Patrick Cintas

 

N

 

Roman bourgeois

 

 

 

 

« Mon idéal est de fonder la République de la Bidassoa sur cette base : pas de mouches, pas de prêcheurs et pas de flics. Un peuple sans mouches, c’est-à-dire propre ; sans prêcheurs, c’est-à-dire de bon sens et sans flics, autrement dit dans un État sans force… »

 

Pío Baroja.

 

© Patrick Cintas

La lecture de cet ouvrage est gratuite.

La version brochée est en vente chez Amazon.fr

 

 

 

 

Sommaire

 

N

La balle

ALIÈNE DU TEMPS

PASSÉ

FUTUR

PRÉSENT

N2

Le globe

IMPRESSIONS

Chapitre II

Chapitre III

Chapitre IV

Chapitre V

Chapitre VI

Chapitre VII

Chapitre VIII

Chapitre IX

Chapitre X

INTERPRÉTATIONS

Avant-dernier chapitre

Fin de la série

Traduction du Diario de Ben Balada

Fin de zone

Chapitre dernier

 

N

La balle

 

ALIÈNE DU TEMPS

Nœud 1

Le docteur Zacharias Soriana avait rapidement tracé dans la poussière de la table basse cette étrange figure :

signe-seul.jpg

Il l’avait longuement observée en se pinçant la lèvre inférieure entre le pouce et l’index, puis il s’était rendu au Centre de Recherche KOK pour y passer une laborieuse journée de spéculations et de déceptions. Le soir, tandis qu’il s’apprêtait à se laisser tomber dans le sofa, il constata que Mathis, son fils, celui qu’il avait eu avec Clarisse de la Florette, avait modifié son diagramme forcément énigmatique pour tout autre esprit que le sien. Mais Mathis, âgé de six ans, en avait parfaitement compris le sens profond en le modifiant :

signe-papa.jpg

Zacharias Soriana photographia cette nouvelle interprétation avec son téléphone et, effaçant le mot papa, il écrivit à la place :

signe-noeud.jpg

Il était maintenant certain qu’il jouerait un rôle personnel dans le nouveau programme de recherche qu’il venait de proposer à KOK. Le projet qu’il avait remis était donc incomplet et Stanislas Conard, l’ingénieur en chef, se ferait un plaisir de soulever la question du « nœud » qu’il n’avait pas, ou pas encore, définie. Il déconnecta son téléphone, alluma la télé et se plongea dans les épisodes d’une série policière. Mathis passait le week-end chez sa mère. L’autre question, c’était que Stanislas Conard avait épousé Clarisse de la Florette.

Zacharias Soriana avait un autre fils né d’un premier mariage. Autre question lancinante : cette Géraldine était la sœur cadette de Stanislas Conard. Ainsi se refermait le cercle familial qui emprisonnait l’esprit de recherche du docteur. Zacharias Soriana n’en sortait pas. Et il cherchait, depuis des années, à placer son projet dans l’énorme calendrier des programmes de recherches chapeautées par la KOK. Stanislas Conard était sur le point de tout foutre en l’air une fois de plus. Zacharias Soriana se demandait tous les jours s’il lui arriverait de sortir de ce cercle sans tuer quelqu’un. Il n’était sûr que d’une chose : il ne s’en prendrait pas à Mathis qui était son double en attendant de se transformer en alter ego. Zacharias Soriana marchait au lithium. Ce soir-là, seul devant sa télé, il était fier de son fiston.

Réalité 1

Jules Sarabande était poète. Autant dire qu’il écrivait de la poésie… comme tout le monde. Considérant que la poésie est un langage intermédiaire qui permet de se sortir de la réalité quotidienne pour peut-être accéder à une espèce de connaissance qu’il n’est pas mauvais de posséder avant de disparaître, il participait à cette étrange entreprise d’écriture et autres pratiques de l’art qui font que chacun y va de son poème sans avoir besoin de lire ceux de ses coreligionnaires. Dans son esprit, mieux valait poétiser que de s’embêter à jouer au ballon avec les autres. D’ailleurs, il y avait longtemps qu’il n’avait plus envie des autres, ni de participer à leurs aventures, quand elles existaient. Sinon, il était livreur dans une succursale du groupe Soriano. Il conduisait une camionnette et connaissait toutes les astuces de la ville où il vivait depuis son enfance, Parigi.

Il y avait un détail de son existence qui lui avait valu un internement psychiatrique après une courte incarcération pénale : il avait mangé un membre mutilé dans une poubelle de l’hôpital où il était déjà livreur. À cette époque, il conduisait un chariot. Ce fut dans le cadre du programme de réinsertion couplé au traitement médical qu’il avait passé son permis de conduire. Il avait alors rencontré Paula Morize, qui était poète. Ils s’étaient tout de suite aimés et Paula l’avait initié à l’art d’écrire sans avoir besoin d’être compris. C’était ainsi qu’elle définissait la poésie. Jules Sarabande n’avait jamais rien écrit. En tout cas jamais plus de quelques lignes et jamais à propos de ce qu’il pensait ou ressentait. Il avait quelquefois écrit pour se plaindre. Et on avait fini par le relâcher. Depuis, il n’avait plus rien mangé qui ressemblât à de la chair humaine. Et Paula Morize fréquentait déjà les hautes sphères de la poésie nationale. Il ne la voyait plus.

Le matin, avant de se mettre au volant de sa camionnette, il consultait son courrier, debout devant le mur de boîtes aux lettres. Il le fourrait ensuite dans sa poche et ne s’en occupait plus, à moins qu’il ne s’agît de relances. Madame Alicia López, la gardienne, lui parlait des poubelles en vers où monsieur Joseph Lolo, accessoiriste à la compagnie du métro, vantait les mérites de la vitesse sur ceux de l’attente, toujours en vers, mais libres cette fois. Il y avait d’autres membres du club dans l’immeuble, plus discrets, comme eût voulu l’être Jules Sarabande.

Ce matin-là, il remarqua une enveloppe à cause de son étrange sigle : KOK. Il avait entendu parler de cet organisme très critiqué par le monde de la poésie. Personne ne savait cependant à quels mots se rapportaient ces initiales, ni s’il s’agissait du nom d’un héros ou d’un capitaine d’industrie. Certains journalistes, à la télé, prononçaient kaoké. Jules Sarabande réprima un frisson et ouvrit l’enveloppe. Il ne fut pas surpris qu’elle contînt une lettre et non point une facture. Il n’avait jamais eu affaire avec la KOK, ni de près ni de loin, quoique cet obscur organisme participât aux recherches sur l’anthropophagie. Il y avait donc un lien entre Jules Sarabande et la KOK. C’était ce que disait le premier paragraphe de la lettre. Jules Sarabande en conçut un fiévreux agacement. La lettre était signée « docteur Zacharias Soriana » (tiens ! à un a près, songea-t-il, c’est le nom de mon patron) et contresignée par un type qui n’avait pas honte de s’appeler Conard.

De quoi s’agissait-il ? On vous expliquera.

À quelle date le rendez-vous ? La société Soriano en est déjà informée.

Et pour l’indemnité ? Le salaire ne sera pas touché.

Apparemment, il n’y avait pas de raisons de refuser l’invitation, d’autant qu’il n’était pas impossible que la Justice eût son mot à dire. Elle montrait le bout de son nez de temps en temps. La question lui avait été posée une fois : « Que faisiez-vous dans l’atelier de la boucherie ? On vous a surpris en extase devant un tas d’os…

— Si je tenais l’enfant de putain qui… !

— Vous n’avez rien perdu de votre agressivité, monsieur Sarabande !

— Oui, mais je ne l’exprime que dans mes poèmes.

— Ça vaut aussi… En tout cas je le note. Vous publiez ?

— Sur la Toile seulement.

— Et de l’autoédition en plus ! Vous vous passez du tiers. Vous fuyez le jugement.

— Si on revenait à cette histoire d’os ? »

À midi, il retrouva Geronimo Lacome, qui était comme qui dirait son double dans un miroir. Ils se ressemblaient, mais par symétrie. Geronimo faisait aussi partie du club et il avait des relations au Conseil municipal. Il avait même publié, mais il était impossible de savoir dans quelles conditions. Il rêvait de chevalerie d’État et de reconnaissance commerciale. Il avait encore beaucoup de chemin à faire, mais il ne désespérait pas. Il conseilla à Jules d’accepter les rendez-vous avec le type de la KOK. Il l’avait vu à la télé.

« Pas Conard, l’autre… À un a près…

— Je sais ! Mais je me demande si la Maniasse n’est pas derrière tout ça… »

Érica Maniasse était la juge chargée du suivi de Jules. Un véritable épouvantail aux cheveux bouclés au fer. Atteinte d’une paralysie faciale, on ne savait jamais de quel côté la regarder. Jules en avait contracté un tic à force de concentration et le docteur Zantris lui attribuait une origine plus profonde. C’était toujours comme ça que les choses de la vie se compliquaient : entre jugements et diagnostics. Jules Sarabande avait écrit un tas de « trucs » là-dessus, comme il disait. Et puis ça faisait « titre ».

« C’est pas écrit que c’est obligatoire, dit Geronimo qui relisait la lettre. Mais comme tu dis, y a anguille sous roche. Je me demande ce qu’ils te veulent…

— Si tu insinues par là que j’ai donné des signes de tentation, tu te goures !

— Cette histoire d’os…

— Je n’ai plus jamais refoutu les pieds dans la boucherie !

— Et le rayon Chiens et Chats ? »

Geronimo Lacome riait toujours de bon cœur. Il avait les dents pour ça. Sa mère était morte à quatre-vingt dix-sept ans sans une carie. Il faut dire qu’elle avait la langue aussi bien pendue que celle de son fils.

« Je vois pas le rapport, rétorqua Geronimo un peu agacé par ce qu’il considérait comme un manque de respect dû aux morts et particulièrement à sa défunte mère.

— Je ne prétendais rien d’autre que de t’amuser, fit Jules Sarabande.

— Ne joue pas avec la mort, Juju… Elle te le rendra.

— C’est peut-être ce que va me proposer ce docteur Zacharias Soriana… Il a participé au programme Post-Mortem il n’y a pas si longtemps…

— Tu confonds, Juju ! Ça, c’était la série PPM avec en vedette les moyens de la gendarmerie française. Zacharias Soriana, c’est le type qui écrit des bouquins sur ce qu’il appelle « l’action conjointe »… dans le but de créer un « être-nœud ».

— Pour ce qui est du nœud, je m’en sors très bien ! Mais pour l’être, je reconnais des approximations qui me rapprochent de Dieu.

— T’es pas assez intelligent.

— Et pourtant je sens que la poésie me distingue des autres en même temps qu’elle me sort de la vie ordinaire. Tu n’as pas cette impression, toi ?

— J’ai des tas d’impressions, Juju ! En cours ! Toujours en cours ! »

Ils se séparèrent après un café allongé de rhum. Jules Sarabande souffla dans son alcotest avant de démarrer le moteur. Il était positif, mais dans les temps. Il en profita pour aller jeter un œil sur les installations de la KOK. Garé en face sous un orme, il s’appliqua à reconnaître ce Zacharias Soriana. S’il le reconnaissait, il lui poserait quelques questions. Après tout, on n’écrit pas aux gens si on veut se mettre à l’abri de leurs questions. Faudrait voir à pas trop m’enquiquiner, pensa-t-il.

Mais Zacharias Soriana ne se montra pas. Des tas d’employés en tablier franchissaient dans les deux sens et sans arrêt les portes monumentales de la KOK. Zacharias Soriana était peut-être plus vieux que sur la photo qui parut dans la Presse à l’époque de la série PPM. Il portait des lunettes à grosses montures noires et un béret passablement usé, dans le style des moumoutes des hommes de lois anglais. Le trafic humain qui alimentait la KOK ne laissa apparaître aucun béret. Les gens ne se coiffent plus de nos jours, conclut Jules Sarabande, sentant qu’il tenait là un bon refrain.

Rêve 1

Ce même matin, Antoine Claro reçut la même lettre, mais lui ne s’étonna pas qu’elle vînt de la KOK. Il y travaillait. Seulement, on était au milieu du mois. La paye était notifiée en début de mois, au plus tard le 5. Il déchira nerveusement l’enveloppe. Deux jours avant, il s’était disputé avec son chef à propos d’une poubelle qui contenait encore des traces de détritus alors qu’elle était censée revenir propre et désinfectée du service qui l’employait. Antoine manipulait ce que d’aucuns appelaient le désintégrateur de merde. L’outil était de conception française, mais il était fabriqué en Chine populaire. Tout le monde savait qu’il avait des défauts, mais le chef ne voulait pas en entendre parler. Les poubelles devaient revenir propres et désinfectées. Et ce n’était pas le cas de l’une d’entre elles. Les inspecteurs y avaient même trouvé les rognures d’ongles d’un cadavre qui avait servi à démontrer que le crâne humain est plus solide qu’une boîte de conserve en fer blanc.

La lettre, vite lue une première fois, ne contenait aucune allusion à cet évènement. Antoine Claro était convoqué par le docteur Zacharias Soriana qui allait se livrer sur lui à une série d’expériences sans effet sur son intégrité physique. Rien sur l’esprit, qu’Antoine avait particulièrement fragile depuis qu’il avait craqué, il y avait quelques années. Est-ce que la juge Maniasse était à l’origine de cette nouvelle incursion du système dans la vie privée d’Antoine ? Mais le système avait tous les droits depuis qu’il s’était fait prendre la main dans le sac.

Cela remontait à des années. À l’époque, Antoine Claro sortait à peine de l’adolescence. Il était même puceau. Certes, ce n’était pas le sexe qui motivait ses rêves. Pour des raisons qui n’appartient pas au romancier d’analyser ni de computer, Antoine avait mangé de la chair humaine. Un accident avait eu lieu devant chez lui. Un motard saignait sur le trottoir. Vingt témoins virent Antoine lécher ce sang. Il eut beau prétexter un évanouissement pour cause de grosse impression, on préleva un échantillon de salive sur sa langue et il tomba dans les serres de la Justice. Dès lors, il eut le choix entre la sodomie comme sujet et l’expérimentation pharmaceutique. Il choisit la liberté. Son état mental entrait quelquefois en conflit avec le désintégrateur de merde. Et une poubelle le trahissait. Il ne les comptait plus. Alexandre Grosky, son chef, finirait par le tuer. Voilà de quoi rêvait Antoine Claro.

Et il rêvait beaucoup. D’abord parce qu’il ne ratait pas une occasion de dormir, même au travail. Ensuite, parce qu’il avait le pouvoir de rêver éveillé. Le docteur Zantris appelait ça des hallucinations, mais il se trompait. D’ailleurs Antoine lui avait montré des preuves de ses voyages au pays des rêves. Le docteur Zantris examinait ces objets à la loupe, puis il les rendait à Antoine sans avoir pris une seule note. Et cette conasse d’Érica Maniasse n’y trouvait rien à redire.

Antoine Claro écrivait. Il écrivait des romans dans l’espoir de rencontrer un éditeur assez bête pour les publier. Ce n’était pas de bons romans, mais ils parlaient de la vie de tous les jours, avec ses histoires, ses horreurs, ses énigmes et autres intrigues plus ou moins conventionnelles. Entre la vie ordinaire et le rêve, il y avait ces romans. Et Antoine ne manquait jamais d’en franchir le mur chaque fois qu’il allait s’endormir ou rejoindre son poste. Il ne savait pas s’il inventait tout ce qu’il écrivait ou si son inspiration devait trop à ses lectures pour l’autoriser à signer, un acte définitif qu’il n’osait mettre en pratique après avoir écrit le dernier mot d’un conte ou d’un roman. Jamais Antoine Claro ne serait lui-même dans ces conditions. Il en était parfaitement conscient.

Ce jour-là, le jour où il reçut la lettre de la KOK, le désintégrateur de merde fonctionna à merveille. Alexandre Grosky fit profiter toute l’équipe de sa bonne humeur. Il apporta du vin de sa campagne où il avait une maison et des amis. Il fallut l’écouter rêver à haute voix. Les huit employés de l’Hygiène, section Poubelles, étaient assis en rond autour de leur chef. Antoine Claro se demandait si d’autres que lui avaient reçu la convocation du docteur Zacharias Soriana. Mais qui connaissait ce docteur ? On ne savait même rien du Conard qui supervisait le programme en question. En fait, tout le monde s’en foutait, y compris le chef. Le vin ne tarda pas à produire ses effets, différents selon le tempérament de chacun. Tandis que certains se sentaient heureux d’exister et que d’autres en voulaient soudainement au monde entier, Antoine en profita pour faire un somme.

Il aurait voulu rêver de posséder ce qui manquait à son bonheur, mais son esprit ne consentait jamais à améliorer l’ordinaire si la parole, en quelque sorte, lui était donnée. Il mettait alors en scène des situations, toutes inspirées de l’existence telle qu’Antoine la vivait tous les jours, qui relevaient du labyrinthe et de l’inexplicable. Antoine était poursuivi. Ou il poursuivait sa proie sans l’atteindre. Et quand enfin un effet signalait sa cause, celle-ci n’en avait pas, de cause. Dans ces conditions de cauchemar constant, pourquoi Antoine prenait-il tant de temps à dormir, chez lui, au travail et chez les autres où il devenait vite encombrant, ce qui expliquait qu’il n’avait que de très rares amis et que ses amitiés finissaient mal ?

Violaine Cassas couchait avec lui de temps en temps. Et elle écoutait le récit de ses rêves jusqu’au bout. Elle lisait aussi ses romans, ayant promis de n’en parler à personne, car l’activité littéraire d’Antoine était un secret. Or, la lettre du docteur Zacharias Soriana prouvait assez que ce secret était mal gardé. Interrogée, Violaine assura qu’elle le tenait bien enfermé dans sa bouche d’ordinaire bavarde. Antoine avait-il parlé en dormant ? Ni Maniasse ni Zantris n’étaient informés de cette pratique. Le docteur Zacharias Soriana écrivait, sous le contrôle de l’ingénieur en chef Conard : « Vos romans me passionnent. »

Médusé, Antoine traita le désintégrateur de déchets avec un soin qui étonna Grosky. Et celui-ci, non content de partager son vin, en soutira encore de son casier. Dans l’autobus qui le ramenait chez lui, Antoine vomit.

Voilà comment, ce soir-là, il se retrouva au terminal de la compagnie municipale de transport. Il dut nettoyer son vomi avec un modèle de désintégrateur tellement complexe qu’il n’osa pas le mettre en marche. Un autre chef, qui travaillait de nuit, le prévint qu’il ne le lâcherait pas avant l’aube.

« Si vous voulez attendre jusque-là, grogna-t-il, libre à vous ! Mais vous ne partirez pas le ventre vide. Êtes-vous, oui ou non, attaché à la section Poubelles de la KOK ? Je connais très bien votre chef Grosky. C’est mon beau-frère. Je ne manquerais d’ailleurs pas de lui parler de vous.

— Mais c’était SON vin !

— Jamais Alex ne saoulerait son personnel ! Pas plus que moi d’ailleurs. »

À trois heures du matin, pris de vertige faute de rêves, Antoine avala son vomi et acheva le nettoyage avec la manche de sa chemise. Le beau-frère de Grosky contrôla la conformité de l’ouvrage selon ses propres principes et fit signe à Antoine qu’il pouvait partir. Il était plus de quatre heures quand il trouva enfin le sommeil. Violaine dormait déjà. Elle se réveilla et le regarda s’agiter. Il sentait le vomi. Et le vomi sentait le vin. Elle se promit de lui faire payer ce manque de considération.

 

Et nous achevons ce premier tour avec Quentin Margaux et une première

Apparence

Des trois cobayes qui reçurent la lettre du docteur Zacharias Soriana ce matin-là, Quentin Margaux était le seul à exercer une activité scientifique. Cependant, étant employé par la SAM, agence concurrente de la KOK, il ne cacha pas son étonnement à la juge Erica Maniasse qui était chargée de contrôler son comportement social du point de vue de la Loi. Le docteur Zantris, qui appréciait le génie de Quentin Margaux pour avoir été son élève, supposa (à tort comme on le verra plus loin) que son mentor était réclamé par le docteur Soriana pour des raisons de compétences scientifiques.

« Mais alors, répliqua Quentin Margaux, la SAM m’aurait informé de ce transfert.

— S’agit-il d’un transfert ? demanda Erica Maniasse. Je pense plutôt que le docteur Soriana vous propose un poste dans son équipe de recherche. À vous de voir… Tout ceci ne regarde pas la Justice. Si vous y trouvez votre compte, n’est-ce pas… ?

— Renseignez-vous auprès de votre actuel employeur, conseilla le docteur Zantris.

— Je pensais que c’était de la compétence de la Justice et de vos soins… insista Quentin Margaux.

— Non, non ! » s’écrièrent les deux prévôts.

Ainsi prit fin la réunion. Quentin Margaux rejoignit son poste à la SAM. Il travailla pendant deux heures sur un échantillon d’un nouveau minerai. Cette convocation de la KOK n’était pas ordinaire. Et personne n’était encore venu lui en parler. Il ferma le laboratoire et se dirigea vers les services administratifs. Aurélie Joiffard était au courant de tout. La lettre de la KOK était peut-être même passée entre ses mains d’experte en organisation des tâches. Il frappa doucement à sa porte. Elle recevait, lui annonça le bout de nez d’une secrétaire.

« Bien… Dites-lui que Quentin Margaux, du Laboratoire des Minerais Lointains, désire lui parler…

— Lui parler de quoi, monsieur… ?

— C’est personnel…

— Alors ça attendra ! »

La porte se referma sans bruit, mais fermement. Quentin retourna sur ses pas. La journée allait être modérément ensoleillée. Et il n’avancerait pas beaucoup dans ce travail d’analyse sur le pyraton®. Sa motivation, d’ordinaire sans défaut, était grandement émoussée par cette convocation de la KOK. Il décida de passer par le secrétariat ordinaire pour prétexter une migraine et signaler qu’il avait besoin de voir un médecin. Dix minutes plus tard, il présenta son autorisation exceptionnelle de sortie à un gardien qui attendait d’en faire autant. Un échange de sourire conclut cette procédure somme toute assez ordinaire pour ne pas inspirer d’autres commentaires. Il s’arrêta au Clarence, un bar fréquenté par les ingénieurs de la KOK. On le regarda de travers, car il n’était pas inconnu dans le milieu, mais personne ne le salua ni ne lui posa aucune question. Il s’assit près de la vitrine pour observer la circulation. Les véhicules de transport public en occupaient l’essentiel du trafic. Il se vit alors traverser la campagne à bord d’une voiture de sport en compagnie d’une fille en tenue de soirée.

Aurélie Joiffard traversa alors la rue. Était-il possible qu’elle entrât au Clarence ? Savait-elle qu’il s’y trouvait ? Ou entretenait-elle des relations passionnelles avec un ingénieur de la KOK ? Elle enjamba un trou d’homme d’où dépassait une casquette et ne s’intéressa nullement aux remarques sans doute flatteuses que le propriétaire de cette casquette lui adressait. Elle avait de belles jambes nerveuses et dynamiques. La porte du Clarence, ouverte par un chasseur en uniforme rouge, se referma derrière elle. Quentin Margaux la voyait dans un miroir. Elle lui fit signe.

« Je regrette pour tout à l’heure, » dit-elle en ôtant son foulard.

Sa chevelure retomba sur ses épaules nues. En même temps, il fit un geste qui signifiait que cela n’avait pas d’importance. Elle alluma une cigarette et commanda un vermouth.

« Ça en a eu puisque vous êtes venu frapper à ma porte, dit-elle sans cesser de reluquer le garçon qui s’éloignait. Je suppose que c’est au sujet de la KOK…

— Les nouvelles vont vite !

— C’est moi qui les propulse.

— J’ai droit à une explication…

— Je ne dirais pas cela, mon cher Quentin. Mais si vous y tenez. »

Elle prit le temps de mâcher l’olive et de l’arroser d’une gorgée de vermouth. Son visage rayonnait, comme d’habitude. Quentin entendait le glissement de ses cuisses l’une contre l’autre. Il ne pouvait imaginer meilleur prélude.

« Oui, fit-elle. Cette convocation… vous vous en doutez, n’est-ce pas ?... nous a été remise par la juge qui… comment dire… ?

— Erica Maniasse… Je suppose que le docteur Zantris n’y est pas étranger non plus. Vous êtes au courant de mes…

— Vos problèmes ne m’intéressent pas, Quentin ! Je veux dire que si vous souhaitez qu’on en parle, je n’y vois pas d’inconvénient. D’autant que cette convocation m’excite autant que vous. Parlez, si je ne suis pas indiscrète à ce point ! »

Elle leva un doigt pour informer le garçon qu’elle aimait son vermouth. Il en apporta un second et se pencha sur Quentin, laissant choir sur son nez une mèche blonde qui attisa le regard d’Aurélie Joiffard. Mais Quentin s’en tenait à un café. Le garçon s’ébroua et trotta vers une autre table. Les yeux d’Aurélie la désignaient aussi.

« Vous ne reconnaissez pas Zacharias Soriana, votre futur patron ?

— Mon patron ? » fit Quentin en se tournant pour mieux voir la cible du regard d’Aurélie.

Le docteur Soriana était attablé avec un enfant qui pouvait être le sien. Quentin, inquiété par les dernières paroles d’Aurélie, lui demandait s’il serait en mission à la KOK ou s’il y était transféré.

« C’est qu’actuellement, bredouilla-t-il, je suis mon propre patron.

— Vous ne le serez plus.

— Et mes travaux sur le pyraton® ?

— Ne vous en souciez plus.

— Mais enfin ! Deux ans de recherche ! Qui me succèdera, si ce n’est pas trop demander ?

— Personne que je connaisse. La KOK a acheté la licence d’exploitation.

— Vous voulez dire que Soriana… Mais enfin ! Ce n’est pas son rayon ! Allons lui poser la question. Ce n’est pas un hasard s’il est là !

— N’en faites rien ! Il est avec son fils. »

Quentin sentit alors la main d’Aurélie sur la sienne, puis son souffle chargé de vermouth caressa son visage. Il n’osa échanger ces signes contre son haleine de café.

« N’y songez pas, insistait-elle. Il ne supporte pas qu’on le dérange lorsqu’il a la garde de son fils.

— Vous le connaissez aussi bien que ça ?

— Pas plus que ce que chacun sait ici, à la KOK. »

Le Clarence était en effet une succursale de la KOK. Avec deux agents de la SAM en visite, le majordome se faisait du souci. La concurrence des deux agences provoquait souvent des disputes entre leurs employés réciproques. Et ça se passait toujours au Clarence. Mais jamais en présence du fils de Soriana. Voilà comment s’expliquait la tranquillité relative des lieux alors que deux SAM étaient venus provoquer la douzaine de KOK qui cherchaient dans l’alcool un palliatif du stress. Sinon, le docteur Soriana prenait part aux altercations. Et il n’était pas le moins avare en insultes et en menaces jamais mises à exécution, selon le règlement explicite de l’établissement.

« Serez-vous chez madame Horozia ce soir ? demanda Aurélie pour changer de sujet.

— Pas ce soir. Cette convocation me trouble. Je crains de ne pas trouver la concentration nécessaire… »

De quoi parlaient ces deux Samiens ? songeait le docteur Zacharias Soriana. Ou devait-il penser Samiote ? Madame Horozia était une voyante vedette de la télé. Mathis adorait son émission. La nature ne l’avait pas doté d’un esprit scientifique. Pourtant, Quentin Margaux, selon le dossier qui avait décidé de son sort, était un scientifique amateur de voyance. Y avait-il une contradiction dans cette posture ? Ou fallait-il soupçonner Margaux de fantaisie, voire de supercherie ? Ce n’était pas le sujet du programme intitulé N par la direction. Finalement, Stanislas Conard avait donné son aval. Il avait provoqué l’hilarité générale du Conseil en précisant que ce N là, il fallait le prononcer Neu. Mais le service Com avait retrouvé la typographie napoléonienne et le logo circulait déjà sur la Toile.

Nœud 2

Il n’y eut pas de rencontre entre Zacharias Soriana et Quentin Margaux dans la salle de réception du Clarence. Par contre, Aurélie Joiffard quitta l’un pour aller se jeter dans les bras de l’autre quand Clarisse de la Florette, qui avait renoncé à s’appeler Conard comme l’y autorisait le Code civil, vint récupérer son fils Mathis. Aurélie n’attendit pas que Clarisse fût partie. Elle se mêla à la conversation des deux ex-époux, puis, seule avec Soriana, elle prit place à son côté. Quentin Margaux, écœuré par ce mélange des genres, attendit que la mère et l’enfant disparussent dans le flot de véhicules pour sortir à son tour.

« Alors ? fit le docteur Soriana.

— Je ne sais pas. Mais il a reçu la convocation. Il y sera.

— Je compte sur lui.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de nœud ? Je trouve ça un peu bizarre, moi !

— Je n’ai pas pensé à ce qui pourrait en découler… Si tu veux savoir, on m’appelle déjà monsieur N… prononcer neu !

— Mais je le sais ! »

Le docteur passa une partie de la nuit avec Aurélie. Elle quitta son appartement en catimini sur le coup de deux heures. Il se leva alors et entra dans son bureau. Sur l’écran de son ordinateur, deux images se succédaient :

triade-trilogie.jpgtriade-personnages.jpg

Il n’y était plus question de lui. Il fallait espérer que le nœud prît un autre sens et surtout que la Com trouvât un autre mot pour désigner cette clé de voûte de l’expérience, à la fois sein et nombril d’une nouvelle science qui n’avait pas encore de nom elle non plus. Lucas Sanson, le chef du service Communication, avait exprimé le souhait de retarder l’annonce du programme au grand public tant que son vocabulaire ne serait pas au point. Il avait fait irruption dans le petit bureau du docteur Soriana, agitant sa pipe en signe de prophétie.

« Pour moi, avait-il déclaré, le travail est à moitié fait. Et j’ai assez d’expérience en la matière pour vous prévenir que ce sera un sacré handicap. Il se peut même que vous ne passiez pas la ligne d’arrivée. Vous vivez trop à l’écart du monde, tandis que moi, je le transforme !

— Ce handicap, comme vous l’appelez, s’ajoutera naturellement à l’expérience, répondit calmement Soriana. J’ai l’habitude de faire feu de tout bois.

— Pas en matière de communication, docteur ! J’en ai vu de plus malins que vous se casser la figure au premier virage…

— Ce n’est pas une question de malice, Sanson, mais de programme. Il n’y aura jamais aucun lien entre le programme tel que je l’ai conçu et vos avis éclairés sur la question médiatique. Ce sont deux mondes parallèles qui ne se rencontreront jamais. Ce qui ne veut pas dire que je me crois plus malin que vous.

— On ne consulte pas le même dictionnaire, voilà le problème.

— À vous le dictionnaire, Sanson ! Et à moi la découverte ! »

 

*

 

Il était joyeux ce matin-là, le docteur Zacharias Soriana. Et pas seulement parce qu’il avait enfin sauté la belle Aurélie Joiffard. Les trois candidats désignés avaient déjà rempli le questionnaire préliminaire. Il avait hâte de consulter ces documents pour en mettre les contenus en rapport avec ce qu’il savait déjà de ces trois spécimens de la race humaine. Il prit la précaution d’avertir le secrétariat qu’il ne serait disponible pour personne avant midi. Et il ferma la porte du laboratoire à double tour.

 

 

 

RÉALITÉ : JULES SARABANDE

43 ans. Célibataire. Cannibale nécrophage. 8 ans d’internement. Poète à ses heures. Livreur dans une succursale du groupe Soriano à Parigi. Partage son existence entre son entreprise et un club de poètes. N’a pas commis d’autres délits depuis sa sortie de l’établissement psychiatrique qui a établi un diagnostic de schizophrénie paranoïaque. Est considéré comme potentiellement dangereux. Employé exemplaire, il a cependant de nombreuses altercations avec ses chefs qu’il accuse (injustement) de lui préférer un certain Geronimo Lacome qu’il considère comme son double. Ledit Lacome avoue être embarrassé par la nature de cette relation, mais son amitié à l’égard de Sarabande est sans défaut. Un vieux rapport de l’Éducation d’État, datant de l’enfance de Jules, signale un comportement « louche » envers les animaux. On a craint pendant des années qu’il s’en prenne aux membres de sa famille pour, selon ses propres termes, « leur faire payer ce qu’ils me doivent ». La poétesse Paula Morize, chevalier des Arts et Lettres, témoigne du « goût étrange de Jules pour les histoires d’extraterrestres envahisseurs ». Elle a remis à la KOK, sous réserve de discrétion, un poème de Jules Sarabande intitulé : Ils reviendront ! manifestement inspiré des délires de l’écrivain américain H. P. Lovecraft. Il prétend cependant être d’une sagesse « exemplaire » car, dit-il, sa pratique poétique de l’extraterrestre est un moyen de donner à son existence « ordinaire » tout le lustre d’une possible « existence littéraire ». Madame Erica Maniasse, agissant selon l’expertise du docteur Zantris, remet le destin de Jules Sarabande entre les mains du docteur Zacharias Soriana, directeur du programme N au centre de recherche de la KOK.

 

RÊVE : ANTOINE CLARO

38 ans. Célibataire. Cannibale anthropophage. 2 ans de détention pénale suivis de 4 ans d’internement psychiatrique. Romancier à ses heures. Ne publie pas. N’a pas commis d’autres délits depuis sa sortie de l’établissement psychiatrique qui a établi un diagnostic de schizophrénie maniaque. Employé de la KOK au service Hygiène, section Poubelles. En conflit constant avec son chef, Alexandre Grosky. Celui-ci raconte comment Claro « dialogue » avec l’engin dont il se sert pour nettoyer et désinfecter les poubelles. « La folie de cet énergumène est évidente, poursuit Grosky. Mais il doit connaître du monde en haut lieu, car mes rapports demeurent sans réponse et il est toujours sous mes ordres, au grand dam de ses collègues. Cela finira mal, je le dis ! »

 

APPARENCE : QUENTIN MARGAUX

52 ans. Célibataire. Ingénieur à la SAM où il dirige les travaux de recherche sur le pyraton®, minerai rapporté d’une expédition intergalactique. La licence d’exploitation a récemment été cédée à la KOK. Margaux fréquente le cercle de la voyante dite « madame Horozia ». Il est adepte de ces pratiques depuis une adolescence marquée par une crise de cannibalisme qui lui a valu d’être interné pendant 5 ans. Les faits : après avoir agressé une enfant de six ans (il en a 14), il la mord pour tenter de lui arracher des chairs. L’intervention d’un passant met fin à l’agression. Margaux nie encore avoir eu l’intention de « manger la fillette ». Fréquente Aurélie Joiffard, employée comme lui à la SAM et amante du docteur Zacharias Soriana.

 

NŒUD : ZACHARIAS SORIANA

63 ans. Deux fois marié et divorcé. Amant d’Aurélie Joiffard. Premier mariage avec Géraldine, sœur cadette de Stanislas Conard, son chef. Ils ont un enfant, Octave. Deuxième mariage avec Clarisse de la Florette, qui lui donne un autre fils, Mathis, à l’origine du « neu ». Directeur du projet N.

 

Cette dernière fiche était trop évidemment incomplète. Lucas Sanson exigeait un maximum d’informations destinées au dossier de Presse. Le docteur Soriano se mit à écrire ce qu’il savait de lui, dans les limites de ce qu’il lui était agréable de confesser. Il évita soigneusement d’évoquer ses désirs cannibales. Il n’avait jamais rien tenté dans ce sens, mais il savait que tous les actes de sa laborieuse existence étaient conditionnés par cette faiblesse qu’il appelait en secret sa « vocation ». Le programme N avait pour objectif de créer un être virtuel issu de la conjonction de trois êtres vivants « noués » par le concepteur même de cette expérience. Le caractère cannibale des trois sujets choisis par Soriana lui-même n’avait pas échappé à Stanislas Conard. C’était même l’argument qu’il avait avancé devant le Conseil de Gestion des Recherches pour tenter de faire annuler le programme de son ex-beau-frère. Cependant Harold Champignole, directeur suprême de la KOK, et lui-même cannibale en puissance, avait déclaré prendre la direction du programme « dans le but d’en protéger l’inventeur contre toute attaque extérieure », qu’elle fût de nature judiciaire ou scientifique. Ce fut ainsi que Zacharias Soriana put déjeuner avec son patron dans un restaurant chic de Parigi réservé aux classes dirigeantes supérieures. La présence de ce chercheur reconnu, mais domestiqué, dans un endroit aussi huppé lui valut l’inimitié de la quasi-totalité de ses collègues, ce dont il se fichait éperdument car, non content d’avoir obtenu le soutien de Champignole, il était seul maître à bord de son laboratoire.

Un mois à peine après ce dîner historique, la télé lançait une nouvelle série basée sur le programme N. Les rôles des quatre protagonistes étaient interprétés par des comédiens. C’est cette version du programme que nous allons lire à la suite de cette introduction. Mais, comme les épisodes de la série pouvaient être « pratiqués » (c’était le terme utilisé par la chaîne) selon les propres « chemins » de chaque spectateur, il est impossible ici d’en rapporter la chronologie telle qu’elle a été conçue et sans doute tournée. Le service de communication de la KOK, dirigé par l’honorable Lucas Sanson, a obtenu d’avance la collaboration de monsieur Tristan Azack, simple citoyen qui a généreusement accepté que son terminal fût couplé au système. Ainsi, la KOK dispose aujourd’hui de la version du programme N tel que l’a suivi et vécu monsieur Azack. C’est cette version que nous reproduisons ici avec l’aimable autorisation de monsieur Harold Champignole, directeur suprême de la KOK.

Nœud 3

Stanislas Conard, ingénieur en chef du Service de Contrôle des Recherches, travaillait à la KOK depuis vingt-deux ans. Son point de vue était simple et efficace. Entendons par là que le client était toujours satisfait. Agir sur l’économie, c’était agir soit sur le facteur P, soit sur le facteur S. P, c’était l’individu, son intérieur, ce qu’on appelait jadis psychologie, à peu de choses près. S était la société, s une société. Il n’y avait pas de petit p, ajoutait Stanislas Conard pour conclure sur une note d’humour à sa manière.

Les programmes qu’il avait pour mission de contrôler, tant sur le plan budgétaire que fonctionnel, devaient satisfaire le client, que celui-ci fût un simple épicier de quartier ou une multinationale protégée par l’État. Le client demandait et savait pourquoi il demandait. Restait au SCR à lui dire comment s’y prendre pour obtenir le résultat recherché. Il n’était pas question de sortir de là pour s’aventurer dans les hypothèses inspirées du désir, de la peur et de tout ce qui n’avait rien à voir avec le rapport parfait du bonheur de l’individu au profit de la société. La perfection de ce système eût été atteinte par une pratique rigoureuse de l’exclusion, voire de l’extermination, mais l’esprit contemporain ne se prêtait plus à ce genre de réflexion.

Stanislas Conard connaissait le stress. Son organisme était déséquilibré par la fidélité et le souci de perfection. Il avait épousé un homme pour ne pas s’encombrer d’une femme. Et il ne voulait pas d’enfant, craignant les reports d’affection et les choix incompatibles avec sa propre idée de l’homme et de la société. Or, sa sœur Géraldine, jolie brin de femme au cerveau plus léger que ce qui est léger, avait épousé un chercheur qui travaillait lui aussi à la KOK comme directeur du Laboratoire des Hypothèses. Un comble, car cette unité de recherche dépendait du SCR. Stanislas Conard, qui ne voulait pas entendre parler d’hypothèses, était chargé de contrôler le travail de son beau-frère. Douce tâche qui était toujours sur le point de le rendre fou.

Néanmoins, cette situation demeura supportable tant que Zacharias Soriana, son beau-frère, s’en tint à des hypothèses aussi infantiles que destinées à alimenter la poubelle des inventions inutiles. Pourquoi la KOK tenait-elle tant à dépenser une partie de ses bénéfices dans cette activité sans lendemain était un mystère que Stanislas Conard avait renoncé à éclaircir. Il s’en tenait à ses principes, tant dans les murs de la KOK qu’à table le dimanche quand Géraldine s’invitait, inévitablement accompagnée de ce docteur Zacharias Soriana qui, non content de ne servir à rien, était têtu comme une mule. Les conversations se terminaient dans le jardin, au grand dam des voisins contraints de pousser le volume de leurs télés pour éviter de donner raison à l’un ou à l’autre des protagonistes.

Et voilà que, par un beau jour de printemps, un courrier de la direction atterrit sur le bureau de Stanislas Conard. Parcourant la lettre rapidement, celui-ci tombe sur le nom de Zacharias Soriana et sur un certain facteur N. Son esprit s’embrouille pendant une bonne minute. De facteurs, il ne peut y en avoir que deux : le P et le S, avec un petit s et sans petit p. On s’en est toujours tenu à ce principe. La KOK l’a même fait graver dans le linteau qui orne la porte d’entrée du Service de Contrôle des Recherches, juste au-dessus du nom de son ingénieur en chef. Le visage de Stanislas Conard s’est empourpré, mais cette fois le vin n’y est pour rien. Il s’apprête à froisser la lettre dans l’intention de soulager ses nerfs, mais il se ravise et choisit de l’aplatir d’un coup de poing qui fait taire la conversation tranquille se tenant dans le bureau voisin. Il décroche le téléphone. Il aime ce combiné à l’ancienne parce qu’il peut l’étreindre sans risquer de le rompre. Adèle Mimiche entre.

« Ben alors, Stan ? fait-elle. On ne s’entend plus parler. Quelle est la cause du stress cette fois ? Veux-tu un verre de vin ? Justement, Robert et moi… »

Robert Ninni entre, une bouteille à la main.

« Ben alors, Bob ? Et les verres ?

— Laissez tomber ! grogne Stanislas Conard. Je monte ! »

La direction est deux étages au-dessus. Il monte, comme on dit dans tous les services quand on est convoqué ou quand on espère être reçu. Un huissier l’arrête à la sortie de l’ascenseur. Stanislas lui montre la lettre. L’autre l’examine pendant quelques secondes et dit :

« Ce document ne vous autorise pas à franchir le Rubicon. »

Le Rubicon, c’est la porte qui s’ouvre sur le labyrinthe directorial. Stanislas Conard donne des signes de crise. L’huissier lui propose un verre. Il refuse.

« Il faut que je voie quelqu’un, bégaie-t-il tandis que l’huissier se tord le cou pour mieux comprendre.

— Il me semble que monsieur Ninni est descendu chez vous…

— Robert ne comprendra rien !

— Puis-je vous aider ? »

L’huissier fait un petit bond en arrière devant la porte de l’ascenseur qui se referme. De retour dans son bureau, Stanislas Conard surprend sa secrétaire, Adèle Mimiche, et son supérieur hiérarchique, Robert Ninni, en train de lire la lettre qui est toujours sur le bureau, bien à plat. La bouteille de vin trône entre trois verres. Stanislas s’effondre dans un fauteuil et pose une main sur le radiateur. Adèle réagit :

« Ce n’est pas en te faisant mal que tu vas trouver le calme ! Explique-nous plutôt ce que c’est ce facteur N…

— Si je le savais… Tu le sais, toi, Robert ?

— Ce n’est pas mon boulot de savoir, Stan ! Bois !

— Je savais que Géraldine finirait par me détruire. Toute notre enfance parle dans ce sens. »

La bouteille vidée, Robert sort et revient avec une autre.

« Le plus simple n’est-il pas de demander à ton beau-frère ce qu’il prétend tirer de ce facteur superflu, conseille-t-il.

— Il m’embrouillera ! N’a-t-il pas l’appui de la direction ?

— Certes, mais sous ton contrôle.

— Avec quel moyen contrôler un facteur non-résident ?

— C’est fou ! » conclut Adèle.

À midi, Stanislas évite encore son beau-frère qui revient de la cafétéria. Zacharias Soriana porte bien le sourire. Et aujourd’hui, il a toutes les raisons de sourire. Il ne recherche même pas l’avis de son beau-frère. Il sait très bien qu’il pourra s’en passer. Il a carte blanche. Et la clientèle est déjà informée de l’offre d’un troisième facteur, tout nouveau et prometteur. Lucas Sanson, directeur des Médias, est allé trop vite en besogne, espère le sombre Stanislas Conard.

Il quittait la KOK quand il tomba sur Zacharias Soriana qui finissait sa journée de travail sur une note d’espoir. Le système avait travaillé toute la journée pour choisir les trois éléments humains nécessaires à l’expérience. Stanislas Conard, qui ignorait tout du facteur N, se déclara surpris qu’il ne s’agît que d’une « expérience ».

« Je pensais que vous aviez atteint le stade de l’exploitation, dit-il sans cesser de regarder ses pieds.

— Vous êtes de l’ancienne école, répondit Zacharias Soriana qui se hâtait vers la sortie. Il y a belle lurette que nous exploitons dans le cadre même de nos expériences.

— Traitez-moi d’incompétent pendant que vous y êtes ! souffla Stanislas qui trottinait derrière son beau-frère.

— Là n’est pas la question…

— Ah ! mais moi je trouve qu’elle y est ! Et j’en suis informé par courrier interne. Vingt-deux ans de boîte, tout de même !

— Désolé de ne pas avoir le temps d’en discuter avec vous… J’ai rendez-vous avec mon fils.

— Lequel ?

— Votre neveu…

— Octave ne me reconnaît plus comme son oncle depuis que…

— Remettons tous ces sujets de conversation à une autre fois. Je file ! »

Stanislas Conard assista au démarrage de la voiture de son beau-frère. Manifestement, il gagnait mieux sa vie. Mais ça ne durerait pas. On revient toujours au classique, songea-t-il. Adèle Mimiche lui proposa un verre de conclusion au Clarence.

