serait pas là.
— C’est une idée… Mais en ce qui me concerne, il est trop tard pour profiter pleinement de cette future et improbable réforme.
— Rien ne vous empêche de devenir pédé.
— Mais on ne le devient pas, Filou ! C’est Dieu qui décide. Ou le Diable… Où en est la guerre à Paris ? »
Il avait envie de parler d’autre chose. Je le comprenais. Dire que j’avais jamais rien fait sans une femme, à part tout seul ! Et que je croyais avoir de l’expérience. Il était presque midi et j’avais le cerveau parfaitement sobre maintenant. Ce qui me rend dangereux envers moi-même. Je deviens bavard et on me prend pour un facho alors que je suis un réactionnaire. Les gauchards me comprendront jamais. Et à droite, je passe inaperçu tellement je me fonds.
« Ben, murmurai-je au cas où on soit écouté, la France est un pet dans le vacarme américain et russe. Mais enfin, vaut mieux être un pet que rien du tout. Ça laisse des traces au fond de la culotte.
— Tu veux parler de culotte historique… Il semble que dans les meilleurs moments, on n’en ait pas, non ?
— Compliquez pas, mon père ! Faut pas pousser les métaphores trop loin, sinon le peuple comprend tout de travers. Forcément, quand on a aucune chance d’avoir la Légion d’honneur…
— Ton honneur n’a pas besoin d’une légion de pourris à force de mélanger les torchons avec les serviettes.
— Mado et moi on aime les vacances à l’étranger. Pour ça, on a besoin que de deux bons salaires. Et on les a.
— Je me demande ce que je vais devenir… »
Notre pauvre curé était sorti de l’Histoire de France à cause d’un geste déplacé. A-t-on idée de se branler au-dessus d’un calice en compagnie d’enfants de la patrie qui marchaient pas dans le sillon abreuvé ? J’avais pitié de ce pauvre type. Il était fini et songeait peut-être à accélérer le processus de sa disparition. C’était la première fois de ma vie que je voyais en face un suicidaire, à part cet autre que j’évitais de regarder dans le miroir. Tout le monde veut vivre et profiter. Et la meilleure façon de profiter, comme dit Mado aux enfants, c’est de faire la fête. Laissons les études aux bourgeois. Y a de la place pour nous dans la domesticité de base. Et ne nous élevons pas trop haut de peur d’avoir à corriger le tir pour obéir à des impératifs suprêmes. Y a pas meilleure idée de l’existence. C’est comme ça qu’on goûte à la liberté. Ou elle est le fruit de l’inégalité, ou elle n’est rien qu’une illusion, celle qui te fait croire qu’il suffit de vivre ensemble pour être des frères. Y a longtemps que j’ai fini d’y croire à ces foutaises pour bon écolier. Mais notre curé avait d’autres soucis. Je me demandais bien pourquoi le juge l’avait relâché. Était-il assigné à résidence comme un vulgaire terroriste potentiel ? Que non ! D’après lui, on lui laissait le temps de réfléchir et de tirer les conséquences de sa réflexion. Il avait pas besoin de Jésus pour ça. Ni de moi non plus d’ailleurs.
Je me suis donc calté, pas trop vite pour pas glisser dans la boue verglacée de nos chemins qui mènent au lavoir. On a appris la mort de notre curé le lendemain. Il avait mis sa tête dans le lavoir et il avait attendu. C’est ce que disait le Message du Peuple à la Nation en première page sur deux colonnes. On était encore au lit Mado et moi et les enfants faisaient les cons dans la cuisine avec les céréales. Gilou nous a apporté le Message. Il avait perdu la bataille. Il avait des corn-flakes collés sur tout son pyjama, même derrière. Michou est comme ça. Il va au bout de son combat. C’est Gilou qui deviendra flic. Et Michou sans doute rien.
« Not’ curé est mort ! s’écria Mado en stoppant net sa caresse.
— Tu déconnes ! Je l’ai vu hier…
— Avec ce qu’il a fait…
— On est en France oui ou merde ! »
Je savais pas pourquoi je gueulais. Ça me faisait mal, c’est tout. J’en ai dégueulé dans l’évier plein de céréales en bouillie. Je pouvais pas raconter ce qui m’était arrivé en rêve. Je raconte jamais ce genre de choses. Et je peux même pas appeler ça un cauchemar, parce que j’en tire un plaisir tel que je peux pas appeler ça autrement. J’arrive même pas à me réveiller comme quand je suis poursuivi. Je me sens bien et j’en reveux. Cette fois, ce fut notre curé qui m’encula. Je reprécise que c’était en rêve. N’allez pas vous imaginer que je me confesse. J’en dirais rien si ça m’amusait pas autant que vous. Et là, la tête dans l’évier, vomissant dans la bouillie de céréales, je me disais que ça ferait une sacrément bonne histoire et que je serais peut-être même récompensé pour pas en avoir changé une virgule. Mais est-ce que je vous demande ce que vous en pensez ?
J’étais en rêve. À poil comme un nudiste. Je me souviens pas si c’était une plage ou autre chose. Qu’est-ce que ça pouvait bien être ? Je m’en foutais, ce qui est étonnant de ma part. Mais je m’en balançais tout entier comme si j’étais déjà venu et que ça n’avait rien changé à mon existence et à ses moyens d’assistance. À poil et bien droit. Un 45 degrés sans équerre. Dur comme il faut. Et personne à l’horizon. Je m’exagérais un peu, c’est vrai, mais pas tant que ça. J’ai des qualités que je me reconnais. Seulement, comme je disais, y avait personne pour s’en servir. Et j’avais pas l’intention de me branler sans personne pour me regarder. J’ai donc marché sans savoir où j’allais.
Qui aurait dit, à me voir comme ça complètement à poil et bien bandant, que j’allais chez notre curé ? Quand j’ai vu la porte du potager du presbytère, je me suis dit que j’allais enculer un homme pour la première fois de ma vie. J’étais loin d’imaginer que c’était moi qui allais passer à la casserole. Je jure que j’en savais rien, sinon je serais pas venu. En tout cas pas à poil. Et ça m’aurait pas fait bander.
J’entre. Ce n’est plus l’hiver. Il fait ni chaud ni froid, comme à l’hôtel. J’avance et j’entre encore. On dirait que je sais où je vais, mais j’en sais rien. Et ça me perturbe pas. Je me rends pas compte que ça devient compliqué. Il vaudrait mieux pour moi que je me sauve. Je reprécise ici que ceci est un rêve et que j’y suis pour rien. Un homme n’est pas responsable de ses rêves, uniquement de ses actes. Et qui que je vois dans la pénombre ? Notre curé. Lui aussi à poil. Avec une queue comme j’en ai jamais rêvé. Deux queues dressées comme ça, c’est un combat. Or, je suis pas venu pour me battre. J’étais même prêt à pénétrer dans les zones obscures de madame Hactif. Avec le bedeau pour spectateur. J’aurais raconté ça au matin à Mado qui serait morte de rire et l’aurait sans doute reraconté à ses collègues de la préfecture. Elles me connaissent toutes sous cet angle.
« Toi ? Filou ? me dit notre curé Marcel en commençant à se caresser. Si je m’attendais… »
Et là, mes amis, je suis passé devant le miroir d’un portemanteau. Et qu’est-ce que je vois dans ce miroir ? Moi. Mais alors moi en plus petit. J’avais beau être beaucoup plus petit et donc forcément pas très âgé pour ma taille, je vois bien que c’est moi. Du coup, ma queue est trop petite pour envisager un acte à la mesure du désir qui m’a porté dans ces lieux. Et je prends conscience que c’est moi qui vais recevoir une leçon de fond. Ni une ni deux me voilà coincé entre le portemanteau et un vase de Chine. Notre curé est derrière moi. Il me badigeonne le cul avec du saindoux. Je le sens que c’est du saindoux. On a l’habitude à la campagne. Et le doigt s’enfonce dans mon anus. Il veut tout savoir avant de laisser la place à l’énorme phallus que je distingue dans l’ombre du miroir.
Je me mets à crier. Ou à rouspéter, je sais plus. Le fait est que j’ai l’intention de me défendre. Jamais on m’a fait ça quand j’étais enfant. Ce rêve est un mensonge ! Il faut que je me réveille ! Mais j’y arrive pas. Je suis devenu mou comme la guimauve de mes récrés. Alors notre curé prend la parole. Il tient à dire un mot avant de passer à l’acte.
« Mon fils, de quoi te plains-tu ? Nous autres les pères de Rome on est bien moins membré que les enfants de Mohammed et de Moïse. Tu en as de la chance d’être de race blanche et de tradition chrétienne ! Accepte ton destin et accorde toute ta confiance à l’État qui te paye. »
Ce matin-là, comme tous les matins à la même heure, je suis sorti de chez moi avec un bouquin sous le bras et mes lunettes sur le nez. Je ne procède jamais autrement et ça fait trente ans que ça dure. Je ne travaille pas avec les autres. D’ailleurs, je travaille peu. J’ai hérité de suffisamment de ressources pour m’épargner les tâches toujours subalternes qui ouvrent droit à une citoyenneté complète. Je ne suis pas riche non plus. Et puis je vis seul. Je n’ai même pas un animal pour m’accompagner dans le noir. Quant à mes voisins, petits bourgeois domestiques, je ne les croise que par hasard. Ils ne me connaissent pas non plus.
À peine sur le palier, l’inscription sur la porte de mon voisin d’en face m’arrache un rire contenu par une l’étrange émotion qui s’empare de celui qui s’attendait à ce qu’une telle révélation lui soit faite tôt ou tard. Il y avait écrit, à la peinture blanche, « sale flic ». Je peux vous dire que ce genre de manifestation ne s’était jamais produite en trente ans d’une résidence plutôt marquée par la tranquillité sécuritaire qui fait l’objet d’un impôt croissant depuis que nous sommes en guerre contre un ennemi lointain qu’on n’attaque que de loin et qui vient de temps en temps massacrer ceux qui se cultivent aux terrasses de nos cafés parisiens.
L’un dans l’autre, cette situation est assez confortable. S’il fallait se battre là-bas, en terrain inconnu, des milliers de nouveaux conscrits ensanglanteraient nos chers monuments aux morts. Au lieu de ça, on cède quelques existences promises au confort de l’emploi et de ses loisirs. Et nos institutions stratégiques, du flic à l’élu et du prof à l’industriel, conservent toute leur intégrité. Il nous a fallu nous résigner à perdre de temps en temps quelques vies chères auxquelles on avait consacré une bonne partie de notre épargne pour les éduquer dans le bon sens.
Je ne suis pas contre. Je n’ai pas d’enfants. Pas d’emploi à perdre. J’ai cependant planqué une cagnotte dans le mur indestructible de mon inviolable intimité. Et j’évite autant que faire se peut de me balader en ville.
S’il était maintenant question de trouver le coupable de cette injurieuse inscription sur la porte de mon voisin flic, ce n’était pas chez moi qu’il fallait espérer en trouver les causes et les instruments. Et pourtant, c’est là que ses collègues ont débarqué après avoir brisé ma porte. Imaginez ma tête quand je suis revenu de chez le boulanger, mon pain et mon bouquin sous le bras. Il y avait du monde à l’entrée de notre petit immeuble cossu. Un singe en uniforme m’a demandé mes papiers. Ils avaient sans doute dû les trouver dans mon salon où j’ai la manie constante de les oublier quand je sors. On a été très courtois avec moi. On m’a parlé sans brusquerie. Après tout, je n’étais peut-être pas coupable. À l’étage, j’ai rencontré le regard blessé de mon voisin flic. Sa porte était entrouverte et sa femme, une jolie gamine aux cheveux blonds et bouclés (le rêve !) attendait dans cette ouverture, les bras croisés sur sa petite poitrine d’adolescente et le regard perdu dans un rêve inaccessible.
On m’a fait entrer chez moi. Tout était sens dessus dessous. Les tapis retournés. Les tiroirs par terre. Mon linge éparpillé. Et un chat que je ne connaissais pas observait la scène du haut du buste de Pallas. Je me suis assis sous la pression d’une main humide. J’avais soif. Mes flacons gisaient eux aussi. Il ne manquait plus au spectacle que les impacts de balle et les giclées de sang sur la tapisserie.
On ne me posait pas de question. Cette situation a duré une bonne heure. J’ai même eu l’autorisation d’uriner sans surveillance. Le water avait été dépouillé de tous ses ornements. J’ai trouvé le trou mais pas la chasse. Je suis retourné à ma place pour attendre les explications justifiant un pareil carnage de l’intimité.
Je n’y ai pas eu droit. La porte s’est refermée tant bien que mal. Le silence s’est de nouveau installé. À part mon environnement détruit et l’inscription sur la porte de mon voisin flic, tout était rentré dans l’ordre. C’est un peu plus tard, dans la soirée, qu’un flic à la voix douce et traînante s’est excusé pour le dérangement qu’une erreur indépendante de la volonté de l’État avait causé à mes petites habitudes et mes propriétés intimes. Tout serait réparé dans les plus brefs délais.
Est-ce que, en attendant ce retour à la normale, je pourrais m’absenter ? Je possédais une maison à la campagne et une autre au bord de la mer. La voix m’y encouragea chaleureusement. Je choisis d’aller à la mer. Et j’indiquais le lieu exact de ma villégiature. C’était l’hiver. Je ne pouvais raisonnablement envisager la baignade, mais j’aimais les balades sur le sable et les rochers. J’étais équipé pour la pêche. Oui, oui. Un Mitchell que mon père avait fait voyager pendant cinquante ans dans tous les coins du globe où la pêche est réputée pour ses plaisirs annexes. Je prendrais le train.
Je n’ai pas pris le train. Le jour prévu pour le départ, je me suis réveillé dans l’incroyable capharnaüm de ma chambre. Cela faisait trois jours que je m’y réveillais. Je commençais à m’habituer. Et ce matin-là, me réveillant, j’avais oublié que je partais en vacances à la mer, chez un de mes autres chez moi. C’est alors que j’ai entendu un gémissement. Comme le chat s’était installé dans ma vie, sans me demander la permission, j’ai pensé qu’il se livrait à une occupation animale où le gémissement a son importance. J’ai bien failli me recoucher. Et je me suis aussitôt levé en jetant un œil éperdu sur ma montre. Elle marquait six heures. C’était bien assez tôt pour ne pas rater mon train. Le taxi arriverait à sept. J’avais tout le temps de me préparer à cette nouvelle petite aventure mais avant, je devais me débarrasser du chat, car il n’était pas question de le laisser traîner dans mon appartement où il crèverait peut-être de faim avant que l’entrepreneur au service de l’État ne vînt réparer les dégâts causés par ce qui était arrivé à la porte de mon voisin. Je n’avais d’ailleurs pas revu sa jolie petite femme depuis. Elle me manquait. J’avais souvent pensé à l’enlever pour la retenir prisonnière à la campagne ou à la mer. À la campagne plutôt, car la maison est isolée. À la mer, il n’aurait pas fallu deux jours à mes voisins, des autochtones, pour me dénoncer à la police. On était en guerre et tout le monde était sur son pied. Voilà comment nous avons perdu notre tranquillité au profit d’une sécurité tout aussi illusoire comme en témoignaient les derniers gazés du métro de Paris.
J’ai donc cherché le chat. Et je ne l’ai pas trouvé. Il était facile pour lui de se cacher dans les décombres. Et puis l’heure avançait. Je me devais une toilette en profondeur. Je sue beaucoup dans les trains. On ne sait jamais.
Pendant que je me rasais, le gémissement s’amplifia. Je me dis que quelqu’un s’en inquiétait déjà. On finirait par frapper à ma porte et j’en profiterais pour sortir. Après tout, j’avais la permission des autorités. Mais, la curiosité aidant, ce fut moi qui ouvris la porte, de l’intérieur. En même temps, le gémissement s’amplifia. J’en conclus qu’il venait de l’intérieur et non pas de chez moi comme je l’avais d’abord envisagé. De plus, il me semblait maintenant que le chat n’y était pour rien. On confond souvent le miaulement avec le cri du bébé, comme cela arrive souvent dans les habitats communautaires. Mais il n’y avait pas de bébé dans notre petit palais. J’en conclus que sans bébé et en l’absence de chat, ce gémissement provenait soit d’une tuyauterie, soit d’une gorge en détresse. Je devais m’en assurer avant que le taxi n’arrive. Il était sept heures moins vingt, ce qui me laissait le temps de parcourir l’étroit corridor et d’écouter aux quatre portes qui le limitaient, deux de chaque côté. Et je commençai par celle de mon voisin flic.
Bien m’en prit. L’inscription n’avait pas été effacée. J’y collais mon oreille. On gémissait à l’intérieur. Était-ce un appel de détresse ou la conséquence d’un cauchemar impossible à réveiller ? Je n’avais pas les moyens de le savoir. Je collais mon autre oreille. Elle était d’accord avec l’autre : ce gémissement était impossible à définir. Je ne pouvais l’attribuer à aucun phénomène précis, bien que l’alternative de la détresse et du cauchemar s’imposât à mon esprit.
Comprenez-moi. S’il s’agissait d’un cauchemar, je me mêlais de ce qui ne me regardait pas. Et si c’était un signe de détresse, les autorités étaient en droit d’en connaître la raison. Surtout qu’il s’agissait d’un flic. Et que je n’étais qu’un modeste rentier susceptible d’inspirer la jalousie aux moins chanceux que moi. Bien sûr, je pouvais passer mon chemin et descendre pour attendre le taxi qui n’allait pas tarder à arriver. Qui m’accuserait de non-assistance à personne en danger de mort ou d’intrusion inconvenante dans l’intimité d’un membre du dispositif sécuritaire ? Il n’y avait pas de caméras dans le couloir. Personne n’était en train de m’observer dans l’attente de me pincer pour un motif ou pour un autre. J’étais encore libre. Et je me devais d’en profiter si je souhaitais passer de bonnes vacances forcées avant de retrouver la douceur de mes habitudes et le confort de mes propres moyens d’existence.
Certes, il était toujours possible que mon voisin fût en train de souffrir suite à une attaque de sa personne et de celle de sa charmante épouse. Nous savions tous maintenant que ce type était un flic. L’un de nous l’avait écrit sur sa porte. En effet, il était impossible qu’une personne venant de l’extérieur eût pu pénétrer dans l’immeuble en pleine nuit. Nous étions douze locataires, dont trois propriétaires. Si je m’excluais de ce total, ainsi que la victime, dix autres personnes, auxquelles il convenait d’ajouter leurs proches, étaient suspectées d’avoir écrit sur la porte de mon voisin flic. Et pour la police, cela faisait onze, puisqu’elle n’avait aucune raison de m’écarter de la liste. Pourtant, elle m’envoyait en vacances. Pourquoi ? Je n’avais que dix minutes pour y penser. Il était sept heures moins dix. La porte d’entrée de l’immeuble serait débloquée à sept, à l’arrivée de mon taxi. Je haletais.
Pourquoi ne pas d’abord alerter un voisin ? me dis-je en étreignant la poignée de la porte que je n’osais pas ouvrir. Elle était d’ailleurs fermée à double tour. Et peut-être même mieux, car ce locataire était un flic. Il avait encore plus de raison que nous de s’enfermer hermétiquement. Mais pourquoi m’associais-je à ce nous ? Qui me disait que les dix autres locataires n’étaient pas des flics ? Voulait-on à tout prix que je me sentisse seul ? Plus que cinq minutes.
Si l’on y prête une oreille attentive, le déclic qui marque le déblocage sécuritaire de l’immeuble s’entend parfaitement. J’entendrais aussi le taxi. Et les premiers démarrages dans le parking. C’était l’hiver. On prenait la précaution de chauffer un peu les moteurs, malgré les restrictions. Rien ne changerait ce matin. J’étais simplement sur le départ. Et quelque chose d’étranger à mes préoccupations ordinaires me retenait dans le couloir, face à la porte de mon voisin qui émettait un gémissement impossible à définir sans risquer de se tromper et d’en payer les conséquences. Les dix autres voisins étaient-ils des flics ? C’était peu probable, mais dans ces moments d’angoisse, on est plus facilement victime des hypothèses. Le système de sécurité débloqua enfin la porte. J’en fus grandement soulagé. Il se passait enfin quelque chose. Et le taxi arriva.
Comme la porte était maintenant susceptible de s’ouvrir si on en possédait le code, il m’était loisible de sortir sans me soucier le moins du monde de ce qui allait arriver ou pas dans cet immeuble. Connaissant l’impatience des chauffeurs de taxi, je me hâtai de fermer ma porte sans en activer le blocage car l’entrepreneur devait intervenir aujourd’hui. Bien que je l’imaginasse capable de la défoncer pour la réparer ou la changer. Mais n’était-ce pas l’État qui payait ? Je descendis.
Ce n’était pas le taxi. C’était la police. Deux agents en uniforme attendaient sagement devant la porte, les mains croisées dans le ceinturon. Un policier en civil grimpa les quelques marches qui me séparaient de lui. Il sentait bon la toilette du matin malgré une haleine fortement imprégnée de café. Je n’y distinguais pas cependant l’odeur caractéristique du rhum dont j’avais moi-même l’habitude, bonne ou mauvaise, d’accompagner mes petits-déjeuners. Je n’avais d’ailleurs rien pris ce matin, comptant sur une attente à la gare où l’express est excellent et la goutte d’origine martiniquaise. Le policier profita de ces réflexions intimes pour m’expliquer que je n’allais plus en vacances.
Mon appartement serait-il remis en état ? Il n’en savait rien. Ce n’était pas de sa compétence. On lui avait demandé de m’amener au poste. L’essentiel était que je le suivisse sans opposer de résistance. Je n’y voyais pas d’inconvénient. Et je ne lui parlais pas du gémissement qui m’avait mis dans un état psychologique proche de l’hallucination.
Nous arrivâmes au poste. Les chevaux de frise se dressaient à l’entrée de la rue. La voiture se fraya un chemin entre des soldats en armes. Jamais je ne m’étais approché d’aussi près du dispositif de défense tous azimuts préconisé par nos stratèges en vie civile. Il est vrai que je ne m’en étais jamais inquiété. J’étais comme tout le monde. Je vaquais à mes occupations, comme on dit. Et je n’abusais pas de ma capacité à vaquer plus que les autres. On me trouvait tous les jours dans le jardin public, lisant ou écoutant la musique de mon portable. J’évitais les poubelles et les ombres.
Nous entrâmes dans une pièce étroite et vide. Et la porte se referma sur moi. J’avais oublié de préciser que je suis claustrophobe. J’ai besoin d’au moins une fenêtre. Il n’y en avait pas. La porte était vitrée, mais la vitre était parfaitement opaque. De plus, il semblait bien que tout était fait pour que je me sente isolé aussi sur le plan acoustique. Mon seul lien avec la réalité était une ampoule qui pendait au plafond, lequel était étrangement haut, rendant inaccessible le crochet qui la retenait. Était-il raisonnable de protester dans ces conditions ? Je savais bien qu’il me fallait sagement répondre par la négative à cette question obligatoire sous peine de crise incontrôlée.
Je ne sais combien de temps j’attendis avant que la porte ne s’ouvre. Mon train était parti depuis longtemps. Reverrai-je la mer ? On me déshabilla en silence. Les deux brutes qui pliaient soigneusement mes vêtements pour ne pas les froisser demeurèrent aussi muettes que la porte qu’il venait d’ouvrir pour la refermer sur moi une fois leur mission accomplie.
J’étais donc nu dans une pièce nue. Je n’avais jamais vécu pareille situation. Il m’était arrivé de me retrouver nu dans un lit d’hôpital, mais c’était pour mon bien. Que me voulait-on ? Je n’avais pas trahi mon voisin en écrivant des insanités sur sa porte. J’ignorais d’ailleurs qu’il fût flic, comme j’ignorais si les autres locataires l’étaient. À ma connaissance, je m’étais toujours comporté en parfait citoyen d’abord soucieux de sécurité. Il faut dire que le chômage et les conditions de travail ne me concernaient pas. J’avais d’autres chats à fouetter et des ambitions dans le domaine de la pensée et de la création artistique. C’était tout le mal que je pouvais faire à la société.
Certes, je m’étais mal conduit ce matin. À la condition que ce gémissement ne fût pas une simple extériorisation d’un cauchemar affectant mon voisin. J’avais en effet reconnu une voix d’homme. Et puis je n’imaginais pas ma belle petite voisine gémissant autrement que pour des motifs sexuels. J’avais assez d’expérience dans ce domaine pour me sentir à l’abri d’une erreur grossière sur la nature de la voix qui gémissait. Moribond en vrai ou en rêve, mon voisin avait gémi. Je ne pouvais le nier. Et je m’étais conduit avec une prudence peu citoyenne. Était-ce une raison pour me dépouiller de mes vêtements et me jeter dans ce cachot aseptisé ?
Les seuls bruits que j’entendais étaient ceux que je produisais. Ma situation était bien plus inquiétante que celle de Joseph K. Je n’y percevais aucune tragédie. J’étais simplement nu dans une pièce nue et hermétique disposant d’un éclairage. Il ne se passait rien. Et, curieusement, je n’attendais rien. Vous allez me croire fou. Comment, vous dites-vous, peut-on se trouver dans cette inconfortable situation sans en attendre au moins l’interruption par une quelconque intervention du dispositif sécuritaire ? Ne cherchiez-vous pas, continuez-vous, à expliquer ce qui vous arrivait ? N’ayant pas violé l’intimité de votre voisin par une intrusion ayant pour but de définir clairement l’origine de son gémissement (le chat étant définitivement exclus), vous aviez donc manqué à votre devoir d’assistance et ce voisin, un honorable flic, était mort. Voilà ce que vous pensez. Et je n’étais pas loin d’y penser moi aussi, car cette perspective laissait libre cours à mon imagination appliquée, si je puis dire, à la petite personne troublante de ma voisine, laquelle j’avais rendue veuve par trop de prudence instinctive.
Alors que je me tenais obstinément debout depuis des heures, cette pensée m’a presque forcé à m’asseoir sur le dur plancher que j’avais sous moi. Je n’avais jamais vu ma voisine que de loin. Son aspect général correspondait exactement aux rêves qui alimentaient ma raison de vivre. J’avais, à force d’observation, rendu le détail possible. Il me semblait connaître ces reliefs, ce toucher, ce frémissement impossible à réprimer parce qu’il est la conséquence d’une authentique disposition à recevoir de l’amour la part la plus charnelle qui soit. Elle était depuis longtemps aussi nue que je l’étais dans cette pièce.
Je me livrais donc (et vous êtes libre de penser que c’était là une manière d’attente) à une masturbation appliquée. Je m’y connais. Les femmes n’ont plus de secrets pour moi. Et je sais tirer de ma propre consistance tout le plaisir qu’elles m’inspirent de loin. Allait-on m’accuser d’onanisme sous prétexte que cette noble activité est incompatible avec les principes de l’Union sacrée et du dispositif d’urgence ? J’en riais d’avance.
Je ne sus quelle heure il pouvait être quand on entra de nouveau dans ma nouvelle intimité. J’avais perdu ces repères. Les deux chiens qui m’avaient déshabillé tout à l’heure ne prêtèrent aucune attention à mes gouttes de sperme. Ils les piétinèrent sans émotion. Il est vrai que je n’en pouvais plus. J’avais tout donné et j’avais maintenant besoin de laisser reposer mes glandes. Et mes nerfs sans doute aussi.
Ils avaient apporté une chaise sur laquelle on m’assit. Elle était froide et dure. Je gémissais en ouvrant la bouche pour recevoir le contenu d’une cuillère. C’était bon. J’ignorais ce qu’on me faisait ingurgiter, mais j’en appréciais la saveur. Est-ce que je pouvais dormir maintenant ? Avaient-ils pensé à un matelas ? Je n’aurais pas besoin de couvertures. La température était idéale. Et j’avais sommeil. Ce repas délicieux m’avait invité à rêver. Ou, dans mon esprit, à me rapprocher encore plus de ma chère voisine. J’imaginais une pollution nocturne d’enfer. Sans pouvoir m’exprimer sur le sujet, car ma présence dans ces locaux s’expliquait autrement. Ce dont, momentanément, je me fichais éperdument.
Je dormis à même le sol. J’en conçus des courbatures et aucune pollution. Certes, l’érection de ce matin (si c’était un matin) promettait une jouissance à la hauteur des rêves qui m’envahissaient encore. Ma petite voisine y jouait le rôle principal. Je l’avais toujours vue en actrice dans le film de mes obsessions. Comme j’étais loin de la guerre ! Bien à l’abri dans mes rêves. Loin de Paris et de ses cibles. Enfin seul et moi-même.
Je bandais atrocement quand la porte, pour la troisième fois (à moins qu’on me visitât dans la nuit, ce dont je ne fus pas témoin), s’ouvrit, laissant le passage aux deux mêmes chiens sérialisés par le patriotisme sécuritaire ambiant. On m’apportait du café et des croissants. Pas de rhum. Je demeurai assis sur mon cul tout excité, la queue entrée en vibration dans l’attente d’une caresse experte. Ce qui ne troubla pas mes chiens. Ils attendirent que j’eusse avalé le café et grignoté la moitié d’un croissant et repartirent comme ils étaient venus. Je répandis un flot de sperme sur la porte, tenant à peine sur mes jambes. Le sperme descendit le long de la porte et s’accumula lentement à son pied. Je vis alors le scintillement qui le pénétrait. C’était la lumière de l’extérieur. Extérieur de la pièce où j’étais. Soleil ou artifice, je n’avais aucun moyen de le savoir, mais cette réflexion m’occupa jusqu’à la prochaine apparition de ma voisine nue et presque réelle.
Ainsi s’est installée ma nouvelle existence. Elle ne me déplaisait pas, d’autant que ma petite voisine y occupait une place beaucoup plus importante que dans ma vie précédente. De quoi me serais-je plaint dans ces conditions ? Bien sûr que je souhaitais que ça continue ! Mais de temps en temps, c’était tout mon esprit qui s’effondrait devant la perspective d’un procès (j’étais sous influence kafkaïenne) ou pire d’une torture me contraignant par la douleur à souhaiter de toute mon âme ce suicide toujours repoussé depuis que j’étais en âge d’y penser. Oui, il m’arrivait de me voir mort. Et dans ces moments d’intense désespoir, je ne voyais plus ma petite voisine, malgré une érection formidable sans doute provoquée par les caresses sournoises de la mort.
J’ouvris enfin la bouche. Au bout de combien de temps ? Je n’en sais rien. Les chiens s’étonnèrent, échangèrent des regards incrédules puis inquiets, et ils refermèrent la porte. Je débandai aussitôt. Qu’avais-je dit ? Je n’en savais rien non plus. Qu’allait-il se passer ? J’attendais. Puis la porte s’ouvrit.
Un grand type se tenait dans la lumière extérieure, tenant une chaise dans chaque main. Je compris que nous allions nous asseoir. J’avais vaguement entendu parler de ces interrogatoires. On en romançait tous les jours les turpitudes. J’aurais dû éprouver alors une panique impossible à contrôler sans moyens extérieurs. Le type me dit que je n’avais rien à craindre. Il ajouta même que j’étais entre de bonnes mains. Je pouvais lui faire confiance, disait-il.
Il m’en demandait beaucoup. Je ne me sentais pas du tout à la hauteur de la situation telle qu’il l’envisageait. J’étais complètement à poil, vidé de tous mes rêves, incapable de me situer dans le temps. Il m’offrit une chaise et attendit que je sois assis pour s’asseoir lui-même sur l’autre chaise. Il écarta mes genoux et empoigna mes parties à pleines mains. D’après lui, j’étais membré comme un taureau de combat. Je n’avais jamais vu de taureaux, et encore moins de combats. J’étais étranger à ce monde où la faiblesse de l’un sert de ressort à la force de l’autre. Et inversement.
Je ne savais même pas de quoi il me parlait. Je n’avais pas ouvert la bouche. Notre entretien dura des heures. Il ne me demandait pas d’approuver ou de tenter de réfuter des arguments que je ne comprenais pas. Moi, j’avais toujours cru que le chômage était la seule préoccupation du citoyen. Je les voyais travailler, s’échiner, crever pour un embellissement de leur jardin ou une amélioration des conditions de loisir. Tout ça méritait évidemment qu’ils payassent cher un système sécuritaire protégeant leurs acquis, leurs héritages et même le produit de leurs escroqueries. Mais je n’avais jamais envisagé le flic sous l’angle de la guerre. C’est con, un flic. C’est planqué. Ça ne s’est pas instruit. Ce n’est pas digne de fréquenter la famille. C’est de la domesticité à l’état pur. Du génie aussi sauvage que celui de Rimbaud, mais sur le plan de la connerie et de la servilité.
Ensuite, le type a conclu que j’avais tout compris et que j’étais prêt à servir mon pays. J’ai fait un beau voyage sur un navire de guerre aux couleurs de la Nation et de l’État confondus. Comme j’avais le type (grâce à mon papa) et que je n’avais aucune facilité pour le combat, on m’a ceinturé, déposé en plein milieu du grand marché de Racca et j’ai prié pour que ça ne me fasse pas trop mal.
Je suis né dans la petite bourgeoisie. Je ne l’ai pas fait exprès. Je n’étais d’ailleurs pas informé, à l’époque, de la relation charnelle qui occupait l’esprit de mes parents biologiques. Je n’ai manqué de rien, pas même d’amour. Maman était une employée privilégiée de l’État, mais je ne connaissais que son côté maternel. Elle était issue d’un milieu plutôt aisé associant la responsabilité politique au profit commercial. Comme disait quelquefois mon père en plaisantant sous l’effet de son vin préféré, c’était un bon parti. Il n’avait pas à se plaindre lui-même. On enseignait dans sa branche familiale. Et au plus haut niveau. Et on avait des connaissances techniques bien utiles au fonctionnement de la société. Il était lui-même ingénieur, bien que peu satisfait de sa… réussite.
J’étais précédé d’une sœur et suivi d’un frère. Nous nous aimions aussi étroitement que nos âges étaient proches. Pourtant, Alice a échoué dans les bras d’un paresseux assez riche cependant pour lui assurer une bonne petite place à la radio. Quant à mon frère, il est mort il y a une semaine dans un attentat terroriste.
Pourquoi en dire plus ? Pour parler de moi. Certes, je ne suis pas à plaindre. Je travaille peu, je gagne bien et je m’amuse beaucoup sans cesser, la plupart du temps, de me cultiver aux sources les plus universelles qui soient, comme la musique qui est d’ailleurs ma seule passion. Il est vrai que je suis un musicien raté. Pas raté instrumentalement. Je joue. Enfin… je rejoue. Je n’ai pas encore trouvé mon style. Il y a tellement de style que je m’y perds. Mais j’ai pas mal d’amis, dans le genre Nouvelle vague, moralistes impitoyables et métaphysiciens à la page. Et je copie. On me voit changer régulièrement de coiffure.
Mon frère a été fusillé à dix mètres par une Kalachnikov ou une Zastava, le rapport de police n’est pas clair sur ce point. On nous a rendu un corps sans tête. Je n’ai pas voulu voir ça. Ça ne m’amuse plus. La culture telle que nous la pratiquons est un moyen de nous évader, de changer de monde en attendant que celui-ci devienne vivable sans condition. Nous faisons aussi la guerre, mais pour ne pas y penser en dehors du jeu. Les uns sont devant leurs écrans, d’autres, dont je suis, s’activent sur le corps d’une guitare comme s’il s’agissait enfin d’une vraie femme. Nous n’en connaissons pas, si je réfléchis bien. Ces demi-bourgeoises nous ressemblent plutôt. J’ai souvent l’impression d’entrer dans un homme quand je suis avec Nelly. Elle se fait appeler Nelly. Appelez-moi Ted.
Je ne sais pas ce qu’ils ont dans la tête à la place du cerveau ces assassins qui nous décanillent comme si étions responsables de leurs malheurs. Chacun sa chance. Notre république est un beau pays si on en a. Ils n’en ont peut-être pas. Ils se mélangent à nous pour mieux nous connaître et frapper au bon endroit. La tête de mon petit frère a été emportée. Je vous dis qu’il n’en restait plus rien. Ce corps qu’on a enfermé dans le caveau familial a perdu son intégrité dans un combat qui n’en était pas un pour mon frère. Ni pour moi. Pourquoi irais-je me battre contre des gens que je ne comprends pas ?
La dépression nerveuse me guettait. J’ai consulté. Inutilement. J’avais besoin de vacances. J’emporterais ma guitare et mes cahiers. Nelly ne viendrait pas avec moi. J’en trouverais une autre. Ou je ne trouverais rien et j’en finirais avec ce monde comme le terrorisme a achevé mon frère. Je ne sais même pas ce qu’en pense ma sœur. On ne lui a pas tout dit.
J’ai fait ma valise. J’emprunterais sans permission la petite auto de Maman. Et comme je n’ai pas envie de me compliquer l’existence, j’utiliserais notre appartement familial au bord de la mer. Je n’ai eu aucune difficulté à obtenir un congé. De toute façon, je n’ai encore rien produit. On ne me retient pas. On me souhaite de me remettre. On m’offre même deux billets pour le prochain concert des French Bashers. Un pour Nelly et un pour moi.
Honnêtement, je ne pouvais pas priver Nelly de cette soirée sans doute mémorable, à peu près comme toutes les soirées qu’on passe à profiter des circonstances pour ne pas trop vieillir. Mais si je lui file les deux billets, elle n’ira pas seule. J’ai donc décidé d’en glisser un dans sa boîte aux lettres et de réfléchir à ce que je pouvais bien faire de l’autre. C’eût été dommage de le détruire. Or, tous mes amis en ont, de ces billets, soit qu’ils les aient achetés, soient que, par l’entremise du boulot, ils en ont perçu gratos. J’aime pas les poubelles. C’est ce que je chantais quand j’étais ado. Je voulais faire rimer poubelles avec elles. J’ai bien changé depuis. Enfin… je crois.
Je suis donc allé chez Nelly à une heure où j’étais certain de ne pas la rencontrer. J’ai attendu le facteur. Il a accepté de mettre mon enveloppe dans la boîte de Nelly. Je n’ai pas la clé pour entrer et quand je sonne, c’est Nelly qui m’ouvre. Or, comme je disais, elle n’était pas là et c’était ce que je souhaitais parce que je partais sans elle et sans la prévenir. Je ne prévenais personne, sachant que l’endroit où j’allais serait le premier où on me chercherait. On m’y trouverait peut-être mort…
Une heure plus tard, j’étais sur le périphérique. De là-haut, je voyais les quartiers semeurs de discorde. L’assassin de mon petit frère y avait passé toute sa vie avant de la perdre en actionnant le détonateur de sa ceinture, laquelle emporta d’autres têtes, des membres, des viscères puants et des os rouges et jaunes. Je savais de quoi je parlais. Mais je ne jouais plus. J’étais dans la réalité. Et j’allais m’y enfoncer jusqu’à suffocation. J’ai bifurqué à la prochaine sortie. Et me voilà traversant ces rues de poubelles et de façades grises. Je n’étais pas encore parti. Cette idée m’angoissait. Je ne partirais peut-être pas. Qu’est-ce que je venais chercher ici ?
Je n’y étais pas chez moi. Heureusement, la petite auto de Maman est du genre modeste. Tout le monde peut s’en acheter. Et j’étais fringué comme un routard, pas comme un petit bourgeois de Paris. À part mon regard angélique, rien ne trahissait ma nature.
Vous n’allez pas me croire, mais la nuit est tombée alors que j’étais encore en train d’explorer ce quartier pourri. On m’avait repéré. Je suis passé dans chaque rue des dizaines de fois. Sans jamais m’arrêter, sauf aux feux pour lesquels j’éprouve un respect presque filial. Je ne voulais pas d’ennui avec les autorités, mais j’en cherchais avec les autochtones. De plus, il fallait que je fasse le plein d’essence. Je me suis donc mis à la recherche d’une station-service. Et j’ai quitté ce quartier, seul dans la nuit et pas vraiment éloigné du logis familial. Que me réservait-elle, cette nuit ?
En fait, après avoir fait le plein, j’ai roulé vers le Sud. Je n’ai aucun souvenir de cette nuit. Au matin, je garai la voiture au pied de l’immeuble chic dont quelques balcons étaient éclairés. J’ai vérifié que je ne me trompais pas d’emplacement. Ici, les gens sont très pointilleux sur les droits de chacun. Mais la petite auto de Maman était connue de tous. Elle était tellement ordinaire ! Tout le monde peut s’en acheter.
J’avais la bonne clé. La porte du hall s’est ouverte avec de grands claquements métalliques. J’étais seul. J’ai passé le sas de sécurité sans problème. Tout ce que j’avais dans la poche, c’était mon billet pour le concert des French Bashers. Je n’en avais rien fait. J’avais pourtant tourné longtemps dans cette banlieue pourrie. Et je ne m’étais pas arrêté pour offrir ce billet à un pauvre. Aujourd’hui, les pauvres ont l’air aussi riche que le nôtre. Je m’y perds.
L’appartement ne sentait pas le moisi. J’ai vérifié l’électricité, l’eau, le gaz, l’internet, la télé, le vide-ordures. Tout était OK. Il y avait même de quoi manger pour au moins une semaine. Et de quoi boire. J’ai poussé le chauffage à fond et je me suis mis à poil une fois que j’ai commencé à suer dans ma doudoune. Une petite branlette à la Chinasky et je me suis endormi sans demander mon reste. Je vous laisse imaginer les rêves que j’ai traversés dans ces conditions. Je ne crains rien.
Je me suis réveillé à la tombée de la nuit. Dehors, le vent s’acharnait sur les plantes de la terrasse. Je ne suis pas sorti pour voir la mer. L’air semblait chargé de pluie. J’avais envie de profiter de mon corps, pas de le soumettre à l’épreuve de la nature. Surtout au septième étage. Mais je voyais la plage éclairée par les réverbères de la promenade. Une plage lisse, sans parasols ni corps étendus. Avec sans doute un tas de coquillages à la limite de l’écume. Il n’était pas question d’attraper froid.
Mes amis, j’ai vécu comme ça une semaine. À poil, en pleine chaleur électrique, l’estomac plein et l’esprit troublé par les alcools de la réserve paternelle. Et personne ne m’a dérangé. À croire qu’on ne s’inquiétait pas pour moi. J’ai vérifié l’état du téléphone. Il fonctionnait parfaitement. J’ai d’ailleurs dicté ma liste au supermarché du coin. Et j’ai été livré à l’heure. C’était reparti pour au moins trois semaines. J’avais mis le paquet. Et une robe de chambre pour recevoir le commis. On a travaillé dur dans l’ascenseur, lui et moi. Et j’ai serré quelques mains qui me connaissaient au moins de vue. Personne ne m’a demandé des nouvelles de la famille. On était pourtant passé à la télé aux heures de grande écoute, pendant plus d’une semaine. J’ai refermé ma porte. J’étais de nouveau seul.
Je n’avais pas encore touché à ma guitare. Le concert des French Bashers était passé depuis des jours. J’avais conservé le billet. J’avais toujours l’intention de l’offrir à un pauvre. Mais maintenant, je ne proposerais pas d’y assister. La date était écrite dessus. Et puis on était à huit cents kilomètres de Paris. Je dirais au pauvre : « Mec ! Tu as ici la preuve que tu as assisté au concert des French Bashers. Tu t’en vanteras auprès de tes semblables. Ça fera de toi un être d’exception. Toi et les French Bashers. À Paris ! »
Je me ferais casser la gueule ou bien le type insisterait pour que je lui explique mieux mes intentions avant de me la casser de toute façon. J’étais dans l’attente crispée de cette douleur. Et Maman qui n’appelait pas ! Elle savait pourtant où se trouvait sa voiture, au moins par l’assurance. Des semaines sans Nelly. Ses petits seins pointus. Son ventre toujours tendu. La courbe de ses reins quand elle jouit. Je ne voyais pas d’autre femme. Cinq branlettes par jour. Et je m’empiffrais. Je buvais comme un trou. Je n’arrivais pas à épuiser mon attente. De quoi souffrais-je ? De la mort de Bobby ? Qu’avait-on fait de toute cette chair mélangée ? Un peu dans chaque cercueil ? Tant pis pour l’intégrité des corps. Est-ce que le concert des French Bashers avait été annulé pour cause de couvre-feu ? J’avais punaisé le billet sur le mur à droite de la baie vitrée. J’ai oublié de dire que le vent avait cessé dès le deuxième jour et que je profitais pleinement du soleil sur la terrasse. En bas, la rue était tranquille. On approchait de l’hiver. La plage était déserte. On ne se promenait plus pieds nus dans les vaguelettes blanches. Je giclais du septième étage, fou et silencieux, sous le regard des cheminées à peine fumantes.
Maman est arrivée un lundi. Elle avait voyagé toute la nuit dans un train. Son visage chiffonné en disait long sur l’état dans lequel mon désespoir l’avait plongée. Ça faisait beaucoup de désespoir pour cette charmante et douce femme qui venait de perdre atrocement le dernier de ses rejetons. Papa était en clinique. On lui vérifiait le cœur. Ce n’était peut-être rien, mais avec le cœur, on ne sait jamais. Avec le cerveau non plus. En fait, on ne sait pas grand-chose.
Comme l’appartement était sens dessus dessous, elle n’a pas attendu de se reposer pour le remettre dans l’état où je l’avais trouvé deux semaines plus tôt. C’était le temps qu’il lui avait fallu pour s’inquiéter de moi. Mais Papa avait donné des signes de crise et elle avait choisi de commencer par lui. Ce qui l’avait occupée pendant quinze jours, au moins. Ma sœur était à l’étranger.
Nous n’avons pas parlé de l’essentiel le premier jour. Je me suis endormi sans branlette. Nous avons chacun notre chambre. Papa a acquis cet appartement après la naissance du petit frère. Avant, on avait une maison en bordure de la ville. J’y ai enfermé les meilleurs souvenirs d’enfant. Mais elle ne nous appartient plus. Il y a tellement longtemps que je ne suis pas passé devant. Demain peut-être, après la branlette du matin, si Maman ne surgit pas dans la chambre pour en ouvrir la fenêtre et laisser l’air de la mer me réveiller sans autre plaisir.
Comme j’avais oublié de décrocher le billet pour le concert, elle l’a fait elle-même. Elle l’a froissé puis jeté à la poubelle. Ceci, sous mes yeux. J’aurais pu me précipiter sur elle, l’empêcher d’effacer ainsi un signe prégnant de ma déroute. Mais je n’en ai pas trouvé l’énergie. Elle a ajouté à son geste :
« Le concert a été annulé. Nelly est venue à la maison. Tu as tort de… »
Je ne sus pas de quoi j’avais tort. M’étant levé sans assouvir mon désir (de Nelly ?), je bandais sous la table. C’était d’ailleurs la raison qui expliquait mon entêtement à ne pas quitter la table alors que Maman refusait de me resservir du café. J’en avais assez bu. Autre nouvelle : elle me ramenait à la maison, pas plus tard que ce soir. Enfin… on arriverait demain matin. Pour la voiture, elle utiliserait les services d’un transporteur. Pas question de la reconduire jusqu’à Paris. J’avais été fou de voyager dans cette petite auto que tout le monde peut s’acheter. Je le reconnus volontiers. Et j’étais cloué sous la table, émergeant de ma chaise.
À midi, nous descendîmes pour nous restaurer « convenablement ». Le restaurant était désert, mais les tables mises et les fausses chandelles allumées. Le maître des lieux, une vieille connaissance, salua Maman comme s’il couchait avec elle. Elle minauda un instant, puis se souvint qu’elle était en deuil. Elle en parla. Le maître des lieux ignorait. Il ne nous avait pas vus à la télé. Il ne savait pas qu’une rafale de fusil d’assaut peut arracher une tête et la mettre en bouillie. Il s’effondra sur une chaise voisine, s’épongeant le front avec la manche de son veston. Il était temps de se mettre à table.
C’est au dessert que je me suis mis à penser au billet des French Bashers. Je me promis de le récupérer dans la poubelle avant que son contenu finisse dans le vide-ordures. Heureusement que le règlement imposait aux habitants de l’immeuble de stocker d’abord les ordures dans un sac de plastique et de ne jeter dans le vide-ordures que les sacs de plastique. Sinon…
Après un copieux déjeuner, comme le soleil était au rendez-vous, nous nous promenâmes sur le sable sec. Pas question d’aller sur celui que les vaguelettes léchaient de leur blanche écume. Je cueillis quelques coquillages pour la collection de Papa. Il n’était pas encore mort.
Nous rencontrâmes une autre vieille connaissance. Celle-là avait couché avec Maman. Tout le monde se souvenait de la tentative de suicide de Papa. Enfin… il avait tenté de tenter. On en était resté là. Et Maman coucha avec un autre, plus discret. Ainsi, nous eûmes sur la plage une conversation oiseuse. Je bandais toujours. Le bras de Maman, que je tenais fermement, n’y était pas pour rien. Papa savait cela.
Oui, je sais ! Je vais vite. Mais je suis déjà mort. J’ai perdu toute notion de temps. Non pas le temps qui passe, mais celui qui va. Nous rentrâmes, Maman et moi, dans notre appartement d’été. C’était presque l’hiver. Nous n’étions plus que quatre. Et Papa menaçait de réduire ce score. Ce n’était peut-être rien. Avec le cœur… avec le cerveau… Je sais.
Ce soir-là, je me branlais dans mon lit sans me soucier de ce que l’orgasme inspire à mes poumons. J’ignore si Maman en eut vent. J’ai perdu connaissance et ne l’ai retrouvée qu’à la faveur d’un rêve qui m’abandonna au milieu d’une étrange paralysie. Moi aussi je voulais mourir. Mais je ne le savais pas encore. Je me fichais éperdument des cris de haine tricolore. Je savais trop bien à quoi je devais ce malheur. Mon petit frère, lui, n’en avait sans doute pas eu le temps. Pourtant, les gens mouraient autour de lui. Le sang giclait. Les tripes, la peau. Le hurlement comme seule communion charnelle. Puis le canon l’a menacé. Il ne haïssait personne à ce moment. Il ne jouait plus. Et il n’avait pas le temps d’apprendre à ne plus jouer.
Aussitôt rentré de la plage, bien avant que je me couche tôt pour enfin me branler joyeusement, j’ai récupéré le billet dans la poubelle. Je l’ai défroissé sur la table. Quelle tristesse ! Je n’en avais rien fait. Aucun pauvre n’en avait profité, d’une façon ou d’une autre. Et je n’en avais pas moi-même l’utilité. Cependant, je refusais de m’en séparer. Cet objet m’avait accompagné, il avait côtoyé mon angoisse, traversé avec moi le désir de mettre fin à ma défaite. Qu’en ferais-je une fois mort ? Quelle stupide question ! Et je ne posais pas celle de savoir ce que j’en ferais en attendant de mourir.
Ce ne fut que le lendemain que Maman et moi prîmes le train pour rentrer à Paris. J’ai oublié de vous dire que la veille, à l’heure de monter dans un taxi pour aller à la gare comme Maman avait prévu, j’ai eu une crise d’angoisse. Pas dans le taxi. Il n’était pas encore arrivé. Maman me laissa m’étouffer juste le temps de le renvoyer quand il arriva. Je n’en pouvais plus. Elle m’incitait pourtant à aimer la guerre. Elle en avait étudié les mots en applaudissant les singeries des politiciens et autres domestiques de l’État en crise. N’en pouvant plus, et n’ayant nullement l’intention de réfuter ses thèses curatives, j’ai feint le sommeil et elle a éteint la lumière avant de refermer la porte à demi. Il ne m’a pas fallu une minute pour éjaculer. Cette fois, ce n’était plus l’angoisse qui m’empêchait de respirer. Et je n’en suis pas mort.
Nous sommes donc rentrés à Paris. Papa était déjà mort. Comme ma sœur était à l’étranger, elle n’assista pas à la cérémonie. Maman et moi étions seuls dans notre appartement parisien qui sentait la poudre. Dans la rue, un véhicule de la police jouait avec les murs. Les flics, appuyés contre la carrosserie, semblaient admirer l’effet de leur gyrophare dans le ciel étoilé, mais c’était sur les murs que ça se jouait, du moins vu de ma fenêtre aux volets entrouverts. Nelly était dans mon lit.
Elle y était tous les soirs maintenant. Nous étions trois. Je ne travaillais plus, grâce au rapport du médecin, un ami de la famille. « Tu veux mourir toi aussi ? » me reprochait-elle. Je ne répondais pas. Ce n’était pas la haine. Ni la Marseillaise. Cette fouineuse a trouvé le billet dans une de mes poches. Elle les vidait parce que mon pantalon avait besoin d’être lavé. Je sentais le « bouc ». Moi aussi j’avais besoin d’être lavé. Je me suis trompé d’existence.
Franck m’a dit comme ça : « Tu mérites une bonne retraite, Jerry. J’ai cotisé pour toi. T’as pas de souci à te faire. Tu descends dans le garage. La BM, c’est pour toi. Révisée à fond. Voilà les clés.
— Mais je vais où, Franck ? J’ai pas de chez-moi ! Tu le sais.
— Tu vas chez moi, voilà tout.
— Mais dans quel chez-toi, Franck ?
— Les Pyrénées. Au-dessus de la mer. Devant, la mer. Et derrière, la forêt. Le paradis. J’y vais plus. Alors je te la prête jusqu’à quand que tu crèves. Ce qui sera dans longtemps, Jerry. Tout le monde sait que tu as une santé de fer.
— Et Dean ? Il vient avec moi, Dean ?
— T’es marié avec lui ? »
Bref, je suis parti seul. Une trotte de Paris aux Pyrénées. Trois jours tellement j’étais crevé par toute une vie au service de Franck qui est pourtant moins âgé que moi. Je partais sans femme. Et la maison était vide, m’avait prévenu Franck qui me conseillait d’attendre de m’acclimater avant de me mettre à courir. Question de souffle. À six cents mètres d’altitude, on sait jamais, surtout à mon âge. J’ai appelé Dean au téléphone. Il n’a pas répondu.
Je suis arrivé devant la grille à la tombée de la nuit. J’aime pas arriver à la tombée de la nuit. Les chats sont gris, ça, tout le monde le sait. La serrure était graissée. J’ai trempé ma clé dedans. Et me revoilà au volant de la BM après un grincement qui m’a fichu la chair de poule. En face du perron que je me suis garé, plein phare. L’entrée commençait par un escalier avec des pots de fleurs de chaque côté. On était en plein été. La température était supportable. J’ai coupé le moteur, éteint les phares et j’ai grimpé ces maudites marches. La serrure de la porte était graissée elle aussi. Franck avait fait préparer le terrain par un factotum tout ce qu’il y a de plus sérieux. D’ailleurs avec Franck, ou t’es sérieux ou tu te suicides.
La porte s’ouvrait sur un hall plutôt princier. Il ne manquait rien au film. Un escalier façon Amberson, des tableaux que je connaissais pas, des portes dorées sur les côtés et un tigre en plein milieu. Ah je vous assure que s’il avait été vivant, j’aurais clamsé avant de mourir ! Heureusement, j’ai trouvé l’interrupteur. Il y en avait plusieurs, mais je le savais pas encore. Il me faudrait du temps pour connaître les lieux. Et j’avais encore rien vu du jardin qui était peut-être un parc. Qu’est-ce que je foutais là ?
J’ai pas dormi de la nuit. J’avais pas envie de rêver de cauchemars. Je me connais. Les émotions, ça me creuse. Et une fois vidé comme un poulet, je suis bon pour aller rôtir en Enfer. Mais j’en veux pas au Monde de m’avoir fait comme je suis. Chacun fait son chemin et tout le monde n’a pas un dada pour le porter. Voilà comment je me ménageais depuis que j’étais conscient de pas être né pour changer le Monde.
Vers six heures, le soleil a fait une tâche sur le tapis. J’avais couché dans un canapé, tout habillé pour pas déranger. Je savais pas où était la salle de bain. C’était le moment de visiter le domaine. J’ai d’abord ouvert une fenêtre graissée. J’en avais plein les doigts. Je les ai essuyés dans un rideau. Devant moi, des arbres, avec un bout de ciel jaune au-dessus. Y avait même un bassin au milieu de l’allée. C’était pas par là que j’étais passé cette nuit, sinon j’aurais mis les pieds dedans. Sauf que j’étais en bagnole. Et qu’elle était de l’autre côté, ou alors j’avais pas le sens de l’orientation.
J’ai retraversé le hall. Le tigre avait l’air mort maintenant. Il perdait ses poils. Y en avait partout sur le tapis. Le type qui graissait ne passait pas l’aspirateur. J’ai aperçu un téléphone. Il marchait. Au poil ! que je me suis dit. Je suis pas seul. C’est que j’avais craint. Toute la nuit !
Dehors, ma bagnole n’avait pas bougé. Je me suspectais pas d’avoir oublié de serrer le frein, mais j’ai jamais eu confiance dans l’extérieur. Je suis mieux à l’intérieur. Et bien au chaud. Ça promettait. Je me promis d’aller voir la chaudière. Il devait bien y avoir une chaudière dans ce manoir. Et des cheminées dans toutes les pièces. Comment on faisait pour le bois ? J’aime pas l’hiver, merde.
Moi, j’avais rêvé d’un petit appart au bord de la mer qui sent le sable et le bronzage. Deux pièces et un garage pour bricoler. Et une bagnole genre prolo. Même pas fonctionnaire. J’aurais eu l’air d’un douanier en retraite. D’un cheminot à la rigueur. Au lieu de ça, j’étais fringué comme un châtelain. C’est Franck qui avait choisi le costard.
« Tu fais ce que je te dis et tu la fermes ! » avait-il beuglé.
Tu parles d’une retraite ! Mais j’avais du pognon plein les poches. J’avais plus qu’à trouver la ville la plus proche pour me constituer un stock de plats préparés. Je cuisine pas. C’est Dean qui cuisine. Quand il est là. Mais il y était pas. Qu’est-ce qu’il foutait en ce moment ? Il avait mon âge, à deux semaines près. Pourquoi qu’il était pas retraité lui aussi ? Et puis est-ce qu’il le serait pas dans deux semaines, puisque je suis le plus vieux des deux ? J’en savais rien. C’était Franck qui savait. Et on allait savoir.
J’ai trouvé la cuisine. Heureusement que j’avais pensé à amener de quoi bouffer. Le type qui graissait tout ce qui bouge n’avait pas rempli le buffet. Qu’est-ce que je dis un buffet ! Y en avait des tas, de buffets. Et avec rien que des torchons dedans. Et de la graisse dans les charnières et les poignées. Mais sur qui j’étais tombé, merde ! Il restait du café dans mon thermos. Tiède. Et rien pour chauffer. J’ai commencé à maudire cette idée de prendre la retraite alors que j’étais encore capable de tromper un flic sur ma vraie nature.
J’ai quitté la propriété sur le coup de dix heures, après avoir erré dedans et dehors sans trouver de quoi calmer mon estomac en manque. J’ai repris le volant sans oublier de tout refermer à clé. J’avais de la graisse jusque sur le col de ma chemise. Et j’avais pas fait ma toilette. Je ferais peur à la boulangère. Et peut-être même aux flics, que c’est pas les mêmes qu’en ville. Ils sont aussi cultivés, mais en plus militaire. Comment que je leur annonçais que j’étais le nouveau locataire du château de Franck ? Il m’en avait rien dit. Qui me croirait ?
Au bout de quelques kilomètres de virages étroits pleins de trous, je suis tombé sur un village. J’ai bien failli passer dedans sans le voir ! C’est une vitrine qui a attiré mon attention, sinon ça sentait la merde et les trucs pourris qu’on vend aux Puces. J’ai reculé. C’était bien une vitrine. Elle était éclairée, mais au lieu de voir ce qu’elle proposait au touriste, j’ai vu une gamine de mon âge, conservée comme si elle avait pas été usée par l’homme. J’ai stoppé le moteur et abandonné la bagnole en plein milieu de cette rue couverte de merde. Une clochette m’a annoncé. Ma promise a sursauté. J’étais pas rasé. Je fais partie de ces mecs qui doivent impérativement se raser tous les matins. Et même le soir si je sors. Sinon j’ai l’air d’un terroriste de cinéma. Pas un de ces beaux spécimens de la race sémite qui font la une à la télé quand ça pète. J’ai l’air d’un gorille échappé du zoo. Mais sans juge dans les bras. Je suis pas du genre. J’aime les femmes et même je les respecte. J’avais une envie folle de la respecter, celle-là !
« Monsieur désire ? » qu’elle me fait en m’offrant toute la chair de son sourire.
Qu’est-ce que je désirais ? Elle osait me poser la question ! Des années que j’avais pas baisé une vraie femme. Les poules, ça finit par ressembler à des hommes. Y avait longtemps que je pratiquais plus que la sodomie. Ah ! m’en parlez pas ! J’en ai le jonc pas beau à voir.
« Des croissants ? Ils sont craquants. Tout frais de ce matin. »
Elle était en pleine tentative de séduction. Ça m’a fait lever la queue. Je l’avais dans la poche.
« Des croissants et puis du pain. Vous avez pas quelque chose à mettre dans le pain ?
— Vous êtes de passage ? Il vous faudra pousser jusqu'à Sainte-Manière-de-Voir-les-Choses. Ils ont un supermarché là-bas. »
Peut-être… J’y croyais, à son supermarché, mais j’avais pas envie d’y aller. Comment elle avait fait pour conserver sa jeunesse ? Ou alors elle était vraiment jeune et j’avais eu tort de pas cauchemarder dans la nuit. Des fois ça manque, le sommeil. Ce qui ne m’empêchait pas de bander et de tourner de l’œil en pensant que ça pouvait se terminer d’un commun accord. Elle avait des lèvres sans Botox et un décolleté genre Crazy Horse, qu’il suffit d’un rien pour le transformer en une paire de nénés sans lolo. J’étais vraiment pas bien. J’aurais mieux fait de cauchemarder. Si ça se fait, elle était plus vielle que moi et pas rasée non plus. Je vous donne là une idée de ma fragilité. Mais Franck me fait confiance. Après tout, je m’en suis toujours sorti. Une branlette dans un endroit discret et je reviens à la normale, le compteur à zéro et le réservoir plein. J’ai plus qu’à recommencer. Je fais partie de l’humanité qui hallucine sans rien prendre. Des fois, c’est la faim. D’autres fois, j’en sais rien. J’explique pas tout quand ça arrive.
J’ai pris mon sac de croissants comme s’il y avait des œufs dedans et, le pain sous le bras, je suis remonté dans la bagnole. J’avais rien expliqué, rien répondu. Je tenais à passer pour un inconnu au début. Ça en impose. J’ai appris ça de la vie. Et me voilà parti pour Sainte-Manière-de-Voir-les-Choses. Une borne kilométrique indiquait 18 bornes. J’allais m’éloigner de 24, si je calculais bien. Une trotte en montagne ! J’ai avalé mes croissants pour pas dégueuler le reste, que c’est que de la bile. Ah ! j’en voulais à Franck !
J’arrivais pas à me calmer. C’est pour ça que les flics de la campagne m’ont arrêté alors qu’ils laissaient passer les autres et que même ils les saluaient en plaisantant. On voyait bien que j’étais pas du coin. J’ai dû montrer mes papiers, ceux de la voiture et d’autres qui me faisaient honneur.
« Y a eu un attentat cette nuit, me dit un flic par-dessus l’épaule de l’autre. C’est pour ça qu’on arrête. Sinon on arrête pas.
— D’ailleurs, dit l’autre en riant, vous zavez pas une tête de terroriste. C’est tous des jeunes que s’ils avaient réussi dans la vie ils auraient fait acteur de cinéma américain.
— Ah ! faut dire que c’est des beaux mecs ! » s’écrie le premier en fermant les yeux.
Moi, les terroristes, ça me fait pas rêver. Ils nous compliquent. Alors qu’on veut faire simple. Comme on a toujours fait. Même qu’on fait gaffe à pas tuer les flics qui nous nourrissent. C’est fou ce qu’on peut l’aimer, la mère Patrie !
« Bon ben vous pouvez y aller, fait l’autre.
— Ah au fait… dit le premier en rouvrant les yeux, vous allez où ?
— Ouais, ajoute l’autre, c’est rare le touriste par ici… »
Voilà comment on vous force à tout dire avant de profiter de l’attente.
« Je suis le nouveau locataire de K*…
— K* !
— Comme je dis. Je suis retraité.
— Ben vous savez pas à qui vous l’avez loué…
— Je suis passé par une agence. Alors…
— On vous revoit au retour alors ? Parce que nous, on est là jusqu’à midi. Vous repassez avant ou vous attend ? »
C’était une blague. On a ri ensemble. Mais par prudence, j’ai attendu jusqu’à deux heures à Sainte-Manière-de-Voir-les-Choses. Je me suis restauré dans un établissement pas mauvais du tout dans la viande braisée. Et puis j’ai attendu de retrouver mon haleine de sportif. Le vin aussi était à la hauteur. Et en effet, quand je suis repassé, y avait plus de flics. Y avait que moi. Y avait plus personne. Cette soudaine solitude m’a rendu bizarre avant que j’arrive devant la grille. Et qui que je vois derrière cette maudite grille si c’est pas un chien. Je savais pas que j’habitais pas seul. C’était une bonne nouvelle.
Je descends de la bagnole, je m’approche de la grille et ce chien se met à remuer la queue en marmonnant dans sa langue. J’ai compris qu’il me voulait pas du mal. Et que même il était content de me voir. C’était comme si on se connaissait depuis toujours. J’ai quand même jeté un œil dans l’allée, des fois qu’on m’y attende par surprise. J’ai retrempé ma clé dans la graisse. Cette fois, la grille n’a pas grincé. Le type plein de graisse était passé par là. C’était peut-être son chien. Franck m’avait rien dit ni de la graisse ni d’un type qui en foutait partout. J’ai caressé la tête du chien. Je l’aurais flingué s’il avait grogné. J’aime pas qu’on me grogne après. Ça me rend égoïste et je veux plus partager la vie, si vous voyez ce que je veux dire. Et puis je fais pas la différence entre un chien et un homme. Y a que les femmes qui me rendent vulnérable. Encore faut-il qu’elles me fassent bander. C’était pas le cas de ce chien. Et quand à son maître, s’il était en train de répandre sa graisse dans le coin, il dégainerait pas aussi vite que moi, parce que j’avais déjà dégainé.
J’ai laissé la voiture sous les arbres. L’allée se tortillait jusqu’à la maison. Le soleil tapait dur. J’avais pas envie de crever sur le ventre. J’avais pas envie de crever du tout. Le chien trottinait devant moi, remuant la queue et haletant comme si je l’avais rendu heureux. Le type est alors sorti du néant. S’il avait eu de mauvaises intentions, j’étais cuit. Mais ce qu’il tenait dans sa main, c’était un graisseur. Il portait aussi un chapeau, ce qui était un signe d’intelligence, parce que le soleil tapait dur et j’avais rien sur la tête que ce qui me reste de cheveux.
« Je suis l’homme à tout faire, me dit le bonhomme. Si je vous dérange, je reviendrai quand ça vous dérangera plus. Je suis comme ça.
— Mais enfin merde ! couinai-je dans l’émotion. Vous savez que graisser et vous prétendez tout faire ! Y savait pas qui il embauchait, Franck, quand il a signé…
— Il savait ! Mais j’ai pas fini de graisser. Je fais tout, mais une chose après l’autre.
— Et je fais comment, moi, pour vivre décemment ?
— Vous pouvez faire ce que vous voulez de votre corps, monsieur, mais je vous préviens que l’été va se terminer et que ça va cailler. Même les nuits sont froides à cette saison. »
Il parlait de quoi, ce bouffon ? Je voulais en savoir plus.
« Et c’est quand que je pourrai profiter pleinement de ma retraite ? dis-je pour le savoir.
— Vous demanderez à ma femme, répondit ce mec. Moi je m’occupe que du technique. Pour le reste, c’est à elle qu’il faut demander. Vous auriez pu, ce matin…
— La boulangère… ?
— Ouais… c’est pas ma fille. C’est bien celle que j’ai épousée. Elle s’est mieux conservée que moi, mais c’est de famille. Tout le monde sait ça, ici. Maintenant, vous le savez. Vous avez trouvé ce que vous cherchiez à Sainte-Manière-de-Voir-les-Choses ? »
J’avais. Je pouvais aller voir sa femme quand je voulais. Ils s’aimaient comme au premier jour. Je savais pas ce que c’était, comme jour. J’avais jamais aimé de cette façon. Il est parti, s’enfonçant dans la forêt. Le chien est resté. Il voulait entrer, mais je savais pas si Franck apprécierait la présence d’une bête dans ses meubles. J’avais toujours pas téléphoné à Dean. Et personne m’avait appelé. Mais j’étais maintenant à moitié seul. Ça compte pour un demi, une bête. Je me doublerais un autre jour. Maritchu qu’elle s’appelait, la boulangère.
*
J’y suis retourné le lendemain matin. Maritchu a ri en m’expliquant que son graisseur de mari était bien incapable de fabriquer un pain. Ce petit local était juste un dépôt. On y trouvait l’essentiel, sauf ce dont on avait besoin. Elle me prévenait. La plupart du temps, c’était à Sainte-Manière-de-Voir-les-Choses qu’on trouvait ce qu’on cherchait, à condition que ce soit pas trop compliqué. Jamais j’avais vu une femme de cet âge aussi jeune d’aspect. Un phénomène que Franck devait connaître. Il avait pas pu passer à côté sans se poser les mêmes questions que moi. Et il avait éprouvé ce même désir de la posséder au moins le temps de prendre plaisir. Je haletais tellement qu’elle crut que je souffrais du cœur.
« Vous arrivez d’un pays plat, dit-elle comme si elle me plaignait.
— Plat, certes, mais on court beaucoup.
— C’est pas pareil de courir à plat et de marcher comme on est forcé de le faire ici. J’ai connu ça au début. Il m’a fallu des années. Vous y arriverez pas. Il faut des années. Et vu votre âge… »
Que des encouragements ! Avais-je l’air si vieux que ça ? Je m’étais rasé ce matin. Je m’étais trouvé un air adolescent dans le miroir. J’avais arraché pas mal de peau. En vain. Mes reliefs colorés ne convainquaient pas la belle. Et je bandais rien que de penser à ce qu’on pourrait vivre ensemble si ce conard de Franck m’avait envoyé dans sa villa à Nice. Nice, c’est plat. Et on n’y court pas. Que des avantages. Mais Franck avait décidé que je devais marcher maintenant, en montant ou descendant. L’un ou l’autre. Et sans pouvoir choisir, parce que la logique de la montagne est simple : si tu montes, tu dois redescendre pour revenir d’où tu es parti, en supposant que c’est chez toi. Et si tu descends et que tu remontes pas, tu t’en vas. Franck avait pas prévu que je m’en allasse.
Le chien s’était installé. Il rentrait pas parce que j’y veillais. À force, je finirais par me fatiguer de pas trouver une bonne raison de pas le laisser se balader dans cette vaste demeure. Je revoyais le graisseur fou de temps en temps. Maintenant, il graissait plus, il tondait. Ça sentait l’herbe fraîche aux fenêtres. Cette odeur entêtante me rendait rêveur. J’avais jamais mis mon nez dans l’herbe, aussi près de la terre. Si c’était ça la retraite, je finirais par y manger les pissenlits par la racine. Le cimetière de Sainte-Manière-de-Voir-les-Choses, où on enterrait tous les morts du coin, était d’une tristesse à arracher des larmes à un dictateur arabe. Ce que je m’emmerdais ! La télé me cassait les pieds et même plus haut. J’en avais marre du terrorisme, du pétrole et des élections. Y avait guère que le chien qui m’amusait. J’ai fini par lui ouvrir la porte. Il a tout de suite bouffé les pieds d’une commode genre antiquité hors de prix.
Mais bon… on s’habitue aux petites dégradations de l’environnement quotidien. Des meubles ou autre chose… Peu importe ce que les chiens grignotent parce qu’ils s’emmerdent aussi. On jouait dans l’herbe fraîchement tondue. Le graisseur m’avait apporté une baballe.
« C’est pas mon chien, me confia-t-il. Alors si vous le voulez, il est à vous ! »
Facile de donner ce qu’on ne possède pas. Ça promettait un dur combat. Et dans son dépôt de pain et d’autres choses, Maritchu était de moins en moins habillée. J’ai fini par apercevoir ses signes de vieillesse. Pour la première fois depuis que je la connaissais, j’ai bandé mou. Et je me suis enfui comme un chien battu. Je suppose que j’en ai fait marrer plus d’un.
C’est comme ça que l’automne est arrivé. Et toujours pas de nouvelles de Dean. Il avait passé l’âge de la retraite. Et il la méritait autant que moi. Franck n’a pas téléphoné non plus. Je suis allé voir la chaudière. Elle était graissée. Je supposai que c’était un signe suffisant pour garantir son bon fonctionnement. Le graisseur n’était plus tondeur de gazon. Maintenant, il était plombier. Il y avait des flaques dans toute la maison, à la hauteur des radiateurs. Mais il épongeait pas. Et Maritchu était trop occupée au dépôt pour se mêler de serpillière. Si j’en voulais une, de serpillière, j’en trouverais à Sainte-Manière-de-Voir-les-Choses. Franck ne serait pas content de constater que j’avais laissé ses planchers s’imbiber de flotte, d’autant qu’il y avait pas mal de pieds de commode antique de soigneusement rongés jusqu’à l’os. Le chien ne touchait pas à ces os. Il se contentait de la viande. Allez savoir ce qui passe par la tête d’un clébard quand il se voit cerné par ces dizaines de pieds anciens comme des tombeaux ! Je vous dis que j’en avais marre et pas que marre !
Pire ! J’en avais marre de me faire chier. Maritchu me faisait bander, mais si elle s’en doutait, elle faisait rien pour que je me repose un peu. Je voyais moins le graisseur qui était devenu, après plombier (la chaudière fonctionnait à merveille et j’avais acheté un lot de serpillières), creuseur de trous. On aurait dit un fossoyeur. Il les alignait dans un pré qui descend vers une rivière dont j’entendais les torrents comme si on était au printemps. Soit dit en passant, des torrents, j’en avais vu à la télé, et ça me donnait envie de me faire secouer les prunes dans un bateau gonflable. J’étais jeune à l’époque. Elles étaient sans doute moins fragiles. Ou j’étais inconscient. Le fait est que je suis jamais descendu jusqu’à la rivière. Je voyais le fossoyeur creuser des trous et je lui demandais pas si ça servait aux vaches qui passaient plus haut sur les flancs d’une montagne grise. J’en avais rien à foutre des vaches.
Le chien me suivait partout, sauf là où je voulais être seul. Et encore, à condition de pouvoir fermer une porte. Ce que j’en ai habité des pièces ! Au rez-de-chaussée, à l’étage et plus haut dans une tour au sommet de laquelle je contemplais le paysage et son horizon fortifié, tournant le dos à la mer où il ne se passait jamais rien, à part des orages qui me filaient le bourdon comme dans un film de la Hammer. Les montagnes, par contre, étaient toujours animées de mouvement où il m’arrivait de reconnaître des hommes. Mais c’était pas mes oignons. Je me demandais ce qu’il y avait de l’autre côté de la frontière. J’y avais jamais été. J’allais jamais aussi loin. Franck pensait à ma place quand je voulais aller au bout du monde. Et je me retrouvais dans les Alpes sur deux skis qui descendaient avec moi une fois que Dean m’avait convaincu de monter avec lui. Qu’est-ce qu’il aimait skier, Dean ! Il neigeait peut-être à cette hauteur. Maritchu le saurait. J’avais toujours un prétexte pour engager la conversation avec elle et me palucher dans ma poche.
Tous les trous étaient rebouchés quand l’hiver s’annonça par une pluie glaciale comme jamais il m’en était tombé dessus. J’étais mouillé et gelé jusqu’aux os. Je m’étais laissé avoir par un soleil radieux qui m’avait inspiré une balade dans la nature. Comme je disais, le chien me suivait. Et des fois il courait devant moi pour me montrer à quel point il était heureux de m’avoir rencontré. On est descendu tout en bas du pré. La terre était encore retournée, molle, sans une trace d’herbe à l’endroit où le fossoyeur avait creusé puis bouché. Qu’est-ce qu’il avait enterré ? Il allait pas me faire croire qu’il n’enterrait rien. Franck m’a téléphoné ce soir-là. Il voulait savoir si Pépé avait rebouché les trous.
*
Comme j’y avais dit oui à Franck, il s’est tu pendant une bonne minute. Dean et moi on a l’habitude d’attendre quand Franck réfléchit, même à l’autre bout du fil. J’ai donc attendu, caressant la tête du chien qui gémissait comme une gonzesse. Puis Franck a toussé.
« Je vais te décevoir, Jerry, dit-il d’une voix si grave que je crus qu’il allait pas bien, mais va falloir que tu rentres. J’ai du boulot pour toi.
— Mais je suis à la retraite, Franck !
— Tu as fait du bon boulot, Jerry. Tu t’es tapé la Maritchu ?
— Que non ! Tu m’avais pas dit que c’était compris dans le service !
— Je dis jamais rien dans ces cas-là. Fais ta valoche, passe une bonne nuit et reviens ici. Dean est d’accord avec moi.
— Il nous trouve trop jeunes pour prendre la retraite, hein ? Je m’en doutais, Franck. Je dois te dire que je me fais chier ici.
— Je pensais que t’avais compris pour Maritchu… »
Il raccroche. Et me voilà avec un chien sur les bras. J’avais oublié de demander à Franck s’il avait besoin d’un chien. Il faut dire que c’était un bâtard mal foutu et presque sans poil tellement il était retraité. Ça me faisait pitié de le laisser. J’ai appelé Maritchu qui m’a souhaité bon voyage. Elle avait déjà un chien. Je suis allé me coucher pour éviter de penser à ce que je venais de rater parce que j’ai des projets d’avenir avec la femme. Je croyais qu’elle était cette femme. Je me trompais encore. Dean en rigolerait pendant des mois. Et puis il oublierait. Il est pas mieux loti que moi question ménage.
*
Le lendemain matin, qu’est-ce que je trouve sur le perron de la maison ? Le clébard. J’avais pas entendu le coup de fusil tellement le vin m’avait fait de l’effet. Ah ! il était mort et bien mort. La tête tout arrachée d’un côté. Il s’était traîné pour venir mourir à ma porte. Je sais pas ce qui m’a pris, mais j’ai voulu venger sa mort. J’étais sûr que le fossoyeur n’y était pas pour rien. Maritchu lui avait parlé de mon offre de lui laisser le chien. Tout ce qu’il avait trouvé à faire pour résoudre ce qui n’était pas un problème pour moi, car je l’aimais ce chien, ç’avait été de le tuer. Et comme il était meilleur graisseur, tondeur, plombier, fossoyeur et je sais pas encore, il l’avait mal tué. Et la pauvre bête avait agonisé au lieu de se retrouver au Paradis sans savoir comment ni pourquoi. J’étais furieux. J’en ai graissé mon révolver.
Le chien avait laissé des traces. Je les ai suivies. Le téléphone a sonné alors que j’étais déjà loin. Au diable Franck et ses inventions ! On sait jamais où il vous conduit. J’en avais jamais eu à me plaindre. Mais cette fois, privé de femme et fou de rage parce qu’un crétin avait tué mon chien comme s’il était destiné à l’Enfer, je suis pas revenu sur mes pas. Le téléphone sonnait quand je suis arrivé au pré que ce conard de tueur à la manque avait creusé du temps où il était fossoyeur. Les traces descendaient vers les monticules de terre. C’est alors que j’ai vu un mec sortir de cette terre !
J’ai subitement pris les jambes à mon cou. J’en ai perdu mon révolver. Je me suis couvert de boue. J’ai laissé du tissu dans les barbelés et une godasse dans un fossé. Je me suis pas retourné. J’avais pas l’expérience de ce genre de chose. Et je voulais pas en avoir juste avant de crever. Le chien n’avait pas bougé. Le sang dégoulinait sur les marches de l’escalier. Je suis rentré en quatrième vitesse parce que j’avais laissé les clés de la bagnole à l’intérieur. Moi qui n’avais jamais commis ce genre d’erreur. C’est que je m’étais embourgeoisé. À force d’attendre ! De rien branler à part ma queue. Et en plus j’étais plus armé. J’ai fermé à double tour. Et j’ai écouté, l’oreille collée à la porte. Le silence, voilà ce que j’entendais. Avec cette idée atroce qui me courait dans la tête que ce type connaissait la maison et pouvait entrer par où il voulait. J’étais pas sûr d’être à la hauteur d’un combat à mains nues. Je savais même pas s’il était armé. J’avais aperçu un visage plein de dents. Avec des yeux comme les témoins de ma mort prochaine. Il sortait de terre. J’avais jamais vu ça de ma vie. Et pourtant j’en ai enterré, preuve que j’ai toujours bien fait mon travail.
Vous zallez pas me croire, mais le téléphone était coupé. Si c’était pas une preuve qu’on me voulait du mal, ça ! Je voulais m’enfermer. C’était pas une bonne idée. Une fois, je me suis enfermé. Et il a fallu qu’on me sorte tellement j’étais enfermé. C’est pas un bon souvenir, allez ! Fallait que je pense à autre chose. J’entrouvris une fenêtre à l’étage. Horreur ! Le type s’était multiplié. Un vrai hermaphrodite de la terreur. Y en avait au moins dix. Sans compter les ombres. Le soleil se levait à peine. C’était comme si j’avais un truc dans le cul. J’avais jamais rien mis dedans, ni même laissé qu’on y mette. Je l’ai gratté en pensant que j’étais foutu.
C’est comme ça qu’on laisse le temps passer. Je saurais peut-être jamais le fin mot de l’histoire. J’allais crever sans savoir pourquoi. Exactement comme je voulais pas crever. C’était quoi, cette armée de zombies couverts de boue ? J’avais déjà vu ça dans les films. Pas dans la réalité. Et j’y étais, dans la réalité. On m’a jamais vu mettre les pieds ailleurs que dans cette merde de monde qui me complique l’existence alors que j’aurais pu vivre à poil sur une île déserte au milieu d’une forêt de femmes consentantes. Fallait que je me raisonne. Les zombies, ça n’existe pas. Tout ça s’expliquait raisonnablement. On est en France, merde !
J’aurais pu leur demander sans quitter ma fenêtre, mais quelque chose me disait qu’ils parlaient pas notre langue. Et puis j’en parle qu’une, même que des fois je me fais pas comprendre. C’était pas une bonne idée. Il fallait que je trouve autre chose. J’étais presque vide de pensées quand quelque chose m’est tombé sur la tête. Me demandez pas quoi !
*
Je me suis réveillé au Paradis. Bon, pour quelqu’un qui pensait finir ses jours en Enfer, j’avais bien fait de dormir. J’avais la tête gonflée d’une douleur qui battait au rythme de mon cœur. Mais c’est toujours comme ça quand on change de vie pour une autre, même si on l’a pas fait exprès. J’étais pas du genre à me la compliquer de cette façon. On m’avait aidé.
Et j’étais là, tremblant de pas savoir si j’avais raison d’avoir tort, quand Franck s’est penché sur moi. Il sentait le cigare et la pisse, donc c’était lui. Il venait de traverser la fine paroi qui sépare le Monde du Paradis. Ou il était déjà en Enfer et on lui avait permis de me faire une petite visite pour m’expliquer à quoi j’avais servi dans cette affaire.
« T’as servi à rien, grogna-t-il. T’es trop con pour servir à quelque chose. Pourquoi que t’as pas quitté les lieux comme je t’avais dit ?
— Ce salopard a tué mon chien ! La pauvre bête a souffert le martyre !
— Je t’avais dit de partir avant que…
— Avant que quoi, Franck ? J’étais pas pressé à la minute… dans ma tête…
— C’est pas de ta tête que tu dois te servir, conard ! J’en ai pas une, de tête, moi ? Ça te suffit pas de savoir que t’en as pas besoin d’une autre ?
— Mais j’ai des sentiments, Franck !
— T’aurais mieux fait de t’en servir avec Maritchu, de tes sentiments, mec ! »
Et le voilà qui disparaît. Ça se refermait comme quand on noie quelqu’un, sauf qu’y avait pas d’éclaboussures. C’était blanc comme un drap. C’était peut-être un drap. Et j’étais pas au Paradis. Ça se pouvait. Mais que j’y fusse ou pas, j’étais dans de beaux draps. Avec un mal de tronche à faire bouillir le sang que j’avais dedans. C’est pas tous les jours que ça arrive. Je savais que j’étais dans l’exceptionnel, le fantastique. Et que les zombies que j’avais vus étaient peut-être des zombies. Ce qui m’angoissait. J’avais jamais envisagé la mort comme fiction. Il y en a qui deviennent fous comme ça. C’est ce que m’a dit Dean en crevant le drap. Il était heureux que je m’en sois sorti. Je lui ai demandé de m’expliquer. Il savait pas. Franck savait. Il y avait une explication. Dire que Maritchu était consentante et que je le savais pas ! Dean n’en revenait pas que j’ai été aussi con.
« T’as tort de pas faire ce qu’on te dit, Jerry. Ça te porte tort une fois de plus. Cette fois, t’as bien failli y passer.
— C’étaient qui ces zombies ?
— C’est pas ton affaire. C’est quand que tu la reprends, ta retraite, mec ?
— C’est pas moi qui décide. Faut voir ce qu’en pense Franck. J’ai pas vraiment envie de retourner là-haut…
— Et Maritchu, mec ? Tu y penses à Maritchu ?
— J’ai dû baisser dans son estime…
— Elle est pas payée pour ça !
— Je sais même plus pourquoi je suis payé…
— C’est vrai, mec. T’étais vraiment à la retraite. »
Je sais pas ce qu’il entendait par là, Dean, mais on s’est quitté bons amis. On avait même pas parlé de sa retraite à lui. Il lui était peut-être arrivé un truc dans le genre que j’avais eu à subir. Il en avait la tête. C’est fou ce qu’on se ressemblait, Dean et moi ! On était peut-être le même. Ce qui ne changeait rien à ma situation. J’avais vu ce que j’avais vu. J’avais pas compris ce qui était compliqué. Et j’étais seul depuis toujours.
On n’a jamais eu grand-chose. On n’a pas crevé de faim non plus. Et l’hiver, on avait de quoi se chauffer. On a vécu les uns sur les autres. La mère est devenue un tonneau. Et le père a fini par être malade à force de se priver. Il était maigre comme un clou. Moi, ça me faisait honte, mais je ne sais pas pour mes frères. On n’a pas eu de sœur.
J’étais seul. Je ne me souviens pas d’avoir rencontré quelqu’un. Comme j’étais le plus jeune, j’ai vu mes frères quitter la maison et ne plus revenir. Le père est mort dans son lit, un matin. On s’est retrouvé seul la mère et moi. Elle ne voulait pas que je la quitte. Alors je suis resté.
Les entresols, c’est bas de plafond. J’y vivais plié. Un chouette entraînement à la vie sociale qui m’occupait douze heures par jour. Je n’avais pas à aller loin pour travailler. Le restaurant occupait le rez-de-chaussée et le premier étage. Entre ces deux niveaux de mon activité nourricière, notre appartement était accessible par une unique porte taillée dans le mur parabolique de l’escalier. On avait aussi une fenêtre sur la cour, étroit patio sans lumière à cause de la crasse séculaire qui s’était accumulée sur sa toiture d’acier et de verre.
J’ai dit douze heures. Je pouvais donc disposer de deux de ces heures. Ce qui me laissait le temps de dormir et surtout de visiter le monde circulaire où je vis. Je me nourrissais pendant les heures de travail, à la sauvette. Je bouffais tellement que j’étais obèse. Et toujours couvert de sueur. J’avais le cheveu gras et l’œil larmoyant. Et je faisais mes besoins naturels dans les chiottes publiques.
Les douze heures restantes étaient consacrées au sommeil, à la télé et à mes activités créatrices. Je voulais devenir écrivain, mais seule la poésie m’acceptait dans son sein grassouillet. Chaque fois que je commençais une bonne histoire, elle se transformait en poésie dès la deuxième ligne. Des fois, je me demandais si j’avais quelque chose à dire. Et je cherchais des rythmes où je n’avais aucune chance d’en trouver. Ce lyrisme de pacotille me rendait amer. Je ne me relisais pas. Je devenais rageur. Pas encore furieux, mais disposé à en découdre avec la réalité, fût-elle peuplée d’hommes.
J’ignorais, vu mon jeune âge et mon expérience approximative, s’il était possible d’exister sans amour et sans haine. Je voulais demeurer neutre en toutes matières à discussion. Seules les filles échappaient à cette perspective, mais je n’y touchais pas. Je ne les approchais pas non plus. L’érection n’avait pas d’autre sens que ce qu’elle procure de plaisir momentanément final. J’allais voir les rues où vivent les riches.
Ils m’ont toujours fasciné. Leurs maisons s’alignent face à la mer dont elles sont séparées par un boulevard piétonnier planté d’arbres exotiques avec, de loin en loin, une terrasse d’ombre et de silence. Je ne m’y assois jamais. Je ralentis quand je passe devant et quelquefois je salue une connaissance, client du restaurant. Voilà comment je connais les gens. Et je prétends écrire leurs histoires.
Personne ne peut empêcher un pauvre de contempler les étoiles ou de respirer le bon air de la mer. Personne n’y songe. Mais pour ce qui est de ces objets qui distinguent le riche du pauvre, je n’avais pas d’autre choix que d’en rêver ou de ne pas y penser, ce qui est un peu la même chose, sauf que ça ne se passe pas au même moment de la journée. Mais est-ce que je m’intéressais aux pauvres de mon espèce ? Pas du tout. Leurs histoires me fatiguaient. Je ne les fréquentais pas. Je sentais que je pouvais les haïr et je savais que jamais je ne les aimerais.
Je n’aime pas les riches non plus. Je les envie, voilà tout. Mais pour atteindre leur hauteur, est-il d’autres possibilités que de les voler ou les égaler ? Je répondais par mon désir de parvenir à en écrire quelque chose de payant tant sur le plan littéraire que pécuniaire. Cette fièvre m’occupait quand je ne l’étais pas par les tâches auxquelles je me soumettais pour ramener de quoi vivre à la maison. Non, ce n’était pas une soif. J’ai bien dit : fièvre. Je brûlais de désir. Toute mon énergie, mon attente, mon impatience étaient consacrées à ce seul désir. La place dédiée aux plaisirs glandulaires ne laissait pas de trace dans mes écrits, sauf pour ponctuer ironiquement l’échec et l’angoisse qui en découlait.
Avec les années, j’étais devenu un tas de graisse essoufflée et puante. Je m’habillais d’un T-shirt et d’un short. Mes tongs étaient perpétuellement humides et sentaient la fromagerie. Je ne soignais même pas mes cheveux. Et pour couronner ce trouble regard sur moi-même, je portais d’épaisses lunettes à monture noire. On ne m’a jamais vu autrement. Et on me plaisantait. S’ils avaient su que j’écrivais et qu’ils ne faisaient pas l’objet de ma créativité, ils auraient poussé la gentille raillerie dans les marges obscures de la moquerie et de la cruauté. Mais ils ne savaient rien. Je n’étais pour eux qu’un phénomène marginal. Un objet significatif de leurs marges.
Chaque soir, avant que le soleil se couche, je posais ma graisse sur le parapet, tournant le dos à la mer pour observer ceux qui avaient la chance de consommer des boissons capiteuses et d’entretenir des conversations aussi oiseuses qu’utiles. La lumière rasante, jaune et rouge, venait de ma droite. Et tout le côté gauche était plongé dans une étrange obscurité. J’y distinguais à peine la terrasse pourtant illuminée du restaurant où je travaillais encore malgré le ralentissement que m’imposait l’obésité. Je voyais les jambes nues des femmes, leurs bras noirs de soleil et je sentais leur odeur de fleurs et de fruits destinée à cacher la pestilence de leurs humeurs intimes. Je ne m’approchais pas pour écouter ces conversations. Je les imaginais. J’établissais en silence le parallèle entre cette réalité visuelle et les fictions de la télévision. C’était ma gageure. Capter le sens de ce confort. Évaluer mes chances d’en jouir moi-même un jour. Il n’y avait rien de physique dans cette attente vigilante. C’était mon esprit qui vaticinait mais, comme je l’ai dit, la poésie, cet ersatz de génie, m’imposait ses rythmes et ses pâmoisons et j’achevais mon voyage dans la plus grande confusion.
Il est toujours écrit que la solitude a une fin. On en meurt ou elle est interrompue, momentanément ou définitivement. C’est comme ça que Jonas est entré dans mon existence. Il écrivait lui aussi des poèmes parce qu’il ne pouvait pas faire autrement. Cette fatalité nous réunit un jour de pluie. Les touristes n’avaient pas fui les terrasses. On s’y bousculait. La plage était déserte, le sable sautillant sous les impacts des gouttes de pluie. Et le vent, chaud et léger, balayait la promenade où des jambes nues couraient encore à la recherche d’un abri. Jonas et moi étions entrés ensemble sous le porche d’une villa en construction. Il avait tout de suite été envahi par l’odeur du ciment. Comme moi. Une fille en culotte courte renonça à habiter avec nous et s’enfuit dans l’opacité grandissante de la rue. Puis plus personne ne nous dérangea. La pluie prit des airs rageurs. Le ciel grondait.
*
Nous nous revîmes le lendemain sous un ciel parfaitement bleu. Nous nous étions séparés sous la pluie, car nous avions tous deux des obligations. J’avais entendu longtemps ses pas lourds et lents sur la chaussée trempée. J’y avais pensé toute la nuit. Étais-je en attente d’une rencontre ? Je n’avais jamais rien écrit sur le sujet. Au contraire, je me gargarisais de solitude. Et ce matin-là, tandis que le soleil se préparait à rôtir la viande du tourisme, nous passâmes dans la même rue. L’un la descendait, l’autre remontait. Je n’avais pas encore renoué avec mes obligations professionnelles. J’avais une bonne heure devant moi, le temps que la vaisselle s’accumule suffisamment pour imposer sa crasse à l’esprit d’ordre et de propreté qui animait notre chef.
Après nous être chaleureusement salués, nous entrâmes chez le marchand de bonbons. Ces odeurs parfaitement artificielles, mais tellement vraies, nous enivrèrent dans le même discours flatteur des mérites du sucre. Nous fîmes le plein pour la journée. Je consultai alors ma montre. Il s’en inquiéta. N’étais-je donc pas un vacancier comme lui ?
Non, j’étais un autochtone et je travaillais pour gagner ma vie. Il grimaça, avouant qu’il n’avait jamais travaillé, sauf pour se cultiver, ce qui n’est pas un vrai travail comme celui des travailleurs. Mais qu’était-ce donc si c’était un faux travail ? Il rit. Il était plus gros que moi. Et ses poèmes, que je n’avais pas encore lus, étaient plus longs et plus copieux. Forcément, il s’était cultivé aux meilleures sources. Papa et Maman avaient les moyens. Je lui appris en minaudant que j’étais orphelin de père et que je nourrissais ma mère, mes frères ayant disparu à l’horizon les uns après les autres. Qui sait ce qu’il y a après l’horizon si l’on ne voyage pas aussi ? Nous poétisions, avalant nos bonbons après en avoir tiré tout le jus. Ses lèvres étaient rouge fraise. Les miennes, supposais-je, devaient pencher pour le bleu de la guimauve dont je m’empiffrais plus que d’habitude.
Nous descendîmes, ce qui veut dire que nous allions vers la plage et les installations touristiques. Il habitait dans le haut de la station, où chaque été éclosent les villas toutes plus fleuries les unes que les autres. L’hiver, on ne les compte plus. Elles peuplent les hauteurs comme la roche les consolide. Je précisai alors que j’étais en retard et que j’allai me faire enguirlander avec une pénalité à l’appui des reproches qui ne cesseront de m’être adressés jusqu’à la fin de la journée. Jonas ignorait qu’on pouvait consacrer tant de temps à gagner de quoi échapper à la misère. C’était la définition exacte de la pauvreté. Il ne la connaissait pas. On a beau être cultivé, on n’en est pas moins sujet à perdre son temps que celui qui, comme moi, au lieu de se cultiver, s’entraîne en athlète à développer sa connaissance de l’outil littéraire. Je le laissai.
Je le retrouvai comme prévu devant la terrasse que j’avais l’habitude d’observer comme prémices de mes fiévreuses analyses. Justement, ses parents y déjeunaient. Il s’anima pour se faire remarquer, ce qui ne manqua pas d’arriver. Ils agitèrent leurs mains sans cesser de mâcher. Je demandais alors à Jonas ce qu’ils consommaient. C’était important pour mon expérience narrative. Cette fois, j’irais, j’en étais persuadé, plus loin que la deuxième ligne avant de sombrer inévitablement dans la poésie. Il ne savait pas.
Il fallait donc s’approcher, ce que nous fîmes. Mes jambes tremblaient. C’était la première fois que je pénétrais dans cet espace réservé aux plus chanceux. Nous atteignîmes la table où les deux parents étaient accoudés, ayant interrompu leurs ingurgitations dans l’attente de savoir ce que leur fils exigeait d’eux. Mais quand il leur expliqua que, pour des raisons purement littéraires, il s’agissait de moi et de mes prétentions au prix Nobel, au lieu de rire goulûment, ils devinrent très sérieux et m’invitèrent même à m’asseoir pour observer de plus près l’alimentation qu’ils avaient le loisir de consommer sans se soucier d’en laisser pour la poubelle. Cependant, on ne m’invita pas à y goûter. Madame tritura son saumon d’un air dégoûté. Monsieur avala deux verres en claquant la langue. Et Jonas prit le chemin d’un distributeur de sucreries augmentées. Il revint presque aussitôt les bras chargés et, posé contre moi, se mit au travail de la manducation sans se préoccuper de ma propre faim. Pour le coup, j’étais bien renseigné.
Écrivis-je ce soir-là plus de deux lignes avant de m’adonner au lyrisme de l’angoisse ? Je ne m’en souviens plus. Je devrais, je le reconnais, mais quelque chose s’est passé depuis, qui explique ce trou de mémoire aussi peu crédible qu’authentique.
*
Les vacances prirent fin. Le touriste se fit rare. Jonas disparut sans laisser d’adresse. Et Maman mourut. J’étais seul, épais, fiévreux, abandonné. Je me mis au chômage.
Bien sûr j’eus recours aux aides que la société, magnanime, consent au désœuvré. Le temps devint clément. La mer s’attrista lentement. Je passais beaucoup de temps à la fenêtre. Le patio était désert. On me confia l’entretien des poubelles. Je les sortais dans la soirée et le matin, ô miracle, elles étaient vides. Il ne me restait plus qu’à les asperger d’eau savonneuse. Je doute qu’on me vît jamais à l’ouvrage. Ces immeubles de vacances, une fois désertés, ne racontent plus rien. Et c’était ce qui m’arrivait. Ma plume était suspendue et le temps passait, promettant un autre été. Mais pouvais-je raisonnablement me nourrir de cet espoir. Je revis le portail de la haute maison où Jonas avait passé l’été. Le jardin était entretenu. Les feuilles s’accumulaient sur le trottoir.
Il ne m’était pas difficile de m’imaginer ces lieux sans ma présence. Je ne servais plus à rien. Les poubelles ne se remplissaient que des déchets produits par les habitants des entresols. Or, je leur avais confisqué mon emploi. Et mon propre appartement, si on peut appeler ça comme ça, ne resterait pas longtemps vacant. Nous sommes les occupants rampants de ce monde festif.
Partir. Disparaître. Abandonner tout espoir narratif. Laisser la poésie, cette dévoreuse d’intérieurs, envahir ma solitude. Ou perdre mon temps en promenades, attentes, griffonnages, épuisements. J’y pensais. Il est vrai que l’endroit s’anime un peu au moment des fêtes de fin d’année. Le restaurant rouvre pour une petite dizaine de jours. On accroche les guirlandes, on suspend les lampions, les vitres se cristallisent pour singer l’hiver des pays où nos touristes sont en train de se remplumer après les folies tempérées de l’été. C’est à ce moment que j’ai reçu une lettre de Jonas. Il était sur le point de mourir.
La lettre était accompagnée d’un paquet soigneusement ficelé qui arriva deux jours plus tard. Il contenait tout ce que Jonas savait de la poésie. Rien sur la narration du monde réel. Il s’était enfoncé dans les vers comme le voyageur égaré dans les sables mouvants de l’inconnu forcément dangereux. Je ne répondis pas. Il devait être mort quand l’été arriva. Ses parents ne me reconnurent pas. Je ne les ai pas approchés. Ils n’avaient rien changé à leurs habitudes. Il n’y avait pas de tristesse dans leur attente. Ils quittaient la terrasse pour aller digérer à l’ombre d’un parasol en attendant d’aller se jeter joyeusement dans l’eau. La marchande de bonbons, toutefois, me demanda des nouvelles de mon ami. Je lui dis que j’avais reçu ses poésies, mais qu’il était mort et que je ne savais pas si ses parents connaissaient le penchant lyrique de leur fils. Cette déclaration me valut un sac de réglisses colorées. Nous ne versâmes, la marchande ni moi, aucune larme.
Je dois dire que les poèmes de Jonas me parurent d’emblée relever de la meilleure poésie qui soit. Je les ai relus pour m’en assurer. La consommation abusive de sucreries pouvait fausser mon jugement. Je me méfiais aussi de mon angoisse, de la peur que mes propres échecs avaient interposée entre le monde et moi. Et j’ai commencé à me demander si, au fond, Jonas et moi ne formions pas une seule et même personne. Je me savais fragile à ce point.
Cet autre été passa et je revins à mes poubelles. Je n’écrivais plus. Je lisais. Uniquement du Jonas. Il était évident que j’aurais pu écrire ces vers. Je les aurais organisés de la même façon. Je me mis donc à les recopier. J’obtins ainsi un manuscrit de ma main. Vous savez maintenant que j’ai brûlé l’original. Mais je n’étais pas pressé d’en finir avec ce que je venais de provoquer. Je relus inlassablement cette poésie qui consentit à m’appartenir à la fin du printemps suivant, à l’aube de l’été. Et c’est donc en légitime auteur de la poésie de Jonas que je revis ses parents attablés sur cette même terrasse. Ils ne connaissaient pas le deuil, comme en témoignaient leurs joyeuses consommations de nos meilleurs produits régionaux. Cette fois, je m’approchai. Ils ne me demandèrent pas ce que je voulais. On voit ici beaucoup de Gitans faire la manche, pourchassés par les chiens de garde, mais toujours habiles à se faufiler entre les tables et s’enfuyant non moins facilement pour échapper à la morsure. Or, je n’étais pas gitan. Certes, mon aspect général n’engageait pas à la conversation, mais on ne pouvait pas me soupçonner de chercher mon pain sur la table de ceux qui en laissent toujours après leurs repas. Toutefois, un garçon s’était avancé, interrogeant du regard les parents de Jonas qui l’invitèrent à se retirer promptement. Je plongeai alors mes yeux dans ceux de mes interlocuteurs. J’en aurais mis ma main au feu : ils me reconnaissaient, alors qu’ils m’avaient ignoré l’année précédente à la même date. Ils se levèrent même. Et Monsieur poussa une chaise sous mes grosses fesses. Madame me servait déjà un rosé frais comme une jeune vierge. Ils étaient heureux de me voir. Ils avaient lu mon dernier livre !
Et ils l’avaient trouvé « tout simplement génial ». Tout simplement… J’étais, à leurs yeux, le plus grand poète de mon temps. Ah ! ce qu’ils eussent aimé que leur défunt fils eût été un poète. Mais il ne songeait guère qu’à manger, péché qui lui valut une mort horrible alors qu’il n’avait pas encore franchi le seuil de l’âge adulte. Ils étaient fiers de connaître un génie de mon espèce. Je dus sur le champ leur dédicacer un exemplaire de mon ouvrage.
Mais la fièvre me troubla à mon tour. Et je signai « Jonas ». Ils en furent très étonnés, car ils n’avaient pas le souvenir de m’avoir révélé le prénom de leur fils, lequel n’était pas si commun, sinon ils ne l’auraient pas choisi.
Alice Venin était un homme. Je veux dire un homme avec des couilles et une queue pour la lever. Enfin… j’avais jamais vu son appareil à gaufres. Il portait la moustache, le pantalon et conduisait une grosse bagnole du genre soviétique avec un parechoc capable d’arrêter un train sur un passage à niveau. Personne ne le connaissait vraiment. Il était pas d’ici. Il y avait une bonne dizaine d’années qu’on avait renoncé à savoir qui il était. Son prénom nous avait, d’emblée, interloqués. Notre maire n’aime pas les pédés, parce que c’est des mecs qui se font pas confiance à eux-mêmes. Donc, si c’était un mec comme disait la gendarmerie, pourquoi se faisait-il appeler Alice ? C’est, nous expliqua le chef, qu’il n’était pas baptisé. On savait même pas de quelle religion il était. Si ça se faisait, il en avait pas. Or, dans notre pays, ya que deux religions : la nôtre et celles des autres.
Il habitait sur la place, dans une petite maison coincée entre la boulangerie, qui s’élève sur deux étages en plus du rez-de-chaussée où se trouvent la boutique et le fournil, et la demeure d’un descendant de collabo à qui on a pardonné parce que finalement son aïeul n’avait pas si tort que ça. Cette dernière avait elle aussi deux étages, mais le grenier s’élevait également de la hauteur d’un étage. Par contre, la maison de Félicie n’avait pas d’étage. On aurait dit une dent cariée, d’autant que sa façade n’inspirait pas le bonheur. Félicie était morte depuis vingt ans au moins. Et dix ans après, c’est cet Alice qui a acheté la maison à ses héritiers parisiens. Je vous raconte parce qu’il faut expliquer.
Venin n’avait pas l’âge de vivre sans travailler. On en a conclu qu’il avait les moyens. Il possédait, comme je disais, une grosse bagnole qui rutilait comme un carrosse de cinéma. Il la sortait qu’une fois par semaine pour aller à F* qui est notre préfecture. On a jamais su ce qu’il allait y chercher. Il revenait sans légumes, sans pantoufles, sans rien. Et ceux qui l’avaient aperçu, et même croisé le vendredi à F*, étaient bien incapables d’expliquer pourquoi il finissait toujours par disparaître au coin d’une rue. À croire qu’il se savait suivi et qu’il connaissait les techniques de brouillage de piste. On a pas mis longtemps à soupçonner une aventure galante. Et on se demandait quel effet ça pouvait bien faire à une femme d’appeler son amant Alice. En admettant qu’il était pas pédé, ce que notre maire soupçonnait, mais sans rien à l’appui, un peu comme s’il était allé à la chasse sans fusil.
J’habitais la même rue que Venin, ce qui était bien pratique pour le pain. J’y habite plus parce que j’ai quitté le village depuis. Je passais devant sa petite maison cradoque. La porte était vernie de frais, mais à même l’usure de ses vieilles planches. Le perron était une grosse pierre usée par des siècles de frottement. Rien ne se conserve ; tout se transforme. Bref, j’entrais ensuite dans la boulangerie et on papotait la boulangère et moi et des fois Castin le Collabo comme on l’appelle pour lui faire plaisir depuis qu’on vote plus à gauche ni à droite. Radot, le boulanger, est un type fait pour suer. Alors il sue. Et sa femme est poilue comme un ours. À tous les quatre, on n’en sait pas plus sur Venin que tout le village réuni. Autant dire qu’on se sent frustré. Et Venin ne vient pas chercher son pain. Il envoie sa boniche, une étrangère sans religion comme lui. Il l’a ramenée un vendredi, son jour de sortie. Et elle a tout de suite habité avec lui. Notre maire se demande si c’est pas un mec, malgré les papiers qui prouvent le contraire. Mais on n’a plus confiance dans l’autorité, qu’elle soit administrative ou judiciaire. On pense ce qu’on veut et on la ferme.
Brigitte, c’est le nom de la boniche, est une jolie fille, si c’est pas un mec. Elle est pas plus âgée que son maître qui est un beau jeune homme comme on n’en fait plus à la campagne depuis qu’on se marie plus entre nous. Il faut dire que chaque fois qu’on se marie, on quitte le village et on y revient que pour s’y faire enterrer. C’est comme ça qu’on a conquis le monde. Alors que voulez-vous, ce jeune couple nous dérange. Non seulement ils font pas d’enfants pour donner tort à notre maire (que ça nous ferait bien marrer), mais on sait plus qui est le mec qui est la garce, ni si c’est deux mecs ou même deux garces. On a pas été mis au monde pour se le compliquer. Et en plus on veut savoir. Même si ça nous regarde pas selon Marianne.
Vous me direz que ce genre de situation n’est pas vraiment original. On a déjà vu ça à la télé. Des épisodes entiers dans la complication ! Et sans fin. Ça en fait des tranches de saucisson à mâchouiller entre deux lampées ! J’en suis obèse. Et devenu feignant comme un Arabe comparé à un Juif. Je suis le secrétaire particulier de notre maire, Jean-Victor Royal, que vous connaissez comme romancier depuis qu’il passe à la télé. Je réaffirme ici que je ne dactylographie pas ses manuscrits pendant les 35 heures que je suis censé consacrer à ma fonction administrative. Je m’appelle… appelez-moi Citron. C’est mon pseudo quand je fais poète à mes heures. Ça m’en fait des choses à taper quand je profite pas de mes loisirs pour consommer !
Là ! Vous en savez assez. Des noms de personne. Des lieux reconnaissables. Et même un écrivain célèbre. Si je deviens pas un poète national dans ces conditions, c’est que j’ai pas de chance. Il faut que je raconte ça, même en prose. Surtout maintenant que vous connaissez tout le monde. On a retrouvé le cadavre de Brigitte mort et à poil sur la route de F* par les champs et les prés. La gendarmerie confirme alors que c’est une gonzesse et notre maire, Jean-Victor Royal, n’en croit pas ses yeux. Il en bande, le salaud !
« Vous êtes sûrs que c’est Brigitte M* ? dit-il aux gendarmes sur les lieux mêmes de la découverte macabre. Elle a pas ses papiers sur elle…
— Le visage est intact, monsieur le Maire… On la connaît bien. Une si jolie fille !
— Ouais… mais qui me dit que Voisin est un homme ? »
Il était furieux, Jean-Victor. Et pas seulement parce que la télé courait dans les prés sans le croiser. Il semblait même qu’elle l’évitait. Il m’a envoyé aux nouvelles à la boulangerie. On a collé nos oreilles au mur épais et humide qui nous séparait de la maison de Venin. On entendait rien, mais on imaginait. Castin nous poussait à croire au pire, mais qu’est-ce que c’était, le pire ? La plus belle fille du village, et même la seule, avait été assassinée d’un coup de couteau en plein cœur et notre Maire était innocent. C’était l’hypothèse de départ que nous proposait Castin. Radot, sa femme et moi n’étions pas sûrs d’avoir tout compris. Castin en savait plus que nous. Pourquoi ?
Une heure plus tard, la voiture de la gendarmerie est partie. On attendu qu’elle tourne au bout de la rue. Ils avaient laissé la porte de Venin ouverte. Et personne ne la refermait. L’avaient-ils embarqué ? Castin entra le premier. Et comme on n’était pas encore entré, retenu par le doute, il en est aussi sorti le premier. Il courait comme un dératé. Il y avait de quoi ! Venin arrivait du fond du couloir avec un fusil à l’épaule. Ça m’a coupé les jambes. Radot et son ours ont décampé sans demander leur reste. Je me suis retrouvé nez à nez avec le canon. Il était encore chaud. Je n’avais pas entendu le coup de feu. Pourquoi ?
Le regard de Venin en disait long sur son état d’esprit. Le blanc était rouge et la pupille dilatée. Le sourcil retombait sur la paupière, frottant ses poils durs et noirs à la surface de l’œil. Le nez était froncé comme un faire-part de deuil. Je suis tombé à genou. C’était la première fois de ma vie que j’exprimais mon désir de vivre. Même dans la honte et le déshonneur. Même esclave, enculé, tortionnaire, brûlé vif. Le canon s’est retiré. J’avais parlé en prose, comme dans les grands moments qui exigent une prompte improvisation.
« Relevez-vous, imbécile, dit la voix gutturale de Venin (j’ai oublié de vous dire qu’il avait une voix gutturale). Ceci n’est pas un fusil. »
Qu’est-ce que c’était alors ? Et le coup de feu que je n’avais pas entendu mais dont témoignait la chaleur du canon ? En admettant que ce ne fût pas un fusil, qu’est-ce que c’était alors ?
« Vous avez beaucoup d’imagination, Orange ! Ça ne m’étonne pas de la part d’un poète.
— Citron… En principe, on m’appelle Citron… à cause de ma jaunisse. Mais des fois, dans l’ombre, comme c’est le cas en ce moment, j’ai l’air orange. Alors je ne peux pas vous donner tort…
— Il ne manquerait plus que ça ! Entrez ! »
La porte s’est refermée dans mon dos. J’ai souhaité ardemment, en plus de vivre, que mes amis Castin et Radot fussent en route pour la gendarmerie. Et comme je calculais le temps qu’allait prendre cette démarche, je n’écoutais plus Venin. Il me poussa dans un fauteuil. J’avais maintenant un verre dans la main et, horreur ! je le buvais !
*
Alice Venin et moi on est devenu ami. Il n’a pas fallu une semaine aux gendarmes pour découvrir que l’assassin de Brigitte M* n’était autre que Marcel Lamanette, un paysan propriétaire qui, en plus de l’esclavage hérité du colonialisme, construisait des pavillons pour les touristes dans les hauteurs de notre contrée. C’était un ami de la préfète, laquelle s’était empressée de préciser que l’amitié n’a rien à voir avec l’individu et que l’individu, « ainsi va le monde », peut aussi bien faire le mal que le bien. Elle a offert des cigares cubains à la Presse et la Justice s’est mise au travail. Bon. Jusque-là, rien ne dépassait au bas de la jupe. On voyait même pas les genoux. Et ça donnait pas envie de bander. Seulement voilà… Qui c’est qui a acheté la ferme de Lamanette ? 200 hectares en culture et autant en élevage ? Et l’entreprise de construction doublée de l’agence immobilière appartenant aussi à Marcel ?
Venin. Alice. Mon plus récent ami. J’en voulais à Radot, à sa femme et à ce fumier de Castin de pas avoir prévenu la gendarmerie quand il nous est arrivé ce que j’ai raconté plus haut. Et si Venin m’avait menacé d’un fusil ? Et si le coup était parti ? Bon, d’accord, Castin, qui était entré le premier, avait été effrayé par le claquement d’une porte. Forcément, la porte d’entrée était ouverte, les gendarmes ayant oublié de la refermer derrière eux. Ouverture qui a créé un courant d’air avec une autre porte ouverte, celle donnant sur le jardin, à l’autre bout du couloir. Venin venait de l’ouvrir pour aller cueillir une salade et un peu de persil pour la vinaigrette. Tout le monde, sauf moi, avait trouvé assez d’énergie pour prendre la poudre d’escampette. J’avais eu les jambes coupées au niveau du bassin. Je pensais être à genoux, mais j’étais assis. Et Venin me tendait sa canne pour m’aider à me relever. Il m’a fallu trois verres pour comprendre. Et ce n’était pas faute de la part de Venin de s’épuiser en explications du phénomène. Il avait fait la guerre. Une fois, il s’était plié au niveau du cou.
On était devenu ami au cours du quatrième verre. J’ai toujours aimé ces alcools exotiques. Il y ajoutait des sucreries qui venaient aussi des îles lointaines. Le soir venu, pendant que Radot, sa femme et Castin s’étaient séparés pour pas se regarder dans les yeux, Alice (moi c’est Jean, mais il m’a tout de suite appelé Jeannot), m’a raconté son aventure autour du monde et en travers. Moi qui ne quittais le village que pour assister aux cérémonies du 11 novembre pour la raison que mon grand-père était natif du village voisin et qu’il était mort dans un taxi, j’étais éberlué par ces récits de combats, de découvertes, de périls, de mariages et de règnes. Y avait largement de quoi écrire un bouquin. Et même plusieurs. Je m’y connaissais en bouquin, vu que, comme je l’ai dit, je dactylographiais les romans de notre maire, Jean-Victor Royal. Alice n’avait jamais entendu prononcer ce nom. C’était pourtant notre maire.
« Je ne vote pas, dit Alice Venin. Je n’ai jamais voté.
— Vous êtes anarchiste ! m’écriai-je, vomissant sur ma chemise.
— Que non ! Mais je ne suis pas français.
— Vous n’êtes pas français ! »
C’est comme ça que j’ai vomi tout ce que j’avais bu. Mon cerveau n’en pouvait plus. Alice m’a ramené chez moi. Sur son dos. On est passé devant la boulangerie dont le rideau métallique était tombé et cadenassé. On voyait de la lumière au premier étage dans les interstices d’un volet. J’avais deux mots à leur dire, à ces lâches ! M’abandonner comme un blessé alors que j’étais menacé !
« Vous feriez bien de vous tenir tranquille, me conseilla Alice qui soufflait dans la pente.
— Et si ç’avait été un fusil, hein ?
— Mais c’en était pas un…
— Des fois c’en est un ! C’est arrivé.
— Je me demande bien qui a tué ma Brigitte… »
Moi aussi je me le demandais. Tout le monde pensait déjà qu’Alice n’était pas étranger à cet assassinat. Pourtant, les gendarmes, l’ayant entendu, ne l’avait pas arrêté. Et j’étais devenu son ami après en avoir eu peur. Même qu’entre ce moment de panique et l’amitié, je m’étais saoulé. Je me rappelais même plus ce qui m’avait fait vomir, mais j’en voulais à mes anciens amis. Sans cette porte laissée ouverte par les gendarmes, jamais j’aurais regardé la réalité en face comme je venais de le faire. Et j’avais pas sommeil.
*
Comme je disais, une semaine plus tard, les gendarmes ont embarqué Marcel Lamanette. Et c’est quelques mois plus tard que notre maire a appris qu’Alice avait acheté tous les biens du meurtrier. Il se doutait tout haut que la préfète n’était pas étrangère à cette opération. Alice était absente depuis trois jours. Il ne m’avait pas prévenu de ce soudain départ, mais je me doutais que ses acquisitions le réclamaient en haut lieu. Pour un type comme moi qui n’a jamais posé le pied sur la première marche, cette promotion conservait tout son mystère. Je redoutais seulement qu’il ne revienne plus au village et qu’il ouvre une succursale dans un de ces pays lointains où il avait promis de m’emmener si l’occasion se présentait un jour. Et voilà qu’elle se présentait ! Et comment !
J’étais bien le seul à pas me poser les bonnes questions. Notre maire avait l’expérience des fictions. Il savait comment trouver l’inspiration et cette science le conduisait à soulever les lièvres de l’existence. Moi, j’étais plutôt du genre à croire tout ce qu’on me raconte pour pas avoir à défaire les nœuds des complications. C’était le travail de notre maire, comme premier magistrat et comme romancier. C’est comme ça, chapitre après chapitre, que j’ai commencé à comprendre ce qui c’était passé et pourquoi je n’y avais vu que du feu.
J’en étais au cinquième chapitre quand j’ai compris, ou appris (je sais plus) qu’Alice Venin ne reviendrait plus au village. Ça serait trop long à vous expliquer parce que, n’est-ce pas, c’est pas moi qui écrivait le roman. Je me contentais de le dactylographier. Au rythme d’un par semaine et en dehors des heures de bureau. Je dois dire qu’au début, j’ai pas accroché. Je me demandais où notre maire avait bien pu récolter de telles salades. J’avais même pas compris qu’il parlait de nous. Et particulièrement de l’affaire Lamanette. C’est au chapitre trois que ça m’a sauté aux yeux. Et au cinq, je savais que je ne reverrais plus l’homme qui m’avait fait rêver d’une autre existence aux antipodes de nos bouses et de nos portes closes.
Faut pas oublier, pour bien comprendre mon état d’esprit à ce moment-là, qu’on était que deux à être mieux informés que les autres : notre maire, Jean-Victor Royal, et moi-même. En admettant que notre maire eût eu une idée complète de ce qu’il allait écrire avant de se mettre au travail, j’étais en retard de plus de trente chapitres. Ceci pour vous permettre de mesurer mon attente, semaine après semaine. Avec le Conseil municipal le jeudi matin et la messe du dimanche pour borner cet écoulement inexorable. Il y avait près de huit mois que j’avançais dans ce roman quand enfin il s’acheva. Je me souviendrai toute ma vie de cette dernière page. Certes, j’en savais déjà beaucoup avant de la commencer. Mais Jean-Victor Royal, vous le savez, ô lecteurs, en a toujours une en réserve, de surprise. Cette sombre histoire mêlant famille, politique, pègre et religion m’avait plongé dans un autre monde, celui que justement je ne connaissais pas. Comment voulez-vous que je l’eusse connu !
Ce dernier soir (si vous permettez que je l’intitule comme ça), Jean-Victor Royal assista à la dactylographie. Il se tenait de l’autre côté de la table, à peine éclairé par la lampe sous laquelle mon clavier crépitait comme un feu de cheminée. Comme hier que je m’en souviens ! C’était l’été. J’avais laissé la fenêtre ouverte. Y avait des papillons dans l’ombre. On entendait leurs ailes poudreuses battre dans l’attente de pouvoir s’approcher de la lumière pour en explorer les promesses de je ne savais quoi. Notre maire les chassait avec le tue-mouche qu’il agitait comme un mouchoir, sans violence, sans intention de tuer. J’entendais aussi le bruit de ses lèvres dans le verre. J’avais le même verre. Et je savais tout. Enfin… tout ce qu’avait imaginé ou découvert Jean-Victor Royal à propos de mon ami Alice Venin et de ses relations avec Marcel Lamanette, Brigitte M*, la préfète et bien d’autres personnages que je ne peux nommer ici par respect pour notre République. La dernière page s’achevait. Je pouvais voir à quel point cela rendait heureux notre maire. Il s’attendait à un nouveau succès de librairie. Mais il attend toujours. Sous terre. Et vous ne saurez rien.
Je n’étais pas seul. Maintenant que tout ceci appartient au passé, je ne pense pas me tromper en disant que j’étais dans la situation de l’aveugle né. Je n’avais jamais vu le jour. Mes yeux ne connaissaient que la lumière artificielle et je ne pouvais pas me douter qu’il en existait une autre. De plus, j’étais à l’intérieur de quelque chose, ne soupçonnant pas plus un extérieur à ce monde clos. J’aurais pu me dire, si mon cerveau avait été éduqué sans ces contraintes extérieures, qu’au-delà du mur contre lequel je cognais ma tête, il y avait autre chose, mais la nécessité de cette chose ne m’apparaissait pas. Et je n’expliquais pas pourquoi je meurtrissais mon front contre ces murs ni pourquoi je choisissais ma tête plutôt que mes poings ou mes pieds. Cet extérieur ne grandissait pas avec moi. Et cette immobilité me gagnait.
J’étais accompagné. Zaza était une femme, ce que je ne suis pas. Elle avait mon âge, me disait-on. Je l’aimais. Mais l’accouplement, qui me ravissait, n’avait pas d’autre sens que ce plaisir. J’ignorais tout de la reproduction de l’espèce. Et s’il me venait à l’esprit, comme une sorte de contestation, qu’il avait bien fallu que je naquisse, alors c’était André qui m’expliquait que j’étais son Dieu et que lui-même était né de moi. Mais j’avais beau me remplir de cette vérité, je n’y croyais pas. André était un homme comme moi. Pourquoi n’aimait-il pas Zaza comme je l’aimais ?
« Montre-moi ta queue, André ! Obéis à ton Dieu ! »
Il me montrait alors une queue molle et pointue de la taille de mon petit doigt. Et j’avais beau la caresser, la lécher, la couvrir de baisers, elle demeurait molle, pointue et de la taille de mon petit doigt. Il pleurait :
« Je ne suis pas pédé, Ariel ! me disait-il. J’aime les femmes… Seule une femme… mais je n’en ai pas…
— Tu veux dire qu’il n’y a rien entre toi et Zaza ?
— Rien ! Je te le jure !
— Comme je te plains, André ! Comme je te plains ! »
Il était plus seul que moi. J’avais Zaza pour le plaisir et André pour me servir. Existait-il d’autres êtres que nous ? Je ne le pensais pas, car nous formions une trinité parfaite. De mon point de vue en tout cas, car André ne pouvait tirer aucun plaisir de Zaza et je ne lui apportais que l’ennui de l’enseignement et de tous les services, y compris alimentaires, dont j’avais besoin pour exister. Quant à Zaza, elle n’avait nul besoin d’André, qu’elle semblait ignorer, car elle pourvoyait elle-même à ses besoins vitaux. Et je ne l’ai jamais entendu parler de plaisir. Au contraire, elle paraissait étonnée chaque fois que je me contorsionnais pour retenir le plaisir à l’intérieur de moi-même, ne le laissant s’écouler hors de moi que goutte à goutte. Ces deux êtres n’étaient rien s’ils ne me servaient pas. Ma disparition, pour une raison que je ne pouvais imaginer mais que je savais probable, les aurait jetés dans le vide. Or, à quel endroit de cette « maison » le situer, ce vide imaginaire qui expliquait ma théorie de la mort ? J’en connaissais tous les angles, toutes les aspérités, les interstices sans fond, les poussières voyageuses jamais détruites par le chiffon qu’André appliquait à leur lumineuse présence.
J’étais né. Je ne pouvais douter de cette vérité, bien qu’André s’évertuât à me démontrer le contraire. Et je mourrais, car Zaza vieillissait. Elle devint si vieille que j’en perdis le désir de la posséder. Mais elle ne mourait pas. Et André remettait sans cesse cette leçon au lendemain. Je lui montrais ma queue. Elle était en tous points semblable à la sienne. À quoi servait Zaza dans ces conditions ? Et si elle ne servait plus à rien, pourquoi vivait-elle encore ?
Mais le plus surprenant n’était pas le vieillissement de Zaza. André, lui, ne vieillissait pas. Il me fallut des années d’observation et d’angoisse pour m’apercevoir que je vieillissais moi aussi. Comment était-il possible que Dieu vieillît ? Je ne bandais plus. Zaza ne m’excitait plus. Au contraire, elle me dégoûtait. Et alors que jadis elle se parait des plus beaux atours, aujourd’hui elle ne m’apparaissait que nue et terrible. Dans le miroir, je lui ressemblais. Et André, toujours jeune, me dispensait les leçons de son savoir infini.
Nous étions bien vieux, Zaza et moi, quand André jeta ses vêtements dans la poubelle. J’avais oublié à quel point la jeunesse est belle et éternelle de ce point de vue. Il bandait !
Ce n’était certes pas le corps délabré de Zaza qui provoquait cette fusion toute nouvelle pour moi. Ce n’était pas le mien non plus, que je cachais dans ma robe sans jamais en défaire les nœuds. Pourquoi bandait-il alors ? Lui poser la question revenait à avouer mon ignorance. Or, un Dieu peut-il ignorer des choses aussi peu élevées que la turgescence et l’éjaculation que je prévoyais en gémissant sous mon pupitre d’écolier ? J’éclatai en sanglot :
« André ! Pourquoi cette nudité ? Et pourquoi cette érection ? Zaza est laide et tu n’es pas pédé ! Moi-même, privé de la seule beauté qui m’excite, je n’ai jamais pensé à toi en termes de plaisir…
— Ne vous inquiétez pas, ô mon maître. Cette érection est la conséquence d’un priapisme que je ne m’explique pas encore. Mais je sais qu’il existe un remède.
— Tu veux dire qu’il est possible d’être malade de cette façon ? Est-ce bien ce que tu m’apprends aujourd’hui. Et tu te présentes nu devant moi afin que je ne soupçonne pas un appareillage complice caché dans les plis de tes vêtements ?
— Je n’ai pas d’autre intention, mon maître. Et maintenant, si vous le permettez, je vais sortir…
— Sortir… ?
— C’est que le remède est à l’extérieur. Je vais… Je vais voyager.
— Voyager… ?
— Je comprends votre désarroi, ô maître. Nous n’avons pas encore étudié ces deux verbes. Nous en prendrons le temps dès mon retour. Mais il faut que je me hâte. La douleur est en train d’entamer mon jugement…
— C’est douloureux… ?
— Ça l’est, mon maître. Rien à voir avec le plaisir.
— Une autre question, André…
— Je vous écoute, mon maître…
— Zaza sait-elle cuisiner ? »
Je ne sais plus ce qu’il répondit à cette question angoissée. C’est alors que se produisit l’évènement le plus formidable qu’il m’eût été donné de vivre. Alors que je m’étais bien souvent interrogé sur la forme particulière de cette partie du mur, il l’ouvrit !
« André ! m’écriai-je. Ne me dis pas que c’est une porte…
— Je vous le dis, ô maître. En vérité, c’est bien une porte.
— Et vous l’ouvrez ! Vous m’avez pourtant enseigné qu’une porte fermée doit le rester.
— Mais vous êtes-vous jamais posé la question de savoir pourquoi, ô maître ? »
Elle se referma. André était dans le mur. J’empoignai la poignée. La porte refusait de s’ouvrir. Je courus aussitôt pour examiner une porte ouverte. L’appartement n’en manquait pas. Nous ne les fermions jamais car… une porte ouverte doit le rester. Je la fermai. J’entendis le clic de la serrure. Je la rouvris. Elle ne résista pas. André soignait les portes. Gonds et serrures étaient parfaitement graissés. La porte ne produisait un son que si on frappait dessus, comme cela arrivait autant à André qu’à Zaza chaque fois qu’il demandait à entrer dans la pièce où je me trouvais. Piqué par cette nouvelle idée, j’allais frapper à la porte qu’André avait utilisée pour entrer dans le mur. Je n’obtins pas de réponse. Zaza dit :
« Il est déjà loin.
— Loin comment ! » m’écriai-je.
Et aussitôt je me mis à arpenter l’appartement en demandant à Zaza de m’arrêter dès que j’aurais atteint la bonne distance. Je me trouverais alors en un point parfaitement symétrique à la position d’André dans mur. J’ignorais à quoi pourrait bien me servir cette expérience, mais j’y mettais tout ce que je savais des distances, sauf que je n’avais jamais joué avec la symétrie imposée par les murs. Allez donc savoir pourquoi !
« Inutile tout ça ! fit Zaza plus vieille que jamais. Il a traversé le mur. Il voyage maintenant.
— Traversé ? Traversé comme je traverse cette pièce ? C’est impensable ! »
Pourtant, je le pensais moi aussi. Le mur, soudain, avait une épaisseur, comme les cloisons qui définissaient les pièces de cette maison. Il était possible qu’un mur ne se différenciât d’une cloison que par son épaisseur, me suggérait Zaza.
« Mais alors, hurlai-je, il ne reviendra pas…
— Reviendriez-vous si l’occasion vous était donnée de partir… ? »
Je le savais trop bien. J’y avais souvent pensé. Pas en termes de porte ni de mur. Je me voyais changer de monde en en imaginant un autre où Zaza serait éternellement jeune, sachant que si je vieillissais moi aussi, c’était uniquement parce qu’elle allait mourir. L’idée de ne plus revoir André me désespéra au point que je me jetai dans les bras de Zaza sans songer à sa laideur immonde. Ma queue frottait son ventre déplumé. Nous n’étions plus rien ensemble. Et la vision de l’énorme queue d’André me plongea dans les affres de l’angoisse. Je m’endormis.
*
Je me réveillai seul. Affolé à l’idée que j’avais aussi perdu Zaza, aussi vieille fût-elle, je me transportai à vive allure dans toutes les pièces. Heureusement, elle dormait. Elle ne m’avait abandonné que pour se coucher dans son lit. Je n’avais jamais rien observé d’aussi laid. Je la secouai sans ménagement, car je craignais la mort, preuve que j’étais né et que j’allais achever mon existence dans un cri de terreur. Elle ouvrit ses lourdes paupières. L’œil était glauque. Une puanteur de poubelle sortait de sa bouche avec les mots du sommeil.