« Je ne suis pas pressé, dit Stanislas.

— Ne peux-tu donc pas vivre sans cet encombrant beau-frère ? Géraldine et lui sont divorcés, n’est-ce pas ?

— Elle l’amène le dimanche… Mais jamais il ne m’a parlé de ce maudit facteur N !

— Tu es de l’ancienne école, Stan…

— Vidons ce verre avant de vider le suivant ! »

Il ne rentra pas chez lui ce soir-là. Jeannot allait se faire du souci et même ne pas fermer l’œil de la nuit. Et demain, ils n’en parleraient pas. Jeannot ne saurait jamais rien du facteur N. Ce n’était pas son rayon. Il vendait de la fiction.

Nœud 4

Tristan Azack n’avait jamais participé à un concours, ni même joué avec le hasard. Il travaillait depuis l’âge de quatorze ans et n’avait pas changé de métier depuis. Il n’en avait pas appris grand-chose. Il ne s’était pas enrichi non plus, quoiqu’il possédât maintenant une petite maison à la campagne. C’était tout ce qui lui restait de son mariage avec une villageoise venue chercher fortune à Parigi, il y avait trente ans de cela. N’ayant jamais voté de sa vie, il n’avait jugé personne. Encore trois ou quatre ans de cotisation et il pourrait prendre une retraite ni méritée ni folichonne. Il avait eu sa part de joie, mais sans trouver le bonheur. Maintenant, il s’ennuyait, même au travail. Il servait de factotum dans une librairie de la périphérie. L’avantage était qu’en tant que gardien il disposait d’un appartement au-dessus, voisin de celui qu’occupait le libraire. Une grande chambre avec tout le confort entre quatre murs. Des rideaux palliaient l’absence de cloisons. Une fenêtre donnait sur la rue, l’autre sur la toiture vitrée du passage s’ouvrant sur la cour. Drôle d’existence, tout de même ! Il se levait la nuit pour descendre dans la librairie et dans la journée, il livrait des clients poussiéreux qui s’intéressaient aux livres comme d’autres se passionnent pour les vieilleries qui n’alimentaient plus l’imagination du commun des mortels. Le libraire, Jean Vermort, était la femme ou le mari d’un ingénieur de la KOK. Si vous ne saviez pas ce qu’était la KOK, Tristan Azack prenait le temps de vous dire ce qu’il en savait. Le complexe occupait la moitié du quartier, à l’endroit exact où, jadis, vivait la gent populaire aujourd’hui déplacée plus au Nord à la limite des zones industrielles. Le quartier s’était embourgeoisé. Et ses niches s’étaient peuplées de domestiques lents et précis comme des horloges.

Un matin de printemps, tandis que la pluie menaçait, une lettre arriva. Tristan Azack reconnut le logo de la KOK. Il frissonna aussitôt. Arrivé à un certain âge, vous aviez la chance de passer une retraite à la hauteur de votre investissement ou le malheur de servir de sujet d’expérience parce que vous deviez de l’argent ou que vous n’en possédiez pas assez. Or, d’après ses calculs, Tristan pouvait espérer une retraite. Et de toute façon, il n’avait pas encore atteint l’âge requis. Que pouvait exiger la KOK dans ces conditions ?

Il lut la lettre deux fois avant de comprendre qu’il ne s’agissait pas d’une convocation, mais d’une invitation. On lui donnait le choix. Mais non pas entre la retraite et le laboratoire. Il pouvait jouer ou ne pas jouer. Et s’il ne jouait pas, aucune sanction n’était prévue. Par contre, en jouant, il gagnait sans craindre de perdre. Il pensa que s’il n’avait jamais joué de sa vie, c’était uniquement parce qu’il avait eu peur de perdre. Personne ne pouvait lui reprocher cette prudence. Il était assez pauvre pour la justifier devant n’importe quel tribunal ou autre audience. Et voilà qu’on lui proposait de jouer sans risquer de perdre. La proposition lui eût paru louche si elle ne venait de la KOK. Ce n’était pas que la KOK fût un organisme exempt d’erreurs passées, mais on ne pouvait tout de même pas la soupçonner de chercher à tromper les gens. Toutes ses activités étaient garanties par l’État.

Mais tout de même… peut-on parler de jeu s’il n’y a rien à perdre ? Ce fut donc en grande partie pour répondre à ce doute que Tristan Azack demanda une après-midi de congé à son employeur de libraire, Jean Vermort. Et celui-ci, avant de signer l’autorisation, se demanda si ce jeu n’était pas en rapport avec le facteur N.

« Je n’ai jamais entendu parler d’une chose pareille ! s’écria Tristan qui commençait à craindre le pire.

— Moi, dit Jean Vermort, c’est en tant que patron qu’il m’arrive de louer les services de la KOK, et ce avec d’autant plus de confiance aveugle que mon époux contrôle les facteurs P et S.

— Je ne sais toujours pas de quoi vous parlez, monsieur Jean !

— Il me semble bien que Stanislas m’en a dit deux ou trois choses, mais je n’arrive pas à me souvenir de quoi il s’agit. Sauf que c’est un jeu.

— S’il n’y a rien à perdre, c’est peut-être autre chose, » dit Tristan Azack en réprimant un spasme.

Il prit le trolleybus jusqu'à la KOK, car il était impossible d’y accéder directement par les rues du quartier. Et il fut déposé devant l’entrée majestueuse et automatique. Le système approuva sa demande d’entrer. Il suivit alors les allées jusqu’à atteindre le Laboratoire des Hypothèses. C’était un grand cube blanc qui semblait avoir plusieurs étages, mais la disposition des fenêtres ne permettait pas de les compter. Il trouva la porte d’entrée, grimpa les marches d’un perron abrité sous un porche. La porte était vitrée. Il n’attendit pas une minute. Elle s’ouvrit et une petite voix lui indiqua le chemin à suivre. Il se retrouva devant la porte B11 et frappa, ce qui était inutile car la voix informait déjà la personne qui se trouvait à l’intérieur et qui n’allait pas tarder à le recevoir. C’était le docteur Zacharias Soriana en personne.

« Alors comme ça, dit celui-ci sur un ton amusé, il paraît que vous doutez que ce soit un jeu parce qu’on ne peut pas y perdre quoi que ce soit... »

Comment le savait-il ? Tristan n’en avait parlé qu’à Jean Vermort. Celui-ci en avait-il informé son mari ? Et ce dernier s’en était-il, en tant qu’employé de la KOK, entretenu avec le docteur ?

« Et si ce n’était pas un jeu ? » s’amusa le docteur.

Tristan devint tout moite. Il se laissa conduire vers un confortable fauteuil qui reçut son humidité avec chaleur. Le docteur prit place derrière son bureau.

« C’est écrit que c’est un jeu, bredouilla Tristan.

— Ah ! Lala ! Que voulez-vous ?

(Tristan allait répondre « Mais rien monsieur ! »)

— Ce sont là les effets de la communication, continua le docteur. Mais vous ne connaissez pas mon ami Lucas Sanson…

— Non, monsieur…

— Vous n’y gagneriez rien !

(« On ne parle pas comme ça d’un ami, » pensa Tristan)

— Le mot « jeu » implique en effet, je vous donne raison, un gain ou une perte. Or, vous ne perdrez rien, rassurez-vous.

— Je vous remercie…

— Vous me remercierez plus tard ! Attendez de vous rendre compte. Vous n’avez encore rien vu. »

Le docteur offrit un cigare. Tristan pompa péniblement. Était-ce un cigare comme il les connaissait ?

« Voyez-vous, mon cher monsieur Azack, s’il s’agit bien de jouer, l’objectif n’est pas de gagner ni la fatalité de perdre. En réalité, vous jouerez pour donner. »

Tristan se brûla la langue. La fumée devint aussi épaisse que le brouillard dans lequel son esprit tentait de retrouver son chemin habituel.

« C’est que… je ne possède pas grand-chose… et j’eusse aimé profiter de la retraite plutôt que de servir de…

— Mais vous servirez, monsieur Azack ! Vous servirez ! Et personne ne vous sucrera la retraite !

— S’il s’agit de rendre ce que j’aurais gagné…

— C’est un peu ça en effet…

— Je ne sais pas si monsieur Vermort, mon employeur, sera d’accord pour que je prenne sur les horaires… en dehors desquels je n’ai pas l’esprit au jeu… je me connais…

— Je suppose que monsieur Vermort est au courant…

— Il n’en avait pas l’air…

— Allons, voyons ! Le mari de Stanislas Conard lui-même !

— Je crois que c’est l’épouse… »

Et l’entretien se poursuivit ainsi pendant une heure. Au bout de ce temps, Tristan Azack comprit que le jeu consisterait à regarder une série à la télévision, ce qui n’est pas un jeu en soi. Mais il aurait la possibilité de naviguer comme il voudrait dans la série. Et comme il est nécessaire de posséder un vaisseau pour naviguer, il se servirait du meilleur que l’homme n’ait jamais construit : les mots.

« J’en connais, avait murmuré Tristan. Mais pas tous…

— On ne vous en demandera pas tant. Vous avez une télé au moins ?

— J’ai mon téléphone…

— On vous installera un grand écran ! »

Et le lendemain matin, alors que Tristan graissait la chaîne de son vélo en prévision d’une longue journée de livraison, les techniciens de la KOK vinrent coller au mur de sa chambre un grand écran connecté gratuitement au système. Jean Vermort assista à cette espèce de rituel sans en commenter l’utilité. Le travail fait, et les techniciens partis, il ne cacha pas son trouble.

« En réalité, dit-il à Tristan qui avait le cul sur la selle, mon mari n’est pas d’accord, mais alors pas du tout ! avec cette expérience. Et pas seulement parce qu’elle est inédite. Il en critique en profondeur la pertinence. Je me demande pourquoi on vous a choisi pour servir de cobaye…

— Je n’y perdrai rien…

— Mais vous ne gagnerez rien non plus ! Soriana vous a-t-il expliqué de quoi il retourne ? Si ce n’est pas indiscret, j’aimerais moi aussi savoir…

— Je ne prétends pas avoir tout compris… Il se peut que je sois même incapable de jouer. Je n’ai jamais joué…

— On joue toujours pour gagner… Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ? Allez… dites-le-moi !

— J’aimerais bien qu’on me foute la paix ! »

Jean Vermort, médusé, regarda s’éloigner le vélo. Tristan pédalait sans conviction. Il prit même le mauvais chemin. Et il était maintenant trop loin pour entendre le sifflet.

Nœud 5

Le docteur Zacharias Soriana n’avait jamais mangé personne. Ce n’était pas faute d’en avoir envie. Il ne mordait jamais dans un morceau de rosbif sans fantasmer. L’illusion du cri était parfaite. Vu de l’extérieur, il paraissait apprécier l’offrande. On parlait même de son délicieux penchant pour la viande et on ne manquait pas d’en servir à table s’il restait manger. Avec l’âge, ce désir était passé de la tolérance à la menace d’une prochaine contrainte. Magnanime envers lui-même, le docteur espérait quitter ce monde avant d’y laisser une trace aussi peu honorable que divertissante. Les deux femmes, ainsi que leurs deux enfants, étaient loin de soupçonner un pareil penchant chez cet homme certes égoïste et jaloux, mais incapable à leur sens de se livrer à la moindre malhonnêteté. Mais la tare qui infectait l’esprit du docteur n’était pas d’ordre moral, sinon il l’eût corrigée avec l’expérience et le bon sens qui l’animait. Ce n’eût été qu’un vice parmi d’autres. Et il n’en manquait pas.

Le printemps arriva en même temps que la nouvelle tant attendue de la décision lui accordant les coudées franches dans l’exploration de son nouveau projet. En trente-cinq ans de carrière à la KOK, il semblait avoir épuisé la possibilité même d’un projet. Pourtant, son imagination prouvait une fois de plus qu’elle n’avait pas de limite. Il faut dire que le docteur connaissait toutes les ressources de son esprit. Et il l’avait ménagé pour aller au bout d’une carrière qui fut à la fois ennuyeuse et agréable. L’ennui venait du manque d’ambition sans lequel il eût peut-être écourté sa carrière à cause d’un échec inadmissible selon les critères en vigueur dans une institution aussi immobile que la KOK. Par contre, il eut tant de loisirs à dépenser qu’il regrettait maintenant de ne plus pouvoir se livrer aux jeux de sa jeunesse et aux efforts de la maturité. Il commençait à vieillir et ne fréquentait plus les mêmes personnes. Il avait même divorcé deux fois et ne songeait pas à se marier une troisième.

Pendant que son supérieur hiérarchique et ex-beau-frère veillait à l’application stricte des facteurs qui avaient construit la réputation de la KOK, le docteur Zacharias Soriana avait pris le temps d’en chercher un autre, non pas qu’il eût l’ambition de rénover la maison, mais il avait besoin, en fin de parcours, de s’affirmer, quitte à tricher un peu avec les conventions et les principes. Il avait mis au point le facteur N aujourd’hui fameux par ses applications dans le domaine très concurrentiel du divertissement télévisuel. Harold Champignole, directeur suprême de la KOK, l’avait personnellement assuré de son total soutien. Zacharias avait d’ailleurs surpris une étincelle de douce folie dans le regard clair de ce seigneur de l’industrie globalisée. Et il s’était promis de s’y brûler les doigts dans la limite que la douleur imposerait à ses sens.

Évidemment, Stanislas Conard était furieux. Géraldine, la première épouse du docteur, ne voyait pas malice à amener à dîner chez son frère cet ancien époux infidèle. Les disputes qui animaient alors les repas amusaient le premier fils du docteur, celui de Géraldine, Octave, qui devait avoir une quinzaine d’années. Le docteur regrettait de ne pas avoir trouvé la force de le manger quand il était encore envisageable de le faire en un ou deux repas. Cet adolescent ne le méritait pas comme père, pensait le docteur.

Au Laboratoire des Hypothèses, tout était prêt. La console principale était reliée aux trois autres par le système. Le protocole de vérification n’avait pas relevé d’erreurs majeures. Une quatrième connexion fut mise en place par le réseau télévisé. Le docteur avait même eu un joyeux entretien avec le cobaye, un certain Tristan Azack qui, chose curieuse, travaillait chez Jean Vermort, le compagnon de Stanislas. Au soir de ce premier jour de gloire, le docteur rentra se coucher assez tôt pour se réveiller le lendemain avant le lever du soleil. Une angoisse noire l’étreignait. Il se douta que le désir n’allait pas le laisser en paix.

Il sortit sur le balcon pour fumer une cigarette. La ville dormait encore. Et il pluvinait. Il s’assit à l’abri de la terrasse du dessus. Le facteur N allait l’occuper quelques années, pendant lesquelles il complèterait son capital retraite. Ensuite, il irait s’amuser ailleurs. Ce n’étaient pas les ailleurs qui manquaient dans ce monde. Il y en avait pour tous les goûts. Un de ces anciens collaborateurs, pédophile impuni, profitait pleinement de sa retraite dans un endroit où l’enfance était développée et encouragée dans ce sens. Par contre, le catalogue de l’agence de voyages ne décrivait aucun paradis pour cannibales. Et le docteur n’envisageait pas de se livrer à cette passion ailleurs qu’ailleurs. Il prendrait la précaution de se livrer au désir dans un endroit où l’application de la loi n’impliquait pas la mort sur l’échafaud ni la souffrance du cachot.

Pourtant, sa gourmandise était sans cesse attisée par la viande des étals. Cette odeur presque métallique de chair à nu l’enivrait chaque fois que le vent venait des abattoirs. Mais c’était une excitation, pas un palliatif. Et le morceau de viande, même s’il était encore chaud, ne remplaçait pas l’idée qu’il se faisait du même morceau arraché à un être humain. Il avait épuisé ce champ possible de l’expérience. Son esprit n’attendrait pas une hypothétique retraite dans un hypothétique paradis pour sombrer dans la folie et effacer toute trace de ce désir si personnel qu’il se devait d’en respecter l’originalité. Il n’avait jamais entendu parler de cannibalisme dans sa famille.

Le système de surveillance sécuritaire couvrait quasiment 100% de la voie publique. Il existait des points morts. Hélas, ceux-ci n’étaient pas signalés par des panneaux. Seul le système contenait cette information. Et pour y accéder, il fallait nécessairement être autorisé à se connecter directement au système. Et savoir esquiver les systèmes annexes de surveillance des connexions. Ce fut dans cette optique que le docteur conçut le projet du facteur N.

Les critiques de Stanislas Conard ne manquaient pas de pertinence, mais la direction le soupçonnait de vouloir nuire à son ancien beau-frère. Ce qui n’était pas faux. Il n’en restait pas moins que le facteur N relevait plus du spectacle que de l’investigation scientifique. Caractère qui n’avait pas échappé aux recruteurs de la télévision. Lucas Sanson les tenait au courant des nouveautés affectant les recherches soumises aux facteurs classiques P&S. Et les mordus de séries dramatiques se jetaient sur leur télécommande pour naviguer à leur aise et selon leur seul plaisir dans les répertoires séquentiels de la nature humaine mise à l’épreuve des péripéties. La cuisine du spectacle utilisait les mêmes recettes depuis des siècles d’industrie et d’investissements. Les variations de décor, d’époque et de genre faisaient le reste.

Aussi, quand Frank Luxor eut vent d’un nouveau projet indépendant des facteurs classiques, il sauta sur son téléphone pour appeler le directeur du Laboratoire des Hypothèses. Ils eurent la conversation suivante :

« Luxor… ? De la télé ?

— Lui-même. Appelez-moi Frank.

— Ne me dites pas que vous êtes au courant…

— Je le suis ! Par le canal habituel. Bref, j’ai besoin de vous parler.

— C’est que… Je ne m’attendais pas…

(À cet instant, le docteur se félicita en grimaçant dans le miroir d’une vitre)

— Il faut qu’on en parle, docteur. J’ai le scénario en tête. Treize épisodes pour la première saison. Il ne reste plus qu’à improviser.

— J’ai les cobayes.

— On les remplacera par des comédiens. J’ai mon idée là-dessus aussi.

— Vous connaissez Joan Strosse ?

— De nom. J’apprécie son travail.

— Il a dans l’idée de se servir d’un médium. Sa navigation constituera le texte. Je l’ai rencontré. Un brave type, ce Tristan Azack. Un peu naïf…

— On ne fera rien sans la naïveté des personnages.

— Passez me voir chez moi. Évitons d’ébruiter notre relation pour l’instant.

— OK, docteur. Qu’est-ce que vous buvez ?

— Quelle question ! Je bois, donc j’ai ce qu’il faut à la maison !

— Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! »

Nœud 6

Tristan Azack regarda plusieurs fois le petit papier qui était sorti de l’imprimante. C’était bien le nom de la rue. Il s’était attendu à un de ces quartiers modernes sans boutiques ni jardins publics comme on en voit encore dans nos villes à l’heure où j’écris ces mots. La rue du Gosse devait dater de l’époque où les enfants léchaient des sucreries avec la langue. Il y avait même un caniveau en plein milieu. Il sentait la lessive et la vinaigrette. Les trottoirs étaient en travaux ou alors le voisinage rangeait en tas les dalles de ciment chaque fois qu’elles se décollaient. Les portes étaient toutes cochères, bancales et pourries dans le bas. Les murs sentaient la moisissure. Aux fenêtres, les carreaux renvoyaient des reflets crasseux. Les rideaux, tirés sur des intérieurs sans doute de la même marque, ne semblaient pas avoir reçu la caresse du vent depuis des générations. Au numéro 12bis, la porte était fermée. Tristan Azack chercha un bouton de sonnette. Il n’entendit qu’une voix. Elle prononçait son nom, disant encore :

« Je vous vois de ma fenêtre. Je vous ai vu arriver. Poussez la porte. Ne vous inquiétez pas si elle grince. Je suis chez moi ici ! »

Tristan poussa la porte. Elle grinça faiblement. Elle s’ouvrait sur une cour pavée. Tout autour, les ouvertures étaient murées, sauf une. Tristan s’y engagea en se pinçant le nez. Un personnage filiforme apparut en haut de l’escalier. Il fumait une cigarette.

« Je vous ai vu, répéta-t-il. Je vois tout de ma fenêtre. Ce quartier va être détruit. Vous n’y rencontrerez plus personne. À part moi. Venez. Mon appartement est encore habitable.

— Je suis… commença Tristan.

— Je sais qui vous êtes… Montez ! »

Ce personnage n’était autre que Joan Strosse. Il souhaitait rencontrer Tristan Azack avant de commencer à travailler. Il recevait toujours dans son appartement. L’intérieur était encore cossu, mais la poussière imposait une espèce de mélancolie. Des fleurs rutilaient dans un vase, fraîchement cueillies.

« Vous avez déjà travaillé pour nous ? demanda Joan Strosse.

— C’est que… je travaille déjà. Je ne suis pas loin de la retraite.

— Oh ! La retraite… Qui sait si le système n’en décidera pas autrement ? Asseyez-vous et acceptez un petit verre.

— Je ne bois pas pendant le travail…

— Faudrait savoir…

— C’est que… je suis en service… J’ai garé mon vélo au bout de la rue. Je ne suis pas à l’aise sur les pavés…

— Naguère, les gosses du quartier s’éclaboussaient dans la rigole. Vous n’avez pas rêvé de ce genre de choses, vous ?

— N…non…

— Je sais bien qu’on n’en rêve plus, mais nous sommes quelques-uns à en avoir rêvé. Cela n’arrive plus, hélas. Il n’est pas mauvais de se savoir capable de rêver. En cas de malheur, veux-je dire… C’est si vite arrivé. Enfin… ils vont ont proposé du travail.

— Non. Je travaille chez monsieur Vermort, à la librairie.

— Celui qui vend des livres ? Je n’en lis plus. Je préfère en rêver. C’est une chose que je peux encore me permettre. Buvez !

— Oh ! vous savez… un verre suffira…

— Vous ne l’avez pas fait durer. Tant pis ! C’est votre faute si je vous en sers un deuxième. Où en étions-nous ?

— Vous m’avez demandé de venir… Monsieur Vermort n’y verra pas d’inconvénient du moment que je ne m’attarde pas. Je livre.

— Et vous avez bien raison ! Un troisième ?

— Je ne sais pas si c’est raisonnable…

— Comme je disais… à moins que je n’aie encore rien dit… il n’est pas mauvais de se connaître avant de commencer. Vous voyez de quoi je veux parler…

— N…non… C’est la première fois qu’on me demande de jouer…

— Oh ! Ce n’est pas un jeu. Je prends ça très au sérieux. Nous ne jouerons pas ni vous ni moi.

— Pourtant, le docteur…

— N’écoutez pas ce charlatan ! Quand on pense que le facteur N est déjà proposé à la clientèle et, tenez vous bien ! en remplacement des facteurs classiques qui ont meublé notre existence depuis toujours.

— Je ne suis pas bien informé de ces choses…

— Je le suis ! Je crois d’ailleurs que la télévision compte sur ma formation classique pour donner au facteur N quelques-unes des qualités traditionnelles qui ont toujours animé nos programmes. Vous regardez beaucoup la télévision ?

— Ils sont venus l’installer hier…

— Un grand écran, je suppose… Nos spectateurs pourront d’ailleurs jouir d’une ristourne sur l’achat de cet outil indispensable de nos jours.

— Je n’ai rien payé… Ils la reprendront après, sans doute…

— Mais il n’y aura pas d’après ! Qu’est-ce que vous me racontez là ?

— Eh… il le faudra bien… ma retraite…

— Ni retraite ni laboratoire ! Vous êtes désormais un acteur du spectacle universel. Et je compte bien faire de vous une vedette incontournable !

— Monsieur Vermort aura son mot à dire, tout de même !

— Figurez-vous qu’il l’a déjà dit.

— Sans rien me dire ? Je ne le crois pas. Monsieur Vermort est si…

— C’est un vendu ! Comme tout le monde.

— Je suis venu à vélo…

— Je ne vois pas le rapport… »

Ce fut à peu près tout. Joan Strosse insista pour que la bouteille de porto fût vidée avant de se séparer. Tristan ne remonta pas sur son vélo de crainte de rencontrer un policier à jeun. Il lui fallut plus d’une heure pour retrouver la librairie. Il entra dans la cour pour ranger le vélo dans l’arrière-boutique. Jean Vermort y inventoriait le contenu d’une caisse.

« J’ai vu monsieur Strosse, dit Tristan Azack. Il m’a paru être un bien aimable bonhomme.

— À tel point que vous rentrez saoul ! Allez donc vous passer la tête sous l’eau.

— De l’eau ! »

Tristan était épouvanté à l’idée d’entrer en contact avec de l’eau, ce qui n’avait aucun rapport avec son état d’ébriété. Il avait failli se noyer dans son enfance et chaque fois qu’il buvait un peu trop, le souvenir de cette approche de la mort revenait le hanter. Jean Vermort ignorait ce détail.

« C’est pourtant ce que vous devriez faire, dit-il. Avez-vous livré monsieur Jules Sarabande ?

— C’était sur le chemin. Mais je n’ai pas été plus loin que le 12 de la rue du Gosse.

— Que voulez-vous que ça me fasse si vous profitez de temps en temps de ma naïveté congénitale ?

— Mais je vous respecte, monsieur !

— Alors dessaoulez-vous en vitesse ! J’ai besoin de vous pour dépoussiérer ces vieux grimoires. »

Tristan monta à l’étage. Il entra dans sa chambre. L’écran géant prenait tout un mur entre une armoire et deux rangs d’étagères. Une petite lumière rouge clignotait. Tristan se demanda si c’était un objectif. Les visionnaires du XXe siècle avaient vu beaucoup de choses qui ne sont finalement jamais arrivées. C’est facile de le dire aujourd’hui, mais des fois… quand quelque chose clignotait ou autre chose… on se sentait espionné, voilà ! Il n’y avait aucune raison d’être regardé. Le système ne s’intéressait pas à votre aspect ni à vos actes, même les plus intimes. Par contre, vos désirs réclamaient toute son attention. Et il savait les satisfaire, grâce à la pratique intelligente des facteurs classiques. Joan Strosse n’avait pas tort. Avait-il l’intention d’impliquer sa force critique au facteur N pour en humilier ses promoteurs ? C’eût été risquer de froisser l’orgueil même de la KOK, de son Conseil et de sa direction. Tristan Azack ne voulait pas y songer. Mais aurait-il lui-même la force de dénoncer Joan Strosse si celui-ci s’en prenait aux fondements mêmes de la société ?

Ils avaient même prévu un chiffon et un produit dépoussiérant. Tristan en fit l’essai dans un coin de l’écran. C’est fou que ce qui paraît parfaitement propre au premier regard ne l’est plus sitôt que les yeux consentent à mesurer l’état du chiffon après son usage réglementaire ! Il le secoua sans parvenir à décoller cette crasse prévisible mais toujours improbable. Le manuel d’utilisation du poste serait expliqué ultérieurement. Et pourtant, Tristan entendait des voix dans l’écran. Elles étaient indistinctes et lointaines. Il ne chercha pas longtemps à en capter les sens. Il valait mieux descendre pour aider monsieur Jean. Après s’être dessaoulé, bien sûr.

Il ouvrit le robinet d’eau froide. Sa tête hésita un moment, puis il ressentit la morsure de la fraîcheur. Son cerveau revenait à la réalité, si jamais il s’en était éloigné. Il n’était plus très sûr d’avoir dialogué avec un auteur aussi réputé que Joan Strosse.

Nœud 7

« Lui donner accès aux fonctions primaires du système ! Mais vous n’y pensez pas ! Quel usage en fera-t-il ?

— Nous n’avons jamais rien eu à reprocher à votre beau-frère…

— Ex-! Mon ex-beau-frère. Notre relation familiale ne tient plus qu’au fils qu’il a eu avec ma sœur. Octave mêle nos sangs, je ne le nie pas. Et il est bien le seul !

— Voulez-vous vraiment continuer cette conversation… ?

— Oh ! Allez vous faire voir ! »

Cette fois, le vieux combiné avait légèrement craqué. Stanislas Conard relâcha lentement son étreinte. La contraction avait été douloureuse. Il reprit son cigare et en tira une longue bouffée brûlante. Le Service Central venait de confirmer que Zacharias Soriana aurait accès au cœur du système. Un rare privilège accordé aux plus brillants ingénieurs. Or, Soriana n’était pas ingénieur. Et ce n’était pas non plus un brillant docteur. Sa thèse avait disparu dans un incendie, preuve qu’elle était stockée sur les disques d’archivages impossibles à consulter depuis les bibliothèques.

Mais ce n’était pas la jalousie qui animait Stanislas Conard. Il ne prétendait pas non plus connaître son ex-beau-frère aussi bien que le système, mais il avait des doutes quant à son honnêteté. Certes, il ne pouvait pas démontrer ses allégations et se gardait bien d’ailleurs de les prononcer. Il avait recueilli toutes les données concernant Soriana. Et aucun programme d’analyse n’avait pu en conclure qu’il avait au moins raison de douter.

Ayant avalé rapidement un repas de céréales non sucrées, il se rendit aux abords du Laboratoire des Hypothèses. Les cobayes choisis par le système pour alimenter l’estomac encore vide du facteur N attendaient chacun dans une cellule de la salle d’attente. Stanislas Conard se posta derrière un pilier pour observer la scène.

Zacharias Soriana allait d’un cobaye à l’autre, pénétrant dans les cellules avec une espèce de ravissement cloué sur sa face d’hypothétique faux jeton. Et chaque fois, le cobaye se levait, saluait puis se rasseyait sous la pression du docteur dont les lèvres s’agitaient joyeusement. Stanislas n’ayant pas accès aux tables primaires du système, il ne lui était pas permis d’activer les microphones. Et pour gâcher encore son plaisir, il ne lisait pas sur les lèvres. Il dut se contenter d’observer une pantomime. Il y a loin entre l’observateur et le spectateur. Ceux qui passaient dans son dos ricanaient sans discrétion. Et lui se contentait de grogner comme une bête pour montrer qu’il savait ce qu’il faisait et qu’on n’avait pas intérêt à rapporter les faits au docteur des hypothèses.

Stanislas Conard n’était sûr que d’une chose qui suffisait à le motiver pour continuer de surveiller les agissements du docteur : ce facteur N était bidon. Qu’il servît de plateforme créative à une série télévisée n’était pas un problème. Les spectateurs n’agissaient pas. C’est le principe. Mais le contexte ouvrait au docteur toutes les portes, même les mieux gardées, d’un système qui n’avait jamais exprimé un intérêt quelconque pour les travaux hypothétiques et innocents de ce chercheur d’aiguilles dans les bottes de foin du savoir. Et cela n’était pas le plus troublant dans cette histoire, car il fallait maintenant expliquer comment un obscur docteur en hypothèse avait reçu l’aval des plus hautes instances de la KOK. Ou bien il connaissait du monde et il allait satisfaire ses plus chères ambitions. Ou bien il était manipulé et, le sachant pertinemment, il allait en profiter pour s’offrir quelques en-cas. Mais de quoi rêvait Zacharias Soriana ? Même Géraldine ne le savait pas. Et Stanislas l’avait durement charcutée, vous pouvez me croire.

Il y avait deux autres femmes dans la vie du docteur : Clarisse de la Florette, mère de Mathis, seul fils chéri par Soriana, et Aurélie Joiffard, son actuelle amante si les bruits qui couraient disaient la vérité. Cette dernière travaillait à la SAM, aux antipodes de la KOK. Un détail à prendre en considération. Mais comment se renseigner auprès de ces deux femmes sans alerter l’esprit aux abois du docteur, en admettant qu’il eût quelque chose à se reprocher ou à cacher plus sûrement qu’un simple objet de reproche ?

Il y avait aussi, comme source d’information, l’appartement du docteur. Il devait contenir des souvenirs. Il n’y a rien comme la mémoire pour désigner le défaut de la cuirasse. Mais tous les appartements des employés de haut niveau de la KOK étaient sécurisés par le système. Avec ses nouveaux privilèges, le docteur était encore mieux protégé contre les intrusions physiques liées au réseau. Revenant de cette petite excursion au pays des fouines, Stanislas Conard se sentit complètement impuissant. Son cœur battait très au-dessus de sa moyenne la plus haute. Il se gava d’un calmant à bon marché et alluma un autre cigare. C’étaient de bons cigares cubains offerts par la direction.

Nœud 8

Octave Conard n’avait pas accès à l’appartement de son père depuis qu’il avait décidé devant le juge de ne plus porter son nom. Mais il en possédait la clé. Le docteur Zacharias Soriana faisant partie du personnel protégé de la KOK, il bénéficiait 24h sur 24 d’une protection estimée par Octave à 80%, ce qui correspondait selon lui au niveau hiérarchique de son père. Comme la plupart des citoyens de Parigi et des environs, il avait été informé du facteur N par la télévision. Ses rapports avec son père se limitaient à ce que lui en disait la juge Erica Maniasse, amie de sa mère Géraldine Conard. Un certain Tristan Azack avait été désigné par la chaîne pour jouer le rôle du médium entre l’expérience proprement dite (en admettant qu’elle eût réellement lieu) et son interprétation sous la houlette d’un écrivain domestiqué par le système, Joan Strosse. Le docteur n’ayant jamais approché ni de près ni de loin l’univers du spectacle, Octave commença à réfléchir dès les premières paroles du médium. Il n’y décela aucune trace de ce qu’il savait être un nouvel effet de la perversion qui animait son père. Mais n’entretenant aucun lien avec lui, Erica Maniasse se limitant à rapporter les échos sans en retourner les commentaires, il n’en possédait pas moins la clé permettant d’entrer sans effraction dans l’appartement de son père. Est-il nécessaire de préciser que son oncle Stanislas Conard n’était pas étranger à cet avantage ?

L’appartement était inoccupé pendant les heures de travail du docteur, celui-ci y passant le reste du temps à dormir ou à naviguer sur les réseaux. À ces heures-là, l’immeuble se vidait de la plupart de ses occupants. Il n’était donc pas facile d’y pénétrer sans éveiller la curiosité du gardien. Le projet d’Octave demeura quelque temps dans l’attente d’une bonne excuse à fournir à ce vigile sans doute soupçonneux de nature. Il ne trouva rien. Prétexter une visite à un locataire n’était pas sans risque. Une fois de plus, il se retrouvait devant une impossibilité d’agir, phénomène qui l’affectait chaque fois que l’action devait nécessairement précéder la connaissance recherchée.

Mais il faut aussi compter avec la chance. Octave en manquait le plus souvent. Or, ce soir-là, le docteur ne rentra pas chez lui. Passerait-il la nuit ailleurs ? Ce serait exceptionnel. Octave espérait limiter sa visite à une heure au plus. Il ne savait pas ce qu’il cherchait. Il reviendrait. Il ne laisserait pas de traces. Il aurait cette patience. Mais à peine fût-il entré qu’il tomba nez à nez avec Tristan Azack. Il le reconnut tout de suite. Ses jambes fléchirent. L’autre était armé. Et il le menaçait. Il secoua son révolver en direction du canapé. Octave ne se fit pas prier pour s’y asseoir, genoux pressés l’un contre l’autre. Sa mâchoire était prise d’un tremblement irrépressible. Il larmoyait.

« Je suis heureux de faire votre connaissance, docteur, » dit Tristan Azack.

Octave se sentit presque soulagé par cette erreur sur la personne. Il tenta de sourire. Si c’était plutôt une grimace, l’autre ne pouvait pas s’en trouver mal.

« C’est que, cher monsieur, je ne suis pas le docteur… »

Tristan Azack montra ses grandes dents. Comment le détromper ? Il était convaincu de se trouver en face du docteur Soriana. Le cerveau d’Octave travaillait entre l’angoisse et l’humour, passage étroit qu’il lui était arrivé d’emprunter, mais jamais sous la menace d’une arme aussi dangereuse qu’un révolver.

« Je suis un peu jeune pour être docteur… commença-t-il.

— Je trouve aussi… » fit Tristan Azack.

Il se frotta le menton avec le canon, tordant sa langue sur ses dents.

« Je ne savais pas que vous habitiez ici… dit-il.

— Vous me connaissez donc ?

— Vous avez un lien de parenté avec le docteur…

— Je suis son fils !

— Je connais déjà le petit Mathis. Qui êtes-vous ?

— Mais… le fils aîné du docteur !

— Vous êtes un sacré gaillard… Vous allez prendre de la place… »

Octave réprima une violente envie d’uriner. Le doigt de Tristan Azack était de nouveau dans le pontet, caressant la détente d’une pulpe étrangement colorée. Sa langue virevoltait sur les dents. Il se tenait debout devant une bibliothèque aux petits carreaux miroitants.

« Moi aussi je vous connais ! s’écria Octave en serrant les cuisses.

— Je vois bien que vous me connaissez ! Vous m’avez vu à la télé. Et vous vous demandez ce que je fais ici. Un pauvre factotum comme moi ! Mais vous-même, n’êtes-vous pas entré par effraction ?

— La porte était ouverte… je n’ai pas eu besoin d’utiliser la clé… J’aurais dû me méfier…

— …mais vous saviez ce que vous veniez chercher ici !

— Je suis chez mon père ! Comme… chez moi…

— Et vous ne vous êtes pas inquiété de trouver la porte ouverte, signe que votre père se trouvait en danger… ?

— Il est sorti ! Il ne tardera pas à rentrer. Je connais ses habitudes.

— Vous ne connaissez rien du tout ! Nous l’attendrons ensemble.

— Mais je ne veux pas l’attendre !

— Alors expliquez-moi pourquoi… »

Cette fois, Octave ne put retenir quelques gouttes. C’était presque un soulagement. Il agita ses genoux. Il ne savait plus quoi faire de ses mains. Tristan Azack s’assit enfin. Il n’était plus nécessaire de lever la tête pour surveiller ses yeux. Il les avait maintenant à la bonne hauteur.

« Je ne sais pas où j’ai mis les pieds, murmura soudain Tristan Azack. Ils m’ont injecté des tas de produits dans les veines. Je me sens bizarre…

— Bizarre comment !

— Je ne sais pas… Je n’avais jamais mangé d’enfant…

— Vous avez mangé un enfant ? Vous êtes dingue, mon vieux !

— Ne m’appelez pas « mon vieux » ! Ça me vieillit…

— Mon père vous a-t-il fait du mal ? Il m’en a fait à moi, vous savez ? »

Tristan Azack hocha la tête. Une boucle grise se balança sur son front.

« Je suis bien sûr flatté que vous vous confiiez à moi, dit-il. Mais je n’aurai pas le loisir de vous écouter plus longuement. Je me limiterai à savoir que votre papa vous a fait du mal. Moi, je viens de faire beaucoup de mal à un enfant qui n’était pas le mien. Je dis « était » parce qu’il n’est plus de ce monde. Je l’ai mangé… »

Octave eut soudain envie de rire. Son ventre était la proie de fort agréables tourments musculaires. Tristan Azack ôta son doigt du pontet.

« Vous rirez moins, cher jeune monsieur, quand vous saurez que cet enfant était votre petit frère…

— Mathis ! Vous êtes complètement cinglé !

— C’est ce que je suis venu dire à votre père ce soir.

— Et vous êtes venu armé ! Quelle sorte de conversation…

— Il ne va pas tarder, n’est-ce pas ? »

Le révolver reposant maintenant sur le genou de Tristan Azack, Octave se crut autorisé à se lever. Tristan Azack n’y voyait apparemment pas d’inconvénient. Il sourit même.

« Il faut que j’aille aux toilettes… bredouilla Octave.

— Vous connaissez la maison… mais n’en profitez pas pour ameuter le quartier… »

Octave pissa longuement. Il n’avait pas fermé la porte. Il entendait la respiration lente et profonde de Tristan Azack. Comme il n’avait pas allumé, le miroir renvoya une ombre passablement agitée. Il eut honte de lui-même.

« Prenez votre temps, conseilla Tristan Azack dont les yeux ne le quittaient pas.

— N’allez pas croire que cette envie est liée à la…

— Elle l’est ! Je suis moi-même en sueur. Il ne fait pourtant pas si chaud. Je dirais même que la nuit est fraîche. Avec qui votre père couche-t-il cette nuit ? »

Octave remonta sa braguette et reprit docilement place sur le canapé. Le doigt était de nouveau sur la détente.

« Si vous me disiez ce que vous cherchez, jeune homme… ?

— Je venais rendre visite à mon père, ne sachant pas qu’il s’était absenté. Il n’y a là rien qui puisse vous faire penser que…

— Mais j’y pense, jeune homme Soriana ! J’y pense…

— Je ne m’appelle pas Soriana ! Je porte le nom de ma mère. C’est une décision de justice…

— Je vous ai déjà dit que je n’ai pas le temps d’écouter vos confessions. Le temps presse ! Je suis sur le point de mourir.

— Mais votre émission à la télé !

— Vous en êtes le premier invité ! »

Octave se leva de nouveau, cette fois sans vérifier la position du doigt et de l’arme. Il tourna la tête de tous les côtés, à la recherche d’une caméra.

« Je ne vous permets pas… cria-t-il. Qui vous a autorisé à utiliser mon image ?

— Je crois que votre père se fiche pas mal de votre image. Vous lui ressemblez tellement ! Mettons qu’il vous a mis en situation…

— Comment eût-il pu savoir que j’avais l’intention de pénétrer chez lui ce soir ?

— Je ne sais pas.

— Pouvait-il même savoir ce que je suis venu chercher ?

— Vous allez nous le dire…

— Et cette arme… Que comptez-vous en faire ?

— Je n’en joue pas, jeune monsieur. J’en ferai ce qu’on me dira d’en faire.

— Veuillez mettre fin immédiatement à cette comédie ! »

Octave se figea, urinant cette fois sans mesure malgré le récent vidage de sa vessie. Un coup de feu arracha un morceau de plafond qui s’éparpilla sur le canapé.

« Je ne plaisante pas, dit Tristan Azack. Qu’êtes-vous venu chercher ici ?

— Que mon père me pose lui-même la question !

— Mais vous m’avez dit qu’il est sorti et qu’il ne rentrera pas pour cause de coucherie…

— C’est vous qui l’avez dit ! »

Octave se rassit. Il pleura longuement dans ses mains, hoquetant comme un enfant. Mais tout ceci n’était pas un cauchemar. Le sommeil l’eût plutôt paralysé. Il n’avait pas la force de résister à la tentation réveillée par le médium télévisuel interprété par Tristan Azack, soi-disant factotum de la librairie Jean Vermort, épouse de l’oncle Stanislas. Il ne regardait jamais ces séries télévisées à cause de leur complexité relative aux personnages et à leur relation, alors que la narration lui apparaissait toujours empreinte de naïveté et d’insuffisance. Le point commun, c’était la qualité de l’interprétation. Et Tristan Azack connaissait son métier d’acteur sans doute mieux que celui de livreur à vélo.

« Me proposez-vous de jouer moi aussi un rôle… ? demanda-t-il timidement.

— Je ne vous demande pas autre chose que de me dire ce que vous êtes venu chercher ici ?

— Est-il possible que vous ayez mangé Mathis ?

— Si vous en voulez un morceau, c’est dans la cuisine que ça se passe. »

Les vêtements de Tristan Azack ne portaient pas une seule trace de sang. Par contre, ses lèvres étaient colorées. Les interstices de ses dents étaient noirs. Ce pouvait être du sang.

« Entrez dans le film, Octave ! susurra-t-il.

— Je n’ai rien demandé.

— Mais vous êtes venu chercher.

— Vous êtes fou !

— Allez vous en convaincre dans la cuisine. »

Octave alluma le plafonnier de la cuisine. Le tas de viande sanglante qui bouillonnait sur la table n’avait pas forme humaine. Ce pouvait être n’importe quel morceau acheté à un boucher. La télévision n’avait jamais tué personne. Et la comédie reposait sur l’accessoire et le décor, et non pas sur la réalité. Pourtant, ce bouillonnement de sang ne s’expliquait pas. Il s’approcha et vit, au milieu d’un amalgame d’organes et de chair, un visage sanglant dont la bouche respirait péniblement, cherchant l’air dans les bulles et les gouttes de sang qui sautillaient autour d’elle comme des insectes excités. Il recula vivement.

« Vous êtes convaincu maintenant ? » demandait la voix rocailleuse de Tristan Azack.

Octave ne connaissait pas son frère Mathis de six ou sept ans moins âgé que lui. Et le visage qu’il avait observé, bien que d’apparence enfantine, ne lui rappelait rien qui appartînt aux Soriana. Il luttait maintenant contre le vertige, s’appuyant contre un vieux buffet qui branlait derrière lui. Tristan Azack l’avait rejoint. Il plongea sa tête dans le corps vivant qui émit un faible gémissement entre deux aspirations angoissées. Il se redressa après une bonne minute qu’Octave ne trouva pas le courage de mettre à profit pour l’assommer. Il mâchait encore quand il se campa devant Octave, révolver au poing.

« À vous de voir si la réalité s’est emparée des apparences, dit-il. Ça ne me concerne pas. Je suis ici pour savoir ce que vous cherchez dans l’intimité de votre père. Je peux même vous aider à trouver, si vous n’avez aucune idée de ce qu’il cache…

— Vous m’avez drogué ! La télévision m’a drogué. Mais je connais mes droits. Je n’ai rien signé. Et puis je suis mineur !

— Votre mère a signé pour vous. Tenez… c’est même contresigné par la juge Erica Maniasse.

— C’est un faux ! Je connais ma mère…

— Vous ne connaissez personne. Vous êtes seul. Et je vous accompagne. »

Cette fois, Octave perdit connaissance. Il s’écroula lourdement, sa tête heurtant le rebord du buffet. Tristan Azack ne fit aucun geste pour tenter d’amortir cette chute dangereuse. Il se contenta de tâter le pouls du jeune homme, puis il se remit à table pour aspirer les boyaux du tas de viande qui cessa aussitôt de bouillonner. Il parut déçu par ce soudain silence, comme s’il ne l’avait pas attendu. Il continua néanmoins de fouiller à pleines mains, éclaboussant jusqu’au visage endormi d’Octave dont la respiration se ralentissait. Cette fois, Tristan Azack était couvert de sang et de débris. Il retourna dans le living et s’assit devant l’écran. Octave, qui hésitait à ouvrir les yeux, non pas à cause de la douleur qui cognait dans sa tête, mais tout simplement parce qu’il était en train de mourir de peur, entendit la conversation suivante :

Voix de Tristan Azack — C’est compliqué ces machines ! On vous explique et vous ne comprenez rien. Et voilà que ça s’est éteint. Sans explication. À croire qu’on est censé savoir ce qui se passe. Et maintenant c’est noir. Et une petite lumière clignote à l’intérieur de cette carcasse. C’est chaud ! Je ne saurai jamais m’y prendre. J’ai passé l’âge. Et quand je l’avais, je pensais à autre chose. Voilà comment s’en va la jeunesse ! Et maintenant il faut s’y mettre pour arrondir les fins de mois. On vous fait des promesses. On vous donne des garanties. On vous avantage. On vous privilégie. Et au bout du compte, ça s’éteint quand même. (sursautant) Tiens ! Voilà que ça se rallume. Allô ! Allô ! Est-ce que quelqu’un m’entend ?

— Utilisez le clavier.

— J’aurais préféré un bon crayon… Dites donc… le jeune Octave n’a rien dit. Est-ce que je peux rentrer chez moi ?

— Ramenez-le chez lui d’abord.

— Sur mon vélo ! Vous voulez rire !

— Il est en état de marcher.

— Ah ! le petit salaud ! Il comptait se payer la tête du vieux factotum en feignant une mort en marche. Il ne s’est donc pas brisé l’os du crâne ?

— Le traumatisme est bénin. Ramenez-le chez lui. Il ne faut pas que son père le trouve ici.

— Et où le trouverait-il donc si ce n’est pas ici en train de fouiner pour se renseigner sur son papa. N’ai-je pas cogné le mien pour qu’il me dise où était caché le magot ?

— Non. Vous êtes Tristan Azack et vous n’avez pas connu votre père.

— J’ai cogné ma mère alors ?

— Elle est morte en couche.

— Je fais finir par tout savoir…

— Le système vous ouvrira ses portes dès que le rideau sera tombé sur cette comédie.

— Encore des promesses ! »

Tristan Azack comprit que la transmission était complète quand le voyant se remit à clignoter. La machine avait chauffé au point de sentir le cramé. Il ne s’en inquiéta pas. Il retourna dans la cuisine. Octave était assis sur une chaise, le dos au cadavre sanglant qui s’était curieusement remis à bouillonner. À voir le sang sur les lèvres d’Octave, Tristan Azack comprit qu’il avait pratiqué le bouche-à-bouche dans l’espoir de sauver son frère.

« J’apprécie votre sens familial, jeune homme, mais je n’ai plus le temps de vous écouter. Il faut que je vous ramène chez vous…

— Je trouverai bien le chemin tout seul !

— Pas dans la nuit !

— Vous me tirerez une balle dans le dos au premier pont.

— La Geine n’amènerait pas votre cadavre jusqu’à l’océan.

— Alors ce sera à la prochaine écluse qu’on le retrouvera…

— La Geine n’est pas un canal…

— Je me souviens d’un canal… J’étais enfant… Papa…

— Pas question ! Vous vous confierez à votre oreille et pas plus tard que cette nuit même. Il n’est pas dit que je ne vous borderai pas !

— On vous a demandé de me ramener chez moi, pas de me chouchouter !

— Mais c’est qu’il écoute aux portes, ce mignon ! »

Tristan Azack referma la porte derrière eux. Il poussa Octave dans l’escalier de service.

« J’ai garé mon vélo dans la prochaine rue. Suivez-moi maintenant. Et pas de bêtises. J’ai des yeux dans le dos ! »

En effet, le vélo était enchaîné à la ferrure d’un volet. Tristan Azack se servit de la même clé pour ouvrir le cadenas. Octave se demanda si la clé qu’il possédait pouvait aussi servir à utiliser les autres accessoires du spectacle auquel il participait bien malgré lui, quoique cette opportunité commençât à flatter ses neurones. Il avait été drogué comme Tristan Azack. À quel moment et par quel moyen, il l’ignorait. Il décida d’obéir. Tristan Azack marchait devant, tenant une poignée de la bicyclette, sifflotant malgré les alarmes lumineuses.

« Vous me direz si me trompe, rit-il. Je serais étonné de ne pas retrouver mon chemin.

— C’est MON chemin !

— Qui vous dit que ce n’est pas le mien ?

— Je ne veux pas aller chez vous !

— Je voulais dire : Qui vous dit que ce n’est pas AUSSI le mien ?

— Je préfère cette formulation.

— Vous voilà rassuré. »

Le problème, maintenant qu’ils étaient arrivés, était de ne pas réveiller maman. Elle ne comprendrait pas.

« Elle comprendra très bien, fit Tristan Azack. Elle a signé.

— Je préfèrerais rester discret sur les évènements de cette soirée… Ne pas avoir à m’expliquer…

— Mais l’épisode est déjà en ligne ! Des millions de téléspectateurs ! Vous êtes une star maintenant. Avec votre joli petit bout de nez ! Houm ! J’en mangerais !

— Vous ne mangerez rien du tout après ce que vous avez avalé…

— Vous pensez toujours qu’il s’agissait d’un morceau de bœuf ou de cochon… Pourtant…

— La tête de mon pauvre père quand il tombera sur cette boucherie infâme !

— Je ne sais pas en effet quel personnage est chargé de faire le ménage… Pas moi en tout cas !

— Vous ne connaissez pas tous les personnages. Et pourtant, l’histoire est d’une simplicité biblique.

— Pourquoi biblique ? Qu’est-ce que Dieu a affaire là-dedans ? On ne m’a jamais parlé de Dieu ! Il faut s’en tenir au contrat.

— La société…

— Facteur S…

— …ferait bien de supprimer le terme « contrat » de son vocabulaire…

— …et de le remplacer par celui de « promesse »… je sais, je sais !

— Il ne me reste plus qu’à vous souhaiter une bonne nuit…

— Pour ce qu’il en reste… Montons.

— Je vous ai dit que non !

— Et moi je veux vous border !

— Qui le dit ?

— Moi ! »

Évidemment, Géraldine Conard attendait dans le salon, vêtue de sa seule chemise de nuit. Elle adorait affrioler son fils. Tristan Azack se mit à faire le lit sans attendre. Il n’avait pas le temps d’écouter les uns et les autres. Et il avait l’intention de dormir. Chez lui, avait-il précisé à Géraldine Conard qui se réjouissait déjà à l’idée d’assister à la sodomie de son fils par un personnage de comédie. Ce n’était pas tous les jours que ça arrivait, mais Octave subissait un entraînement quotidien. Le godemiché spécial éducation trônait d’ailleurs sur une étagère au-dessus du lit de l’adolescent. Tristan Azack le mit en marche sans intention de donner une leçon. Nu comme un enfant qui vient de naître, mais le pénis bien excité par la main experte de sa mère, Octave se tenait à l’entrée de la chambre, triste et résigné.

« Bon, fit Tristan Azack. Puisque le rideau est tombé sur ce premier acte ma foi pas piqué de vers…

— Ne vous attend-on pas chez vous ? demanda Géraldine.

— Oh, vous savez… chez moi… il y a mieux…

— Une petite leçon alors ? Octave ? Le cucul ! »

Nœud 9

Avant de passer à l’acte II, il ne serait pas mauvais de revenir à la réalité pour revoir les personnages côté comédien. Dans le cas de Tristan Azack, on parlait plutôt de médium, du moins si on écoutait les commentaires de Joan Strosse, lesquels passaient en boucle aux heures de grande écoute. Je ne sais pas si on peut appeler ce genre de nœud « entracte », mais il faut nécessairement qu’il se passe quelque chose entre les actes, sinon on ne comprend plus rien. C’est ainsi, les comédiens ont une vie privée. Jetons un œil indiscret sur celle que Tristan Azack continua de mener après la soirée passée avec le jeune Octave Conard, né Soriana.

Il était à peine six heures du matin. Jean Vermort s’était éveillé une heure plus tôt, mais il ne s’était pas levé. Tristan Azack, son factotum, avait fait un boucan de tous les diables avec son vélo qui était tombé plusieurs fois et avait heurté autant de fois les portes pour les ouvrir sans les refermer. La brise du matin se chargea de cette besogne, secouant les murs par procuration. Il semblait même que Tristan avait monté sa bicyclette à l’étage. Jean Vermort aurait juré l’avoir entendue dégringoler les escaliers, à moins que ce ne fût Tristan lui-même. Un homme qui ne se saoulait jamais. Jean Vermort en aurait volontiers témoigné. Qui mieux qu’un employeur connaît la nature exacte de ses employés ? Il n’en restait pas moins que la dégringolade avait remué toute la maison. Et Jean Vermort avait pensé à se lever pour aller voir et peut-être réprimander le chahuteur. Il n’en fit rien. Une minute plus tard, le silence avait retrouvé sa place. On n’en entendait même pas les ronflements d’ordinaire puissants du factotum qui trahissait ainsi un persistant état de veille.

À six heures un quart, Jean Vermort descendit à la librairie. Il était trop tôt pour ouvrir. Il n’avait pas achevé son bol de café ni entamé sa tartine de pain beurrée. Il tenait d’abord à entendre les explications de Tristan, car celui-ci était censé avoir passé la soirée dans les studios de la télévision, mais pas plus tard que minuit. Fallait-il penser qu’il s’était ensuite laissé entraîner par les autres comédiens dans une de ces virées qui ne pardonnent pas à l’amateur ? Le pauvre homme n’avait aucune expérience des artifices de la fiction et moins encore de ses incidences sur la vie réelle. C’était un niais né. On ne pouvait pas penser autre chose d’un homme qui n’avait jamais changé de métier, si on peut parler de métier à propos de ce qui n’en est pas un. Jean Vermort se reprocha de ne pas avoir averti le vieil homme des risques qu’il prenait à fréquenter des gens qu’il ne connaissait pas et dont il ignorait les véritables intentions. Ah ! on était loin du temps où on se prélassait à l’ombre d’un arbre pour se plonger dans la poésie d’un seul homme ! Aujourd’hui, pensa Jean Vermort, on marche sur un fil tendu entre rien et tout, ne sachant rien de ce qui peut arriver si on tombe ni sur quoi on tombe. Il se promit d’écrire un poème là-dessus.

À huit heures, Tristan n’était toujours pas descendu. On pouvait s’attendre à une grasse matinée, bien qu’il ne fût pas dans ses usages de perdre ainsi une heure de travail et de revenu, d’autant que la deuxième heure était entamée. Jean Vermort, intrigué plus qu’inquiet, monta et frappa sans mesure à la porte du factotum. Aucune réponse. Le silence. Pas un ronflement. La télé était éteinte ou le son en était coupé. Jean Vermort tourna la poignée. La porte s’entrouvrit à peine. Il faisait noir à l’intérieur. Il redouta soudain de se trouver face à face avec un de ces monstres nés de l’imagination d’un auteur populaire. Il appela. En vain. Et il referma la porte.

Deux heures plus tard, n’y tenant plus, il remonta et cette fois ouvrit la porte sans s’annoncer. Il eut l’impression que cette obscurité pourrait bien le plonger dans un monde inconnu. Il ne lisait pas les romans de ce genre, mais il les étudiait et en connaissait tous les effets sur l’esprit un moment distrait par l’inquiétude ou l’incompréhension. Il heurta ce qui pouvait être une table, posa les pieds sur un tapis et, se remémorant l’organisation de cette chambre où il ne mettait jamais les pieds, se rapprocha d’un mur qui le conduisit au pied du lit. Il toucha la laine épaisse de la couverture. Une main y reposait. Il la secoua.

Le coup de tête fut prodigieux. Il se sentit projeté en arrière. Enfin, après un vertige impossible à maîtriser, il chuta sur la mollesse du tapis. Le faisceau d’une lampe l’éclairait déjà. Un jeune homme en chemise se tenait debout au pied du lit. Jean Vermort pensa tout de suite que Tristan Azack avait une amante et qu’il s’était permis de l’introduire dans son lit et surtout dans la maison. Mais c’était là un bien joli comédien.

« Mais enfin, s’écria-t-il, voulez-vous bien me dire ce que vous faites là ? »

Le jeune homme alluma le plafonnier, preuve qu’il connaissait la maison, car les interrupteurs ne se trouvaient pas aussi facilement.

« Tristan ! » appela Jean Vermort d’une voix ferme.

Il tentait vainement de se relever. Le jeune homme s’approcha. Il était vraiment très beau.

« Monsieur Azack vous fait dire qu’il sera absent ce matin et même peut-être toute la journée… murmura le jeune homme qui ajouta : Je suis Octave Conard…

— Conard ? Non mais dites donc ! »

L’insulte avait redonné de la vigueur au libraire, à moins que ce ne fût quelque chose de plus profond. Il se redressa d’un coup, mais son attitude n’avait rien de menaçant. Il minaudait déjà.

« Je pensais être chez mon oncle… poursuivit Octave.

— Vous l’avez raté d’une porte ! Mais il a découché lui aussi.

— Je regrette… Je ne savais pas…

— Je suis ravi de connaître le charmant neveu de mon mari. Oublions ce coquin de Tristan et passons dans mes appartements. Nous y serons à l’aise pour… »

Jean Vermort n’acheva pas sa phrase. Il poussa Octave comme s’il se fût agi d’un meuble qu’il déplaçait pour rechercher un meilleur emplacement. Il semblait en effet indécis quant à cette nouvelle commodité. Octave, manipulé par d’ardentes mains qui couraient sur lui comme deux petits animaux irrésolus, remarqua le bol de café et la tartine qui y trempait. Puis il se trouva assis sur un canapé contre la cuisse chaude de son oncle… par alliance.

« Ne me dites pas que vous avez participé à l’émission… fit celui-ci.

— Bien malgré moi !

— Et comment cela s’est-il terminé ? Je ne regarde pas la télé, mais j’aime bien connaître la conclusion de toutes ces complications inutiles. Ne croyez-vous pas qu’un seul personnage suffit assez à l’expression de toute fiction ? Êtes-vous poète ?

— Je ne suis rien, monsieur, qu’un infortuné adolescent qui essaie de comprendre.

— Et qu’est-ce qui échappe à votre intelligence, si je ne suis pas indiscret ?

— Oh ! Ce n’est pas une question d’intelligence.

— De sentiment alors ? Il faudrait savoir.

— Je ne sais pas si je peux me confier…

— …à un inconnu, n’est-ce pas ? Stanislas fera les présentations plus tard. Avez-vous déjeuné ?

— Je ne sais pas si je peux oser…

— Osez donc, petit homme ! Et donnez-moi des nouvelles de Géraldine, que je ne connais que de nom.

— Justement, monsieur Azack…

— Encore lui ! Prenez ma tartine. Le café est encore chaud, preuve que tout ceci n’a pas duré plus de trois minutes. »

Voilà comment Octave fit la connaissance de Jean.

Nœud 10

Oui… Revenons à Tristan Azack. Il n’était donc pas rentré chez lui. Ou chez Jean Vermort si on aime mieux ça. Et ce n’était pas son vélo qu’Octave avait monté. Le vélo lui servit, en pleine nuit, à quitter la ville. Ce qu’il venait de vivre, à travers une fiction sans doute, mais suffisamment réelle pour lui inspirer une réflexion critique, était si épouvantable qu’il préférait retourner à la campagne de son enfance, quitte à renouer avec les vieilles disputes familiales. Ce n’était pas si loin que ça. Mais depuis de longues années, il n’avait pas remis les pieds sur cette route. Elle avait évidemment changé. Notamment, elle était beaucoup plus large. Et la banlieue s’était agrandie. Sa famille avait-elle été absorbée par la gourmandise citadine de Parigi ? Comme il était nuit, mais qu’on était tout proche de l’aube, la circulation commençait à s’épaissir. Au bout d’une demi-heure de pédalage obstiné, un policier à moto l’arrêta et, sans se présenter, lui demanda une pièce d’identité.

« Si c’est mon nom que vous voulez savoir, dit gentiment Tristan, monsieur Jean vous renseignera mieux que moi. Voilà quarante ans que je travaille chez lui.

— Monsieur Jean comment ?

— Jean Vermort, le libraire !

— Connais pas. Lis pas non plus. Montrez-moi ces papiers !

— C’est que… je n’en ai pas. Ils me les ont pris à la télé. Mais si vous consultez monsieur Soriana…

— Le docteur Soriana ? »

Ce flic ignorant savait au moins une chose. Sa longue existence de délateur patenté lui avait appris qui était le docteur Zacharias Soriana.

« En voilà une bonne chose ! s’écria Tristan en se frottant les mains. Maintenant, laissez-moi partir. J’ai du chemin à faire avant d’arriver chez moi.

— Vous allez où comme ça ?

— Chez moi.

— Je comprends bien, mais où ?

— Je ne me souviens plus du nom… C’est que je travaille depuis quarante ans. Ma mémoire a déjà eu du mal à graver tous les détails de ma vie de factotum…

— J’appelle la brigade. »

Le mieux était d’attendre, pensa Tristan. La brigade était sans doute mieux informée que ce policier réduit à l’état d’individu en pleine crise sociétale. Il téléphona longuement, car il n’arrivait pas à s’expliquer et répétait ce que la brigade n’avait pas compris. Il s’énervait et c’était Tristan qui faisait les frais de l’opération. Puis il plia son téléphone.

« Vous pouvez partir, grogna-t-il. Et ne recommencez pas ! »

Un tour de pédale et le moteur de sa moto l’emporta dans l’autre sens. Tristan remonta sur son vélo. Le policier ne devait pas regarder l’émission facteur N, sinon il l’aurait reconnu. Mais il connaissait le docteur Soriana. « Quand je pense que j’ai mangé son fils ! Et que j’ai enculé son autre fils ! Je suis vraiment un beau salaud ! »

Nœud 11

« Il ne sera pas difficile de savoir si c’est votre fils ou si nous avons affaire à un canular, dit le médecin légiste dont le nom n’a pas d’importance car il n’était pas au générique.

— Je compte sur vous, » répondit le docteur Zacharias Soriana.

Il avait à peine jeté un œil sur la viande. Tristan Azack, interrogé en plein milieu de l’émission, avait affirmé avoir mangé les boyaux de Mathis. La production avait immédiatement douté d’avoir fait le bon choix en invitant ce simple et obscur factotum à s’exprimer comme médium. Le docteur avait fait venir les pompiers et leur capitaine avait cru voir quelque chose bouger dans la viande. Il n’en avait pas fallu plus pour que les spectateurs se joignissent aux divagations du médium. Le standard téléphonique avait sauté et les réseaux ne parlaient plus que du caractère abominablement cannibale de la nouvelle émission. « Si c’est ça le facteur N, avait déclaré un critique fort en vue, alors on n’en veut pas ! » Mais la grande majorité des abonnés était de l’avis contraire et, par une précognition étonnante, la plupart d’entre eux demandaient ouvertement si le cannibalisme n’était pas au cœur de ce facteur N inventé par un scientifique inconnu et plutôt planqué dans l’administration de la chose publique. Le docteur Soriana avait été loin de se douter que les faits, fictifs ou non, allaient le trahir avant même qu’il pût profiter de la diversion visant à lui révéler les points morts du système. Sorti de chez lui, où une équipe de spécialistes de la police mettait tout en œuvre pour connaître la raison de l’apparente vie de la viande, il prit le métro pour rendre visite à Clarisse de la Florette, la mère de Mathis qui avait le matin même procédé à la déclaration de disparition de leur fils.

Elle refusa de lui ouvrir la porte, hurlant qu’il avait monté toute cette comédie pour kidnapper Mathis. Les voisins de palier s’étaient rassemblés avec les voisins de l’étage du dessus et peut-être même de tous les étages. Le concierge, visiblement désemparé, leur expliquait qu’un immeuble « c’est comme un bateau, on risque de chavirer si on ne répartit pas la cargaison ». Une rumeur sourde descendait sur les épaules déjà avachies du docteur. Il insista et Clarisse de la Florette monta le son :

« Tu finiras en prison ! criait-elle. Jamais je ne me serais imaginé ça de toi !

— Crois-tu que j’aurais tué Mathis si j’avais décidé de te l’enlever ?

— Personne ne saura jamais ce que tu as dans la tête !

— Et cette viande dans ma cuisine ?

— C’est de la fiction. Tu as des complices !

— Nous ne savons pas encore si c’est Mathis ni s’il est en vie !

— Ce n’est pas Mathis et il est en vie quelque part dans cette grande ville. Ils t’auront, Zach ! Ils finiront par t’avoir. Tu n’as jamais été assez malin pour tromper le monde. Et j’ai assez eu à me plaindre de ton hypocrisie.

— Je retourne au labo ! Tu ne comprendras jamais rien ! »

Le docteur redescendit, suivi par la population de l’immeuble qui réclamait des autographes. Il fallut l’intervention de la police pour lui permettre de se remettre au volant. Un policier hilare réussit à passer la tête dans la vitre à moitié baissée :

« Vous êtes célèbre, docteur !

— Il n’est pas trop tôt ! » répartit joyeusement Zacharias Soriana.

Et il embraya. Cette première émission était un franc succès. Il fallait s’attendre à une ruée de la publicité dans les arcanes de la production. Toute la KOK était en liesse.

« Tu as réussi ton coup, grogna Stanislas Conard. Mais ce n’est qu’un coup. Il y a loin entre le chef-d’œuvre et le phénomène.

— Je suis comme vous, mon cher ex-beauf, rit le docteur. J’ai renoncé au chef-d’œuvre, mais contrairement à vous, je ne me contente pas d’en pleurer.

— Vous avez choisi la douleur. Elle n’inspirera la pitié de personne, le moment venu.

— Je crois que je vais avoir de l’avancement. Préparez-vous à exécuter mes ordres.

— Comptez là-dessus ! »

Bref échange qui ne troubla pas le docteur, au contraire. Il entra seul dans son laboratoire et se remit tout de suite au travail. Les trois écrans se rejoignaient déjà. Le programme fonctionnait à merveille. Le nœud évoluait vers un dénouement. Le spectateur ne demandait rien d’autre. Et le système, grisé par un succès auquel il était préparé, allait réduire sa vigilance. Ainsi, d’autres points morts apparaîtraient, où il serait facile de commettre tous les crimes à condition d’y attirer les victimes potentielles. Tant pis pour Mathis qui servait à détourner l’attention. Sur un cinquième écran, l’électroencéphalogramme de Tristan Azack montrait des signes encourageants de fatigue intellectuelle. C’était ce genre de crétin qui ne peut pas pédaler et réfléchir en même temps.

 

Nœud 12

Le capitaine Oscar de la Châtaig (il semblait en effet que la longue lignée des Châtaigneret eût égaré une partie de son nom dans les méandres de l’histoire) rentra chez lui avec une érection qu’il soulagea dans le conduit de sa liaison pneumatique avec la Centrale de commandement et de soutien. Ensuite il avala un verre de bourbon d’Espagne, pas plus mauvais qu’un autre, et continua de se caresser dans son sofa, cette fois uniquement pour le plaisir. Il avait rarement vécu une pareille journée. Au bout de trois heures de patientes manipulations, les légistes de la police avaient réussi à détecter des signes de vie à l’intérieur de la viande. Du coup, personne n’osa utiliser un bistouri pour éclaircir un mystère qui demeurait, au-delà de toute spéculation, une limite à ne pas franchir sous peine de provoquer des forces occultes d’une puissance peut-être machiavélique, sinon diabolique. On en était là quand le capitaine, harassé par son érection, confia le commandement à son second sous prétexte d’une mission encore plus inconcevable.

En vérité, il avait raté le premier épisode du facteur N à cause d’une envie d’enculer deux fois sa bonne femme, ce qui lui prit deux heures, exactement la durée de l’émission. Il avait eu le temps de voir la fin du générique. Et au matin, la brigade de surveillance des effets collatéraux signalait la présence d’un type à vélo sur l’autoroute. Le flic avait cru reconnaître Tristan Azack, la vedette du facteur N. Il s’agissait sans doute d’un moyen de diversion organisé par la production qui rêvait d’installer ses panneaux publicitaires dans le ciel des voies rapides. Vous connaissez la suite.

Oscar de la Châtaig patienta toute la durée du journal télévisé qui se termina sur l’annonce du premier épisode du facteur N. La lettre napoléonienne, cerclée de lauriers d’or et d’une couronne impériale, occupa l’écran pendant cinq bonnes minutes. Bobonne en profita pour ramener sa fraise :

« Mais tu l’as déjà vue ! s’écria-t-elle en secouant ses miches avant de les poser sur les genoux du capitaine. Ah ! mais alors, mon salaud ! Tu bandes bien !

— C’est hier que je bandais et je t’ai enculée trois fois.

— C’est une fois de trop ! Et ça, c’est quoi ? Un bulletin de vote ?

— Écoute, mimine, il faut que je voie cette sacrée émission. Ah ! si tu savais !

— Ben non je sais pas ! Mais si tu veux me faire savoir, je suis au lit ! Branle-toi bien, mon cochon ! »

Le N impérial fondit enfin au noir. La musique commença à envahir l’esprit tourneboulé du capitaine. S’il n’avait pas enculé sa femme hier au soir, il n’aurait pas ressenti cette musique comme il la traversait maintenant. Enfin, Joan Strosse apparut, seul au milieu d’un tas de plantes vertes. Il commença par féliciter le docteur Zacharias Soriana d’avoir conçu, sur le plan scientifique, le désormais fameux facteur N. Quant à lui, Joan Strosse, sur un plan plus modestement audiovisuel, il était heureux d’avoir été choisi par le système pour transposer dans le domaine du spectacle une aussi importante découverte scientifique. Ça valait bien deux prix Nobel, plaisanta-t-il.

Et puis, l’horreur… Un enfant jouait, tout nu sur le tapis du salon. Une feuille de vigne cachait ses parties. Derrière lui, assis dans le sofa de velours jaune (vous allez comprendre pourquoi la production avait insisté pour que ce velours fût de couleur jaune et non pas verte comme l’avait prévu Joan Strosse), Tristan Azack croquait en souriant les raisins de la feuille. Le plan dura assez longtemps pour que tout le monde fût écœuré jusqu’à vomir. S’il s’agissait d’inspirer la haine du nouveau médium, c’était gagné. Les captures d’écran envahirent les réseaux, où Tristan Azack apparaissait avec une croix gammée sur le front. Le capitaine préféra envoyer un selfie avec une feuille de vigne pour ne pas choquer le public familial abonné à cette chaîne. Il ne reçut aucun commentaire. Tous ceux qui cherchèrent à profiter de ce fil en furent pour leur frais. Le médium du facteur N était la seule vedette de la soirée. Il était inutile de chercher à tromper le système sur un terrain qui était le sien par définition.

Le massacre fut épouvantable. Il y avait tellement de sang que l’écran se couvrit d’une espèce de mélasse noire et rouge. Il y eut même des spectateurs qui chiffonnèrent leur écran, pas intimidés du tout par la poussière qui s’y collait. Le capitaine fut tenté lui aussi, mais il se ravisa à temps. Il n’entendait même plus les gémissements de Bobonne.

Mais s’il les avait entendus, il n’aurait certainement pas imaginé ce que Bobonne faisait, l’œil dans le trou de la serrure et ses deux trous jubilatoires travaillés par le docteur Zacharias Soriana lui-même. Et s’il avait ouvert la porte pour vérifier son hypothèse, il n’aurait vu qu’un gros tas de graisse se trémoussant sur le tapis de la chambre avec rien dans le cul ni dans le con. Il aurait seulement admis, sans résistance aucune à l’aspect médiatique de ce qui se passait chez lui, que le docteur avait atteint le point de non-retour à partir duquel l’heureux bénéficiaire ne pouvait plus espérer retourner à l’anonymat.

Il ignorait que Zacharias Soriana reconnaissait que ce prétendu privilège acquis à la force du facteur N revu et corrigé par les moyens de la télévision était pour lui un handicap qui finirait par le rendre fou de jalousie.

En effet, le docteur ne visait que l’anonymat assuré par les points morts du système. Il y commettrait tous les crimes qu’il lui était possible d’imaginer. Et le système n’y verrait que du feu. Mais personne ne saurait jamais rien à la condition de s’en tenir à ces points morts. Or, il est de notoriété publique que la célébrité inspire aussi à ses bénéficiaires le besoin de se mettre à l’abri de ses effets indésirables. Et où se cache la star, sinon dans les points morts du système ? Il n’y a pas d’autres moyens. Et le système le sait.

D’où la jalousie du privilégié. Capito ?

Nœud 13

Il était presque midi quand Tristan Azack entra dans sa ville natale, Nanttutu. Les rues étaient pavoisées. L’ambiance était à la fête. Il ne se souvenait pas qu’il y eût une fête à cette date. Les temps changent. Les traditions se perdent. Il faut s’adapter. Pédalant mollement à cause de la fatigue, et aussi d’une certaine lassitude car il avait beaucoup pensé en chemin, il ne vit pas la banderole où était écrit en lettres d’or :

Bienvenue à notre fils Tristan

Il vit que des gens s’agitaient à son passage. Il cria avec eux :

Tristan ! Tristan !

Mais les Tristan ne courent-ils pas les rues encore de nos jours ? Il n’y a que les Isolde qui manquent. Tristan pouvait retourner d’où il venait s’il comptait trouver ici chaussure à son pied. Il y pensait tout en pédalant. Et la selle l’excitait. Il serait bien embêté s’il lui fallait descendre du vélo maintenant. Il n’avait pas mis de slip ce matin. Et pour bander, il bandait ! Il mit cela aussi sur le compte de la fatigue. L’essentiel était de retrouver la maison familiale. Une barricade joyeuse l’en empêcha.

Soudain, la voix de Frank Luxor résonna puissamment dans les haut-parleurs. Tristan avait mis un pied-à-terre et déjà des âmes sensibles riaient de sa posture. On le montrait du doigt.

« Et alors, dit Frank Luxor dans le micro. On ne reconnaît pas les siens ? »

Perché sur la barricade, les pieds dans les fleurs de papier et la tête au ras des lampions, le célèbre producteur de la télévision, chef de production du facteur N, s’adressait clairement à Tristan Azack.

« Mais descends donc de ta bicyclette, pays ! Et rejoins-nous pour goûter au bon vin de Nanttutu. Le vin de ton enfance ! Te souviens-tu de ce bonheur ? »

En fait, Tristan n’avait pas connu le bonheur à Nanttutu. Il en avait même fui les constantes infortunes. Et à un âge où en principe les citoyens n’ont pas acquis le droit de vote. Ces pensées tournoyantes gonflaient son pénis déjà énorme à l’arrivée. Il n’osait toujours pas descendre du vélo, un pied-à-terre et l’autre sur la pédale. Son pénis se préparait à pénétrer le premier trou venu. La tâche de lubrifiant s’épancha. Quelqu’un plaisanta :

« Il ne peut pas cacher son bonheur ! »

Tristan aurait bien voulu le cacher au contraire. Et voilà que deux jeunes hommes empoignent sa bicyclette. L’un tire sur le guidon, l’autre sur le porte-bagage. Tristan pivote sur le pied qui est à terre et de l’autre côté, la pédale tourne à l’envers, le contraignant à lever la jambe. Son érection devient un spectacle.

Là-haut, sur la barricade festive, Frank Luxor est en train de présenter l’émission désormais célèbre et célébrée. Il montre Tristan avec sa main ouverte, comme on désigne le gagnant. Tristan regarde les gens et leur dit qu’il n’y avait rien à gagner à devenir médium le temps d’une série. Il ne désirait donc rien d’autre. En plus, il avait faim et soif. Et si ça ne dérangeait personne, continua-t-il, il préférerait se mettre à table dans sa maison.

« La maison natale de Tristan Azack ! » cria Frank Luxor en la montrant cette fois du doigt. Ceux qui savaient expliquaient aux plus jeunes et aux étrangers, car il y en avait, c’était inévitable à cette époque de désarroi démographique.

En même temps, un feu d’artifice jaillit du toit de la maison. La bicyclette avait disparu. Tristan marchait la queue entre les jambes malgré l’abondance de trottoirs. Quelqu’un l’attendait sur le perron. Il cligna des yeux pour mieux voir, mais il ne reconnaissait pas ce parent peut-être pas si lointain que ça. Ils se frottèrent le nez en silence.

« Tu en as de la chance ! dit le parent avec une larme à l’œil et du feu sur les joues. Moi, qui suis poète, personne ne me dit jamais rien. Ni si je suis bon, ni si je suis mauvais. Mais bien sûr, on ne peut pas comparer la poésie au facteur N. Ce n’est pas ce que je voulais dire. Tu m’as compris. Entre. »

Ils entrèrent. La fenêtre était grande ouverte pour permettre au nanttutuais de ne rien perdre du spectacle qui se continuait donc par cette espèce d’entracte. Il contenait sans doute beaucoup de choses à dire et à cacher, mais c’était l’émotion qui était mise en avant par le script de Joan Strosse. Tristan n’avait pas beaucoup de mal à retenir ses larmes, car il ignorait tout de ce parent, et même si c’était un parent ou une fiction utile à l’ensemble des actes de ce grand spectacle N.

« Je vois que tu ne me reconnais pas, dit le parent inconnu.

— Et je m’étonne que tu me reconnaisses…

— Les ans en sont la cause…

— Tu me parais bien jeune pour parler du temps passé, dit Tristan un peu sévèrement. Tu ferais mieux de t’adonner au futur. Ne recommence pas ce que j’ai commencé il y a plus de quarante ans.

— Je croyais que l’unique fiction, c’était le présent.

— Comme tu dis, c’était.

— Quoiqu’il en fût, je te souhaite de retrouver le bonheur dans ta bonne ville.

— Je me demande si je ne vais pas retourner à Parigi… »

Cette dernière déclaration de Tristan souleva une rumeur menaçante. Le parent inconnu avait renversé le verre destiné à son lointain cousin. Lointain par le temps, car ni l’un ni l’autre ne savait de combien ils étaient éloignés. Et de combien de quoi.

« Maintenant que j’ai dit une bêtise, dit Tristan pour tenter de la réparer, je vais me taper la cloche. J’espère que c’est gratuit. »

Dans le fond, à hauteur de la cuisine, Frank Luxor faisait des signes, secouant son micro. Une scripte dessinait des lettres sur une grande ardoise blanche. Tristan grimaça pour exprimer ses regrets de ne pas comprendre ce qu’on attendait de lui maintenant.

« Si j’avais su que je ne m’échappais pas, souffla-t-il dans l’oreille de son parent, je ne me serais pas échappé.

— Ce qui est écrit est écrit, répliqua le cousin. On est payé pour ça.

— Je couche là ce soir ?

— Et tous les soirs que tu voudras, zozo !

— C’est dommage… parce qu’à Parigi, j’ai découvert que j’aimais enculer les jeunes garçons.

— Et je suis comment, moi, eh pignouf ! »

Frank Luxor éclata de rire. C’était bon signe. On apporta de quoi manger. De la charcuterie du pays et des pâtisseries anciennes qu’on n’avait plus l’occasion de goûter. Tristan éjacula dans son assiette, aussitôt excusé, et même applaudi, par la majorité silencieuse qui faisait le pied de grue en marge du rassemblement. La nuit tombait. Comme le temps avait passé !

Le lit qu’on lui proposait avait appartenu à son enfance, mais ce n’était pas le sien, car à l’époque, il couchait par terre. Une rage sourde et tremblante montait en lui. Il s’empourpra. On crut qu’il avait deviné. C’était les mêmes draps. Son père avait éjaculé dedans des milliers de fois, mais il n’avait pas connu ce bonheur. Au mur, les portraits photographiques des anciens formaient une espèce de chemin de croix, mais sans croix. Avec un petit jésus au bout, pas en sucre, mais tout comme. On pouvait même le sucer sans craindre de le réduire à néant. En plus, le cousin coucherait dans le même lit. On verrait bien ce qui se passerait, répétait Frank Luxor.

La maison se gondola un peu sous l’effet des réseaux qui y pénétraient, ce qui n’empêcha pas Tristan de dormir. Le cousin se tint tranquille. Au matin, il n’était plus dans le lit. La fenêtre était ouverte et le peuple semblait gémir sur la place. Tristan ne mit pas longtemps à comprendre qu’il priait. Une vierge trempait ses pieds dans la fontaine publique, mais c’était peut-être une pute. On voit de ces choses à la télé ! songea Tristan en se mettant à la fenêtre non pas pour être vu, car quoiqu’il fît il était toujours regardé, mais pour respirer le bon air du matin avec son soleil dedans et toutes ces choses qui rendent un homme heureux de n’être pas une femme.

Le cousin était parmi eux. Il était vêtu en dimanche maintenant. « On dit comme ça au pays. On ne dit pas endimanché, parce que ça sonne manchot. On n’y peut rien. On est comme ça. Surtout quand on revient et qu’on a tout oublié. Sauf le malheur. Le plancher dur et poussiéreux qui change les rêves en cauchemar. La solitude sous les arbres. L’envie de foutre le camp. C’est pour ça que je suis revenu. Pour refoutre le camp ! »

Nœud 14

Frank Luxor était furieux. Il envoya même Joan Strosse se faire voir ailleurs. L’heure était aux rendez-vous et la négociation grevait le budget. À ce rythme-là, il ne fallait pas plus de deux semaines pour ruiner l’émission censée être la plus rentable du siècle1. Et Frank Luxor rendait son bilan avec des larmes de sang. Le docteur Zacharias Soriana, informé directement par la KOK, appela pour demander des explications. Sa voix chevrotait comme celle d’un vieillard.

« Je ne peux rien révéler pour l’instant, dit-il. Ce serait foutre en l’air le meilleur des scénarios jamais écrits pour la télévision.

— Tout de même !... Cette viande…

— Mais qui demande à savoir avant la fin ? Le public ou votre maudit système ?

— Hep ! Pas de malédiction sur les réseaux… Je n’accuse personne. Cette viande a impressionné le public qui en consomme 18% de plus depuis la diffusion. Mais le rapport du capitaine Oscar de la Châtaig laisse entendre qu’on a peut-être affaire à un véritable crime de sang.

— N’est-ce pas ce que nous souhaitons vous et moi ?

— Je vais demander à Strosse de modifier le script…

— Pas question ! »

Le docteur avait raccroché. Aussitôt, la sonnerie retentit. Frank Luxor laissa sonner un bon moment avant de décrocher. C’était le capitaine Oscar de la Châtaig. Le système l’avait connecté aux bureaux de la télévision. Et il n’avait pas apprécié ce qu’on avait dit de lui.

« Il me semble que le docteur n’a pas cité votre nom… gloussa Frank Luxor qui commençait à voir rouge.

— Qu’est-ce que vous attendez de moi ? »

La question à dollars. Frank Luxor tenta de visualiser le budget. En vain. Il activa son écran. Le capitaine Oscar de la Châtaig poussa un petit cri de satisfaction. Heureusement, les balances étaient chiffrées. Frank envoya une donnée. Le résultat d’exploitation apparut aussitôt en rouge. Le capitaine Oscar de la Châtaig réagit, se doutant qu’il venait de demander l’impossible :

« Je suis autorisé à réclamer ma part, dit-il en toussant.

— Sinon vous ne la réclameriez pas sur le réseau…

— Je connais un facteur Z…

— Un facteur Z ? Je croyais que les facteurs se limitaient à P&S. Vous vous foutez de ma gueule.

— C’est le code pour un pastisson… On se retrouve devant chez vous. Il faut fêter ça !

— Mais fêter quoi, enfin ! »

Nouvelle déconnexion. Cette fois, le système réinitialisa le protocole. On se doutait de quelque chose en haut lieu. Mais Frank n’avait rien à se reprocher, sinon de ne pas mieux remplir les caisses de l’État. Il sortit.

Belle journée pluvieuse de printemps, avec une éclaircie qu’il mit à profit pour fumer une cigarette à l’air libre. Là-haut, au soixante-deuxième étage, son cendrier se peuplait de mégots écrasés par des secrétaires surbookées. À Toloose, les services météorologiques prévoyaient un été agréable après un épisode caniculaire. C’était bon de savoir où on allait. Un coup de klaxon l’avertit que le capitaine Oscar de la Châtaig n’était pas loin. Il aperçut alors la décapotable. Le moteur ronflait en prévision d’une promenade à la campagne. C’était encore le lieu le plus sûr pour parler argent.

« Vous trouverez bien quelqu’un d’assez plouc pour ne pas le payer, dit le capitaine au volant.

— Vous devriez penser à autre chose tant qu’on n’est pas arrivé…

— Où va-t-on ? Vous connaissez un facteur Z ?

— Je n’ai pas accès au cœur du système. Je me limite à produire des divertissements rentables. Il m’arrive même d’en produire de coûteux si la politique s’en mêle. Et je ne bois pas d’alcool.

— Il va pourtant falloir qu’on en parle… Sinon la viande est cuite ! »

Oscar de la Châtaig était un aristocrate hérité de l’Ancien régime républicanisé dans l’Empire colonial. Le genre d’individu qui connaît du monde et qui peut vous faire boire la tasse quand ça lui chante. Il avait peut-être même le pouvoir de vous noyer. Il y a tellement de poissons dans la Geine que vous y passiez inaperçu. On ne s’inquiétait pas non plus de votre succession. Frank pensa qu’il n’avait jamais vécu une pareille situation. Le capitaine le menaçait de mort. Et au lieu dudit facteur Z, il arrêta la voiture sous les arbres d’une aire de repos. Il coupa le moteur, prit le temps de rallumer son cigare, répandant son odeur d’excrément, puis sa bague heurta le volant comme au théâtre les trois coups. Tu parles d’un rituel !

« Nous sommes ici dans un point mort, roucoula-t-il. Vous en connaîtrez au moins un avant de mourir…

— Mais je ne veux pas mourir… Et je ne peux pas vous payer non plus. Ça vous arrive souvent de profiter de la situation pour faire chanter les honnêtes gens ?

— Vous n’êtes pas si honnête…

— Mais les gens le sont ! Une ponction dans le budget privera quelqu’un du droit d’honorer ses échéances. Je ne peux rien faire avant la fin de l’émission…

— Vous savez maintenant quelque chose que les ploucs ignorent ou sont censés ignorer : un point mort. Le système n’en saura rien. Vous en trouverez l’utilité…

— Vous me soudoyez ? Votre mainmise sur l’enquête ne suffit donc pas… Qu’est-ce que vous avez d’autre à m’offrir ? Je sens que je vais marcher dans le coup !

— À la bonne heure ! »

De retour dans son bureau, Frank dut essuyer les reproches de Stanislas Conard qui menaçait de produire lui aussi une émission si on continuait de lui interdire de voir la viande.

« Avant toute cette histoire, dit Frank Luxor qui avait retrouvé son calme, ce n’était que de la viande. Le facteur N en a fait un évènement. Et ce n’est rien de plus qu’un évènement. Vous feriez mieux de rentrer chez vous et de penser à autre chose.

— Penser à autre chose quand un enfant est victime de la barbarie télévisuelle ?

— Et alors ? Quel genre de programme allez-vous produire ? Du nounours asexué ? Du cul-de-sac ? Du conseil en orthopédie structuraliste ?

— Cette situation est inadmissible !

— Posez la question au capitaine Oscar de la Châtaig… C’est lui qui mène l’enquête. Pas moi.

— Certes… mais vous en savez plus que lui.

— Je vous ai dit tout ce que je savais. Maintenant sortez ! »

Les problèmes à plusieurs solutions relèvent de l’imaginaire. On ne s’en prive pas dans le domaine de la fiction. Mais la réalité ne connaît qu’une équation :

 

1 problème = 1 solution

 

Et ainsi de suite. Par chance, la production n’avait qu’un problème :

 

La viande était sous scellés

 

La solution consistait à trouver assez de fric pour lever les scellés. Mais avec qui en discuter ? Le docteur Soriana était aussi digne de confiance qu’un cobra en état de manque. Et le médium Tristan Azack, la seule personne du générique capable d’éprouver de bons sentiments, n’était pas assez payé pour impressionner le capitaine. Or, il était urgent de lui en mettre plein la vue. Et le tuer ne lèverait pas les scellés.

Frank repassa toute la comptabilité prévisionnelle de A à Z. Il était réputé pour la précision de ses calculs. Et cette fois encore, il n’avait pas failli à sa réputation. Il ne lui restait plus qu’à céder ses parts au capitaine. Et à le tuer ensuite. Une fois la viande récupérée.

Nœud 15

Octave avait l’anus en feu. Il ne s’en plaignait pas vraiment. Il avait vécu une expérience, c’était tout. Et il en avait tiré un certain plaisir. Quittant le lit humide de Jean Vermort, il prit le métro pour rentrer chez lui. Le frottement des corps lui inspira des idées de viol. Et son regard en impressionna plus d’un. Mais il arriva chez lui sans autre diversion. Géraldine Conard l’attendait. Elle avait préparé elle-même le déjeuner, comme pour les grandes occasions. Il ne lui était jamais venu à l’idée que la perte de sa virginité en serait une au même titre que sa communion solennelle. Elle savait pour Jean Vermort. La scène avait été diffusée sur le réseau parallèle.

« J’espère que tu sais ce que tu fais, dit-elle en dénouant sa serviette.

— Mais je n’ai rien fait, Maman !

— Je sais. Mais tu veux qu’on te le fasse. J’étais comme toi. Ton père n’a pas apprécié. Tu connais le résultat…

— Je n’y suis pour rien… Je voudrais tellement que tu sois heureuse !