« J’ai faim ! » criai-je dans son oreille.
Elle bâilla. Cette pestilence m’inspira une sourde colère que j’exprimai par des coups portés sur son crâne. Elle ne se plaignit pas. Comme je n’avais jamais observé la mort de près, je craignis de l’avoir achevée. Je la secouai pour la sortir de sa torpeur.
« C’est ce rêve… gémit-elle. Il me tient ! Vous n’arriverez pas à me réveiller ! »
Je la laissai choir dans les draps humides. Elle n’avait plus rien d’humain. C’était peut-être ça, la mort. La disparition définitive de toute trace de beauté. Mais en retenais-je au moins une moi-même ? Cette théorie m’agaça. Et je repris ma rengaine, comme lorsque j’étais enfant :
« J’ai faim ! Donne-moi à manger ! C’est ton travail. Tu dois me nourrir en toutes circonstances. Je le sais. André me l’a dit. Sinon…
— Sinon quoi, ô mon petit maître… ? Je suis épuisé. Je ne peux plus rien bouger. Ma bouche va se refermer. Mes yeux. Mon cul s’ouvrira alors et tu fermeras la porte en quittant cette pièce qui est mon tombeau. André ne te l’a-t-il pas enseigné ?
— Je ne veux pas être seul, merde !
— Mais tu PEUX l’être ! »
Mange-t-on les morts ? Une nuée d’insectes apparut. Je tentais en vain de les chasser. Ils pondaient, vibraient, se multipliaient. J’étais seul. Et ce n’était pas moi qui mangeais la morte. Je quittai la chambre et, en effet, j’en refermai la porte derrière moi. Je retournai à la porte qu’André avait ouverte. Elle me résistait. Mes efforts ainsi réduits à néant, je regagnai la bibliothèque. Tout ce que je savais y était écrit. Et je ne savais pas tout. André m’avait abandonné. Et je ne savais pas par quel bout commencer. Il ne m’avait laissé aucune instruction. J’ouvris un livre par hasard. Il me parut complètement obscur, signe qu'il était forcément précédé par au moins un autre. Comment retrouver le fil de mon éducation dans cette forêt d’énigmes toutes résolues, mais impossible à comprendre sans en avoir cultivé les racines ? J’avais faim. Le plaisir me manquait. Je souffrais d’être seul. Qu’est-ce que je possédais si rien ne m’appartenait en propre ? Je n’avais même pas la possibilité de voler pour pratiquer l’humour noir. J’entrouvris la porte où reposait le corps immonde de Zaza. Elle dormait. Les mouches dormaient. Je sus alors que le moindre bruit les réveillerait et que je finirais ainsi par me jeter dans la bataille sans espoir de les vaincre. J’étais fou.
*
On frappa à la porte. C’était la porte qu’André avait utilisée pour partir. Revenait-il ? Je m’en approchai. Ma foi, me dis-je, si on y frappe, c’est bien que l’on s’attend à ce que je l’ouvre. Or, je n’ai jamais réussi à l’ouvrir. Ce n’était pas faute de m’y être épuisé. Mais il est vrai qu’on n’y avait jamais frappé… de l’extérieur ! Si cela arrivait, c’est que quelque chose avait changé dans mon existence. Et le frappement semblait patiemment exécuté. Je n’y sentais aucune hâte. Il était possible qu’il durât autant de temps que j’attendrais avant d’ouvrir. J’étais stupéfait. Et cet abrutissement me condamnait à l’immobilité. Était-ce André qui revenait ? Avait-il soigné son priapisme ? Je me surprenais à désirer contempler son érection. Il n’avait jamais bandé avant ça. Il bandait beaucoup mieux que je ne l’avais fait moi-même du temps où Zaza m’inspirait les désirs les plus brûlants. Combien de temps demeurai-je dans cette prostration ? Je n’en sais rien. L’horloge du salon, faute d’avoir été remontée, s’était arrêtée. J’étais dans de sales draps, mais on frappait toujours.
J’appelai enfin :
« Est-ce toi, André ?
— Mmmmmm… »
C’était bien une voix humaine, mais inaudible. J’écrasai mon oreille contre la porte. Le frappement s’intensifia. J’appelai encore, mais n’obtins pour toute réponse qu’un grognement impatient qui ne ressemblait pas au frappement, duquel émanait au contraire une tranquillité prometteuse. André revenait-il avec quelqu’un ? Cela ne m’eût pas étonné. Avec une pareille queue ! Un tel pouvoir de pénétration !
« André… C’est toi ? Qui t’accompagne ? Je crains de ne pas trouver la force d’ouvrir cette porte si tu comptes m’imposer la présence d’une inconnue et de sa beauté. À moins que tu me la destines… Je n’ose y penser ! »
À ces paroles, le frappement cessa. Je n’entendais plus que le grognement. Il était de plus en plus impatient. Il s’accélérait.
« André, je t’en prie ! Demande-lui de retourner d’où elle vient ! Je ne veux rien savoir de tes amours. Tu n’as pas le droit de m’imposer cette souffrance. Je suis vieux. Je n’ai plus la force… »
Le grognement se transforma alors en cri. Puis le cri s’amenuisa. Et le silence recommença son œuvre de sape. Je cessai d’écouter. Je vis alors que le bas de la porte changeait. Quelque chose s’écoulait. Je ne pouvais pas me tromper sur la nature de ce liquide. C’était du sperme. Quelqu’un avait éjaculé derrière la porte.
« André ! hurlai-je en frappant des deux poings. Est-ce toi ? »
Mais de qui donc pouvait-il s’agir ? Qui connaissait cette porte, même vue de l’extérieur ? J’en saisis la poignée. Elle pivota sans résistance. La porte sembla se détendre comme un ressort qu’on libère d’une contrainte. L’ombre apparut dans l’interstice. Il n’y avait donc pas de lumière de l’autre côté. Je refermai. Rien ne s’y opposa. La porte n’était pas verrouillée. Elle ne le serait peut-être plus jamais. Tel serait le sens de l’attente qui me guettait, car je savais que jamais je ne trouverais le courage d’ouvrir cette porte suffisamment pour jeter un œil dans l’ombre qu’elle proposait à ma raison. Je ne me souhaitais pas une pareille existence, mais avais-je le choix ? Et ma faim ? Ma faim d’enfant comme avait dit Zaza ? Se dissiperait-elle comme le désir m’avait abandonné à l’impuissance ? Était-il seulement concevable de ne plus se nourrir ? Où Zaza trouvait-elle le ravitaillement nécessaire ? Les placards ne contenaient aucune nourriture. Et ce sperme au bas de la porte ? Que signifiait-il ? Quel était le message d’André cette fois ? S’était-il contenté de m’apprendre qu’il était devenu un homme comme les autres ? Mais en vertu de quel changement ? Que se passait-il… dehors ?
*
On est venu me chercher alors que le printemps s’annonçait. Le sperme s’était accumulé au bas de la porte. Il formait une tache auréolée sur le tapis. J’avais maintes fois entrouvert la porte, mais sans jamais pousser plus loin mon aventure du dehors. Chaque fois, le sperme giclait de l’autre côté et le grognement s’éteignait en même temps que les frappements. Dans l’ouverture, l’ombre était parfaitement noire, impénétrable. Je n’expliquais rien. D’ailleurs, je n’étudiais plus. Sans directives imposées par l’autorité incontestable d’André, je n’avais aucune chance de retrouver le fil d’Ariane de la Connaissance. Et comme je ne me nourrissais plus, je vieillissais dans l’amaigrissement et la perte de tout sens commun. Je ne me regardais même plus. Je ne suis plus retourné dans la chambre où Zaza reposait. Aucune mouche ne sortit de cette chambre. Je passais le plus clair de mon temps à danser sur le tapis, tournoyant comme un ivrogne entre les chaises qui me servaient d’appui.
C’est alors que le jour est apparu. Un rectangle d’une étrange lumière avait pris la place de la porte donnant à l’extérieur. Une ombre colossale s’y découpait. Ce n’était pas celle d’André. Elle ne m’effrayait pas. Depuis que j’avais abandonné mes études, ma nature divine s’était estompée, au point qu’il m’arrivait de me prendre pour un homme, bien que je ne m’expliquasse pas le vieillissement et l’approche de la mort qui demeuraient pour moi un mystère sans solution. En m’approchant de cette silhouette imposante, je vis le printemps. Les fleurs figées des tapisseries avaient troqué leurs dorures contre des couleurs dont certaines me rappelaient celle des joues de Zaza quand j’éjaculais dessus. Je cherchai vainement André. Il était en prison, me dit-on. Il y avait des hommes autour de moi. Ils se bouchaient le nez. Deux d’entre eux reniflaient en se dirigeant vers la chambre de Zaza. Une jolie femme voulait me rassurer en me pliant pour m’insérer entre deux draps. Je me laissai faire. Et je lui avouai que je ne pouvais plus bander. Et qu’elle ne m’inspirait qu’une douce admiration. Rien de plus.
Vous pensez, et vous en exposez les raisons, que je ne suis pas en état de m’exprimer sur ce sujet. Mon récent comportement plaide pour vous. Cependant, ayant retrouvé mon calme, je me sens en mesure de vous en dire plus, plus que vous n’en savez. Vous pouvez rouvrir cette fenêtre. L’air de ce doux printemps nous rassérénera tous.
Il y avait si longtemps que j’étais plongé dans mes études que j’en avais, je le confesse, perdu le sens même de la durée. J’avais vieilli sans y prêter l’attention que tout être humain conscient de ses limites accorde à son esprit quand les premiers signes de vieillesse se font jour. Je ne souffrais pas. Le travail m’avait anesthésié et, pourquoi le nier, je n’aimais personne. Ce qui ne signifie pas que je haïssais le monde. Au contraire, je le chérissais. La preuve en était que je me consacrais entièrement à l’élucidation de ses mystères. Certes, pas tous les mystères qui viennent à l’esprit quand on le connaît un tant soit peu. Je limitais mon ambition à quelques phénomènes évidents, presque tangibles. Les années passant, cet ensemble cohérent s’est réduit à ce qui lui donnait un sens : l’apparition d’êtres venus d’un autre monde.
Je sais bien que la seule évocation de ce phénomène suffit, selon vous, à caractériser une maladie de l’esprit. Et vous vous demandez, en tant que responsables de la bonne marche de notre société, si ce symptôme n’est pas le signe avant-coureur d’une violence exercée sur moi-même ou pire sur les autres. Mais n’ai-je jamais usé de la violence ? Pouvez-vous témoigner d’un seul instant d’animosité ou même de furie dans ma déjà plus qu’ancienne existence ? Ce que vous redoutez, c’est que je finisse par m’en prendre au futur. Vous avez tant de fois assisté à ce genre de dépassement que votre prudence instinctive vous dicte la méfiance et non point la sagesse comme cela arrive à ceux que nous n’appelons plus philosophes faute d’en reconnaître les occurrences. Il est vrai que l’ordre, chez vous, réduit le pouvoir à son expression la plus strictement conservatoire. Vos jugements ne s’en trouvent-ils pas menacés de parti pris ? Ma folie, comme vous l’appelez, ne fait pas de moi un fou de cette espèce, en tout cas.
Comme je le disais plus haut, je voyais d’autres êtres. Ou, plus exactement, ils m’apparaissaient, car je ne suis pas certain de m’être servi de mes yeux pour les voir. Je pense que c’est cette faculté inouïe qui vous pousse à me traiter comme vous le faites. Comment voulez-vous que j’y réfléchisse avec vous si vous continuez de me droguer ? Mon élocution même n’est plus de mon ressort. Elle vous appartient. C’est vous qui vous exprimez à ma place, en dedans. Mais mon esprit trouve encore la force de parler plus haut que vous. Et voici ce que j’ai à dire :
Tout a commencé par un beau matin de printemps semblable à celui-ci. Mais la fenêtre était ouverte. Je pouvais voir mes arbres en fleurs. Le ciel s’y découpait, sans aucune profondeur. On aurait dit que feuilles et morceaux de ciel étaient peints sur le même plan. J’ai toujours aimé ce genre de détail. J’aurais pu devenir peintre si la science ne m’avait pas accaparé pour de plus hauts travaux.
Je me suis approché de cette fenêtre. Elle était celle de mon cabinet de travail, celle dont j’avais l’habitude. Le matin, j’entrais dans ce cabinet pour d’abord ouvrir la fenêtre et contempler mon jardin. Je peignais sans pinceau. Cette activité matinale, en toute saison, occupait mon esprit dans l’attente du petit-déjeuner qui m’était servi au rez-de-chaussée par la femme qui m’accompagnait. N’allez pas croire que je l’avais épousée ! Car elle était ma sœur. Et je l’aimais comme on aime une sœur, bien qu’elle fût d’une beauté sublime et d’une douceur si féminine que je l’enviais d’être née sous le signe de la femme. Marceline avait mon âge. Nous étions jumeaux. Elle ne me ressemblait pas. Et je vieillissais plus vite qu’elle.
Ce phénomène m’a sauté aux yeux alors que nous atteignions la trentaine. Aucun de nous n’avait jamais connu l’amour tel qu’il se conçoit en dehors des liens familiaux. À vrai dire, je ne connaissais pas d’autre femme qu’elle. Elle connaissait des hommes. Ça, je puis en témoigner ! Il en venait presque tous les jours. Et tandis que mes cheveux blanchissaient, elle recevait de jeunes hommes qui n’avaient pas l’air de se rendre compte qu’elle était deux fois plus âgée qu’eux. Cette situation me mettait mal à l’aise. Aussi avais-je depuis longtemps renoncé aux repas qu’elle offrait à ses visiteurs. Elle m’en remerciait presque.
Pourtant, les premières rides apparurent sur son beau visage. Elle se farda plus lourdement. Ses yeux s’assombrirent. Et les visites s’espacèrent. Au bout de tant d’années, elle ne recevait plus que Gilles. Il était plus vieux que moi, bien qu’ayant conservé certains traits de sa jeunesse. Nous nous connaissions depuis toujours.
Comme je me couchais tôt, je les abandonnais au coin du feu ou sous la treille si le temps s’y prêtait. Je m’endormais vite. Et le matin, j’étais le premier levé. Aussi commençais-je ma journée par l’ouverture de la fenêtre de mon cabinet de travail. J’y peignais, comme je l’ai dit. En vérité, j’attendais. Et elle finissait par se lever. Elle descendait l’escalier à pas feutrés. Il dormait peut-être encore. En tout cas il attendait que le petit-déjeuner fût prêt pour descendre à son tour. J’étais déjà assis devant ma tasse de café, prenant les premières notes de la journée sur mon carnet.
Nous échangions peu de paroles. Des banalités. Tout ce que je savais, c’était qu’elle ne l’avait pas épousé. Ils couchaient dans le même lit. Pouvais-je l’ignorer ? Moi qui n’avais jamais couché avec personne. Moi jamais nu quelles que fussent les circonstances. Je les laissais devant leurs tasses pour revenir à mes travaux. Et je refermais la fenêtre du cabinet. L’air devenait lourd. Je m’enfonçais dans mes réflexions comme l’avion disparaît dans les nuages. On ne me voyait plus jusqu’au soir. Mais, étrangement, Gilles ne dînait pas avec nous. Il n’était plus dans la maison. Je n’avais pas entendu le moteur de sa voiture.
Marceline demeurait muette jusqu’au dessert, car alors elle me demandait ce que j’en pensais. Elle adorait les pâtisseries. J’en étais moins friand, mais je ne négligeais pas cette occasion de prendre du plaisir faute de pouvoir l’inventer. En principe, j’avalais la dernière cuillérée quand Gilles s’annonçait par un bruyant rétrogradage en première. Nous entendions la porte du garage se refermer et il apparaissait enfin pour avaler goulûment les restes du dîner. Je montais après les avoir embrassés. Et je m’endormais.
Comme vous le savez, ils sont morts la même nuit sans que je n’entendisse le moindre bruit. Les assassins, en supposant qu’ils fussent plus d’un (car qui peut imaginer qu’un seul être puisse tuer deux personnes ?), avaient agi dans le plus triste silence possible. Les deux gorges avaient été tranchées en même temps. Aucun cri n’avait pu sortir de ces bouches privées de poumons. Et s’ils s’étaient débattus, la literie avait amorti leurs coups de pied. Ce n’est qu’au matin que j’ai découvert le double crime. N’entendant pas ma sœur descendre l’escalier pour aller préparer le petit-déjeuner, je me suis inquiété. Certes, j’étais loin de me douter qu’elle avait été assassinée. Et Gilles avec. Mais si l’un des deux avait eu des problèmes de santé, l’autre m’aurait alerté en frappant à la porte de mon cabinet de travail. Il est extrêmement rare, à moins d’un empoisonnement ou de la chute inopinée du plafond, de constater la mort des deux membres d’un couple dans sa chambre commune. J’ai frappé à la porte. Pas de réponse. Au bout de je ne sais combien de minutes de plus en plus longues, l’inquiétude m’a gagné et j’ai entrouvert pour appeler. Pas de réponse.
Je suis alors entré. Le spectacle était épouvantable. Jamais je n’avais vu autant de sang. Pourtant, les corps étaient tranquilles. Ils étaient allongés sur le dos, vêtus de leurs chemises, les bras le long du corps. Les têtes reposaient sur les oreillers, yeux fermés, sans grimace. Seul le sang indiquait qu’il s’était passé quelque chose de tragique. Je me suis approché pour vérifier que je ne rêvais pas. Le tapis était imbibé. J’en ai mis partout en descendant pour appeler du secours. Vous connaissez la suite.
*
Je ne me suis pas intéressé de près à l’enquête. Tout m’accusait, je le reconnaissais, mais c’était seulement faute d’éléments pour me condamner définitivement. Car, pour me sauver de toute injustice, les assassins avaient renouvelé leur sinistre rituel dans une rue voisine alors même que j’étais retenu en observation dans les locaux de la police. Il ne s’était pas passé vingt-quatre heures. On me relâcha sans me faire les excuses que mon désespoir méritait pourtant.
Arrivé, en taxi, à la maison, je constatai que les autorités en avaient condamné l’accès à l’étage. Or, il n’y avait pas de chambre au rez-de-chaussée. Je dus m’installer dans le salon, renonçant du même coup à l’usage de mon cabinet de travail. Un policier était en faction au pied de l’escalier. Je lui demandai s’il m’était possible d’aller chercher mon carnet de notes que, dans l’affolement, je n’avais pas emporté avec moi. Il me refusa péremptoirement cette infime faveur. Je dus alors me servir du carnet de recettes que ma défunte sœur entretenait dans la cuisine. Cette nuit fut un enfer tel que je ne me réveillai que dans l’après-midi suivante. Le flic avait changé. Son collègue ne lui avait pas transmis ma demande. Je dus la renouveler. Et elle fut, comme la précédente, rejetée sans explication sensée.
Enfin arriva un responsable. Il se présenta comme tel, écouta ma requête et, tenant le carnet qu’il avait été lui-même chercher, entreprit de le feuilleter en prenant un air des plus soupçonneux. Et ce, dans un silence qu’il imposa plusieurs fois en me coupant sèchement la parole. Je finis par lui dire que de toute façon, il n’était pas en mesure, intellectuellement, de comprendre mes signes, mes abréviations, ni même à quoi j’intéressais mon esprit scientifique. Ce qui ne le vexa nullement. Il empocha le carnet et me promit de me le rendre dès qu’un spécialiste de la police scientifique l’aurait examiné. J’étais tranquille. Il ne contenait rien qui m’incriminât.
« Pensez-vous que je sois capable, lui lançai-je, de traverser les murs où vous m’enfermâtes pour aller assassiner deux innocentes personnes selon le mode opératoire dont ma sœur et mon beau-frère ont fait les frais ?
— Il n’était pas votre beau-frère…
— Tout comme, monsieur ! Tout comme ! Et je sais ce que je dis ! »
Mais à voir ce visage de flic se contorsionner sous l’effet de ses réflexions, je compris qu’il n’était pas loin de penser que j’étais aussi l’assassin des deux autres victimes. Jamais je n’avais assisté à l’élaboration d’une pareille imbécillité. Certes, j’étais très en colère à cause de la confiscation de mon carnet, mais cette idiotie me paraissait justifier mon cynisme. Et j’en rajoutais, ne ménageant pas le propos vexatoire ni la satire vengeresse. Il finit par s’éclipser. Et j’achevai ma harangue tout seul dans mon salon. Le flic de garde m’interrompit toutefois :
« Vous pouvez utiliser l’étage, me dit-il. Vous dormirez seul ce soir. »
Et il disparut lui aussi. Je montai aussitôt à l’étage. La porte de la chambre de ma sœur était ouverte. Personne n’avait nettoyé. C’était pour ma pomme.
*
Je dois reconnaître que sans l’intervention de Konze, personne n’aurait songé à rouvrir le dossier du double assassinat dont on m’avait un instant soupçonné. Le second double assassinat n’avait pas été élucidé non plus. Ces quatre morts violentes relevant du même mode opératoire demeuraient un seul et même mystère. Mais ce qui apparaissait comme un mystère encore plus grand, c’était le fait que si j’étais l’assassin de ma sœur et de son compagnon, je ne pouvais être celui des deux autres victimes. Ça leur en bouchait un coin, je dois le dire. Mais on ne m’en parlait pas. Et si on me posait la question de savoir comment je me débrouillais sans ma sœur, je répondais qu’elle ne m’avait jamais été d’aucune utilité et qu’elle avait été une bien mauvaise langue en faisant croire à tout le monde qu’elle s’occupait de mon ménage. Cependant, je n’invitais personne à constater la justesse de mes affirmations, car la maison était devenue, en réalité, un vrai capharnaüm. Je n’avais même pas nettoyé le sang. Le matelas empestait. Les murs exhibaient d’horribles blessures noires. Et la descente de lit était aussi raide qu’un bout de bois. La porte, cependant, demeurait fermée à cause de l’odeur. Je n’entrais dans cette chambre maudite que pour me rappeler les faits tels que je les avais vécus. Et cela m’arrivait de moins en moins souvent.
J’étais complètement absorbé par mes travaux, à peine diverti par la fenêtre ouverte et refermée chaque matin pour me livrer aux peintures abstraites que me conseillait encore ma conscience. Vous le cacherai-je plus longtemps ? Je buvais. À vrai dire, je ne m’étais jamais intéressé à la cave. Elle existait pourtant et mon ex-beau-frère, ou ex-compagnon de ma sœur, la visitait souvent. Il remontait toujours avec une bonne bouteille dont la moitié du contenu au moins émoustillait ma vieillissante sœur. À ce train, la cave ne parut pas désemplir. Ses milliers de bouteilles n’attendaient qu’un véritable amateur pour retrouver le sens perdu de leur âge.
Konze est apparu à la fin de l’automne. Il ne buvait pas, car dans son monde, personne ne boit. Il redoutait les effets de l’alcool sur sa race. Apparemment, il en connaissait plus que les effets. J’eus beau lui vanter les mérites de cette noble culture, il repoussa toujours mes avances. Et comme il n’était ni homme ni femme, nous n’eûmes d’autres rapports que nos conversations portant sur des thèmes scientifiques dont je vous passe la teneur car vous n’y comprendriez rien.
Au début, j’ai cru à une mauvaise blague, mais il ressemblait si peu à un être humain qu’il m’était difficile de ne pas admettre sa nature d’étranger à notre espèce. Et comme il ne ressemblait à rien de connu (admettez qu’en ce domaine, j’en sais plus que vous), force me fut de constater que j’avais affaire à un type d’être vivant inconnu qu’il était de mon devoir d’examiner de plus près. Pendant que je buvais, il m’instruisait. Je dus donc apprendre sa langue, car il ne pratiquait pas la nôtre ni aucune de celles qui font le lit de nos incompréhensions universelles. C’était une langue difficile, sans grammaire imposée et dont le vocabulaire était descriptif et non pas simplement étymologique ou hérité d’une succession de déformations populaires nous éloignant toujours plus de nos véritables racines. Il était satisfait de mes progrès et m’encourageait à boire, considérant à juste titre que ce qui nuisait à sa construction physique était par là même profitable à ma nature d’être humain. J’avoue que j’ai eu du mal à comprendre ce raisonnement, mais j’y suis parvenu et je doute que vous soyez vous-mêmes capables d’un tel effort. Mais que cette triste constatation ne me prive pas du plaisir de vous en dire encore quelques mots.
Konze, qui était entré dans la chambre des morts au cours d’une inspection méthodique de la maison, fut fortement irrité par le manque d’hygiène que j’y entretenais. Autant la saleté générale de la maison ne lui inspirait aucun reproche, autant il se plut à me rendre responsable des boutons qui poussaient à la surface de son corps depuis qu’il était entré en contact avec le sang de ma sœur et de son compagnon.
« En contact… ? fis-je, interloqué.
— Je n’ai pas pu résister, avoua-t-il. Chaque fois que je me trouve en présence de sang, j’entre en contact avec lui. Comme toi avec le vin.
— Mais le vin ne me donne pas des boutons !
— Parce que ce n’est pas du sang. »
Je suis descendu pour mettre la main sur une serpillière, un seau et de quoi frotter. La buanderie n’avait pas été ouverte depuis longtemps. Je ne me souvenais pas d’y être entré. Qu’y aurais-je fait ? Ma sœur s’occupait de récurer les parquets et de laver le linge. Je ne savais même pas comment on s’y prenait pour laisser les lieux dans l’état où on les a trouvés en entrant. Et je n’avais pas honte de m’être laissé aller. Mais il ne s’agissait que de faire disparaître le sang. Konze n’en demandait pas plus. Quand je sortis enfin de la buanderie, je le croisais dans l’escalier. Il était assis et se grattait sans ménagement. Il en grinçait des dents. Il ne me regarda pas. Je montai.
Deux heures plus tard, j’étais satisfait de mon travail. Je n’ai jamais été doué pour les travaux pratiques, mais rien ne me paraissait plus urgent que de satisfaire mon ami Konze. Les boutons l’enrageaient. Il se roulait dans l’escalier sans parvenir à calmer la démangeaison. Mais maintenant, la chambre était propre et sentait la lavande. Je ne savais pas que Konze adorait la lavande. Chez lui, il en mettait partout. Il m’embrassa longuement et fit plusieurs fois le tour de la chambre avant de se jeter dans le lit. C’est là que vous le trouverez.
Je tourne en rond. Je ne peux m’en prendre qu’à moi-même. Personne n’est responsable de cette triste situation à part moi. Nous sommes donc entrés, Doc et moi, dans ce qu’il convient d’appeler un restaurant. Doc n’avait pas faim. Il ne mange pas tous les jours, par principe. Je ne sais pas s’il a faim quelquefois. Je ne l’ai jamais vu ni entendu se plaindre d’avoir faim. Il n’en parle jamais en tout cas. Moi non plus, bien que la faim me tenaille souvent. Mais à quoi bon parler à Doc d’une souffrance dont il n’a peut-être aucune idée ?
— Il y a une carte, ici, me dit-il en entrant.
Je ne connaissais pas ce restaurant. Je ne connais que deux restaurants qui appartiennent tous les deux au passé. À mon passé. Je ne sais pas grand-chose de ce que Doc a vécu. On a eu ensemble cette idée d’aller manger au restaurant.
— Pour changer, a dit Doc.
Je n’ai pas compris. Qu’est-ce que ça pouvait changer d’aller dans un restaurant pour parler d’autre chose que de la faim ? Ce n’était peut-être pas le sujet qui trottait dans sa tête.
— Asseyons-nous là, Rog, dit-il de la façon la plus aimable qui soit.
La serveuse a souri pour apprécier cette politesse qu’on ne s’attend pas à recevoir de la part de Doc qui n’est pas ce qu’on peut appeler un homme poli. D’habitude, il est même grossier avec les gens qu’il connaît. Il ne connaissait pas la serveuse, du moins pas que je sache, mais cette politesse ne m’était peut-être pas destinée. La serveuse attendit patiemment qu’on s’assoie pour nous tendre les cartes.
— Prenez votre temps, dit-elle.
Et elle s’éloigna sans nous quitter des yeux.
— Tu la connais ? demandai-je.
Doc haussa les épaules. Il la connaissait ou pas. Ça n’avait aucune espèce d’importance. Il agita sa main droite pour m’inviter à consulter la carte. C’était une occasion pour moi de m’isoler un peu. Je ne suis jamais à l’aise dehors, surtout en compagnie de gens dont j’ignore tout, sauf qu’ils sont comme tout le monde, comme moi par exemple, et qu’ils tournent peut-être en rond sans rien pouvoir faire pour que ça s’arrête.
— Ils ont de la salade ? demandai-je assez haut pour que la serveuse m’entende.
Elle fit oui de la tête.
— Avec du fromage de chèvre chaud, compléta Doc.
Elle fit encore oui de la tête. Qui était-elle ? Je veux dire : pour Doc. Parce que moi, je ne la connaissais pas. Il y avait un grand miroir usé derrière elle et je pouvais voir sa nuque avec la tresse qui descendait dans le dos nu.
— Ensuite, nous prendrons une viande, dit Doc. Grillée si c’est possible.
— C’est possible, dit la serveuse qui s’était de nouveau approchée de notre table.
Elle emporta les cartes repliées et passa une porte qui joua un moment sur ses gonds élastiques.
— Ça nous changera, dit Doc.
Il se répétait sans toujours préciser si ce repas comblerait un vide en lui ou entre lui et moi. Il me regarda en souriant comme s’il s’occupait de moi pour me sauver du suicide. Il ne m’avait même pas confisqué le flacon de colocaïne. Rien. Il ne s’était rien passé entre nous. Il m’avait vu jouer avec les reflets du flacon pendant qu’il se déshabillait pour se coucher. L’idée lui était alors venue qu’on pourrait sortir pour changer un peu. J’ai reposé le flacon qui ne contenait rien tant que je n’avais pas l’intention de le vider dans la cuvette des W.C. ou dans mon estomac. Ce type portait un chapeau. Je trouvais ça original à notre époque. Quelquefois, quand ça pèle, je noue une écharpe autour de ma tête comme on fait aux morts pour leur maintenir la bouche fermée. Ce soir-là, je ne l’ai pas fait. Il faisait bon dehors. J’avais juste remonté la fermeture Éclair de mon blouson. Le restaurant était à dix minutes à pied. On aurait pu en profiter pour discuter. On s’est tu. Personne n’a interrompu ce silence. Un flic nous a reluqués sans s’arrêter. Il frôlait le mur de la préfecture. Maintenant, Doc attendait la salade au chèvre chaud et pour moi ça n’avait aucune importance, comme si je n’étais pas là à attendre moi aussi que ça se finisse. Un serveur, qui était le patron comme je l’ai appris plus tard de la bouche de Doc, déboucha une bouteille de vin rosé.
— Du rouge irait mieux avec le chèvre, dit-il.
Doc avait commandé du rosé. Je ne bois pas de vin. Je bois rarement et toujours de l’eau, celle qui coule du robinet. Jamais je n’aurais eu l’idée d’aller bouffer au restaurant avec un type que je ne connaissais pas et avec lequel je partageais un appartement exigu. C’était stupide de faire une économie substantielle sur le loyer et de dépenser cet argent, peut-être même plus, en s’empiffrant dans un restaurant qui avait l’air chic et qui était sans doute au-dessus de nos moyens. Le patron remplit nos verres. Une bulle s’étira dans le goulot.
— Vous allez recevoir une nouvelle, dit-il en lissant sa moustache noire.
— Une bonne ou une mauvaise ? demanda Doc.
— Sait-on ! soupirai-je malgré moi.
Le patron lança un regard plein de questions à Doc qui baissa les yeux.
— Ça va, dit Doc. Laissez-nous.
Le patron virevolta sur ses talons et se faufila entre les tables pour peut-être aller se marrer discrètement derrière le comptoir. Il croisa la serveuse qui arrivait avec les assiettes de salade au chèvre chaud. Il ne se regardèrent même pas.
— Fallait prendre du rouge ! s’écria-t-elle.
Le patron ne se retourna pas. Il avait pourtant raison. Qui était ce Doc qui se trompait sur le vin ? Et si elle se montrait si familière avec lui, pouvais-je me permettre de donner mon avis sur la question du vin ? Je n’aime pas me poser des questions en dehors de mon travail. D’habitude, je me tais si ça n’a rien à voir avec le boulot. Dans ces moments, je suis d’accord avec tout le monde. Je pense qu’on m’apprécie alors, bien que personne ne m’ait donné son opinion sur ce que je fais quand je ne travaille pas. J’ai très peu de relations avec les autres en dehors du travail. Quelques-uns vous diront que je n’en ai aucune. C’est peut-être vrai. Une raison de plus de ne pas commettre le geste ou prononcer les paroles qui mettraient fin à ma relation avec Doc. J’y tiens. On s’est croisé dans l’escalier. Il cherchait un appartement. Il a accepté de discuter d’un partage des lieux. Sans rien dire au propriétaire. Entre nous. Alors qu’on ne se connaissait pas. Et le soir même, il me propose d’aller au restaurant. Chacun sa part. Entre hommes. Pour mieux se connaître. Je lui ai fait remarquer que si on commandait la même chose, on aurait du mal à en savoir plus l’un sur l’autre. Ne valait-il pas mieux se différencier ? On avait besoin d’avancer vite au début. Ensuite, on prendrait le temps. Une chance que j’ai deux lits à la maison. Il ne m’a même pas demandé pourquoi j’en avais deux. Et les draps qui vont avec. Il y avait de vraies plumes dans les oreillers, un détail qu’il a eu l’air d’apprécier.
— Vous voulez du rouge ? me demanda-t-il.
La question me plongea dans une longue minute de réflexion. Ou bien je ne réfléchissais pas et j’attendais. Il m’interrompit :
— Nous viderons les deux bouteilles ! dit-il en riant.
Il déboucha lui-même la bouteille de rouge et me servit sans cesser de rire.
— Vous le rouge et moi le rose !
Ce n’était pas une fine plaisanterie. Mais peu importait la qualité des paroles. Il fallait qu’elles existent d’abord. J’ai vécu si longtemps dans la solitude. En dehors du travail, car dans le travail, je ne suis jamais seul. J’ai même ma part de responsabilité. Pour ce qui est de l’existence, j’ai bien pensé au couple et aux enfants, mais j’hésite encore et je ne sais pas clairement pourquoi. Pour rien peut-être. Est-ce ainsi que la vie passe et finit mal ? Je ne le sais même pas. Doc en sait plus que moi, mais sur quels sujets ?
— Ensuite, dit-il, nous prendrons l’air. J’ai besoin de prendre l’air après un bon repas. Pas vous ?
Je fis oui oui de la tête. En parlant de tête, la mienne était embrouillée à cause du vin. Et des saveurs aussi. Sans compter l’odeur de la serveuse qui louchait chaque fois qu’elle levait le couvert.
— On dit « lever le couvert » chez vous ? demanda Doc.
— Chez vous non ?
Il réfléchissait. Je n’osais interrompre le cours de ses idées sur un sujet qui ne m’inspirait guère.
— Elle sent le lait, dit-il en sortant de sa torpeur.
Celle-ci n’avait pas duré une minute. J’achevais un dessert de miel et de noix. J’en avais mal aux dents. Il n’avait mal nulle part. Il se leva pour aller pisser. Je profitai de ce moment de solitude pour mieux regarder la serveuse. Elle me rendit tous mes regards. Mais je ne rêvais plus aux enfants qui étaient demeurés sans visages et sans voix dans mon imagination d’homme futur. Une larme coula sur ma joue, furtive et brûlante. Elle ne la vit pas. Elle voyait autre chose. Ce n’était peut-être pas moi. Cela m’arrive souvent quand je travaille. On me l’a même fait remarquer. Je ne m’en suis pas formalisé. Je ne me formalise jamais quand je bosse. C’est quand je ne suis plus au travail que je recommence à me poser des questions que personne ne m’a jamais posées. C’est ce que j’appelle la solitude.
— J’ai pissé rose ! plaisanta Doc en revenant.
— Je pisserai rouge ! m’écriai-je sans me rendre compte que je choquais en disant cela.
*
Donc, Doc et moi on se connaissait à peine. Il était entré chez moi, on avait convenu qu’il y habiterait désormais et pour fêter ça, on s’était payé un repas dans un restaurant. Ça me changeait. En plus, la serveuse était jolie. Ça n’allait jamais plus loin. Doc me conseilla d’y réfléchir. Il m’en parla pendant tout le temps qu’on prit ensemble pour rentrer. On rentrait chez moi. Il y avait longtemps que je n’étais pas rentré avec quelqu’un. Comme on avait pris la précaution de faire les lits avant de descendre pour aller au restaurant, on a eu qu’à se glisser dans les couvertures et à attendre que quelqu’un éteigne. La nouvelle configuration de la chambre m’éloigne de l’interrupteur. Je m’étais donc imaginé que Doc pouvait éteindre sans que je le lui demande. Mais il attendait. Je me suis levé. Il m’a regardé actionner le bouton. La lumière nous a plongés dans le noir. J’ai regagné mon lit. On ne s’était pas dit un mot quand il en a dit un :
— Merci, mec.
Ça me touchait. Aussi, je ne dis rien. J’ai attendu comme ça des heures. Il ne se passait rien. Il ne semblait même pas dormir. J’entendais des voix dans sa respiration, mais je ne comprenais rien tellement c’était loin. Il ne me parlait pas à moi. Peut-être qu’il dormait après tout. En tout cas, il s’est réveillé pour me demander s’il pouvait fumer.
— Je fume jamais dans le lit, dis-je. Mon père a failli mourir de cette manière et ma mère lui en a voulu tout le restant de leur existence.
— Ah ! Les parents !
Il craqua une allumette.
— Tu bosses ? demanda-t-il.
— Je gagne pas lourd.
Chaque fois qu’il tirait sur sa tige, il s’éclairait et j’en profitais pour regarder. Il avait l’air de s’y connaître en tragédie familiale.
— Moi je bosse plus, dit-il. J’en ai marre.
— J’en ai marre moi aussi.
— Tu finiras par plus bosser. On est comme ça.
De qui parlait-il ? De quel genre d’être humain ?
— J’ai bossé pour rien, dit-il.
— Je gagne pas lourd.
J’avais de quoi vivre. Je supposais qu’on pouvait vivre à deux sur ce fonds. Je n’avais jamais essayé.
— T’as jamais partagé ? s’écria-t-il.
Il s’était soulevé sur un coude et la braise de sa cigarette illuminait la moitié de son visage et sans doute aussi mon autre moitié.
— Tu as vécu en couple ? demandai-je.
— Je veux !
Il avait une longueur d’avance sur moi. Et ça se voyait. La serveuse du restaurant l’avait sans doute remarqué. Elle s’était intéressée à lui, pas à moi.
— Ça doit pas être facile de vivre quand on bosse pas, dis-je sans mesurer la hauteur de mon propos.
— On vit mieux, dit-il, mais moins longtemps.
Il devait avoir raison. Je n’avais pas pensé à vivre moins longtemps. Je n’avais peut-être que le désir de vivre le plus longtemps possible. Avec un salaire suffisant pour subvenir aux besoins de deux personnes. Il me toisait en souriant. Il avait lui aussi une bonne tête. J’ai remarqué les binocles au bout de son nez. Il les avait posées là pour m’observer tandis que je réfléchissais à ce qu’il me disait.
— Chacun choisit la durée, dit-il. Ce qu’on choisit pas, c’est comment. Et ça me fait chier.
Je me demandais justement ce que peut durer une relation avec un type qui a toujours raison. Et il devait se poser la même question, mais dans l’autre sens.
— On a bien mangé, dit-il. Bien bu aussi.
— Ça nous empêche de trouver le sommeil.
— Bah ! Du moment qu’on peut continuer de rêver…
J’eus envie d’une cigarette moi aussi. Il me la fourra dans la bouche et fit gicler la flamme d’une allumette entre ses mains refermées. J’y plongeai ma cigarette. Il y avait longtemps que je n’avais pas fumé. Je ne buvais pas non plus. Je mangeais à ma faim…
— Moi pas tous les jours, dit-il.
Il se cala dans l’oreiller comme s’il allait se lancer dans un long discours sur les vicissitudes de l’existence. Discours que je connaissais parce que mon père, avant de finir dans le feu, m’avait donné les leçons utiles à la recherche d’un bon emploi.
— C’est le mot emploi qui me fait chier, dit Doc. Je veux travailler, ça oui ! Mais je veux pas qu’on m’emploie. Je suis pas fait pour ça. Mais personne peut dire que je suis feignant !
Il était irrité rien que d’y penser. Personnellement, je ne m’étais jamais posé la question. J’acceptais qu’on m’emploie, qu’on m’utilise, pourvu qu’on me paye.
— La fin justifie pas les moyens, dit Doc.
— Et tant pis si elle les explique ! exultai-je.
Il me rendait heureux. Il me regardait comme s’il n’avait jamais fait autre chose. Et il secouait sa grosse tête pour approuver.
— Un rien te rend heureux, hein, Rog ?
Il en était persuadé maintenant. Il écrasa son mégot et m’invita à en faire autant, à même le coquillage que j’avais ramené de mon enfance. Il s’excusa :
— Ah ? Je croyais que tu bouffais des Saint-Jacques congelées.
Il éteignit de nouveau. Il ne tarda pas à laisser ses voix vadrouiller dans le noir. J’écoutais sans comprendre un seul de leurs mots. Ses rêves parlaient dans une autre langue, la sienne peut-être. Avec moi, il parlait la mienne. Et je n’en avais qu’une.
Connaissez-vous Lydie Ramsès ? Ne me dites pas que vous n’avez pas cet honneur ! Votre honneur, elle l’aurait bien mis à mal si vous lui en aviez donné l’occasion. Et je sais de quoi je parle. Je suis en prison.
Pour quel motif ? On m’accuse d’avoir abusé de la confiance et d’en avoir tiré un profit. Ce qui est, je vous rassure, absolument faux. Mais je ne suis pas politicien, ni magistrat, ni d’ailleurs bien né.
Alors je paie. Je paie à la place de Lydie, vous vous en doutez. Quand je l’ai épousée, c’était pour son fric, pas pour celui des autres. Mais j’ignorais que son fric, c’était celui des autres.
Elle avait belle apparence, sans être belle. Son corps, une fois nu, était presque petit. Je veux dire qu’une fois entre ses cuisses, je me sentais vainqueur avant même d’en donner la preuve. Je ne sais pas si elle jouissait. Elle se tortillait, ça oui. Elle était douce de peau, sentait bon et se laissait caresser partout sans jamais refuser la douleur.
Une fois marié, j’ai eu la belle vie. J’étais toujours sans travail, mais ce n’était plus le chômage. Mercédès, restos, spectacles sécurisés, bains, ski, voyages chez les autres, au bout du monde comme dans la même rue, je n’avais pas à me plaindre, d’autant que, sexuellement, elle me satisfaisait. Un coup le matin, un coup le soir, et dans l’après-midi, je me faisais prudemment une adolescente à la plage ou ailleurs. J’aime les petites femmes, surtout si elles sont jeunes. Par contre, je n’ai pas de goût particulier pour les fillettes, sauf si l’occasion se présente, mais c’est si rare que je n’y pense pas. Je passe aussi beaucoup de temps dans les boutiques. Lydie m’accompagne quelquefois. Et c’est moi qui sors le portefeuille.
J’ai vécu deux ans à ce rythme. Je ne me fatiguais pas, au contraire. Je me reposais de dix ans de galère avec les miens. J’ai connu l’humiliation de l’aumône et l’attente d’un boulot, les deux mamelles de l’épuisement, cause des suicides les plus obscurs. Mais je ne vais pas remonter plus loin, parce que c’est de pire en pire.
Ça baignait, comme disait mon ami Alfred. Freddy la Sangsue. Il se colle à vous pour vous sucer le fric. Et ça lui porte profit. Il pèse plus de cent kilos et souffre du foie et des reins et d’un tas d’autres maux qu’il vaut mieux passer sous silence pour conserver à ce récit le ton jovial qui me l’inspire. Vous me connaissez.
Vous me connaissez depuis que j’ai épousé Lydie. Vous savez à quel point je suis discret. Jamais un mot plus haut que l’autre. Je me fringue sans excès, je conduis sans permis et je manque même à tous mes devoirs en présence des jolies femmes que vous entretenez. Autrement dit, je tiens à ma tranquillité.
Pour en faire quoi ? Mais rien. J’essaie de ralentir le temps. Quatre fois dans l’année, je me sens triste et inutile, presque désespéré. C’est au changement des saisons. Comme on vit plus ou moins dans la nature, à un mètre de la plage avec des bois de pin dans le dos, je ressens la fin d’une saison comme l’approche de la mort. Il n’y a guère que l’hiver qui me réjouit quand arrive enfin le printemps, mais la fin de l’été, mes amis, c’est le commencement de l’agonie. On a beau jouir d’un climat maritime, l’hiver, c’est l’hiver. Et je ne plains pas ceux qui le passent sous la neige. D’ailleurs on y va nous aussi, à la neige, mais on reste dessus.
Deux ans d’un bonheur choisi. Je me nourrissais dans la perspective de l’orgasme. J’en connaissais un bout sur l’alimentation du plaisir. Et je m’y tenais. Lydie préférait les gâteries. Elle finirait par vieillir avant l’âge. Mais j’avais le temps. Et puis je n’avais pas besoin d’elle pour jouir. Je n’avais besoin de personne en particulier. Je ne voulais pas mêler les sentiments à la chair.
Voilà comment je suis tombé amoureux de Julie. Le jour où j’ai compris qu’elle allait changer ma vie en enfer, j’ai décidé de l’aimer sans mesure. Je m’imaginais que l’amour pouvait me sauver. Je ne bandais plus aussi bien. Je la désirais, mais elle me la coupait. Et Lydie nous surveillait. De loin. Ou de près, dans le lit, caressant vainement ma molle queue toute remplie de Julie. On était trois. Elle le savait. Ce n’était pas difficile.
C’était l’été. Le yacht de Paul-Antoine était à l’ancre dans la baie. Paul-Antoine est l’époux de Julie. Chaque matin, à huit heures, on entendait le canot s’approcher du ponton. Lydie grognait, mais elle avait décidé de se nourrir de grasses matinées. Je descendais sur le sable. Julie avait des seins d’adolescente, une taille de femme mûre et des jambes de rêve. Elle venait prendre le soleil sur notre plage. Elle était un peu étourdie, à cause de la nuit dans le yacht. Mal de mer. Paul-Antoine souffrait d’une impuissance chronique. Ça tombait bien. Je ne souffrais de rien. Il fallait que je me méfie des antennes de Lydie, mais je n’en souffrais pas. Pas encore.
Je m’allongeais sur le sable pendant que Julie s’ébattait toute nue dans les vaguelettes. Je ne cachais pas ma satisfaction, sauf si Lydie descendait, vêtue de sa sortie de bain à fleurs toutes plus pétardes les unes que les autres. Un vrai feu d’artifice, mais j’avais déjà joui dans le sable, couché sur le côté, pâle comme un mort. Elle savait à quoi je devais cette pâleur. Forcément. Et elle me regardait comme si elle n’avait encore rien décidé. Ma bite rétrécissait dans mon slip, dans la boue de sable et de sperme qu’elle tâtait à travers le tissu sans exprimer sa haine. Elle ne m’aimait plus.
Et comme je n’ai jamais pu aimer deux êtres à la fois (ma mère s’en plaignait déjà), je n’éprouvais plus pour elle qu’un sentiment de possession, sachant qu’elle avait les moyens de se libérer de ma faible hypothèque. C’était le début de la fin. Et pour couronner le premier acte de la tragédie en cours, Paul-Antoine était un violent. Raison pour laquelle Julie ne l’aimait plus.
À midi, nous déjeunions sous une véranda fort agréable. Lumière tamisée par les feuillages, brise sans excès, fraîcheur dispensée par une fontaine dont les sonorités, mêlées au bruissement incessant des insectes, invitaient au sommeil. Lydie me rejoignait dans le hamac, après le digestif qui nous étourdissait un peu. Paul-Antoine voulait retourner au yacht, encouragé par Julie qu’il entraînait par le bras, mais elle résistait et Lydie intervenait pour les calmer. Je bandais. Le corps presque nu de Julie disparaissait dans l’ombre où elle se couchait seule. Paul-Antoine, vitupérant, restait à table et s’endormait, la tête renversée sur le dossier, la bouche ouverte toute grande. Il ronflait et Lydie ne tardait pas à rentrer pour tenter de dormir. Nous étions presque seuls, Julie et moi.
Moi dans le hamac trop grand pour assouvir mon désir. Et Julie dans l’ombre des feuillages, jambes pliées dont j’apercevais les genoux dorés. Jamais je n’avais bandé avec autant d’inconscience.
Puis Paul-Antoine se réveillait. Il avalait en vitesse les fonds de verre et se lançait au pas de course vers le ponton, criant comme une mouette tandis que Julie, passant près du hamac, passait une main experte sur mon corps en transe. Nos regards se croisaient. Il fallait qu’on fasse quelque chose. Mais quoi ? Elle avait connu le chômage elle aussi. Et comme moi, elle ne travaillait toujours pas. Je n’avais jamais rien désiré autant qu’elle. Et je crois qu’elle était aussi folle que moi.
On se revoyait le soir, mais cette fois sur le yacht. C’était moins plaisant. Julie se plaignait d’avoir envie de vomir. Lydie avait sommeil parce qu’elle n’avait pas profité de la sieste. J’étais paralysé, écoutant les récits de voyage de Paul-Antoine qui avait fait plusieurs fois le tour du monde. Des milliers d’escales, selon lui. Et une connaissance de l’être humain qu’on ne peut acquérir que de cette façon, toujours selon lui. Pendant ce temps, la Lune se levait au-dessus de l’horizon ou le ciel était sans lune et les reflets de la mer venaient de l’autre bout de la côte, où nous n’allions jamais. On s’y amusait pourtant. Je m’y étais amusé. Julie aussi devait s’y être dégelée. Mais pour l’heure, elle était penchée sur le bastingage et hoquetait en crachant de temps en temps une salive toute limpide.
Ah ! J’oubliais la musique. Il y avait de la musique, le soir, car sans cette musique, on aurait subi les tsoin-tsoin de la lointaine côte. Ce rythme primitif agaçait Paul-Antoine, alors il mettait de la musique et son inspiration en dépendait. Tantôt triste et nostalgique, tantôt saisi d’une joie hystérique, il allait de port en port, d’île en île, de repaire en repaire, comme l’y incitait sa connaissance du monde. Mais j’étais un bien mauvais élève. Je n’ai jamais aimé la géographie. Pour moi, tout est à portée de main. Il suffit d’être aux aguets. Et de ne jamais trop s’éloigner. La côte toute baignée de rythmes populaires n’était pas si loin. Je ne l’avais jamais vraiment quittée, mais je ne m’y rendais plus, de peur d’avoir à expliquer ma chance à des pauvres types qui n’en ont pas et n’en auront jamais parce qu’ils ne voient pas plus loin que le bout de leur nez.
Ce n’était pas l’orgueil qui pourrissait lentement mon esprit. Il m’aurait peut-être sauvé. Mais je n’en souffrais pas en tout cas. J’étais plutôt en train de perdre le sens des réalités. De prendre les vessies pour des lanternes, comme on dit. Je m’illusionnais. C’était là tout mon mal, mais je ne le savais pas. Je me croyais plutôt ironique. Et je me flattais d’avoir le pouvoir d’en faire souffrir les autres s’ils prétendaient s’informer sur mes moyens d’existence.
Cela n’était pas encore arrivé. Je pouvais compter sur la complicité de Julie. Elle était mon double. Elle me connaissait comme je savais tout de ses manœuvres. Mais voilà que le plaisir s’en mêle et c’est toute une stratégie qui se craquelle dans les angles, là où ça ne se voit pas encore, certes. Nous étions, Julie et moi, les seuls à observer de près ces fines exigences du désir. Et nous étions de plus en plus proches.
À force de nous frôler, nous en sommes venus à baiser comme des bêtes. Il fallait choisir le moment. Et aller vite. Paul-Antoine ne souffrait aucunement de myopie, comme semblaient l’indiquer ses grosses lunettes à monture d’écaille. Et Lydie non seulement voyait à travers les murs, mais elle était capable de renifler l’odeur de l’amour même contre le vent. Tout ceci me rendait nerveux au point que j’en perdais le sens de l’orientation alors que je connaissais la maison et les environs par cœur. Vous pensez ! Je n’ai jamais habité les lieux, quels qu’ils fussent, sans en étudier les moindres recoins. Mais depuis, il m’arrivait de m’égarer. Et alors je perdais pieds, je me noyais dans un flot d’hypothèses qui me condamnaient d’avance à l’enfer. Je bandais beaucoup moins. Et à ce train, je finirais par ne plus bander du tout, ce qui me rapprocherait de Paul-Antoine, mais dans quelle perspective ?
Les vacances s’achevèrent. Paul-Antoine travaillait. Le yacht appareilla sous nos bravos et disparut à l’angle de la côte, car il cabotait. Lydie, qui ne travaillait pas mais entretenait des rapports étroits avec ses hommes d’affaires, fit les bagages pendant que je profitais des dernières lueurs de l’été, nu sur le sable, incapable de renouer avec le plaisir et pourtant rongé par un désir si intense que j’en grognais de douleur. La voiture était prête.
Nous n’allions pas loin et si l’automne était clément, nous reviendrions à la maison sur la plage. Mais l’hiver était inévitable. L’hiver et sa tramontane. Ses neiges sur la montagne à laquelle je tourne toujours le dos. Les rues désertes. Le sable sur les trottoirs. Les vitrines bâchées. Tous ces volets clos et ces jardins en friche. Rien pour calmer ma douleur de n’être qu’un homme. Et aucune sensation agréable. Plus d’adolescentes pour renouer avec le bon temps. Et Lydie n’abordait pas le sujet. On se couchait pour feuilleter l’album de photos de l’été. Je crois qu’elle était amoureuse de Paul-Antoine, mais je n’en mettrais pas ma main au feu. Il est vrai que je ne les avais pas surveillés. Est-ce que Julie m’en aurait parlé ?
En fait, j’étais trop centré sur mes problèmes d’érection pour avoir une idée exacte de ce qui se passait autour de moi et malgré moi. J’ai même pris une substance qui m’a filé la chiasse et c’est tout. Je ne voyais plus Julie qui était en voyage avec un Paul-Antoine qui mettait ses affaires à profit pour voir du pays et juger les hommes. C’était là tout son secret. Il facturait sa soif de connaissance en mettant en œuvre tout son savoir commercial ou politique, je ne sais plus de quel côté il balançait. Ce n’était pas clair et je m’en foutais. Ce que je sais maintenant, c’est qu’un type dans son genre ne va pas en prison. Ce qui n’est pas mon cas, comme vous voyez.
J’ai reçu une carte postale de Julie fin novembre. Je commençais, en plus de plus pouvoir la lever, à me la geler passablement. La tramontane soufflait depuis trois jours. Lydie avait interdit l’ouverture des fenêtres et donc, à l’intérieur, je crevais de chaleur. Rien pour favoriser une approche pertinente du plaisir. Que des contradictions. Des reproches feutrés. Pourquoi Paul-Antoine ne lui avait pas envoyé une carte postale ? Qu’est-ce que j’en savais ? Elle me harcela toute la journée, jusqu’à ce que je consente à foutre au feu la carte de Julie. Qu’écrivait-elle, Julie ? Que m’écrivait-elle ?
« Cher Pierre, les violons de l’automne me rendent malade, mais l’été se passera du printemps. J’ai trouvé la clé du jardin. Essaie la corne de rhinocéros. Julie. »
Imaginez la tête de Lydie quand elle a lu ça. Je revenais des chiottes, le cul en feu. Elle était assise dans mon fauteuil et lisait ma carte postale. L’émotion l’avait décoiffée. Je me suis assis dans son fauteuil. Elle a relu à haute voix.
« C’est codé, ça ! grogna-t-elle. Tu ne vas pas me dire le contraire. Il y a un code entre Julie et toi…
— Mais non ! Je n’y comprends rien. Ça m’a tout l’air d’une blague…
— Comment est-elle au courant de tes problèmes de cul ?
— Pas ce cul ! De bite ! J’ai un problème avec ma bite. Et pourtant je bouffe rien pour !
— Tu as essayé la corne de rhinocéros ?
— Jamais !
— Tu devrais ! »
On ne s’est plus adressé la parole pendant deux jours. J’ai couché dans le salon d’hiver, le seul à être chauffé en cette saison terrible. Je conservais la carte de Julie contre moi, à même la peau. Et dans le courant de la troisième nuit, Lydie est entrée dans mes draps, nue et lisse, comme si j’étais en état de la satisfaire. Sa bouche m’a couvert de salive des pieds à la tête. Et sa main mesurait les progrès qu’elle encourageait ainsi. En vain. J’étais de marbre. Je ne me souvenais même plus de ma dernière érection. Lydie s’est assise au bord du lit, sanglotant, sans doute sincèrement.
« Tu es encore en train de rêver à ces petites, dit-elle. Julie n’y est pour rien. Tu n’as jamais aimé les femmes. Que penses-tu de la petite Claire ?
— Je n’en pense rien, si tu veux savoir !
— Je lui parlerai…
— Tu ne parleras à personne, merde ! C’est Julie que j’aime !
— Tu vois ! Tu vois que j’ai raison ! J’ai toujours raison ! Paul-Antoine aussi avait raison. Mais son chagrin ne t’a pas effleuré. Il n’était pourtant pas discret, le pauvre ! »
Ça se compliquait. Et en plus, j’avais avoué. Ça ne m’était jamais arrivé. J’étais encore plus discret que Paul-Antoine question sentiments. Sans cette carte postale de Julie, je passais l’hiver sans m’expliquer. J’attendais le printemps. Paul-Antoine avait prévu une escale à Brindisi. Lydie avait déjà préparé ce voyage. Elle adorait Brindisi. Et moi, j’étais fou de Julie. Voilà comment je comptais renouer avec les prérogatives de mon sexe. Mais on n’en était plus là. Lydie allait me harceler chaque nuit et tout le jour jusqu’à ce que je lui livre le code secret qui me liait à Julie. Seulement, de code secret, il n’y en avait pas. Les violons du rhinocéros dans le jardin ne me disaient rien. Pas plus que la clé de l’automne pour ouvrir le printemps. J’étais foutu. Le chômage me guettait. Je vous assure qu’il y a une différence notable entre le chômage et la paresse. J’en savais quelque chose. Et je voulais rester paresseux jusqu’à la fin de mes jours. Était-ce encore possible ?
Non. Voilà comment cette carte postale est arrivée sur le bureau d’un juge qui entretenait des relations chaleureuses avec la famille. Il a fallu que je m’explique. Et c’était d’autant plus grave que Julie avait assassiné Paul-Antoine avant d’arriver à Brindisi. Et avec la complicité d’un mec que je ne connaissais pas. Lydie, minée par le deuil qu’elle n’arrivait pas à assumer, s’est adressée à la Justice. Et on m’a convoqué. Je n’ai rien compris.
Un spécialiste a fini par découvrir le code secret de Julie. Je ne me souviens pas des détails, mais la carte postale m’impliquait dans une escroquerie touchant à la fortune de Paul-Antoine. Elle a avoué sous la torture (j’imagine le plaisir qu’elle en a tiré) que le meurtre de Paul-Antoine n’était pas prévu dans ses plans. Son complice étant en fuite, l’enquête s’est intensifiée de mon côté. Lydie a finalement obtenu, à défaut d’une accusation de complicité d’assassinat, un délit d’abus de confiance et de je ne sais quoi encore. Cinq ans de taule sans sursis à cause d’une petite bêtise de jeunesse que je n’avais pas cher payée.
*
J’en ai fait trois, d’ans. Lydie m’attendait à la sortie. La Mercédès rutilait sous le soleil de midi. J’ai tout de suite reconnu cette blonde chevelure. Mais j’avais changé de sexe. Et j’avais gagné du pognon avec mon anus. Je n’avais pas l’intention de changer encore le cours de mon destin. Je l’ai à peine regardée et, sans la saluer, j’ai hélé un taxi. À moi la vie ! Je m’appelle Freddy.
J’avais jamais raté mon coup. Au lit, je dis pas. Mais comme ça, au boulot, moi, Jerry TDLM (toujours dans le mille)… J’y croyais pas. C’est Dean qui s’est ramené pour m’annoncer la mauvaise nouvelle. Franck était furieux. Il voulait plus me voir. Il avait même pas décidé de me flinguer. Il me supprimait les vivres. Et ce qui inquiétait Dean, c’est qu’il allait devoir se passer de moi. Vingt ans d’une collaboration sans faille. On avait fait plusieurs fois le tour du monde. Et envoyé en Enfer des centaines de rebelles à l’idée que Franck se faisait de la société humaine. On était à l’hôtel. Dean avait eu Franck au téléphone. En code. Il a jamais été doué pour déchiffrer à la volée. D’habitude, c’était aussi mon boulot. Dean était le préparateur des terrains où j’agissais et qui m’avaient valu mon surnom. Je l’avais jamais vu comme ça. De quoi j’allais vivre ? J’avais rien mis de côté, faute d’avoir épousé quelqu’un pour veiller aux placements. Mais je plaçais partout où j’étais sûr de trouver du plaisir. À force, j’ai fatigué le destin. Et j’étais dans de sales draps. Vivant, mais pas encore couché.
« T’es sûr qu’il a rien dit d’autre ? demandai-je à Dean qui tremblait du bout des doigts, y compris dans ses sandales.
— Il a dit que t’ailles te faire foutre.
— S’il a dit ça, c’est que ce type (je voulais parler de celui que j’avais raté) n’est pas aussi important qu’il le croie. Il va réfléchir, mec…
— Mais t’as jamais raté personne, Jerry ! C’est tout nouveau pour toi. Tu peux rien prévoir. Mettons que Franck veuille te descendre quand même…
— Si on veut pas se faire descendre, il faut monter !
— T’arriveras jamais à la cheville de Franck, Jerry ! »
Il avait raison, Dean. J’ai jamais su pourquoi je faisais ce pour quoi j’étais payé par Franck. Je savais comment. C’était mon boulot. Et j’ai jamais fait souffrir. J’ai jamais souhaité gâcher la vie d’un homme en le torturant à la dernière minute. Je crois que je pourrais pas tuer dans ces conditions. Et puis je me suis jamais battu en duel. Je fais ça dans le dos. Et de loin de préférence. Seulement Charlie Manchot était trop loin. Et je l’ai raté. Il avait une balle dans le crâne, mais la science ne se faisait pas de souci pour lui. Il vivrait. Dean se sentait responsable, parce que le préparateur, c’était lui. La distance, c’était lui. Mais bon, au pire on partageait, parce que j’avais le choix de l’arme.
Donc Charlie Manchot avait même pas connu le coma. Ils lui avaient recousu le crâne et l’avaient même renforcé pour la prochaine fois. Aussitôt sorti de la clinique privée où il rechargeait ses accus, il en découdrait avec Franck. Et cette fois, je serais pas là pour donner raison à Franck. Dean savait pas qui allait me remplacer, ni s’il travaillerait avec ce nouvel as de gâchette. Il fallait que je filasse. Sans pognon, j’étais bon pour m’user les semelles sur les routes et dans les champs. Moi qui ai jamais apprécié les vertus purificatrices de la campagne ! Dean m’a quitté les larmes aux yeux. On se reverrait peut-être plus. Ouais, c’est ça, mon ami, je crèverai sans doute avant.
*
J’ai jamais tué pour manger. Je veux dire que je me servais de l’argent gagné pour manger. J’arrachais pas le pain de la bouche de mes cibles. Ça s’appelle travailler. Seulement voilà, j’étais maintenant au chômage. Et sans droits sinon fermer ma gueule et pas me faire remarquer des autorités. J’en ai rien à foutre des autorités. Je m’en suis jamais approché. Et j’avais l’art de l’esquive. Les meilleures planques dont peut rêver un artiste dans mon genre. J’ai même bouffé à la table d’un préfet. Il faut dire qu’il était en affaires avec Franck. Ça rapproche.
Alors comme ça j’étais sur la route. Dans le fossé, prêt à me calter en cas d’urgence. J’avais conservé mon vieux 38 et quelques chargeurs. Pour les lapins, au cas où j’en rencontrerais au petit matin en allant me vider dans les feuillages. J’avais jamais tué de lapin. Les bêtes qu’on tue, on peut les bouffer sans rien demander à personne, sauf chasse gardée bien sûr. J’ai connu des gonzesses de ce genre. Pas des tas, mais assez pour avoir de l’expérience. Par contre, les gens qu’on prive d’existence se mangent pas. Et s’ils ont les poches vides, on a bossé pour rien. Voilà une expérience que j’avais jamais vécue. J’en connaissais que la théorie. Tu vois passer un petit vieux, tu le suis, tu le supprimes. Jusque-là, rien ne cloche. T’as juste le sentiment d’avoir mal fait, ce qui te rapproche du psychotique et t’éloigne de la thèse du psychopathe. Mais bon, l’un dans l’autre, c’est l’hôpital psychiatrique ou la taule. J’ai jamais été en taule. J’ai juste fait un petit tour à l’hosto après que mon père, qui était militant socialiste, s’est étouffé en beuglant la Marseillaise un soir de Noël. Il m’avait offert un drapeau national. Vous pensez si j’ai chialé ! Et je voulais plus être socialiste. Ni même français. Je l’ai tellement énervé qu’il a avalé de travers le racisme et la xénophobie intrinsèque de cette ordure de chanson. On m’a enfermé dans la nuit. J’avais pas eu d’autres jouets. Ah je vous jure ! C’est pas facile d’être le fils d’un socialiste ! C’est comme d’être le bâtard d’un flic. On choisit pas, certes, mais quand on vous tombe dessus, on devient haineux. Et je l’étais. Heureusement que j’ai rencontré Franck à la sortie. Il a tout de suite vu pour quoi j’étais doué. Le tir au pigeon et l’érection. Voilà comment Franck m’a sauvé de la dépression. Et du bourrage de crâne qui conduit le décervelé sur des champs de bataille où il trouve même pas le moyen de se battre avant de crever en morceaux. C’est écrit sur nos monuments aux morts. Des milliers.
Voilà comment j’ai vu un vieux croûton descendre d’une bagnole qui prouvait qu’il avait les moyens de se la payer. Y avait un chauffeur au volant. Je lui ai fait sauter la tête à bout portant. Et en silence. Le vieux, tout raide dans son costard trois-pièces, se dirigeait vers la grille d’une haute maison. J’agissais dans un quartier tout ce qu’il y a de plus rare. J’oubliais de vous dire que j’avais éliminé un gardien qui se tenait toujours debout dans sa guérite, planté sur le canon de son fusil à pompe. Le vieux marchait d’un bon pas. Il était peut-être pas aussi vieux qu’il en avait l’air. Et Dean n’était pas là pour me renseigner. J’improvisais. Encore une nouveauté. J’avais vraiment changé de vie. J’y vivrais pas aussi longtemps que dans la première, mais j’avais envie d’exister rien que pour défoncer un beau cul de temps en temps.
Le vieux arrive alors à la grille. Et juste au moment où il va sonner en appuyant sur un bouton, je lui en mets une dans l’oreille. Il s’écroule sans un cri. Il est pas mort ! Il respire. Je suis abonné à l’échec du premier coup. L’âge. Je lui en colle deux autres en plein le dessus du crâne. Il gargouille et s’éteint. Je plonge alors ma main libre à l’intérieur. Il a un gros portefeuille qui sent le cuir. Je perds un temps fou à le tâter sans l’ouvrir. J’ai de l’admiration pour ce que j’ai jamais pu me payer. C’est ce qui fait de moi un pauvre. Et quand je l’ouvre enfin (il ne craque pas comme je m’y attendais), qu’est-ce que je vois si c’est pas des pages d’un livre que j’ai jamais lu ! Pas un biffeton ! Pas une pierre ! Ni du bronze. Que du papier dans le genre bible. J’ai jamais lu la Bible, mais j’en ai tâté du temps où j’étais enfant de chœur à l’hosto. En plus j’ai pas mes lunettes. Je les ai oubliées à l’hôtel. Le dernier hôtel. Y en aura plus. Ça, je peux en être sûr.
Alors je fouille, je déshabille, je déchire. Ce mec est plus pauvre que moi ! Et moins pressé. On vient du fond du jardin. Je me vois déjà repartir sans un fifrelin. Un sentiment d’injustice m’envahit, mais une voix féminine me ramène à la réalité. Un beau visage derrière la grille. Pas terrifié, mais ça va pas tarder. Je dois avoir la gueule de l’emploi. Un coup d’épaule dans la grille et je renverse la jolie dame qui s’affale en poussant un cri. Voilà comment on commet des massacres. De fil en aiguille.
Elle est pas sonnée. Elle se met sur le cul et se tient la tête. J’y tape dessus. Elle veut pas se coucher. Je tire. Elle se couche, mais se met à gigoter en aboyant. Non. C’est pas elle qui aboie. C’est un chien. Il arrive du fond de l’allée. Je me dis qu’on vient de le lâcher, sinon il serait déjà là à me retailler les mollets. Je fonce.
Ah les amis ! J’ai eu le chien à la volée. Il restait deux cartouches dans le chargeur. Je suis presque arrivé au bout de l’allée, à quelques mètres d’un perron napoléonien, quand je vois le mec que j’ai intérêt à buter si je veux mettre fin à cette série d’embêtements inattendus. Vous zallez pas me croire, mais c’est Dean !
*
J’arrêtais pas de tremper mes lèvres dans mon verre sans oser le lamper. Et de répéter :
« Putain ! J’ai un radar dans le cerveau. Tu penses si je savais pas où j’étais ! Tu sais bien ce que j’aurais fait si j’avais su…
— Ah ouais… qu’est-ce que t’aurais fait, sacré con de Jerry ! Tu m’excuseras de t’insulter pour la première fois, mais j’ai jamais vu ça de ma vie. Et pourtant, je l’ai mal commencée, comme tu sais ! »
Moi, je l’avais jamais vu catastrophé à ce point. J’en étais à quatre macchabées depuis que j’étais entré par effraction meurtrière dans ce quartier qui sentait pas la bouse ni le tonneau. Presque une main ! J’avais raté Dean de peu. J’avais vidé le chargeur. Il était tombé sur le cul et, ne sachant pas qui il était, j’avais foncé sur lui pour l’achever à coup de crosse. Il a hurlé mon nom et j’ai reconnu sa voix. Ça m’a coupé dans mon élan. On est tombé dans les bras l’un de l’autre. Et maintenant, on était seul lui et moi dans cette grande maison que j’avais pas encore visitée pour me faire une idée du pétrin dans lequel j’étais tombé.
Le gardien que j’avais humilié dans sa guérite, c’était Jojo le Manucure, un vieux pote au bord de la retraite avec trois bouches à nourrir en comptant celle du chien à sa mémère. Le chauffeur n’était autre que Manu le Fauché, qui l’était moins que moi mais qui se plaignait toujours si on le laissait parler. La gonzesse s’appelait Josée, mais elle osait plus. C’était la poule de Franck. Et comme vous l’ignorez plus, le vieux en redingote, c’est Franck Lui-même !
« Et tu dis que t’as pas un radar dans le cerveau… » faisait Dean en les tirant par les pieds.
On a pas mis une heure pour les ranger dans la cuisine. Alignés comme après une quadruple exécution à Alcatraz. Dean nous a servi un grand verre de rhum. Il avait pas encore commenté, mais ça n’allait pas tarder.
« Je savais que tu te vengerais, répétait-il. T’as toujours été clair de ce côté-là. »
Il parlait pas de ma face cachée, qui ressemble à mon cul autant que ma gueule à celle d’un flic. Mais je voulais pas le contredire. On était dans l’émotion. On sait jamais ce qui peut se passer entre amis quand l’émotion prend le dessus. On en a vu devenir pédé pour moins que ça. On a bu quelques verres avant de redevenir sérieux. Y avait personne d’autre dans la maison. On avait juste oublié le chien dans l’allée. La dernière fois que je l’avais vu, il était pas beau à regarder. Dean n’y pensait pas et ça me dégoûtait d’avoir à toucher le cadavre d’un animal après avoir saintement manipulé les dépouilles de ceux qui avaient été des amis avant de me trahir sous les ordres de Franck. Sacré Franck ! J’avais broyé son cerveau jusqu’aux dents. Et ça me donnait à réfléchir.
Dean réfléchissait aussi. Et à haute voix. Il était dans la merde où je pataugeais depuis plus longtemps. Le truc qui l’empêchait d’être franc, c’est qu’il savait comme moi qu’il y avait quelqu’un au-dessus de Franck. Je sais pas comment on fait pour construire des sociétés hiérarchisées, mais à un moment, il faut s’arrêter. Ça s’arrêtait pas avec Franck, voilà tout ce qu’on pouvait savoir après vingt ans de loyaux services. Dean avait le choix entre tenter de me trahir, ce qui était dangereux, et me suivre sur le chemin du Purgatoire, ce qui était encore plus suicidaire. Bien sûr, il pouvait toujours essayer de me coller une balle dans le dos, mais encore eût-il fallu que je le tournasse pour regarder ailleurs. J’étais pas si con. Et j’avais une main dans la poche, au cas où. Il le savait. Pourtant, c’était ce qu’il avait de mieux à faire : sauver sa peau en livrant la mienne, morte ou vivante, à celui qui était au-dessus de Franck. Mais il savait pas qui c’était. Il arrêtait pas de le répéter en chialant. Et je le croyais. Comment en aurait-il su plus que moi ? C’était impensable. Et je le pensais pas. Certes, il pouvait me neutraliser, d’une manière ou d’une autre, et attendre que quelqu’un se présente à la porte pour s’informer. Il aurait alors tout le loisir de s’expliquer. Tu parles si on le charcuterait ! Et si on me donnait la parole, des fois que je sois encore en vie, je manquerais pas de me défendre pour continuer d’exister.
L’enfant se présentait mal.
« Qui c’est qu’est venu ici la dernière fois ? demandai-je.
— J’en sais rien. Ils étaient tous là quand je suis arrivé. Franck m’a appelé à l’hôtel une semaine après ton départ. Et j’ai rappliqué. Y avait Jojo, Manu, Josée et Franck…
— Et ce putain de chien à sa mémère…
— Tu déconnes ! C’est une doberwoman dressée pour tuer ! Enfin… c’était…
— Franck aimait pas les chiens. Sauf dans mon genre… Ça me fait pitié, tiens ! »
On était vraiment seul. Et on savait pas si on s’aimait encore. On en avait jamais douté en vingt ans d’une collaboration sans défaut. Dean dévissa une autre bouteille.
« On a la bagnole, dit-il.
— Une Bentley ! Sûr qu’on nous remarquera pas. Surtout dans ce pays de flics. Au fait, t’as de quoi payer un long voyage ?
— Y a le coffre. La clé est dans la poche de Franck. Mais je connais pas le code…
— C’est parce que t’as jamais regardé dans la culotte à Josée ! »
J’y avais regardé des fois, mais le code changeait tout le temps. Tellement qu’elle cicatrisait plus. On est retourné dans la cuisine. À mon avis, ça commençait à schlinguer. À cause du chauffage. La culotte de Josée prenait pas de place. On a lu entre les boutons et les boursouflures. Et c’est Dean qui ouvert le coffre. Y avait là-dedans de quoi passer une ou deux années au chômage. Ensuite, on verrait venir. Deux ans, c’est assez pour réfléchir sans se tromper. Mais Dean, qui recomptait, parlait d’au moins dix ans. On avait pas la même conception de l’existence. Ça finirait mal.
« On ira à pied jusqu’à M*, dit-il. Si on rencontre quelqu’un, on le bute. On a tout ce qu’il faut comme munitions.
— Tu seras armé… ?
— Je marcherai devant si ça peut te rassurer.
— Ça me rassure ! » m’écriai-je.
Après tout, c’était moi le responsable de ce ramdam en version muette pour l’instant. Ça sentait le canardage. Et après ça sentirait mauvais mais on serait plus là pour renifler nos cadavres.
« Y a rien de plus con qu’un flic, philosophait Dean pendant qu’on se préparait à affronter notre destin tragique. Mais plusieurs flics, ça peut faire beaucoup. Or, la foule n’a pas besoin d’être intelligente pour l’emporter.
— Donc…
— Donc on évite de bavarder avec les flics. Je connais ta haine pour ce genre humain.
— Tu me conseilles l’amour ?
— Je te conseille d’en vouloir à personne, mec. C’est la seule manière de s’en tirer. »
C’était loin. C’était tout ce que je savais. J’avais jamais entendu parler de ce patelin. On y allait parce qu’il était possible d’y rencontrer des gens utiles à notre cause. On avait assez de fric pour ça. Dean en transportait l’essentiel sur son dos. Une bonne épaisseur qui lui servait de gilet pare-balles. Pour moi, il avait mis un gilet. Et le sac à dos montait au-dessus de sa tête. Comment réagirait-il si je lui tirais dans les pattes ? J’y pensais. Et on était loin d’arriver.
Comme on pouvait pas chanter, j’ai vite perdu le rythme. Ils étaient loin nos vingt ans ! J’en avais marre de trépigner dans la boue sous la pluie. C’était un pays pluvieux. J’avais pas choisi. C’était mon destin, ce truc dont on ne sait rien, sauf que ça s’arrête à un moment donné. Donné par quoi ? Oui, le moment était bien choisi d’y penser. J’avais aucun goût pour le suicide. J’ai jamais souhaité me faire mal. Pour Dean, j’avais des doutes. Il avait le sens du tragique. C’était de famille. Ils sont tous juifs chez lui. Et il croyait l’être.
On est enfin arrivé à M*. Je vous raconte pas le voyage. Comme on était en France, y avait pas de serpents, pas de crocodiles ni de sauvages assoiffés de sang humain. On a rencontré quelques chasseurs, mais on les a butés. On a même pris le temps de les enterrer. Avec leurs chiens. C’étaient des chrétiens, à ce qu’ils disaient en chialant avant de crever. Un chrétien ne voit aucun inconvénient à reposer avec son chien. Surtout s’il est blanc de peau. Et ils l’étaient. Ils en avaient la gueule.
À M*, on s’est planqué dans une masure qui servait plus à rien qu’à chier. Y en avait partout. On a eu du mal à trouver notre place. D’après Dean, on ne tarderait pas à nous contacter. Qui ça, on ? Il le disait pas. Et j’avais pas envie de savoir. J’avoue que j’étais un peu dépressif depuis qu’on avait quitté la maison de campagne de Franck. Je me suis endormi.
Au réveil, j’étais toujours en vie. J’avais même mon flingue dans la poche. Ce sont des voix qui m’ont réveillé, dont celle de Dean. Il parlait avec un type fringué comme un maquereau. Je m’attendais pas à rencontrer des musiciens classiques ni des barmans de la haute. J’ai bâillé pour signaler ma conscience et je me suis approché. Le type m’a tendu une main pleine d’os et d’odeurs tenaces. On voyait qu’il portait un flingue coriace sous sa chemise en dentelle. Il devait pas être commode à table. Je les ai laissés parler sans interrompre. Je vous raconte pas cet autre voyage, sinon on va m’accuser de romancer.
Tu parles d’un roman ! À peine arrivés dans le désert, on nous a remerciés pour le pognon et les pierres précieuses. Il y en avait même un qui se moquait de la passoire sécuritaire à la française. Et un autre qui traduisait en arabe en se marrant lui aussi. C’est comme ça qu’on est devenu soldat Dean et moi. On l’avait échappé belle.
Ça faisait bien une semaine qu’on les voyait traîner dans les rues du village. Notre maire, Jean-Victor Royal (sans quéquette, mais tendance catho-facho-moi-d’abord), avait signé avec eux une autorisation d’utiliser l’espace public pour le filmer avec des acteurs dedans et même nous si on n’y voyait pas d’inconvénient. Il parlait pas du pot de vin, mais il promettait de partager les bénéfices touristiques si jamais on arrivait à trouver de quoi attirer le pognon frais. Je dis ça parce qu’ici, le fric a l’âge de nos murs et de nos artères. On plie jamais les billets de peur de les casser. Et on fait jamais sonner la monnaie des fois que ça nourrirait les pauvres. En parlant de pauvres, ils sont pas d’ici. On nous les envoie. Et ils restent pauvres.
Bref, on avait des cinéastes dans le village. Ils logeaient dans leurs roulottes. Mais pas comme des Gitans qui salissent le parterre et les tuyaux. Des roulottes américaines qui roulent toutes seules. Elles étaient garées à l’entrée du village à cause que les rues sont étroites et que dessous on a des tuyaux, les mêmes que salissent les Gitans quand on est obligé de les recevoir sans grandes pompes, mais avec le pied dedans, qui attend le moment de les mettre en fuite avec l’aide des gendarmes et du premier ministre.
Y avait quatre véhicules flambant neuf. Et des auvents qui secouaient nos mûriers. On a compté six personnes en tout. Dont deux femmes. Une en état de recyclage et l’autre si jeune que j’ai d’abord cru que c’était un garçon. Je me suis même approché. Cheveux courts, guiboles sans un poil, un visage d’écolier et un popotin qui dépassait de la jupette. Sans cet accessoire, que de loin j’avais pris pour un short, c’était plutôt un garçon qu’une fille. Mais j’avais pas regardé dans la culotte. J’y avais juste demandé si elle se plaisait dans notre village. Vous zallez pas me croire, mais je l’ai pas mise en fuite. Elle m’a souri en tirant la langue. Elle en avait le nez tout froissé et des rides sous les yeux. Aussi sec, j’ai eu la trique. Et comme j’étais en enfant de chœur, on a vu mes chevilles. Je porte jamais de slip quand je sers la messe. Ça fait quarante ans que je la sers. Et les petits garçons de notre village sont tout ce qu’il y a de plus mignon. C’est moi qui dit qui sert. Notre curé me fait confiance. Ça le fait bander lui aussi, mais il passe jamais à l’acte. Il a raison de se méfier par les temps qui courent. Ya rien de plus délateur qu’un musulman. On en a un au village. Il a une femme et un gosse. On se regarde de travers parce que c’est tout ce que la république autorise.
Donc elle me dit que le village est chouette et je lui offre une clope que j’allume. Ses cheveux me sont tombés sur les mains. Juste au moment où le curé s’est mis à sonner les cloches.
« Vous venez ? que j’y dis. C’est sympa comme messe, vous verrez…
— Je verrai rien du tout, je suis juive. »
Bon. Je passe la messe et ses à-côtés. Et je rentre à la maison. Le vent s’était levé. On entendait les auvents claquer. Qu’est-ce qu’ils devaient être secoués, les mûriers ! Mais je suis rentré par l’intérieur pour acheter le moka et les bougies chez Radot, notre boulanger. C’était l’anniversaire de mon petit frère. Je me suis bien pinté.
J’aurais pas dû. L’après-midi même, ils ont commencé à tourner. J’étais allé prendre le frais sur la muraille. J’en ai profité pour caguer derrière le transfo. Je suis le seul à utiliser cet endroit réputé dangereux. Ça fait du bien d’être seul de temps en temps. Comme j’ai l’anus sensible, j’ai toujours du papier dans la poche. En fait j’en ai plusieurs : pour le cul, pour mes clopes et pour écrire. Je vous ai pas dit mais je suis poète. Ah ! J’oubliais ma carte d’identité nationale ! Dans cette merde de pays, on peut pas aller sans. Des fois, ils changent de gendarmes et on se retrouve nez à nez avec des inconnus. Si c’était pas l’uniforme, on les prendrait pour des étrangers.
J’étais donc en train d’en couler un, mi-coco mi-caoua, quand qui je vois qui s’amène si c’est pas la greluche de ce matin. Ah j’eusse préféré que ce fût un mec ! Les ratons, je veux bien. Mais les Juifs. Et une gonzesse avec ça, que si tu la cloques, ta descendance devient juive et te méprise du haut du Sinaï pour t’apprendre à être un enfant de Jésus qui était aussi un juif mais c’est une histoire tellement compliquée que je suis d’ici, que je veux le rester et voter pour moi et les miens. Mais elle a des guiboles de film américain. Elle a troqué la jupette et la chemise pour une robe transparente comme un vitrail.
Je remonte mon falzar dans l’urgence. D’un saut, me voilà sur la muraille, une clope au bec comme si j’avais l’inspiration. Elle arrive en se dandinant. En me voyant, elle a fait comme si elle m’avait pas vu et qu’elle allait changer de direction, mais elle s’est ravisée et j’ai encore le temps de remettre ma queue dans le bon sens. Je renifle mes doigts, des fois qu’elle me demande du feu. J’ai oublié mon paquet de clopes, celui que je réserve aux garnements qui voient pas péché là où je pèche. Sinon, je les roule.
« Vous êtes dans le champ, » me dit-elle alors qu’on est sur la muraille.
C’est vrai qu’ils ont un grand nez, les Juifs, mais çui-là, j’ai plutôt envie de me le mettre dans l’anus. Elle est pas seule. Ils sont tous là. Et la caméra est sur son trépied. Ya même un cheval qui piaffe avec un mec dessus. C’est un chevalier médiéval. Avec une croix rouge sur la poitrine et une épée en toc qui pendouille sur sa cuisse. L’autre gonzesse est assise sur un créneau. Un type en salopette blanche suit la poulette qui vient vers moi. Et je vais aussi vers elle pour m’éloigner de mon odeur intime. On se rencontre sur un tas d’herbe rase où cessent de chanter les grillons.
« Vous allez sortir dans le film, me dit le type en salopette que ça fait rire.
— Vous déconnez ! » fais-je tout en débandant en vitesse.
Je me retourne discrètement pour juger du point de vue. Je suis pas vraiment rassuré, mais si je m’y connais pas, j’étais pas dans le film au moment de chier. C’est juste après que j’y étais. Ils appellent ça un champ. C’est fou comme on peut se mélanger quand on parle la même langue et qu’on vient pas du même milieu. Ça me donne des idées poétiques. Mais c’est pas le moment. Qu’est-ce que je dois faire ? M’excuser ? Je suis chez moi, non ?
« C’est pas grave, me dit la fille. De toute façon, on a pas assez de lumière. J’arrête pas de le répéter qu’on en a pas assez. Mais personne m’écoute.
— T’y connais rien en lumière ! dit le type qui s’impatiente. T’occupes pas de la lumière. La lumière, c’est mon boulot. Bonjour monsieur. Vous étiez dans le champ… «
On va le savoir. Bon.
C’est le moment de faire les présentations. Alors le type qui s’y connaît en lumière, c’est Félix Lamonnière. C’est son film. Il fait ce qu’il veut. C’est lui qui reçoit le fric de notre région sur ordre du gouvernement. Je vous ai pas dit que notre maire Jean-Victor Royal s’aplatit devant lui. C’est le moment de distinguer la bourgeoisie de la domesticité. Je prends note.
La fille, fille de Moïse et de Freud, et d’un tas d’autres cerveaux à qui l’humanité doit d’être ce qu’elle est, c’est Agnès Mamiche, un pseudo choisi par Félix Lamonnière pour les besoins de la cause cinématographique. Elle est la vedette du film. Le chevalier est un symbole muet, me dit Félix. Et les deux autres types sont des techniciens muets eux aussi. Je comprends que si je souhaite avoir une conversation avec le septième art, le choix des interlocuteurs se limite à cette actrice bandante et à ce triste sire en quête de reconnaissance nationale. Pour l’instant, comme vous le constatez, aucun drame ne se noue. On est encore à la surface des choses et des êtres qui s’en servent pour faire chier le monde. Mais on approfondira pas trop parce que moi, la psychologie de pacotille de Molière et les conneries approximatives de Mauriac, je m’en nourris pas. Ce que vous lisez, c’est le fruit de ma digestion. Je vous invite à y mettre la main et vous défie d’y trouver autre chose que ce que j’y ai mis.
« Qu’est-ce qu’on fait ? dit Agnès. On reprend ?
— Ya plus assez de lumière, constate Félix en regardant le ciel au-dessus de moi.
— Qu’est-ce que je disais ! »
Elle a gagné. Je hais ce genre de gonzesse. Bon, c’est bien d’avoir raison. Ça en dit long sur la cervelle du personnage. Mais j’en ai rien à foutre de la cervelle. J’en ferais quoi de la cervelle ? Je choisis de me limiter à la peau. Et je peux vous dire que question peau, elle en avait une de merveilleuse, Agnès. Et tant pis pour ma descendance !
« Si on allait boire un coup ? proposai-je en sautillant sur mes pieds pour exprimer la partie visible de mon iceberg excité.
— Ça va grever le budget, grogne Agnès.
— Vous zavez pas une réduc ? fis-je en sautillant bancalement parce que mon iceberg voulait plus respecter la loi de Pascal.
— Bon… cède Agnès. Allons nous réchauffer. J’en ai marre d’être à poil. »
Hélas, un des techniciens lui jeta une doudoune sur les épaules. Elle avait disparu. De dos, elle avait l’air d’un sac avec une perruque rousse dessus. On l’a suivie. Je marchais en queue, derrière le technicien portant la caméra à l’épaule. Mes fesses chuintaient dans mon slip. Je me torcherais chez Tintin. Avec son papier.
*
Voilà comment ça a commencé. Jean-Victor Royal n’était pas venu nous emmerder avec ses discours qu’on comprend rien et tout à la fois. Le style politique il a, notre maire. Il deviendra député. Et peut-être même ministre s’il est sympa avec Félix. Et s’il rate ministre parce que la place est occupée, il aura une médaille pour jouer dans son berceau qui aussi le nôtre. On s’est donc installé chez Tintin où y avait déjà du monde. Qu’est-ce que vous voulez... Ya plus de matches. Ya une guerre, mais c’est pas nous qu’on la fait. Et pour ce qui est de sauter avec les kamikazes, on est trop loin de Paris. Et puis on a rien d’autre que chez Tintin et l’église pour mourir ensemble pour la patrie. On se marie même plus et quand on s’enterre, on sait pas qui c’est tellement on est vieux. On a perdu nos repères et nos sillons. Même que l’hiver dernier, on a constaté une fissure dans le monument aux morts. On a eu beau le ficeler en suivant les conseils de l’ingénieur de l’équipement, ça travaille toujours et Jean-Victor Royal craint qu’on se le prenne sur la gueule au prochain 11 novembre. J’ai demandé à Agnès si c’était un film sur nos origines médiévales qu’ils tournaient. Elle savait pas qu’on avait des origines.
« C’est un film érotico-politique, dit Félix en avalant le contenu jaune pituite de son verre. On a plus le choix aujourd’hui. Le public réclame des idées et des femmes.
— C’est d’ailleurs le titre du film, dit l’autre gonzesse à qui j’avais pas été présenté pour une raison non encore exprimée.
— Je sais pas si c’est un titre vendeur, gémit Félix. Les idées et les femmes, c’est des idées qu’on a des femmes. Et les femmes n’en ont pas. Alors… »
Il était désespéré. Agnès grogna. Elle avait croisé ses longues jambes en marbre blanc veiné de rose en marge de la table. Le spectacle ne déplaisait pas, si j’en jugeais par l’obliquité des regards indigènes. La doudoune était ouverte comme un sandwich. Et Félix m’observait maintenant. Je sais plus de quoi on causait avec Agnès. Et je m’étais toujours pas torché le cul.
« Dites donc, Oscar, dit soudain Félix, ça vous amuserait-il de continuer de tourner avec nous ?
— Vous voulez dire… dans le champ ?
— Faut voir ce que ça donne, bougonna le caméraman. Y avait pas assez de lumière. J’y voyais rien dans le viseur. On se demandera ce qu’il fait et ça compliquera l’intrigue.
— Ça c’est moi qui décide ! beugla Félix. Puis il se tourna vers moi : je fais tout sur ce film. Writer, producer, director… et j’en passe. Vous pouvez me faire confiance. Y aura du monde. Et pas que pour admirer les tétons d’Agnès et sa jolie moumoute rousse. Alors, Oscar, vous entrez dans la danse ? Vous avez déjà vécu une pareille expérience ? À mon avis, vous n’êtes jamais sorti de ce trou. Et je parle pas de celui d’Agnès.
— Ben… flûtai-je. Je sais pas si Jean-Victor sera d’accord…
— C’est votre père peut-être ?
— C’est mon tonton… mais c’est lui qui possède. Nous, on sert à quelque chose et on profite, mais pour ce qui est de se distinguer, faut voir… Il aimera peut-être pas…
— Je m’en charge, » dit Agnès.
Le lendemain, j’ai pas mis longtemps à m’imaginer comment elle avait convaincu tonton Jean-Victor. Je devais valoir mon prix. Ah je vous avoue que j’étais fier de servir à quelque chose en dehors des magouilles familiales. Je pouvais même tourner à poil. Et bander à l’écran. Éjaculer sans truquage. Me la faire mettre si nécessaire et devenir conférencier pour le bien de l’instruction publique. J’avais carte blanche. Mais Félix n’en demandait pas tant.
En fait, j’aurais pas grand-chose à faire. J’aurais même pas à l’ouvrir. Comme l’avait prévu le caméraman, les rushes étaient trop noirs pour qu’on voit clairement ce que j’étais en train de faire, d’autant qu’y avait que ma tête qui dépassait du talus derrière le transfo. C’était tout à refaire. Et on éclairerait. Y aurait même un réflecteur. Il manquerait rien, à part l’odeur bien sûr. Mais à quoi je servais dans le film lui-même, Félix savait pas encore. Il trouverait. Il trouvait toujours, me confia Agnès. J’en pouvais plus de me la faire en rêve. J’avais besoin de réalité. Mais elle avait pas l’air de vouloir sortir de la fiction où Félix la retenait pour les besoins de la cause. Autrement dit, j’avais pas beaucoup d’espoir. Et je suis vite désespéré. Notre curé vous le dira.
On a attendu le retour du beau temps. Ça caillait en plein soleil, mais le ciel était bleu. Un ventilateur envoyait de l’air chaud sur le corps d’Agnès. Je comprenais pas son jeu, mais le caméraman était content. Y avait que cette femme en préretraite qui disait rien et qui laissait rien deviner de ce qu’elle pensait. Je m’approchais pas d’elle. Elle prenait des notes dans un cahier, lunettes sur le nez et foulard noué en papillon sur le dessus de son crâne. Qui elle était ? J’ai jamais demandé. Et même, je voulais pas savoir. Idem des techniciens qui passaient à mes yeux pour des voyeurs. Qu’est-ce que je foutais dans ce film ?
Bander dans le froid est une prouesse. Comme y avait qu’un ventilateur à air chaud et que j’étais pas situé sur le même plan qu’Agnès qui occupait le premier, je me baladais à poil sur la muraille et dans le fond de l’image. C’était l’idée de Félix. Mais elle était bonne que si je bandais. Et attention à se présenter de profil, ce qui me mettait en danger quand je m’approchais du bord. En plus d’être pâle, j’arrêtais pas de débander. Ça pouvait s’arranger au montage, disait la femme, mais Félix était un partisan du plan-séquence.
« C’est pas difficile, me disait Félix sans perdre patience. Tu bandes et tu te balades sur la muraille. On t’en demande pas plus. Agnès, viens faire bander Oscar ! »
Les caresses, ça va un peu, mais à force, on habite plus à la même adresse. Agnès faisait ce qu’elle pouvait. Elle me surveillait même du coin de l’œil tout en jouant sa scène au premier plan. Je débandais avant le chrono. J’ai attrapé la crève et on m’a mis au lit. Sans Agnès.
*
Trois jours que je suis resté dans la fièvre et le vomi ! On tournait sans moi. Le soleil tapait, mais pas assez dur et le matin, la gelée dégoulinait lentement sur mes carreaux. Félix m’a fait une visite pour me dire qu’il avait trouvé un mec capable de bander dans le froid du moment qu’il faisait soleil. Mais j’avais pas de souci à me faire, c’était pas un mec du village. Si ça se fait, c’était un étranger. Du moment qu’il avait rien à dire…
Agnès n’est pas venue me prendre la température et comme de juste, j’ai pas arrêté de rêver qu’elle me fourrait le thermomètre dans le cul pour ensuite me dénoncer aux autorités. Quand je pense que ça pouvait remonter jusqu’au premier ministre… Notre maire m’a juste fait savoir que j’étais encore plus con qu’il pensait, ce qui m’a pas encouragé à étudier pour améliorer ma connaissance du cinéma, que j’aurais même pu en profiter pour en savoir plus sur les femmes. Je suis retourné enfant de choeur.
Comme j’ai pas grand-chose à faire quand je fais pas du cinoche, et qu’en plus il faisait un temps clair à défaut d’être estival, j’allais sur les remparts pour voir de loin le tournage et le soir, je les voyais sous les auvents, cernés par des radiateurs qui formaient des colonnes rougeoyantes dans la pénombre. Quand Agnès n’était pas à poil, elle disparaissait dans sa doudoune arrachée à un grizzly un jour d’emplette au Grand Marché. Je fumais deux ou trois clopes, puis j’allais chez Tintin pour me griser en attendant d’être noir. Je m’étais promis une saturnale solitaire, mais tonton le maire me surveillait. J’avais des devoirs. Et j’avais failli. Alors chez Tintin je bandais sous la table pour démontrer que si la température était clémente, j’étais meilleur que les autres. J’en avais rien à foutre de souffrir du froid.
C’est comme ça qu’un soir je suis tombé sur la femme de l’équipe. On s’est presque embrassé sur le trottoir. Elle marchait au hasard et moi tête baissée. Mais on allait dans la même direction. On a continué sans rien dire, l’un derrière l’autre. Je l’avais laissée passer devant. C’était un tas. De dos, on aurait dit une borne kilométrique. Elle portait toujours son foulard noué sur la tête. Les mains dans les poches, elle se dandinait en rasant les murs. De temps en temps, elle s’écartait pour éviter une plante ou un poteau. Mais elle revenait contre le mur. Moi, je faisais l’équilibriste sur le bord du trottoir, façon Gene Kelly mais sans parapluie parce qu’il pleuvait pas. J’avais le cerveau en bouillie transitoire. Et la queue en tire-bouchon. On allait chez Tintin.
On pouvait pas aller autre part. On monte dans une impasse qui se termine par la roche à vif. Chez Tintin, c’est au bout à gauche. A droite, c’est toujours chez Tintin mais c’est chez lui. On y va jamais. Qu’est-ce qu’on irait y faire ? Sa bobonne est un char d’assaut atteint par le virus du djihad. Et puis ya des chats. Et puis si on est là, c’est pas pour redescendre. Alors on tourne à gauche et on rentre chez Tintin. Elle est rentrée avant moi. Elle m’a pas tenu la porte. Elle avait l’air vachement pressée d’en finir avec la tristesse. C’est comme ça que je la voyais depuis qu’on s’était frotté le nez en bas de l’impasse de la Rosière Annie. J’ai rouvert la porte.
Elle était déjà assise. Le caméraman était attablé plus loin. Il bouffait quelque chose dans ses doigts. Bizarre quand on sait que Tintin sert toujours dans une assiette et qu’on a pas besoin de s’en servir comme doigts. Moi, je me collai au comptoir et l’observai dans le miroir que Tintin a fait installer comme dans un saloon. C’est pratique, même si on se tire plus dessus depuis qu’on est en république. Je prends un cognac et des cacahuètes.
« T’es plus dans le film, Oscar ? me demande Tintin sans me regarder parce qu’il me connaît depuis que je le fréquente.
— Il m’ont viré parce que j’avais froid. C’est pas vrai ce qu’on raconte.
— Ouais d’accord mais c’est marrant.
— Je reconnais ! »
C’est pas terrible comme dialogue mais c’est du vrai que j’ai rien changé. Ça pourrait même servir dans un film français. C’est fou ce que je me sens plus doué pour le cinéma que pour la poésie depuis que je connais mes limites. Grâce à Félix, même si c’est lui qui m’a viré. Ou alors Agnès en avait marre de me la caresser pour un résultat passable. Je savais pas ce que les autres, la femme au foulard et les technos, pensaient de ma situation maintenant marginale. On aurait pas dit, à les voir attablés à distance, qu’ils avaient envie d’en parler avec moi. J’ai donc décidé d’aller faire la causette à cette femme qui me dégoûtait parce qu’elle était moche.
Elle a pas sursauté. Pourtant, j’arrivais dans le dos et elle avait pas de miroir pour secourir sa pensée. Elle m’a fait signe de m’asseoir. Avait-elle quelque chose à me dire ?
« Non, dit-elle d’une voix si douce que j’en ai perdu ma superbe. Mais je regrette que Félix ait pris cette décision. Vous avez une belle queue. J’aurais arrangé ça au montage. Je suis la monteuse…
— Menteuse… ?
— Monteuse. C’est moi qui monte. Je vous explique ?
— Non, non ! Je sais ce que c’est monter. C’est souvent comme ça qu’on descend un film.
— Ah ce que vous pouvez être marrant, vous ! Ça m’étonne pas. Une pareille queue. C’est pas au second plan que je l’aurais mise, moi.
— Mais vous n’avez pas de queue, vous… »
C’est comme ça, la rigolade. On commence en douceur, presque avec prudence et, de fil en aiguille, on se retrouve dans les bras l’un de l’autre à se féliciter mutuellement d’avoir de l’humour pour le meilleur et pour le pire. Tintin était si heureux de notre bonheur qu’il nous a offert une tournée. Le caméraman et son copain n’en revenaient pas. Ils me faisaient des signes que je comprenais pas. Ils s’y connaissaient peut-être en signes, mais pas en moyens de les faire comprendre. C’est comme ça qu’on rate sa vocation de poète.
« Dites donc, Oscar, me fait ma nouvelle voisine de chaise, je vous ai pas dit mon nom…
— J’ai pas osé vous le demander… Des fois, on s’aime pas assez pour apprécier ce choix parental. Alors je suis toujours prudent à l’heure de me renseigner sur l’identité baptismale des inconnus avec lesquels l’existence me propose de communier…
— Ophélie. Je m’appelle Ophélie. »
Ça m’a fait un choc de savoir qu’on pouvait porter le nom d’un personnage de tragédie. Moi qui n’étais qu’Oscar, comme Louis que Papa adorait. Ça en faisait une distance à franchir, de la connerie populaire à la poésie de Shakespeare ! Ça me l’a coupée. La parole… parce qu’Ophélie était aussi loin de me faire bander.
« Mais rassurez-vous, me dit-elle en bavant aux commissures, je ne me noie que dans l’alcool…
— …qui n’a jamais fait de mal à personne ! Je sais ! Papa disait pareil !
— Et elle disait quoi, votre maman ? »
Elle redevenait triste, Ophélie. Elle était peut-être maman. À son âge, c’était plausible. Comme ma maman était morte en couches, j’ai pas argumenté ce que disait Papa qui d’ailleurs, au moment où je pensais à lui, n’était pas en état de comprendre ce qui m’arrivait. C’est compliqué, la vie de famille, c’est pas moi qui vous l’apprends, n’est-ce pas ? Alors on change de sujet et on revient à nos moutons, ceux qu’on était en train de compter avec Ophélie avant de se coucher.
Je dois avouer, si tant est que je suis mis en accusation par votre sens de la justice, qu’Ophélie avait de l’expérience. Dans le noir complet où on s’était plongé, on était pas plus moche l’un que l’autre. Et puis on avait pas l’intention de faire un enfant, — que dans ce cas, on regarde à deux fois avant de s’y risquer, parce que je peux vous dire qu’un enfant sans beauté, c’est un adulte sacrifié à l’ananké des lois sociales. Bon, j’étais pas sorti moche, mais j’étais pas non plus de taille à mettre Agnès dans mes draps ni à entrer dans les siens sans condition de lumière et de protection prophylactique, si on veut bien considérer avec moi que la laideur est une maladie vénérienne. Je me suis endormi sur ces pensées qui n’étaient d’ailleurs pas toutes nouvelles pour moi.
Au matin, le jour aidant, ainsi que les persiennes, je me suis vu seul. J’avais peut-être rêvé. Les draps sentaient le sperme et la sueur, ce qui n’était pas significatif d’ébats partagés. Je me suis fringué sans toilette (juste un coup de peigne mouillé) et je suis sorti pour aller voir tonton Jean-Victor, notre maire. Il était dans sa cour en train de scier du bois. Ça lui servait à rien de scier du bois, vu qu’il se chauffait au fuel, mais il avait trouvé ce truc dans un bouquin sur le réchauffement climatique adapté à la personne. Et comme il était thésauriseur congénital, il donnait pas le bois scié aux pauvres et avait donc tout loisir de le vendre à ses voisins qui votaient aussi pour lui. Il était rassembleur, mon tonton, et il avait pas l’intention de rassembler les pauvres.
« Tu ferais bien d’aller voir dans la grange à Castin, me dit-il. On attendait plus que toi pour le certif’ ! »
J’ai pâli. Quand notre maire faisait appel à ma fonction que j’exerce pas, c’est qu’il se passait quelque chose de grave. J’ai oublié de vous dire que je suis médecin de formation. Et comme je suis aussi indifférent aux circonstances qui affectent mes semblables dans les mauvais moments de leur existence passagère, j’exerce pas. Seulement des fois, mettons trois quatre fois dans l’année, je constate que la mort est évidente et qu’il y a pas lieu d’en douter. Et ce matin-là, j’étais pas en état de constater dignement. Je me suis rebellé.
« Et Grilain ? Il est en vacances, Grilain ? Il exerce, lui. Va donc lui demander. J’ai pas la tête à ça ce matin.
— Grilain n’est pas en vacances, nom de Dieu ! Et c’est de toi qu’on a besoin. Il s’agit peut-être d’un suicide… »
Bon, vous avez deviné qu’Ophélie s’était jetée dans le puits à Castin. Et vous zêtes pas loin de la vérité. En tout cas elle était morte. D’autant que si c’était pas un suicide, c’était un meurtre. Restait à savoir si c’était un meurtre volontaire commis par un tiers ou un meurtre spontané arrivé par accident. Mais Tonton parlait de suicide. Il me demandait pas de foutre la merde en parlant d’autre chose. Les gendarmes m’attendaient chez Castin. J’avais plus qu’à y aller au galop. Et sans dada.
Chez Castin, ils étaient tous à table, un verre devant et la clope au bec, ce qui les empêchait pas de parler. Deux gendarmes s’étaient levés trop tôt pour avoir l’esprit clair, lequel sombrait encore sous l’effet d’un tord-boyaux dont Castin a le secret bien gardé. Même Tintin le connaît pas. Et pourtant il distille. Je suis à peine entré qu’on me fait signe de passer à côté. La porte est ouverte. Y a plus de foin dans la grange depuis longtemps, depuis que les Castin sont dans l’administration. Par contre, Ophélie y pend.
« Nom de Dieu ! m’écriai-je. Mais c’est Ophélie !
— Comment qu’il connaît son nom ? » fait un gendarme.
Pour être morte, elle est morte. J’ai pas besoin d’examen approfondi pour m’en convaincre. Ça fait une heure qu’on m’attend. Si elle respirait encore quand Castin l’a trouvée, elle a pas survécu à l’attente. Je reviens dans la cuisine pour signer le papier que les gendarmes sont pas pressés de donner au vaguemestre.
« Vous êtes sûr ? me demande un gendarme.
— Faut pas la laisser comme ça. Et puis faut prévenir ses amis.
— Les cinéastes ? Mais on y connaît rien, nous, au cinoche ! »
Jean-Victor Royal, notre maire, est entré. Il sentait la résine. Il avait pas encore chahuté. Il annonça qu’il avait fait préparer un lit chez Grilain.
« Maintenant que c’est signé, dit-il aux gendarmes, on a plus besoin de lui. Mais c’est à lui que revient le devoir de conserver le corps.
— Faites comme vous savez, » dit le gendarme.
Et c’est qui qui a annoncé la triste nouvelle à Félix et à sa suite ?
« Comment ? s’est étonnée Agnès. Vous avez couché avec elle cette nuit. Elle a pas donné des signes… ?
— J’ai rien reçu qui ressemble à des signes, fis-je comme si j’avais bu dans un tonneau. Mais je peux pas nier qu’on a couché. Ça fait pas de moi un coupable…
— C’est pas ce que j’ai dit ! »
Ils avaient pas l’air transformés, les cinéastes. Seul Félix a grogné :
« Elle va nous manquer… »
Et les techniciens se sont gratté le menton en même temps. Agnès m’a attiré sous les mûriers. Elle pleurait. J’ai senti ses seins contre moi, mais juste le temps de me rendre compte que c’étaient ses seins. Elle s’est assise sans m’inviter à en faire autant. Je suis resté debout.
« Ça devait arriver, dit-elle en sanglotant. Elle a jamais eu de chance.
— Elle faisait du cinéma, tout de même !
— C’est vrai que vous êtes toubib ?
— J’exerce pas. J’ai jamais exercé. Je laisse ça à Grilain.
— Qui c’est, çui-là ?
— Je m’appelle Oscar Grilain… »
*
Ils sont partis sans préciser si le tournage était achevé. Le corps d’Ophélie les a précédés de trois jours. On s’est même pas dit au revoir. Le printemps est arrivé et j’ai eu ma crise d’acné. C’était le retour à la normale, comme disait tonton Jean-Victor qui regrettait d’avoir signé avec la Région pour un film dont plus personne ne parlait. Et c’était pas faute qu’on s’était renseigné. Mais rien. Pas de nouvelles. Ni bonnes, ni mauvaises.
Je suis retourné sur la muraille pour revivre l’enfer dans lequel m’avait plongé le maudit froid de l’hiver. J’avais été à deux doigts de devenir un acteur de second plan. Et Ophélie aurait monté le film pour tromper le public comme c’est de bonne guerre au cinoche. J’étais tellement triste que ça me donnait envie de succéder à Papa. Il était vieux et son cabinet ne désemplissait pas. Mais j’avais pas l’esprit à lui faire cette joie. Il en avait plus pour longtemps. Je vendrais le cabinet à un toubib venu d’ailleurs. Rien ne changerait, à part les gens. Je faisais tout pour. On peut tout recommencer même en changeant les gens. On se vaut tous. C’est les lieux qui s’imposent. Et ce, jusqu’à la fin des temps. On y est pas encore, mais rien ne dit qu’on changera au point de plus jamais tomber dans l’erreur. Ou alors ce seront plus les mêmes erreurs. Je me demande qui a inventé le concept de vérité.
Et c’est comme ça que l’été est arrivé, avec son feu de la Saint-Jean et sans les fonctionnaires partis en vacances à l’étranger. Y avait plus grand monde au village. Tintin se demandait, comme chaque année à cette époque, s’il ferait pas mieux de fermer pour prendre des vacances sur place. Mais est-ce qu’on peut parler de vacances si on reste ? Popo le facteur va en Espagne. Voilà ce que c’est les vacances. On en discutait sur le perron de chez Tintin quand on a vu arriver les roulottes américaines. Si c’était pas un cirque, c’était les cinéastes !
On a descendu l’impasse de la Rosière Annie en quatrième vitesse et sur nos jambes, moi le premier. On aurait dit des gosses dans un film de Tati. Y avait que Tintin en culottes courtes, parce que c’était pour lui le symbole des vacances, les guiboles comme en enfance. J’ai alors vu Agnès sous les mûriers. Je pouvais pas me tromper. C’était bien ses jambes. Elle s’est levée quand je suis arrivé sur la place et sa jupette est remontée d’un cran, mais pas assez pour cacher sa culotte. J’avais une trique d’enfer. Je l’aurais embrassée, mais elle a toujours su m’imposer sa pudeur, même quand elle était à poil sur la muraille. J’y ai serré la main, tendrement. Elle m’a souri en prenant son air de gamine inventive. J’étais pâle, mais seulement à cause de ma turgescence. J’ai jamais voulu connaître d’autre bonheur.
Félix est sorti d’une roulotte à ce moment-là. Il a rien dit. Il me regardait en souriant, des pieds à la tête. Il a fini par dire :
« Oscar, t’es le mec qu’il nous faut. C’est l’été maintenant. Tu n’as plus aucune excuse. Au travail ! »
Robert Chamisou, Zouzou pour les amis, n’avait pas de chance. Il était retraité de l’administration publique, pas usé, mais l’esprit en proie aux sauvages contradictions que connaît le fonctionnaire quand il prend de la bouteille. En parlant de bouteille, il ne la négligeait pas non plus. Elle commençait même à menacer sa santé. Mais dans l’ensemble, Zouzou ne se plaignait pas. Il était veuf et ne s’était jamais remarié. Il avait un fils qui servait lui aussi à quelque chose. La maison était dans la famille depuis trois générations. Ce n’était pas un palais, mais le jardin était agréable et le potager productif grâce aux soins que Zouzou accordait à ce morceau de terre. Il n’avait pas d’amis au sens propre du terme. Il connaissait les gens pour les avoir fréquentés toute la vie. C’était bien suffisant pour entretenir les relations sociales sans lesquelles un homme n’en est plus un. Son existence était réglée sur les saisons et les rendez-vous avec la démocratie et la république.
Tout eût été pour le mieux si sa propriété n’avait pas été l’objet de constants larcins. Quand ce n’était pas un rosier fraîchement planté qui disparaissait, c’était la selle de son vélo ou le tuyau d’arrosage qu’il avait oublié de rentrer. Et tant d’autres choses utiles et même nécessaires qu’il remplaçait sans toutefois en informer les autorités. Cette activité délictueuse relevait du harcèlement. Il ne pouvait en douter. Depuis plus de dix ans qu’il jouissait paisiblement de sa retraite bien méritée, il ne s’était pas passé une semaine sans qu’il constatât la disparition d’au moins un des objets constituant sa propriété. Il en tenait le compte. Il y avait là, selon lui, de quoi nourrir et même loger un pauvre. Le pire, c’était le vol du robinet de jardin. Non seulement ce robinet valait le prix d’un bon repas, mais encore l’eau répandue pendant toute une nuit était perdue à jamais. On lui arracha même les fils qui furent remplacés à grands frais. Quant à son vélo, il n’osait songer à tout ce qu’il avait subi. Il avait été tellement escamoté par pièces qu’il était sans doute complètement différent de celui qu’il avait acheté du temps où il savait encore en faire.
Il fallut plus de dix ans à Zouzou pour en concevoir une colère. Il connaissait la haine, certes, mais il avait toujours considéré que la colère est seulement un bon moyen d’en piquer une quand ce n’est pas le moment. Zouzou n’était pas du genre résistant. Durable, oui. Mais pas résistant au point de risquer de perdre ce qu’il avait patiemment acquis pour compléter un héritage somme toute assez coquet. Mais là, à près de soixante-dix ans, un matin, un soir ou dans l’après-midi, il ne s’en souvenait plus, une colère monstre l’avait étouffé.
Ce n’était pas la perte de la roue de sa brouette qui le mettait dans cet état mais, pour une raison obscure et même inexplicable, la disparition de cette roue avec ses paliers le mit dans un tel état qu’on le transporta à l’hôpital pour savoir ce qu’il avait.
Il n’avait rien. Son cœur était encore solide, il allait à la selle et quand on testait ses réflexes, il en avait de bons. On le ramena chez lui. Mais la colère, qui était montée très haut sur l’échelle de la dangerosité pour les autres, se maintenait au niveau qui avait provoqué le malaise et justifié une hospitalisation d’urgence.
On ne s’en inquiéta pas. Et c’est dans le plus grand secret, grâce à l’internet des Amériques, que Zouzou acquit un matériel sécuritaire de qualité hors de prix. Il y avait mis toutes ses économies.
Il étala donc les plans sur la table de sa salle à manger et commença à étudier le dispositif qu’il avait en tête depuis le premier jour de son hospitalisation. Et, doué pour le bricolage, il installa caméras, pièges, détecteurs et autres technologies avancées, le tout relié par des fils, car il se méfiait des ondes qui peuvent toujours être captées par l’ennemi ou le curieux, les deux catégories de personnes qu’il comptait bien éliminer de son existence.
Tout fonctionna dès le premier essai. Un tableau compliqué rempli de paramètres savants couvrit l’écran. Comme Zouzou avait étudié tout ça, il en comprit le sens. Et comme nous ne sommes pas nous-mêmes doués pour ce genre d’observations, nous n’en parlerons pas. Le système était prêt à cueillir la prochaine victime, autrement dit le prochain qui s’aventurerait sans le savoir dans cette jungle sécuritaire sophistiquée.
Ce jour arriva. C’était une nuit. Sans lune évidemment, car les voleurs, bien qu’excités comme tout le monde par la lumière de la Lune, choisissent toujours de s’adonner à leur vile passion dans l’obscurité la plus noire. C’était sans compter sur le progrès que celui-ci franchit la clôture. Zouzou, relié par sonde sous-cutanée au système, s’éveilla. Une injection de vitamine le disposa instantanément à agir. Il se posta devant l’écran et consulta les paramètres. Celui qui mesurait l’intensité de la réaction défensive automatisée était à son maximum. Zouzou, satisfait de ce premier résultat, sortit en pantoufles dans son jardin. Il y avait un corps inanimé dans l’allée. Du bout du pied, il vérifia que la mort n’était pas contestable, ce qui était inutile, mais compréhensible, vu que le système avait déjà, après l’avoir donnée, constaté la mort du sujet. Il ne restait plus qu’à passer à l’étape suivante du processus, qui était manuelle, car Zouzou n’avait pas investi dedans faute de moyens. Même un cadre retraité ne pouvait envisager cette dépense sans mettre en péril sa sécurité sociale.
Il empoigna fermement les mains du voleur, qui étaient petites parce que c’était un enfant. Zouzou se doutait bien que c’étaient des enfants qui le volaient. Mais lui avaient-ils laissé le choix ? Il jeta l’enfant sur son épaule et, furtivement, rentra chez lui par le garage pour ensuite descendre dans la cave où tout était prêt pour recevoir le corps des intrus. Celui-ci était léger. Zouzou descendit les escaliers poussiéreux, fit de la lumière en actionnant l’interrupteur électrique et jeta négligemment le corps sur la table qu’il avait aussi prévue. La petite fille ne portait pas de culotte.
Zouzou, qui ne s’attendait pas à revoir un entrejambe féminin depuis que son épouse avait disparu avec le sien, s’immobilisa sans pouvoir faire autre chose que de regarder. En même temps, son pénis se leva dans le pantalon qu’il n’avait pas encore quitté. Et quand il l’eut fait, il écarta lentement les petites cuisses et pénétra sans difficulté dans la fente qu’il avait vaselinée abondamment. La petite fille n’était pas vierge. Elle avait l’habitude. Cela diminuait la portée morale du geste. Et comme elle avait aussi l’habitude de la sodomie, il essaya de ce côté aussi avant de s’abandonner au plaisir.
Ce fut un moment inouï. Zouzou remonta son pantalon. Il s’aperçut qu’il avait dénudé la petite fille qui n’était pas si petite que ça car elle avait de jolis petits seins en forme de poire. Il s’assit et réfléchit. Il n’avait pas prévu cela. Se connaissait-il si peu ? Il avait abusé de quelques fillettes dans sa jeunesse, mais sans conséquence sur sa réputation de paroissien exemplaire. On ne pouvait pas parler de viol. D’abus, peut-être, car elles étaient vraiment petites. En tout cas, il pensait avoir oublié ces détails de son histoire personnelle. Et voilà qu’à la faveur, si on peut dire, d’une opération sécuritaire rondement menée, il recommençait. À un détail près toutefois : celle-ci, bien que plus âgée, était morte. Et encore chaude, ce qui expliquait la confusion. Il était évident que s’il avait attendu qu’elle refroidît, il ne se serait pas livré à son ancienne passion pour la chair féminine en formation. Et puis elle n’était pas vierge. Et même sans doute experte. Il éteignit et remonta.
Il ne se coucha pas. Il bandait encore. Jamais il n’avait été excité à ce point, surtout par une nuit sans lune. Il s’assit dans son lit et observa longuement son incroyable turgescence. Il y avait longtemps qu’il prenait son plaisir en solitaire, mais cette fois, l’intensité de ce nouveau désir lui était inconnue. Il hésita, caressa du bout des doigts, attendit. Il redescendit. Le corps était encore tiède. Peut-être déjà froid, mais son esprit s’embrouillait et il recommença avec encore plus de fougue. Le plaisir le projeta dans un monde merveilleusement dangereux. Il crut mourir. Ou plutôt, il le souhaita. Puis il reprit ses esprits, constata avec dégoût que le corps était froid et, titubant tout nu dans l’escalier, il se mit à pleurer comme un enfant. Ce n’était pas exceptionnel, ces pleurs, mais cette fois, c’était comme avant.
Il se coucha après avoir éteint le système. Il voulait dormir. Tant pis si un autre voleur se faisait tuer. Il mourrait dans l’allée protégée par une haute haie de lauriers. Mais cette assurance ne lui accorda pas le sommeil. Il rêva tout éveillé. Et son érection constante plusieurs fois libérée finit par l’épouvanter. Le soleil apparut dans les interstices des volets. Il devait être six heures passées. Il n’avait plus sommeil. Et il avait envie d’un café.
Ce café, il le réchauffa plusieurs fois. Il ne l’accompagna pas d’un petit verre de rhum comme d’habitude. Il ne buvait jamais d’alcool quand il était angoissé, car cette substance d’ordinaire si merveilleuse le poussait à désirer la mort. Et même celle des autres. Il prenait alors les médicaments que lui avait prescrits son médecin. D’ailleurs, ils en avaient augmenté la dose à l’hôpital. Il les chercha.
Tout en cherchant, sachant très bien où il rangeait tous ses médicaments, il repensa aux évènements de la nuit. Le corps finirait par empester. Et il en accélérerait la décomposition s’il le réchauffait. Il ne lui serait plus d’aucune utilité. Pourtant, il en avait besoin. Il désirait ardemment retrouver ce plaisir stupéfiant, inimaginable. Certes, il y en aurait d’autres, filles ou garçons. Mais des experts ? Et puis on finirait bien par s’inquiéter de ces disparitions en série. « Mais qu’est-ce que j’ai entrepris, mon Dieu ? » pleurnicha-t-il sans vraiment croire aux promesses de ses larmes.
Il sortit pour s’assurer qu’il n’y avait pas une autre victime. L’allée était déserte, heureusement. Il jeta un œil dans tout le jardin. On avait piétiné le potager. Elle, sans doute. Il ne fallait pas tarder à effacer ces traces. Il binerait un peu tout à l’heure, quand le soleil réchaufferait un peu la terre gelée. Tout le monde jardinait ici. De qui était-elle l’enfant ? songea-t-il en entrant dans le garage. Il descendit à la cave.
La vue du petit corps dénudé en position de petite chienne l’excita encore. Mais le corps était glacial. Il se masturba. Le plaisir n’en fut pas moins intense, ce qui l’encouragea à penser qu’il pouvait se passer de sa chaleur et de sa tendresse. Il remonta pour aller chercher son appareil photo. Il en prit des dizaines, manipulant le corps pour lui donner toutes les positions possibles. Ce travail l’excita encore et il éjacula dans les cheveux. Pendant un court instant, il pensa devenir fou. Mais il ne l’était pas. Il éprouvait des sentiments. Il avait peur. Les fous ne connaissent pas ce genre de peur, pensa-t-il. Il pensa aussi à ce qu’il convenait de faire du corps. La disparition de cette enfant serait signalée dans la matinée, si ce n’était déjà fait. Le système prévoyait l’effacement définitif des traces de mort, mais le mode d’emploi ne disait rien du corps et encore moins des photos qui elles ne devaient pas disparaître sous peine de se condamner au phantasme et finalement à l’oubli. Mais il n’était pas difficile de cacher les photos. Le corps, par contre, posait une série de problèmes auxquels il n’avait pas réfléchi alors que le mode d’emploi n’en disait rien. Il l’emmura. Dans la cave.
Le tas de sable dont il ne se servait plus depuis longtemps, en fait depuis que le maçon avait terminé la cabane de jardin, présentait maintenant une sorte de cicatrice jaune alors que la surface du sable était grise ailleurs qu’à l’endroit où il avait creusé. Il convenait donc de brouiller cette piste en utilisant ce sable. Il en répandit dans l’allée. Si on lui posait la question, il répondrait que ce sable était destiné à diminuer le crissement du gravier, bruit qui l’agaçait depuis quelque temps, sans doute à cause de la vieillesse. Il se trouverait toujours quelqu’un pour lui donner raison. On a tellement peu de choses à se dire depuis qu’on est seul face à son destin…
Voilà pour le sable ! Restait que pour composer le crépi, il avait utilisé un vieux sac de ciment et le peu de chaux qui restait dans un seau oublié là par le maçon. Ce crépi n’était donc pas de bonne qualité. Et vu la quantité de ciment, il avait été contraint d’en réduire l’épaisseur à deux malheureux centimètres. De plus, le volume de tuf correspondant à celui du corps était d’une couleur tellement plus claire que la terre du jardin qu’il faudrait pour le recouvrir pour éviter ce contraste flagrant, lequel ne manquerait pas d’attirer l’attention. C’est fou ce qu’on se sent entouré à l’endroit même où on s’est cru seul quand un détail de l’existence a changé de sens !
Mais tout se passa bien, sans mauvaises nouvelles. La journée qui suivit la nuit du crime ne présenta aucun relief. S’étant approché de la haie de lauriers pour écouter la conversation des voisines, il n’entendit rien sur la disparition d’une petite fille. La nuit tomba. Il attendit.
Le système déclencha une alarme à deux heures après minuit. Zouzou sauta du lit pour consulter l’écran. Le paramètre de mort était activé. Il attendit la fin de l’agonie, laquelle dura plus de dix minutes. Le voleur s’était traîné et avait presque atteint le bout de l’allée, à la limite du potager. Il était mort maintenant. Zouzou sortit.
C’était encore une petite fille. À peu près de la même apparence que la précédente. Elle portait une jupette et pas de culotte. Dans son agonie, elle avait chié et pissé, ce qui ne déplut pas à Zouzou qui aimait la nouveauté. Il ignorait combien de temps allait durer cette comédie, il en angoissait même, mais en attendant de se terminer mal pour lui, elle promettait des moments d’extase sans comparaison avec celles que procurent les spectacles industriels. Il emporta le corps et descendit dans la cave où il vécut ce qu’il n’avait jamais rêvé de vivre. Et cette fois, le rite accompli, il travailla plus vite.
Cependant, faute de ciment et de chaux, il dut renoncer à un crépi pour dissimuler le trou creusé dans le tuf qui constituait les parois de la cave. Il enfonça le corps dans cette cavité et replaça les morceaux de tuf pour leur donner un aspect de mur en mauvais état. Il parvint même à retrouver l’aspect délabré de la paroi qui descendait encore dans les profondeurs de la maison, là où il n’était jamais allé. Il s’en approcha sans franchir la limite de ce monde souterrain qui avait rempli son enfance de cauchemars aussi grotesques et épouvantables que les contes inventés par son père pour le punir d’avoir mal travaillé à l’école. Son père ne l’avait jamais contraint à entrer là-dedans, mais il le jetait par terre à cet endroit et l’abandonnait en le menaçant de recommencer à la première occasion, laquelle ne manquait pas d’arriver, car Zouzou était un très mauvais élève. Ce qui ne l’empêcha pas de devenir un honnête fonctionnaire.
Ce matin-là, deuxième du processus qui allait déterminer sa fin, Zouzou jeta un œil plus attentif, et pas du tout inquiet, dans cette ombre où il n’avait jamais mis les pieds malgré les promesses de son papa. Il alla même chercher une torche électrique dans le garage. C’était un trou en pente. Cela, il le savait. En fait, c’était un projet d’agrandissement de la cave que le vieux avait abandonné. Jusqu’où avait-il creusé ? Zouzou n’en savait rien. La lumière de la torche s’évanouissait dans une sorte de brouillard. Zouzou jeta un morceau de tuf qu’il n’avait pas utilisé pour reboucher le trou. Aucun son en retour. C’était étrange, ce silence, cette profondeur. L’enfant qu’il avait été avait peut-être eu raison de se méfier de cette perspective. Il n’avait même jamais vu son père y revenir.
L’idée de catacombes se précisa. Une fois les corps soigneusement enfermés dans des niches creusées dans le tuf, on pouvait envisager une porte dissimulée par un dispositif astucieux. Si Zouzou parvenait à concevoir cette nécropole, il ne lui restait plus qu’à résoudre aussi ingénieusement la question que la société des hommes ne manquerait pas de se poser au sujet des disparitions. La première crainte qu’on pouvait avoir, c’était qu’un des enfants encore vivants informât son entourage des larcins que lui et ses petits amis commettaient dans la propriété de Zouzou. La faille du système n’était pas dans le système lui-même, mais à l’extérieur. Or, comment sortir sans se faire remarquer par les agissements nécessaires à toute exploration ?
Zouzou augmenta la dose de médicaments. Il n’ignorait pas que cette chimie avait des effets secondaires, notamment sur ses capacités d’érection et d’orgasme. Il en augmenta néanmoins la posologie, tant et si bien qu’il épuisa sa réserve avant la prochaine ordonnance. Il ne lui fallut pas un jour avant de ressentir les signes du manque. Il eut une crise violente et destructrice dont les cris effleurèrent les oreilles du voisinage. Et comme on s’était récemment inquiété pour sa santé, on sonna à sa porte. Ces coups ébranlèrent son cerveau. Il se calma. Et attendit quelques minutes avant d’ouvrir. On l’attendait au portail et s’il ne se montrait pas, ils oseraient entrer pour frapper à sa porte. Il se regarda dans le miroir du hall d’entrée. Il avait un aspect épouvantable. Il ne pouvait pas se montrer dans cet état. Ils n’attendraient pas longtemps avant d’appeler une ambulance. Et il n’avait aucune envie de retourner à l’hôpital. Il risqua donc un œil par-dessus la balustrade du balcon. C’était les flics !
*
Zouzou fit un voyage. Le navire était aussi vaste que le monde. On ne sentait pas son déplacement dans l’espace. Le ciel était immobile malgré une infinité d’étoiles. Zouzou dormait seul dans un endroit tranquille. Il y avait des cordages, des voiles à réparer, des planches brisées, des malles ouvertes et vides, toutes sortes d’objets qu’on aurait dit récupérés sur les lieux d’un naufrage. Il y avait du monde sur le pont et à l’horizon de cet immense pont, des foules innombrables se déplaçaient en silence. Il n’y avait pas d’oiseaux dans le ciel. De temps en temps (était-ce une fois par jour ?) des êtres muets et lents lui apportaient de quoi se nourrir. Il ne leur adressait pas la parole. Il ne les comprenait pas non plus. Ils venaient, déposaient les plats sur un rouf et redescendaient avec ces plats dont ils avaient versé le contenu à même le rouf. Pas de vent, ni de pluie. Ni sans doute de saisons, encore que Zouzou eût perdu le sens de la durée. Il était vêtu comme les autres d’une robe sale nouée à la taille par une corde de chanvre. On ne voyait personne d’autre. On ne savait rien des autres, pas plus que sur ce qui avait motivé ce voyage. S’il y avait eu un procès, Zouzou en avait oublié le contenu. C’était, selon lui, une cruelle façon de mourir. Et s’il était déjà mort, il était en Enfer. Pourquoi Papa avait-il renoncé à creuser cet agrandissement de la cave ? Et combien de corps Zouzou y avait-il inhumés ? Il n’y avait pas d’autres questions. Il était impossible de s’en poser une autre. Et cela procurait une étrange sensation de bien-être.
Si le temps passait, ou s’il ne passait plus et que son cerveau n’était pas encore prêt à accepter ce concept, rien n’arrivait sur ce pont infini. Une fois ingurgitée la nourriture répandue sur le rouf, Zouzou redescendait et s’asseyait sur les cordages. Quelquefois, et même souvent, il s’endormait, sonné par la digestion. Il ignorait de quoi était faite cette nourriture, mais c’était bon. Il la désirait au bout de l’attente, mais était-ce du temps s’il était mort ?