— Mais je ne le suis pas… »

Elle retenait ses larmes, comme d’habitude. Après un long moment de silence, elle le regarda de nouveau. Ses yeux clairs annonçaient une mauvaise nouvelle.

« Ça ne me regarde pas… commença-t-elle, mais tu sais déjà peut-être…

— De quoi parles-tu ? Tu me fais peur…

— Tu n’as pas regardé la télévision hier soir…

— Je ne regarde plus la télévision depuis que je sais que le système l’a réduite à une chaîne !

— Pas de politique, je t’en supplie !

— Ah ! si je connaissais un point mort !

— Mais tais-toi donc !

— Je sais bien ce que j’en ferais… »

Il était de nouveau en colère après la société et son système caché au cœur d’on ne savait quel projet. Il frappa du poing sur la table. Le bruit des couverts s’entrechoquant résonna comme un appel. Il frissonnait.

« À quoi sert-il de connaître enfin le plaisir si on ne connaît aucun point mort pour en profiter pleinement ?

— J’allais t’annoncer une mauvaise nouvelle… chéri.

— Annonce-la donc ! Qu’on en finisse ! »

Il s’était levé, prêt à quitter la table aussitôt reçu le message que sa mère prétendait lui envoyer pour le réduire à ce qu’il était : un adolescent en crise. Mais cette fois, la larme coula sur la joue. Elle ne fit même pas l’effort de l’effacer. Il se détendit.

« Ça ne me regarde pas…

— Tu l’as déjà dit, Maman !

— Ton frère est peut-être mort…

— Mathis ? Peut-être ? Mais qu’a-t-il à voir avec la télé ? Ah… Je vois… Papa…

— …et ses maudites inventions ! »

Et elle lui dit ce qu’elle savait. Il l’écouta sans l’interrompre.

« Il vous a toujours destinés aux spectacles de son imagination, continua-t-elle. Et il n’a pas attendu que vous soyez devenus des adultes capables de vous défendre.

— Mais ce n’est qu’une fiction, Maman… Je connais Papa… Tu te laisses impressionner par les inventions de la télévision. Ce n’est pas la première fois. Le docteur Zantris…

— Ne me parle pas de ce charlatan ! »

Puis elle imposa le silence. Le repas terminé, elle exigea qu’il visionnât le programme que la Presse intitulait déjà :

 

Viande à gogo

 

Le double sens n’était pas innocent. Mais Octave savait que sa mère n’agissait pas par naïveté à l’instar des abonnés populaires de la télévision. Le docteur Zantris avait diagnostiqué une « maladie de l’esprit ». Elle était incapable de voir à travers l’écran des fumées publicitaires et idéologiques. Et elle ne voyait pas la fumée. Ce qu’il voyait, lui, sur l’écran, relevait du béotisme le plus bassement élaboré. Frank Luxor, le producteur de la série, avait la réputation de « comprendre le peuple et ses aspirations ». Et il gagnait beaucoup d’argent. Il en avait sans doute promis une bonne mesure au docteur Zacharias Soriana. Il n’y avait pas d’autre explication. Mais il dut regarder l’épisode jusqu’au bout.

« Alors ? dit-elle. Qu’en penses-tu ? Que je suis folle ? Que Zantris…

— Je n’ai encore rien dit !

— Je t’écoute !

— Ce n’est qu’une fiction destinée au peuple…

— Ah oui ? Alors comment expliques-tu que le capitaine Oscar de la Châtaig soupçonne ton père de manigancer un crime peut-être pire que le meurtre de son propre fils ?

— Papa n’a pas tué Mathis ! Ton esprit…

— Oublie mon esprit et pense un peu au tien ! Et cesse de soutenir un père dont tu n’as pas voulu le nom !

— Mais c’était pour… pour…

— Pour me faire plaisir peut-être ! »

Elle entrait en crise. Mais le docteur Zantris reprendrait son discours moralisateur où il l’avait laissé lors de la crise précédente. Il collerait un doigt magistral sur son écran et poserait la question de savoir qui était le plus atteint par le mal du siècle : « Ta mère ? Ou cette populace qui se laisse conduire par le bout du nez parce qu’elle a choisi de s’en tenir au rêve et aux apparences ? Retourne chez toi, petit. Et ne la laisse jamais seule. Et veille à ce que le système ne t’embobine pas toi aussi ! »

Elle se calma après le troisième verre. Elle ferma les yeux et s’endormit peut-être. On ne savait jamais avec elle. Il ferma les rideaux. Elle appréciait toujours la pénombre pourvu qu’un peu de lumière en révélât les objets. Il sortit.

D’ailleurs le capitaine Oscar de la Châtaig existait-il vraiment ? Joan Strosse savait donner vie à ses personnages. Mais cette fois, admettait Octave, ce n’était pas ses personnages. Ce n’était même pas ceux du docteur Soriana. Pour en savoir plus, il eût fallu pénétrer dans le Laboratoire des Hypothèses où avait lieu l’expérience en présence des trois médiums dont la Presse elle-même ne révélait pas l’identité. Ce qu’on savait, en outre, c’était que le docteur Soriana avait un total accès au système et que par conséquent il disposait de la carte des points morts. S’il y en avait un au Laboratoire, il l’utilisait. Octave, comme beaucoup d’esprits critiques, se demandait pourquoi la KOK avait programmé le système pour que le docteur eût accès à ces régions obscures de la société. C’était lui donner les pleins pouvoirs. Qu’est-ce qui motivait cette confiance aveugle de la KOK envers un employé qui n’avait jamais brillé par autre chose que sa paresseuse discrétion ? Il y avait là un mystère qu’Octave eût bien voulu éclaircir. Mais par quels moyens ?

La librairie de Jean Vermort était ouverte et son libraire renseignait joyeusement un client impatient. Octave poussa la porte et se glissa entre les rayonnages pour attendre à l’abri des regards. La voix de Jean Vermort parut alors changer. Il se hâtait maintenant. Et le client ne répondait plus que par des ânonnements. La porte s’ouvrit, laissa la brise entrer, puis elle se referma sur un reproche que la voix de Jean Vermort modulait en traversant la boutique. Octave se montra, piteux.

« Pas à cette heure-ci, mon vieux ! Stan peut débarquer à n’importe quel moment.

— Je ne suis pas venu pour ça… Tu es au courant pour mon frère… ?

— J’ai vu un replay ce matin en faisant l’inventaire… Je n’y comprends rien, bien sûr ! Ces fictions me désespèrent. Va frapper à la porte de sa mère. Elle te dira ce qu’il en est.

— Nous sommes… en très mauvais termes.

— Demande à ton père. Je ne sais pas si Stan acceptera de te renseigner. Il a ses idées sur la jeunesse…

— Je me demandais si ton… le médium… Tristan… si…

— Tu ne regardes donc pas la télé ? Monsieur Azack m’a fait faux bond ce matin. J’ai dû me taper tout l’inventaire sans son aide toujours précieuse. Il est retourné dans son patelin. Nanttutu. Tu connais ?

— Nantututuconais ? C’est où ?

— Nanttutu ! Il y est allé en vélo. Il a été reçu comme un prince. Frank Luxor est sur place. Prends le bus. »

Jean Vermort était déjà retourné à ses travaux. Octave sortit discrètement de la librairie, satisfait d’avoir recueilli un renseignement peut-être précieux. Il consulta la carte des transports en commun. On arrivait à Nanttutu par le train. Il se dirigeait vers la gare, distrait par ses réflexions et le nez en l’air, lorsqu’un coup de klaxon le replaça sur le trottoir où les passants n’avaient pas l’air de se promener. Il suivit ce flux intermittent jusqu’à la gare. Son oncle Stanislas l’y attendait de pied ferme. Jean Vermort avait manqué de discrétion.

« Alors non content de faire des avances à ma femme, grogna-t-il en empoignant le maigre avant-bras d’Octave, mais en plus tu suis ses conseils ! Je ne sais vraiment pas ce qu’on va faire de toi !

— Mais tu n’es pas ton père !

— Parlons-en de celui-là ! Le voilà tout grisé par un succès de pacotille. Et personne ne sait plus où est le vrai où le faux dans cette histoire. Mathis a disparu. C’est ce que je voulais te dire, parce que le reste, hein ? n’est-ce pas… ?

— Alors cette histoire de viande…

— Pour les gogos ! C’est moi qui ai suggéré cet intitulé à Lucas Sanson. Il a fait florès ! »

Il n’était donc pas utile d’aller frapper chez Clarisse de la Florette. Quant à prendre le train pour aller voir le médium Tristan à Nanttutu, il n’en était plus question. L’oncle Stanislas poussa son neveu dans sa voiture. Direction la KOK !

Nœud 16

Le docteur Soriana aperçut la tête rousse et bouclée de son fils Octave par-dessus les écrans. Depuis une heure, les trois médiums communiquaient sans se comprendre. Vu sur l’écran, cela ressemblait beaucoup à une dispute. Le docteur tenta vainement de déchiffrer leur code. C’était un travail pour son ex-beau-frère Stanislas Conard. Justement, il arrivait à grands pas. Et Octave l’accompagnait. Ce serait donc une réunion familiale dans le plus strict respect des convenances admises de chaque côté. Notamment, Géraldine n’était jamais invitée à y prendre part. Le docteur Zantris avait interdit ce genre d’émotion : « La télé, je veux bien, avait-il prescrit. J’ai ce qu’il faut pour dénaturer les fictions. Mais le vacarme des disputes familiales n’a pas encore trouvé remède. Je n’y peux rien. Débrouillez-vous pour ne pas me la ramener en crise. »

La porte valsa, se bloquant contre le mur. Soriana venait tout juste d’en déconnecter la sécurité. Stanislas Conard avait commencé son discours dans le couloir. Le docteur pouvait se passer de ces préliminaires. Il tendit une main moite à son fils qui la serra mollement. Ses grands yeux clairs semblaient occupés à autre chose qu’à le regarder. Il ne décrocha pas la mâchoire. Stanislas Conard en venait enfin aux faits :

« C’est son frère. Il veut savoir. Il en a le droit !

— Il faudra vous adresser au capitaine Oscar de la Châtaig.

— Le pompier ? Mais c’est insensé ! Un pompier maintenant !

— C’est pourtant lui qui a mis la puce à l’oreille de la police…

— La police, justement ! Que pense-t-elle de votre… invention ?

— Mon invention en est actuellement au stade de l’expérimentation, comme vous ne pouvez pas l’ignorer. Et tout marche comme sur des roulettes.

— On ne le dirait pas ! »

Le programme de déchiffrement s’était bloqué. Erreur du système. Stanislas Conard ne cacha pas sa satisfaction. Il posa un doigt sur l’écran et regarda son neveu qui n’avait encore rien dit.

« Voilà le problème, mon petit ! Le code chiffré des médiums ! J’ai signalé cette anomalie du facteur N, mais on n’a pas voulu m’écouter ! »

Puis, se tournant vers le docteur :

« J’ignore, et vous le savez, qui vous soutient dans cette dangereuse entreprise, mais je ne vous lâcherai pas avant qu’on me donne raison.

— Si le capitaine Oscar de la Châtaig refuse de vous renseigner, et c’est ce qu’il fera à mon avis, consultez le scénariste Joan Strosse. Après tout, c’est lui l’auteur du transfert. Il s’est peut-être permis d’ajouter au facteur N ce qui lui manque pour faire une bonne série.

— Et vous croyez que c’est comme ça qu’on ramènera Mathis à la vie !

— Qui vous dit qu’il est mort ?

— La viande pardi !

— Vous l’avez vue autre part qu’à la télé ? Non. Alors foutez-moi la paix et retournez à vos facteurs dépassés. Octave ? Il faut qu’on parle. »

La porte grinça sur ses gongs. Stanislas Conard en étreignait la poignée, surveillant son neveu. Celui-ci entreprit de pénétrer dans le laboratoire. Le docteur sourit et actionna sa souris. L’ingénieur, soufflant comme un bœuf au travail de l’amour, lutta un moment contre la porte, mais elle se referma sur son nez. Il se mit à engueuler aussitôt deux secrétaires qui passaient. Elles s’éclipsèrent quand sa bouche se referma enfin. Une minute plus tard, l’une revint avec une chaise et l’autre avec un café fumant dans un gobelet qui lui brûlait les doigts. De l’autre côté de la porte, le docteur invita son fils à prendre place devant les écrans. Il passa ainsi une heure en explications. Au fur et à mesure que le temps passait, Stanislas Conard retrouvait le calme relatif que son tempérament de lutteur lui accordait quand le moment était venu d’observer et de comprendre en même temps. C’était le cas : Zacharias Soriana était-il en train de transmettre son secret à son fils aîné ? Ou bien se contentait-il de divertir les doutes qui écrasaient le jeune homme depuis que cette maudite série N avait gagné en réalité auprès de millions de spectateurs abonnés et soumis ?

Nœud 17

Le capitaine Oscar de la Châtaig ne fut pas surpris de voir dans le judas la tête écarlate de Stanislas Conard. Il s’attendait à cette visite. Et elle arrivait plus tôt que prévu. Il attendit le troisième coup de sonnette pour ouvrir. Il voulait paraître jovial, mais il avait plutôt l’air, du point de vue de l’ingénieur, du faux-cul qu’il était aux yeux de tous ceux qui avaient affaire à lui. Stanislas Conard frotta longuement ses pieds sur le paillasson. Il venait de traverser les vieux quartiers en travaux de démolition. Le capitaine Oscar de la Châtaig s’étonna.

« Il n’y a pas de quoi, dit l’ingénieur devant un verre bien rempli. J’arrondis mes fins de mois en contrôlant les chantiers de démolition.

— On est si mal payé à la KOK ?

— Si vous saviez ! Je n’ai pas la télévision de mon côté, moi…

— Je vois de qui vous voulez parler…

— Est-il à ce point insensible que je ne l’ai pas entendu prononcer une seule parole d’inquiétude ? C’est son fils, tout de même ! Et jeune avec ça !

— Vous connaissez mes soupçons.

— Dites plutôt que c’est une opinion… et j’avale le contenu de ce verre cul sec !

— Trinc ! »

La discussion reprit dans le courant du quatrième verre. Stanislas Conard n’avait pas l’air d’accuser le choc. Le capitaine le voyait maintenant dans un brouillard déformant. La voix de l’ingénieur lui parut étonnamment cristalline.

« Vous avez les moyens de le faire chanter, dit soudain celui-ci.

— S’il n’y a que ça pour vous faire plaisir… Bobonne ! »

Bobonne apparut, grasse et difforme, vêtue d’un petit cœur découpé dans du velours noir. L’ingénieur, qui levait son verre à ce moment-là, faillit tomber de sa chaise. Le capitaine avait déjà enclenché le lecteur de disque. Une musique d’inspiration orientale envahit le salon. Bobonne se mit à danser. Et si ce n’était pas de la danse, elle suivait toutefois le rythme. Le capitaine s’enfonça dans son fauteuil.

« Cette conasse ne me fait plus bander, grogna-t-il. Je sais que vous êtes pédé, mais je vous demande quand même votre avis.

— C’est que… je ne suis pas venu pour ça !

— Nous passons sur le réseau annexe en ce moment. Je n’ai pas pu obtenir mieux. »

Il rota bruyamment, avala sa salive et ce qu’il y avait dedans et pelota l’entrejambe de l’ingénieur qui ne broncha pas, ayant repéré l’objectif d’une caméra miniature à la place de l’œil droit d’un chien de faïence qui faisait le beau devant un faisan.

« Ou alors j’ai passé l’âge, continua le capitaine.

— Parlez-moi de la viande. Qu’est-ce que vous savez ? Où en sont les analyses ?

— Tout ceci est top secret, mon ami. Tâtez plutôt le franc téton de cette garce. Elle se parfume les poils à l’encens. Mais ça ne m’excite plus. Bientôt c’est moi qui aurai l’air d’un bouddha.

— Combien vous a-t-il payé ? Je ne serai plus dangereux si je suis dans le secret.

— Vous en savez plus que moi sur votre budget…

— Non ! Pas l’argent de la KOK. Enfin… celui que j’ai gagné. Combien ? Je veux juste regarder.

— Mais vous ne connaissez pas Mathis…

— Il a les yeux de son père, comme Octave. Vous avez vu ses yeux ? »

L’ingénieur roulait les siens comme un disciple de l’Actor Studio. Le capitaine fit signe à Bobonne qu’elle pouvait aller se rhabiller. Elle trotta dans le fond de la pièce et parut s’y tenir dans l’ombre. Stanislas Conard voyait des yeux, mais ce n’était peut-être pas ceux de Bobonne. Il y avait quelqu’un d’autre dans ce salon. Il voulait en avoir le cœur net. Il était venu pour convaincre le capitaine de lui laisser examiner la viande et, en cas de refus, de lui casser la gueule juste pour se soulager d’avoir eu tort d’espérer tirer les vers du nez d’une crapule.

« Je reconnaîtrai ces yeux entre mille, dit-il en se penchant sur les genoux du capitaine.

— Je vais vous décevoir, monsieur l’Ingénieur en chef, mais il n’y a pas d’yeux dans la viande. C’est de la viande. Et du désossé.

— Il l’a désossé, le salaud !

— Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit ! On nous regarde. Des millions ! De toutes les races ! Toutes les opinions ! Un mot de trop et on devient débiteur du sens de la justice ! Avez-vous envie de finir en beauté oui ou non ? Ya pas d’yeux dans la viande, mais elle est vivante ! Ou alors c’est quelque chose de vivant qui lui donne l’air d’être vivante. J’ai jamais vu ça de ma vie ! Alors vous parlez si je les fais chanter, les illusionnistes ! Même Bobonne me conseille de demander le maximum. Qu’elle rêve de vacances à l’autre bout du monde ! Soleil ! Nudité ! Plaisir ! Elle se nourrit de pubs ! Et vous me demandez de vous aider à briser la carrière professionnelle d’un type qu’elle admire ? Ah ! mais monsieur ! Fichez le camp ! Allez voir ailleurs si la viande est moins chère ! Au prix où est le beurre ! Déguerpissez avant je me mette à vous réclamer de l’argent ! Allez ouste ! »

Mais le capitaine surestimait sa force physique et son art du combat. Il avait engraissé depuis peu. Et il avait mal aux genoux. Stanislas Conard n’eut aucun mal à le coincer dans le fauteuil. Il le fit même saigner, ce qui le dégoûta un peu. Et l’autre se moqua en bavant de cette sensibilité au rouge :

« Et ça veut la viande ! Que c’est même pas capable de retenir son vomi ! Viens voir, Bobonne ! On a un invité de marque ! »

Bobonne réapparut. Elle avait enfilé une robe de chambre. Maintenant, elle avait un joli visage et elle souriait. Le type qui était sorti de l’ombre derrière elle n’était autre qu’Harold Champignole, directeur suprême de la KOK. Stanislas se sentit ramollir. Le capitaine en profita pour le projeter dans le canapé juste à l’instant où Bobonne écartait ses grosses cuisses pour s’asseoir. La tête coincée dans cet étau, Stanislas lança un regard désespéré à son directeur. Il ne l’avait jamais vu d’aussi près. Mais c’était lui. Les diodes qui s’alignaient sous l’écran témoignaient de la reconnaissance du public et de toutes les institutions. Harold Champignole s’assit et se versa un verre.

« Elle pourrait vous broyer le crâne en un rien de temps ou au contraire vous faire souffrir le martyre en vous faisant sauter toutes les dents par le seul effet de cette pression que vous devinez mécanique maintenant que vous avez le nez dans ses poils. Elle est de fabrication russe. Son seul défaut, c’est de ne plus faire bander le capitaine…

— Je l’ai déjà dit… excusez-moi… continuez, monsieur le Directeur…

— Est-ce que l’Acte II est prêt pour le tournage ?

— Nous attendons une décision relative à la viande…

— Putain de viande ! » gueula le directeur sans ménager ses effets.

C’était peut-être un comédien, un sosie, ou un exploit de la maquilleuse. Mais les cuisses de Bobonne se situaient exactement au point de rencontre de la réalité et des apparences, dans cette existence ordinaire qui touchait à sa fin en ce qui concernait Stanislas Conard. Il admit en sourdine qu’il avait été trop loin et qu’il acceptait la sanction prévue par la loi, le règlement, la sagesse ou n’importe quel baratin destiné à humilier l’individu à l’avantage de la société. Le capitaine chatouillait le nombril de Bobonne.

« Ça lui donne envie de pisser, ricana-t-il. Une fameuse idée, n’est-ce pas ? Oh !... monsieur le Directeur… je ne prétends pas prendre la parole à votre place…

— Mais non, mon bon Oscar ! Continuez. Vous faites ça beaucoup mieux que moi. »

Disant cela, Harold Champignole se leva et se campa fièrement devant un écran sans doute équipé d’un œil télévisuel.

« Est-ce que tout le monde est d’accord pour que le capitaine parle en mon nom ? Répondez tous à la fois ! »

Une ovation digne des meilleurs rassemblements traversa les murs. Et Bobonne serra les fesses pour pisser. Ça faisait un mal fou, tellement mal que Stanislas se fichait éperdument d’être compissé comme le mur d’une église.

« Personne ne verra la viande avant que je décide de ce que je vais en faire, continua le capitaine qui parlait au nom du directeur de la KOK. Je ne veux plus vous voir mettre le nez dans les affaires du docteur Zacharias Soriana qui a mandat pour mener à son terme l’expérience du facteur N dont la télévision, sous la responsabilité de l’honorable Frank Luxor, commandeur de la Légion d’honneur, que vous zavez pas intérêt de faire chanter à ma place ! Pisse, Bobonne ! Ya rien comme une bonne douche pour remettre les idées en place. Et estime-toi heureux de pas être encore mort ! »

C’avait été une mauvaise idée de vouloir jeter un œil professionnel sur la viande. Dans le métro qui le ramenait chez lui, Stanislas Conard se promit de pardonner à Octave de l’avoir trompé avec Jean Vermort qui était la plus gentille épouse dont un homme de ce temps pût rêver.

Nœud 18

Clarisse de la Florette apprit par la télévision que son fils Mathis, portrait craché de son père, était porté disparu et peut-être même déjà réduit au tas de viande dont la Presse faisait les choux gras. Mathis Soriana de la Florette, à peine huit ans, composait des symphonies sur son piano à queue dans lequel il lui arrivait, pour plaisanter sa mère, de se cacher. Elle ouvrit donc le piano, d’abord étonnée que son couvercle sépulcral fût fermé. S’attendant à y trouver son espiègle rejeton endormi, elle s’était munie d’un brin d’herbe pour lui chatouiller le nez. Mais quand elle entrouvrit le piano, elle ne vit que des cordes. La télévision disait donc vrai !

Désespérée, elle se jeta d’abord sur son lit et pleura. Puis, quand le drap fut tout humide de ces larmes et de cette salive, avec un peu de morve dans les verts, elle se redressa courageusement et alluma son écran. Le visage serein du docteur Zacharias Soriana apparut.

« Je savais que tu allais m’appeler, dit-il toujours serein. J’attendais que ta première impression s’estompât pour laisser la place à la colère. Je te connais. Tu vas me reprocher encore d’avoir fait du mal à notre fils.

— Qu’est-ce que c’est que cette viande ridicule ? » grogna chiennement l’aristocratique descendante des Florette de la Maiseux.

Pendant qu’elle le sermonnait, il alluma un cigare cubain après en avoir éprouvé le degré d’humidité. L’écran fut bientôt couvert de fumée. Bêtement, Clarisse de la Florette passa un chiffon dessus. Le rire du docteur acheva de l’exaspérer.

« Es-tu chez toi ou dans ton labo ? demanda-t-elle entre deux grognements.

— Je suis chez moi, mais si tu préfères, je serai dans mon laboratoire dans… voyons… un quart d’heure. Cela te laisse le temps d’arriver avant moi. »

Dix minutes plus tard, Clarisse était devant la porte du Laboratoire des Hypothèses, assise sur un petit banc de PVC jaune canari qu’une secrétaire lui avait gentiment offert en précisant que ce n’était pas son travail.

« Seulement voilà, avait-elle caqueté, les fauteuils qui se trouvent habituellement ici ont été réquisitionnés par le capitaine Oscar de la Châtaig…

— Oh ! Un Châtaigneret… de la Maiseux lui aussi. Je vais de ce pas me faire baiser la main par ce digne représentant du terroir français…

— Ce ne sera pas possible, Madame ! Il est rentré chez lui.

— Avec toutes les chaises ? »

La conversation s’arrêta là. Clarisse ignorait encore que le capitaine Oscar de la Châtaig était le maître d’œuvre de la viande. Si elle l’eût su, elle n’eût pas attendu que le docteur la rejoignît. Elle croisa ses longues jambes, la droite sur la gauche, car son genou droit était surmonté d’une croute encore fragile. Elle était tombée la veille du vélo de Tristan Azack qui la ramenait sous la pluie de la librairie de Jean Vermort où elle avait acquis les poésies complètes de Jules Sarabande, un poète peu connu mais apprécié. La secrétaire revint avec un cendrier et tint le même discours à propos du capitaine Oscar de la Châtaig.

« Décidément, remarqua Clarisse, nous sommes faits pour nous rencontrer !

— Du moment que vous êtes divorcée ! »

Le quart d’heure passa ainsi. La secrétaire réapparut, le sein secoué par une respiration haletante.

« Le docteur vous fait dire qu’il est dans les embouteillages…

— Ça ne m’étonne pas de lui ! »

Clarisse était décidée à patienter. Elle compta ses cigarettes et vérifia l’allumage de son briquet connecté. À ce train, elle tiendrait bien deux heures. Le cendrier ne s’ouvrait pas. Elle appela. La secrétaire n’entra pas cette fois. Elle se tint derrière la paroi de verre sans l’ouvrir. Clarisse pointa son doigt vers le cendrier. La secrétaire ne comprenait pas. Elle se décida enfin à entrer. Clarisse appuya plusieurs fois sur le poussoir du cendrier sans en déclencher l’ouverture. La secrétaire essaya à son tour, sans plus de succès.

« Dans ces cas, dit-elle, il n’y a qu’un remède : changer de cendrier.

— Comme de mari… fit négligemment Clarisse.

— En parlant de mari, dit la secrétaire qui épaulait le cendrier, le capitaine Oscar de la Châtaig est là. J’ai cru comprendre que vous souhaitiez le rencontrer…

— Il est donc marié… »

Clarisse se leva, descendit sa jupe sous les genoux et suivit la secrétaire.

« Si le docteur arrive entretemps, dit celle-ci, je vous préviendrai… si toutefois je peux me le permettre…

— On ne sait jamais ce qui peut se passer quand on ne connaît pas l’homme… » soupira Clarisse.

La secrétaire ouvrit la porte d’une salle d’attente déserte et s’empressa de vérifier le bon fonctionnement du cendrier.

« J’informe le capitaine de votre présence…

— De ma visite. »

Une minute plus tard, un capitaine bedonnant et joyeux apparut. Clarisse eut la tentation de se lever. Telle était l’impression que lui procurait toujours l’uniforme. Celui du capitaine était bleu marine et portait une foule de galons blancs. Il se distinguait même par la rosette. Il offrit une dentition parfaite au regard ému de sa payse, puis son visage tout entier s’assombrit. Clarisse eut cette fois l’impression de regarder un film muet.

« Je suis désolé de vous rencontrer dans ces circonstances tragiques, Madame, roucoula le capitaine. Voulez-vous me suivre dans mon salon. Nous y serons à l’aise pour…

— Vous avez un salon particulier à la KOK ? s’étonna Clarisse toute joyeuse.

— J’ai le privilège d’user de celui de monsieur Champignole…

— Et bien nous allons tâcher de ne pas trop le ruiner ! » s’écria Clarisse en ouvrant toute grande sa bouche pour montrer qu’elle aussi portait un appareil de prix.

Mais qu’elle ne fut pas sa surprise, entrant dans le salon dont le capitaine lui cédait élégamment le passage, de voir sur la table basse, au lieu des objets habituels de la collation, un tas de viande sanguinolent couvert de bulles pourpres qui éclataient en silence.

Nœud 19

En fait d’embouteillage, le docteur avait renversé un vélo et passablement écrasé son propriétaire. Tristan Azack gisait dans une mare de sang. Les témoins s’éloignaient. Une voiture de la police ne tarda pas à arriver. Jean Vermort en descendit, pâle comme un mort. À terre, Tristan semblait agoniser. Le docteur, reconnaissant le libraire qui était un défenseur réputé de la poésie sous toutes ses formes, exprima ses regrets sans se faire comprendre. Le policier qui accompagnait Jean Vermort prenait des notes.

« Il n’est pas mort, dit-il. C’est écrit dans le scénario. Mais la scène devait avoir lieu à Nanttutu. Or, nous sommes à Parigi. Je vais immédiatement en informer monsieur Luxor.

— Il a besoin de soin ! s’écria le docteur en entendant ces stupidités de consommateur abonné.

— Même moi je ne sais pas ce qu’il faut faire… » murmura Jean Vermort.

Il avait reçu un coup de téléphone de la production. Le matin même, après avoir passé une bonne nuit dans le lit supposé de son enfance (en réalité, seuls les draps dataient de cette époque), le médium avait enfourché sa bicyclette et quitté discrètement la ville de Nanttutu où devait être tourné le deuxième acte du facteur N. Il était maintenant accidenté au pied d’un feu rouge de la cité de Parigi.

« Si vous y comprenez quelque chose, avait dit la voix (sans doute celle d’un robot) dans l’écouteur du téléphone, parce que moi, je m’y perds. Et je n’ai pas attendu la suite.

— De quel feu rouge s’agit-il ? avait demandé Jean Vermort d’une voix angoissée.

— Si c’avait été un point mort, on n’en saurait rien. Vous imaginez le ramdam ! »

Jean Vermort avait calculé qu’en courant, vu sa bonne condition physique, il ne lui faudrait pas plus d’une demi-heure pour atteindre le lieu de l’accident. Mais ce temps correspondait peut-être à celui que nécessiteraient les pompiers pour transporter la victime dans un hôpital. La question était maintenant de savoir dans quel hôpital. Or, il n’était pas possible d’en décider à la place du protocole des services ambulanciers. Jean Vermort, qui avait commencé à courir dans la direction du feu rouge désigné par son informateur, comprit que quoiqu’il fît, il aurait tort devant la réalité imaginée par l’esprit tortueux de Joan Strosse, l’auteur de la série. Il connaissait bien son œuvre. Il n’était donc pas absurde, ni insensé, de supposer que lui-même était un personnage du facteur N et non pas un libraire inscrit au registre du commerce. Heureusement, une voiture de police passa et son chauffeur, intrigué par l’amplitude des titubations du coureur à pied, l’interpella en usant de son amplificateur. Jean Vermort, sidéré par l’ordre qui lui était intimé, s’immobilisa. Le policier descendit de sa voiture, un carnet à la main et un crayon derrière l’oreille. Le scénario ne précisant pas ce qu’il devait faire de son autre main, il la mit dans la poche.

« Vous auriez pu trouver mieux, dit Jean Vermort.

— Qu’est-ce que vous auriez fait à ma place ?

— Je ne suis pas à votre place. Je crois même que la production apprécie mon immobilité.

— C’est facile de ne pas bouger.

— C’est vous qui m’avez arrêté !

— Mais je ne savais pas ce que je faisais !

— Maintenant, réfléchissez.

— Aidez-moi !

— Je ne suis pas payé pour ça.

— Mais je ne suis pas payé, moi !

— Parce que vous êtes un amateur.

— Mais je suis policier, admettez-le.

— Et bien si vous l’êtes, comme vous le prétendez, dites-moi si je dois aller au feu rouge ou à l’hôpital

— Quel hôpital ?

— Nous perdons du temps. Allons au feu rouge ! »

Et sans y avoir été invité, ce qui surprit l’opérateur caché dans une camionnette, Jean Vermort monta dans la voiture du policier, à la place du mort. Et le fonctionnaire, pensant avoir affaire à un fou comme il s’en rencontre beaucoup à Parigi (car peu d’entre eux se jettent dans la Geine), prit le volant sans plus penser au mort. Il fila en direction du feu rouge. Le docteur Soriana était déjà au chevet de la victime. Et le vélo, tordu comme un rebut de ferraille, gisait sur le trottoir au pied du sémaphore. Jean Vermort descendit de la voiture, mais n’adressa aucun reproche au docteur qui, n’étant pas médecin mais psychologue, ne tentait rien pour sauver sa victime. Jean Vermort procéda à un bouche-à-bouche tellement bien fait que la queue de Tristan se leva toute droite dans l’air frais du petit matin parigien.

Tristan se remit à respirer. Sa bouche éjectait toutes sortes de débris carnés. Le docteur consulta sa montre.

« J’ai rendez-vous avec mon ex-femme, dit-il.

— Quoi ! s’écria Jean Vermort. Vous êtes le docteur Zacharias Soriana ?

— Je vous arrête ici ! tonna le policier. Je reconnais que tout à l’heure vous avez démontré que vous pouviez improviser sans provoquer d’incohérence, mais cette fois, vous allez trop loin. Rien ne vous permet d’affirmer que ce personnage est le docteur que vous dites.

— Et je suis qui alors ? gloussa le docteur qui s’amusait.

— Vous le serez quand ce sera logique ! » décréta le policier.

Sincèrement, il avait envie de tuer tout le monde. C’était d’ailleurs une bonne idée pour permettre à son autre main de jouer un rôle. Mais on n’en était qu’au premier épisode, celui on où ne tue pas grand monde. Il se retint de jouer naturel et proposa de se transformer en ambulancier. Et tant pis si le syndicat lui tombait dessus au troisième épisode. On plia Tristan et on le posa sur la banquette arrière qui se couvrit de sang. Prenant place à côté du corps convulsé, le docteur eut une idée. Et Jean Vermort, qui reprenait la place du mort (c’étaient les deux seuls morts de l’épisode si vous comptez bien), comprit qu’on en était à l’acte II de ce facteur N qu’il avait tellement critiqué avant même que la caméra fût actionnée. Il se retourna pour tendre une main moite et sincère au docteur qui jouissait déjà de l’effet qu’allait produire le corps écrasé de Tristan Azack sur l’esprit militaire du capitaine Oscar de la Châtaig.

Nœud 20

Cependant, Octave était arrivé à Nanttutu. Comment ? L’histoire ne le dit pas. Il était encore nuit. Il frappa à la porte du parent lointain et inconnu de Tristan Azack. Il dut attendre cinq bonnes minutes avant que la porte consentît à s’ouvrir, ce qui n’est pas long, ni même du temps perdu, quand on songe que celui qui ouvrait avait dû s’habiller décemment et peut-être même se mettre propre. En tout cas, il avait l’air sacrément inquiet.

« Je ne suis pas la police, prévint Octave.

— Mais je vous trouve très jeune, dit le parent de Tristan.

— C’est que je le suis encore. Mais comme vous le savez, ça ne durera pas. Alors je souhaiterais mettre ce temps à profit pour retrouver mon frère, si possible en vie et en parfait état de conservation. Il a huit ans.

— Il n’y a aucun personnage de cet âge dans cette maison et je ne vois pas comment…

— Oh ! Lala ! s’écria Octave. À cette heure-ci, tout le monde dort. Et puis je ne suis pas au générique, malgré les apparences.

— Elles sont trompeuses pour le coup, dit le parent.

— Pourtant, vous n’avez pas de nom. On peut simplement conclure, après avoir vu la télé, que vous êtes un Azack.

— Eh bien non, jeune homme ! Je ne suis pas ce que vous croyez que je suis.

— Ne me dites pas qu’ils n’ont pas trouvé de liens de parenté dans cette charmante ville de Nanttutu avec celui que le système a désigné comme médium ! Et que vous n’êtes qu’un figurant choisi parmi les habitués du café du coin…

— Je m’appelle Isaac Lamentable y Grossius et je ne prends que trois apéros et deux digestifs dans le café que vous évoquez. Vous verrez, on y sert aussi un très bon petit blanc pour accompagner le rhum du matin et…

— Je vous arrête, car je ne suis pas venu pour boire. Je voudrais parler à Tristan Azack… si la nuit le permet…

— Ah mais c’est qu’il n’est plus là ! J’en ai informé monsieur Frank Luxor qui ne dort plus depuis. Tristan Azack est parti en vélo. Un accessoire, vous imaginez ! Comme si je retournais me coucher dans ce pyjama.

— Bonsoir, monsieur ! Et merci. »

Octave abandonna l’éphémère Isaac Lamentable sur le perron de sa maison, environné de lumières artificielles et de bruissements d’arbres. Et, sans prendre le temps de se renseigner sur l’endroit où logeait Frank Luxor, il frappa à sa porte. Le producteur, qui ne dormait pas et attendait des nouvelles du médium, reconnut Octave et le fit entrer dans sa chambre. Une douzaine d’écrans couvrait les murs. Et sur l’un d’eux, on voyait une banquette de voiture de police, qui se distingue par ses ressorts fatigués, deux genoux qui lui étaient familiers sans qu’il pût en visualiser le propriétaire et… de la viande. Octave, hurlant de douleur, se jeta dans un canapé prévu à cet effet.

« Ne vous tourmentez pas, jeune homme, dit douçâtrement Frank Luxor. Il n’ira pas loin. Je viens d’appeler ce crétin de Joan Strosse pour lui passer un savon. Vous m’en direz des nouvelles ! »

Il remplit un verre de rhum et le tendit à Octave.

« Qu’est-ce que je fais si je ne bois jamais d’alcool ? demanda celui-ci d’une voix que le désespoir eût pu faire passer pour le braiment d’un cancre sincèrement porté sur la culture générale.

— Buvez avant qu’il ne soit trop tard ! »

Octave but… et s’asphyxia littéralement. La toux l’emporta à l’autre bout de la pièce, où l’ombre régnait. Il y rencontra Joan Strosse qui se cachait, suant comme un touriste dans une nuit sévillane. L’auteur le pressa contre lui, le suppliant de ne pas trahir sa présence, car Frank Luxor avait déjà tué au cours de sa longue existence de producteur de spectacle. Et pendant ce temps, pendant qu’Octave tâchait de deviner pourquoi Joan Strosse se trouvait dans la chambre de Frank Luxor sans que ce dernier le sût, le producteur tentait de communiquer avec la voiture de police dont Jean Vermort occupait la place du mort.

« Allô ! Allô ! Frank Luxor à l’appareil. J’ai retrouvé la viande. Hourra ! C’est la première fois que je gagne. La première fois que j’ai de la chance. Répondez, système ! Je vous dis que j’ai gagné. Ah ! si je retrouve ce damné Strosse, je le détruis d’une seule main. Vous me connaissez. Et vous me pardonnerez encore. Vous m’avez toujours pardonné. C’est pour ça que je suis producteur à la télé. Répondez ! Je sais que vous m’entendez. Vous m’avez toujours entendu. Et je vous ai toujours écoutés. Ne changez rien ! »

Mais l’écran demeurait muet. Frank Luxor, furieux, le creva d’un coup de poing.

« Octave ! beugla-t-il. Toi et moi on est fait pour s’entendre. Sors de là et trinque avec moi. Je vais te faire sentir ma joie comme jamais tu n’as baisé, petit cucul ! Sors de là, te dis-je ! »

Fou de rage, Frank alluma une lampe torche et en dirigea le puissant faisceau dans le fond de la pièce. La fenêtre était ouverte ! Il n’en croyait pas ses yeux. Il balança les meubles, regardant dessous et derrière. Octave avait bien pris la poudre d’escampette. Dehors, la place était déserte, balayée par la brise qui frissonnait dans les arbres. Une nuée d’insectes s’approchait, attirée par la qualité lumineuse de la torche dont le faisceau explorait les angles de la place et des maisons. Isaac Lamentable revenait avec des nouvelles. Il n’aurait servi qu’à ça, ce comédien amateur sans talent : annoncer les mauvaises nouvelles. Il ne serait pas payé. Frank Luxor attendit que le cabot de circonstance fût assez près pour entendre sa voix.

« Alors ? fit-il nerveusement.

— Alors je les ai vus s’enfuir du côté de l’autoroute !

— Mais qui bon Dieu !

— Le jeune homme et votre auteur.

— Ce n’est plus mon auteur ! »

Frank referma violemment la fenêtre. Il y avait un bug dans le programme. Ou on était en train de se foutre de sa gueule. Il avait son idée.

« Toujours la même rengaine ! grogna-t-il en se servant un verre. Et je me laisserai faire une fois de plus. J’aime trop le pognon pour me risquer à avoir raison devant la société. »

Et il éclata d’un long rire qui réveilla enfin le capitaine Oscar de la Châtaig venu passer avec lui une nuit de plaisir pour oublier les contraintes de la rentabilité et du pouvoir associés.

Nœud 21

Frank se remettait à peine des émotions de la nuit, assis à la terrasse du café du coin en compagnie d’Isaac Lamentable, quand la Corvette de Lucas Sanson procéda à un dérapage contrôlé sur le mail. Derrière lui, un autocar de la compagnie touristique associée à la KOK se frayait un chemin entre les étalages chamarrés des boutiquiers. Encore un imprévu qui empourpra la face agitée de Frank. Il se leva et mit sa main en visière. L’autocar était bourré de vieux. Lucas Sanson avait encore interprété le programme à son avantage. Il arrivait en secouant sa casquette rouge, le visage joyeux, prenant la précaution de rester au soleil pour que les caméras saisissent tout le sens de sa démarche. Une femme en foulard bleu ciel était restée dans la voiture. Aveuglé par le soleil qui lui faisait face, Frank n’arrivait pas à voir si c’était Paula Morize, la poétesse, ou Aurélie Joiffard, l’amante de Soriana. Sanson s’assit, saluant à peine Isaac Lamentable qui leva un doigt pour commander.

« Tu repars tout de suite ? demanda Frank

— Et les vieux ? Qui crois-tu qui s’en occupe ? Ce sont des anciens de la SAM.

— C’est donc Aurélie Joiffard…

— Non. C’est Paula Morize, celle qui écrit des poèmes.

— Connais pas, » mentit Frank Luxor.

La poétesse, aujourd’hui une célébrité relative (relativement au succès décroissant de la poésie), avait été une collaboratrice précieuse du temps à l’époque où même les facteurs S&P étaient une pure fiction. Le spectacle se limitait à montrer de quoi on était capable. Et on organisait des concours plus ou moins truqués pour couronner les prétendants à la gloire et à l’honneur. Paula Morize animait les jurys. Elle avait l’art de faire passer les vessies pour des lanternes et les recommandations officielles pour la garantie d’un travail bien fait. Sinon, elle avait un corps sensible aux flatteries et parfaitement trempé pour ne pas risquer la dépression au contact des détenteurs de privilèges. Lucas Sanson, qui savait tout d’elle, ne releva pas le mensonge de Frank. L’autocar parvint enfin à reculer sous les arbres sans causer de dommage. Un employé municipal y veillait, prêt à sauter sur son cyclomoteur pour alerter les autorités. Paula Morize dénoua son foulard et le jeta sur la banquette arrière. Il voleta un instant comme un oiseau mort. Les vieillards trottinaient déjà vers le buffet installé sous les couleurs de la Presse télévisée. Ils faisaient signe à Paula de se presser…

« …sinon il ne restera plus rien, ajouta Frank, dépité.

— Sans les vieux et les écoliers, conclut Isaac Lamentable, ce pays n’est plus rien. »

Curieusement, le foulard bleu de Paula Morize reprit son envol au-dessus de la terre battue du mail. Les boutiquiers le montraient du doigt en riant. Il virevolta, poussé par l’air chaud. Il avait vraiment l’air d’un oiseau. Frank, qui aimait les oiseaux, se mit à bander. Son pénis se fraya un passage dans la jambe de son pantalon, formant un épais bourrelet dont le frémissement envahit le cœur d’Isaac Lamentable d’un sentiment d’infériorité doublé d’un désir de soumission qui l’encouragea à vider son verre d’un trait.

« Qui le vide remplit celui des autres, plaisanta Lucas Sanson.

— Je ne me ferai pas prier ! rit Isaac.

— Prouvez-le ! »

Isaac fila vers le bar où la prochaine tournée était préparée. Il annonça la suivante en montrant le nombre de doigts correspondant au barman qui acquiesça, puis il s’accouda au comptoir pour observer les deux hommes de la télévision qui ne se parlaient pas, regardant les vieux attroupés devant le buffet. Où était passé le foulard ?

« Tout est foiré, dit Frank Luxor en saisissant son verre comme s’il se fût agi du manche d’un outil.

— Ne croyez pas ça, répondit Lucas Sanson. Nous ne sommes que des pions.

— Qu’est-ce qu’elle fait avec ces vieux, la Paula ?

— Elle en avait marre de se faire peloter par-derrière. Elle a profité d’un arrêt pipi pour monter dans ma bagnole. Et on a bavardé en route…

— Ah oui ? »

Frank se demandait vraiment ce qu’elle mijotait elle aussi. Tout le monde mijotait et c’était la KOK qui encaissait les félicitations du jury populaire. La SAM ne voulait rien perdre d’un spectacle voué à l’échec et elle avait envoyé ses vieux en éclaireurs. Et Paula en avait marre de passer pour un objet sexuel. Non, pensa Frank, ça ne collait pas. Il y avait autre chose au programme. Mais pourquoi pensait-il qu’on allait le faire monter sur scène pour le hacher menu ? Ils en faisaient quoi de la viande une fois passée la première émotion ? La deuxième ne concernait plus l’équarrissage nécessaire au premier acte. Une fois libéré des instincts sauvages, on ne prétendait rien d’autre que de se cultiver. Frank avait assisté à ce rituel des milliers de fois. Et il s’en était toujours tiré sans une égratignure. Et chaque fois, il avait pensé que c’était la dernière. Sauf au début de sa carrière… peut-être. Paula Morize travaillait alors à la KOK. Elle écrivait des poèmes que personne ne lisait. Pas même Frank.