La pire des sensations était l’impression de ne plus rien apprendre de l’existence, ce qui était dans la nature de la mort. Pourtant, quand le pont se mettait à rouler ou à tanguer, Zouzou cherchait à descendre dans le ventre du navire. Il avait cherché une entrée sous le rouf. En vain. Tout était fermé. Et chaque fois qu’il avait dépassé le premier mât, il ressentait un malaise douloureux et il tombait. Il se contorsionnait comme ça pendant des heures. Ou pendant une fraction de seconde. Ou rien. C’était une idée absurde et il revenait dans son coin pour penser à autre chose, à rien de préférence. Rien ni personne ne lui disait ce qu’il convenait de dire ni de faire. C’était étrange. Il avait envie de vivre.
Comme il ne se passait rien, ce qui est normal en cas de mort, il tentait de répondre aux deux questions posées plus haut. Celle à propos de son père. Et celle concernant les corps dont il avait joui au-delà de toute espérance. Ça faisait deux histoires à se raconter, à inventer, à oublier. Et il recommençait, ce qui était la preuve que le temps agissait encore sur lui. À moins que l’anéantissement du temps ne soit qu’une question de boucle itérative sans fin. Il ne bandait plus.
Il n’y avait aucune raison de bander dans ce monde voyageur. Il ne distinguait pas l’homme de la femme. Et on n’y rencontrait pas d’enfant, à croire que les enfants ne meurent pas si l’enfer les menace. Le pénis servait uniquement à pisser. Et l’anus à chier. Comme il était impossible de trouver le bastingage, il fallait se résoudre à satisfaire ces besoins n’importe où, sauf sur le rouf bien sûr. Ou Zouzou pissait et chiait en se promenant, comme les chevaux et un tas d’autres animaux ou les oiseaux en l’air ou posés sur une branche. Mais il n’y avait pas d’autres animaux ici que des humains, du moins si l’on se fiait à ce qu’on voyait. Combien de temps passa ainsi ? Ou que se passa-t-il en dehors du temps ? Rien que Zouzou eût l’occasion d’observer. Et voici qu’un beau jour, comme on dit, quelqu’un s’approcha et lui adressa la parole.
« Comment vous sentez-vous, monsieur Chamisou ? Je viens vous apprendre que votre maison est vendue. Il faut bien que vous subveniez à vos nouveaux besoins. Ce n’est pas donné, le traitement psychiatrique ! »
C’est comme ça que Zouzou sut qu’il était malade et qu’on le soignait. S’il avait su, il aurait évité de savoir, parce que le voyage se termina ainsi.
Filipo est revenu à peine trois semaines après. On ne l’attendait pas. On pensait même qu’il ne reviendrait pas. Il faut dire que son cœur s’était arrêté. D’après Engin, le seul d’entre nous à savoir manipuler un défibrillateur, l’arrêt cardiaque avait duré au moins deux minutes. Si Filipo s’en sortait, c’était un miracle, mais personne n’avait brûlé de cierges pendant qu’il était à l’hôpital. On ne s’était pas déplacé non plus. Il faut dire qu’avec ses embouteillages constants, T* est un véritable enfer pour celui qui prétend simplement rendre visite à un type qui va mourir de toute façon. Alors on n’y est pas allé.
Filipo est célibataire. Et en plus il vit seul, sans maman pour le dorloter ni colocataire pour lui tenir compagnie devant la télé. Il est allé directement du bureau à l’hôpital. Et pendant tout ce temps, son appartement est resté fermé. On y a pensé tous en même temps quand Engin est venu nous annoncer la nouvelle de son retour.
C’était d’autant plus gênant, comme situation, que j’habitais moi-même (à cette époque lointaine) dans le même immeuble que Filipo, un étage en dessous. À un appart’ près, j’aurais pu entendre ses pas sur le plancher, mais ce que je n’entendais plus à la place, c’était la maudite musique d’Engin qu’il mettait à fond pour ne plus entendre les mules de Filipo glisser sur le plancher. Ça le mettait hors de lui, mais il aimait la musique. Pas moi. Globalement, on n’était pas trois bons voisins. Mais on travaillait dans le même bureau, sauf qu’Engin était notre chef.
Un mardi matin, alors qu’on avait tout oublié du lundi, voilà que Filipo tombe en plein milieu de l’allée avec une pile de documents fraîchement imprimés dans les bras. Engin s’amène en gueulant, parce que ce n’est pas la première fois que ça arrive. Aussi sec, au lieu de rire comme moi et mes collègues, il arrache le défibrillateur du mur et se met à lire la notice à haute voix. Je l’ai lue moi-même dans l’après-midi alors que Filipo était censé vivre ses derniers instants. Deux minutes. Engin avait raison. C’était le temps qu’il fallait prendre pour la lire et la comprendre. Et le cerveau de Filipo avait pâti de cette attente.
Puis les jours se sont mis à passer alors que jusque-là, on les voyait s’écouler comme dans un sablier. On les comptait. Et Filipo résistait. Engin avait emprunté un ouvrage à la bibliothèque municipale pour étudier le cerveau et particulièrement la question de sa nécessaire irrigation par la circulation sanguine. Je ne crois pas qu’il ait eu le temps de terminer ce gros volume qu’il abandonnait en fin d’après-midi sur son bureau. Et le matin, il était toujours là, à l’angle de sa table en teck, entre la statue de Mars et le pot à crayons. Personne n’y touchait. Tout ce qu’on savait, de la bouche du docteur Étienne, c’est que Filipo n’en avait plus pour longtemps. Ou que s’il s’en sortait, il irait alimenter la brigade des fadas du quartier. Personne n’avait encore eu l’idée d’aller jeter un œil sur son appartement. Par personne, j’entends Engin et moi, car les autres habitaient à l’extérieur. Il n’était pas difficile de demander la clé à la concierge, ce qui réduisait l’alternative à une option, Engin qui avait de l’autorité. Moi, je suis un employé du bas de l’échelle. Encore heureux qu’un petit coup de piston m’ait élevé au premier barreau. L’équilibre est stable. Je ne crains rien.
On n’attendait donc plus quand Engin nous a appris la nouvelle. C’était une bonne nouvelle. On est toujours heureux d’apprendre que la mort a raté son coup, surtout si on connaît la victime potentielle. Mais la question demeurait entière : dans quel état était le cerveau de Filipo ? Notre travail ne réclame pas une foule de neurones, mais un minimum est exigé. Filipo était-il encore des nôtres ?
« Il refuse d’aller en maison de repos, nous dit Engin en rangeant son bouquin dans un tiroir de sa table. On est pourtant à cent pour cent. Je comprends pas… Si c’était à moi que ça arrivait… »
Je ne sais pas si Engin comprenait que si ça lui arrivait, il ne se trouverait personne ici pour actionner le défibrillateur. Ou alors il faudrait beaucoup plus de deux minutes pour déchiffrer le mode d’emploi. Une véritable catastrophe pour son cerveau. Mais où en était celui de Filipo ?
« Ça va, dit Engin. Il a pas souffert. C’est en tout cas ce que dit Étienne… »
Étienne, tout le monde le sait, à part les rhumes et les enflures, n’a jamais délivré de certificats de complaisance. On voulait en savoir plus. Qu’en disait le spécialiste de l’hôpital ?
« Il est moins enthousiaste, dit Engin. Mais il voit les choses d’un point de vue général. Étienne a une bien meilleure connaissance du terrain que nous occupons. Il est donc formel : Filipo pourra reprendre son travail dès qu’il aura profité de son congé de convalescence. »
Restait la question de l’appartement. Je n’imaginais pas l’état du mien après trois semaines de fermeture totale. La vaisselle, les restes de nourriture, les fenêtres, le chat… Filipo avait un chat. Pas moi. Si le chat était sorti, une fenêtre était ouverte. Et si une fenêtre était ouverte, avec la pluie qui tombait depuis trois semaines… Non, ce n’était pas un effort d’imagination qui m’épuisait ce jour-là, le jour où Filipo revint de l’hôpital avec un cerveau en nette régression par rapport à celui qu’il possédait avant d’avoir affaire à la mort.
« J’irai le chercher en bagnole, dit Engin. Glavert, vous m’accompagnez… des fois que… ?
— Des fois que quoi ? sursautai-je. J’ai les fiches de position à classer…
— Mavusse s’en chargera.
— Mais Mavusse… ! C’est moi qui… »
Bref, on est parti pour T* dans la bagnole à Engin. Vous avez compris que je m’appelle Glavert. Je n’avais pas le choix. Il pleuvait à verse. On est arrivé à T* en plein embouteillage de midi. L’hôpital était cerné par des milliers de bagnoles toutes plus excitées les unes que les autres. Engin était rouge.
« On trouvera pas à se garer, grogna-t-il. Glavert ?
— Oui… ?
— Descendez et allez chercher Filipo. Il doit attendre sans une salle prévue à cet effet.
— Mais il y en a des milliers de salles prévues à cet effet ! Je trouverai jamais avant la fermeture ! Il a pas un portable, Filipo ?
— C’est moi qui n’en ai pas. Vous en avez un vous ? Non. Alors descendez. Et n’oubliez pas le parapluie, sinon vous allez attraper la crève.
— Et vous m’attendrez où… ?
— Ici même. Je vais tourner. Je sais pas combien de temps ça dure de faire le tour. On verra bien. À tout de suite, Glavert. »
Facile à dire quand on reste à l’abri. Le vent a failli emporter mon parapluie qui était à Engin. Il m’avait dit de monter, parce qu’en descendant, on s’éloignait de l’hôpital. Il fallait lutter contre le vent et la pluie. J’ai trouvé un escalier, heureux de posséder la maîtrise d’un système étudié pour monter, du moins dans le sens que j’avais pris. Il y avait du monde. On croisait nos parapluies. Pas un regard. À quoi bon ? On aurait eu du mal à se regarder dans les yeux tellement la pluie était dense. J’ai atteint comme ça plusieurs paliers. Et l’escalier continuait de monter. Ça n’en finissait pas. Je me suis posé la question en regardant mes pantalons trempés des chaussettes à mi-cuisse. J’avais même des flashes érotiques en voyant les jambes nues des femmes qui se croisaient dans la tourmente. Et au bout d’un temps assez long pour interdire tout espoir à mon cerveau, je me suis demandé si j’étais en train de monter vers l’hôpital ou autre chose.
« Si, si ! C’est par là, me dit une jolie petite femme toute mouillée.
— Vous êtes sûre ? Je veux dire… C’est encore loin ? »
Je ne sais pas ce qu’elle m’a répondu, mais de dos, elle était toujours aussi jolie, presque nue dans son tablier blanc. Elle portait des sandalettes de la même couleur. Si je n’avais pas été en mission, je l’aurais suivie. C’est comme ça que je conçois l’amour. Et ça ne m’arrive pas souvent, allez !
J’ai enfin aperçu un grand écran de lumière. L’escalier s’est arrêté en même temps. Il ne me restait plus qu’à traverser une zone pavée où les gouttes rebondissaient en éclaboussant d’autres jambes. Je serais bien resté là à reluquer ce beau spectacle, mais j’étais en mission et Filipo, tel que je le connaissais, devait se faire un sang d’encre. Il fallait espérer que je me dirigeasse vers la bonne salle d’attente. Je ne savais même pas dans quel service il avait été soigné, Filipo. Cardiologie, cerveaulogie… J’aurais du mal à me repérer si je ne tombais pas sur lui par un heureux hasard.
Je vis alors que tout le monde fonçait vers une porte qui demeurait ouverte. J’ai fait comme les autres, courbé comme une vieille sous mon parapluie, prêt à me battre pour me faire une place. J’ai vaguement glissé dans une flaque sans y mettre le nez. J’étais sauvé. Et à l’abri. J’ai fermé mon parapluie. Je n’étais pas essoufflé. La salle d’attente était noire de monde. Je dégoulinais comme un beignet. Un garde m’observait d’un œil noir, sans doute parce que je ne me décidais pas à suivre un chemin parmi ceux qui m’étaient proposés par les panneaux multicolores. Pourtant, le concepteur de cette administration des foules avait facilité la recherche par un code de couleurs. Mais je ne connaissais pas ce code. Or, tout le monde semblait le connaître. Le garde a fini par s’approcher de moi.
« Je peux vous aider, monsieur ? » me dit-il sans me lâcher du regard.
J’eusse aimé me débarrasser de mes vêtements trempés et poser mon parapluie sans risquer de me le faire piquer. Il appartenait à Engin, je ne pouvais pas commettre l’erreur de l’oublier. Engin, lui, n’oubliait jamais rien. Normal, il était le chef. Et je n’avais pas la moindre idée de l’endroit où je pourrais trouver Filipo. Cet hôpital était une cité imprenable.
« Vous cherchez sans doute quelqu’un, me dit le garde sans se radoucir. Vous connaissez le numéro de chambre… ?
— Il est plus dans sa chambre, monsieur… Il est guéri… Enfin… il s’en est sorti. Et je suis censé le ramener à la maison…
— Je vois. »
Je ne sais pas ce qu’il voyait, mais il était lourdement armé. Il avait sur lui de quoi tuer deux fois le XV de France. Un homme en blanc s’est approché.
« Ce monsieur est perdu, dit le garde.
— Qu’est-ce que vous cherchez ? me demanda l’homme en blanc.
— Certainement pas des ennuis ! » m’écriai-je histoire de réchauffer l’atmosphère.
Tu parles ! En temps de guerre, on ne plaisante pas dans les lieux publics. On s’y conduit avec le permis. J’ai tout de suite regretté d’être de bonne humeur malgré la pluie et la foule. J’ai tenté de relativiser mon incivilité.
« Je cherche mon ami Filipo, m’empressai-je d’expliquer. Il est guéri. Enfin…
— On va consulter le fichier, dit l’homme en blanc. Suivez-moi ! »
J’ai laissé le garde derrière moi. Il sentait déjà la poudre. Quel massacre j’aurais provoqué si j’avais dépassé les bornes ! L’homme en blanc me poussa contre un comptoir. Il réapparut derrière, assis devant un écran. Il avait trouvé Filipo. Sauf que Filipo n’était plus là.
« Il est sorti ya bien une heure, dit-il d’une voix sans émotion. Il doit vous attendre…
— Oui… mais où ?
— Vous savez, c’est grand ici. On se perd facilement. Et si vous vous perdez tous les deux, vous réduisez considérablement vos chances de vous rencontrer. Vous zavez pas un portable ?
— Vous avez confisqué celui de Filipo… je veux dire…
— Je sais ce que vous voulez dire. Vous ne pouvez donc pas l’appeler, même si c’est interdit. Là, mon ami, je crains de pas pouvoir vous aider… »
Il a éteint la petite lumière au-dessus de moi et il est parti sans laisser d’adresse. J’étais de nouveau seul. En me retournant pour me replacer dans la perspective de ce hall immense, j’ai vu que le gardien en armes continuait de m’observer. Ça me les a fait remonter. Et pour ne pas avoir l’air complètement suspect, je me suis mis à suivre les indications des panneaux de couleur genre rose. Il y avait un cœur dessiné dessus, mais pas de cerveau. J’ai suivi quand même. On était plusieurs. Je n’avais pas choisi la file la plus nombreuse, mais je n’étais pas le dernier. Au bout d’une bonne minute d’angoisse, je me suis retrouvé devant la porte d’acier d’un ascenseur. Je ne savais même pas s’il montait ou s’il descendait. Je me suis retrouvé dedans avec un tas d’autres personnes de ma race. Pas un étranger. Je me suis senti presque à l’aise. Et à la première ouverture, je suis sorti en bousculant tout ce qui se trouvait devant moi. J’ai continué de bousculer droit devant. Je n’avais jamais vu autant de monde. Et de loin en loin, un gardien en arme me regardait des pieds à la tête puis s’éloignait en soumettant au même examen tous ceux qu’il estimait susceptibles de transporter la mauvaise idéologie. Voilà à qui on confie l’examen des idées dans notre société. Mais ne nous égarons pas. Ma mission consistait à mettre la main sur Filipo et à le ramener à la bagnole. Engin se chargerait du reste. Chacun son utilité. Je me sentais quand même très au-dessus du garde.
Mais de Filipo, aucun. J’ai fini par demander. Le type auquel je m’adressais portait lui aussi un tablier, mais bleu. Il m’a regardé d’un air étrange, presque soupçonneux.
« Mais, monsieur… me dit-il doucement. Vous n’êtes pas dans l’hôpital, ici… je veux dire que vous n’y êtes plus. Il fallait prendre à gauche…
— Je suis allé tout droit après l’ascenseur…
— Ah mais ce n’est pas après l’ascenseur qu’il faut aller à gauche !
— C’est après quoi alors ?
— Après l’entrée… porte B…
— Je me souviens pas de la lettre de la porte…
— Il y a des portes à lettre et des portes à numéro… Vous l’avez remarqué…
— Mettons…
— Et bien après la porte B, vous allez à gauche et vous tombez sur l’hôpital. Là, vous demandez.
— Je demande à qui… ?
— Pas à moi, monsieur ! »
J’étais seul. Et pas dans l’hôpital. En y regardant de plus près, les lieux n’avaient rien de commun avec ce qu’on sait de l’hôpital. Le blanc, les infirmières, les chariots, les patients qui errent, la cafétéria… J’étais dans une usine. J’aperçus alors une ouverture où il semblait pleuvoir. S’il était aventureux de pénétrer plus avant dans ce monde sans hôpital, je pouvais au moins en sortir pour descendre et avoir une chance de tomber sur la bagnole d’Engin qui avait sans doute fait plusieurs fois le tour. C’était bien de la pluie. Et elle tombait du ciel. Mais dans un espace fermé. Avant même de me poser la question de l’utilité de cet espace, je suis retourné sur mes pas. Et, comme j’avais de la chance, j’ai retrouvé l’ascenseur. On s’y entassait. Le garde de faction me fit un petit signe sans quitter le mur qu’il avait derrière lui. Je me suis approché. Il m’a souri. Puis, furtivement, il a continué de me faire des signes. Il voulait savoir si j’avais une clope à lui donner. J’ai failli tomber dans les pommes. Je ne fume pas.
« Mais je peux vous en acheter, balbutiai-je. On peut quand même offrir un petit cadeau à ceux qui nous protègent en ces temps obscurs.
— Moi je trouve qu’ils devraient encore baisser la lumière, dit-il sans rire. On pourrait se planquer dans l’ombre en attendant que ça passe…
— Mais si vous fumez dans l’ombre, l’ennemi vous repérera et alors… zing !
— On en est pas là… Alors pour les cigarettes, c’est d’accord. Des Gauloises bout filtre. Je reste peuple, comme vous voyez. »
Il ne lui restait plus qu’à m’expliquer le chemin conduisant au bureau de tabac. Ce qu’il fit avec beaucoup de détail. Je pourrais en profiter pour lui ramener un Mandrake, parce que c’était la maison de la Presse qui faisait tabac. Pratique, hein ?
« Et c’est loin de l’hôpital ? demandai-je parce que je n’avais pas perdu le Nord.
— Pensez donc ! En plein milieu.
— Juste à côté de là où ils font le cœur et le cerveau… ?
— Ils font tout dans cet hôpital. S’il arrive quelque chose, on a tout sur place. On a beau avoir un gilet et un casque, on est pas à l’abri d’une complication…
— À tout de suite alors. »
Et j’ai repris l’ascenseur dans le sens inverse. C’était un peu vache de ma part de ne pas entrer dans la maison de la Presse, je le reconnais. Mais j’étais pressé. Et Engin devait fumer rouge dans sa bagnole. Restait à espérer que les gardes ne communiquassent pas sur les cigarettes et les BD, sinon j’aurais à m’expliquer. Et chaque fois que j’explique, je m’embrouille. C’est comme ça depuis la maternelle. Pourtant, je n’ai pas fait flic ni militaire. Même que je travaille devant un écran.
*
J’ai fini par tomber sur Filipo. Pas par hasard. Je vous épargne ce trajet de fil en aiguille. Jamais je n’avais trouvé le temps aussi long. Mais j’y suis arrivé. La nuit était tombée. On rentrerait après cinq heures. Et sans heures sup’. Filipo attendait sur un siège. Il n’avait pas l’air plus con que d’habitude. S’il était changé, c’était de l’intérieur. Je lui ai parlé des gardes. Pour la guerre, il savait. Et il avait entendu parler des gardes.
« Quand je suis arrivé, dit-il en bavant, j’étais endormi par ce que j’avais, alors j’ai rien vu, ni garde, ni ange, ni rien. Il paraît que j’ai du pot de m’en sortir sans séquelles.
— Tu trouveras peut-être ton appart’ en désordre. Je sais pas comment tu l’as laissé…
— Je m’en fous de mon appart’ ! Je retourne pas chez moi. »
Il avait dit ça en se redressant d’un coup, postillonnant comme un président qui déclare l’état d’urgence. Je n’étais pas d’accord, alors que ça ne me regardait pas, mais bon…
« Dis donc, fit-il d’un air soupçonneux, t’as pas d’bagnole, toi… Comment que t’es venu ? Et pourquoi que tu veux me chercher ? »
Autant de questions qui en disaient long sur ce que son cerveau avait subi. Et tous les guichets étaient fermés, plongés dans l’ombre des lendemains. Personne auprès de qui se renseigner sur ce qu’il convenait de faire de Filipo après récupération. Je rageais de ne pas avoir Engin sous la main pour lui reprocher de ne pas avoir assez réfléchi avant de m’embarquer dans cette histoire. J’étais seul. Et je n’avais pas l’intention de me laisser dépasser par l’étrange force de caractère qui animait Filipo, lui qui n’en avait jamais donné signes.
« Où tu veux qu’on te dépose… ? risquai-je dans la pénombre.
— Je sais pas encore ! Sortons d’ici !
— Non ! Pas par là !
— Mais c’est la sortie….
— Je connais un chemin plus court, plus pratique. T’as pas de clope ni de Mandrake ? Alors suis-moi !
— Ah merde alors ! J’y comprends rien ! »
Je n’en avais rien à fiche qu’il comprît, Filipo. Je voyais une porte avec de la pluie aux carreaux. Une fois dehors, il fallait descendre. Me l’étais-je assez répété ? Ensuite, il fallait tomber sur Engin au volant de sa bagnole. Par hasard ou par chance. Et donc Filipo et moi on s’est mis à descendre. Il n’y avait plus un chat dans l’escalier. Et il pluvinait. Filipo se plaignait parce qu’il ne savait pas ce que j’en avais bavé en montant. Ce qui ne l’empêchait pas de baver lui aussi en descendant avec moi. Je me disais que les gens étaient remontés dans leurs bagnoles et que du coup, Engin avait trouvé à garer la sienne. Et qu’il avait eu l’idée de le faire en bas de l’escalier que nous descendions. Je ne me voyais pas en train d’arpenter les kilomètres carrés de parking en compagnie d’un type baveux qu’il fallait ramener chez lui de force. Mais qu’est-ce qu’on fait quand on les ramène à la maison ? On les enferme. Pourquoi ils ne l’avaient pas enfermé où on les enferme d’habitude ? La guerre avait fichu le bordel partout, même chez les fous. Je n’arrêtais pas d’y penser en descendant. Et plus j’y pensais, plus je voyais des petites lumières sur les marches mouillées de l’escalier. Même que Filipo n’arrêtait pas de se plaindre d’un traitement inhumain. Ah j’en avais marre ! Et ça clignotait de plus en plus. J’ai fini par entendre des sirènes. On était Filipo et moi sur le trottoir. Et à dix mètres on voyait un amas de ferraille calcinée. Ça courait dans tous les sens. Un garde en arme s’est précipité sur nous.
« Couchez-vous ! Couchez-vous ! À moi la garde ! On les a ! Qu’ils crèvent ! »
Et j’en passe des cris, des coups et des bruits immondes que je ne saurais pas identifier. J’avais la tête sous un pied. J’entendais Filipo qui hurlait qu’il n’était pas fou et qui exigeait un peu de respect. Et comme ça, une oreille écrasée dans le bitume et les bras noués dans le dos, qui c’est que je vois dans une des carcasses si c’était pas un morceau d’Engin en personne ! Ah je l’ai toujours dit. Filipo ne portera jamais chance. Surtout en temps de guerre.
Vous connaissez sans doute cette bonne vieille histoire française… Un bourgeois parisien quitte femme et foyer pour se rendre à Rome où l’attend l’amour de sa vie. Dans le train, son cerveau se met à travailler, tant et si bien qu’arrivé en gare de Rome (ou de Vintimille), il saute dans un autre train pour revenir chez lui. Et ce, sans laisser d’autres traces que cette histoire. Et bien c’est à peu près ce qui m’est arrivé le mois dernier. Vous pensez si j’ai réfléchi avant de vous l’écrire ! Je vais faire moins long tout de même ! Mais sait-on où finit ce qu’on a commencé pour simplement animer cette conversation ?
Allons bon ! Je n’étais pas parti pour quitter, mais pour voyager et tenter de revenir avec un bon souvenir. Les stations balnéaires attirent aussi les gens de mon espèce. Je vis seul. Mais je vis ! Et pas trop mal d’ailleurs s’il s’agit de mesurer l’existence à l’aulne de la situation sociale. La mienne tient à un travail bien payé. Je ne suis pas un héritier. En fait, je n’ai hérité de rien. Il est vrai que j’ai rompu les ponts familiaux et même territoriaux. Je peux me payer quelques jours de vacances à la hauteur de ma classe et même un peu au-dessus, car j’ai constitué, à défaut d’un capital, une épargne ma foi assez coquette.
J’ai donc fait ma valise. Vous vous souvenez de cette soirée. Nous l’avions quelque peu arrosée. Je suis rentré chez moi et, me jetant sur le lit, je me suis écrasé sur cette valise. Ou plutôt, elle fut écrasée. Heureusement pour moi et pour mes vacances, la poignée m’a violemment labouré les côtes et je me suis souvenu que le train était à 23 heures et quelques.
Je n’avais plus beaucoup de temps devant moi. Je suis redescendu. Vous n’allez pas me croire, mais le taxi m’attendait. Le chauffeur m’a fusillé du regard. Tant pis pour moi si je ratais le train, il me conduirait à la gare comme vous lui en aviez donné l’ordre. Mais j’avais beau m’efforcer de me souvenir de vous, je n’y parvenais pas. J’ai même failli vomir. La voiture filait dans les avenues. Il pluvinait. Les essuie-glaces grinçaient. Le chauffeur, après s’être montré sinon bavard du moins insolent, ne disait plus rien. Nous ne rencontrâmes aucun obstacle. Il grillait les feux rouges et les rues étaient désertes.
Nous touchâmes le trottoir de la gare en moins de temps qu’il m’en a fallu pour vous donner une idée de la situation dans laquelle j’entrais inexorablement et petit à petit. La voiture stoppa en douceur. La course était payée.
« Vous remercierez mes amis, dis-je au chauffeur.
— Mais je ne les connais pas. »
Je rougis. Ce qui ne me coûta pas un gros effort. En passant devant le métal poli d’un distributeur de cochonneries, je me vis me voir. J’étais beaucoup moins jeune que la Parque. Et je n’avais rien à dire. Le billet était dans ma poche. J’eus un moment de panique en le cherchant où il ne se trouvait pas. Un soldat en armes m’observait. Je n’ai jamais su engager la conversation avec ce type humain. Autant je pense que rien ne différencie ce que nous appelons abusivement les races, autant il me semble qu’il est nécessaire d’étager les hommes sur l’échelle de la valeur. Et j’imagine qu’il est plutôt facile de juger ses voisins de barreaux alors que tout ce qui se situe au-delà de ces proximités verticales appartient au domaine de l’inconnu. Et particulièrement ces catégories inaccessibles qui s’illustrent dans le bas par des occupations aussi bêtes que peu gratifiantes. Enfin, mon billet fut composté par la machine et je pus me rendre sur le quai où m’attendait le train.
Je n’y avais pas réservé. À l’époque dont je vous parle (c’était donc il y a plus d’un mois), on pouvait voyager librement. À condition de s’acquitter du prix du transport. C’était bien là la seule entorse au principe de liberté qui inaugure notre saint système de valeur. On fait ce qu’on peut dans ce monde de merde.
Je montai donc. Le wagon était désert. Je consultai l’étiquetage sans me presser. Il était onze heures passées. J’ignorais la suite de l’horaire, mais je n’étais pas en retard. Ma tête n’avait pas cependant retrouvé sa place sur mes épaules. Et mes jambes me portaient toujours un peu sur le côté et sans cette régularité du pas qui désigne en principe le citoyen en état de conduire. J’avais hâte de me jeter dans un fauteuil, près de la vitre si c’était possible, afin de trouver le sommeil et d’en rêver le moins possible.
Le wagon étant vide pour l’instant (je me demandais s’il le resterait), j’en profitai pour uriner contre une porte qui refusait de s’ouvrir. Cette délivrance solitaire et cachée me fit un bien fou. J’étais bien décidé à ne pas m’en vanter. Le train démarra à cet instant.
*
Nous roulions dans la nuit. Comme il n’y avait personne dans le wagon, je ne me plaignis pas de la panne de chauffage. J’étais plongé dans l’obscurité. Heureusement, ma liseuse disposait du « front light ». Je me plongeais dans la lecture de la Tempête. Prospero m’a toujours fasciné. Et quand je suis fasciné, je m’endors. Je ne veux pas dire par là que Shakespeare m’ennuie. Loin de là ! Au contraire il me fascine.
Il pleuvait dehors. Les gouttes étiraient leurs cadavres contre la vitre. Je distinguais à peine les arbres véloces et noirs. De temps en temps, un horizon électrique tournait sur place puis s’évanouissait dans une forêt d’ombres plus soumises à ma vitesse relative. J’avais emporté un flacon. Il n’était pas vide. C’est le flacon du soir. Il contient le sommeil ou l’angoisse, selon les jours qui n’expliquent rien de cette cruelle alternative. On n’explique d’ailleurs jamais rien quand on vit seul. Surtout quand on continue de penser que cela s’arrangera un jour. C’est ce que me disait Maman au téléphone quand il était question de moi dans la chronique locale. Je ne suis pas mauvais à la pétanque, reconnaissez-le. Et meilleur encore à la lyonnaise. Maman adore me taquiner.
Mes yeux avaient quitté l’écran phosphorescent où le texte de Shakespeare s’était quelque peu embrouillé. J’eusse bien croqué quelques amuse-gueules. Je n’en avais pas dans le fond de ma poche, car j’avais trouvé la force de changer de pantalon avant de partir. J’en mets toujours de bonnes poignées entre les conversations que nous tenons chez Lucette. Mais ce pantalon gisait quelque part sur le plancher de ma chambre maintenant. En l’absence de souris, le rance et la moisissure m’attireraient les remontrances de Maman. Je ne manquais jamais de lui soumettre mes problèmes de blanchissage. Ainsi, à deux, nous n’entretenions qu’une machine à laver le linge et elle demeurait sous sa seule responsabilité. Maman cuisinait aussi merveilleusement. Les choses ont bien changé depuis qu’elle n’est plus là pour m’en signaler les dangers.
Nous passâmes à vive allure sous les marquises de plusieurs gares. Ces trains de nuit s’arrêtent peu. On y respecte le sommeil. Mais je ne dormais pas. Et cette solitude dans le noir commençait à m’inquiéter. Je décidai de passer dans le wagon suivant selon le sens de la marche. Il était aussi désert. Un rapide coup d’œil me renseigna sur le suivant. Personne. Je remontai, passai le wagon où j’avais élu domicile, pour constater que trois autres wagons ne transportaient personne. Et le tout, dans l’obscurité totale. J’achevai imprudemment mon flacon. Je savais pourtant que je ne trouverais pas ici de quoi l’alimenter de nouveau. Et pas question de compter sur un arrêt en gare : on ne s’arrêtait pas. Mais où allions-nous ?
Il y a des questions qu’il vaut mieux ne pas se poser. Nous savons tous cela. Nous sommes très discrets sur certain sujet, surtout avec nous-mêmes. On se ménage ainsi une espèce de néant temporaire. Ne me dites pas que vous vous distinguez du commun des mortels. Mais dans la situation où j’étais, la discrétion ne m’était d’aucun secours. Je commis donc une première indiscrétion en appelant, ce qui augmenta mon inquiétude. Et le flacon était vide. Sans espoir. Il ne contenait plus rien et ne contiendrait rien avant longtemps.
Mais enfin, il faut bien que les trains s’arrêtent. On n’en voit pas tourner en rond, sauf dans nos cauchemars. Mais ceci n’en est pas un. C’est une simple relation de la réalité. J’étais monté dans un train qui me transportait moi seul. Une pareille circonstance, si elle relève de la plus stricte réalité, n’en est pas moins cause d’une erreur, laquelle m’apparaissait maintenant, d’autant plus clairement que le cognac, sous l’effet de la susdite cause, n’agissait plus sur mon esprit. Je raisonnais !
Igitur ! Qu’est-ce que je possédais à cet instant ? Ma valise, ma liseuse et un flacon vide. Ah !... j’oubliais le billet. Le nécessaire billet. Il fallait maintenant que le train s’arrêtât, afin que j’en descendisse et que je m’expliquasse avec un agent du transport en commun dans lequel j’étais manifestement seul. Et dans une situation probablement incompatible avec le règlement, les usages et peut-être même la loi.
Seul ? Mais comment imaginer que ce train se conduisît sans intervention humaine ? Il y avait quelqu’un en tête, tout près du pare-brise, fendant la perspective des voies ferrées comme dans un film. Mais comment accéder à cette seule autorité ? À part le signal d’alarme, rien pour communiquer quand on est un voyageur solitaire embarqué dans le mauvais train en direction d’une destination sans doute aussi mauvaise. Il n’y avait plus qu’à attendre. Sagement est le mot. Mais je tremblais. J’étais en manque, vous l’avez deviné. Et contre toute attente, je m’endormis. Sans Shakespeare.
*
Ma foi, me dis-je, le train est bien arrêté. Je ne rêvais pas. Je sortais d’un amalgame de rêves qui s’empressaient d’échapper à ma mémoire. Ma tête tournoyait encore, mais elle semblait être retournée sur mes épaules. Je me dépliai douloureusement. Je n’avais pas dormi dans un lit. Je m’étais recroquevillé dans ma veste. Il faisait un froid de canard. Le flacon tinta sous mon menton. Il ne sentait plus rien. Et au moment où je m’apprêtais à en revisser le bouchon (cause du tintement), j’entends une voix. Quoi de plus naturel en milieu humain ? Je m’en étonnai pourtant. Genre « Comment ? Toi zici ? Je ne t’avais pas entendue ! » Il s’agissait bien d’une femme.
Jolie. Beaux yeux en amandes. Impossible de juger de la sveltesse du corps qui trempait dans une généreuse doudoune. La chevelure était enfermée dans un énorme bonnet de laine vert olive. Elle avait du rouge aux joues. Et se frottait le nez en me parlant. Des bottes pénétraient verticalement dans le bas de la doudoune. Elle tenait un seau de plastique où pendait un chiffon. Vous l’avez deviné : l’autre main brandissait un manche terminé par une serpillière. La vitre, contre ma joue, était cristallisée, opaque, verte à cause du wagon qui bouchait la vue. Cette immobilité m’astreignait à une observation crispée de la scène dont j’étais le pendant. Elle parla la première :
« Qu’est-ce que vous foutez là ? »
Riait-elle de moi ? De la situation ? D’elle-même, surprise en plein boulot par l’apparition d’un type gelé jusqu’au bout des doigts ? Je craignais de craquer en allant plus loin dans la description. Jolie, peut-être belle. Qui sait ? Comme je n’avais pas l’air d’un clodo (ma fourrure en disait long sur ma position), elle sut tout de suite que j’étais un voyageur égaré par la complexité des transports ou l’aventure des voyages. Elle me plaignit et s’approcha, abandonnant balai et seau dans une travée. Je bafouillai, lèvres gelées, condamné à réclamer chaleur et compréhension par le signe seul. Elle me comprit.
« Vous pouvez marcher ? »
Elle parlait ma langue. J’avais craint d’être déjà arrivé en Sibérie. On ne sait jamais. Avec des socialistes au pouvoir… Et une Droite nostalgique dans l’opposition. Un état de guerre déclaré à grand renfort de spectacle sécuritaire. Mais elle me frottait déjà les mains, soufflant son haleine brûlante et parfumée. Comment ne pas tomber amoureux dans ces conditions ?
« Je vais chercher quelqu’un ! » dit-elle.
Je n’eus pas le temps de la retenir. Elle m’avait enfermé dans sa doudoune et, peut-être nue, en tout cas peu vêtue, elle s’était élancée dans un paysage de rails, de wagons, de poteaux, de quais et de monticules dans lequel je reconnus une gare de triage. J’entendais même la manœuvre, les tampons, le crissement des roues, des freins, le sifflet. J’étais en vie.
*
L’aventure n’est jamais loin de chez nous. Certains se font fusiller dans des salles de spectacle ou dans les lieux de la consommation rituelle. D’autres, comme moi, plus chanceux et moins tragiques, se contentent d’une embardée, d’une sortie de route ou d’une erreur d’embarquement. De quoi nous plaignons-nous si la majeure partie de ces aventures se terminent bien ? J’étais dans un bureau chauffé à blanc, sous une couverture qui sentait bon, les pieds nus sous un poêle et les doigts dégelés par la tiédeur d’une tasse qui fumait joyeusement. Aucun signe de mélancolie. Et je n’étais plus seul. Ou plutôt, j’étais seul avec elle. Vous rétorquerez : certes, mais cela peut arriver à tout le monde. Et bien justement. J’étais ce tout le monde dont je rêvais depuis si longtemps. Un homme ordinaire profitant de la chaleur d’un poêle ancien qui brûlait du bois. Et elle la partageait avec moi. Elle aussi avait eu froid. Et personne ne m’accusait d’avoir tenté de frauder la Compagnie. Au contraire, on s’était excusé. Ce train, dans lequel j’avais pensé voyager jusqu’à la destination prévue, était une erreur. Et je n’y étais pour rien. Bien sûr, je fus la seule victime de cette confusion de quai. Tous les autres n’avaient pas mis longtemps à comprendre le sens de l’erreur de quai. Une simple inversion. Mais aurais-je achevé ce voyage imprévu dans d’aussi prometteuses circonstances si j’avais partagé la même intelligence du quai que ces voyageurs arrivés sans autre aventure à destination ?
Je n’osais lui en parler. J’entendais ses succions dans sa propre tasse, alors que je m’évertuais à demeurer silencieux. Non pas inexistant, car je souhaitais qu’elle remarquât à quel point je l’aimais. Maintenant, sa blonde chevelure couvrait ses épaules. Ses jambes, nues jusqu’aux genoux, se croisaient. Une de ses mains les caressait. Et quel regard à travers la vitre gelée qui lui faisait face ! Elle me tournait presque le dos. Quelle chance j’avais eue ! J’eusse été bien taré de ne pas espérer en avoir encore. Et avec elle uniquement. Une balayeuse.
*
Un soldat vint me chercher. Je reconnus notre drapeau dans l’écusson qu’il portait au bras. Je n’avais pas été si loin ! Mais au lieu de descendre vers le Sud, j’étais monté vers le Nord. En plein hiver. Et au moment d’une vague de froid comme le pays n’en avait pas connu depuis la précédente guerre. Un Vandale passa dans le ciel gris de la cité, tuyère rouge laissant sa trace de mort prochaine. Je n’ai jamais voulu de mal à nos ennemis. Je leur aurais volontiers fait du bien, mais c’était interdit sous peine d’excommunication. Vu le prix à payer, j’allais aux rendez-vous de la religion nationale sans jamais ouvrir la bouche, sauf pour remuer les lèvres au rythme de la Parisienne.
Le soldat me suivait et moi, je suivais ses indications. On a traversé comme ça, l’un derrière l’autre, et surtout moi devant, des dizaines et des dizaines de rails luisant au soleil du matin. L’air était vif, mais sans violence. On a aperçu bientôt la façade grise de la gare. Le quai était couvert de soldats immobiles. On a rompu ces rangs serrés. Le soldat me chatouillait le dos avec le bout de son fusil. Je me suis arrêté devant une porte close.
« Frappe ! » dit le soldat.
Je frappai. On ouvrit. Un employé usé jusqu’à la corde me toisa, puis s’écarta pour nous laisser passer. Et d’escalier en couloir et de couloir en antichambre, on s’est retrouvé devant une autre porte sur laquelle il était interdit de frapper avant d’y être invité. Je n’ai pas demandé pourquoi. Et alors que j’y réfléchissais, le soldat a gueulé : « Ouvre ! » et j’ai ouvert. Ma valise était ouverte sur une table. Une part de mon intimité venait d’être violée.
« Assis ! »
Et hop, me voilà assis sur le bout des fesses. Je n’en ramenais pas large. Et au bout d’une bonne dizaine de minutes, un type est entré. C’était un civil. Lui aussi avait l’air usé du fonctionnaire qui a trahi les siens. Il portait un tablier gris. Ses mains refermèrent la valise. Il ouvrit une bouche que je n’aurais pas aimé baiser et dit d’une voix lasse :
« Vous vous expliquerez plus haut. »
On est monté, le soldat et moi. Il en avait marre de me suivre. Il est passé devant. J’ai collé au cul comme dans un embouteillage. On n’entendait que nos pas. Et on est encore monté, toujours par escalier. J’avais envie de gueuler. Mes vacances commençaient mal. Et si je critiquais, elles allaient aussi s’achever en drame personnel incompréhensible pour les autres, mais accepté par la majorité silencieuse. On est entré. Où ? Je ne sais pas. Le soldat m’a laissé seul. J’étais enfermé, pas seulement seul. Et je n’arrivais pas à penser à cette jolie fille qui m’avait réveillé et que je n’avais pas rêvée.
« Zavez rien entendu ? »
Une grosse voix m’interpellait. Je n’osais pas me retourner, bien qu’elle eût bavé sur ma nuque. Je répondis négativement, sur le ton de celui qui se retient de demander « quoi ? »
« Pourtant ça a pété ! »
Qu’est-ce qui avait pété ? Moi, les attentats, je ne les entendais plus. De la bombe humaine au pétard Pirate, on avait droit à toute la gamme des explosions depuis que le gouvernement nous avait engagés dans la guerre. Je ne faisais rien exploser, moi, à part mon cerveau quand j’avais l’esprit ailleurs.
« Vous zallez pas m’faire croire… ! »
Je ne voulais rien faire croire. Mais je pouvais tout expliquer. Le soldat avait disparu. Un gros type en treillis bleu noir se planta devant moi.
« Qu’est-ce que vous foutiez dans ce train ? »
Enfin une question à la hauteur de la tragédie ! Je répondis tout ce qui est dit ci-dessus. Le type m’écouta sans m’interrompre. Il ne prit pas une note sur la feuille de papier vierge qu’il avait extraite d’un tiroir. Et j’ai terminé mon histoire sans en tirer de conclusions hâtives. Je sentais que le moment était mal choisi pour se presser. S’il y avait une chute, comme dans toute bonne histoire, je ne voulais pas qu’on me tombe dessus. J’avais fini.
Le type crayonna pendant quelques secondes. Si je vous disais que c’étaient des minutes, vous comprendriez mieux mon état dépressif du moment. Il acheva son écrit par un point qui était peut-être sa signature.
« Bon, dit-il enfin. On va retourner là-bas…
— Mais où… ?
— D’où vous venez.
— Mais il n’y a rien chez moi qui…
— Au train ! Mais nom de Dieu ! Qu’est-ce que c’est ce mec qui se goure de train alors que c’est écrit dessus ! »
Et on a retraversé le triage, mais dans l’autre sens. La valise était restée derrière moi. Et comme ça, en suivant ce type, je me suis aperçu qu’il avait le même flacon que moi, sauf que le sien était plein, dans la mesure où il ne l’avait pas encore vidé. Ça m’a donné une soif d’enfer. J’en titubais, mais l’idée de revoir la belle balayeuse me donnait du baume au cœur, comme un soldat qui monte en ligne en pensant au bonheur peut-être perdu à jamais. Le train que j’avais quitté n’avait pas bougé.
« Montez ! »
Qu’à cela ne tienne. Je monte. Et juste quand je me retourne pour demander à ce type si j’ai bien fait, il disparaît ! Je me penche et qu’est-ce que je vois ? Une draisine qui s’éloigne sur les chapeaux de roues avec un morceau du type accroché à un des tampons de derrière. Et le type qui actionne en chantant le levier de la draisine tourne le dos à cette boucherie. Et le tout s’éloigne à grande vitesse dans la brume. Qu’est-ce qu’on fait dans ces cas ? C’était la première fois que le destin me soumettait à cette question tremblante. Et tandis que j’y réfléchissais en gémissant, je vois les jambes de la balayeuse se croiser. Elle est en train d’allumer une cigarette.
« C’est l’heure de la pause, » dit-elle en souriant. « Vous avez oublié quelque chose ? »
Cette salope m’avait piqué ma liseuse. Il ne me restait plus rien, à part mon billet aller-retour pour un autre voyage. Mon flacon avait dû valser dans l’air gris au-dessus des rails. Vous avez compris que c’était mon flacon que ce type avait rempli. Et je me doutais que le soldat n’était pas rentré chez lui sans ma valise. Rêve-t-on d’une nouvelle vie dans ces conditions ? Je n’ai pas demandé mon reste. Et je n’ai pas tardé à trouver un train avec écrit dessus là où je voulais me la couler douce pendant une semaine sans personne pour me faire chier. Je ne rencontrerai jamais la femme de ma vie. Ou alors il faudra que le monde devienne d’une simplicité enfantine.
Sonia et moi on s’est séparé il y a plus de trois ans. Et pas une nouvelle durant tout ce temps. Ni bonne, ni mauvaise. J’avais repris mon boulot à la campagne. Tu parles d’un bouseux. Mais je me lavais tous les jours, matin et soir. Surtout le soir, parce que je sortais. Rasé de frais et parfumé au musc avec une note de santal. J’avais pris goût à la liberté de faire ce qui me plaît de mon corps. Je pratiquais rien d’autre. Pas besoin de sport pour m’entretenir. Le travail aux champs est plutôt physique, si vous voyez ce que je veux dire. Et je m’y donne à fond. Pas question de changer d’existence.
J’en étais là quand je reçois une lettre de Sonia. Je reconnais son écriture et sa manie de laisser son logo dans un coin de l’enveloppe. Elle avait vraiment pas envie que je confonde avec une réclame ou une facture. Et qu’est-ce qu’elle m’annonce ? Qu’elle a « besoin » de me voir (pas envie) et qu’elle sera là pas plus tard que ce soir. Juste quand je suis sur le point de conclure avec une veuve qui possède une maison et de quoi faire travailler les autres.
J’étais furieux. Pas un numéro, ni une adresse, rien. La lettre avait été postée à V*, à plus de cent bornes. Elle me donnait rendez-vous dans un motel sur la route nationale. Si je connaissais ? Tu parles ! C’est là que je fréquentais mes connaissances d’un soir. On la prendrait pour une grue, ce qu’elle est si on fait abstraction de son intellect.
J’ai passé une mauvaise journée. Un peu absent, ce jour-là, le José. Et pas disponible entièrement. Le patron m’a confié le tri d’un tas de paperasses destinées à l’administration. Heureusement que j’ai aussi appris à lire et à écrire. Et que j’ai un patron attentif à ne pas enfoncer le clou quand un de ses employés s’amène le matin avec un gros dans le crâne. La première fois que ça m’arrivait. Trois ans sans un écart de langage, ni même une place pour l’erreur. Et voilà que ça recommence. J’en ai bavé avec Sonia. Je lui ai même fait un gosse. Et me dites pas que j’en suis pas sûr. Elle a vérifié et la Justice lui a donné raison. Des fois, on a envie d’être injuste et de changer de pays.
Je vous parle pas du gosse. Je le connais pas. Qu’est-ce que j’en dirais ? Qu’il a dans les cinq ans et qu’il doit aller à l’école pour commencer son éducation nationale. J’en sais pas plus. Et je veux pas savoir. J’ai tout l’avenir devant moi. Et une veuve qui se laisse influencer par ses désirs au point de vouloir épouser un type comme moi. Ça fait jaser, bien sûr, mais c’est dans l’ordre des choses. Une femme pleine aux as a quand même le droit de préférer une bonne bite à un cerveau seulement utile en cas de procès. J’ai rien à me reprocher. Je la triture comme un morceau de viande et j’arrive même à y prendre du plaisir. Seulement, elle m’a prévenu : plus de femmes autres qu’elle. Sinon elle me la coupe. Voilà où j’en suis. Mais est-ce que j’ai le choix ? Je ne possède rien. Et pire : je dois rien à personne. Pas même à Dieu qui doit se demander comment je fais pour respecter la Table des Lois.
Le patron m’a invité à partir sur le coup de cinq heures de l’après-midi. J’étais dans un sale état. Et j’avais pas l’intention de faire ma toilette. Il faut dire que j’avais pas sué. Et je m’étais pas traîné dans la boue. J’avais pas touché à la mécanique ni à la pelle. On aurait dit un fonctionnaire. Sauf que j’étais en salopette. Et chaussé de sabots en plastique. Je pouvais pas aller à mon rendez-vous dans cette tenue. Je suis rentré chez moi pour me changer et réfléchir à ce que j’y dirais, à cette grue.
J’habite dans une chambre. Je fais partie de ces citoyens qui sortent de chez eux pour aller faire leurs besoins naturels et se refaire une beauté, en admettant qu’entre temps on a pas trop vieilli. WC publics et Bains-Douches. Voilà pour l’extérieur. À l’intérieur, je dors dans des draps propres et je regarde la télé. Je mange chez les autres, ni à l’extérieur, ni à l’intérieur. Les autres. J’en fréquente trop. Et c’est pas parmi eux que je me fournis en chair fraîche ou faisandée selon les circonstances. Pour ça, je sors de ce cercle infernal. Je vais ailleurs. Intérieur, extérieur, les autres, ailleurs. Voilà comment vit un homme faute d’avoir trouvé sa place dans la société. Rien à foutre d’être gouverné par des cons ou des musulmans. J’habite où c’est chez moi de toute façon. Et ça me dérangerait pas de réciter des versets du Coran sans comprendre ce que ça dit. Est-ce qu’on a besoin de savoir ce que Dieu fabrique et même s’il existe ? On se soumet à des hommes et à leurs systèmes. Et pas question d’échapper à cette république domestiquée. À moins de se suicider.
Je vous donne là juste une petite idée de mon existence, ce qui vous en dit aussi sur ma personne. Vous zavez pas besoin d’en savoir plus. Ceci n’est pas une confession. Je suis le ratichon de vos lectures, bourgeois, salariés et chômeurs. Je vous mets tous dans le même sac. C’est comme ça que j’accepte de gagner ma vie moi aussi. Et je suis loin d’être malheureux, attention. Je suis même plutôt satisfait. Et bientôt prospère. Alors me prenez pas pour une vessie autobiographique. Suivez plutôt ma lanterne.
Donc j’arrive chez moi en vélo. J’occupe, pour un loyer modeste, une petite chambre de célibataire chez le curé. On est trois comme ça. Moi et deux paumés qui vont mal finir, ça se voit sur le nez qu’ils ont pas au milieu de la figure pour s’en servir comme tout le monde. En principe, ya deux vélos contre le mur : le mien et celui de notre curé. Les deux autres se déplacent sur leurs jambes en attendant d’avoir les moyens de se payer un jet privé. Des fois, la bagnole du maire est garée devant le portail. Mais c’était pas la bagnole de notre maire. C’en était une d’aujourd’hui, qu’il leur manque plus qu’un hochet pour avoir l’air de s’amuser dans un bac à sable. Elle était rouge avec un intérieur genre cuir et des enjoliveurs qui ressemblaient à des assiettes de crustacés. Y avait un mec dedans.
Je range mon vélo comme d’habitude. Qui c’est ce mec ? Un pécheur qui a fait fortune dans le repenti ? Il a une tête étroite et en hauteur, comme si sa mère avait eu du mal à s’ouvrir. Je le salue d’un coup de menton. Ça me regarde pas, ce qu’il fait. Je vais simplement lui dire qu’il est garé devant le portail et que des fois on a besoin de l’ouvrir. Qu’est-ce qu’il va me répondre ?
« Vous êtes José ? Le mari de Sonia ? »
Voilà ce qu’il me dit. C’est un avocat ou un tueur à gages. Je recule d’un pas. Il descend de sa bagnole en prenant le temps de ménager les plis de son costard. Il s’habille pas chez Emmaüs. Il a fallu tuer une bête entière pour le chausser. Qu’est-ce que j’y réponds ?
« Vous êtes certainement José, » répète-t-il en me tendant une main parfumée.
Je la serre. C’est automatique. Tendez-moi votre main, je la serre sans regarder ce qu’il y a dedans. Sonia le sait. Et si ce type connaît Sonia, il en sait long sur les défauts de ma cuirasse. Je me mets à bafouiller. Il tend une oreille en se penchant sur moi, car il me dépasse d’au moins une tête. J’ai oublié de vous dire que si je suis monté comme un taureau de combat, j’en ai pas la taille. C’est de famille. On n’est jamais arrivé à se reproduire autrement. Et pourtant, mon père prenait des hormones. Dire que j’ai un fils qui me ressemble…
« C’est Sonia qui m’envoie, me dit le type. Elle ne pourra pas venir ce soir.
— Et qu’est-ce que vous foutez là alors… ?
— Elle m’a chargé de vous prévenir. Monsieur le curé m’hébergera ce soir. Il s’était d’ailleurs mis d’accord avec Sonia pour la chambre d’hôte. Vous habitez ici, non ? »
Si je savais encore où j’habitais après un tel déluge d’informations, c’est que j’étais doué pour la politique. J’ai fourré mes mains dans les poches. Les miennes. La portière claqua.
« Faut pas se garer devant le portail, des fois que…
— Je ne vais pas la laisser dehors. C’est un modèle non importé en France.
— Ah ouais… C’est comment qu’on dit alors… ?
— Je ne comprends pas…
— Elle est pas importée, mais elle est devant le portail. Or, je viens de vous dire que des fois…
— Et bien ouvrez le portail ! »
Voilà comment on gare une bagnole de luxe à côté de la tondeuse de notre curé. J’ai refermé le portail, mais je suis resté dehors. J’avais un rendez-vous ce soir, comme je disais. Et d’une importance capitale. Tant mieux si Sonia voulait plus me voir. Le type me fit signe de m’approcher. Je rouvris le portail. Il m’attendait sur le perron.
« Discutons dans ma chambre, s’il vous plaît… me dit-il en entrouvrant la porte comme s’il était pas sûr que j’accepte de me plier à ses désirs.
— J’ai à faire ce soir… Comme vous voyez, je suis encore en tenue. Un rendez-vous galant…
— Je vois… »
Il voyait rien du tout. Moi non plus d’ailleurs. On était dans le brouillard tous les deux.
« On se verra demain matin alors, dit-il en entrant à moitié.
— Mais qu’est-ce qu’elle me veut, nom de Dieu ! »
C’était le cri du cœur. J’avais pas pu m’empêcher. Je pouvais tout de même pas laisser ce type dormir sur ses deux oreilles alors que j’ignorais ce qu’il était venu faire chez moi. Il était pas seulement de passage. Il était pas seulement le messager annonçant le report d’un rendez-vous que Sonia prétendait m’imposer. Et il remettait la conversation au lendemain. Il aurait voulu me la couper, il s’y serait pas pris autrement. Et c’était Sonia qui me tiendrait la queue pendant que je m’épuiserais à expliquer à ma veuve que des fois, contrairement à ce que j’avais pu lui inspirer, il m’arrivait de pas pouvoir satisfaire aux exigences de l’amour. Et puis je savais pas tout. Elle non plus d’ailleurs.
« Demain, je bosse, dis-je fermement.
— Il faudra pourtant prendre le temps de m’écouter…
— Pour entendre quoi…
— Sonia et moi…
— On a dit demain ! Bonsoir, monsieur ! »
Moi qui disais monsieur qu’à mon patron…
*
Nuit d’amour.
*
En principe, et même dans les romans, quand il vous arrive un truc pareil (et je parle pas de la veuve), ya une suite. Et ben le lendemain matin, la bagnole de ce type n’était plus à côté de la tondeuse. Du coup, j’ai cherché ailleurs. Si on pouvait facilement confondre la tondeuse avec un tas de boue et passer à côté sans la voir, il était impossible de résister à la couleur d’un pareil carrosse. Mais rien dans le jardin du presbytère. Le type était allé chercher son pain. Ou des croissants, parce que je crois que la maison offre les tartines avec le beurre. Comme notre curé est encore endormi à cette heure, je suis allé chez le boulanger. Mais sur la place, pas de bagnole rouge avec intérieur cuir noir. Je suis même pas entré dans la boulangerie. Pas la peine. Il était évident que ce type était allé faire un tour à l’extérieur. Or, j’avais qu’une heure devant moi pour discuter. De quoi ? J’en savais rien. Et j’avais maintenant envie de le savoir, d’autant que la veuve était sur le point de m’adopter définitivement.
Je retourne donc au presbytère. Notre curé est dans le potager en train de fouiller dans les choux. Je m’approche. Et il m’annonce que le type est parti.
« Mais il revient quand ? m’écriai-je.
— Ça, j’en sais rien. Il m’a dit qu’il avait réfléchi toute la nuit et qu’il avait pris la décision de partir sans t’en parler…
— Il avait pas besoin de m’en parler ! Je vois bien qu’il est parti… »
Qu’est-ce que je délirais ? Notre curé, qui me connaissait comme s’il m’avait conçu, reprit la parole en me flattant l’avant-bras. Mauvais signe. Je m’y connais moi aussi. Et pourtant je suis pas son fils.
« Il ne t’a rien dit… ?
— On devait en parler ce matin… J’ai passé la nuit…
— Je sais où tu as passé la nuit, mon fils… mais nous ne sommes pas en confession. De quoi voulait-il te parler ?
— Il vous a rien dit… ? »
On tournait en rond. Ça commençait à m’angoisser. Voilà un type qui tombe comme un cheveu dans ma soupe et c’est sur la tête de Sonia qu’il l’a trouvé. J’avais le droit de savoir. Mais non, on me laissait planté là comme si j’avais pas de fruits à proposer sur le marché de mon ancienne existence, celle que Sonia a brûlée par les deux bouts. Notre curé s’était remis à chercher dans les choux. Et il était l’heure de sauter sur ma bicyclette pour aller bosser. Avec la gueule que j’avais, le patron me laisserait glander dans son bureau. Il savait aussi pour la veuve. C’était sa sœur.
*
« Et tu ne sais pas où elle habite ? me demanda notre curé.
— Si je le savais… »
Il m’avait invité à sa table. On décanillait ensemble les restes plantureux d’une oie qu’il avait déjà partagée la veille avec un malheureux de mon espèce. On était plusieurs à attendre devant la porte de l’Enfer, alors en attendant qu’elle s’ouvre, notre curé nous préparait à des douleurs encore plus majestueuses.
« Comment que je pourrais le savoir où elle habite, mon père ?
— Elle n’a rien fait de mal… ?
— Pas que je sache…
— Cet homme n’avait pas l’air bien honnête non plus… »
J’y avais pas pensé. Une pareille bagnole ne pouvait pas appartenir à un honnête bourgeois. J’en connaissais pas, des honnêtes bourgeois. Personne n’en connaît. C’est la règle du jeu. Mais ce type n’avait pas l’air d’un bourgeois. De quoi avait-il l’air ? Je me souvenais pas de l’impression qu’il m’avait faite. Il m’avait tellement embrouillé que j’avais pensé à autre chose alors que si j’y avais pensé, à cette première impression, je m’en servirais maintenant pour espérer en savoir plus sur ce que Sonia me voulait.
« Tu ne connais pas ton enfant… ? Tu devrais t’en inquiéter. Ils ne t’ont rien dit… ?
— Qui ça « on » ? Je connais personne de ce nom !
— Ne fais pas ta tête de mule, José ! Réfléchissons… »
Il se pencha sur son verre de Cabernet comme sur un ciboire. Moi, je pouvais plus réfléchir. J’avais envie de frapper à la porte. Peut-être que c’est comme ça qu’on l’ouvre, me disais-je.
« C’est elle qui a prouvé que cet enfant est ton fils, n’est-ce pas ? Elle ne peut plus dire le contraire. Or, tu n’as rien fait qui t’interdise de revoir ton fils. Il faut donc que tu fasses toutes les démarches possibles pour que tu puisses en profiter toi aussi.
— J’ai pas tellement envie d’en profiter, mon père… Je sais même pas qui c’est…
— Mais tu sais que c’est ton fils. Tu es en droit d’en profiter toi aussi. Et du même coup, tu sauras où habite Sonia. Et peut-être même qui est cet homme ? »
Quand notre curé commençait à raisonner, on pouvait plus l’arrêter. Il vida un autre verre, d’un trait.
« Imagine que cet homme ne soit pas honnête… continua-t-il.
— Je m’en fous, de son honnêteté !
— Ne dis pas ça ! Car s’il est malhonnête, tu pourras récupérer ton fils…
— Mais j’en veux pas ! Et c’est pas le moment, mon père !
— C’est vrai… J’oubliais la veuve… »
Parlant de la sorte, notre curé s’est endormi. J’ai rechargé le poêle et je suis retourné dans ma chambre. Les deux crétins dont j’ai parlé plus haut étaient assis sous le porche, fumant leurs pipes en regardant la Lune. Ils soupiraient. Je les ai jamais aimés. D’abord parce qu’ils sont arrivés ensemble alors que j’étais seul. J’avais notre curé pour moi tout seul, en dehors de ses activités pastorales bien sûr. Et ces deux idiots s’étaient proposés pour servir la messe. Je savais même pas que ça pouvait se servir, une messe. Même qu’il y avait de l’argent en jeu, mais je préférais travailler. C’est comme ça que je l’ai rencontrée, ma veuve. En travaillant pour son frère. Petit, mais construit comme Priape. Ce qu’elle savait pas, c’est que nous, les Romero Calzado, on se reproduisait à l’identique. Jamais elle aurait le fils dont elle rêvait : un type comme moi, mais plus haut.
« Il est parti ? me demanda un des idiots en lançant une bouffée vers moi.
— Il reviendra pas, dis-je comme si c’était son affaire.
— Il me plaisait pas, ce type, dit l’autre.
— J’ai pas dit qu’il me plaisait. »
Vous pensez si j’ai dormi cette nuit-là ! Seul dans mon lit, alors que ma veuve la passait chez son frère parce que c’était Noël. Il y avait encore rien d’officiel entre nous, même si c’était plus un secret. La vioque s’était vantée. Et ça jasait. Tout le monde savait ce qu’elle achetait. Je m’étais jamais caché pour qu’on sache pas. On a sa fierté. Et un tas de cocus m’en voulaient parce que leurs compagnes en savaient plus qu’eux sur le sujet. Mais pour l’heure, j’étais bien seul. Qu’est-ce qu’il avait dans la tête, notre curé ? Vous le savez pas plus que moi. Alors à une autre fois et le bonjour chez vous.
Mon frère s’est suicidé. Pierrot est venu exprès m’apporter la nouvelle. Bonne ou mauvaise. Des années que je n’avais pas vu Clément. J’en entendais parler, ça oui. Mais on ne se voyait plus. Il réussissait dans l’administration. Je végétais dans l’attente. Il s’était marié avec une petite bourgeoise de son espèce. Je vivais seul, sans amour et sans fric. Par contre, lui, il en avait de l’amour. La preuve, c’est que Viviane lui avait donné trois gosses. Pour le fric, il était bien placé et ils en profitaient si j’en jugeais par ce qu’on en disait. J’avais toutes les raisons de le jalouser, mais je n’ai jamais sombré à ce point dans l’hypocrisie. Je suis entier. Et je suppose, maintenant qu’il n’est plus là pour en parler, que mon frère était en morceaux alors que je le croyais solide comme un roc planté au milieu du sable familial. Papa aussi s’est suicidé. Mais il n’était pas riche, loin de là. Et Maman n’a jamais abordé le sujet. Alors on a quitté la maison, l’un pour construire sa vie, et moi pour voyager. Mais je n’ai pas voyagé. Je veux dire que je n’ai pas été loin ou, si vous préférez, je suis revenu. Heureusement, la maison familiale est un taudis que Clément et Viviane fuyaient comme la peste. J’étais donc dedans et, à défaut de m’y plaire, j’y existais aussi pour les autres. Je suis le type qui rend service à tout le monde et que personne ne laisse tomber.
Remarquez que si Pierrot ne m’avait pas interpellé sur le trottoir tandis que j’allais à mon rendez-vous avec Ricard, j’aurais lu ça dans le journal. Je vais aussi chez Tintin pour le journal. Vous savez… les bruits qui courent, le programme de la télé, la république en danger et la reconquête des Colonies. La photo de Clément était en pages locales. CLEMENT O* S’EST DONNE LA MORT. Il est vrai que c’est la seule chose qu’on peut se donner sans rien devoir à personne. L’article ne disait rien sur les raisons. Clément et Viviane formaient un couple tranquille qui avaient élevé soigneusement trois gosses aujourd’hui casés et planqués comme Papa et Maman.
Pierrot m’avait suivi. Il lisait aussi, le menton sur mon épaule. À cette heure, les employés municipaux ne font que passer. Un petit rhum les réchauffe durablement. Ensuite ils reviennent pour l’apéro et chacun s’en va partager le repas familial. Ensuite, je ne sais pas. Je suis tellement bourré que je retourne chez moi pour me coucher. On ne me revoit que sur le coup de six heures. Toutes les bagnoles sont dans leurs garages respectifs. On traîne encore, mais sans excès. Chez Tintin, on retrouve les attardés du matin. Il est dix heures quand Lucette baisse le rideau. Je ne dors pas de la nuit.
Pierrot avait hâte de savoir si j’allais à l’enterrement, mais j’y étais pas invité.
« Tu penses ! me dit Pierrot. Un enterrement, c’est pas comme un mariage ou une communion. Tu y vas sans être invité. Et puis t’es son unique frère. Les gens se poseraient des questions si t’y allais pas. Pense à ta réputation.
— Je sais pas… Ya tellement d’années… !
— T’as jamais été à un enterrement ?
— Ben oui… Papa…
— Merde ! J’y pensais plus… Et y a eu du monde ? »
Lucette m’a présenté ses condoléances et une tournée. Pierrot a voulu payer la sienne et, de fil en aiguille, on s’est retrouvé sur le chemin de G*. À pied, parce que Pierrot ne pouvait pas monter sur son vélo. Il le poussait en ânonnant.
« C’est loin ? répétait-il à chaque borne hectométrique.
— J’en sais rien ! T’y vas jamais à G* ?
— Pour quoi faire ?
— Pourquoi elle a pas le téléphone, Lucette ? Il y a un téléphone dans tous les bistrots de France…
— Sauf chez Lucette… ! »
On y est arrivé, mais la poste était fermée. On en profité pour essayer le Ricard chez Paulette. C’était le même. Et pas plus cher. Ce qui fait qu’à la deux, on est entré dans la poste en se demandant ce qu’on venait y faire. On n’avait rien dans la poche à part ce qui nous restait de menue monnaie. Heureusement, la préposée a l’habitude. Quand un habitant de R* se déplace à G*, c’est pour téléphoner. C’est ce qu’on a fait. Mais il n’y avait personne au bout du fil. Et on est retourné à R*. Sans un sou. Pierrot a callé le vélo contre un mur et, au radar, on a retrouvé le bistrot de Lucette. Et bien vous savez quoi ? Elle avait un portable. Et elle me l’aurait prêté dans ces circonstances tragiques. Deux choses que j’ignorais de Lucette. On en apprend tous les jours. La vie se complique dans la campagne française.
*
Je suis arrivé à M* en train. Ah c’est cossu, M* ! La gare est pimpante comme une communiante. Des gens bien habillés, propres. Des bagnoles rutilantes comme des casseroles. Et des fleurs tout le long des trottoirs. Avec de loin en loin des portails vernis avec des ferrures forgées artistement. Comme il était tôt, il y avait des lumières dans les jardins. Quelques volets ouverts, avec de la lumière à l’intérieur. Des rideaux, des haies, des allées, des jouets dans le gazon. Il avait gelé légèrement. J’avais emporté une valise. Je devais avoir l’air d’un voyageur. On ne pouvait pas se tromper sur mon compte. Mais je n’ai croisé personne. Et je ne suis entré nulle part. Tout était fermé. On était dimanche.
C’était le lendemain de l’annonce de la nouvelle par Pierrot. On avait été vite. Pierrot avait l’habitude des enterrements. Il a pris le temps de m’expliquer. Pour Papa, j’étais trop petit. Je ne me suis pas rendu compte de la complexité en jeu. Je me rappelle seulement que je jouais dans le jardin.
J’ai trouvé tout seul. On avait consulté Google. Et même imprimé le plan. On voyait, à la dimension de la toiture, que mon frère avait vécu à l’aise. Il y avait même une piscine et des arbres. On voyait deux bagnoles l’une à côté de l’autre. Tout ça, vu d’en haut. Pierrot avait surligné le chemin de la gare à la maison. Je ne pouvais pas me tromper. Et je n’avais besoin de personne. Pierrot avait insisté là-dessus. Il me connaissait bien.
Il était trop tôt pour frapper à la porte. Il n’y avait pas de porte. Et le portail, de trois mètres de haut, était fermé par un système domotique de haute sécurité citoyenne. Mais j’ai repéré la caméra. J’y sourirais le moment venu. Je suis retourné sur mes pas. Une chance, le bistrot du coin s’ouvrait tout juste. Le rideau s’est soulevé dans un silence religieux. On n’a pas ça chez nous.
Il y avait du Ricard. La tenancière (je ne sais pas si cette appellation était acceptée ici) m’a regardé de travers. J’ai insisté. Elle m’a pris pour un étranger à cause de l’accent. Clément avait dû perdre le sien en gagnant sa vie. Je ne savais rien de l’accent de Viviane. Il paraît que tout le monde n’en a pas. Les gens sans accents sont les e. C’est avec eux que la république fait ses omelettes. Une blague de Pierrot.
Des gens sont entrés. Ils avaient l’habitude d’entrer et de s’asseoir. La tenancière lançait des bonjours joyeux. On aurait dit qu’elle soufflait dans un pipeau. Et les autres répondaient par un roulement de caisse claire ou par un ronflement de basson. J’en ai même vu un qui ressemblait à une contrebasse. Le bistrot s’est rempli comme une symphonie. Et ça s’est terminé par une débandade. Il était temps que je retourne à la maison de mon frère pour présenter ma face décomposée à la caméra et me faire reconnaître comme un membre de la famille. Je pouvais toujours essayer. Si ça ne marchait pas, m’avait dit Pierrot, tu reviens et on n’en parle plus. J’étais d’accord.
Devant la grille, personne. Derrière non plus. Je distinguais la façade de la maison entre les haies et les arbres déplumés de l’hiver. Un volet était ouvert. Les lumières de l’allée étaient éteintes maintenant. J’hésitais. Je n’aime pas les émotions fortes. Et je savais qu’en cas de problèmes, j’éprouverais, non pas de la colère, mais un chagrin destructeur. Je n’aurais pas aimé retourner chez moi dans cet état. J’ai un tempérament suicidaire moi aussi. On tient ça de Papa. Maman n’a jamais rien expliqué.
Comme il n’y avait qu’un bouton, j’ai appuyé dessus. Ça n’a pas sonné, mais je me suis dit que dans ce genre de baraque, la porte d’entrée est tellement éloignée de la sortie de la propriété qu’il faut être à l’intérieur pour entendre la sonnerie. J’ai donc attendu, la tête légèrement renversée en arrière pour sourire à la caméra. Si ça se faisait, ce n’était pas la bonne, mais je pouvais toujours essayer. Il y a eu un clic dans la grille. Elle s’est entrouverte. Une voix féminine m’a demandé gentiment de la refermer derrière moi. Ce que j’ai fait. Je ne me suis pas renseigné pour le ou les chiens. L’allée se présentait de face, droite et effeuillée. Pas un chat non plus. Vu d’en haut, je voyais autre chose. Maintenant que j’étais dedans et dans le bon sens, l’endroit m’apparaissait encore plus grand, presque labyrinthique. Je suis arrivé au bout sans rencontrer personne. En fait, Viviane m’attendait sous le porche, toute droite au-dessus de trois ou quatre marches de marbre blanc. On se connaissait par photos interposées. Elle n’avait pas vieilli. Moi non plus.
*
Je vous jure que ça m’a fait un choc de voir mon frère dans un lit, les mains croisées sur un crucifix, les yeux fermés, les narines bouchées et un nœud papillon sous le menton. La chambre était plongée dans une pénombre agitée par les lueurs dansantes des chandeliers. Les rideaux étaient tirés. Ça sentait l’encaustique. Pas une trace de sang. Draps pliés à angle droit. Tapis aspirés jusqu’à la trame. Et pas un miroir. On ne pouvait pas se voir. On se regardait. Viviane avait des yeux d’une profondeur hallucinante. L’effet du chagrin peut-être. De la tristesse. De quoi encore ?
Ensuite on s’est installé dans un salon. À vue de nez, il en avait plusieurs. Les volets étaient ouverts et la lumière du matin jouait dans les plis des rideaux. Pas une mouche. Une ampoule clignotait sous un abat-jour. Viviane m’a autorisé à fumer. Je n’ai pas répondu que je ne fume pas. Je ne savais pas de quoi parler. Et elle ne disait rien non plus. Sa bouche pulpeuse se limitait à la fumée, au café qui fumait aussi et au temps qu’il allait faire. Beau. Je n’arrêtais pas de me le répéter. Beau.
Comme je n’avais vu personne à part Viviane, je supposais que tout le monde dormait. Qui j’allais voir ? Ou revoir pour certains. J’en frémissais. Il y avait des sablés au beurre sur la table basse et un bol de cristal ciselé avec de la confiture dedans. Je n’avais pas faim. Elle comprenait. Elle non plus n’avait pas faim. Les autres se jetteraient sur cette nourriture sans nous demander notre avis sur la question de la faim que peuvent inspirer les enterrements, surtout après une bonne nuit de sommeil. Mais le regard de Viviane avait beau me fasciner, il était aussi cerné de bleu. Elle ne me demandait pas comment je faisais pour avoir les joues si roses alors que je n’avais pas trouvé le sommeil. Elle le savait. On en avait beaucoup parlé à un moment donné. Et ça n’était pas resté dans la famille. Au bout de cette patience, j’ai craqué et j’ai quitté ce petit monde moralisateur. Voilà comment ça s’était achevé. Viviane ne pouvait pas l’ignorer. Je n’ai pas assisté au mariage. J’étais loin à cette époque. Et déjà sur le chemin du retour.
*
« Comment ça… personne ? »
Il n’y avait pas un quart d’heure qu’on se regardait en chiens de faïence et elle m’apprenait qu’on était seul dans la maison, elle et moi. Personne ne dormait. Les petits sablés et la confiture, c’était pour moi.
« Vous m’attendiez ?
— Non, répondit-elle d’une voix si douce que j’en suis tombé amoureux. Mais je n’y touche jamais. Vous savez ce que c’est… L’habitude de servir le petit-déjeuner. J’oublierai… »
Elle avait l’air de le souhaiter en tout cas. Ce matin, elle s’était habillée léger. Noir, mais peu. Elle avait l’air d’être entrée dans un nuage. Ses extrémités seules dépassaient. Mains, pieds chaussés de mules, tête soigneusement coiffée. Elle sentait rose et noir. J’en concevais une impression de bonheur. La rougeur de mes joues s’expliquait aussi comme ça. Mais ce n’était plus l’heure de les arroser. Ou pas encore. On sonna.
C’étaient les employés des pompes funèbres. Deux types aux mines concernées pour la circonstance. Elle les conduisit dans la chambre où reposait le mort. Je les entendis travailler. Elle revint dans le salon pour me demander si je souhaitais le voir une dernière fois. Je n’ai pas osé refuser catégoriquement comme j’en avais la folle envie. Je me suis conduit en frère obligé. Devais-je embrasser ses joues cireuses ? Elle se tenait à l’entrée de la chambre, le regard vissé dans un tapis. Les deux croquemorts attendaient sagement que j’en finisse, mains croisées sur la braguette, épaules tombantes, tête inclinée, respiration discrète mais rythmée. J’ai marmonné quelque chose d’incompréhensible y compris pour moi-même. En reculant, je me demandais qui je croyais tromper de cette façon. J’ai entendu le drap se froisser, le corps glisser et je suis sorti avant la fermeture du couvercle. Elle m’a suivi.
Restait à savoir à quelle heure aurait lieu la cérémonie.
« Il n’y en aura pas, » dit-elle.
Et comme j’allais exprimer un étonnement relatif, elle m’interrompit.
« Personne ne viendra non plus, continua-t-elle sur le même ton.
— Personne…
— À part vous. Vous déjeunerez avec moi ?
— Où l’emmènent-ils ?
— À C*.
— Chez ma mère ? »
Je m’étais écrié. Il y avait de quoi. Je commençais à comprendre, mais mon esprit refusait encore cette facilité.
« Vous… balbutiai-je. Vous… n’y allez pas… ?
— Et vous ? »
*
On a déjeuné dans la cuisine. Je pouvais rester si je voulais. Je ne gênais pas. Au contraire. Elle s’ennuyait. Et pas seulement depuis la mort de mon frère. Ou devrais-je dire son suicide. Il serait inhumé le lendemain, dans le caveau familial de ma mère qui était encore de ce monde, je vous l’apprends. J’avais le temps d’y aller. Il y avait un train qui s’arrêtait à C*. Elle n’y allait pas. Elle n’était pas invitée. Et pas question de s’inviter comme je venais de le faire. Elle ne voulait pas provoquer un nouveau scandale. Il y en avait eu d’autres. Elle me parlait d’un monde que je n’avais pas connu. Et comme elle ne me considérait pas comme un étranger, elle m’épargnait le rappel des détails, ce qui me plongea dans une confusion telle qu’elle dut continuer sans moi d’évoquer les sources de son malheur.
Nous achevâmes le repas par un joyeux digestif dont je renouvelai plusieurs fois les bénéfices. Cette fois, j’acceptais de fumer. Ce n’était pas dans mes habitudes, mais je tenais à l’accompagner aussi sur ce terrain. Une promenade s’imposait.
Nous sortîmes dans l’air vif du jardin d’agrément. Le gazon descendait vers un plan d’eau. Une barque bleue en fendait la surface agitée par je ne savais quelle force sous-jacente. Je tenais son fragile coude dans ma paume humide. La laine épaisse m’interdisait toute mesure. Si Pierrot avait été là, il m’aurait encouragé à conclure. Mais j’étais gagné par une vague tristesse. Je ne souhaitais rien savoir. Je ne dis pas que je m’en fichais. Je pensais que c’était inutile, que je perdrais du temps. Que penserait ma mère de ma visite impromptue ? Elle en serait informée. Mais elle ne chercherait pas à se renseigner auprès de moi. Je m’étais détaché de cet arbre comme le fruit trop mûr pour espérer être cueilli par de bonnes mains. Viviane tombait plutôt comme une feuille, parce que c’était l’automne et que l’hiver allait arriver. Je ne pouvais m’empêcher d’approfondir ces coupables métaphores. Et je contemplais la propriété que mon frère avait acquise. La barque bleue nous invitait. Mais nous nous contentâmes de nous asseoir sur un banc. Je me pelotonnais contre sa laine.
*
Pierrot m’attendait chez Lucette, la veuve de Tintin. Il avait pris de l’avance. Sa peau brillait sous les yeux. Il était ébouriffé à force de se gratter le crâne pour tenter de comprendre ce qui m’arrivait. Mais pourquoi la revoir comme il me le conseillait ? Lucette haussait les épaules. Elle avait vécu un « truc dans le genre » quand elle était plus jeune. C’était même avant de connaître Tintin. Mais elle n’avait pas donné suite. J’avais raison de me méfier de ce genre de hasard. D’après elle, ça sentait le « malheur à plein nez ». Qu’est-ce que je savais de cette femme ? Ma mère n’en savait-elle pas assez pour m’apprendre à ne pas m’inviter sans invitation ? Voilà où j’en étais.
Il y a ceux qui avancent, ceux qui reculent et ceux qui ne bougent pas. La plupart de ceux-là ont avancé ou reculé avant de s’arrêter. Mais il y en a aussi qui, malgré de beaux voyages, n’ont jamais quitté l’endroit où ils ont vu le jour. C’était mon cas. Lucette avait raison et Pierrot n’avait pas tort, mais c’était à moi de décider. Or, je n’avais jamais rien décidé. Personne, dans cette maudite existence, n’avait jamais cherché à me pousser dans un sens ou dans l’autre. Et je ne me demandais pas pourquoi.
Doc n’avait pas fait semblant de m’écouter. Ça avait pris des heures. On était déjà le matin.
— Et on se connaît à peine ! dit-il.
J’étais sur le point de regretter de m’être confié aussi facilement.
— J’ai pas autant de choses sur le cœur, reconnut-il.
J’ai ouvert la fenêtre malgré le froid et les oiseaux. On a bu un café dans cette position, chacun le dos appuyé à un battant, et on faisait semblant de ne pas se regarder. La rue était encore endormie, à peine frémissante d’un chat du type dominant. Doc se pencha pour le voir.
— Il pique dans mes poubelles ! fit-il.
Des poubelles, je n’en avais jamais eu besoin. Mon corps payait cet effort, il le payait cher, et mon esprit aussi payait. Doc me jeta un regard de compassion.
— Je serai jamais ouvrier, mec ! Ils me font un tas de choses qui me donnent des raisons de les haïr, mais j’irai pas travailler avec eux.
— On n’a peut-être pas besoin de toi…
Je ne voulais pas le blesser. J’avais préparé le terrain de notre relation en lui racontant des choses que je n’avais jamais confiées à personne.
— Ya vraiment personne dans ta vie ?
— Personne.
C’est à ce moment-là que l’odeur du pain est montée. Le fournil n’est pas loin. En passant, je me penche pour renifler les peaux qui sèchent dans les premiers rayons de soleil. Je grignote un quignon dans l’abribus. Je ne regarde personne, en tout cas pas dans les yeux. Je me nourris d’étoffe et de cuir. J’écoute sans perdre la raison. Ce matin, Doc a daigné m’accompagner. Il parle, lui. Avec les femmes. Il préfère le pain rassis de la campagne. Ces croûtes le désespèrent. Il ne comprend pas cet appétit. Il cligne d’un œil dans ma direction. Il veut que j’appartienne moi aussi au petit groupe qu’il tente de souder. Puis ce provisoire se désagrège à l’arrivée du bus. Ces êtres s’éparpillent déjà. Doc est resté sur le trottoir, indécis. Personne ne se retourna. Je le voyais dans le rétroviseur, entre la tête du chauffeur et le bord du rétroviseur. Il ne serait peut-être plus là quand je rentrerais. C’est ce qui arrive toujours quand on s’aime plus que de raison.
J’aime pas avoir des visions. Et pourtant c’est ce que j’ai. J’en fais pas une maladie, mais ça me rend pas la vie facile. Par exemple, j’ai jamais eu de femme. Je veux dire : une femme à moi, comme en ont les autres. J’aurais même eu des enfants. Avec au moins une fille pour égayer mes vieux jours. Y a rien comme une fille pour vous aider à supporter les misères du corps quand on en peut plus. J’ai vu comment ça s’est passé pour mon père. Il avait pas de fille. Il avait que moi. Et j’ai pas su faire. Dire qu’y en a qui sont fait pour vivre heureux…
Vous l’avez compris, mon existence est un tissu de malheurs. Pas des gros, genre guerre qu’il faut faire parce que c’est obligatoire sinon on est fusillé. Un chapelet de petites merdes qui n’en finissent pas de me pourrir la vie. Plus une grosse, j’avoue. Je me suis retrouvé seul à la mort de mon père. Une fois qu’il a été sous terre, je me suis rendu compte que j’avais personne. Et pas un fifrelin pour m’en payer. J’ai dû voler. Et dès le premier sac, je me fais piquer la main dedans. Et une fois dans le trou, on me la met. J’en suis sorti avec une haine pour le genre humain. J’aurais pu haïr Dieu et ses saints. Eh bien non. J’étais pas assez traumatisé pour m’en prendre à des superstitions.
Au bout d’une éternité, on m’a jugé apte à reprendre ma liberté, mais sous condition. Je me suis retrouvé dans une forêt avec une hache dans la main et de quoi boire de l’autre. Et j’étais logé chez l’habitant. Nourri par une femme qui n’était pas la mienne et attendri par des gosses qui étaient les siens. Comme elle était veuve, j’ai pas eu affaire à leur père. Il habitait dans une tombe avec des parents à lui. Pas une grande propriété, mais avec un enclos en fer forgé et une grosse pierre couverte d’inscriptions avec des lichens et des insectes agités. J’y accompagnais Lucie. C’était son nom. Je dis c’était parce qu’elle n’est plus là pour dire le contraire. Vous allez voir comment.
Avant de croupir en taule, j’avais l’esprit plutôt cartésien. Je doutais sans tomber dans le scepticisme. Du coup, j’étais comme on dit pragmatique, quitte à revenir sur mes décisions. Y avait pas plus modeste que moi quand je finissais, presque toujours, par avoir tort. C’est en prison que je me suis mis à avoir des certitudes. Et je les expliquais pas. C’était comme ça et puis c’est tout. J’aurais cru en Jésus ou en Allah si mon cerveau me l’avait conseillé. C’est comme ça qu’on devient parano. Et comme j’avais l’anus en sang et les seins douloureux, je me suis mis à me soulager avec les substances qu’on me donnait en échange. Je suis devenu un camé de la pire espèce. J’étais tellement pourri qu’un mollah s’était mis en tête de me convertir.
« Tu veux dire que si je me convertis, doutai-je car j’étais pas encore tout à fait naze, je pourrai plus jamais me déconvertir ? C’est ça que tu dis, Mollah ?
— Je le dis pour ton bien, me répond-il. Mais si tu te convertis pas, tu iras en Enfer dès que tu seras mort.
— Et si l’Enfer n’existe pas… ?
— Il existe ! Dieu existe ! Tout le monde existe. C’est pour ça que l’Enfer existe. Sinon on serait tous au Paradis. Et où est-ce qu’on est, mec ?
— En taule… »
Je sais pas pourquoi je me souviens. Ça me fait pas du bien. Et dans le temps que je vous parle, que j’étais bûcheron, y avait cette sacrée tombe et les gosses qui dansaient dessus pour faire crier leur mère. Je voyais ça à travers le brouillard. Et il m’en fallait beaucoup pour que je voye plus rien. Heureusement pour tous, j’habitais pas chez elle. On m’avait fait une place dans une annexe de la mairie. Un plumard, une armoire en fer, une chaise et une fenêtre. J’avais pas de miroir. Je me rase plus. J’ai l’air d’un terroriste. Et pourtant j’en suis pas un. Mais on en parle des fois. Et ça me fout en rogne. J’ai jamais aimé qu’on se foute de moi. Même que quand j’étais môme, j’ai failli tuer mon père. Je sais pas si vous en avez entendu parler… C’était y a bien cinquante ans. Ce gosse qui avait faussé une échelle… C’était moi.
Donc je fréquentais d’assez près la vieille Lucie. Elle était pas si vieille que ça, mais elle les faisait, croyez-moi. J’étais pas non plus très beau à voir. Propre sur moi, sale en dedans à cause que le passé s’efface pas avec une éponge, et dans le genre bas de gamme dans la vitrine de l’amour. Rien pour plaire. Oh elle disait pas qu’elle m’aimait. Elle me détestait pas non plus. J’amusais les gosses. Je bossais. Je buvais modérément et si j’avais dépassé la dose, j’allais me faire voir ailleurs. Pas l’idéal, je reconnais, mais pas écœurant non plus. En plus, je gagnais assez de pognon pour pas mendier. Et surtout, j’avais plus aucune raison de tuer pour voler. La taule m’avait changé à ce point.
Quand on a connu le bonheur et qu’on l’a perdu, on le retrouve toujours avec joie. Et si on le retrouve pas, on le poursuit parce qu’on sait ce que ça coûte de l’avoir perdu. Moi, j’avais pas pris ce chemin semé de pétales de rose et de poudre de perlimpinpin. J’avais commencé dans la merde, j’en avais pris l’habitude et par conséquent j’avais appris à me le torcher pour que ça sente pas trop mauvais. Y a rien comme de puer du cul quand on fréquente. Et c’est pas avec du parfum qu’on redevient un homme, mais avec une savonnette. Je pouvais m’en payer sans rien voler. Et je me tenais propre. Pas de sang sur les murs.
Tout allait pour le mieux dans le pire des mondes. Que demander de plus à la république en danger ? On avait même dans l’idée de se marier. On en parlait pas trop parce que les enfants se taisaient quand on approchait le sujet. Les épines, il faut les arracher avec douceur, sinon ça saigne et des fois on provoque des hémorragies dans la tête des enfants. Or, on allait pas attendre qu’ils soient assez grands pour arrêter de nous emmerder. On avait envie de se donner à fond aux tâches conjugales avant d’être vieux et incapables de se souvenir comment on fait. On en était là…
…quand ce maudit Choulas s’est jeté comme un cheveu dans notre soupe. J’avais pas vu arriver. Forcément, quand je suce ma cuillère, je regarde dedans. Et pendant ce temps, Lucie se laissait compter fleurette. Vu comme elle est moche, Choulas, qui était plutôt bien fait de sa personne, y voyait pas autre chose. Faut pas charrier. Il cherchait une situation. Et il avait trouvé la mienne.
Il était arrivé en plein hiver. On avait de la neige jusqu’aux narines. Et qui c’est qui pelletait devant la maison ? Pas les enfants qui allaient à l’école et qui pouvaient pas sortir de la maison si je pelletais pas pour qu’ils reçoivent gratos les enseignements de la république. Je sais pas en quoi ils étaient bons, mais comme l’éducation est obligatoire en plus d’être à l’œil, ils allaient s’instruire. Donc, je me levais tôt le matin pour creuser dans la neige. Ça se terminait pour moi dans une congère que le chasse-neige municipal élevait chaque matin juste devant la maison. Alors j’arrivais par les toits de mon annexe et, après avoir sauté dans la neige, je pelletais comme un forçat. Et ce matin-là, je pelletais pas plus qu’un autre jour quand un grand type en doudoune orange est descendu du chasse-neige pour se poster derrière le portail. Visiblement, il attendait que je lui ouvre. La couleur de sa doudoune m’inspirait pas. Orange fluo. Et en plus il avait des après-skis qui clignotaient. Je me suis dépêché de pelleter. Il me parlait, mais je comprenais pas ce qu’il me disait. C’était peut-être un étranger. Ces gens-là ont beau se faire entendre, on ne les comprend pas. Et qu’est-ce que je finis par comprendre ?...
…qu’il sortait de taule et qu’il venait prendre son petit-déjeuner !
« Tu serais pas Gagnon le Perdant ? » me dit-il en riant.
Lui-même… Juste à ce moment-là, Lucie allume le perron pour voir si j’ai fini de pelleter parce que les gosses s’impatientent. C’est pas qu’ils adorent l’école, mais ils trouvent toujours le moyen de s’y amuser plus qu’à la maison. Et dans la lumière qui se répand, je reconnais pas ce type. Jamais vu. J’en mettrais ma main au feu. Ce qui me ferait un bien fou parce que j’ai les doigts gelés.
« On se connaît pas, me dit-il, mais on m’a dit que t’étais là… je suis Barthélémy Choulas. T’as jamais entendu parler de moi parce que j’ai pas mérité d’aller en taule… »
Un plaisant. J’achève ma tranchée dans un dernier souffle. Je peux à peine respirer quand je consens à lui serrer la main. Il faut que je déchausse la mienne parce que la sienne l’est déjà. Il a tout prévu. Et il a besoin d’un café bien chaud. Avec une tartine bien beurrée si c’est possible. Lucie est dans mon dos en train de baver.
« Je t’en ai pas parlé parce que ça te regarde pas, glousse-t-elle, mais ce monsieur va habiter chez nous. »
Je dois faire une drôle de tête parce qu’elle explique aussitôt :
« Il a pas fait grand-chose à côté de toi, alors ils ont décidé qu’il pouvait habiter avec nous. Tu comprends ? »
Elle a l’habitude que je comprenne pas, c’est pour ça qu’elle m’explique. Et Choulas attend courtoisement qu’elle ait fini de me faire la leçon de la gravité de mes faits comparée au peu de choses que représente le motif d’incarcération de cet intrus. Je fais signe que j’ai compris. Et j’élargis la tranchée à toute vitesse, parce que ce mec est bâti comme un Hercule. Lucie est tellement chaude qu’on revient sur le gravier de l’allée. Ça crisse sous nos pieds.
Je suis pas entré. J’avais déjà déjeuné. Je suis retourné dans mon annexe pour aller chercher ma hache. J’en avais pas besoin mais elle pouvait servir. C’était comme si le monde venait de me dire que je pouvais sortir pour aller faire ce que je voulais, sauf épouser Lucie. Y a des jours comme ça où la lucidité l’emporte sur la réalité.
La neige avait cessé de nous tomber dessus et particulièrement sur mes épaules que j’avais plutôt basses depuis ce matin. J’ai frappé à la porte de Lucie. Ça sentait le ragoût de cochon aux carottes avec de l’oignon et du thym. Les gosses n’aiment pas ça parce qu’ils ont l’esprit pourri par la publicité et les discours politiques. Choulas était à table. Pas à ma place. Il aurait pas osé. Lucie arrivait avec la gamelle fumante. J’ai bandé aussitôt qu’elle a mis la louche dedans. Chaque chose en son temps.
« Je vais passer l’hiver ici, dit Choulas en mâchant une patate. Et si je m’y plais, je m’installe dès le printemps ! »
Les gosses ont hurlé de joie. Ce type savait y faire. Je caressais la cheville de Lucie avec mes orteils. Je me déchaussais toujours sous la table. J’avais pris des habitudes dans la perspective du bonheur à venir. Je me rendais compte maintenant à quel point les visions peuvent nous rendre malade. Choulas me regardait boire. Il comptait là-dessus pour que je m’endorme et que je lui laisse ainsi le champ libre pour me briser le cœur et ce que j’avais dedans. Je devais commencer à le voir comme il n’était déjà plus. Ça se passe toujours comme ça. L’ennemi se métamorphose. Il va ressembler à la vision. Et je vous assure qu’il était pas beau. Et que je voyais avec précision tout ce que je pouvais en faire si Dieu me prêtait vie. Voilà où j’en étais de ma vision quand Lucie, qui n’aime pas que je visionne, m’a envoyé son coude dans l’os du bras. La douleur m’a réveillé. Il avait raison, Choulas. J’avais fini par m’endormir. Et elle me réveillait pour que j’entende ce qu’elle avait à dire :
« Tu ferais bien de te tenir devant ce monsieur…
— Oh… monsieur… N’exagérons rien… minaudait Choulas en se grattant le bide.
— Mais si ! Mais si ! Je sais ce que je dis. Et en plus c’est le moment ! »
Qu’est-ce qu’elle voulait dire par là ? J’étais complètement réveillé. La langue pâteuse, mais les yeux ouverts. Et je m’étais remis à bander. Et pas grâce à la cheville de Lucie qui m’en privait maintenant pour que je me tienne bien. Ah j’aurais éjaculé dans mon assiette si y avait pas eu un témoin pour m’enfoncer à mon prochain procès. Je me suis contenté de finir la bouteille sans partager. Lucie était en train de gueuler après les enfants. Je les avais mis en retard avec mes impolitesses. Madame recevait.
Les enfants partis, on avait tout l’après-midi devant nous. À quoi y servait Choulas ? Il l’avait pas encore dit. Je me doutais qu’il avait des diplômes. Et pas glanés en taule comme mon brevet de saucisses. Non seulement il était beau comme un Dieu, ce qui n’avait pas échappé à l’esprit d’analyse de Lucie, mais il parlait bien. Et de choses qu’on savait même pas que ça existait. Lucie ouvrait de grands yeux parce qu’elle avait envie d’apprendre en attendant d’ouvrir autre chose. Du classique jusque-là. Et même du déjà vu. Ça me fatiguait d’avance.
Pendant que ça devenait de plus en plus difficile à comprendre de quoi il s’agissait, j’ai eu encore une vision. Le cadavre de Choulas contre le cul de Lucie. J’avais pas le choix. Et un grand diable à la queue rouge me conseillait de bien vérifier que je laissais pas de traces. Depuis que la science s’est mise au service de la justice, on se complique tellement les visions qu’on en vient à se réveiller en sueur. L’œil à demi ouvert, je les voyais rire sans se moquer de mon ignorance. Et je savais que si je faisais rien pour m’instruire, je finirais par tuer. Et cette fois sans intention de voler. Je les tuerais tous les deux. Et après ?
Il ne me restait plus qu’à retourner à l’école, sachant que le temps qu’il me faudrait pour en savoir autant que Choulas ferait de Lucie, en plus de la mocheté qu’elle était, une vieille sans ambitions érotiques. Et je deviendrais pas professeur. J’ai déjà du mal à comprendre comment une hache peut couper sans changer de forme. J’exagère mon ignorance, mais c’est juste pour que vous compreniez. Je sais bien que l’acier est tranchant. Et que le bois est fait pour être tranché. Ah ce que j’avais envie d’en parler ! Et c’était le premier jour de mon déclin définitif.
Finalement, on est allé se coucher. Je me doutais que Lucie n’allait pas laisser passer l’occasion de se la faire mettre par un Apollon. Et en plus il était presque innocent. Alors que j’avais la chance de profiter de la liberté après avoir commis un crime atroce. J’avais pas parlé de mes visons au procès. J’en avais même pas informé mon avocat. C’était mon secret. Et puis je savais pas si c’était aggravant ou pire. Des fois, on croit aller en prison pour bénéficier d’une bonne conduite et on se retrouve en HP sans possibilité de simuler la guérison. J’en ai connu. Je l’avais échappé belle, Lucie avait raison. Mais je lui avais peut-être trop parlé de moi et de mes petits défauts intérieurs. J’aurais pas aimé que Choulas en sache autant qu’elle. Ni même rien du tout. Ça me rendait fou, cette idée. J’avais peur de plus pouvoir tromper personne.
Et ben le lendemain matin, quand je suis arrivé à la maison de Lucie pour pelleter la neige, il neigeait plus et la route était nette comme s’il avait jamais neigé. Comme j’ai des visions, je me suis dit qu’on était au printemps et que j’avais passé l’hiver à me raconter des histoires. Pas du tout ! C’était bien le lendemain de l’arrivée de Barthélémy Choulas. C’était l’hiver. La température avait monté d’un coup à cause d’une explosion atomique. Et Lucie était morte et en sang dans son lit.
Choulas avait pris la poudre d’escampette. Le gendarme qui me mettait au courant me disait que Choulas s’était échappé de l’hôpital où il purgeait sa peine après avoir assassiné ses parents dans un incendie. J’en tremblais. Le corps de Lucie passa devant nous. J’ai pas eu le temps de voir si elle grimaçait ou pas. Des fois, et même souvent, la mort est douloureuse, même si ça saigne pas. Ils l’ont enfournée dans une ambulance et la route s’est vidée en moins d’une minute. Le gendarme avait soif. Son collègue aussi. On est entré dans la maison pour se soutenir le moral. Les enfants étaient déjà à l’école.
Barthélémy Choulas, j’en ai plus entendu parler. On parle pas longtemps des fous. Forcément, on leur fait pas de procès. On parlerait pas de moi si j’avais évoqué mes visions. Et maintenant que Lucie était morte, seul Choulas, dans l’hypothèse où elle l’en avait informé, pouvait témoigner contre moi et provoquer mon enfermement dans une cellule voisine de la sienne. J’aurais pas aimé ça. Mais comment savoir si Choulas savait ?
« Vous pensez le choper ? demandai-je aux gendarmes qui sifflaient dans leurs verres.
— On s’en fout… On le descendra avant. Vous pouvez en être sûr.
— Il est armé ?
— On s’en fout… On en a marre de payer des impôts pour nourrir des psychiatres.
— Il parlera pas alors… ?
— On lui en laissera pas le temps. Gandis que vous voyez là… »
Le gendarme qui avait pris la parole désigna son collègue en élevant son verre. Celui-ci avait l’air effondré. Il était prêt à craquer. Il buvait pas.
« Gandis avait prévu d’épouser Lucie, continua le gendarme qui expliquait le fin mot de l’histoire. Alors vous pensez s’il va épargner Choulas si jamais on lui met la main dessus !
— Pour sûr ! » fit vivement Gandis.
La retraite. J’en ai entendu parler pendant toute ma vie. « Tu auras une bonne retraite. » Et j’avais une vie utile. Je ne dis pas qu’elle ne fut pas agréable. J’ai touché à des privilèges. J’ai bénéficié de coups de pouce. Et chaque fois que cette machine a donné des signes de fatigue, j’ai trouvé de quoi pallier les insuccès, les contradictions, déloyautés et autres principes de la propriété indivisible. J’ai été récompensé. On m’a élevé au-dessus de la moyenne. J’ai eu honte de moi quelquefois. Mais il m’est arrivé d’être fier, qu’il y eût ou non de quoi. Quelques passages dépressifs m’ont entrouvert la porte de l’enfer sur terre. Je ne l’ai pas refermée, faute de cran. On s’est toujours chargé de cette sorte de contrainte qui me servait aussi de leçon. Il n’est pas mauvais, dit-on, de rafraîchir l’esprit quand il s’endort. Ce qu’on vous supprime, c’est le rêve. Et du même coup, le cauchemar.
Juliette n’en profitera pas avec moi, de la retraite. Elle poursuit son existence de demi-vierge avec un autre, lequel est toujours en activité. Elle n’a jamais aimé l’idée même de retraite. Elle m’avait prévenu. « Pas avec toi ! »
Pour ne pas revenir, ni rester, je suis parti. On m’a demandé où. J’ai menti. Je ne sais pas si je veux être seul ou rencontrer pour ne plus l’être comme je l’ai été toute ma vie. On peut retrouver ma trace, certes, mais qui consacrera du temps à cette tâche ingrate ? Ma famille ? Mes enfants ? Maître Roussel les a rassurés : mon testament est écrit. Et il sera informé de ma mort. Voilà résolue la question de l’héritage. Et puis tout ce monde sait que je veux être seul ou en compagnie de l’inconnu. Ils s’en foutent.
La maison plonge ses racines dans la mer. La roche s’effrite doucement. On a calculé que je pourrais y vivre vingt et quelques ans. Elle ne vaut déjà plus grand-chose. Mais elle me convient. J’y ai aménagé en me promettant d’y vivre ce dont l’existence m’a privé. Ou ce dont je me suis privé moi-même pour exister. Voilà comment j’explique mon bonheur relatif. Et je conçois que d’autres ont trouvé dans cette philosophie tous les ingrédients de la joie et de la réussite. Je ne les traite pas de chiens. Nous sommes de drôles d’oiseaux.
Étant arrivé à la fin de l’hiver, j’ai attendu celle du printemps pour me mettre à l’ouvrage. J’écris depuis toujours. J’ai même publié. J’aurais choisi la peinture si j’avais été doué pour le dessin et la couleur. Mais n’est-il pas plus naturel de se satisfaire d’un crayon et d’une feuille de papier ? Vous allez me trouver suffisant, mais je passais pour un véritable écrivain. On vous le dira, malgré l’absence de reconnaissance officielle. On m’a bien adoubé quelquefois. Je n’ai pas emporté ces hochets avec moi. À quoi bon ?
Ici, on ne me trouve guère sympathique. Je limite ma conversation à des questions concernant ma nourriture, ma petite administration ménagère et ma connaissance des lieux, me limitant ici à la contrée, qui est étroite comme la côte. Je reçois des visites fonctionnelles. Et je ne donne aucun signe d’empathie, comme quoi je peux passer pour un égoïste. Ou au mieux pour un solitaire. On dit aussi qu’il m’arrivera de rencontrer quelqu’un, que je suis fait pour ça, que je m’y prépare peut-être.
On me voit écrire derrière ma fenêtre. Rien n’étant parfait, la route passe devant la maison, ou plus exactement entre la maison et la mer. La route disparaîtra aussi. On en trace déjà une plus loin. Il faudra deux cents ans pour la menacer d’écroulement dans le flot incessant. Ce temps ne me concerne pas. Je regarde l’horizon seulement pour me dire que je finirai avec lui. Que faire d’autre quand on a de quoi vivre tranquillement, qu’on est pour l’instant en bonne santé et que l’inspiration est au rendez-vous ?
Il n’y aurait d’ailleurs rien à dire de cette existence si je n’écrivais pas. Mais je suis le seul à en parler en connaissance de cause. Peut-être d’autres se mettront-ils à l’ouvrage de ma reconnaissance si la chance me sourit. Je vais parler de moi, de ce que je ne suis pas et de ce que j’ai rêvé d’être. Faut-il créer le personnage de ce nouveau récit ? Celui qui se retire parce que la somme de ses cotisations le lui permet. N’ai-je travaillé que pour parvenir à cet endroit de mon existence, celui où ce personnage m’attend ?
Ce n’est pas moi, bien sûr. Les grands personnages naissent du désir. Et l’imagination leur donne la parole. Si je souhaitais que ça m’arrive, je devais d’abord cesser de boire. Or, depuis que je vivais ici, j’avais augmenté cette nécessité au point d’alimenter déjà les récits et les jugements. Pour eux, j’étais un personnage. Mais ils ne m’avaient pas désiré. Et leur imagination fondait son authenticité sur mon allure. J’avais beau m’efforcer de maintenir la distance, ils se rapprochaient de moi. Je sentais qu’ils me craignaient. D’après eux, je finirais par poser un problème. S’il s’agissait de chuter de mon vélo pour me fracasser le crâne sur une pierre du chemin, c’était une bonne nouvelle. Mais les mauvaises, plus faciles encore à imaginer, leur faisaient craindre le pire. N’ai-je jamais souhaité les amuser au point de gagner leur amitié ?
Je ne voulais pas non plus me faire haïr. Je n’avais songé qu’à les réduire aux utilités nécessaires à ma tranquillité. Le pain, les services, l’indifférence. Le moins qu’on puisse dire maintenant, c’est que je n’y réussissais pas. J’étais devenu leur personnage. Et ce personnage n’était pas le produit de leur désir. Il s’était emparé de leur imagination. Ils en parlaient avec les gendarmes.
Regardez-les ralentir dans leurs autos. « Est-il encore en vie ? » « Il n’a toujours pas fermé ses volets. » Je ne voulais pas les aimer, mais de là à provoquer ce spectacle… L’été est arrivé.
*
J’ignorais que le coin fût à ce point touristique. Dans la foule qui animaient les rues, j’ai reconnu des professeurs, des ronds-de-cuir, des ouvriers proprement syndiqués, des commerçants abonnés à l’imposture, des délateurs, des juges, des… toute la domesticité sans laquelle la société ne connaît plus l’ordre ni par conséquent les bienfaits d’un pouvoir strictement appliqué. De futurs retraités sinon aisés, du moins tranquillisés par l’assurance de ne jamais tomber dans le caniveau.
La route s’est peuplée de voitures pressées mais lentes. On se garait devant la maison sans se préoccuper de l’utilité de son portail. Je n’ai jamais revendiqué mon droit à jouir sereinement de ma propriété. Je sortais en vélo. Je n’ai pas de voiture. Ils n’avaient pas besoin de le savoir. Cette population provisoire et renouvelable s’ajoutait à la communauté de mes voisins sans toutefois changer les paramètres ni les données de mon existence. Seule la durée de mes sorties était modifiée. Mais n’était-elle pas extensible par définition ? Jusqu’à quel point d’ailleurs. Je redoutais d’avoir à expérimenter cette perte d’un temps qui devenait précieux par la force des choses. J’écrivais moins.
Bien sûr, il y avait la nuit. Tard dans la nuit. Plus personne ne m’importunait. Cependant, étant tenu éveillé tout le jour à cause d’une surveillance qui me confisquait mon droit à l’observation, j’avais sommeil la nuit. Et je dormais. Rêveur obstiné. Panique des cauchemars. Aube mouillée.
Heureusement, je revenais avec le soleil. Il ne m’a pas fallu deux jours pour me rendre compte qu’à mon réveil je disposais d’une bonne heure pour profiter de la solitude à l’extérieur. Je me précipitais dehors, sans mon vélo. Je traversais la route en courant, m’engageais en trottant gaîment dans le sentier qui dévale vers la mer et ses roches vertes et grises et moins d’une minute (ou peu s’en fallait) après, j’avais les pieds dans l’eau et le nez à fleur de la marée. Une première voile, à la naissance des vagues, m’alertait. Et je remontais sans ménager mon effort, certain d’avoir à bousculer l’importun car je ne savais pas mesurer mon attente. Ou pas encore. Autrement dit, mon personnage s’éloignait lui aussi. Et une fois installé derrière ma fenêtre salée, les yeux sur l’horizon, je n’écrivais plus. Je savais qu’il ne m’arriverait plus d’écrire l’été. Et j’ignorais combien de temps serait nécessaire pour retrouver le fil de mon inspiration. Peut-être tout l’automne, saison des retraités. Réduire le temps de l’écriture à l’hiver avec la crainte d’un printemps préparatoire aux grandes migrations me rendait déjà amer et inconsolable. J’étais venu pour rien.
Tel était le sentiment qui m’envahissait. Et c’était le premier été. La première année. Sorte de première crêpe. On dit que les suivantes seront les bonnes. Mais je n’en savais rien. Et je n’étais pas convaincu. Ma popote sénioriale manquait de feu. Ou j’étais en train de condamner mes projets au bouillon. Ils finiraient par attacher au fond de la casserole. Je me voyais mal passant le reste de mes jours à récurer dans l’espoir de retrouver l’état initial de cette retraite préparée de longue date. J’allais devoir improviser. L’horreur !
Je me remis à boire. C’était inévitable. J’ai bu toute ma vie. Je n’ai pas tenu le coup autrement. Le cageot de douze bouteilles m’attendait deux fois par semaine chez l’épicier. Et comme je ne trouvais plus la force de cuisiner, je me suis mis aux conserves. L’épicier a vite compris qu’il était dans son intérêt d’en augmenter sa réserve. Fin professionnel. Je ne répondais pas à ses tentatives d’en savoir plus. J’exprimais plutôt ma satisfaction. Mon nouveau visage n’avait qu’une face, ce qui ne me changeait pas, mais j’alternais l’état d’ébriété avec les modalités de la joie. Pas de mélange. La joie s’insérait entre les intervalles d’oscillations. Ou l’inverse, selon le point de vue critique. Et la chute de mon vélo était la plus probable des fins imaginées. On ne parlait que d’elle. Les gendarmes me saluaient pour exprimer leur compassion. J’étais le plus malheureux des hommes. Et ça se voyait.
*
Je suis tombé sur Miranda. Littéralement. Elle était couchée en bas d’un escalier, celui qui descend du centre commercial. J’ai raté la première marche. En descendant. Elle a amorti ma chute, ce qui lui a valu un séjour de trois jours à l’hôpital. Les côtes avaient résisté, mais quelque chose s’était écrasé à l’intérieur et on craignait une hémorragie. Vous pensez si j’étais désolé d’avoir blessé quelqu’un. On m’a autorisé à lui rendre visite dès le troisième jour. Elle se préparait à retourner à ses occupations de retraitée estivale. Je n’avais pas bu depuis deux jours, car le premier, harcelé par le remords, je m’étais mis dans un sale état, incapable de me raisonner pour chercher à me faire pardonner.
Je ne la connaissais pas. Je ne me souvenais pas de l’avoir croisée. Pourtant, elle aussi montait à l’épicerie deux fois par semaine pour récupérer son cageot. C’est d’ailleurs mon cageot qui lui a fait le plus de mal. Comme elle montait, le sien était vide. C’est le principe de la consigne. Et mon cageot, fort de ses douze bouteilles pleines, s’est enfoncé par un coin dans son estomac tandis que son cageot, plein de bouteilles vides, s’en est allé dinguer dans les pieds des témoins dont deux ou trois ont souffert de coupures sans gravité.
Je ne me souviens plus de ce qui s’est passé ensuite. Je n’ai pris conscience de la gravité de la situation qu’après avoir mesuré la casse me concernant. Le contenu de la moitié de mes bouteilles répandu sur les dalles glissantes du parvis où l’on s’accumulait 1) pour porter secours à la victime 2) pour me demander d’arrêter de me plaindre alors que je n’étais pas blessé. Au bout d’un temps de confusion extrême que je ne saurais décrire objectivement, Miranda a été emportée par une ambulance et moi-même par la fourgonnette de la gendarmerie. Mais peu importe ces détails inutiles à la progression narrative qui motive ici mon écriture.
Trois jours plus tard, sobre comme mon vélo, je suis entré dans la chambre que Miranda allait quitter pour entamer les démarches d’un procès. Elle ne me reconnut pas. Elle aussi était sobre, mais elle ne comptait pas le rester. Après quelques explications dont je vous prive de la confusion, on s’est mis d’accord pour commencer par arroser ça car, au fond, elle ne m’en voulait pas. Elle n’avait jamais fait de procès à personne et ne comptait pas commencer maintenant sous prétexte que j’avais moi aussi mauvaise réputation. C’était du moins ce qu’on lui avait dit. Et Louis-Philippe, son époux, avait consciencieusement pris note de ces éléments constitutifs d’une personnalité à risque. Ceci, dans l’intention de conduire le procès lui-même. Il était, me prévenait Miranda, d’un naturel têtu. Sinon, il se gavait de sildénafil tandis qu’elle entrait dans le lit en parfait état d’ivresse morbide. Pour le dire plus clairement, ils ne formaient pas un couple heureux. Et moi, se renseignait Miranda, est-ce que j’étais heureux en ménage ?
Je lui avouais que je l’avais été et que Juliette continuait de profiter de ce bonheur sans moi. Il n’y avait pas eu de procès. On s’entendait parfaitement. Et j’avais un avantage sur Louis-Philippe : je n’avais pas besoin de sildénafil pour bander. S’il fallait donc expliquer ma propension à corriger les défauts de la nature par l’absorption de vin, c’était ma nature intérieure seule qui était concernée par cette habitude tenace. Et j’avais conscience qu’elle finirait par me contraindre à user moi aussi d’un subterfuge pour bander comme les autres. À la différence que je vivais seul. Je bandais tout seul. Pourquoi ?
Miranda, qui avait conservé de son ancienne beauté une peau à l’épreuve de toute critique, répéta sa question sans se lasser : pourquoi bandais-je tout seul ? Il faut dire, à notre décharge, que nous n’étions plus en état de passer pour des jansénistes. Nous étions attablés à une terrasse devant la mer. Le soleil tapait dur sur la toile. Et malgré la ventilation des lieux, on crevait de chaleur, elle et moi. Et, de réplique en réplique, nous ne nous occupions que de nous, les autres ayant même disparu de notre champ de vision. Tout baignait. Il y avait longtemps que je n’avais pas touché à une femme. Elle constata avec joie que je ne racontais pas des histoires. Le seul problème qui restait à résoudre, c’était la jalousie de Louis-Philippe. Or, si je l’alimentais par une coucherie irréfléchie, j’apporterais de l’eau au moulin du procès qu’il préparait contre moi. Mon existence prenait un tournant. Le droit chemin que je m’étais tracé annonçait un défaut de conception qui allait, si je me montrais imprudent, renverser la vapeur de mes projets. Miranda me comprenait. Elle aussi était passée par là. Et il y avait longtemps qu’elle n’avait pas caressé une queue aussi naturellement érigée en promesse d’amour et de plaisir, l’un allant sans l’autre depuis qu’elle vivait avec Louis-Philippe.
Je suis rentré chez moi, dégrisé. Je n’ai même pas enfourché mon vélo pour aller plus vite. Je me suis mélangé à la foule des baigneurs qui revenaient de la plage pour se restaurer avant de se livrer aux aventures des pistes de danse et des coins sombres prévus à cet effet.
*
J’avais besoin d’un avocat. Mais personne ne pouvait m’en conseiller un qui eût de l’expérience dans le type de relation que j’entretenais désormais avec le couple formé par Miranda et Louis-Philippe. L’automne est arrivé. Miranda ne pouvait plus cacher qu’elle souffrait d’une intense douleur à l’abdomen. Louis-Philippe en profita pour lancer contre moi la machine qui allait me priver à jamais de tout ce qu’il me restait à aimer avant de quitter ce monde pour peut-être n’entrer nulle part. Cette idée de sortir, de ne plus pouvoir rentrer et de ne pas trouver un moyen d’entrer ailleurs me plongea dans le plus triste des désespoirs. J’étais fait. Comme un criminel. Le hasard ne plaiderait jamais en ma faveur. Il n’y a pas d’accident ici. Nous en sommes toujours la cause. Et j’étais tombé sur Miranda, avec mon lourd cageot, parce que je l’avais désiré. Je n’avais jamais rien voulu d’autre. Je l’avoue.
Elle est morte un dimanche. C’est le facteur qui m’a annoncé cette mauvaise nouvelle. Je me suis effondré devant lui. J’étais couché sur le paillasson, en position de fœtus, et il me regardait comme s’il n’était pas concerné par mon malheur. Je ne sais pas s’il réfléchissait à ce qu’il convenait de faire en pareil cas. J’étais peut-être nouveau pour lui. Il avait le droit de s’octroyer un temps de réflexion. Je comprenais cette attente, moi qui n’attendais plus rien, à part une sentence qui ferait de moi un sans-logis. Louis-Philippe, qui savait que je bandais naturellement, m’en voulait à ce point. Miranda m’en avait prévenu.
« Mais pourquoi lui en avoir parlé ? m’écriai-je un jour que nous dégustions des crustacés.
— Je n’ai pas pu m’en empêcher ! dit-elle. Je le hais !
— Mais je ne le hais pas, moi ! Et je t’aime…
— Pas assez. Personne ne m’aimera jamais comme je veux. D’ailleurs je vais arrêter de manger ces sales crustacés avec toi. J’ai mal au ventre. Je crois que ce cageot, ton cageot ! m’a écrasé quelque chose qui me tue maintenant. Je sais que j’ai raison ! »
Elle est morte quelques jours plus tard. Louis-Philippe convoqua l’hôpital devant la justice. Et pour achever son œuvre par un geste utile à tout le monde, il me désigna comme l’origine de son malheur et la cause de la mort de Miranda. Il était temps que j’en parle à Juliette.
Je revenais toujours vers elle. Elle coulait des jours heureux dans le moule d’un commerçant aisé qui l’adorait, disait-on. Elle ne refuserait pas de m’écouter. C’était tout ce que je lui demanderais. Ensuite, l’échine pliée à l’équerre, je me livrerais au verdict de la justice. Je savais bien comment cela se terminerait. On avait vécu ça cent fois, Juliette et moi. Mais, tandis que je sombrais dans mon malheur intrinsèque, elle profitait des plaisirs de l’existence. C’est ce qui nous a toujours séparés. Il fallait bien qu’un jour je disparaisse corps et âme sans laisser de traces. Elle n’a jamais suivi les miennes. Et elle a bien fait.
Elle y a pas été de main morte, Julie. Trois balles dans la tête à Pipo. Il restait plus grand-chose de cette tête sur l’oreiller. On a pas compris, Zaza et moi. Pipo a toujours entretenu des rapports clairs avec les femmes. Julie connaissait ça depuis quinze ans. Et voilà qu’au bout de ce temps, au lieu d’en parler, elle le bute sans prévenir. Tu parles si Pipo dormait ! Il aurait jamais laissé faire s’il avait su. Mais Julie était sournoise, sur ce point ma Zaza avait raison. Et voilà le résultat. Deux orphelins en bas âge et une mère en taule incompressible. Comme on est voisin, on a gardé les gosses pendant quelques jours, jusqu’à temps que les grands-parents viennent les chercher. Ils nous ont remerciés. Ils avaient amené des fleurs. Et comme on voulait pas paraître moins affectés qu’eux par cette tragédie, on les a invités à manger. Zaza est la reine des petits plats mijotés. Il a fallu attendre. Et les gosses s’impatientaient. La grand-mère a fini par en gifler un. S’il savait pas ce que c’est une torgnole, maintenant il pouvait en parler. Ça s’est mis à gueuler que ça faisait mal et qu’il voulait rester chez nous. L’autre gosse, plus âgé, observait la scène en connaisseur, d’après moi. Et le grand-père a filé dans la cuisine pour courtiser Zaza. Il faut dire qu’elle s’habille léger, surtout qu’on était au mois d’août et que les gosses avaient prévu de se baigner dans notre piscine, pas de voyager à bord d’une bagnole qui empestait le diesel. J’avais fermé la fenêtre tellement ça puait. Et on crevait de chaleur. Tout le monde était énervé. N’empêche que la vieille avait plutôt l’air coriace en matière d’éducation. Pipo en avait souffert. Il en parlait des fois. Une femme comme ça, avec en plus l’âge qu’elle avait, c’était pas à mettre entre les mains de deux gamins qui demandaient qu’à s’amuser. J’ai proposé de retarder le voyage. Qu’est-ce que j’avais pas dit ! La vioque était sur le point de m’en mettre une à moi aussi. Zaza, qui revenait de la cuisine avec le vieux aux trousses, m’a fait signe que je laisse tomber. Ça nous regardait pas.
Pourtant, Pipo était un vieil ami. Des années qu’on se connaissait. Il était déjà avec Julie quand ils ont emménagé dans la baraque à côté de la nôtre. Je dis baraque mais vous fiez pas. On n’est pas des bons à rien. Et puis on a gagné ce qu’on a mérité. Presque des palais. Au bord de la mer avec vue sur un horizon imprenable. Il était fier de sa baraque, Pipo. Et de ses gosses aussi, même s’ils étaient pas aussi intelligents que lui. Ils tenaient plutôt de Julie. Une belle femme, surtout à poil. Je sais pas ce qu’elle avait été, mais elle en jetait. Et on allait au spectacle. Zaza était un peu jalouse. Je l’ai jamais aimée pour son corps. Sans elle, j’en serais pas où je suis. Admiré de tous et à l’abri du prochain pépin.
Pipo trafiquait dans l’immobilier. Pratique pour ceux qui peuvent pas avouer leurs crimes. Je lui dois beaucoup. Et je vous jure que j’aurais adopté ses gosses si la loi l’avait permis. Seulement ils avaient des vieux, les parents à Pipo. Je savais rien des autres vieux, ceux de Julie. Ils devaient mourir de honte à cette heure. C’était tout ce que je leur souhaitais. Quoique j’ai jamais détesté Julie. À part son corps, elle avait d’autres qualités. Pas très amie avec Zaza, comme je disais. C’est pas qu’elles s’ignoraient, mais elle sortaient pas ensemble comme le font des voisines qui n’empiètent pas sur leur propriété. Pipo n’aimait pas les femmes mûres. Une chance. Et ma fille, Clarou, était en pension en Suisse. Pipo fréquentait les parents pour profiter un peu de leur fille. Son boulot lui laissait pas le temps de négocier. Il allait vite en besogne. Et comme il avait du charme, ces adolescentes lui tombaient dans les bras sans en parler à leurs parents. D’ailleurs il leur promettait rien. C’était juste pour le plaisir. J’avais éloigné Clarou. Zaza était d’accord avec moi.
Un bon voisin ne peut pas avoir que des qualités. Ce serait trop beau. On a jamais cette chance. Et il ne se passait pas une semaine sans scandale du côté de chez Pipo et Julie. Les enfants se réfugiaient chez nous. Ils avaient une piscine deux fois plus grande, mais quand ça bardait chez eux, ils se contentaient de la nôtre. Pipo aurait dû suivre cette leçon. Il serait pas mort aujourd’hui. Et Julie ne pourrirait pas en taule. À son âge ! Avec le corps qu’elle a. Ou qu’elle a peut-être déjà plus. On la reverrait pas avant vingt ans. Et pour lui dire quoi ? Comme disait Zaza : c’est pas notre business. On a autre chose à faire. Va plutôt tondre le gazon. On a besoin de nouveaux amis. Qui va habiter la maison maintenant ? On sait ce qu’on perd, on sait pas ce qu’on gagne. Si c’est gagner de rien gagner.
Pour l’heure, on avait les vieux de Pipo sur les bras et maintenant que la vieille s’était énervée, personne pouvait la calmer. L’autre gosse, qui avait été épargné, s’est mis lui aussi à brailler comme une gonzesse. J’en avais tellement marre de cette atmosphère que je suis sorti pour aller faire un tour sur la plage. Et sur qui je tombe alors que je me roulais une tige aromatisée ? Cricri.
Si Julie était la plus belle, Cricri est toujours la meilleure. Je suis convaincu qu’elle a un pouvoir. Dès que tu t’approches d’elle, tu entres. Elle s’ouvre pas toujours, mais qu’est-ce qu’elle sent bon. Elle était en slip, couchée sur le dos dans le sable sous un parasol en forme de marguerite. J’ai tout de suite reconnu ses jambes. Et moi, quand je reconnais, je bande. Comme j’étais en slip moi aussi, elle a remarqué. Mais elle pouvait pas savoir si je bandais déjà avant de tomber sur elle, alors elle a jeté un œil sous le parasol. On était seul elle et moi. Ça lui a donné une idée qui a remis les miennes en place. Elle savait pour Pipo et Julie, forcément. Mais elle savait pas pour les vieux. Elle croyait que Zaza et moi on gardait les enfants jusqu’à leur majorité. Est-ce qu’on se passait bien de la jolie présence de Clarou ? Et plein de questions du genre. Ça la regardait pas, mais elle faisait le plein pour alimenter ses conversations avec les pipelettes du coin, toutes des femmes bien entretenues pour pas vieillir trop vite.
Je suis rentré à la maison les couilles vidées pour plusieurs jours. Zaza allait me poser des questions. Je suis pas comme Pipo, mais des fois, je me laisse aller et Zaza pense que c’est pas ma faute. D’abord l’homme est ce qu’il est. On peut pas le changer. Et la femme a aussi ses intérêts. Elle avait pas l’intention de se laisser aller. Ça me rassurait pas non plus. Julie avait attendu quinze ans avant de régler ses comptes avec Pipo. Et il en était mort. Il avait même pas l’espoir du coma. Tué net dans son sommeil, en plein rêve. Elle avait appelé les flics en suivant. C’était le soir. Zaza et moi on était couché. Les gyrophares ont fait danser les murs et les pins. Y en avait plein la piscine. J’ai cru à un incendie, que c’est pas rare par ici. Mais j’ai aperçu Julie entre deux gendarmes. Elle avait du sang plein sa robe. J’ai eu comme un malaise. Heureusement, Zaza, qui connaît mes faiblesses, m’a frotté le nez avec un rameau de romarin. Ah je veux pas me souvenir de cette maudite soirée. Et pendant que je récupérais au bord de la piscine (« rafraîchis-toi, » m’avait dit Zaza), elle était allée au renseignement. C’est comme ça que j’ai su. Et quand les gendarmes m’ont entendu, j’ai rien dit. Zaza leur avait expliqué. Je passais pour une mauviette, peut-être, mais j’étais sincère. J’aimais Pipo comme mon frère. Enfin…
J’ai pas haï Julie très longtemps. J’ai cessé de lui en vouloir avant que le procès commence. Les gosses étaient partis depuis des années. On les avait pas revus. Ils avaient grandi avec leurs grands-parents. Ils se souvenaient peut-être de nous. On les avait un peu trahis, je reconnais, mais c’est la vie.
On avait de nouveaux voisins. Des étrangers qui parlaient pas notre langue. Ils revenaient l’été et pendant les fêtes de fin d’année. Sinon, la maison était fermée. Un jardinier se signalait de temps en temps. Voilà comment la vie a changé. Julie avait balayé quinze ans de voisinage et d’amitié en trois coups de révolver. Ce que je vous ai pas dit, c’est que c’était mon révolver.
*
Vous pensez si c’est la première question qu’on m’a posée ! Pas le jour même. L’instruction s’est rendu compte de cette propriété un mois après le drame. J’ai été convoqué. Rien qu’à voir la tête de la jugesse qui me faisait face, j’ai su que j’avais affaire à une chienne qui me tenait par la peau du cul et qui avait bien l’intention de me mordre l’anus si je lui expliquais pas clairement pourquoi Julie s’était servie de mon révolver pour buter Pipo. Et en plus, si y avait pas des raisons pour expliquer aussi comment je m’étais pas aperçu de la disparition de ce pétard, j’en avais pour plus longtemps encore à m’expliquer. Les flics avaient déjà commandé les sandwiches… avant que ça ferme. Au début, j’ai flippé, mais chemin faisant, tout s’est expliqué sans que j’en dise trop. J’avais un permis de détention (sinon personne n’aurait jamais rien su) et j’avais pas ouvert mon coffre depuis trois jours avant que Pipo soit mort (preuve à l’appui). On m’en a pas demandé plus, mais la nouvelle s’est répandue. Et on s’est mis à jaser sur mes relations avec Julie. Même Zaza a eu des doutes. Et Cricri, avec qui je m’étais lié pour longtemps, a même pensé à me faire chanter. Je l’aurais tuée.
Voilà où j’en étais un mois après le drame. Puis les années ont passé, Julie a disparu de nos pensées, nos nouveaux voisins nous évitaient et j’ai fait une dépression parce que finalement Cricri avait trouvé le moyen de m’emmerder en informant Zaza de ce que je faisais avec elle dans l’appartement que je lui prêtais. Non seulement ça me l’a coupée, que Zaza me reproche de n’être plus moi-même, mais j’ai craqué et il a fallu me soigner. J’étais pas guéri quand Julie a entendu la sentence. J’étais bon pour qu’on m’enferme moi aussi, mais avec les fous. C’est que j’avais pas tout dit. Et ça me rongeait de l’intérieur. Cricri le savait.
Et maintenant Zaza le savait aussi : y avait eu quelque chose entre Julie et moi. On peut pas vivre dans le voisinage d’une pareille déesse de l’amour sans avoir envie de le faire avec elle. Et le plus souvent possible. Même si c’est la propriété du meilleur de vos amis. J’avais pas tort de raisonner ainsi. Sinon, je me serais pris pour un idiot. Et d’une façon ou d’une autre, j’avais personne avec qui partager ce foyer des pires emmerdements qui peuvent affecter un homme fragilisé par son désir de possession. On en a jamais assez. Ça, je le savais. Et si on dépasse la limite, on tombe dedans.
À force d’admirer les formes de Julie, j’ai eu envie de les posséder. Pour moi seul, non. J’en voulais pas à Pipo à ce point. J’étais prêt à partager. Mais comment en parler à Julie ? C’était elle qui était fidèle à ses engagements, pas Pipo qui faisait rien pour se corriger. En plus, j’avais vraiment pas envie de provoquer un scandale.
Ça venait de l’intérieur. J’y pouvais rien. Je me raisonnais même pas. Il fallait que je la possède. Et pas une fois. Je l’imaginais même pas en vieille bonne à jeter. Elle était éternelle. Et je pouvais gagner ma propre éternité de cette manière. Et ce genre de choses qu’on se met dans la tête quand on l’a perdue.
Ce que je savais pas, c’est que Julie, exaspérée par les aventures extraconjugales de Pipo, avait déjà décidé de le priver à tout jamais d’existence sans attendre de vieillir ensemble. Elle était pressée. Au moins autant que moi. Mais pendant que je bandais dans mon slip, elle travaillait de la tête en attendant de trouer celle de Pipo. Or, elle savait que je possédais un révolver. Pipo aussi le savait. Même que je conservais le sien dans mon coffre-fort, avec le mien. On en savait des choses les uns sur les autres. Pas tout, mais assez pour lever le rideau. Ce théâtre avait besoin d’un personnage décidé à passer au deuxième acte. Et on était deux. Il n’y aurait pas de troisième acte. Ce qui n’augurait rien de bon.