« Il va falloir se bouger, dit-il sans même frémir. Je me demande ce qu’elle fout ici.

— Sais pas, fit Lucas. On a parlé d’autre chose dans la bagnole. »

De quoi ? pensa Frank. De quoi peut-elle parler après avoir épuisé le sujet ? Elle revenait du buffet, secouant sa main dorée de bagues aux pierreries multicolores. Elle avait remis son foulard. Il avait dû la suivre comme un petit chien.

Nœud 22

Sur l’écran, ceux qui étaient passés pour des vieux en excursion sous la houlette d’une poétesse en vogue montraient maintenant leurs vrais visages. Jean Vermort, peu doué pour l’imagination, n’avait jamais remis en cause l’esthétique extraterrestre diffusée par les feuilletons et les conférences gouvernementales. Pour la première fois de sa vie, il dut admettre qu’il n’y avait rien de plus semblable à un homme qu’un autre homme, quelle que fût sa couleur. Mais ces hommes-là n’étaient pas verts non plus. La seule différence entre eux, venus d’ailleurs, et la communauté terrestre, incapable de quitter la galaxie autrement que par la fiction, c’était la diversité des couleurs, encore qu’il fallût avoir la vue bien exercée pour distinguer le blanc du blanc et le noir du noir, par exemple.

De toute façon, la définition des écrans ne permettait pas de s’y retrouver aussi facilement. Le flic, qui s’appelait Hortense Broutin (Jean Vermort s’était rendu compte qu’il s’agissait d’une femme rien qu’à l’odeur), s’appliquait à équilibrer les couleurs en manipulant les curseurs d’une fenêtre gamma, une technologie que Jean était loin d’avoir assimilée. Il n’était pas mécontent de se trouver en compagnie d’une femme. Un homme l’aurait encouragé à exprimer son angoisse. Ce transport de viande l’avait horrifié. Mais le docteur Soriana avait parlé d’un cas de déstructuration temporaire. Il avait déjà traité plusieurs cas du genre. D’après lui, n’importe qui pouvait être tenté, sans le savoir consciemment, par cette approche de sa propre réalité. Conséquemment, le corps cherchait à prendre la forme de l’esprit et le résultat, comme on pouvait le constater dans le cas de Tristan Azack, était spectaculaire. D’ailleurs, la télévision n’avait rien raté de cette métamorphose. Le document était au montage. On n’allait pas tarder à le voir tous ensemble. Mais Hortense doutait :

« Je crois plutôt que le docteur Zacharias Soriana a écrasé votre factotum, dit-elle. C’est incroyable ce que les gens peuvent mentir pour sauver leur peau, leur dignité ou leur argent. Il faut être flic pour mesurer ce phénomène purement humain.

— Vous n’êtes donc pas si bêtes que ça ? fit Jean sans réfléchir à la portée de sa question.

— Il y a un monde entre se sentir bête et passer pour un idiot. On apprend ça aussi dans la police.

— J’aurais dû faire flic, » dit Jean, se rendant compte qu’il mentait parce qu’Hortense était une femme et qu’il avait envie d’un homme.

Paula Morize apparut enfin à l’écran. Elle était coiffée d’un foulard bleu ciel. Son rouge à lèvres rutilait et le soleil inondait ses jolies joues roses. Mais Hortense, à force de manipuler la couleur, avait involontairement coupé le son. Jean serra ses poings pour ne pas lui griffer le visage. Il ne lisait pas sur les lèvres et on n’apprenait pas ça dans la police, en tout cas pas à son niveau, apprit-il. Il était furieux. Il ne connaissait rien en télévision. Un livre, on l’ouvre, on le ferme, on peut s’amuser à compter ses pages, on le protège de la pluie ou on l’abandonne au soleil d’une plage, c’est facile le livre. Mais la télévision complique tout. Voilà pourquoi elle est compliquée. Que penseriez-vous d’un livre qui vous compliquerait la vie ? Vous le jetteriez à la poubelle. On n’a jamais vu quelqu’un jeter une télé. Pour ça, il faudrait qu’elle ne marche pas. Or, elle marche. Et elle vous fait marcher.

« Alors si tout ce que je viens de dire est vrai, grogna Jean Vermort, cette télé mérite la poubelle !

— Ah non ! s’écria Hortense. Elle a la couleur !

— Mais vous ne comprenez pas que sans le commentaire de Paula Morize, vos couleurs ne valent rien !

— Je me passe de commentaire, » dit simplement Hortense.

Et elle continua de chercher une solution tandis qu’à Nanttutu, sous le regard médusé de Frank Luxor et de Lucas Sanson, les vieux retraités de la SAM s’étaient assemblés sous les arbres pour recevoir leurs casquettes et leurs T-shirts. Paula Morize était bien devant une caméra, mais c’était un programme vectoriel qui animait ses lèvres sur les écrans, en parfaite symbiose avec un discours fictionnel. En réalité, elle se taisait et regardait rêveusement les deux hommes assis à la terrasse du café du coin, Isaac Lamentable étant à cette heure couché à plat ventre sur le plancher de la remise adjacente. Elle avait appris par la tangente au facteur N que Joan Strosse était en fuite et avait aussitôt imaginé cette histoire d’extraterrestres qui avait enchanté les gardiens du système. Il ne lui restait plus qu’à obtenir l’aval nécessaire de Frank Luxor. Si tout allait bien, Lucas Sanson était en train de préparer ce terrain délicat. Paula Morize savait par expérience que quand Frank bandait, il ne pensait pas à autre chose. D’ailleurs, en ce moment, il ne parlait pas. Et il ne semblait pas écouter Lucas Sanson qui ne ménageait pas sa peine, car Paula lui avait promis de coucher avec lui pour l’introduire dans le monde étroit de la poésie.

Seulement voilà, Frank était têtu comme une mule. S’il jouissait en ce moment d’une formidable érection, ce n’était pas à l’idée de retoucher aux promesses de la poétesse. Son cerveau anticipait le meurtre pur et simple de Joan Strosse. Et l’idée de l’égorger devant un aussi jeune et beau spectateur qu’Octave Conard l’excitait comme jamais Paula ne pouvait espérer le faire. Il avait envie de le lui dire. Elle était assise devant une caméra, prêtant son beau visage de gamine attardée à un public qui ne demandait qu’à connaître les véritables intentions du peuple extraterrestre en visite sur la Terre.

Nœud 23

Clarisse de la Florette attendait dans le salon privé d’Harold Champignole, seule au milieu d’une foule de coussins sur lesquels le capitaine Oscar de la Châtaig l’avait posée nue. Sa petite robe à fleurs printanières était accrochée au mur au-dessus d’une console à miroir. Harold Champignole avait eu l’idée, ou il l’avait reçue de son think tank, de remplacer les écrans par des miroirs. Ainsi, il ne voyait que ce qu’il voulait voir. Et ceux qui disposaient de ce salon pour des raisons qu’il est superflu d’exposer ici pouvaient profiter de ces rares instants de vérité. Clarisse, qui attendait que le capitaine eût digéré son comprimé de sildénafil, se regardait avec une certaine tristesse à cause de ses seins qui avaient perdu leur jeunesse. Elle avait conservé le sourire naïf de son enfance et ses yeux étaient aussi clairs que de l’eau aux couleurs changeantes selon l’état du ciel ou de l’environnement si le soleil était couché. Le capitaine, en loyal et brave militaire, avait réclamé une « bonne demi-heure ». Elle la lui avait accordée en baissant les yeux. Mais la perspective de coucher avec un homme aussi mal fait de sa personne ne l’excitait nullement. Elle se préparait déjà à feindre et cette fois, les miroirs auraient valeur d’écran. Harold Champignole avait-il prévu cette circonstance ?

Enfin, le capitaine revint, la queue dressée contre son ventre. Son visage témoignait assez qu’il souffrait. Clarisse, qui ne demandait rien d’autre que de voir la viande, écarta ses jolies cuisses. Le capitaine commença par caresser ses seins. Il sembla en apprécier la douceur, mais il ne dit rien de leur fermeté. Clarisse empoigna fermement le membre viril du guerrier du feu et entreprit de l’exciter encore. Le cri que poussa alors Oscar de la Châtaig provoqua une alarme générale. On entra de tous côtés. Les miroirs furent retournés, l’air saturé de vapeurs, les coussins examinés un à un, pendant que le capitaine se tordait de douleur, tenant à deux mains son pénis en crise. Clarisse, effrayée, avait remis sa robe printanière.

Tandis qu’on amenait le capitaine sur un brancard, Harold Champignole entra, vêtu d’une robe de chambre et un cigare aux lèvres. Tout le monde sortit, sauf lui. Il invita Clarisse à se poser sur un coussin sans se déshabiller.

« Ce pauvre Oscar a les yeux plus grands que le ventre, dit-il. Je l’avais prévenu. Il y a loin entre la fiction et la réalité. Or, ma chère Clarisse, vous êtes la plus belle réalité qu’il ait été donné à ces miroirs de réfléchir.

— Je ne suis plus toute jeune, n’exagérons pas, fit Clarisse toute ratatinée dans la soie du coussin.

— Ce qui compte, déclara péremptoirement Harold Champignole, c’est la différence d’âge. Or, vous êtes beaucoup plus jeune que moi.

— Je l’admets. Mais j’y insiste : j’ai passé l’âge…

— Ne parlons plus de nos âges, si toutefois il vous plaît.

— J’y consens.

— Voulez-vous voir la viande ?

— De quelle viande parlez-vous ? S’il s’agit…

— Oh non ! Et puis ce n’est pas de la viande ! Vous savez, à mon âge…

— Vous avez promis de ne pas en parler, ni moi non plus !

— Je ne sais plus ce que je dis… l’âge, que voulez-vous ?

— Encore ! Mais je vais croire que…

— Vous ne croirez que ce que vous verrez.

— Je vous le promets !

— Alors voici la viande ! »

Clarisse, connaissant les hommes depuis son plus jeune… âge, s’attendait à voir le directeur de la KOK exhiber un membre quelque peu fatigué. Au contraire, c’était un beau membre comme en rêvent toutes les femmes et les hommes.

« Il n’a pas d’âge en effet, dit-elle en l’embouchant.

— Maintenant, vous ne parlerez plus de mon âge, » conclut le directeur avant de se laisser couler sur les coussins.

Clarisse ne pouvait plus parler, ayant autre chose à prouver, mais elle se voyait dans les miroirs qui réfléchissaient. Elle se demanda si, malgré le caractère strictement privé de la scène, la télévision n’était pas à l’affût. Bien sûr, elle ne poserait la question qu’après la jouissance du monsieur qui se tordait sous elle. Et ce souhaitable assouvissement tardait à venir. Elle se fatigua. Elle voyait déjà les manchettes du lendemain. Dans le miroir le plus proche, la scène prenait un aspect déplorable. Visiblement, le membre du directeur perdait en rigidité ce qu’il gagnait en mollesse. À cette allure, on arriverait les derniers. Harold Champignole poussa un long soupir, comme s’il s’éteignait. Il était allé le plus loin possible. Son visage était couvert de sueur, ses rides crevassaient un front immobile et froid, ses mains tremblotaient sur les épaules de Clarisse qui avait froid et s’en plaignait pour changer de sujet.

« Personne n’en saura jamais rien, bégaya Harold Champignole.

— Et pour la viande ? dit Clarisse qui ne voulait pas se perdre en circonvolutions annexes.

— C’est tout ce que je peux vous offrir, ma chère. Laissez-moi respirer… ah…

— Mais vous aviez promis ! Le capitaine avait promis lui aussi !

— Mais j’ai tenu, madame ! J’ai tenu, pas jusqu’au bout, mais j’ai tenu ! Reconnaissez-le !

— Je ne reconnais rien du tout ! Oh ! mon pauvre Mathis !

— Harold… si vous parlez de moi, bien sûr…

— Je ne veux plus parler de vous ni de votre âge ! Rendez-moi mon fils !

— C’est que nous ne l’avons pas encore conçu, Madame… »

Clarisse brisa un miroir avec son soulier, puis un autre. Le directeur, magnanime, applaudit la précision du tir.

« Qu’allez-vous jeter maintenant pour briser le troisième ? jubila-t-il.

— Mon dentier ! »

Le troisième miroir vola en éclat. Voyant la belle sans ses dents, Harold Champignole se demanda si elle pouvait jeter autre chose. Pas une prothèse ! pensa-t-il.

« Monsieur le Directeur, dit Clarisse en se penchant sur lui (il était assis sur un coussin, prêt à le jeter pour participer), je ne sais pas ce que votre système a fait de mon fils, ni pourquoi il a été choisi, mais je veux que vous sachiez maintenant que je vous en voudrai toute la vie. Je veux parler de la vôtre. Vous serez un vieux machin délabré et dégoulinant quand votre heure sonnera. Et je n’aurai pas fini de vous haïr, vous et vos inventions diaboliques ! »

Harold Champignole recula, pliant ses vieilles jambes qui craquaient comme des brindilles. Il était stupéfait par cette haine soudaine. Jamais aucune fille ne l’avait ainsi traité. Au contraire, elles le plaignaient et s’en allaient en promettant de revenir avec de la technologie. Il n’était tout de même pas responsable de son manque de vigueur !

Écoutant cette supplique, Clarisse fondit en larmes. Elle avait l’air affreux sans ses dents. Harold Champignole recula encore, pensant avoir affaire à une succube du sous-système. C’était déjà arrivé. Et il ne se rappelait pas comment il s’en était tiré. Clarisse le rassura enfin :

« Ce n’est pas de cette viande dont je vous parle !

— Je sais bien qu’Henri IV crut longtemps que c’était un os, mais tout de même !

— Je vous parle de mon fils ! Qu’en avez-vous fait ? »

À ces mots, Harold Champignole se redressa comme à vingt ans. Et il se mit à rire, tellement que Clarisse crut avoir affaire à un diable. Elle recula jusqu’au prochain miroir. Harold Champignole s’approchait en tendant ses mains noueuses.

« Clarisse ! Clarisse ! Mon amour de jeunesse ! Tu n’as jamais eu de fils…

— Mon pauvre Mathis !

— Mais je ne l’ai inventé que pour te perdre, mon enfant… Géraldine est perdue elle aussi. Vous êtes tous perdus. Et je finirai par ne plus bander du tout ! »

Nœud 24

Nœud triple - Père et fils

Premier mouvement – Moderato allargando

Dans la vie, le docteur Zacharias Soriana exerçait une tout autre profession. En dehors de ses activités théâtrales, qui lui valaient d’interpréter des rôles secondaires dans des séries télévisées, il professait la littérature dans un collège assez miteux de l’Éducation étatique. Il était proche de la retraite et ne rêvait que de jardinage. Deux divorces l’avaient réduit à l’état de candidat à la dépression nerveuse. Le docteur Zantris, qui lui était un vrai docteur, soupçonnait même une psychose maniaco-dépressive aujourd’hui appelée activité polaire, d’où le sobriquet de Zacharias Soriana : L’explorateur.

Il faut dire que le docteur Zantris était bavard. Et il l’était à cause d’une pratique quotidienne de l’intempérance. Il était plus jeune que Zacharias d’une dizaine d’années. D’origine bourgeoise, il méprisait tout ce qui rampait sous sa condition et vénérait, l’œil toujours aux aguets, les institutions qui demeuraient encore garantes de ses privilèges. Il ne souffrait d’aucune maladie connue, prenait des vacances de rêve à l’autre bout du monde et ne s’était jamais marié. Lui aussi était affublé d’un sobriquet significatif : Le salaud.

Zacharias et Zantris se retrouvaient le samedi soir chez Erica Maniasse, magistrate décorée qui devait son ascension à quelques dossiers dont son coude connaissait les tenants et les aboutissants. Elle arrivait en fin de carrière, mais un scandale immobilier l’avait quelque peu éclaboussée et son administration l’avait reléguée, en attendant une retraite dorée, dans le service Enfance et Bonheur que présidait le docteur Zantris. Zacharias s’y acquittait d’une obscure fonction de consultant pédagogique. Les enfants concernés par ce service d’obédience gouvernementale avaient surnommé la magistrate : Gros Cul, tout simplement parce que son fondement occupait toujours le regard quand elle était contrainte de se lever de son siège magistral.

Le trio connaissait l’amour. Mais qu’on ne s’y trompe pas, Erica n’avait aucun goût pour la fornication ni pour aucune des pratiques où le membre viril règne en maître. Elle ne souffrait pas le plaisir clitoridien ni la douleur glandulaire. Elle avait une âme de bourreau, le savait depuis toujours et tempérait ce défaut inné par la pratique de tortures prudentes infligées avec le consentement d’ailleurs écrit de l’heureux supplicié. Zantris ne connaissant pas l’érection, cette rencontre lui était devenue nécessaire. N’allez pas croire que ce fut en tant que président et juge d’Enfance et Bonheur que cette union fit les petits qu’on imagine. Sans Zacharias, Zantris et Erica en seraient restés à la relation professionnelle et n’auraient certainement pas abordé la question de leurs vies sexuelles atypiques dans le cadre étroit et austère d’E&B.

C’est que Zacharias jouait la comédie au théâtre municipal que fréquentaient assidûment les deux pervers. Il y jouait des personnages passagers d’une intrigue qui ne lui devait rien, mais qu’il savait remodeler par de courtes et efficaces improvisations auxquelles le metteur en scène ne voyait rien à redire car elles étaient applaudies. On reconnaissait à ce professeur une espèce de talent pour ce que personne ne confondait avec la poésie. Supposant que l’alliage de sa fragilité mentale avec son savoir-faire éducatif y était pour quelque chose, il arrivait qu’on le surnommât plutôt : Jekyll, personnage de Grand-Guignol qui est à la fois un explorateur de l’aventure humaine et un exemple de ce qui peut arriver au corps quand l’esprit franchit les limites de l’imagination pour sombrer dans les extravagances du désir.

Zacharias, à peine accepté au sein du Conseil d’E&B, repéra, grâce au sixième sens que lui prêtait volontiers sa nature d’activiste polaire, les défauts de conformation sexuelle du président et de la juge. Et eux-mêmes, déjà fascinés par ses performances théâtrales, eurent ensemble, puis de façon concertée, le sentiment que le consultant pédagogique pouvait jouer le rôle d’amplificateur du plaisir recherché. Ils le mirent dans la confidence au cours de prudentes conversations qui amusèrent d’abord le professeur, car il était loin d’imaginer que deux honorables fonctionnaires pussent se livrer à des jeux sexuels aussi éloignés de l’organe que ces coups, ces torsions, ces déchirures imaginaires et autres détails du catalogue sadomasochiste le plus conforme aux limites exigées par la Loi et quelquefois même par les mœurs.

« Quel rôle jouerais-je, demanda Zacharias, en admettant que j’y trouve quelque plaisir ?

— Vous avez raison, professeur, dit Zantris. Sans plaisir, l’existence est un enfer.

— Ce qui adoucit le mieux les mœurs, renchérit la magistrate, c’est le plaisir.

— Certes mais alors, que puis-je pour, je suppose, augmenter le vôtre et trouver enfin le mien ?

— Nous avons pensé à une… scénographie… je ne sais pas… nous ne savons pas si ce terme est celui qui convient le mieux à une mise en texte de nos pratiques…

— À une époque où le son et l’image s’imposent ensemble comme le langage global, pour ne pas dire universel ! Je ne garantis pas le succès de votre entreprise, en admettant que je m’en mêle…

— Nous ne recherchons pas le succès ! Tout ceci restera entre nous… trois.

— Je ne vois pas l’intérêt de textualiser, si je puis dire, votre performance scénique si aucun public ne peut en témoigner. Et je ne souhaite pas vous servir de claque ! Tenez ! »

Disant cela, il exhiba son pénis rudement érigé. Il ne plaisantait pas. Il se lança alors dans une explication du phénomène :

« Il est évident que vous venez de provoquer cette érection. L’idée même d’assister à vos jouissances me ravit, comme vous le constatez. Mais…

— …mais ?...

— … je ne me vois pas me caressant jusqu’à l’obtention d’un orgasme qui, je n’en doute pas, n’atteindra pas la hauteur de vos plaisirs réciproques et confondus.

— Personne ne vous demande de vous caresser ! s’étonna la magistrate.

— Ce n’est pas en vous excitant de cette manière que vous trouverez l’inspiration, ajouta plus sereinement Zantris.

— Ce que nous vous demandons, c’est un texte !

— Et vous en ferez quoi, de ce texte ? » s’écria le professeur complètement abasourdi.

Son pénis, comme dans les meilleures séries du genre, palpitait. L’idée de le manipuler devant des témoins aussi déséquilibrés que lui, du point de vue de l’intimité, commençait à porter des fruits. Ses testicules travaillaient. Il écarquilla les yeux, semblant parfaitement fou à ce moment-là.

« Je ne me suis pas découvert un goût particulier pour l’exhibition, dit-il d’une voix à peine audible tandis que les deux autres tendaient leurs oreilles en bavant. Je suis un peu voyeur, comme tout le monde…

— Nous ne le sommes pas ! s’écrièrent les demandeurs tremblant d’attendre.

— Il faudra bien que j’y prenne du plaisir… en tout cas un certain plaisir, si je dois trouver l’inspiration. Je ne vois pas comment il pourrait en être autrement…

— C’est vous qui voyez. »

En vérité, Zacharias Soriana ne comprenait pas pourquoi il bandait si énergiquement ni pourquoi il s’en vantait. Il se sentait à la fois confus et satisfait, au bord d’un plaisir qui promettait d’autres convulsions. Mais il voulut paraître plus confus que satisfait et, sans cesser de se donner en spectacle, baissa la tête pour retrouver le fil de son interprétation inattendue.

« Je ne me caresse jamais, avoua-t-il. Depuis que je n’ai plus de femme à ma disposition, je fréquente les prostituées et quelquefois même les hommes dont c’est aussi le métier.

— On ne vous demande pas de passer aux aveux… fit la magistrate.

— Et pourtant, il faut que vous connaissiez la raison qui a contraint mes deux ex-épouses à divorcer de moi en me privant de la présence de mes enfants.

— Si vous avez abusé d’eux, dit la magistrate, je ne veux rien savoir !

— Mais c’est exactement ce qu’il vient de dire ! s’écria le docteur.

— Et je n’en éprouve aucune honte ni regret, » gloussa le professeur.

Il se sentait heureux maintenant. La Justice n’avait pas même eu vent de ses crimes. Et la Médecine n’avait rien décelé dans ce sens. Il avait trompé tout le monde, si toutefois ce monde peut se ramener à l’exercice conjoint de la justice et de la médecine. Seules ses deux épouses pouvaient en témoigner. Mais elles s’en gardaient bien.

« Mais pourquoi donc ? s’étonna le docteur.

— Ce silence relève du faux témoignage…

— Vous êtes aussi bêtes l’un que l’autre ! grogna le professeur. Il est évident que si elles se taisent, c’est parce que mes fils ne savent rien !

— Quoi ! s’écria la magistrate. Ils étaient si jeunes que ça !

— Quelle honte ! fit le docteur moins scandalisé qu’intrigué par cette nouvelle.

— Vous allez donc rejeter ma candidature… ? » dit tristement le professeur.

Erica et Zantris se concertèrent pendant une bonne minute qui parut une éternité. Le pénis de Zacharias étant retombé, il le remit à sa place. Erica se tourna enfin vers lui, étonnée de constater que la braguette était fermée.

« Maintenant que vous savez tout de nous, commença-t-elle.

— Oh !... pas tout… je suppose…

— Vous en savez assez pour nous faire des ennuis… dit le docteur.

— Vous me connaissez mal… docteur…

— Si j’avais su… » regretta le docteur.

La magistrate se pencha sur lui, car il s’était assis et s’épongeait méthodiquement le front avec la manche de sa chemise.

« Vous aussi, Aimé… ? »

Zantris, peut-être atteint dans sa dignité car elle révélait son prénom, la supplia du regard en déboutonnant sa chemise.

« Ce n’était pas mes enfants, gémit-il. J’ai suivi l’exemple de notre curé.

— Circonstance atténuante, certes, mais cela ne suffit pas à vous excuser totalement…

— Je purgerai donc ma peine… En quoi consiste-t-elle ?

— Devant le professeur ? Il ne comprendra pas.

— Je ne suis pas si ignorant ! » rétorqua Zacharias Soriana.

Aimé Zantris avait retiré sa chemise. Il ôtait maintenant sa culotte, exhibant un cul avachi et des hanches non moins mollement grasses. Les mains de la magistrate empoignèrent cette masse tremblante. Et soudain, au grand étonnement du professeur, les insultes les plus violentes fusèrent. On était dans le bureau directorial. Zacharias se boucha les oreilles, espérant n’en entendre pas plus que les occupants des bureaux voisins. C’était ignorer que Zantris et Erica avaient puisé dans le budget pour s’offrir une isolation acoustique de première. Et les coups, les torsions, les déchirures et toutes sortes de sévices changèrent la peau, les muscles et les nerfs du docteur en un concert de cris qui rendirent le professeur aussi inoffensif qu’un enfant enfermé sans manger dans un placard en compagnie du balai, bel instrument pénétrant, et du savon de Marseille bien utile pour lubrifier un tant soit peu la serpillière familiale. Il sombra ainsi dans le souvenir, peut-être à l’orée de ce texte que réclamaient à corps et à cris ses deux mentors en poésie.

 

Deuxième mouvement – Adagio stretto

Quand Octave Conard apprit, par la Presse, que son père allait interpréter le rôle du docteur Zacharias Soriana dans la série facteur N, il ressentit nettement les effets de la jalousie : une oppression abdominale, un tourment cérébral et un léger trouble de la vision qui le contraignit à remettre ses lunettes sur le nez. Comme il ne les portait plus depuis plus d’un an, plus par coquetterie qu’autre chose, sa mère le trouva changé et même s’en amusa. Il faut dire qu’en un an, Octave avait grandi, il s’était musclé et avait laissé pousser ses cheveux qui maintenant tombaient sur ses épaules. Et pour alimenter encore la joie de sa mère, il avait remisé ses vêtements d’enfant pour adopter des tenues à la mode du temps. Notamment, la chemise flottait autour de ses cuisses et le pantalon était retroussé jusqu’à mi-mollet. Les lunettes, un peu trop étroites de monture, lui donnaient un air que sa mère avait raison de qualifier d’intellectuel, d’autant que la monture était épaisse et noire selon une mode dépassée depuis longtemps.

On demandait des figurants et éventuellement des personnes se sentant à l’aise avec l’interprétation, sans exiger toutefois une qualification professionnelle. Ce fut ainsi qu’il rencontra Joan Strosse, lequel se trouvait sur le plateau où avaient lieu les auditions. L’allure étrange du jeune homme attira l’écrivain comme la lumière enivre les insectes du soir et de la nuit. Il souffla dans l’oreille de Frank Luxor, le producteur de la série, que le « jeune homme aux lunettes » ne manquait pas de séduction. Frank examina Octave des pieds à la tête et, ne comprenant pas les goûts « contre nature » de Strosse, l’engagea sans savoir qu’il s’agissait du fils aîné de Zacharias Soriana. Joan Strosse emmena le jeune homme à la campagne pour les « répétitions ». Octave, qui ne connaissait rien à la production, accepta l’offre sans se douter qu’il allait changer le fil d’une histoire que l’écrivain avait pourtant bouclée à la grande satisfaction de la production et particulièrement du bouillant et imprévisible Frank Luxor.

La maison de campagne de Joan Strosse était tout ce qui restait d’un fort ancien et sans doute séculaire corps de ferme. La restauration était en cours. Un échafaudage de bambous était assujetti à la façade principale, celle qui donnait sur la route, face au gros village de Nanttutu. Par contre, de l’autre côté, une tonnelle couverte de vigne vierge abritait confortablement le regard qu’on pouvait porter sur un paysage champêtre des plus anciens, lequel ressemblait plus à un décor de Rossellini qu’à une véritable campagne. À l’étage, une unique chambre, vaste et parfaitement repeinte de frais, ouvrait ses fenêtres au-dessus de la tonnelle où des chats se prélassaient. On répèterait dans cette lumière de rideaux diaphanes, à même l’antique plancher qui sentait vaguement la moisissure et l’encaustique. Joan prépara le repas qui fut consommé dans le jardin sous un ciel étoilé, les insectes visitant une lampe accrochée à distance à la branche d’un cerisier en fleurs. Le viol eut lieu dans la nuit.

Le lendemain matin, l’anus douloureux et la bouche encore gluante de sperme, Octave prit le train à Nanttutu, Joan l’ayant abandonné sur le quai en prétextant un rendez-vous. La ville, étroite et vieillotte, était en fête. Un de ses fils prodigues était de retour le jour même d’une course à bicyclette. Octave dut se jucher sur l’aile d’un camion pour voir les manèges tourner et les habitants du mouroir local se rassembler devant le buffet dans la perspective d’un repas gratuit. Le train siffla juste au moment où, crut voir Octave, Frank Luxor prenait le micro pour vanter les mérites de sa prochaine production, le facteur N. Octave, qui n’avait pas lu le scénario et n’avait pas eu l’occasion de répéter son rôle, se demanda qui pouvait bien être ce facteur si Henri Chinaski n’était pas prévu au générique. Pressé par un cheminot, il sauta dans le train et, une heure plus tard, frappa à la porte de la loge où son père se maquillait devant un écran. Zacharias Soriana releva les signes d’une détresse certaine sur les traits de son fils. Cependant, comme celui-ci parlait d’autre chose, et notamment de la question de savoir s’il était engagé ou non, le professeur continua de se maquiller sans rien dire qui pût aggraver la mélancolie d’Octave.

« Ai-je le bonjour de ta mère ? finit-il par murmurer, coupant net le discours haletant de son fils.

— Je crois qu’elle te hait. Et je ne sais pas pourquoi. C’est le drame de ma vie.

— Tu ferais bien de penser à toi. Et à toi seulement.

— C’est ce que j’ai essayé de faire toute la nuit. »

La nuit ? pensa Zacharias Soriana. Pourquoi la nuit ? Cette situation commençait à le déranger. Il changea brusquement de sujet, sidérant passablement Octave qui se dandinait sur la pointe des pieds comme s’il avait envie de pisser. Zacharias, irrité par ce comportement répétitif, indiqua d’un doigt enduit de rouge la porte des cabinets. Octave sortit.

Ce n’était pas exactement la porte des cabinets, mais le couloir qu’il arpentait y menait, selon ce que venait de lui affirmer un paillasse effrayant, lequel le suivait maintenant. Soudain inquiété par cette présence obsédante, Octave accéléra. L’autre le rattrapait. Les cabinets étaient occupés.

Cinq minutes plus tard, une femme en tutu, pas aussi jeune que le prétendait la finesse de son corps, sortit en même temps qu’elle tirait la poignée de la chasse d’eau, chassant entre les deux hommes. Le paillasse fit signe à Octave qu’il pouvait y aller le premier, car il avait l’air pressé d’en finir alors que lui pouvait encore se retenir. La danseuse pouffa et attendit qu’Octave eût fermé la porte pour dire au paillasse :

« C’est le fils de Zacharias. Il est passé à la casserole.

— Bienvenue dans la famille ! » fit le clown.

Octave avisa le vasistas. Il y manquait le vantail. Comme ces WC étaient du genre turc, il dut se hisser à la force de ses bras. Le patio était sordide. Les poubelles, presque toutes couchées, vomissaient des déchets pestilentiels. Mais Octave comptait sur eux pour amortir sa chute, car il était à quelques trois mètres du sol. Il se jeta. Le fer d’une épée brisée, accessoire inutile, traversa son cœur, l’immobilisant instantanément.

 

Troisième mouvement – Larghetto

Mathis de la Florette suçait un sucre d’orge en forme de pénis érigé. Cette histoire se terminant, il est nécessaire de lui donner une fin digne de la morale la mieux partagée, à défaut du bon sens que le philosophe associa jadis à la pratique du doute. S’il est un domaine où le doute n’a pas sa place, c’est bien celui de l’éthique. Or, Clarisse de la Florette était une digne et sévère représentante de la défense des bonnes mœurs. Sa considération des autres mœurs, réputées mauvaises dans son milieu de citoyens vigilants, pouvait la conduire aux jugements les plus drastiques, voire éprouvants pour le prévenu, et même à commettre des actes que la justice eût condamnés si elle n’avait pas été elle-même la gardienne inclémente des convenances, des habitudes et des pensées utiles à tout le monde, y compris aux contrevenants.

Nous savons déjà qu’elle était, aux côtés de Géraldine Conard, mais sans véritable fréquentation, la détentrice d’un secret qui eût détruit Zacharias Soriana et son existence. Mathis, enfant de sept ou huit ans (je ne me souviens pas), avait d’autant mieux oublié l’outrage dont il avait été victime de la part de son propre père que celui-ci, prévenant toute suite fâcheuse pour lui, l’avait drogué. Une douleur anale avait alerté l’épouse et le docteur Zantris, consulté en urgence, avait conclu à la sodomie. Il était donc le troisième homme, ce que Zacharias Soriana ne pouvait ignorer. Erica Maniasse avait-elle été mise au courant par son partenaire sexuel ? Nous n’en savons rien. Toujours est-il que ce fut Zacharias qui proposa à Joan Strosse de modifier son scénario afin de lui permettre d’assassiner la juge et le docteur. L’écrivain, intrigué, avait pensé pouvoir arracher les vers du nez d’Octave, mais voilà que dans la nuit un inconnu non prévu au générique les violait tous les deux. Honteux et furieux, Strosse s’était enfui pour rejoindre les plateaux de la télévision où on attendait déjà de lui qu’il modifiât le script du facteur N. Quelle ne fut pas son horreur quand il apprit qu’Octave s’était tué ou avait été tué ! Il se mit immédiatement au travail pour inclure cet étrange évènement dans le scénario. Cependant, au bout de quelques heures passées plus à boire qu’à penser et écrire, ne trouvant rien de logique ni de vraisemblable à proposer au public, il décida d’aller frapper à la porte de Clarisse de la Florette. Quand une intrigue se cogne la tête contre les murs, il faut tenter de provoquer l’étincelle qui changera son destin de folle à lier en évidence que le philosophe lui-même applaudira sans compter le temps qu’il perd à se mêler aux foules gourmandes de séries télévisées.

Clarisse, qui ne le connaissait que pour l’avoir vu à la télévision, lui ouvrit grande la porte et le poussa dans son salon pour lui proposer de se saouler avec elle. Elle venait d’apprendre la mort d’Octave. Certes, dit-elle, ce n’était pas son fils, mais Octave était tout de même le frère de Mathis. Joan Strosse approuva et vida son verre.

Entretemps, le petit Mathis, que nous avions surpris en train de sucer un sucre d’orge pour le moins incompatible avec les convictions de sa mère, se l’était fourré dans le cul sans attendre d’autres critiques. Et Clarisse ouvrit la porte de la chambre au moment même où le sucre d’orge pénétrait dans ce qu’il convient d’appeler un petit cul. Joan Strosse en fut véritablement bouleversé. Il se jeta sur le gosse pour sucer.

Clarisse, épouvantée, lui asséna un tel coup de pied dans le ventre qu’il en creva sans délai. Ce fut à peine si la douleur s’exprima sur son visage pris au dépourvu d’une extase en proie au paroxysme de sa signification. L’enfant, étonné, plongea sa main dans la poche qui contenait d’autres phallus à sucer. Et il se mit en devoir de recommencer là où on l’avait inexplicablement interrompu. Pendant ce temps, Clarisse tirait le corps hors de son appartement.

Quand elle revint dans la chambre, elle se mit elle aussi à sucer un sucre d’orge.

« Mon fils, dit-elle d’une voix sucrée, je ne veux pas te faire la morale. Tu es bien trop jeune pour comprendre la portée de la leçon. Il faut que tu saches que ce monde n’est pas vivable si on laisse faire ceux qui en profitent au détriment de l’hygiène tant physique que mentale. L’homme est ainsi fait que ce n’est qu’en réprimant toute espèce de recherche qu’il peut envisager de vivre heureux en compagnie de ses semblables. Il y a longtemps que la Justice et la Médecine, travaillant main dans la main et en bonne entente avec l’Éducation et le Plaisir, ont construit le monde tel que tu peux en jouir toi-même. Une multitude d’êtres humains en ont bien profité tandis que l’autre côté de l’humanité a croupi jusqu’à la mort dans nos prisons et nos établissements de santé mentale. Comment veux-tu que je souhaite que tu finisses dans l’une ou l’autre de ces poubelles de l’humanité ? Je te souhaite au contraire tout le bonheur que la technologie et le salaire promettent au citoyen qui aime sa patrie et ses institutions. Il faut donc que tu saches qu’il y a des choses qu’il ne faut pas faire. Comprends-tu ce que je viens de t’enseigner ? »

Mathis se contenta de répondre :

« Par le cul, ça n’a pas du tout le même goût. Mais c’est un goût, Maman ! Tu ne veux pas que je t’en mette un dans le cul ? »

Nœud 25

Pour Mathis, le jeune fils du docteur Soriana, Jules Sarabande, un des trois cobayes du facteur N, était la « quéquette » de son papa. Le docteur, revoyant ses graphes d’un œil enfantin (il se fût agi d’Octave, son regard eût alors été juvénile), comprit ce que son bambin avait remarqué.

triade-sarabande.jpg

Mathis, vu son âge, ne mesurait pas la portée symbolique de son observation. Du moins le docteur voulait-il s’en convaincre lui-même. Devant lui, les trois écrans montraient pour l’instant trois personnages immobiles, dont le poète Jules Sarabande qui écrivait dans un carnet, levant le nez pour chercher l’inspiration. La modeste cellule où il se trouvait enfermé pour la durée de l’expérience qui allait, sous la plume de Joan Strosse, se transformer en une série télévisée d’un genre nouveau, n’était meublée que d’une couchette quelque peu spartiate, d’une table sur laquelle le sujet disposait d’un terminal (écran+clavier+souris) et de l’ouverture d’un monte-charge par lequel il pouvait faire monter sa nourriture et tout ce qui pouvait satisfaire ses sens.

Le docteur Zacharias Soriana méditait, son regard allant du schéma tel que son fils l’avait modifié

triade-sarabande2.jpg

à l’écran où Jules Sarabande pouvait représenter la « quéquette » si c’était ce que souhaitait la production maintenant qu’elle était informée de cette anecdote purement familiale. Une caméra était donc installée dans la chambre du petit, sans doute avec la complicité de sa mère, Clarisse de la Florette. Chambre à laquelle le docteur n’avait pas accès. Mais pourquoi n’avait-il pas fouillé les poches de son fils avant de le rendre à sa mère après la garde prévue par la Justice ? Il se serait bien passé maintenant de cette relation entre sa propre personne, inventeur du facteur N et directeur de l’expérience, et ce poète somme toute passable qui avait accepté cette mise à l’épreuve comme un « boulot ».

Il n’en restait pas moins que le dessin de Mathis prenait un sens au fur et à mesure que le docteur en observait les détails. Au bout d’une bonne heure de réflexion, il conclut que les modifications apportées à son propre graphe ne pouvaient être le fait d’un enfant de sept ans (huit le mois prochain). Passe encore des ratures, se dit-il, mais ceci

triade-sarabande3.jpg

ne pouvait en aucun cas être l’œuvre d’un gosse. Et se concentrant sur ce dessin, il comprit alors qu’il ne pouvait être que l’œuvre de Jules Sarabande lui-même. Mais comment le poète avait-il communiqué avec l’enfant ? Communiquait-il encore avec lui ? Et quelle était la part de Joan Strosse, et du système qui le payait, dans ce qu’il fallait maintenant considérer comme le dessin d’un extraterrestre tel que Jules Sarabande le vit apparaître dans cette fameuse nuit qui inspira son poème Ils reviendront !2 ?

Vu comme ça, on s’éloignait de la « quéquette » pour se rapprocher du cerveau malade de Jules Sarabande. C’était en tout cas une bien meilleure hypothèse.

 

 

PASSÉ

Réalité 2

Jules Sarabande, comme Jeanne d’Arc, n’a peut-être jamais existé. Il est difficile aujourd’hui de distinguer la part du mensonge d’État de celle du témoignage particulier. De l’œuvre de ce poète d’anthologie, il ne reste, si l’on en croit moins l’historien que le littérateur, qu’à peine un cinquième ou un sixième. Et ce sont bien sûr les œuvres perdues dont on vante le mieux les mérites.

Avant toute aventure biographique, il convient de signaler, sans plus de commentaires, que son principal exégète, le docteur Zacharias Soriana, était employé dans une entreprise où l’État était majoritaire et seul décideur. Son témoignage demeurera à jamais sujet à caution. Mais c’est celui qu’a retenu l’Éducation étatique qui place notre poète dans son XXVIe siècle, aux côtés de Georges Barrus et de Marion Elssimer par exemple. Il ne s’agit donc pas d’un poète mineur, du moins aux yeux de la société actuelle qui sera celle de nos enfants.

Jules Sarabande est né à Nanttutu, dans la banlieue parigienne, en l’an 2744 de notre ère. Il y est mort en 2787. Cette courte existence ne lui a pas permis de s’imposer de son vivant. Et c’est justement cette vie qui fait l’objet de notre légitime curiosité.

Ceci dit, le lecteur ne s’étonnera pas d’apprendre qu’en réalité, Jules Sarabande n’a pas dépassé l’âge de sept ans. Et pourtant, il survécut, si l’on en croit la légende, trente-six ans à cette mort.

Que s’est-il passé ?

La famille de Jules était d’origine paysanne, mais à l’époque de sa naissance tout ce monde était employé dans la fonction publique, principalement dans l’administration de l’État civil. Le père de Jules, Hector Humphrey (on regardait encore les films de Bogart), était secrétaire à la mairie de Nanttutu. Quel homme était-il ? Nous ne le savons pas. Il avait épousé la fille d’un autre secrétaire, Lucile d’Orcardie, d’origine étrangère non précisée par la documentation officielle. Elle exerçait la profession de factrice aux écritures dans l’administration du Mail. Un frère fut tué à la guerre. Un autre déserta et devint citoyen des États-Unis d’Amérique. Une sœur épousa un secrétaire. Et une autre s’éloigna pour enseigner l’arithmétique dans les Colonies. Jules, enfant gâté, devint mélancolique à l’âge de six ans. Sa maladie, diagnostiquée par le docteur Aimé Zantris, dura à peine un an, car il en mourut.

Le pauvre gosse eut la tête emportée par une décharge de chevrotines. Il avait utilisé le Mannlicher de son père, amateur de safari. Le petit corps étêté fut retrouvé assis dans le canapé du salon familial. La télévision diffusait la nouvelle série à la mode, le facteur N. Quand Hector Humphrey entra dans le salon pour s’approvisionner en cigarettes, il ne comprit pas que son fils était mort d’une « manière irréversible » comme il fallut le lui expliquer après les constatations policières. Le petit laissait un gros cahier rempli de son écriture. Il ne fut pas publié à cette époque. Car voici ce qui se passa.

La mode était encore aux récits de science-fiction, malgré les avertissements pertinents d’un écrivain d’un siècle précédent auteur d’essais sur les Modernes. Chacun s’appliquait à imaginer des théories, les romanciers devançant les savants dans ce domaine plus littéraire que scientifique. Joan Strosse, tâcheron opiniâtre de l’édition populaire et scénariste de séries télévisées fort goûtées d’un public salarié, habitait à cette époque une maison voisine de celle des Sarabande. Il prétendit même avoir entendu le coup de fusil. Attiré par cet étrange suicide, il s’était rapproché d’Hector Humphrey et de Lucile, d’abord en tant que voisin soucieux d’offrir ses consolations, puis en homme de télévision habilité à signer le chèque correspondant à l’adaptation des faits. L’affaire était faite quand le docteur Zacharias Soriana, futur biographe de Jules, imagina une suite au téléfilm écrit par Strosse. Les deux hommes s’entendirent secrètement, le docteur mettant en œuvre une expérimentation réputée scientifique entièrement financée par son employeur, la KOK, et l’écrivain interprétant les résultats scientifiques pour construire un récit à la portée de l’entendement humain le mieux partagé du monde.

Le docteur Soriana, aussi peu inspiré que compétent, adapta la théorie imaginée par Joan Strosse pour lui donner un vernis scientifique assez brillant pour convaincre la KOK de financer une expérience dont la durée demeurait indéterminée tant que son pendant télévisuel, la série facteur N, rencontrerait le succès. Joan Strosse, qui n’était pas non plus une lumière, mais qui connaissait son métier, s’inspira d’une espèce de croyance qui prétend qu’au moment de la mort l’homme revoit le film de sa vie. Il avait lui-même exploité ce filon des dizaines de fois sans essuyer de critiques. Cependant, il s’agissait maintenant d’améliorer un tant soit peu ce cliché. Vous pensez ! Un enfant tué de ses propres mains armant et déchargeant un fusil de chasse haut de gamme ! Le filon, cette fois, pouvait conduire à la fortune, laquelle consistait, selon les vœux de l’écrivain, à ne plus rien écrire du tout et à profiter du temps qui passe en alimentant les sens de tout ce qui peut s’acheter. C’était là le côté naïf de Strosse.

La mode, en matière de science-fiction, consistait le plus souvent à jouer avec le temps. Ce genre mineur de l’activité littéraire s’inspirait des recherches esthétiques plus sérieuses et autrement artistiques de bon nombre de véritables écrivains soucieux de chronologie, de généalogie, de confusion et même de convulsion. Pour écrire une nouveauté, il suffisait d’imaginer un temps, si possible jamais encore exploité. Et ce temps, certain ou incertain, servait d’outil à forger un récit toujours passionnant pourvu qu’on eût l’esprit gravement atteint par des préoccupations d’ordre métaphysique et moral. Autrement dit, il ne restait plus grand-chose à se mettre sous la dent et les milieux scientifiques répercutaient cet essoufflement jusqu’à manquer totalement d’instinct et de posture favorable à l’invention inattendue.

Joan Strosse imagina qu’entre le moment où la mort intervient et celui où elle existe, il y avait un temps et que ce temps était le futur dont le mort était privé. Dans le cas qui l’occupait, ce futur virtuel prenait la dimension de toute une existence puisque le mort n’avait que sept ans. Bien sûr, on peut se poser la question aujourd’hui de savoir pourquoi le survivant futur, si on peut l’appeler comme ça, perdit la vie à l’âge de quarante-trois ans, en pleine production littéraire et poétique. En d’autres termes, quelle est la signification de cette interruption ? On en comprendra mieux le sens et la nécessité si l’on se rappelle que l’interruption est le contraire de la série, ce qui nous ramène au temps où un Alfred Jarry participait à l’édification d’une modernité enfin libérée. Remettons cette réflexion à plus tard…

Il ne restait plus au docteur Zacharias Soriana qu’à traduire tout ceci en termes scientifiques, ne négligeant rien de l’abstraction mathématique ni des procédures technologiques proposées par une industrie toute disposée à financer les deux aspects de l’opération. Le Haut directeur de la KOK, Harold Champignole, s’institua Coordinateur Général et Unique, ce qui augmentait considérablement, du point de vue de l’écrivain et du docteur, la perspective de revenus. Bien évidemment, Hector Humphrey et Lucile ne comprirent pas grand-chose à l’affaire, la dernière consolation de leur voisin et maintenant ami Joan Strosse s’avérant bien supérieure en compassion que les fleurs et autres accessoires funéraires dont il les gâta d’abord.

L’écrivain reçut une quantité impressionnante de photographies et de vidéos où le petit Jules Sarabande apparaissait toujours un peu triste, ne souriant jamais à l’objectif et n’acceptant de se livrer aux jeux, lesquels faisaient office de prétexte quasi théâtral, que pour mieux s’en libérer et s’abandonner aussitôt à ce qui paraissait être au mieux des rêveries et au pire des ruminations annonciatrices de son suicide. Il arrivait en effet que l’enfant se crût enfin affranchi et, presque sinistre, cédait à l’accablement ou à l’ennui pendant que son père saisissait en toute indiscrétion, mais dans une intention bien compréhensible, ces moments de vague à l’âme dangereux. Revoyant ces images à l’écran, lui et Lucile ne pouvaient s’empêcher d’en pleurer. Une angoisse commune, terriblement destructrice, s’empara de leurs esprits au point qu’ils se confièrent à un médecin réputé pour sa science psycho pédiatrique. On amenait alors l’enfant à Parigi, profitant du voyage pour lui faire apprécier les avantages du train sur l’automobile, mais les paysages de la banlieue ne rassérénaient pas l’enfant comme ils l’espéraient toujours malgré la répétition également identique de son comportement. Le docteur Aimé Zantris, écartant gentiment les parents, s’entretenait une bonne heure avec leur fils, mais celui-ci ne « progressait » pas. Au contraire, il devenait de plus en plus « bizarre », allant même jusqu’à comprendre le sens profond des poèmes d’Edgar Poe, ce dont Lucile était bien incapable. Hector Humphrey, qui appréciait la littérature tant qu’elle ne dérangeait pas ses convictions, écoutait avec frayeur l’enfant lire Ulalume à haute voix puis lui expliquer que lui-même, en rêve, avait fait le même voyage.

Mais on était loin de s’imaginer que Jules allait mettre fin à ses jours et surtout d’une si horrible façon. Le thanatopracteur eût beau avoir reconstitué, dans une excellente cire, la tête explosée de l’enfant, chacun s’accorda à penser qu’Hector Humphrey avait commis la faute impardonnable d’avoir laissé son Mannlicher à sa portée et non seulement le fusil, mais aussi une boîte de cartouches chargées de chevrotines. Le manuel d’utilisation de cette arme redoutable était écrit en français. L’enfant, qui lisait Poe dans la traduction mallarméenne, ne connaissait pas d’autres langues. Il en avait couvert les marges de sa fine écriture, tellement fine qu’on ne pouvait espérer en lire le texte. Ce précieux document est aujourd’hui exposé au musée de la Fondation KOK dans la vitrine jouxtant celle où le rouleau original de Sur la route peut être lu par l’intermédiaire d’un logiciel. Hélas, personne, à ce jour, n’a réussi à déchiffrer les Commentaires sarabandiens du Manuel mannlicherien.

Hector Humphrey sombra dans une dépression digne d’un professeur de collège. Il dut abandonner son poste à un collègue concurrent et ne le retrouva pas à sa sortie de convalescence. Il se contenta alors d’un emploi de surveillant des travaux jardiniers et devint rapidement la bête noire des jardiniers et autres manipulateurs d’outils à jardiner. Et plus on le bahutait, plus il enrageait. Son caractère changea à ce point. Et Lucile s’éloigna quelque temps dans les Colonies où une de ses filles avait épousé un « Noir ». Elle ne revint d’Afrique que pour ne pas assister à la naissance de son premier petit-fils métissé. Joan Strosse avait alors avancé dans l’élaboration du scénario de sa nouvelle série.

Il s’amena un jour en compagnie du docteur Zacharias Soriana qui avait un fils de l’âge de Jules. Ce petit Mathis, amateur de sucre d’orge terrifié par l’idée de rencontrer un dentiste, suivait le couple des inventeurs du facteur N. Il dit bonjour à la dame qui lui parut aussi moche qu’un sac de patates. Le monsieur, grimaçant comme un singe privé de bananes, consentit à tendre sa grosse main moite dont Mathis empoigna un doigt. Le doigt s’échappa vivement et on s’installa autour d’une table de jardin pour discuter de l’avancement des travaux télévisuels. Lucile servit des boissons alcoolisées aux deux messieurs qui en abusèrent tandis qu’Hector Humphrey s’en privait pour ne pas s’attirer les foudres de son épouse. Mathis se roula un moment dans le gazon sans éprouver un plaisir particulier. Un chien qui ressemblait à un paillasson le regardait sans oser participer.

« Sans ce fusil, dit Lucile, rien ne serait arrivé !

— Et le poison ? s’écria Hector Humphrey.

— Le poison ? Quel poison ? Je n’ai pas de poison, moi ?

— Tes pilules alors ? Ce n’est pas du poison peut-être ?

— Qui te dit qu’il se serait empoisonné s’il n’avait pas trouvé le fusil ?

— Il se serait pendu pour nous donner tort !

— Mais je ne me sens pas coupable ! Je suis malheureuse…

— Et tu m’en veux pour ne pas en souffrir !

— Un malheur sans souffrance ! Quelle imagination ! »

Joan Strosse nota la scène dans son petit carnet aux pages cornées et graisseuses, sous le regard amusé du docteur qui usait de l’autre œil pour surveiller les étranges évolutions de son fils sur le gazon.

« Elle ne me dispute que devant les autres, confessa Hector Humphrey en baissant les yeux.

— Nous n’aurons plus d’autres enfants, grogna Lucile.

— C’était le dernier, ajouta Hector Humphrey. Je ne veux plus avoir affaire à une femme…

— Quand je pense que notre premier petit-fils est noir… »

Mathis trouva un bâton de sucette et se cura pensivement les oreilles. Son père, le visage empourpré et l’œil torve, remuait les lèvres, lui promettant sans doute de le guérir de ses mauvaises habitudes. La dame, toujours aussi laide, se taisait maintenant, les bras croisés sous une poitrine sans relief. Mathis continua son exploration en se glissant sous un buisson, dérangeant ce qui était une perdrix mais qu’il prit pour un pigeon. À Parigi, il y avait des moineaux et des pigeons et les murs et les fenêtres recevaient quotidiennement leur part de chiasse. Ici, les carreaux étaient propres et, de l’extérieur, les rideaux ressemblaient à des personnages coincés entre l’immobilité et la lenteur. On n’en distinguait pas les visages. On devinait les mains. Mathis entra dans la maison par une de ces fenêtres, s’excusant auprès d’un rideau vénitien qui s’exprima durement en agitant ses plis. La pièce était une chambre. Il tombait bien, c’était la chambre de Jules. Le cahier, encore inconnu de la production qui payait Joan Strosse, était ouvert sur une petite table qui avait dû servir de bureau. Le siège était recouvert d’un tissu rougeâtre vachement usé. Oui, Mathis connaissait lui aussi l’histoire tragique de Jules Sarabande. Il savait même ceci :

C’était jour de marché à Nanttutu. De la fenêtre du premier étage, on voyait la place où il se tenait. Il y avait du monde, comme d’habitude. Jules vit ses parents apparaître puis disparaître. C’était toujours comme ça que ça se passait. Chacun avait ses habitudes. On ne les aurait changées pour rien au monde. Le vent agitait les toiles multicolores. Il y avait toujours du vent à Nanttutu, un vent sans exagération qui maniait les volets jusqu’à les faire claquer contre le mur d’où ils revenaient pour recommencer leur cirque en se refermant. Les rideaux sursautaient, comme s’ils avaient eu le pouvoir d’oublier que cela leur arrivait tous les jours, qu’il plût ou que le soleil invitât à se détendre familialement dans le jardin où Papa procédait au rite de la cuisson sur le grill. Avant de partir, avec Maman accrochée à son bras (son autre bras replié tenait le cabas encore vide), Papa avait parlé de la viande et de l’assaisonnement conseillé à la télé par un spécialiste du bonheur. Tu parles !

Jules consulta sa montre. Il avait une bonne heure devant lui, mais rien ne pressait. Il avait répété la scène des dizaines de fois depuis trois mois. Sa décision avait cet âge. Il se remémora cet instant. Ce fut comme un éclair un soir d’été sous la lune pleine. Il inventa le futur potentiel et le remplit de tout ce qu’il savait. C’était là un sacré entraînement à la mort. Papa possédait plusieurs fusils : celui à lions, celui à perdrix, celui à éléphant et même un fusil à homme dont il ne se servait plus. Jules jeta son dévolu sur ce Winchester. Plus tard, après sa mort, ce fut par intérêt publicitaire que ce fusil devint un Mannlicher à buffles. Et Jules n’utilisa pas les cartouches de chevrotines contrairement à ce qui avait été dit et que la série reprit à cause du même contrat publicitaire. La balle avait un calibre .44, point. Et la tête, bien que réduite de moitié, tenait encore au cou par la mâchoire inférieure et les vertèbres cervicales. Cela, le docteur Aimé Zantris le savait. Les vrais faits sont les suivants (il est important de le dire maintenant parce que tout ce qui suit est marqué par des contraintes pécuniaires étrangères à l’honnêteté et la sincérité qui doivent impérativement, sous peine de trahison, voire de complot, inspirer la recherche tant évènementielle que textuelle) :

Il était onze heures et des poussières. Le fusil était léger, ce qui étonna l’enfant. Il avait déjà soupesé le Mannlicher que son père lui avait montré pour l’impressionner une bonne fois pour toutes et l’enfant n’avait pas pu épauler cette arme ancienne qui convenait à l’homme fort et sûr de lui. Son père avait été ce genre d’homme, mais l’enfant ne savait plus si c’avait été dans une vie antérieure ou dans celle qu’il vivait lui-même en ce moment. Toujours est-il que son père actuel ne ressemblait pas à la légende qu’il colportait derrière les ors de sa médaille. Jules était au moins sûr d’une chose : on ne peut pas être ce qu’on a été. Et au moment où on est cette chose, il faut se préparer à devenir tellement différent qu’on sera un jour contraint de mentir à son propre fils. Tel était l’histoire de l’homme et il se la racontait tous les soirs avant de s’endormir.

Il y avait un orchestre pour animer le marché. Des gens tournoyaient gaiement. Des filles montraient leurs jambes et leurs nombrils. Jules bandait depuis toujours. Mais ce matin-là, alors que midi approchait, il se douta que la mort avait sa part dans cette érection. Il ouvrit la vitrine à fusils, prit le Winchester, le chargea incomplètement (à quoi bon ?) et s’installa dans le canapé du salon. Au même instant, des mois plus tard, Mathis remarquait que le canapé avait changé de couleur par endroits. Était-il possible que les parents de Jules eussent conservé ce meuble maudit ? Mathis effleura les coussins. Dire que la mort était passée par là ! Au plafond, même toutim : on voyait nettement les raccords de plâtre que le badigeon ne réussissait pas à camoufler. Et juste au moment où il allait se jucher sur le dossier du canapé pour examiner ce plafond, son père entra, retenu à l’entrée du salon par la main de Joan Strosse qui faisait chut avec l’index pressant ses grosses lèvres encore baignées des saveurs du pastis. Mathis sauta à terre, provoquant le balancement discret d’une statue elle aussi nettoyée à fond. Que de sang ! Le docteur Zacharias Soriana s’approcha. Joan Strosse le suivait de près.

« Qu’en pensez-vous, docteur ? roucoula celui-ci.

— Je le vois bien dans le rôle, répondit Zacharias Soriana, mais je doute que vous puissiez convaincre sa mère.

— Je l’encule tous les jours ! » rouspéta Mathis.

 

FUTUR

Réalité 3

Jules Sarabande passa le reste de son existence entre le rêve et les apparences. Cette durée (si c’en est une) apparut soudainement alors qu’il venait de mourir, tué par ses propres mains, entre cette mort (un formidable vacarme) et ce qui constitua plus tard sa destruction par il ne savait quel autre auteur de ses jours. Pendant trente-six ans, durée de cette espèce de survie, il se sentit épié par un étranger à lui-même. Il avait souvent l’impression que celui qui écrivait était en réalité cet étranger, ou cette force intérieure s’il était en fait condamné à la plus totale solitude. Quoiqu’il en fût, il vivait soit en symbiose soit en habitant de lui-même. Et il n’était pas interdit de penser, même si c’était improbable, que cette dépendance n’était qu’un effet de miroir difficile à expliquer et par conséquent propice au lyrisme dont il voulait construire sa poésie. Les années passèrent, l’adolescence s’acheva dans le désespoir et l’écriture conditionna sa vie d’adulte.

Mais hélas, ce ne fut pas si simple. Il y eut d’abord, à l’âge de quinze ou seize ans, cet enfermement dans un établissement de soins. Jules se portait assez bien physiquement mais, suite à un attentat sur une autre personne, la société considéra qu’il souffrait d’un mal et qu’il était nécessaire de « tout mettre en œuvre » pour déterminer la gravité de ce mal et surtout sa nature, à savoir s’il s’agissait d’une maladie ou d’un défaut. Les maladies se soignent ou pas. Il faut essayer tous les traitements possibles, même les plus cruels. Par contre, un défaut de conception, ou de construction (selon l’école), ne se corrige pas. Jules entra dans la clinique du docteur Zantris en toute connaissance de cause.

« Il n’est pas bête, expliquait le docteur à Hector Humphrey et Lucile. Mais il se passera des années avant que je puisse établir un diagnostic indubitable. Vous comprenez, mes chers amis, que ma responsabilité, plus que la vôtre, est engagée dans cette analyse. Et je vous rassure, au cas où vous en douteriez, il ne s’agit pas d’une expérience. Comment cela pourrait-il être ? Pour mener à bien une expérience, il faut nécessairement établir une hypothèse selon des règles, tant scientifiques que déontologiques, dont je vous passe la teneur. Or, je n’ai, en tout cas à l’heure actuelle, aucune hypothèse à soumettre à l’intelligence et au savoir-faire de mon équipe. Il est donc hors de question d’initier ce que vous appelleriez par ignorance une expérience. Ceci nous distingue du domaine littéraire où tout est permis… par définition. Nous allons par conséquent procéder à une analyse. Et à son issue, nous établirons les bases expertes de la décision judiciaire qui affectera toute l’existence de votre fils. Je ne puis vous renseigner sur ce qui sera décidé. Attendons. »

Jules attendit huit ans avant de rencontrer, dans le cadre d’une procédure strictement égalitaire, la magistrate chargée d’instruire et de conclure son dossier, madame Erica Maniasse. Elle était laide, ne souriait que d’un côté de son piètre visage à cause d’une paralysie faciale doublée d’un fort vivace tourment involontaire et ses jambes ne se croisaient plus depuis longtemps. Elle avait une haleine de fauve, disait son père, mais elle s’exprimait avec une netteté aussi éloignée de la franchise que la naïveté peut l’être de l’hypocrisie. La réunion eut lieu un jour de pluie dans les bureaux du Grand Tribunal Populaire de Parigi. Mais c’était l’été et les glycines entêtaient. Jules avait près de vingt-trois ans, il n’avait connu que les plaisirs solitaires et son œuvre de poète avait déjà pris forme. Il se sentait presque joyeusement supérieur à ses juges, la magistrate ayant appelé à son secours une dizaine d’experts, dont le docteur Zantris qui prit la parole le premier.

« Il ne faut pas se fier, commença-t-il, aux ouvrages ma foi bien faits de ce jeune homme à qui il ne manque qu’un pas pour devenir un adulte à temps complet. Je ne vous les présenterai donc pas. Ma tâche est plus ingrate et partant, plus sûrement propice à révéler la vérité encore troublée par des symptômes qu’il m’appartient de signaler. J’en conclurai que Jules n’est pas apte à rejoindre ses semblables. Il ne pourra jamais trouver sa place dans notre société. »

Il s’ensuivit un long, très long exposé des circonstances qui justifiaient le maintien de Jules en milieu fermé jusqu’à prochaine analyse. La Maniasse, comme on l’appelait, consulta sa montre dès l’introduction du docteur. Les spectateurs de cette audience, dont Jules et ses parents, se demandèrent en silence s’il était bien utile de continuer après ces préliminaires. Jules n’accorda le privilège de son regard à personne, pas même à sa mère qui était déjà en train de pleurer. Mais qu’avait donc fait notre poète pour mériter un pareil traitement ?

À seize ans (de ce temps potentiel), il mordit tant la joue d’une petite voisine qu’il en arracha la meilleure partie, celle qui se caresse et se laisse embrasser si sa propriétaire y consent. Un tel fait, rare sans doute, mais réparable par les moyens habituels qui régissent les relations humaines, ne justifient pas un internement psychiatrique d’urgence comme ce fut le cas le jour même de la morsure. Car Jules ne se contenta pas de mordre et d’arracher, il mangea. Et non seulement il mangea, mais il cuisina. Et non content de cuisiner, il avoua ne jamais s’être autant régalé de sa vie.

« Mais enfin, s’étonna le docteur Zantris, tu aimes les bonbons, comme tous les enfants ! C’est pas bon les bonbons ! Pourquoi tu ne manges pas des bonbons comme tous tes petits camarades ? Ah ! Je donnerais mon âme au Diable pour comprendre ce qui t’est passé par la tête, à supposer que ce ne soit qu’une passade ! »

Et dans le cas où l’enfant se fût vanté, ce qui arrive souvent avec les enfants, on soumit les restes du repas à des analyses qui démontrèrent que cette chair était bien celle de Nanou, la petite fille amputée. On avait déjà attaché Jules à un lit dans une chambre austère de l’annexe psychiatrique de l’hôpital parigien où il allait passer huit ans de son existence. Au début, malgré les liens et les effets des médicaments sur sa vigilance, il s’y plut. La fenêtre s’ouvrait sur un parc qu’il se promit de visiter si l’occasion ou la permission lui était accordée. Le personnel était du genre silencieux, ce qui convenait parfaitement à l’idée que Jules se faisait de la solitude. Prenait-il son mal en patience comme le soupçonnait sa mère ? Peut-être. Nul ne peut aujourd’hui commenter cette initiation au séjour psychiatrique. Il faut dire que les connaissances de l’époque étaient limitées aux théories contradictoires de clans aux intérêts aussi discrets que les mensonges de l’Église de Rome.

Que devint la charmante gamine ? À cette époque troublée par les guerres et les doctrines adverses, trouver une joue n’était pas difficile. On dut lui en greffer une et elle oublia sans doute son agresseur ou, si elle y pensa quelquefois, ce ne fut pas pour le plaindre ni pour chercher à comprendre ce qui avait motivé cette sauvage agression. Elle devait bien s’en douter un peu tout de même ! Sut-elle que sa joue fut mangée après avoir été cuisinée ? Contracta-t-elle une maladie mentale ? S’en sortit-elle ? Rien, nous ne savons rien de Nanou, ni même si c’était son nom, d’où elle sortait, surgissant du néant pour faire irruption dans la vie déjà tourmentée de Jules Sarabande.

Il survécut. On procéda à une prudente approche des conditions de sa nouvelle liberté. Ses liens furent rompus. On peaufina le traitement. Il fut admissible au réfectoire, puis au parc (un évènement préparé de longue date qui le remplit d’une joie sauvage et destructrice), bref, on le retint pour de plus amples analyses. Et cela dura huit ans.

Entretemps, il dévora l’oreille d’un partenaire au jeu de cache-cache. Il ne la cuisina pas, d’une part parce qu’il ne disposait pas de la cuisine, mais surtout parce qu’il fut immédiatement incarcéré dans la plus étroite cellule qu’il lui fût jamais possible d’observer de si près. Il s’y cogna la tête contre de doux tapis et passa une bonne nuit, tout nu sur le sol où les tapis ne manquaient pas de douceur non plus. Au matin, on l’empêcha de se masturber et on le conduisit devant sa victime qui était peut-être Van Gogh, qui sait ? Il s’excusa, ce qui ne le priva pas d’une série d’électrochocs plutôt redoutables. Le docteur Zantris avait, à cet effet, sorti d’un vieux placard cet instrument d’une autre époque. Personne, pas même les parents de Jules, ne le désapprouva.

S’il y avait une chose qui épouvantait le jeune Jules, c’était la perspective de se manger lui-même. Cela n’arrivait qu’en rêve. Il avait bien conscience qu’il ne s’était jamais livré à ces horribles et douloureuses automutilations. Cependant, la peur était là, personnage de l’ombre et du doute. La peau avait beau être indemne de toute morsure, Jules n’en avait pas moins peur de finir par passer à l’acte. Et en effet, à l’âge de dix-neuf ans, il trancha méthodiquement son pénis et le mangea cru, toujours pour la bonne raison qu’il n’avait pas accès aux cuisines. Il survécut. Le moignon se dressait encore, mais il n’était plus raisonnable d’espérer en tirer l’ardent plaisir qui avait depuis quatre ans meublé les angoissants espaces de solitude où la mort revenait s’expliquer sur le concept de vie provisoire. L’anus y gagna une étrange sensibilité, mais enfin… rien ne fut comme avant. Il l’avait fait. C’était épouvantable. Il ne pouvait même pas espérer, faute de moyen économique, récupérer une vieille prothèse russe. D’ailleurs, la direction eût-elle accédé à cette demande ?

Le temps passa. La faim augmentait. Et la surveillance se resserrait. À la veille de la première confrontation avec la commission présidée par la juge Maniasse, Jules vivait depuis des années en reclus, écrivant à même l’écran, car il n’était pas question qu’il se livrât à l’écriture sans que le système en fut informé en temps réel. En vérité, celui-ci s’en fichait un peu. Il agissait par routine, peu enclin aux déchiffrements littéraires, poétiques de surcroît. Les actes étaient autrement mémorisés et analysés. Chaque jour, l’ordinateur principal vomissait un rapport que le docteur Zantris ne manquait pas de parcourir, aidé en cela par les soulignements et les commentaires incrustés. Il s’ensuivait une rapide visite. Laquelle se concluait généralement par un ajustement du traitement. Des larbins silencieux prenaient note.

Alors, au vu de ces faits, comment se fait-il que Jules Sarabande obtînt, à l’issue de la commission, un avis de libération expérimentale contre les conseils du docteur Zantris ? Et bien justement parce qu’il s’agissait d’une expérience. Le docteur se révolta :

« Comment ! Une expérience alors que vous ne tenez pas la moindre hypothèse ! Peut-on savoir où vous voulez en venir ? Depuis quand un expert n’est-il pas suivi à la lettre ? Mesurez-vous la portée de votre décision ? Jules Sarabande demeure potentiellement dangereux. Contre les autres et contre lui-même. Ne s’est-il pas suicidé à l’âge de sept ans ? Vous oubliez que nous ne savons rien de ce futur potentiel inventé par des esprits plus occupés par la rentabilité économique que par le résultat scientifique. Je m’insurge contre vos attendus, madame la Présidente !

— Mais vous ne les avez même pas écoutés !

— Je ne les ai pas écoutés ? Suis-je donc un si mauvais élève ?

— Je n’ai pas dit ça, Aimé !

— Que cela ne se reproduise plus ! »

Et le docteur quitta la réunion sans autres commentaires. Jules, qui ne mesurait pas encore la portée de la décision qui venait d’être prise, se laissait embrasser par ses parents, entendant à peine la présidente qui récitait son habituel sermon sur le siège :

« Vous allez retrouver une liberté dont vous avez sans doute oublié les charmes. Je vous souhaite de bien mettre à profit ses avantages. Et de bien distinguer le charme de l’avantage. C’est un des principes de notre société. Si vous ne comprenez pas cela, vous nous obligerez à vous enfermer de nouveau. N’oubliez pas que nous sommes là pour vous aider, pas pour nuire au plaisir que vous avez le droit de prendre dans la limite d’un désir équitablement partagé. Les frais de procédure sont à la charge de la famille. Vous recevrez notre décision par courrier. Rappelez-vous qu’il n’est pas utile d’y répondre. »

La Maniasse se leva, remit en place sa perruque et sortit, suivie du troupeau des experts. Jules ne put alors s’empêcher de rire et de crier victoire. Son père l’invita à mesurer son enthousiasme :

« Personne n’a gagné, dit-il en levant le menton. Ni toi ni personne. Tu ne gagneras qu’au prix d’un réel effort sur toi-même !

— Oh ! fit Lucile. Mon Juju n’est pas un paresseux !

— Les fous ne sont jamais paresseux, ma mimine. Au contraire, ils travaillent, ils travaillent ! »

Il éclata de rire, éclaboussant les maîtres qui attendaient de plaider d’autres causes.

« Ils travaillent du chapeau ! » chanta-t-il sur un air ancien.

Jules se planta devant la statue d’un juriste au visage sérieux et presque condescendant :

« Sept pieds ! À marier avec huit. Cela donne toujours du grain à moudre. Si j’étais fou, je ne saurais pas rimer ! »

Six mois plus tard, après un tranquille séjour dans la maison familiale, Jules fut embauché, par piston, comme livreur dans une succursale du groupe Soriano à Parigi. Il conduisait une camionnette et respectait panneaux et piétons. Il était toujours à l’heure et ne rechignait pas à augmenter son mois en acceptant les heures supplémentaires. Il écrivait pour son plaisir, ne soumettant rien à personne. Il était heureux de vivre et ne songeait qu’à cela.

Bien sûr, l’angoisse ne l’avait pas quitté. Elle le rongeait de l’intérieur. Il s’en exprimait en termes orageux qui en augmentaient l’insidieux travail de destruction. Il ignorait qu’il ne lui restait guère qu’une vingtaine d’années à survivre dans ces conditions. Rien à voir avec ces héros désabusés qui vomissent à toutes les pages et adhèrent aux doctrines les moins documentées plus qu’ils ne les inventent. Fils à papa dorés sur tranche, ils s’attendent à figurer dans les meilleures bibliothèques, dégoulinant de la sueur que l’écriture leur confère, accessoire nécessaire du déclassé qui a renoncé à éclairer le chemin du peuple, à droite comme à gauche. Mais quand on a les moyens de s’acheter le succès, en profite-t-on vraiment ? Nageurs de l’entre-deux eaux, ils empruntent force promesses au bas de l’échelle les arguments de leurs déjections littéraires, feuilletons et drames, science dénaturée et fiction à gogo. Et comme il faut aussi se distinguer par l’expression, faute de style, ces classiques cabossés ont aussi le souci de gratter tout ce qui, au sommet de la Modernité, peut servir de mangeoire au snobisme de leurs lecteurs réputés moyens, confortables petits bourgeois héritiers de la domesticité d’antan. Mais à quoi bon les critiquer si on cesse de les lire ?

Jules Sarabande était heureux de vivre, mais ce bonheur, c’est bien connu, ne suffit pas à terrasser la bête qu’on a en soi. Sage comme une image, il ne mangea plus de l’homme. Il goûta à la femme dans les limites de ses capacités sexuelles. Il fréquenta d’autres poètes, mais sans les lire autrement qu’en vitesse et incomplètement. C’était sa réponse à leurs propres prétentions. Le docteur Zantris, qui avait retrouvé son calme légendaire, recevait les rapports du système de surveillance auquel Jules ne pouvait pas se soustraire sous peine de renouer avec ses vieilles habitudes de taulard mental. Le sujet se comportait normalement, et même bien. Ses employeurs lui reconnaissaient une certaine utilité. Ils ne s’en plaignaient pas, c’était déjà ça.

Par contre, les services de police qui informaient la Maniasse étaient moins nonchalants, voire agressifs. Une récidive était toujours à redouter. On le surveillait de près, surtout quand il s’enfermait avec une femme. Ses murs étaient truffés d’ « organes ». Le film de sa nouvelle existence était projeté en continu. Le savait-il ? se demandait la magistrate. Elle avait connu un fou de ce genre, cannibale expert en entrailles, qui avait fini par tuer un agent qui avait commis la maladresse d’intervenir alors qu’il ne se passait rien. Ces argus vivaient sur les nerfs. Certains rêvaient déjà de se venger. La folie me rend fou, avait écrit Jules dans les marges du manuel mannlicherien. Mais qui donc avait réussi à le déchiffrer ? Mais un autre enfant. Et au lieu d’en être fier, le docteur Zacharias Soriana s’en inquiétait au point d’exiger la protection de son fils Mathis qu’on surnommait déjà le Champollion N par référence au Facteur du même sigle mystérieux.

Mathis jouait le rôle de Jules enfant à merveille. Sa mère avait accepté l’offre sans trop se faire prier, contrairement à ce qu’avait redouté le docteur. Cependant, l’attente du moment tragique la tourmentait tous les jours. De temps en temps, à la faveur d’un montage des plus exubérants, l’écran montrait le Mannlicher rutilant derrière la vitrine aux côtés des autres fusils, dont le Winchester qui avait été le véritable instrument de la tragédie. Mais ce détail n’était connu que de Mathis. En effet, sa traduction des commentaires mannlicheriens était truffée de savants oublis. Il savait à quoi s’en tenir. Et il s’y tenait.

Note pour lire la suite

Reconnaissons-le maintenant : comme dans le cas de l’écrivain espagnol Miguel de Cervantès, ce que nous savons de la vie de Jules Sarabande est déduit de ses propres écrits, ceux qui nous restent, plus que de la documentation séquentielle que le système est encore en mesure de servir. Voici trois des nouvelles qu’il nous a laissées. Vous constaterez avec nous qu’elles s’intègrent parfaitement à la présente. Afin de ne pas dérouter le lecteur contemporain, toujours un peu inattentif tant il est sollicité par la publicité et les perspectives d’avancement ou d’enrichissement, nous avons restitué les noms véritables des personnages. Il y a fort à parier qu’ainsi, nous sommes tout près de la réalité. Ne pas oublier que, selon l’hypothèse établie par le docteur Zacharias Soriana, Jules Sarabande, agissant continuellement entre le rêve et les apparences, situe son texte poétique aux antipodes de la réalité. S’agit-il d’un effet de miroir ? Il conviendrait alors de s’en servir. Et cela paraît, à première vue, plus délicat que de déchiffrer une page de Léonard.

Le personnage principal de ces histoires se nomme Archibald Rameau, alter ego de Jules Sarabande qui retrouve ici son nom.

 

Réalité 4

Le double

Jules Sarabande avait un double. Voici ce qui se passa :

Les histoires de double ont fait florès tant dans la littérature populaire que dans la savante, scission typiquement française qui correspond au trobar leu et au trobar ric des troubadours eux-mêmes héritiers de la tradition andalouse qu’on retrouve intacte dans la culture gitane : cante chico et cante intermediario. L’amateur de littérature ne manquera pas d’ajouter que toute la littérature française, en tout cas jusqu’à Stéphane Mallarmé, s’est appliquée non seulement à supprimer le troisième et nécessaire palier, mais aussi et surtout à en démontrer l’inutilité et donc, dans un sens cartésien, la nuisance. L’aristocratie et sa bourgeoisie, doublées d’une domesticité impitoyable, ont formé l’esprit français, curieux phénomène toujours en déclin, comme l’y contraint sa nature même de mutilé. Heureusement, Mallarmé a su greffer la prothèse nécessaire équivalente au trobar clus, exploration de l’obscurité, et au cante jondo, plongée dans les profondeurs. Hélas, encore de nos jours, de médiocres écrivains tiennent le haut du pavé en appliquant le bon vieux principe hexagonal : importer, adapter et protéger. Pourtant, l’existence elle-même se charge le plus souvent de contredire l’auteur à succès officiel en poussant d’autres personnages dans le labyrinthe du noir et du complexe. Jules Sarabande, que je connus, fut un de ceux-là.

Après quelques années passées dans un établissement de soin (souffrait-il d’autre chose que de la rage de n’être pas ce qu’il rêvait d’être ?), Jules trouva à se loger chez l’habitant, à Parigi où il vendait sa force de travail, comme on disait alors. Ses nouveaux propriétaires formaient un vieux couple tout prêt de la mort qui avait aussi sa place sur les murs et dans les vitrines où elle apparaissait sous forme de croix, de grimace douloureuse et de face béate. Monsieur Cayetano Lacome entretenait une relation maritale avec Dolores Incarna depuis plus de soixante ans. C’est dire ! Mais n’anticipons pas.

Dans les premiers jours de liberté retrouvée après l’avoir perdue au cours d’une enfance agitée ou malheureuse (comme on voudra), Jules avait trouvé à se loger dans un foyer pour citoyens sans domicile, ni fixe ni autre. Or, Cayetano Lacome (prononcez lacomé) occupait dans cette institution un poste de factotum qui était, depuis des décennies, ce qu’il avait trouvé de mieux à faire. Un certain lundi, alors qu’il se remettait des abus du dimanche, il tomba en syncope devant Jules Sarabande qui, poussé par deux policiers, entrait librement dans le hall d’accueil du foyer. Cayetano Lacome crut ne plus pouvoir se relever. Jambes coupées par l’émotion, il s’était assis sur une chaise qui servait ordinairement à lacer les chaussures. Les policiers appliquèrent le corps de Jules Sarabande contre le comptoir, l’intimant à se conduire comme l’exigeait la Loi de l’époque (qui n’a pas changé, crois-je…). Ce qui donna une intervention dialoguée de ce genre (je n’en garantis pas l’authenticité) :

« Encore une connerie et je t’écrase la gueule pour qu’on te reconnaisse plus !

— Mais quéqu’il a donc fait ?

— Il a mordu ma collègue… tenez !

— Faut pas mordre, monsieur ! Vous n’êtes pas un chien.

— Dites ça à un chien !

— Je vais me le… ! »

La tête de Jules heurta accidentellement le comptoir. Le sang fut vite épongé. Les policiers quittèrent les lieux, apparemment satisfaits de la tournure des faits. Et Cayetano Lacome fit un signe à la dame de garde. Il voulait s’entretenir un peu avec le nouvel arrivant. La dame rechigna, car elle avait promis aux policiers de donner à Jules le matelas pissé qui séchait au soleil à l’entrée du foyer.

« Ce sera juste une minute, dit Cayetano Lacome. Je me suis trouvé mal et…

— Et vous comptez sur ce déchet social pour vous remettre d’aplomb ? Vous êtes fou !

— Je l’ai été ! s’insurgea Cayetano. Mais je ne le suis plus ! »

Cette parole fit sur la dame l’effet escompté par le sournois factotum. Elle le laissa s’approcher de Jules qui attendait, jambes croisées, sur une chaise. Cayetano, la casquette à la main, se montra bien poli :

« Vous n’allez pas me croire, jeune homme…

— Je ne crois personne ! grogna Jules en serrant ses mâchoires si fortement qu’il en devint tout rouge.

— Oh ! ce n’est pas ce que j’ai voulu dire…

— Mais c’est ce que j’ai entendu !

— Je comprends votre colère… Ces policiers…

— Je les aurais tués…

— Il ne faut pas dire ça ! Enfin… pas ici, » s’inquiéta le factotum.

Il se pencha. Son haleine sentait le tabac. Jules grimaça, plongeant ses yeux dans ce regard généreux.

« Il y a des mouchards, murmura Cayetano. Les sycophantes…

— Je sais, je sais ! Et qu’est-ce que vous voulez me faire croire ?

— Vous le croirez quand je vous aurai amené chez moi pour le voir…

— Ah dis donc ! »

Jules repoussa le vieux d’un doigt pointé sur la clavicule.

« Je ne suis pas pédé, dit-il en souriant. Même si j’en ai l’air.

— Oh ! Pédé, non ! Certainement pas ! J’en serais mort ! »

Le vieux se frappait la poitrine, se penchant de nouveau.

« Je vous assure que mes intentions sont bonnes, dit-il. D’ailleurs je suis marié. Oh ! nous sommes bien vieux. Puis-je vous inviter à dîner ?

— Je ne sais pas si cette dame sera d’accord…

— Je vais lui parler… ne vous inquiétez pas. »

La perspective d’un dîner rasséréna le jeune homme. Il n’avait pas mangé aujourd’hui. Il savait bien ce qui arriverait si la faim s’imposait encore. Le vieux négociait à voix basse avec la dame de garde. Elle opinait maintenant. Était-il en train de la payer ? Jules aurait juré que la main du vieux s’activait sous les jupons de soie grise. Enfin, le vieux revint avec la bonne nouvelle.

Ils marchèrent longtemps dans la ville. Le vieux transportait ses outils en se plaignant de leur poids, mais il refusa l’aide que Jules lui proposait mollement. La nuit tomba tandis qu’ils étaient à mi-chemin, selon le vieux. Les rues s’obscurcirent à cause de la guerre. De loin en loin, une sentinelle les saluait en levant un menton humide. Il répondait par une plaisanterie censée alléger la dureté de la tâche.

« Non, je ne vous dirai rien ! riait le vieux. Avez-vous un emploi en vue ?

— Certes ! répondit le jeune homme. Mon père connaît du monde à Parigi. Mais je me permets un peu de bon temps en attendant de me crever au boulot !

— Ah, ça ! Le travail. Je ne dis pas que c’est sacré…

— Moi non plus !

— Et qu’est-ce que vous passez comme bon temps ? Les femmes, je suppose…

— Pour l’instant, je bois. Les femmes viendront ensuite.

— Ah ? Je croyais que c’était le contraire…

— Vous n’avez jamais fait la fête ?

— Non… jamais ! »

Le vieux ne parut triste qu’un instant. En effet, on approchait. Il passa devant, trottinant au rythme des outils qui s’entrechoquaient dans sa caisse. Jules allongea le pas. Les effets de l’alcool avait disparu. Il apprécia l’air frais de la nuit. Au bout de la rue, une barricade envoyait des signaux lumineux. En fait, s’aperçut Jules avec une joie qui ne s’expliquait pas, ils répondaient à ceux que le vieux venait d’envoyer avec sa petite lampe de poche.

« On peut y aller ! Suivez-moi ! »

Il fallut enjamber un mort, ce que le vieux fit sans émotion, après avoir regardé longuement le visage, toutefois. Jules le regarda aussi. Il ne connaissait personne à Parigi. Il salua un soldat en armes et suivit le vieux qui trottait maintenant. On entra dans un immeuble. Le hall d’entrée était plongé dans le noir. Le vieux refusait d’allumer sa lampe. Ce n’était pas interdit, pourvu qu’on s’en tînt à quelques secondes d’éclairage, mais la prudence était de mise en ces temps-là. Jules pensa grimper six ou sept étages, il n’aurait su le dire. Une porte s’ouvrit, jetant sur le sol du couloir une lumière peuplée d’ombres dont une seule s’agitait.

« Regarde qui je t’amène ! » jubilait le vieux.

Jules vit alors nettement la femme qui s’avançait avec une bougie à la main. La lumière dansait. Grimaçait-elle ? Ses lèvres étaient agitées de spasmes entre lesquels la géométrie des dents trahissait un râtelier à bon marché.

« Regarde qui je t’amène ! »

La vieille ne répondait pas aux cris de joie de son vieil époux qui avait disparu dans l’ombre, ne se signalant que par son « Regarde qui je t’amène ! » qu’il répétait sans cesse, réduisant les intervalles de silence où sa respiration haletait.

« Regarde qui je t’amène ! »

Ce fut l’avant-dernier cri. Jules se boucha les oreilles quand le dernier retentit, soufflant la bougie. Plusieurs portes s’ouvrirent dans le couloir. Jules entendit clairement :

« Encore elle !

— Fais la taire, vieux con ! »

Le bruit qui suivit était celui d’un corps qui tombe. La vieille avait cependant trouvé la force de s’accrocher à la chemise de Jules qui rencontra ses mains osseuses dans les siennes. Il les lâcha tandis que le vieux disait :

« Malheureux ! Tu aurais dû la serrer dans tes bras ! »

Jules recula. Une porte l’avala. Il se retrouva en face d’une jeune femme qui le regardait en hochant la tête, mordillant ses lèvres pulpeuses. Elle augmenta l’intensité de la lumière en tapant dans ses mains. Jules souriait. Il avait déjà oublié pourquoi il était venu.

« Cayetano a raison, dit la jeune femme. Vous lui ressemblez beaucoup…

— À qui donc ? fit Jules qui s’emplissait de la beauté de la fille.

— Mais à leur fils !

— Voilà donc l’explication !

— Voilà pourquoi il vous a invité à dîner. Ce n’est pas la première fois que ça arrive… Mais vous n’expliquez pas tout…

— Que voulez-vous dire ?

— Ça ne vous intéresse pas de savoir pourquoi elle s’est trouvée mal ?

— Ma foi, s’il y a tant de sosies que vous dites…

— Oui, c’est étrange… d’autant que Pablo est mort. Asseyez-vous et dînons. Je suppose qu’ils ne vous attendent plus. C’est toujours comme ça que ça se passe. Pensez-vous que ce soit un effet de la guerre ? »

 

*

 

L’histoire pourrait se terminer ici, mais elle ne serait qu’étrange, propre à titiller l’ « idiosyncrasie du lecteur ». Or, Jules Sarabande était un mauvais exemple de ce qu’il convient d’écrire pour trouver un lectorat.

Il ne fit pas l’amour ce soir-là, car l’existence l’avait accidentellement privé d’une partie de ses organes. Il poussa jusqu’au dessert puis, mécontentant la belle inconnue qui se proposait pour de plus savants plaisirs que ceux de la bouche, il s’enfuit dans la nuit. Il ne retourna pas au foyer. Il dormit entre un buisson et un vieux mur qui sentait le XIXe siècle.

Le lendemain matin, humide et glacé, il retrouva la cabine téléphonique qui avait été choisie comme point de contact par son père. Celui-ci négociait depuis une semaine déjà avec son ami Tapère qui avait le bras long chez Soriano. Qu’était-ce que Soriano ? Son père s’étant embrouillé dans ses explications, Jules n’en savait pas plus. Il avait d’ailleurs renoncé à s’intéresser à la nature des choses humaines. L’anecdote de la veille ne le tracassait pas. Il regrettait de ne pas avoir pu répondre aux désirs sans doute torrides de la belle, mais les prothèses organiques étaient hors de prix à cette époque. Le salaire qu’il pouvait espérer, si toutefois les démarches de son père aboutissaient, suffirait tout juste à le nourrir et à payer un loyer de misère. Le téléphone sonna.

Jules fit signe à une grosse dame que c’était pour lui. Elle s’enfuit, cape au vent. Il entra dans la cabine et décrocha. C’était bien son père.

« Tapère te recevra cet après-midi à 14 h. Tâche de repasser tes fringues et te raser. Ne fume pas. Ménage tes nerfs. L’heure est grave !

— Je veux bien, mais de quoi s’agit-il ? Je voudrais bien savoir à quoi il est question de m’employer…

— Un travail est un travail ! Tu démarres. Que pourrais-tu exiger ?

— Je voudrais savoir… C’est important !

— Pas tant que ça. Tapère est un brave type qui te rend service.

— Je lui lècherai le cul, promis ! »

Jules raccrocha. Il était 10 heures. Quatre heures à tuer ! Il entra dans les Bains-Douches et se prépara méticuleusement. Il se parfuma même. On ne sait jamais. Il erra ensuite de jardin en jardin, cueillant au passage des fleurs printanières qu’il froissait comme s’il se fût agi de pages décevantes. Il grignota dans un troquet, évitant d’abuser du vin qui pourtant était délicieux comme une promenade sous le soleil. À 14 heures pile, il rencontrait Jean Tapère, petit homme maigre et nerveux qui ne lui sourit pas. Au contraire, il regardait Jules comme s’il l’avait déjà vu. Or, Jules ne ressemblait pas du tout à son père. Jean Tapère finit par s’exclamer :

« Ça alors ! Suivez-moi ! »

Jules le suivit, répandant sa bonne odeur d’après-rasage. On traversa un entrepôt où s’activaient des employés sérieusement attachés à leurs fonctions. Jean Tapère marchait vite. Il savait où il allait. Jules, le suivant d’un bon pas, mais sans précipitation, se demandait s’il allait accepter d’offrir ses muscles à une entreprise qui possédait autant de cageots. Enfin, Jean Tapère s’arrêta net, tenant un pan du rideau qui séparait le vaste entrepôt d’un étroit bureau qui sentait l’eau de Javel.