Je sais pas comment on en est arrivé à s’aimer. C’est compliqué à expliquer. Je la désirais, elle s’en foutait, mais elle avait décidé d’en finir avec Pipo. Deux personnages foutus d’avance. On voit ça dans tous les films. Le morceau de sucre rencontre une flaque d’eau. Ça donne de l’eau sucrée. Même chose avec le sel. Avec tout ce qui est soluble, pourvu que la flaque se trouve sur votre passage et que vous ayez une folle envie de vous plonger dedans. Vu comme ça, c’était moi qui fondais et Julie perdait rien de la flaque qu’elle était, sauf que le sang de Pipo allait s’y répandre, ce qui le distinguerait de la dissolution invisible du sucre ou du sel. Voilà comment j’y pensais. Je devenais dingue. Et je me regardais dans la flaque. Narcisse y a plongé la main, parce qu’il se regardait pour se voir. Tandis que moi, je voulais voir jusqu’à quel point on peut jouir d’une femme sans y laisser des plumes. Je me voyais pas revenir en poulet prêt à cuire. Et c’est pourtant ce qui m’est arrivé. Imaginez la tête de Zaza qui avait l’habitude de voir entrer dans son lit un type plutôt attentif à pas froisser les draps pour pas être réveillé par les plis.
Enfin, on m’a privé définitivement de permis de détention d’armes. C’était pas bien grave. Mais Zaza voulait savoir comment ça c’était passé, pas comment j’avais dit au juge (une gonzesse, je l’ai déjà, mais je m’aperçois qu’y a pas de féminin à juge), lequel avait été convaincu parce qu’elle avait confirmé mes dires, à savoir que Julie et Pipo connaissaient le code d’ouverture de mon coffre. Et le juge pouvait pas prouver qu’on s’était entendu, Zaza et moi. D’autant que même la bonne savait le sésame. Y avait tellement de monde qui savait qu’il était impossible de m’accuser d’avoir fourni cette arme à Julie, ce qui est évidemment interdit par le permis de détention. Voilà pourquoi on m’interdisait à jamais de détenir une arme. J’avais pas fait exprès et j’étais un imprudent, deux défauts incompatibles avec la détention d’un flingue.
Seulement, c’était pas tout à fait la vérité. Si le juge avait poussé plus loin son petit cheval, il aurait appris que si je possédais une arme, j’en avais pas les munitions. J’en avais pas besoin. J’étais pas menacé, même si je fricotais avec des menaces extérieures. Et cette arme, un Luger hérité de mon père, je la conservais comme un souvenir, sauf que je pouvais pas l’exposer sur le bahut de la salle à manger avec les autres bibelots de mon enfance. Alors, comment Julie avait-elle trouvé des munitions ?
Vous avez deviné. Mais vous savez pas quelle aventure ça a été de me les procurer. Je ne sais d’ailleurs pas moi-même si ce récit éclairerait celui-ci. On s’en passera pour l’instant, mais je vous garantis qu’il vaut le coup d’être entendu. Il sert à rien, en tout cas à l’intérieur de celui que je suis en train de débrouiller ici. Le fait est que Julie disposait maintenant d’une arme capable de faire feu. Pipo était condamné.
Vous me direz que c’était pas de mon ressort. J’avais pris assez de précautions pour que la justice ne puisse pas remonter jusqu’à moi par le seul examen des cartouches. Je ne suis pas né de la dernière pluie. Ce qui ne m’empêchait pas d’être un idiot sous l’effet que me faisait le corps de Julie. Et ce qu’il aurait dû me révéler de moi-même. Ce que je savais, c’est que Pipo n’en avait plus pour longtemps. Et je connaissais l’assassin.
Alors, me direz-vous, pourquoi tuer Pipo ? Pourquoi cette élimination ? Julie se donnait à moi. Et tous les jours que Dieu fait. Pipo ne savait rien. M’aurait-il reproché de faire avec Julie ce qu’il faisait avec ses adolescentes ? En participant à son meurtre, j’aidais Julie à se venger. Et du même coup, je me mettais à l’abri d’une possible réaction meurtrière de Pipo à mon égard. Vous rendez-vous compte que si Julie l’avait tué avec son arme qui, comme je le disais, était aussi dans mon coffre, avec toute une boîte de munitions, je n’aurais pas pu raconter des histoires à la justice ? Je travaillais aussi pour mon compte. Je me servais de Julie. Ah quel désordre dans ma pensée !
Julie avait-elle l’intention de m’accuser de ce meurtre ? Pipo était tué avec mon révolver. Or, elle pouvait témoigner que je la désirais pour moi seul. Elle se débarrassait de Pipo et de moi du même coup. Trop tard ! Mon Luger était entre ses mains. Je ne voulais plus tuer Pipo. Mais c’était pour ce soir. On en avait parlé tout l’après-midi Julie et moi. Et il était trop tard pour récupérer le Luger et démontrer, après avoir soutenu le contraire, qu’il valait mieux qu’elle se serve du Browning de Pipo. Zaza ronflait.
Nous venions de nous coucher. J’attendais. Zaza s’endormit rapidement comme d’habitude. J’étais cloué dans ce lit. Comment en sortir, aller chez Pipo, entrer dans la chambre sans réveiller les gosses, parler à Julie qui tenait le Luger dans sa main ? Voilà ce que j’ai vécu dans l’attente du premier coup de feu. J’avais conseillé à Julie de tirer trois fois. Puis de jeter l’arme par la fenêtre au pied de laquelle j’attendrais pour la récupérer. Mais j’étais dans mon lit. Paralysé. Incapable de logique. Je n’avais rien compris. Et je le savais.
*
Je ne sais pas si j’ai bien raconté, mais je vous garantis l’authenticité de ma confusion. N’y cherchez pas une logique. Je ne savais plus ce que je faisais. Julie, par contre, savait exactement ce qu’elle voulait. Elle ne m’aimait pas. Je ne la posséderais jamais. Je ne savais pas qui elle était. D’où ces années de lent déclin. Ma santé était déjà en péril quand on annonça le verdict. Une photo de Julie la montrait en pleine possession de sa beauté. Elle n’avait rien perdu, elle. Ce qui était à elle le demeurerait. Rien ni personne ne changerait jamais rien à cette emprise sur la réalité. J’ai tenté maintes fois d’écrire ce récit. Comme vous venez de le lire, je suis incapable de le construire pour vous donner au moins une idée de ce que j’ai vécu. Un écrivain l’aurait recomposé pour que vous puissiez le comprendre et peut-être en tirer du plaisir, ou un enseignement.
En attendant ce jour béni, c’est moi qui raconte. Vingt ans ont passé. Et la baraque de Pipo est toujours à Julie. Cet été-là, les étrangers, qui parlaient toujours pas notre langue, ne sont pas venus. La maison est restée fermée pendant tout juillet. Zaza savait pourquoi mais elle m’a rien dit. Comme y avait plus d’eau dans la piscine, j’allais tous les matins me tremper dans la mer avant que les touristes répandent leur odeur de bergamote. Et ce matin-là, j’étais en train de remonter à la maison quand j’ai vu un reflet dans le jardin de la maison de Pipo. C’était un pare-brise qui me titillait la rétine. Je me suis dit que les étrangers étaient de retour. Je me suis pas pressé. J’avais pas envie de leur faire risette. C’était le seul langage qu’ils comprenaient. Vingt sans apprendre une langue ! Ils en étaient peut-être pas capables.
Et donc j’arrive tranquillement à la hauteur des maisons. J’entends le bruit caractéristique d’une pompe de piscine. La leur marchait, voilà tout, et ils avaient pas besoin d’un crédit pour la réparer. Je continue mon chemin en faisant le tour pour les éviter. Et qui je vois au bord de notre propre piscine ? Zaza qui discute gentiment avec une femme en sari. Je reconnais la chevelure ou j’ai la berlue. C’est Julie.
J’avance comme dans un rêve, me demandant si ça va pas se terminer comme un cauchemar. Julie me jette un regard morne. Elle ne sourit pas. Elle ne peut pas me reconnaître. Elle, par contre, n’a pas vraiment changé. Elle fume une cigarette. Zaza lui parle en riant. Elles ne se touchent pas. Il y a même une distance entre elles. Je m’approche. Zaza me laisse pas le temps d’exprimer mon émoi :
« Julie revient, dit-elle sans cesser d’exprimer sa joie. Les gosses seront là cet après-midi…
— Tout juste, fait Julie. Tu vas bien, Gaston ? »
J’aurais peut-être pas dû vous révéler mon petit nom ou en adopter un autre en attendant la fin de cette histoire… J’ai même pas de diminutif. On m’appelle Gaston. J’ai pas de surnom non plus. Je me demande ce que j’ai fait à la société pour qu’on me prive d’un gentil sobriquet. Mais c’est comme ça. Et d’entendre Julie prononcer mon nom me déconcerte au point que j’y réponds pas. J’ai l’air tarte, comme dit quelquefois Zaza qui ajoute :
« Ils sont grands maintenant. Les parents de Pipo sont morts dans un accident de la route. On le savait pas…
— Ah si on avait su… » bredouillai-je.
J’ai des cheveux blancs. Pas tous, mais je peux plus cacher mon âge en les teignant. Ça me fait une gueule de théâtre. En plus j’ai ridé des pieds à la tête. Je suis pas beau à voir. D’ailleurs Julie me regarde pas. Elle regarde pas Zaza non plus. Qu’est-ce qu’on va faire, se dire en attendant que les gosses arrivent ?
C’est la piscine de Julie qui se remplit. Elle demande pas pourquoi la nôtre est vide. Elle se rendra compte de notre situation en entrant chez nous. On peut pas faire autrement que de l’inviter à jeter un œil sur les conséquences de notre déconfiture. Oui, dit Zaza, ça nous a pas empêchés de rester ensemble.
« Vous avez aussi vendu le coffre-fort, fait Julie en voyant le trou dans le mur. Sacré coffre-fort, hein, Gaston ? »
Zaza sort les verres. On peut encore se payer de quoi boire. Et on a pas souvent l’occasion de partager notre misère.
« On quitte les lieux à la fin du mois, explique enfin Zaza. Tu en as de la chance de posséder encore ta maison. Tu t’y installes ?
— Jusqu’à la mort. Où vous allez finir vos jours ? »
Julie a dit ça avec un sourire qui fait mal. Vingt ans de taule ne l’ont pas ruinée. Au contraire. Elle a même les moyens d’acheter notre bicoque. Tant pis pour les meubles qui sont déjà partis. Zaza fait tout pour éviter le sujet. La voilà en train de parler de nos anciens voisins, les étrangers. De bons locataires, précise Julie. On est heureux de le savoir. On n’a pas eu cette chance, nous. Zaza est mal à l’aise. Je la connais. Elle s’agite, change de sujet à chaque phrase, met un doigt dans son verre pour en touiller le contenu. Et j’attends pas qu’elle le suce. Je m’impatiente moi aussi.
« Bon, dit-elle enfin. Vous avez des choses à vous dire. Je vous laisse. Je m’occupe des courses…
— Prends ma bagnole, dit Julie. Les clés sont dessus. »
Et nous voilà enfin seuls, Julie et moi. Vingt ans que c’est pas arrivé. Qu’est-ce que j’ai pu raconter comme foutaises depuis ! Personne m’a cru. Ni Zaza ni personne. Et j’ai pas profité de ma liberté. Je me suis délabré, comme la maison. Mais je vaux pas ce qu’elle vaut encore aux yeux de Zaza qui y a toujours vécu. Je vous ai pas dit que c’est la maison de ses parents. Je sais pas pourquoi je dis pas tout quand je raconte. Je cherche pas à compliquer. C’est pas ça. J’en ai seulement marre de m’expliquer. Vingt ans, c’est long. J’imagine ce que Julie en pense. Mais je suis pas pressé de l’entendre. On est là de chaque côté d’un cageot qui sert de table de salon maintenant. On a conservé les fauteuils. Zaza les avait troués avant l’inventaire. On nous les a laissés. Je dis toujours qu’on a été gentils avec nous. Zaza n’éprouve que la haine pour la société. Elle mourra avant moi. Et pourtant, on dirait pas à la voir. Je vous raconte pas ces vingt ans. Et comme je dis, j’ai pas envie d’entendre la version de Julie. On en dit trop ou pas assez. Qu’est-ce que vous pensez de ce hasard qui fait qu’on se revoit alors qu’on va changer de vie chacun de notre côté ? Ah oui… Zaza n’est pas allée aux courses. Elle est partie. Julie a tendu l’oreille. On a pas entendu le moteur de sa bagnole. Zaza est monté jusqu’à la route.
« Et toi ? dit Julie.
— Je sais pas… J’ai jamais su…
— Tu vas pas te mettre à pleurer… »
Ils avaient retrouvé un morceau de Marius. Le fleuve avait tout emporté. Ça ressemblait à rien. Pas même à un bout de viande. J’ai pas assez regardé pour voir si y avait un os. C’est Quentin qui a exigé de voir. Le fonctionnaire nous a dit que le mieux était d’incinérer. Mais on pouvait en discuter avec notre curé. Il se rappelait pas si l’Église accepte les morceaux. Les cendres non plus mais, répétait-il, on pouvait en discuter. Il avait l’air heureux de se débarrasser de ce qui restait de Marius. C’était le dernier morceau à emporter.
Y avait rien à voir. Ça aurait été la tête, on aurait ouvert, mais c’était rien de reconnaissable. Et y avait dedans des corps étrangers. D’autres morceaux. Et pas que de l’humain. Qu’est-ce qu’on foutait Quentin et moi dans ce pays de merde ?
On a expédié Marius par le premier avion. Notre curé déciderait de ce qu’il convenait d’en faire. Maman avait fait nettoyer le caveau. Marius habiterait désormais dans un cercueil « comme tout le monde ».
Dans ce pays, le soleil invite à glander. On avait pas d’autre idée en tête, Quentin et moi. On avait assez de fric pour se payer un séjour de rêve. D’ailleurs, avant d’aller à la morgue, on est allé voir la plage. J’avais jamais vu autant de sable. Et une mer en couleur, avec un ciel plein d’oiseaux. En fait, y avait moins d’oiseaux dans le ciel que de cadavres sur la terre. Mais la plage était propre. On s’y était jamais battu. Y avait encore un hôtel d’ouvert. C’est là qu’on allait habiter.
Maman nous avait insultés au téléphone, mais Quentin et moi on était pas croyant. Et puis on était pas sûr pour le morceau, si c’était Marius. Le test ADN avait coûté une fortune. Comme si on pouvait avoir confiance dans la science de ces sauvages. Ils avaient encaissé le fric, rien analysé et c’était un morceau de singe qui voyageait en ce moment. Maman aurait tant aimé qu’on assiste à la cérémonie. Notre famille ne quitte jamais ce monde. Je sais pas combien on est dans ce caveau. Des tas. Et de toutes les époques de l’Histoire de France. Ça remonte à Jésus Christ. Des foutaises.
Quentin n’avait pas voulu lui parler, à Maman. J’avais tout pris, l’engueulade, les larmes, les reproches, les menaces. Et c’est elle qui a raccroché. Heureusement, sinon on y serait encore. Quentin s’est occupé de l’hôtel. Il veillait à pas se faire avoir par ces barbares d’un autre temps.
À l’hôtel, tout était parfait. Rien à voir avec le deux étoiles de chez nous. On s’est tout de suite fait aimer du personnel. C’est dingue ce qu’ils sont beaux, ces gens. Il paraît qu’avant on était tous comme eux. Ça me fait penser qu’on a bien fait de changer de couleur, parce que notre climat le permet. L’appartement avait deux chambres avec au milieu un salon ouvert sur une terrasse. Et vue sur la mer. En me penchant, j’ai poussé un cri. Quentin a encore eu un coup au cœur. Je finirai par le tuer. En fait, c’était la piscine qui m’avait fait crier. Elle était bleue comme une pierre précieuse. Et y avait personne pour en profiter.
C’est comme ça qu’on est tombé sur Gilbert de la Haute. On était descendu Quentin et moi pour se ravitailler. Gilbert de la Haute était en train de bouffer sous un parasol. Toutes les tables étaient vides, à part un pot de fleurs dessus, pas fanées. Gilbert a levé la tête. Il mâchait je sais pas quoi, mais ça lui coûtait du travail. Ça m’a presque coupé l’appétit. Il nous a fait signe de nous approcher. Comme je voulais voir ce qu’il avait dans son assiette, j’ai accéléré et je suis arrivé le premier. Il bouffait des légumes avec un poisson éventré au milieu. Y avait de la sauce partout, jaune avec des taches vertes. J’avais plus envie de me bâfrer.
« Asseyez-vous, dit-il en poussant les chaises du pied.
— On veut pas vous déranger, bégayai-je en évitant de regarder dans son assiette.
— Que non ! Vous ne me dérangez pas. Vous êtes les frangins de Marius Grandalin, non ? On a beaucoup parlé de vous ces temps-ci…
— On s’est fait remarqué, ouais… » grogne mon frère.
Tout ce qui est arrivé, c’est sa faute après tout. Pas la mort de Marius qui n’a pas eu ce qu’il méritait mais quand on se mêle des affaires de ces sauvages, on peut être certain de finir en morceaux. Ils fusillent plus, ils font tout sauter. Je sais pas vous, mais moi, ça me touche. Gilbert, qui pensait que je m’en faisais à cause de la guerre, voulut me rassurer.
« On les a repoussés à cent bornes d’ici, déclara-t-il en arrachant un morceau de chair au poisson.
— Vous parlez de leurs troupes, fit Quentin, mais ils ont laissé des pions sur place, à ce qu’on dit.
— A ce qu’on dit… Mais on surveille tout le monde. Vous aussi vous êtes surveillés. Y a des traîtres partout. Pourquoi vous zêtes pas partis avec votre frère… ?
— On a besoin de vacances, dit Quentin qui refusait de s’asseoir malgré l’invitation du pied de Gilbert.
— Je vais en profiter pour perdre ma virginité, dis-je en me voilant la face.
— Il est dingue ! » dit Quentin.
Gilbert de la Haute avait tiqué. Il savait plein de choses à notre sujet, mais pas que j’étais un sacré plaisantin. Ça se voyait pas sur mon visage que j’étais vierge. Je faisais pas mon âge, mais quand même…
« Je vous souhaite bien du plaisir, me dit Gilbert. Vous êtes Albert, non ?
— Vous pouvez m’appeler Bébert ! »
Il en savait peut-être plus qu’on croyait. Comme on s’asseyait pas, il remit ses pieds sous sa chaise, cessant du même coup de pousser les deux autres chaises. D’ailleurs Quentin avait posé sa main sur le dossier de celle qui lui était destinée, empêchant ainsi sa progression sous la poussée du pied impatient de Gilbert. J’avais rien posé sur la mienne. Maintenant, son dossier me frôlait la jambe. J’avais jamais vu un poisson aussi dégueulasse. Et il le mangeait avec appétit. Il buvait du vin en provenance d’un cruchon. J’espérais pour lui que c’était la trace de ses doigts qu’on voyait dessus. Il cessa de nous regarder et s’appliqua à détruire son poisson. J’aime pas quand ils laissent la tête.
« Je vous souhaite bon appétit, dit-il toujours sans nous regarder. La cuisine est bonne ici. Je vous conseille le poisson. Je sais pas ce que c’est, mais c’est goûteux. Et demandez une bouteille plutôt que cette piquette. Vous avez les moyens d’une bouteille ?
— Plutôt deux qu’une ! m’écriai-je.
— A la bonne heure ! »
On s’est installé plus loin, au bord de la terrasse. Le sable montait doucement vers nous. Quentin me donna un coup de coude dans les côtes pour je constate avec lui les innombrables traces de pas. C’était pas Gilbert de la Haute qui les avait laissées. Y avait du monde. Et pourtant, l’hôtel paraissait vide. Même qu’y avait plus de personnel que de clients. Si c’était me dépuceler que je voulais, il faudrait que je demande à une domestique. On a l’habitude, chez les Grandalin, des amours ancillaires. Mais j’étais pas sûr que Quentin voulait rester uniquement pour que je perde ma fleur. Il avait une autre idée en tête. Il en a toujours au moins une. Et ça finit mal, même quand je suis pas là pour le raisonner.
Le repas n’était pas à la hauteur, mais j’avais plus faim. Quentin, qui surveillait Gilbert de la Haute du coin de l’œil, me fit signe de me retourner discrètement. Y avait une femme à la table de Gilbert. Et pas n’importe quelle femme. Une blanche en short, jambes croisées avec des sandales aux lanières de cuir au bout. Elle était coiffée d’un léger foulard de soie bleue. Je parle pas du reste parce qu’elle en cachait pas grand-chose. Et juste quand je me retourne, on se croise les yeux elle et moi. Si je devais perdre ma virginité, elle était celle à qui je demanderais de la retrouver. Et pas pour me la rendre.
Gilbert profita que j’étais tourné pour refaire signe qu’il nous invitait. Comme on avait plus rien à bouffer, à part les os et les noyaux, Quentin s’est levé et, en passant, m’a tiré par la manche. Comme je disais plus haut, à la table de Gilbert y avait que trois chaises. Il en restait une de libre. Quentin s’est assis dessus en tendant le bras pour en attraper une autre de la table voisine. C’était fou comme il savait se coordonner, Quentin. Il m’avait prévenu : c’est une qualité nécessaire en amour, sinon tu fais qu’une chose et c’est plus de l’amour. De quoi me la couper. Mais j’en avais envie. Je me suis assis à deux doigts de la cuisse de cette femme. Alicia elle s’appelait. Elle m’a offert une cigarette et Quentin lui a dit que je fumais pas. Pourtant, j’avais envie de fumer. Elle a refermé le paquet.
« Alors vous êtes les frères de Marius, dit-elle en ne regardant que moi. J’ai bien connu Marius… »
Gilbert a ricané pendant deux secondes qui ont suffi à énerver Quentin. Il était tout rouge maintenant. Je savais pas de quoi il était question, mais lui n’ignorait rien de cette histoire, comme toujours. Alicia ôta son foulard et ses cheveux dorés commencèrent à jouer dans la brise. Avant de parler, elle ouvrait la bouche sans rien dire et on voyait sa langue tourner. Sept fois, je sais pas. Mais elle tournait. Ça me rendait dingue.
« J’ai bien failli être sur ce bateau moi aussi, dit-elle en se frottant le nez. Marius et moi…
— Vous feriez bien d’oublier, ma chère Alicia, susurra Gilbert.
— Oublier ? Je crois que je vais devenir folle ! »
Était-ce une invitation ? M’était-elle destinée ? Je bandais tellement que j’arrivais pas à me concentrer sur autre chose. C’est toujours comme ça que je commets des erreurs. Et elles sont souvent irréparables.
« Ça va ! dit Quentin qui passait du rouge au blanc, signe qu’il allait se passer quelque chose. On en parle plus. Bébert et moi on est pas là pour pleurer. On veut s’amuser un peu. On a assez de pognon pour ça.
— Alors à la bonne vôtre ! » s’écria Alicia.
C’était le mot pognon qui la mettait dans cet état. Ou un peu avant, la perspective de la joie. Il savait s’amuser, Quentin. Surtout avec les femmes. Sauf que celle-là, c’était déjà la mienne.
« Quels sont les endroits à éviter ? demanda-t-il.
— Ne sortez pas de l’hôtel, dit Gilbert.
— Ça limite les possibilités…
— Nous trouverons deux autres femmes, fit Alicia.
— Pour ça, dit Gilbert, il faut sortir de l’hôtel.
— Je veux bien sortir, dit Quentin. Vous m’accompagnez, Alicia ? »
Vous auriez vu comme elle s’est levée ! D’un bond. Et comme le peu de vêtements qu’elle portait était froissé et de travers, elle a pris le temps de les rajuster. Enfin, c’était moi qui prenais celui de voir à quel point on est proche de la beauté quand on est une femme. J’avais pas de goût pour les hommes.
« Vous n’avez pas de voiture, n’est-ce pas, Quentin ? dit Gilbert en agitant les clés de la sienne.
— Pas besoin de voiture, fit Alicia. On coupera par la plage. »
Voilà comment je me suis retrouvé seul avec cette tante de Gilbert de la Haute. C’était pas le moment de penser à perdre ma virginité. J’ai voulu m’en aller, parce qu’il sentait encore le poisson, mais il m’a retenu par la manche. Il voulait pas s’ennuyer tout seul. Ce qu’il me proposait, c’était qu’on s’ennuie ensemble. J’ai cédé. Je voulais en savoir plus sur Alicia. Qu’est-ce que Marius avait espéré d’elle ?
« Tout ce que je peux vous dire, commença Gilbert, c’est qu’elle a bien failli devenir une Grandalin…
— Vous m’en direz tant ! (là, c’est moi qui parle ; je précise parce que des fois je change de ton ; ça le met en boule, à Quentin, mais je suis ce que je suis)
— Il m’en avait parlé… deux jours avant…
— Deux jours !
— Vous ne me demandez pas si elle était sincère ?
— Il était assez grand pour le savoir ! »
Ah j’étais détruit ! Et Quentin qui était sur la plage avec elle. Il savait pas. Et il l’apprendrait forcément. Il aimerait pas ça. Je veux dire : avoir joui de celle qui avait failli épouser Marius. Gilbert voyait bien à la tête que je faisais que je me posais ces questions. Il me dit :
« Vous croyez qu’il sait ?
— On est pas venu pour ça…
— Je ne sais pas si vous lui plaisez, mais Quentin ne dira pas non si elle lui demande d’admirer le panorama avec elle…
— Tu parles d’un panorama ! »
Je pouvais tout de même pas courir sur la plage pour annoncer la nouvelle à Quentin. Et prendre le risque de tomber sur eux en plein foutoir. Quentin me tuerait. J’aurais pas le temps d’ouvrir la bouche. Il penserait d’emblée à une crise de jalousie. La situation était cornélienne. Si j’y disais maintenant, il me tuait. Et si j’y disais rien, il irait peut-être pas jusqu’à se tuer, mais il aurait mal. Et quand Quentin a mal, qui c’est qu’en souffre le plus ? Vous avez deviné. Ah elles commençaient bien les vacances ! Dire que Marius était dans le ciel en ce moment, direction le fief familial.
« C’est la vie… » fit Gilbert.
On aurait dit qu’il lisait dans mes pensées. Il claqua des doigts pour faire venir une bouteille. Un grand type tout noir se dressa devant nous, l’oreille tendue.
« Qu’est-ce que vous aimez, Albert ? La douceur ou la violence ?
— Ça dépend des jours…
— Et bien disons que ça dépend de ce moment… Violence ?
— Douceur !
— Douceur, » répéta-t-il et le larbin fila vers le bar.
La nuit tombait. Le ciel était rose. On s’est assis dans le sable, Gilbert et moi. Avec une bouteille de liqueur que je saurais pas vous dire ce que c’était. J’avais oublié le poisson. Gilbert ne sentait plus rien. Il avait recouvert ses pieds de sable et les agitait dedans, amusé par des insectes qui dégringolaient sans bruit. On avait épuisé les sujets de conversation. Et j’avais aucune envie de perdre ma virginité dans ces conditions. Il devenait évident que Quentin et Alicia avait oublié l’objet de leur mission. Comme c’était cohérent ! Deux femmes auraient été maintenant de trop. Gilbert les aimait pas. Et je savais pas par quel bout les prendre. Mais Quentin finirait par apprendre qu’il avait baisé avec la femme de Marius. Ça le rendrait fou.
« Alicia parle beaucoup, dit Gilbert qui s’amusait toujours avec ses pieds. Elle ne connaît aucune femme de son espèce…
— Elle en connaît d’autres !
— Vous n’en savez rien, Albert. Vous ne savez même pas ce que Quentin est venu chercher ici. Elle le sait, elle.
— Vous avez l’air d’en savoir, des choses, Gilbert… Allez-vous me raconter ça ? Il semble qu’on ait du temps devant nous. Et rien d’autre à faire.
— Hélas… »
Le soleil tomba d’un coup dans la mer. C’était comme si on éteignait. Le personnel de l’hôtel s’agita pendant un bon moment. Une ampoule s’alluma au-dessus de nous. La terrasse était éclairée de loin en loin par le même type d’ampoule. Elle était déserte. Pourtant, quand Gilbert claqua encore des doigts, le même type tout noir s’amena en silence et attendit qu’on se décide pour la violence ou la douceur. J’étais accroupi dans le sable et j’arrêtais pas de répéter « douceur » comme si ce seul mot allait changer le monde.
« Si on essayait la violence, Albert… ? Juste pour voir…
— On verra rien ! J’ai déjà essayé.
— Vous n’avez rien d’autre ? demanda alors Gilbert au larbin.
— Rien, monsieur… Douceur ou violence.
— Vous êtes sûr que la Constitution ne prévoit pas un état intermédiaire ? »
Le larbin secoua la tête. En même temps, il s’étreignait les mains comme s’il s’apprêtait à conclure une bonne affaire. J’arrivais pas à me décider. Et c’était à moi de choisir. J’étais l’invité, disait Gilbert. Le larbin s’impatientait. Il avait pourtant personne d’autre à servir.
« On peut mélanger, proposa Gilbert. Mais les mélanges ne sont pas conseillés. Surtout si on n’a pas l’habitude de l’alcool. Si on arrêtait de boire ?
— Ça me fait du bien de boire, grognai-je, toujours accroupi dans le sable comme si je chiais dedans.
— Vous boirez demain. Violence ou douceur.
— C’est ma virginité que je veux perdre. Pas mon honneur de citoyen. Et c’est pas avec un homme que je la perdrais, ça vous pouvez en être sûr !
— Je disais ça comme ça ! »
Je sais pas comment il le disait, mais le larbin s’en est allé en riant. Il ramenait la bouteille vide et les verres. On avait pas fini les amuse-gueules. Gilbert se mit à les croquer l’un après l’autre, comme s’il s’amusait à donner un son aux insectes qu’il devait effrayer. Plus loin, un panneau indiquait qu’il fallait se méfier des requins. Comment ? Ce n’était pas précisé. Et pour parfaire mon angoisse, je n’avais pas sommeil. C’est comme ça, le sommeil. Ça se trouve pas rien qu’en se couchant, seul ou pas. Je me demande ce que l’esprit peut fuir en interdisant le sommeil au corps qui le réclame. Dans mon cas, je veux dire, parce que les autres ne m’intéressent pas. J’étais en train d’y réfléchir quand je me suis aperçu que Gilbert n’était plus là. Les ampoules étaient toujours allumées. J’ai traversé la terrasse pour me rendre à l’hôtel. Je trouverais bien quelqu’un à qui parler. Je lui demanderais pas de cueillir ma fleur. On causerait de choses et d’autres. De tout ce qu’on est en train d’oublier à cause de cette maudite guerre. Je veux pas mourir avant de les avoir retrouvées. Et je sais ce que je dis. Même si je crois pas qu’on puisse trouver un chemin entre la violence et la douceur. Je sais vraiment pas ce qui pourrait m’en convaincre. Un enfant peut-être. Mais on les conçoit rarement au moment d’être défloré. Ah ! la chair…
Gustin (paix à son âme) a toujours été un utopiste. Quand il ne perdait pas son temps à faire de mauvaises blagues à ses concitoyens, on le trouvait assis chez Tintin devant un café et un verre d’eau. Il ne buvait pas. Ce type prétendait avoir l’esprit toujours clair. Il ne votait pas. Pour lui (si j’ai bien compris), l’idéal se situait entre une dictature du peuple au travail et une négation totale de tout pouvoir sur l’individu. C’était comme ça qu’il nourrissait son esprit et l’opposait aux vertus capitalistes. Il ne travaillait pas. Il était pauvre, ne recevait aucune aide sociale et s’arrangeait pour vivoter des revenus de ce qu’il appelait ses droits d’auteur. Gustin écrivait et des âmes généreuses lui envoyaient un mandat de temps en temps. Comme il était logé gratuitement chez moi et qu’il y trouvait de quoi entretenir un corps à la limite de la malnutrition, il parvenait à se maintenir en vie et même à nourrir les conversations les moins futiles. C’était un critique né. Je ne sais pas dans quel monde parallèle il se ressourçait constamment. Comme je disais, je le fréquentais tous les jours. On quittait ensemble la maison tous les matins. J’enfourchais mon vélo pour aller aux ateliers où j’entretiens le matériel de jardinage de la municipalité. Lui partait à pied, empruntant le chemin qui s’éloigne avec les eaux de notre rivière. Je n’ai jamais su où il allait ainsi. Ce n’était pas faute de lui demander. Je lui ai même cherché querelle quelquefois. Je m’en voulais après coup. Gustin n’a jamais eu de chance. Je savais qu’il était injuste de ma part de lui demander des comptes.
Il avait débarqué dans ma vie pendant la guerre. Il avait perdu l’usage d’un bras dans une explosion. Il avait plein de morceaux de terroriste dans le corps. Ce bras pendait le long du corps. Il était maigre et se pliait aux articulations quand il marchait. Sinon on n’y prêtait pas attention. Gustin était assis toujours à la même place devant son café et son verre d’eau. La tasse était vide parce qu’il avalait son café brûlant d’un trait. Et une fois le verre vidé en suivant, il le remplissait de nouveau. Tintin renouvelait la carafe au moins deux fois pendant la conversation. Il demeurait derrière le comptoir et écoutait et quand il arrivait avec la carafe pleine, on aurait dit qu’il souhaitait parler parce que quelque chose, qui ne pouvait être qu’une idée, l’avait intéressé comme à l’école. Gustin avait des allures de maître. Il en était peut-être un. Ce type ne pouvait pas être un ignare dans notre genre. Mais qu’est-ce qu’il allait faire au bord de la rivière ? Personne ne pouvait répondre à cette question. Si quelqu’un le suivait, il était vite semé. Gustin disparaissait et on ne pouvait pas dire qu’il n’avait jamais existé.
Son influence inquiétait la classe moyenne dont je ne fais pas partie pour des raisons personnelles. Certains s’étaient renseignés, comptant trouver de quoi s’en débarrasser en toute bonne conscience. Vous connaissez ces gens. Ils votent à droite ou à gauche selon leurs intérêts personnels et constituent le foyer des futures excitations populaires. Cette race de domestiques finit toujours par gagner. C’est elle qui alimente le mieux nos rêves de mercenaires. Mais je n’ai jamais cédé à mes rêves de promotion sociale. Je ne me suis pas élevé au-dessus du facteur aux écritures. J’avais trop mal au dos pour rester homme d’équipe.
Gustin n’appartenait pas à ces classes naturelles. Il était peut-être d’origine bourgeoise. On n’en savait rien. On me reprochait de le nourrir. Chez moi, il avait sa pièce et il en faisait ce qu’il en voulait. Heureusement que je n’étais pas en loyer. La maison n’est pas jouasse, mais c’est la mienne. C’est aussi celle de ma petite sœur. Elle n’y vivait pas. Elle était en voyage depuis des années. Je recevais régulièrement ses cartes postales. J’ai tout de suite pris l’habitude de les ranger dans l’ordre chronologique dans des classeurs. Un vrai roman d’aventures. À les feuilleter, on avait aussi une idée précise de ses aventures sentimentales. J’aurais peut-être choisi ce genre de vie si j’avais été une fille. Mais je n’étais pas pédé. Je suis même seul. Et plus j’avance, plus l’aventure se fait rare. Je me surprends de temps à temps à ne pas bander de la journée. Et même plusieurs jours à la file, comme si je ne pensais pas au plaisir pendant tout ce temps et les nuits qui s’en mêlent. Gustin prend ses repas dans sa piaule. Il ne regarde pas la télé avec moi. Je crois qu’il écoute la radio, mais je n’en ai pas trouvé chez lui. Dire que de nos jours, on peut se connecter sans rien demander à personne. Je dis ça parce qu’il était informé de tout. Il devait profiter de mon wifi. Et peut-être se prostituer comme ma sœur pour augmenter ses revenus. Qui sait ce qu’il allait trouver dès le matin après la rivière ? Il ne rentrait qu’en fin d’après-midi, prêt à nous seringuer avec des idées qui nous turlupinaient toute la nuit. J’ai même rêvé plusieurs fois que j’étais Rimbaud traversant le désert pour le compte de commerçants aussi racistes que rapaces.
Et donc certains, hauts placés dans la hiérarchie municipale, se sont renseignés à la préfecture. Ils ont des médailles en réseaux. Ça les aide pour un tas de choses dont ils ne parlent jamais. Le système est sectaire. Ils ont fini par trouver. Et ce qu’ils ont appris les a sidérés : Gustin avait une médaille lui aussi. Et il était même leur supérieur. Il avait grimpé en grade suite à l’explosion qui avait changé sa vie. C’était un homme respectable et qu’on avait intérêt à respecter si on voulait continuer de l’être soi-même. Le système vous reprend tout si vous ne respectez pas ses principes. Il y a des choses que vous ne pouvez plus contester si vous en faites partie. Surtout que nos petits bourgeois fonctionnaires occupent le bas de l’échelle. On n’est pas nombreux à D*. On se connaît tous.
Ils ont bien cherché. C’était permis de se renseigner à fond. Ils n’ont rien négligé. Et non seulement Gustin n’était ni domestique ni mercenaire, ce qu’on savait déjà, mais il n’était pas ce qu’on croyait : un moins que rien. Il était au-dessus du domestique. Et il pouvait en avoir si c’était ce qu’il voulait. Cette nouvelle m’a plongé dans un état dépressif tel que je me suis remis à boire. Et là je vous parle d’une seule journée. On m’informe dans la matinée, à midi je vide une bouteille sans me rendre compte que je suis déjà dépressif et à quatre heures, au moment où chacun se prépare à finir sa journée de travail, je suis tellement en crise qu’on me ramène chez moi et qu’on me borde en me recommandant de reprendre du somnifère si jamais je me réveille. Je n’ai donc pas entendu Gustin rentrer ce soir-là. C’est le matin que je me suis rendu compte qu’il n’était pas sorti de sa chambre. D’habitude, il attendait toujours que je monte sur mon vélo pour se mettre en marche vers le pont et descendre sur le chemin de hallage. Ça m’a inquiété. J’étais encore sous le coup de la dépression. Et j’avais une folle envie de boire. Heureusement, comme j’avais arrêté un an avant, il n’y avait plus de bouteilles chez moi. Une angoisse noire m’empêchait de respirer paisiblement. J’avais besoin de cette tranquillité avant d’aller bosser. Je pratiquais ce rire depuis plus d’un an. Et voilà qu’à cause d’une nouvelle ni bonne ni mauvaise, je replongeais. Qu’est-ce que ça pouvait bien me faire que Gustin soit de la haute et le plus ou le mieux médaillé de la domesticité locale ? Logiquement, rien. Mais ça me faisait.
Je suis allé frapper à sa porte. Il m’ouvrit, ce qui me décontenança, parce que je m’attendais à le trouver mort ou à ne pas le trouver du tout. Il était serein, rasé de frais, peigné et fringué comme d’habitude. Il me dit :
« Attends, Jeanjean. J’ai les pieds gonflés. J’arrive pas à rentrer dans mes godasses. Tu connais pas un truc… ?
— Des trucs, j’en connais… mais j’ai pas le temps. Tu vas me mettre en retard. Tu connais Choulette. Il attend que ça pour me supprimer les primes de fin d’année….
— Ça te prendra pas longtemps de m’expliquer…
— Faudrait qu’y ait une urgence…
— T’as raison, au fond… je vais rester ici aujourd’hui. Mais j’ai plus rien à bouffer. Je peux rentrer chez toi ? »
Voilà comment j’ai pris conscience que Gustin ne connaissait pas mon intérieur. Il habitait chez moi, je le nourrissais, mais on ne vivait pas ensemble. J’étais son bienfaiteur. Et maintenant que je savais ce qu’il était, je n’avais plus tellement envie de l’assister.
« T’es pas venu chez Tintin hier soir, me reprocha-t-il. J’ai eu pas mal d’idées. Et des bonnes.
— Faut que je t’avoue une chose, Gus…
— Je t’écoute, JJ…
— Je suis retombé…
— Ah dis donc ! »
Ça changeait tout. Il le comprit instantanément. Il tenait la porte comme s’il ne souhaitait pas que j’entre. Il sentait l’après-rasage. Il s’était fait beau ce matin. Il avait même repassé sa chemise. Mais ses godasses étaient devenues trop petites. Je voulais savoir pourquoi. J’expliquerais à Choulette qui répandrait la nouvelle et m’encouragerait même à en savoir plus. Je me préparais quelques fameux retards. Et peut-être même une prime exceptionnelle. J’éviterais cependant de donner des signes de retour à mes vieilles habitudes. Tout le monde finirait par s’en apercevoir.
« Qu’est-ce que t’as fait à tes pieds ?
— J’ai rien fait, je t’assure ! Je me suis réveillé ce matin avec ces pieds.
— Ça t’es jamais arrivé avant ?
— Jamais ! Tu me connais… »
Je ne voyais pas le rapport entre le connaître (et je le connaissais mieux maintenant) et le gonflement de ses pieds, mais ce n’était pas le moment d’envenimer la conversation. J’avais entendu parler que des fois les pieds gonflent et que c’est mauvais signe. Mais signe de quoi ? Je ne me le rappelais plus. Je pouvais demander à Choulette. Il en sait plus que moi sur Gustin. Il ne m’avait pas tout dit. Il en avait gardé pour lui. Mais je ne lui en voulais pas. J’aurais fait la même chose si j’avais été domestique et non pas mercenaire.
« Essaye donc encore une fois, » dis-je en m’accroupissant.
J’avais ramassé une des godasses et je la présentais sur mon genou. Gustin leva le pied correspondant. C’était le plus gonflé. On voyait plus les orteils tellement c’était gonflé. Et ce n’était pas la peine d’essayer. La godasse était au moins trois fois plus petite. Je n’ai pas pu m’empêcher de déconner :
« T’es sûr que cette godasse t’appartient ? ricanai-je en me tenant le nez.
— Des années que je la possède ! Et l’autre aussi est à moi. Elles ont toujours fait la paire ! »
Gustin riait. Il n’avait plus de dents. Je me suis relevé, tenant toujours la godasse. Le visage aussi avait gonflé.
« Qu’est-ce que t’as bouffé ? murmurai-je, soudain inquiet.
— Ce que tu m’as donné… T’en as pas bouffé, toi… ?
— Hier soir… Je me suis couché… sans bouffer.
— Alors c’est la bouffe ! »
Il avait l’air aussi inquiet que moi. Je me demandais comment il faisait pour tenir sur ces pieds. J’ai reposé la godasse à côté de l’autre. Elle faisait bien la paire. Mais qu’est-ce que j’avais mis dans cette bouffe ? Je ne m’en souvenais pas. Je ne me souvenais même pas d’avoir cuisiné. Qui avait donné cette bouffe infecte à Gustin ? Et pourquoi l’avait-il avalée si elle était infecte ?
« C’était bon, dit-il. Je suis rentré comme d’habitude. La gamelle était au chaud sous la couverture, comme d’habitude. Et comme d’habitude, je me suis jeté dessus. T’es un sacrément bon cuisinier, JJ ! »
Ça, je le savais. Mais j’étais devenu facteur aux écritures. Et au lieu d’écrire, je manœuvrais toujours. Des fois, ils vous donnent des titres qui ne veulent rien dire et on se fait avoir pour la vie. J’étais loin de la retraite à cette époque. Plus tout jeune, mais toujours aussi con.
« Faudrait peut-être voir un toubib, dis-je comme si je parlais de moi, preuve que j’étais plus inquiet que d’habitude.
— Ça va coûter cher ? »
Je n’en savais rien. Il y a un tas de choses dont je ne me préoccupe jamais. Celle-là en faisait partie. Il fallait que j’en parle à Choulette qui en parlerait à Lonasse. Ils s’entendaient bien ces deux-là. Et je ne pouvais pas m’adresser directement à Lonasse qui était chez lui quand on avait besoin de ses services. Seul Choulette avait ce privilège. Lonasse était médaillé. Pour pas grand-chose sans doute, mais il l’était. Et Choulette rêvait de l’être.
« Couche-toi, dis-je à Gustin. Je reviens avec un toubib. »
Je ne savais pas avec qui j’allais revenir ni si j’allais revenir. J’étais en retard. À peine avais-je bouclé mon antivol que Choulette m’est tombé dessus. Je vous jure qu’il a la gueule de l’emploi. Je me demande souvent comment tous ces salauds survivent dans une société qu’ils mènent à la baguette sous la férule des propriétaires de nos biens. Ils vivent vieux même. On en connaît tous au moins un. Et on meurt avant de l’avoir tué. Il est vrai qu’on ne se débarrasse pas d’un homme comme d’une mouche. Je ne l’ai pas laissé m’enguirlander. J’ai tout de suite hurlé à l’urgence.
« Il a les pieds gonflés ? gronda Choulette. Que voulez-vous que ça me fasse ? Qu’il appelle un médecin.
— Mais il en a pas les moyens, Chef…
— Vous rigolez ? Des moyens, il en a plus que nous.
— Mais si on apprend en haut lieu qu’on savait, vous et moi ?
— Personne ne saura rien si vous la fermez.
— Et s’il ne meurt pas, il parlera. Vous savez comme moi qu’il a les moyens de…
— Et bien s’il a les moyens, qu’il appelle les urgences ! »
Vous pensez si je me suis remis en vitesse au boulot. J’avais une lame à affûter. Et j’étais en retard. Choulette était retourné dans son bureau. Je ne voyais que le haut de son crâne déplumé maintenant. Il ne bougeait pas. Il ne bougeait jamais. Je n’ai jamais su pourquoi il ne bougeait pas. Et si rien ne se passait dans la journée, il ne bougeait qu’à l’heure de se préparer à quitter les lieux. C’était le seul point commun entre lui et les mercenaires. À quatre heures, on fermait. Et on attendait cinq heures.
Mais je n’avais pas la conscience tranquille. Il y avait plus d’une heure que j’avais abandonné Gustin et ses pieds. Ils avaient peut-être gonflé encore. Jusqu’où ça gonfle, un pied, je n’en savais pas plus que vous. Mais il fallait que je fasse quelque chose. Je l’aimais bien, Gustin. En plus de cet amour que je pouvais prouver, je savais maintenant qu’il était de la haute et qu’il avait mérité aussi de la République. Un vrai patriote comme on les aime en France. Choulette avait tort de s’enfermer dans sa jalousie de larbin avec l’espoir de provoquer enfin la mort d’un de ses maîtres. Surtout que Gustin était un maître à l’œuvre dont ne savait toujours pas de quel projet essentiel. On ne sacrifie pas son rang sans cette importance indiscutable. Si j’agissais consciencieusement, je serais récompensé. Ça arrive, qu’on récompense le facteur. Pas pour ses écritures, bien sûr. Je ne suis pas con au point de l’espérer. Mais des fois, il nous arrive à nous aussi de devenir une pièce de l’échiquier. On est même souvent les premiers à tomber au champ d’honneur. Même que si on ne tombe pas, on risque de passer inaperçu. Et puis il y a toujours un domestique pour rafler la mise, même s’il était à l’abri au moment du feu. J’étais bien renseigné moi aussi et Gustin n’était pas étranger à ma formation intellectuelle. Je lui devais cette loyauté. Exactement comme il me devait de n’avoir pas crevé de faim et de froid.
Seulement voilà : j’étais tellement angoissé de mal faire ou d’être mal compris que je me suis arrêté chez Tintin. À neuf heures et demie du matin. Le café était désert. Même Tintin n’était pas là. Ginette était en train de rincer le parquet. Et malgré que j’étais dans un mauvais jour, elle m’a provoqué une érection qui m’a retardé. Et comme j’étais ensuite sous le coup de l’émotion, j’ai avalé trois ou quatre verres avant de me rendre compte que j’avais laissé passer le temps. En sortant, j’ai croisé Tintin. Il ne s’est pas étonné de me voir. Avant, j’étais presque toujours là. Il n’avait pas vu le temps passer depuis. Il faut dire que le Vittel coûtait aussi cher que le Ricard. Pour lui, je n’avais pas changé. Et il n’avait jamais envisagé ma situation sous l’angle de la maladie ou de la fatalité. Ce n’était pas dans ses cordes. La tête qu’il faisait n’avait donc rien à voir avec moi. Soit il avait oublié de se coiffer, soit il avait subi les désordres d’un coup de vent imprévu. Il m’a saisi par les épaules.
« T’es dans la merde, Jeanjean ! balbutia-t-il. Ton locataire s’est jeté dans la rivière !
— Avec ses pieds ! »
Ni une ni deux, j’ai foncé vers le pont. Il y avait du monde. La voiture rouge des pompiers se frayait un passage dans la foule. Je n’avais aucune chance d’atteindre le parapet. Je suis monté dans un arbre. Le treuil était au travail. On voyait le corps avancer vers le pont, laissant une trace qui se refermait ensuite plus loin derrière lui. C’était bizarre comme vision. On ne voyait pas le câble. Et s’il n’y avait pas eu tant de monde sur le pont, on aurait cru à une hallucination, voyant le corps les jambes en l’air, fendant la surface de l’eau avec le cul, tout le reste du corps disparaissant dans le remous. Je ne sais pas combien de temps j’aurais attendu pour accepter l’idée qu’il ne pouvait s’agir que d’une hallucination, mais heureusement, il y avait du monde et le corps s’éleva dans l’air, pendu par les pieds. A cette distance, je ne pouvais pas voir s’ils étaient toujours gonflés, ni si Gustin avait réussi à les chausser. J’étais assis sur une branche et je me demandais comment il avait pu parcourir la distance qui sépare ma maison du pont avec des pieds qu’il n’avait pas pu utiliser pour marcher. Ou bien ils s’étaient dégonflés pendant que j’étais à l’atelier. Ou bien il avait marché sur les mains. Ou il s’était traîné sur le ventre. Le fait est qu’il était mort maintenant, comme le prouvait sa pendaison par les pieds. On ne traite pas ainsi un vivant. J’avais hâte de rentrer chez moi pour aller jeter un œil dans la chambre de Gustin. Avait-il emporté ses godasses avec lui ? Ce n’est pas le genre de choses qu’on fait quand on a l’intention de sauter dans la rivière. Et qu’est-ce que j’en ferais, de ces godasses ? Qu’est-ce que j’en ai fait ? C’est tout ce qui me reste de Gustin. Ces godasses. Et quelques idées à la noix sur le peuple et son gouvernement. Je finirai facteur. Garanti, comme emploi. Avec la retraite au bout. Et une sœur qui finira peut-être aussi mal que Gustin. Allez savoir !
Vous auriez connu Alfred dans notre jeunesse ! Ah l’inventeur ! Pas menteur. Attention. J’ai pas dit ça. Je dis bien inventeur. Vous n’aviez pas fini de poser une question que déjà la réponse vous tombait dessus comme l’averse en été. Et c’était pas la bonne réponse. Ça, tout le monde le savait. On s’attendait à quelque chose de nouveau. Et on était pas déçu. Je sais pas comment on appelle ça. Moi je dis invention. D’autres diront autre chose. Mais enfin, puisque c’est à moi que vous demandez un avis sur la personne d’Alfred Cossum, je vous dis invention et je sais ce que je dis.
Un exemple ? On avait pas douze ans. Julie non plus n’avait pas douze ans. Elle nous dépassait d’une tête. On jouait toujours ensemble. Vous savez ce que c’est les gosses. On invente sans arrêt. Des histoires, des personnages et même des endroits où on a jamais été. Bon je dis pas que la télé n’y est pour rien. Je reconnais l’influence. La pub, les séries, les infos, les discours moralisateurs. Jamais un seul appel à la subversion. Pas étonnant qu’une fois qu’on a du poil au cul on a envie d’autre chose. On se met à lutter et, la plupart du temps, on lutte pas longtemps, on accepte les choses et on va voter avec les autres chiens pour se donner l’illusion de la liberté et de je sais pas quoi encore. Et les Amerloques en rajoutent. Y a pas comme un Ricain pour vous flatter la fierté française. Ils savent comment s’y prendre pour qu’on change pas. Et de nos jours, y a plus de coboilles ni d’indiens. Y en avait pas non plus du temps de Julie. Dire qu’elle est morte à douze ans. Et que c’est de ma faute.
On était plus que trois ce jour-là. Tous à poil dans le bassin d’irrigation. De filles, y avait Julie et sa pote Néferkiki. C’est comme ça qu’on l’appelait. On avait de l’éducation. Et surtout on avait vu comment Toukenklamon y se servait d’elle pour avoir du plaisir. On avait étudié ça de près. Le nez collé à nos tablettes respectives. On voyait la même chose en même temps. Et chaque fois qu’on posait une question, parce que tout le monde comprenait pas, Alfred inventait une explication qui nous laissait sans voix.
Je sais pas pourquoi, peut-être à cause de mes fréquentes éjaculations, tout le monde a décidé de m’appeler Toutenklamon. Tout le monde sauf Julie qui voulait pas s’appeler Néferkiki. Du coup, c’est sa copine qu’on a appelée comme ça. Sans me demander mon avis. Entre Julie et sa copine, y avait pas de comparaison. Surtout de profil. La fausse Néferkiki avait du bide. Et un nombril que je suis sûr que si la vraie épouse de Toutenklamon en avait eu un comme ça, elle aurait eu honte de pas s’appeler autrement. Mais Julie voulait pas jouer, surtout que le dernier épisode avait été chaud. Et quand je dis chaud, je dis caliente.
Bref on se met tous à poil, même Julie qui s’en foutait qu’on la trouve belle. À douze ans, tu dresses. Et Néferkiki se marrait sans toucher parce que les mecs avaient cessé de reluquer le corps de Julie ; ils se regardaient entre eux. Et comme de juste, j’étais le mieux dressé. C’est de famille. Ma mère s’en plaignait pas, mais mon père est devenu alcolo à cause du boulot et elle a dû se contenter d’une approximation extraconjugale. L’inceste étant tabou, je suis allé voir ailleurs. Et je suis tombé sur Julie.
J’étais pas le premier. Alfred était déjà là. On aurait dit un oiseau en cage. Qu’est-ce qu’il pouvait chanter ! Comme si elle allait lui ouvrir la porte. Et rien qu’une robe légère sur la peau. Plutôt que de s’embêter à entrer dans un maillot étroit, on quittait la plage et on montait au château. Le bassin d’irrigation contenait une eau toujours bleue et limpide. Elle était même plus chaude que la mer. Et y avait pas de vagues pour interrompre les conversations. On s’accrochait au rebord de ciment et, le cul sur une sorte de bâche qui descendait vers des profondeurs jamais explorées, on se refaisait le dernier épisode. Avec Néferkiki, parce que Julie préférait nager. Elle allait même jusqu’au centre du bassin, au-dessus de la profondeur. Et Néferkiki avait beau activer mes mécanismes, c’était Julie que je voyais en reine du Nil, toute nue dans l’eau, avec des crocodiles qui n’osaient pas s’approcher d’elle. On avait une sacrée trouille de cette profondeur. Seule Julie pouvait la voir et en dire quelque chose.
Mais elle ne disait rien. C’était pas faute de l’interroger. Et Alfred inventait. Elle l’écoutait sans rien dire, les yeux à moitié fermés. Il allait au bout de son invention. Et quand il avait fini, nos regards se tournaient vers Julie pour l’entendre critiquer, dire si c’était ça oui ou non la profondeur de ce sacré bassin. Elle pliait alors ses jambes sous l’eau, prenait appui sur le bord glissant et se retrouvait en quelques brasses au milieu du bassin. Elle nous narguait pas. Ses cheveux flottaient autour d’elle. Elle en avait des blonds avec des frisettes au bout. Je sais pas si c’était naturel. On pouvait voir ses épaules et on devinait les bras qui décrivaient des cercles. Elle était si proche de la profondeur qu’on en était réduit à désirer retourner dans nos slips. Néferkiki se marrait. Elle avait la trouille elle aussi, mais c’était pas important pour elle de rejoindre Julie. Elle cabotait, pour ainsi dire, se rapprochant de chacun d’entre nous pour tenter de l’exciter. Et quand elle arrivait à la hauteur d’Alfred, il inventait quelque chose qui la laissait bête et elle s’isolait jusqu’à ce que Julie revienne au bord. Voilà comment on faisait.
On faisait ça tous les jours. C’était l’été. On avait pas tout le temps devant nous. Alfred repassait les images de l’été précédent sur son écran. On se revoyait en plus petit. Ça nous fichait le cafard. Et là, Alfred trouvait rien à inventer pour nous sortir de ce mouron.
Et c’était tous les jours pareils. On en avait vingt et quelques, ça dépendait des décisions paternelles et des caprices de la vieille. Ça passait vite quelquefois. Je sais pas pourquoi. C’était exactement les mêmes journées, mais certaines filaient comme le temps alors que les autres paressaient avec nous. Et puis on se couchait tard et on se levait tôt. Je retrouvais Julie sur la plage. Elle arrivait toujours la première. Enfin, après son vieux qui remontait la tente pour que mémère se mette à l’ombre. Elle avait aussi un frère qui lui ressemblait pas. Il était toujours à poil, à cause de son âge. Il passait son temps au bord de l’eau, dans les vaguelettes et le soir, il s’endormait sur la terrasse de l’hôtel. Je sais pas ce qu’il en faisait après. On le retrouvait le lendemain dans les vaguelettes. Julie avait déjà enfilé son maillot, un deux pièces. Elle se tenait un peu à l’écart. Elle me voyait arriver. Je me demandais alors pourquoi elle souriait jamais.
Ah si y avait pas eu Alfred pour inventer, je l’aurais mieux approchée, Julie. Et j’en aurais su, des choses. Mais Alfred existait. J’avais pas fini d’arriver qu’il était là à inventer quelque chose alors que personne ne l’avait sonné. Julie entrait dans l’eau jusqu’à mi-cuisse, elle s’aspergeait en frissonnant à peine et elle piquait une tête sous le regard inquiet de son papa qui attendait qu’elle refasse surface pour se remettre à monter la tente. La mère attendait sur le parapet, entourée de sacs et de matelas.
L’idée du bassin d’irrigation était de moi. Personne n’avait eu l’idée de monter jusqu’au château par la mer. Les visites commençaient sur la route, au niveau de la grille qui se refermait le soir. Un matin, je suis allé voir les plongeurs au pied de la falaise. D’ici, on entendait leurs tubas. Mais quand je me suis approché, j’ai vu les poissons à leurs ceintures quand ils revenaient sur la roche pour se désaltérer. Ils étaient armés de fusils. Les harpons lançaient des éclats de lumière sur les rochers. Y avait toujours une femme avec eux, vêtue d’une combinaison jaune. Elle chassait pas. Je crois qu’elle photographiait. J’ai jamais eu de conversations avec eux. On aurait dit que je les gênais. Alors je suis monté par le chemin qui les avait amenés. Et je suis arrivé en haut au bout d’un bon quart d’heure d’effort comme jamais j’en avais fait. Je suais comme s’il pleuvait. J’ai aperçu la toiture grise du château au-dessus d’un bois. Un champ sans vaches s’étendait devant moi. Et je me suis dit que ce serait marrant d’aller au château en empruntant le chemin des buissons. Ça ne m’arrivait pas si souvent de transgresser les règles.
Je suis tombé sur le bassin. Un chien buvait, en équilibre sur ses deux pattes de devant. Je lui ai fichu une telle trouille qu’il est tombé dans l’eau. C’est comme ça que j’ai sauvé un chien de la noyade. J’invente pas. J’y étais. C’est drôle, mais ce chien s’est attaché à moi. On s’est revu le lendemain et les jours suivants, mais dès que j’ai amené Alfred pour reconnaître les lieux, il a disparu de mon existence. Un peu comme si je l’avais inventé. Mais je suis pas Alfred. Je m’appelais déjà Toutenklamon. Et j’avais caressé la chatte humide de Néferkiki. Plus d’une fois. Avec le bout de ma queue. Elle adorait ça.
Quand il a vu le bassin, Alfred a tout de suite noté qu’il y avait une profondeur et qu’on finirait par avoir envie de la voir, de la mesurer. D’après lui, c’était une mise en danger inespérée. On ne pourrait pas s’empêcher d’avoir envie de nager jusqu’au milieu du bassin pour évaluer les effets de la profondeur sur notre capacité de résistance. Il avait raison. On est revenu avec quelques autres. Ils ont tous éprouvé une sorte d’angoisse à l’idée de devoir un jour nager jusqu’au milieu du bassin. C’était un défi. Il faudrait oser, un jour ou l’autre. C’était peut-être mieux si on revenait pas, suggéra quelqu’un.
On est revenu. Toujours sans les filles. On s’asseyait sur le bord de ciment gris, les genoux sous le menton, et on regardait le milieu du bassin. C’était pas facile d’évaluer cette distance. Alfred disait que c’était de l’eau non salée et qu’il est moins facile d’y flotter que dans la mer. On savait pas s’il avait raison, mais on avait une envie inexplicable d’y croire. Quelques-uns se sont risqués à perdre pied. C’était pas difficile. La paroi descendait vite. Et en plus, ça glissait. On avait vite fait de se mettre à battre des pieds et des mains pour pas couler à pic. Et pas un de nous n’a réussi à nager dans ces conditions. La théorie d’Alfred tenait debout. Pour une fois, il inventait pas. Et ça le rendait morose. Il allait pas plus loin que la longueur de son bras, avec au bout une main crispée sur l’angle du ciment, à un endroit où il avait repéré une aspérité. L’autre bras s’aventurait le plus loin possible. Et il en riait pas comme nous. Qu’est-ce qu’il allait inventer maintenant ?
Pourtant, Alfred n’était pas le moins prudent. Personnellement, j’avais essayé de plonger. Des fois, un plongeon vous met en situation d’aller plus loin que prévu et alors tout votre corps se met à l’œuvre pour éviter la noyade. On savait bien ce que c’était un noyé. On en avait vu plusieurs sur la plage. On ne prend pas ses vacances à la mer sans avoir jamais assisté, sinon à une noyade, du moins au retour du noyé sur le sable. Celui qui résiste à ce spectacle n’est pas un homme. La mort vous pénètre comme l’eau est entrée dans le mort. Vous ne pouvez pas rester insensible à cette tragédie.
Julie m’avait paru indifférente ou réfractaire, je saurais pas dire si ça ne la touchait pas ou si elle résistait à la tentation de se laisser envahir par la peur. C’était au début de l’été, celui que j’avais mis à profit pour découvrir le bassin. Disons dix jours avant. Je connaissais Julie depuis des années. Je me souvenais même pas de la première année. Et cette année-là, un noyé était couché sur le sable, les yeux grands ouverts. C’est le père de Julie qui s’était demandé ce que ce type fabriquait couché comme ça sur le dos, les bras en croix, en train de regarder le ciel sans ciller. C’était pas indécent. Le type portait un grand maillot à fleurs. Il était seul, comme s’il avait l’intention d’occuper la place. Le père de Julie commençait à ruminer, ce qui a compliqué le montage de la tente. Et Julie, qui se doutait que ce type ne vivait plus, s’était approchée pour vérifier son impression. Le regard était glauque, comme à la télé. La poitrine semblait bouger, mais c’était l’effet du ressac. Les orteils, tout blancs, ne frémissaient pas dans l’écume. Le père de Julie s’est alors approché à son tour pour s’excuser auprès de cet homme du comportement de sa fille, avec dans l’idée de se renseigner sur les intentions de l’intrus. Il a tout de suite compris qu’il était mort. Je suis arrivé à ce moment-là. La mère de Julie me retenait tout en appelant sa fille à voix basse. Julie est revenue en haussant les épaules. D’après elle, ce genre de choses arrive forcément. Il faut bien que ça arrive à quelques-uns d’entre nous, avait-elle déclaré. Ça m’a fichu un frisson de bas en haut. J’en ai presque tourné de l’œil.
Voilà pourquoi j’ai parlé du bassin à Julie. Alfred m’avait fait jurer de garder le secret et il avait promis des sanctions si jamais un d’entre nous s’avisait de le trahir. C’était ma découverte mais, d’après lui, il en était le seul inventeur. La preuve en était qu’il avait été le seul à s’approcher du centre du bassin, là où la profondeur menaçait de nous engloutir à jamais. Personne n’avait osé aller aussi loin que lui. Mais il s’était lui aussi accroché au bord et il ne l’avait pas lâché. Il appelait ça du courage. Il paraît qu’il faut en avoir pour inventer. Et j’avais, toujours d’après lui, la chance d’avoir fait une découverte. Ceux qui n’ont pas la capacité d’invention, s’ils ne découvrent rien par hasard, comme je l’avais fait, étaient voués à une existence de fonctionnaire. Et il refusait de m’entendre invoquer l’intuition. J’avais eu du pot, c’était tout. Et comme j’acceptais pas cette espèce de condamnation au silence, j’en ai parlé à Julie qui m’a demandé d’arrêter de bander, si c’était possible bien sûr.
On est allé Julie et moi au bassin, sans les autres. Et surtout pas avec Alfred. KONZ ! Elle a plongé tout de suite et en moins de temps qu’il en faut pour le dire, elle a atteint le milieu du bassin. Elle ne ressentait rien de particulier. J’étais encore debout sur le bord de ciment. Je ne lui avais posé aucune question, des fois qu’elle se mette à inventer elle aussi. Mais non, elle ne ressentait rien, et non seulement elle ne ressentait rien, mais elle ne voyait pas l’intérêt de ressentir quelque chose. Elle m’a même demandé à quoi je pensais. Et si ça me faisait bander d’y penser. Elle avait entendu dire qu’il y a des choses plus bandantes que les filles. Et qui lui avait appris cette foutaise ? Alfred. Je pouvais pas rétorquer que c’était encore une invention. Certes, la peur agissait sur mes glandes, mais je bandais pas en présence de l’inconnu. « Ah… dit-elle, c’est l’inconnu qui te fait peur… » Et elle plongea.
J’ai vu ses pieds s’élever dans le ciel, puis descendre comme le long d’un fil vertical et ils ont disparu sans bruit, sans clapotis, sans rien que je puisse exprimer maintenant pour donner une idée de mon angoisse du moment. Et pendant une bonne minute, elle a disparu. L’eau s’était refermée. La surface avait retrouvé sa stagnation, à peine frissonnant dans la brise légère qui venait de la mer.
C’est sa tête qui a crevé cette surface immobile. Une tête ensoleillée, lente. J’étais muet d’admiration. Elle a refusé la main que je tendais. Ses jambes se sont croisées au-dessus de l’eau. Un prompt rétablissement, comme disait Maman au sujet d’autre chose. Julie était devant moi. L’eau formait une flaque sous elle. Elle cherchait mon regard, mais j’avais peur de rencontrer la profondeur dans le sien. Si Alfred n’était pas intervenu à ce moment-là, je me serais humilié pour ne pas plonger à mon tour. Ma mère me cherchait. Mon père s’était foulé la cheville dans un WC public. Il en avait encore plein le pantalon quand ils l’ont ramené. Ça ne faisait pas du tout rire Julie. Alfred venait d’inventer un pas de danse qu’il se promettait d’expérimenter dès la soirée. Il y aurait un feu d’artifice.
Et puis comme ça, de fil en aiguille, on a pris l’habitude de passer nos après-midi au bord du bassin. Ou pas trop loin du bord. Seule Julie en atteignait la profondeur. Je me sentais inutile et faux. Mais Alfred, une fois que Julie était à l’eau, ne réfléchissait plus pour me tendre la perche d’une nouvelle invention. Elle l’aimait bien, Julie, si j’en jugeais par la patience qu’elle lui accordait. Et il mesurait la distance sans pouvoir évaluer la profondeur. En cela, il ne différait guère de nous. Mais ça ne me donnait pas le courage nécessaire. J’attendais dans la tiédeur de l’eau touchant le bord de ciment. Les vacances allaient bientôt se terminer.
Comme disait Papa, on avait bien de la chance de pouvoir prendre des vacances. Et à la mer en plus. Sans se priver. Parfaitement en accord avec les lieux. Ponctuels et vigilants. Luttant contre le désespoir croissant qui nous éloignait du premier jour. J’avais quelque chose à prouver. Et j’y arrivais pas. Alfred non plus ne trouvait rien. On a fini par penser que Julie nous haïssait au point de nous ridiculiser à nos propres yeux. Et les autres se sont égayés. On ne les voyait plus. On les rencontrait tous les jours, mais sans partager leurs jeux. Alfred et moi on filait au bassin pour recommencer. Et Julie était déjà en son centre, la tête ensoleillée, faisant bruire l’eau autour d’elle. Je m’étais mis dans la tête que je devais vaincre Alfred avant de me jeter à l’eau. Alors je le traînais avec moi. Il en avait marre du bassin. Il préférait les vagues à la profondeur. Et ses inventions à Julie. Pourtant, j’avais besoin de lui pour approcher cette fille quand elle nageait dans la profondeur. Mais chaque fois que je le poussais dans l’eau, elle l’en sortait et c’était moi qui le hissais sur le bord du bassin pour le réconforter, m’excusant d’être stupide au point de ne pas trouver autre chose pour attirer Julie à l’endroit où je l’attendais. Il grognait un peu. Il ne pouvait pas inventer à ma place.
Ce jour-là (le jour où Julie a cessé d’être Julie), Alfred était en excursion avec le club Mickey. Je suis donc monté au bassin avec Néferkiki, histoire de passer du bon temps et d’éjaculer un peu. Julie nous avait suivis du regard. Elle était assise dans la tente de mes parents et tricotait avec ma mère. Néferkiki se gondolait sur le sable. Elle avait conscience que sa chair pouvait la mener loin si j’en faisais la pub. Elle m’avait promis une fellation d’enfer. Pour ce, elle avait piqué une mignonnette à l’hôtel. Je me demandais quel effet produirait cet alcool sur mon gland habitué aux confitures. Mais j’avais pas de souci à me faire. Elle avait lu ça dans un magazine et l’avait essayé avec Alfred qui n’avait rien trouvé à redire. Il s’était même évanoui. Elle l’avait cru mort. J’ai donc décidé de pas tomber dans les pommes. On mettrait la mignonnette au frais dans le jet d’eau qui alimentait le bassin. C’était meilleur frais, d’après elle. Et elle m’assurait qu’Alfred n’était pas l’inventeur de ce procédé. J’étais pas un sujet d’expérience. Elle en avait déjà. Bref, elle m’a convaincu et on est allé au bassin, on a mis la mignonnette au frais, on s’est mis dans l’eau, bien accroché au bord de ciment et on s’est frotté l’un contre l’autre pour s’exciter. Au bout d’un moment, je me suis senti en état de me soumettre à l’expérience prévue. Et voilà que Néferkiki siffle entre ses mains en porte-voix.
Et qui je vois sortir des profondeurs si c’est pas Julie en personne ! J’avais la queue hors de l’eau, bien dressée, et la main grassouillette de Néferkiki faisait le papillon dans la lanterne. C’est alors que Julie a levé le bras très au-dessus de l’eau, un peu comme s’il ne lui appartenait pas. Et au bout de ce bras touchant le soleil, la mignonnette rutilait vert. Elle en avait dévissé le bouchon et le tenait entre ses dents. Ça lui soulevait les lèvres, de telle façon que je pouvais pas savoir si elle souriait ou si c’était l’effet que ça fait quand une fille de cette classe se met un bouchon dans la bouche. J’ai compris qu’elle ne plongerait pas cette fois. Sinon la mignonnette perdait son contenu et elle était venue pour rien. Voilà ce que j’ai compris. Elle était là pour moi. Elle avait dû courir pour arriver avant nous et se cacher dans la profondeur du bassin en attendant qu’on arrive Néferkiki et moi. « Voilà, me dit cette dernière, il te reste plus qu’à y aller. Elle t’attend. Si ça vous dérange pas, je vais rester pour regarder. »
Et là, en plein milieu du bassin, à l’endroit exact où se trouvait la profondeur, Julie m’attendait, élevant la mignonnette à bout de bras dans la lumière du soleil. Et Alfred qui n’était pas là pour inventer quelque chose ! Néferkiki ne me tenait plus. Je m’étais enfoncé dans l’eau. Mes orteils s’agitaient sur un fond glissant qui m’entraînait vers le centre. J’allais perdre pied, moi qui ne savais pas nager. Néferkiki consentit à me tenir par la queue. Elle soufflait comme une bête à l’effort du soc. « Je peux plus ! » grognait-elle. Et ça coulissait dans sa main. J’allais me noyer !
Que nenni ! J’étais pas désigné pour être le noyé du jour. À peine extrait de la main de Néferkiki, le doigt de Julie s’enfonça dans mon cul. Elle me tenait la tête hors de l’eau, à bout de bras. Je lui tournais donc le dos. Et j’avançais. Je ne me débattais plus. Elle était douée d’une force surhumaine. Je voyais Néferkiki qui était remontée sur le bord, secouant sa peau grasse et dorée dans le soleil, riant de toutes ses dents. Ma queue était caressée par l’eau circulant en rond autour de moi. Julie gémissait. Je croyais rêver. Ou subir encore une des inventions loufoques d’Alfred. Aux anges que j’étais. J’avais jamais pensé à ça. Et Alfred n’en était pas l’inventeur. C’était Julie qui était aux manettes.
Je ne sais pas combien de temps s’écoula. Comme ma queue exigeait une dernière caresse avant éjaculation, j’ai cherché l’autre main de Julie. Et je l’ai trouvée. Elle se laissa conduire et se mit au travail. Je crois que j’ai pensé à ce truc une fraction de seconde avant de décharger : si j’avais le doigt d’une main de Julie dans le cul et l’autre à fleur de mon braquemart, où était passée la mignonnette ? J’ai coulé à pic avant d’avoir eu le temps d’ébaucher une réponse cohérente.
J’ai retrouvé mes esprits, paraît-il, dix minutes plus tard. Y avait du monde autour du bassin. J’étais couché sur le ventre dans l’herbe sèche. Un type que je connaissais pas ânonnait dans mon dos. Je voyais pas Néferkiki. Et le type avait posé un pied sur mes reins. Je me suis contorsionné pour voir ce qu’il foutait. Et je l’ai vu baver comme un chirurgien en tirant sur la mignonnette qui voulait pas venir. Soit je serrais les fesses, soit c’était à cause d’une dépression dans l’anus. Mais quoiqu’il en fût, elle était coincée. Et ça me faisait un bien fou que ce type tire dessus comme un damné. C’était pas du plaisir qui inondait son visage contracté par l’effort. J’ai reconnu la colère. Celle d’un père qui vient de perdre sa fille et qui s’est demandé comment j’expliquais cette mignonnette dans le cul. Julie était la noyée du jour. Il en faut une. Et bien ce jour-là, c’était pas moi. Voilà comment elle me l’avait mis dans le cul, Julie.
L’homme attendait sur la terrasse, à l’abri sous la toile battue par le vent. La femme et moi visitions la maison. Je jouais avec la clé. Le loyer n’était pas élevé pour la saison. J’avais du mal à trouver des clients depuis le requin. C’était il y a des années. Un seul requin. Et mon locataire avait eu une jambe arrachée. Et puis plus de requin. Pendant des années. Et depuis l’île s’appelait l’Île des requins. Le restaurant avait fermé. Sur la plage, un panneau indiquait « Attention requins ». On ne m’écoutait pas au conseil municipal. On avait vu plusieurs requins. Des tas de gens étaient prêts à en témoigner. Et la maison était vide en été. Chaque année, à l’approche de l’hiver, quelqu’un la louait. C’était pour les requins. Et je racontais encore mon histoire : il n’y avait eu qu’un requin. Non, personne ne l’avait tué. Oui, il était peut-être encore dans les parages. Mais depuis, personne n’avait été attaqué. Je nageais moi-même tous les jours dans la crique. Et je chassais. Ces eaux foisonnaient de poissons, de crustacés, de coquillages. Tous bons à manger. Je cuisinais aussi, mais le restaurant était fermé. Son propriétaire avait renoncé. Et j’avais perdu la moitié de mon revenu. Clara m’avait quitté.
La maison lui plaisait. Elle fit un signe à l’homme à travers le carreau poussiéreux de la fenêtre. Il écrasa son mégot un peu plus loin dans le sable. Il entra. C’était un type plutôt baraqué. Il regardait droit devant lui. Son cou ne lui servait à rien. Il pivotait sans arrêt sur ses grosses godasses de pèlerin et elle lui montrait les détails qui, d’après elle, ne pouvait que le convaincre de louer la maison. Je me grattais le pif avec la clé. Finalement, il parut convaincu. Elle était assez jolie. Blonde, les cheveux courts, oreilles bien collées au crâne, et des yeux agités, bavarde, vive sur ses jambes nues. Je mis la clé dans sa main. Elle la referma et fit encore un signe à l’homme. Le loyer était payable d’avance. Ils pouvaient laisser la clé sur la porte en partant.
Je suis retourné chez moi. Je vis seul depuis le départ de Clara. La maison est devenue trop grande. Et je n’ai pas encore trouvé à la peupler. Une seule âme me comblerait. Mais ici, on vit éparpillé sur la côte et dans les montagnes. On ne se voit plus tous les jours comme avant. Tout a changé. Et les femmes s’en vont. Les enfants les suivent.
J’avais passé un mauvais été. Sur l’île, les oiseaux se multipliaient. La femme à qui je venais de louer la maison avait aimé les oiseaux. Elle pensait les photographier. Je ne sais pas pourquoi l’homme était là. Il s’était toujours tenu à l’écart. Il ne s’était rapproché de moi que pour me mettre une poignée de billets dans la main. Le prix convenu. Ensuite il avait reculé et il était sorti pour fumer une cigarette. Les oiseaux ne l’intéressaient pas. Ni la pêche. Elle m’en avait parlé. Il était en crise, mais elle ne m’en avait pas donné les raisons.
Ce soir-là, j’ai mangé un peu plus que d’habitude. Je dépensais vite le rare pognon que je gagnais. La dernière fois, j’ai acheté de la peinture pour repeindre la maison, celle de l’île. J’en ai une troisième, là-haut. Je crois qu’elle est squattée. Un voisin m’a dit qu’il voyait la cheminée fumer de temps en temps. J’ai dit que j’y montais pour vérifier l’état de la toiture après la tempête. Mais ce n’était pas après la tempête que la cheminée avait fumé. C’était avant. Alors j’ai dit que j’y montais aussi quelquefois sans raison. Il m’a cru ou pas. En tout cas, il n’avait pas envie de fourrer son nez dans mes affaires. Vico qu’il s’appelle. On n’en reparlera plus.
Sinon la vie est agréable ici. Comme je disais, une femme ne serait pas de trop. Et pas que pour le plaisir. Pour ça, on trouve ce qu’il faut à San P*. Il suffit de se priver de quelques repas. Clara est revenue une fois. Je me demande encore ce qu’elle a pensé de ma joie. Je ne me tenais plus. Mais elle venait pour récupérer la moitié de la vaisselle et quelques outils dont son nouveau compagnon avait l’utilité. J’étais encore plongé dans ce bonheur quand elle est repartie. Et ça a duré des jours. Jusqu’à ce que je songe à me jeter du haut de la roche. La maison que j’habite surplombe la mer. À l’abri des pins qui forment tous les jours le fond sonore de mon attente.
Je n’ai plus envie de travailler. Avant, je cuisinais au restaurant. On appréciait mes petits plats. Toujours les mêmes. L’habitude les rendait meilleurs. Et puis il y a eu cette histoire de requins. Un seul requin. Et il n’est jamais revenu. On l’attendait. Il avait laissé sa trace dans un rocher. Comme si les dents d’un requin pouvaient entamer la roche à ce point. Les gens construisent ainsi la fiction locale. Je me demande où se trouvent ses limites. Elle doit bien en avoir. Je ne vais jamais plus loin que les premières pentes. Et si je vais à San P* pour les emplettes, je n’y pense pas, à cette fiction. Là, je me demandais ce qu’en penserait la femme qui voulait photographier les oiseaux. Avant, je plongeais avec elles pour leur faire découvrir la flore et la faune sous-marines. Je possédais encore cet équipement. Plus personne n’en voulait. Ou alors il faudrait que je pousse jusqu’à B* où les requins n’ont pas droit de cité. C’est Vico qui m’en parlait. Il allait même en toucher un mot à ses connaissances. Mais depuis, plus de nouvelles. Autant ne plus en parler.
Je pouvais toujours lui poser la question. Elle n’avait peut-être pas peur des requins. J’en connaissais une qui savait les dompter. Elle en avait fusillé un jour. Au fusil à répétition. Un carnage. Et aucun autre requin ne s’était approché. On avait alors pensé que c’était le dernier requin. C’était là un raisonnement digne d’être accepté par l’esprit. Mais l’année suivante, mon locataire avait perdu une jambe. Il avait vu le requin. Où étaient donc les autres ? Aucun n’était venu pour se disputer la jambe. On l’avait retrouvée sur la plage nord de l’île. Et l’île ne s’était pas appelée l’Île de la jambe. Sinon le restaurant n’aurait pas fermé, je cuisinerais quinze heures par jour, Clara serait encore ma femme et je ne serais pas seul dans cette maison à me demander si ma nouvelle locataire accepterait de plonger avec moi dans les eaux merveilleuses de mon existence qui avaient été aussi, il n’y avait pas si longtemps, celle des autres. Je crois qu’on était heureux à cette époque. On l’ignorait, mais on était heureux. C’est maintenant qu’on le sait. Et pratiquement tout le monde est parti. Pourquoi rester ?
Parce que c’est chez moi. On a toujours vécu ici. Quand je dis nous, je parle de ma famille. On a laissé des traces. Je m’y accroche, comme si je craignais que d’autres en négligent l’importance au point de les effacer ou de laisser le temps et le vent les recouvrir de sable et d’oubli.
Le lendemain, je n’ai pas pu m’empêcher de retourner sur l’île. On y va à pied à marée basse. Et pas question de revenir à la nage. Les courants sont capricieux, assassins. Mais jamais les noyés n’ont fait fuir les clients. On n’en parlait pas. On évoquait la malchance ou l’imprudence. Le requin, lui, avait trouvé le moyen non seulement de se multiplier par l’imagination, mais aussi d’inspirer la peur à tous ceux qui éprouvaient pourtant le désir de nager sous l’eau pour chasser, photographier, contempler et même faire l’amour. Il n’y a rien comme des seins caressés sous l’eau. Rien comme cette eau qui sépare les peaux. Tout le monde savait cela. Mais à quoi bon risquer de perdre une jambe ? Des endroits comme celui-là, il y en a des tas sur la côte. Et même partout ailleurs dans le monde. C’est ce que je n’arrivais pas à me mettre dans la tête. Je pensais appartenir à un peuple et il s’était enfui pour retrouver le bonheur de vivre. Vico vous dira la même chose.
L’homme et la femme étaient assis sur la terrasse, sous l’auvent de toile qui se soulevait sous l’effet de la brise. L’homme m’a jeté un regard noir et m’a dit :
« Vous nous aviez pourtant dit que personne ne nous dérangerait… »
Je me suis excusé. J’étais d’ailleurs pressé car la marée était montante. Je me suis tourné vers la femme. Je lui ai parlé des fonds marins. Et je lui ai remis une copie de ma certification.
« J’ai tout l’équipement, dis-je sans avoir été invité à m’asseoir (ils étaient en train de boire sec). Vous n’aurez pas besoin de rien acheter…
— Et les requins ? dit l’homme.
— Des racontars, fis-je en mimant. Il y en avait un, mais plus personne ne l’a revu depuis.
— Ça ne veut rien dire…
— Est-ce un grand risque ? demanda la femme.
— La ferme, Angela ! » grogna l’homme.
C’est comme ça que j’ai su qu’elle s’appelait Angela. Lui n’avait toujours pas de nom. Ça m’a rapproché d’elle. Elle connaissait mon nom. Il était écrit à la porte de ma maison où ils avaient frappé pour me louer celle de l’île.
« C’est tentant, dit-elle. J’ai plongé dans ma jeunesse. Vous n’auriez pas besoin de me montrer ce qu’il ne faut pas faire là-dessous ! »
Elle rit. Je ris moi aussi. L’homme vide son verre et le remplit. On voit bien pourquoi il est venu. Il avait l’air d’un type qui ne faisait jamais rien à part dépenser son argent. Voilà comment je le voyais. C’était peut-être son argent à elle. Elle s’était levée pour s’approcher de moi. J’avais les pieds dans le sable. Elle s’arrêta au bord de la terrasse. Il y avait encore du vernis sur ses ongles.
« Par contre je n’ai rien pour photographier sous l’eau, dit-elle.
— J’ai ce qu’il faut. Je vous dis que je suis équipé. Il ne vous manquera rien. Pêcher, photographier, tout ce que vous voulez…
— Et se faire bouffer une jambe par un requin, vous y avez pensé ? dit l’homme qui devenait de plus en plus grossier.
— Il n’y a pas de requin, monsieur ! C’est une fiction.
— La fiction dit qu’il y en a plusieurs. On n’est pas venu pour ça. »
Il ne disait pas pourquoi ils étaient venus. La femme pivota, me tournant alors le dos. J’avais entrevu la colère sur son visage. Mais elle ne dit rien. Elle s’éloigna et, reprenant sa place sur sa chaise, se remit à boire sans me regarder. Il était temps que je m’en aille. D’ailleurs, on en entendait le ressac de plus en plus rocailleux.
« On verra, dit-elle. Je suis heureuse de savoir que vous avez tout l’équipement. Mais vous n’avez pas dit combien ça me coûterait…
— Quelques clichés si vous voulez… Pour ma collection.
— Vous collectionnez des photos ! Je ne suis pas professionnelle…
— C’est pour la mémoire. Les gens finiront par revenir. Il faudra bien se souvenir de toute cette histoire…
— Vous comptez tirer le portrait de ces maudits requins ? grogna l’homme.
— Il n’y en avait qu’un, monsieur. Et il n’est plus là.
— Alors pourquoi voulez-vous entraîner ma femme dans cette aventure ? »
La femme en question a répété qu’elle allait réfléchir mais que, d’après ce qu’elle éprouvait en ce moment même, elle allait certainement donner suite à ma proposition. Je suis parti avant de me laisser avoir par la marée. Sinon j’aurais dû emprunter la barque qui faisait partie du loyer.
On s’est revu le lendemain à San P*. Ils étaient attablés devant la même boisson, deux verres et une bouteille bien entamée. L’odeur du port était envahissante. Des chats guettaient ou dormaient selon l’état de leur estomac. La femme m’a vu la première. Elle m’a appelé par mon petit nom. J’ai su qu’elle était d’accord pour une plongée sous-marine. Le type faisait la tête. Il était salement amoché par ce qu’il venait d’ingurgiter. On aurait dit qu’il avait pris une raclée. Elle ne semblait pas avoir abusé. Elle m’invita à m’asseoir et claqua des doigts pour qu’on apporte un verre. Elle était vraiment jolie. Et, à mon avis, c’était elle qui tenait les cordons de la bourse. Et la bourse lui appartenait. C’était sans doute ce que ce type ne voulait pas que je sache. Comme si ça ne sautait pas aux yeux.
« Vous avez de la pellicule ? me dit-elle.
— Je suis équipé numérique. C’est exactement les mêmes réflexes. Je n’aurais pas grand-chose à vous apprendre.
— Et pour le pique-nique ? » dit l’homme.
Ça le faisait marrer d’avoir de l’humour. Il ne s’y attendait pas. La femme haussa les épaules et demanda où on allait manger. C’était l’heure. On sentait déjà la friture dans l’air. Les chats avaient rouvert leurs yeux. On les voyait rôder le long des murs. Drôles de bêtes qui ne se cachent pas quand elles sont repues. J’acceptai l’offre de la femme, mais si on souhaitait se régaler, il fallait changer de terrasse. J’en connaissais une où le mérou était un délice.
« Manque de pot, dit l’homme qui refusait de se lever, j’aime pas le poisson.
— Tu en as mangé hier ! » s’étonna la femme.
Je dis « s’étonna » parce que c’est l’impression qu’elle voulait me donner. En réalité, elle avait prévu cette réponse de l’homme. Comme je suis un garçon bien élevé, j’ai dit que je connaissais aussi un rôtisseur étoilé.
« Ça m’étonnerait qu’on étoile des types qui cuisent de la viande au lieu de la cuisiner, grogna l’homme.
— Et bien si tu n’as que soif, reste donc ici ! gicla la femme (Angela). Nous on va manger. De la viande ou du poisson, Victor ?
— Comme vous voulez, Angela…
— Alors ce sera du poisson ! »
On a abandonné l’homme devant son verre. Plus loin, elle m’a confié qu’il nous laisserait tranquilles. Il n’aimait pas le poisson. La viande non plus d’ailleurs. Il n’aimait rien. À part se beurrer pour finir la journée en pleurs. Elle en avait marre d’essuyer ses larmes. Moi, ça me gênait vaguement d’écouter ces confessions. Je me demandais pourquoi ils étaient venus. On n’avait pas fait tant de cinéma Clara et moi pour se séparer. Elle m’avait quitté et je ne l’en avais pas empêchée. Apparemment, c’était plus compliqué pour cet homme et cette femme. Il n’avait peut-être pas l’intention de se séparer. Ce n’était pas mon affaire, voilà ce qu’il fallait penser. Mais je ne le pensais pas. Je la trouvais vraiment jolie, Angela. Elle était comme Clara. Menue, vive, claire. J’ai commencé à bander au dessert. J’épluchais une pomme pendant qu’elle avalait une crème glacée.
« Quand peut-on y aller, d’après vous, Victor ?
— On peut nager autour de l’île, mais sans trop s’en éloigner, à cause des courants.
— C’est dangereux sinon ?
— C’est dangereux… Et puis il n’y a rien à voir au-delà des premiers récifs. Si vous comptez plonger seule ensuite, vous devrez mémoriser les lieux fréquentables de cet endroit.
— Et le requin ?
— Il y en a peut-être plusieurs… »
J’ai dû attendre qu’elle finisse de rire avant de lui proposer de la raccompagner au bar où l’attendait son compagnon. Elle secoua la tête, ce qui fit tinter ses boucles d’oreilles.
« Il est reparti, dit-elle.
— Vous avez utilisé la barque ?
— Non. Elle est restée sur l’île. C’était marée basse. On a rejoint la côte à pied.
— Mais maintenant, c’est marée haute. Il va falloir attendre.
— Eh bien attendons ! »
Je lui ai montré comment se servir de la carte des marées. On est allé en chercher une chez le marchand de pêche. Il s’appelle Vico. Je vous en ai déjà parlé. Je suis entré le premier dans la boutique. De loin, il m’a fait signe qu’il n’avait pas trouvé acquéreur pour mon matériel. Il était occupé.
« Reviens plus tard, fit-il en retournant dans l’arrière-boutique.
— Je te présente ma locataire… »
Ah les yeux de Vico remplis de cette apparition ! Vico et moi on avait les mêmes goûts. Pendant un temps, j’avais même cru que Clara avait filé chez lui. Angela le fascina de la même façon. Il n’était plus pressé.
« On va plonger, dis-je. Faire des photos.
— Et les requins ? »
C’était tout ce qu’il avait à dire. Et il le disait à la femme qu’il croyait mienne. Il avait même envie d’en parler avec moi. Il frétillait comme un jeune homme.
« Donne-moi une carte des marées pour la dame, dis-je.
— Sur le comptoir ! » fit-il sans quitter des yeux l’objet de sa nouvelle fascination.
À mon avis, il y avait longtemps qu’il n’avait pas été fasciné. J’ai pris deux cartes, car la mienne était périmée. Et j’en ai profité pour acheter des piles. Sinon, j’étais vraiment bien équipé. Et je comptais aller au bout de cette aventure. Si le type ne me tuait pas avant.
« Il n’y a peut-être pas de requins, finit par avouer Vico.
— Un seul suffirait bien ! dit Angela en grimaçant.
— Victor a peut-être raison… On a inventé tout ça.
— Mais pourquoi ? Il y a bien eu une jambe arrachée. Et tout le monde a vu les requins…
— Je n’en ai vu qu’un, dis-je. Et je ne l’ai plus revu depuis.
— Tu te répètes, » fit Vico.
On a retrouvé l’homme sur le port, appuyé contre sa bagnole. Il n’était plus aussi beurré que tout à l’heure. Il avait pris un bain. Ses cheveux étaient en train de sécher.
« Expliquez-lui pour la marée, » dis-je en sourdine.
Elle lui expliqua longuement. Il avait l’air de s’être calmé. Mais je me méfiais. Il m’est arrivé de prendre un coup dans le dos. Comme j’avais ma bagnole, je me suis excusé et je les ai laissés se torturer pour je ne savais quelles raisons qui les empêchaient de se séparer avant que leur existence tourne à la tragédie ou à l’ennui. Voilà comment m’avait parlé Clara. Je crois qu’elle aurait dit la même chose sans le ou les requins. Tout ça n’avait rien à voir avec cette jambe qui n’avait pas donné son nom à mon île. Qu’est-ce que ça aurait changé d’ailleurs ?
Tout le monde connaît une âme noire. Et bien moi, j’en ai épousé une. Et je ne dis pas que je le regrette. Au contraire. Comme vous voyez, je vis bien. Pas de dangers à l’horizon. J’ai même une complémentaire. Et la perspective d’une retraite ne me rend pas malheureux. Je profite de l’été, de la neige et même de l’étranger. Et pour couronner cette existence, je ne travaille pas. Enfin, je ne travaille pas comme les autres. J’écris. Je ne sais pas qui me lit, car on me lit peu, mais je peux dire que j’en vis. Pas une journée ne passe sans le fil de ma prose. Et pendant ce temps, Josie travaille. Et elle est bien payée. Elle espère même devenir magistrate, par je ne sais quel biais relatif à ses droits d’employée de l’autorité judiciaire. Encore une qui se félicite secrètement que la Constitution ait renoncé à la séparation des pouvoirs. Le concept d’autorité, et donc de soumission, convient à ses rêves et à sa perception de la réalité.
Quant à vous dire ce qu’elle fabrique au tribunal, je n’en sais rien. Elle en parle sans arrêt, mais ce n’est pas d’elle qu’elle parle. Son discours est peuplé de mythes judiciaires où l’avancement et le mérite tiennent le haut du pavé. Il y est même question d’honneur… c’est vous dire !
Moi ? Je ne suis pas un paresseux comme certains se l’imaginent. La seule chose qu’ils disent vraie, c’est que j’ai épousé Josiane pour sa situation sociale. C’est évident. Je suis plutôt beau garçon. Josiane est un épouvantail. Et pas par accident. Elle est née dans cette laideur. Autant vous dire que je ne l’ai jamais vue à poil. Je m’en suis bien gardé et je compte m’en tenir à cette prudence. Il n’y a rien qui me perturbe comme la hideur. Une véritable abomination. Je me demande d’ailleurs si sa hiérarchie acceptera de lui donner un poste de juge quand elle en aura acquis le droit. A-t-on idée de mettre sur le siège une pareille ignominie naturellement conçue ? Je ne suis pas un connaisseur en la matière, car ma prudence m’a toujours éloigné des tribunaux, mais autant mon imagination ne trouve rien à redire sur le physique ingrat du prévenu, ou sur sa beauté forcément maléfique, autant mon esprit a du mal à concevoir l’étalage public de cette monstruosité dans un lieu où la vérité veut se faire jour. Mais quelle serait ma réaction si le juge était d’une beauté divine ? Et oui, les amis, je banderais de joie. Et je ne me priverais pas de m’en vanter. Je suppose qu’il n’y a rien comme bander dans un tribunal. On bande bien dans les églises.
Nous couchons dans le même lit, Josie et moi. Nous nous tenons la main quelquefois. Mais je ne l’ai jamais surprise à caresser la molle queue de ces moments dantesques. Ou alors j’étais paralysé dans mon sommeil profond. Du coup, nous n’avons pas d’enfant. Comment condamner un enfant au spectacle d’une mère hideuse à mourir ? Et si cet enfant ressemblait à sa mère ? Non ! Je ne souhaite pas changer ma vie à ce point. Je m’en tiens aux politesses d’usage. Et je pratique une certaine tendresse. Même en public. Je l’accompagne aux cocktails dînatoires où la racaille judiciaire entretient ses rendez-vous. Je m’y complais d’ailleurs, car je suis en quête de personnages et d’anecdotes. Je suis toujours preneur de prétextes. N’allez cependant pas imaginer que je suis un auteur à idées. Je ne prétends rien d’autre que divertir un peu l’esprit et ce faisant, c’est le mien que j’amuse d’abord. Sinon je profite des petits plaisirs de l’existence. Il n’y a rien comme les petits plaisirs pour cultiver le temps. Mais je bois peu, je fume avec discernement et je ne goûte à la cuisine que pour meubler ma conversation. C’est fou ce que ce peuple est superficiel. Les rencontres effleurent tous les sujets, sauf s’ils sont incompatibles avec le frottement. Ainsi, je n’ai jamais eu vent de la laideur insoutenable de Josie.
Certes, je saisis au passage des allusions et même quelquefois des plaintes. Je comprends aussi bien cette crainte que cette douleur. Mais moi je n’ai pas peur et je ne souffre pas. Telle est mon organisation. Josie est le moteur de mon existence. Je lui en sais gré. Pas au point de lui être fidèle en toutes circonstances, mais je me tiens. Je ne suis pas un cheval fou. D’ailleurs je détesterais les grands espaces. Je préfère le volume des pièces soigneusement garnies. Heureusement, Josie et moi partageons les mêmes goûts mobiliers. Jamais une dispute à propos de la couleur d’un sofa ou du toucher d’un matelas. Nous vivons en parfaite symbiose. Assurément, je ne suis pas exempt d’hypocrisie. On comprendra cependant que la jalousie ne m’affecte jamais. Or, j’ai entendu dire, ou je l’ai lu, que l’une ne va pas sans l’autre. Vous m’en voyez différent du commun des mortels. Et la moindre menace de déséquilibre s’annonce toujours par un prurit. Mais je me gratte facilement. Je ne suis pas fier à ce point. Puisqu’il suffit de se gratter, ma foi…
Voilà donc quelle était notre existence avant que je me mette à écrire ce que vous êtes en train de lire. Moi qui n’ai jamais rien écrit sur moi-même, voici que je m’y mets à mon tour, non pas pour tenter de séduire le monde éditorial, mais parce que le prurit que je grattais hier, suite à un évènement inattendu, me démange encore aujourd’hui. Or, je ne me suis jamais gratté plus de deux jours. Voilà des mois que cela dure. Je n’en peux plus.
Figurez-vous (mais vous allez me dire que cela devait finir par m’arriver) que Josie a séduit un autre homme. Ce serait un roman que de vous raconter dans le détail comment un pareil pépin s’est refermé sur moi. Je passe. J’ai voulu d’abord m’assurer que cet homme ne me ressemblait pas. Et que, pire encore, il ne représentait pas aux yeux de Josie une amélioration de moi-même. Il n’y a rien de plus angoissant que de se retrouver devant sa propre image et de constater que celle-ci est de meilleure qualité. Voilà comment j’expliquerais l’angoisse qui m’a si souvent visité.
Or, tandis que je n’étais rien aux yeux de la société, sinon un paresseux profitant à la fois du temps qui passe et des avantages sociaux dont bénéficiait mon horrible compagne, le nouveau flirt de Josie était, je vous le donne en mille ! un juge.
Je comprenais maintenant le mépris que Josie éprouvait à l’égard de ses collègues. Elle en parlait souvent, à table, dans le lit, en vacances. Elle ne prétendait pas leur être supérieure en intelligence ou en capacité, mais elle exprimait une certaine condescendance et je m’en flattais. Comme les magistrats de ce tribunal étaient des femelles et que Josie n’avait jamais manifesté de goût pour cette perversion sexuelle, je ne m’étais jamais soucié des conséquences que ses fréquentations professionnelles, tant du côté de ses collègues et subordonnés que de celui de leurs supérieurs en robe noire, pouvaient avoir sur notre propre relation conjugale. Or, à partir du moment où un juge mâle était nommé pour remplacer une femelle promue ou mise en retraite, la question se posait clairement de savoir ce qui se passerait alors dans la tête de mon épouse. Mais je n’ai pas éprouvé cette angoisse dans ce sens. Car il était pour moi évident que ce juge, par ailleurs président, ne pouvait en aucun cas être attiré par l’ignominieuse misère physique de celle qui souillait les apparences trompeuses de mon existence. Au vrai, il n’était pas lui-même un parangon de ce qui se vend le mieux en matière de désir de possession à consommer à crédit. Il avait bien dix ans de plus que Josie. Il avait aussi des cheveux blancs sur les tempes. Et il était courbe. Il se déplaçait comme un crabe qui prend l’oblique. Et son regard avait épuisé les prières les plus pressantes. Mais il n’était pas laid. Il était normal. Il aurait pu devenir président de la République dans le genre Louis-Philippe. Mais, pour l’heure, il n’était que le président d’un tribunal en forme d’anus, c'est-à-dire dans un territoire fort éloigné de la capitale. Il n’y avait pas là de quoi tomber à la renverse comme le fit, me dit-on, ma Josie l’après-midi même de l’intronisation de ce roitelet vengeur.
Évidemment, comme ne dirait pas Bataille, je n’ai pas assisté à cette scène pathétique. On dit même que ce redresseur de torts bandait dans sa robe et que cela se voyait nettement. Et ce n’était pas l’effet de la Légion d’honneur que le préfet en personne lui épinglait sur la poitrine. Il avait aussi levé son verre, comme les autres, il l’avait vidé, s’était vanté de pouvoir recommencer et, recommençant, il s’était livré à la confession publique, preuve que l’Église a tort de ne pas donner à boire à ses clients avant de les nourrir. Et, alors que Josie riait comme une folle qu’elle était, car elle avait vidé autant de verres que son manager, celui-ci, bandant à tous crins, s’était rapproché d’elle pour s’y frotter et retrouver le chemin de l’éjaculation qu’il avait perdu à cause des services rendus. Voilà ce que disent les mauvaises langues.
Ensuite, Josie fréquenta assidûment le bureau du magistrat en chef. Elle n’avait jamais été une triste personne, mais depuis les faits que je viens de rapporter, elle était passée du bonheur neutre et sans taches à la joie débordante et communicative. On la trouvait moins moche. Je rencontrai mon ami Sargas :
« Comme je te le dis, mon vieux ! exulta-t-il. Elle a changé.
— Pourtant, rien n’a changé…
— Tu ne regardes pas du bon côté, Arthur… Tu ne t’intéresses qu’à toi. Mais si tu jettes un œil dehors, tu verras…
— Je verrai quoi, nom de Dieu !
— Et bien tu verras pourquoi elle a changé...
— Elle ne m’a parlé d’aucune promotion. Et puis ses anniversaires la rendent tristounette…
— Est-ce que je te parle d’elle, couillon ?
— Je ne te comprends plus…
— Tout le monde parle de Gabriel…
— Qu’est-ce que vient foutre cette mauvaise langue dans cette histoire ?
— Elle est vierge, oui ou non ?
— Comment veux-tu que je m’y mette ? J’aurais trop peur de contracter le virus de la laideur !
— Ce n’est pas un virus que tu vas contracter, mais un divorce ! »
*
Vous l’avez compris : le président du tribunal s’appelait Gabriel. Cette mauvaise nouvelle m’a d’abord sidéré. Josie avait perdu sa virginité, non pas en se fichant un manche à balai dans le con, comme je le lui souhaitais, mais en jouissant de la queue de ce débiteur de l’intérêt national. Je n’en croyais pas mes yeux. Oui, mes yeux ! Car je voyais la scène. Et j’étais même capable de la décrire. Mais, furieux et dépité, je m’en privai. Arthur, me dis-je fermement, il n’est pas question que cet ange noir (à cause de sa robe) te fiche ta vie en l’air pour profiter de la sienne avec celle qui te promettait tant et qui, comme un coup de grâce, se dédit sans te laisser une seule ombre d’issue.
Il fallait que j’agisse, sinon je devenais fou avant de sombrer dans la pauvreté. Ai-je assez dit que je n’avais aucune fortune ni revenus. J’étais bon pour l’aide sociale. Et encore… après une misère qui me tuerait peut-être. Mais que peut-on tenter quand c’est l’amour qui s’en mêle ? Je savais que Josie était amoureuse. Sa joie constante s’imposait dans notre foyer alors que je devenais sombre comme la nuit qui m’envahissait. Quant à Gabriel, s’il se la tapait, c’est qu’il y trouvait du plaisir. Une espèce de perfection s’était établie entre eux. Et moi, j’appelle cela de l’amour. Je n’en sais rien d’autre. Et je reconnais que l’équilibre qui avait existé entre Josie et moi ne relevait pas de la perfection, mais de ma propre capacité à imposer mon point de vue et lui seul. L’âme de Josie n’attendait qu’une circonstance pour me vouer aux gémonies. Vous savez… les escaliers où les morts par décision de justice étaient exposés tout nus et laids. Je n’étais pas encore laid, mais ma nudité était un fait que je devais assumer, sinon je périssais dans l’angoisse du lendemain qui ne chante pas plus que l’aujourd’hui.
Mais que faire ? Se venger ? C’eût été compliquer ce qui l’était déjà. Me jeter aux pieds de Josie pour lui déclarer la passion qu’elle m’inspirait ? Je n’étais pas encore prêt. Et je n’avais pas le temps d’attendre. Provoquer un scandale ? Dans le genre : Le président du TGI de T* trompe un écrivain paresseux et profiteur avec la plus laide de ses secrétaires. Il n’y avait pas là de quoi fouetter un chat. Il ne me restait plus qu’à faire ma valise.
Je m’en convainquis. Josie avait évoqué le divorce quelques jours plus tôt. Je n’avais pas réagi. J’étais déjà dans un triste état. Elle avait sans doute attendu que je ne puisse plus rien tenter pour m’en sortir. Et elle m’assénait cette mauvaise, très mauvaise nouvelle alors que je n’arrivais même pas à avaler mon repas. De papillon butinant allègrement les avantages sociaux de sa compagne, j’étais devenu une larve sans espoir de métamorphose. Pourtant, au fond de moi, j’étais persuadé qu’il y avait une solution à trouver. Je ne pensais pas à renouer avec Josie, non. Cette situation était sans retour. Et c’était à moi d’en sortir. Pour aller dehors. Un extérieur que je n’avais jamais fréquenté. Comprenez que, sorti du giron maternel, je me suis fait ma place dans le nid que Josie avait sans doute eu beaucoup de mal à arracher à la société. Je me voyais survivre quelque temps. C’était l’été. Je pouvais coucher dehors. Ce n’est pas la place qui manque. Mais quant à me bagarrer pour extraire ma nourriture des poubelles, j’étais loin de m’imaginer que je sortirais vainqueur de ce combat avec les mercenaires du chômage, de la révolte et de la maladie mentale. Dormir n’est rien. Tout le monde peut dormir librement. Surtout l’été. Et puis tout le monde sait aussi que dormir en hiver est une belle mort. Mais manger, se battre, être battu, souffrir d’une vraie douleur, avoir peur au point de ne plus s’approcher des lieux de combat… Voilà qui annonçait une agonie des plus douloureuses.
De plus, je n’avais aucune chance de tomber nez à nez sur Gabriel. Je ne voyais d’ailleurs rien à lui dire. À part le tuer, que pouvais-je tenter contre lui ? Comme je ne suivais pas l’actualité de ces temps troublés, j’ignorais si la peine de mort avait été rétablie en cas d’assassinat de personnes représentant l’autorité de l’État. Je n’étais pas fait pour mourir de cette façon. C’est qu’alors il faut encore se battre pour ne pas s’humilier soi-même. J’avais encore ma fierté. Et mon ami Sargas ne m’était d’aucun secours.
*
Une fois dehors et dans la merde, j’ai attendu quelques jours avant d’aller trouver Sargas. J’avais faim. Impossible de se nourrir de poubelles. Elles étaient réservées. J’ai bien volé un bout de viande dans un supermarché, et je l’ai mangé cru, mais je commençais à donner des signes de dénutrition. La mort me titillait, pas l’intelligence. J’ai frappé à la porte de Sargas. C’était le soir. Sargas est célibataire. Il passait la journée dehors et, en principe, rentrait seul. C’était d’ailleurs à peu près tout ce que je savais de lui. Sinon il était aussi feignant que moi, à la différence qu’il avait hérité de joyeux revenus. Il s’était donc construit une existence en fonction de ces avantages. Il n’y avait pas d’horreur insoutenable dans son foyer. Et il ne prenait aucun risque avec son argent. C’était un type prudent, équilibré et libre de penser et d’agir comme il le voulait vis-à-vis des femmes. Et il ne se laissait pas piller par elles.
Il m’a ouvert une porte grinçante qui avait d’abord claqué plusieurs fois. Il m’avait déjà vu au moment où j’avais demandé à pénétrer dans l’immeuble. J’ai traversé le sas de sécurité sans problème. Ensuite, un ascenseur m’a élevé dans les étages. Je ne sais pas pourquoi j’ai frappé à la porte. J’étais déjà annoncé et fouillé jusqu’aux os. On commençait à les voir saillir sous ma peau. Comme c’était l’été, et que je m’étais laissé piquer mes vêtements, je me présentais en petite tenue : un slip qui n’était pas d’origine, une chemise à trous et des chaussettes à la place des chaussures. Rien pour protéger mon crâne déplumé. Il était rouge brique. Sargas s’est tout de suite inquiété. Il m’a installé dans son fauteuil devant la télé. Je ne voulais pas qu’on s’occupe de moi. J’étais venu chercher du travail.
« Du travail ! Du travail ! C’est vite dit, bougonna-t-il. Y a plus de travail aujourd’hui. Il fallait en avoir hier. Et encore… Tu peux rester ici en attendant de retrouver tes couleurs naturelles.
— Tu connais pas mes couleurs naturelles !
— Mais je sais ce que c’est qu’une couleur naturelle ! Et je sais aussi comment colorer naturellement.
— Je vois à quoi tu penses, mon bon Sargas… Mais je doute de pouvoir avaler quelque chose d’aussi bon pour la santé. Je crois même que ça pourrait me faire du mal…
— J’en débouche une et tu essaies ! »
On a fait comme ça. En attendant l’hiver. Sargas ne pouvait pas m’amener au ski. Et il n’avait pas assez confiance en moi pour me laisser les clés de son appartement. Il m’a montré les poubelles sécurisées.
« Celles-là, me dit-il, ils ne peuvent pas y toucher. Et tu sais, Arthur, c’est des poubelles de riches. Tu va prendre du poids, l’ami !
— Et qu’est-ce que je boirai ? J’aime pas l’eau du robinet qui sert à nettoyer les poubelles. J’en ai déjà goûté en rêvant d’embrasser Josie dans la bouche.
— Faudra que tu fasses fermenter quelque chose mais 1) je sais pas comment on fait et 2) je suis pas sûr que les riches soient d’accord.
— Alors on va réfléchir… ?
— On a encore un peu de temps. Je vais descendre mes skis. Bouge pas ! »
Je n’ai jamais été bien entouré. Josie m’avait jeté à la rue. Mon ami Sargas s’était contenté d’ouvrir la poubelle et le chat me menaçait d’une morsure si je touchais aux arêtes. Une situation que je ne souhaitais à personne, moi qui n’avais jamais rien souhaité qui ne me rendît pas heureux comme le loir que j’étais par définition.
Ah attention ! Pas par plaisir ! J’aime la vie, mais pas à ce point ! Et en plus je suis resté logique. C’était l’hiver et, malgré le réchauffement climatique, il faisait un froid de canard. Je me suis donc aménagé un frigo dans la nature, pas trop loin de chez moi, mais pas trop près non plus. Comme vous voyez, je couche pas tout à fait dehors. J’ai mes aises. J’ai bien failli prendre feu plusieurs fois mais, que voulez-vous, j’ai pas envie de crever dans un rêve. Mon frigo est un trou naturel. Je suppose qu’une bête, peut-être avant l’Histoire, l’a creusé pour y élire domicile. Peut-être un homme du temps où on était pas plus grand que ça. Bref, j’y mets ma viande. Et c’est tout ce que j’y mets, parce que l’hiver, ah mes amis ! est d’un froid comme j’en avais jamais vu d’aussi prêt depuis que j’ai plus les moyens d’aller au cinoche. Oui, oui, c’est là-dedans que je l’ai mis. J’ai tassé forcément. J’en avais choisi un pas gros. J’ai l’œil. Les questions de volume, ça me connaît. Les litrons dont je peux témoigner m’autorisent à évaluer le volume de la victime avant de lui faire la peau. Je laisse, comme vous le savez, les vêtements sur place. C’est, paraît-il, ma signature. Mon « mode opératoire ». Rien à voir ! Si une de ses fringues m’intéresse, j’échange. Et c’est tout nu que je le découpe, à chaud que je le mets dans le trou, tant que la viande est encore souple. Et attention à éviter que ça se coince en refroidissant. J’intercale des sacs de plastique pour séparer les morceaux. Ah on a pas ces problèmes en été ! Mais l’été, je bouffe que des trucs qui pourrissent pas trop vite. Et c’est les poubelles que je fais. Vous voyez la différence que ça me fait. De la merde en été et des plats de roi en hiver. C’est pour ça que je vote pour le réchauffement climatique. Je suis pas con. Et puis je fais comme les autres. Je m’occupe d’abord de moi. Et quand je m’occupe des autres, c’est à moi que je pense. On est pas différent vous et moi, malgré le statut social qui nous distingue.
Tout ça c’est la faute à Patrick Cintas. J’avais lu et relu N et les Cannibales. Et ça m’a donné des idées. Mais attention : chez moi, c’est la nécessité vitale qui prime. Rien à foutre de la métaphysique. Je connais mes limites. Et je vous dis que si je pouvais bouffer de la viande en été, et ben c’est ce que je ferais. Seulement voilà : dans ce maudit pays, on a pas un mois d’hiver. Alors j’exagère. Et je me rends malade. Vous en avez de la chance ! Il a fallu que je tombe dans les pommes sur la place publique. Sinon, vous n’y auriez vu que du feu.
Vous pouvez faire de moi ce que vous voulez, mais par pitié ! pas l’HP ! J’ai jamais été fou. J’en ai croisé des tas sur ma route. La plupart des voyageurs sans domicile sont des barjots. Tandis que moi, j’ai la vocation.
J’ai pas eu une enfance tout à fait malheureuse. J’en fais pas une excuse. Mon père ni ma mère n’ont jamais mangé personne. Ils étaient plutôt du genre à se faire bouffer sans rien dire. Ça m’a inspiré. Mais depuis, j’ai décoléré. On peut pas vivre avec une pareille colère dans la tête. Et on peut pas travailler non plus. Je veux dire travailler pour devenir quelque chose. Travailler pour bouffer, je l’ai fait. C’est pas gratifiant, mais ça nourrit. On devient con et à la longue, on se met plus en colère. On baisse le nez. Comme ça, on sent les pieds, les crottes et les cadavres de ceux qui sont tombés en attendant de pourrir. Et attention aux yeux ! On sait plus où on va. C’est ça le plus dur. Et à force, on se demande même plus comment ça va se terminer.
Et ben moi je me suis demandé. C’était la fin d’un beau printemps qui promettait. Je me suis retrouvé seul sur la route, pas trop mal fringué pour l’été et le baluchon plein d’autres fringues pour l’hiver. C’était la première fois de ma vie que je faisais végétarien. Une fois j’ai pas résisté et j’ai mangé un steak haché dans un supermarché. Je l’ai dégueulé en sortant. Il fallait que je me trouve un coin pour faire du feu. Mais vous savez ce que c’est de nos jours : ya plus d’loyers. Tout est pris. Dans les parkings, les sous-sols, les dépotoirs, les cours d’école. Et à la campagne, c’est pareil : on se bat pour juste la place des pieds. Et rien sous les arbres. Et l’eau des ruisseaux est imbuvable. On était pas fin juillet que j’ai compris qu’il allait falloir se battre. Quand je dis on, c’est moi. Et j’étais pas du genre guerrier qui pisse le sang sans rien sentir. Si je savais pas ce que c’était la peur, j’allais être servi.
J’ai traîné pendant des jours et nuits. Et de nos jours, plus tu traînes, plus tu t’élèves. Arrivé à une certaine hauteur, le froid commence à demander qu’on lui tricote une petite laine. Encore un jour de balade solitaire et c’est deux petites laines qu’il te faut sinon t’attrapes un rhume. Et de rhume en crève, tu te retrouves chez les flics à expliquer pourquoi tu veux monter alors qu’il neige là-haut. Même en hiver. T’as plutôt intérêt à te montrer cohérent, sinon on te redescend pour te jeter dans les bras des associations humanitaires. Ça m’est arrivé une fois. Et je m’étais promis de plus recommencer. J’en ai marre, moi, des leçons de morale !
Je suis remonté. Mais avec l’expérience cette fois. Je m’étais constitué un stock de produits vitaux : laines, bouffe, soins, lectures, revues pornos. On ne m’y prendrait pas une deuxième fois à tomber malade à cause du froid. Et cette fois, je suis monté plus haut. Vous zallez pas me croire, les amis, mais y avait plus personne à cette altitude. Y avait même plus d’animaux. Pas un oiseau. Ou alors c’était des avions. Et un froid ! T’aurais pas mis un canard dehors si c’était pas pour l’empêcher de voler. Heureusement, j’ai trouvé du petit bois. D’ailleurs là-haut, ya que du petit bois et du gros. Et rien pour couper. Je veux dire pour faire du petit bois avec le gros, compte tenu que l’inverse serait le signal que le froid est en train de s’en prendre à tes neurones.
La première fois, je me suis dit : s’ils voient la fumée, ils vont monter et me mettre un piment pour avoir mis en danger la forêt et ses habitants. Depuis que les écolos sont ministres, on assiste à une recrudescence de l’infraction naturelle, comme de se chauffer au bois ou de cracher par terre. Mais ils m’ont foutu la paix. Je crois qu’ils avaient pas envie de se les geler avec moi. Ils savent ce que c’est, le froid. D’ailleurs ils sont entrés dans les forces de l’ordre pour vivre au chaud l’estomac plein et cons comme des balais. Tant mieux pour moi. La nuit suivante, j’ai fait un feu d’enfer. Toute une journée à ramasser du petit bois. Et plus j’en ramassais, plus yen avait. À croire que la nature est un don inépuisable. J’avais jamais eu aussi chaud de ma vie.
Mais ça suffit pas d’avoir chaud dans la vie. Comme j’ai dit, les flics se nourrissent bien. Et pas que de saloperies. Seulement dans une forêt sans animaux et sans fruit, j’étais à jeun. Deux jours que ça durait. J’étais pas venu pour ça. Il fallait que je trouve de quoi bouffer. À cette altitude, on se nourrit pas. Même les oiseaux redescendent pour trouver de quoi bouffer. Eh ben c’est ce que j’ai fait. Et j’ai pillé un jardin. Des tonnes qu’il me semblait remonter là-haut. J’en ai laissé en chemin. J’en pouvais plus. Et une fois là-haut, chez moi, je me suis rendu compte que j’aurais pas de quoi me calmer. Une faim comme j’en avais jamais eu. Je souhaite ça à personne. Il me fallait de la viande.
En pleine nuit, je me suis mis à penser au poulailler que j’étais passé devant en allant au jardin. Je savais le potin que ça peut faire des poules quand le renard leur rend visite. Tu projettes de piquer une poule et c’est le maquereau que tu raidis. Ah je savais comment la vie peut tourner aux vacances ! Il fallait que je me prépare. Mais réfléchir l’estomac vide, c’est dangereux. Et j’ai recommencé à ingurgiter mes tomates et mes radis. En pleine nuit. J’ai fini par m’endormir et le matin je me suis réveillé dans ma chiasse. Il me fallait de la viande.
Mais comment faire pour piquer une poule sans qu’elle se mette à gueuler comme si on lui voulait que du mal ? Ça, j’en savais rien. J’avais aucune expérience dans ce domaine. En principe, quand tu peux te payer une poule, elle la ferme et tu l’ouvres. C’est simple comme un bonjour. Vous voyez le parallèle ? Mais c’était pas le même genre de poules. Celles-là, celles qui se mangent, savent que si tu t’approches d’elles, c’est pas pour leur faire plaisir. Alors elles gueulent et le proxo se ramène avec un fusil, un chien et sa bobonne tout excitée qui réclame la mort pour le coupable. Elles sont comme ça ces gonzesses qui possèdent un homme à elles. Et c’est lui qui tire. Pas sur la poule. Je voulais pas mourir comme ça, dans la campagne, au fond d’une vallée qu’a pas connu les bienfaits de la civilisation et de la technologie avancée. Je me méfie des métaphysiciens, surtout quand ils sont bouseux.
Une autre certitude c’est que ce type avait sûrement déployé un bouclier de sécurité depuis la disparition de son rang de tomates et du parterre de radis. Fallait plus compter sur lui pour bouffer. Ça annonçait des démarches en série. Et de la marche en lieu géré par le soupçon. J’aurais vite fait de me faire remarquer, même en pleine nuit par les chiens et les capteurs thermiques. Ah je m’étais mis dans une sacrée merde. Et en plus je voulais en sortir, mais sans la quitter, parce qu’il était pas question de retourner chez les humanistes pour me faire bichonner la cervelle et ses accessoires. J’en tremblais. Moitié peur et un quart de colère. Pour le quart restant, j’en laisse la teneur à « l’idiosyncrasie du lecteur ».
Et puis je m’en fous, tiens ! J’en ai peut-être marre de vivre après tout ! Et que je te dévale la pente en quatrième vitesse, moi qui suis doué d’une cinquième avant la marche arrière. Et c’est comme ça que j’arrive en bas. Il fait nuit, l’ai-je précisé ? Les rues sont désertes. Pas un chien pour aboyer. J’ose m’approcher d’un mur pour écouter au volet clos. Rien. Pas un murmure. Pas un râle de plaisir ou de douleur. Rien. La mort !
Ils étaient peut-être tous à la fête du Gras dans le village voisin, mais je voulais pas le savoir. Je suis remonté en première, incapable de monter plus haut. J’ai retrouvé mon nid occupé par un mec que je connaissais pas. Mais lui me connaissait. Il avait même amené de quoi boire. Il connaissait aussi mes goûts. Et si je faisais pas gaffe, il allait me connaître encore plus profond. Il en avait la gueule en tout cas.
« T’as pas quelque chose à bouffer plutôt, râlai-je pour commencer dans la contestation au cas où j’avais affaire à un ancien du syndicat. J’ai rien avalé de dur depuis des jours…
— Pour le dur, j’ai ce qu’il faut, mais je m’attendris tout seul. Compte pas sur moi.
— C’est pas ça qui m’intéresse, mec. Ma faim n’est pas religieuse. C’est une vraie faim qui vient du cœur. Tellement que j’arrive pas à trouver les mots pour en parler.
— J’y ai pas pensé… Figure-toi qu’on m’a poursuivi et…
— T’as la justice aux trousses ?
— Pour viol. J’en avais tellement envie que j’avais plus faim ni rien.
— Qu’est-ce que t’entends par rien… ?
— Rien… l’envie de vivre… d’aimer… de créer… »
Il me faisait rêver ce mec. J’y ai pas demandé son nom. Est-ce que j’en ai un, moi ? J’ai jamais rien signé. Ni une croix, ni un aveu. Des fois j’en ai envie, parce que cette existence me coûte. Mais c’est pas dans ma nature. Le premier article de la Constitution devrait l’imposer à la Loi : Si c’est pas dans sa nature, fous-lui la paix. Comme ça que je l’écrirais. Ni plus ni moins. Mais je suis pas député et j’ai pas envie de l’être.
Une fois qu’on a été bien beurré, mon ami et moi, qu’il nous en faut pas beaucoup vu qu’on a l’habitude, on s’est endormi de chaque côté du feu. S’il s’était pas éteint dans la nuit à cause de la neige, je me serais pas réveillé : j’explique : je me suis vu mort. Et complètement oublié. Tout avait disparu. On avait même pris ma place. Et pourtant elle est pas chère !
Je suis allé chercher du petit bois sous les arbres. Il neigeait pas encore par terre. Mais qu’est-ce que ça caillait ! Y avait pas d’insectes sous l’écorce. J’en aurais bien croqué quelques-uns pour me calmer ce que j’ai en dedans. Mais rien. Pas âmes qui vivent. Un tel néant humanitaire que je suis retourné au bivouac pour voir des fois qu’il soit pas mort mon ami. Et ben il l’était. Raide et mort. Je crois que ça va ensemble. Vous zallez pas me croire, mais j’ai tout de suite pensé à le bouffer.
La question de savoir si c’était du cannibalisme selon que le corps était en vie avant qu’on pense à le bouffer m’effleurait pas l’esprit. Tout ce que je pouvais dire si jamais on me le demandait, c’est que j’y avais pensé pour deux raisons : 1) il était mort et 2) j’avais faim et rien d’autre à bouffer. C’est humain. Et ça fait de moi un homme, qu’on le veuille ou non. Pas comme les cannibales de Patrick Cintas qui sont de véritables pervers. D’ailleurs si j’étais à la place de la police, bien reposé et repu, je me mettrais à canarder ces personnages de roman qui m’ont, contrairement à la loi, pourri la vie et ce que j’ai autour. Là, je compare la vie à un os avec de la chair autour. C’est que j’ai encore faim, voyez-vous. Vous m’avez arrêté avant que j’ai fini de le bouffer. Mais si vous croyez être tombé sur un cannibale de Patrick Cintas, c’est que vous avez pas bien regardé avant de tirer. Ah ce que vous m’avez fait mal !
« Je vous serai d’ailleurs gré de me trouver un toubib. Juste pour savoir combien de temps il me reste avant d’avoir plus faim. Je suis sûr que vous me refuserez pas cet avantage sur le soldat. Je veux savoir. Je sais à peu près, mais l’avis d’un spécialiste me donnerait du baume au cœur. »
Voilà comment je leur ai parlé. Ils n’avaient pas l’air de m’en vouloir. De quoi j’avais l’air ? D’un terroriste ? D’un cannibale de Patrick Cintas ? Ou d’un pauvre type qui profitait de l’occasion que son pote était mort pour se calmer la faim et les angoisses ? Y avait pas de quoi s’inquiéter. J’avais pas de complice. J’appartenais pas à un réseau. J’avais pas de projet. J’étais juste un type qui était monté le plus haut possible pour être enfin libre, c’est-à-dire, dans mon cas, seul. Et ce qui restait de mon pote témoignait que j’aurais aussi bien bouffé un mouton si çavait été un mouton à la place d’un homme. Je pouvais pas mieux m’expliquer.
Mais ils voulaient en savoir plus. Ça vous étonne qu’un flic veuille en savoir plus. En principe, ils savent pas grand-chose et ça leur permet d’être flic, de bien se reposer et de bouffer plus qu’à leur faim. Je comprends que je les poussais à déroger à ces règles. Et ça les faisait chier. Ils me le disaient. Et pas avec des fleurs. J’en ai pris plein la gueule. Pourquoi ? Et ben le type que j’avais bouffé était un évadé. Pas un homme libre comme moi.
Et en plus il s’était évadé de chez lui où il était retenu par des liens familiaux. J’avais bouffé le fils d’un ministre !
J’en revenais pas. Je me rappelais même plus de sa gueule. Et comme il était resté assis, j’avais aucune idée de comment il se tenait pour avoir l’air d’un homme. Presque un inconnu quoi. Et j’avais commencé à le chier. Ils avaient trouvé son ADN dedans. Ah ça c’était une preuve que le sang d’un ministre avait transité par mon intérieur ! Mais ça me donnait aucun avantage sur lui. Et pas un privilège. Monsieur, vous êtes un cannibale ! Et en plus vous avez violé la hiérarchie. Vous serez condamné à être soigné jusqu’à la fin de vos jours.
C’est comme ça qu’on vous fait un procès quand ils considèrent que vous êtes dingue. On vous soigne sans aucune perspective de guérison. Exactement comme on enferme le vrai coupable jusqu’à ce qu’il crève alors qu’il aimerait bien s’en sortir lui aussi, comme tout le monde. Autant le dire tout de suite, j’ai pas aimé les lieux. Et pour être seul, tintin ! Un monde fou ! Je sais plus qui est qui. Yen a même un qui se prend pour Patrick Cintas. Il s’est peint un grand N sur la poitrine. Et il se prend pas pour Napoléon.
Non, vous ne savez pas ce que c’est. Je vous connais. Vous êtes du genre ordinaire. S’il vous arrive quelque chose, c’est du déjà vu, du prévu par les mœurs que vous partagez avec les autres. Et c’est avec ça que vous concevez vos fictions. Au fond, vous aimez tourner en rond. Rien ne vous rend plus heureux que de retrouver les mêmes à l’endroit exact où vous les avez laissés en tournant, aussi précis que les aiguilles de votre montre. Et si quelque chose a changé, c’est un détail si infime que vous en faites tout un plat. Et c’est ce plat que vous resservez à midi, fidèles au rendez-vous. Vos seules limites sont la mort et la loi. Votre corps et la société. Vous n’en connaissez pas d’autres. Et vous prétendez avoir compris Rimbaud…
Églantine et moi avions compris cela, à défaut d’ailleurs d’avoir vraiment compris Arthur. Et nous aurions vécu en bons voisins si nous n’avions pas été pauvres. Et étant pauvres, nous ne rêvions pas de solidarité. Nous en avions conclu qu’il nous était possible de vivre toute une existence si nous la partagions. Je ne sais pas où nous avions trouvé cette idée, ni lequel d’entre nous deux l’avait proposée à l’autre. Nous avions oublié ce détail de notre histoire.
Églantine était jolie fille. Et je la trouvais intelligente. J’adorais caresser son corps, lui donner du plaisir et en prendre moi-même pour conclure. Jusque-là, rien de très original. Tout le monde sait cela, à défaut de parvenir à le faire aussi parfaitement que possible. Non ce n’était pas la pratique de l’amour qui nous distinguait des autres. Nous buvions modérément. Nous assassinions avec parcimonie, après de longues études du cas.
J’ai toujours été frappé par cette lenteur du processus. Je me connaissais plutôt vif, imprévisible, peu calculateur, même pas du tout si la hâte, motivée par le plaisir ou l’intérêt, m’engageait à en finir avec l’instant. Car un instant suffit. Je ne suis pas amateur d’agonie, d’angoisse ni de prières. Je dois dire que l’intérêt est ma principale motivation et que si le plaisir s’en mêle quelquefois, c’est Églantine qui me l’inspire. Sans elle, je tuerais pour ne pas cesser d’exister — ou pour ne pas exister dans des conditions indignes de l’être humain que je suis.
Voilà pourquoi mes victimes sont de vieilles personnes que je détrousse après les avoir envoyées au Diable. Et pourquoi celles d’Églantine sont de charmants enfants qui écrivent sans faute au Papa Noël.
Dès le premier acte, que nous commîmes envers une belle petite poupée articulée qui ferma les yeux dans la souffrance atroce qu’Églantine lui infligeait, j’ai pensé que notre histoire commune ne durerait pas longtemps. Nous finirions par commettre l’erreur qui nous interdirait de changer de trajectoire. Mais en attendant ce signe de la fatalité, le plaisir comme ses corollaires ne manquaient pas d’attraits. Sans être riches, nous n’étions plus pauvres. Et les jouissances successives nous incitaient à les rapprocher. Tant et si bien que ma lenteur acquise en fut affectée. J’en conçus une certaine fièvre. J’étais moins sûr de moi, tout en demeurant aussi précis. La mort que je donnais n’était en général pas accompagnée de souffrances, sauf si la proie était un enfant, car alors Églantine prenait le relais de mon approche et se livrait à des exercices tout aussi cruels que raffinés. Les cris me soulevaient le cœur. Et jamais je n’interrompis ce rituel. Ce n’était pas faute de le vouloir, car je souffrais moi aussi.
La mort du vieillard ne m’affectait en aucune façon. Il est si proche de la mort qu’il est impossible de mesurer cette différence pour le plaindre. Je brisais le cou, de préférence, ne souhaitant pas répandre le sang. Églantine applaudissait. Puis nous fouillions les poches, enfin… le contenu « extérieur » de ce corps désormais sans vie. C’est fou ce que les vieillards sont pauvres ! Ou pingres ! Il me vint en effet à l’idée de les persécuter, mais Églantine n’y trouverait pas de plaisir et sans ce plaisir, j’étais incapable de torturer, même dans une intention précise et obstinée. Nous dévalisâmes ainsi maintes existences de pauvres. Ou d’avares. Ce qui en multipliait dangereusement le nombre. C’était ce nombre qui, grandissant, augmentait la probabilité de finir par nous trahir aux yeux de la société.
Le même phénomène de croissance affectait la tuerie des enfants. Églantine devenait insatiable. Je lui conseillai d’en rêver entre deux actes. Mais elle ne rêvait plus. Elle ne dormait que pour se réveiller. Voilà ce qui arrive quand le plaisir prend la place de l’instinct de survie. Ou d’un de ses succédanés, comme n’importe quelle activité sociale.
À l’heure où commence cette histoire, je savais que nous avions franchi la limite au-delà de laquelle il n’est plus possible de revenir sur ses pas avec l’idée de ne plus recommencer… avant longtemps. C’est ce que je m’étais dit au début. On se ménagerait ainsi des intervalles d’oubli, brouillant les pistes et augmentant du même coup le plaisir et la fortune. Mais nous n’avions jamais pris le temps de réfléchir. Nous n’en avions jamais discuté à tête reposée. Il était impossible de se préparer à une telle conversation. Églantine se réveillait en se pinçant les seins et je la prenais par-derrière en pensant à l’enfant que j’avais repéré la veille même.
Je ne décrirai pas ces scènes abominables. Je vous laisse les imaginer. Je suppose que vous n’en avez jamais vécu de telles, mais le spectacle télévisuel nourrit votre imagination. Servez-vous-en !
L’échéance approchait. Je mesurais ce temps à l’intensité du plaisir qu’éprouvait Églantine. Avais-je raison de penser qu’au-delà de ce plaisir, il n’y avait rien ? Je veux dire qu’une fois qu’on en a atteint le paroxysme, que devient-il, sinon rien ? Est-ce cela la leçon de l’existence ? Mais du côté de mes vieillards, rien ne changeait. Il fallait en tuer beaucoup pour gagner peu. Et je ne me fiais pas aux apparences. Il m’est même arrivé une fois d’arracher une bague avec son doigt. Et pourquoi ? Pour de la pacotille. Rien ne vaut le billet de banque. Or, les poches de ces pouacres n’en contenaient pas autant que j’en désirais. En conséquence, ce qui augmentait chez moi n’était pas le plaisir, mais la rage. J’en étais au point de chercher à faire souffrir, ce qui n’est pas dans ma nature, comme je le disais. Mais l’action nous conduit, par sa croissance géométrique, à inverser les processus qui définissent pourtant notre personnalité. L’homme doux, précis et lent que j’étais devenait, au cœur de l’action, un être vengeur qui ne tordait plus le cou sans en faire durer le craquement. Moi aussi j’eus mes cris, finalement, car une telle souffrance s’accompagne de manifestations sonores ponctuées de démarches verbales. Et je comprenais ce qu’on me disait alors, de la prière à l’insulte et de la promesse à la malédiction. Ce changement dans le mode opératoire me troubla dès sa première occurrence. J’en perdis le sommeil toute une nuit.
Églantine n’évoluait pas de la même façon. Elle était même inconsciente de l’inévitable crise qui mettrait fin à son plaisir. Elle n’imaginait pas que le plaisir eût une acmé. Ni qu’au-delà de ce pinacle il n’y a plus rien. Je ne lui en parlais pas. D’ailleurs, qu’en savais-je moi-même ? Mon propre plaisir était toujours égal et je n’en espérais pas d’autre, pourvu qu’il ne perdît pas en intensité, encore que, tel que je me connais, je fusse prêt à en négocier la valeur en échange, par exemple, de ma liberté. Mais tout ceci est pure spéculation. En vérité, j’aimais Églantine et j’appréciais à sa juste valeur sa passion pour l’enfance et pour ce qu’elle en savait. Cependant, il m’était pénible de constater que nous allions toucher le fond dans pas longtemps. Du coup, cette plongée me pesait, m’étouffait. Je subissais sa pression, son ombre, la volatilité de ses sables.
Que faire ? Arrêter ? Comment adresser cette demande à Églantine qui n’y songeait pas ? Elle dormait peu, rêvait debout, si on peut appeler ça rêver. Et en dehors de l’action, y compris la geste amoureuse, nous nous en tenions au silence. Lui parler dans ces moments-là était impensable. C’eût été troubler le rite, ce qui était devenu nos convenances. Pourtant, il était peut-être encore temps, non pas de reculer, mais d’attendre pour voir venir. Il n’était pas impossible d’espérer s’en sortir. Et une fois à l’abri des menaces, nous aurions tout le temps de parfaire un projet encore plus fou. Pouvais-je lui parler dans ce sens ? J’en doutais. Elle s’était tellement éloignée de moi.
Comme de juste, ce fut moi qu’on attrapa, la main dans le sac. Mon vieux était sur le point de rendre l’âme quand un inconnu me l’arracha non sans me jeter à terre pour ensuite me labourer le dos avec ses pieds. J’en perdis connaissance. Pour la retrouver, je ne sais combien de temps plus tard, dans un poste de police où ma réputation était déjà faite. J’avais à peine ouvert les yeux qu’on me signifia ce que j’étais. Je réclamai à boire et on me demanda pourquoi. Comment répondre à ce genre de questions ? Je ne bus pas et dus me mettre à table.
Pendant deux jours, il ne fut question que de moi. On me mettait en situation et je devais, par un mot, dire si je la reconnaissais. Le plus souvent, elle correspondait à la réalité telle que je l’avais provoquée à un moment de mon existence. Signez ! Et je signais, comme si le fait d’être l’auteur n’appartenait qu’à moi, alors que ces histoires envahissent les écrans depuis toujours. Mais en matière d’assassinat, le plagiat n’est pas un délit. On ne vous le reproche pas. On ne vous en tient même pas rigueur. Et nous passions alors à un autre épisode, lequel suivait chronologiquement le précédent, à croire que l’enquête m’avait précédé. Nous établîmes ainsi mon roman. Il n’avait pas encore de fin, mais comme celle-ci était prévisible, ce qui est un gros défaut en matière narrative, j’en laissai la composition à mes experts et juges.
Églantine, il n’en était pas question. Je trouvais ça bizarre. L’avait-on arrêtée elle aussi ? Et me tenait-on éloigné d’elle pour des raisons de technique policière ? En tout cas, aucun enfant n’entra dans le local où j’étais enfermé avec ma bouteille d’eau de source et les restes de nourriture que j’avais avalée pour occuper les moments de solitude. Car on me laissa souvent seul. J’ignore pourquoi. Je savais qu’on m’observait, d’une manière ou d’une autre. J’essayais d’être naturel. Il n’y a rien de plus innocent que le naturel. Entre deux signatures. Je les avais tous tués, oui. Je ne leur avais laissé aucune chance. Pourquoi les avoir tués ? La question piège… Pas une seule fois je ne prononçai le mot Églantine. Ils ne me l’arracheraient pas de cette façon. Toutefois, je me demandais si elle parlait de moi — si bien sûr elle avait été arrêtée.
Je ne sais pas combien de temps — de jours — dura cet interrogatoire. J’avais perdu mes repères. Pas de fenêtres. Des repas, certes, mais n’avaient-ils pas tenté de me brouiller avec le temps ? On me mit dehors. C’était le matin. Il y avait du brouillard. On ne voyait pas le bout de la rue. On me fit entrer dans une voiture qui démarra alors que la portière n’était pas fermée. Un homme me côtoyait. Il ferma la portière. Il sentait le tabac, la lessive et le fromage des pieds. Je suis malade en voiture. Qui le savait ?
Après avoir abondamment vomi dans la cour du tribunal, je respirai un bon coup l’air frais de ce petit matin nouveau pour moi. Je ne me suis jamais levé tôt, du moins pas assez tôt pour apprécier les bienfaits du matin. J’en avais entendu parler, bien sûr. Tout ce que nous savons nous est transmis. J’en avais vu, des matins à la télé ! Mais rien ne vaut un vrai matin, même si le type qui vous tient par la menotte dégage des odeurs plus intimes. Il me conduisait à l’étage où nous attendait un magistrat. Un homme plutôt jeune, je dirais juvénile. Celui-ci ne portait pas de nœud papillon comme dans les romans de Patrick Cintas. Il ne fumait pas non plus la pipe. Et je ne vis aucun parapluie dans son porte-parapluie. Il n’y avait rien dedans. Il était compris avec le porte-manteau, comme le miroir qui en formait le fond. Je me regardai dedans. Ce n’était pas moi, mais ça, je le savais déjà.
Il fallut tout recommencer. Sans Églantine. Je m’y tenais ! Et je ne demandais pas de ses nouvelles, des fois qu’ils ne l’eussent pas arrêtée. Nous n’avions pas évoqué ces enfants. Après tout, je ne les avais pas tués, juste ravis à leur quotidien où le papa Noël est un célibataire aussi inexplicable que la vierge Marie. On me pria de m’asseoir. J’étais fatigué. Et de savoir qu’on allait m’obliger à tout redire me désespérait d’avance, d’autant que si je me trompais d’une virgule, le doute s’installerait et il faudrait alors vraiment tout recommencer. Un enfer ! Et je n’étais pas au paradis. Ni même au purgatoire. Je ne sais pas comment s’appelle cet endroit instable comme le bord d’un cratère. On en voit très bien le fond en fusion. On voit aussi les fumées s’élever dans ce qui n’est pas le ciel. Et on ne peut pas se retourner parce que les dés sont jetés. Qu’allais-je devenir ?
La société ne nous laisse pas le choix en cas de problème : ou bien c’est la justice qui se charge de la vengeance ou bien c’est la médecine qui vous épargne, mais il faut alors lui servir de cobaye, car elle est loin d’avoir épuisé le sujet. D’une façon comme d’une autre, il faut s’attendre à souffrir de la privation de liberté. Vous demeurez égal et frère, mais sans la liberté, vous n’en profitez pas. La liberté est le levain. Sans elle, le pain est impossible à croquer à toutes dents. Et le pain, c’est la vie !
Comme je disais, le juge avait l’air aimable. Il m’offrit un siège, ordonna au cerbère de me libérer de sa menotte et s’installa derrière son bureau, juste en face de moi. Sa première question me sidéra :
« Vous avez le bonjour d’Églantine… »
Ce n’était pas une question ! dites-vous ? Mais bien sûr que c’en était une ? Et comme il me semblait que la justice m’en voudrait à mort si je n’y répondais pas, je balbutiai :
« Pardon ? Vous dites… ? »
Le juge sourit. Il avait l’air d’un enfant. Il tapota son sous-main avec un crayon. C’était toujours comme ça que ça commençait. La première question demandait du temps. Alors le prévenu feignait la surdité ou l’inattention. Mais c’était une attitude provisoire. Le juge le savait. Il n’avait même pas besoin de répéter sa question. Elle continuait de travailler le cerveau du prévenu. Et la réponse se formait quelque part dans cette profondeur ordinaire, celle qui ne se creuse plus depuis qu’on en sait tout. J’avais envie de fumer. Je posais à mon tour une question :
« Est-ce que je peux fumer ?
— Non, répondit le juge. Je ne fume pas moi-même.
— Vous voulez dire que si vous fumiez vous aussi, permission me serait donnée, par vous-même, d’en brûler une pour retrouver mon calme ?
— C’est exactement ce que j’ai dit. Vous m’avez bien compris.
— Je suis heureux qu’on commence, vous et moi, par se comprendre.
— Je suis moins heureux que vous, car je n’ai jamais eu le plaisir de tuer quelqu’un. Pouvez-vous me parler de ce plaisir… ?
— Oh ! Je n’ai jamais éprouvé de plaisir à tuer ! Je ne sais même pas comment j’en suis arrivé à priver mes victimes d’existence. Je n’en voulais qu’à leur porte-monnaie.
— Et les enfants… ?
— Je ne les ai pas tués non plus !
— Vous vous contredisez… Les vieux, vous les avez tués. Vous le dites vous-même. Mais les enfants, je sais que vous ne les avez pas tués. Je veux dire que je sais qui les a tués. Ils sont morts eux aussi, vous savez ?
— Je le sais ! Mais pourquoi les avoir tués ?
— N’était-ce pas par plaisir ?
— Je vous ai dit que je ne tue que pour l’argent ! Est-ce qu’on tue des enfants pour l’argent ? Non, n’est-ce pas ?
— Calmez-vous, monsieur Audace ! »
Je serais bien incapable de retranscrire la suite de cet entretien. Je ne m’en souviens pas. Je me souviens de ma douleur. Peut-être s’agissait-il de cette angoisse consécutive à la difficulté de garder un secret. Mais je ne l’ai pas trahi. À la fin, le juge s’est levé et a ouvert la porte lui-même. Le greffier s’est incliné sur sa chaise. Dans le couloir, le cerbère m’attendait. Mais en y regardant de plus près, je me suis rendu compte que ce n’était pas le même. Je veux dire que c’était le même, mais avec une nuance qui me fit penser qu’ils en avaient changé parce que ce n’était plus l’heure. Voilà comment je vois les choses. Je l’ai suivi. Et j’étais suivi. Plus de menottes. À partir de ce moment, on m’accompagnait, où que j’allasse. Ou où qu’on me menât. Je ne verrais plus Églantine. Elle ne me verrait plus. C’était fini entre nous. Il n’y aurait plus d’enfants. Plus d’argent. Était-elle libre ? Je n’avais pas parlé. Il y avait des chances pour qu’elle le fût. Je pouvais en rêver. Mais en matière de plaisir, on atteint forcément le zénith à un moment donné. Et alors, qu’est-ce qui est possible ? Qu’est-ce qui est possible s’il n’y a plus rien ? Je ne pouvais pas en parler. Les enfants, ce n’était pas mon truc. Et les vieux, quoi qu’on en dise, ça ne sert pas à grand-chose dès qu’on a des relations avec les enfants. Je me demande ce qu’Églantine pense des vieux. Sans eux, rien ne serait arrivé. Nous serions morts avant, Églantine et moi.
Ben oui, ya des gens qui vivent dans ce genre d’endroit. Qu’est-ce que je foutais là, assis sur un banc dans la salle des pas perdus d’une gare de chemins de fer ? C’était la question que je me posais. Et en attendant d’y répondre, je pensais fumer une clope et avaler un petit verre. Des verres, j’en avais beaucoup avalé dans la nuit. Je me souvenais de ça. Et je savais même pourquoi et comment je les avais avalés. Mais ce que je n’expliquais plus, c’était pourquoi et comment je me trouvais en gare de Claponesse, seul, sans cigarettes et surtout sans projet. Le kiosque était poussiéreux et son rideau fermé. Le guichet était sans lumière. Un panneau indiquait qu’il était fermé. On pouvait même consulter les heures d’ouverture en s’approchant. Quant au distributeur de friandises, il était hors service. Même la porte donnant sur le quai refusait de s’ouvrir. Il ne manquait plus que je sois enfermé. Je ne m’étais pas encore levé tellement j’étais sidéré. Qu’est-ce que j’attendais pour ouvrir la porte d’entrée ? Les carreaux étaient couverts de givre. On ne pouvait rien voir au travers, mais on se doutait qu’il ne devait pas faire bon mettre le nez dehors. Contre moi, un gros radiateur émettait une chaleur pesante, par bouffées, comme s’il respirait. Et pour couronner cette description de ma situation, j’avais un mal de crâne épouvantable.
C’était le matin. La pendule, au-dessus des grosses lettres rouge crasseux de Claponesse, indiquait six heures trente. Le jour était peut-être levé. On était en plein hiver. Si je ne m’étais pas trop éloigné de P*, il faisait encore nuit, mais en admettant que j’aie voyagé plus loin… jusqu’où ? Ce qui m’étonnait le plus, c’est que j’étais seul. Je me suis enfin levé pour consulter les horaires d’ouverture du guichet. Et juste au moment où je m’approche, la lumière inonde un bureau sordide à l’ancienne. Et qu’est-ce que je vois dans ce bureau, une poupée comme on en fait plus chez nous, à P*. Du solide bien charpenté, avec deux quilles d’athlète et des épaules carrées. Le visage est à la hauteur de la première impression. On a envie de lui confier les secrets les mieux gardés. Elle ôte son bonnet. Ah la chevelure ! Mais j’ai à peine le temps d’en profiter. Elle lève les bras et, en un tournemain, elle a noué la vague de ses cheveux en un chignon qui surmonte maintenant ses tempes délicates. Elle me sourit. J’ai le nez collé à la vitre. De loin, elle me montre le panneau. Elle ouvre à sept heures. Et pendant ce temps, on fait quoi ? Je gratte la vitre.
« Et le kiosque, dis-je dans l’hygiaphone, il ouvre à quelle heure ?
— Il ouvre pas.
— Pas aujourd’hui ? C’est pas dimanche ! (je me souvenais de ça aussi)
— Il ouvre plus. Il y a longtemps qu’il est fermé.
— Bon ben j’vais aller au buffet…
— Il est fermé aussi.
— Je suppose que l’hôtel de la Gare est fermé lui aussi… ?
— Il n’y en a jamais eu. Pas de taxi non plus. Le centre est à deux kilomètres…
— À pied ! »
On dirait pas comme ça, à l’écrire, mais j’avais crié. L’écho m’a empêché de parler pendant une bonne minute (j’exagère). La fille s’était assise devant un bureau. Elle était absorbée maintenant. Mais elle m’avait tout dit. Sauf où se trouvait Claponesse. Je veux dire : par rapport à P*. J’avais rapidement consulté mon portefeuille. Je n’avais jamais entendu parler de Claponesse. C’était pas en banlieue. Mais à quelle distance de la banlieue ? On a vite fait des kilomètres en train, surtout depuis qu’ils empruntent la voie des airs. Pouvais-je, sans passer pour un type dangereux, lui demander où j’étais… ? J’ai regardé autour de moi sans trouver un plan. Pas une photo non plus. Il ne me restait plus qu’à mettre le nez dehors et à parcourir les deux kilomètres qui me séparaient du prochain comptoir. J’avais besoin d’un verre. Et d’une clope de ma marque. La fille en fumait une, mais c’était pas ma marque. De toute façon, elle ne buvait pas. Elle était en service. Je suis sorti.
J’ai eu vite fait de débander. Le froid s’en prend toujours à mon entrejambe pour commencer. Le nez, ça vient plus tard. Je suis alors complètement refroidi. Et j’avais pas fait un kilomètre sous les arbres que je savais même pas ce que c’était comme arbres. Je voyais trouble. Mes larmes étaient en train de geler. Et comme j’avais mes escarpins, mes pieds ne sentaient plus rien. Derrière les arbres, y avaient des maisons avec un jardin devant. Les volets étaient tous fermés. Les gazons pâles et les branches noires. Pas un oiseau. Et ça n’en finissait pas. Pas une bagnole dans la rue qui semblait monter. Des plaques de verglas se cristallisaient dans la lumière du soleil qui montrait ses rayons au-dessus des toitures. J’ai fini par apercevoir une lumière. Comme elle était rouge et verte, je me suis dit que j’arrivais au bout de mes peines.
J’entre donc dans ce café. Et qui je vois accoudé au comptoir ? Valinze lui-même. Il est déjà beurré. Ou alors il a pas dessoulé depuis hier au soir. Qu’est-ce qu’on s’est mis au lieu de danser avec les autres ! C’est sans doute la raison de notre voyage. On a pris le train ensemble. Il sait peut-être pourquoi. Et où on est. Il m’a pas vu. Pourtant, il regarde dans le miroir en face. J’y suis, pas vraiment beau à voir, mais c’est moi. Je m’assois sur le tabouret voisin. Je lui donne un coup de coude dans les côtes. Il bouge pas.
C’est alors qu’une femme en bras de chemise s’adresse à moi de derrière le comptoir.
« Vous le connaissez ? grogne-t-elle comme si je gênais.
— Si je le connais ! C’est Valinze, mon pote ! Eh Valinze, c’est moi Clodo !
— C’est pas comme ça que vous allez le réveiller…
— Mais y dort pas ! Il a les yeux ouverts…
— J’ai pas pensé à les lui fermer… »
Et disant cela, elle les lui ferme. Faut se rendre à l’évidence : Valinze est mort. Qui l’a tué ?
« Il est mort depuis hier soir, dit la femme. Il était le dernier client. J’en ai eu marre et je suis allé me coucher.
— Il était déjà mort… ?
— Puisque je vous le dis ! Mort de chez mort !
— Et vous êtes allée vous coucher ? Avec un mort sur les bras ?
— Ah pardon ! J’y suis pour rien. Et puis j’ai téléphoné. Ils vont se rappliquer ce matin. On a le temps puisqu’il est mort. »
Ça la fait rire. J’avoue que j’ai eu une petite envie de me marrer moi aussi. Valinze était accoudé au comptoir, comme un vivant qui profite de la vie. Il avait les yeux fermés maintenant. Pour ce qu’ils lui servaient… Mais il tenait sur le tabouret. Comment ? J’étais bien incapable de le dire. Et puis pourquoi que je l’aurais dit ? Et à qui, sinon à cette femme qui me faisait pas bander ? Est-ce que je devais attendre moi aussi ? J’étais pas témoin, certes, mais on était arrivé ensemble à Claponesse. Je supposais que la fille de la gare pouvait en témoigner. Elle devait en savoir plus que moi à ce sujet. Et en plus, il faudrait que j’explique tout ça à Henriette, la boniche à Valinze qui en a deux mais Henriette a un contrat. Pour Aurélie, c’était pas mon affaire de lui expliquer. Je la connaissais à peine. Elle se renseignerait dans les journaux. En admettant qu’on en parle à P*. On était à combien de kilomètres de P*. Je le savais toujours pas.
« Vous boirez bien quelque chose ? me dit la femme pendant que je réfléchissais.
— Je dis pas non. En fait, je suis venu pour ça. Et je m’attendais pas à trouver Valinze ici.
— Vous pensiez le trouver où ?
— Je pensais pas le trouver ! Je croyais même que j’étais venu seul…
— Qu’est-ce que vous êtes venus foutre à Claponesse ?
— Je me le demande… »
Moi, je savais même pas que Claponesse existait sur la carte. Valinze m’en avait jamais parlé. Pourtant, si j’y étais, c’était parce qu’il m’y avait emmené. Y avait pas d’autre explication. L’alcool n’explique pas tout. Ce serait trop facile. Et quelque part dans le cours du dialogue, j’ai accepté de le suivre. Une fois arrivé, il m’a abandonné sur un banc à la gare, il a parcouru les deux kilomètres nécessaires et il est venu mourir dans ce bar. Il y a même passé la nuit. Un truc pareil n’est pas même imaginable à P*. En tout cas j’y croirais pas. Et me voilà en train d’avaler un verre, assis sur le tabouret voisin de celui où mon ami Valinze est mort, tellement raide qu’il tient dessus et que si j’avais pas vu cette femme lui fermer les yeux, j’aurais eu du mal à y croire, à cette histoire. Il avait même les paupières assez tièdes pour qu’elle ait pu les fermer sans trop tirer dessus. Ah vous l’auriez vu faire ! Elle les étirait sans les déchirer. Et maintenant qu’elles étaient fermées, Valinze avait l’air de vouloir les ouvrir et de pas y arriver. Ah j’étais tenté de l’aider ! La femme ricanait en torchonnant des verres.
« Vous zavez pas répondu zà ma question ? grinça-t-elle sans cesser de torchonner.
— Maintenant que Valinze est mort, ya plus personne pour le dire, ma petite dame.
— Et pourquoi qu’il aurait eu besoin de vous ?
— J’en sais rien. Il en avait peut-être pas besoin. Vous le connaissez ?
— Jamais vu.
— Et vous l’avez vu mourir ?
— Je crois qu’il était déjà mort en entrant. Il a pas refermé la porte. J’ai rouspété et je suis allée la fermer moi-même. Il s’est assis. Je l’ai servi. La même chose que vous. Et il a avalé son verre sans rien dire.
— Et il est mort.
— Je vous dis qu’il était déjà mort. Ensuite tout le monde est sorti. C’était l’heure, sinon je me fais engueuler par les autorités. J’y ai dit qu’il fallait partir. Que même je pouvais lui proposer de coucher. Pas avec moi. J’ai des chambres, si ça vous intéresse.
— Qu’est-ce qu’il a dit ?
— Rien, je vous dis ! Il était mort. J’y ai touché le blanc de l’œil. Il a pas cillé. Il était déjà raide. Et j’ai téléphoné. Ils m’ont dit de couper le chauffage et de monter me coucher. Ils vont pas tarder à arriver, quoi.
— Il fait bon chez vous…
— J’ai remis le chauffage. Pour la clientèle. J’ai des concurrents. Ah j’espère qu’ils vont pas tarder. On a vite fait de se perdre ici.
— Et pourtant on s’est retrouvé… »
Il commençait à ramollir, Valinze. Et sans doute à pourrir. On est pas grand-chose quand on y pense. Ce qui ne répondait pas à mes questions. Qu’est-ce que je foutais là à attendre ? Et puis qui c’était qui devait venir pour ramasser le cadavre ?
« Attendez et vous verrez bien, dit la femme.
— Et si j’étais pas venu ?
— On serait allé vous chercher.
— À la gare ?
— Minette a téléphoné hier soir.
— Qui c’est Minette ?
— La fille qui vous a tapé dans l’œil à la gare. Elle sait en faire, des choses, et pas que vendre des billets ! »
Ya des moments comme ça dans la vie où on est forcé de reconstituer la chronologie. C’était pas encore une question de vie ou de mort, mais ça sentait pas bon.
« Elle a téléphoné ? Pourquoi qu’elle a téléphoné ?
— Pour dire qu’il était sorti de la gare.
— Elle a téléphoné à qui ?
— À moi pardi ! À qui d’autre ?
— Vous connaissiez Valinze ?
— Je vous dis que non ! Personne le connaissait. Ni Minette, ni moi, ni personne. »
Je voulais comprendre. La femme me servit un autre verre. Elle savait que j’en avais besoin.
« Voilà toute l’histoire, dit-elle. Pendant que vous dormiez tranquillement dans la gare, lui était là, dans le froid, mort et bien raide comme il faut pour pas pourrir.
— Pourquoi qu’elle vous a téléphoné, Minette ?
— Pour me dire qu’il arrivait.
— En quoi ça vous intéressait ?
— Ça m’intéressait pas ! Le mec sort de la gare en pleine nuit et par un froid de canard. Elle me prévient, c’est tout, des fois qu’il se perde en chemin. Ou qu’il y arrive pas. On a l’habitude, ici, des étrangers qui connaissent pas les rigueurs du pays. Et je vous dis qu’il était mort quand il est entré. Ça se lisait sur son visage. Tout pâle qu’il était. Avec des yeux qui cillaient plus. Il a demandé un verre et je l’ai servi. Il était tard. Je crois bien que les autres sont partis pas plus d’une demi-heure après.
— Il s’en passe, des choses, en une demi-heure…
— Et bien il s’est rien passé ! Il était mort. Il pouvait plus rien se passer. Et il se passera rien.
— Elle vous a téléphoné, Minette, ce matin… ?
— Elle téléphone pas le matin. Votre arrivée est une totale surprise, si vous voulez savoir… »
Je savais plus ce que je voulais savoir. Restait plus qu’à attendre. Il faisait de plus en plus chaud. Valinze allait se ramollir et dégringoler de son tabouret. J’osais même plus le regarder. Deux types sont entrés. Ils se sont dirigés vers le comptoir, à l’autre bout. Ils avaient même pas regardé de notre côté. La femme s’est déplacée comme sur des patins à roulettes. Je savais pas d’où venait ce bruit qu’elle faisait. Elle était peut-être réellement montée sur des patins. Les types ont commandé la même chose. Ils buvaient moins vite que moi. J’en avais quatre ou cinq devant moi. Et c’était pas assez. Je voulais rentrer chez moi. On était où exactement ?
« P* ? fit un des types, celui qui portait une casquette. C’est à l’autre bout du monde…
— Exagère pas ! dit l’autre, celui qui tenait son chapeau sur un genou.
— Ça fait une trotte que ça doit coûter un bras, dit la femme. Vous avez regardé s’il a de l’argent sur lui ? »
En disant ça, elle ne put empêcher son œil de lancer un reflet. Cette salope avait fouillé mon ami pendant la nuit. Elle savait de quoi elle parlait. Et n’ignorait pas non plus que j’avais à peine de quoi me payer un ticket de métro. Minette avait dû procéder pareil avant de fermer la gare cette nuit après le départ de Valinze pour le centre. Car j’avais bel et bien passé la nuit dans une gare fermée à clé. Si Valinze avait eu la force de revenir, il aurait trouvé porte close. Et passé la nuit dehors. Autrement dit, il serait crevé à cette heure. Or, il l’était, crevé. Et il commençait à peine à se réchauffer. J’avais chaud moi aussi, mais de l’intérieur. Je bouillais.
« Vous voulez qu’on vous dépose quelque part ? me dit Casquette.
— Où l’emmenez-vous ?
— On peut vous déposer à la gare ou même plus loin… dit Chapeau.
— J’ai pas de quoi rentrer à P*…
— C’est loin, P*. On y va pas. Et on vous rapprochera pas beaucoup.
— Et Valinze, il ira où, merde !
— Il ira où c’est qu’on veut qu’il aille.
— Qu’est-ce que j’y dirai à Henriette ?
— T’y diras rien si tu peux pas rentrer à P*. De toute façon, on a déjà dit à Aurélie.
— Mais Henriette sait même pas qu’Aurélie existe !
— Mais Aurélie a envie de le dire à Henriette. T’occupe pas, Clodo. »
C’était trop compliqué pour moi, cette affaire. Et j’avais plus envie de comprendre. Pour moi, ça commençait chez Robert le Ventru. C’était son anniversaire. On avait fêté ses soixante et quelques balais. Tellement que je m’étais pas rendu compte que Valinze m’avait entraîné dans une de ses maudites aventures qui mènent nulle part, sauf si on a envie d’avoir des ennuis avec les autorités. Mais dans la foulée, qui était plus qu’arrosée, j’avais dû conclure un pacte sans me rendre compte de la portée de l’opération. Je suis né dans un milieu tout ce qu’il y a d’honnête, mais depuis, j’ai laissé tomber le côté moral pour ne conserver que le milieu. Après tout, j’avais la belle vie. Seulement voilà, je connaissais Valinze. Et Valinze, il est compliqué et tout devient compliqué si on se laisse prendre à son jeu. Je le savais. Je le savais dès le premier verre. J’aurais dû danser avec les autres. Mais j’ai bu. Vous connaissez la suite.
À neuf heures, les clients ont commencé à entrer dans le café. La femme s’activait toute seule derrière le bar et dans la salle. Une vraie locomotive. Il faisait chaud là-dedans. Heureusement, Casquette et Chapeau avaient embarqué le cadavre. Valinze n’avait laissé aucune trace sur le tabouret qui était maintenant occupé par… Minette elle-même. Et comme j’avais pas quitté le mien, elle était ma voisine. Elle buvait du chocolat. J’avais pas l’esprit à critiquer la tempérance. Alors on parlait d’autre chose. J’étais même pas mécontent de pas avoir à parler de Valinze. Elle m’a demandé comment c’était P*. Elle voulait voir la Tour d’Enfer. Et les péniches au bord des quais. Et la pyramide dans le musée national. Elle voulait voir, toucher, goûter, mais pas un mot sur ce qui venait de se passer. Je me demandais si elle m’emmènerait. Il paraît que les cheminots voyagent gratos. En attendant, je vivrais de quoi ? L’hiver était loin d’être fini. Il neigeait. À P*, la neige est brune quand elle vous tombe dessus. Ici, elle était d’un blanc virginal. On la regardait avec Minette qui avait frotté la vitrine. Je savais pas combien de temps il me restait à profiter des joies de l’existence, mais si j’étais condamné à mort, je partirais pas sans un bon souvenir de mon séjour parmi les vivants. Minette s’en chargeait, si j’avais bien compris. La nuit finirait par tomber. Et alors j’irais en Enfer avec les autres de mon espèce.
L’annonce était alléchante. Un demi-million de dollars pour cinq ans de travail. Justement, du travail, je n’en avais pas. Il y en avait, ça oui. Mais je n’avais aucune envie de perdre la santé et ce qui me restait de raison dans des projets qui ne me concernaient pas. Vous savez ce que c’est quand le fric vient à manquer : on commence par accepter les aumônes de l’État puis, de fil en aiguille, toujours suivant le même raisonnement, on grappille ici et là et, de maraude en extorsion, on en vient à la cambriole et aux appropriations de circonstance. J’ai même été à deux doigts d’en tuer un. Il résistait. Et comme il était plus costaud que moi, j’ai dû faire appel à l’outil. Enfin, d’après la télé, il n’en est pas mort. Je me voyais déjà à genoux devant un bourreau. Et voilà que je tombe sur cette annonce. Tambours et trompettes ! Une gonzesse vantait les mérites de la SUM, la Société Universelle de quelque chose qui commençait par M. Un demi-million ! Je me dis : il y a anguille sous roche. On te donne pas un pareil trésor rien que pour perdre cinq ans de ton existence à ne rien faire. Alors je téléphone.
Une voix, peut-être celle de la présentatrice (je suis déjà en train de me flatter le jonc), me renseigne : « Si, si, monsieur ! Vous avez bien entendu. Cinq ans et un demi-million de dollars…
— J’avais compris ça. Mais cinq ans à faire quoi ?
— Quatre ans de voyage et un an à bord de SUM XIII.
— On est combien à voyager ? C’est long, quatre ans…
— Vous serez seul à bord. Et ensuite, une fois en poste, vous n’aurez plus aucun contact avec l’Humanité. C’est parce que la face cachée…
— Épargnez-moi les explications calées ! Donc, si j’ai bien saisi : je voyage deux ans seul à bord d’un vaisseau à ma taille. Ensuite je glande pendant un an dans SUM XIII. Et je reviens en deux autres années. Cinq ans de solitude.
— C’est pas beaucoup…
— Et vous avez beaucoup de candidats… ?
— Des tas ! »
Je ne sais pas ce qu’elle entendait par tas, mais au centre de recrutement, je me suis senti seul. On aurait dit qu’il avait été fait juste pour moi. À l’entrée, une gonzesse en jupette m’accueillit avec des sourires vaginaux. Je l’ai suivie. On a pris un ascenseur qui descendait. Vous connaissez le truc : il y en a qui descendent et d’autres qui montent. Ça commençait comme ça. Elle m’a fait asseoir dans une espèce de salon avec tout le confort télévisuel et même de quoi boire en attendant. J’en étais au troisième verre quand le mur s’est entrouvert. C’était une autre gonzesse. Pas la même, mais en jupette. Je l’ai suivie. Si c’était ça qu’ils appelaient voyager, je finirais par laisser parler mes instincts les plus naturels. Et en effet, une troisième gonzesse a pris le relais et on a continué de descendre à pied, sautillant de temps en temps sur des escaliers métalliques. On ne voyait plus la lumière du jour qui jusque-là descendait elle aussi le long des puits. Le plafond était noir, sans profondeur.
C’est comme ça qu’on est arrivé sur l’aire de lancement. Le lanceur fumait déjà. J’ai eu un coup au cœur. J’en ai presque perdu l’équilibre. La énième fille en jupette était tournée vers moi, comme si elle allait me proposer de tirer un coup avant de m’envoler pour je ne savais pas trop où. C’est que j’étais venu pour me renseigner, moi. Je n’avais rien décidé. On ne balance pas dans l’espace cinq ans de sa précieuse existence sans s’être renseigné à fond sur les conséquences de l’opération. Il devait y en avoir. D’autres pouvaient en témoigner, je ne voulais pas être le premier. La fille entrouvrit son corsage en secouant sa main pour l’éventer.
« Vous trouverez toutes les instructions à l’intérieur, dit-elle d’une voix mécanique. Mais je dois vous prévenir que le vol ne sera pas automatique. Nous avons dû utiliser le vaisseau prévu à une autre mission. Vous savez comme sont les Chinois…
— Imprévisibles…
— Voilà. Et donc ce vaisseau-là sera piloté par l’humain…
— Ah mais c’est que je ne sais pas piloter, moi, madame !
— Vous n’aurez pas à le faire. Il y a un pilote expérimenté à bord.
— Bonne nouvelle ! »
C’en était une. Je n’allais pas voyager seul. Mais il était de quel sexe, ce pilote ?
« Vous n’aurez aucun contact avec lui. Le poste de pilotage est hermétique.
— On peut même pas savoir s’il est du sexe opposé ou autre… ?
— Je n’en sais pas plus, monsieur O’Hall…
— Et en attendant, qu’est-ce qu’on fait… vous et moi… ? »
On n’a rien fait. Elle m’a poussé à l’intérieur et pas plus de dix secondes de panique plus tard, j’ai senti la poussée dans mes modestes guiboles. Je me suis assis dans un fauteuil sans doute prévu à cet effet. Ça n’arrêtait pas de pousser. Je commençais à suffoquer. J’ai demandé si ça allait durer longtemps. Et, en effet, pas de réponse. J’ai collé mon oreille sur la paroi qui jouxtait le fauteuil. C’était dehors de l’autre côté. J’entendais ce silence éternel. Mon angoisse naturelle n’allait pas s’arranger. Je ressemblerais à quoi dans deux ans ? Et ensuite ? Je n’avais même pas payé le voyage. On ne m’avait rien demandé. C’était inclus. Et j’ignorais totalement ce que j’allais faire sur SUM XIII.
Enfin, la gravité s’est allégée d’au moins mon poids. Je flottais dans un espace exigu, mais j’y tenais debout, autant en long qu’en large. J’ai sondé toutes les parois. Il y en avait six d’exactes dimensions. Pas un hublot. De la peinture métallisée, entre le blanc et le noir. Un fauteuil (j’en ai déjà parlé), une table avec un verre dessus (mais pas de bouteille), un lit à tiroir et d’autres tiroirs dans les murs. J’ai écouté. Pas un bruit. Pas un grattement. Alors j’ai gratté, puis j’ai tapoté et j’ai fini par hurler.
J’étais envahi par un grave sentiment d’injustice. Et je n’avais aucun moyen de m’en sortir. Tout était fermé. Je me suis dit qu’on se foutait de moi, qu’il n’y avait pas eu décollage et que j’étais un sujet d’expérience. Cinq ans dans ces conditions et je devenais fou à lier. J’ai regagné le fauteuil, comme si c’était le seul endroit où je pouvais m’accrocher à la raison. Le lit ne m’inspirait pas confiance. Ils n’avaient pas prévu de draps. Par contre, un écran s’alluma. Il y était écrit : « Quittez vos vêtements et enfilez la combinaison S63 que vous trouverez dans le tiroir 63. » Alors je me suis mis à parler :
« Est-ce que je peux savoir ce que vous fabriquez ? Si c’est un test, je n’en vois pas l’intérêt. J’étais juste venu pour savoir, pas pour partir sans savoir. Est-ce que vous comprenez qu’un type qui ne sait pas pourquoi il voyage est en train de devenir fou dès la première minute ? Si c’est votre intention, sachez que je me plaindrai aux autorités compétentes… » Etc. Je crois que j’ai parlé pendant une heure au moins. Je n’avais aucun moyen de mesurer le temps. Je ne saurais jamais à quel moment du voyage je me trouverais chaque fois que j’y penserais. Cette idée me plongea dans un profond silence, celui qui précède les suicides les moins raffinés.
Enfin… je n’étais pas seul. Je pouvais toujours espérer cette rencontre. Qui sait ? me dis-je. Une panne… qui contraindrait le pilote à passer par ma cabine. Je saurais enfin s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. Mais au point où j’en étais, un homme m’irait aussi bien. Y avait-il un moyen de changer les conditions du voyage ? Au moins, il y avait une voix dans le haut-parleur. Je me suis déshabillé et j’ai enfilé la combinaison S63. Elle m’allait parfaitement. J’étais donc attendu. Et pourtant, je n’avais parlé à personne de mon possible projet. D’ailleurs, je ne connaissais personne à qui confier quoi que ce soit. Et quand bien même, je m’en serais bien gardé. Ce sont toujours les amis qui vous trahissent. Les autres ne sont que vos ennemis.
« La nourriture se trouve dans le compartiment 87…
— Compartiment… ? Je ne vois que des tiroirs…
— Vous ne regardez pas où il faut. Tournez-vous… »
Un truc que je n’avais pas osé faire… J’avais déduit la forme de la cellule de ce que je voyais devant moi, trois parois de dimensions égales qui formaient deux angles de 60º. Mais une fois tourné, j’ai constaté que je m’étais induit en erreur. Ce que je voyais ressemblait à un vaste et confortable appartement comme on en voit à la télé dans les séries où la bourgeoisie se repose pour mieux posséder, un peu comme nous, populo, reculons pour mieux sauter. Même qu’on ne saute jamais, sauf le ruisseau si on a choisi de courir pour satisfaire les exigences des chiens de garde. Bref, on m’avait mis à l’aise. Vous pensez si je l’ai trouvé, le compartiment 87 ! Il contenait tous les ingrédients d’un repas de fête, vin compris. Et la voix m’expliqua qu’une fois refermé, il se régénérait automatiquement et comme par magie. Mais je ne pouvais l’ouvrir qu’aux heures des repas.
« Mais je l’ai pas l’heure ! Vous pensez s’il y a longtemps que je l’ai fourguée, ma tocante !
— Vous serez attentif aux signaux…
— Des signaux ! Mais c’est pas un voyage ! On a jamais parlé de signaux !
— Je sais, je sais ! Vous allez vous plaindre aux autorités. Mais ici, vous obéirez aux signaux.
— J’ai jamais obéi à personne !
— C’est la raison pour laquelle vous êtes ici.
— Mais je voulais pas y être ! Et vous ne m’avez pas renseigné !
— Que croyez-vous que je suis en train de faire… ?
— Vous êtes le pilote… ?
— Son second.
— Vous êtes deux !
— Je ne sais pas combien nous sommes. C’est un grand vaisseau.
— Mais comment voulez-vous que je le sache si je ne peux pas sortir !
— Sortir ? Mais pour aller où ? Il n’y a rien dehors…
— C’est dedans que je veux sortir ! »
Elle avait un joli rire, la voix. Il était trop tôt pour lui demander son nom. Mais il y avait un tas de questions que je pouvais poser en attendant de plus intimes rapports.
« Vous sauriez pas pourquoi on me fait ça, des fois ?
— Vous l’ignorez ?
— Non ! Je le sais !
— Et bien pourquoi me poser la question ? »
Clic ! Le haut-parleur se tut. Pas un souffle. Je visitai alors l’appart. Pas une fenêtre. Et pas de portes non plus. Il y avait de tout là-dedans, de tous ces trucs que je n’ai jamais possédés. Des objets de décors télévisuels. Je promenai ma caméra (je veux dire mes yeux) dans cet espace conçu pour me plaire. Rien d’utile, à part les compartiments et les tiroirs. Mais ils étaient fermés. J’avais compris le truc des signaux. Je finirais par m’y habituer. Il ne devait pas y en avoir trente-six. Toilette, vêtements, besoins naturels, nourriture, sommeil, télé. Il ne manquait plus qu’une jolie poupée pour m’halluciner. Il y en avait une, en plastique genre mousse couleur chair. Si c’est pas une honte ! À l’heure des robots ! Me refiler une vieillerie du temps où les hommes rêvaient de se faire servir par des non-être doués de sentiments et de réflexion. Mais elle se laissait caresser, tellement que je me suis mis à bander comme un taureau. Je n’ai pas mis longtemps à décharger. Qui c’est qui faisait le ménage ? J’en verrais peut-être un, de robot, si je salissais encore les coussins. Sur ce, je me suis endormi.
*
Je ne me souviens plus à quoi j’ai rêvé (cette nuit-là ?), mais quand je me suis réveillé, j’ai cru que je dormais encore. J’étais toujours dans cet appartement, léger comme une plume et ma petite amie de mousse flottait à mes côtés, souriant au plafond, bras et jambes en extase. Je lui ai redonné de l’amour. Et à peine avais-je éjaculé qu’un signal a, non pas retenti, mais illuminé le plafond. Comme j’en ignorais le sens, j’ai attendu que la voix me renseigne. Elle n’a pas tardé à se manifester :
« Qu’est-ce qu’on fait le matin en se réveillant ?
— Je viens de le faire, mais si j’avais eu à choisir, c’est avec vous que je l’aurais fait.
— Vous me flattez. Maintenant, sautez du lit et ouvrez le tiroir 99. Vous y trouverez de quoi vous laver des pieds à la tête. Ensuite, vous ouvrirez le compartiment 66 et enfilerez la combinaison T45. Vous êtes attendu au Grand Salon…
— Au Grand Salon ? Il y a du monde… ?
— Suivez mes instructions. »
Je ne me suis pas fait prier. La perspective de voir du monde, et particulièrement des semblables, m’activa au point que j’avalai mon petit-déjeuner sans y goûter et que je me retrouvai dans ma combinaison de jour en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Je sautai à pieds joints sur ce qui me sembla constituer la partie intérieure d’un palier. Une porte allait s’ouvrir. Et une fille en jupette apparaîtrait pour me donner envie de suivre la ligne de ses fesses transparentes. On n’a pas tous les jours l’occasion de bander pour de bonnes et saines raisons.
Mais rien ne s’ouvrit. La voix se taisait. J’étais seul. Pas un bruit. Pas un moteur. Aucun pas derrière le mur dont je surveillais l’état. Je sortis ma queue pour enculer un vase de Chine. La voix m’arrêta :
« Malheureux ! Ce vase a son prix ! Faites ça avec la poupée !
— Mais c’est un vieux truc de chez Toys ‘R’ Us ! Ça n’existe plus de nos jours !
— Et alors, tous ces meubles, ça vient pas de chez Ikea ? Ça existe peut-être, de nos jours, Ikea ? Veuillez laisser ce vase et vous caresser !
— Je veux savoir ce qu’on me veut ! »
C’était peut-être trop demander. J’avais tout bien fait ce matin. J’étais dans ma combinaison T45, la queue bien bandée en dehors, et je la caressais alors que l’angoisse commençait à faire des ravages à l’intérieur. Ça ne se voyait pas encore, mais j’étais sur la mauvaise pente. Je me connaissais. Des années que je me pratiquais sans rien changer à mes habitudes bonnes ou mauvaises. Et qu’est-ce qui me tombait dessus ? Des nouvelles. Des nouvelles en veux-tu en voilà. Des mauvaises. Comment survivre à cette épopée du malheur ? Ah il y en avait, des solutions ! Et sous l’autorité de l’État. On pouvait lui faire confiance question autorité. Mais quand on ne sait pas pourquoi on n’a aucune envie de se soumettre à sa weltanschauung, on devient poète. Et pas du genre à chanter sous les balcons de la renommée. On a plutôt la tête pleine de nouvelles, les bonnes et les mauvaises s’annulant par effet d’addition. Voilà comment on invente le néant.
« On sort plus… ? dis-je une fois que j’eus retrouvé mon calme naturel.
— Personne n’a dit qu’on sortait.
— Et le Grand Salon alors ?
— Il est dans votre tête.
— Je ne suis pas encore fou ! J’ai juste besoin d’un peu d’argent. Je suis pas du genre à le dépenser au jeu…
— Je sais comment vous le dépensez. Mais avez-vous idée de ce que ça représente, un demi-million de dollars, pour un type comme vous… ?
— Je connais le prix des voitures… Celui des femmes aussi. Je connais un tas de choses parce que j’ai vécu, figurez-vous. Allez-vous enfin me dire si nous sommes partis ou si tout ceci n’est qu’un test ?
— Vous ne voulez plus voir les autres ?
— On est en concurrence ? Il y aura un gagnant ? Il faut gagner le droit de gagner un demi-million à voyager et à rien branler sauf sa queue ?
— Vous êtes grossier, monsieur O’Hall !
— J’essaie de comprendre… ce que je fous ici. Je ne savais pas que ça existait. Ce n’était peut-être qu’une fiction. Et je me suis laissé faire. Je me demande si ça ne m’est pas déjà arrivé…
— Vous commencez à vous souvenir…
— Souvenir de quoi ? Aidez-moi !
— Allons voir les autres plutôt. »
*
La voix m’accompagnait. Cet appartement était beaucoup plus grand que ce que j’en avais vu au premier coup d’œil. Cependant, j’étais persuadé que je me faisais avoir. C’est toujours ce qu’ils font à la télé : ils vous trompent ; commerçants, politiciens, religieux, penseurs, acteurs, chanteurs, médecins, poètes… ils vous trompent parce que c’est leur métier. C’est comme ça qu’ils gagnent leur vie. Ça ne doit pas être désagréable. Tandis que les types comme moi ne peuvent pas s’amuser et gagner leur croûte en même temps. C’est une chose après l’autre. Travail, loisir. Et entre-temps, il faut s’occuper de soi, manger, dormir, se muscler, se cultiver… Moi, je ne suis arrivé à rien. Et l’existence m’a refusé le bonheur de travailler et de m’amuser en même temps. Je crois que j’ai gueulé trop fort. Et cette fois, j’ai été entendu.
Voilà ce que je pensais en avançant. Tout ça, c’était de la foutaise. Et ça durerait cinq ans. Après quoi je toucherais le pactole promis. Je n’avais jamais entendu parler des morts. Je veux dire : les morts dans ces circonstances. Ça devait bien arriver de temps en temps : maladie, suicide, exécution. Mais quand ça n’arrivait pas, on revenait et alors on touchait le gros lot : un demi-million de dollars : de quoi s’amuser sans travailler. Exactement ce que je voulais. Et j’étais là en train de me poser des questions sur la validité de cette promesse. J’avais tort de ne pas profiter, car après tout : qu’est-ce que je faisais ? Rien. La voix me le suggérait (voix de fille en jupette avec la raie du cul qui suinte) : amuse-toi, O’Hall. Après, il sera trop tard. Cinq ans, c’est long et c’est court. Exactement ce qu’il me fallait. Et je la suivais, de haut-parleur en haut-parleur, entre les meubles d’un autre temps. Ce n’était pas un labyrinthe, ni un manège. C’était facile à suivre. Aucune force ne s’appliquait à moi. C’était fou ce que je bandais ! De temps en temps, un jouet de l’ancien temps s’ouvrait et je la mettais dedans. Tantôt il fallait que je m’active, tantôt c’était à l’intérieur que ça s’activait et je n’avais rien à faire qu’à attendre d’éjaculer. Un demi-million de dollars en cinq ans : cent mille dollars par an. Deux mille dollars par semaine. Approximativement. À cette époque bénie, on vivait bien avec deux dollars par jour. Tu imagines ?
« Ils sont où, les autres ?
— Suivez-moi.
— Avant, je suivais un petit cul de quinze ans…
— Vous aimez les petits culs ?
— Je veux ! Et je les suivais. Je m’en souviens.
— Que disaient les autres ?
— Cinq ans ! C’est pas cher payé, nom de Dieu ! »
C’est comme ça depuis que les jugements servent de publicité à la télé.
Les enfants n’aiment pas la mort, dit le poète. Je voudrais pouvoir en dire autant. Et pourtant, je ne suis pas à plaindre. Je n’ai pas fait fortune, certes, mais je vis en bourgeois. Seul, mais bourgeois. Aucune femme ne m’a séduit. Ce n’est pas faute d’en fréquenter. Et à tous les étages de la société et des races. Mais je ne suis pas non plus un don Juan. Je dose le mélange des apparences nécessaires avec le véritable plaisir pour être finalement ce que je suis. De loin, je suis ce qu’on appelle une personne équilibrée. On ne trouve étrange que ma solitude obstinée. On m’a même longtemps soupçonné d’homosexualité. Quelques mères m’ont éloigné de leur enfant, mâle ou femelle. Et je n’ai jamais cherché à justifier ce qu’on percevait de pervers dans mes actes. Il n’y a pas de solitaire sans cette apparition fugitive et fortuite de la perversité.
J’ai atteint ainsi l’âge de soixante et quelques ans. Le temps, révélateur plus que le cœur, m’invite à boire plus qu’il n’en faut pour calmer les douleurs anciennes et à venir. J’étais donc dans cet état de scepticisme assumé quand on sonna. Ma bonne était partie en laissant sa culotte sur un accoudoir. Je la cachai sous un coussin, tranquillement. Il était neuf heures du soir. À cette heure, en hiver, la nuit est déjà tombée. Et je n’attendais personne. C’est toujours comme ça que commencent les mauvaises nouvelles.
J’ouvris. Je crus reconnaître, assez vaguement, une de mes anciennes fréquentations. Cependant, la créature qui se tenait sur mon paillasson était d’une telle jeunesse que cette impression s’effaça aussitôt pour laisser place à l’angoisse de ne pas être à la hauteur d’une telle beauté. Je dis beauté, car elle n’en cachait rien. Dehors, une brise glaçait les haies, mais nous n’en ressentions pas la morsure, car nous étions à l’intérieur. Elle sur le paillasson (il y en a deux sur le palier) et moi sur mon plancher de châtaignier à chevrons. Elle souriait. Je remarquai immédiatement qu’elle n’était pas maquillée. Lentement, le froid de l’hiver quittait ses joues. Et dans mon slip (vieux pervers !), ma queue se soulevait tout aussi vivement. Je n’avais qu’une envie : savoir qui elle était.
Passons sur ces premiers instants d’une rencontre qui, on va en juger, changea ma paisible et angoissante existence en enfer impossible à dissimuler aux yeux des autres. Le pire qui puisse arriver à un homme qui s’est depuis longtemps appliqué à ne pas paraître tel qu’il se connaît. C’était ma fille. Oui, je dis bien qu’elle était de mon sang. Elle avait même apporté un certificat attestant que nous partagions des gènes. Je me souvins à temps que sa mère, Alexa, m’avait demandé une goutte de mon sang ainsi qu’une boucle de mes cheveux. C’était il y avait vingt ans. Je n’avais prêté aucune attention aux agissements bizarres de cette folle de moi. Je venais de la quitter pour une autre. Tel était mon bonheur.
Voilà comment celle qui avait frappé à ma porte ce soir-là m’apprit qu’elle était ma fille. Je n’y voyais pas d’inconvénient. Je me fiche parfaitement de ce qu’on fera de mon héritage. Une fois mort, n’est-ce pas, on n’est plus là pour s’inquiéter du sort de ses possessions passées et enterrées. La vie a une limite parce qu’elle s’achève sans avoir vraiment commencé. Ces débats ne m’intéressent pas. Ma petite fortune peut aussi bien aller nourrir le terrorisme international qu’alimenter les restaurants du cœur. Pour l’instant, je suis le seul usufruitier de mes biens. Et, croyez-moi, je sais en abuser. Je finirai peut-être pauvre, d’ailleurs.
En attendant, je me réjouissais de posséder aussi une fille. Et un aussi beau spécimen de la race féminine. L’ayant débarrassée de son manteau de poil, elle apparut presque nue. Je veux dire qu’elle avait entré son merveilleux corps dans une robe courte, échancrée sur les deux faces et sans manches. Les cheveux, sans leur bonnet de laine, s’éparpillèrent sur des épaules sucrées. Ne me demandez pas pourquoi je les trouvais sucrées. Elles l’étaient. Je suis têtu, vous savez ?
Elle prit place dans un fauteuil, celui où ma bonne écarte ses cuisses tandis que je me livre à la masturbation dans le fauteuil d’en face. Mais ma fille n’écarta pas ses merveilleuses cuisses. Elle les joignit, puis les croisa. Dans mon slip, ma queue s’agita comme le poisson rouge dans son bocal à l’heure du repas quotidien. Cet érotisme me terrassait. J’eus terriblement envie de jouir immédiatement et d’en finir avec cette épreuve tombée d’un ciel d’orage. Derrière la fenêtre, en effet, il pleuvait.
Elle revint tous les jours. Je pouvais la loger, mais elle avait refusé mon offre sous prétexte qu’elle avait payé d’avance le loyer de son hôtel. Encore une facture que je ne paierais pas. Comme je m’informai de la durée de son séjour, elle me répondit seulement qu’elle reviendrait en été. Je comptai sur mes doigts. Je serais peut-être mort avant. Nous convînmes alors d’une date et de la durée de ce deuxième séjour. Avant de retourner je ne sais où, elle me confia une photo d’elle où elle apparaissait en tenue plus discrète. Je lui promis de la conserver dans un cadre. Je n’avais exposé aucune photo d’Alexa, sa mère. Et en plein hiver, elle disparut sans laisser d’autres traces.
Je me masturbais une fois par jour devant cette photo. Ma bonne, que je ne satisfaisais plus de la même manière, me posa des questions. Elle s’inquiétait pour son revenu. Je la rassurai. J’étais, lui dis-je, le père d’une enfant et cette mauvaise nouvelle me perturbait. Elle me plaignit, suçant mon anus pour satisfaire son désir de me plaire. Je n’en tirai aucun plaisir et m’en tins à des gémissements sans conséquence.
Le printemps passa. Et l’été, inévitable, ouvrit mes fenêtres, lesquelles donnent sur un charmant jardin où les mamans promènent le produit de leurs fesses, ce qui ne m’excitait plus. Ma bonne, Sabine, se plaignait encore, mais elle prit ses congés, ce qui me libéra de ses complaintes pour un plaisir partagé. La date fixée pour le retour de Margaret (ma fille) approchait à grands pas. Je dis « pas » parce que telle était mon impression face à ce phénomène insupportable et destructeur que représente l’attente aux yeux de l’homme pressé. Je me masturbais deux fois par jour avec la même intensité. Et je doublai la dose d’alcool pour faire bonne mesure. Je ne me couchais pas avant de me sentir parfaitement calme. J’aime cette tranquillité provisoire. Elle annonce clairement les mauvaises nouvelles, beaucoup plus clairement que les angoisses naturelles du coucher qui brouillent les pistes de la nuit au point qu’on en oublie la substance des rêves au premier rayon de soleil. Le jour arriva.
Ce que je vis sur mon paillasson n’était pas ma fille, mais deux fois elle. On aurait dit deux pommes cézanniennes. Quand vous avez peint la première, vous savez tout de la seconde. L’une portait une robe plutôt verte, l’autre la même robe mais plutôt rouge. Les mêmes cheveux roux inondaient la sucrerie de leurs épaules. J’en conçus une telle érection que j’éjaculai sans plus attendre. Il fallut me relever et me guider vers le fauteuil le plus proche où je m’effondrai en gémissant de plaisir. Cependant, les deux filles s’inquiétaient et l’une disait à l’autre qu’elle me savait malade du cœur parce que je lui avais confié ce secret jalousement gardé lors de son séjour en hiver. Mais je ne sus pas si sa robe était plutôt verte ou plutôt rouge, car le plaisir me rend momentanément daltonien. On me servit un petit verre qui, en effet, me remonta dans le monde des couleurs naturelles telles qu’elles apparaissent aux hommes de bonne volonté. J’étais mûr pour une explication.
Comme vous l’avez compris, Alexa m’avait donné deux filles, ce que j’ignorais jusqu’à cet instant magique. Et c’était des jumelles. Elles étaient exactement faites de la même manière. Sans la couleur approximative mais significative de leurs robes, je pouvais facilement les confondre. Margaret était en rouge vague et Mildred en vert approché. Je n’avais plus qu’un désir : qu’elles se déshabillent pour que je les confonde. Comme je me connaissais, je me mis à craindre de manœuvrer désormais pour sombrer dans cette confusion. Mais elles ne se douchaient pas ensemble.
Elles s’étaient joyeusement installées dans mon appartement. Une chambre pour chacune. Il en restait une de libre, mais Sabine était en congé. Margaret ni Mildred n’entrèrent dans cette chambre pour s’informer de la régularité de mes mœurs. Le soleil étant au rendez-vous, nous déjeunions sur la terrasse à l’abri d’une toile que la brise marine secouait comme les ailes d’un grand papillon vert et rouge.
« C’est bien, dit Margaret, d’habiter à la mer. Ainsi, mon cher petit Papa, tu n’éprouves pas le besoin d’aller ailleurs. Il n’y a rien comme la Côte pour exister pleinement.
— Oh ! dit Mildred. Tu oublies la montagne !
— J’ai aussi une maison à la montagne. Mais je n’y vais pas en été, bien que l’existence y soit aussi agréable qu’elle l’est ici.
— Tu skies ?
— Je suis encore un enfant, mes filles !
— Et alors ?
— Je fais de la luge. C’est bien la luge. C’est comme un lit.
— Un bateau aussi est un lit. Mais sur l’eau. As-tu un bateau ?
— J’en ai un.
— Allons faire du bateau, Mildred !
— Allons-y, Papa ! »
Nous y allâmes. Elles avaient les mêmes seins, petites poires à la queue en l’air, signe d’une jeunesse vivace. Mais elles conservèrent leurs slips. Certes, de très petits slips. Les fesses ne cachaient que leur anus et devant, il n’était pas difficile de voir qu’elles s’épilaient. J’ai plongé pour me refroidir. J’étais bouillant de passion pour ces corps. Comment expliquer ça à mes juges, si jamais on me propose la vie éternelle en échange d’une confession complète sans un soupçon de cachotterie ?
La partie de plaisance sur l’eau les avait comblées. Elles se couchèrent tôt, alors que la fête battait son plein sur la place. Je passai une bonne partie de la nuit sur la terrasse. Qui était Alexa ? Je ne l’avais pas épousée. À l’époque, je ne me souciais pas de la beauté des filles ni de leur aptitude à jouir de ma virilité. J’étais seul. Je l’ai toujours été. Je n’ai jamais eu d’autres projets. Je n’ai pas borné mon existence. Je n’ai pas installé des périodes pour trouver à la fois des différences et une évolution. Je n’ai pas changé. Je crois que ça a commencé dès le premier orgasme. Une fillette m’avait demandé de lui montrer, parce que son frère le faisait dans les toilettes. Elle n’avait pas assez d’imagination, bien qu’elle supposât conformément à la réalité, à un ou deux détails près. J’éjaculai sur son ventre, elle couchée et moi debout. Mon Dieu ! J’en bande encore.
Alexa avait sans doute souffert de la séparation que je lui imposais sans motif valable. On me rapporta de ses nouvelles pendant quelque temps, puis on me laissa l’oublier. Et si Margaret n’avait pas frappé à ma porte, je l’aurais effectivement oubliée. Oublié son corps, celui qu’elle avait donné à ses filles. Deux corps que je voulais posséder pour moi seul. Je me mis à rêver d’une séquestration. Là, sur la terrasse, dans la nuit, en plein été, alors que la fête s’estompait lentement et qu’elles dormaient dans leurs chambres respectives, nues dans leurs lits, parfaitement identiques. Une hallucination, je vous dis ! Un égarement frénétique dans la réalité. Des lunes que je n’avais pas vécu une pareille excitation ! Après ça, je pouvais quitter ce monde ingrat. Je l’aurais enfin vaincu comme il s’est appliqué à me réduire à mon humanité depuis que je sais qu’il n’y a rien après l’homme.
Chaque matin, nous allions à la plage. Nous étions les premiers. J’assistais au rite du déshabillage. Oh… deux robes vite envolées. Les slips recevaient un soleil encore couché à plat sur la mer. Dans le mien, ma queue se dressait. Je dissimulais à peine cette joie de vivre. Un peu moins chaque jour. Je finirais par leur imposer cette vérité. Et je les retrouverais nues dans les vagues. C’était encore possible à cette heure. Ensuite, les enfants me contraignaient au repos. Je me couchais sur le ventre, tourné vers la mer où elles se baignaient, joyeuses et magnifiques. Mais je ne bandais pas dans ce sable. Les enfants piaillaient. Les cuisses des mères ne reflétaient pas mon angoisse. À midi, nous remontions. Le déjeuner avait été livré et disposé sur la table sous la toile de la terrasse. Les insectes étaient fidèles au rendez-vous. Nous les chassions en riant. Je ne riais que pour accompagner ce bonheur presque nu. Les petits seins étaient de nouveau couverts par la chemise ou les bonnets. Je voulais les voir s’agiter, dresser leurs pointes au-dessus de l’assiette, se livrer à mon gland en feu pour le meilleur et pour le pire.
Je comptais les jours, hélas, ce qui réduisait l’ampleur de mon propre bonheur à une joie crispée quand l’angoisse prenait le dessus. La conformation des lieux et le voisinage interdisaient tout projet de capture. Que comprendraient-elles si je les enfermais dans l’anus de mon désir, le seul endroit où j’avais envie de jouir d’elles ? Elles me rendaient imprévisible, certes, mais je me contrôlais encore assez pour mesurer les effets de la passion qu’elles m’inspiraient et les transformer en vaines paroles toutes envolées avant d’être dites.
Le rythme de mes masturbations s’accéléra. Je dus avoir recours aux chimies de l’érection. Le sperme ne manquait pas, heureusement. J’avais besoin de le voir s’épandre comme le rêve autour de moi. Je mangeais et je buvais à l’excès. Elles s’en aperçurent, me jugèrent et m’en parlèrent enfin. Mais de nudité dans l’eau, nada. J’attendais en vain. Je ne pouvais m’approcher que de leurs seins, de leurs fesses sans anus, de leurs entrejambes masqués. Une vraie torture. Mon cœur faiblissait. Je savais que j’allais mourir. Rien d’aussi poétique qu’une mort à Venise. Une douleur définitive, cruelle. J’en avais eu quelques aperçus. Des annonces. Creeps in this petty pace…
Cette histoire, si c’en était une, devait avoir une fin. Je la situais naturellement à la fin de l’été, car les filles reprendraient le cours de leur existence au premier jour de l’automne. Ainsi en avaient-elles décidé. Certes, elles reviendraient. Et j’aurais tout loisir de reproduire la dramaturgie qu’elles m’inspiraient, avec sans doute la possibilité d’en affiner le spectacle représentation après représentation. Les années s’écoulant ainsi. Allons ! Quelle folie ! Il était nécessaire d’en finir une bonne fois pour toutes. L’attente me détruirait. Et plus que l’attente, le travail des variations et de l’improvisation inévitable sur la matière de nouvelles impressions. On m’enfermerait avant !
Mais voilà que tout se compliqua de manière tout à fait inattendue. C’était un soir. Nous dînions sur la terrasse. La joie illuminait la conversation. Les châles couvaient ces fragiles épaules. Les dents rutilaient dans la lumière des lampes pendues aux guirlandes. On sonna. Instantanément, je courus à la porte, car nous attendions le dessert, une omelette norvégienne qui était à l’heure, si j’en jugeais par ce qu’indiquait ma montre. J’ouvris. Je vis alors Margaret, ou Mildred, mais sans robe… je veux dire que cette Margaret, ou Mildred, ne portait pas de robe mais une tenue masculine, chemise ample à peine boutonnée, pantalon flottant, ceinture d’or. Les cheveux coupés courts. Mains dans les poches. C’était un garçon. Et il ne livrait pas d’omelette norvégienne (qui était donc en retard, comme prévu). Il s’appelait Marc et venait aux nouvelles. Il savait que ses sœurs étaient là. Et que j’étais son père. Il m’embrassa.
Nous rîmes. On dut nous entendre dans tout le voisinage. Assis en bout de table, je m’agitais comme si j’avais l’intention de me réveiller plutôt que d’exprimer ma joie. Trois jumeaux, quel choc ! Un garçon et deux filles. Bien sûr, le garçon ne m’inspirait aucun désir charnel. Ce n’est pas mon genre. Il avait ôté sa chemise. Il était d’une telle beauté que les deux filles en pâlissaient. Je craignais qu’elles décidassent de nous quitter pour aller assouvir leurs instincts quelque part au milieu de la fête. Il était impensable que la vision de ce jeune homme ne les excitât point comme elle me sidérait. Mais elles s’en tinrent à la conversation, laquelle tournait autour de moi et d’Alexa. Marc n’était pas le plus bavard. Il écoutait plutôt. Tel père, tel fils. Il avait beau tout tenir d’Alexa sur le plan physique, il avait en commun avec moi ce trait caractéristique de mon attente : il écoutait, se réjouissait de déceler le travail sous-jacent de la conscience et se promettait de noter ces observations dans son petit carnet de poche. Il n’en avait peut-être pas, mais comme j’en possédais un de tout froissé par l’usage, je m’imaginais qu’il me reconnaîtrait si je lui en parlais une fois que les filles, épuisées par leurs rêves érotiques, seraient couchées toutes nues dans leurs lits respectifs. Et en effet, elles se couchèrent. On voyait clairement que leur frère les avait excitées. Leurs seins étaient tendus, fermes, bien pointus, comme je les aime. Nous nous embrassâmes, ce qui, vous le savez, provoqua une érection en phase finale. Je n’éjaculai cependant pas. On ne les entendit plus et, chacun à un bout de la table, mon fils et moi nous regardâmes en silence. Il souriait. Je ne sentais plus mes lèvres, incapable de prononcer un mot, ni d’exprimer par le sourire le moindre sentiment. D’ailleurs, que ressentais-je à cet instant ? J’avais bu plus que de raison. Dans mon slip, ma queue avait retrouvé le repos. Je ne trouvai aucun sujet de conversation. Ce silence pesa, tandis que sur la place, on valsait au son d’une caisse claire dont les brefs roulements agaçaient mes sens.
Marc se leva enfin, mais au lieu de s’accouder à la balustrade comme je l’avais prévu, il s’approcha de moi. N’étaient ses minuscules tétons et le damier de son abdomen, il était bien le jumeau de ses sœurs. Il me souleva. En un clin d’œil, il arracha mon slip qui se déchira. J’avais le ventre collé sur la table, les jambes à l’équerre. Il m’enculait !
Vidoco et moi, on se connaît depuis l’enfance.
« T’avais quel âge, Vido, quand t’es arrivé ici ?
— Huit, je crois. Je me souviens plus.
— J’en avais donc sept… T’as raison, mon pote ! C’était l’année de ma première communion. Je me souviens très bien de ce mois de juin. On était à la fin du printemps. La mer était d’huile. Mon père naviguait au large de Dakar.
— Le mien était flic… Tu te souviens.
— Un sale type. Il avait les yeux bleus, comme toi.
— Ma mère aussi avait les yeux bleus. Ça t’inquiète pas ?
— C’est malin de la part des Klatiens. Maintenant, l’humanité a un problème avec les yeux bleus.
— Ya toujours une raison de se haïr. »
Il avait raison, Vidoco. Des siècles qu’on trouve toujours de quoi s’entretuer. Et tout ça à cause de cette idée de la propriété. Elle existe dans nos têtes comme celle de Dieu. Au même niveau de l’imbécillité. Vidoco pensait que même sans la propriété, on en viendrait toujours à se diviser. Il mettait l’idée de pouvoir au-dessus de la propriété. Pour lui, la propriété n’était qu’un outil. Il était même certain qu’on pouvait s’en passer. Il devait exister d’autres outils tout aussi efficaces. Mais nous, on ne possédait rien. Et on ne régnait sur rien. Le seul truc qui nous définissait clairement, c’était rien.
Mais on avait beau penser et repenser à tout ça, il en restait pas moins que les Klatiens avaient imposé leur Loi. Ils nous ressemblaient comme s’ils étaient des humains. Rien ne les différenciait de nous à part leurs yeux bleus. Du coup, les humains aux yeux bleus en voyaient de toutes les couleurs avec leurs semblables. Au début, on leur fermait la porte au nez. C’était simple : la nuit, ceux qui couchaient dehors étaient des Bleus. Les familles se divisaient. Et les Bleus étant, par nature, moins nombreux que les Autres (on s’appelait comme ça), on avait le pouvoir et on en profitait pour collaborer pacifiquement avec les Klatiens. Mon père n’allait plus pêcher le thon au large de Dakar. Il avait ouvert un atelier de mécanique automobile. On avait même acheté la maison. Et j’étais promis à un avenir. Lequel, je savais pas, mais c’en était un. Tandis que Vidoco prendrait plus la suite de son père au poste de police. Fini le piston pour les Bleus. Et à nous la belle vie !
Mais Vidoco était mon ami depuis l’enfance. Je l’avais introduit dans le cercle fermé des habitants du quartier des Pêcheurs. Il habitait chez les flics, dans un grand poulailler en béton qui restait éclairé toute la nuit à cause des attaques-surprises. Il y en avait déjà à cette époque-là, mais je sais plus pourquoi. On a traversé comme ça des tas de raisons de s’entretuer, mais Vidoco et moi on est resté amis et maintenant je prenais le risque de me faire arracher les yeux après torsions des seins et introduction du petit bout de bois dans l’anus. C’était le sort réservé aux « traîtres ». Mais je restais fidèle. C’était plus fort que moi. Il y a jamais rien eu entre Vidoco et moi, vous savez : du genre sexuel. Rien de rien. On s’est jamais touché que la main droite, celle qui servait pas à peupler les grands moments de solitude que nous ne partagions pas. Sinon, on était comme les doigts de la main. Lui avec ses yeux bleus qui le condamnaient à coucher dehors avec les siens, et moi avec les Autres que je servais en silence pour pas avoir d’ennuis d’yeux, de seins et d’anus. Je sais pas qui a inventé cette torture raffinée. Les types qui revenaient du Tribunal hurlaient leur culpabilité. Ils hurlaient pendant des jours. Et puis ça faisait moins mal et ils se calmaient. Leur existence d’Aveugle commençait comme ça. C’était toujours des Autres, mais aveugles.
Ah j’avais pas du tout envie de finir comme ça. Vidoco me conseillait la prudence. Il me disait pas clairement de plus l’aider. Il avait besoin de moi. Mais il calculait à ma place. Et ça marchait. Ça marchait pour l’instant. Chaque fois qu’un homme se met à marcher, le dysfonctionnement menace. La délation nationale imposée par le gouvernement des Autres pour plaire aux Klatiens finirait par m’atteindre là où je savais. Ils commençaient par les seins, pour la douleur. Ensuite l’humiliation par l’anus. Même que des fois le Juge bandait (si c’était un homme) et il fallait hurler de plaisir alors qu’on avait encore mal aux seins. Puis venait l’énucléation. Au début, ils avaient embauché des Iraniens. Pour nous, Français de souche, c’était un véritable outrage, mais on a appris vite et maintenant, Papa énucléait dans son garage. C’était un sacré complément de revenu. Les procès où il intervenait avaient lieu dans le garage même. Ensuite, il offrait à boire aux jurés pendant que le Juge (si c’était un homme) se tapait Maman dans la cuisine.
On ne condamnait pas les Bleus en justice. Ils ne souffraient donc pas dans leur chair de cette manière ignoble. Ils ne possédaient rien, ne devaient rien, disparaissaient lentement parce qu’ils ne se reproduisaient plus. On ne les avait pourtant pas émasculés. Ils pouvaient. Vidoco éjaculait à volonté, comme ça, par terre. Il aurait aussi bien pu faire ça dans le vagin d’une Bleue. Mais il s’en privait pour obéir à l’idéologie bleue. Il savait pas pourquoi ils s’interdisaient de se reproduire. Il savait pas non plus pourquoi ils en discutaient pas. Il avait changé depuis que les Klatiens avaient envahi notre monde. Dans les premiers temps de l’Occupation, on s’était dit que ceux qui avaient les yeux bleus (on ne les appelait pas encore les Bleus) avaient une sacrée chance de les avoir de la même couleur que les Klatiens. Les Autres (on s’est tout de suite appelé comme ça) mouraient d’angoisse à l’idée que l’Occupant allait s’en prendre à eux pour uniformiser le tissu social. Mais c’était penser de travers. Les Klatiens ne tenaient pas à cette confusion bleue. Alors les Autres n’ont pas laissé passer cette chance d’exister et ils ont foutu les Bleus dehors. Pourtant, Vidoco ne s’expliquait pas pourquoi les siens tenaient tellement à disparaître de mort naturelle, par épuisement en quelque sorte. Il ne savait même pas combien d’années ça prendrait. Et j’ai pas posé la question à Papa qui était tellement con qu’il avait demandé au Juge (si c’était un homme) s’il pouvait lui aussi enculer les condamnés encore voyants à cet instant de la procédure.
Je sais pas si mon père est devenu pédé ou s’il n’agissait qu’en cas de femme, mais il enculait tous les jours. Maman se faisait enculer et moi, fils unique, j’avais un avenir dont je ne savais rien sauf que c’en était un. Et le soir, avant le coucher, je sortais pour passer un moment avec mon ami Vidoco et lui remettre tout ce que j’avais pu chaparder dans le garde-manger familial. Je lui refilais aussi mes fringues, surtout si elles me plaisaient pas. Il ressemblait plus à rien, Vidoco. Il avait, comme moi, passé l’âge du biberon et, tandis que j’attendais de servir sous les drapeaux (je savais pas combien yen avait), il attendait de vieillir en se retenant de se reproduire. Il arrêtait pas d’éjaculer, tellement que je me suis demandé si c’était de l’éjaculation ou autre chose. Il se foutait peut-être de ma gueule. Il en avait le droit après tout. Et si c’était un Klatien chargé d’espionner ma famille ? Voilà ce que pensait Maman en me torchant le cul que j’avais toujours un peu merdeux. Non, je ne vous parlerai pas de cette peur constante.
Et comme ça, crescendo, on s’est habitué. Moi à attendre de profiter d’un avenir et Vidoco à éjaculer partout où il était certain de pas déposer sa semence dans une matrice. Surtout que s’il s’avisait de le faire à une Autre, il devenait aveugle par Jugement. C’était le seul cas de condamnation pour les Bleus. Je sais pas ce qu’il faisait de cette Autre. On ouvre pas ses cuisses par hasard. Mais Vidoco était prudent. Il fréquentait pas les femmes. Et jamais il ne m’a fait de propositions. On parlait jamais de mon avenir.
« Et si c’était un Klatien ? » Voilà ce que Maman avait dit au Juge qui l’enculait dans la cuisine. J’étais planqué derrière la porte du garde-manger. Je me caressais pas souvent mais là, j’avoue que j’ai eu une telle érection que j’ai dû passer à l’acte. Et à deux doigts de l’éjaculation, voilà Maman qui se confie au Juge, parlant de mon ami Vidoco. Qu’est-ce qu’elle craignait pour moi ? Que j’en fasse autant qu’elle mais avec un Bleu qui était peut-être un Klatien ? On peut s’enculer tant qu’on veut entre hommes. On peut même enculer des femmes. Pourvu qu’on ensemence pas la matrice d’une Bleue. Et inversement. Pour qui me prenait-elle ?
Ça n’a pas manqué. Le Juge m’a convoqué. La convocation précisait que c’était pour mon « avenir ». Je pouvais pas refuser, me dit Papa, même si c’était pour me faire enculer. Et si jamais ce Juge était une femme (c’était possible) alors je pouvais l’ensemencer si elle le désirait. Et si elle me donnait son cul, j’avais qu’à prendre ce plaisir en m’imaginant que c’était un homme. J’y comprenais plus rien à ce monde.
Je suis arrivé au Tribunal à l’heure où le personnel judiciaire quitte les lieux pour aller profiter des avantages acquis par leur corporation. Un flic qui tenait encore debout à cette heure tardive me poussa sous un portique sécuritaire. Il opina, puis m’indiqua le chemin à suivre comme s’il y en avait plusieurs. Un long couloir éclairé au néon s’achevait contre un mur percé d’une fenêtre, mais j’avais pas à m’inquiéter, me dit le flic, car j’étais là pour un motif d’ordre privé. Il avait l’air content de me voir. Il regardait sans doute par les trous de serrure pour se rincer l’œil. C’est jamais beau à voir, un juge, mais si on resserre le cadre, une pénétration ressemble toujours à une autre pénétration. Il fallait que je frappe à la porte 500. Une voix de gonzesse m’a invité à entrer. Elle était déjà à poil.
« Vous me surprenez en pleine toilette, dit-elle. Mais asseyez-vous donc. Je suis à vous. »
Je me suis assis, tournant la tête pour regarder les pigeons sur les toits de la grande salle d’audience. J’entendais l’eau gicler, goutter, ruisseler. Ça me donnait des idées, d’autant que ce que j’avais aperçu n’était pas dégoûtant du tout. Je me demandais si c’était le Juge (si c’était une femme) qui m’avait convoqué. J’en bandais d’avance, évitant soigneusement tout frottement intérieur. C’était peut-être comme ça qu’il commençait, mon avenir. Allez savoir ! Il faut s’attendre à tout dans ce monde pourri par l’argent et la gloire. Le glissement caractéristique d’une fermeture Éclair mit fin à mes réflexions. La voix m’invita alors à contempler sa tenue de soirée.
« De soirée… ? Je comprends pas… balbutiai-je.
— Vous avez été désigné pour me servir de chevalier. Vous n’êtes pas flatté par cet honneur… ?
— C’est que… je suis venu en habit de ville et…
— Déshabillez-vous ! J’ai ce qu’il faut pour vous. Allons ! Pressons ! »
En moins de temps qu’il n’en faut pour s’en rendre compte, j’étais à poil sur une balance et la Juge (si c’en était une) réglait le contrepoids en tirant la langue. Je pesais pas lourd. Ça, je le savais. Et puis je penchais en avant à cause d’une érection spectaculaire. J’avais le nez dans ses cheveux soyeux et parfumés. J’étais déjà en train de me reproduire. Si c’était ça, mon avenir, je me proposais de revenir tous les jours pour en savoir plus. Mais la belle ne toucha pas à mon levier d’Archimède. Le fléau s’était immobilisé. Elle annonça le poids dans un microphone descendu du plafond comme une araignée au-dessus de mon lit d’enfant. Je pouvais me rhabiller.
J’eus un mal fou à entrer dans le slip qu’elle entrouvrait en regardant mon pied levé. Elle s’impatientait maintenant. Une horloge tinta. C’était l’heure. La belle plia ma queue sans provoquer l’éjaculation redoutée et en un clin de son œil expert, je me retrouvai en habit de soirée. Nous formions un couple exemplaire de l’élégance nationale. D’après elle. Mais je n’eus pas le temps d’écouter son discours jusqu’à la fin. J’achevais ma parabole dans un coussin de voiture, lequel jouxtait un obèse magistrat qui sentait le tabac et le fromage des pieds. Il me regarda d’un air condescendant. Je ne lui plaisais pas. La voiture démarra.
On allait où ? Vous allez le savoir, mais je ne le savais pas encore. Je m’étais assis bien à l’équerre. Le Juge (si c’en était un) me tapotait le genou, non pas celui qui frottait le sien, mais l’autre. Ce bras traversant mon espace m’encombrait, mais je ne pouvais pas le remettre à sa place. Quand on a pas encore d’avenir certain, on s’en tient aux convenances telles que les a enseignées Maman qui s’y connaissait en magistrat. Je pouvais lui faire confiance. Mais, pour commencer, je voulais faire savoir que je ne souhaitais pas énucléer comme Papa. Cependant, les mots restaient coincés dans ma juvénile gorge. Et la voiture venait de s’arrêter. Le chauffeur descendit et la porte s’ouvrit de mon côté. Le Juge me fit signe de passer le premier, sinon il en profitait pour mieux apprécier mon anguleuse conformation. Je sortis.
J’étais plus grand que le chauffeur. D’une bonne tête. Et le Juge, une fois dehors, n’arrivait pas à l’épaule du chauffeur. Ce qui vous donne une idée du trio qui se présenta à la porte. Je marchais derrière et le Juge devant. C’était la porte de quoi ?
Elle s’ouvrit. Un hall plutôt royal nous accueillit. Il y avait du monde. Les yeux bleus appartenaient à des Klatiens. Les Autres, tous de classe supérieure pour les invités et de classe moyenne pour les larbins, se tenaient à la périphérie de l’assemblée que le Juge n’hésita pas à fendre. Le chauffeur, d’un bond, rejoignit les siens derrière le buffet dressé sous les lampions. Je suivis le Juge. Il s’effaça enfin. Et qui je vois sur le trône si c’est pas Vidoco lui-même !
Maman avait donc vu juste. Mon ami de toujours était un Klatien. Il avait appartenu à l’avant-garde de l’invasion. Il se leva pour m’inviter à m’asseoir sur ses genoux. Le Juge fronça le sourcil, car il me connaissait lui aussi depuis toujours. Je me laissai guider par les mains tremblantes de Vidoco. Il était visiblement ému. Il y avait si longtemps qu’il désirait me confier son secret !
« Mon père vient de mourir, me dit-il. Fini les vacances ! Et à moi le pouvoir… »
Il n’avait pas l’air joyeux en disant cela. Il était même plutôt triste. Comme si notre enfance, pourtant lointaine, venait de s’achever dans la confusion des souvenirs.
« Heureusement, continua-t-il, tu es un Autre et je ne suis pas un Bleu. Imagine ce qui se serait passé entre toi et moi si j’avais été un Bleu. Y as-tu déjà pensé… ?
— Mmmm…
— Moi j’y ai tout le temps pensé. Tout ce temps passé avec toi et avec toi seul. Avec la vérité sur le bout de la langue. Mais je ne me suis pas trahi. M’en veux-tu ?
— Je me sens…
— Humilié ?
— Je ne sais pas… Mon avenir…
— Tu n’en as pas, Klatou.
— Je n’en ai pas ! Mais… Papa… Maman…
— Tu es mon frère. Mon petit frère. Mon cadet. »
Si je m’attendais ! Mais… mais…
« Mes yeux… bafouillai-je. Mes yeux… ne sont pas...
— Comment expliquer la couleur de tes yeux, Klatou ? Voilà des années que nous nous posons la question. Ils auraient dû être bleus, comme les nôtres.
— L’ADN…
— Nous avons tout vérifié. Tu es mon frère. Et mon père est aussi le tien.
— Et… Maman... ?
— De quelle maman parles-tu ? Nous n’avons pas de mamans, nous, les Klatiens…
— Mais… ce papa n’est pas… celui…
— Comme tout ceci est pathétique ! »
Vidoco se leva. Je glissai par terre et ne me relevai pas. J’étais épuisé. Je vis alors mes parents dans la foule, parmi les larbins qui distribuaient le punch. Que leur devais-je, s’ils n’étaient pas mes parents ? Moi qui n’avais qu’un père pour origine. Et un frère pour compagnon d’amitié. Je ne savais même pas que je m’appelais Klatou. On m’avait toujours surnommé Patou. Klatou, appris-je sur le fil du discours inaugural que débitait mon frère et ami Vidoco, était le nom de notre père, lequel venait de décéder. Vidoco prenait sa place. Elle revenait à l’aîné. Tel était donc mon avenir. Il m’aida à me relever. Nous descendîmes ensemble les marches du trône et nous dirigeâmes vers le catafalque dressé au pied de l’escalier montant dans les étages. Le cercueil était ouvert. L’homme qui y reposait me ressemblait, en plus vieux. Ou plutôt, c’était moi qui lui ressemblais, en plus jeune. Vidoco ne partageait aucun trait avec nous. Il le savait. Il était rouge de confusion. Qui était-il ? Avait-il pris ma place auprès de mon géniteur ? Et pourquoi n’avais-je pas hérité de ses yeux bleus ?
« Maintenant tu sais tout, » me dit Vidoco en me prenant les mains.
Le peuple, venu nombreux, applaudit à tout rompre. Les Autres se tenaient tranquilles derrière les étalages de nourriture et de boissons. Papa et Maman étaient devenus introuvables dans cet amalgame de larbins. Je savais que je ne les reverrais jamais plus. Quel était mon avenir ?
Vidoco, une fois accompli ce qui pouvait être un rituel funèbre, me conduisit à l’extérieur, sous les lampions. De là, on voyait la ville tout illuminée. On entendait même les flonflons de la fête. Vidoco me regarda fixement :
« C’est toi ou moi, tu le comprends. J’ai un avantage sur toi…
— Tes yeux…
— Les tiens ne s’expliquent pas.
(il alluma une cigarette et tira plusieurs bouffées)
— Je peux attendre, continua-t-il.
— Attendre quoi ?
— Que tu trouves une explication. Il y en a une, forcément. Moi, je n’ai rien à expliquer. Je ne connais même pas mon vrai géniteur…
— Mais alors… toutes ces femmes aux yeux bleus… ce sont…
— Des Autres. Nous n’avons pas de femmes. Nous nous reproduisons par parthénogenèse. Comme les escargots.
— Mais… qu’en pensent-elles ?
— Elles ne pensent pas. Elles sont. C’est tout. C’est compliqué, la politique, mon cher Klatou. Mais maintenant que ton père est mort, tu es seul. Et sans être un Autre, tu as les yeux des Autres. On n’y comprend plus rien. Alors…
— Alors il est plus simple que tu prennes ma place… Je comprends.
— Tu ne comprends rien du tout ! Je t’aime comme un frère. Et toi ? M’aimes-tu comme si j’étais ton véritable frère ?
— J’ignorais que j’aurais à choisir mon avenir… Si j’avais su…
— Si tu avais su…
— Tout le monde savait, n’est-ce pas ? J’étais déjà seul. Et je l’ignorais. Je voudrais…
— Tu voudrais…
— Je voudrais n’avoir jamais existé !
— Seulement voilà… tu existes… Et ce n’est pas… possible. »
Vous savez maintenant que ce n’était pas ma dernière soirée. Il y en eut d’autres. Vidoco régnait en maître absolu. Il avait signé mon arrêt de mort, mais remettait toujours l’exécution au lendemain. Il savait qu’il n’y avait pas d’explication. Et que je n’en trouverais pas. Pas plus que mon père. Et il n’était plus question de tricher avec les faits. Ici commence notre incroyable aventure dans un monde peuplé de Klatiens, d’Autres, d’Aveugles et de Bleus. Un monde où j’aurais dû naître avec les yeux bleus. Je ne sais toujours pas pourquoi Vidoco m’épargne. Il ne régnera pas longtemps si, à défaut d’une explication, il refuse de signer mon arrêt de mort. Voilà ce que je voulais vous dire avant de continuer mon récit…
Soixante dix ans ! J’entrais donc dans ma soixante et onzième année. Pas fier. À cet âge-là, il ne reste plus grand-chose à espérer de la vie, sinon que le passé pourra servir d’exemple aux générations futures. Parle pour toi ! Avec dix ans de retraite derrière moi, j’en étais toujours au point mort : pas un livre, pas un arbre et des enfants qui ne me méritaient pas. Ma femme avait l’air d’une mémé. Et comme elle n’avait jamais conçu cette fin de vie sans petits-enfants, on n’en manquait pas. Seul un tremblement de terre pouvait me sauver de cet enfer. Mais les terroristes n’avaient pas dans l’idée de me sauver de l’ennui où j’allais vite dépérir sans laisser de traces de ma douleur. C’était le matin et on attendait le gâteau. J’avais opté pour un moka avec de la pâte d’amande sur le dessus. Je m’étais posté sur la terrasse pour avoir vue sur l’allée au bout de laquelle se trouve notre portail. Il était ouvert pour laisser le passage à la fourgonnette du pâtissier. J’allais tailler un brin de causette avec ce crétin d’héritier de la tradition française. Mémé ferait une apparition pour remplir nos verres. J’en avais déjà trois dans le coco, mais elle l’ignorait. Elle ne savait pas compter, cette bourrique que j’ai épousée pour sa situation. Enfin… celle de son père sans lequel… mais n’en parlons pas : il est mort et enterré avec sa femelle et trois ou quatre de ses proches.
Vous me verriez accomplir les rites catholiques comme si je croyais avec ces imbéciles que Jésus incarne l’Être suprême. Chaque fois que je regarde le ciel, qu’il pleuve ou que la nuit me tombe dessus, je me dis que j’aurais mieux fait d’aller en Amérique pour devenir Indien comme mon ami Walden. Mais je n’ai jamais voyagé qu’en classe touriste. Entre le pape et le président de la république, on fait la tranche de jambon de Chinaski. Et on se laisse manger par l’existence. Je m’en confesse une fois par semaine pour avoir le droit de communier. Et attention : notre curé a l’œil. Pas question de lui faire avaler des couleuvres. Il sait exactement ce qui fait de nous des pécheurs. Et pas question de se présenter devant la table de communion si on n’est pas passé aux aveux la veille. Je fais ça avec soumission apparente et un petit air d’enfant égaré dans le monde des adultes. Moi à qui ils ont confié leurs mômes au nom de la Nation et de la croix du panthéon. Vous me verriez lâcher une larme dans la paume du serviteur de Rome… Il me considère comme son fils. Heureusement, il n’a jamais lu ce que j’écris de lui. Sale race des domestiques !
À onze heures pétantes, Serrac manœuvre sa fourgonnette jaune entre les vantaux du portail. Les pneus écrasent le gravier pendant une longue minute. Je souris pour ne pas avoir l’air d’attendre qu’il s’en aille avant que je me mette à critiquer sa position sociale. Il freine, claque des portières et le voilà sur la terrasse avec le moka dans un carton fleuri comme le printemps qui commence. On échange des amabilités, Mémé se ramène avec le porto et on papote un bon quart d’heure de choses et d’autres. Pas un mot sur ce qui m’arrive : je me sens encore jeune et pourtant je suis vieux.
Le moka est réussi, du moins extérieurement. J’ai confiance en Serrac. On se connaît depuis l’enfance. C’était un crétin à l’école communale où je faisais figure de génie. Il a hérité et j’ai bénéficié de la générosité républicaine à l’égard des enfants pauvres mais intelligents et prometteurs. Tu parles d’une promesse ! Je l’ai tenue, mais au bas de l’échelle. Et si je n’avais pas épousé Mémé, je serais branleur dans un pensionnat catholique. La Nation m’a sauvé de la religion, mais pas de ses rites. On est ce qu’on est.
À midi, il y avait du monde sur la terrasse. Le soleil tapait dur sur la vigne vierge. Les insectes étaient au rendez-vous et énervaient tout le monde. On se posait déjà des questions sur la pertinence d’une table servie dehors. Il faut dire, à la décharge de ces invités soupçonneux, qu’un mien cousin du côté éloigné de ma femme est mort d’un œdème asphyxiant suite à une piqûre de guêpe sur la langue. Une mort atroce. Il paraît que le type avait gigoté sur la table pendant une demi-heure avant de s’en aller dans un long gémissement venu du fond de ses poumons. Avec de la bile, des sucs gastriques et du sang pour la couleur. La conversation, en ce jour anniversaire, repartit sur cette évocation barbare qui attira les enfants comme les mouches sur le cadavre du pauvre homme aujourd’hui enfermé dans le caveau familial. J’ai failli dégueuler mon porto et mes crackers. L’odeur du ragoût de mouton envenima mon atmosphère. Je me suis excusé et je suis allé chier à l’étage. De là, on peut ouvrir la fenêtre sans être vu et observer ce qui se passe sous la treille. J’en ai profité pour me caresser un peu, histoire de bander sans intention de donner. Il y a longtemps que Mémé trouve ça d’un autre âge. Ça ne nous rajeunit pas.
J’avais la queue sur le marbre rose de la cuvette, frémissante entre les cuisses, quand j’ai aperçu un changement notable dans la petite foule assemblée sur la terrasse. Il faut dire que je voyais les choses à travers la vigne encore malingre en ce début de printemps. J’entendais les abeilles bourdonner. Je voyais des papillons partout. Et comme j’avais emporté une bouteille de porto, je n’étais plus en mesure de trouver les mots. Je me laissais aller à des improvisations obscures. Je leur aurais bien envoyé quelques échantillons de ma crasse intérieure mais, comme je l’ai dit, j’étais presque un enfant de chœur à leurs yeux et puis, ils étaient venus pour fêter mon déclin existentiel et vital. J’en avais le gland gras comme un confit. Par-dessus, le ciel était bleu, avec juste quelques petits nuages blancs aux entournures, sous les branches. J’avais envie de vivre. Je commençais à m’accrocher. Jusque-là, je veux dire pendant soixante-dix ans, je m’étais laissé glisser en prenant garde de ne pas me jeter la tête la première dans le fossé. J’avais la technique, un mélange de savante hypocrisie et d’un sens de la jalousie à l’épreuve du soupçon. Mais depuis la veille, je m’accrochais. J’avais conscience que je pouvais crever à n’importe quel moment de cette attente forcément bornée par la peur et l’angoisse. Je n’étais plus moi-même.
Comme je le disais, quelque chose avait changé dans l’assemblée festive qui n’accordait qu’une attention relative à mon absence. Qui savait que je les observais ? Mémé. Elle se dépensait en paroles. Heureusement, je n’en entendais rien. Il n’est pas facile de ne pas l’écouter quand elle œuvre à proximité. Je suis toujours à la recherche du coin tranquille où on me foutra la paix, mais elle le trouve toujours avant moi. Passons sur cette lutte quotidienne contre la prétention de l’autre à comprendre votre propre mélancolie. Je n’en parlais jamais en confession. Je préférais m’inventer des aventures extraconjugales. Je me demande ce que ces amantes imaginaires en pensaient derrière la grille du confessionnal. À voix haute ou dans le secret de leur âme tourmentée par mes petites diableries fictionnelles.
Une robe se détachait nettement de la pochade collective. J’avais aperçu un bras particulièrement fin et ivoirin. Un reflet de chevelure m’avait inondé, me rendant momentanément inapte à l’observation tranquille. Je m’agitai sur mon trône. La féminité de ce corps était incontestable. Cependant, aucun genou, aucune tangente de sein, aucun galbe de fesse n’était apparu dans les plis de cette robe. Je me penchai, écrasant ma queue sur le marbre. La turgescence s’exalta. J’en avais la vue troublée. Un râle de porto remonta. Mon estomac se manifestait. Je dus me lever, à peine, le cul à dix centimètres (au jugé) de la cuvette. J’avais le nez à la fenêtre. Je prenais le risque d’être vu. Et moqué sans doute, car il y avait beaucoup d’enfants.
La robe traversa l’ombre puis s’immobilisa. Des yeux clairs perçaient cette grisaille de treille effleurée par un soleil oblique et timide. Je ne connaissais pas, disons, cette cousine. Vingt ans à peine. Que dis-je ! Quinze. Mettons dix-huit pour me mettre en conformité avec la loi. Elle était assise un peu à l’écart, jambes nues jusqu’à mi-cuisse, les bras reposant sur ces cuisses merveilleuses qui m’inspirèrent un quatrain.
Je remontai ma culotte en vitesse. Je dus me battre avec ma vieille queue pour la confiner. De profil, j’avais l’air d’un pot de fleurs. Je descendis, renonçant pour cette fois à me confier au miroir qui m’avait arrêté. Mon retour ne passa pas inaperçu. On m’applaudit avec humour. J’en avais mis du temps ! Et Mémé ajouta, sans être vraiment entendu, qu’à notre âge…
Caroline ne s’était pas levée. Elle m’avait regardé. Elle avait même souri. Elle semblait attendre que je la reconnaisse. Pendant cette minute d’angoisse, je lubrifiais mon slip. Ma queue jouait maintenant librement, de droite et de gauche. Je m’approchai d’elle. Elle décroisa ses jambes et se leva. C’était Caroline.
Je ne me souvenais pas d’elle. Pourtant, elle était intervenue dans mon existence, me dit-elle. Ses dents rutilaient entre des lèvres juteuses à souhait. Ses épaules nues invitaient au sommeil du guetteur. J’entendais un bruit de fontaine. Mon imagination, activée par tant de réelle beauté, prenait le chemin d’autres folies moins avouables. Mémé vint à mon secours :
« C’est Caro… La petite Serrac… La fille de Serrac… Tu sais… ? Le moka…
— Oh… ! fis-je en me pliant comme sous l’effet d’une douleur lombaire. Nous ne sommes donc pas cousins…
— Penses-tu ! »
*
Jusque-là, n’est-ce pas, rien de folichon sur le plan de la nouvelle, bonne ou mauvaise. Un vieux fonctionnaire en retraite, mais encore vert, tombe sur une beauté juste au moment où il en a besoin. N’allez pas en conclure que Caro n’était belle qu’approximativement. Ni que le fait de ne pas être mienne cousine me facilitât l’introduction morale de mon appendice causal dans sa fente explicative. Elle eût été ma fille que je n’en aurais pas moins réagi à son apparence nécessaire. Une éjaculation s’imposait. Mais la conversation de Mémé s’éternisait. J’en perdais le rythme, tandis que la belle, presque nue dans sa robe printanière, ne prêtait qu’une attention polie à mes gesticulations qu’elle liait peut-être à mon âge avancé. J’étais sur le point de perdre connaissance. Personne n’irait fouiller dans mon slip pour trouver une explication logique à mon malaise. On me tâterait plutôt le cœur et, qui sait, les entrailles. Mais la queue… pensez-vous !
Au bout d’un long moment de vertige et d’approche de l’orgasme, je compris que Caro était promise à Félix, un de mes fils. Elle était encore timide, mais le mariage la rendrait aussi critique à l’égard de ma paresse que les autres alliances, lesquelles, je dois le dire, me haïssaient un peu s’il s’agissait de ne pas trop approfondir le sujet. Mais Félix, retenu par une affaire urgente dans son service hospitalier, me l’abandonnait comme si on m’avait déjà vu tenir mes promesses. J’ai passé l’essentiel de ma vie à profiter de ma paresse innée. Félix aurait dû savoir que je ne changerais pas sous prétexte que j’étais plus proche de la mort que du rêve. En rêve, j’ai pris le plaisir sans retenue aucune. Maintenant, j’étais pressé. Voilà ce qu’un fils devrait savoir de son père. Mais Mémé (pardonnez ce triolet désagréable plus à moi qu’à vous) était aux anges. Pensez… un fonctionnaire hospitalier, de surcroît notre fils, épousant la fille d’un notable artisan de la paroisse… le rêve devenait réalité. N’avais-je pas moi-même épousé la fille d’un propriétaire agricole ? Moche, c’est vrai. Et bête par-dessus le marché. Mais riche. Voilà où nous en étions, Mémé et moi. Non, non ! Je ne vous révélerais pas son petit nom. Pour vous, comme pour moi d’ailleurs, elle restera Mémé. Qu’elle aille au diable si je me trompe sur son compte !
Je ne sais pas au bout de combien de temps j’ai débandé. Ça demeurait terriblement sensible et je n’osais pas avancer sur mes jambes de peur de provoquer un frottement. Je suivis Mémé et Caro. Comme Félix était absent, Caro prit place à mon côté. Le gauche. Mon meilleur profil. Je parle de mon visage, parce que pour le reste, c’est de face que j’avais envie de la prendre, là, sur la table, devant tout ce monde réuni pour participer à mon malheur d’être aussi mort que vivant désormais. La robe remonta jusqu’en haut des cuisses, comme je pus le constater en me penchant pour renifler le cœur d’un artichaut. Elle n’avait jamais mangé d’artichaut. Elle savait que ça se pèle, mais dans sa famille, on n’en servait pas à table. On n’en parlait pas non plus. On passait en voiture au milieu des champs d’artichauts, mais sans en commenter la culture. Je lui enseignai (c’est mon métier) la manière de peler un artichaut. Ma cuisse frôlait la sienne. Elle sentait la fraise, je crois. Avec une nuance de rose. Elle m’enivrait.
« C’est bon, reconnut-elle en avançant ses dents sur la feuille qu’elle venait d’arracher.
— Il faut ce qu’il faut de sauce, ni plus ni moins. En mangerez-vous désormais ?
— On a nos habitudes chez nous…
— Mémé vous montrera. Elle est la reine des artichauts ! »
Je ne voulais vexer personne. Je ne sais pas ce que Félix me devait, à part le goût de la fonction publique, mais il ne méritait pas cette sainte beauté. Si la sainteté existe, pour l’homme comme pour la bête, c’est dans la beauté de la femme. Je me sentais très saint à ce moment-là. Et on me voyait très fier d’avoir pour future belle-fille la fille de Serrac qui était con comme un balai, mais riche jusqu’à posséder une fille bandante jusqu’à l’ivresse. Mais ce n’était pas la fierté qui m’habitait. J’abusai du vin. Je me mis à parler de tout ce qui me tombait dans la bouche. Elle m’écouta, riant quelquefois de mes audaces, ou ne comprenant pas le sens profond de mes caresses. Car je la caressais.
Ce n’était pas encore le frôlement profond que le désir met à l’œuvre de la chair nue et captive. On me regardait de travers. Nous en étions au dessert. Je bavais dans une mousse quand Mémé, écœurée par mes hardiesses, me jalousa au point de téléphoner à Félix pour le presser de rentrer. Je n’avais pas été plus loin qu’un baiser sur l’épaule de la belle. Mémé raccrocha son maudit téléphone sous mon nez. Félix n’allait pas tarder.
« Je n’ai jamais été aussi malheureux de ma vie, clamai-je soudain en levant mon verre. Vous ne serez plus là demain pour m’aider à surmonter cette terrible angoisse. Et Mémé aura fermé à clé tous les placards. Je n’écrirais plus rien sur la femme. Je n’en ai jamais écrit que ce que je savais. Et maintenant, je veux en savoir plus alors qu’on va me priver de boisson.
— Mais vous aurez soixante et onze ans l’année prochaine, Jean-Charles ! On sera là pour vous aider à souffler les bougies.
— Je n’en doute pas ! Mais Caro aura épousé Félix. Et elle et moi serons alors dans le péché. Mais bordel de Dieu ! Pourquoi ce maudit curé n’a pas voulu assister à ce repas ? Alors que j’ai besoin de lui. J’ai tellement bu que je ne sens plus ma queue. Caro, ma chérie, veuillez vérifier que ma queue est toujours dans mon slip. Et bien accrochée ! Ça m’embêterait beaucoup qu’elle se détache comme la feuille de la branche…
— Jean-Charles ! »
*
Quelle nuit ! Il s’est mis à pleuvoir en fin d’après-midi. Tout le monde est parti d’un coup, comme sous l’effet du vent. Encore des feuilles. L’arbre nous porte comme je porte ma queue. Mais dans mon slip, ce n’est pas le vent qui menace de l’emporter. Je me suis jeté dans mon lit. Ou Mémé m’y a jeté. Je ne sais plus. Il faisait nuit quand je me suis senti de nouveau apte à penser. Les idées s’assemblaient correctement. J’étais seul dans le lit. Mémé se couche tard. Des années qu’elle attend que je dorme pour se coucher au bord du lit, droite comme un bâton qu’elle entortille dans le drap pour ne pas se retrouver par terre. Je ne la regarde pas dormir. Je bouche mes oreilles pour ne pas l’entendre respirer. Elle n’a jamais été belle. J’ai plus souvent éjaculé dans ma main qu’entre ses cuisses. Dehors, la Lune répandait ses pâleurs. Le rideau voilait ces immobilités. Et je ne me levai pas pour le soulever. Mémé n’avait pas fermé les volets.
J’ai dormi. Un rêve qui finissait mal m’a réveillé. J’en ai perdu le souffle. Mémé n’était toujours pas couchée. Elle devait pleurer dans un coin du salon, devant la télé, le son coupé. La maison était silencieuse. Je me demandais à quelle étape de la poupée russe elle obéissait. Et si j’étais moi-même la poupée de quelqu’un ou de quelque chose. Je ne voyais pas l’infini autrement. Il faut nécessairement que le contenu soit contenu. Qu’est-ce que j’aurais donné pour jouer à la poupée avec Caroline ! Mais il faudrait que je l’aime comme ma propre fille. Voilà ce qu’on me demandait. Et en admettant que je m’en empare, j’en ferais quoi ? Je me voyais roulant en pleine nuit sur une de nos maudites routes de campagne, avec son corps sur la banquette arrière. Roulant en sachant que tôt ou tard le jour se lèverait et que ce n’est jamais comme ça que l’amour saute aux yeux de ceux qui ne l’ont pas connu et ne le connaîtront jamais.
En France, par vertu constitutionnelle, le politicien est le représentant de la bêtise humaine, le religieux se charge de la cultiver et le militaire, mis au service de l’industrie nationale, l’exploite jusqu’à la grimace commémorative obligatoire. C’est à peu près ce que je pensais à cette époque-là. Et c’est ce qui mettait mon frère hors de lui, au cours de ces réunions de famille qui avaient lieu l’été, sous la houlette du père, dans notre propriété de Salasses-les-Urnes. Ce village marin, aujourd’hui balnéaire, accueille notre famille depuis quatre générations. Nous sommes l’exemple même de la malignité française à l’état pur. Nous avons su collaborer avec Vichy sans nous mêler avec l’ennemi et, comme résistants de la dernière heure, nous avons reçu les hommages de la République en grandes pompes. Mon frère Hercule, le mal nommé, a pris la relève de la tradition familiale : il est magistrat, déjà décoré pour un honneur fictif et compromis dans diverses affaires territoriales liées au foncier et aux racines du capital local. Je n’ai pas du tout suivi cette voie : je suis l’œuf pourri de la famille, j’écris des « insanités » antireligieuses et je n’ai aucun respect pour un État constitué sur le principe clair d’une concentration des pouvoirs dont la Nation est pourtant en droit de revendiquer la séparation pour son bonheur et son épanouissement (Quel langage !). J’étais destiné à la politique. Certes, nous n’avons pas de prélat parmi nous, mais nous en connaissons de très près. Voilà vite fait le portrait d’une famille de salopards typique de la méchanceté et de la bêtise française démocratiquement exprimée.
Père venait de crever. Mère avait cessé de nuire quelques années avant, laissant la place à une marâtre presque adolescente dont j’étais amoureux pour des raisons obscures que je vous laisse apprécier. C’était le premier été sans autorité suprême pour conduire le char estival. Mon frère Hercule, ma sœur Sophie et moi-même arrivâmes à Salasses-les-Urnes le même jour, comme convenu. Et il était aussi entendu que nous quitterions la propriété le même jour, fin juillet. La maison était en effet louée en septembre, puis restituée à ses locataires légitimes pour le reste de l’année. Et avant de trépasser, Père avait vendu l’annexe, jadis occupée par la domesticité d’une noblesse oubliée, à des vacanciers qui avaient prévu de l’occuper pendant les mois d’été. Cependant, quand nous arrivâmes ce jour-là, début juillet, la petite maison jadis annexée était encore vide. Hercule grimpa sur une échelle pour vérifier à la jumelle la fermeture des volets. Ils l’étaient. Il redescendit sans commentaires, car je venais de le harceler à propos d’une nouvelle hypocrisie gouvernementale, et sa réplique ne tolérait aucun retard. Nous nous disputâmes sous le grand noyer qui tua Père, car il faisait la sieste sous ses vastes branches. Sophie sortit pour retrouver Mélissa à la gare. Vous avez compris que Mélissa est la veuve de Père. Vous ne comprendrez pas pourquoi je l’aime, mais quand vous l’aurez vue, vous me donnerez raison d’en rêver, ou du moins de rêver de ce corps conçu pour l’amour.
Le soir, nous dînâmes sous la tonnelle de bruyère. Mélissa cuisinait. Elle ne se fatiguait pas de rappeler que Père l’avait épousée uniquement pour ses qualités de cordon bleu. Nous avalâmes un ragoût de mouton au basilic, prétexte à vider quelques bouteilles faisant partie de l’héritage. C’était à qui en profiterait le mieux, les deux femmes étant exclues de ce tournoi équilibré. Je dis femme, alors que Sophie n’est, à mes yeux, et sans doute à tous ceux qui la regardent, ni femme ni homme. Elle n’a épousé personne et je doute que, malgré sa dot, elle trouve de quoi satisfaire les apparences. Une pareille laideur, qu’elle doit à Mère, n’attire que les bousiers. Il ne s’en trouve que dans l’administration. Elle fera tôt ou tard l’affaire d’un bibliothécaire ou d’un gendarme, pensais-je. Et je n’étais pas le seul à le penser. C’est comme ça qu’on pourrit les familles. Et c’est ce qui explique que je ne sois pas sorti comme les deux autres : moches, méchants, avares et perfides. Je suis plutôt bien fait de ma personne, j’ai le cœur sur la main, surtout s’il s’agit de baiser, je ne possède rien à part mon héritage qui fond comme neige au soleil et je suis fidèle à ceux qui m’aident à ne pas me suicider. À croire, comme dit Hercule, que je ne suis pas le fils de Père. En tout cas, Mélissa n’a pas dit non. Elle s’épile entre les jambes uniquement pour me plaire. Et je l’huile chaque soir avec les lubrifiants de nos communes raisons de vivre. Quand elle n’est pas là pour me satisfaire, je me branle jusqu’à épuisement du sujet, ce qui me mène tard dans la nuit.
Nous reprîmes, Hercule et moi, notre dispute après le repas, sous la lampe saturée d’insectes. L’alcool décuplait nos forces. Les arguments se neutralisaient par paires égales. Pendant ce temps, Mélissa se baignait à l’étage. On entendait le clapotement de ses bulles. Hercule, toujours célibataire, ne pouvait pas s’en émouvoir. Sans cesse je remettais le sujet sur la table, avec les précautions d’usage, efficace tactique visant à l’exaspérer, car il était puceau. Et dans l’ombre, où elle tricotait pour l’hiver, Sophie me maudissait, mais elle ne pouvait empêcher sa chatte de mouiller sa culotte, car j’étais à son goût. Ces guenons sans partage ont toujours bon goût.
Je ne sais plus qui déclara forfait, mais nous nous couchâmes, très excités, Hercule par ses jugements, Sophie par ses chaleurs et moi par l’attente qui avait réduit Mélissa aux avantages de sa chair toute fraîche malgré l’usage frénétique qu’elle en faisait avec moi. Je la retrouvai dans ma chambre, nue et brûlante, tandis que j’avais déjà éjaculé en montant. Je m’endormis sur ces entrefaites.
*
L’influence de l’extérieur sur le rêve est une évidence indiscutable. Au moment où se produit un bruit, le cerveau en traduit les corollaires par un épanchement tellement relatif que nous pensons le vivre (ou le revivre) dans la réalité même. Un éclat de voix et de musique me traversa. Je fus transporté par une force inconnue et, une seconde plus tard, j’étais tripoté par ma sœur dans un lit qui sentait la basse-cour. Profitant d’avoir deux mains et une bouche, elle me possédait tout entier. Ce n’était pas désagréable, au contraire, mais je me débattais pour échapper à ce que je considérais comme une condamnation prononcée par mon frère. Une angoisse intenable me pénétra par les narines, car j’avais la queue, l’anus et la bouche remplis de Sophie, de ses mains et de sa langue. La voix d’Hercule se répandait comme une mauvaise odeur. Je ne parvenais pas à me réveiller. Mélissa n’était pas là pour me sauver de ce supplice. Je l’appelai.
« Tu as fait un cauchemar, me dit-elle en pressant ma bouche dans sa main humide. Remets-toi, mon pauvre ami. On va t’entendre. Je file ! »
Et elle fila, me laissant seul avec mon angoisse. Cependant, la musique continuait de se faire entendre, comme si j’étais encore dans le rêve, à la différence que Sophie et Hercule n’étaient plus là pour me supplicier. J’étais seul. La fenêtre étant ouverte, je ne tardai pas à me rendre compte que cette musique venait du dehors. Je me penchai.
De l’autre côté du mur de clôture, un petit homme me salua. Je répondis à son salut par un grognement. Il parlait aussi :
« Voulez-vous vous amuser avec moi, voisin ? »
Il était trois heures du matin. J’entendis Hercule et Sophie descendre l’escalier et ouvrir les portes-fenêtres de la terrasse au-dessus de laquelle je me situais. Aucune lumière ne l’inonda et comme ils étaient à ras de terre, le mur de clôture les empêchait de voir ce que je pouvais voir de ma fenêtre : une piscine illuminée, un petit homme nu portant un verre qu’il suçait de temps en temps et divers corps allongés dans des chaises longues, nus me sembla-t-il. La musique ne m’avait pas empêché de saisir le sens des paroles du petit homme, mais elle envahissait tout l’espace et ma propre voix ne porta pas aussi loin. Le petit homme mit sa main en pavillon sur son oreille droite. Il n’entendait pas ma réponse. Je dus secouer la tête pour signifier que j’avais envie de m’amuser, surtout avec des femmes, mais qu’ici on pensait plutôt à dormir pour être frais et dispos pour la cérémonie du lendemain, car nous avions décidé de nous rendre au cimetière pour fleurir nos tombes. En bas, juste sous moi, Hercule et Sophie devaient s’être tapis dans l’ombre, horrifiés par ce qu’ils ne pouvaient pas comprendre comme je commençais à le faire : le propriétaire de l’annexe avait pris possession de son bien dans la nuit et il donnait une réception pour fêter l’évènement. Il y avait des femmes nues, de l’alcool et une piscine pour servir de draps à l’amour.
« Comment ça, une piscine ? rugit Hercule quand je fus descendu. Il n’y a jamais eu de piscine dans l’annexe !
— Il en aura fait construire une entre-temps… couina ma sœur. On en vend aussi de portables qu’on pose sur le sol. Elle ne doit pas être aussi grande que tu dis, Clément. Tu as encore rêvé…
— En tout cas, grogna Hercule, cette musique n’est pas un rêve. Il faut que ça cesse ! »
Et il débita une série d’articles de la loi punissant la musique de nuit. Il savait de quoi il parlait et comme il avait l’habitude de n’agir que par police interposée, il s’inquiéta du nombre des invités que le propriétaire avait réunis autour de lui.
« Mieux vaut laisser faire la police, déclara-t-il. Clément ! Appelle-les ! »
Je fis non de la tête. Mélissa était aussi descendue… dans son déshabillé de soie diaphane. Elle se colla dans mon dos, comme si j’étais le seul à pouvoir la protéger en cas de guerre. Elle connaissait Hercule aussi bien que moi. Il avait le don de foutre la merde partout où il passait. Et c’était toujours les autres qui payaient ses projections. Il fallait l’arrêter.
« Non ! hurlai-je car la musique obligeait à se comporter comme un camelot. Je ne téléphonerai pas à la police. Personne ne téléphonera. Nous avons un voisin. Il n’est pas question de commencer par se disputer avec lui. Tu nous fais chier avec ta justice ! N’est-ce pas que j’ai raison, Mélissa ? »
Je n’avais pas fini d’attendre une réponse à cette question qu’on sonna à la porte. Ce carillon religieusement orchestré nous plongea à la fois dans le silence et la paralysie. Je risquai un œil dans un carreau. Quelqu’un attendait devant le portail.
« C’est la police ! gloussa Hercule. Elle ne nous a pas attendus pour agir. Je me félicite pour leur sens du devoir. J’arrive, messieurs ! »
J’eus juste le temps de l’assommer. Sophie poussa un commencement de cri qu’elle étouffa car je brandissais un chandelier. Mélissa, plus courageuse que moi, se précipita dehors pour recevoir nos visiteurs. Quel ne fut pas notre étonnement quand elle revint de cette rapide excursion avec un petit homme tout nu qui fumait un énorme cigare ! Sa biroute se balançait mollement au rythme de ses pas. Et le déshabillé de Mélissa s’était ouvert. Heureusement, Hercule gisait inconscient sur le parquet et Sophie cachait son visage dans son épaisse robe de chambre. Je m’interposai :
« Veuillez excuser ce désordre, monsieur (j’avais reconnu le petit homme de la piscine d’à côté — vous aussi, n’est-ce pas ?), mais j’étais en train d’interrompre une dispute familiale…
— Cette charmante jeune femme vient d’accepter mon invitation, dit le petit homme. Je suis votre nouveau voisin, Caleb Zapo. Me feriez-vous le plaisir de vous joindre à nous… ? »
Comme Sophie persistait à cacher son affreux visage dans sa manche et qu’Hercule ne semblait pas prêt à entendre raison, je saisis le bras de Mélissa, poussai Zapo dehors et, à peine couvert de mon slip, je pris la tête du cortège pour faire le tour de la maison et retrouver le portail de l’annexe. J’en profitai pour tenter d’éclaircir la question de la piscine, car, Hercule avait parfaitement raison sur ce point, il n’y avait jamais eu de piscine dans l’annexe.
« Quel est l’heureux entrepreneur qui vous l’a installée en si peu de temps car, si je ne m’abuse, vous n’êtes pas propriétaire depuis longtemps…
— Je vous le présenterai dès demain, si nous parvenons à nous réveiller de cette longue nuit, répondit Zapo qui trottinait derrière moi.
— Oh ! fit Mélissa. Il n’est pas trois heures et demie… »
Qu’entendait-elle par là ? Zapo passa devant moi pour ouvrir le portail. Il l’avait fait changer. Une allée fraîchement tracée se déroula sous nos pieds. Elle menait directement à la piscine. Une bonne demi-douzaine de femmes nues se plia sur les chaises longues. Une autre surgit de la piscine. Mélissa, soudain inspirée, laissa glisser son déshabillé. Je vis alors la petite queue de Zapo se dresser. La mienne tentait de se frayer un passage entre le slip et la cuisse. Zapo plongea la tête la première, éclaboussa les femmes qui étaient couchées de chaque côté de la fontaine. L’une d’elles s’approcha de moi et tendit la main pour recevoir mon slip. Elle ne put s’interdire de caresser rapidement ma tremblante érection. Instinctivement, je jetai un œil vers ma fenêtre qui s’ouvrait toute noire au-dessus du mur de clôture. Je distinguai nettement la tête trapue de mon frère et le visage râblé de ma sœur. Ils étaient parfaitement immobiles. Je pouvais voir aussi leurs mains blanches sur le rebord. Je bandais, mais sans passion. Je savais qu’elle s’éteignait, qu’ils allaient exercer leur influence monacale sur mes désirs et que la honte finirait par me mettre en fuite. Mélissa nageait, couleur de Lune. Et Zapo, le cigare entre les dents, progressait prudemment dans la zone peu profonde des eaux qu’il brassait lentement, la tête braquée vers Mélissa, fumant comme une locomotive. Quelqu’un monta alors le son.
« Je regrette de ne pas vous avoir tous les trois, me dit Zapo.
— Nous nous sommes disputés… Nous n’avons pas l’habitude…
— L’habitude de quoi, nom de Dieu ?
— Nous n’avons pas de piscine… »
J’avais lâché cette ineptie à la place de la vérité. Je les haïssais. Je n’étais rien pour eux, mais ils me possédaient. Zapo admira pendant une seconde le beau fessier de Mélissa qui apparaissait à fleur de l’eau bleue. Puis il forma une copieuse bouffée qui me fit tousser.
« Je ne changerai rien à mes mœurs, dit-il fermement. Je suis ici chez moi. Et si cette vision les importune, qu’ils fassent rehausser le mur de clôture. Je leur proposerai de participer pour moitié aux travaux. Je ne dis pas ça pour vous. Vous êtes un fameux poète.
— Vous me flattez…
— Ne vous laissez jamais flatter ! Je suis poète moi aussi. Et je me flatte de ne jamais publier. Seules ces femmes me supportent quand je me sens lyrique.
— Sont-elles toutes…
— À moi. Elles viennent à moi, monsieur. Et aucune ne m’a encore épuisé au point de me réduire au silence.
— Elles sont toutes si belles.
— Oh votre sœur aussi a sa beauté particulière. J’ai adoré sa façon de se cacher dans la manche de sa robe de chambre. Vous avez remarqué que c’est à ce moment-là que je me suis mis à bander ?
— N… non… »
Zapo écrasa enfin son cigare dans le cendrier qu’une des femmes lui tendait. Il leva un bras pour ordonner qu’on monte encore la musique. Je l’entendais à peine. Mélissa, seule à l’autre bout de la piscine, se donnait savamment en spectacle. Ma bite était tout excitée, mais sans érection. Le bleu de l’eau trahissait mon désarroi.
« Qu’ils appellent les flics si ça leur chante ! grogna Zapo soudain plus intransigeant. Je paierai l’amende. Je les paierai toutes !
— Ils ne se fatigueront pas… Je les connais…
— Vous devriez vous laisser aller, mon ami. Vous ne bandez plus… »
Il empoigna alors ma queue et lui appliqua ce qu’il savait de la caresse. Une femme me sourit. Je laissai mon regard parcourir sa peau, ses formes, ses promesses. Zapo plongea sa tête dans l’eau pour s’aboucher. Ses cheveux flottaient à la surface. D’autres femmes s’approchèrent. Mélissa, les seins hors de l’eau (elle avait pied sans doute) me lançait des regards inquiets. Les gyrophares illuminaient sa blonde chevelure. Le fond de la piscine rayonnait aussi de bleu et de rouge. Des portières claquèrent. La tête de Zapo surgit, éclaboussa mon visage d’une eau si tiède que j’en fermai les yeux pendant un instant. D’un bond, Zapo se hissa sur le bord de la piscine. Il entra dans une serviette puis s’éloigna d’un pas rapide, nouant la serviette autour de sa taille. Nous étions immobiles. Quelques femmes s’étaient couvertes de leurs serviettes. Mélissa ne laissait dépasser que sa tête. Je regardais mon sperme s’effilocher dans l’eau. Une femme me souriait. Qu’est-ce que nous attendions ? La musique résonnait toujours aussi fort dans la nuit.
Zapo revint. Il jeta sa serviette sur l’épaule d’une femme et alluma un autre cigare. Son bras se leva encore. Et la musique monta. On ne s’entendait plus. Mélissa riait. Ses doigts faisaient des ronds dans l’eau. Ils parvenaient presque jusqu’à moi. Zapo s’assit derrière moi. Ses pieds n’atteignaient pas la surface de l’eau. Il était vraiment très petit. Il parla :
« Ça va pour cette fois, qu’ils m’ont dit. Ils comprennent. Ils sont en train d’essayer de raisonner votre frère. Votre sœur me plaît. »
C’était aussi simple que ça. Bien sûr, on me demanderait peut-être d’expliquer mon geste. Après tout, j’avais cabossé le crâne de mon frère avec un chandelier. Il en avait parlé aux flics. Zapo confirma ce détail. Mais, d’après lui, ma sœur n’en témoignerait pas. Ils avaient échangé des regards qui en disaient long sur l’avenir qu’il lui réservait.