« Entrez ! Mais entrez donc ! Ne vous faites pas prier !

— En parlant de prière… » commença Jules.

Mais les mots venaient de retourner d’où ils venaient. Jules écarquilla les yeux pour mieux voir. Devant lui, c’était lui ! Un autre lui-même en tablier gris, avec un bonnet rouge sur la tête et une cigarette au coin des lèvres. La belle de la veille l’avait prévenu, mais il ne l’avait pas cru. Il ne croyait jamais les femmes. Jean Tapère avait posé ses fesses étroites sur le coin du bureau et observait en haletant les deux hommes qui se dévisageaient devant lui. Jules fit le premier pas.

« Je suis étonné, fit-il en tendant la main.

— Pas plus que moi, dit l’autre en prenant la mine de Jules. Mais je suis habitué.

— Combien sommes-nous ? »

L’autre, qui ne s’était toujours pas présenté, se gratta la joue, la même joue !

« À vrai dire, dit-il, je n’en sais rien. J’attends toujours la réponse.

— Il a interrogé le système, précisa Jean Tapère.

— Vous aurez peut-être plus de chance que moi, dit l’autre.

— Je suppose que c’est la première chose à faire… murmura Jules.

— Donc, dit Jean Tapère, le système est saturé. Remettez ça à plus tard. Suivez-moi maintenant. Je vais vous montrer en quoi consiste votre travail. »

Il retourna dans l’entrepôt. Jules eut à peine le temps de serrer la main de l’autre. Il trottait déjà. L’émotion lui avait coupé les jambes. Jamais son père ne lui avait parlé de ce phénomène. À croire que nous sommes des robots, pensa-t-il. Ou pire : des clones. Mais c’était là des idées indignes de son esprit tout tourné vers les difficultés du noir et du complexe. On sortit de l’entrepôt. Un long comptoir, où s’affairaient des fourmis, se déroulait comme un ruban entre deux murs. Jules se promit de refuser la place si on comptait sur lui pour assumer ce genre de travail. Son esprit revenait sans cesse au nouveau problème qui se posait à lui. Cette ressemblance, voire cette similitude pouvait-elle être la conséquence de l’alimentation, de la pollution industrielle, des traitements médicaux, voire d’un phénomène extraterrestre, extrasensoriel, extra… ? Jean Tapère était en train de lui expliquer comment et où coller l’étiquette.

« On colle encore des étiquettes de nos jours ? ironisa Jules pour s’extraire de sa réflexion.

— C’est la rentabilité qui prime, dit Jean Tapère qui récitait le Manuel. Ce n’est pas un travail difficile, mais il faut un début à tout.

— Plus on avance, plus c’est difficile… J’ai compris !

— Et je vous en félicite ! Ne soyez pas trop impatient. Ça viendra ! »

Jean Tapère disparut dans un rideau. Jules avait déjà le pinceau dans la main droite et le pot de colle dans la gauche. Il hésitait. L’autre sortit du néant. Ce fut du moins l’impression qu’il fit sur l’esprit agité de Jules.

« Vous vous demandez comment coller l’étiquette alors que vos deux mains sont occupées, dit l’autre en riant.

— Je suppose qu’il y a une solution…

— Il y en a une ! Monsieur Tapère attend de vous que vous la trouviez par vos propres moyens, aussi me tairai-je. Je suis passé par là, vous savez ?

— Je ne savais pas, mais je commence à comprendre ce que veut dire le mot travail.

— Vous allez vite ! Et vous irez loin.

— Je ne vous ai pas demandé votre nom… Le mien est…

— Jules Sarabande, je sais ! J’ai connu votre père…

— À la guerre, je suppose…

— Exactement. Connaissez-vous le mien ?

— Je n’ai pas fait la guerre…

— Il n’est pas trop tard !

— Mais cela ne vous aidera pas, hélas. »

Jules, qui ne comprenait pas et voulait comprendre, secoua le pinceau dans le pot de colle. L’autre s’assit sur une caisse qui attendait son étiquette.

« Je suppose que vous connaissez mon père, dit l’autre.

— Si je le connaissais…

— Il vous a fait le coup du dîner, hier soir…

— Je comprends…

— Vous ne comprenez rien. Il me croit mort.

— Votre mère aussi vous croit mort !

— Il lui fait le coup dès que l’occasion se présente. Nous sommes de plus en plus nombreux.

— Mais qui ça, nous ! Qui êtes-vous ?

— Je vous l’ai dit. Il ne vous reste qu’à connaître mon prénom : Geronimo.

— Ravi ! »

Geronimo éclata de rire, répétant :

« Il est ravi ! Il est ravi ! Ah ! Ah ! Ah ! »

Jules ne savait pas pourquoi, mais cette attitude le vexa profondément. Cet homme riait de lui.

« Pourquoi riez-vous ? grogna-t-il, secouant le pinceau dans le pot de colle.

— Je suppose que Paula aussi vous a fait le coup…

— Paula… oh ! Elle…

— Paula Morize. Elle fait toujours le coup. Et ça se termine comment ? »

Geronimo était secoué des pieds à la tête par un rire qui ressemblait exactement à celui qui secouait Jules quand il se moquait de quelqu’un. C’était plus qu’il ne pouvait en supporter de la part d’un type qu’il ne connaissait ni d’Adam ni d’Ève. La bouche étant grandement ouverte, il y fourra le pinceau généreusement enduit de colle, ce qui stoppa net le rire, la moquerie, l’humiliation, le travail et surtout, surtout… l’envie de se regarder dans un miroir quand la vie penche du mauvais côté de l’existence.

Réalité 5

Miss Tigri

Archibald Rameau Jules Sarabande eut une enfance, comme tout le monde (dites-moi si je me trompe). Elle dura sept ans, à peu de choses près, car à cet âge il commit un acte qui, huit ou neuf ans plus tard, devait l’amener à connaître les affres de l’enfermement. Mais n’anticipons pas. L’existence de Jules peut se diviser en périodes : la dernière, c’est sa vie d’adulte, qu’il consacra principalement à la poésie et au rêve, ainsi qu’à l’examen des apparences ; la troisième est un cauchemar qu’il vécut dans un établissement de santé et qui dura huit ans, je crois ; la deuxième, qu’on pourrait appeler jeunesse si elle ne commençait pas si tôt, est la lente (ou rapide) chute de l’enfant dans les complications occasionnées par le crime ; et la première, nous allons en évoquer ici un fragment à notre avis significatif du malheur qui habita cet être autrement sensible et chaleureux.

Le personnage de Jacques Brel nous confie qu’il « n’a jamais tué de chat, ou alors ya longtemps ». Jules Sarabande, au seuil de la mort, se souvint de ces vers. On dit même qu’il les chanta avant d’être emporté par la pourriture qui conclut la vie, abomination à laquelle l’existence s’applique tous les jours à nous préparer. Comme elle est bien faite !

Son père s’appelait Hector Humphrey, sa mère Lucile, trois prénoms qui sentaient l’héroïsme fictionnel, mais le petit Jules, dit Juju, n’en savait rien. Son attention était plutôt excitée par les chats. Pourquoi les chats et pas les chiens ? Reconnaissons qu’en mettant des chiens à la place des chats dans cette histoire véridique, on n’en changerait pas le sens.

Son père revint un jour du travail avec un chat de couleur rouge. Il eût été noir que la suite n’en eût pas été affectée. Jules caressa le chat, examina sa fourrure de près et l’observa attentivement pendant qu’il se nourrissait ou qu’il s’occupait à satisfaire ses besoins naturels. Il le vit courir sur le gazon, sauter sur le toit de la cabane de jardin, dormir sur les coussins et tabasser les petits animaux. Toute cette activité avait beau paraître assez diversifiée pour inspirer le respect, Jules n’en pensait pas moins que c’était là des choses que lui-même n’était pas capable de faire ou dont il était privé par décret parental.

La vue d’un lapin dépiauté le poussa à pratiquer la même expérience sur le chat. Bien sûr, il reconnaissait en lui-même (la chose étant secrète) qu’il n’était pas aussi pertinent de tuer un chat qu’un lapin. S’il y avait un principe auquel son éducation accordait une importance capitale, c’était bien qu’il était complètement idiot de tuer un chat. En y pensant, il entendait son père lui dire magistralement :

« À quoi bon tuer un chat ? Ça ne se mange pas.

— Oui, répondit l’enfant, mais c’est la guerre !

— Ne me parle pas de la guerre ! »

Voilà comment, partant d’un chat, on pouvait, avec Papa, en venir à ne pas parler de la guerre. Jules décida par conséquent de tuer le chat dans le plus grand secret et, toujours dans le même secret, de le dépiauter et même de le manger ou de le donner à manger pour faire disparaître des traces qui pouvaient pousser Papa à parler de la guerre. On n’en parlait jamais et c’était très bien comme ça, d’autant qu’on finit toujours par en parler et alors il est trop tard pour changer d’avis.

Capturer le chat n’était pas une mince affaire. Ça, tout le monde le sait, même un enfant de six ans au plus. L’empoisonner, c’était risquer de s’empoisonner si jamais les autres ne le mangeaient pas. Un coup de fusil (Papa en possédait beaucoup) provoquerait un grand débat sur la guerre. Le couteau, rapide et silencieux, était donc le moyen le plus sage. Seulement voilà, le couteau a beau être rapide et silencieux, tout dépend du chat qui peut mourir lentement et crier en même temps.

Jules consulta l’écran, se renseigna et effaça les traces. Au lieu d’un couteau, qui n’est rapide et silencieux qu’à la condition de ne pas l’utiliser pour tuer un chat (on en parlait beaucoup sur la Toile), il fallait s’en remettre à l’efficacité simple et définitive du caillou. Il ne s’agissait nullement de le lancer pour atteindre le crâne réputé fragile du chat, mais de « l’asséner ». C’était écrit noir sur blanc. Assénons !

Mais pour asséner, il faut nécessairement trahir. On assène dans le dos et par surprise. C’est comme ça qu’on trahit. Et avant d’asséner, il faut préparer le terrain de l’amitié et quelquefois de l’amour. Comme il n’était pas question d’amour, Jules fit tout ce qu’il était possible de faire pour gagner l’amitié du chat.

Au début, Miss Tigri (c’était une chatte) dédaigna les signes d’amitié les plus humiliants pour celui qui les donne. Jules en conçut une haine si profonde qu’il lui fut impossible de faire de nouveaux signes. La chatte lui tournait le dos chaque fois qu’il s’en approchait pour faire des signes… ou ne pas les faire s’il en était à la période de haine qui suivit celle des préliminaires. La seule chose positive, c’était qu’elle lui tournait le dos dès qu’il faisait un signe.

Jules mit alors un caillou dans sa poche, inventa un nouveau signe et s’approcha de la chatte. Elle lui tourna le dos comme prévu. Il calcula aussitôt le temps dont il disposait pour mettre la main dans sa poche, en sortir le caillou et l’abattre sur le crâne délicat de l’animal. En y réfléchissant, il pouvait même supprimer la première partie de l’opération et arriver près de la chatte avec le caillou dans la main. Il lui restait alors l’autre main pour faire des signes.

Il procéda ainsi. Et ce qu’il craignait arriva : la chatte ne se laissa pas approcher. Et même, elle lui fit face. Il renonça à lui faire un signe et retourna dans sa chambre pour réfléchir.

« 1, pensa-t-il, je sors le caillou et 2, je l’assène. Merde ! Ce n’est pas compliqué ! Qu’est-ce qui m’a pris de lui foutre la trouille avec mon caillou dans la main et le signe dans l’autre. Il faut que j’arrive avec le caillou dans la poche, tenant le signe avec les deux mains pour lui inspirer confiance ou en tout cas pour ne pas éveiller ses soupçons. »

Il recommença. Mais la chatte ne lui tourna pas le dos. En représailles, il ne lui donna pas le signe et retourna dans sa chambre. Décidément, le caillou conseillé par un anonyme de forum n’était pas le bon moyen d’en finir avec cet animal qui, d’exercice en exercice, avait dépassé son assaillant en maîtrise du terrain. Le couteau demeurant aussi rapide et silencieux, Jules en piqua un à la cuisine, un à sa taille, affilé et pointu.

Je ne sais pas si vous avez déjà essayé de sortir un couteau de votre poche. Ce n’est pas évident. Il faut le rentrer en position verticale, marcher sans le déplacer et, au moment de mettre la main dans la poche, saisir le manche sans répandre son propre sang. Un caillou, à côté, c’est du gâteau. Jules refit l’exercice préparatoire plus de cent fois. La lame passa si près de ses petits doigts d’enfant qu’il renonça à cette méthode trop adulte pour être de quelque utilité à un enfant de son âge.

Non, non ! Pas le fusil ! Il passait devant la vitrine aux fusils, quelquefois surpris par son père qui se lançait alors dans d’interminables récits de chasse. Il vantait les mérites du Mannlicher, la finesse du Franchi, la force du Browning, la précision du Beretta. Mais rien sur le Winchester qui était un fusil de guerre. Il suffisait d’ailleurs que l’enfant le montrât du doigt pour que son père s’emportât violemment et quittât immédiatement les lieux. C’était un bon moyen pour en finir avec la mort des animaux et le savoir du chasseur.

Partant du chat, on en venait donc à la guerre, mais on n’en parlait pas. Son père était le seul dans la maison à pouvoir en parler. Jules eût aimé ce genre de récit. Il est toujours plus instructif de tuer l’homme plutôt que l’animal. Une pareille expérience devait valoir tout l’or du monde, mais dans la vie, on fait avec ce qu’on a. Et Jules avait un père qui ne parlait pas de la guerre. Seul, le Winchester en témoignait, mais sans récit, sans critique, sans rien. C’était un fusil dans une vitrine. Il y avait même des cartouches dans le tiroir du dessous. Avec un tel fusil, on pouvait tuer dix chats à la fois !

Jules ignorait combien d’hommes avait tués son père. Peut-être aucun. On peut faire la guerre sans la faire. Ou être un très mauvais tireur. On en revenait ou pas. Et si on avait la chance d’en revenir, on n’avait pas forcément envie d’en parler. Il y avait une raison, ou plusieurs. Elles étaient à l’intérieur de son père. Ou à l’extérieur, quelque part sur un champ de bataille servant aujourd’hui de terrain de football ou étant retourné à sa première utilité. Le Winchester aurait pu ne pas exister. Mais s’il existait, c’était parce que papa était revenu avec lui. Pourquoi revient-on de la guerre avec le fusil qui a servi à tuer des hommes ? Et s’il n’en a pas tué, pourquoi le ramener ? Pourquoi ne pas l’avoir enterré sur le champ de bataille ou ailleurs si la guerre était ailleurs ?

Jules, le cerveau embrouillé par toutes ces réflexions, jeta un œil expert sous l’évier de la cuisine. Sur la Toile, l’anonyme des forums connaissait des mélanges toxiques et même détonnant. C’était tentant. Mais autant expérimenter le toxique nécessitait peu de moyens et pouvait se faire en toute discrétion, autant l’explosion était à exclure du champ limité de la maison. On intoxiquait bien ses ennemis à la guerre. On voyait ça à la télévision. Mais on ne trouvait pas ailleurs les masques à gaz nécessaires à la protection de la famille et sans doute du voisinage. Pendant ce temps, la chatte menait sa vie comme elle l’entendait. Jules voyait dans ce comportement une manière de l’humilier. Cette liberté intolérable dont jouissait l’animal voulait clairement dire : « Tu ne sais pas tuer, mon pauvre ! »

Ne pas savoir, cela peut toujours s’arranger. On finit toujours par savoir. Mais la pauvreté ? Non ! Il était maintenant obligatoire de tuer, au caillou, au couteau, au poison ou à la balle, mais tuer ! C’était d’ailleurs bizarre de connaître la haine maintenant, au moment où le passage à l’acte paraît impossible ou au moins difficile sans se faire remarquer. Au début, Jules ne haïssait pas la chatte. Elle était un sujet d’expérience. Une perspective de réponse à toutes les questions qui emportaient le père si jamais elles commençaient à se poser. Et puis, on ne savait comment, on en était venu à haïr. Mais est-il vraiment intelligent de haïr un animal ? N’était-ce pas parce qu’il est nécessaire de haïr l’homme pour le tuer que l’enfant jouait maintenant avec le terrible instrument de la haine ? C’est l’homme qu’il faut haïr si l’on veut éprouver sa propre capacité létale. Mais quel homme ? Papa ? Oh non ! En tout cas pas avant qu’il expliquât clairement ce qu’il faisait à la guerre avec un fusil-souvenir dans les mains.

« Je ne sais pas tuer… Moi, pauvre… Il faut pourtant que je recommence à me regarder en face ! Je ne vais pas passer le restant de mes jours à me demander si je sais tuer l’homme ou si je suis tellement pauvre que ce n’était même pas la peine de se poser la question. »

Ce fut la dernière réflexion sensée de Jules avant la tragédie.

 

*

 

Des mois avaient passé. Combien ? Il est difficile de le dire. L’esprit d’un enfant n’est pas conçu pour mesurer le temps. Il est trop occupé à mettre un nom sur les choses et à s’approprier de certaines de ces choses par un moyen ou par un autre. Jules ne s’approchait plus de la chatte. Ou c’était la chatte qui l’évitait. Ils vivaient dans cette maison pourtant chaleureuse comme deux étrangers. Papa fuyait dès qu’il entendait le mot guerre. Et Maman veillait à ce qu’on ne le prononçât pas. La chatte avait au moins la chance de ne pas savoir parler. C’est fou ce qu’on peut parler quand on sait le faire ! Et les mots interdits reviennent pour boucher les trous de la conversation, ce qui provoque des moments de panique, de drame ou d’inquiétude. Il y a tellement de moments à éviter qu’il arrive qu’on ne sache plus l’heure qu’il est quand le temps est venu d’enfin ouvrir la bouche pour parler. « Guerre ! Guerre ! » hurlait joyeusement l’enfant quand son père était au travail, au marché ou à la chasse. Derrière le rideau, la mère se mordait la langue pour s’interdire d’interdire, mais l’enfant ne le savait pas. Dire qu’il y a des gens qui peuvent vous dire ce qui se passe derrière un mur sans en faire le tour !

À la télé, la guerre continuait. Papa n’y allait plus. Il avait le fusil mais peut-être plus l’envie. Il y a sans doute des choses plus importantes que de savoir tuer. Et surtout d’en tirer un enseignement. Mais de quel enseignement s’agissait-il puisque l’enfant en était privé ? Et Jules s’imaginait que soit son père n’avait jamais fait la guerre, soit la guerre n’enseigne rien. De deux choses l’une. Et tout ça à cause d’un chat qui était une chatte !

L’idée revenait. Elle se fixerait un jour. Et pendant qu’elle revenait, lentement mais sûrement, Jules devint mélancolique. Il n’avait jamais été mélancolique. Et il ignorait que le corps en souffre. Il avait mal au ventre. C’était sa manière de montrer sa tristesse. On le purgea. Il eut mal au cœur. Et ce serait toujours ainsi : il aurait toujours mal quelque part, quoiqu’on fît pour le soigner. On finirait par soigner plusieurs maux à la fois et alors il deviendrait fou. Cela, il l’ignorait. Et son père ne voulait pas y penser. Maman appliquait les ordonnances à la lettre. Et la chatte, indifférente et lointaine, se prélassait sur le gazon ou courait après les oiseaux criards.

On est ainsi fait qu’on ne peut pas échapper à son destin. C’était en tout cas ce que pensa Papa plus tard. Maman le pensa aussi, mais sans y croire, car son esprit cherchait encore à sauver son enfant. Et la chatte mourut, beaucoup plus tard, de mort naturelle.

Jules avait bel et bien tiré. Il avait utilisé le Winchester. Le premier coup avait arraché le montant d’une porte. La chatte, affolée, avait descendu l’escalier si rapidement que Papa, qui lisait dans le salon, se demanda quel diable la poursuivait. Il ne se leva pas. Le coup de feu l’avait paralysé. Comme à la guerre.

Jules ne descendit pas l’escalier. Il se posta à la fenêtre. Il tira encore sans toucher l’animal. Sa mère était en train de traverser la chambre, les bras en avant et les doigts prêts à saisir l’enfant, ou l’arme, ou les deux à la fois, elle ne savait pas encore. Jules appuya sur la détente. Inutilement, car la chatte avait disparu. Puis il lutta. Il savait que son père était paralysé dans son fauteuil, le journal entre ses mains et les lunettes sur le bout du nez. Et sa mère avait empoigné le canon par le bout. Jules rencontra un instant ce regard terrible. On aurait dit qu’elle voulait le tuer. Et c’est ce qu’elle fit, sans le vouloir. Le crâne de Jules sauta en l’air. Un jet de sang monta au ras des carreaux sans les éclabousser.

Le père, enfin libéré de la paralysie, était monté. Il vit le cadavre entortillé aux rideaux, le fusil dans les mains de sa femme, les yeux de la chatte dans la nuit. Mais il n’eut pas le temps de demander ce qui s’était passé. Sa femme était dans le jardin, s’arrachant les cheveux, à genoux dans le tendre gazon. Tout autour, les fenêtres s’éclairaient l’une après l’autre. On entendait une plainte gutturale qui n’avait pas de début et ne semblait pas trouver sa fin.

« Jules s’est suicidé ! Jules s’est suicidé ! »

Réalité 6

Paula Morize

Personne ne présente Paula Morize. Son nom figure au panthéon national et ne sera sans doute jamais effacé ni remplacé. Son œuvre, composée de quelques longs et rares poèmes narratifs et quelquefois lyriques, est généralement considérée comme de majeure influence sur la littérature et la poésie contemporaine, souvent placée au-dessus de celles de Georges Barrus et de Marion Elssimer. Jules Sarabande, autre phare de l’époque, fut son compagnon et d’ailleurs sans elle, il n’eût pas joui de la postérité. La plupart des poètes et autres littérateurs disparaissent dans les archives de la conservation sous la prépondérance de l’action politique et des moteurs économiques quand ce n’est pas tout simplement le manque de chance (la « bonne étoile » disait André Breton) qui anéantit les efforts de toute une vie. Heureusement, Jules Sarabande, s’il ne connut toutefois pas la gloire de son vivant, n’eut pas à souffrir du défaut de reconnaissance qui assassine les malheureux volontaires des travaux parnassiens. Paula Morize y veilla jalousement en se gardant de partager l’homme.

Elle le rencontra par hasard, dit-on. Je me souviens moi-même d’avoir jeté une figue par-dessus un mur. Tel était l’enjeu. Et mon père fut heureux de penser, avec celui qui, passant de l’autre côté de ce mur, reçut la figue sur la tête, que le hasard fit bien les choses en m’« obligeant » à ramasser cette figue dans une poubelle où elle pourrissait (ce qui ajoute à sa théorie) plutôt que d’empoigner un caillou comme j’en avais la mauvaise habitude. Je ne me souviens plus si je fus puni pour avoir répandu une figue sur le crâne chauve du voisin ou parce que j’avais risqué de le lui endommager gravement si j’eusse usé d’un caillou ou plus exactement d’un grossier élément de gravats, car nous vivions au milieu des chantiers de la Rénovation nationale.

Un soir, dit la légende, le vieux voisin de Paula Morize, un certain Cayetano Lacome, amena chez lui un de ces jeunes hommes qu’il avait l’étrange habitude de rencontrer « au hasard » des choses de la vie. Ce n’était pas le goût qui inspirait cette pratique constante, mais le vieux se plaisait (ou autre chose) à montrer ledit jeune homme à sa vieille épouse qui tombait aussitôt en syncope. Et ce n’était toujours pas une question de goût. Il se trouvait (par hasard) que le vieux couple avait perdu leur fils. Comment ? Cela n’a sans doute aucune importance, comme dirait Descartes. Or, depuis quelque temps, à intervalle mais sans régularité obsédante, le vieux Cayetano tombait nez à nez avec un sosie du regretté défunt. Étonné plus qu’ému, il amenait ce sosie chez lui pour le montrer à sa femme. Cela s’était produit une bonne dizaine de fois depuis au moins six mois. Une fois remise de ses émotions, la vieille retournait dans sa chambre, car elle ne cuisinait pas et la télé trônait au pied du lit à même l’édredon. Alors le vieux renvoyait le sosie d’où il venait et il essayait de ne plus y penser. Sa vie était ainsi devenue un enfer, son esprit se crevant littéralement à chercher une explication à ce troublant et bizarre phénomène.

Or, certain soir, il ramena Jules Sarabande. Ce qu’ignorait Cayetano Lacome, c’est que sa voisine, Paula Morize, observait ce manège depuis le début. Mais pourquoi depuis le début et non pas au mieux à partir du deuxième sosie ? Tout simplement parce que Paula Morize trouvait l’homme à son goût. Elle le surveilla dès sa première apparition. Pouvait-elle se douter qu’il ne s’agissait pas du même homme ? Au dixième (à peu de choses près), elle lui sauta dessus après que le vieux couple eût procédé à ce qui était devenu une espèce de rituel. Le jeune homme sortait de l’appartement des Lacome, éberlué par ce qu’il venait de vivre. Il fut happé littéralement par la porte de Paula Morize. Une nuit d’amour s’ensuivit.

Pour ceux qui accordent du crédit à la légende qui veut que Jules Sarabande se fût mutilé dans son enfance, cet amour, qui dura toute la vie, est bien la preuve indiscutable qu’ils ont tort de se fier à la critique. Paula Morize était tellement amoureuse de Jules Sarabande, qui le lui rendait bien, qu’elle eut envie de l’avoir près de lui, à disposition en quelque sorte. A-t-on vu femme s’obstiner à posséder un homme si ce n’est pas pour de l’argent ou plus dignement pour le plaisir ? Or, Jules Sarabande, sans être pauvre, ne possédait rien. Il faut en conclure qu’il avait le pouvoir de satisfaire sa dame de la plus noble façon. Et ce pouvoir n’a pas, au fil des siècles, changé de nom.

C’est ainsi qu’un matin, alors que le vieux Cayetano sortait de chez lui pour aller travailler, Paula Morize ouvrit sa porte et lui tomba dessus. Il ne cacha pas son plaisir de la revoir toujours aussi agréable et même belle d’une certaine façon. Ce fut lui qui engagea la conversation qui allait aboutir à la location d’une chambre chez les Lacome. Elle serait occupée par Jules Sarabande. La vieille, consultée, tomba par terre pour commencer puis, après mille consolations, dont un petit verre d’aguardiente, accepta cette très insolite occasion de vivre en compagnie du sosie de son fils. Et ce fut au cours de cette conversation que Paula Morize se rendit compte qu’il n’y avait pas qu’un sosie, mais une bonne dizaine. Jules Sarabande était le dernier en date, mais le vieux Cayetano promit de ramener le suivant dès qu’il se présenterait à lui. Cette situation inexplicable et complexe attisait la curiosité de la poète et cette nouvelle motivation s’ajouta naturellement au désir déjà construit.

Cependant, fit remarquer le vieux Cayetano, il y avait un hic. Si jamais il ramenait le sosie suivant (en admettant qu’on eût affaire à une série), comment réagirait Jules en sa présence et comment le prendrait le nouvel élément ?

« Cela arrivera forcément, constata Paula toute rêveuse. Mais laissons au hasard le soin de l’attente et de l’émerveillement ou de la terreur qui s’ensuivra.

— Nous serons peut-être déçus, » dit le vieux Cayetano qui commençait à se prendre à ce jeu.

La perspective de jouer avec une jeune femme l’émoustillait un peu, ce qui n’échappa point à son épouse, car depuis qu’il se passait des « choses » chez elle, son esprit avait trouvé le moyen de mettre un peu le nez dehors pour évaluer la situation. Le soir même, le vieux ramena Jules Sarabande. Paula et la vieille étaient dans le salon, sirotant un petit verre d’anis. Jules, qui avait faim et froid, et aussi une terrible envie d’enculer Paula, accepta le lit.

« Pour le loyer… commença-t-il.

— La pension complète… rectifia la vieille toute colorée.

— Pour la pension complète… puisque vous me faites cet honneur… je ne crains rien, car je suis embauché à partir de demain dans une succursale des établissements Soriano.

— Voilà une bonne nouvelle ! s’écria le vieux. Nous allons vivre comme en famille.

— Et nous aurons beaucoup d’enfants ! » plaisanta Paula.

Elle aussi avait le nez tout rouge. Elle ne pouvait plus fermer la bouche et on voyait ses dents blanches et la chair rose de ses gencives. Ses lèvres avaient perdu leur rouge qui tintait maintenant l’anis et colorait le bord du verre. Ce spectacle inspira à Jules une telle érection que toutes les personnes présentes dans le salon des Lacome s’en aperçurent. Il était temps de se coucher. Les Lacome collèrent leurs oreilles sur le mur mitoyen avec l’appartement de Paula qui avait « emprunté » le jeune homme pour ouvrir un vasistas coincé depuis toujours. On n’entendit pas le vasistas se décoincer, ni refuser de le faire, mais leur complainte commune traversa le mur sans rien perdre de son pouvoir onirique.

 

*

 

La question de savoir s’il y avait un ou plusieurs sosies était passionnante tant ses implications promettaient de donner lieu à quelques interprétations littéraires originales. Il n’était pas impossible que Jules Sarabande fût cet unique exemplaire que le vieux Cayetano ramenait régulièrement chez lui, rendant ainsi sa vieille épouse plus folle qu’elle ne l’avait jamais été. Mais il n’était pas plus impossible qu’un autre sosie s’ajoutât à Jules pour créer une situation non moins dramatique. Et tout cela, sans le moindre recours à l’intrigue. On s’émerveillerait du seul phénomène, ne sachant pas vraiment le reconstituer avec les moyens du récit par exemple. Que dire alors, pensa Paula Morize, d’un pareil poème avant même de l’écrire ? Elle aimait cette possibilité d’avant-poème. Elle en avait toujours fait profiter le poème. Et voici qu’il devenait impossible. Pour la première fois de son existence de poète, elle ignorait complètement ce que cette singulière histoire allait, sinon lui inspirer, produire sur l’esprit de ses lecteurs.

Le lendemain, Jules assuma sa première journée de travail chez Soriano. Il en revint assez abattu, sans toutefois présenter les symptômes du désespoir. Il faut comprendre que désormais, les Lacome et Paula, de concert, bien que pour des motifs différents, goûtaient aux saveurs déroutantes d’une attente. En effet, si Jules était le seul sosie, il n’en viendrait pas d’autres et on finirait par lui faire avouer, sans doute en en riant, sa petite escroquerie. Et si un autre sosie était ramené à la maison, la théorie d’une multiplication inexplicable allait bouleverser l’existence de chacun des expectants. Or, cette théorie était celle que prônait Jules, ce qui confirmait peut-être qu’il était l’auteur d’une supercherie certes pas bien méchante, mais indigne d’un aussi bon amant, selon Paula, et d’un substitut aussi parfait selon les Lacome. Bien sûr, personne ne serait déçu de constater que Jules n’était pas un rêve réel. On se réveillerait à peine. Paula trouverait peut-être le plaisir un peu moins vivifiant, mais il conserverait sa vigueur constructive. Et les Lacome ne penseraient même pas à se débarrasser d’une figure qui les replongeait dans les temps heureux de leur existence passée.

Jules n’expliqua pas clairement en quoi consistait son travail. Il ne possédait aucun métier et acceptait d’exécuter les travaux les moins valorisants. Ne s’agissait-il pas de gagner de quoi payer la pension aux Lacome en espérant que la soustraction fût assez positive pour agrémenter les loisirs de quelques rehauts de pur plaisir ? On en discuta d’abord chez les Lacome, puis Paula reparla du vasistas.

 

*

 

Mais qui savait le mieux qu’il n’était pas le seul exemplaire du fils Lacome ? Et qui, à l’intérieur même de l’entreprise où il travaillait, avait rencontré son sosie ? Et qui savait que ce sosie n’était autre que le fils Lacome ? Geronimo Lacome n’était pas mort. Voilà ce que savait Jules et ce qu’ignoraient les vieux Lacome et la poète Paula Morize, aussi intelligente et sensible fût-elle ?

Ce n’était que le premier jour. Jules n’avait pas eu le temps d’interroger Geronimo sur ses motivations. Faire croire à ses parents qu’on n’est plus de ce monde pose au moins le problème du cadavre. On ne meurt pas aussi facilement quand on vit en société, surtout si on est vivant en réalité. Geronimo n’ayant pas l’air particulièrement sympathique (mais ce n’était qu’une première impression), Jules craignait de ne jamais réussir à lui tirer les vers du nez. Mais ce fils indigne ne lui avait-il pas déjà confié une partie de la nature de son escroquerie ? Cela signifiait qu’il se préparait à tout lui dire. Mais pourquoi lui, Jules ? Et y avait-il d’autres sosies dans la même situation, pendus aux lèvres avares de ce comploteur de fils dont le projet ne laissait rien deviner de ses objectifs réels ? Et si, toujours en réalité, le vieux Cayetano avait toujours ramené le même exemplaire et que celui-ci ne fût autre que son véritable fils ? Et si le père et le fils étaient complices ? Dans ce cas, pourquoi la mère méritait-elle un tel traitement ? D’où venait cette cruauté ? On voit ici que le cerveau tourmenté de Jules travaillait sur un autre terrain que celui qui suscitait dans l’esprit au travail de Paula Morize un tout autre poème. Ne voit-on pas ici clairement que Jules était plus proche de la vérité que son amante ? Ou alors c’est moi qui déraille…

Les jours passèrent, comme c’est l’usage, sans se distinguer nettement les uns des autres. Une fracture était nécessaire et tout le monde la souhaitait, chacun selon son point de vue. Cette attente provoquait, inévitablement, des conflits dont on était les premiers à reconnaître que sans eux, on eût sombré dans la plus lamentable routine. Jules, toutefois, touchait au but. Ses conversations avec Geronimo ajoutaient de l’eau au moulin de sa fébrile curiosité. Il avançait, se gardant bien d’en informer ses partenaires de l’attente. Certes, Geronimo n’avait pas encore expliqué pourquoi il avait agi de cette odieuse façon. Il répétait seulement qu’il l’avait fait et ne regrettait pas de l’avoir fait. En somme, c’était du passé. Mais rien sur l’avenir. En général, quand on fait quelque chose que rien ne nous contraint à faire, c’est qu’on veut changer l’avenir. Il en avait le pouvoir. Il pouvait, par exemple, retourner chez ses parents. Il aurait vite fait de prouver qu’il était leur seul fils. Mais alors, pourquoi tous ces sosies ? se demanderait-on s’il apportait aussi la preuve qu’il n’était pas revenu à la maison depuis qu’il était mort.

Jules aussi avait un pouvoir. Il pouvait dénoncer Geronimo, à la fois auprès des autorités et de ses parents, lesquels étaient complices ou pas, l’enquête le dirait. Ce n’était pas difficile d’envoyer un message au système dans ce sens. Mais pour cela, il fallait trouver un hacker. Ce n’est pas facile quand on n’est rien. On peut tomber sur un faussaire. Et nous voilà devant la Justice pour répondre de témoignage clandestin. Jules frissonnait rien que d’y penser. Mais les choses semblaient ne plus avancer. C’était angoissant. La joie relève de la série. Il n’y a pas de joie sans elle. Il faut une victoire à l’esprit pour qu’il commence par en rêver. Vous me direz que cette dernière proposition est une absurdité parce qu’il n’est pas pertinent de proposer en dehors du temps que cela prend. Gagner avant d’en rêver est-il possible ? Je n’en sais rien, mais toujours est-il que Jules se trouvait dans cette situation. Qu’elle fût absurde, complexe ou proprement surréaliste n’avait plus d’importance.

C’est ainsi que l’homme peut glisser du domaine de la poésie, en principe réservé au poème, à celui de l’acte qui appelle ses conséquences. On suppute, on tergiverse, on s’impatiente, on écrit, on détruit et puis… Geronimo, sans se taire, ne dit rien qui fît avancer les choses. Il n’était pas absurde, ni surtout compliqué, de le détruire. La mort est le moyen le plus simple et le seul irréversible de détruire un homme. Détruire la vie aura toujours la préférence de l’homme pressé sur toutes les méthodes qui prétendent s’en prendre à l’existence pour la rendre au moins impossible. Y songeant, Jules retrouvait un peu de sa joie perdue. C’est là toute la quête de l’homme ordinaire qui sait, sans en posséder toute la science, que le temps ne se retrouve pas, alors que la joie peut toujours revenir. Mais ce ne sera pas par hasard !

Il faudra tuer ! Jules, on le sait, avait déjà mangé de l’homme. Pas tout l’homme. Il avait encore les yeux moins grands que le ventre. Heureusement. Et depuis qu’il ne couchait plus avec les fous de son espèce, il n’avait plus goûté à cette chair aux incidences tant imprévisibles que magiques. Paula, dans le lit, nota ce changement. Elle commença, en parfaite égoïste, par profiter de ses conséquences sur la vigueur de Jules dont le plaisir croissait en proportion. Son poème y gagna en lyrisme. Après l’amour, il rentrait chez lui, c’est-à-dire chez les Lacome. Hélas, leurs chambres n’étaient pas mitoyennes, sinon elle eût gratté le mur pour l’empêcher de rêver à une autre. Il y avait bien le toit… On était au dernier étage. Les plafonds s’ouvraient sur le ciel. Jules avait promis d’emprunter ce chemin. Cela n’était pas encore arrivé. Encore une attente. À ajouter à toutes les autres alors que le commun des mortels procède toujours par soustraction. Les uns s’achèvent par usure, heureux d’avoir vécu et terriblement malheureux d’avoir à disparaître pour toujours. Les autres, plus rares, et souvent exclus de la vie littéraire nationale, subissent en prophètes l’obésité consécutive à leur gourmandise. Manger de l’homme, par exemple, fait grossir. Les poètes de la bedaine ne sont pas les plus appréciés de leurs contemporains, mais ils reviennent toujours. Et pour l’instant, rien ne dit que ce retour puisse un jour nous les redonner aussi vivants que le papier et l’écran sont morts et bien morts.

Ainsi parlait Jules Sarabande. Il ne parlait à personne-->seul personnage de sa triste comédie. Le couteau s’enfonça comme dans du beurre. Il s’était attendu à une résistance. Il avait pris la précaution de présenter la lame dans le sens des côtes afin de glisser sur elles en cas de contact. Le coup n’était pas assez puissant pour les briser. Cela dura une fraction de seconde. Il perçut un bruit étrange, lointain, peut-être le poumon, ou l’aorte giclant à l’intérieur. Le corps s’affaissa contre lui. Il tomba sans bruit, s’étalant à ses pieds qui s’étaient immobilisés. Le cuir absorbait déjà les liquides. Il y en avait plusieurs, chauds, âpres, vaguement puants. Pas un mot. Un cri peut-être, mais qui l’avait entendu ? Ils étaient seuls sur les quais de la Geine. Il poussa le corps dans l’eau. C’était inutile. La tache de sang signalait le meurtre. Il remonta. Le sang le suivait. Puis il s’amenuisa sur le trottoir et acheva son existence de témoin dans l’ombre des murs. Et de cette ombre, surgit un être qui ne ressemblait pas à un homme. Il portait une cuirasse. Et il hochait ce qui paraissait lui servir de tête. Il dit :

« C’est la première fois que ça arrive. Il va falloir que vous me suiviez. Vous constituez à vous seul une exception à la règle. Il doit y avoir une explication. J’ai ordre de vous remettre entre les mains de nos scientifiques. Jamais l’homme ne pourra comprendre ce que vous avez fait. La Justice est une aberration. Il a été décidé de vous y soustraire. Vous et moi retournons à l’instant dans notre monde. La Multiplication est interrompue jusqu’à nouvel ordre. Quelque chose a foiré, nom de Dieu ! »

Réalité 7

Spalas

Poème de Jules Sarabande. Les notes renvoient à la Réalité 12.

 

« Je suis un homme !1

Vous me dites que le hasard n’y est pour rien et je vous réponds que je suis un homme que le hasard a placé sur votre chemin.2

Il n’y a pas d’oiseau ici pour se cogner la tête contre les carreaux de vos attentes et d’ailleurs il n’y a pas de carreaux non plus.3

Vous me dites que nous sommes loin du monde auquel j’appartiens de droit et vous me répondez que le droit n’est pas ici le moyen d’avoir raison, au moins dans la tête de mes juges.4

Mais qui sont-ils s’ils ne sont pas des hommes, les juges que vous interposez entre mon ignorance et la science qui semble vous avoir permis de voyager jusqu’à nous ?5

Il n’y a pas d’arbres parce que vous n’avez pas besoin de leurs feuillages pour abriter vos fruits et vous autoriser à dormir en pleine après-midi.

Ignorez-vous donc ce qu’est le travail6 et ce que nous en concluons nous autres hommes imperceptibles autrement que par les moyens que vous avez su tirer de la logique et de la matière ?

Je sais bien que rien ici ne me condamne aux travaux forcés ni à la mort !

Mon crime vous rend curieux comme des enfants venus pour jouer avec la connaissance limitée au sensible et dans une certaine mesure au calcul.

Qui suis-je si je ne vous comprends pas et si vous n’êtes pas des hommes ni des bêtes ?7

Et qui êtes-vous vous-mêmes si l’espace est sans limites et si le temps est une illusion d’optique ?8

Ne mangez-vous pas de l’homme comme j’en mange, cannibales extraterrestres, et ne suis-je pas le seul anthropophage ici où la mort ne décompose plus ?9

Qu’est-ce que la mort si elle ne m’appartient pas, ô étrangers à tout système dont je puisse comprendre le mécanisme en fonction des données ?10

Je vous parlais de l’oiseau qui traverse la vitre pour entrer dans ce que nous appelons depuis toujours humanité, faute d’en savoir plus sur la résultante du rapport vie/existence.

Cet oiseau traverse la transparence artificielle de nos rêves parce qu’il a appris à voler, alors que nous ne volons pas et que ce sont nos avions qui volent à notre place, pauvres imitations de ce que nous ne serons jamais.

Voulez-vous que je vous parle maintenant de mon enfance ?11

Il est d’usage, dans la région de l’univers d’où je viens (si je ne me trompe pas), de rechercher les circonstances atténuant la portée juridique du crime et ainsi nous parlons à cœur ouvert de l’enfant que nous avons été et que nous ne serons plus parce que c’est la Loi !

Il y a bien une Loi au-dessus de vos mœurs et même de vos créations !

Ou alors je deviens fou !12

Le hasard seul a voulu que je ressemblasse à un autre.

Mais est-ce par hasard que vous avez choisi cet autre pour multiplier votre regard sur le monde que nous habitons depuis que vous l’avez quitté ?13

Faut-il dire… abandonné ?

Avez-vous fui jadis, vous qui ne fuyez plus ?14

Quelle force ennemie ou contraire a vaincu le formidable essor de votre intelligence au point de vous mettre en fuite, ô voisins dont nous occupons la place suite à une série de hasards qui nous a peut-être voulus et finalement gagnés ?

Sommes-nous si étrangers ?

La fourmi n’est-elle pas la cousine de l’homme ?

Nieriez-vous ce cousinage qui explique vos invasions et le moyen presque naïf que vous avez mis en œuvre pour en savoir plus ?15

Sans justice, sans un mot pour justifier ce voyage auquel vous m’avez forcé, pensez-vous que je puisse comprendre de quoi on m’accuse ici ?

L’oiseau dont je vous parlais, il lui arriva aussi de se fracasser contre la vitre et d’en perdre la conscience au point de connaître assez la mort pour tout juste lui échapper… provisoirement.

J’étais un enfant, ce que vous n’êtes plus et même n’avez jamais été.

Bonheur ! Mort !16

L’homme n’avait que ces mots à la bouche et je cherchais à en comprendre la portée car j’avais commencé à me noyer dans le discours sur l’homme.

À cette époque où je me cachais derrière l’opacité des rideaux, vous étiez des Martiens et personne ne nous obligeait à croire à votre existence.

Vous étiez divertissement, canal de la peur, source de revenus, prétexte fou, contexte du savoir, religion différente…

Et j’adhérais, ô moi humanité craignant le déclin annoncé plus par les guerres que par les visions apocalyptiques, à toutes ces options d’avenir de bonheur et de mort.

Vous vous demandez pourquoi je ressemble trait pour trait à celui qui a servi de point initial à la multiplication orchestrée par ce que je crois être de la peur.

Et je vous réponds que je sais qui je suis et que je ne sais pas qui vous êtes.17

Vous me diriez le contraire que je ne vous croirais pas tant l’Histoire me donne raison d’être ce que je suis et de m’en amuser comme notre industrie le veut.

Je n’ai pas d’autre espoir que ce travail obstiné que je paye pour ne pas le perdre et demeurer un signe parmi les signes qu’il vaut la peine de tracer derrière nous.

Oui, j’ai tué cet étranger dans l’intention de prendre sa place.

En aurais-je rêvé si j’avais su que sans lui votre édification horizontale pouvait se réduire à ce rien qui me donne raison ?

Mais à l’instant de le tuer, il était un homme, et non pas ce que vous êtes parce que vous dites que vous l’êtes.

Une fois à terre, je n’ai pas compris que je réduisais à néant toute la saveur de votre voyage entrepris il y a des hommes-lumières en un point de l’Univers qui ne doit pas coûter beaucoup plus cher que le moindre de nos océans, la moindre de nos montagnes.18

Autant vous l’avouer tout de suite, j’ai aimé ce voyage qui fut un retour pour vos aventuriers.

Pour la première fois de ma vie, j’ai rencontré l’espace et avec vous je suis allé plus loin que l’homme, seul et terrifié par moi-même parce que je désirais cette ampleur qui me parut être moins abondance qu’intégrité.

Comme il est agréable de tout voir disparaître au profit d’une vitesse inconcevable sans la lumière de nos yeux !