« Vous ne devriez pas aller au bout de votre colère, me dit-il. Vous auriez pu le tuer. On ne sait jamais ce que peuvent provoquer les coups. Vous avez été trop loin. Il est très en colère. Il n’oubliera jamais…
— Mais ce n’est pas la première fois que je cherche à…
— Vous ne devriez plus chercher ce genre de chose, mon ami. Je vais épouser votre sœur. Et je n’apprécie pas les disputes familiales. Encore une caresse… ? »
Vingt ans ! Vous pensez si j’avais refait ma vie. Je ne l’avais pas oublié. Et je n’avais rien fait pour me libérer de ces entraves. Je m’étais déplacée sur la carte. En diagonale. Passant du Nord au Sud. J’en avais presque l’accent. J’ai toujours été caméléon. Aussi loin que je me souvienne. De protée en herbe au polichinelle que je suis devenue avec l’âge. La langue toujours tirée. On ne me surprend pas. J’ai toujours quelque chose à dire. J’en deviens bavarde. Mais personne ne s’est avisé de me reprocher l’ennui que j’inspire à la longue. Longue, langue. Vous voyez le rapport… Bref, vingt ans passent. Je ne dis pas que c’est vite passé. On en vit, des choses, en vingt ans de cette maudite existence d’être limité par la mort, la société et sans doute aussi le désir. J’avais vingt ans à l’époque. Il m’aimait. Je ne le haïssais pas, mais de là à espérer trouver le bonheur de cette façon, non. Ce n’était pas mon genre. Je ne cherchais qu’à me divertir. Me divertir des autres, les choses ne m’intéressant pas. Sauf un bel endroit, avec piscine si possible. Et pas de flics à l’horizon. Et un tas de domestiques (les premiers de ces autres) pour résoudre les questions d’équilibre. Je m’y connais. Et c’était la vie qu’il me proposait. J’en avais envie, bien sûr. La Porsche m’indifférait. Les voyages m’ennuyaient. Mais n’était-on pas contraint de voyager pour échapper à la vigilance de son épouse ? Sinon, j’aurais passé le meilleur de mon temps dans cette grande maison avec vue sur la Méditerranée et ses troupeaux de moutons blancs sur la mer comme au ciel. J’adorais attendre de cette manière, allongée sur la terrasse, à même le dallage chaud, à l’ombre des murs. Mais elle était là. Je veux dire qu’elle vivait avec nous. C’était sa femme après tout. Et c’était elle qui possédait les lieux. Et bien d’autres choses encore. Mais tandis qu’il fomentait un complot contre elle, hypocrite et félin, je passais aussi une partie de la journée à observer la plage à la lunette. Je cherchais le même homme, mais célibataire. Comme ça, à distance, c’était une espèce de folie. J’en nourrissais mon attente. Mais n’allez pas croire que j’attendais moi aussi qu’il trouve le moyen de la faire disparaître. Je savais ce qu’il complotait, mais j’étais loin de penser qu’il passerait à l’acte. Et sans m’avertir en plus ! Je fus la première surprise. Et il fallut beaucoup de temps à la justice pour se convaincre que je n’y étais pour rien. J’ai d’ailleurs tort de parler de conviction dans ce sens. Elle s’exerçait plutôt dans celui qui me retint deux longues années derrière les barreaux. Il fallut un procès pour me sauver. Et je ne me suis pas souciée une seconde de ce qui lui était réservé. Aussitôt libérée de ce joug imprévu, je me suis enfuie. C’est comme ça qu’a commencé mon déplacement géographique. Pendant cinq cents kilomètres, j’ai fui. Puis je me suis ravisée. Une nuit à l’hôtel, seule au bord d’une route, je me suis calmée. Pourquoi fuir ? Et puis qu’est-ce que je fuyais ? La famille ? J’en ai une, mais je ne la fréquentais plus depuis longtemps. Il m’avait sauvée de la solitude, en quelque sorte. Et voilà qu’il avait tué Angéline. Une brave femme, au fond. Elle savait. Je ne pouvais pas passer pour sa sœur. Sa sœur à lui, dis-je. Nous nous entendions. Et ça a duré six mois, pas plus. Il n’a pas fallu six mois pour que ça arrive. Il l’a étranglée. Comme le fit Othello. Mais pour d’autres raisons. Je ne suis pas mauvaise conseillère. Je me tenais à l’écart, petite cousine lointaine qui minaudait avec ses airs d’adolescente tantôt effarouchée tantôt insolente. Elle ne m’a jamais rejointe dans cet isolement. Elle ne s’approchait pas de moi. Mais il m’arrivait de la croiser. Alors elle me frôlait, esquivant mes paroles, fuyant dans l’escalier qui descendait. J’habitais à l’étage pour profiter de la terrasse. On me vit rarement sur la plage. Elle s’y prélassait, le sein nu et la vulve rase, comme dit le poète. Beaux cheveux blonds. Épaules carrées, douces au regard pourtant. Longues jambes cuivrées par le soleil. Ses fesses entraient dans l’eau par saccades. Comment pouvait-il détester ce corps, alors que je n’étais qu’une enfant aux jambes courtes et aux seins pointus comme des fruits ? Était-ce justement l’enfant qu’il avait trouvée en moi ? Je n’en sais rien. Nous n’en parlions pas. Il me caressait longuement, se laissait caresser, jouissait comme d’une douleur et elle revenait pour effacer ce rêve commun qui ne lui appartenait pas. Mais quelle belle maison ! Et quel endroit paradisiaque ! Les fleurs, les boissons, le repos, la facilité, les promesses… Elle lui avait tout donné alors que je ne lui cédais que mon enfance, celle qui ne me quittait pas malgré mes vingt ans. Son regard devenait mélancolique quand il observait les petites filles sur la plage. Il les préférait nues, je le savais. Elles apparaissaient en slip multicolore, la poitrine ceinte d’un ruban, coiffées d’un affreux bonnet de plastique à cause des méduses. Je n’ai jamais rencontré de méduses. Mais cette histoire de méduses ne m’intriguait pas. Je l’écoutais. Ses contes relatifs à une enfance heureuse sombraient vite dans le lyrisme le plus ordinaire, celui de la chanson et des discours politiques. Il n’avait pas une âme de poète. J’aurais pu le détester pour cette seule raison. Je ne l’aimais pas non plus. Pour le moment, il me servait à quelque chose. Et je dois dire qu’Angéline n’était pas de trop. Je pouvais m’en servir à l’occasion, surtout quand elle se laissait courtiser par d’entreprenants invités venus d’une autre planète. Voilà comment nous vivions, tous les trois. Avec quelques domestiques que je n’ai jamais comptés. J’étais polie avec eux, mais sans aucune marque d’humanité. Et je n’ai jamais perçu de respect pour ce que j’étais pourtant. Me prenaient-ils pour une enfant ? Ils me traitaient plutôt comme la concubine du maître des lieux, lesquels appartenaient à la maîtresse de ce foyer toujours parcouru de frissons infernaux. Je suis arrivée au printemps, au moment où la terre fleurit. Il m’avait cueillie une semaine avant dans un endroit mal fréquenté. Je m’y adonnais aux plaisirs les moins délicats, ceux qu’une fille ne paye pas. Enfin… pas tout de suite. J’étais malheureuse, mais pas à cause d’une déception amoureuse ou d’un projet quelconque qui a mal tourné. J’étais malheureuse de nature depuis que l’enfance m’avait condamnée à conserver ses aspects les plus visibles et les moins faciles à cacher. Qui n’a pas songé au crime en me pénétrant ? Ou simplement en me caressant sous ma robe ? Je n’en étais pas moins poète. Et chaque soir, à la lueur d’un lampion de papier, je donnais ma parole en spectacle. Avec mes petites cuisses prometteuses et mon blanc de l’œil canin. Comme j’avais de belles dents ! Richard a tout de suite reconnu en moi une concurrente. Il ne fréquentait le Rigodon que pour trouver de quoi alimenter sa passion pour le corps de la femme. C’était du moins ce que je croyais, car les poétesses qui apparaissaient sous le même lampion étaient des femmes, avec des défauts de femmes et trop de poils et de plis pour passer pour des anges. C’est au milieu de ce concert de propositions fleuries que je suis apparue plutôt comme le fruit de l’enfance enfin révélée. Il succomba dès le premier vers. Je le répétais toujours pour commencer, comme un blues qui s’apprête à déchirer le papier de l’existence. Je l’entendis gémir. Il me déshabillait. L’ampoule claqua à cet instant. Le lampion s’enflamma et je toussai à cause de la fumée. On m’épousseta. La cendre était descendue sur moi. Avec quelle rapidité le lampion fut remplacé, je ne saurais vous le dire. Une autre ampoule m’éclaira. Il en vérifia la lumière. Et il ne s’éloigna plus. Il demeura adossé au mur de la scène pendant toute ma récitation. Il applaudit dans mon dos. Et enfin il m’enleva. Quel plaisir d’être violée de cette façon ! De pareils préliminaires ne se trouvent pas tous les jours au bon endroit, celui où vous cherchez vous-même à sortir de l’ombre et de l’ennui. Et il se mit à calculer. Le procès lui reprocha plus tard cette propension au calcul. On me jugea plutôt idiote, ce qui me sauva peut-être. Mais ses calculs avaient été extraits de la reconstitution des faits. Ils étaient aussi innombrables que complexes. Je n’y ai jamais compris grand-chose. Et je doute que la Justice en ait éclairci la troublante obscurité. Je n’avais jamais rencontré un pareil caractère. Il ressemblait à un personnage plus qu’à un être. Il était possible d’en parler en usant de poésie. Et je ne m’en suis pas privée. Je l’ai mis en vers. Et les habitués du Rigodon, qui ignorait de qui il s’agissait, s’identifiaient docilement à ce personnage. On était à la limite d’une scène pornographique. Et je pouvais voir ses yeux briller dans le fond de la salle où il hantait le comptoir, me tournant le dos, face au miroir où le lampion prenait ma place. De fil en aiguille, il prétendit m’aimer. Et comme j’avais terriblement besoin de l’être, je suis devenue sa petite cousine de France. Angéline accepta ma perdition comme une histoire malheureuse dont Richard me sauvait. Au début, elle aima elle aussi cette cousine encore enfant. Pour elle, je n’avais pas plus de douze ans. Ma mère aussi était comme ça. Et mon père adorait ça. Vous voyez le résultat… Nous en vînmes à nous supporter, Angéline et moi. Elle était loin de se douter qu’il ne lui restait plus que six mois à vivre, ce qui nous mena à la fin de l’été ou au début de l’automne. La mer était agitée depuis quelques jours. Il pleuvait et le vent emportait feuilles et fruits dans le jardin. Sur la plage, les enfants avaient cédé la place aux oiseaux. Des monceaux de branches mortes et d’algues pourrissantes s’entassaient sur le sable à proximité des dunes. J’étais figée derrière les vitres, voyant la pluie tomber sur les dalles rouges de la terrasse aux chaises renversées. Le Rigodon venait de fermer ses portes et ne les rouvrirait qu’au printemps. Qu’allais-je devenir pendant tout ce temps ? Richard et Angéline partaient le lendemain. J’avais refusé de les suivre. Mais je pouvais habiter la maison, à condition de respecter les lieux, avait précisé Angéline qui n’ignorait plus rien de mon aventure. Les domestiques rentraient chez eux aussi. Je ferais crédit au supermercado du coin. C’était entendu comme ça. Je n’y croyais pas. Et ça m’ennuyait d’avance. Richard était bien placé pour savoir que je finirais par me donner à un autre. J’avais besoin de cet amour de pacotille. Il nourrissait ma prose à défaut de m’ouvrir les portes du bonheur. Nous nous réveillâmes, ce jour-là, avec le sentiment que nous avions atteint la fin du numéro joué depuis le début du printemps. Mais Angéline ne savait pas qu’elle allait mourir avant midi. Richard, lui, avait calculé cet emploi du temps. Je me doutais qu’il allait se passer quelque chose. Et comme j’étais nunuche, je prévoyais une séparation, une Angéline partant seule et acceptant de nous laisser l’usufruit de sa maison de vacances. Un Richard solide comme le roc qui luttait en ce moment contre les vagues derrière la vitre. Et moi, petite et l’âme en peine, condamnée au silence faute d’avoir droit à la parole. Je supposais qu’Angéline attendait elle aussi ce moment dramatique qui nouerait tous les fils du récit en un seul, celui que retiendraient nos mémoires après la tombée du rideau qui, dans ces cas extrêmes de la chair, fondrait comme la nuit sur mes prétentions à l’oubli. Mon front, glacé, ne décollait pas de la vitre. Et le vent devenait assourdissant. Au large, au milieu des vagues, le rocher éparpillait des oiseaux dans un ciel de plomb. Je n’entendis rien. Je m’attendais à une dispute, à un remue-ménage ordinaire, à des paroles insensées, peut-être à des coups, ou des violences retenues par les fils de la peur, mais il ne se passait rien. Les portes, derrière moi, demeuraient fermées. Pourtant, d’après le procès, elle appela. Une voisine de palier, derrière le mur, l’entendit se plaindre comme « si elle était en train de mourir ! Ah ! Madame la Présidente ! Je reconnaîtrais cette plainte entre toutes les autres. Je suis infirmière ! Je m’y connais ! » Ce témoignage contredisait le mien. Il convainquit. « Alors, pourquoi n’avez-vous rien entendu… ? » Oui, pourquoi ? Je n’en sais rien. Et je n’en saurais probablement jamais rien. Mon cerveau ne veut pas avouer qu’il a entendu ce que mon esprit n’écoutait pas. Un peu compliqué, voire farfelu, comme explication devant un tribunal. Mais le fait est que j’attendis. Ça, je ne pouvais pas le nier. J’attendais. « Mais vous attendiez quoi… ? » Je ne sais pas… Qu’elle s’en aille. Qu’elle nous foute la paix. Qu’elle nous vire de cette maudite maison. Qu’on aille vivre ailleurs. Ensemble et pour toujours. Mais la voir morte m’a rendue complice. Il a enfin ouvert la porte. Il était pâle comme dans un roman de bonne morale absurde. Il s’appuyait contre le montant, tenant encore la porte par sa poignée. Je voyais le lit défait. Le corps d’Angéline était couché sur le dos. Richard balbutia quelque chose d’incompréhensible avec les moyens du bord. La vitre glaçait maintenant ma nuque. Je ne trouvais pas la force de me renseigner. « C’est pourtant ce que tout le monde fait dans ce genre de situation… » Je sais. Les gens se renseignent. Mais ne fuient-ils pas d’abord ? Où aller cependant ? Pleurer sur la terrasse, en plein vent, dans les embruns. Foncer vers la sortie et courir dans l’escalier pour affronter le mauvais temps des trottoirs. Se jeter dans les bras de Richard. Mais il ne me les offrait pas. Il me barrait même l’entrée de la chambre, sans en refermer la porte cependant. Je prétendais interroger son regard, mais il ne disait rien. Il ne pleurait pas. Il avait achevé ce que son esprit tordu avait prévu depuis des jours. M’étais-je imaginé une pareille fin pour marquer le début d’un interminable procès ? Deux ans de préventive. Et dans un pays qui ne badine pas avec la cruauté en matière de châtiment. Car nous fûmes jugés en France où nous avions fui, laissant derrière nous le cadavre d’Angéline à une Espagne qui reprenait son souffle après l’avoir perdu en fin de saison. Vous connaissez la suite. Ma libération. Le voyage dans le Sud. Ma nouvelle existence de femme cachée. Seule. Improbable. Inaccessible. Vieillissant mal dans son corps d’enfant. Et vingt ans ont passé. Vingt autres auraient encore passé si je n’avais pas reçu cette lettre. Richard avait retrouvé sa liberté. Il avait payé. Tout le monde l’avait oublié. Et pour résister à cette pénitence, il m’écrivait pour renaître en moi. Je suis remonté chez moi en pleurant. Je n’avais aucun désir de le revoir comme il le souhaitait « ardemment ». Je n’avais plus rencontré personne. Il le savait. Qui le renseignait dans sa prison obscure ? Je n’en savais rien, mais il savait que j’étais seule. Il arrivait par le train. Il prendrait un taxi. Il savait tout de moi. Il frapperait à ma porte. « Enfin ! » Mais lui avais-je écrit moi-même une seule fois ? M’étais-je inquiétée de son malheur de prisonnier incapable de fomenter une évasion ? Ne savais-je pas que sa capacité de calcul s’arrêtait aux portes de l’amour ? Je fermais ma porte à double tour. Je ne voulais pas mourir de cette façon. Mourir pour quelles raisons, selon lui ? Je n’avais tué personne. Je ne l’avais pas abandonné, sauf à lui-même. Mais ne m’avait-il pas condamnée à habiter moi aussi une prison de malheur ? Ne devais-je pas appeler la police plutôt que de me mettre martel en tête ? J’étais paralysée. Impuissante à me déterminer enfin. Pourtant, c’était bien le moment. Mais pas dans mon appartement minable. Pas entre ces murs qui ne m’appartenaient pas. Je sortis. Et je m’éloignais. Je sortis bientôt de la ville. Une autre plage. Des rochers dans l’eau. Des gens croisés. Inutile de sonder leurs regards. On me retrouva dans la nuit, les pieds dans l’eau, hagarde, incapable d’expliquer ce que je cherchais dans cet endroit dangereux. La marée montait. Je le savais. On me transporta. J’étais sauvée. Oh comme ce récit devient haletant ! Il va vite ! Il veut achever sa course folle. Il cherche son point de chute. Une autre sentence pour conclure cette espèce de procès que je me fais en écrivant. J’étais encore seule, mais accompagnée. D’ailleurs, on ne me lâchait pas. On était responsable de mon existence. Je n’avais rien demandé, mais on m’offrait cette aide inespérée. Comment n’y avais-je pas songé depuis vingt ans ? Vingt ans passés à ne rien chercher. Vingt ans d’immobilité. Ne pensant même pas à ce Richard qui serait libéré tôt ou tard. Et qui, une fois libre, m’écrirait pour me revoir. Et que je fuirais dans un moment de panique. Mais je suis calme maintenant. Tranquillisée par l’artifice du savoir en matière de désespoir. Je dors. Et quand je ne dors pas, je ne pense plus vraiment. J’écris. Et croyez-vous qu’on me confisque ces écrits ? Pas du tout. On m’amène du papier. « Écrivez ! Écrivez encore. Nous lisons tout ce que vous écrivez. Cela ne vous fait-il pas plaisir d’écrire tout ce qui vous passe par la tête ? N’en avez-vous pas rêvé pendant vingt ans ? Un cygne d’autrefois… » Leur rire charmant. Cette gentillesse appliquée. Et pas un mot à propos de Richard. A-t-il frappé à ma porte ? Est-il même descendu de ce train ? L’a-t-il pris d’ailleurs ? Je rêve tellement depuis vingt ans. La Présidente l’avait suggéré aux jurés : « N’est-elle pas au moins un peu coupable de la mort de cette innocente et aimante femme… ? » Non. Ça ne se terminait pas comme ça. Mais c’est une autre histoire.
Il faut sauver Prospero. Comme vous le savez, une salve d’applaudissements suffira à le libérer du carcan où une vieillesse précoce et une existence infortunée le retiendront jusqu’à la fin de ses jours si nous ne manifestons pas notre joie de l’avoir connu en de meilleurs instants. Il a tout joué. Et pourtant, il est né cul-de-jatte. Et pas gâté du tout de profil comme de face. Mais il a fait le pendu dans une adaptation du Seigneur des Anneaux. Ses jambes factices y sautillaient pour donner raison à la sagesse populaire. Il les commandait de l’intérieur grâce à un dispositif associant l’hydraulique au calculateur intégré. Il a interprété un rocher dans les Brigands, se déplaçant ni vu ni connu en fonction des besoins éprouvés par le pied gauche des carabiniers, lesquels le levaient pour jouer de la guitare espagnole. Il a couché sous Brigitte Bardot pour souffler. Qui n’a pas admiré sa diction dans l’histoire texane du Massacre au tracteur ? Et bien malgré plus de deux cent cinquante rôles les plus divers et les moins remarqués, il est devenu pauvre alors que, sans être riche, il ne manquait de rien. À part ces deux jambes non nées qui limitèrent ses dispositions au drame.
Moi-même, je l’employai dans mon César contre César. Il y interprétait, ô comble de la tragédie classique, la jambe factice d’un général en retraite que l’Histoire a effacé pour conserver sa crédibilité auprès des praticiens de l’explication cosmogonique. À la longue, car nous nous rencontrâmes régulièrement sur les plateaux du cinéma et du théâtre national, nous devînmes des sortes d’amis, plus proches du chien de faïence qui se regarde dans un miroir que de ce qui reste d’une conversation arrosée quand on a tout dit. J’espère que cette métaphore, que j’ai déjà utilisée ailleurs, vous en dit long sur la profondeur des sentiments que m’inspire encore cet homme rare et sur l’ampleur des idées qu’il m’a inspirées et qui expliquent pourquoi je suis ce que je suis.
Prospero est tombé dans son escalier. Une rupture d’une artère du cerveau l’a condamné au silence et à l’immobilité. Il se fait dessus, ne mange pas seul et dort sur le côté. Ces particularités l’ont conduit à l’enfermement, par le canal d’un jugement soucieux de préserver son maigre mais consistant héritage. Ses neveux ont profité de son absence pour investir sa maison et même y entreprendre quelques travaux de rénovation. Ils s’imposaient, certes, mais cela ne me regarde pas. Je reçus la nouvelle de Prospero lui-même. Il reprenait tout juste ses esprits dans une lointaine maison de repos qui jouxte une non moins prospère entreprise de pompes funèbres. À peine refermé ce pli tragique, je sautai dans un TGV en partance pour Chartres. De là, une voiture à moteur écologique me conduisit au croisement des routes de Sartre-les-Brins et de Camus-la-Passe. J’y attendis plus de trois heures l’omnibus à cheval qu’on m’envoya de l’honorable établissement où mon ami se plaignait de mort imminente. Je me demandais ce qu’il avait qui justifiât une pareille alarme, mais je n’en parlais pas au chauffeur, un vieil homme manchot et borgne, sourd par-dessus le marché. La nuit tomba.
Nous arrivâmes devant le portail du Bon Repos Ensemble (le fameux « bre » qui donne froid dans le dos) alors que la Lune se levait sur sa sombre toiture hérissée de cheminées et d’autres choses encore. J’avais attrapé un rhume, mais il était trop tard pour m’en plaindre. Aussitôt entré dans le hall glacé, saisi à la gorge par une pénombre sans murs, je m’adressai au portier pour demander une chambre « d’ami ». Il n’y en avait pas. En tout cas, il n’en avait jamais entendu parler. Mais je pouvais soit aller au village pour coucher avec les chevaux, soit accepter de le faire dans la chambre de mon ami Prospero qui m’attendait, cloué au lit par une colère subite. Il avait appris une mauvaise nouvelle. Il en apprend tous les jours, me confia le portier. Ce qui ne me réchauffa pas.
Nous gravîmes un escalier, éclairés par la lanterne qu’agitait le portier. Je me serais bien passé d’un pareil numéro d’épouvante gratuite. Arrivés sur un vaste palier d’où surgissaient des plantes tropicales, nous bifurquâmes pour nous engager dans un corridor sans fin ou tout au moins non éclairé jusqu’au bout. Enfin, la lanterne s’éleva à la hauteur des yeux pour illuminer une porte. Elle était entrouverte. Il n’y avait pas de lumière à l’intérieur. Le portier la poussa. La lanterne éclaira alors un lit où gisait Prospero, entouré de vieux coussins habités. Il avait les yeux ouverts et me regardait comme s’il ne m’avait jamais vu. Le portier lui souffla à l’oreille que je ne faisais pas partie du personnel et que j’allais partager son lit en tant que visiteur. Ce fut au tour du visage de Prospero de s’éclairer. Le corps se redressa. Il me tendait la main. J’y versai une première larme qui l’étonna.
« J’espère que vous aimez avoir chaud, me dit-il. Je suis brûlant de fièvre.
— Une mauvaise nouvelle, sans doute… couinai-je timidement.
— Je ne me rappelle plus laquelle ! »
Le portier sortit et referma la porte. Ou bien, s’il ne l’avait pas refermée, il avait emporté avec lui la lumière de sa lanterne. Prospero et moi étions plongés dans l’obscurité. Je l’entendais respirer. Il devait en faire autant. Il se passa ainsi ce qui n’était peut-être qu’une longue minute. Puis il prit la parole :
« Vous ne m’avez pas dit votre nom… Je suis ravi que vous me visitiez, mais si je dois coucher avec un inconnu, autant connaître son nom. Vous ne trouvez pas… ?
— Je suis Marc-Antoine de Praisence… vous m’avez écrit pour…
— J’ai écrit à tout le monde ! Déshabillez-vous. Vos habits doivent être couverts de givre. Je sais parfaitement le temps qu’il fait. Vous trouverez un pyjama dans l’armoire du visiteur. Là, derrière vous. Reculez ! »
Ce que je fis. Et en effet, j’entrai à reculons dans une armoire, ou placard où pendaient des vêtements qu’il ne me fut pas difficile d’identifier. Sitôt nu, j’entrai dans un confortable pantalon de mérinos, boutonnant en suivant une chemise qui me sembla aussi douce que de la soie véritable. J’avançais alors, butai contre le bord du lit et, levant la patte, je remerciai Prospero qui soulevait un coin de drap pour me faciliter la tâche.
« Marc-Antoine… fit-il en grinçant des dents (car il en avait). J’ai connu un cinéaste qui portait ce petit nom… mais de présence…
— Praisence… J’usais alors du nom de Prousty…
— Ah ! Je me souviens très bien. Mais je n’ai pas vu le film. Je n’ai vu aucun de mes films. Je suis toujours dans le suivant, vous comprenez ? Mais maintenant que je suis ici, je n’ai plus de propositions. Allez-vous m’en faire une, Marc-Antoine… ?
— Pas exactement… Je suis moi-même sans emploi depuis quelque temps. L’industrie du spectacle est en faillite. La classe moyenne s’est appauvrie…
— Enfin ! Je hais les gens quand ils ne sont ni pauvres ni riches. Cette race de domestiques nous a longtemps nourris, certes… et nous ne regardions pas d’aussi près. Mais maintenant que je suis ici, je peux penser ce que je veux car, voyez-vous, je n’agis plus. Je suis couché dans ce lit, ou vous me trouvez lié par les poignets et les chevilles…
— Reconnaissez que vous avez piqué une crise qui justifie…
— On vous en a parlé… Mais tant pis pour vous, Marc-Antoine. Ma contention vous prive de place. Vous voilà contraint à en trouver une entre mon corps, que je ne peux bouger, et le bord du lit, qui n’est pas infini…
— Mais je vous ai vu vous redresser tout à l’heure… à la lumière de la lanterne que ce pauvre homme…
— Un pauvre homme… lui ! J’aimerais bien être à sa place. Mais mes amputations congénitales m’interdisent tout emploi nécessitant de fréquents déplacements. Car cet homme, comme vous l’appelez, quand il ne se rend pas quelque part, fuit pour échapper aux conséquences d’une crise de nerfs.
— Le désespoir… Je comprends…
— Vous ne comprenez rien ! Je me sers de mes mains aussi pour composer des guirlandes lumineuses. C’est moi qui fais les épissures. D’autres font le reste. Et en bout de chaîne, on emballe.
— Vous êtes bien loin de la comédie qui fut votre seule raison de vivre…
— Quel rôle me proposez-vous maintenant ?
— Celui du dormeur sur ses deux oreilles !
— Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! »
*
Le lendemain matin, je me réveillai seul dans le lit. Les liens de cuir exhibaient de fortes boucles d’acier. J’étais au bord du lit, les jambes bien alignées et le visage tourné vers l’extérieur, car Prospero avait une mauvaise haleine. Je me suis souvenu de ce détail quand il s’est endormi. Une foule de souvenirs m’a alors envahi et j’ai eu de la peine à trouver le sommeil. Mais enfin, j’avais dormi. Et on avait libéré Prospero sans me réveiller. Ma montre s’étant arrêtée (j’ai de l’électricité statique à revendre), j’ignorais à quelle distance je me trouvais de midi. J’en avais un peu honte. Je n’aime pas faire étalage de mes petits défauts intimes, comme cette propension à la grasse matinée qui m’a si souvent valu des critiques de la part de mes compagnons de travail. On m’a plusieurs fois sorti de mon sommeil matinal en me versant un seau d’eau froide sur la tête. C’était humiliant. La rage s’empare de moi chaque fois que j’y pense, mais bon… c’est le passé. Aujourd’hui, le spectacle des scènes n’est plus à la mode. Les peuples se nourrissent de la diffusion des nouvelles par écran interposé. Je ne suis plus de ce monde.
Je me levai, m’approchai de la fenêtre, écartai le rideau. Le jardin était dans le brouillard. On ne voyait pas d’arbres. Il devait y en avoir. Comment concevoir un pareil décor sans arbres au détour de l’opacité des allées ? Personne non plus. Je me sentis soudain très seul. C’est comme ça que je m’angoisse. Et vous ?
Je descendis, sans doute par le même chemin (Je pose la question…) En bas, le hall était désert. Heureusement, un bruit de vaisselle m’égaya. Je poussai une porte. Une clameur m’éclaboussa. Et au milieu de ce désordre, mon ami Prospero trônait sur un fauteuil roulant. Il tenait une tasse dans une main et l’élevait à la hauteur de ses lèvres pour les y tremper bruyamment. De l’autre main, il me désignait. Y avait-il une place pour moi dans ce monde agité de cris qui n’étaient pas tous de joie ? Mais mon angoisse naissante m’hallucinait sans doute un peu. Le portier (encore lui) désigna une chaise. Je me retrouvai devant un bol de café chaud à souhait. La salle était en effet glaciale. On avait intérêt à y gesticuler comme le faisaient la plupart des pensionnaires. Mais j’étais paralysé. Une tartine beurrée glissa sur la table. Prospero, qui avait mangé la sienne, la reluqua d’un air gourmand. Sans ouvrir la bouche, je lui fis comprendre qu’il pouvait manger la mienne sans éprouver aucun remords. Il s’approcha. Ses lèvres étaient grasses. Une vapeur fétide sortait de sa bouche.
« J’ai réfléchi à votre proposition, me dit-il.
— Mais je ne vous ai rien proposé ! Il n’y a plus de spectacle aujourd’hui. Chacun alimente son besoin de fiction par l’intermédiaire du clavier et de la souris.
— Pourquoi êtes-vous venu alors… ?
— Vous m’avez écrit !
— J’écris à tout le monde. »
À cet instant, je n’avais qu’un désir : partir, quitter cet endroit bizarre et ne plus penser à Prospero, à ce que nous avions été, à ce que nous ne serions plus parce que nous étions déjà morts, lui dans son fauteuil ou dans son lit de contention, et moi dans mon petit appartement parisien, le nez collé au téléphone, ou les yeux perdus dans la perspective de la rue. Mais j’étais venu. Qu’est-ce qui motivait cette inutile promesse ?
« Je ne suis pas exigeant, dit Prospero. Le cachet m’importe peu. Comme vous le savez, l’État m’a pris en charge. Et n’étaient ces brusques colères inspirées par de fréquentes contradictions extérieures, on ne m’entendrait pas comme vous m’entendez.
— Vous voulez oublier vous aussi…
— Je veux jouer ! N’importe quoi ! J’ai tout interprété dans ma longue existence de cabotin sans jambes. Je ne saurais énumérer cette ampleur. Mais tout cela peut me revenir au cours d’une conversation. Évidemment, vous n’êtes pas là pour longtemps…
— J’avais pensé à deux ou trois jours…
— Ce qui nous laisse le temps de penser au rôle que vous me proposez. J’en ai déjà une saine idée. Je vous en dirai deux mots dans l’après-midi. Vous aimez l’après-midi ?
— Il fait si froid dehors…
— Qui vous parle de sortir ! »
Le petit-déjeuner s’acheva sur ces mots. Il n’était pas si tard que je l’avais pensé en me levant, mais en l’absence d’horloge à partager avec les autres, j’étais toujours dans le vague du temps. Je suivis Prospero. Il avait refusé mon aide. Vous savez… cette tendance que nous avons à prendre les commandes des fauteuils roulants… Il avait fermement secoué les roues. Cette attitude n’avait pas été loin de m’horrifier. Alors je marchais derrière lui. Je le laissai même prendre quelque distance. Nous tournions en rond dans le hall où flânaient d’autres personnages indécis et flasques. Je finirais par leur ressembler si je ne quittais pas cet endroit avant la fin de la journée. D’ailleurs, je n’étais pas venu pour proposer un rôle à Prospero. De quoi parlerions-nous dans l’après-midi ? C’était insensé.
« J’ai même joué un coin de table dans un film de Jean Cocteau, dit-il en stationnant devant une haute porte-fenêtre qui donnait sur l’allée principale, celle par laquelle j’étais arrivé.
— Je m’en souviens, dis-je mélancoliquement. J’avais proposé à Jean de fleurir la nappe.
— Mais c’était un film en noir et blanc ! Quelle idée de mettre des fleurs dans le blanc de ce noir ! Et c’est maintenant que je l’apprends !
— Forcément ! Vous ne regardez pas vos films ! »
J’avais crié. On me regarda de dehors à travers la baie vitrée. J’avais immobilisé un tas de figures passantes sur les escaliers de l’entrée. Cette vision n’était pas faite pour me rassurer quant à mes intentions. Mais je n’étais pas ici pour proposer à Prospero de briller dans un rôle taillé pour lui. Je n’avais souhaité qu’une salve d’applaudissements. Une dernière avant sa mort. Il m’avait écrit qu’il était au bout du rouleau, qu’il n’en avait plus pour longtemps, qu’il sentait sa fin prochaine… Et comme j’avais le cœur sur la main… vous me connaissez.
« Exigez-vous de moi que j’explique clairement pourquoi je ne regarde jamais mes films ? grogna Prospero dans sa manche. Est-ce la condition sine qua non ?
— Je vous ai dit que je n’ai rien pour vous. Je n’ai rien pour moi non plus. C’est fini. Il faut songer à se retirer en beauté…
— En beauté ? Ici ? Vous rigolez, non ?
— Mon appartement parisien est petit… Nous n’y tiendrions pas tous les deux sans…
— Sans quoi, mon ami… ?
— Je n’y connais rien en soins palliatifs !
— Mais je ne souffre pas ! Et je ne prends rien d’illicite ! Pour qui me prenez-vous ? »
Il s’agitait. Il était à la limite d’une nouvelle colère. Quand cela lui arrivait, il avait la force de se dresser sur la tête pour se servir de ses bras et réduire ses adversaires à la défense passive. Le portier me tira à l’écart, sous les rideaux :
« Tenez-vous tellement à l’exciter ? me demanda-t-il comme s’il m’accusait déjà.
— Que nenni ! D’ailleurs je me rends compte que je n’aurais pas dû venir…
— Il vous a écrit ?
— Il écrit à tout le monde !
— Je ne vous demande pas des noms, monsieur de Praisence…
— Et je ne vous en donne pas ! »
Je le plantai là. Et rejoignis mon ami Prospero qui pestait, éclaboussant la vitre de ses postillons. Son haleine s’était répandue. Il frappa durement l’accoudoir :
« Je sais bien que vous dites la vérité ! fit-il plus tristement. Vous n’êtes pas venu pour m’encourager… J’en ferais quoi, d’ailleurs, de vos encouragements ?
— Vous pouvez encore être applaudi…
— Mais comment si je ne joue rien ?
— Nous regarderons un film… Il passera à la télévision. Nous serons des millions…
— Et je les entendrai comment ces applaudissements si nous ne jouons pas dans une salle ?
— La technologie, Prospero ! La technologie ! »
Il soupira tandis que je m’enthousiasmais. J’en étais tombé à genoux. Il me trouva pathétique. Il voulait remonter maintenant. Le mieux, disait-il, était de l’attacher dans son lit. Est-ce que je ferais ça pour lui ?
*
Je le fis. Et je le quittai avant l’après-midi. J’étais venu pour rien. Et je n’avais rien d’autre à proposer à mon public. Enfin… ce qui pouvait devenir mon public. Dans ce monde fait pour la solitude. Avec les remèdes pour soulager la douleur d’être seul. Je savais tout cela. Et, en quittant le Bon Repos Ensemble, je n’avais plus de projet. J’étais aussi vide que Prospero. Je savais, je le savais mieux que quiconque, qu’un accident du genre cérébral ou cardiaque me condamnerait tôt ou tard à une existence d’assisté à 100%. Je redoutais ce final sans finale. Qu’est-ce qu’on me demandait maintenant ? Rien, bien sûr. Ou de jouer Pénélope sans attendre Ulysse. Le dernier rôle. Un métier à tisser quelque part dans un obscur et lointain appartement parisien. Et personne pour me regarder travailler, tissant et parfilant1 pour peut-être voir ces fils d’or peupler mon parterre de moquette. Je pouvais compter avec cet or. Il paraît qu’on en met beaucoup au moment de tisser. Et que c’est en détissant qu’on comprend enfin ce qu’on a fait. Ce qu’on a fabriqué tout au long de l’existence. Sans Ulysse pour conduire, comme un chef, le concert des échecs et des remords. Prospero ne m’avait rien dit d’autre quand je l’ai abandonné dans son carcan : « À la baguette, Marc-Antoine ! C’est tout ce qui nous reste à faire, pauvres comédiens que nous sommes ! »
Mettons que pour une fois je vous raconte une histoire que j’ai pas vécue. Je connais même pas ce mec. On me l’a enfoncé dans le crâne, mais je sais plus qui. Moi, la chronique de la classe moyenne, ça me préoccupe pas. Et je compte pas sur les chansonnettes pour jouvencelle de leurs révolutionnaires collabos pour me faire une idée de ce que pourrait être la société si y avait pas de domestiques pour servir les intérêts de l’État et de ses propriétaires. Pour tout vous dire, je suis même pas pauvre. Voleur, mais à l’aise. Seulement je chante pas entre deux cures de désintoxication payées par la sécu. Et je profite pas des morts pour faire la promotion de mes disques. Ah le morveux ! Quel fumiste, ce trouvère donneur de leçons ! Et il faudrait que je plaigne ces figures de la culture française, ces mal foutus du bourrichon et de la bite qui se nourrissent de la paye des esclaves. Larbins ils sont, ces renauds, nègres des bourgeois, certes, mais pas esclaves du boulot et des misères de l’emploi. Ah j’en avais une rage en voyant à la télé ce minois de poivrot piétinant les cadavres des victimes du terrorisme pour faire mousser ses paroles à la con. Je suis sorti.
Et sur qui je tombe ? Sur deux flics. Une gonzesse de couleur, grasse comme un chapon, et un type qui m’a tout l’air de découvrir Paris avec des yeux de bouseux. Comme j’ai une gueule qui dit ce que je pense, ils me font signe de me coller au mur. Et me voilà le cul en perspective entre deux fenêtres. En plus je suis d’ici. J’ai jamais été plus loin que la tour Eiffel parce qu’on m’arrête avant. Le type me tâte les fesses comme s’il avait pris goût à sa fonction. La fille a une tête à épouser un autre flic. Elle est pas là pour avoir des ennuis avec la violence. Elle a même sorti son flingue et me vise la tronche. J’ai toutes les dents dehors. La rage d’être français dans ces conditions. Ça nous va pas, les mélanges, et pourtant on en a rêvé. Mais qu’est-ce que ça donne le mélange d’un cerveau de flic avec celui d’un poète ?
« Où t’habites ? grogne le bouseux. (c’est moi qui mets l’s, parce qu’il faut bien que je fasse quelque chose pour l’orthographe de ces analphabètes, ces ratés de l’éducation nationale)
— Au troisième. Là ! (et je montre. Il a tellement la trouille, ce cul-terreux, qu’il ose pas regarder mon balcon. La fille a l’œil dans le guidon)
— Qu’est-ce que vous avez dans la poche ?
— Ma carte de crédit et du liquide. J’allais m’acheter un slip en laine de cachemire parce que la politique gouvernementale me donne froid aux burnes. Vous en avez, des burnes qui ont froid, vous ?
— Videz vos poches ! »
Je les vide, là, sur le trottoir que ces larbins ignobles sont même pas dignes de balayer tellement ils ont raté la maternelle. Tu crois qu’il se penche pour regarder ? Il met le pied dedans comme si c’était de la merde. C’est alors qu’un coup de feu éclate en plein jour et ricoche sur les volets et les poteaux. Le flic bascule dans une espèce de vide qu’il a sous les pieds, inconvénient commun à tous ces minables qui fricotent avec la trouille depuis leur plus tendre enfance. Le voilà le nez dans la rigole, criant comme un gosse qui s’est pété quelque chose en descendant de sa bécane. Je me plie un peu, juste histoire de commencer à me mettre à l’abri. Je vois alors les pattes de la négresse qui dépasse d’un volet récemment ouvert avec une force telle qu’elle se l’est pris dans la gueule. Son flingue a valsé et, dites donc, il m’est tombé dans la main droite. Il est tout chaud comme un cadavre qui vient de naître. Ah je veux pas qu’on me voit comme ça, d’autant que le flic de province est en train d’essayer de sortir son pétard sans y arriver. À la fenêtre, Bouboule se marre. Et elle appuie bien fort sur le volet, répétant pour qu’on l’entende bien :
« Ah si vous aviez pas été là, ça serait pas arrivé ! Vous avez pété mon pot de géraniums d’une balle dans la peau. Sachez que je vous en veux. Et monsieur témoignera que j’y suis pour rien dans votre manque de formation professionnelle. »
Alors elle voit que c’est moi qui tiens le flingue et l’autre vache n’a toujours pas réussi à armer sa main comme on lui a expliqué pendant le stage.
« C’est toi, Dino ? qu’elle s’étonne.
— Le coup est parti avant, que j’explique pas aussi bien que je voudrais.
— Balance-moi ça par terre avant que je la laisse sortir. Et sans filer un coup de latte à cette tronche d’abruti qui sert la République.
— Ah t’as raison, Bouboule ! Elle est bien mal servie la République, tellement qu’on se demande si on a bien fait de la confier à des socialistes libéraux. Pour qui t’as voté, toi ?
— J’ai jamais voté de ma vie et c’est pas maintenant qu’on encense les flics que je vais me mettre à trahir ma conscience. Jette ce flingue à ces pieds. Elle va finir par étouffer si je la décoince pas.
— Putain qu’il est coriace ton volet !
— Et mon bras, Dino ! Il est pas maous, mon bras ? C’est le droit. Et quand je m’en sers pas pour neutraliser des flics sur le point de commettre une bavure du genre policier, à qui que je donne tout le plaisir qu’il veut ?
— Au peuple ! »
C’est donc dans la joie que je me sépare du flingot qui appartient au gouvernement et aussi un peu à la République depuis qu’elle est socialiste libérale, ce qui nous éloigne pas vraiment des habitudes fascistes de la droite. J’ai mis le cran de sécurité, des fois qu’en tombant, un autre coup s’en prenne aux pots de fleurs de Bouboule. En même temps, elle referme le volet. La grasse Africaine qui trahit ses origines pour toucher un bon salaire et pas se la fouler se met à couler sur le trottoir comme un confit parisien. C’est pas elle qui va reprendre son bien, mais son collègue qui tente alors de me décaniller sans y arriver parce que comme j’ai dit j’ai mis le cran. Il en pleure. J’en profite pour prendre la poudre d’escampette. Je m’expliquerai plus tard. Bouboule appuiera mes dires.
C’est pas un slip en cachemire que je vais m’acheter, mais c’est un slip quand même. J’ai plus de slips depuis que Ginette me les pique chaque fois que je réussis sa jouissance. C’est comme ça qu’elle les compte. Ça en fait, des plaisirs sans partage ! Et je compte sur elle pour choisir les bons slips. J’en veux avec des élastiques et comme on en trouve plus, c’est elle qui les y met. Ça la fait chier de perdre du temps à ça, mais c’est ma condition ou alors je vais voir ailleurs. Vous trouvez ça exagéré de la part d’un mec qui ferait mieux de respecter les femmes et les races dans le même panier, mais que voulez-vous, j’ai pas reçu d’éducation citoyenne, bien que je sois fort en maths. Je sais fort bien que les maths peuvent se passer des valeurs de la République. Ça me donne raison et ça me suffit.
*
Ginette m’attend devant la boutique de slips. C’est une rouquine avec des boucles et des taches. Elle cache pas grand-chose de ses moyens naturels, ce qui me rend jaloux, même que des fois je me suis énervé pour rien. Je suis haletant.
« Mais pourquoi t’as couru, banane ? grogne-t-elle en me pinçant les fesses. Tu vas finir par le claquer, ce maudit cœur qui marche sur une patte.
— J’ai eu des ennuis avec les flics. Mais Bouboule était là.
— Et pourquoi que ce serait critique si elle avait pas été là… ?
— Je t’expliquerai plus tard… Entrons. J’ai les couilles refroidies.
— Sans slip, c’est normal. Entrons, mon amour ! »
J’en ai pris une douzaine. On en aura jusqu’à dimanche. Je vous dis pas combien ça représente d’orgasmes, parce que vous zallez pas me croire. Je suis un vrai héros de l’éros. Ginette le sait trop bien. Elle me quitte plus. Même que j’ai du mal à trouver du temps pour bosser un peu. Mais une fois qu’on a les slips, elle s’inquiète :
« On va pas chez toi, dis… ?
— Pourquoi qu’on irait pas ? Je suis proprio. Et j’ai réglé toutes les factures. J’ai même pas d’ennemis dans la cage d’escalier…
— Ouais mais t’en as sur le trottoir… si t’as bien raconté ce que j’ai compris…
— Ah merde j’avais oublié ces flics !
— Ils doivent forcément t’en vouloir.
— Pas si Bouboule leur a expliqué.
— Et s’ils ont compris de travers, hein ? C’est pas des penseurs, les flics. T’en connais beaucoup qui savent de quoi ils parlent quand on leur demande ?
— Ah merde t’as raison ! Mais ça me fait chier de changer d’adresse maintenant que j’avais trouvé une situation stable.
— On va essayer d’arranger ça. N’oublie pas les slips…
— Comment que je les oublierais, ma mimine ! »
Arrivés au coin de ma rue, je me suis planqué derrière un SDF qui savait pas ce qu’il faisait mais le faisait quand même. Ginette a continué. Les flics étaient toujours là, mais en plus nombreux. Un robot à chenilles examinait le volet de Bouboule. Y avait des géraniums plein le trottoir sous sa fenêtre. La flic en noir était par terre, les bras en croix. Ah là j’ai craint pour Bouboule. Qu’est-ce qu’elle avait fait en plus de balancer son volet dans la tronche de cette connasse ? Ginette était en train de causer avec un flic en bouse de gin. Elle avait l’air de le convaincre. Il regardait dans ma direction comme si j’étais pas planqué derrière un SDF qui me demandait pas l’usage que je faisais de son image. Ginette me fit signe d’avancer. J’avais les guiboles en coton. Et il me venait rien à la tête pour expliquer les choses. Mais Ginette souriait. Et elle agitait sa petite main rougie par la brise. Qu’est-ce que ça pelait ce matin-là ! C’était pas le moment d’ouvrir la gueule pour expliquer à un flic que je l’avais d’apparence arabe mais que j’étais languedocien depuis des siècles. Même qu’on a pas été aux colonies avec les socialistes de l’époque. On est resté bien sage à la maison à cultiver des racines dans le sel de la terre. Mais alors comment que j’expliquais ma présence à Paris ?
« C’est par amour ! fit Ginette en serrant les talons.
— Vous allez pas bien ensemble, dit le flic.
— Vous me croyez pas ? Ah mais dis donc ! Pour qui vous me prenez ?
— Vous zallez pas me faire croire que ce type dont vous êtes amoureuse s’appelle Dino Zaure ! C’est des faux faffes, ouais ! »
Alors là je peux plus me retenir de m’exprimer librement sous la contrainte :
« Que c’en est pas ! On s’est toujours appelé Zaure dans la famille, aussi loin qu’on est remonté. Et les générations ont vécu et sont mortes en se promettant de jamais appeler un de leurs membres Dino.
— Et il a fallu que ça arrive… fit Ginette d’un air désespéré.
— Tu parles si c’est tombé sur moi !
— Il devait en tenir une bonne ce jour-là…
— Respect à ses cendres ! »
Mais on avait beau expliquer, Ginette et moi, le flic n’y entravait queue dalle. Et le robot n’arrêtait pas de soupçonner la présence d’un engin explosif dans ce qui restait des pots de fleurs de Bouboule. Elle était où d’ailleurs Bouboule ? On l’aurait entendue si elle avait été là. On la connaît assez pour savoir que quand elle est là, ça se sait. Le volet était à moitié fermé. Dessous, le corps de la flic était couvert d’un linge propre, à mon avis un de ces vieux draps que Bouboule collectionne dans son armoire. C’était peut-être ce qu’elle faisait en ce moment, Bouboule, compter ses draps qui lui servaient pas à coucher dedans. Y avait pas de traces de sang sur le volet, rien. Juste du rouge dans le drap. Comme j’avais pas eu le temps d’enfiler un slip, je me gelais sur place. Et ce con de flic qui avait réussi son CE1 ne comprenait toujours pas. Il appela le bouseux qui s’était chié dessus pour pas mentir.
« C’est lui ? qu’il dit en me montrant du menton.
— Je sais plus, dit le cul-merdeux de la campagne. Mais ce qui est sûr, c’est que c’est un Arabe. (là, c’est moi qui mets la majuscule)
— Il a de faux papiers… Emmenez-le !
— Hé Dino ! Les slips ! »
Mais ils ont pas voulu que j’emporte la poche où macéraient mes slips tout neufs. Ils ont même appelé le robot pour regarder dedans, des fois que je sois pas un faux Arabe. Je me suis retrouvé au poste, sans slip, sans clopes, sans rien. J’avais une tête au carré à cause que je m’étais révolté dans le fourgon. Un coup de sang que je pouvais pas expliquer. Alors les flics m’ont fait la leçon. Ensuite ils m’ont jeté par-dessus bord et en marche. Comme ça, j’avais l’air de ce qu’ils racontaient dans leur rapport. Les flics, c’est des cons cérébraux, mais ils ont pas besoin de cerveau pour réfléchir.
« On a vérifié tes papiers, Dino, me dit-on dans la nuit alors que je venais de me pisser dessus. C’est des vrais. Mais ça explique pas pourquoi… ?
— Pourquoi quoi ?
— Te fous pas de ma gueule, Dino ! On a fait le rapport.
— Ça, je l’ai déjà dit au lecteur…
— Je parle pas de çui-là ! Ya un rapport entre ta gueule et l’attentat.
— Quel attentat, nom de Dieu ! Je suis juste sorti pour m’acheter des slips.
— Et il est où ton slip, hein Dino ? »
Les flics ont toujours raison. C’est parce qu’ils sont les seuls à poser des questions. Et si jamais vous y répondez pas, ça leur en pose d’autres et on s’embarque ensemble dans le labyrinthe des complications judiciaires. J’avais pas de slip. Il avait raison. Mais il avait tort aussi, parce que j’avais rien à voir avec la mort de la flic. Je savais même pas qu’on pouvait se servir d’un volet pour commettre un attentat. J’osais pas non plus demander des nouvelles de Bouboule. Ça pouvait faire de moi un complice. Depuis que les flics sont juges, le niveau de l’expérience judiciaire a vachement baissé. Et les putes du show-business en rajoutent pour enfoncer la vérité et faire pousser les illusions républicaines. Je connais le truc. On me la fait plus. Au diable ces auteurs-compositeurs-interprètes au cul bouché pour pas péter comme tout le monde !
« Dis donc, Dino… ?
— Ouais…
— Tu veux t’en sortir, pas vrai ?
— Même sans slip, monsieur le policier ami de Renaud et de Brassens. C’est quand même moins grave de violer la pudeur que l’esprit républicain…
— Je parle pas de ton slip !
— Du volet alors ? Mais j’y connais rien en volet !
— Ça t’empêche pas d’avoir une sale gueule ! »
Voilà comment on arrive pas à se comprendre. Manquait plus qu’une visite préparée du ministre de l’intérieur. Avec autour les petits oignons du président. Genre comédienne au talent limité par l’amour vénal. Mais au lieu de m’inquiéter à fond de ma personne sans slip et sans clopes, je pensais à Bouboule qui avait transformé un volet tout ce qu’y a de plus parisien en arme de destruction de la propriété intérieure. Et pas moyen de se tenir au courant vu que le flic à qui j’avais affaire s’entêtait à me tirer des vers du nez alors que je l’avais pas dans cet état. Même que je finissais par plus pouvoir le sentir, cette charogne. Il me harcelait comme un pédophile, maniant le bonbon et le gnon avec une science qu’on apprend pas à l’école de la République tant qu’on en connaît pas les bas-fonds. Sans juge pour m’aider à comprendre ce qui m’arrivait, j’avais envie de me suicider. Il m’avait laissé mes lacets.
*
On m’a relâché par un beau matin ensoleillé. Ça sentait le pain chaud dans la rue. J’en ai eu la dalle, mais comme j’avais rien dans les poches, je suis allé chez Ginette. Elle m’attendait. Elle m’a pas laissé commencer :
« Y avait des morts partout ! J’en avais jamais vu autant. Ah je crois que je vais plus jouir jusqu’à ce que le diable m’emporte, té !
— Mais de quoi tu parles, mon biniou ? J’y crois pas, moi, à ce volet…
— Tu penses si y avait rien dans ce volet !
— Et Bouboule ? Elle est où Bouboule ? Et comment qu’elle est ?
— On est encore en train de la chercher. Et ils l’ont pas encore trouvée…
— Mais qu’est-ce qui lui a pris de se servir d’un volet pour faire mal à une république qui nous veut pas de mal puisqu’elle nous protège avec des flics qui vont pas suffisamment à l’école pour comprendre ce qu’ils font sinon ils le feraient pas ?
— Mais de quoi tu parles, Dino ? Tout a sauté. Braoum ! Vram ! Badang ! Ya plus rien. Tout le monde est mort. Écrasé sous des tonnes d’appartements. Ah je l’ai échappé belle. Figure-toi que le flic qui se renseignait à ton sujet m’a amenée dans un petit coin tranquille pour causer avec moi de ton Languedoc natal, des colonies et du mélange des races. Il en avait des choses à dire ! Et ben il les a pas dit ! Il est mort avant.
— Et comment qu’il est mort sans que tu sois morte toi aussi puisque le coin était tranquille ?
— Un grand Arabe qui te ressemblait a surgi avec un fusil à l’épaule et pan ! en plein dans la gueule du flic qui a crié qu’il avait une famille à nourrir avant de tomber comme une merde sur le trottoir. Ah j’en ramenais pas large ! Même que j’ai cru que c’était toi…
— Mais j’étais au poste pour m’expliquer comment je m’appelle !
— Tiens, voilà tes slips. Enfile et tais-toi ! Le devoir nous appelle. »
« J’ai pissé un jour dans un creuset. J’ai jamais eu aussi chaud de ma vie. Autour de moi, des types hurlaient en se pelotant les couilles à travers leurs tabliers protège-couilles. J’étais apprenti et en plus j’avais des idées politiques. On me demandait pas grand-chose, je peux le dire maintenant que je suis retraité et que les gosses savent même plus de quoi je parle quand j’évoque le four et ce que j’y ai vécu. Des pognes que j’avais serrées avant d’entrer dans cet enfer. Des doigts syndiqués au rouge avec des traces de poison algomaniaque. J’en ai eu marre dès le premier jour. J’avais un balai dans les mains et je suivais le fil rouge par terre. Pire ! Je courais après ! Et j’y arrivais pas, bien sûr. Personne n’arrive le premier jour. On vous refile un balai en acier trempé et on vous montre le fil à suivre, des fois que vous auriez pas compris que c’est tout ce qu’on peut espérer de l’existence si on a pas fait des études. J’en avais fait, mais j’avais besoin d’une expérience pour renouer avec mes origines. J’ai ramassé le balai et les sabots et j’ai suivi le peloton des nouveaux qui se tenaient les couilles en espérant que ça n’irait pas aussi loin qu’on le disait, la stérilité. Y avait pas autre chose à faire que de balayer. Et on balayait, serrant les genoux entre les rigoles où ça coulait blanc. J’avais jamais respiré de l’air chauffé au métal. J’étais servi. Et les vets secouaient leurs tabliers en grognant parce qu’on avait le devoir de pas trop se les griller, les spermatozoïdes. Et il m’a pas fallu une heure pour me distinguer. J’avais la rage dans le corps depuis des années. Les études y étaient pour rien. Les types avec qui j’étudiais pour pas finir comme nos vieux se tenaient à carreau. J’avais des bouffées de révolte entre les copies, jamais pendant parce que je voulais réussir. Et j’ai réussi. Mais avant de devenir un larbin au service d’autres larbins sans jamais savoir jusqu’où la domesticité élève ses racines, je voulais faire comme papa et j’ai signé un contrat qui m’engageait pas jusqu’au cou parce que j’avais pas l’intention de crever avec des poumons frits à l’antimoine. Ils ont pas vu d’inconvénient à me donner une leçon et ces salauds de tontons y m’en voulaient aussi à cause de la durée déterminée et des airs de faux-cul que j’avais pris en me faisant pistonner par le cul au lieu de regarder sans y toucher comme tout le monde, quoi ! Je voyais le balai qu’avait déjà servi, à peine refroidi tellement le cadavre était encore chaud et un tonton m’a dit « P’t’êt’ que les sabots t’iront aussi » et je les ai enfilés comme si j’avais fait ça toute ma vie. Ils m’allaient. À l’enterrement, on m’a presque forcé à en parler. « Y zy vont, ses sabots, Rog ? » Je les avais pas aux pieds parce que c’était pas l’heure, mais je marchais comme si je les avais pas quittés après l’essayage et l’histoire du balai dans le cul. J’avais un beau costume et je priais comme les autres. On a pas tellement le choix quand quelqu’un vous quitte. On fait comme les autres, on prie. Ça évite de réfléchir. Pas question de penser comme un homme pendant qu’on en enterre un autre. Et en plus, j’avais ses sabots et son balai. J’avais pas son tablier parce qu’il avait tenu à emporter quelque chose avant de prendre sa retraite et la direction avait fermé les yeux sur la disparition expliquée d’un tablier qui valait plus la peine qu’on se batte pour lui, surtout entre hommes. Donc, j’étais à l’enterrement et on jaspinait à propos des balais et des autres ustensiles que sans eux ya plus d’métal qui tienne. « La paye est bonne, fiston, » me répétait les tontons alors que je savais parler latin. Bon. J’enfile un costard en tôle et je cours à l’enterrement pour voir ce qu’on voit dans ces circonstances : des gens qui suivent le fil comme s’il pouvait pas se rompre et que si ça arrivait, ce serait pas leur faute. Ils m’ont tous regardé comme si j’avais les ciseaux. Mais ils m’ont laissé entrer. « C’est le fifils à tonton Russel, » qu’ils disaient. Et je l’étais. Pas fier de l’être. Mais j’étais sur ses traces après les avoir perdues de vue. Ça prend pas un temps énorme de s’éloigner de la maison pour donner un sens aux économies que les vieux ont épargnées pour vous sauver du destin. On ne revient que pour pavaner devant les portails. Ils s’imaginent que l’habit ne peut que vous aller bien et ils s’aperçoivent que vous n’avez pas changé à ce point et ça leur file le cafard. Mon dabe n’était plus de ce monde. Il était tombé dans le métal en fusion et ce geste impromptu l’avait réduit à rien. On avait rien enterré. Les souvenirs étaient restés sur le bahut de la salle à manger. Y en avait un pour moi. J’ai fait un commentaire durement travaillé au fil de ma plume d’écolier et ils ont cru que leurs applaudissements pouvaient me consoler de la perte d’un être aussi proche que peut l’être un père quand on en a un. Je sais pas comment ils font : ils se débrouillent pour avoir un père et tout ce que ça suppose d’ascendance et de descendance. Un peu comme si rien d’autre n’existait. Et je revenais en étranger connu de tous. À peine arrivé, voilà qu’un tonton se met à crever lui aussi et on assiste à son agonie en se payant doucement de sa tête, preuve qu’on a de l’humour. La chronologie était la suivante : je descends du train, je file au four, on m’embauche, tonton est mort cette nuit, à midi je suis embauché, balai et tout et tout, et dans l’après-midi, je suis le convoi funeste jusqu’au cimetière où j’ai mes habitudes. Tu parles d’un retour provisoire ! Et la nuit que je vais passer ! Demain, on coule des chiottes façon modern style pour décorer les rues de Paris. Je vais étrenner mon balai et mes sabots. Et mon tablier qu’est pas tout neuf mais qu’a du chien. Avec des couilles en parfait état et qui le resteront, je me le suis juré ! En attendant, on picole pour diluer ce qui n’est pas du chagrin, mais agit tout comme. J’ai le sentiment que je m’en sortirais pas si je me distingue pas par un geste symbolique. Mais comme je connais pas les lois physiques, j’ignore si la chaleur du métal peut faire bouillir mon urine jusque dans la vessie. Un tonton à moi était mécano dans le chemin de fer et il avait eu du mal à se faire à l’électrification, lui qui ne connaissait que la crasse. Aussi, il se retenait de pisser à la porte de la locomotive, des fois que ce serait vrai que le jus revient par les rails, un truc qu’il ne pouvait pas comprendre tellement c’était compliqué pour tout le monde. Mais ici, personne n’avait jamais pissé dans le métal en fusion. Et c’était ce que j’avais projeté de faire, à la fois pour accroître ma révolte d’un symbole et pour provoquer leur rire que mon enfance avait figé quelque part dans le grand livre du non-retour. Personne avait jamais parlé de ce qui arrivait quand on pissait dans le métal en fusion. Pas même quand mon tonton cheminot parlait de l’électricité. Mais c’était pas une raison de penser qu’il m’arriverait rien. Dans la nuit, ma vessie s’est mise à faire un bruit de casserole avec des œufs dedans. J’étais tellement chaud que quelqu’un a eu l’idée de m’embaucher pour décoller le papier peint du CE. Ce que c’est que le rêve ! J’avais signé devant ce papier peint et quelqu’un, peut-être le même, avait demandé si « on » avait de quoi le changer parce que celui-là faisant vraiment mauvais effet ! Il disait pas ça pour moi. J’ai signé en pensant déjà à ma vessie. J’avais un problème de thermodynamique à résoudre et même pas les moyens d’en poser l’hypothèse. J’ai signé en tremblant. Je signais peut-être seulement pour pouvoir me livrer à cette expérience sans les moyens scientifiques qui auraient dû aller avec. J’ai fait du pédagogique, moi. Un prof n’est pas destiné à calculer des trajectoires. En principe, si j’avais bien compris, la mienne était toute tracée. Dix échelons à gravir, et pas de souci à se faire question chômage. Ah ! J’aurais quelque chose de tangible à dire à mes futurs disciples. Avec ou sans vessie en état de marche, selon les conséquences de mon geste symbolique. On est jamais tranquille quand on sait pas exactement ce qu’on fait. Je savais pourquoi j’allais le faire, mais j’étais pas foutu de prévoir les implications. Si l’urine, au contact du métal en fusion, se mettait à bouillir et que tout le jet bouillait aussi et tout le contenu de ma vessie entrait dans la même phase, j’étais bon pour plus savoir me servir de ma queue. « Alors ? Tu pisses ou tu t’retiens ? » que je me disais en attendant que ça arrive. Et pas un bouquin pour me renseigner. Rien dans les cerveaux occupés à autre chose. Et je pouvais pas en parler. On m’aurait pris pour un con. Et je l’étais pas. Sauf que je savais pas. Je savais pour l’électricité qui va et vient entre les caténaires et les rails. J’étais pas obligé de comprendre le phénomène. Tonton expliquait pas, il constatait ce qu’on lui avait dit. Mais personne m’avait rien dit sur le contact de l’urine et du métal pendant que la première jaillit et que le second attend d’être coulé. Rien de rien. Pas un mot sur le sujet. Un bon mobile pour pas trouver le sommeil. Le lendemain, jour de distribution des outils, j’avais l’œil glauque. Je pouvais donner l’impression de me montrer ingrat rien qu’en les regardant, fiers qu’ils étaient de pistonner le fifils d’un vieux pote qui avait passé l’arme à gauche après s’être battu contre une mort injuste. Je reçus le balai comme si j’étais fier, ce qui ne passa pas inaperçu. Les sabots m’allaient bien, ce qui n’arrivait jamais et cette économie de temps d’adaptation me rendait suspect. Je suis entré dans le tablier comme si j’avais plus rien sur la peau à cause de leur jugement. « Bon, dit le tonton qui nous accompagnait, je vais vous lâcher dans la fusion. » On a traversé tout le site, presqu’au pas tellement on était pareil. La porte du four était ouverte. Les tabliers commençaient à chauffer. Ça sentait la graisse à fusil. Un tas de chiottes parisiens refroidissaient au soleil qu’était pas en forme ce matin. Ça bavait de la brume d’en haut. Déjà, des types se gelaient dehors, attendant qu’on passe devant parce que c’était un test et qu’eux n’étaient concernés que par les grandes manœuvres du capitalisme. On avait pas encore le droit à l’épargne, nous. Et nos bijoux de familles étaient encore des bijoux. Ça promettait. Le tonton nous abandonna au bord du gouffre. Sans transition, on passait de l’ambiance gelée matinale au théâtre des bouffes schéoliennes. Je me fis l’impression d’un cornet de glace entrant dans un four : j’allais y laisser toute ma glace et mon cornet sentirait le roussi en moins de deux. On nous rassura, car y avait du monde à l’intérieur, des types aux allures pédagogiques que même certains étaient ingénieurs maison. Les sabots commençaient à fumer, façon feu de bois. Le tablier se gondolait tout seul sans intervention du corps qu’il était censé protéger de la chaleur. « Si tu touches trop longtemps, tu sentiras pas passer la douleur, » me dit un tonton. Peut-être qu’il le disait à tout le monde, mais j’avais le sentiment de devenir seul et ça me supprimait des moyens intellectuels. Faut bien que ça commence par quelque chose, l’engagement jusqu’au cou dans l’existence de Papa, enfin : de l’existence que Papa il en a jamais connu d’autres. Si j’accouchais un jour, ce qui était toujours possible vu les progrès promis par les réseaux sociaux, ce serait d’un nain ! Et le tonton s’est mis à expliquer un tas de choses que les autres écoutaient pendant que moi je comprenais plus rien. Mon cerveau me disait : « Pisse, mec ! » et c’était plus le problème qui m’avait empêché de dormir qui m’empêchait maintenant de passer à l’acte : j’y comprenais vraiment plus rien. J’étais bon pour pisser sur autre chose que sur du métal en fusion. C’était ça, l’enfer de papa ? Et il avait un ausweis pour pouvoir y vivre huit heures par jour ? Mais qu’est-ce qu’il y vivait ? J’avais déjà vécu ce genre d’attente, mais seulement avec la douleur ! Du mal de dent au mal au cul. La courbe ordinaire de la douleur. Et là, à deux pas de partir en fumée, je prenais connaissance du phénomène qui mettait fin aux conversations tournant autour des études qui, selon nous, « servaient peut-être à rien ». Papa y frappait même des fois sur la table pour qu’on arrête de « déconner » et malgré ça, j’avais souvent eu l’impression que c’était lui qui déconnait. Maintenant, malgré les fusions, je comprenais son angoisse. Tout n’avait été qu’une question d’angoisse alors que je m’étais imaginé que c’était la jalousie. Mais maintenant, ça me rendait pas plus féroce. J’étais même neutralisé par la dimension de l’enjeu. Un symbole suffirait pas, même pour mes yeux. Il fallait que je m’explique. Et le tonton qui nous professait y voyait bien que j’avais quelque chose à dire. Il croyait savoir, parce que c’est toujours comme ça que ça se passe : y en a toujours un qui veut parler ! Et les autres se taisent. Je savais pas ça, moi qui avais fait des études pour devenir prof et peut-être même député ! Je voyais son visage dégoulinant d’une sueur grise et les reflets dans ses yeux amusés par ce qu’ils voyaient en me regardant, et je sentais que ma colère allait dépasser tout ce que j’avais pu imaginer en fermant ma gueule pendant toutes ces années d’études. Mon balai prit feu ! « Je t’avais prévenu ! » fit tonton. Ils nous avaient tous prévenus. Et j’étais le seul à avoir foutu le feu au balai qui était le seul instrument qu’on nous avait confié pour pas avoir l’air d’esclaves devant nos tontons ouvriers. Avec le tablier, on faisait rien, ni avec les sabots. Mais le balai, ça servait à faire quelque chose et je m’en étais même pas aperçu tellement j’avais étudié des choses qui n’avaient rien à voir avec l’âge de fer. Et qu’est-ce que j’en faisais, moi, de ce balai ? Pas rien ! Je laissais le feu métallique s’en prendre à ses fibres pour le détruire, le rendre inutile et ridicule et en plus il me brûlait les mains parce que les gants ne faisaient pas partie de l’équipement à cette hauteur de la hiérarchie productrice de chiottes parisiens et d’autres saveurs du métal refroidi pour qu’il serve à quelque chose. Et non content de pousser un cri pour exprimer la douleur de l’érythème en formation, mon cerveau, qui est aussi coupable que moi, laisse tomber le balai dans la rigole rouge blanc. Une flamme jaillit, aussi brève qu’humiliante. J’étais damné sans balai. Et tonton qui regrettait qu’on confie des balais à des types aussi sensibles que moi à la chaleur et aux fumées qui en découlent. Son doigt me montre la sortie, péremptoire. J’ai mal maintenant, vraiment mal, à l’intérieur, là où personne n’atteint ma personne, mal à ma fierté, mais aussi à l’intelligence, parce que j’ai rien compris. Je me mets à courir. On me souffle que c’est pas le moment ni l’endroit. Je cours en crispant mes orteils pour retenir les sabots qui me joueront des tours si je me laisse aller. Je trouve la sortie en même temps que le froid vivifiant du dehors. Il neige. Des gens tendent la main, paume tournée vers le ciel qui a disparu. Je retrouve mes souliers parce qu’on me montre la sortie. Au passage, j’accroche mon tablier, qui n’est plus le mien, au clou qui était ma propriété et ma responsabilité. Je suis nu. J’ai envie de pisser. Je pisse. Pas comme j’avais prévu. Pas le front haut et le regard chaud comme l’espoir. Je pisse au hasard, sans me soucier de ce que je montre à défaut d’avoir quelque chose à démontrer. Je pisse dans un creuset. Au fond, le métal s’est figé. C’est un creuset abandonné par un autre fuyard. Allez donc savoir ce qui lui est arrivé. Il a jamais eu de problème avec son balai, sinon il serait pas monté si haut. Il avait un creuset entre les mains, avec un manche et son odeur d’acide chaud. Cerné une seconde par le feu, détruit moralement par cette seconde d’inadvertance, il a fui l’athanor pour ne plus revenir, allez donc savoir pourquoi ! Et le creuset rouille paisiblement dans l’herbe, avec des coquelicots qui ploient sous la neige, et ma pisse qui le remplit sans démonstration, sans cette connaissance qui construit l’expérience, sans cette attente brisée une fois par jour pour installer la biologie particulière des êtres capables de survivre au lieu de ne rien tenter pour que ça dure. »
Mon existence a commencé par une séparation. Je vous parle d’une séparation, pas d’une rupture. J’en ai connu des ombilics. Mais ces hiatus n’ont rien à voir avec la séparation. On reconnaît le cordon, le funicule, le chapelet et tout ce qui nous attache aux conditions de l’existence. Mais en cas de séparation, rien n’est rompu. Et pourtant, l’éloignement commence par cette croissance de la mémoire. Je l’ai su dès le premier instant. Jack m’a quitté au printemps. Nous avions passé un hiver de silence, de choses cachées, d’annonces en sourdine. Il avait gelé presque tous les jours. Nous sortions rarement. Et nous n’allions pas plus loin que les terrains de chasse, par les champs aux sillons gelés et dans les bois frissonnants d’immobilités enfouies. J’avais passé presque tout mon temps en lectures, entre la cheminée et lui qui occupait son esprit en constructions soumises aux lois de la gravité et de la résistance des matériaux. Ces épures finissaient sur la table. Je les empilais soigneusement comme s’il s’agissait de projets, mais ce n’étaient que des passades d’un esprit à l’abandon.
Depuis l’été, nous nous limitions à vivre sans chercher à poursuivre nos travaux. En près de vingt ans de vie commune, c’était la première fois qu’on plongeait ensemble dans le vide. Ce qui s’était passé pendant l’été expliquait tout. En y réfléchissant, le nez dans un livre quelconque, je me disais que ces raisons n’étaient que des raisons, que leur nature n’avait pas l’importance que nous leur accordions maintenant. Il ne devait pas en penser autre chose, mais nous n’en parlions pas. Il était dehors plus souvent que moi, car je suis frileux et il est solide dans le froid comme sous le soleil. N’allez pas croire que cette force physique réduit ses capacités intellectuelles à ce qu’on peut attendre d’un compagnon chargé des contingences ménagères. Il est au contraire plus artiste que moi. Mais il y passe moins de temps, il est spontané, définitif le plus souvent, rarement soumis aux angoisses du possible comme je les subis quotidiennement. Il s’est passé ce qui s’est passé. Peu importe pourquoi, comment.
L’été s’est achevé sur un constat. Il en a donné les signes le premier. J’ai persévéré dans la naïveté pendant quelques jours avant de sombrer dans l’évidence : l’amour n’est que l’explication du désir. Or, le désir, quand on y pense, n’est qu’une idée comme les autres. Et nous ignorerons toujours ce qu’il est en réalité. Ainsi, l’amour ne peut être que provisoire. Or, les évènements de l’été révélèrent que nous n’étions plus à l’écoute de nos désirs : il y avait longtemps que nos esprits s’évertuaient à entretenir ce sursis. Et il a suffi d’une sorte d’étincelle pour éclairer cet aspect de notre lente désuétude. Voilà tout le contenu de l’hiver, ce que je peux en dire sans céder à la panique. Jack est parti sans laisser d’adresse.
Richard habite de l’autre côté du fleuve. Comme je n’ai pas de bateau, j’emprunte le pont à quelques kilomètres de là, ce qui sèche mes larmes. Quand j’arrive chez Richard, c’est lui qui pleure. Jenny ne l’a pas quitté, oh non ! Elle ne le quittera jamais. Tout est à elle. Il s’accroche à ces biens comme à une bouée. Mais son existence charrie tout le limon de leur longue existence commune. Elle n’a pas l’air de s’en soucier. Elle le frappe. Il reçoit ces coups comme une facture à payer. Je ne le plains pas. Il est solide. Mais ce jour-là, le jour où Jack m’a quitté, Richard pleurait dans la cuisine et Jenny était sortie pour aller faire des courses. Je suis entré sans frapper, comme d’habitude. Je ne l’avais jamais vu pleurer. Je venais à peine de sécher mes larmes, le vent de la portière les avait séchées. Il a essuyé les siennes avec le dos de la main. Qui était mort ?
Ma question l’a fait sourire. Ses joues se sont gonflées d’une espèce de bonheur. Ma naïveté naturelle fait toujours cet effet. Elle peut réduire la profondeur d’une plaie, sans la refermer toutefois, et Richard a continué de hoqueter sans parvenir à calmer sa transe. Personne n’était mort. Alors Jenny lui avait-elle ordonné de quitter ces lieux qu’il adorait depuis vingt ans et plus ? Décidément, j’étais le plus naïf des amoureux.
« Elle est partie de faire avorter, dit-il enfin. Ce matin, elle m’annonce dans la foulée qu’elle est enceinte et qu’elle n’en veut pas. Ça n’a pas duré une minute. Elle m’a laissé dans l’état où tu me trouves. J’aurais dû épouser un homme moi aussi. Comment va Jack ? »
Je lui expliquai. On n’a pas pleuré. On a bu un café brûlant, assis de chaque côté de la table. On entendait l’eau du fleuve dans le marais. C’est ça, notre silence, de nuit comme de jour. Et quel que soit le temps qu’il fait. Et puis il y a cette odeur de terre vivante, grouillante, croissante à nos portes donnant sur la rive. D’habitude, c’est là le remède contre mon angoisse. Je peuple alors mon imagination, je me raconte une fois de plus, je me renouvelle, souvent à même le papier. Je ne sais rien de l’angoisse de Richard, sauf que ce ne doit pas être facile de ne rien posséder, d’être possédé, enfermé, sans rêves pour s’éveiller et sans saine fatigue pour s’endormir. Sa cuillère lançait des reflets dans le rideau. Jenny serait absente pendant toute la semaine.
« Si tu veux, me dit-il en riant, on peut refaire notre vie ensemble. »
Il n’aurait que le fleuve à traverser. Par le pont, car le bateau appartenait aussi à Jenny. Et puis l’idée d’avoir à continuer d’exister face à elle, seulement séparés par la masse toujours mouvante des eaux, ne me séduisait pas autant qu’elle l’amusait. Pendant un instant, j’ai cru à ce rêve bouffon que seul le désespoir lui inspirait. Il déboucha une bouteille. L’odeur du rhum se mit à tournoyer, comme si je la voulais insaisissable. Il en garnit généreusement le fond de nos tasses. Je n’aimais pas cette maison.
« Allons pêcher ! dit-il. Ou parlons d’autre chose. Bizarre tout de même que cela arrive le même jour, comme ça ! en moins d’une minute. Et peut-être au même instant… »
Il consulta sa montre. Il était trop tard pour aller pêcher. Il était même temps de se mettre à cuisiner. Il ouvrit le garde-manger et en sortit deux épaisses tranches de bœuf. J’ai toujours aimé l’homme au fourneau. Les bruits de métal, les glissements du couteau, les répétitions têtues, les fritures… Rien que des bruits. Puis vient le temps des odeurs, ou plutôt du mélange savant de ces odeurs. Un vertige me prend. Je me donne. Jack savait en jouer.
« C’est long, une semaine, dit Richard comme pour interrompre le fil de mes pensées.
— Ce sera beaucoup plus long pour moi, chéri…
— Excuse-moi pour les larmes, mais je n’ai pas pu me retenir…
— Comme j’aimerais pleurer moi aussi ! » lançai-je au-dessus du feu.
Il me regarda comme si je mentais.
« Il reviendra, dit-il. Ce n’est jamais comme ça que ça se passe.
— Tu ne sais pas ce qu’il s’est passé, Richard !
— Raconte-moi tout ! »
Quelle immonde tristesse ! Dans une semaine, la vie reprendrait son cours habituel de ce côté du fleuve. Mais là-bas, sur l’autre rive, en serais-je encore à me demander si Richard n’avait pas raison de croire que Jack renoncerait à son interminable voyage aux antipodes de mon bonheur ? En attendant, je pouvais avoir Richard à moi seul pendant toute une semaine. Pêche, chasse, bricolages divers, jardinage, petites promenades en hauteur pour assister à la débâcle. Et ces soirées tellement arrosées qu’elles s’achèvent devant le feu éteint, bouches grand ouvertes tournées vers le plafond, le cou brisé sur le dossier des fauteuils. Nous n’épuiserions jamais aucune conversation. Et Jenny reviendrait, étrangement belle et terrible. J’aurais fui une fois de plus, mais dans quelle direction ?
« La maison est à toi, dit Richard. Tu as de la chance. Personne ne t’en chassera.
— Si jamais elle te chasse, tu sais où aller…
— Quoi ! Traverser le fleuve ? Me contenter de traverser ce maudit fleuve, même à la nage ?
— Tu prendras le pont en amont, comme tout le monde…
— Il faudrait alors que tu construises un mur entre elle et moi !
— Pourquoi moi ? Construis-le toi-même.
— Tu es cruel, Johnny ! »
Je l’étais. C’est l’enfance qui remonte du puits où je l’ai jetée en épousant Jack. Richard ne plaisantait pas. Je le surpris à jeter un œil presque narquois sur les fusils pendus au mur entre les deux fenêtres. D’ailleurs, cet après-midi-là, on a fabriqué des cartouches sur la table de la cuisine. Il était rêveur. Il avait aperçu des lièvres dans la lande il y avait deux ou trois jours. Cette imprécision m’inquiéta. Où irait-il si Jenny le foutait dehors ? Chez moi ? J’en doutais. Il n’aimait pas le fleuve. S’il avait pu choisir, il aurait épousé une de ces sombres montagnardes aux jambes solides qui ne ménagent pas leurs hommes, mais les comblent bien au-delà de leurs espérances. Voilà ce qu’il pensait de ces femmes coriaces. Mais s’il en épousait une, en admettant que Jenny lui en donne l’occasion, il n’en demeurerait pas moins sa possession et elle finirait peut-être par le jeter dehors pour la même raison : il était paresseux. Autour de lui, tout finissait par tomber en ruine. Voilà ce que Jenny lui reprochait. Que me reprochait Jack ? Richard aurait bien voulu le savoir. Ou alors je l’avais jeté dehors pour une bonne raison. Cependant, Jack n’était pas paresseux. Voleur, oui, mais c’était ce que j’aimais en lui : cette faculté de déposséder les autres sans leur inspirer le moindre soupçon ou en tout cas ils ne lui en avaient jamais voulu au point de le dénoncer. Je l’adorais comme ça. Richard le savait, mais comme c’était le premier jour du malheur, il ne chercha pas à en savoir plus. On irait chasser le lièvre au matin. Il aimait ces coteaux désertiques. Et la perspective des montagnes encore neigeuses en ce début de printemps. On rencontrerait d’autres chasseurs et Dieu seul savait où et comment se terminerait cette sainte journée. Nous savions exactement pourquoi.
*
J’étais retourné chez moi quand Jenny est rentrée. J’ai vu sa voiture traverser le pont et j’ai tout de suite couru pour récupérer mes jumelles. Derrière le pare-brise, elle avait l’air en forme. Elle fumait son cigarillo, le tenant entre les dents. Richard l’attendait sous le porche. Il était accompagné de son chien qui était assis, les oreilles frémissantes. Jenny a garé le pick-up sous l’appentis, la portière a claqué plus d’une fois et enfin elle est entrée sous le porche. Je ne lis pas sur les lèvres, mais je savais que ce qu’elle disait n’était pas dit pour arranger les choses. Richard était immobile et il caressait la tête du chien. Il avait son fusil en bandoulière. Il était trop tard pour aller chasser. Nous avions chassé chaque matin depuis le premier jour du malheur. Nous avions même pêché le soir dans le marais. Et les nuits s’étaient laissé noyer dans les brumes de l’éthylisme le moins joyeux qu’on puisse concevoir à cette hauteur du malheur. La question revenait sans arrêt : Jack m’aimait-il encore ? À quoi je répondais que Jenny avait besoin de lui, sinon elle l’aurait jeté dehors depuis des années. Au début, elle ne savait pas qu’il était paresseux. Elle avait commencé à le soupçonner le jour où elle s’était aperçue qu’il prenait du bide. Elle avait associé ce bide à la paresse. Sans ce bide, elle aurait continué d’avaler sa paresse sans jamais s’en inquiéter. D’ailleurs pourquoi s’en inquiétait-elle depuis ? Qu’est-ce qui avait changé à part le bide ? J’en avais un moi aussi, plutôt gras d’ailleurs, et je n’étais pas parti pour l’éliminer aussi facilement que Jack avait pris la décision de me laisser tomber.
« Si je vis avec toi, m’avait susurré à l’oreille ce vieux Richard, ce sera en tout bien tout honneur, n’est-ce pas… ?
— Je ne vois pas comment…
— Ben c’est que moi je vois ! Qui sait jusqu’où on peut tomber quand on est dans le malheur ? »
Voilà ce qu’il pensait de moi. J’étais parti avant le dernier jour, je veux dire deux jours avant le retour de Jenny. J’en avais assez de ces leçons morales. Richard est un type chouette tant qu’on en reste aux choses courantes comme la cuisine, la chasse et peut-être ces femmes de la montagne qui le faisaient encore rêver alors qu’il était devenu un incorrigible paresseux. Il n’avait aucune chance avec elle, ni de changer d’existence, ni d’y prendre du plaisir. Il le savait. Alors j’étais parti sans colère deux jours avant celui où il aurait à affronter les décisions irrévocables de Jenny. Pourquoi ne voulait-elle pas avoir d’enfant ? Il l’ignorait. Peut-être à cause de la paresse, avais-je suggéré. Elle est souvent héréditaire. Un tas de défauts le sont. Il le reconnaissait. Et du coup la conversation a tourné autour du principal défaut de mon père et j’ai décidé de partir le lendemain à l’aube.
« C’est pas plus mal, avait grogné Richard. Ça me laissera le temps de penser à ce que Jenny pourrait me reprocher en rentrant. Dire que j’aurais pu avoir un fils…
— Ou une fille…
— Même un pédé comme toi, Johnny ! J’aurais même accepté d’être le père d’une tapette. Mais elle ne veut pas comprendre ça ! »
Et Jenny était rentrée comme prévu. Le chien s’est retrouvé seul sous le porche. Il semblait attendre. Il devait les entendre, mais je n’avais pas ses oreilles. J’ai attendu moi aussi. Et midi est arrivé. Une bonne odeur de cuisine a traversé le fleuve. Ça avait l’air de bien se passer. Je ne prenais aucun risque à faire le tour pour leur rendre visite. On avait convenu avec Richard que je n’étais pas au courant de leurs petites affaires de garçons, de filles et de pédés. Le chien était toujours sous le porche. Il reniflait l’odeur de cuisine. Mais pas un bruit de fourchettes. Je suis entré sans frapper.
Jenny était allongée sur le plancher de la cuisine, la robe retroussée sur les cuisses. Sur le coup, je me suis demandé si j’étais entré dans la bonne maison. Son visage n’existait plus tellement il était brûlé. Les cheveux aussi avaient brûlé. Elle en avait plein les mains. Et elle avait laissé des traces immondes sur le plancher. Elle s’était battue. Jenny ne pouvait pas mourir autrement. Je regrette déjà de ne pas avoir pris le temps de vous la présenter. C’était une femme intéressante. Belle, intelligente, presque un homme. Et voilà ce que Richard en avait fait. Après seulement dix jours de malheur. Moins un si on soustrait celui que je venais de passer seul à observer l’autre côté du fleuve, des fois que Richard songe à s’y laisser emporter par les eaux puissantes du printemps. J’étais aussi à l’écoute, prêt à accepter un coup de feu. Mais il avait attendu le retour de Jenny et comme je n’étais pas là le dernier jour, il en avait profité pour aller plus vite et il s’était levé ce matin avec la ferme intention d’en finir avec cette femme qui le possédait au lieu de l’aimer. C’était là une stupide manière de voir les choses. Ce qu’elle possédait, c’était la maison et tout le reste. Il avait la sensation d’être possédé uniquement parce qu’il était paresseux. Comme son père sans doute. Il ne m’avait pas parlé de son père alors qu’il avait réussi à me faire parler du mien. Voilà comment il était en plus d’être paresseux. Et maintenant Jenny gisait sur le plancher de la cuisine, horrible à voir et comme je la verrais toujours si je n’arrivais pas à oublier cette histoire comme j’avais intérêt, pour mon bien, à laisser tomber l’idée que j’avais été heureux avec Jack.
*
La question était maintenant de savoir où était passé Richard. Les flics de la contrée lui ont couru après pendant plus d’un mois. C’était un chasseur. Ils étaient aussi des chasseurs. Et quand les héritiers de Jenny sont venus visiter sa maison, je n’ai pas pu m’empêcher de m’approcher pour en savoir plus. Le chien était toujours là. Quelqu’un le caressait exactement comme le faisait Richard avant de tuer Jenny. Le chien semblait aimer ça.
« Toujours pas de nouvelles de Richard ? demandai-je sans me présenter, comme si le chien s’en était chargé.
— Vous êtes qui vous d’abord ? »
Cette question nécessaire, que je ne prétendais nullement éviter, m’amena à m’intéresser au personnage qui me la posait. C’était un beau jeune homme comme je les avais aimés vingt ans plus tôt. Il était habillé en petit baigneur. Il caressait son peignoir d’une main experte et fumait en même temps un des cigarillos de Jenny. Je savais que ce n’était pas un des siens et qu’il n’en fumait pas habituellement. Il le tenait lui aussi entre les dents. Il connaissait donc bien Jenny. Et pour cause : c’était son fils.
Richard m’avait occulté ce détail. Comme d’autres personnes arrivaient, je me suis mêlé à la conversation, en bon voisin soucieux de se rendre utile. Le fils de Jenny me suivait. Et le chien le suivait. On allait partout comme ça, l’un derrière l’autre, le chien offrant sa tête rousse aux rencontres, le fils de Jenny tirant comme un gamin sur son cigarillo et moi devant à la recherche d’une nouvelle qui m’eût mis sur la piste de Richard pour peut-être le sauver. On ne s’inquiéta de ma présence qu’au moment de se mettre à table. Le fils de Jenny s’était assis sans cesser de m’observer. Le chien avait naturellement trouvé sa place sous la table. Il manquait une chaise. Qui étais-je ?
Je dus m’expliquer, cependant que les plats arrivaient de la cuisine. Je ne m’étais pas invité. D’ailleurs je conviais tout ce monde à prendre un verre à la brune. On ne me répondit pas. Le chien, un coin de la nappe sur le museau, m’observait comme j’étais en train de devenir chien. Le fils de Jenny lui caressait encore la tête. Je mis fin à cette situation pour le moins gênante en lui demandant son prénom, car il en avait forcément un. Il s’appelait Jack.
Il y a des années, la maison des Marot se dressait toute seule au bord du Linus, un gros ruisseau qui descendait à travers champs. À cet endroit, le Linus formait un angle que les habitants de cette maison avaient mis à profit pour activer une turbine. Et cette turbine avait alimenté pendant deux ou trois siècles un atelier où on fabriquait, si je ne me trompe pas, des balustrades pour balcon. Le grand-père Marot avait été tourneur dans cette petite usine. Son unique fils en avait pris le contrôle à l’occasion de je ne sais quel évènement social ou guerrier, mais son entreprise avait fait faillite et il s’était pendu par le cou à l’entrée de l’atelier. Ce gros linteau de chêne antique existait encore à l’époque où le petit-fils avait pris possession des lieux. La toiture était déjà la proie du lierre et les murs étaient rongés par d’autres grimpants. Le grand escalier de la façade principale était couvert de mousse. Et c’est par là qu’il descendit pour se rendre à la gare. C’était le printemps, mais Marot n’avait aucune envie de se laisser aller à en apprécier les douceurs et les promesses. Il partait à la guerre. C’était tout ce qu’il avait trouvé pour redorer sa bourse. Il devait de l’argent à tout le monde.
On s’attendait à une saisie. Le conseil municipal avait même rêvé d’un centre culturel. Mais on ne se précipitait pas pour se porter acquéreur. L’endroit était agréable, ensoleillé du matin au soir, été comme hiver. On se contenta de distribuer les terres aux propriétaires mitoyens. Et la maison disparut à peu près sous les feuillages lourds des frênes environnants. Le toit tint bon.
Et voilà que moins de deux ans après son départ pour un lointain pays en guerre, Marot revient. Il lui manque une patte, mais à part ce détail au fond sans importance, il n’a pas changé. Il a conservé cette arrogance qui a toujours été le trait dominant de ses ascendants. Il faut dire que de descendants, il n’en a point. Et on ne lui connaît pas de cousins. Et le jour même, le notaire nous apprend qu’il a réglé toutes ses dettes. Il ne rachètera pas ses terres, mais la maison est à lui. Le maire, découragé, se saoula pendant trois jours que l’opposition mit à profit pour en informer les réseaux.
J’habitais pas loin de la maison des Marot. Je suis moi aussi un descendant de bourgeois de la ville. De la fenêtre de mon salon, je pouvais voir la toiture embroussaillée de l’ancienne fabrique. Je l’avais observée presque tous les jours depuis le départ de Marot. Sans intention précise. Elle était devenue un objet familier. J’aime cette lenteur. Les choses s’installent lentement et prennent possession de l’imagination pour recréer l’Histoire. J’ignore quels rapports entretenaient mes ascendants avec les Marot qu’ils avaient forcément fréquentés à cette hauteur du pouvoir sur la ville. Aujourd’hui, je suis comme le dernier Marot, sauf qu’on ne parle pas de moi. Je ne suis pas allé à la guerre. Et puis je ne dois d’argent à personne.
C’est chez Fignoles que j’ai appris la nouvelle du retour de Marot. Il était arrivé à bord d’un véhicule militaire. Il était en civil et maniait la béquille avec une adresse certaine. La voiture l’avait laissé à la hauteur du vieux pont. Il avait pris le chemin de sa maison sans rencontrer personne. On se demandait s’il prétendait habiter une pareille ruine. Ceux qui passaient sur la route avait tendu l’oreille et maintenant ils affirmaient avoir entendu non seulement la porte s’ouvrir, grinçant de toutes ses dents, mais encore la turbine qui avait provoqué de sacrés remous plus bas dans le ruisseau. On se serait cru dans un vieux roman. Et on était les futurs témoins de ce réalisme de feuilleton anachronique. J’ai avalé mon absinthe et je suis sorti pour observer les choses depuis ma fenêtre, passant ainsi du roman démodé à la parodie de Lovecraft.
La nuit est tombée avant que j’arrive chez moi. J’avais passé la journée chez Fignoles. Je n’étais pas vraiment en état de penser librement. Ces molécules étrangères me brouillaient le cerveau. J’en avais mal aux pattes et la tête me tournait. Je me suis néanmoins posté à la fenêtre, ébloui par l’illumination du clocher de l’église, mais parfaitement capable de distinguer les détails de l’ombre qui s’offrait à mes yeux. Chez Marot, une fenêtre était éclairée. Sa lumière sautillait dans les feuillages. Ou bien c’était de petits animaux qui les secouaient pour se presser au spectacle que Marot leur offrait. Il y avait longtemps que ce n’était pas arrivé. Je comprenais ces petits animaux, oiseaux, rongeurs et insectes, araignées du soir, comme je mesurais ma propre angoisse. J’en chope une chaque fois que je me plonge dans la nuit. Pas tout entier, car je ne quitte pas ma fenêtre. Je vois les coteaux en face par-dessus les toits du faubourg. Y courent d’étranges animaux, pas petits du tout, rapides, poursuivis par leurs ombres mélangées. Je ne suis pas malade.
Mais cette nuit-là, la curiosité, forcément accrue par l’extrême nouveauté de l’évènement et l’inattendu de la situation, me priva de visions et par conséquent de hantises. Mon esprit raisonnait clairement, ce qui ne lui arrive en principe qu’une ou deux fois l’an, à l’occasion des enterrements. La Lune, imprévue elle aussi, se posa sur le toit de la maison des Marot. La fenêtre demeura longtemps éclairée, répandant sa trouble lumière comme je l’ai dit. J’avais ce désir fou de me rendre sur place. Je n’aurais pas frappé à la porte. Je voulais simplement me mêler aux animaux, aux êtres de la nuit que j’aurais certainement effrayés car je suis un être humain et, je le sais, ma place n’est pas dans les branches d’un arbre en pleine nuit de pleine lune. Je refermai doucement ma fenêtre pour ne pas ameuter mes voisins. Ils sont nombreux. Je ne les connais pas tous, mais tous savent de quoi je suis capable quand je perds les pédales, ce qui arrive une ou deux fois l’an, si on se marie. Ou si on me quitte.
Maintenant que vous me connaissez, je peux vous inviter à entrer complètement dans cette histoire. Je ne dis pas qu’elle est incroyable, mais il m’a fallu beaucoup de temps et de réflexion pour finir par la trouver aussi vraisemblable que la mienne. Il se trouve que les histoires se croisent à un moment ou à un autre. Et cela arrive d’autant plus facilement que l’une de ces histoires n’était pas attendue. Il est vrai, personne ne me contredira, qu’on n’avait pas assez réfléchi au retour toujours possible de Marot. Je ne me souviens d’aucune conversation portant sur ce sujet. Et pourtant, on ne peut pas dire qu’on se prive de parler de tout. On pousse aussi le bouchon si ce n’est pas trop demander à nos imaginations. Je conseille deux mesures d’absinthe et trois d’une bonne gnôle de fabrication et d’usage locaux. Ça aide.
Le fait est que cette nuit-là, j’ai dormi. En me réveillant, j’ai même cru avoir reçu un coup sur la tête. Comme j’étais seul, cette folle hypothèse pouvait me rendre fou. Je suis descendu pour aller chez Fignoles et c’est là, mes amis, que je suis tombé sur Marot, un ami d’enfance. Il avait la peau bronzée comme s’il revenait de vacances et aussitôt, avant même qu’il me confie quelque chose, je l’ai plaisanté sur ce sujet. Et il a accepté mon invitation à partager un verre ou deux chez Fignoles. Il avait l’air d’avoir passé une bonne nuit lui aussi. Cependant, la question de l’état de délabrement de sa maison allait finir par se poser. Il en est ainsi de toute conversation suivie. On finit par en apprendre plus qu’on espérait.
Fignoles n’était pas le plus surpris de revoir Marot. J’étais en retard. J’ai parlé du coup sur ma tête et on a ri. Marot riait aussi, mais on sentait qu’il avait envie de parler d’autre chose. Pourtant, les vétérans sont en général plutôt discrets. Et il devait l’être d’autant plus qu’il avait perdu une jambe. On imaginait dans quelles circonstances atroces. La douleur, la peur, la mort qui hésite, les fantômes du passé… Il avait dû être assailli par tout ce que la vie réserve à ceux qui sont sur le point de la quitter. J’en parlais sans vraiment connaître le sujet. Je n’ai jamais vécu une pareille situation. On ne peut pas comparer une crise d’angoisse comme j’en connaissais tous les jours avec les conséquences toujours possibles d’un combat au cœur d’on ne savait d’ailleurs quelle guerre patriotique et lointaine. Ça en faisait, des complications. Et plus on avançait sur ce terrain inconnu, moins on était en mesure d’en reconnaître les étonnements avant d’y soumettre la raison. Mais Marot se taisait, exactement, je l’ai déjà dit, comme s’il avait envie non pas de parler d’autre chose, mais au contraire d’approfondir le sujet. Midi sonna de toutes ses cloches.
Il était temps de passer à table. Chacun prit la direction de sa cuisine. Mais Marot, qui n’avait pas quitté sa chaise alors que je m’apprêtais à régler l’addition, me retint par la manche. Il m’invita alors à partager avec lui un de ces cassoulets dont Fignoles a le secret. Justement, les cassoles étaient au four depuis ce matin. Je me rassis. Et pendant que Fignoles filait en cuisine pour ameuter Bobonne, le visage de Marot devint sinistre. Il avait quelque chose à me demander. Il ne pouvait pas attendre la conclusion du repas dont la perspective m’avait mis du baume au cœur, car j’étais toujours hésitant quant à la bosse que j’avais sur le crâne. Il me regarda sans ménagement :
« Et Geneviève, dit-il distinctement, elle est toujours là, Geneviève ? Elle ne devait pas être mutée à Paris… C’était… avant que je parte…
— Eh non ! Elle est pas partie. Mais ne me demande pas pourquoi. Je tiens pas à ce qu’on s’énerve avant d’avoir fait chabrot…
— Tu me raconteras ça après le café… »
Et son visage est redevenu normal, comme le mien que j’avais pourtant aux traits tirés. Fignoles a amené la cassole et on s’en est mis plein l’imagination. Autant dire qu’au café, j’avais oublié le passé. Marot tenait pourtant à en savoir plus. Geneviève n’avait pas quitté la ville. C’était ce que je lui avais appris avant le premier coup de fourchette. Je n’avais vraiment aucune envie d’en parler, d’autant que je ne savais pas tout. Je savais ce que tout le monde savait. Geneviève, je ne la connaissais pas comme Marot l’avait connue. Ils avaient même couché ensemble. Ça, c’était de notoriété publique. Mais le visage de Marot n’était pas satisfait, car ce que tout le monde savait, il le savait aussi. Il devenait menaçant. Alors, prétextant une envie d’uriner, je suis passé par le vasistas des chiottes de Fignoles. C’est comme ça que je me suis esquinté la cheville. Depuis, je boite de l’autre pied. Pourquoi ? Allez savoir avec ce qui se passe dans le cerveau quand on en sait un peu plus que ce qu’on prétend savoir comme tout le monde.
*
Ça ne m’a pas empêché de courir. Le vasistas était étroit. J’en aurais perdu mon pantalon. Heureusement, Fignoles m’attendait dehors. Il avait mis une grosse poubelle en bas du vasistas. Avec le couvercle dessus. Et c’est justement parce qu’il l’avait mal mis que je me suis tordu cette maudite cheville qui n’appartient qu’à moi. Il haletait comme si un assassinat allait être commis. Par qui ? Mais par Marot, pardi ! Et j’avais le feu au cul, parce que l’enfant de Geneviève, c’est le mien, pas celui de Marot. J’étais en retard d’une journée. Bien sûr que j’aurais dû aller la trouver dès que j’ai su que Marot était de retour. Mais j’ai paniqué. Et ça m’a bloqué derrière ma fenêtre.
Courant comme un cheval dératé dans les rues de la ville, je me frottais la bosse que j’avais sur le crâne. Je ne m’étais pas endormi. On m’avait assommé. Je n’osais me dire qui. Ça me donnait des ailes. Je suis arrivé chez Geneviève dans un tel état d’épuisement qu’elle a cru que c’était les effets d’un abus. Or, s’il y avait bien abus, ce n’était pas moi qui l’avais commis.
« Et c’est qui ? me dit-elle en me pinçant la joue. Le pape peut-être ?
— Alors tu n’es pas au courant… ?
— Ce que je sais, c’est que tu ne te corriges pas. J’aurais l’air de quoi, moi, quand je lui annoncerai qui est son père, à ce pauvre gosse ?
— Geneviève !
— Hé ?
— Marot est de retour ! »
J’aurais voulu la tuer que je ne m’y serais pas pris autrement. Elle m’est tombée dans les bras. Pour un être chétif comme moi, un canon comme Geneviève doit forcément se trouver dessous au moment des rapports. Or, elle était dessus. Et elle gigotait pour contenir ses larmes. Car elle ne voulait pas pleurer une fois de plus.
« Mon Dieu ! s’écria-t-elle en me tombant dessus. Que va devenir ce pauvre enfant ? La Justice voudra savoir, tu verras ! »
Je ne pouvais pas répondre à cette question qui allait se poser alors que nous avions espéré que personne n’en prendrait l’initiative. Mais Marot n’était-il pas revenu pour ça ? Qui connaît tous les effets du combat sur l’esprit ? Clément était son fils. Geneviève le savait mieux que tout le monde. Et elle n’ignorait pas que je n’étais pas fait pour participer à ce genre de conception. Nous nous aimions comme frère et sœur. Clément m’appelait Tiontion en attendant que sa mère lui annonce que j’étais son père. On nageait dans le mensonge depuis deux ans. Et la garce avait prévu que Clément ne serait pas en âge de comprendre avant d’avoir fêté ses vingt ans au moins. Marot allait changer le cours des choses. En enfer.
« Je vais le tuer ! criai-je enfin comme je pus.
— Tu es fou.
— Ça, je le sais déjà. C’est une circonstance atténuante.
— Mieux vaut la prison que l’asile de fou, idiot ! Regarde ton père… Il y est mort. Et pour moins que ça. »
Comme elle était calmée par cette réflexion, elle se souleva et me laissa enfin respirer. Clément dormait dans la pièce voisine. Et quand il ne dormait pas, il prenait toute la place. Une fois de plus, Geneviève m’avoua qu’elle n’était pas faite pour être mère.
« Si ça se fait, murmura-t-elle, Marot voudra de moi maintenant qu’il sait.
— Tu veux que ton fils s’appelle Clément Marot ! Mais tu n’y penses pas !
— Parce que tu trouves que Clément Tines c’est plus poétique peut-être !
— Je n’ai pas honte de mon nom !
— Comme s’il n’avait pas pu mourir à la guerre, celui-là ! »
Certes, je suis stérile, mais pas impuissant. Ma grosse Geneviève reconnaît d’ailleurs que je suis à la hauteur de ses désirs. Pour dire toute la vérité, on m’a stérilisé suite à une erreur de jeunesse. J’en avais engrossé deux. Et comme elle n’avait pas plus de douze ou treize ans, j’ai dû subir les remontrances de la Justice, laquelle m’a confié aux soins éclairés de la psychiatrie. J’étais adulte quand j’ai signé l’autorisation de me couper les couilles. Il paraît que c’est réversible maintenant, mais à la condition de justifier d’un état mental en parfaite communion avec les principes républicains. Le retour de Marot m’encourageait à faire valoir mes droits à la reproduction. Certes, l’analyse témoignerait de façon indiscutable que Clément était son fils, mais je pouvais espérer lui donner un demi-frère si Geneviève consentait enfin à m’épouser. C’était l’occasion ou jamais.
« M’épouser ? hurla-t-elle au risque de réveiller l’affreux Clément. Et puis quoi encore ? Si Marot reconnaît son fils, c’est lui que je dois épouser. Et tout rentrera dans l’ordre.
— Dans l’ordre ? Mais tu rêves ? Nous avons tellement menti à ce petit qu’il ne reconnaîtra jamais les siens si tu épouses cet affreux Marot.
— C’est toi qui es brouillé, monsieur Tines ! »
Je l’étais. En principe, ce genre d’histoire se termine mal. Un des personnages perd affreusement la vie, tué par moi-même. Qui peut être l’assassin dans ces conditions, sinon celui qui raconte cette histoire ? Pensez-vous un instant que Geneviève puisse la raconter ? Pour quelles raisons ? Quant à Marot, dès que les choses sont, comme dit Geneviève, rentrées dans l’ordre, il n’a plus rien à dire. Et me voilà de retour dans ma sinistre maison bourgeoise et ancienne, une bouteille dans une main et un pistolet dans l’autre. Mais qui donc m’avait endormi ce soir-là ?
Je rentrai chez moi, l’estomac lourd de cassoulet, mais l’esprit clair comme de l’eau de roche, me reposant cette lancinante question de savoir qui avait bien pu souhaiter que je m’endormisse tôt ce soir-là alors que j’avais prévu de passer la nuit à observer la fenêtre de Marot jusqu’à ce qu’il éteignît sa propre lampe de chevet. On m’avait assommé. En temps ordinaire, j’ai un mal fou à trouver le sommeil. Il arrive même que je ne le trouve pas du tout malgré l’absorption de substances adéquates. Alors vous pensez, le soir où Marot rentre chez lui après deux ans de guerre et de soins militaires… mon esprit, tout rempli de ce que je savais, n’était pas prêt à se laisser bercer par ce que je voyais : sa fenêtre, les animaux et autres créatures, les feuillages noirs, la Lune… On m’avait assommé. On m’avait inculqué le sommeil. Mais dans quelle intention ? Pourquoi était-il nécessaire que je dormisse cette nuit-là ? Et si toute cette histoire de castration était une invention de ma famille inventée pour me priver d’existence ordinaire ? Si Clément était mon fils ? Pourquoi avais-je choisi moi-même ce prénom ? Geneviève me l’avait demandé avec une telle insistance, me promettant de me faire le père de cet enfant dès qu’il aurait atteint l’âge de raison, qu’elle situait à dix-huit ans de là ! On n’est pas maître de son destin. Et Dieu n’a rien à voir dans cette écriture. Nous sommes écrits page après page par les autres, les proches comme les nécessaires inconnus. Et nous finissons par identifier quelques-uns de ces auteurs abusifs. Il est alors trop tard. Il était trop tard.
Je montrai la bosse à mon psychiatre. Il m’écouta. Il ne me plaignit pas. Il savait que je ne rencontrerais plus personne. À part lui-même. Et moi dans le miroir où je ne réussirai jamais à me multiplier, pauvre poète que je suis.
Où en est-on ? Eh bien… pour ce qui est de notre citoyenneté, ya qu’à jeter un œil dans ce qu’en dit la Loi. C’est presque clair, mais on a encore besoin du cerveau étriqué d’un magistrat pour boucher les trous. À moins que ce soit de l’intellect d’un flic. Paraît que le vieux Baudelaire considérait qu’il y a que trois catégories d’hommes estimables : le soldat, le prêtre et le poète. Ce qui exclut le politicien, le philosophe, le scientifique, le fonctionnaire, le rentier et le capitaine d’industrie. Mais à quant à savoir qui est soldat, qui est prêtre et qui est poète, c’est pas demain la veille qu’on nous mettra entre les mains, à nous qui ne sommes rien, les outils de reconnaissance nécessaires. Crois-je. Il ne nous reste plus qu’à observer les hommes de l’extérieur. C’est ce que je fais depuis vingt ans de chômage et de petites misères. J’ai une fenêtre. Au troisième étage de notre petit immeuble qui en compte trois avec le rez-de-chaussée. Douze mètres carrés avec l’eau et l’électricité. Et une porte pour entrer et sortir. Je peux pas espérer mieux de l’Arrêt public. Et pourtant je suis pas jacobin.
Le troisième, c’est la hauteur de mes observations. Je peux voir par-dessus la haie de lauriers jusqu’au bout de la rue et même un bout de place publique où gicle une fontaine avec une baigneuse à poil dedans, symbole de ceux qui sont pas morts pour la fratrie. Ici, on a du mal à crever pour la liberté et on voit bien que pour le reste, c’est quand les poules auront des dents tellement longues qu’on sera des caves. Ah quelle misère que j’ai pas été ratichon, pioupiou ni songe-creux. Rien que j’ai été. Après avoir été pas grand-chose et précédemment enfant sans avenir. Dieu ne m’est pas apparu aussi évident que ça. Les combats à mort ne m’inspirent pas. Et pour rimer, j’ai mal aux chevilles parce que je suis mal chaussé.
Est-ce que je me fais chier ? C’est la question à m’mett’. Je peux pas dire que je m’ennuie au point de me voir mort de ma propre main. Je traverse jamais sans prévenir. Et comme un train peut en cacher un autre, j’y regarde à deux fois. Les gens qui possèdent de quoi voyager sont tellement sûrs de savoir conduire ! Et comme je monte sur personne pour aller loin, je reste ici et je regarde. Je vois toujours les mêmes choses, on s’en doute. Même depuis l’installation des feux au bout de la rue. Les enfants d’hier sont devenus des cons ou ils sont plus là pour le faire savoir. Les morts ne reviennent pas. C’est comme ça qu’on se sent de plus en plus seul. Même qu’à une certaine période de ma pauvre existence j’ai cru que j’étais unique. Et personne pour me remercier. Heureusement que j’étais pas poète, que je revenais pas de la guerre et que j’avais toujours pas appris de source sûre comment le fils de Dieu est entré dans sa mère avant d’en sortir plus savant et plus tragique que les autres.
On est six dans l’immeuble. Mais je m’intéresse pas aux autres. J’ai un voisin de palier qui sait pas que je suis son voisin de palier. On se croise sans conséquence. Dehors, l’herbe pousse. Et les enfants jouent dans le gravier. Des femmes montrent comment qu’elles sont belles. Et quelques types reviennent du boulot. Ya que le facteur qui en revient pas.
Je salue sans oublier personne. Je suis pas chien. Le jeudi je vais jusqu’à la place pour récupérer un peu de fric à la poste. Ils m’en donnent que j’ai le droit de dépenser comme j’ai envie. Je bois pas trop. Et jamais avec les autres. Je dépense pour ma pomme. Et je mets rien dedans. Je crains les poisons que la société met à notre disposition avec la complicité de la Justice. Ils savent peut-être doser, mais moi je me méfie.
Je suis pas mécontent de pas être ce que Baudelaire exclut de la grandeur, tous ces enfoirés d’élus, de ronds-de-cuir et de profiteurs en tout genre. Je regrette d’avoir pas mieux fait, mais j’en suis pas et ça me rassure d’être ce que je suis. Comme on dit : je mourrai la tête haute. Sans médaille pour me torcher le cul, mais pas peu fier de déposer ma merde sur les paillassons de la domesticité.
Et pas violent avec ça. Même que je me fais battre des fois. Quand c’est pas le gendarme, c’est le redresseur de torts. Ça vote fasciste pour donner des leçons de maintien à ceux qui n’ont pas compris que c’est en servant qu’on devient chevalier. Mais sinon, on m’ignore du coin de l’œil. C’est mieux que de se faire lyncher à chaque sortie pour aller se ravitailler chez l’épicier.
Pour les femmes, je baise. Pas du premier choix. Elles arrivent par la route. Il y en a de plus en plus. Et elles n’ont qu’une chose à vendre. C’est pas aussi facile de gagner de quoi vivre quand on est un homme. Des fois je me dis que j’ai un sacré pot d’habiter quelque part. Même que j’arrive pas à m’en arracher. Et c’est pas l’envie de voyager qui me manque. J’en rêve. Comme je rêve d’une femme à la maison. J’y ai eu un mec, mais on baisait pas. Il faisait même pas la cuisine. Il faisait rien. Et il a disparu comme il était venu. Il m’a laissé des bouquins impossibles à lire plus de la première page et encore sans rien comprendre. D’ailleurs si je comprenais, je serais baudelairien. Et lui qui comprenait, il était quoi sans moi ?
Comme vous voyez, la vie se la coulait entre les gouttes. J’avais mal nulle part et personne me devait rien. C’est pas si dur de ne rien faire. Encore que je faisais, au fond. Je connaissais tout le monde ici. De l’extérieur. Je m’intéresse pas aux nationalités, aux cultures, aux migrations et toutes ces raisons d’emmerder le monde. Et j’aime personne. Ils peuvent crever, devenir riche ou sombrer dans la folie, ça m’intéresse pas. Ils sont ce qu’ils sont. Mais quand je les vois, je leur donne un nom. Et des fois, à la fin de la journée, je me suis raconté une histoire. Il n’y manque que la poésie. Ah c’est dommage que je sache pas comment on fait pour approfondir, pour voir dedans, pour donner à penser, à aimer ! J’ai jamais rencontré personne capable de ça. Et ma foi, les poètes sont illisibles. Et me dites pas que j’ai qu’à écouter de la chanson ! Les rimailleurs me donnent la chiasse et j’en mets sur les murs que c’est les miens alors que je devrais sortir pour tirer moi aussi au hasard dans la foule.
J’en étais là. Pas épuisé. Pas en forme non plus. Lent, mais pas patient. Plutôt rongé par de secrètes impatiences. Et je me mettais à la fenêtre pour regarder. Qu’il pleuve, qu’il vente ou autre chose dans le genre. Il y avait toujours quelque chose à voir.
La rue n’est pas bordée de maisons. Elle sort de la ville pour entrer dans les champs. Et à cinq cents mètres, ils ont construit cet immeuble pour les gendarmes de l’époque. Aujourd’hui, leurs descendants légitimes crèchent dans des duplex en bordure des beaux quartiers. Et nous on paye un loyer à la mesure de nos ambitions. Bref, on est sur la gauche en sortant, après un champ où paissent des animaux. Et de l’autre côté, à droite en sortant, rien jusqu’à l’horizon. Il paraît que cette rue devient une route après chez nous. Et qu’alors on va quelque part. Mais j’y suis jamais allé.
Autrement dit, ce que je vois est limité par la cour de l’immeuble. Elle est bordée, côté rue, par une haie de lauriers. Je sais pas ce qui se passe de l’autre côté où j’ai pas de fenêtre. Et puis j’y vais jamais quand je descends. Alors s’il se passe quelque chose, c’est ici, alentour. Plus loin, les animaux ne font rien. Et de l’autre côté de la rue, le soleil se couche. Au bout de la rue, les feux provoquent des animations bruyantes. Je vois pas tout à cause de l’éloignement. Et je me garde bien d’en rajouter.
Sauf que ce matin-là, il y avait un monde fou à la hauteur des feux. Des bagnoles, des gens et tout ce qui arrive quand quelque chose a changé au point que ça devient un évènement. Vous croyez tout de même pas que je me crève le cul à écrire cette histoire uniquement pour me plaindre ! Il était arrivé quelque chose. Et c’était pas commun.
*
Ah j’y vais ! Je peux pas me retenir. J’enfile, je me coiffe, j’allume une clope et je descends. Ça alors ! On est tous descendu ! On a tous regardé par la fenêtre. Ou alors ils ont le téléphone. Je me mets à courir. Je veux arriver le premier. Les gosses me suivent. Les parents braillent. Et les chiens aboient. Mais on est pas seul. On dirait l’exode, sauf qu’on a l’air de rentrer, le nez en l’air, sur la pointe des pieds pour mieux voix. On voit plus les feux. Je sue comme une bête au travail de la terre. Qu’est-ce que j’ai toujours fait d’autre, sinon tirer le soc sans savoir à quoi ça sert de se crever la santé de cette façon inhumaine faite pour les animaux ?
« Dis donc, Rougniole ? me fait quelqu’un dans mon dos. Je savais pas que t’étais champion à la course à pied !
— Si on n’y arrive pas, haletai-je, il en restera plus !
— Bah ! On sait même pas où qu’on va ! »
C’est l’exacte vérité. Les feux étaient au rouge fixe depuis le début de cette cohue. La rumeur enflait. On la sentait sous les pompes, que j’en avais mis des fois que j’en ai besoin pour me défendre. Je gardais les mains dans les poches. Une fois, dans une manif, on m’a mis quelque chose dedans et si les flics l’avaient pas trouvé, j’aurais rien su et je serais parti en fumée avec. Je sais que ça me donne une drôle d’allure de filer comme ça sur la pointe des pieds, les mains dans les poches et la gueule grand ouverte pour crier avec les autres. Qu’est-ce qu’ils veulent ?
Puis ça s’est tassé. On se touchait. On se sentait. J’avais le bide contre un gros cul qui disait pas si je le faisais exprès. Mais on avançait. Je marchais comme un crabe parce que je m’étais laissé écraser un pied, juste sur les orteils. Et j’ai pas pu sortir les mains des poches pour engager une conversation sur le sujet. Avec l’autre pied, j’en écrasais d’autres. Même qu’à un moment, je marchais que sur des pieds. J’avais la tête hors de ce flot, le pif dans une chevelure parfumée au cuir. Et je voyais qu’on avançait vers les fourgons blindés. Les canons dépassaient des grillages. Et je pouvais pas plonger parce que des épaules me soulevaient encore. Quand on s’est collé à la carrosserie, j’étais carrément assis sur les épaules. Le bout d’un canon sur la tempe et deux yeux qui me regardaient derrière le grillage. Ah si ça avait été les miens, je me serais pas reconnu ! Et je sais pas comment le coup est parti.
*
Six mois plus tard, j’étais assis sur une chaise roulante (genre fauteuil) sous les pommiers en fleurs d’un beau verger jouxtant les bâtiments blancs de l’établissement où je me remettais lentement de mes blessures. On y mangeait bien d’ailleurs. Et j’avais pris du bide au-dessus de la ceinture. Parce qu’au-dessous, j’étais pas beau à voir. Pas squelettique, mais genre pantin qui attend que quelqu’un lui explique comment on fait pour redevenir ce qu’on a été du temps où on se laissait aimer par les femmes. Celles-là s’asseyaient sur le banc en face et se faisaient la conversation tout l’après-midi, les jambes croisées et décroisées cent fois alors que je me tournais les pouces. Y avait plus d’espoir. Si on me poussait pas, je demeurais. Et j’avais pas les moyens de me payer un véhicule avec un moteur dedans. Celui qu’on me donnait marchait avec les bras. Et tous les matins j’empoignais cet acier froid et lisse qui me filait la chair des poules qui pondraient plus dans mon lit. Ah on s’était excusé ! Mais pourquoi que vous avez manifesté avec des gens violents ? qu’on m’avait demandé pour que je m’explique moi aussi. Leur explication était beaucoup plus simple. J’avais le canon sur la tempe. Alors vous pensez si le flic, tout juste sorti de l’éducation de l’échec scolaire, a pensé qu’il fallait tirer s’il voulait profiter des vacances offertes après la bagarre ! La balle a traversé mon crâne. Seulement ce que savait pas ce con de flic, c’est que moi j’ai un cerveau dedans. Un miracle, m’a dit le croquemort. Si y avait pas eu un miracle juste à ce moment-là, j’étais foutu et je serais maintenant en train de jouer aux osselets. Non, le flic savait pas que j’avais un cerveau, sinon il aurait pas tiré. Il aurait fait autre chose. Et j’aurais continué de me laisser porter par la foule pour savoir pourquoi les feux étaient au rouge. Y avait une raison et je la savais pas. Le flic non plus savait pas. Il pensait lui aussi, mais pas avec le cerveau. C’était bien payé. Et pas aussi risqué que d’aller emmerder les musulmans sur leurs terres ancestrales.
C’était l’printemps au moment que je vous parle. Les pommiers fleurissaient et on était content. On était plusieurs comme ça, les jambes pliées à l’équerre sous la ceinture. Et les yeux rivés sur les genoux de ces dames qui jacassaient en attendant d’aller chercher les gosses à l’école. Le soleil tapait dur. On avait envie de jouer, mais on pouvait pas. On se parlait même pas. Et puis j’étais le seul à avoir pris une balle dans la tête. J’exhibais plus mes deux trous miraculeux. J’avais commandé un chapeau sur l’internet. Et je m’étais pas trompé de taille. Tout le monde disait qu’il m’allait comme un gant. On est con quand on a rien à dire et qu’on sait que ça va continuer. Heureusement, la nature est bien foutue : ça s’arrête un jour. Et tout disparaît.
Ils avaient pas retrouvé la balle. Soi-disant. Mais ont-ils cherché seulement ? La foule était compacte comme dedans un saucisson. J’ai rien compris. J’ai perdu connaissance et je me suis retrouvé plus tard dans un lit qu’était pas le mien. Il était beaucoup mieux. Qu’est-ce que j’ai joué avec la commande ! Et puis j’en ai eu marre de jouer et j’ai voulu voir ce que je sentais plus avec mon cerveau. Ça va vous faire un choc, qu’ils disaient. J’en ai vomi. Ensuite ils m’ont remonté le moral. À l’heure où je vous parle, je l’avais sur la langue. J’aurais presque pu en parler. Mais je me taisais. On se taisait tous. Et à quatre heures et des poussières, elles disparaissaient. On entendait leurs petites voitures quitter les lieux. Dix bonnes minutes de manœuvres. Et le silence s’abattait sur nous. Il commençait à cailler. Le soleil clignotait derrière les pommiers.
Je suis rentré chez moi pour y rester. Je chiais dans ma chaise mais, comme j’avais de la chance, une paysanne à la peau dure venait tous les matins pour que je puisse recommencer. Elle posait le plateau à bouffer sur la table, ramassait ce que j’avais laissé traîner ici et là et claquait la porte sans me souhaiter d’être encore là demain pour me plaindre de la police. Son mari était flic. Ils allaient en vacances à l’étranger. Et ils construisaient. Ils construiraient encore. Quelle leçon républicaine !
J’en étais venu à me dire que j’avais plus rien à faire ici. Déjà, avant que ça commence, je faisais rien, comme vous le savez. Mais rien faire parce qu’on peut pas le faire, c’est autrement compliqué comme solution sans problème. Tout le monde peut pas se permettre le luxe de tirer une balle dans un cerveau sans s’émouvoir le bourrichon. Faut l’avoir dans les pieds. Faut avoir tout raté. Et n’avoir rien d’autre à faire.
Vous me direz que c’est la faute du cerveau. S’il avait pas été là, je serais peut-être flic à cette heure. Qui sait ce qu’on devient quand on est con ?
À la fenêtre, rien n’avait changé. C’était tout exactement comme je l’ai expliqué plus haut. Mais ça patrouillait plus. On les voyait s’arrêter le soir dans leur bagnole blindée. Et ils s’attendaient. C’est comme ça qu’on voit rien venir. À force de pas étudier les bonnes matières, on s’attend au pire et on tire avant que ça arrive. Ça fait des trous dans la société. Et dans les trous, ça réfléchit. Et plus on en fait, à cause des cons qui savent faire que ça et des salauds qui en profitent, la société se ramollit. Moi, chaque fois que je touche quelque chose, je sens que c’est mou. Un jour je mettrai le doigt dans un trou. C’est ce qui peut arriver de pire à un homme normalement constitué : mettre le doigt dans un trou fait par un flic. Ah je le souhaite à personne ! Et surtout pas à moi !
Mais le seul trou qui compte maintenant, c’est celui que j’ai dans le cerveau. Je sais pas de quoi ça m’empêche de penser, mais je marcherai plus sur mes deux pattes. Quand je pense que j’étais que curieux ! Ah je voulais savoir ! On était tous à vouloir savoir. On pensait à un jeu, à l’arrivée d’un cirque, une réunion publicitaire, un accident avec des morts. Mais de là à s’imaginer que la république était en danger… Ah on en était loin. Et le plus étrange, c’est qu’on en parle pas. On vit exactement comme avant. Et personne me demande si je vais bien ou mal. Ou si j’ai bien bouffé le repas municipal. Ou si je regarde encore la télé pour me tenir au courant. Ou si des fois j’aurais pas envie de m’amuser avec les autres. Rien. J’ouvre même pas ma porte. La paysanne fait ça très bien. Et elle la ferme pareil. Y a que la fenêtre que j’ouvre et que je ferme moi-même. Si je me sens, un de ces jours, je change les rideaux. Je les commande sur l’internet, le facteur pose le paquet en bas aux boîtes aux lettres, la paysanne le monte en rouspétant. Et je m’y mets. Foi d’animal !
« Hey Jonasse ! T’écris toujours ? »
Soixante balais qu’il avait, Jonasse. Chauve comme un labour. Avec des sillons qu’il abreuvait pas de sang parce qu’il aimait la terre. Il avait même chié sur le drapeau national un jour de deuil. Deux ans après, il était de retour. Changé, ah ça oui ! Trente kilos en rabe. Et c’était pas d’être bien nourri. La chimie lui avait dérangé tout le système. Mais à part ça, il avait conservé sa tête. Deux ans chez les fous et il avait rien perdu de sa gamberge. Comme il avait plus de slips, je l’ai amené en ville pour en acheter des comme ils font maintenant. Le bide lui pendait sur les cuisses. Et il avait les seins à la hauteur du nombril, si ce trou qu’on voyait au milieu était le nombril et pas autre chose comme ils en font dans ces endroits secrets de la justice. Enfin, il avait tué personne. Juste chié sur un drapeau qui s’était illustré dans le crime colonial et la collaboration avec l’ennemi. Ouais, il écrivait toujours. Il avait écrit au bout d’un an de captivité. Permission accordée par l’autorité en place. Un cahier et ces crayons de cire qui avaient transformé son écriture si fine et si distinguée en grosses lettres capitales qui descendaient le long des lignes imaginaires de son inspiration. Il arrivait plus à retrouver sa dimension et son allure d’avant qu’il plonge dans cet univers contrôlé par les institutions et autres associations de malfaiteurs. Pourtant, il avait pas eu besoin de beaucoup fouiller dans son secrétaire Louis XVI en toc. Sa plume était en état de continuer le labeur là où il l’avait abandonné. Et il avait ramené ses cahiers de la maison des fous. Charitablement, j’ai accepté de tout recopier à la machine, qu’ils en font maintenant que t’as pas besoin de tout refaire quand t’as foiré. Il est venu le lendemain qu’on avait acheté les slips. Il s’y habituait pas. Il avait vécu deux ans le cul à l’air. Il se laissait torcher au début. Ça l’humiliait pas. Et puis il avait échangé ce geste simple contre le premier cahier et un bâton de cire.
« Vous voulez que j’écrive avec ça ! s’était-il étonné.
— Nous, on veut rien ! s’était exclamé le toubib. Mais si vous vous le foutez dans le cul, on reprend le cahier et on vous torche plus.
— Bon ben pisque que j’ai pas l’choix… »
C’était tout Jonasse, ça : le choix. Il prononçait chou-axe. C’était à cause de ses prononciations qu’il passait pour un débile mental. La présidente du tribunal l’avait fait parler et elle avait eu du mal à entraver le propos pourtant cohérent de ce poète non reconnu par la société organisée autour de la langue en question. Après avoir regardé d’un air dégoûté la photo du drapeau conchié, elle avait pas demandé à voir l’original. Et Jonasse n’arrêtait pas de gueuler que c’était une œuvre d’art et qu’on avait pas le droit de la confisquer ni même d’en penser quelque chose.
« Il est pas à vous, ce drapeau ! rugit la présidente.
— Et comment qu’il est à moi ! À la Foir’fouille que je l’ai acheté. Et avec mes sous. Vous voulez voir la facture. Je conserve toujours les factures. Dans cette putain de société facho-libérale, il faut tenir sa comptabilité. Vous voulez la voir ma comptabilité ?
— Et pourquoi pas un drapeau américain ? » s’égosilla la présidente.
Elle jeta un regard désespéré à ses sous-fifres qui étaient occupés à lancer des SMS. Mais elle se reprit en montrant ses dents :
« …ou espagnol… ou anglais… je sais pas moi… le monde est vaste…
— Il assez petit pour que j’ai envie d’en parler, » avait prophétisé Jonasse en mesurant la prosodie de sa propre langue.
La première fois qu’il parlait en français. Ça a paralysé la salle qui était venue aussi pour se faire enguirlander par la justice. Mais la présidente attendait une réponse :
« Je vous écoute… fit-elle comme si elle avait jamais fait de mal à personne.
— J’avé le chou-axe, dit sentencieusement Jonasse. Alorsse, jé chou-Asie. »
Deux heures après, il était ligoté sur un lit et on lui injectait les premiers litres d’un traitement expérimental qui avait fait ses preuves sous Pétain. Ah il avait une de ces envies de raconter ça ! Et il écrirait en français. Avec sa vieille plume. Mais avant, il avait besoin de relire tout ce qu’il avait écrit dans ses cahiers de la maison des fous. J’y ai travaillé plus d’un mois, pendant mes loisirs de travailleur territorial. Il m’en demandait des nouvelles tous les jours. Ne croyez pas qu’il sortait ou qu’on se revoyait chez Antoinette. Il sortait plus. Il avait perdu l’habitude de sortir. Alors il mettait le nez à la fenêtre et le voisinage changeait de trottoir des fois qu’il lui prenne l’envie de chier avec les petits oiseaux. Il en avait parlé dans un de ses poèmes localement assez connu.
Quand je chie ô maman
C’est avec les p’tits oiseaux.
Car tu vois, de là-haut,
On voit pas passer le temps.
Genre Renaud quoi. Ça volait haut. Mais je me rappelle plus l’air. Bref, au bout d’un mois, j’avais tapé tout le contenu des cahiers. Trois cents pages bien remplies. Et j’avais tout lu. Pas tout compris. Parce que ça volait haut quelquefois. Et même souvent. Il restait plus qu’à revoir l’orthographe. Je me souviens que Jonasse était assis près de la fenêtre dans son vieux fauteuil d’osier. Le manuscrit reposait sur ses genoux. Il tenait une feuille entre ses doigts boudinés et ses lèvres remuaient sans qu’aucun son ne sorte de sa bouche. Ensuite, une fois lue, il mettait la feuille sous le paquet et, après s’être abondamment humecté les doigts, il élevait celle qui se trouvait dessus. Trois cents qu’y en avait ! Je pouvais pas attendre aussi longtemps. À huit heures du soir, il en était à la dixième à peine. Antoinette était en train de tomber le rideau. Elle avait déjà rentré tables et chaises. La rue était noire.
« Dis donc, Jonasse, murmurai-je parce que je me méfiais de la colère des fous, là, faut que je rentre. Sinon Bobonne va me passer un savon…
— J’avais oublié que tu avais vendu ton âme à la nation… je crois que je vais lire toute la nuit. Tu as fait tellement de fautes de frappe que j’ai du mal à comprendre ce que j’ai voulu dire. Tu connais pas une bonne dactylo ? Pas trop rompue…
— Ya Nénette qui vient d’entrer à la municipalité… J’y parlerais demain au goûter…
— Elles sont comment ses guiboles ?
— Ah… Je l’ai jamais vue sous cet angle… Mais je regarderai demain…
— Et les nichons ?
— J’estimerai, Jonasse, j’estimerai…
— Les femmes sont des objets. Sans elles, on n’aurait pas tous ces problèmes avec les morts. »
Autant vous dire que ce soir-là, j’ai pas embêté Bobonne. Elle en a été tout étonnée. Elle a même supporté mon haleine sans commentaires. Dans quoi j’avais mis les pieds ? Ah j’ai le cœur du bon côté ! Et il bat pas que pour battre. J’ai des sentiments et des idées juste ce qu’il faut pour m’attirer les emmerdements. Qu’est-ce que je lui devais à Jonasse ? Rien. Tout le monde me le disait. Bon, d’accord… l’idée de chier sur le drapeau était de moi. Je vous raconte.
Je suis allé à la Foir’fouille pour m’acheter un coupe-ongles. Et quoi que je vois dans une allée multicolore si c’est pas ce crétin de Jonasse qui se prend pour Brassens ! Il est là sans bouger un cil devant un étalage de drapeaux grandeur nature. Ah mais c’est qu’on dirait qu’il hésite, le rimailleur !
« Ah dis donc, Jonasse ! Me dis pas que t’es devenu patriote !
— Que non ! T’imagines ! Je me renseigne, c’est tout. Que j’en connais pas la moitié. Ah ! Ya pas à dire, mais le plus beau, c’est l’US. Le nôtre, on dirait un pyjama.
— Yen a plein qui sont morts sacrifiés pour le porter, l’ami !
— Ah je vais m’en offrir un, tiens !
— God Save Ze Queen !
— Que non ! C’est le nôtre que je veux.
— Pour faire un pyjama ? T’iras au foot rien que pour pioncer !
— Je sais bien ce que je vais en faire…
— Te torcher avec, ouais ! »
Trois jours après, on déterrait les morts du monument pour les remettre dedans une fois l’émotion passée. Ça fait toujours plaisir de savoir qu’on peut mourir pour de bonnes raisons dont on profitera pas. J’étais là avec la délégation des services municipaux. Pas fier d’être con, mais le menton haut levé. J’avais pas l’intention de me rendre complice en regardant comment qu’on fait pour rendre hommage. Mais voilà qu’un cri fait taire tout le monde, y compris ceux qu’ont rien à dire en pareilles circonstances parce qu’ils sont encore en stage citoyen. Du coup, j’ai arrêté de regarder les oiseaux chier dans l’air glacial de ce novembre prometteur d’autres désagréments patriotiques. Et je vois un drapeau courir à toute berzingue dans le champ d’honneur. Un drapeau avec des jambes et une tête qui était celle de Jonasse. Il avait déjà mauvaise réputation. En fait, il a commencé à chier très jeune. Et à faire chier. Ils ont fini par le coincer dans les chiottes municipales où il s’était réfugié parce que tout le reste était fermé ou bien gardé. Il en est ressorti à poil sans son pyjama. Un type à moitié en uniforme avec des médailles plein le sein le transportait au bout d’un bâton qui devait être le manche d’un balai. Et un autre pas moins excité par le devoir de mémoire poussait Jonasse avec un autre balai. On a plein de balais dans les chiottes municipales, des fois qu’on ait envie de travailler.
Les gendarmes sont arrivés sans se presser. Ils étaient déjà là, mais en marge, pour surveiller les terroristes. Ils se sont avancés prudemment sur le gazon du monument aux morts, l’arme au poing et l’œil larmoyant. Jonasse était crucifié dans le dos de la patrie pour qu’on le voie pas. Il était tellement entouré qu’on pouvait pas s’approcher. Et la patrie montrait toujours le clocher de l’église, l’autre main sur le corps d’un poilu qui tenait à son fusil comme si c’était son enfant. De temps en temps, le pyjama tricolore apparaissait. En fait, chaque fois qu’on demandait à le voir, le type qui le portait au bout de son balai l’élevait dans l’air sacré du champ d’honneur, aussitôt grondé par la voix d’un gradé qui s’allumait depuis ce matin pour avoir l’air d’un sapin. Je me suis senti tellement coupable que je suis rentré chez moi. Il était pas midi. Et j’avais une bonne raison de manquer le rendez-vous chez Antoinette qui avait sorti toutes ses tables malgré la froidure. Bobonne m’a pas posé de question. D’après elle, j’étais encore jaloux. Comme si j’en avais envie, d’une médaille ! Ah j’avais le crâne douloureux ! Et si Jonasse parlait ? Lui, vous en êtes hélas témoins, il avait eu que l’idée du pyjama. C’est pas une mauvaise idée. Bon, on a pas idée de se promener en pyjama tricolore un jour de mémoire que c’est obligé d’en avoir sinon on se fait mal voir de la hiérarchie. Dites pas le contraire. Mais de chier dedans ? Qui c’est l’auteur ? Je n’vous l’fait pas dire ! Certes, Jonasse en avait rajouté. Et il en avait trouvé des tas, de merdes, sur les trottoirs de notre ville déjà maintes fois sacrifiée aux intérêts de l’État. Des merdes de chiens et de vieux qui se sont oubliés plutôt que d’aller vite. Un vrai merdier ! Une foire de merde ! Et jusqu’au cou que j’en avais sur la conscience !
Aussi, quand Jonasse est rentré après deux ans d’enfermement pour son bien, j’ai voulu payer moi aussi. Ça l’a pas surpris que je me propose de taper ses cahiers de la maison des fous. J’avais soigné. Et même corrigé des fautes. Il aurait dû être content du résultat. Mais d’après lui, qu’il m’a dit avant que je le quitte ce soir-là, c’était pas parfait. Il faut dire que c’était l’œuvre de sa vie. Et j’y étais pour quelque chose. J’avais participé aux motifs de son enfermement, certes, mais pour de bonnes raisons que je connaissais pas avant de les dactylographier. J’étais pas auteur, mais j’avais ma part de responsabilité. Et même deux parts comme vous voyez. Bobonne, si j’y avais expliqué, elle aurait pas compris ni le quart de la moitié du dixième de ce qui se jouait entre Jonasse et moi. Aussi, j’y ai rien expliqué. Je me suis couché sans rien demander. Et elle a rien demandé non plus. On était quitte.
Si j’ai dormi cette nuit-là ? J’ai appris à rêver. Et j’ai pas eu besoin de me réveiller à l’heure de m’attifer pour me présenter au boulot. Toute la journée que j’y ai pensé, au pyjama de Jonasse. Et tout le monde en parlait. Mais rien n’avait filtré de la garde à vue. Et donc je savais pas si Jonasse avait parlé pour tout dire. Ça lui arrivait des fois, comme à tout le monde. Mais en principe, quand on dit pas tout, c’est pour nous qu’on travaille, pas pour un autre qui a ajouté une couche à une idée qu’en était une à la con. Vous voyez de qui je veux parler… Alors la question était de savoir si Jonasse allait finir en prison pour être déchu de ses droits ou si on était en train de discuter de son internement pour que ça lui passe et qu’il arrête de troubler la solennité des rituels nationaux. On me demandait mon avis. C’était sans intention de me faire tomber moi aussi, car personne n’avait assisté à la conversation que j’avais conclue à la Foir’fouille, plantant une graine de déchéance dans le terreau déjà cultivé de mon ami poète. Mais j’arrivais pas à me décider. Car il y avait une troisième option. Et je me voyais pas subissant une dégradation exemplaire sur le parvis de la mairie. J’étais déjà un lâche. Pourquoi ne pas continuer sur la voie du service public ? Je gagnais bien ma vie après tout. Et Bobonne s’y connaissait, en atouts. Elle me récompensait à ma juste valeur.
Je vous dis pas les deux ans que j’ai passés. Ya pas eu de procès. Jonasse a disparu des conversations. Je devais être le seul à y penser. Mais pourquoi que j’y allais pas à la maison des fous ? Elle était pas si loin que ça. En plus, y avait une ligne directe. Mais je voulais pas être vu. Jonasse n’avait pas tout dit. Il méritait que je me jette à ses pieds pour lui baiser les genoux. Moi, c’est ce que j’aurais exigé de lui si j’avais été à sa place. Non… en vérité, j’aurais tout dit. Et il aurait plongé avec moi. Dans l’enfer des prisons réservées aux déchéances nationales. Des années que ça aurait duré. Et après ? Ah Jonasse était plus prévoyant. Il ménageait sa sortie en même temps que ma réputation. Deux ans, c’est pas long quand on pense à ce que ça aurait pu être s’il avait parlé de notre petite conversation. Depuis, je me mords la langue avant de déconner. On me trouve moins loquace. Mais on sait pas depuis quand. On se souvient pas du jour où j’ai cessé de déconner. Moi qui déconnais sans mesure ! Ah si j’avais été une personnalité, on se serait posé la question avec méthode. Et on aurait fini par mettre en relation le jour où j’ai arrêté de déconner et celui où Jonasse a déconné à ma place. Et j’aurais eu honte d’avoir poussé un débile mental à déconner à ma place. Non… une personnalité n’éprouve pas ce genre de sentiment. Il faut être un minable comme moi pour s’en faire à ce point au sujet de quelque chose que personne ne sait. Voilà comment que je les ai vécues, ces deux années.
Jonasse, lui, à part l’étourdissement constant provoqué par le traitement, s’en était pas trop mal tiré. Il avait l’air jovial maintenant avec ses grosses joues et son cou de bœuf miroton. En prime, il avait écrit pendant un an tout entier. Et pas que des conneries. Ça tenait tellement debout que j’en comprenais facilement au moins la moitié. Et ce matin-là, le lendemain du soir où je l’avais laissé dans son fauteuil d’osier avec le manuscrit sur les genoux, j’étais sur le point de tout avouer à la nation entière. J’avais besoin d’une confession. Mais à qui parler quand on est rien ? Ya longtemps que je parle plus à Dieu. Il m’arrive de l’entendre, mais comme il me demande rien, je fais comme si j’avais rien entendu. Ma vie, c’est le bureau, les copains, Bobonne et les vacances. En attendant la retraite. Mais depuis deux ans, je dois compter aussi avec Jonasse. Un type que je connaissais sans qu’il exerce aucune influence sur mon existence. Une tuile. Tombée du ciel peut-être. En réponse à ma sourde oreille. Qui sait ? Et donc ce matin-là, je fais pas comme les autres et je passe sous la fenêtre de Jonasse. Et qu’est-ce qui me tombe sur la tête ? Ah le salaud ! Je monte !
« Non mais pourquoi moi ? que je hurle déjà dans l’escalier. Ya des choses qu’on peut régler d’homme à homme. Mais t’as peut-être pas ce qu’il faut entre les jambes, hé capon ! »
La porte est ouverte. Jonasse est dans son fauteuil. Le manuscrit est éparpillé par terre. Il a la tête penchée sur la poitrine. Le docteur est là, gris comme un cierge. Ya aussi quelqu’un que je connais pas. Jonasse est mort. Il a pas souffert. Il s’est éteint en dormant. Mais que je m’inquiète pas pour le manuscrit.
« Je sais bien, que je grogne. J’ai numéroté les pages !
— Non, susurre le docteur. Je disais ça pour le désordre. Vous allez croire que monsieur Jonasse l’a causé au cours d’une crise de nerfs. Mais ce n’est pas le cas. Le manuscrit est tombé par terre parce qu’il ne le tenait plus. Il s’est éparpillé, comme vous voyez. Et le vent a fait le reste. Il y a eu du vent cette nuit. La fenêtre était ouverte. Et vous êtes sorti sans fermer la porte… si je ne m’abuse…
— Je le reconnais, messieurs ! Et je n’en ai pas honte ! Mais qui peut me dire qui m’a chié dessus si Jonasse était déjà mort ? En voilà une question à laquelle je vous somme de répondre !
— C’est le monsieur que voici qui l’a fait, dit le docteur.
— Et vous êtes qui, si ne n’est pas trop vous demander, monsieur qui chiez sur la tête des passants ? »
À cette époque-là, je vivais chez mes amis Cossé. Autant vous le dire tout de suite, je m’y faisais chier. Du matin au soir et du soir au matin. Mais ils me rendaient un sacré service et je les aimais. Moins deux et je finissais dans la rigole avec mes copains d’avant. Tous de fameux lurons. Et pendant qu’ils croupissaient en taule, je me la coulais douce chez les Cossé. J’avais ma piaule, mes aises, j’étais bien nourri et j’étais censé partager leur joie de vivre. De vivre à la campagne !
J’avais déjà mis les pieds dans la cambrouse. Pour faits de guerre. N’allez pas croire que je suis vieux au point d’avoir participé à la libération de je ne sais plus quel joug ennemi. La guerre, dans ma jeunesse, c’était contre les flics qu’il fallait la faire si on souhaitait se mettre à niveau avec les commerçants qui servaient en quelque sorte de champs de bataille. Et je parle pas des fonctionnaires qui avaient pris d’assaut nos HLM pour en augmenter les loyers. Tout le quartier s’était vidé… de nous. Et à peu de temps de là, on était des déplacés, presque des migrants. Et on a recommencé. Et j’en ai profité pour aller à la campagne étudier la morale républicaine et plein de choses que j’avais raison d’ignorer. Ah je dis pas ! L’endroit était cossu. On avait des fenêtres de quatre mètres de haut, au moins ! Et on se ravitaillait dans un salon avec des dorures, même qu’on les grattait en espérant devenir riche.
C’est Fred qu’est venu me chercher. Je l’avais appelé. Il avait rien dit. Il avait raccroché en me donnant raison et deux heures plus tard il me présentait Pierrette. Il l’avait épousée pour sa fortune. Elle était tellement moche que je pouvais pas m’imaginer autre chose pour expliquer la formation de ce couple invraisemblable. Fred n’était pas un athlète, mais il y avait pire dans le genre ordinaire. Moi je l’étais, athlète. Surtout à poil et la queue bien bandée. Et c’était pas Pierrette qui la ferait lever. Alfred en était persuadé, sinon il m’aurait pas offert le gîte et le couvert.
Pierrette aussi me les offrait. Elle m’accueillit avec plein de gentillesse. C’est gentil, les boudins. Ou alors c’est complètement vulgaire et ça vous envoie péter pour un rien. Mais Pierrette n’avait pas l’air susceptible. Elle voyait bien dans mes yeux que j’arrivais pas à m’empêcher de m’étonner. Il n’y avait qu’une explication : Alfred, qui était de ma rue, l’avait épousée pour sa fortune.
En quoi consistait-elle, cette fortune ? Une propriété agricole, trente hectares de pré et de bois, un ruisseau famélique, des animaux qui devaient être des moutons vu leur laine, des bâtiments d’usage et une belle maison refaite à neuf. Voilà ce que je voyais et ce sur quoi Alfred avait mis la main. Ah il se la coulait pas douce ! Il bossait du matin au soir. Il avait des mains comme des pelles et le cou que je l’avais jamais vu comme ça, épais et dur comme du bois. Pierrette le caressait souvent. Elle avait de petites mains noueuses aux ongles ras. Et elle caressait ce cou chaque fois qu’Alfred m’enguirlandait parce que je mettais pas la main à la patte pour montrer ma reconnaissance. C’était lui qui parlait, mais je sentais qu’il avait appris par cœur. Il écoutait pas ce que j’avais à dire. Ça l’intéressait pas à elle. Et pourquoi que je travaillerais esclave puisque qu’ils s’étaient passé de moi pendant des années sans jamais embaucher personne, hein ? Il me l’avait dit qu’ils avaient toujours été seuls. Ils avaient même plus l’espoir de faire un enfant.
Je me souviens des yeux de Pierrette quand il m’a confié ce secret de famille. C’était du par cœur. Elle avait médité cette confession. Et il s’en sortait bien. Et le soir, en me paluchant sous la couette, j’ai imaginé les histoires que je pouvais tirer de cet aveu. Ah je vous l’ai pas dit : j’ai longtemps espéré vivre de ma plume. Ça m’a passé lors de ce séjour dans un château à la campagne. Je sais toujours pas pourquoi, mais en sortant j’avais plus envie de raconter ma vie. Même que dans les mois qui suivirent, j’ai essayé de raconter celle des autres. Mais le cœur n’y était pas.
Bref, je savais. Pierrette était tellement mal foutue qu’elle pouvait pas concevoir. Autrement dit, Alfred se vidait dans un trou sans fond. Et pas du meilleur cru. Une vilaine aux jambes tordues comme des sarments, avec des bras qui avaient pris naissance dans la terre pour se nouer autour de l’homme sans lui donner d’enfants. Et je parle pas de cette tignasse rude et noire comme la cendre mouillée. Les yeux étaient creux, sans couleur, surmontés d’une broussaille nerveuse qui se rejoignait sur un nez large et violet comme un anus. Ils devaient faire ça dans le noir complet. Et à travers les draps.
Pourtant, elle sentait bon, Pierrette. Elle se frottait avec des poignées de lavande. Il y en avait tout autour de la maison. Et sous ma fenêtre. C’est comme ça qu’elle m’a vu sous mon meilleur jour. J’étais en train de me caresser. Les yeux fermés parce que j’avais pas la télé. La fenêtre était ouverte. J’ai toujours aimé le matin. Mais je ne sais pour quelle raison obscure, je me plantais pas devant la fenêtre pour jouir du paysage. Je lui tournais le dos. Elle a donc vu mes fesses tendues. Et ma nuque parcourue de transes. Heureusement qu’elle s’est signalée par un petit cri, sinon elle enjambait la fenêtre avant que je puisse l’en empêcher. Et c’est ce qui est arrivé. Je l’ai empêchée d’entrer. Elle avait déjà levé une jambe. Et comme je me trouvais maintenant face à elle, elle n’a pas pu se retenir d’empoigner ma queue. Elle tirait dessus et maintenant c’était moi qui levais la jambe pour franchir la fenêtre. « Non ! Non ! grognait-elle. Comme ça ! Ne me touche pas ! » J’ai éjaculé dans un grand cri de bête enfin arrivée au sommet du Kilimandjaro.
« Pourquoi que t’as crié ? me demanda inévitablement Alfred au petit déjeuner qui était servi dans la cuisine.
— Un cauchemar, dit Pierrette qui se lavait les mains sous le robinet de l’évier.
— J’en fais moi aussi, dit Alfred. Ça me perturbe ensuite toute la journée. Mais c’est pas ça qui te décidera à me donner un coup de main… »
Je bandais encore. Pierrette nous tournait le dos. On entendait l’eau gicler dans l’évier. Alfred s’impatientait. Il avait envie de brailler quelque chose comme : Elles sont si sales que ça ? Mais il disait rien. Il trempait ses tartines et s’en mettait plein le menton. Enfin Pierrette est venue s’asseoir. Elle sentait la lavande. Alfred aimait la renifler. Ses narines s’agitaient.
« Tu bouffes pas ? me fait-il.
— Ah j’ai le crâne que je sais pas ce que c’est !
— La bonne excuse ! »
Pierrette me regardait exactement comme une pute qui attend ce qu’elle mérite : une raclée ou du pognon. Elles savent jamais ce qui les attend, celles-là ! Mais je savais ce qu’elle attendait de moi : que je la ferme et que je recommence. Il fallait bien que je paye d’une manière ou d’une autre. Mais depuis ce matin, Alfred et elle n’étaient plus d’accord sur le mode de paiement. Ils allaient se disputer.
Je me suis levé. J’avais un falzard de bouseux, assez large pour qu’on voie pas ce qui se passait dedans. Ah la bougresse me faisait bander ! Moi qui n’avais jamais fricoté avec des blèches ! Qu’est-ce que je pouvais attendre de l’existence maintenant que je payais ce que je devais ? Surtout qu’Alfred croyait que j’étais encore son débiteur. Il manquait plus que je fasse un môme à sa poule ! Et le voilà aussi impuissant qu’un bœuf. La vérité enfin révélée ! Il était temps de mettre les voiles. J’ai fait ma valise le soir même. Je comptais m’évader dans la nuit. En espérant qu’elle m’attende pas devant la fenêtre.
Ah j’ai passé une mauvaise journée. À part bander, je faisais pas grand-chose. On entendait le tracteur d’Alfred qui travaillait derrière les bois. Pierrette a passé la matinée en ville. À midi, on s’est mis à table comme d’habitude. Cette fois c’est Alfred qui a occupé l’évier. Pierrette était assise en face de moi. Mais elle s’est pas servie de ses panards. J’avais les miens bien à plat et je faisais gaffe à pas provoquer des grincements de plancher. Il était tellement vieux qu’il faisait plus de bruit que nous. J’ai entendu le torchon se décrocher, se frotter aux mains d’Alfred puis se tenir tranquille au bout de son crochet. La soupe était bonne. Alfred la trouvait toujours bonne. Ces sacrés jacques savent se nourrir sans oublier le plaisir. Il s’est vidé une bouteille à lui seul. Il avait l’œil glauque.
« Tu bois pas ? qu’il arrêtait pas de me demander. C’est sûr que de glander, ça donne pas soif. Ya une explication à ça, mec. La déshydratation.
— Puisqu’il te dit qu’il va s’y mettre ! grogna Pierrette.
— À la saint Glinglin, oui ! »
J’avais aucune raison de participer à la conversation. Qu’est-ce que je pouvais dire ? Que j’en avais marre de voir leurs tronches de travailleurs ?
« Ah et puis t’as assez bouffé pour aujourd’hui ! »
Et mon assiette que j’avais pas touchée a valsé direct dans l’évier. Alfred était déjà dehors. On a entendu le tracteur s’éloigner. J’avais pas bougé. Pierrette passait la serpillière sans rien dire non plus. D’après elle, je le savais, fallait que je casque aussi du côté d’Alfred. Que je me partage, quoi. Lui offrir ma bite une fois par jour, à la fenêtre. Et me livrer à quelques petits travaux domestiques histoire de montrer que j’avais compris la leçon et qu’en plus j’avais bon cœur. Elle connaissait pas Alfred. Si ça se faisait, elle savait même pas qu’il l’avait épousée pour sa fortune. J’étais sur le point de la plaindre.
« Ça peut pas durer, » dit-elle enfin.
J’attendais que ça. Mais j’avais pas prévu d’annoncer mon départ. D’autant que j’avais pas l’intention de partir les mains vides. Ils avaient de l’argent dans une petite pièce sans fenêtre qui leur servait de bureau. J’avais vu Pierrette y puiser avant d’aller aux courses en ville. Je savais pas ce que contenait ce tiroir, mais il était pas fermé à clé. De quoi me payer un voyage le plus loin possible. Et peut-être même tremper ma mouillette. On fait de ces rêves quand on est pressé !
Pierrette jeta son tablier sur un dossier de chaise et sortit. J’achevai ma soupe. Tranquillement. Et sans cesser de penser. On pense beaucoup chez nous. Y en a qui croient qu’on agit sur des coups de tête. Jamais. On réfléchit d’abord. Si ça se fait, c’est nous qu’on pense le plus. Mais on pense pas aux mêmes choses. Et des fois, ça finit pas comme on avait prévu. On pense pas au mal qu’on peut se faire à cause des aléas. Par exemple, il pouvait arriver n’importe quoi ce soir pour m’empêcher de quitter les lieux après m’être assuré que je partais pas pauvre. Ya rien de pire que de partir les mains vides. On va pas loin alors. Il faut bien s’arrêter pour réfléchir à ce qu’on y avait pas pensé avant. Du temps perdu ! Je connaissais la chanson. Et souvent dansé sur un air de fandango. Ça me coupait le souffle. J’en ai vidé une bouteille, sans rien avec, comme ça, presque d’un trait. Elle était allée où Pierrette ?
Comme je me sentais seul, je suis allé dans le petit bureau pour voir sur quoi je pouvais compter. Je me supprimai ainsi une surprise de taille. Le tiroir était vide. Ah j’ai pensé sur le coup qu’il était pas plein tous les jours et que si j’avais réfléchi, j’aurais prévu de me tailler un jour où qu’il serait plein. Mais j’étais pas dans les secrets de la famille, moi. J’avais aucun moyen d’évaluer le montant du délit. Noir ! C’était noir ! Je voyais plus rien devant moi. Et j’étais pas un assassin. Les assassins l’ont facile. Ils peuvent même se nourrir de la chair de leurs victimes. Ils maîtrisent le sujet. Mais les voleurs, hein ? Surtout que j’étais pas un voleur de la haute. Rien que des petits méfaits qui mettaient pas en danger ni la vie ni l’existence de mes proies. J’avais jamais été loin. Tiens, j’ai même jamais réussi à me payer un billet plus loin que la Loire. Et j’ai jamais été en Belgique. Ni à Dunkerque. J’ai toujours eu cette idée de « descendre ». Et je suis descendu plusieurs fois. On m’a toujours ramené. Menottes aux poignets. Ah j’aime pas ça. Mais ça me rend pas méchant.
Pourtant, ce jour-là, je voulais aller loin. J’en avais marre de glander. Et j’étais pas amoureux. Un peu étonné d’avoir joui avec Pierrette et d’avoir pensé recommencer pour vérifier que je m’étais pas trompé. Mais j’étais décidé. Il fallait que je me tire avant que ça tourne mal. J’étais en danger. Qu’est-ce que ça vaut un pauvre en danger ? Rien. Nada. Que dalle ! C’est coincé. Ça peut plus bouger. Les veinards ont du pognon. Ya rien d’autre de vrai dans ce monde. Donc, j’étais dans la merde.
On ne lutte pas longtemps contre soi. On finit toujours par se faire mal alors qu’on était venu pour jouer. La porte s’est ouverte. Je finissais juste la bouteille, au goulot.
« Ah ben te gênes pas ! » grogne Pierrette qui s’assoit comme un sac.
Elle a pleuré. Elle a les joues rouges, les mains crispées, la langue dehors. Les coudes sur la table, la tête penchée. Elle parle et je l’écoute pas. J’en ai rien à foutre de leurs histoires. J’y suis pour rien. Et je veux pas qu’on m’informe. Je sais ce que c’est, les couples. J’ai eu des parents. Même que j’aurais mieux fait de pas en avoir. Mais c’était pas à moi de dire. Alors j’ai écouté. Sous la table, dans le lit, derrière le buffet de la cuisine. Et qu’est-ce que j’ai appris ? Rien qui serve à quelque chose. Que des raisons de pas refaire la même chose avec des gosses que j’aurais aidé à mettre au monde. Il était pas question qu’on se serve de ma queue dans ces conditions. Et puis je deviendrais quoi une fois ma mission accomplie ?
« On t’oubliera pas, dit Pierrette. Tu peux compter sur nous.
— Mais c’est en moi que j’ai pas confiance ! » hurlai-je pour qu’on m’entende dehors.
Le tracteur s’était tu.
« T’auras assez de pognon pour aller loin, dit Pierrette. C’est loin qu’il faut aller. Tiens, aux premiers signes que je suis pleine, tu pars. Et avec un compte en banque.
— Et une fois là-bas je redeviens pauvre parce que vous me coupez les fonds pour que je puisse pas me payer un billet de retour. Je connais la chanson.
— On le fera pas ! Même que tu partiras avec de quoi vivre jusqu’à la fin de tes jours sans te soucier du lendemain.
— Putain ! T’es si riche que ça ? »
Je devais faire une drôle de tête en disant ça. Pierrette me regardait comme si elle croyait pas que j’étais pas au courant.
« Merde ! que je dis. Ça vaut pas autant que ça, cette ferme pourrie ! T’as un trésor caché ?
— Tu l’as dit !
— Et Alfred… comment qu’il a su ?
— C’est Alfred qu’est riche, pas moi.
— Il en a pas l’air…
— Nous aussi on se taillera dès que ce sera possible.
— Avec un gosse de mon sang… de quoi tu parles, Pierrette… ? »
Quand on vit seul, c’est compliqué en dedans. Forcément, on a rien dehors. Mais dès lors qu’on est deux, y en a un dehors. Et c’est lui qui complique. Je le savais. Je l’ai dit, j’ai eu des parents. J’ai assisté au spectacle de la complication. Et j’ai renoncé à attendre la fin de l’histoire. Depuis, je ne fais rien d’autre. Je me barre avant que ça devienne trop compliqué. Et là, je me disais que je ferais mieux de pas attendre plus longtemps. Tant pis si je partais pauvre. Je volerais en chemin. On trouve toujours de quoi bouffer dans ce monde. Il suffit de pas avoir honte. Il faut suivre l’exemple de ceux qui nous gouvernent. Pas de pitié pour les minables qui croient que Dieu existe.
« Où tu vas ? me dit Alfred qui attendait sur son tracteur juste devant la porte.
— J’en sais rien, grognai-je à mon tour façon Pierrette. Ça devient coton. Et je suis pas assez musclé.
— Tu déconnes, mec ! C’est du beurre ! Tu entres et tu sors sans rien sentir. Merde quoi ! On peut pas te proposer mieux ! On est pas si riche que ça !
— Mais puisque c’est pas Pierrette qui l’est, riche, comment t’expliques que c’est toi qui possède ?
— J’explique rien ! C’est à prendre ou à laisser !
— Et ben je laisse ! Et venez pas me chercher ! »
Voilà comment ça c’est terminé. Ils sont pas venus me chercher. Ils savaient où j’habitais. J’avais pas changé, sauf que de coucher dehors, c’est pas bon pour la peau. On attend la fin de l’été pour descendre dans le Sud. Je dis on parce que c’est nous. Je suis deux maintenant. Je me suis laissé convaincre par un pédé. On forme un beau couple. Pas une dispute, rien pour ennuager notre ciel de lit. Une fois dans le Sud, on verra. On a pas besoin de faire de gosses pour se sortir de la merde. Et on fera rien pour en avoir. On essaiera de rester honnête. Ce sera dur, mais on a confiance en nous. On sera riche un jour. Et on aura un tas d’histoires à raconter aux petits-enfants des autres.
je le découpai en cent morceaux. je ne peux pas parler de moi à la première personne.
*
il arriva par la ligne adsl. « bonjour monsieur j’écris lisez dites-moi il n’est pas impossible que. vous et moi sommes. dans l’attente veuillez. et surtout ne. »
et je suis devenu cannibale. pas vampire ni globule. cannibale. je passai un mauvais moment. je me dis : ce type (cet écrivain comme vous et moi) raconte ce qui s’est passé mais il ne dit pas tout : vous savez pourquoi ?: c’est lui l’assassin : j’avais déjà écrit ça dans un amour de spielberg : l’assassin raconte mais au moment d’en venir à dire qu’il a assassiné : il dit que c’est le chien : et : vous n’allez pas me croire : (sauf si vous avez lu ce roman) : le chien se met à parler : ouah ! ouaouh !
JE SUIS CE CHIEN
je voulais savoir : mais impossible d’entrer dans la ligne adsl : deux fils : un blanc et un gris : je n’entrais pas : je devais d’abord me transformer en signal électrique : je le fis : mais je n’entrais toujours pas : le réseau ne voulait pas de moi : au bout de la ligne : pierre vlélo n’entra pas lui non plus : il envoya un autre message : « je n’ai pas reçu votre rép : bon tant pis : j’irai me faire voir ail : l’assassin est : signé votre pierre : votre église : votre nouvelle religion : sinon répondez-mo : »
moi : je travaillais aux fils : le gris : le blanc : mais rien à f : pas moy : électrocution : on n’entre p : il insista : « l’assassin est : l’assassin est : l’assassin est : l’assassin est : l’assassin est : l’assassin est : l’assassin est : l’assassin est : l’assassin est : l’assassin est : l’assassin est : l’assassin est : l’assassin est : l’assassin est : l’assassin est : l’assassin est : l’assassin est : l’assassin est : l’assassin est : l’assassin est : l’assassin est :… »
cela sortait du fil : comme la merde de mon c. : coulait dans mes draps : amour : mise à feu : l’écran me reprochait ma jalousie : qui était l’écran ?: je cherchai sur wikipédia : adsl : deux fils : « utilisez un logiciel du type : écrivez ce que vous voulez : l’autre reçoit 5 sur 5 : il répond en utilisant le même protocole : êtes-vous satisfait de cette réponse : cette réponse a-t-elle un intérêt pour vous : pensez à tous les êtres humains qui meurent pour ne pas être mangés : vous n’avez rien compris : patrick cintas : (moi) : à la guerre : vous ne serez jamais l’homme adsl : vous écrivez sur du papier : pierre vlélo : il y a longtemps qu’il a envie de se faire manger : vous n’avez rtien compris : signé : un utilisateur confirmé de wikipédia : si tu m’emm… »
pierre vlélo : troisième message adsl : « avez-vous lu mon manuscrit ?: qu’en pensez-vous ? c’est le hors-d’œuvre : je suis le plat de résistance : j’ai le pouvoir de passer par le fil : le gris : le blanc : je serai chez vous le… à… : soyez fidèle : ô grand écrivain ! »
Les jours passèrent : j’étais là : je ne pouvais pas le rater : merde à l’anonymat : me dis-je : jaloux : s’il ne vient pas : (les fils étaient dénudés) : je mange le manuscrit : il ne vint pas : je le découpai en cent morceaux. je ne peux pas parler de moi à la première personne.
..
inexplicable : ce qui se passa ensuite : avez-vous déjà mangé un manuscrit ?: les fils comme témoins : dénudés : leur cuivre nettoyé : on ne sait jamais : me dis-je : des fois qu’il passe : avant que je me mette à manger : le papier : les mots : l’assassin : qui n’y est pas : cet inconnu l’a enlevé du texte : il s’en fiche : de l’assassin : ou alors il est l’assassin…
juste à ce moment : couteau : fourchette : verre pour étancher la soif : causé par un texte ennemi : les fils font une étincelle : l’étincelle : des fois c’est dieu : et d’autres fois ce n’est rien : ce n’est jamais l’inconnu : nous sommes ainsi faits : mon matérialisme me tuera : l’étincelle met le feu : je ne lis plus : je mange : c’est à moi : pierre vlélo a disparu pour toujours.
*
les morceaux se mirent à parler, chanter, raconter, expliquer…
voici comment ça faisait : (j’accompagne votre lecture à la guitare)
(otrofictif)
vue d’ici la rue est une cavité creusée dans la mémoire :
— tu écris un journal (blog) parce que tu sais écrire et que tu n’as rien à dire : me dit elsie : et elle claque la porte : ce soir : en rentrant : elle la claquera dans l’autre sens : claque aussi la portière grille le feu au bout de la rue disparaît : elsie mon amour tu trahis ma désoccupation ! le pain monte chaud et seul :
— putain ! ce qu’elles deviennent moches ! et nous c’est pire : on devient con : il descend, le mitron exalté il chahute dans l’escalier 2600 marches par jour, dit-il : 1,6 euros de moins mais de quoi bouffer jusqu’à la fin du jour : ma mère vendait son café à bas prix mon père voyageait avec d’autres femmes j’ai un frère qui souffre d’aphasie : maladie héréditaire qui m’inspire une seule fois j’ai chanté faux pour rater l’examen de solfège :
— t’as jamais vu un cadavre ? gisant, non ! avec du sang et de la grimace qui paiera les frais d’enterrement : derrière la vitre tintée de l’internet de vieilles rombières se font passer pour des midinettes : mais elles sont trahies par le style de leurs confidences : on les devine plus portées sur le fric : qu’elles ne l’avouent au fil des conversations : commutation par paquets, n hertz en folie : paterson monte lui aussi pour manger la moitié de mon pain et boire la moitié de mon café : paterson est un géant couché au bord de la rivière et les trottoirs chantent aussi bien que toi : dit-il. la rue n’est pas une femme couchée au pied des boutiques et des portes cochères : c’est quoi alors, mec ?
— un trou creusé dans ma mémoire il y a tellement longtemps que je vis :
— si tu descends pas, ils montent !
. ou alors une bête quelconque qui dort au lieu de se reproduire :
— l’idée n’est pas mauvaise dit paterson en riant en buvant à petites lampées mon café : chaud : sur l’écran j’ai placé le mot à l’endroit qui le réclamait, là où se rencontrent les lignes du destin : paterson redescend comme il est monté : en chantant pour réveiller ceux : qui dorment, qui rêvent, qui sont : peut-être déjà morts : de froid froid de la pensée qui ne pense plus qui ne demande qu’à exister : pas à penser : les rombières de l’internet se vendent pour un mot flatteur écrit pour puiser dans leur sac : à main : à venin : sac à viande molle des mécaniques de l’écrit paterson a fini le croûton dans l’escalier : l’écran revient, mémoire effacée de la nuit blanche et des noirs désirs que personne n’effacera jamais : je n’ai plus de poison à la maison : si on peut appeler ça une maison : 18 mètres carrés rincés à l’œil : quelqu’un est mort ici : pas de tristesse : accident ménager : on peut crever comme dans les prisons : paterson m’a laissé une photo du cadavre : à charge pour moi de démontrer qu’il s’agit d’un assassinat :
— on n’assassine plus les assassins : dit la voisine de palier
: derrière la porte à côté un cadavre :
— ça tombe bien puisque vous êtes flic !
elle se marre parce qu’elle avait prévu cette mort que paterson définit comme : un assassinat : vite ! une clope comme dans les films de la télé : contact de l’écran avec la pensée : réduite à ces hypothèses d’amour et de meurtre :
— vous n’êtes pas (non je ne suis pas ma chère madame)
fatigué de chercher la petite bête alors que le problème est résolu : elle est morte : faut-il en parler :
? personne ne parlait avant qu’elle meure de cette triste façon : tout le monde meurt, mon bon monsieur :
tout le monde sauf moi il faut dire que je ne fais aucun effort je me laisse vivre : avec elsie je suis désoccupé : avec les cadavres je m’occupe : l’imagination n’a pas de prix :
— je vous monte un pain ? elle descend plus vite que paterson paterson est un paresseux qui pense : il n’y a rien de plus inutile qu’un paresseux qui pense et qui perçoit un salaire : pour continuer d’exister
— je ne travaille pas non plus mais j’évite de penser aux cadavres : qui peuplent mon imagination comme d’autres se vident dans les systèmes de métamorphoses : et les combats de chefs
. remontant paterson paie le pain
— des sous ! des sous ! on en avait : avant : plus maintenant mon bon monsieur ! j’y pensais : ce temps qui n’est plus ce qu’il était tant que l’intérieur : deux faces du même homme dans le même miroir avec la même intention : n’était que la copie de l’extérieur avec les mythes portés par les lieux et les promesses de bon temps : au café des meilleures nausées qui soient paterson paient des tournées aux pauvres et s’enrichit sur le dos des sceptiques :
— tu écris toujours ?
. il est marrant paterson il croit que j’écris : parce que je suis écrivain
— mais je ne lui explique pas que si je l’étais je ferais écrire quelqu’un d’autre : à ma place : elsie par exemple : qui n’aime pas son métier : qui claque le complément d’objet direct de sa transe :
— un café pour monsieur, là, et pour : moi, paterson, fils de paterson, père de paterson : j’aime le monde : quand il ne meurt pas sous les coups !
. un jour tu reviendras de quelque part et tu comprendras pourquoi je n’ai pas bougé :
— tu veux pas voir le cadavre ?
sur la photo on voit pas bien si c’est elle ou si on rêve : rêver d’elle ne m’a pas interdit : 1) de rêver 2) d’exister 3) d’aimer 4) d’écrire 5) de penser 6) de céder : à la tentation de faire comme papa : avec ou sans les femmes des pays où personne ne parlait sa langue maternelle :
*
brrr… ça commence : par : un assassinat : j’ai faim : je suis tellement affamé que je mangerais n’importe quel : écrivain : même (ici un nom) : pv continue : ainsi :
*
« bizarre, non, qu’on assassine ta voisine ? la porte à côté… rien que le mur pour vous séparer. du galandage de 5. ça ne fait aucun bruit, la lame sur le cou. même le sang qui gicle ne fait pas de bruit. elle est tombée là. le tapis a feutré. pas un cri. il était quoi ? une heure ? pas un bruit. la porte. l’escalier. la minuterie. rien. il est peut-être encore là. je rigole ! non ! non ! j’ai pas faim. bobonne m’a gonflé ce matin avec son idée de week-end. bizarre… tu dormais. la télé allumée. elsie dormait aussi. tout le monde dormait. personne n’a rien entendu. »
je ne connais pas la ville comme je te connais je ne vais jamais plus loin que toi
— la rue est creusée dans cette mémoire
— « encore toi : je ne t’attendais plus : pourquoi revenir : » « c’est un travail facile dans le sens où tout est programmé »
— la ville et son fleuve lent les péniches ne te font plus rêver, mon amour à bicyclette rutilante entre les pêcheurs immobiles un poisson me regardait à travers les mailles vertes « ne ralentis pas maintenant : » sous les arbres le soleil fragmente d’autres soleils empoisonne ma vie, extrait de naissance tu ne sais pas où tu vas ni si ça vaut la peine de ralentir pour faire semblant d’observer les détails de la technique de la mouche
— paterson me regardait lui aussi mais avec des yeux troublés par ce qu’il en pensait au moment où personne n’était en mesure de penser réellement à ce qui s’était passé entre elle et moi le mur « je suis jamais venu ici » dit paterson comme s’il me reprochait de ne l’y avoir jamais invité, cherchant des yeux à l’intérieur non pas de la scène du crime, là : mais entre les objets de mon intimité relative l’interstice de lumière l’obligeant à cligner ces yeux qui ne voient que ce qu’il veut voir en attendant d’être mieux renseigné sur : par exemple elsie dont il observe les traces « un jour moi aussi je voyagerai avec les femmes et je reviendrai avec le bourdon comme papa ! » dehors la ville commençait à agiter ses cloches comment parler aux autres sans les donner à voir : « l’arme est une lame bien aiguisée. il ne s’y est pas repris à plusieurs fois. ziiiic ! le cœur a cessé de battre. si elle voyait ? si elle entendait ? et tous ces trucs qu’on raconte au sujet de la mort ? je suis pas là pour ça, mec ! jette un œil dans les chiottes. »
c’est drôle « qu’est-ce qui est drôle ? » paterson ne sait pas ce qui est drôle et ce qui ne l’est pas le canal coulait des jours heureux « ce qui est drôle : dit paterson : c’est que ça se passe : chez toi : on peut le dire comme ça, non ? » il y a même une empreinte « jamais vu personne avec elle
— dis-je
— mais je ne la connaissais pas : »
premier mensonge : je la connaissais : les mots : ne vont pas tarder à me manquer : juliette : mais c’est écrit sur la porte en lettres d’or : pas assez : grogne paterson : pas assez ! la même fenêtre : nous en possédons tous : une : et c’est la même : le rideau change en fonction des goûts de chacun : la même : rue : même mémoire : non : peut-être même pas : la mémoire : autre chose de moins définitif : nous étions tellement différents : elle et moi :
« 18 trous du cul à auditionner » se plaint paterson qui tape avec ses doigts dans l’air maintenant sucré de ce corridor éclairé par une seule ouverture : ombre que je n’ai jamais pris le temps de scruter : pourquoi : nous ne nous sommes jamais rencontrés ici : ailleurs : mais quel ailleurs s’en souvient ?
« je passe pas une heure sans me remonter : dit paterson : ça en fait des heures ! » il rit parce que je ne ris pas
— personne d’autre que moi ne la connaît : les pêcheurs à la ligne en sont témoins : je suis de nouveau seul : « commencez pas à faire chier la fonction publique ! vous rentrez chez vous et on frappe à la porte avant de vous cogner dessus ! non, madame. je plaisante. si la porte s’ouvre pas, on l’enfonce. si ya personne dedans on répare. vous inquiétez pas. »
de toute façon vous êtes morts : le poison : a fait son effet : sur votre pensée a fait : l’effet demandé : vous attendiez que ça arrive : et c’est arrivé : oui : justine : lettres d’or : « vous qui baissez le nez… oui, vous : » pour quoi : vous n’avez rien fait : je le sais : je vous connais de longue date : mes parents… « revenez, madame : j’ai pas fini de vous popo de vous poser : des questions : vlélo tu prends ceux-là »
— non : je ne vais pas vous faire de mal : je n’ai jamais tué personne : je ne suis pas celui qui écrit : quel nom donner à celui qui raconte ce que je n’ai vécu que dans l’idée que je me fais du monde : rue-mémoire : il pleuvait souvent l’été : les flaques m’inspirent encore : tu vois : je ne mens pas : j’essaie seulement de vous dire : madame : que je ne suis pas mort : que je vis :
*
C’EST AU 13
— BRRRRR !
— DE LA RUE RUE QU’ON A DECOUVERT CE MATIN LE CADAVRE VIDE DE SON SANG D’UNE HABITANTE QUI D’APRES SES NOMBREUX VOISINS N’AVAIT RIEN A SE REPROCHER. LA POLICE ENQUETE. PAS DE TEMOINS. PAS DE PISTE. PAS D’OMBRES. UN DES POLICIERS HABITE L’IMMEUBLE. LA PORTE A COTE. IL DORMAIT. SA FEMME DORMAIT. AH ! S’IL N’AVAIT PAS DORMI. AUTRE CHOSE : SI VOUS AIMEZ LE PAIN BIEN CROUSTILLANT, RENDEZ-VOUS CHEZ EUGENE, LE ROI DE LA FLUTE ET DES BAGUETTES.
j’en ai pas l’air mais j’sais danser sans mett’ les pieds où qui faut pas ! faut pas m’la faire au trois-six-deux j’suis le roi de la java la !
« un roman, c’est juste une histoire, mais si c’est la tienne, c’est autre chose ! tu peux plus rien imaginer. je te le dis ! et si t’as pas pris de notes, hein, mec ? si t’as pas les notes qui font la différence ? ah ! je souhaite à personne de s’écrire soi-même rien que parce que les autres se souviennent mieux que lui. »
on aura deviné là le bruit que fait paterson quand il ne mange plus avec les doigts
— etc. : le genre de choses qui le fait marrer : ça ne l’empêche pas de manger comme un cochon : des fois je suis pas très loquace bien que ça fasse mauvais effet mais c’est ainsi que j’m’articule quand je m’annule dans la fumée !
« alors j’ai commencé à fouiller. je voulais savoir. qu’on trucide ma voisine, passe encore. mais la femme de ma vie ! ah ! si elsie savait ! on a fini de grailler sur le coup de deux heures. paterson était cuit. il voulait fumer pour se faire vomir. on pouvait pas rentrer au bureau dans cet état. je lui ai proposé d’aller voir les péniches.
« j’aime pas les péniches ! qu’il me dit. ça m’angoisse, les péniches ! ça t’angoisserait toi aussi si tu savais. mais tu sais pas. allez, tiens ! t’es trop con pour comprendre ! »
« pour composer un recueil de poèmes, il faut d’abord les écrire. c’est comme ça, la vie. tu écris, et après tu composes. surtout ne compose pas avant ! »
or, j’avais composé avant : donc : où en étais-je ?
ce que j’avais trouvé dans les chiottes de juliette : une tache de sang que j’ai soigneusement effacée : j’ai soigneusement mis le mouchoir dans ma poche : j’ai senti qu’une aventure commençait : et : j’en étais le héros : je ne savais rien : mais j’étais choisi par le destin pour jouer au héros : jamais rien ne se passe autrement si : on y met du sien : « alors une fois que vous avez composé, vous considérez l’objet : parce que c’est un objet : et vous évaluez son équilibre : vous laissez votre esprit danser avec les mots : s’il ne danse pas : c’est mauvais signe : et s’il danse : c’est encore plus mauvais signe ! »
LE 13 DE LA RUE RUE A RETROUVE SON CALME HABITUEL. EUGENE N’A PAS AUGMENTE SON CHIFFRE D’AFFAIRE. IL A L’AIR DEÇU. AU REVOIR, EUGENE, ET AU PROCHAIN CRIME !
*
les snobs tuent la vie : on les croise dans la rue : « j’écris parce que j’aime les autres » voyant le reflet dans la vitrine en même temps qu’il ou elle : écrit : mais que peut écrire un snob : je ne t’ai pas posé la question parce que tu es : snob : écrivant ce que les autres peuvent écrire quand ils ne sont plus là pour écouter : ton : poème : « jamais tu n’effaceras les traces : il te sera reproché d’avoir tenté de changer : le cours des choses : y pensant : lui : pendant : que le fleuve coulait : transportant l’image exacte du ciel : jamais tu ne lèves la tête pour le voir de plus près : et pourtant tu aimes les arbres : sans ces arbres la ville n’est plus une ville.
« bon. donc : vous aviez le mouchoir dans votre poche. avec une tache de sang dessus. vous avez perdu le mouchoir. pourquoi aller voir l’océan alors que paterson a besoin de vous ? il ne veut jamais aller voir les péniches. il a peur de s’en aller à jamais. de ne plus revenir. vous savez ce que ça fait, de ne plus revenir ? vous ne savez rien d’utile aux autres. moi, quand j’étais bleu, je savais ce que je pouvais quitter et ce qu’il n’était pas nécessaire de flanquer à la flotte. »
j’aurais pu fuir. je ne l’ai pas fait. le train avait du retard. juste le temps pour moi d’y penser. le quai était désert. ou bien je n’ai pas vu. je ne voulais peut-être pas voir. vous ne savez rien de mon passé. vous ne savez rien d’elle. non, monsieur ! je n’invente rien ! le train n’est pas arrivé.
debout au bord du fleuve : il revoyait : le voyage écourté : l’hôtel qui rechigne à rembourser : là, dans l’eau du fleuve et dans le ciel qui s’y baigne : je : il : comment ne pas en parler ? : échappement noir d’une coque noire qui file : une fille le salue : il ne la regardait pas : mais elle le voyait : là, dans l’onde répétée jusqu’à l’écho : étreignant la crosse d’un revolver : acier plus doux que la peau caressée ici : maintenant ils vont savoir : mais ça : ils ne le sauront jamais : ou bien je ne serais plus là pour en témoigner à mon tour : la fille cesse de saluer : elle a des bras d’homme : l’œil clair de la jeunesse qui ne désire rien d’autre : que cette eau : ces kilomètres de lenteur verte : dans le sas des écluses, on ne s’entend plus parler.
oui, j’aurais pu expliquer. d’abord à elsie. pour lui dire que. mais quel détail doit manquer pour parfaire l’ensemble ? je ne pensais plus. je me laissais vider. mes pas. depuis combien de temps ce pavé ? dans le journal, on disait : oui, oui, un flic… il n’a rien entendu. sa femme non plus n’a rien entendu. bizarre, vous ne trouvez pas ?
la lumière faiblit. le sol se rapproche du ciel. tu as la tête dans le ciel. les pieds dans le fleuve. passant sans autorité. ivre d’écouter au lieu de penser. peuplant les vitrines de ton ombre. tu serais mieux sur la plage. marchant à reculons vers l’océan. mais ici tu ne t’absentes pas. pas un moment pour deviner. tu ne demandes pas à rêver. tu donnerais tes mots aux snobs pour qu’ils en fassent quelque chose. une pluie fine sur le pont te poursuit comme si elle riait de te condamner à ralentir pour en apprécier les saveurs. tu ne croises plus personne d’autre que toi. la rue t’appelle de loin. que tu la prennes par un bout ou par l’autre, elle n’aura jamais le sens que tu cherches à retrouver. pluie-rue à l’approche de la nuit, l’angoisse n’a pas meilleur goût qu’une seule de tes gouttes. tout ceci n’est qu’impression. au fond, tu t’en fous.
« elsie était rentrée plus tôt à cause des journaux. paterson l’avait précédée. maintenant il buvait dans mon verre. il ne se lève pas. il salue avec le verre. elle l’a même autorisé à fumer. elle le sert comme s’il avait su par quel bout la prendre. il rit de cette plaisanterie. je signale que je n’en suis pas l’auteur. la poésie fuit ce monde. ce n’est pas une plaisanterie qui la retiendra. voilà ce que je pensais en entrant. elsie me tourna le dos. pas un mot sur ce qui s’était passé à côté. quelque chose comme : tu la connaissais, toi ? »
j’en ai connu d’autres, figure-toi : on passe sa vie à tourner en rond : alors autant élargir le cercle de ses connaissances : des noms : voilà ce que vous voulez savoir : des noms de personnes et de lieux : des histoires à vivre ensemble pour les revivre ensemble : paterson : « où étais-tu passé, mon vieux ? j’ai pensé à revenir. elsie… »
« quand vous en saurez autant que moi sur la poésie, vous n’en serez pas poète pour autant. les mots ne sont rien s’ils ne contiennent rien qui vous parle. prenez n’importe lequel de ces mots (ouvrant le dictionnaire) et voyez s’il vous dit quelque chose qui n’a rien à voir avec son sens. s’il parle, mon vieux, vous êtes poète. sinon, considérez que vous prenez le risque de passer pour un snob si vous écrivez quelque chose qui ressemble à de la poésie alors que ce n’en est manifestement pas. »
« il y a longtemps que je n’écris plus » : dit paterson : tiens : lui aussi : « à part ces maudits rapports mais ce n’est pas : écrire : » non, ce n’était pas écrire qui importait alors : nous étions morts.
LE PRIX DU PAIN NE BAISSERA PAS POUR AUTANT, EXPLIQUE NOTRE SYMPATHIQUE BOULANGER, VOULANT DIRE SUREMENT QU’IL REGRETTAIT QU’ON NE L’AUGMENTAT PAS PLUTOT. ON MET MOINS DE SEL, MAIS ÇA PLAIT PAS AUX GENS. LES GENS AIMENT LE SEL, MONSIEUR. ON A PAS IDEE DE MOINS SALER CE QUI A TOUJOURS ETE SALE A POINT. JE VOUS LE DIS !
*
(je les ai laissés seuls. je suis descendu dans la rue-mémoire)
PAIN DUR POUR VOS BETES. GRATUIT.
« je n’ai pas de secret, mon fisssssse ! le secret, c’est les jaunes et le sucre. tu bats ! tu bats ! tu bats ! tu bats ! jusqu’à ce que ça devienne blanc. c’est ça le secret, mon fisssssse. yen a pas d’autre. »
moi aussi je me regarde dans les vitrines : quand il y en a : sinon l’eau du fleuve : tes yeux : quand tu existais : nous existions : « il y a rien comme ces retours à la nature » herbes jaunes dans le sable que tu remuais : plus loin l’eau formait de l’écume : crabes visiteurs d’autres bulles : océan prometteur qui ne tient jamais ses promesses si j’en crois : papa : qui revenait sans les femmes : et sans : un rond : « pitié pour un pauvre amoureux : de la chair : »
— te caressant je ne cessais d’y : penser : ainsi le vent pliant l’herbe au loin : les dunes avaient l’air de personnages : grands pays : NOUS AVONS AUSSI DES BETES.
(seuls parce que je ne voulais pas en parler. prétexte tout trouvé : les cigarettes. paterson ne put s’empêcher d’en rappeler le mythe. elle n’a même pas souri : pars ! »
j’aime cette rue elle m’enfante tous les jours elle m’a construit aux beaux jours et nourri la nuit de ses rêves : rêves des autres : quels autres sinon : ? : il n’y avait que ces autres et : je les reconnaissais : ton père est parti en : voyage : ta mère est : restée pour ne pas : voyager : et toi pierrot ? où cours-tu si vite que même le vent ne te reconnaît pas ?
« ne me parlez pas de poésie ! c’est bon pour les femmes. et encore. elles n’y comprennent rien. n’écrivez jamais sous leur influence. vous dites que votre voisine de palier a été assassinée ? quelle horreur ! assassinée alors qu’un flic… je veux dire… vous n’avez rien entendu ? le mur… » (paterson m’a rejoint dans la rue. j’ai pensé : tiens : elle est seule maintenant. que va-t-il me dire que je ne sache déjà ? veux-tu parler toi-même ?)
(tout de suite il regrette de s’être introduit chez moi sans ma permission. s’il avait su…)
(nous atteignons le fleuve. il est gris à cette heure. reflets des éclairages. il arrive avant moi sur le quai. allume une clope. il m’écoute arriver. il mesure l’effet de la pesanteur sur mon effort. c’est un vieux technicien, paterson.)
(— jadis je lisais moi aussi de la poésie. je porte le nom même de la poésie, vois-tu ? géant de brique et d’acier couché sur la rive. je trouvais ça vachement poétique. ça rythmait la monotonie des études. il n’y a rien de plus tuant qu’un classique français. tout ça pour devenir flic. un flic à cadavres…)
(le mouchoir est noué au fond de ma poche. le sang laisse une trace indélébile. qu’est-ce qu’il a trouvé dans les tiroirs, ceux-là mêmes qu’on entendait glisser derrière le mur, interrogeant notre curiosité à peine captée par les signaux d’une série à suspense ?)
la ville plonge tous les soirs dans l’eau du fleuve : plonge seule dans ces eaux massives : comme la roche des montagnes : la ville se noie une fois par jour dans ces eaux renouvelées : nuit transparente : verre de l’angoisse : rien n’explique ce qu’elle devient quand nous avons cessé d’y penser : autre fleuve qui n’appartient : à personne : je jouais aussi la nuit
— pour gagner le jour : (il fait mine de s’en aller. petit salut interrompu par une idée.)
(le sang. de qui est ce sang ? elle ou… ?)
(il désigne la lumière d’un café d’un coup de menton. que lui a-t-elle dit ? que sait-il ?)
(nous entrons.
pendant que papa parle toi tu te tais sinon papa ne dira pas la vérité la vé vérité à maman
)
(ça va, pierrot ?)
nous ne tuons que des animaux et nous les tuons parce que nous ne ressentons rien de particulier à constater qu’ils cessent de vivre comme on a fini par exemple de parler.
j’étais d’accord avec ça.
paterson disait qu’il n’avait jamais : tué personne : à ce moment-là j’ai : compris la parenté poétique entre : paterson : et : personne : ou : je cherchais à penser à autre chose.
(« elle a été assassinée par quelqu’un qu’elle connaissait. on voit ça dans tous les feuilletons, mec. elle s’est laissé surprendre. comme ça : » il se met derrière elle et il fait le geste de lui couper le cou : avec le pouce dressé : elle rit : elle a toujours ri avec les hommes qui s’en servent pour démontrer leurs théories.)
mouais…
VOS ANIMAUX VONT AIMER ÇA. moi, si j’étais boulanger, et que je mettais en vente le pain dur pour ne pas le jeter aux ordures, voilà ce que j’écrirai sur la vitrine : VOS ANIMAUX VONT AIMER ÇA. c’est ce que j’écrirai si j’étais boulanger et que, forcément, je ne vendrais pas tout mon pain avant qu’il ne devienne dur et bon à jeter. les animaux mangent n’importe quoi : la preuve.)
(tu dis… ?)
pendant que papa parle toi tu te tais sinon papa ne dira pas la vérité la vé vérité à maman
*
tu as la clé oui j’ai la clé et je vais m’en servir je m’en sers j’entre je pénètre il y a des témoins je ne toucherai à rien promis juste les yeux là laisser la porte entrouverte car ils le veulent si tu la fermes ils vont se douter de quelque chose
apollinaire j’aime ta poésie car tu sais ce que tu dis chaque fois que chante un obus tu es là plus vivant que les morts maintenant entourés de servantes le vin coule à flot le flot coule à vin tu es là plus vivant que mort et plus poète que dieu
n’entre pas avec moi dans cette scène du crime mais ne t’éloigne pas reste avec eux derrière la porte que je n’ai pas refermée comme le mur
elle y colle son oreille elle entend ce que je vois
apollinaire j’aime quand tu fais les vers mieux que les morts et même que les vivants qui ne sont pas encore morts de cette mort qui est injuste quand on s’appelle apollinaire et juste si on ne s’appelle pas j’ai la clé je te dis oui paterson n’y voit pas d’inconvénient il a dit c’est drôle cette fois il n’a pas dit bizarre drôle ça veut dire drôle et bizarre bizarre ne change pas de conversation tu verras comme la poésie quand elle se mêle de rendre à la vie sa mort est un exemple de ce qu’il est possible de posséder sans voler son prochain et sans faire la guerre ou alors une guerre juste avec des sentiments et surtout celui de ne pas être mortel enfin pas pour l’instant oui j’ai la clé et j’entre sans toi sous le regard des témoins qui n’en savent pas plus que toi d’ailleurs que sais-tu de ce que je sais que sais-tu du bonheur que j’ai trouvé alors qu’il n’en était plus question avec toi j’ai perdu la clé elsie justine elsie juliette tu ne sauras jamais.
(il entre finalement.)
« je ne sais pas, dit paterson. c’est drôle. je ne sais pas ce qu’il faut en penser. il était… dévasté. tu connais mon intuition. oui, oui ! j’éteins. voilà ! » il éteint et se met à penser, dans le noir complet de la chambre il n’arrive pas à une conclusion, ni même à une hypothèse au moins un peu crédible. « pat ! tu penses. dors maintenant ! »
(j’entre avec lui.)
on ne devrait pas aller plus loin que la connaissance de la surface. pourquoi cherches-tu à en savoir plus ? parce que c’est un roman. un roman est de la poésie en prose, dit furetière plus de trois siècles avant toi. ne t’éternise pas ici. ne te dépose pas comme la poussière. n’ouvre même pas la fenêtre pour revoir la rue sous un angle légèrement différent. ne caresse pas le rideau. cette odeur n’est pas la sienne. tu n’as jamais su qui elle était pour les autres. mais quels autres, bon sang !
apollinaire poète n’est pas là au rendez-vous de la mort que quelqu’un de plus vivant que lui a donné à quelqu’un de moins mort que toi
rentre chez toi petit oiseau sinon papa fera pas beau
maman le sait depuis toujours c’est pas d’l’amour c’est du raté
hou hou ce qu’on est bête eu ! hou hou de pas savoir compter hou hou ya pas plus bête eu ! bé bé a fait fait pipi !
que cherches-tu toi qui n’es pas poète ? que trouveras-tu si tu cherches mal ? qu’arrivera-t-il si tu trouves la vérité ? que t’arrivera-t-il si personne n’y croit ?
il commença par compter le nombre des tiroirs. il n’y avait pas de traces de lui ici. à moins qu’elle en ait transporté après… depuis cet ailleurs que tu as tant aimé, pensa-t-il. mais les souvenirs commençaient à perdre leurs contours.
ramène la clé petit père ramène à papa apollinaire sera content chaque fois que tu ramèneras la clé à ton géniteur
n’oublie pas que la poésie est un rêve d’adulte petit père qui n’a pas lu qui n’a pas pris le temps de lire dans ses yeux…
(il referma la porte. il n’avait rien trouvé de compromettant. paterson n’exigerait rien d’autre de la science. il se doutait de quelque chose.)
(la vitrine d’eugène est noire maintenant. c’est de sa fenêtre qu’il la regarde. telle est la poésie : ils coupent l’électricité et tu te souviens de ce qu’elle éclairait. ne pense pas à autre chose, petit père !)
— c’est drôle, dit-il tout haut. nous ne vivons plus que pour nous-mêmes. as-tu pensé à quelqu’un aujourd’hui. je veux dire : sans intention de t’en servir ? non. il ne le dit pas. il le pense seulement. elle dort déjà.
ramène à papa la petite clé que maman t’a donnée
ramèn’ toi p’tit père n’oublie pas la clé et ne pens’ plus à cette garce !
*
ah ! si elsie savait ! si savait elsie ah !
(il rit.) (elle dit : t’es con ou quoi ?)
ti rrri tititi titi tititi ta !
facileu la chanson suffit d’savoir chanter disait papa à maman qui chantait aussi
tu trouveras la clé si papa le veut bien s’il veut pas t’es foutu maman te violera !
ti rrri tititi titi tititi ta !
ah ! si elsie savait ! si savait elsie ah !
le train est parti sans moi
(il répéta cette phrase plusieurs fois et se lassa.)
— si c’est une chanson que tu veux composer va voir chez la voisine je crois qu’ell’ ne dort pas
il faut que ça rime, merde
il n’y a pas de nuit sans cette idée que : ce n’est rien : qu’un rêve : les rêves ne sont pas plus vrais : que les histoires : bébé va dormir : pas besoin de lui sucer les pieds : il dort très bien sans ça : bébé : pas de nuit : sans : au moins ceci : je vis parce que je veux vivre : je me suis répété ça toute ma vie : et je ne le répète à personne : sauf : si c’est un poème que je suis en train : d’écrire : là : dans la nuit : alors : que je viens de perdre ce que j’aimais : le plus au monde : elle n’a plus ce : contour : elle a perdu : ma nuit : (et comme il poétisait sans pouvoir mettre fin au rythme que lui imposait la douleur, le vent se leva, toujours dans le même sens, agitant les stores qu’on avait oublié de replier sur eux-mêmes comme je me replie sur toi-même maintenant que tu dors à jamais. il suait légèrement. un peu froid aussi : écris : froid : sans ce froid : le sens se perd : tu écriras : froid : chaque fois que j’aurais froid : et rien : quand je ne serais plus là pour avoir froid : il sentait que le drap s’humidifiait. il plia ses jambes. la pluie se mit à tomber, agitant des pétales. pourquoi ne pas revenir ? seul. en mission. paterson me demandera une justification. je vais y penser toute la nuit. j’irais. le train ne partira plus sans moi.)
un jour tu dormiras sans penser une seule seconde aux autres
tu ne penseras qu’à toi-même tu te verras dans la mort et elle prendra un sens
demain est un jour sans fin un jour de solitude presque supportable les parapets auxquels tu penses valent bien les sables de l’aurore
aimeras-tu encore si personne ne t’aime d’abord ? qui recommencera ce qui est perdu sans toi ?
le mouchoir. le sang. ce billet de voyage. paterson l’a regardé des deux côtés. il m’a souri. la clope pendait sur sa lèvre. il a reposé le billet sur les dessous. refermé le tiroir. glissement interrompu par. il insiste. retire le tiroir. sa main explore cette profondeur. non. rien. dit-il. des fois. j’ai souri moi aussi. le même billet dans ma poche. il suffirait. mais je ne l’ai pas tuée. qu’est-ce que je cache. je me cache. je tiens à cette existence. je ne possède qu’elsie. et elle me possède. avec juliette. je veux dire : justine. nous. promesse d’été. tu verras. toi et moi dans cette eau. tu ne veux pas en savoir plus.
cher papa,
je t’écris parce que je n’ai plus de nouvelles de toi depuis que maman est morte. j’ai épousé elsie ou c’est elle qui m’a épousé (excuse-moi de plaisanter, tu es peut-être souffrant, on n’est jamais chez soi dans ces maisons). j’ai arrêté mon premier délinquant. je ne dis pas que ç’a été facile. il était armé d’un cutter et me menaçait. je lui ai tiré dans le genou. il est infirme mais je suis vivant. elsie est fière de moi. tu le serais aussi si tu… je ne sais pas de quoi tu as besoin. écris-moi à l’adresse ci-dessous s’il te manque par exemple des vêtements ou des cassettes. elsie voudrait te connaître mais elle a peur de ces maisons. sa mère n’y a pas fait long feu. te souviens-tu, papa, comme nous avons bien vécu quand maman nous a quitté ?
les trains voyageaient sans moi le ballast est en ruine à présent des enfants y montent pour jouer à quoi jouent les enfants qui ne jouent pas
paterson me demandera pourquoi. il voudra savoir pourquoi je veux aller là-bas. la mer. les vacances. il dira : tu sais quelque chose que je ne sais pas ?
elsie : tu vas où tu veux. c’est ton boulot. paterson est content de toi. lui et moi…
ou bien y aller sans rien dire à personne paterson-personne se souviendra du billet trouvé dans le tiroir il dira : tu sais quelque chose que je ne sais pas, mec. et il aura raison
—
.si tu as besoin d’argent ne m’en demande pas pour l’instant car je n’en ai pas. nous avons même des dettes. tu te rends compte ? si encore il y avait assez de place pour te recevoir, mais non. 18 mètres carrés avec un lit de deux mètres carrés, il en reste 16, tu te rends compte ? je te laisse calculer le reste : l’armoire : la table : la télé : les dégagements des ouvertures : deux portes et une fenêtre : impossible de faire mieux, tandis que toi tu as une chambre pour toi tout seul, et tous les avantages de la vie communautaire. non vraiment je t’envie. je ne sais pas si on aura cette chance, elsie et moi. demain j’arrête mon deuxième délinquant. ce sera plus facile : il a ton âge. tu te rends compte ? elsie dit que le monde est fou. c’est ce que je pense aussi.
*
l’excuse était toute trouvée : « je vais voir mon papa.
— ton papa ? fait paterson. c’est urgent ? » bonne idée. je n’y avais pas pensé. oui, urgent. aujourd’hui même. je pars !
*
pas de sentiments : dit papa : la poésie est à l’extérieur : tu en vois : toi : des sentiments : à l’extérieur : non : n’est-ce pas : les sentiments sont en toi : ce n’est pas le bon endroit : pour pratiquer la poésie : fais de la poésie dehors : images : sons : idées : voilà : la poésie : les femmes : dehors : ne les fait jamais entrer chez toi : et elles feront la même chose : pour toi : tán tán tán fait : le marteau de don ramón : la voilà : la poésie : au matin : c’est le marteau des bourreaux : qui te réveille : ne te laisse pas : réveiller par autre chose : fils : (j’étais pisté. je ne pris pas le train. paterson s’étonna. « tu n’es pas allé voir ton père ? »)
(mentir à paterson, c’est prendre le risque de devoir répondre à ses questions. « non. tu vois. je ne suis pas allé voir mon père. il est mort.
— merde ! » du coup on descend prendre un verre. quelle sera la prochaine question.)
un mensonge pour ne pas mentir : si c’est ça la poésie je n’écris plus : ni à papa : il est mort : ni à personne : paterson : merde : dit-il comme si : la poésie ment plus facilement que : examinons la chose : que quoi : au fond la question est de savoir : ce que je veux savoir : et que personne : ne sache : son cadavre n’a attiré : personne : personne n’est venu : pour savoir : elle est morte sans : les autres : elle disparaît en moi : mais pas sans que je sache : elle : me cachait quelque chose : qui : en sait plus que moi : sur elle : « tu bois pas ? »
autre question : « c’est quand les funérailles ? »
et : « où ? »
non je ne bois pas après demain je… ah et puis merde !
paterson ne m’avait jamais vu souffrir autant. il comptait sur elsie pour que ça aille mieux. elsie, il ne manquait plus qu’elle !
.chaque fois que tu m’écris j’en sais un peu plus sur toi-même. ici je m’ennuie un peu, mais c’est parce que tu n’es pas là pour me montrer les bons côtés d’une existence tranquille. qu’est-ce que j’aurais aimé voyager ! comme ton père. là-bas, ce mot me fait rêver. je veux rêver avec toi. mieux vaut passer la vie à rêver qu’à revenir avec des blessures que personne ne comprend. je ne dis pas que tu ne comprends pas ton père. lui aussi te comprend, j’en suis sûre. mais le monde est tellement fou ! tout cet argent ! comment peut-on espérer trouver le bonheur de cette manière ? ce serait trop facile. le plaisir non plus ne promet rien, crois-moi. regarde ton père. il n’a plus rien à raconter. je te dis ça pour que tu ne commettes pas la même erreur. on sera bien ensemble. personne (paterson) ne se mettra entre nous. et comme ça jusqu’à la fin. je veux mourir avant toi.
et de nouveau cette pluie fine qui ne fait pas de bruit ce silence à peine froissé par les draps cette attente qui peut rendre fou si on se laisse aller à ne pas chercher le sommeil
dehors le monde est loin d’être fou il fonctionne à merveille : tu veux dire chacun sa peau : toute la distance qui sépare l’orgasme de la véritable possession : peu importe les lois : les systèmes : les technologies : travailler ou voler : ou les deux avec de la chance : le juste équilibre entre l’honnêteté et le crime : ce n’est peut-être que cela la politique : et non pas ces utopies qui viennent à l’esprit : avant même que l’éducation nous les livre : toutes nues : telles qu’elles sont venues au monde : enfants du bonheur : nées de la rencontre : entre le désir et la réalité : ce qu’on sait : de la réalité : et ce que personne ne sait de soi : non décidément le monde n’est pas aussi fou qu’il en a l’air : une journée de pêche au large : après avoir tué le propriétaire du bateau : sachant que tout a une fin : livrant son corps : à la justice : à la vengeance : à la raison : revoyant sans cesse : jusqu’à ce que ça cesse : l’éclat métallique d’un poisson tel que personne : paterson : ne l’a jamais vu : et dire oui : à la mort donnée pour que justice soit faite : on peut remplacer le poisson par n’importe quoi d’autre l’effet est le même : le monde existe enfin.
.chaque fois que tu m’écris, je deviens seule. comment expliques-tu cela ? je vais lire dans le cimetière. là, au moins, on m’y fout la paix. je n’ai jamais rêvé avec les autres, tu le sais, mais avec toi je rêverai comme s’il n’y avait que ça à faire pour en finir avec les autres et être enfin soi-même. n’avoir plu soif, ni faim, ne plus rien exiger, être satisfaite d’en être arrivée là, je ne demande rien de plus et je suppose que c’est possible si tu m’aimes vraiment. mais m’aimes-tu comme tu dis ? j’ai bien vu que tu… bandais pendant que je t’expliquais ma façon de voir. tu m’as déçue. je suis rentré chez moi en pleurant après que le train s’en soit allé. tu n’imagines pas comme je me suis sentie abandonnée. je t’en supplie, tâche de ne pas recommencer.
*
en admettant que j’ai eu tort de douter de l’amitié de paterson. en admettant qu’il n’y ait rien entre lui et elsie. en admettant que j’aie été heureux comme je le dis. en admettant que je n’aie jamais quitté cette ville. en admettant que la poésie ne serve à rien. en admettant que le monde soit fou. en admettant que je ne sois que le personnage d’une idée. en admettant que personne ne soit mort de mort violente cette nuit-là. en admettant que la pluie soit un phénomène naturel. en admettant que le vent qui la porte soit un bon vent comme il en pousse encore sur le rivage où je reviendrai si je le connais. en admettant que la ville soit une ville comme les autres. en admettant qu’un seul mot mette les oiseaux en fuite. en admettant que l’océan soit lourd de sens. en admettant qu’il n’existe rien d’autre que ce bonheur. en admettant que je ne prononce jamais le mot amour. en admettant que nous ne connûmes pas la joie. en admettant…
« parle, dit paterson. je veux comprendre. »
nous nous réfugions à l’extérieur : quand : le monde a compris qui nous sommes : qui : nous ne sommes plus : ce que nous allons : devenir : ce que nous sommes déjà : pauvres : pédants : surpris dans l’effort de l’explication qui coïncide en tous points avec la théorie : énoncée plus haut : avant que ça n’arrive : et comme dit paterson qui n’est personne : c’est arrivé et je ne l’ai pas vu venir : vous : « : m’avez suivi toute la journée, toi et gilette qui porte un nom de rasoir et qui est rasoir somme tout le monde le sait au bureau : suivi : comme si : »
admet !
(paterson écrit le nom de la ville, la plage, la promenade, le vent, les gouttes d’une pluie qui n’est pas tombée. puis il repose le crayon pour que j’écrive moi aussi et alors l’idée d’écrire ce poème me vient à l’esprit et je me sens les ailes d’un pénitent aux armes fourbies dans l’obscurité.)
l’extérieur de nous-mêmes : n’est que l’intérieur des autres : « allons-y » dit paterson qui : aime l’aventure : la preuve : elsie : « si tu as une idée » : dit-il en reprenant le crayon : une idée de ce qu’elle était : non : je n’ai pas cette idée : j’en ai une autre : elsie : ne comprendra pas : ainsi : s’achève ce qui n’a jamais : ô non jamais : commencé : . chaque fois que tu me regardes je me sens trahie, comme dimanche dernier quand je t’ai surpris me regardant entre les branches peut-être parce que je regardais une ancienne histoire qui n’a pas eu de commencement comme je peux te l’avouer maintenant. es-tu venu pour m’emporter comme un fruit qui de toute façon mûrira et pourrira si tu ne t’en nourris pas ? ou pour m’amener en voyage le temps pour moi de connaître les limites de l’amour ? drôle de petite gare que notre gare et son train aux vitres sales ! pourquoi y sommes-nous toujours seuls ? pourquoi reviens-tu sans autres nouveautés que ce qui se passe dans ta ville ? pourquoi ne se passe-t-il rien ici ? tu vois : je ne reste pas aussi inactive que tu dis. j’ai trop à penser pour te laisser revenir comme le jour ou la nuit.
« allons-y, dit paterson. un week-end aux frais de la princesse. toi et moi, en vieux copains. on ne posera pas trop de questions. quelqu’un te reconnaîtra. on se demandera qui je suis. on finira par tomber sur quelque chose. quelque chose de facile à suivre. tu sais. comme le parfum d’une femme au milieu des autres femmes. c’est ce que je préfère dans la vie. »
« partir où ? demande elsie. tu ne peux évidemment pas m’en parler. moi, je te dis toujours où je vais. je n’ai rien à cacher. je suis d’ailleurs fatiguée de ne jamais rien cacher. je voudrais te cacher quelque chose. même une toute petite chose. un atome de secret. je ne sais pas pourquoi je dis ça. tu ne dis plus rien, toi. pars. partez. filez au train des assassins. les prisons sont si accueillantes ! regarde la mienne. »
heureux ceux qui sont faits pour les grands voyages. moi je ne vais jamais plus loin que l’océan. jamais plus loin que cette rive infinie. et toujours pour me souvenir de quelque oubli.
heureux celui qui me suit parce que je sais où je vais. il prendra exemple sur mon silence obstiné. il me suivra partout pour en savoir plus que moi sur ce que j’ai quitté et ce qui m’a abandonné.
ce n’est pas le malheur qu’on vient chercher ici. il n’y a plus de traces, plus de témoins, plus de sens. le même vent revient avec les mêmes histoires.
l’eau verte ruisselle encore aux carreaux déformants, mauvaises vitres des mauvaises fenêtres, meneaux que la perspective plante dans les vagues immobiles.
« partir ? dit-elle encore. je ne suis jamais partie finalement. mais je dois reconnaître que tu ne m’avais rien promis. j’ai rêvé. la vie commence avec ce sommeil, non ? »
heureux comme qui ne revient pas pour retrouver la joie. heureux de constater que ce qui a changé n’a aucune importance et que ce qui en avait est oublié.
ce monde est celui du bonheur. mérite : prix : joie passagère : ce monde ne connaît que le bonheur.
tu te nourris de la pauvreté : de la malchance : heureux d’avoir connu un instant de connaissance : au bord de l’océan, tu respirais à pleins poumons.
l’océan vient toujours à point : le train revient : autre gare : ici des chapeaux s’agitent dans le vent : elle portait l’un de ceux-là : arcades des boutiques qui ne désemplissent pas : sur le trottoir : des femmes : jettent un œil inquiet dans le fond de leur porte-monnaie.
heureux mais pas encore conquis par l’espace qui reste à explorer : seul mais suivi : attentif : observé : jouant avec la vérité : comme dans un film : elle était la véritable héroïne : non pas de tes rêves : mais de tes illusions : car personne n’est heureux : sans ces simulations : ces esquisses de soi : face : à face : de chaque côté du miroir emporté dans : les bagages : ce seul oubli te damnerait à jamais.
« pars, dit celle-ci, maintenant, ici. tu ne seras pas seul. tandis que moi… »
heureux d’inventer ce qui a été : et ce qui sera : peut-être : si l’auteur de cette disparition : n’est pas : celui du malheur que je n’ai pas fini d’invoquer : pour ne pas perdre la raison : pour ne rien quitter.
*
gilette nous attendait sur le quai, une valise verte à la main, en jupe courte, le mollet ferme et la nuque solide. paterson emportait un sac au cuir antique, comme ces souvenirs dont on ne changerait l’aspect sous aucun prétexte. j’avais mon bissac de toile noire. « je sens que t’as pas envie d’y aller », fit paterson en reluquant pour la nième fois ces guiboles qui le faisaient rêver dix fois par jour. « c’est des conneries, » dit gilette « comme d’habitude… » elle me toisa : « elle t’a laissé partir ? tu m’étonnes ! »
la vie aime les sourires pas de tranquillité sans cette démonstration d’ataraxie : aujourd’hui comme demain je suis celui qui sourit à la vie pour que rien ne me tue aussi facilement que le temps : le sourire aime la mort : la mort peinte la mort parlée la mort qui parle : de la risette au rictus : la vie aime te voir, te revoir, te perdre enfin : il n’y a rien comme un sourire : pour recommencer ce qui n’a pas fini.
perdre un poème en route, c’est retrouver son sens, dit papa en revenant d’un pays lointain. maman n’est plus là pour dire le contraire. elle est partie pour ne plus avoir besoin de le dire. je me passe de ces contradictions très bien très bien.
rien n’est plus significatif de notre déroute philosophique qu’un gréviste qui commence par avoir entièrement raison et que la reprise du travail replace dans sa déraison, voire sa folie : dit papa en revenant d’on ne sait où : d’ailleurs il ne revenait pas : il était déjà parti : une carcasse de tortue géante témoignait de son goût.
je te conseille de penser à voyager avant de voyager, dit papa en sautant dans un train. il faut lire avant de lire. il faut mourir avant de mourir. je ne sais pas s’il faut vivre avant de vivre. c’est pas le genre de truc que nous apprennent les voyages : je ne voyage pas pour vivre : je vis pour voyager.
tout dépend de la distance à parcourir : la ligne droite est le seul voyage : ne prend jamais le cercle : voyage sans compas : mais ne suis pas mes traces : retrouverais-tu celles que j’ai perdues ? non, n’est-ce pas : au revoir fiston.
écoute : l’échafaud de don ramón fait tán tán tán : le train de blaise fait : tagada tagada tagada : choisis le bruit que font les choses : ne te fie pas à leur sens : bien souvent elles n’en ont pas : que dis-je : elles n’ont pas de sens : le voyage en a un : je ne sais pas lequel : mais ça s’entend : écoute avant de partir.
nous n’écoutons pas assez les choses : nous écoutons les autres quand ils ne nous ennuient pas : on ne voyage : pas avec les autres : ils ne voyagent pas non plus : exerce ta force dans le bruit que font les choses : tu y trouveras les mots qui manquent à ta poésie.
(voilà à quoi je pense dans le train. puis :)
ne reviens pas : et j’ai peur : papa a toujours eu raison : c’est pour ça que maman est partie seule dans sa nuit : il me conseillait de ne jamais rien recommencer : même seul : même à l’affût d’un bon moment : il avait recommencé deux fois et deux fois : ça avait mal tourné : pas de détails pour étayer sa thèse : juste son visage soudain profond comme la nuit qu’elle avait quittée pour se perdre dans une autre nuit : il y en a comme ça : dit mon père : jamais heureux : de nuit en nuit : évite de renaître dans ces conditions.
(« ils font des trains rien que pour nous emmerder », dit gilette en cessant de compter les arbres que le train poursuit.)
qui est-elle ? comment veux tu que je te dise une chose pareille ! es-tu né rien que pour me poser cette question ? moi je ne suis pas né pour y répondre. au revoir et à bientôt !
(« personne t’emmerde, gilou… dit paterson en caressant les jambes avec les yeux. tu vas nous faire la vie, merde !
— ouais ! »)
c’est loin : il n’y a rien de plus loin : comme cette tortue qui est arrivée ici : avant moi : je te le dis : tu ne me crois pas : mais c’est la vérité : elle était là bien avant que j’arrive : et je ne sais même plus d’où je venais : on en trouve partout des tortues maintenant : il n’y a pas de capitalisme sans ces tortues : ah ne me parle plus jamais de tortues : et n’accepte jamais de travailler pour eux.
papa et moi on se quittait sur ces mots : je n’attendais rien : je voyais le train entrer en sifflant comme un homme dans le tunnel : et plus loin il traversait la forêt d’une cité : « tu ne connais pas non plus ta maman ! » s’étonnait chaque fois celle qui m’accompagnait dans ces voyages imités de la nuit.
(« aux frais de la princesse », répéta paterson en se frottant les mains. « c’que t’es con ! » fit gilette en se grattant le genou à l’endroit même que les yeux de paterson venaient de caresser. »)
papa te raconte des bêtises : c’est le mal qu’il ne faut pas répéter : on peut essayer une fois : si ce n’est pas trop grave : mais le bien tu peux le répéter autant de fois que ça ne ruine personne : et si le bien fait du mal à quelqu’un, madame ?
ça n’est jamais arrivé ! oh non jamais ! et ça n’arrivera jamais, tu peux me croire !
*
le poème narratif ne sera pas une épopée nul pays n’ajoutera ses terres à ces mots mais si tu veux voyager avec moi sors de toi même et va au bout de ce que tu sais
la poésie n’a pas de vocation, rien à dire elle est comme la carcasse au mur de mon salon si la tortue l’habitait encore c’est dans ton fauteuil qu’elle se vautrerait
ne conçoit pas le véhicule, ne montre pas le chemin lance la lance contre le mur sagaie ou pique elle ne voyagera pas plus loin que la tortue qui a perdu son sens pour en donner un à ton attente
et ne regarde pas par-dessus ton épaule tu es à la fenêtre pas au sommet d’une montagne les mains tranquillement posées sur l’appui peint aux couleurs du ciel
« ce qui est bien, dit paterson, c’est qu’on ne fera pas de rapport. nous sommes en week-end. divertissez-vous ! toi le jeu. toi la chasse (ou la pêche je ne sais plus). et moi l’aventure sans lendemain. »
il mentait à gilette. pourquoi ?
dans le journal ce matin même : « ne demandez pas l’impossible. soyez impossible. notre porte est ouverte de 8h à 22h. vous trouverez ce que vous cherchez. sinon, on rembourse. » gilette : « ils remboursent quoi ? »
reprenons : dit ma conscience : ici : nous avons attendu que la pluie cesse : elle n’a pas cessé : une heure d’attente : sous le regard du chasseur qui mentait lui aussi : il ne pleuvra pas : ce n’est qu’une bruine sans avenir : la fenêtre claquait : vous n’avez pas goûté à : nos desserts : régionaux : oui : touche de gris : quand vous aurez fini d’attendre : revenez : nous aimons les retours : nous avons pensé à vous : c’était hier : un an déjà : et là : ce couloir feutré : on n’entendait pas les portes se refermer : vous attendrez patiemment que la pluie veuille bien cesser de tomber : chasseur au nez rouge : elle s’en est moqué : et il n’a pas osé rire avec elle.
après les muses la patrie cette terre qui n’appartient à personne et que chacun porte en son cœur si le cœur est à chacun
mais la solitude n’a pas d’hommes on ne la voit pas dans les combats elle ne paye pas de mine elle traverse le champ du possible avec des airs de n’être pas de ce monde et d’en chanter un autre bien meilleur
tu ne descendras pas si bas si tu es aussi seul que tu dis tu ne donneras rien à voir tu rempliras les salles l’air portera tes résolutions en admettant que la vie n’est rien d’autre que la vie
« tu mens à gilette ? » paterson sourit : « je mens à tout le monde, dit-il. je ne te fais pas confiance, mec. tu y as pensé pendant tout le voyage. »
nous étions arrivés. gilette s’éclaircit la gorge.
le vieux nous l’avait dit : cet endroit est la porte du monde : les américains sont passés par là : armés jusqu’aux dents : pas tranquilles : le regard furieux : ils venaient de tuer plus de 50 boches : ceux-là mêmes qui ont tué mon père : j’ai vu leurs cadavres dans les ruines : sang impur : les américains l’ont fait couler : voyez ce qu’il reste de ces souvenirs : là : cet endroit : c’est la mort : monsieur : madame : passez votre chemin : et allez faire ça ailleurs.
.comment peux-tu dire (et écrire) qu’il ne s’est rien passé ? tu ne veux pas me comprendre. je n’ai pas pleuré une seule fois tellement je t’en voulais. nous ne repasserons pas par là. à moins que tu en aimes une autre. tu avais l’air si faux en partant. tu parlais pour ne rien dire et surtout pour que je ne dise rien. il y avait trop de monde. et personne pour te donner raison si la vérité éclatait. je suis restée seule sur le quai. plus de train avant demain, me dit-on. je ne l’ai même pas regardé. je l’ai remercié. qui ? en attendant d’en penser quelque chose. quelque chose qui ne mette pas fin à cette belle histoire. la première et la dernière, je te rassure.
ensuite ils ont tiré dans cette direction : sur quoi : je n’en sais rien : l’un d’eux hurlait à la mort : comme un chien : peut-être un indien : un autre m’a demandé si j’avais peur : il parlait français : comme ça : (imitant) : j’ai souri : mes mauvaises dents ont souri à l’amérique : il a eu pitié de moi : ça se lisait dans son regard : pas plus vieux que moi : il saignait un peu : mais ça ne lui faisait pas peur : il en avait vu d’autres : à la guerre : on saigne toujours un peu : la peur : connais pas : les boches : couic ! vous ne devriez pas regarder de ce côté : ce n’est pas que ce soit sacré : non : c’est même tout le contraire : ce n’est pas ici que je viens prier : il n’y a rien à voir si on ne sait pas : priez de l’autre côté où est le monde : et laissez l’antimonde aux pauvres comme moi : comme moi : je racontais ça à paterson. il me croyait. gilette était déjà entrée dans l’hôtel. et le chasseur me reconnut aussitôt.
*
.je t’écris de la chambre où je passe le meilleur de mon temps. quel dommage que tu n’aies pas pu venir avec nous ! l’air est ici si pur ! l’océan a une odeur, je ne sais plus laquelle. je laisse ma fenêtre ouverte et je les vois s’amuser comme des petits fous. tu serais fou toi aussi. tu aimes ça, les petites folies. je ne te le reproche pas. tu es comme tu es, mais je suis tellement différente quand j’y pense. je ne crois pas pouvoir m’amuser avec un ballon ! ni crier de joie en entrant dans l’eau comme un enfant qui a peur de l’eau et veut montrer à quel point il ne s’en méfie pas. je leur fais des signes. ils répondent par d’autres signes. mais c’est le soir que je préfère. on est tranquillement assis sur la terrasse. je pense à toi et ça fait rire les autres. ce n’est pas désagréable. on parle souvent de toi. pas moi. je suis peut-être en train de t’écrire et de m’imaginer que tu réponds en ce moment même à ma précédente lettre. je ne sais pas ce qu’ils en pensent. ils ne pensent peut-être rien.
LE BONHEUR C’EST UNE BOUEE. LA JOIE EN COULEUR. NE MANGEZ QUE CE QUE VOUS AIMEZ. LES AUTRES VOUS EN SAURONT GRE. SI VOUS PASSEZ PAR LA, JETEZ UN ŒIL SUR MOI. JE SUIS LE GARDIEN DES LIEUX. J’AI MILLE FOIS VOTRE AGE. EN ROUTE LES AMIS !
« explique-moi, » dit paterson. il attendait. gilette n’avait pas fini sa glace et croquait lentement les morceaux de noix. paterson eut une lueur lubrique. c’est comme ça qu’il s’éclaire !
« comment vous êtes-vous rencontrés ? sur le palier, je suppose. un soir d’été…. »
ouais.
« vous ne vous êtes pas tout de suite pris par la main… »
non.
« c’est dingue, dit-il. l’amour nous rend dingues. assassins quelquefois. »
ouais.
« mais pourquoi la tuer ? elle avait l’air si… tu sais bien comme elle était, mec. »
non.
une femme tombée du ciel pour vous rendre heureux ou l’inverse et alors l’homme sort de terre comme un ver quel plus grand bonheur je n’en connais pas
un secret partagé pour ne rien changer ou le contraire je ne sais plus si j’ai été heureux quel plus grand bonheur je n’en connais pas
une attente qui ne promet rien ou peut-être n’est-ce pas une attente mais le contraire quel plus grand bonheur je n’en connais pas
une fin qui s’annonce comme un cri de joie ou l’inverse un cri qui n’a pas attendu que la nuit tombe quel plus grand bonheur je n’en connais pas
aussi vrai que je ne connais rien au bonheur : « les gens mentent tellement ! » : moment de pures vérités : ça commence toujours : comme ça : au lieu de vivre nous garantissons : que la morale sera au rendez-vous de chaque : reproduction de nous-mêmes : enfants donnés : à cette terre légiférant : à ses eaux rendant : justice : à l’eau : au feu : et à cet air que : l’air ne connaît pas : « tu ne trouves pas ? » je trouve que les gens ne mentent pas assez : si tu veux savoir ce que je pense des gens : mais je ne pense rien de toi pour le moment : je me laisse emporter par les signaux de ta : présence : nous nous sommes rencontrés : par hasard : et c’est par hasard que nous serons : séparés : « tu n’as pas assez cherché, menteur ! »
flaques de sang sur coulures de mémoire : blason du temps : je n’ai rien vu venir.
« nous avançons, dit paterson. tu la connaissais. forcément ! une pareille femme derrière le mur. moi-même… elle a laissé des traces. toi aussi tu en as laissé. pour gilette, t’occupe pas. c’est autre chose. rien à voir. d’une pierre deux coups, si tu vois ce que je veux dire. » et elsie ? elsie qui attend que quelque chose arrive…
LE BONHEUR EXISTE. TOUT LE MONDE EXISTE. EN PISTE LES AMIS ! TOUS LES VOYAGES ONT UNE FIN. LES FEMMES ET LES ENFANTS D’ABORD. NOUS ALLONS PLONGER DANS UN OCEAN DE BONHEUR. RETENEZ VOTRE RESPIRATION, MESSIEURS… ÇA VA VOUS COUTER UN MAX !
le chasseur me regardait en souriant le plus discrètement qu’il lui était possible compte tenu de la quantité de miroirs. gilette aussi était agacée par cette « orgie de miroir ». paterson cligna d’un œil : « les miroirs, je m’en fous. mais orgie, ça me plaît tout à fait. » il riait sans qu’elle sût pourquoi et elle s’en offusquait.
ça arrive toujours : mon fils : deux femmes : et pas une possibilité de voyage de l’une à l’autre : les femmes devraient borner nos tentations : pas les vaincre : mais elles le font : preuve : que le monde ne nous appartient pas : tu en tiendras compte en faisant tes bagages : que t’écrivait-elle ?
.seule mais pas si bête que tu crois. je ne t’ai pas attendu. j’ai repeint toute la maison. d’une même couleur. tu verras. la question est : est-ce que la couleur que j’aime l’aime aussi ? toi. évidemment, tu diras que c’est toi qui n’aimes pas cette couleur. tu es construit à l’envers, comme tes raisonnements. pour les rideaux, je ne sais pas encore : transparents ou pas trop. pleine lumière ou lumière tamisée. tu me diras. je t’attendrais. je te laisserai le choix. j’ai acheté les rideaux. les deux. d’abord la lumière tamisée et ensuite la pleine lumière. je voulais choisir. et puis je me suis dit que toi aussi tu existes…
*
quand j’en ai fini avec les fenêtres je recommence avec mon lit
dis tu veux pas me trouver une rime en être et une autre en i ? à part pipi et mettre…
nous ne serons jamais poètes dans ces conditions
« oui. oui. c’était là. elle parlait d’elle. elle n’avait rien vécu d’extraordinaire. c’est elle qui dit extraordinaire. pas moi. on en est tous là. je ne sais plus de quoi elle parlait. son enfance. heureuse, oui. petite bourgeoisie de fonctionnaires. des vacances. la neige. le sable. des voyages aussi. organisés, oui. jamais elle ne m’a parlé d’un problème avec qui que ce soit. elle avait aimé, oui. non, je ne sais pas qui. je ne savais même pas qu’elle était née ici. elle parlait de l’océan avec des mots qu’on n’a pas l’habitude d’entendre. comme quoi, je sais pas. des mots comme épars. je me souviens du mot épars. mais à propos de quoi. les chalutiers revenaient. vols de mouettes. rien d’original. du documentaire, oui. mais ce qu’elle préférait, c’était se baigner. non, pas à poil. juste se baigner et jouer avec l’eau comme une enfant. je te l’ai dit : elle est très différente d’elsie. était. »
« tu veux pas savoir ? »
non.
quand je sais plus où me mettre je m’en vais faire pipi
je t’ai dit pas mettre ni pipi !
mais pourquoi. pourquoi. pourquoi.
les seules lettres sont d’elsie. était ?
sont.
juliette. justine. quelle importance.
« lucienne, dit paterson. tu ne vas pas me faire croire que tu ignorais qu’elle s’appelait lucienne ! pas d’emploi. pas de revenu officiel. rien sur son passé. elle est née ici. qu’est-ce qu’elle te voulait, mec ? »
qui suis-je. si elle me voulait quelque chose. si elle attendait de moi quelque chose.
paterson descendit en tenue de tennisman. d’après lui, gilette avait les plus jolies gambettes qu’il avait jamais vues. il n’en avait jamais vu d’aussi près d’ailleurs. le chasseur me sourit encore. que sait-il d’elle ?
elle n’écrivait pas mais elle me parlait d’elle comme si elle avait toujours écrit.
..je ne te dirai pas où je suis née. peu importe cet endroit que j’ai oublié de toute façon. et c’était il y a si longtemps ! j’ai appris à tricoter et à préparer le lit. voilà l’essentiel de mon éducation. tu veux en savoir plus sur ta poulette ? un tricot et des draps. l’intérieur de moi-même ne contient rien d’autre, je te préviens. je vais te décevoir. nous n’irons nulle part. pas plus loin qu’ici. je porte malheur. veux-tu en savoir plus ?
…tu passes beaucoup de temps à la fenêtre, mon chou. je te surprends en pleine admiration. ou alors tu ne regardes rien. (soulevant le rideau) il pleut. nous ne sortirons pas. comme tout cela sent l’ennui ! je m’ennuie. tu m’ennuies. est-ce que je t’ennuie ? (baissant le rideau) nous étions deux petites filles…
….je déteste qu’on lise ce que je viens de lire. j’ai l’impression qu’on me vole quelque chose. oh je sais que je n’ai pas écrit cela, mais le lire juste après moi me dépossède de quelque chose. je ne sais pas quoi. je viens de perdre ce que j’avais retrouvé. à cause de toi ! parce que tu es curieux de savoir pourquoi j’ai eu une petite larme au coin de l’œil. du coup je n’ai plus envie de pleurer…
cela ne sonne-t-il pas comme un poème ? cela ne prend-il pas un sens comme un poème ? cela n’inspire-t-il pas un autre poème ?
en pleine nuit, je crie. paterson entre aussitôt. il allume. je suis assis dans mon lit. « il ne manquerait plus qu’on t’assassine toi aussi, » dit-il en riant un peu, mais pas trop. j’ai vraiment l’air d’avoir vécu ce que je viens de rêver. mais quand l’ai-je vécu ? paterson ne pose pas la question. le lendemain, au petit-déjeuner, gilette dit en baillant qu’elle n’a rien entendu. « elle s’en fout, » conclut paterson.
« moi aussi je m’en fous. »
j’ai vraiment l’air d’avoir souffert.
quand j’en ai fini avec les fenêtres je recommence avec mon lit
et quand j’en ai fini avec mon lit « ça rime, tu vois » « c’est pas une rime ça » je me remets à la fenêtre « tu te fous de ma gueule oui »
l’existence serait mortellement banale si nous n’avions rien à acheter pour changer ce qui n’a plus d’importance
gilette achète le même chapeau que lucienne. je ne dis rien. paterson ne saura pas ça. il s’achète une pipe de pacotille. « c’est pas pour fumer, dit-il, mais ça fera joli sur le bahut. bobonne aimera ça. et toi, pierrot, qu’est-ce que tu t’achètes ? »
ah si j’avais de quoi écrire dans cette ville balnéaire « tu me trouves deux rimes ? » ah si j’avais de quoi me faire me fair’ me fair’ me faire élire ! « tu te fous de ma gueule ! »
je n’ai jamais pris la poésie au sérieux je dois te confier que je n’ai jamais pris la poésie au sérieux je ne te dirai pas que je n’ai jamais pris la poésie au sérieux que serais-je si j’avais pris la poésie au sérieux que serais-tu toi-même si je prenais la poésie au sérieux que serions-nous devenus si j’avais pris la poésie au sérieux la mort n’a rien à voir avec la poésie la poésie n’a jamais tué personne mais qui ne la tue pas parce qu’il la prend au sérieux
« oui. oui. je crois qu’on s’est bien amusé elle et moi. oui. oui. l’amour aussi. l’amour surtout. mais quelle idée d’écrire de la poésie. je n’étais pas venu pour ça. pour l’aimer, oui. pour constater que je pouvais encore aimer. mais de là à en écrire le poème, non, je n’y croyais pas. pas autant qu’elle. elle lisait tout au chasseur qui prétendait la comprendre. il n’avait pas dit qu’il l’a comprenait mieux que moi. mais c’était ce qu’elle disait et il rougissait. il ne rougit plus maintenant. oui. oui. celui-là. »
« je sais pas ce qu’on est venu faire ici, » grogne gilette. paterson allume sa pipe, celle qu’il fume toujours. reluquer de belles jambes ne l’empêche pas de fumer.
*
« qu’est-ce qu’on trouvera ? rien…
— comment rien ! elle a été assassinée. ce…
— faites chier, les mecs, » glousse gilette.
« je suis venu pour m’amuser, » dit paterson pour que le chasseur comprît que gilette ne l’amusait pas et qu’il commençait à s’emmerder. « un week-end c’est vite passé, continua-t-il dans la même intention. demain, c’est dimanche et je vais jamais à la messe. » le chasseur rit de bon cœur. moi aussi je riais et je me demandais ce qu’elsie en penserait si elle savait que je n’étais pas là pour m’amuser.
nous nous éloignons des villes pour ne plus être en ville tautologie du citadin que les montagnes interrogent et que la mer arrête à temps
ils veulent de la réalité ils en auront de la réalité si je me mets à écrire ce que je pense ce que je pense
j’ai le cœur malade monsieur il doit être aussi usé que mes yeux je n’ai pas tout vu mais je mens comme si on m’avait tout expliqué
l’enfant que j’ai été n’a plus de sens il n’en a pas eu longtemps monsieur et rien ici bas ne m’a rendu fou aussi je me vide comme un verre à la santé de l’humanité monsieur et au retour de l’esprit de clocher
ah si vous aviez dans votre trousse de quoi soulager ma petite douleur je ne dirais pas non à un verre ou deux et même trois si ça ne vous fait rien parce que je n’ai pas perdu l’espoir de guérir de toutes les maladies que j’ai attrapées sans intention de faire du mal à mon prochain
si ça c’est pas de la réalité vous me donnerez des nouvelles de la réussite de la médecine sur l’état de la poésie et sur la poésie de l’état.
le chasseur me fit signe qu’il avait quelque chose à me montrer ou à me dire. il m’entraîna dans un coin sombre à l’abri des miroirs. il ôta son képi rouge et noir, le retourna et sa main s’enfonça à l’intérieur. il en sortit un lapin… non… pas un lapin, une enveloppe. « c’est pour vous, monsieur… »
je suis remonté avec la lettre dans la poche.
pas question de poésie dans ces climax. paterson me vit passer sans me voir. j’ouvris l’enveloppe. elle contenait une carte couverte d’une écriture épaisse et anguleuse. « lucienne était une salope, » et ce n’était pas signé. je redescendis pour prier le chasseur de fermer sa gueule, ce qu’il promit sans autre exigence que le même silence à propos de la personne qui lui avait remis la lettre. il savait qui elle était, mais ça n’avait aucune importance : le lieu et l’heure du rendez-vous étaient fixés. une femme ? un homme ? il ferma les yeux pour que je n’en susse pas plus. il eût fait un joli cadavre.
les morts les morts ne sont pas plus petits que les riens les riens qui n’enfantent jamais
je sortis sous la pluie.
je connaissais la rue. pas de quoi me surprendre. nous y avions habité. mais c’est sur le trottoir d’en face que je revis nina.
nous sommes bien incapables de commencer par le début ce qui n’a pas encore de fin. nous sommes plutôt happés par les exigences de ce qui n’arriverait pas si aucune suite ne devait avoir lieu. du coup, les choses et les personnes reviennent peupler ce qui n’avait plus fonction de vide. ainsi, sans nina, je n’aurais pas trouvé le sommeil cette nuit-là et j’aurais affecté un bien triste aspect sur le chemin du retour, dos à dos avec d’autres voyageurs peut-être aussi dénués de sens que je prenais le risque de le devenir si je n’allais pas au bout de ma douleur.
nina ! m’écriais-je.
ne me dis pas que tu as écrit cette horrible chose…
je ne t’ai encore rien dit !
je la suivis.
entrée dans la nuit.
ces corps de femme parfaite me tourmentent tous les jours.
là, le clodo s’interpose et me retient tandis qu’elle semble fuir : guérissez-moi monsieur le médecin je n’ai pas toujours été le meilleur et il se trouvera toujours quelqu’un pour dire du mal de ce que j’ai fait de bien et de moins bien monsieur
si je voyais aussi bien que vous et si je n’avais pas la gorge sèche ah si rien ne me faisait souffrir comme je souffre ô mon bon témoin je ne prierais personne qui ressemble à un homme je n’appellerais pas les chats au secours de ma solitude je me conduirais comme un bon serviteur de ces dames
mais je suis le diable en personne et personne ne dira le contraire monsieur qui me voulez du bien et à qui je ne souhaite aucun mal
voyez l’état de mon état et la perte de nos colonies hier j’étais un bon soldat et aujourd’hui je fuis à toutes jambes monsieur à toute allure le plus vite possible et sans vous monsieur sans rien vous demander sinon d’ouvrir votre trousse pour consulter votre carnet de rendez-vous monsieur et me donner une date je ne demande rien d’autre une date me suffira monsieur encore que je n’aie plus le temps d’en discuter avec vous monsieur plus le temps ni plus l’envie
viens ! dit nina. dépêche !
*
poésie des conversations : ici bas : la rue en conserve précieusement la mémoire : de quoi ? mais à manger monsieur !
laisse tomber il mange à sa faim
voyez la crotte que je viens de faire en avez-vous vu de plus petites à part celles de bébé
si vous ne buviez pas autant
mais je ne bois pas madame je respire comme tout le monde n’ai-je pas droit à cet air qui appartient à tout le monde et que vous pourrissez parce que vous achetez l’inutile et l’agréable
un peu de vin ne lui fera pas de mal
un peu peut-être mais beaucoup
monsieur est bien aimable de penser à moi pas facile de penser aux autres quand madame exige qu’on lui achète tout ce qui lui vient à l’esprit
ah dites donc espèce de parasite
monsieur notera que le mal ne vient pas de moi
vous feriez bien d’aller chercher une autre bouteille
ces parasites nous pourrissent la vie
ma crotte est si petite madame
tu vas le laisser m’insulter là sans rien faire sinon lui donner de quoi se payer de quoi continuer de quoi
madame a besoin de respirer monsieur supporte-t-il ces salopes qui écrivent pour ne rien dire et qui voudraient qu’on les encense dans les journaux et à la télé
« monsieur » n’est pas venu pour ça prenez et allez vous acheter une bouteille et buvez à ma santé
je ferai comme dit monsieur le médecin un verre ne peut pas me faire ce mal qu’on me reproche tous les jours sur le trottoir qui me salit
nous avons autre chose à faire viens toi laisse-le pourrir crois-tu qu’il mérite autre chose
conversations sans profondeur d’un côté comme de l’autre elles se nouent et se dénouent sous ma fenêtre les jours de pluie quand la rue n’est plus que traversée en vitesse parcourue jusqu’au bout jusqu’à ce qu’on atteigne son but
monsieur sait bien que je suis malheureux monsieur possède la médecine bonne pour les peaux-rouges la trousse de monsieur ne contient pas que les bijoux de madame et les actions de papa monsieur n’aime pas la pluie il court plus vite que moi ah si monsieur savait comme je suis malheureux
nous perdons notre temps à recueillir ces rythmes nécessaires
.tu n’as toujours pas dit ce que tu comptais faire après les vacances. j’aimerais savoir. je suis ta femme après tout. j’ai fermé les yeux tout le mois d’août. et je les fermerai encore quand nous serons de retour. non, je n’ai pas eu d’aventure, à part cette excursion ridicule à dos de chameaux.
..tu ne fermeras jamais les yeux.
je comprends que monsieur soit pressé les dames sont si jolies quand on peut les posséder sans débourser un rond monsieur soigne-t-il encore les petites blessures d’amour propre j’en vois une qui ne saigne plus mais qui forme une vilaine saillie sur la peau que monsieur soigne tous les jours avec sa médecine
donne-lui ce qu’il veut et partons
nous ne saurons jamais ce qu’est la poésie nous n’avons pas le sens de la conversation ce qui est construit ici n’existe pas ailleurs donnez-moi le pain qui nourrit les autres et je vous dirai si c’est de la poésie
ou de la merde monsieur qui guérissez les autres il n’y a pas d’autres solutions voyez comme le vin n’en est pas une et pourtant il a son utilité si on regarde bien
viens viens viens laisse-le il n’a pas d’importance la nuit va s’achever et nous n’avons pas
madame n’a pas madame n’est pas monsieur n’a pas la monnaie mais il n’est pas avare à ce que je vois
conversations sans poésie poésie sans conversations nous tournons en rond inutiles et gourmands.
…la vie pourrait être si agréable si tu n’exigeais rien d’autre que ce que je peux te donner. j’ai pleuré toute la nuit. tu ne veux pas me dire qui elle est. je ne t’en veux pas. comment as-tu pu me faire ça ? moi qui croyais que ça n’arriverait jamais. moi qui me croyais à l’abri de tes mensonges. je t’ai tellement entendu mentir que je me croyais différente des autres. tu m’as remise à ma place et tu en es fier. toutes ces femmes qui tournaient autour de toi ! c’est les vacances, disais-tu, elles ne savent pas ce qu’elles font, ne t’inquiète pas. j’ai eu tort de ne pas m’inquiéter au premier regard. tu as l’art de les embobiner, mais c’est si facile ! si facile de tromper ce qui se donne. tu en as eu pour ton argent.
bien sûr si monsieur peut attendre sous la pluie je reviendrai pour lui rendre la monnaie car les bons comptes font les bons amis.
est-ce que les bons comptes font les bons amis madame qui êtes si pressée de vous envoyer en l’air avec ce monsieur qui n’a pas l’air de vous croire aussi pure que vous prétendez l’être chaque fois que la question vous est posée.
le clodo avait fini de parler. la bouteille venait de voler en éclat sur sa tête. « nina ! tu es folle ! »
*
alors monsieur qui n’avez rien dit quand madame a commis sur ma personne une violence indigne de la poésie que vous étiez venu chercher dans la rue le roman doit-il reculer devant la poésie ?
nina. nina. nina.
« viens. c’est par là. »
la grosse écriture anguleuse de nina. j’étreignais son message.
lucienne est/était une salope.
toi aussi tu es une salope.
elsie n’est pas une salope.
elsie. lucienne (justine/juliette). nina.
en montant l’escalier, j’essayai de penser avec le cerveau de paterson. un cerveau conçu pour penser à la place des autres. de qui étais-je le jouet ? que savait le cerveau d’elsie ? elsie m’a toujours précédé. oui. oui. elle est là avant moi. qui est nina ?
téléphone à elsie. dis-lui.
« je vais t’expliquer la salope que c’était ! »
elle ouvre un dossier. « voilà. » « lis. »
nina. qu’est-ce que tu fais avec cette femme ? j’étais avec maman sur la plage. qui je vois ? lucienne. au bras de qui ? devine. heureusement, maman n’a rien vu. elle t’aurait arraché les yeux. non mais qu’est-ce que tu fais avec lucienne. la poufiasse ! comment si je la connais ! des amis d’enfance, oui, tu parles ! tu m’expliqueras ce que tu faisais avec cette traînée. oui. oui. j’attends tes explications. après, tu te débrouilles avec maman. elle t’arrachera les yeux.
les gens font de la poésie sans le savoir. ce qu’ils font sans arrêt c’est de la poésie. des montages improvisés aux compositions : les mieux réfléchies : la poésie surnage : comme le meilleur du bouillon : poésie assez transparente pour que le roman apparaisse encore sous les lignes noires : d’une poésie faite pour dire, redire et naître une bonne fois pour toutes au monde qui : charrie les romans de nos existences.
LUCIENNE B. CONDAMNEE A 2 ANS AVEC SURSIS POUR SON IMPLICATION DANS LE MEURTRE DE GEROME Z. FRANCK B. EST TOUJOURS EN FUITE. DEMANDEZ PLUS DE DETAILS A VOTRE JOURNALISTE PREFERE. ON PEUT L’APPELER AU
sans le savoir c’est vite dit monsieur moi quand je fais de la poésie je ne fais pas autre chose : ne me dites pas que vous agissez en poète quand vous dites ce genre de truc : la délation est la fin d’un poème destiné à mettre de l’ordre où le chaos s’est introduit au moment où on s’y attendait le moins : votre dame m’a sacrément amoché monsieur : vous serez bien aimable de soigner cette blessure : je sais bien que vous n’êtes pas responsable : de ce que votre dame fait subir aux pauvres : que nous sommes : vous et moi plus pauvres : l’un que l’autre :
LUCIENNE B. A DISPARU. ELLE A LAISSE SON APPARTEMENT VIDE MAIS A PAYE SON LOYER ET TOUTES SES DETTES. EST-ELLE EN CAVALE AVEC FRANCK B. ? NOUS LE SERONS BIENTOT DANS LE PROCHAIN NUMERO DE NOTRE
le clodo nous avait suivis. « ne me dis pas que c’est lui ! » fit nina en vidant son verre. qu’est-ce qu’il sait ? pensai-je aussitôt.
« elle ouvrit et il s’engouffra dans cette brèche. elle se mit à hurler comme s’il était en train de la violer. je dus lui mettre la main sur la bouche et lui tordre le bras. immobile devant mon verre qu’il ne touchait pas, le clodo avait l’air tranquille de celui qui sait exactement ce qu’il va faire maintenant que c’est à lui de jouer. »
ON A APERÇU LUCIENNE B. AUX BRAS D’UN INCONNU. QUE FAIT LA POLICE ? SI VOUS AVEZ DES CHOSES A DIRE QUI NE PEUVENT PAS RESTER SECRETES VOTRE JOURNALISTE PREFERE EST LA POUR
pense vite. pourquoi t’a-t-elle amené ici. tu ne savais rien. tu ne te renseignes jamais assez. tu la suivais comme un petit. elle savait ce qu’elle faisait. il ne te reste plus qu’à en parler à paterson. tu vas avoir l’air con. tu a déjà l’air con. tu as l’air tellement con qu’il te croit sur parole. franck b. qui est franck b. b. sur sa porte. son nom. b. paterson a déjà fait la relation. il se sert de toi. écoutons ce qu’a à dire ce clodo. il saigne. soignons-le.
1. nina cessa de crier. le clodo prit place en face de mon verre, sans y toucher. il attendait un signe. « je vais vous soigner d’abord, » dis-je en relâchant nina qui rua.
répétez.
2. je crois que nina avait cessé de crier. le clodo en voulait au contenu de mon verre, un excellent cognac. je lui ai proposé de soigner sa blessure, mais il a refusé et a avalé le cognac sans ma permission.
c’est mieux. plus vrai. mais…
3. nina n’avait pas crié. je crois qu’elle s’amusait. le clodo me demanda s’il pouvait boire un coup avant de subir le choc des soins que nina s’apprêtait à lui faire subir […]
vous ne serez jamais poète.
monsieur me permettra de critiquer je ne dis pas que c’est mauvais mauvais mais en attendant que votre dame revienne parmi nous : puis-je vous demander si ce verre sera de trop ou si au contraire il n’existe déjà plus ni pour vous ni pour moi : la poésie est une maladie du langage. le poète est un malade de lui-même. il s’empoisonne avec sa propre substance. et voulez-vous que je vous dise monsieur : eh bien ça chante : monsieur : voilà comment : les mots se mettent à chanter plus que de raison : situez le sens un poil à côté de son sens : un rien suffit à faire de la poésie : voilà : le secret que j’ai découvert sur le trottoir : monsieur dont la dame ne supporte pas : l’odeur : des clodos : l’odeur : du phénol : « j’ai vu monsieur avec madame… je veux dire l’autre dame… alors j’ai pensé… et puis j’ai revu monsieur avec cette autre dame et je me suis dit…
— j’aurais peut-être mieux fait de le tuer, » dit nina en riant.
*
ne jamais revenir sur les pas de papa : ni sur ceux de qui que ce soit : connu : ou inconnu : de sexe : mâle ou femelle : seul l’enfant revient sans passé : mort : ou vivant : on le voit revenir : il est temps : d’y penser : en retenir les mots : comme : ils viennent : sont venus : possession des : possédés : un roman ne s’achève pas sans : cette sensation : de recommencement : nous étions seuls à présent : secret des chambres : des draps : une fenêtre donne sur ce qu’elle peut : et tu noies le poisson : en attendant que rien : n’arrive : de ce que tu sais : qu’elle savait avant toi :
« trois femmes ! s’écria paterson sans cesser de me regarder (c’est moi qui parle) trois ! »
moi : je n’ai plus ce temps : pas même le regard qui : attendait : rideau bouge : selon les embarcations de l’horizon : le front de mer est immobile de bleu : vitesse d’une : femme qui crie qu’elle n’est pas seule : et : qu’elle veut : encore : connaître ce : plaisir : papa ne revient jamais sans de bonnes nouvelles de l’autre bout : ou côté : du monde : revisité sous l’angle : des promesses tenues 20 ans : après : alors que plus rien ne s’y oppose : la main : entre les passagers qui revenaient eux aussi : « je ne peux rien dire papa terson ! et je ne dirai rien papa personne ! »
.sous les chambres le bruit incessant des chariots qui déplacent nos aliments. elle colle son oreille sur le plancher. tu es un enfant. il ne se passe rien. ce n’est pas elle. mais toi qui es-tu. en quelle langue faut-il te parler. recolle une oreille mais cette fois sur le mur. on entend le souffle d’une récitation. ils sont deux et se parlent. entends. un seul mot me revient : étoile. mais c’était tout simplement parce qu’elle avait trouvé une étoile de mer et qu’elle s’imaginait qu’on n’en trouvait pas facilement à cette époque de l’année.
« je t’écoute, dit paterson. je ne fais que ça. un gosse lui a piqué sa raquette. une raquette historique, vieux. c’est son papa qui la lui a donnée. avoir un papa à cet âge. avec de si belles jambes. ah si les raquettes et moi. mais continue de m’expliquer ce que j’ai déjà compris. mec. mon pote. un gosse. »
gilette cherchait le gosse et s’adressait au personnel sans ménager leur patience, habituée qu’elle était à poser les questions pour qu’on y réponde et non pas :
oui oui je l’avoue j’ai un peu péché mais est-ce pécher que de ne pécher que peu oh monsieur qui ne dites rien quand j’ai fini de pécher avec la dame de votre jeu
les femmes ne portent pas chance aux hommes qui reviennent de loin et pensent pouvoir exercer leur pouvoir de sorciers des mers sur leurs rêves les mieux expédiés dans la poubelle des sens
je confesse que j’ai vécu comme témoin et que la mort me fait peur
tsoin ! tsoin ! joli sdf de mon cœur on voit venir ta prière ô petit maître ! ne me dis pas que tu as tout vu et que tu as les moyens de fermer les yeux…
gilette avait trouvé un gosse, mais c’était celui d’un majordome et ce n’était pas le bon. on se regardait en coin chez les domestiques. « mais où était passée la rara la raquette de gigi de gilette ? » fit paterson sans cesser d’observer le jeu de mes mains avec son esprit aux aguets.
« vous l’avez fait parler finalement, ce pauvre ce pauvre pauvre mais pauvre type ? »
.ce soir je t’en écrirai plus long à propos de qui tu sais. j’ai passé un mauvais moment avec lui, dans cette maison qui sentait le feu de bois et la moisissure des pierres. quand tu sauras ce qu’il m’a demandé… je n’ai pas dormi la première nuit. il attendait lui aussi. et rien ne s’est passé. au matin, j’ai pensé à toi en pleurant. j’aurais dû t’écouter, ne pas le suivre, ou revenir avant de ne plus pouvoir y penser. comme la vie est triste sans le rêve ! j’ai plongé mon nez dans les hortensias de l’allée, juste pour habiter avec eux. devenir folle ne se fait pas en un instant. il faut du temps à la folie pour se trouver une raison. et c’était ce que j’attendais, impuissante et silencieuse. veux-tu que nous revenions ? j’ai préparé les lieux. je sais que tu aimes les bonnes odeurs. celles de la cuisine et du jardin. un petit paradis avec des chats sur les murs. et de temps en temps, un oiseau qui chante.
gilette revenait avec une autre raquette. ses cuisses se reflétaient dans les miroirs des portes. paterson gémit. il se gratta patiemment l’entrejambe avant d’en allumer une. où en étais-je ?
« ce clodo, dit paterson, en sait plus que moi ou bien il faut que je le questionne pour en savoir plus que tu veux en dire… ? »
des témoins mais madame j’en ai ! des témoins qui savent qui je suis et de quoi je peux filer le temps si le temps est de l’argent madame !
« il a dit ça ? » fit paterson.
ça et d’autres choses.
gilette éprouva la tension des cordes avec le bout des ongles. « ils ont tout plein de raquettes à l’office. vous inquiétez pas, ma bonne dame ! on a des raquettes pour tous les goûts. aucun gosse ne vous empêchera de jouer à votre sport préféré. dieu me damne si ça arrive dans cet établissement qui a tout prévu pour que ça n’arrive pas aux jolies dames comme vous, que si j’avais vingt ans de moins, ah mes aïeux, je dirais pas non à un set ou deux ! »
ceci pour le côté réaliste du poème.
sinon, paterson réfléchissait. il n’avait pas cessé de réfléchir une seule seconde malgré les provocations de gilette qui avait vraiment les jambes les plus merveilleuses du monde. « mais ça dépend ce qu’on en fait, » conclut-il avant de se coucher.
do ré mi fa sol la si do bébé crevé va fair’ dodo et si jamais tu n’es pas là de toi ma belle il en rêv’ra
(là-dessus tu peux compter sur moi)
*
que savait ce sdf ?
que veut-il ?
pourquoi lucienne a-t-elle entraîné pierre (moi) dans cette ville où on s’amuse en toutes saisons ?
pourquoi cette ville où elle était connue (et pour cause !) ?
et qu’y faisait nina (qui est-elle ?)
pierre connaissait-il cette ville avant sa rencontre avec lucienne ?
est-ce par hasard qu’elle est venue habiter…
tout cela manque de poésie, conclut paterson. gilette avait passé une bonne nuit, oui. elle aimait bien qu’on lui posât la question au petit-déjeuner. il y avait longtemps qu’on ne la lui posait plus. « longtemps ? » fit paterson au son des jambes qui se croisaient.
« nous dormons seuls, dit-il. c’est une mauvaise habitude chez nous. » il parlait de chez lui. tu n’en sauras pas plus, ô poésie !
— ça en fait des questions ! glousse gilette (ô que c’est mignon cet éclat de beurre sur la lèvre !)
il n’y a pas que le sexe dans la vie.
nous descendions sur la plage quand une voix nous héla, disant il manquait une femme pour que ce soit parfait
.un jour je te parlerai de ce que j’entends par perfection. tu t’imagines que ça ne sert à rien de rêver. mais tu as tort. rêver me fait rêver. et ainsi de suite. de rêvenrêve. les morts et les vivants. les vrais et les faux. les pleins et les vides. deux à deux. jusqu’à ce que le troisième arrive. non pas comme un cheveu dans la soupe. on l’a tellement désiré. sans savoir ce qu’il est. ce qu’il sera. si tout se passe bien. et pourquoi cela ne se passerait-il pas aussi bien qu’on peut en rêver. je t’écris ces choses (que tu vas juger) de ma chambrette où je suis seule. et nue parce que je t’attends. ah si papa entrait. si maman savait. si tu étais là. mais maintenant je pose ma plume et je pense à autre chose. quelque chose pour dormir. sans ersatz.
pour que ce soit parfait pour que ce soit aussi clair que ce qui est parfait avant de plonger dans l’obscurité
ainsi de toute poésie trouvée entre les moments de savoir minute de sang versé pour rien une rose arrose le rose de rose
pour que la perfection te comprenne comme je l’ai comprise cette nuit entre rêve et attente retrouvant ce que j’avais perdu hier avec toi
dans le jardin plus rien n’arrive c’est ce que je voulais te dire avant que tu ne me forces à me taire pour assister à ta disparition
en rose.
C’ETAIT ELSIE.
elle secouait un chapeau blanc, debout sur le parapet. elle n’a jamais eu honte de faire l’enfant. paterson chancela.
« nous avons parlé une bonne partie de la nuit, dit gilette en lui prenant le bras (elle remit son chapeau et le vent recommença à en agiter les bords) et tout ça pour ne rien dire ! »
mais…
(avant, elle me tirait la langue. maintenant, elle me regarde et son visage est serein.)
ça alors ! elsie ! si je m’attendais…
(ce qui peut être dit par moi ou par… paterson.)
vous dormirez dans ma chambre… à moins que… il y a deux lits dans la mienne. paterson n’en a qu’un. il me semble…
oui… oui… mon lit aussi est unique et… étroit…
mais paterson ne propose pas que gilette et moi… elsie sait.
A LA BAILLE !
elsie… pourquoi… es-tu venue… alors que… personne… ne t’attendait… nous repartons… ce soir… oui… tu es venue… pour te baigner… dans cette eau… qui a noyé… mon enfance…
elsie débarque dans le roman. elle brise le poème. avec elle nous ne sommes plus seuls : gilette n’est plus seule avec elle-même. paterson n’est plus seul avec deux femmes (celle qu’il comptait sauter et celle qu’il a peut-être déjà sautée). moi, je ne suis plus seul. je n’ai jamais été seul. on ne m’a jamais laissé seul. et je sais bien pourquoi.
*
couteaux de ma défense de dormir seul je ne vous ai pas assez défendu couteaux que j’affine au fil du rêve je ne vous ai pas assez aimés
poignées douces de sueurs froides vous ai-je assez caressées pendant que la nuit étendait ses velours et la soie de ses puits
pointes nues je vous aimais tant que je n’ai pas connu l’acier et d’ailleurs si je l’avais connu y aurais-je pris le même plaisir
couteaux couteaux de ma passion je ne vous ai pas oubliés sous la terre je pense encore vous retrouver
.tu ne diras rien. pourquoi parlerais-tu ? et pourquoi à mon père ? que sais-tu de lui ? que vois-tu quand tu me regardes ? je n’ai que des questions à te poser et tu me parles de le dire. je ne saurai pas te supplier. je n’ai jamais supplié personne. j’ai craint d’avoir à le faire. mais jamais personne ne m’a forcée comme tu tentes de le faire maintenant. ne parle pas, je t’en supplie ! laisse la nuit à la nuit. nous y reviendrons. nous ne serons plus seuls. mon ventre connaît le secret de la terre. cette terre de couteaux cachés.
couteaux couteaux je vous enfonçais dans le matelas des rêves commencés et jamais finis
couteaux qu’on enfonce dans l’angoisse pour ne plus penser à revenir en beauté triste
la nuit avance des pions au hasard et le chemin s’accroît d’un autre chemin
claire angoisse de l’obscurité qui change l’enfer en acier même rougi
cette nuit je me sens de force à redire ce que je n’ai jamais su sans toi
carcan des frondaisons logiques au bout de ce feu refroidi en moi
nous n’étions pas encore mûrs pour célébrer la refonte de l’oiseau en chien capable de mordre sa propre chair sans en souffrir vraiment
..me diras-tu qui elle est ? et pourquoi un homme change à ce point ? j’attends tellement cet instant. ta voix dans ma voix. il n’y a pas d’autre solution. du moins, je n’en connais pas. il faudra que tu consentes à me parler comme on parle aux morts cachés derrière la pierre de leur nom. ne souris pas en pensant à ces fleurs. pas maintenant. je t’en supplie !
couteaux l’un et l’autre enfoncés dans l’épaisseur de ce qui n’existe plus sans cette eau vous n’êtes rien et je peux me voir dedans !
nous nous baignâmes tout l’après-midi. paterson admira les corps. il prit quand même le temps de m’informer que la hiérarchie consentait à prolonger notre séjour… euh… il voulait dire l’enquête… ses arguments ayant fait mouche. gilette sauta de joie dans l’écume. elsie savait. elle a toujours su. dans l’eau, elle avait l’air d’une enfant à la recherche de sa véritable dimension. elle n’avait pas mouillé ses cheveux.
…je ne vois pas d’inconvénient ! tu ne vois pas d’inconvénient ! mais j’en vois au moins un, moi ! pourquoi ne consens-tu pas à regarder le monde dans le miroir où je me regarde ? c’est toujours comme ça que ça se passe avec les autres. mon miroir et ton ombre. et cette chambre où tu renais. qui est-elle ?
couteaux de mes inventions pour parfaire le monde où je ne suis plus seul comme au temps de l’acier
je vous donnais du fil à retordre sur le cuir de ces années encore prochaines et suivantes
couteaux qui vous taisez en présence d’un enfant que cette fleur coupée vous coupe la parole
ainsi la nuit se finira comme finit le jour en apothéose osée
…dans la grimace des jours sombres tu renais une fois de plus et je te change. couchant ce soir avec les draps et demain sans toi, je te donne ce que tu m’as pris. je ne saurais jamais la vérité. j’en crève !
couteaux je ne sais plus si je dois vous appeler par le nom que je vous ai donné en ces temps de fuite et de colère
mais si je connais encore votre nom ô couteaux que je n’ai pas assez aimés ne vous enfoncez pas coupez coupez et qu’on n’en parle plus
c’est le travail des couteaux de couper et d’oublier c’est aussi ma patience de chercher et d’en vivre sans donner à penser
couteaux qui coupez net que le sang ne vous cache pas la vérité des yeux convoqués au spectacle de mon orgasme donné sans lever de rideau
les couteaux aiment bien qu’on les aime pour ce qu’ils sont début et fin de ce qui cesse d’exister pour tout le monde.
*
les arguments de paterson, ceux qui avaient convaincu la hiérarchie au point de nous accorder toute la semaine pour aller au bout de notre enquête, contenaient-ils déjà toute la vérité, le mobile du crime restant à établir…
gilette se boucha le nez en voyant la pipe sur la table. paterson s’empressa de la fourrer dans sa poche. les deux femmes (dont la mienne) acceptèrent nos chaises. « nous sommes au complet, » dit elsie et gilette rougit.
paterson remplit son verre, nous oubliant.
mes arguments… ?
il en avait… de suffisamment solides pour convaincre la hié…
elsie ne comprit pas mon regard. gilette feignait de ne pas comprendre. paterson but puis sortit sa langue. elle apaisa la brûlure des lèvres, en spécialiste.
reconnaissons… mais elsie est venu pour s’amuser…
…avec qui ?
.pas plus tard qu’hier, nous avons composé un air pour toi. je veux dire : en pensant à toi. nina et moi. elle au piano, te maudissant. et moi près de la fenêtre, pour qu’on nous entende. et on nous a entendues. un garde nous a interpelées sans ouvrir le portail. il trouvait que j’avais une belle voix. et je l’ai toujours. il ne se plaignait pas, mais les voisins… toujours les voisins ! sans ces voisins, nina et moi… en fermant la fenêtre, suggéra-t-il. mais alors je ne chanterai plus pour lui. beau gosse immature. la queue levée en même temps. j’ai fermé la fenêtre et il a fait signe de la tête et des mains que tout allait bien, selon ce qu’il en pensait. mais avec les voisins, allez savoir ! nina riait en tirant la langue. quelle envie j’ai eu de la sucer ! tu sais pour nina et moi. il nous reste encore ce goût… il n’y a pas d’aventure sans ces preuves. je ne te cache rien, comme tu vois. le garde est revenu deux fois pour nous dire (avec des signes) que les plaintes avaient cessé de l’empêcher de penser à nous. la queue en l’air. à la limite. point d’orgue.
« nous n’avons pas augmenté ! nous avons même baissé nos tarifs. cela veut toujours dire quelque chose. »
« avez-vous pensé à me ramener cette confiture qui m’avait oh qui m’avait m’avait m’avait »
aux arbres la raison d’être et à nous le bonheur ô ma petite amie d’un jour à l’orée de la première heure passée à compter les jours sans paraître trop ennuyeux
as-tu pensé aux confitures non tu ne penses jamais à rien si je ne pense pas à ta place
mets du bonheur où ça te chante et laisse aux arbres leur existence
ô ma petite chose des heures passées comme nous avons changé et comme les arbres sont inutiles comme leurs fruits sont privés du bonheur que nous avons connu
as-tu pensé que j’aimais mieux les confitures que ta chair ô toi
à nous l’eau qui passe et à eux les voyages nous qui ne bougeons pas nous avons tout le temps
pensé non mais trouvé dans l’armoire aux confitures on s’ennuie à mourir et les araignées ne vivent plus que pour mourir
ô petite traînée de mon étoile sois bonne comme ce que je suis et ne perds pas ton temps à donner du plaisir à ce qui n’existe plus
nous avions les arbres et le bonheur et ils passaient pour voyager et se nourrir de leurs voyages
nous n’attendions rien ni de la nuit ni de sa possibilité au large de nos angoisses nageait nos voiles toutes dehors
« et je t’aimais, idiot ! »
moi, je me demandais à quelle heure gilette céderait à paterson la propriété de son bien le plus cher : son cul.
il buvait avec la langue.
« une semaine ! s’écria gilette. mais je n’avais pas prévu. demain, c’est lundi. nous irons faire quelques achats. entre femmes. » et elle confia ces désirs à l’oreille d’elsie, laquelle était exercée, gilette, exercée depuis longtemps, depuis toujours peut-être. nina m’en parlait pas plus tard qu’…
nous… commença paterson, mais il se corrigea et dit : « je ne serai pas là demain… oui, oui (me regardant), j’ai besoin d’être seul… » « une femme peut-être… » toujours l’oreille d’elsie. capricieuse, mais précise.
je ne peux pas terminer ce repas sans une chanson de mon cru : c’est en voyant qu’ell’ voyait plus que papa a battu maman ah choisi était bien l’moment pour lui caresser le cucul
moi j’avais des yeux pour pleurer mais papa y donnait l’exemple de ce qui convient d’ faire au temple que l’ bon dieu pour nous a créé
entre maman qui voyait plus et moi qui pleurais pour de bon ya eu comm’ qui dirait au fond un’ connaissance de l’inconnu
après qu’ papa ait bien sué maman a r’mis sa p’tit’ culotte moi aussi j’avais bien pleuré et papa n’était plus mon pote
le cul d’un’ mère c’est pas fait pour donner des leçons aux enfants quand on est père il faut toujours pas oublier les bons moments
si maman voit plus rien du tout c’est parce qu’il n’y a plus rien à voir j’ai rien trouvé au fond du trou mais papa pouvait pas savoir
alors je pardonne à papa à maman je donne mes yeux et pour pas fâcher le bon dieu je m’en vais où qu’il est plus là !
et toute la compagnie reprit en chœur : quand ça barde à la maison ya pas d’ voisins assez cons pour retenir le bâton et payer les pots cassés comme aux jeux de la télé qu’ont les yeux d’ maman crevé
« je comprends ton père, au fond, » fit paterson.
*
la poésie pour déchiffrer ? ne me faites pas rire la poésie ça chante ou ce n’est rien que du temps perdu et tout le monde sait que le temps perdu ne se retrouve pas en tout cas pas où on l’a perdu capito ?
si je reviens à cet endroit que je connais bien que je connais comme si j’en étais l’inventeur (non tu ne vois pas ce que je veux dire) eh bien à la place du temps je trouverais ce que j’avais oublié « mais c’est du temps ça coco ! » ou ce n’est que ce qui manque au temps pour qu’on croie à l’éternité sans passer pour un demeuré
oui oui
paterson est l’étranger et je suis celui qui ne peut rien pour qu’il le demeure
bien dit
« c’est pas que j’aime les mystères, dit paterson, mais j’ai un bon boulot et je ne tiens pas à le perdre ou pire à m’y noyer…
— se noyer… quelle horreur !
— mais votre corps, gilou, dans cette eau qui vous va si bien…
— je mets tout à plat et je raisonne…
— on fait ça dans plein de métiers, même s’il n’y a pas de mystère.
— ça s’appelle avoir de la méthode.
— j’en avais, j’en avais !
— votre corps ruisselant de cette eau…
— vous aimez mon chapeau ? »
mal dit
c’est le monde qui est poétique pas ce qu’on en écrit ni ce que tu en penses en écrasant ces corps de ton regard connaisseur
j’organise le texte c’est tout ce que j’organise même si tu penses que ces corps n’ont pas d’avenir hors de l’eau qui les guette
la poésie ne vient pas aux mots ce sont les mots qui viennent dans n’importe quelle langue ils viennent et tu les trouves bien organisés
dans cette eau qui ressemble à l’eau des corps reviennent porteurs de mots
« mais la poésie sans personnages ?
— la poésie avec les corps à la place des personnages, voilà mon secret et je te le confie. »
.extase au fond des puits creusés dans la peur. bouches flambant dans le noir du sommeil. enfant tu ne te réveilles plus tant le rêve est proche de ton imagination. toile de fond repeinte aux couleurs de l’attente. comme si ce temps se formait dans les gouttes de sang. reviens me chercher. je m’ennuie. je ne m’ennuierai pas longtemps dans ces conditions. je ne te chercherai pas. je donnerai ma conscience aux os. déchirant ce drap. cueillant le son d’une porte. la lumière finissant en rigole. un doigt troublant cette eau. ne me noie pas comme tu as noyé l’autre.
nos esprits ne communiquaient plus depuis un moment. chacun réfléchissait de son côté. « ça m’aide pas à penser, » dit paterson. et elsie laissa couler ces mots sur les mains de gilette : « je connais la région. voulez-vous que… »
d’habitude paterson frappe la table du poing quand le monde recule devant ses observations. au lieu de ça, il demande un jeu de cartes pour « faire des tours ». « les femmes adorent ça, » confie-t-il à la surface tranquille de son verre. « oui, pourquoi pas une promenade en voiture, fait gilette. j’adore me balader en voiture. »
à la fin, nous ouvrîmes la baie et le jardin nous envahit. « j’irai la voir demain, cette nina, si tu permets. » j’avais pourtant tout dit. enfin, je pensais…
nous perdons notre temps à décoder nous voulons savoir pour conclure nous ne vivons que de conclusions
(je jetai le livre le plus loin possible)
pourquoi ouvrir les portes quand il suffit de les regarder se fermer quand les autres les ouvrent ?
(début de la nuit et fin du bonheur rêvé)
NOUS OFFRONS DEUX POSSIBILITES A NOTRE AIMABLE CLIENTELE : REVENIR OU PARTIR. UN PEU D’HUMOUR NE NUIT PAS AUX CONFERENCES DE PRESSE QUE NOUS ACCORDONS AUX MEDIAS LOCAUX. CES CONSTRUCTIONS QUE VOUS AVEZ PHOTOGRAPHIEES EH BIEN MESDAMES MESSIEURS C’EST LE CHANTIER DU QUAI QUE NOUS AVONS PREVU POUR… PARTIR ET… REVENIR. MAINTENANT QUE JE VOIS QUE VOUS AVEZ TOUT COMPRIS, VEUILLEZ SUIVRE NOS HOTESSES. UN APERITIF DINATOIRE VOUS ATTEND DANS LE GRAND SALON. VOUS POURREZ ENSUITE DANSER ET MEME VOUS DESALTERER. LE CHANTIER SERA ECLAIRE PAR LA SOCIETE LUMINAX. LE JARDIN EST A VOTRE DISPOSITION. AMUSEZ-VOUS, LES AMIS !
*
furtive et délicate, elsie se glisse dans la nuit des rues battues par la brise. elle verra nina avant paterson. nuit de rêve. je me demandai ce que gilette en pensait, ce qu’elle pensait de cette nuit dehors, pas de nina dont elle ignorait tout. « c’est qui, ce type ? » dit paterson devant sa porte. « le clodo…
— quel clodo ? fit gilette.
— j’ai un de ces sommeils, les amis ! » conclut (provisoirement) elsie. puis elle sort.
et reprenant son chant le poète s’arrêta enfin : chambre ennemie de ma conscience j’habite mon lit comme tu couches
quel effroi chaque foi que j’entre ici sans elle sans rien d’elle
nous reverrons ce qui nous a quittés nous avons tout ce temps à perdre
qu’est-ce qu’une chambre sinon une fenêtre et l’impossibilité de penser sans elle
comme le temps a changé depuis qu’on n’en parle plus comme il est inutile depuis qu’il se mesure à l’aulne de la nuit
(en fait je gratouillais cette chanson sur la porte de ma voisine)
« tu as eu tellement de voisines, mon pauvre ! t’en reste-t-il seulement une à convaincre ? je ne me souviens pas de ces visages. t’en souviens-tu comme je les ai oubliés ? traces de noir sur le rouge de mes chairs. le sang est dessous. et pas d’enfant pour en témoigner. à mon avis, tu t’es beaucoup ennuyé. pas de plaisir sans la limite infranchie pendant au moins le temps de ne plus y penser. comme les petits poètes sont petits ! et comme les grands ne grandissent plus sitôt qu’on les lit ! il t’aurait fallu un balcon. et une falseta bien à toi. mais tu ne joues pas. tu envahis l’espace pour ne pas jouer. on te sent seul. pas besoin de te déshabiller. tu arrives nu comme un mort. et tu repars en cri comme un nouveau-né. petit poème qui se dit chanson, tu es mort avant de n’être pas. et la belle se mord la langue pour ne pas t’oublier ! »
(en fait j’avais ôté mes chaussures et la plante de mes pieds éprouvait la mollesse des tapis)
on te voit venir de loin chansonnier de la passion on reconnaît ta chanson à ses fleurs de pacotille aussi la porte est-elle ouverte depuis toujours nous ne la fermons jamais de peur d’avoir à écouter ce que tes mots ne savent pas de nous
(en fait je m’abandonnais à la première venue exprès pour me voir)
comme la poésie ne sait rien et comme elle manque à nos cœurs
en chœur : comme le rien sait la poésie et comme le cœur nous manque
encore : idoine position des pieds sur le tapis des feuilles
(en fait gilette était sortie, mais je ne pouvais pas savoir si elle avait suivi elsie et si elsie y avait consenti : trois gouines sans moi oh nuit délicatement posée sur mon sein !)
puis le poète (celui qui se croyait tel) se tourna vers l’azur de la nuit et gratta un dernier accord sur sa peau tendue : où en sommes-nous avec le temps monsieur gide dans les salons je suis mauvais comme la pluie de mars et dans les lits je recommence
où en sommes-nous avec le bonheur monsieur madame ?
dans les jardins je m’hypnotise en secouant les feuilles d’automne
où en sommes-nous avec la mort madame monsieur ?
sur les plages j’ai l’air d’un baigneur et dans l’eau je respire comme un poisson
où en sommes-nous avec l’esprit enfant des femmes ?
puis l’horizon recule encore et alors peuple de mes mots je m’endors pour de bon et jamais pour toujours
(en fait j’ai écouté à toutes les portes en me demandant si la loi le permettait et sinon quel était le prix à payer pour avoir chanté juste)
*
une intuition… je sais pas… dans la nuit… je me suis senti seul… mais seul face à l’angoisse… j’ouvre la porte de gilette… les lits sont vides… ça, je le savais déjà… je touche le lit… je reviens à la porte… j’attends encore… la minuterie du couloir coupe la lumière… il y a de la lumière sous une porte… mais ce n’est pas celle de paterson… j’écoute quand même… dans le noir… puis je presse le bouton… bonne mémoire… j’ai le temps… la porte de paterson ne laisse passer aucun son… j’ouvre… lit vide… la salle de bain est noire… personne sur la terrasse… j’ouvre la baie… jette un œil sur le plan d’eau noir sous le ciel plus transparent… le monde est mort… je suis seul… où sont-ils ?
voilà ce que je trouve dans les draps de paterson (poème graphique) :
*
*
vous me croyez, n’est-ce pas ?
voilà toute la poésie dont sont capables les enquêteurs. vous comprenez maintenant que je veuille faire mieux, non ? est-ce que vous me suivez ? est-ce que les jurés me suivront si je prends ce chemin ? je ne passerai aux aveux que dans ces conditions. même si la justice n’apprécie pas la poésie.
où étaient-ils donc tous passés ?
tous ensembles ?
quelle est cette formation dans la nuit ?
elsie, nina, gilette, paterson…
dans le hall, le gardien me salue. non, je ne sors pas. il a de plus grandes facilités que moi pour dormir. il le reconnaît et reste debout, prêt à allumer une clope. son briquet fait des étincelles.
voulez-vous que je vous chante quelque chose ?
un, deux, trois…
quat’ petits cochons allaient en enfer pour trouver le secret que pierrot cache il faut que tout l’ monde sache que c’est lui qui sait y faire personn’ ne tue mieux que lui entrez dans la danse il en a d’ la chance et maintenant il fait nuit
allez ! avec moi, grisou
—un nom, celui du gardien, à ajouter au poème graphique de paterson— !
mais le cœur n’y était pas. les jardins sont déserts la nuit. la nuit déserte les jardins. on n’explique pas les jardins avec la nuit. et la nuit ne cache pas les jardins, ni les rend plus obscurs.
grisou aussi écrit des poèmes : dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir dormir . le seul endroit où je pouvais aller maintenant, c’était chez nina, en admettant que gilette et paterson fussent ailleurs et elsie dans le grand lit douillet.
vous le saurez au prochain numéro.
*
en route (dans la nuit) je me mis à rire et je traçais dans le sable (je passai par la plage) les deux lignes obsédantes :
PATERSON / GILETTE
ELSIE / NINA
il fallait me rendre à l’évidence de : LUCIENNE / MOI
est-ce qu’on pose la question : « qui est moi ? »
des crabes fuyaient. j’eus la tentation d’un bain. nuit. nudité. seul dans la mer. enfin.
un cargo scintillait comme une constellation, immobile.
l’enfant fend l’eau l’eau le lavant vent à l’eau va
les chansons de l’enfance n’ont pas de sens mais elles savent
le sable mouille encore les vieux rêves de hasard et l’eau se retire comme un refrain
eau des rivières se jetant écume des mers plus loquaces distillation des idées de mort
là où croît la patience le désert connaît le vent et ce qu’il change des chemins
nous connaissons avant d’aimer erreur de vision après la nuit car c’est la nuit que nous traversons avant de donner le jour au jour
et ainsi errant et pourtant sachant où me conduisaient mes pas.
couteau couteau que je ne connais pas file du sang au fil de l’eau qui ne sait pas où il va en a parlé qui veut témoigner de ce détail insignifiant
pas de mes pas ne sachant pas croissance de l’infime la douleur est un couteau et le sang une chance
nous les raisons de tuer avec le couteau rassemblons nos mains au travail le mur de l’incompréhension s’élève déjà de la hauteur du cri
couteau couteau il n’y a pas de couteau sans que l’os n’en soit l’idée si j’ai bien compris l’histoire qui est l’histoire des histoires
la lumière qui avait totalement disparu est revenue avec la promenade qui finit son trottoir dans le sable, marche après marche descendant jusqu’à moi. le regard supporte cette ligne de fuite à peine courbe qu’empruntent les voyageurs n’allant pas plus loin. les autres n’existent déjà plus. j’entrai dans un bar. pas de traces de paterson, ni de gilette. j’étreignais ce maudit couteau. dans la rue de nina, j’ai hésité. le sdf dormait sous une voiture. sa bouteille trônait sur le bord du trottoir, vide. vous n’allez pas me croire, mais j’ai escaladé un mur aussi facilement que vous gravissez un escalier. envie de toit. riez ! riez ! riez si le cœur y est ! mais je montais aussi haut que je pus. si j’ai rencontré le chat ? il m’a peut-être rencontré. il le dit, mais je ne me souviens pas de lui. a-t-on le droit d’oublier ce qui n’a plus d’importance ? faut-il satisfaire votre curiosité ou revenir pour que tout cela ait un sens ? donc, un chat si vous voulez, mais sans moi.
on perd vite l’habitude des fenêtres quand on les voit de l’extérieur et que le rideau est à l’abri de ce qu’on a envie d’en faire
douce romance des nuits mortes d’ennui le carreau étincelant de cet extérieur qui ne rentre pas dans la danse
les glissades au fil de la nuit sont connues pour laisser des traces dans la mémoire et empoisonner la conversation nécessaire avec ce qui n’a plus aucune espèce d’importance
dehors la nuit ne ressemble pas au jour alors que de l’intérieur j’en ai l’habitude comment ne pas voir plus loin quand on s’approche d’aussi près
et je ne parle pas du bruit qu’occasionne la prudence bruit du pan de chemise qui se déchire ou du chapeau qui retombe sur ses pattes sans aucune prévention pour la douleur
il faut sauter dans ce noir de fumée sans fond pour revivre ce qui n’avait duré qu’une seconde dans les circonstances d’une autre tentative de mettre fin au partage de la femme trouvée
retrouvée
— comme vous voulez la rencontrer par l’intermédiaire de cette trace stridente comme comme l’avertissement d’une mouette au hasard d’un cadavre
— retrouvée jusqu’à la fin de tout
comment savez-vous que le chat était là ? m’attendait-il ? m’avait-on annoncé ? une fenêtre s’ouvrit et le visage blanc de nina coupa la nuit à l’endroit de mon attente. elle semblait respirer profondément pour chasser une impression. si j’entrais par cette fenêtre, elle ne me reconnaîtrait plus. je crois que c’est à ce moment que le chat est apparu. mais nous ne parlons peut-être déjà plus du même chat. nina referma la fenêtre en prononçant des paroles que je ne compris pas. où va-t-on quand on sait jusqu’où on est capable d’aller ? surtout si la nuit est aussi noire que celle dont je vous parle. folie ! folie que tout ceci ! n’écoutez plus ! refermez la fenêtre vous aussi ! que je sois damné si ce chat est un chat !
LES VOISINS DE CETTE HONORABLE DAME N’ONT RIEN VU MAIS ILS ONT ENTENDU CLAIREMENT LE BRUIT QUE FAISAIT CET HOMME SOUS LA VOITURE. DANS SON SOMMEIL, IL IMITAIT LE SON QUE PRODUISENT CES FILMS OU ÇA TIRE DANS TOUS LES SENS SANS QU’ON SACHE TRES BIEN QUI EST QUI ET DE QUEL COTE DOIT PENCHER NOTRE CŒUR. ON A CRU A UN POSTE DE TELE LAISSE ALLUME MAIS LE SEUL POSTE QUI JOUAIT ENCORE AVAIT LE SON COUPE. CE N’ETAIT EVIDEMMENT PAS DE CE COTE QU’IL FALLAIT CHERCHER POUR SATISFAIRE UNE CURIOSITE BIEN LEGITIME A CETTE HEURE DE LA NUIT. votre correspondant etc.
*
nous commençons la semaine par l’achat du chapeau d’elsie car celui qu’elle portait en arrivant s’est envolé. nous suivons (paterson et moi) ces deux femmes qui nous appartiennent. nous saluons d’autres femmes assises aux terrasses. cela ferait un beau plan-séquence dans votre film. oui, oui, celui que vous passez sur votre mur-solitude chaque soir avant de vous endormir. des jambes en veux-tu en voilà. et ces bouches qui bavardent ou au contraire ne disent rien, comme en attente. des garçons étaient plantés de loin en loin, devant leur reflet.
« il faudra quand même que tu m’en dises un peu plus, dit paterson sans cesser de mesurer la distance qui le sépare des deux femmes. sinon je perds un temps précieux. je vais finir par t’en vouloir, mec. réfléchis. » et il ajoute à son coup de coude dans les côtes : « on n’a pas toute la semaine ! »
« un ruban suffira à les distinguer, » dit elsie.
des bacs remplis de fleurs semblent nous croiser. « arrête de penser à papa-maman, dit paterson. je veux pas tout savoir. juste ce qui te met à l’abri. je tiens à toi, mec. » il tient surtout à elsie.
comme le monde est monde et comme la terre est terre les femmes sont des femmes et les hommes des hommes il n’y a que l’enfant pour changer mais il en a tellement peur
n’écrase pas cet insecte qui ne t’a rien fait n’arrache aucune des feuilles de cet arbuste ne reviens pas avec l’eau de la rivière et laisse les oiseaux morts où tu les as trouvés
comme la ronde est ronde et comme les fées sont fées on dirait que j’arrive pour te le dire mais ta voix me conseille le silence et je retourne à mes occupations
pas là ça glisse et ici c’est sale et c’est profond comme jamais tu ne pourras te l’imaginer laisse cet animal qui appartient à quelqu’un de si différent de nous
comme il pleuvait les soirs d’été et comme j’aimais qu’il plût à l’heure ô fidèle fin de journée mon seul labeur d’enfant ayant consisté à comprendre au lieu de reconnaître
encore un petit effort et tu y es dans la descente laisse-toi aller non le vent n’a pas d’importance nous te retrouverons toujours
le même chapeau. trois chapeaux pour un seul homme. mais cette fois il y a deux rubans pour les distinguer. elsie a choisi l’or, ce que gilette ne comprend pas car le sien est bleu comme le ciel.
« il suffit de retrouver franck, dit paterson, et le tour est joué. avec deux meurtres sur la conscience, il n’apitoiera personne. or, il faut inspirer la pitié si on veut s’en sortir quand on s’est foutu dans une pareille merde. nina ne sait rien. »
LE CHOCOLAT ADOUCIT LES MŒURS. TOUT LE MONDE LE SAIT. MAIS SAVEZ-VOUS QUE LE CHOCOLAT CHAUD LES REND AGREABLES AU PALAIS ? ET A TOUT AUTRE ENDROIT DE VOTRE CORPS SI VOUS AVEZ DE L’IMAGINATION.
comment ne pas penser à vous chaque fois que quelqu’un s’en va
vous êtes la mort des autres parce que vous avez trop existé
LA MORT PAR NOYADE EST-ELLE UN AGREABLE MOMENT A PASSER EN COMPAGNIE DE SOI TOUT SEUL ? C’EST LA QUESTION QUE NOS SPECIALISTES POSERONT AUX GRANDS RESCAPES DU SUICIDE QUI SONT LES SEULS TRANSPARENTS QU’ON PEUT VOIR ET TOUCHER SANS RISQUE.
elsie virevolta sur un pied, tenant le chapeau d’une main et de l’autre s’appuyant sur l’épaule gracile de gilette qui vacilla. les lunettes de soleil confisquaient un regard inquisiteur, mais les dents, éclatantes et provocantes, soutenaient le mien. elle savait bien que mon esprit était ailleurs et peut-être même en savait-elle plus long que moi sur ce sujet. paterson mesurait la distinction, la langue en pointe sur sa lèvre supérieure. le soleil y agitait une petite étoile filante, dorée et bleue.
penser à vous nous fragilise nous n’avons pas acquis cette force celle qui vous rend inépuisables comme les sources de l’horizon
pourtant nous y pensons ô morts et pas seulement avec les oiseaux qui reviennent de la pêche avec les bateaux sillonnant
une jetée bouillonnante vous rejoint que nous arpentons en attendant d’en mesurer les conséquences
arracher un coquillage à cette roche nous expose au sourire de la mer et nous en mourons quelquefois
. . .
maintenant les rubans de deux chapeaux nous font des signes.
*
cette femme assise sur la murette du parapet, c’est la mère de nina, celle qui m’en veut d’avoir renoncé au bonheur tel qu’elle le concevait. « mais j’ai changé d’idée ! »
elle a changé, en effet. le corps s’est effondré des épaules à la ceinture. la tête penche en avant, mais les cheveux sont retenus par un foulard noué sur le front. les jambes soutiennent un désastre, agréablement croisées sous une jupe voletant dans la brise. j’ai toujours aimé ces petits pieds agiles. ils le sont toujours. ils sont chaussés d’espadrilles jaunes sans ornement. le jaune rature cette femme. elle se prend pour le soleil chaque fois qu’on se voit. le coup de griffe est horizontal, suivant la trace de mes yeux.
« j’ai appris pour lucienne. nous savons pratiquement tout par la presse. qui la renseigne si bien. quelqu’un de chez vous. En tout cas c’est bien utile d’en savoir autant que vous. c’est du moins ce que nous nous imaginons. nina sera ravie de vous revoir. depuis ce temps ! »
ce temps. j’ai bien écrit ce temps et non pas elle qui parle. j’ai conservé (sachez-le) cette petite trace laissée par mes notes. les premières datent d’ailleurs de ces jours. ces jours. cette fois, c’est moi qui écris et non pas elle qui me parle.
« ces publicités ! »
et ces bateaux d’un autre temps sur son foulard. des voiles se gonflent, blanches et noires. le fer d’un sabre traverse cet univers emprunté. elle lit beaucoup. par désespoir. « plus de temps à mourir qu’à vivre maintenant… »
« que vous a-t-elle dit ? elle a aussi parlé à votre collègue. elle ne me dit pas tout. frank l’a adorée. dieu sait ce qu’il fabrique maintenant. ce dieu qu’il n’aime pas comme je l’aime. vous aimez dieu, pierre ? je ne vous l’ai jamais demandé… »
je ne l’ai jamais su aussi clairement que je l’ai quelquefois écrit.
« il faut marcher, sinon le sang se fige. pourtant, mes jambes n’ont pas changé. je ne parle pas du reste. ces pauvres seins ne sont plus des seins. vue de dos, j’ai l’air d’un dinosaure. je vous ai vu acheter les chapeaux. cela m’a fait penser à lucienne… »
nous marchions. elle me tenait le bras. j’ai toujours aimé ce geste simple. un signe d’amitié.
« comment se porte notre chère elsie ? »
à l’autre bout de la promenade, la mer se déchaînait contre les roches bleues. nous n’allions jamais aussi loin à cause des embruns qui dérangeaient lucienne. ou à cause du chapeau auquel elle semblait tenir comme à un futur souvenir indispensable.
« et la poésie ? »
de loin paterson nous observait, l’air de rien qui amusait les petites filles rouges épanouies sous les parasols.
mort mort mort mort de tout le monde dans cette eau que les vagues portent jusqu’à nous qui fleurissons l’ombre des parasols de nos rêves d’enfant
mort secrète des vagues une fois l’écume rendue à son eau
crabes gris et verts dansent entre les doigts agiles d’une fleur éclose pour plaire à l’esprit qui l’invente
nous ne savons plus rien une fois qu’elle se fane
mourir n’est pas un acte quoiqu’il arrive
« la poésie ? euh… »
qui n’connaît pas eugène qu’a des flût’ en acier et qui fait du vélo sans les rim’ à papa ?
qui peut dire « sans eugène on n’est sûr de gagner et pas des picolettes ah mourir sans eugène ! »
ou qui dira qu’eugène il a pas son pareil pour fair’ rêver les filles et pleurer les garçons ?
eugèn’ c’est un gagnant qui sait parler aux vieux et qui fait des miracles quand on est vieill’ à rien !
tenez, moi, j’ai vingt ans et du poil au menton pour pas raser les filles à l’endroit de l’amour !
et bien eugèn’ j’en rêve et du soir au matin ah question poésie qu’est-c’ qu’il est bon eugène !
ah il m’a tout appris le sens et les détails qui font la différence dans les moments cruciaux.
entre eugène et les autres on choisit pas on vote et tant pis pour les ploucs qui lis’ dans le journal !
*
« je découvre, madame, je découvre. c’est ce que je fais toujours quand je ne suis pas chez moi.
— oh ! vous avez un chez-vous ? »
paterson nous avait rejoints. à petit pas de souris. une casquette (rouge) plié à la ceinture. il montrait un genou à peine cicatrisé et elle s’y attarda pendant qu’il se présentait. elle était « ravie » de le connaître. elle connaissait des tas de flics. elle mourait « presque constamment de curiosité pour ces choses de la passion. » rien ne pouvait l’enchanter mieux. il remarqua aussi les petits pieds agiles et le jaune de l’ensemble envahit le reflet de ses lunettes.
« c’est que, madame, j’ignore encore si toutes ces choses que j’apprends ont un lien avec le crime…
— il y en a toujours un ! »
lui offrant son bras, qu’elle accepta en minaudant, il me déposséda. je les suivais.
.chaque fois je te vois redevenir l’étranger que tu joues à la surface des autres. tu ne les suis pas, comme tu en as l’air. tu les conduis plutôt, en les poussant devant toi. ils ignorent ce danger. ils t’oublient. ils ne t’entendent même pas, ô poète. d’ailleurs tu ne chantes pas pour eux. mais contre eux. chaque fois je te vois redessiner la trame de ton avance sur les choses de ce temps. je voudrais te suivre, mais je m’abandonne à la fenêtre de tes spectacles.
deux rubans colorés se nouaient. cet or, ce bleu et ce jaune me donnèrent à penser que j’avais oublié celle de lucienne. comment avais-je pu oublier ce détail. et qu’avait-elle fait de ce chapeau ? je m’en souvenais si bien, à part le détail du ruban. mais paterson ne m’écoutait pas. il aimait trop les femmes pour ça.
ah détour du texte détour de ma fuite ne laisse pas le détail se perdre au gré du vent
une seule phrase un seul mot et tout est dit avant même que tu te taises
tissus du vent, ils expliquaient ma fièvre.
« il ne manque que nina, dit sa mère.
— vous oubliez lucienne ! »
pourquoi parler vite quand on peut le faire après ?
« comme je vous disais, dit paterson, je ne sais pas si ce que j’apprends est bien utile…
— mais si nous ne l’apprenions pas, nous ne serions pas ici à nous la couler douce ! » s’écria gilette en riant.
paterson poursuivait plusieurs proies à la fois, comme à son habitude.
je t’apprendrai à chasser l’animal qui nous hante il était là avant nous et nous le chassons pour ça et c’est pour ça qu’il ne rêve que de nous effacer de la surface de cette terre où ce qui est écrit est écrit
voici l’acier des pénétrations de la chair faite proie j’en ramène de tous mes voyages au bout du monde allume le brasier de sa fonte entre nous mon fils et mesure la force nécessaire à la forge du temps
cette femme ne peut pas comprendre les voyages elle est le puits de nos croissances et l’eau de nos illusions ce qu’elle pousse devant elle n’est rien d’autre qu’un cercueil
imagine que le vent est le seul moteur de notre aventure ainsi nous le cherchons toute notre vie ne sachant pas si elle en connaît déjà le sens
« vos chapeaux sont magnifiques, mes belles ! moi je n’en porte jamais, à cause du vent. vous me verriez quand je dénoue ce foulard ! »
que voulait-elle dire ? paterson me sourit tendrement en piquant sa lèvre du bout de la langue.
« entre le plaisir et les enfants, faut-il choisir ou peut-on avoir les deux ?
— il y a une troisième option à laquelle vous n’avez pas pensé !
— je serais bien curieuse de savoir à quoi vous pensez, vous… »
..papa revenait de la chasse, portant l’animal à la ceinture. maman attendait sur le perron. toi tu regardais par la fenêtre. mais tu ne regardais pas l’animal. ni ton papa ni ta maman. tu me regardais moi. la terre sur mes jambes nues. les jouets de mon enfance. de ce moment de mon enfance. plastiques bien pratiques car on peut les « passer sous l’eau ». tu avais les plus beaux yeux du monde. le rideau en témoigne encore. qui changera ces détails. à quel moment tout ceci disparaîtra définitivement. mais est-ce la bonne question. quelque chose que nous ne soupçonnons pas demeurera-t-il malgré tout. faut-il l’écrire pour que ça reste. papa jeta l’animal encore chaud sur la table. traînée de sang sur fond de scènes de chasse plus rustiques. je ne sais pas d’où on vient. tu ne sais rien toi non plus. marions-nous.
« ah ces sorbets me transportent ailleurs ! voulez-vous bien ne pas allumer cette horrible pipe ! »
*
il fut un temps (déjà lointain) où la ville prenait un sens chaque fois qu’on en évoquait les principes fondateurs et les ressources mobiles.
paris, dublin, new york, odessa… même les fragments de monde eurent leur heure : terre d’afrique, océans, lunes lointaines, femmes fatales.
mais les temps ont changé. la scène ne réclame plus ces profusions de détails. il semble qu’on soit revenu au strict minimum nécessaire pour établir la compréhension : l’objet retrouve sa valeur symbolique.
nous revenons de loin, ô siècle présent.
et chaque fois que je reviens l’élément impose ses instances, comme si l’alchimie n’avait pas tout perdu de ses paradoxes ni de ses formes et que j’étais pour un instant, celui de l’expression enfin assouvie, l’adepte de l’erreur et de sa sanction.
jardins d’enfants aussi soudains que le désir d’y jouer un rôle à la hauteur de l’imaginaire en cours de formation.
les villes se fondent dans la masse des hypothèses. les routes reviennent à la forge de leur nécessité. les peuples se déshonorent facilement dans la résistance. le confort atteint les limites d’un possible impossible.
faut-il rendre compte de la médiocrité des profiteurs ou revenir aux sources du langage pour en vivre ?
faut-il satisfaire les miroirs que la foule promène comme des chiens ou les traverser en vitesse pour ne pas les prendre pour ce qu’ils sont ?
villes crevées qui n’avez plus de poésie à vous seules, et vous, routes aux sémaphores idoines, et vous donc, que j’allais oublier, peuples faciles à confondre avec l’utile, nous n’en sommes plus à un cadavre près.
dans les jardins d’enfants où l’enfant épuise ses dernières forces telluriques, les gardiens ennuient les arbres, comme les arbres s’ennuient d’ennuyer les enfants morts.
qui n’a pas de souvenirs à partager passé le seuil de soi-même ? mais que partage-t-on quand on se tait encore ?
une ville met ses pieds dans l’eau. une autre se retire de l’existence. la mer est en conversation constante avec le rivage qui la retient.
l’enfant dans le jardin non prévu à cet effet de loupe interposée entre la chair et le soleil, l’enfant dis-je joue avec le feu allumé par les gardiens des lieux. les arbres finissent par ennuyer tout le monde et tout le monde rentre avant la nuit qui retombe toujours de la même façon
les forêts de symboles ont brûlé. arbres calcinés qui n’ennuieront plus personne. ô joie d’une victoire de l’emploi sur le travail ! toutes les villes se ressemblent même si le thé se distingue du thé ou si les visages ne sont plus visibles en cas d’appartenance, ou si le temps n’a pas le même prix.
joie du songe-creux aux interstices des vitrines qui peuplent son imagination ! aucune route ne mène dans ces endroits de rêve, mais toutes y promettent.
gardiens des jardins, refermez le portail qui vous nourrit renvoyez le dernier enfant à sa porte éteignez les arbres et protégez l’eau de nos bassins de l’ovulation et aussi de la pluie et du vent qui l’accompagne et de tout ce qui ne s’achète pas parce qu’on a bien travaillé et uniquement pour cette raison
dans les villes où j’ai perdu ma semence, la surpopulation accroît les richesses des uns et rend la vie impossible aux autres. le pittoresque en prend un coup. même la bagnole d’occase perd son sens. on ne part plus en voyage sans un billet en poche, aussi loin qu’on veuille aller. billet tranche de vie troqué contre l’équivalent en droits.
s’il est un jardin qu’il soit d’enfant et que ses gardiens soient enduits de la résine qui fait les suppliciés et les pères de famille.
s’il est un jardin qu’il se referme comme les coquillages et que la perle croisse sans que personne ne le sache aussi clairement qu’on finit par le savoir.
s’il est un jardin d’enfant que ce soit le mien et que ta présence soit mon aventure ou que la guerre éclate entre nos peuples jusqu’à ce que ma mort s’ensuive.
s’il est un jardin d’enfant ô villes et routes de ce monde que je sois ce poète et pas un autre comme tu voudrais que je sois
que je sois
*
nina fit son apparition. l’ai-je décrite ? longue et noire (car son papa a beaucoup voyagé avec mon papa et on dit même qu’il a fini par se perdre en cours de route, en un point difficile à situer sur la mappemonde dont nina et moi faisions usage en ces temps reculés), elle s’habille de noir, jusqu’aux ongles qui explorent les yeux, ceux qui se posent sur elle pour en rêver. nous étions (paterson, elsie, gilette, la maman de nina et moi-même) déjà installés sous la vigne vierge d’une tonnelle, manipulant sans le savoir les couverts posés en vue de nos agapes. « elle n’arrivera pas seule, vous verrez, » avait prévu la maman de nina. elle se trompait. par contre, le béret crasseux du sdf fut repéré par les regards en coin de paterson. il me montra la haie de troènes d’un coup de menton. le sdf était parfaitement joyeux et ne le cachait pas. il avait peut-être l’intention de nous amuser. paterson déplia une chaise et la plaça sous les fesses de nina qui cambra son dos merveilleusement nu. on apporta le vin apéritif et quelques amuse-gueule. voilà.
(guitare)
qui n’aime pas que l’après-midi s’enchaîne au matin par cette torsion des cheveux du soleil au-dessus de la mer remontant le cours de ses fleuves ?
me direz-vous ce que la lumière inspire à vos yeux, vous qui ne voyez que ce que vous voulez voir et pour qui une plage est une plage de soleil ou rien ?
j’avais la digne intention de vous parler de mon passé, en tout cas de celui à qui je dois d’être ce que je suis, mais je vois que vous regardez ailleurs et je m’en plains !
nous parlerons de vous si vous existez encore pour moi, ce dont je me permets de douter sans toutefois, ô belle étrangère, vous le reprocher à une heure aussi facile.
à qui appartient cette ombre dans vos yeux et qui l’éclaire quand je la poursuis du feu que vous inspirez à ce qui reste des noblesses qui saignent sur ma langue ?
je vois que le moment est mal choisi pour vous aimer et que demain n’est pas le lendemain de la nuit, comme il est naturel à l’homme de s’en déclarer le héros.
qui habite vos rêves à ce point qu’il les donne à voir, ô belle passagère ? et qui suis-je si je ne suis rien pour vous et si l’après-midi est le moment que vous choisissez pour être seule ?
« la chanson est triste mais le gars est joyeux ! » fit paterson. ses yeux brillaient comme s’il allait pleurer et il laissa couler cette larme. puis le vin brouilla les pistes et elsie s’endormit.
depuis quand t’endors-tu avec moi enfant qui n’est plus un enfant du point de vue de la femme que je suis devenue ?
tes rêves ne sont pas mes rêves mais on voit bien que tu rêves quand je rêve avec toi
l’ombre favorise la pensée et la lumière dit tout
depuis quand ne te réveilles-tu pas quand le rêve m’a réveillée du même sommeil que toi, compagnon de l’après-midi ?
ma griffe te griffe mes seins nourrissent ta voix si je t’enjambe c’est pour te fuir et si je mens personne ne te le dira
reviens demain à la même heure j’aurai changé un détail et tu ne dormiras plus pour dormir avec moi
voilà.
« ça c’est des vacances !
— et aux frais de la princesse ! »
je vis gilette arracher la pointe d’un baiser à elsie, mais paterson ne me demanda pas d’explications.
je vis nina lever les bras au ciel pour donner à admirer son décolleté.
je vis le sdf accorder sa guitare.
je vis la maman de nina endormie dans un fauteuil de rotin.
je vis la perspective d’une ville qui n’était pas la mienne.
je vis à quel point la mer exerce son influence sur la peur.
je vis des témoins en fuite lente sur la piste tracée par le doute.
je vis qu’on me regardait.
on me faisait même signe.
le drame a besoin de ces signes.
sans les signes, le drame est un drame.
or, nous ne sommes pas venus pour ça.
[nous savons de source sûre que la police enquête sur les lieux nous pouvons même vous informer que trois policiers sont sur le coup la femme de l’un d’entre eux est même de la partie or il se trouve que ce policier et sa femme sont les voisins de la victime on se demande comment les services de la police autorisent ce genre de situation qui si elle n’est pas douteuse est pour le moins gênante pour qui a un peu le sens de la mesure mais il semble que la mesure n’est pas la norme préférée en ce moment il faut dire que le mystère n’est pas si épais que ça puisque l’assassin présumé est déjà recherché pour un autre meurtre et que pour l’instant il est introuvable l’inspecteur paterson pourra sans doute nous expliquer ce qui lui a inspiré ce séjour prolongé dans une ville balnéaire dont il n’est pas indélicat de dire qu’elle est hors de prix pour le commun des mortels commun des mortels commun des mortels commun des mortels commun des mortels commun des mortels commun des mortels commun des mortels commun des mortels…]
*
« voilà. je m’appelle ramasès. je sais, c’est bizarre, mais c’est mon nom. je ne suis pas d’ici. sinon, on se connaîtrait sans doute. enfin… il y aurait des chances. je ne connais personne d’ailleurs. aussi je peux vous dire que je ne connais pas celui qui m’a chargé de vous dire… pour moi c’est du chinois… qu’il veut vous voir où vous savez… je vous prie de croire, monsieur, que je n’ai aucune idée de cet endroit et que je ne me doute même pas de ce qui fait l’objet de ce rendez-vous… passez-moi l’expression… pour le moins mystérieux… mais il ne m’appartient pas d’en juger ni surtout d’agir en conséquence… qu’en pensez-vous ? »
dire que c’était le côté psychopoétique qui motivait mon écriture jusque-là !
ah ! maintenant c’est à l’action qu’il va falloir donner le la !
c’est ce qui s’appelle « renverser la vapeur poétique ».
le chasseur est témoin de ce que j’écris.
c’est lui qui me fit le premier signe pour m’indiquer l’endroit où se trouvait ramasès. je l’ai remercié en passant, d’un mot. je n’ai pas attendu qu’il s’incline, j’étais déjà dans l’aire d’influence de ramasès. un petit homme gris aux reflets noirs construit pour cet emploi. il étreignait ses propres mains, exercice qui me découragea de l’interrompre avant qu’il eût suspendu sa réplique. qu’en pensais-je ? mais de quoi se mêlait-il ? j’en pensais quelque chose, quelque chose d’attendu depuis notre départ, mais ce n’était pas à ce messager que je pouvais confier le fond de ma pensée et la nature de mon inquiétude. devais-je le récompenser ? il s’inclinait lui aussi.
que l’action qui n’a pas encore eu lieu prenne fin !
je le poussai dans l’ombre. seul le chasseur pouvait en témoigner. et je saurais ne jamais expliquer cette scène. « vous pouvez partir. merci.
— mais je ne sais même pas si vous avez compris le message, monsieur !
— vous ne partiriez pas si je ne l’avais pas compris.
— dans ce cas je vais m’en aller la conscience tranquille. si vous avez besoin de moi, j’habite au…
— pas la peine ! partez.
— …ce genre de choses qu’on dit aux policiers…
— partez ! »
si paterson n’avait pas été occupé à reluquer les courbes de nina, entre autres conceptions du plaisir à prendre, je n’aurais pas eu le temps, de l’endroit où j’ai rencontré ramasès au fauteuil où paterson se prélassait, de préparer une explication assez convaincante pour au moins embarrasser sa mémoire. « ça fait pisser, la bière, » expliqua-t-il lui même.
ah mon bon monsieur vous ne le saurez jamais comme je suis en mesure de le dire plus juste !
(le sdf ne laissait voir que son béret)
ce poème (otrofictif) n’est rien d’autre qu’un roman-opérette ce qui vous est demandé c’est de réfléchir sur cette donnée critique et surtout de la fermer si vous ne savez pas de quoi on parle point à la ligne
(entrée des rafiots)
nous sommes les babas les petits bas totaux à toutes voil’ on vogue sur la mer en folie ya rien qui nous fait peur la mer on s’y connaît des fois que ça prend l’eau et d’aut’ fois c’est de l’huile le vent peut bien souffler nos chandell’ en voyage ya rien qui nous fait peur on est fait pour partir et ne plus et ne plus et ne plus revenir
vous m’ mettrez des rimes au bout de ces petits vers qui en manquent comme le vin manque au verre ça vous f’ra un bon exercice pour quand vous serez mat’lots et que j’ serais p’t’êt’ plus là pour vous caresser le fion et vous inspirer le bonheur de pas êt’ seul dans l’existence !
qui n’a jamais entendu rire paterson de bon cœur n’a aucune idée de ce que je veux dire.
« mais tu me le dirais si y avait une sixième femme dans ce film, hein pierrot ? à part ta mère, bien sûr. mais on s’en tape, de ta mère.
— comme qui dirait un sixième sens, des fois…
— que j’y avais pas pensé ! »
puis le soleil se couche. on se couche tôt quand on ne veut pas perdre le fil de sa pensée. dire que ramasès ne demandait rien d’autre que de le rompre ! et avec ses dents jaunes encore !
et quand vous aurez fini si jamais vous finissez ce que j’ai commencé sans prendre la suite comme vous tas de minables de la rime vous vous avancerez jusqu’à mon bureau pour m’en donner l’interprétation que je vous conseille de faire preuve d’originalité sinon la note va êt’ salée mais sans le sel !
nous sommes les babas les petits bas totaux c’est la femme à toto qui nous a mis bien bas
à toutes voil’ on vogue sur la mer en folie on en met plein les gogues sans fair’ pipi au lit
ya rien qui nous fait peur la mer on s’y connaît ducon on est pas né mais foirés chez les sœurs
des fois que ça prend l’eau et d’aut’ fois c’est de l’huile mais on a un cerveau on est pas plus tranquille
le vent peut bien souffler nos chandell’ en voyage baiser les doigts dans l’ nez c’est tous les jours en gage
ya rien qui nous fait peur patate sur le cœur on est fait pour partir et ne plus et ne plus et ne plus revenir
ri-deau !
*
« on va prendre un raccourci » dit le chauffeur. et alors on est entré par la morgue… enfin j’veux dire que la morgue était là sombre trou qui descendait et on s’est mis à monter
— j’étais sauvé !
c’est patrick cintas qui me racontait ça alors que moi-même je n’allais pas aussi bien que l’exigeait paterson
comment vous dire : j’ai eu un malaise et des complications pendant qu’elsie (une autre elsie — plus imaginaire encore) chantait une chanson à la fillette : quelque chose comme : si vous avez des sous et de souples genoux vous réussirez dans la vie ah ! mon ami je vous le dis les sous c’est bon pour les genoux et les genoux ça vaut des sous !
c’était du moins ce que j’entendais une vièle faisait pleurer les mouches sur des paroles de richepin pin pin
voyez ce qui se vend : imaginez : et revenez sur les lieux du crime : « ce n’est rien mais c’est grave : si si ! tu pourras remarcher : toi : moi : la fillette au doux nom de cricri : comprenait : mais pour chanter : dans le ton : tintin !
patrick cintas remettait ça : « c’était l’entrée de la morgue et j’ai bien cru que qu’on y allait » vous connaissez pc ? il m’écrivit un gentil email : fiction : je me suis remis à travailler : mais vous : savez : que je ne suis pas ce que je suis : je n’ai pas arrêté de penser à vous : pendant ce temps mohammed souriait : car il connaissait les hommes : et il souriait : il fallait repenser le monde : ce qui : ne le changerait pas : « la morgue ! vous imaginez ma déroute ! on y était ! et le chauffeur a viré juste à temps ! c’est moi qui vous le dis ! sinon : on y était : je ne suis pas surpris qu’ils vous aient fait : le coup : ils le font à tous ceux qui : sont fauchés en pleine marge de manœuvre »
soudain le monde rétrécit : il n’y a plus personne : pour penser à votre place : je suis revenu : sur une civière : « mais qui peut bien te vouloir du mal ? » demandait paterson à celui que j’avais été
vu l’état de ma guibole un policier blessé à la jambe la tarte c’est tarte me dit mon voisin de chambre le terroriste est mort un trou au milieu de la rotule « vous reprendrez vos études de droit » paterson m’apporta le journal mais on n’en parlait plus : plus jamais !
j’avais cette ritournelle dans la tête : suce mon doigt j’ai l’expérience je te dirai ce que j’en pense quand on sera arrivé !
pc m’écrivit un gentil email : qui disait que je l’avais échappé belle : et il reprenait l’anecdote de la morgue : sachant que j’étais passé par là : il écrivit aussi à paterson : l’affaire n’était pas dans le sac : elsie n’a : jamais existé que dans mon imagination.
Paterson — amusé — mais qu’est-ce : que tu foutais là : résultat : on n’est plus : sur le coup : me revoilà à tailler des : crayons : en attendant : on était : si près de la fin : quand on sera arrivé !
autant vous dire que j’ai voyagé : un coup dans : les reins : à deux doigts : et j’étais bon pour : la dialyse :
on a d’la chance si on est deux et qu’en plus c’est qu’on est heureux ! j’y f’rais des goss’ avec des yeux plus gros qu’le bide à mords-moi-le ! et quand on s’ra mort devant dieu faudra bien qu’je passe aux aveux !
« j’sais pas où c’est que vous trouvez l’temps d’penser à ces choses ! »
et j’y pensais : marre de la rhétorique : d’ailleurs je ne peux plus courir : fini de se bercer d’illusion devant un bon film : je vis parce que je ne veux pas mourir : je m’occupe l’esprit : je suis le fil : tendu entre moi et la disparition : pure et simple : à quoi bon trouver le coupable : j’en ferais quoi de cette possibilité d’être : l’autre face de ce qu’il a commis : alors : que je n’attendais rien de lui : avant : de connaître dans le détail : sa capacité : à changer l’existence des autres : par le récit.
je suçais des dragées : en regardant : par la fenêtre : doucement glissée : la fillette avait reçu en cadeau : une : montre : et un bracelet pour la : montre : qu’est-ce qui lui prend : de me montrer : son : « vous rêvez tous de tragédies parfaites : et de comédies sans défaut : je sais : ce : que c’est : d’en être réduit : à ça : fichtre ! »
à la télé, des cons poussaient un ballon. à la mi-temps : pendant qu’ils suçaient : des quartiers de citron : je me suis aperçu : que j’avais aussi perdu mes jouets…
*
« ça t’intéresse pas de savoir ce qui s’est réellement passé ?
— non. »
je précise que paterson n’a jamais existé, des fois qu’on me croit fou.
quelqu’un s’époumonait.
« vous ne voulez pas la voir ? d’habitude, les flics veulent la voir. ça doit leur procurer un plaisir douteux. moi, j’en ai vu des tas. je sais pas combien. des tas. ça vous donne une idée. »
les gens qui travaillent, quand ils ne savent pas quoi faire, viennent vous parler de leur travail. et comme vous êtes là pour la même raison, vous dites « oui » et ils vous montrent ce que tout le monde veut voir. j’en avais vu, forcément. mais pas comme ça. seul avec quelqu’un qui peut vous montrer ce qui a bien failli vous coûter la vie et que vous paierez encore longtemps.
.45.
j’en ai rêvé toute la nuit.
« qu’est-ce qui va changer dans ma vie ? »
le pain du matin. elsie.
c’est paterson qui a tiré sur mon agresseur : résultat : mon agresseur est mort : je suis vivant : paterson écrit un roman de sf : je rêve : d’aller : me faire voir ailleurs : une chaise motorisée : coûte les yeux de la tête : « tu raconteras : toute l’affaire : moi je vais imiter : edgar : rice : burroughs : barsoom : j’y suis né »
: je mangeais un sablé fourré au chocolat quand je me suis aperçu que je n’avais plus aucune envie d’aller faire un tour dans le passé. ni le mien, ni celui des autres. j’étais seul.
un barjot voulait m’apprendre à jouer de la vièle.
cri déchirant d’un vers de couté : je ne me rappelle plus : lequel.
qui est elsie ?
« soyez raisonnable, mon vieux. si vous voulez savoir qui est qui, c’est vers le passé qu’il faut se tourner. vous ne saurez jamais rien de quelqu’un si vous interrogez l’avenir. j’en connais un qui s’est perdu sur ce chemin. vous voulez le rencontrer ? un type bien, mais pas dans son assiette. ah ! ça alors ! pas du tout ! »
et alors que je croyais que tout était fini pour moi, on me présente charles vabory. un dingue.
il porte les marques d’une lutte récente sur son visage. on dirait qu’il se vexe parce que je refuse une cigarette.
« j’aime bien connaître les gens, me dit-il. avant, je ne connaissais personne. depuis, je connais à peu près tout le monde. »
je reste muet d’admiration.
« tout le monde, sauf vous, ajoute-t-il. il en manque toujours un pour faire bien ! »
que vous est-il arrivé ?
et bien voilà : j’écrivais une aventure : quel type d’aventure ?
quand soudain : on m’a tiré dessus : j’ai bien failli crever : à eux doigts près : vous écrivez dans votre langue maternelle ?
on y pense : mais de là à : êtes-vous fou ?
c’est elsie qui y pensait plus que moi : vous pensez si elle y pensait : le soir : j’avais tellement de choses : à lui raconter : il fallait bien : qu’un soir : je ne rentre plus : c’est curieux ! j’ai vécu la même chose !
qui est cette fillette ? c’est moi quand j’avais douze ans je ferais bien de ne plus penser aux autres en termes de passé : vous dites : que c’est vous ? c’était : je peux vous donner l’heure : si : vous n’avez pas l’heure : ce qui arrive : quand on a failli quitter ce monde : sans laisser d’autre adresse que sa tombe : petite elsie ! que s’est-il réellement passé ? ce qui se passera si tu prends tout depuis le début.
et je reprenais : « je peux aussi vous donner des leçons bien utiles pour jouer de la vièle… »
*
ya des gens qui passent leur vie à se demander ce qui se passerait si ceci ou cela : temps perdu : et jamais retrouvé : on meurt moins facilement d’une maladie.
un autre me dit : j’étais flic : je ne le suis plus : dites-moi ce qui s’est passé si je le suis.
impossible de casser un carreau on peut même pas écrire dessus on fait rien que regarder à travers et ben vous savez quoi : je m’ennuie !
la modernité est condamnée par le divertissement elle s’amenuise : et je ne serai pas là : quand elle disparaîtra totalement : dire : que je m’en veux : est une façon : de ne pas le dire : nous allons changer : complètement : si nous ne devenons pas : perceurs de ces coffres-forts de l’esprit : l’otrofictif est cette tragédie, messieurs-dames.
jouons ! apprenons à jouer ! mais après le travail : et : si c’est mérité : sinon : apprenez à réfléchir à ce que vous ne faites pas !
vous ne pouvez pas penser sans : ce passé : ni ce : futur : mais comment : penser maintenant ?
charles vabory, qu’on appelait lavatory pour rigoler, inventa une nouvelle manière de dire non. il passa trente ans dans un asile pour handicapés mentaux du dixième échelon, qui est le plus haut sur l’échelle de la probité.
j’inventai le chien.
passé
j’inventerai autre chose.
présent
« voulez-vous que nous en parlions ? »
futur
on met des arbres où vous imaginez les oiseaux.
la fillette elsie revint pour me montrer le dernier cadeau. paire de souliers à boucle dorée avec une cerise sur le gâteau de ses petits pieds.
poum ! sur le cul !
« quand vous aurez fini de manger, pensez à me rendre mon stylo. je n’ai que celui-là. j’écris moi aussi ! »
un bouffon fraîchement pensé fit un tour en agitant ses menottes. il passa derrière le rideau et en secoua les franges d’or. on entendit le cri d’elsie : personne ne songea plus tard à lui demander pourquoi elle avait crié alors qu’elle était censée jouer lady macbeth.
« que voulez-vous prouver ?
— mais voyons ? la culpabilité ?
— vous serez bien avancé !
— mais je ne veux pas avancer !
— mais que voulez-vous alors ? tout le monde veut avancer !
— oui, mais tout le monde n’a pas l’occasion de prouver que vous êtes coupable ! »
elle revint avec les poignards. macbeth n’était plus visible. on entendit la porte de sa loge se refermer avec grand fracas. elle haussa les épaules et s’envoya deux martinis sans respirer.
« vous ne la connaissez pas vraiment. vous êtes de ceux qui exigent un sens sinon vous refermez le livre. clac ! le voici refermé. vous êtes bien avancé ! »
il y a des choses simples comme un regard et d’autres qui en compliquent le sens.
*
« j’vous l’avais dit ! vous ouvrez la porte à n’importe qui simplement parce que vous êtes seule. et voilà ce qui arrive ! vous êtes bien jolie maintenant ! »
tout le monde riait.
pourquoi riais-je moi aussi ?
je n’ai jamais été seul : il y a : toujours : eu quelqu’un : pour m’accompagner : et : je n’ai jamais : posé la question : à celui : ou à celle : qui était seul : je n’ai jamais : envisagé ; de me tourner : de ce côté de la vie : pas assez seul pour ça :
.paterson arriva sur ces entrefaites. il lorgna la vieille solitaire qui était ravie de ne plus être seule. mais il ne pouvait pas comprendre. qu’on vous prive d’un élément du récit, et vous comprenez autre chose que ce qu’il faut lire. il salua tout le monde d’un revers de main. comme ça : « elsie va bien, dit-il. elle ne comprend pas. elle ne comprendra jamais. c’est trop compliqué. pour jouir de l’existence, il faut simplifier. il faut réduire le champ des applications. tu t’en sortiras. »
que je vous raconte : la balle a effleuré le rein droit. elle est ressortie par le nombril. ce bout de chair qui pendait, j’ai cru que c’était mon… ma…
..paterson me montre comment il s’y est pris pour descendre le terroriste : couché sur le lino fraîchement lavé : il hume l’odeur : ça sent je sais pas quoi : dit-il : et il saisit son 9mm fictif et tire deux fois sans sommation : maintenant il mime le terroriste : celui-ci se prend la gorge à deux mains et crache une giclée de sang : et là, par terre, le sang se met à bouger dans tous les sens : et quand ils ont fait venir l’imam pour déchiffrer ce qui ressemblait à de l’arabe : il a confirmé : c’était même un verset : il le scanda : « ça m’a donné le frisson, » conclut paterson.
voilà comment je ne suis pas mort.
« j’en connais deux ou trois qui ne sont pas morts et qui auraient dû. »
moi : je ne connais personne : d’aussi seul : que celui : qui n’est pas mort : et qui aurait dû : et je vais finir par me connaître moi-même : ici : en attendant de rentrer : chez elsie : qui ne comprend pas : ce qui m’arrive : elle a pourtant tout expliqué à paterson : non : ce bout de chair qui pendait : ce : n’était pas : mon : ma : le soir même : j’ai bandé en reluquant les mollets : d’une infirmière : vivant ! je suis vivant !
je sais bien ce que j’ai fait.
SI PAR MALHEUR VOUS RENCONTREZ UN TERRORISTE SURTOUT TENEZ-VOUS-EN AU DISCOURS OFFICIEL ET NE DEFENDEZ PAS L’INDEFENDABLE. LES MOTS PEUVENT VOUS TUER. JE REPETE : LES MOTS PEUVENT VOUS TUER. ET ILS VOUS TUERONT SUREMENT SI VOUS N’APPRENEZ PAS PAR CŒUR LE DISCOURS OFFICIEL. CESSEZ DE VOUS PRENDRE POUR LE CENTRE DU MONDE. VOUS N’ETES QU’UN ET NOUS SOMMES TOUS. N’OUBLIEZ PAS CE PRINCIPE. CELA FAIT TOUJOURS PLAISIR AUX TERRORISTES DE TOUS BORDS ET PARTICULIEREMENT A CEUX QUI LISENT LE CORAN POUR NE PAS LIRE AUTRE CHOSE.
paterson sourit. il me tapota le dos de la main sans cesser de mâcher les deux caramels qu’il s’était fourrés dans la bouche. un cadeau d’elsie qui ne voulait pas mettre les pieds dans un asile de fous.
« qui est-elle ?
— qui ?
— celle que tu as tuée…
— je n’ai tué personne, pat !
— d’accord, mon vieux. de toute façon, ce n’est plus la question. je regrette pour le rein.
— elsie ne viendra pas.
— elle n’a jamais existé que dans ton imagination, mec ! »
disant cela, il enfournait les caramels dans sa bouche qui ne cessait de parler, secouant le journal avec ma photo en première page.
« tu deviens célèbre, me dit paterson. ça me sera utile quand je publierai mon roman. »
DIEU NE PEUT QU’EXISTER. C’EST LA DECISION DE LA MAJORITE DES HOMMES. IL FAUT SE PLIER A CETTE LOI UNIVERSELLE. SINON VOUS SOMBREREZ DANS LA VIOLENCE. ET NOTRE REPLIQUE SERA IMPITOYABLE. JETEZ UN ŒIL DANS LES MEANDRES DE L’HISTOIRE POUR VOUS EN CONVAINCRE. VOUS AVEZ TOUJOURS PERDU. ET NOUS ACCEPTONS VOTRE PRESENCE COMME NOUS NOUS SOUMETTONS A L’IIRREVERSIBILITE DES ACTES. VOUS ETES LA SEMENCE DES REVELATIONS DEFINITIVES.
etc.
lavatory prétendit me mettre échec et mat en moins de temps qu’il en faut au gouvernement pour vacciner ses fonctionnaires contre la rage de vaincre.
*
« bref, si on n’était pas tombé sur des terroristes, on aurait continué notre enquête. on ne faisait que passer par là. et ça nous tombe dessus. vous connaissez la suite… je sors quand ? »
il ne m’avait pas fallu longtemps pour apprendre à pisser avec un seul rein. c’était l’été.
l’été un rien vous habille on va s’dégourdir les quilles en compagnie d’jolies filles et célébrer nos papilles sous la table et sans famille !
.même lavatory était sceptique. il m’offrit tout un paquet de cigarettes. et le feu qui va avec. c’est comme ça que j’ai incendié mon lit. paterson s’est rappliqué en vitesse pour expliquer que ce que je faisais de pas bien, je le faisais jamais exprès, alors que je m’appliquais tous les jours que dieu fait à me faire du bien sans penser aux autres. il expliquait mal.
la perspective se réduisait à un point sur l’horizon, alors que j’en avais connu deux du temps de ma splendeur.
elsie m’envoya par la poste une paire de chaussettes.
« dites 33. ne dites que cela. on vous dira ce qui conviendra de dire ensuite. vous avez le nez bouché. vous ne sortirez plus avant de respirer librement. »
..prenez le temps.
…c’est fou ce qu’un mur en impose quand on n’a pas d’échelle pour le mesurer.
….l’été créait des paroxysmes de désir à la mesure du soleil.
lavatory déposa un épais dossier pour partager ma chambre. paterson appuya la demande. il se fit plus rare. en fait, je ne l’ai vu que deux fois en juillet et une fois fin août. il est revenu en septembre les bras chargés de cadeaux. mais sans elsie.
…..j’eus une aventure avec moi-même.
paterson révisait son manuscrit. il avait moins de temps à me consacrer. dans son esprit, j’étais tiré d’affaire. de quoi pouvais-je me plaindre. il m’avait sauvé deux fois : de la justice et du terrorisme. la première ne laissait rien au hasard et le second vous cueillait au passage. que me restait-il ? elsie qui attendait un enfant.
« remarquez bien, disais-je, que des fois j’ai sacrément envie de revenir en arrière pour me replonger dans cette enquête. on aurait fini par trouver le coupable. mais on est tombé sur cette embuscade terroriste qui ne nous était même pas destinée…
— c’est fou ! » s’écria lavatory. et j’étais d’accord avec lui.
« là, c’est votre rein, celui qui fonctionne. l’autre n’y est plus. et là, c’est votre cerveau. c’est compliqué, hein ? »
tu parles si c’était compliqué ! je me creusais la tête sans arrêt. et j’y trouvais quoi ? elsie.
poésie des raclures. une écaille tomba du mur. au même moment, une mouche traversa la lumière empoussiérée.
lavatory entra dans ma chambre à la tombée de la nuit. il poussait un chariot où il avait entassé ses draps et ses affaires personnelles. j’allais, pour la première fois de ma vie, habiter avec un fou. voilà ce que je proposais à l’esprit en quête d’aventure. « si on commençait par se connaître un peu mieux ? » dit lavatory. il m’offrit une cigarette comme je n’en avais jamais fumé. on s’extasia tout un paquet en évoquant les meilleurs moments de nos existences passées.
il n’y a rien de plus intime que d’entendre péter l’être qui couche dans la même chambre que vous. lavatory pétait beaucoup. sous les draps. devant la fenêtre. sur l’unique chaise de notre seule table, quand je n’y écrivais pas.
j’ai toujours rêvé d’habiter dans une prison. et bien j’y étais. mais mon rêve prévoyait une clé et je disposais de mille portes pour m’évader avec la ferme intention de revenir goûter aux charmes de l’enfermement. mais ici, je ne décidais de rien, pas même de l’humeur de lavatory qui pétait plus que de raison.
1. jamais je ne m’étais senti aussi seul.
2. ce qui me disposait à la poésie.
3. j’en écrivais sur le papier-cul.
4. lavatory déposa une plainte argumentée auprès de la direction.
5. je fus convoqué en référé.
6. je fus condamné.
7. je me mis à haïr lavatory.
8. de la haine au meurtre, il n’y a qu’un pas.
9. cette idée me porterait malheur.
10. avais-je déjà tué ?
11. je n’en savais plus rien.
12. mais ce qui était sûr, c’est que ce terroriste avait eu l’intention de me supprimer.
j’en fis un poème. en douze chants. et je cessai de haïr lavatory. ouf !
*
ne plus voir la ville. ne plus descendre dans la rue. ne plus se regarder dans une vitrine. ne plus attendre le feu vert. ne plus s’arrêter au bord du fleuve. ne plus lever le nez pour chanter avec les mouettes. ne plus se retourner au passage de l’étrangère. ne plus entrer dans un café, un cinéma, une épicerie. ne plus penser à voler l’objet du désir. ne plus descendre les poubelles.
ici, les arbres respirent été comme hiver. les chemins se croisent pour tourner en rond. le mur suit le mur. les fenêtres ne sont jamais éclairées car on est couché avant la tombée de la nuit. l’heure, c’est l’heure. chaque chose a sa place. une explosion de joie ne se distingue pas d’une crise de nerf. le vendredi, les draps sont frais et propres. pas de pénurie de papier-cul. qui nettoie mon peigne ? impossible de se servir d’une porte pour se faire mal. les livres se mangent si on a faim. la bibliothécaire fait semblant de ne pas savoir. le couteau ne coupe pas. il n’y a pas de poubelles. mais n’est-il pas plus raisonnable de demander : où sont les poubelles ?
charmes de l’enfermement. les oiseaux gazouillent au lieu de s’enculer. pas un ne vit en cage. on ne compte pas les fourmis. mais quel caillou est-il permis de soulever pour découvrir la nature ?
le monde était une rhétorique infernale. ici, ce sont les tropes qui s’assemblent logiquement. les conversations manquent d’imagination, mais n’avons-nous pas d’abord tout donné à la fantaisie de la cohérence ?
nous nous aventurions. la constance des faits nous fascine. nous jouions aux dés lancés dans l’inconnu. le rêve a pris la place du bonheur.
plus de couteau pour soulever l’écorce. plus de lumière pour chercher de l’ombre. plus de marge entre les êtres. plus de saisons entre la pluie et le beau temps. plus de rire pour appeler la joie. plus de larmes pour se mettre à l’heure.
ici, l’étoffe des jours n’est pas un habit. et les pas de la nuit n’entrent pas pour veiller. on a beau prononcer les bons mots, rien n’arrive pour les conjuguer au présent. nourriture des heures fractionnées en autant d’heures. s’il pleut, l’espace se réduit à la pluie. et si le soleil le veut, l’ombre est tachetée de son automne.
je ne vous parle pas de l’hiver. il est dur de ne pas voir plus loin que l’hiver. vous sortez avec un bonnet sur la tête. vos orteils se sentent bien dans la laine des chaussettes. une goutte de sueur trahit votre joie d’être seul malgré une surveillance appliquée. d’ailleurs le jour où elle ne le sera pas, il ne se passera rien d’autre. ne parlons pas de l’hiver ni de ces oiseaux sortant des cages sans portes.
au printemps, les années reviennent comme des animaux égarés par le cirque sur la route des villages inhabités. voici que la géographie des lieux reprend sa place dans la mémoire. et déjà, autour des fleurs, l’été pense revenir lui aussi. on ne devient pas fou de cette manière, mais raisonnable non plus. comme le temps ne s’arrête pas, il faut bien que quelque chose s’immobilise. quelque chose de tangible comme la main. quelque chose qui promet de recommencer.
ne plus suivre le trottoir pour ne pas se perdre. ne plus suivre le trottoir pour ne pas se perdre ou ne plus suivre le trottoir pour ne pas se perdre. et revenir comme si rien ne s’était passé. on vous enferme pour moins que ça.
penser à ce voleur, à cet assassin, à ce fou. n’être plus ce qu’on a voulu être. sans parler de l’extase. des créatures improbables imaginaient les arbres. personne ne vous écoute plus quand vous en parlez. et pourtant, la rhétorique de l’enquête est sous-jacente. nous ne demandons rien d’impossible. le possible suffit à nous éclairer. la nuit conseille cette lumière. répétez après moi : la nuit conseille cette lumière. ne demandez pas pourquoi nous ne connaissons que la nuit. amenez vos lampes. chaussez-vous. les nuits sont fraîches. faute de pouvoir soulever les pierres, écartez les herbes. multipliez les ombres. soignez le style. faites comme s’il était encore possible d’exister. vous êtes vivants. seuls, mais vivants.
*
je n’avais plus rien à faire.
« vous voilà déconnecté du passé. et vous ne penserez plus jamais à l’avenir. goutez-moi donc ce présent de la psychiatrie moderne ! »
j’y goûtais.
c’est ce que j’ai fini par appeler poésie. pratique de l’instant. aussitôt fait, aussitôt dit. personne n’écoutait. je me voyais. ainsi commencent les vocations. il faut qu’on vous enferme d’abord. personne n’avait jamais pensé à ça. et je suis devenu flic. sans ce terroriste, jamais je n’en serais venu à écrire des vers.
« tu oublies lucienne, non ? » me dit paterson venu m’apporter des friandises. elsie ne vient pas. elle ne viendra plus. oui, oui. on me soigne bien. je mange bien aussi. et lavatory m’offre beaucoup de cigarettes. je ne lui en veux plus.
pas de survie de l’espèce sans la mort inéluctable de l’individu. voilà pourquoi l’éternité est une idée et seulement une idée.
ah bon ?
« un projet ? sans la mer à mes pieds ? sans le désert à traverser ? sans un combat l’après-midi ? vous n’y pensez pas ! non, pas de projet. je voudrais que vous me fichiez la paix pour que je puisse profiter de l’instant. j’en veux même à mon sommeil. il n’y a rien de plus contraire à la tranquillité que le rêve et ses personnages bêtement copiés sur la réalité ! »
qui n’oublierai-je pas dans ces conditions ?
pas de poésie sans poésie pas de bonheur sans bonheur le phénomène se nourrit de lui-même il n’y a que la vie qui mange autre chose la mort est la proie du vivant
je ne chantais pas vraiment je me spatialisais plutôt campanile personnel tranchant le ciel à la verticale de nos maisons tranquilles
la vie ne se versifie pas nous ne chantons pas assez pour ça
trop d’idée et pas assez d’art on ne le dira jamais assez ou bien de la décoration à la place de l’art et alors même les idées ne sont plus des idées
des projets ? ici ? je ne vais jamais plus loin qu’ici comment pourrais-je me projeter ailleurs ? pas de projet sans cet ailleurs qui ne me connaît pas aussi bien que je le connais.
quelquefois tu reviens et je t’appelle elsie parce que c’est ton nom tu te souviens ?
qui me connaît mieux que moi-même ? personne. voilà qui répond à la question de dieu.
de l’espace ! de l’espace ! je n’ai rien à faire du temps ! élever ce temple à moi-même.
quelquefois je te vois et pourtant tu n’as jamais existé c’est fou ce qu’on est fou et je m’en souviens
plaisir de l’invention il n’y a rien comme une invention pour faire de l’homme un homme je ne vais tout de même pas passer ma vie à désirer ce que je suis sur le point de trouver
clair des fenêtres et noir des tombes nous connaissons trop bien ce chemin il faudra bien un jour s’y aventurer au lieu d’en espérer quelque chose
mais souvent je suis seul ce n’est pas pour ça que je suis fou tu sais bien pourquoi je ne t’ai pas inventée éclairez le chemin de vos pas
paterson me transmit les vœux de prompt rétablissement de tout le bureau. il accompagnait ce poème d’un étui contenant un stylo. il suffisait d’utiliser l’encre prévue par cette marque prestigieuse pour éclairer le chemin. rien n’était dit de la tangente. aussi, quand paterson me quitta ce jour-là, je bus l’encre. et non content de la boire, je la tirai à tous ceux qui voulaient en savoir plus sur ma capacité à me comporter normalement. n’avais-je pas écrit le contraire ?
tu n’écriras jamais rien d’autre.
*
enfin elsie vint.
et je chantais : enfin elsie vint.
ils reprirent tous en chœur : enfin elsie vint.
elle rougit.
lavatory vola les fleurs de la direction et les offrit à elsie après en avoir recomposé le bouquet.
elle rougit encore.
enfin elsie vint.
seules dans la chambre, nous respirâmes l’odeur de lavatory. heureusement, le soleil était au rendez-vous et nous pûmes ouvrir la fenêtre sans faire entrer le froid.
tu n’as pas changé toi non plus tu n’as pas changé c’est drôle comme on ne change pas je me demande ce qui a changé
enfin elsie vint.
je t’ai apporté des cigarettes c’est gentil mais je fume celles de lavatory tu avais su mais je ne t’ai pas écrit j’écrivais autre chose on verra plus tard
enfin elsie vint.
on ne parle de toi plus de nous personne ne parle plus de rien nous n’avons jamais existé et pourtant je suis enfermé
enfin elsie vint.
si nous allions nous promener bien sûr que je peux sortir nous n’allons jamais plus loin que le mur qui ça nous mais nous pas toi
enfin elsie vint. ah si j’avais pensé trouver un si bel endroit ne me dis pas que tu ne serais pas venue ce n’est pas ce que j’ai dit tu compliques toujours tellement tout
enfin elsie vint.
non ce n’est pas l’imagination qui me manque c’est toi qui manque des années que je pense à toi mais non mon chéri ça ne fait pas des années je t’assure que ça fait des années que tu me manques
enfin elsie vint.
bon les plus courts romans sont les meilleurs je reviendrais ou pas c’est comme tu veux mais maintenant paterson et moi on est ensemble enfin je suppose que tu le savais déjà
enfin elsie vint. et paterson ne revint plus.
« on t’entend chanter de l’autre côté ! me dit lavatory après.
— je n’ai pas mesuré à quel point je regrette de ne pas avoir les moyens de me suicider ! » on s’est couché sur cette réflexion.
le lendemain matin, je suis bien. lavatory pète un bon coup et ouvre la fenêtre.
c’est l’été.
« on va être les derniers si on n’arrive pas avant les autres ! » crie lavatory dans l’escalier sans angle aigu. il roule sur la moquette.
« ça m’étonnerait qu’on te laisse tuer quelqu’un, » dit-il une fois rétabli sur ses deux solides jambes.
on arrive les derniers, mais par un effet inattendu du système, on est servi les premiers. on va passer une bonne et longue journée à se chamailler sur des points de détails sans même avoir une vue d’ensemble de la question soulevée.
on n’oublie pas de manger.
« tu es vraiment si seul que ça ? »
heureusement, je n’avais pas perdu ma faculté de me laisser fasciner par les discrets à-côtés de l’évidence.
« j’en connais de plus fous, dit lavatory. et ils le sont depuis plus longtemps. ce qui laisse présager de leur avenir. tandis que toi… »
douceur du rien. des feuilles mortes me tombaient dessus. une joyeuse façon de disparaître. lavatory, que la question amusait follement, en ajouta de pleines brassées. je disparus.
il fut le premier à répondre à la question : « mais où est-il passé ?
— comme s’il me disait tout ! »
sous les feuilles je suis mort et pourtant j’respire encore voyez la feuille trembler sur mes lèvres insatiables
à l’automne de ma vie on ne voit plus qui je suis et pourtant feuille trahit ce que je n’voulais pas être
voyez la feuille trembler et l’hiver à pas pesant s’approcher de mon cadavre qui fait semblant d’exister
c’est l’automne et je me sens pas plus mal que je l’étais quand le vent venu du nord sur moi s’est mis à souffler
prenez pitié de mon sort mais ne marchez pas dessus ô promeneur des sentiers qui ne mènent nulle part
le temps passait et je n’arrivais pas à entrer dans le fil adsl. au bout d’un nombre considérable d’années-lumière, je renonçai. j’habitais une bulle perdue dans l’espace disponible. je recevais des messages, mais plus rien de pierre vlélo. il était peut-être mort. c’est le genre de chose qui peut encore arriver à un occidental. il suffit qu’on vous enferme (vous êtes fou ou criminel) et la mort finit par vous emporter dans le temps. sinon, on vit très bien dans l’espace, un espace aménagé dans le flux économique qui n’a rien à voir avec le temps que vous dépensez sans compter parce que ça n’a plus aucune espèce d’importance. chaque jour, je décapais les deux fils de l’adsl. je vérifiais la connexion. je testais les mentalités. malgré le nettoyage constant des marges, des traces de passé continuent de perturber l’aléatoire. je ne sais pas si vous avez lu un de mes bouquins, mais j’en parle. j’en parle sans arrêt. un jour, je me répéterai et il sera alors temps de prendre la retraite. j’ignore à quoi j’occuperai mon espace. le jardinage me fait chier. l’aquarelle m’emmerde. la pêche m’ennuie. j’aime trop la vie pour chasser avec les autres. et je ne sais pas si je serais encore capable de lire les livres qui m’ont foutu dans la merde où vous me voyez me débattre. et comme je n’attends plus rien de nouveau, je m’angoisse. alors je tente encore de temps en temps d’entrer dans les fils adsl. chez moi, pas d’alcool, pas de drogue, pas de religion, ni de métaphysique, ni de convictions d’aucune sorte. j’aime manger et baiser. et j’aime écrire. mais je n’ai pas le génie de pierre vlélo. je ne sais pas disparaître de la circulation. un arbre pousse sur ma bulle, mais il ne porte pas de fruit. il ne connaît pas les saisons. je suis bien dans ma bulle. je dis tout ça pour expliquer qu’un beau jour de printemps, on a frappé à la porte de ma bulle. il y avait des années-lumière que ce n’était pas arrivé. ça m’a étonné. j’ai attendu qu’on frappe de nouveau. et on a encore frappé. ça m’intéressait comme quelque chose de nouveau, alors que j’avais connu le système des visites à domicile du temps où on s’envoyait des lettres par la poste. j’ouvre.
un type noir et maigre est sur le paillasson. comme je n’ai jamais vu pierre vlélo, je me dis que c’est lui et je me mets à piaffer.
« non, non ! dit-il. je ne suis pas pierre vlélo. désolé…
— vous êtes qui alors… ?
— je suis franck b.
— b quoi ?
— b comme a. »
je réfléchis. ce nom me dit quelque chose…
« je suis l’assassin, dit l’homme. j’ai tué lucienne. entre autres…
— mais… je croyais que c’était de la fiction… je ne suis pas un adepte des jeux de miroir. je vous dis ça sans vous avoir demandé si vous avez lu un de mes livres. j’en parle…
— j’en ai lu… mais je ne suis pas venu pour un autographe…
— faut-il que je vous rende vivant… ? comme dans un roman ? une description… quelques détails physiques à mettre en relation avec de probables traits de caractère… je ne suis pas un adepte de…
— je sais de quoi vous n’êtes pas adepte. pierre vlélo s’est suicidé.
— qui vous l’a dit ? lavatory ? »
j’avais crié. l’homme qui disait s’appeler franck b. recula dans le corridor auquel ma bulle est reliée par un cordon ombilical purement spatial.
« il est mort depuis quand… ? demandai-je alors que j’étais prêt depuis longtemps à entendre cette mauvaise nouvelle.
— ça s’est passé hier… du coup, on m’a innocenté. j’ai été convoqué au palais de justice dans la minute qui a suivi. vous voulez voir le jugement qui me…
— je vous crois sur parole ! entrez ! »
on ne sait jamais avec ces cordons ombilicaux. je n’ai jamais eu confiance dans ce système locatif réservé aux petits revenus littéraires. franck b. est entré et il s’est assis sans attendre que je l’y invite. je lui ai servi un verre d’eau qu’il a avalé sans attendre. c’était le genre de type qui n’attend pas.
moi aussi je me suis assis, comme si j’attendais.
« vous ne voulez pas savoir comment il est mort ? dit franck.
— je sais bien comment je ferai… une grenade sous le menton. seulement, il n’est pas facile de trouver une grenade. une fois, dans mon enfance, j’ai rempli une pompe à vélo de poudre noire. j’ai bien failli y laissé la main. vous vous rendez compte ? on est inconscient quand on n’a pas encore l’âge de penser à tout. vous fumez ?
— non.
— moi non plus. »
franck se tut. je l’écoutais. il avait des yeux noirs, des sourcils épais, une bouche fine et rouge. il avait croisé ses longues jambes et me regardait. mais j’étais coriace à ce petit jeu. il céda enfin.
« vous allez publier son manuscrit ? dit-il.
— ça ne vous regarde pas.
— je suppose que si vous le publiez, ce sera parce que vous estimez que ça me regarde.
— je ne comprends pas…
— j’y suis cité comme l’assassin de ma tendre lucienne. or, comme je vous le disais, la justice m’a…
— allons donc ! on ne modifie pas un manuscrit sans le consentement exprès de son auteur ! pierre vlélo a-t-il laissé un testament ?
— il est mort ab intestat.
— qu’est-ce que je vous disais !
— mais je n’ai pas tué lucienne !
— pierre vlélo non plus !
— alors qui ? »
je ne me suis jamais aventuré dans les dialogues dont je ne maîtrise pas les acteurs. celui-ci en savait autant que moi. j’ai tué lucienne.
ah si je vous racontais ça… quel succès auprès des mainstream ! du pur polard psychologique. avec une pointe d’analyse sociale et quelques saupoudrages idéologiques. et je ne vous parle pas des scènes de culs. mais je n’ai plus le temps. ici, on vit son espace. et je ne sors jamais de ma bulle. je fais venir une pute de temps en temps. il faut bien. je suis encore en âge d’apprécier la joie d’être un homme.
franck avait l’air déçu. il n’avait pas l’intention de se battre. il se leva, soudain instable sur ses deux longues jambes maintenant légèrement pliées.
« je suis venu pour rien, dit-il. j’espérais…
— qu’est-ce que vous attendez de pierre vlélo maintenant qu’il n’est plus là pour mentir à votre sujet ? aimait-il lucienne autant que vous ?
— bien plus ! »
en avouant cela, franck laissa couler une larme sur sa joue noire de poils. je savais que ce n’est pas facile d’aimer une femme à deux. on finit par se battre. mais franck avait choisi la clandestinité et la fuite et son ennemi avait gagné. mais pourquoi avais-je tué lucienne ?
je ne vais pas vous plonger dans un de ces romans où la réalité se laisse concurrencer par ses reflets métaphysiques. ce n’est pas mon genre. j’ai connu lucienne et je l’ai tuée. ce qui n’expliquait pas comment pierre vlélo avait pu se tuer puisque pierre vlélo, c’était moi. qui était franck ? il ouvrit lui-même la porte. l’air chaud et humide du corridor nous donna chaud. franck essuya ses pieds sur le paillasson, comme s’il ne voulait pas emporter avec lui la poussière de mon intérieur.
« c’est votre dernier mot ? dit-il en essuyant un maximum de larmes.
— je n’ai rien dit qui mérite le nom de mot. ici, à l’intérieur, vous êtes l’assassin désigné par pierre vlélo, votre ennemi. mais si vous vous sentez plus libre à l’extérieur grâce ou à cause d’une décision de justice, profitez-en pour reprendre le cours de votre existence où la mort de lucienne l’a interrompue.
— comment cela serait-il possible si lucienne est morte ? s’insurgea franck en me fusillant de son regard noir et mouillé.
— je n’ai pas réfléchi à ce que j’ai dit. ça m’arrive… il est logique qu’avant de mourir, elle était vivante. or, elle est morte. je ne sais vraiment pas à quel endroit de cette histoire la logique vous permettra de reprendre le cours de…
— vous seul avez ce pouvoir !
— je l’ignore encore. mais si vous revenez dans quelques années-lumière, je serai encore là pour vous ouvrir ma porte.
— vous ne changerez jamais ! »
la porte claqua. les fils adsl tremblèrent sur le mur. je ne les avais pas connectés. on ne sait jamais avec les flics.
PC. Votre portrait en Kerouac a de quoi intriguer… Est-ce par souci d’anonymat ou de filiation que vous en usez ?
PV. Les deux ! L’anonymat du fonctionnaire et le goût pour la spontanéité. Un portrait de Bukowski eût convenu aussi bien.
Laissons de côté la question du fonctionnaire et voyons ce qui vous apparente à ces deux écrivains.
La question est toute simple : tout ce qui libère l’écriture a mon approbation et je rejette sans autres considérations toute tentative de remettre sur le tapis les « vieilleries poétiques ». Je n’en discute jamais, si vous voulez le savoir.
Pourtant…
À quoi bon ? Tombez sur un pitre qui vous vante les mérites de la rime et vous traite en minus parce que ça ne vous chante pas. Qu’est-ce que vous y gagnez ? Rien. Je préfère lire et relire la poésie de Bukowski plutôt que de perdre mon temps avec les illusionnistes. Ceci étant, je n’ai pas plus d’estime pour ceux qui se passent de la rime parce que c’est plus facile. Autant l’usage de la rime et autres bamboches signalent le côté vieillot du prétendant, autant la facilité lève le voile sur l’escroquerie de la pute qui veut être flattée. Facilité et difficulté font d’ailleurs bon ménage. La poésie préfère la spontanéité, ce qui ne ménage pas les efforts. Et c’est cet effort qui m’intéresse. Je voudrais en être capable. Je voudrais même le pousser jusqu’à la douleur, à l’instar du sportif. Mais comme le sportif se dope aux hormones, moi j’ai besoin du soutien effectif de ce que le vulgaire appelle pinard.
Pourtant, Kerouac ne but que du café pour écrire On the Road…
Chacun son truc. Je bois du café au travail. On a même une cafetière bien en vue. Et des petits gâteaux. Mais quand je ne travaille plus, je me remonte et j’écris. Je vis en quelque sorte une double vie.
Vos collègues ne vous lisent-ils pas ? Ne savent-ils pas que vous écrivez ?
Ils écrivent aussi ! Tout le monde écrit. C’est tellement facile ! J’en connais même qui se tuent après le travail pour imiter les vieilles casseroles de Nougaro et de Brassens. Mais qui les lit, à part moi ? Et eux ne me lisent pas. Chacun fait sa cuisine selon ses propres goûts. Avec prudence toutefois, car dans l’administration, on n’a pas besoin d’Internet pour se faire surveiller. Il y a longtemps que le mouchardage fait office de protocole chez nous. Les complications du numérique nous semblent tellement superflues ! La langue, c’est beaucoup moins coûteux et on apprend vite à s’en servir.
À vous lire, on devine que vous ne travaillez pas dans le comptage des moineaux dans les monuments aux morts.
Disons que je travaille pour la Justice. Il faut bien travailler pour quelque chose. Sans autre illusion que la solde, qui est très bonne, et les divers avantages, sur lesquels je ne crache pas. Vous connaissez quelqu’un qui travaille dans le bonheur ? Pas moi. Tout le monde se compromet, d’une manière ou d’une autre. Nous sommes tous des pourris. C’est sans doute pour ça qu’on essaie d’être meilleur quand on rentre chez soi. Mais ce n’est pas forcément pour cette raison qu’on écrit. Il y a aussi le rêve d’être lu et d’en tirer des avantages en nature ou même purement symboliques. Personnellement, ce n’est pas de cette manière qu’on finira par me décorer. Mais je ne refuserais pas une certaine reconnaissance littéraire. Je m’imagine très bien passant mon existence entre un confortable bureau d’écrivain et les studios des meilleurs moyens de communication. Sans compter, bien sûr, les piscines des bons hôtels de ce monde et leurs comptoirs reluisants de verres bien et savamment remplis.
On vous sent amer…
Je le suis. Et je le serais moins si je n’écrivais pas.
Alors pourquoi diable écrivez-vous ?
C’est là le hic. Je vis confortablement. J’ai même trouvé l’âme sœur. Nous nous sommes bien organisés pour payer le moins possible d’impôts. Mais cette existence de domestiques ne me satisfait pas. Elle me comble, certes, mais il me faut autre chose pour me sentir moi-même.
La religion y pourvoit souvent.
Je la pratique d’ailleurs pour éviter d’en parler ! Je ne veux pas dire que je suis une espèce de Jekyll à l’envers, avec un Hide poète qui justifie les compromis. Je n’ai pas ce genre de problème. Je suis intègre. Il ne manquerait plus que le fonctionnaire se livre à des exactions ! Non. Je suis un type bien sous tous les angles. J’ai mes petits secrets, mais ce sont là de toutes petites cochonneries qui ne valent même pas une condamnation en justice en cas de pratique sur des mineurs. Je ne bois pas non plus à en perdre la raison. Je fonctionne comme une voiture. Je remplis le réservoir mais je ménage la vitesse. Un écrivain ne peut pas dépasser la limite, sinon il se prend un platane. Je ne tiens pas à finir comme ça.
Vous voulez dire que vous n’êtes pas un tragique ? Jouez-vous malgré tout la comédie ?
Comment voulez-vous qu’on le sache ? Je suis seul quand j’écris. Et quand mes écrits sont publiés, je ne suis pas là pour me faire remarquer…
Vous le regrettez ?
Plus qu’un peu. Quelques flatteries bien placées ne me feraient pas de mal. En cela, je ne suis pas différent du commun des mortels. Imaginez le pauvre type qui met des lettres dans des boîtes. Vous pensez qu’il est fier de ce qu’il fait ? Il s’en fout, oui ! Et s’il en souffre, il finit mal.
Il boit…
Et il boit trop. Tandis que s’il se met à écrire, et s’il réussit à s’émerveiller lui-même de temps en temps, il boit moins. Il se surveille. Il mesure. Somme toute, il est prêt à se montrer. Seulement voilà, s’il écrit des choses qui pourraient empêcher les lettres d’entrer dans la boîte, ou d’en sortir, il se retient de tout dire ou alors il le dit sous le couvert de l’anonymat. La liberté d’expression a, comme on dit, des limites. L’idéal serait de trouver une sorte de juste milieu entre le devoir, qui est impératif, et la liberté, qui est sacrée. Et c’est justement ce que je ne trouve pas. Ou plus exactement ce que je n’ai pas encore trouvé. Reste à savoir, bien sûr si, une fois trouvé, j’en toucherai un mot à mes semblables… Le taux de liberté d’expression est inversement proportionnel à l’effectif des fonctionnaires.
J’ai souvent des conversations de ce genre avec des écrivains. Ils parlent mieux et plus souvent de leurs conditions de travail que des particularités de leur écriture et de leurs ouvrages.
C’est que nous sommes sur les nerfs. Imaginez (si ce n’est pas trop vous demander) que je devienne un écrivain célèbre. Par célèbre, il faut entendre que je suis bien payé. Et même au-delà de ce qu’on peut imaginer. Allez-y ! Faites un effort !
Rires.
Allons, dites-le ! Qu’avez-vous imaginé ?
Vous n’êtes plus un fonctionnaire.
C’est aussi simple que ça. Et n’étant plus soumis au devoir, je profite pleinement de ma célébrité en dépensant mon argent pour me rendre moins malheureux et je consacre plus de temps à parfaire mes ouvrages. Au lieu de ça, je rogne mon trésor intérieur pour qu’il ne me réduise pas finalement au chômage. Vous croyez que c’est une vie ?
On a vu pire…
Ceci dit, je suis peut-être un vulgaire chômeur qui mange sans doute à sa faim mais pas à son goût…
Vulgaire ? Pourquoi vulgaire ?
Il n’y a rien de plus ordinaire que d’être contraint de ne pas travailler. Un cinquième d’entre nous en est réduit à cette situation. Ainsi, vous pouvez disposer de temps pour écrire. Mais à l’heure d’avoir les moyens d’assumer la moindre publication, il faut passer un temps précieux à calculer comment se le payer sans se faire attraper.
Vous avez déjà vécu cette situation ?
Jamais. Mais mon métier parle pour moi…
Votre écriture confine-t-elle alors au témoignage ?
Comment voulez-vous ! Je me ferais repérer ! Non. Je ne témoigne pas. C’est l’écriture qui me passionne. Je n’ai pas plus de choses à dire que le commun des mortels. Et dans l’écriture, c’est le récit qui me fascine. Voulez-vous que nous en parlions ?
Vous seriez bien embêté si je vous disais non !
Exact. Je me suis un peu laissé aller à parler à tort et à travers des petites idées que le monde m’inspire. Vous m’y avez poussé. Mais ce n’est pas là que je m’exprime le mieux. Je crois avoir du talent. Pas autant que Kerouac ni Bukowski. Mais je sais me tenir. Tout en sachant que ma situation professionnelle ne me permet pas de m’engager plus loin dans le dialogue avec les autres. Vous voyez, je recommence !
Vous réduisez donc la question littéraire à un problème de contenant et de contenu. Puis-je vous rappeler l’anecdote de Rikyu ? Ce grand maître du thé cultivait un champ de tulipes absolument merveilleux. Un aristocrate passa et se promit de revenir pour s’entretenir avec Rikyu. Et il revint en effet. Mais, horreur, le champ de tulipe avait été rasé. Il s’engouffra dans la maison du thé et trouva Rikyu en posture de se faire couper la tête. L’aristocrate leva son sabre et, bonheur, son regard tomba sur un vase. Ce vase contenait une tulipe. Il s’émerveilla et se prosterna même peut-être aux pieds de Rikyu.
En effet, il ne faut pas rater une occasion de bien se marrer devant la bêtise qui veut se faire pardonner de ne pas pouvoir être autre chose. Mais ce moment de joie n’arrive pas à tout le monde. On y pense, on en rêve même et à la fin on est tellement aigri que ça se voit. Le revanchard est même un modèle du genre collabo.
Est-ce bien le sens de cette fable ?
À la tulipe et au vase, j’ajoute la joie que procure une bonne bouteille. Je ne dis pas que la tulipe ne m’intéresse pas. Elle est ce qu’elle est. Chacun choisit la couleur selon allez savoir quels critères profonds. Je ne me soucie pas de savoir pourquoi j’ai choisi de parler de ceci plutôt que de cela. Je n’ai même pas pensé à bien me caser dans un créneau éditorial. J’ai soigneusement mixé des éléments de mon existence avec les traces laissées par les autres. Il se trouve que ça a donné une sorte de roman policier d’un genre particulier2. Pensiez-vous que je pouvais écrire un roman sur rien ?
Je n’ai pas dit ça ! Cependant, cette tulipe arrachée au champ de vos possibilités a bel et bien été choisie. Et il est toujours intéressant de savoir pourquoi un écrivain choisit de parler de ceci plutôt que de cela.
J’avoue que je n’ai pas fait cet effort. Je ne suis pas un philosophe. Je ne cherche pas à me connaître moi-même. Je suis un esthète. Mais il est bien possible que je le serais moins si je choisissais de parler de choses que je ne connais pas suffisamment ou d’autres qui ont plus de chance de plaire au lecteur. Cette question nous mènerait trop loin…
Vous ne souhaitez pas aller aussi loin dans le cadre d’une conversation qui fera l’objet d’une publication ?
Que voulez-vous que je dise du contenu ? Lisez les chroniques. On y raconte les contenus. Et ça avance à quoi ?
Allez ! Un effort…
Hum… C’est l’histoire d’un flic qui mène une enquête à laquelle il est intimement (le mot n’est pas trop fort) mêlé. Situation banale au cinéma, mais fort rare (je peux vous renseigner) sur le terrain de la réalité. Vous voyez comment, dès le départ, je m’écarte du simple témoignage. Je ne témoigne pas. Et je n’invente rien. Ce flic a un sérieux problème, mais ce problème ne recouvre aucune réalité. Voilà comment je me démarque du déjà vu.
Vous pensez qu’il serait impossible de créer un contenant dans le cas où le contenu serait trop… réel ?
Exactement ! Mais il faut aller plus loin dans la dé-réalisation du contenu. Si ce flic était mêlé à une sordide affaire de mœurs ou de drogue, on serait alors tellement près de la réalité qu’on en toucherait le fond. Situation qui convient mieux aux mordus de cochonneries en tous genres plutôt qu’à l’amateur d’art. Ce flic doit être irréel. Et qu’est-ce qui nous éloigne le plus sûrement de la réalité ?
L’amour.
Vous n’avez pas trouvé tout seul !
Non. Je vous ai lu.
Et c’est cet amour qui façonne à sa manière la conduite du récit.
…que vous avez choisi de mettre en vers.
Oui. Mais attention. Pas en vers de mirliton. Ni en vers de tragédien. Pour moi, il y a poésie dès que le texte (ce qui est dit) s’installe à sa façon sur la page.
À sa façon… ?
Il faut bien que l’on façonne si on veut être poète.
Cela suppose quelques règles…
Je ne dis pas qu’il n’y en ait pas. Mais l’important, c’est la page, et non plus ce qu’on peut faire subir à la langue pour la décorer façon poésie. L’enquête avance, ou elle se complique. Et ainsi pendant la moitié du poème. On a appris des choses. On est passé par le langage revu et corrigé par des moyens poétiques : images, sons et même quelques idées qui ont aussi leur charme. Le tout dans un certain ordre. Mais ce n’est celui qu’on donne d’habitude à une intrigue. Le poète (le narrateur) choisit soigneusement les moments. Voilà comment on s’y prend quand on veut écrire quelques bons poèmes. Il faut être au cœur de l’action et non pas, comme cela se fait depuis que les poéteux français se mettent au pas, au fil de soi-disant connaissances dont chacun se fait le spécialiste. Ce lyrisme de pacotille, hérité de la guerre et surtout de l’Occupation, a tellement de disciples zélés qu’on n’arrive plus à distinguer les voix. Et c’est justement la voix qu’on reconnaît. Comme un visage.
Y aurait-il trop de savoir dans la poésie française contemporaine ?
C’est toujours le savoir de la conviction. Suffit-il de se spécialiser dans un secteur de la connaissance pour jeter les bases d’une poésie digne de ce nom ? Que la spécialité relève des sciences humaines ou des pratiques artisanales. Bien sûr que non !
La connaissance permet pourtant de définir les limites de la liberté…
Foutaises de carriéristes ! La connaissance permet de connaître, c’est tout. Et elle n’est pas le fait des poètes. Et quoi encore ? Le moindre essayiste capable de dissertation se contenterait-il de « mettre en vers » sa prose pour apparaître comme le meilleur des poètes ? C’est bien le malheur qui nous guette depuis le Classicisme. On met en vers. Et comme il est devenu ringard de faire des vers comme on les a toujours fait, c’est-à-dire avec un certain métier, on fait des lignes qu’on appelle vers. Voilà bien une poésie de paresseux et de fumiste. Au moins, les anciens travaillaient dur. Ils conservent le mérite de ce travail. Peut-on appeler ce travail poésie ? Plus maintenant. C’est fini. Et puis ça fait quand même quelque temps qu’on travaille sur le sujet, non ? La poésie moderne a de la bouteille. Ce qui me donne soif.
Si nous revenions au contenu ? Avant d’aller plus loin dans la recherche de la meilleure forme possible.
Comme je disais, pendant une bonne moitié du poème, le flic se cherche à travers les péripéties et les trouvailles d’une enquête improbable. Aux antipodes de l’aristotélisme. Et je sens à quel point il me serait possible d’étendre cette moitié de texte à l’infini. Il n’y a pas d’autre issue. Le poème moderne naît de lui-même. Il se nourrit de sa propre chair et c’est ainsi qu’il assure une croissance sans limites autres que celles du temps que je peux lui consacrer. Voyez comme on revient toujours à l’existence, cette existence de pain quotidien et de mort inéluctable. Sans parler de tout ce qui ne peut pas être refait.
On ne peut tout de même pas accuser les autres ni la société d’être responsables de cette espèce d’échec annoncé !
Ce n’est pas ainsi que je procède ! Je n’accuse pas. Les accusateurs me dégoûtent. Ce secouement d’index, fort à la mode ces temps-ci, ne mène nulle part. Sinon à des situations d’injustice totale, comme ce fut le cas pendant cette Guerre. Il a fallu plus de trente ans pour remplacer le mythe de la Résistance par la Réalité de la Shoah. Hélas, c’est aujourd’hui cette même réalité qui prétend soumettre la liberté à l’exercice de la limite. Nous en sommes là. Et c’est exactement là que j’écris. Et non pas au fil de dissertations et de leçons sur les choses de la vie. La Résistance n’est plus. La Shoah vit ses derniers instants. Il faut donc dès maintenant s’atteler au nouveau char. Quel est-il ? Celui d’une lutte contre le législateur et les exécutants institués ? Je ne le crois pas. Cette lutte nécessaire est prometteuse. Mais que promet-elle ? J’avoue que je n’en sais rien. Et mon flic s’essaie pendant une moitié de poème à un décollage sans avoir même une idée de sa destination. Il sait qu’il faut partir. Mais il ne sait pas vers quelle destination. En principe, le couple de fonctionnaires préfère l’agence de voyages à la poésie. Ou bien il soumet la poésie à ses désirs de consommateurs pas mécontents de l’être finalement.
No future ?
Il n’y en a jamais eu. On choisit de se nourrir du passé ou on vit au présent. Rêvasser ne fait pas voyager. Quand on ferme les yeux, on est là. Et là, c’est maintenant, pas ailleurs.
Le silence ?
En poésie, le silence c’est l’absence de sens. Si vous dites n’importe quoi, vous ne rompez pas le silence. Au contraire, vous participez à sa durée. Mais en peinture, par exemple, si le silence peut être figuré par une couleur uniforme, la moindre trace est un cri. Voilà pourquoi je considère que l’art est supérieur à la poésie. Et pourquoi je m’efforce de faire de la poésie un art et non pas un bavardage lyrique sans conséquence.
Une poésie sans la langue est-elle possible ? Beaucoup s’y sont essayés.
La plupart des soi-disant poètes ne peuvent pas se passer de la langue. Du sentimentalisme au structuralisme, que rencontrent-ils, sinon un lyrisme qui les fait chanter, quelquefois à tue-tête, ce qui ne manque pas de nous casser les oreilles. Et après ça, étonnez-vous que personne ne les lise et qu’il faille que l’État lui-même y mette du sien pour que la Nation ne se prive pas de Poésie. Ce qu’ils peuvent la travailler, la langue ! Jusqu’au patriotisme. Remarquez bien que le fonctionnaire qui se déclarerait non patriote serait viré sans autre forme de procès que celui qu’on fait aux traîtres. Vous imaginez-vous les mains dans le dos à attendre qu’on vous tire dessus ? Personne n’est assez fou pour finir de cette façon. Sans compter qu’il faut alors même éviter de fréquenter les milieux sportifs. Est-il encore possible de mettre les pieds dehors sans tomber sur un monument aux morts ou un parc des sports ? Une rime moyenne…
Ce qui ne répond pas à ma question…
Là encore, le peintre, comme exemple de plasticien, peut multiplier sa palette à l’infini. Et il semble bien que la technologie soit son meilleur allié. Par contre, le poète n’a que la langue. Et s’il y touche, elle n’a plus de sens. Ce qui isole. La seule différence est apportée par la traduction, laquelle s’efforce en principe de ne pas trop s’éloigner de son modèle. La marge de manœuvre est étroite. Et la modulation du terrain se limite à l’usage de contraintes ou au contraire de naturel. Il n’en a jamais été autrement. Le seul palliatif est celui de ladite déconstruction. Mais son usage confine à un lyrisme qui ne vaut pas mieux que les exhibitions sentimentales. Pour sortir de ce guêpier, il faut réinventer l’épopée. J’ai déjà dit comment je m’y prenais moi-même, cette enquête policière improbable aux perspectives réalistes. Je n’ai rien trouvé d’autre pour nourrir ma curiosité, laquelle ne peut pas se satisfaire uniquement d’un bon gris de Provence. Alors au diable le lyrisme des émules de la linguistique et du drame personnel. Et vive l’invention plastique d’une situation propre à l’action. Une fois établie cette connexion particulière avec la réalité, il ne reste plus qu’à écrire. Et j’ai remis cent fois sur le tapis ce premier chant d’Otrofictif. J’en suis aujourd’hui à labourer le terrain encore plus instable d’un deuxième chant, ou deuxième partie, dans lequel mon flic se débat avec la folie qu’on lui reproche. Voilà quels sont les deux plateaux de la balance.
S’agit-il de trouver l’équilibre, comme vous le faites dans le cadre de votre profession ?
La balance penche toujours d’un côté ou de l’autre ! Et c’est ce qui détermine ma décision. Et même ma joie. Car j’en éprouve, vous savez ? Je crois que je deviendrais aussi fou que mon flic si on me privait de ces joies au travail du pain quotidien. La composition de mon poème Otrofictif est vaguement inspirée de cette situation, je le reconnais. Mais je n’ai pas cherché à m’en inspirer. C’est venu comme ça et j’ai reconnu que c’était comme ça et que je n’avais aucun pouvoir de changer cette situation. Dans un premier temps, mon flic enquête. Puis il devient fou.
En quoi est-il intéressant de savoir pourquoi il le devient ?
Mais ce n’est pas intéressant ! Aussi, je ne m’applique pas à expliquer la folie de mon flic. Elle interrompt l’enquête, sans mettre fin d’ailleurs à sa croissance verbale, et installe d’autres conditions de croissance du texte. Que pouvait-il donc arriver à mon flic qui mît fin à son enquête ? Une solution ? Mais : il n’y a pas de problème ! C’est l’assise même de la modernité : il n’y a pas de problème. Comment voulez-vous que, dans ces conditions, il y ait une solution ? On n’est pas ici dans le cadre d’un divertissement, ni même philosophique. C’est un poème. Pas une démonstration. Car en quoi consiste le lyrisme de nos poéteux ? En démonstrations. Et pourquoi ? Parce qu’ils proposent des problèmes à résoudre. Pas étonnant que 99% de ces poéteux soient des enseignants soumis aux exigences d’une éducation nationale. Il y a forcément une théologie là-dessous. Comme il y en a une dans le Droit. Or, la poésie n’est pas une religion. Elle ne croit pas. Elle n’est pas évidente. On ne s’en convainc pas. Pour le dire plus simplement, elle est action. Et se fiche donc de la morale. Elle traite les moralistes de fous ou d’escrocs, pas de poètes !
Vous semblez dire que le poète lyrique, tel que vous le définissez, est capable de réduire l’esthétique à une forme morale…
Je n’en sais rien. Je vous parle, moi, des faux-culs, lesquels sont le plus souvent des trouillards. Il n’y a pas d’hypocrisie sans cette peur. Vous pensez vraiment qu’on peut espérer la poésie de ce genre de personnalité ? Laissez donc le lyrisme à la chanson, à l’opérette et aux éclats de rire ou de larmes. Le lyrisme n’a rien à faire en poésie. C’est un trucage mis au point par des domestiques.
Vous êtes vous-même un serviteur de l’État…
Mais je ne fais pas de la poésie quand je sers mon maître !
C’est aussi une manière d’hypocrisie.
Je n’appelle pas hypocrisie le type de double jeu auquel je me livre pour ne pas mourir complètement idiot. Quand j’écris, je suis totalement sincère.
Vous ne l’êtes donc pas tout à fait dans le cadre de votre fonction ? Vous faites pencher la balance quelquefois…
Cela ne vous regarde pas ! Je réponds à vos questions en tant que poète.
Mais vous évoquiez votre domesticité comme cadre de votre activité poétique…
C’est compliqué, je vous l’accorde. Ne serait-il pas plus judicieux de nous en tenir au poème que vous avez la gentillesse de publier dans votre revue ?
Puisque vous m’en priez… Le poème Otrofictif, qui est incomplètement publié car il est en travaux, est donc composé de deux parties : dans la première, votre flic mène une « enquête improbable » et dans la seconde, il est fou. Ne peut-on concevoir une troisième, qui nous renseignerait de près sur sa mort ?
Je n’en suis pas encore là !
Mais n’aimeriez-vous pas y être ?
C’est juste. J’aurais même aimé commencer par là. Il faut apprendre à mourir, dit le philosophe. Mais en attendant, il faut vivre…
…ce que vous faites très bien en exerçant un métier confortable, sûr et lucratif…
C’est votre point de vue. J’en ai un autre. C’est la poésie qui me fait vivre. C’est elle qui m’apprend à vivre, sinon je finirais comme mon flic, dans un asile de fous !
Cette folie vous empêcherait alors d’apprendre à mourir…
Tout dépend de ce qu’on entend par folie. Ma vision de la folie est celle d’un juriste appliqué. Je n’ai pas l’expérience du praticien. Uniquement celle d’un observateur qui veille au juste équilibre de la balance. « Êtes-vous fou ? » est la question posée par le poète.
Est-ce alors, de votre côté, pas du point de vue de votre flic, une question de « vague à l’âme » ?
Je ne suis pas vague du tout ! Au contraire. Je bistourise le détail. J’apprends d’abord à ne pas me comporter comme un flic ordinaire et je le prouve. Puis j’apprends à vivre dans un asile de fous. Ce n’est pas rien. C’est même comme ça qu’on apprend à mourir. Ce n’est pas héroïque, mais c’est de la poésie. Confondre le poète avec l’imam ou le guerrier est une belle connerie. Et après cette envolée lyrique, Baudelaire nous administre une leçon pour reprocher au drapeau de claquer et à l’avant-garde d’avoir une assise purement militaire ! Mais ce ne sont là que des reflets de sa faiblesse. Heureusement, il sait aussi nous conter la poésie. Edgar Poe est passé par là. Mais sa folie n’est due qu’à une dégénérescence purement physique.
Baudelaire n’était pas fonctionnaire.
Mais il avait des relations. Ce qui revient au même.
La poésie est le loisir du domestique…
Mais elle n’a pas les mêmes maîtres. Pour moi, c’est une pratique de la liberté. Et qu’on n’aille pas me dire qu’elle a des limites. Je n’en fais qu’à ma tête. La seule limite, si on veut appeler ça limite, c’est mon nom. Je ne peux en faire un usage totalement libre du fait même de ma domesticité. Mais rien n’interdit l’anonymat. Alors…
L’anonymat a le défaut de vous priver du plaisir d’être reconnu. On a beau vous apprécier (rêvons un peu), il n’en reste pas moins que vous n’apparaissez pas. Avez-vous songé à utiliser un remplaçant ?
Cela m’arrivera peut-être. Mais il faudra attendre que je me convainque de son entier dévouement. On touche là aux vertus de l’amour…
Revenons à la composition de votre poème. On peut vous croire sur parole lorsque vous créez un flic, même si la situation dans laquelle vous le trempez n’est pas tout à fait plausible, car vous avez l’expérience de l’enquête, et au plus près de la réalité. Par contre, que savez-vous de la folie à part ce que vous en dévoile le passage devant vous d’êtres qui n’ont pas toute leur tête ?
Il y a loin en effet entre un flic sain d’esprit, même s’il donne des signes d’instabilité mentale, et un fou qui a été flic et ne pourra vraisemblablement plus jamais l’être. Cela explique la différence de ton entre la première et la deuxième partie de mon poème. La première est perfectible. Et je ne me prive pas de passer du temps à la parfaire. J’en éprouve même souvent de la joie. Cet exercice m’est presque salutaire. Par contre, la deuxième me rend presque aussi instable que mon flic tellement elle semble loin de ce que je sais de la folie. Et pourtant, je ne conçois pas, sans me mentir, qu’on puisse mener une enquête, même partiellement truquée par le jeu imposé, sans en perdre la raison. C’est une manière de ne pas condamner. Il s’agit là en fait de mon seul vrai désir : ne pas condamner. C’est-à-dire avoir affaire soit à une innocence universellement partagée, ce qui est impensable, soit à une autre innocence qui tient à l’irresponsabilité. Il faut, à un moment ou à un autre, dégager totalement le personnage de toute responsabilité. C’est l’ouvrage de la première partie. C’est le rôle qui incombe à l’enquête. Vous voyez là à quel point je me différencie de cette flopée de fonctionnaires, essentiellement des enseignants, qui enferrent leurs intrigues dans le cadre étroit d’une rhétorique simpliste et complètement inutile à l’esprit. Ce qui témoigne du peu d’utilité de ces gens-là, hormis leur exercice de la servilité.
La poésie est irresponsable ? C’est ce que revendiquent certains satiristes à la mode pour de tragiques raisons. Comment s’exprime chez vous le rapport de cette irresponsabilité au tragique ?
Soyons honnête. L’anonymat me préserve du tragique. Ce qui n’est pas le cas de mon éditeur. La tragédie en question, si elle devait un jour se jouer, ne me coûtera que le deuil. Pas la mort. S’il doit y avoir tragédie, elle se jouera à l’extérieur de mon poème. Elle confinera d’ailleurs peut-être au fait divers, dont vous serez le protagoniste le moins payé…
Alors je veillerai à ne pas publier tout ce que vous prétendrez proposer à nos lecteurs.
Grand bien vous fasse ! Ce qui vous donne une idée du mépris dans lequel je tiens l’édition et de la facilité avec laquelle je consens à ne pas être totalement entendu sous l’effet de vos censures.
L’aventure de la poésie est, sinon intérieure, du moins secrète. En tout cas en ce qui concerne les côtés les plus discutables de vos sorties satiriques.
C’est en effet plutôt là que se joue la dissociation. Monsieur Hide aurait alors un aspect pas trop repoussant et n’irait pas plus loin que l’allusion prudente. Tandis que le docteur Jekyll, dans son cabinet, pousserait le bouchon aussi loin que le lui permet sa connaissance de la poésie. Après tout, ne s’agit-il pas de mourir seul ? Pourquoi risquer de se faire descendre en direct à la télé ?
Le texte d’Otrofictif ne sera jamais complètement… révélé ?
Sous l’effet de votre prévenante censure aussi bien que sous celui, disons, de ma délicatesse.
Vous détruisez beaucoup ?
Je ne suis pas de ceux qui considèrent que mes propres écrits ont quelque chose de tellement sacré qu’il convient de trouver un moyen de les conserver soigneusement. Beaucoup confient cette tâche à la Bibliothèque nationale. Le dépôt y pourvoit. On archive même sur Internet, d’une manière d’ailleurs beaucoup plus sûre que les étagères et les murs. Alors, oui, je détruis sans autre douleur que celle de m’être trompé. Mais au moment où je me trompais, je prenais un tel plaisir !
Ce que vous conservez est donc précieux.
Précieux pour qui ? Pour moi ? Pour l’idée que je me fais des autres ? Il n’a jamais été question pour moi de constituer un trésor ! À qui destinerais-je de pareilles reliques ? À la connaissance de la Poésie ? Alors que je n’ai prétendu qu’à l’action…
Dans ces conditions, vous ne serez jamais que l’auteur d’un livre !
Oui, un seul, dont la fin est ma propre mort. Une mort acceptée. Je ne cherche pas « l’or du temps », mais la justice de la mort. La mort doit me frapper en toute justice. Mais nous ne tranchons plus les têtes. C’est bien dommage pour la poésie. Quelle belle mort que cette mort-là ! Sauf en cas d’erreur, bien sûr. L’erreur est toujours possible. James Joyce dit que, pour le génie, l’erreur est le portail de la découverte. Pour le génie seulement. Et c’est bien là la question qu’on devrait se poser au moment de prendre la plume : Suis-je un génie ?
Il n’y aurait pas beaucoup d’auteurs si elle était obligatoirement posée sur le seuil des maisons d’édition !
Et plus aucune maison d’édition sans doute.
Il faut croire que vous vous l’êtes posée. Je n’ose vous réclamer une réponse claire…
Je me la suis posée. Et, que cela vous surprenne, j’ai répondu que je n’avais aucun génie mais que je voulais quand même tenter ma chance. Car James Joyce a peut-être tort. Imaginez un instant qu’il ait eu tort d’écrire cela. Où en serions-nous si nous nous étions appliqués à suivre cette règle comme de bons jésuites. Je n’aime pas beaucoup qu’on pose les questions importantes à ma place. Que celui qui croit en James Joyce se la pose. Jésus Christ aussi à causé bien des problèmes à la raison. Et je ne parle pas de Mahomet qui est le meilleur ou le pire des cœurs révélateurs selon le parti pris.
Quelle est la place de la religion dans votre vie ?
Aucune, d’un point de vue moral et esthétique. Mais je pratique avec une certaine assiduité les rites festifs et sacrificiels de la religion en usage dans la famille. C’est la prudence qui m’inspire. Je n’ai aucune envie de me confronter à ce style d’exigence. Après tout, ces simagrées n’ont aucune influence sur la mort. Je veux dire qu’elle ne la dénature pas.
La mort est rarement évoquée dans les médias, ceux qui colportent la nouvelle et la série…
Voilà bien les deux « genres » que je tiens en exécration ! Ils sont tellement mauvais qu’on n’y meurt jamais. Par contre, qu’est-ce qu’on y tue ! On dirait qu’il s’agit d’oublier tout ce que l’existence et l’Histoire nous apprennent de la mort. C’est comme ces programmes et même ces livres culinaires. On y déguste tout ce dont l’existence nous prive. Et qu’est-ce qu’on déguste ! Il n’y a évidemment aucune poésie dans ces pratiques de la réalité.
On en retrouve pourtant les traces dans tous les poèmes que les facilités d’impression et de distribution projettent dans notre quotidien.
Voyez comme on est passé de la religion au spectacle. Avec la même inconscience qui fait du Droit un vecteur de croyances. Pour pallier toute considération de seconde main, je ne fais jamais allusion à ce que les spectacles proposent à mon esprit. Et s’il m’arrive d’y mettre le pied, je rature. Il ne doit rester que ce que je sais pertinemment.
C’est votre pertinence qui est en jeu…
Que voulez-vous que ce soit ? Je m’adresse d’abord à moi-même. Je me revois quand je me lis. Je ne tiens pas à donner une autre image de moi-même à celui qui me fait la grâce de me lire. Tandis que la plupart des poéteux se contentent de gesticuler sous des prétextes humanitaires et moralistes. S’il faut élaguer, ce n’est certes pas les défauts de langue, mais tout ce qui a trait à ce qu’on ne sait pas pour l’avoir découvert soi-même.
La poésie serait une science…
Pas du tout ! La science s’appuie sur l’hypothèse et l’intuition. L’hypothèse désigne le bon et loyal scientifique. L’intuition, plus rare, désigne le génie. Le moindre faux pas fait alors l’objet d’un examen moral. On institue, on constitue même des Conseils supérieurs, entendant par là que vous ne pouvez pas en dépasser les décisions. Sans compter qu’il faut de l’argent pour chercher. Et que du coup le rapport de la science à la technologie, maîtresse des industries, devient la seule narration possible. Et on a vite fait de glisser dans la mare des complots à ce train-là.
La poésie ne complote pas…
Dites plutôt que les poéteux passent leur temps à prévenir les intrigues que leur inspirent les nouvelles et les séries dont ils nourrissent leur savoir. À ce train-là, on ne prétend rien d’autre que de nous « éduquer », car on a vite fait de juger que nous ne le sommes pas. Et on coupe tout ce qui dépasse. La peauésie se met alors en quatre pour répertorier et mettre sur pied un enseignement de haute autorité, lequel n’a évidemment rien à voir avec la véritable poésie.
Alors justement, qu’est-elle cette « véritable poésie » ?
Elle n’est ni science ni technique. Autrement dit, elle ne se fie pas aux hypothèses ni à l’intuition et elle n’intrigue pas pour s’ériger en parangon mis à la disposition de la domesticité administrative. J’imagine un poème entièrement débarrassé des influences du spectacle télévisé, mis en réseau et même simplement transmis par l’autre comme la salive du baiser. Je pense qu’un type comme Mallarmé y est parvenu. Les écoliers appliqués de ladite école de Rochefort sont le modèle même à ne pas suivre si on veut être clair avec soi-même. Par contre, si tout ce qu’on souhaite c’est lécher des fesses pour se faire bien voir, alors c’est exactement ce qu’il vous faut.
La poésie française est loin, très loin de se résumer à cette école maternelle !
Ce sont pourtant ses bambins qui nous empoisonnent.
J’ai aussi ce sentiment d’une infantilisation générale et je m’en suis exprimé. Mais ceci suffit-il à établir un pont entre la poésie et sa critique ?
Vous faites ce que vous voulez avec les ponts ! Et n’oubliez pas le péage. Ils sont de moins en moins gratuits, du moins quand on ne peut faire autrement que de les emprunter. À moins de se priver de vacances.
L’être humain n’a-t-il pas droit cependant à construire des châteaux de sable ?
Mais ce serait attendre ! Or, je n’attends pas. Ce n’est pas merveilleux, d’attendre ! C’est même ce qui peut arriver de pire. Je m’organise plutôt pour ne pas dépendre de ceux qui se chargent de faire rouler les trains. Et c’est pour ça que mon flic devient fou. S’il se livrait à son enquête uniquement pour en résoudre l’énigme, le flot maîtrisé de sa pensée jetterait l’ancre dans un tribunal. Ou dans une église ou n’importe quel lieu où la science se fie à des convictions intimes. Or, il veut échapper à ce destin de comédie humaine.
Ne me dites pas qu’il devient fou parce qu’il le veut…
En effet. Ce serait là sombrer, à l’instar de nos poéteux, dans la moralisation des faits.
Alors comment résolvez-vous ce problème ?
Il n’y a pas de problème. Il n’y a que des accidents. Et de là à considérer que l’accident est une solution, il n’y a qu’un pas. Que je franchis.
Vous êtes donc le deus ex machina de votre poésie…
Mais je n’en suis pas le mercenaire. Je ne suis d’ailleurs pas mécontent de m’en être sorti.
Vous voulez dire : sorti de l’enquête ? Ce flic est votre alter ego ?
Je ne sais pas s’il est moi-même, mais il n’y a aucune chance pour que je devienne lui. J’applique à l’égard de la poésie toute la minutieuse prudence qui me conduit une fois par semaine dans le lieu de culte choisi de longue date par ma famille. Je me soumets à la censure.
Cette poésie est donc dénaturée.
Mais est-ce ma faute à moi si je dois me masquer et si vous devez vous-même couper dans le texte pour ne pas risquer de me ressembler de trop près ?
D’ailleurs, je ne sais même pas si vous êtes homme ou femme…
Il faut dire que l’Internet m’autorise à être moi-même sans que cela vous regarde de trop près, ni vous ni vos innombrables lecteurs.
La nature même du poète est reconnaissable dans ses écrits.
Croyez-vous qu’elle le serait s’il ou elle n’en parlait pas clairement, même par signe ? La mort frappe l’être et non pas l’individu.
Faut-il qu’on l’enferme pour qu’il se mette à exister ?
Ce sera là ma seule croyance. Il en a toujours été ainsi : le poète regarde les étoiles de la nuit qui appartient à tous les hommes ou il voit ce qu’il peut faire de son propre intérieur. On retrouve là l’idée de l’infini pascalien. À côté, la mort paraît étrangement matérialiste. Une fois secouée notre carapace et éjectés les objets envoyés par les autorités sous forme de produits culturels avec la complicité des faiseurs d’argent, que reste-t-il de cette mort ?
L’autre ?
Ou la fiction de l’autre. J’y vois là une intense douleur. Et pourtant je ne la ressens pas. Je l’imagine. Notez au passage que je ne souhaite pas la ressentir. Elle changerait mon comportement social à ce point que je finirais comme mon flic, dans le trou le plus profond que l’autre puisse concevoir pour avoir la paix. J’en suis là, à me questionner sur ce produit de l’imagination encore marqué par des influences venues d’ailleurs. De cet ailleurs dont je participe pour ne pas me priver d’une vie… normale.
Qu’en pense votre conjoint ?... si je puis me permettre d’user du neutre pour le désigner.
Ce que vous voulez savoir, c’est si ce conjoint est au courant de mon aventure extraordinaire ? Et s’il l’est, à quel point en est-il le spectateur ? Vous répondre là-dessus, ce serait revenir au premier acte, l’enquête. Ce serait peaufiner encore la forme changeante de cette instruction. La peaufiner non point pour approcher au plus près de la solution de l’énigme qu’elle suppose, mais pour en améliorer la forme. Or, la forme est poésie. Alors oui, mon conjoint en sait à peu près autant que vous. Et bientôt, le lecteur en saura autant que moi. C’est du moins ce que j’espère de cette chienne de vie.
Dans ces conditions, l’enfermement n’est-il pas le commentaire de l’enquête ?
S’il l’était, il serait d’abord la critique de la forme. Ce serait donc à l’intérieur que se jouerait la mise en place des conditions d’exécution du poème. D’ailleurs qui suis-je si je ne sais pas m’enfermer ? Un poéteux. Or, j’ai le plaisir, je ne trouve pas d’autres mots, d’estimer que je me situe au-dessus de la mêlée des poétaillons du rez-de-chaussée et des songe-creux des étages hiérarchisés par la Constitution. Oui, je me sens inspiré. Mais, hélas, je ne peux guère espérer plus de mes sentiments ni même de ma pensée. J’habite le grenier de la nation, avec les cheminées. Et je ne sais absolument pas où ceci va me conduire. En admettant que je maîtrise la situation, car c’en est une, qu’en sera-t-il de moi une fois que les dés seront définitivement jetés ? Aujourd’hui, j’ai le loisir (ce mot n’est pas trop fort concernant un serviteur de l’État) de recommencer autant de fois que c’est possible. Comme on dit : je m’essaie. Et là, le genre essai prend tout son sens, du moins en ce qui me concerne. Mais je prévois que tout ou tard, il me faudra jeter les dés une dernière fois. Dés lors, à quoi me soumettrai-je exactement ? J’ai lu tellement de choses contradictoires sur ce sujet que je ne sais pas à quel saint me vouer.
Vous avez donc besoin d’un saint ? On retouche ici à la religion, si je puis utiliser ce terme de… restaurateur.
Je vous vois venir. L’art comme succédané de Dieu. Sachant que Dieu n’existe pas et qu’il convient de jeter cette idée saugrenue aux orties, que reste-t-il de l’art ? Je veux dire : à part toutes ces intentions qui ne déterminent pas l’être. Une fois sauvé des superfluités de l’enquête et des fictions liées à l’énigme en question, l’art se trouve-t-il mieux dans l’enfermement que dans la télévision ?
C’est la question que je me pose aussi. Je l’ai trouvée exprimée telle quelle dans une des pages que vous soumettiez à ma critique. Cela nous a rapprochés. Je lis tellement de conneries depuis que je lis pour publier !
J’espère pour vous que vous ne lisez pas que ça…
En effet, je continue mon voyage livresque avec toujours plus de connaissances des cartes… à jouer.
Personnellement, je suis effaré par ces pouvoirs publics, omniprésents dans notre nation, qui font pression sur les poètes pour que la poésie devienne lyrique et que ce lyrisme soit à la portée de chacun selon son niveau d’instruction, ou plutôt d’éducation. L’armada incommensurable des éducateurs et des conservateurs s’applique toujours plus à réduire la poésie à la chanson destinée aux pauvres d’esprit et à l’hymne que les pratiquants culturels entonnent pour s’en démarquer. Sentiments et idées y font ménage. Car il convient que l’idée n’inspire pas autre chose que des sentiments parfaitement cordiaux. La moralisation poursuit ainsi son chemin avec la complicité de ce que la société convient d’appeler poètes et qui ne sont en vérité que des hérauts. On est loin de l’antique polarité où l’aède et le rhapsode se partageaient un auditoire critique. Aujourd’hui, l’interprétation est celle des auteurs parmi lesquels il convient de distinguer la hauteur selon qu’ils s’adressent aux imbéciles de formation ou aux salauds de vocation. Pas étonnant, pour rejoindre une de vos idées, qu’on mette sur un piédestal l’honneur et le respect au lieu de s’en tenir aux seules contingences morales encore acceptables du point de vue philosophique : la sincérité et l’honnêteté. Je ne brûle pas du désir de me mêler à cette sinistre conversation comme il vous arrive de le faire. J’ai déjà assez des circonstances de ma profession pour encore me risquer à perdre les pédales avec des idiots et des profiteurs de l’idiotie.
On ne s’y perd pas, mais on s’y amuse beaucoup. C’est que je ne suis pas un poète, mais un satiriste…
Comme vous dites. Mais moi, je suis poète. Et si je le suis, c’est aussi parce que mon existence m’interdit de l’être totalement.
Alors êtes-vous si poète que ça ?
On n’est jamais plus mort que mort et, certainement, on ne peut guère être à moitié mort.
Le poète a le visage de la mort ?
Non. Son semblable, son frère, ou sa sœur si vous tenez aux différenciations sexuelles, c’est la mort. La mort comme modèle. Le poète comme imitateur.
Ne serait-ce pas plutôt le poème qui imite ce que dites ?
Forcément. Le poète n’est qu’un nom d’emprunt. Et comme vous voyez, je ne l’emprunte que sous le couvert de l’anonymat. Il faut donc que ce soit le poème qui s’acoquine avec la mort pour lui ressembler. Dans ce sens, le poème est moins écriture qu’action. Le coupable qu’on guillotine en connaissance de cause est le meilleur poème. Par contre, le soldat qui crève sur un champ de bataille est un imbécile. Quant à savoir qui du taureau ou du torero est le poème, je choisis le taureau, car c’est lui qui meurt. Le torero est un imbécile qui croit en savoir plus que les autres sur le sujet de la mort. Mais il n’en connaît que la chanson.
Et le public des arènes, qui est-il ?
Pensez-vous vraiment, vous, éditeur, que ce public existerait s’il n’était pas composé uniquement de poètes, et pas des meilleurs ? Il n’y a qu’un taureau et une foule de toreros. Croyez-vous que je vais perdre mon temps à décrire cette scène ordinaire de l’agonie ? C’est la mort qui m’intéresse, pas le mort.
Il ressort de ces diverses errances que vous êtes poète à coup sûr.
C’est du moins ce que je pense, mais je peux me tromper.
Votre jugement n’est pas à ce point parfait qu’il vous arrive de jeter l’innocent dans la fosse…
Y a-t-il un innocent ?
Je pensais que votre flic était innocent. À vous lire, et donc à l’entendre, il ne l’est pas. Et on s’attend à des complications.
Si cela doit se compliquer, que cela ait lieu dans cet asile de fous dont les portes se sont ouvertes par hasard.
Ou parce que vous l’avez voulu.
J’ai voulu l’accident qui met fin à l’enquête, en effet. C’était là mon idée. Ce n’est pas arrivé par hasard. Quand il arrive, ou plutôt quand je le fais arriver, les dés ne sont pas encore jetés. On est encore dans la fiction. Le personnage est encore un personnage. On peut même reconnaître les lieux ou en connaître de semblables. On a même une idée exacte du temps qu’il a fallu pour en arriver là. Rien, pas même l’écriture, ne s’est opposé à ce que les choses et les êtres suivent ce cours calculé d’avance. Pourtant, c’est ma seule volonté, ou mon seul désir, qui interrompt cette sérialité aliénante. Et donc, mon flic devient cinglé et on l’enferme. Vous ai-je dit que j’en suis là ?
Vous le dîtes.
Vous comprenez bien que selon que mon flic est coupable ou non, l’enfermement auquel je le condamne est de nature différente.
Mais nous ne savons pas s’il est ou non coupable !
Moi je le sais !
Vous nous privez d’une information capitale. Non seulement cela ne se fait pas, mais surtout, nous manquons d’une nécessaire référence à la réalité. Pensez-vous vraiment que sa culpabilité ou son innocence n’ont aucune importance quant à la poursuite de votre travail sur la poésie ?
Passons sur la moralité de mon comportement. La « référence à la réalité », comme vous dites, est autrement plus nécessaire. Et je vous en prive pour cette raison. Que feriez-vous donc d’une nécessité qui ne justifie pas l’enfermement ? Mon flic n’est pas enfermé parce qu’il est coupable ou parce qu’il ne l’est pas. Il est entraîné dans cet espace par un coup du hasard. Qu’importe la nature de cet évènement. Vous le découvrirez bien assez tôt. Il suffit de savoir, comme seule « référence à la réalité », que mon flic est enfermé par hasard.
Il n’est donc pas fou.
Enferme-t-on les gens s’ils ne le sont pas ?
On les enferme s’ils sont coupables. Et quelquefois par erreur s’ils sont innocents. Est-ce ce hasard, ce qu’il représente, qui lui fait perdre la raison ? Car vous précisez qu’on ne l’a pas enfermé suite à une erreur de diagnostic.
C’est bien la question que je soumets à la poésie. Il eût été trop facile de procéder à une désintoxication de mon flic ou à toute autre espèce de thérapie plus au moins contestable selon l’idée qu’on se fait du traitement à infliger au fou. À moins qu’on ne l’en soulage. Je n’ai pas l’intention de me livrer à une étude de cas. Et de proposer des solutions, voire même une réfutation des méthodes de traitement. Je l’ai déjà dit : je ne suis pas praticien. Je transporte le spectacle de la folie dans l’arène où elle devient taureau.
La mort !
Elle-même.
Et vous êtes le torero ?
Du diable si je sais manier l’épée ! Je ne m’y aviserais pas. Je suis l’arène.
En voilà un exercice de symbolisation !
Je n’en abusais que pour mieux me faire comprendre. Ce que je veux dire, c’est que je suis le lieu de cet examen de la folie. Et non pas le soignant. Ni le juge. Mon flic est le personnage, comme il s’en trouve dans la fiction. Le temps, c’est celui de mes loisirs, que je consacre à la seule écriture qui me semble mériter l’attention quand c’est la mort qui nous guette : la poésie. Il restait à trouver le lieu de ce combat : moi.
Mais contre qui se bat-on ?
Vous vous battez si vous voulez. Rien ne vous en empêche. Moi, je préfère écrire. Et je sais ce que je suis quand je le fais. Je ne dis pas que je suis le meilleur, ni même que je dépasse la moyenne, mais vous conviendrez avec moi que j’ai rien à voir avec la piétaille qui intéresse nos pouvoirs publics. Certes, je ne suis pas en situation de profiter pleinement, au point d’en jouir, de cet avantage sur les autres. Mon existence me contraint à la réserve, voilà tout le mal qu’elle me fait. Et je ne lui reproche rien d’autre. Je ne vais tout de même pas me répandre en lamentations sur ce sujet au risque de sombrer dans un lamentable lyrisme, lamentable d’être chanson ou critique et non pas poésie. Même s’il m’arrive, au détour des signes de folie, d’en toucher un mot comme on se mouche. Je ne revendique pas la perfection. Je laisse ce défaut de la cuirasse à plus avisé que moi en matière de déconstruction publique. Et puis la mort n’est pas un mal. Elle n’entre pas dans le débat des moralistes autrement qu’en menace des circonstances. La mort est mienne, moi qui suis. Et après avoir sciemment provoqué l’accident qui enferme mon flic, j’accepte que mon corps soit le lieu de cette nouvelle fiction, laquelle n’a plus rien à voir avec une résolution de problème ou une recherche de solution, selon les goûts. Il faut bien qu’à un moment ou à un autre de notre existence nous nous trouvions en mesure d’apprécier toute l’importance de l’esprit produit par ce nœud incalculable de tensions nerveuses, notre corps.
Ceci se passe la nuit ?
Hélas, nos jours sont consommés par les autres. Et quand les autres le rendent bien et qu’il n’y a pas lieu de se plaindre de la place qu’on occupe dans la société, il n’y a guère que la nuit qui porte conseil. Je ne parle pas des vacances, où le conjoint prend la place des obligations professionnelles. La nuit devient le lieu du lieu.
Quelle est la place du rêve dans cette nuit ?
Celle qu’occupe en général l’étranger. Une langue obscure qu’on n’a pas forcément envie d’apprendre pour éventuellement la parler mieux que lui. Le sommeil occupe ici la place des autres. Je n’en fais pas ce que je veux. Et il faut croire que ma prudence innée me conseille de ne pas trop veiller. Le pinard fait alors son office, me privant d’autre solution. Sans cette hallucination, je n’ai plus prise sur moi-même. Le personnage redevient un personnage ordinaire soumis aux lois de la cohérence du récit.
C’est alors que votre conjoint est endormi et ne pense plus à vous.
J’écris en effet au crayon pour ne pas faire du bruit sur un clavier. Et j’amenuise la lumière. C’est alors que le personnage revient et que je suis le premier à le reconnaître. Il ne me remet que plus tard, alors que je l’ai soumis à de nouvelles expériences. Je me régale assez nettement de l’avoir surpris. Mais il s’en remet et reprend où il l’avait laissée l’exploration systématique de ma topographie. Il en sait plus que moi-même en la matière. Il me surpasse en quelque sorte. Sinon, il ne serait pas fou.
Mais, justement, n’est-ce pas là votre rêve ? Je dirais même votre ambition.
Si vous voulez dire par là que je rêve au lieu d’écrire, je vous invite à consulter les preuves de mon travail.
Nous les publierons en effet après l’enquête qui est en cours de publication.
On mesurera alors toute l’ampleur de ce que j’ai entrepris. Ces nuits, si vous voulez appeler ça comme ça, sont données telles quelles. Je me garderais bien d’y toucher. Il est plus facile de toucher au vers !
Et que ressort-il de ces « nuits » ? En quoi diffèrent-elles des jours de l’enquête ?
On n’y poursuit plus la chimère d’une solution. C’est déjà ça. On n’y parcourt pas les degrés d’un temps de fiction, ce qui serait aussi spécieux. Tout ce que j’espère, c’est d’y apparaître au moins en filigrane. Je m’y reconnais plus facilement, mais le lecteur ainsi approché de ma mort aura peut-être la chance de trouver des raisons à la sienne.
Votre poésie veut être utile ?
Elle le serait si j’en mourais. Mais je n’ai pas encore inventé ce poison.
Défaire fil à fil une étoffe ou un galon, soit d'or, soit d'argent, et séparer l'or et l'argent. Littré.
Otrofictif, plus haut…