Je n’attendais personne et personne ne s’impatientait en ne me voyant pas arriver à l’heure fixée par nos soucis quotidiens.

Car, ô mes juges, vous n’attendiez rien de moi.

Vous saviez déjà tout.19

Et j’ignorais l’existence d’une zone entre l’esprit et la matière, dont cette chair qui me construit en attendant de disparaître avec moi.

Vous me dites que c’est l’endroit de mon jugement et je vous crois.20

Ô Spalas, ou qui tu sois, qui que vous soyez, un ou plus, quoi qu’il m’arrive maintenant que nous sommes enfin deux, reviens avec moi sur cette Terre où je me multiplierai à la place de ma pauvre victime !

J’en suis capable !

J’ai acquis cette volonté.

Je traverserai encore le néant pour retrouver la voix.21

Je vous parlais d’un oiseau appartenant à mon enfance et vous ne pouviez pas le voir voleter devant la fenêtre, cherchant à estimer les peurs qu’elle cachait alors qu’il était plus grave de questionner la transparence, une utilité purement humaine que l’animal ignore tant qu’il ne l’a pas traversée.

J’étais cet enfant.22

Le voyage n’arrivait pas jusqu’à vous, mon imagination se limitant à reproduire les inventions de l’homme pour en parfaire la dimension.

Mais je volais ! J’étais cet oiseau ! Et l’enfant le savait.

Quelle drogue eût mieux envisagé mon avenir ?23

Ainsi, nous nous retrouvons parce que j’ai tué un homme et que cet homme n’en était pas un au sens où l’homme l’entend.

Quel voyage !24

Et vous me dites qu’on peut aller plus loin encore, là où vous ne savez pas, où vous ne saurez peut-être jamais car d’autres le savent.

Sans fumée, sans vacarme de moteurs, sans vitesse ascensionnelle, sans linéarité, sans géométrie même.

Qui dois-je tuer pour mériter d’embarquer dans ce nouveau vaisseau ?

Quel est cet être qui me hait déjà et qui sait que sans moi, il n’existe pas encore ?25

Spalas, je suis ton homme !

Je connais la manœuvre, j’ai observé tes extases, reproduit toutes tes cartes, jeté les dés dans la même région, petit oiseau à fleur des transparences, je suis. »

Voilà le discours que je tins à ces juges qui se passent de lois comme la solution se passe de problème.

Ils ne me comprirent pas et au lieu de me permettre d’embarquer pour encore plus d’inconnu, ils profitèrent d’une mission de routine pour me ramener parmi vous, indifférents au système qui me condamne d’avance sur le principe de l’aveu.

Vous allez m’enfermer, cette fois pour de bon et pas avec des fous.

Je vais finir ma vie en compagnie de la racaille.

Telle est votre sentence.

Je ne suis plus malade à vos yeux, je suis coupable.

Et vous ne me croyez pas parce que j’ai voyagé et que vous pensez savoir que ce type de voyage est impossible.

Pourtant, ils avaient besoin de savoir.

Et pendant ce temps sur la Terre vous cherchiez le coupable, ne voyant pas qu’autour de lui ses sosies se rassemblaient pour mourir.

Je vous l’ai dit, j’ai tout fichu en l’air mais ils voulaient en tirer la leçon car c’était la première fois depuis longtemps qu’ils avaient affaire à des hommes.

Voyez, ils ne m’ont pas changé.

Je mangerai encore de l’homme.

Je tuerai pour ne pas le manger, sournoisement pour faire l’économie du cri, ce cri que vous attendez de moi maintenant que tout est dit conformément à la procédure et aux principes.

Pourtant, j’ai voyagé.

J’ai traversé, j’ai touché, compris, revu et corrigé dans la seule intention de me rendre utile.

Voilà où nous en sommes vous et moi, moi et eux, et peut-être d’autres encore.

Nous avons beau savoir ce que nous sommes, nous ne savons pas ce que nous ne sommes pas.

Ils parlèrent ainsi, multipliant un exemple d’homme par lui-même, à l’image de celui que j’avais assassiné.

Je sentais que j’allais voyager plus loin qu’eux-mêmes n’avaient jamais été.

Voilà quelle était ma solitude.

Maintenant, vous m’enfermez, vous vérifiez l’état de la serrure et vous vous fichez de savoir s’il n’y avait pas une part, au moins une part de vérité dans ce que je vous ai dit pour plaider ma cause.

Je ne voulais pas finir en prison et j’y suis.

J’y serai demain et la mort ne voudra pas de moi.

Mais quelle importance si j’ai touché la surface de la seule vérité qui compte, celle qui ne frotte pas le bonheur et la mort l’un contre l’autre comme des amants à la recherche du plaisir !

Tout sera transparent.

Il y aura une industrie de la transparence et elle paiera nos salaires pour que nous puissions à notre tour nous acquitter des impôts, des traites, des amendes et autres détails de notre culpabilité.

Je n’y serai pas puisque je mourrai en prison, mais j’y penserai, j’y penserai chaque jour en revoyant vos visages de juges qui ont besoin des lois pour ne pas manger de l’homme.

Réalité 8

En vérité

Mais tout ceci n’est que fiction. Imagination de poète en quête d’originalité et de partage. En vérité, le mystère des sosies demeura un mystère et Jules Sarabande ne tua pas Geronimo Lacome, le fils ingrat qui jouait avec la mort sans avoir une seule seconde cessé de vivre. Jules écrivit le poème ci-dessus dans l’espoir de libérer son esprit de toute cette confusion. Il y eut un public pour croire à son voyage au bout de l’univers, enlevé par des extraterrestres dont il avait involontairement réduit à zéro ce plan d’invasion qui de nos jours encore passionne les amateurs de sensations faciles.

Paula Morize fut la première lectrice de ce poème. Elle n’encouragea pas son ami à le romancer dans le but d’attirer un public encore moins exigeant. Au contraire, elle loua l’absence de contrainte métrique et sonore au profit d’un mystère équivalent à celui qui ne dévoile toujours pas, après tant de siècles, son inimitable secret. Comme il était écrit au crayon, elle le saisit elle-même et le mit soigneusement en page. Elle avait l’habitude de ces précautions d’usage. Le professionnalisme d’un manuscrit commence par son respect des convenances. Jules ne lui avait toujours pas parlé de Geronimo quand le poème parut dans une revue de sciences appliquées à la fiction et au lyrisme personnel.

Le lendemain de la parution, Jules trouva Geronimo en train de la lire dans son étroit bureau. Il n’avait rien d’autre à faire, alors il le faisait.

« Ah… fit Jules qui n’osait pas entrer. Vous êtes abonné vous aussi…

— Pas du tout !... Asseyez-vous, Sosie. Je l’ai trouvée sur mon bureau ce matin. Je pensais que vous…

— Vous allez croire que c’est moi qui l’ai mise sur votre bureau parce qu’on y publie un de mes poèmes…

— J’aurais fait la même chose…

— Pas moi. D’ailleurs, je ne savais pas que vous aimiez la poésie.

— Nous nous ressemblons tellement…

— Peut-être pas à ce point ! Je veux dire que…

— Je sais très bien ce que vous ne voulez pas dire ! »

La conversation s’engageait mal. Geronimo avait légèrement froissé la revue, en attendant d’aller plus loin. Et Jules avait mis ses deux pieds sur le paillasson, lequel était à l’extérieur du bureau, du moins quand la porte en était ouverte. Il la maintenait d’une main qui tremblait, car elle agissait tout près des gonds. L’autre allait et venait entre la poche et le menton, fourrageant dans l’une et caressant l’autre. Geronimo tapota enfin la double page où le poème, sur quatre colonnes, étalait en caractères minuscules sa liberté d’expression et ses soucis de conformité à la clarté.

« Vous prétendez avoir tué un homme, dit-il d’une voix sévère, mais c’est de la fiction…

— Heureusement ! Je tiens à ma place.

— Nous tenons tous à notre place, même quand elle ne nous contient pas. Je connais ça.

— Mais je n’ai rien caché.

— On voit tout en effet. Je dirais que cette nudité est faite pour attirer le regard. On réfléchit ensuite. Je ne critique pas l’intention. Vous me comprenez…

— Cependant, l’assassinat de cet homme qui n’en est pas un est un détail de l’histoire. Le voyage qui suit…

— Je ne savais pas que les poètes rêvaient encore de se faire enlever par des extraterrestres…

— Ce n’est pas un rêve, mais un emprunt aux apparences qui modèlent nos actes comme nos pensées.

— Serait-ce une réalité ?

— Ma foi, dans ce sens, oui !

— Vous voulez dire qu’il y a un autre sens ?

— Oh, vous savez, moi… l’idiosyncrasie du lecteur…

— Je vois…

— Ou vous ne voyez pas.

— Mais je l’ai lu ! Ne me remerciez pas. Expliquez-moi cependant…

— Il n’y a rien à expliquer. Tous les poètes vous le diront. Un homme tue un extraterrestre qui se fait passer pour un homme et qui se multiplie à l’identique.

— L’erreur à ne pas commettre : se reproduire sans ménager quelques différences de détail, voire de race…

— Un autre extraterrestre enlève l’homme et l’amène sur sa planète (supposons que c’est une planète). Là, on ne le juge pas en fonction de la Loi, mais pour ce qu’il est.

— Ce que nous ne saurons jamais faire ! Continuez…

— Et l’homme est ramené sur la Terre.

— Pourquoi ? Quel est le jugement ?

— Il sera jugé par les hommes.

— Voilà donc pourquoi il est condamné… C’est la première fois qu’on condamne un homme pour avoir tué un extraterrestre… Il y a un début à tout !

— Ce qui n’empêchera pas les extraterrestres de recommencer ! »

Jules avait dit ça avec une emphase qui pouvait faire soupçonner quelque chose de plus profond qu’une maladie imaginaire. Ce fut du moins ce que pensa Geronimo. Il referma la revue et la tendit à Jules qui recula :

« Oh non ! Elle est pour vous !

— C’est donc vous qui me la donnez…

— Pas du tout ! Je suppose que la personne qui vous l’a donnée…

— Vous avez dit « pour vous » et non pas « à vous »…

— Il se peut que ma langue ait fourché…

— Mettons que je ne sache rien de celui…

— …ou celle…

— …qui me l’a donnée. »

Jules s’aidait maintenant de son autre main pour soulager l’effort de celle qui tenait la porte. Son front suait légèrement. Geronimo leva le menton pour donner du pathos à ce qu’il allait dire :

« En somme, il pourrait s’agir de vous et de moi…

— Vous n’avez aucune raison de penser que je suis un extraterrestre !

— Ni aucune de redouter que vous envisagiez de me tuer…

— Ce qui revient au même ! »

Décidément, ce Jules Sarabande n’était pas un homme comme les autres. C’est toujours ce qu’on dit des fous et des génies qui forment en quelque sorte les lignes de touche du terrain humanitaire. A-t-on jamais vu un fou ou un génie courir après une balle pour jouer avec et même gagner ? Geronimo se leva, les jambes fléchies par la chaise et le ventre sur le bureau. D’habitude, cette position passait inaperçue, car personne n’eut jamais l’idée de se tenir sur le paillasson pour attendre une réponse à ses propres préoccupations. Mais s’il prétendait sortir du bureau, Geronimo devait en informer Jules, afin que celui-ci s’écartât et laissât le paillasson tranquille. Il y eut une petite minute de confusion qui se termina par le saut de côté qu’entreprit Jules pour se libérer du paillasson. La porte commença à se refermer, Geronimo l’en empêcha et les deux hommes, quelques secondes plus tard, marchaient côte à côte entre le mur troué de fenêtres et le haut rayonnage où s’immobilisait une quantité incalculable de cartons.

 

*

 

« En somme, dit Geronimo après avoir avalé une gorgée de son martini, ce que vous voulez savoir, Sosie, c’est pourquoi je fais croire à mes parents que je suis mort.

— Certes mais… Comment avez-vous réussi ce tour de force ? Où est passé votre cadavre ? À moins d’une disparition dans les circonstances d’un combat ou d’une catastrophe naturelle, je ne vois pas…

— Ni l’un ni l’autre. Et c’est la raison pour laquelle votre poème m’a parlé d’une autre voix que la mienne.

— N’était-ce pas la mienne ? Je suis tout de même l’auteur…

— Ne me perdez pas avec vos rebonds de… de…

— De quoi donc ?

— De pénis sur la surface qu’il vous plaira d’imaginer !

— Hum… Il vaut mieux que vous continuiez… Une voix vous parlait…

— En effet… Je dois vous avouer que j’ai bel et bien assassiné cet homme. Ou en tout cas ce qui y ressemblait. Ce qui me ressemblait parfaitement. Si parfaitement que je pensais en devenir fou !

— Mais je n’ai assassiné personne ! » s’écria Jules, impressionné par le regard soudain troublé de Geronimo.

Celui-ci lui prit la main et la caressa longuement.

« Est-ce ma main que je caresse ? Ou la vôtre ? Et si vous caressiez la mienne, n’auriez-vous pas la sensation de caresser la vôtre ? Nous étions deux et je ne savais plus qui j’étais !

— Vous avez plus d’imagination que moi.

— Mais ce n’est pas une fiction ! J’habitais encore chez mes parents à cette époque. Tout allait, dans la limite du bonheur relatif, pour le mieux, bien que le monde ne fût pas le meilleur que je pusse imaginer. Un soir, alors que ma mère et moi nous étions mis à table, las d’attendre que mon père rentrât du travail, ou du café où il avait l’habitude de perdre son temps et le nôtre, le voilà qui se ramène avec quelqu’un qui était mon portrait craché !

— Votre mère s’évanouit, je suppose….

— Et au lieu de s’en inquiéter, mon père se met à rire en me forçant à me lever pour mieux me comparer à mon sosie. Et le sosie, amusé par ce qui lui arrivait, recherchait des yeux mon approbation, comme s’il avait quelque chose à me dire que mon père ne devait pas savoir. Entretemps, ma mère retrouve ses esprits et se met à rire elle aussi, s’excusant du spectacle qu’elle venait de donner. Elle était rouge de confusion. Elle courut à la cuisine et revint ajouter le couvert de notre invité. Nous occupions les quatre côtés de la table, chose qui n’était pas arrivée depuis la mort de mon frère.

— Vous aviez un frère !

— Jumeau, de quelques minutes mon aîné. Vous comprenez maintenant l’émotion de ma mère. Et la joie de mon père qui continuait de se griser en avalant du vin.

— Étrange situation en effet… Paula et moi redoutons…

— Qui est Paula ?

— Ma… notre voisine de palier…

— Ah, oui ! Elle écrit des poèmes elle aussi. Vous devez bien vous entendre. Et que redoutiez-vous avant que je ne vous interrompe… ?

— Vous allez rire…

— Je m’y apprête en effet…

— Nous pensions que si un autre sosie que moi-même venait à rencontrer votre père, la situation prendrait un tour inimaginable autrement. Et encore, nous ne savions pas que vous aviez un frère jumeau.

— Paula le sait. Je peux vous confier qu’elle en fut terriblement amoureuse. »

Jules, entendant cette nouvelle révélation, ne trouva plus ses mots. Il vida son verre d’un trait. Geronimo, d’un geste convenu, renouvela la tournée.

« Revenons, si vous le voulez bien, à ma propre aventure. Après un dîner fort copieux et trop arrosé, Jules et moi…

— Jules ?

— Il s’appelait Jules en effet. C’est un hasard. Je ne sais pas ce qu’en penserait votre Spalas, mais il faut reconnaître que le hasard était entré dans notre quotidien par l’intermédiaire de fort troublantes ressemblances. Nous descendîmes pour prendre l’air. Nous nous dévisagions, si je puis me permettre cette sorte de pléonasme. Au bout d’une bonne dizaine de minutes d’un silence gêné, Jules me prit la main et m’assura que sa seule intention était de disparaître de notre vie.

« Mais comment ? m’exclamai-je. Papa ne vous lâchera pas. Il voudra savoir d’où vous venez, s’il existe une parenté, toutes ces choses qu’il n’a pas abordées ce soir à cause du vin qui embrouillait son esprit. Il vous retrouverait dans une botte de foin !

— Je ne suis pas une aiguille, je sais, mais si je dois disparaître, faites-moi confiance, je disparaîtrai… corps et âme !

— Je ne vous en demande pas tant…

— Je peux aussi prendre votre place… »

Plaisantait-il ? Il n’en avait pas l’air. Je lui tendis la main pour serrer enfin la sienne. Je ne me préoccupais absolument pas de savoir où il couchait. Il le savait, lui ! Mon père lui avait offert la chambre de mon frère !

— Ah… Cette chambre au fond du couloir… un débarras, m’a dit votre mère… et je n’en ai pas parlé à Paula…

— Vous parlez beaucoup à Paula… Donc, nous remontâmes ensemble. Mon père était couché et il ronflait déjà. Ma mère tenait un pyjama plié sur son bras…

— Un pyjama de votre défunt frère…

— Non, un des miens.

— Je vous rassure… je couche nu.

— Jules passa par la salle de bain, en ressortit trois minutes plus tard en pyjama et nous souhaita une bonne nuit. Ma mère était maintenant trop inquiète pour en profiter, de cette bonne nuit.

— Mais qu’est-ce qui l’inquiétait ?

— C’était un étranger ! Connaissez-vous quelqu’un de plus inquiétant qu’un étranger qui vous ressemble ?

— Pardi… celui qui ne me ressemble pas…

— C’est que vous n’avez jamais rencontré d’étranger qui vous ressemble.

— Ben… oui… vous !

— Je ne vous suis pas étranger. Vous avez senti dès notre première rencontre que nous avions quelque chose à partager…

— Un secret… mais qui me dit que vous n’êtes pas Jules ? Et que vous avez assassiné Geronimo ?

— Et qui vous dit que je ne suis pas son frère ? Allons… cessons de nous égarer. Où en étais-je ?

— Vous alliez vous coucher…

— Je ne dormis pas de toute la nuit. Il se leva avant le soleil. Craignant quelque larcin, je bondis pour contrecarrer ses projets, mais en fait de projets, il préparait le café selon les instructions de ma mère qui s’activait au fourneau où le pâté au bouillon de poule frissonnait dans un plat. Mon père apparut quand la cafetière se mit à rugir…

— C’est vrai qu’elle rugit !

— Un détail qui ajoute une note réaliste à mon récit peut-être incroyable…

— Mais je vous crois ! Je vous crois !

— J’ai ensuite passé une journée effroyable dans mon bureau, m’occupant à ne rien faire comme d’habitude. Ou plutôt, je fis tout ce qui était en mon pouvoir pour imaginer une suite honorable à cette étrange situation.

— Vous en avez conclu qu’il fallait le tuer… C’est ce que j’ai moi-même… je veux dire… c’est ce que j’ai imaginé dans mon poème…

— À cette différence que je n’étais pas le héros d’un poème, mais le pauvre bougre d’une comédie de boulevard !

— Il y manquait une femme, si toutefois madame Lacome…

— Vous oubliez Paula…

— En effet…

— Elle n’était jamais tombée amoureuse de moi, malgré une ressemblance à couper le souffle avec ce frère qu’elle avait adoré. Elle passait souvent sans me voir, comme dit la chanson. Je ne m’en formalisais pas. Je suis homosexuel. Et vous ? Non… vous fréquentez Paula d’une manière… assidue… Et bien je vous le donne en mille, elle tomba amoureuse de Jules.

— Jules comment ?

— Jules Sarabande ! Le poète que vous tentez de remplacer ! »

Les deux mains de Geronimo s’étaient aplaties sur la table de chaque côté de son verre. Jules n’ouvrait plus la bouche que pour mieux respirer. Le barman, derrière son comptoir, observait les sosies qu’il prenait pour des frères. Il connaissait bien l’un d’eux et se demandait s’il serait présenté à l’autre qui était peut-être aussi homosexuel. Il attendait un signe, mais dans la confusion, il ne se souvenait plus de quel côté de la table se trouvait Geronimo. Ses yeux allait de l’un à l’autre, jusqu’au vertige. Il avait envie de vomir. Son hoquet détourna les deux têtes. Elles étaient exactement semblables. Il donna un coup de menton pour demander s’il remettait une autre tournée. Il avait terriblement envie de s’approcher de cette table, mais un autre client l’interpella à l’autre bout du café. Geronimo en profita pour reprendre la conversation :

« Je n’avais jamais tué, dit-il en serrant les dents. Mais j’avais toujours redouté d’avoir à le faire.

— Ça arrive en temps de guerre, fit Jules. Mon père…

— Votre père, oui… mais là n’est pas la question… pas encore… Et de l’idée de tuer mon espèce de rival, je suis passé à celle de disparaître moi-même.

— Vous ne résolviez pas ainsi la question ! s’étonna Jules. Il prenait votre place…

— Et je prenais la sienne.

— Ici ? Chez Soriano ?

— Il n’y a que Gaston qui sache…

— Gaston ?

— Le barman… Lui et moi… vous savez… »

Geronimo agita ensemble l’index et le majeur d’une main pour mimer un danseur. Jules ne comprenait pas. Geronimo renonça. Son récit, entrecoupé de digressions utiles certes, mais trop décousues pour aider à sa compréhension, avait depuis un bon moment laissé Jules sur le bord du chemin où il rêvassait déjà, à la faveur d’un excès de martini. Geronimo n’en continua pas moins ce qu’il avait commencé et qu’il avait l’intention d’achever avant la fin de la coupure.

« Un soir, Jules annonça à mes parents que Geronimo avait quitté Parigi pour renouer avec sa famille dans le Sud. Ou plutôt, ce fut Geronimo qui annonça cette nouvelle. Après un moment d’émotion contenu, on se mit à table, le tour étant joué.

— Mais qu’est-ce que vous y gagniez ?

— D’être innocent ! Je n’avais tué personne ! Certes, je perdais ma place légitime auprès de mes parents, mais je demeurais l’innocent que j’avais toujours été et que je m’étais juré de demeurer. Quant à Jules, en devenant Geronimo, il gagnait un foyer, l’affection et… l’amour de Paula.

— Mais elle ne vous aimait pas !

— Et pourtant, elle aima Jules. Comme elle vous aime.

— Les mystères de l’attirance ne s’expliqueront jamais…

— Comme vous dites. »

La suite, vous vous en doutez. Jules, sous le nom de Geronimo, perdit la vie à la guerre, comme son frère. On ne retrouva jamais son corps. D’abord porté disparu, il y eut assez de témoins de sa mort pour le déclarer héros de guerre. Voilà comment Geronimo Lacome s’était retrouvé à ne rien faire dans un bureau. Jules, pourtant, ne posa pas la question de savoir pourquoi il y travaillait, si on peut parler de travail à propos d’une tache qui consiste à ne rien faire, sous son propre nom, Geronimo, et non pas celui de Jules. Poser cette question, c’était forcément se mettre en porte à faux, car lui aussi s’appelait Jules Sarabande. Et Geronimo était le seul à savoir ce que cela pouvait impliquer au récit qu’il (Geronimo) était en train de mettre au point pour épater la belle Paula Morize.

Réalité 9

facteur N

Lorsque Paula Morize entra dans le bureau de la production, Frank Luxor et Joan Strosse étaient en train de se conter fleurette devant la tour Enfel. Des plantes vertes disposées tout autour de la terrasse procuraient une relative fraîcheur à la scène. Et pour ajouter du piment, un jet d’eau en forme de fleur envoyait dans l’air saturé de mouches ses pétales aux reflets argentés. Frank Luxor n’avait pas ôté ses lunettes. Sa chemise était ouverte. Contre lui, Joan Strosse s’appliquait à défaire le nœud d’une cravate. Paula Morize se pétrifia. Il y avait des traces sombres sur la porte au niveau de la poignée. Elle s’excusa en les regardant.

« Entrez, entrez ! fit Luxor en remettant sa cravate. Nous étions en train de parler de votre projet. »

Ensuite il boutonna sa chemise et remit sa veste. Un dernier ajustement de la cravate attira les doigts pressés de Joan Strosse qui dut les retirer sous l’effet d’une tapette qui n’était autre que l’épais dossier que Paula avait déposé une semaine avant au service des manuscrits.

« Et alors ? dit-elle en s’avançant sur la mollesse d’un tapis. Qu’en pensez-vous ?

— L’idée n’est pas mauvaise, fit Joan Strosse remis de ses émotions. Mais elle a besoin d’être travaillée.

— C’est de la matière brute, rectifia Paula un peu agacée par les minauderies de son critique. Mais le personnage est réel. C’est ce que vous recherchez, non ?

— C’est exactement ce qu’on recherche, » trancha Frank Luxor.

Il lui offrit un siège en face de son bureau et rejoignit le sien aussitôt, presque d’un bond. Strosse, délicatement posé sur l’angle vernissé de la table, croisa ses jambes et se mit à remuer les lèvres sans rien dire. Paula croisa les siennes sans ménager les regards. Le dossier portait l’inscription « à voir ». Il était posé sur le bureau, entre un cendrier rempli de bonbons et une statuette d’éphèbe en odeur de sainteté. Luxor se recula. Il commençait toujours par se reculer et le dossier de son fauteuil s’appuyait alors sur la baie vitrée. La flèche de la tour Enfel surmontait son crâne blond.

« Joan a quelques idées, fit-il négligemment, mais il va falloir l’aider…

— Je peux me débrouiller si madame a autre chose à faire, couina Strosse. On fait toujours comme ça chez nous, dit-il à l’adresse de Paula.

— J’aimerais bien faire aussi comme chez moi, grogna-t-elle.

— Accordé ! » lança Luxor.

Elle disposerait d’un bureau jouxtant celui de Strosse. Il la mit à l’aise, tenant la porte entre ses doigts :

« Vous avez l’idée et moi j’écris, voilà comment on va procéder. Et je ne vous demanderai pas votre avis sur mon travail…

— Frank me le demandera…

— Je lui ai déjà fait part de mes réserves. Nous ne disposons pas de l’éternité…

— Alors au boulot ! »

Elle referma la porte sur Strosse et ouvrit la fenêtre. Une façade grise bouchait jusqu’au ciel. Elle s’accouda sur le rebord de la jardinière où crevaient des géraniums. Elle avait besoin de cet argent. Elle avait surtout besoin de le dépenser pour retrouver sa gaieté égarée ou emportée, elle ne savait plus ce qui s’était passé exactement. C’était un travail facile. Elle en avait accompli les trois quarts. Le dernier quart dépendait de Joan Strosse, scénariste préféré de la production. Les deux bureaux communiquaient. Elle examina cette porte de près. Que fabriquait Strosse dans ce bureau avant qu’elle ne l’occupât ? La pièce était longue et étroite. Une table servait de bureau. La chaise promettait de ne pas ménager les fesses. On avait nettoyé le cendrier, oubliant de grises traînées qui diffusaient l’odeur âcre et froide du tabac. Elle ne fumait pas. Par contre, elle buvait. Mais les tiroirs d’un classeur étaient vides. Un écran s’articulait sur le mur à côté de la fenêtre. Ce sera ma solitude, songea-t-elle.

Elle n’avait pas encore été présentée au docteur Zacharias Soriana qui était le garant scientifique de la série. Il avait lu et apprécié le poème de Jules Sarabande. Il l’avait même annoté et Joan Strosse avait accepté de se servir de ces notes pour composer la première scène, celle où Jules Sarabande débarque sur une autre planète et demande s’il y a quelqu’un. Pour la suite, Paula avait compilé les articles de Presse. Strosse s’était énervé parce qu’il détestait travailler sur un brouillon.

Elle sortit sans avertir Strosse qui travaillait dans son bureau. Zacharias Soriana lui avait donné rendez-vous au Clarence. Elle s’y rendit en taxi. Le soleil était à la verticale quand elle entra dans ce haut lieu de la culture nationale. Soriana était assis au comptoir. Il lui tournait le dos. Elle le fit sursauter en lui touchant l’épaule. Il la reconnut. Elle avait le vague souvenir d’avoir été aimée de lui. Il l’embrassa sur les deux joues.

« Strosse est le plus mauvais écrivain du moment, dit-il en croquant une cacahuète, mais c’est le plus compétent. Il est rapide, chiant et toujours à l’heure. Frank apprécie par-dessus tout ces qualités.

— J’ai vu ça… fit Paula.

— Non ! Vous n’avez encore rien vu. Ils vont vous rendre marteau avant deux jours. Vous ne saurez plus pourquoi vous leur avez demandé de travailler avec eux.

— Et avec vous !

— Nous ne travaillerons pas ensemble. Je n’ai pas besoin de poètes au labo. Mais on se verra si ça vous dit de recommencer.

— Ça me dit ! »

Il plaisanta sur ce petit cri qui ne disait pas s’il était d’amour ou d’intérêt. Il n’y a rien de plus coucheur qu’un poète… à condition que le détenteur du pouvoir soit moche ou décrépi, ou les deux à la fois. Or, le docteur, malgré ses soixante ans passés, bandait encore comme un jeune homme et il n’avait pas à se plaindre de ses capacités musculaires. Il avait même une voix de ténor et savait la Donna e mobile. Il savait qu’elle savait. Il se souvenait de l’avoir emportée au bout du monde, chez ce qui restait sur terre de sauvage et de sincère. Assise sur un tabouret, elle avait plutôt l’air d’une pute.

« Vous avez déjà travaillé pour la télé ? demanda-t-il.

— De petits pornos où je n’ai pas eu à me faire mettre ni à sucer…

— Bon Dieu ! Qu’est-ce que vous y fabriquiez ! »

Ils rirent ensemble. De la part du docteur, c’était sincère. Il avait ramené au moins ça du bout du monde. Paula, c’était la part sauvage de l’humain qui l’avait excitée au point de coucher de préférence avec l’autochtone. Il l’avait brutalisée. Et vingt ans avaient passé. Il commanda deux autres martinis. Elle préférait les petits oignons. Il céda les siens.

« Évidemment, dit-il en léchant le bord de son verre, vous ne croyez pas un mot de ce que raconte cet illuminé de Jules Sarabande…

— C’est mon voisin, sourit-elle. C’est comme ça qu’on s’est rencontré.

— Ah bon… Vous et lui…

— Lui et moi… Ça arrive.

— Je comprends mieux votre empressement à le rendre célèbre… Vous savez que je vous ai appuyée…

— Cessez de vous caresser devant moi, voulez-vous ? »

Il cessa. Il n’était pas loin. Elle était ce genre de femme qu’on a envie de baiser parce qu’on n’a plus de raison de les aimer. Elle acheva son martini. Ses joues ne s’étaient pas colorées. Elle avait toujours eu cette force. Une mèche bouclée lui tombait sur l’œil. Il ne se souvenait plus de la couleur naturelle de ses cheveux.

« Je vais le soumettre à une série de tests pour éprouver sa patience, dit-il, s’efforçant de paraître grave. Ce type veut accéder à la réalité en s’appuyant à la fois sur les apparences, qui nous appartiennent aussi comme à tout le monde, et le rêve, zone plus personnelle quoique mécanique. Quelque chose entre la publicité et le désir.

— C’est ce qui fait de lui un poète.

— Et vous, comment faites-vous pour l’être ?

— Je couche.

— C’est justement ce que j’allais vous demander. Vous ne serez pas déçue.

— Vous savez très bien ce qui ne me décevrait pas…

— Je m’occupe de Strosse. Frank vous aime bien. Vous avez déjà deux alliés sur la place. Et votre Jules, on le voit quand et où ?

— Le docteur Zantris fera affréter un véhicule spécial pour le transport de la clinique au laboratoire.

— Il est si dangereux que ça ?

— Vous ne serez pas déçu ! »

 

*

 

On amena Jules Sarabande dans une camionnette du service de déminage de la ville, ce qui affola les premiers spectateurs de son transit. Il fallut expliquer que la guerre n’était pas encore arrivée et qu’elle était même loin des frontières de la ville. Extrait du véhicule devant une foule médusée, Jules Sarabande ne donna aucun signe de cette folie furieuse dont la Presse avait fait état. Il était contenu dans une camisole reliée à un générateur de pulsions douloureuses. Le moindre écart de langage le paralyserait sur place. Les écriteaux précisaient que la douleur infligée n’affectait pas les capacités cérébrales, tant motrices qu’intellectuelles. Pourtant, la Ligue des Proies de l’Homme veillait à travers ses écrans privés disposés de loin en loin sur le parcours du sujet.

« Est-ce que ce traitement le guérira de sa folie ? demanda un journaliste.

— Ce n’est pas un traitement, répondit le docteur Zacharias Soriana qui ne se trouvait pas sur les lieux par hasard.

— Qu’est-ce que c’est alors ?

— Une expérience.

— Devient-il la proie de l’homme ?

— Demandez aux crétins qui retardent de plusieurs siècles.

— Et la guerre, docteur ? Nous sommes en guerre. Qu’ont à voir les extraterrestres avec cette expérience ?

— Je ne m’intéresse pas au côté fictionnel de l’opération.

— Vous voulez parler d’une opération… publicitaire. Comme on parle d’une opération militaire.

 

— Pour moi, scientifique de vocation, de formation et de profession, l’opération commence avec l’addition.

— Qu’est-ce qu’on additionne, docteur ? Les cadavres ? »

Zacharias Soriana dut emprunter le métro pneumatique interne pour regagner son laboratoire quelque part au sein du complexe architectural de la KOK. La foule s’était épaissie et les questions n’avaient plus rien à voir avec le facteur N. La guerre, purement abstraite ici à Parigi, était devenue le sujet le plus courant des conversations. Elle prenait la vedette, comme disait Luxor. On finirait par déclarer la guerre aux commentateurs, ordinaires et professionnels, de cette guerre extra-muros. Et peut-être que de guerre en guerre, on finirait par avoir raison de concevoir des hypothèses pour alimenter le travail scientifique.

Jules Sarabande attendait au bout du couloir, tranquillement assis sur sa chaise à roulettes. En approchant, le docteur comprit que cette tranquillité tenait aux solides liens qui l’assujettissaient. Il n’en souriait pas moins. Il n’avait pas l’air d’un fou, mais la consigne était de ne pas se laisser séduire par son charme. Il avait toujours quelque chose à vous apprendre. Et il finissait par vous avoir. Sachant que se faire avoir par Jules Sarabande consistait à perdre un morceau de soi-même, il valait mieux s’en tenir strictement aux consignes élaborées par les services de sécurité de la clinique du docteur Zantris. Mais qui pousserait la chaise ? Il n’y avait personne à l’horizon. Les yeux de Sarabande brillaient d’une lueur assez vive pour inviter à la prudence. Le docteur appela. Paula Morize, qui errait dans les parages (dit-elle) pointa son museau denté derrière une vitrine. Le docteur lui fit signe de s’approcher.

« Il faudra bien qu’on m’explique comment je fais pour pousser cette chaise sans risquer de me faire bouffer par ce sauvage ! s’écria-t-il.

— Jules n’est pas un sauvage ! Parlez-lui !

— Mais quelle langue parle-t-il ?

— La nôtre. Ils ne l’ont pas changé à ce point !

— On aurait pu me prévenir ! Tout est programmé dans l’optique d’un manque total de communication verbale. Je comptais sur le geste…

— Fermez-la ! grogna Jules Sarabande sans secouer ses liens. Et dites-moi ce que je dois faire. Est-ce que Margaux et Claro sont arrivés ? »

Quentin Margaux et Antoine Claro étaient les deux autres cobayes. La Presse avait trop parlé.

« Vous ne communiquerez pas, dit le docteur d’un ton sec. En tout cas pas de cette façon.

— Dommage ! J’aurais aimé les saluer. De vieilles connaissances. On a souvent partagé nos repas…

— Je vois… »

Le docteur réprima une grimace. Paula posa ses mains sur les poignées.

« Il ne mord pas, dit-elle. Cette comédie était destinée au public.

— Alors pourquoi ne l’ont-ils pas détaché ?

— Bonne question ! » fit Jules Sarabande.

Ses doigts commençaient à s’agiter. En général, au bout d’une heure de contention, il se voyait dans une chambre à gaz. Il fallait ensuite une bonne semaine de sommeil pour le préparer à comprendre qu’il avait survécu au gazage. Paula savait cela, pas le docteur.

« On ne me dit pas tout, plaisanta-t-il en se tenant à distance, pas loin de la cage d’escalier.

— Vous croyez que j’en sais plus que vous ? » fit Jules.

Ils entrèrent dans le laboratoire. Les bureaux étaient déserts. Les consignes étaient respectées à la lettre. Paula poussait la chaise et le docteur suivait à quelques mètres, avisant les points de fuite possible en étreignant le fond de ses poches. Il dut cependant dépasser le train pour entrer le code d’ouverture du laboratoire principal. Jules fut saisi d’une angoisse crispée en voyant le couloir. Il n’eut pas le temps d’en compter les portes. Il était dans sa cellule, détaché, couché et bordé. Il ne savait pas que Paula, en plus d’écrire et de faire l’amour, savait aussi manier la seringue. Il dormirait seul cette nuit.

 

*

 

Quel était le problème ? Mais voyons… Jules n’existait que dans le temps intermédiaire, s’il s’agissait d’un temps. Tout ceci avait lieu entre le moment où son crâne avait explosé et celui où la mort avait mis fin à son existence. Et il avait sept ans à cet instant précis. Tout le reste consistait en un futur probable. Et pourtant, ceux qui agissaient encore sur lui appartenaient au passé. Le pari du docteur Soriana consistait à le ramener au présent, c’est-à-dire dans cet autre non-temps qui sépare le passé du futur. Maintenant que Jules dormait dans sa cellule en attendant d’être livré au programme de recherche dès le lendemain, à la grande joie du public, Paula entraînait le docteur dans un coin tranquille pour évaluer la portée de sa trahison. Après tout, c’était elle qui avait livré Jules en remettant son poème au système.

« Je ne vois pas l’intérêt de remplacer le futur potentiel par un présent dont on sait qu’il n’est qu’une convention utile…

— C’est que nous aussi nous voulons exister, ma chère ! » s’écria le docteur.

Ce cri venait du cœur. Paula se tâta comme un soldat qui vient d’essuyer un tir. Le docteur s’amusa de cette inquiétude fébrile. Elle s’empourprait.

« Nous n’avons jamais eu l’occasion d’observer de si près un suicide d’enfant, expliqua-t-il. Des siècles qu’on attend, enfermés dans ce monde qui n’existe pas plus que nous. Évidemment, il faut être conscient de cette situation, ce qui ne semble pas être votre cas, ma chère Paula. Heureusement, car vous êtes le non-existant le plus proche du sujet qui nous occupe. Sans vous, il n’aurait pas rêvé. Et nous n’aurions pas dépassé le stade des apparences.

— Voulez-vous dire que je suis l’auteur de ce poème ? Une invention…

— Les sornettes fictionnelles n’ont rien à voir avec la science ! Qui veut s’informer sur la psychologie du personnage aura mieux fait de consulter l’universitaire plutôt que le poète. Quant aux questions sociologiques, voyez dans quel galimatias fantasmatique les noie le romancier. Espérons pour lui qu’il n’y croit pas lui-même, qu’il n’est qu’un escroc ou un bouffon.

— Les rois ne sont rien sans un bouffon à leurs côtés.

— Chacun de nous est un roi. Ou une reine puisque la nature nous a sexués pour nous reproduire dans l’illusion du plaisir. Je vous accorde qu’il est nécessaire de s’amuser de notre condition. Et nous ne sommes pas toujours capables de nous amuser nous-mêmes. Nous avons besoin d’employés. Vous avez fort bien joué votre rôle.

— Mais comment Jules peut-il nous faire exister ? Il est mort !

— Pas encore ! Il n’a que quarante-trois ans. Trente-six ans déjà de futur potentiel, de… poésie.

— Ainsi je ne suis pas poète moi-même… ? Il faut exister pour l’être. Exister à la manière de Jules.

— Il est trop tard pour nous suicider et profiter du même phénomène. Nous en savons trop. Il faut lui redonner un présent. Voilà en quoi consiste l’expérience.

— Le facteur N…

— Un titre racoleur pour épater un public qui ne saura rien de notre tentative, surtout si nous réussissons !

— Il y a donc un risque… ?

— Et j’ignore lequel… Chaque fois qu’on touche au temps, on provoque d’autres temps… ou d’autres non-temps. Et toucher à la matière revient à toucher au temps. Nous n’en sortirons pas. Le public, ignorant ce que nous savons, passe son temps à chercher le plaisir et même à le trouver. Mais pour lui, le plus dur reste à faire : mourir.

— Si nous allions nous saouler ?

— C’est que je bande, ma chère ! Et avant d’accéder à votre demande, qui est une demande d’oubli, je vous le rappelle, je souhaiterais me souvenir avec vous d’un temps qui n’a jamais existé que dans nos imaginations.

— Faisons ça ici ! »

Jules Sarabande, qui dormait, voyait la scène sur son écran. Il banda lui aussi. Mais il était malheureux, non pas parce qu’il bandait seul, mais parce qu’il savait maintenant qu’il n’avait pas écrit le poème que le docteur avait commenté… selon la Presse. Personne ne savait rien de ces commentaires. Les plus informés de la chose publique se doutaient qu’ils avaient un rapport avec le nœud de l’expérience. Mais qui avait accès au spectacle du laboratoire lui-même ? Sans doute une poignée de veinards dont le docteur n’était que la roue de secours. On avait envie de se révolter en y pensant, mais on s’en gardait bien. La vie n’était pas assez compliquée pour ça. Et elle n’avait rien de noir. On pouvait communiquer avec le monde entier et même bavarder avec tous les extraterrestres de l’imagination la moins encline à compliquer ou à noircir. Le bonheur était la seule réalité. Ensuite, on mourait. Et la mort ne compliquait rien, au contraire ! Son seul défaut, à nos yeux, c’était de trop fricoter avec l’ombre. Ça donnait envie de lever le rideau sur de belles gambettes !

Ça c’est Par’gi !

Réalité 10

Nœud

Si vous croyez que ce type est capable de jouer du piano (celui qui est devant vous) sans toucher au clavier, par la seule force de son esprit ou de ce qu’il a dans la tête en ce moment, c’est que vous êtes prêt à accepter ce qui va suivre. On peut très bien vivre avec ce genre de maladie, mais rien ne dit que ce sera au profit de votre intelligence déjà durement touchée. Mais bon… admettons que vous êtes Paula Morize et que vous faites partie du jury. Vous avez reçu votre invitation deux jours avant le grand moment. Vous avez eu le temps de vous acheter une jupe à froufrous verts et roses et une chemise qui montre que vous avez les biscoteaux en état de dire non si jamais on vous demandait de dire le contraire. Vous êtes coiffée par la maison qui offre aussi les nu-pieds à semelle GPS. Votre estomac contient assez d’énergie et d’eau pour tenir les trois heures que va durer le premier épisode. Vous ne saurez rien des autres candidats (on appelle comme ça les sujets dès qu’ils ont subi l’épreuve du transfert laboratoire/télévision). Vous ne saurez rien non plus de cette épreuve qui demeure la propriété exclusive du système. Vous êtes confortablement installée dans un fauteuil, les bras sur les accoudoirs et les doigts des deux mains occupés à reconnaître sans les regarder les boutons qu’il faudra manipuler pour changer les paramètres de l’écran commun à tous les jurés. Vous êtes dans l’ancienne salle d’exécution du couloir de la mort de Parigi. Derrière la grande vitre où rien ne se reflète, le sujet est déjà couché sur le lit, les bras en croix et la sonde vissée entre les yeux. Il a l’air calme. On l’a sans doute tranquillisé. Pour l’instant, il est seul. Au fond, une porte est ouverte. On distingue très bien le coude du docteur Zacharias Soriana. Il doit porter son éternelle blouse trouée au coude gauche. Autour de vous, on chuchote, mais vous ne participez à aucune conversation. Vous ne cherchez pas non plus à écouter ce qui se dit. Vous êtes totalement absorbé par le corps immobile de Jules Sarabande. Il est vêtu d’une salopette vert pomme dont la fermeture éclair, qui va du pubis au ras du cou, lance de petites lueurs dorées. Vous distinguez ses yeux parce qu’ils brillent. Il a la bouche ouverte. Un léger tremblement agite ses pieds nus.

Enfin, le docteur Zacharias Soriana fit son entrée. Dehors, la foule, qui trépignait devant des écrans géants, applaudit longuement dans une rumeur grandissante. À l’intérieur, quelques-uns applaudirent aussi, mais un assistant fit signe que le sujet pouvait être dérangé par cet excès d’enthousiasme. Le docteur tenait un calepin qui, pour l’instant, lui servait d’éventail. Il se pencha sur Jules Sarabande qui devait se plaindre d’avoir chaud. Tout le monde crevait de chaleur. Le climatiseur était en panne. Paula Morize détestait les ambiances climatisées. Elle suçait un bonbon parfumé à l’eucalyptus, importunant ses proches voisins de siège. Le docteur tapota le micro. La foule, dehors, fut plongée dans un profond silence. Paula ne put retenir une petite toux, tirant la langue comme elle faisait quand elle était petite fille. Elle avait toujours cet air à la fois innocent et insolent. Le docteur lui envoya un salut discret, clignant d’un œil. Joan Strosse était dans la salle.

« Cher public, commença le docteur, le système m’a demandé de vérifier la tenue scientifique de la nouvelle série produite par les soins de Luxor Prods. Je suis ici pour vous dire que jamais on avait atteint ce niveau d’apodicticité à la télévision. Les calculs de vérification ont été eux-mêmes vérifiés par le système. Vous connaissez les exigences de la KOK en matière de conformité. Je dois aussi remercier la SAM, digne concurrent de mon employeur, sans qui cette série appartiendrait encore au domaine du rêve. À partir du moment où ce témoin (il montra l’ampoule rouge) se mettra au vert, vous pourrez dire à votre voisin, qui hier doutait encore de votre santé mentale ou de vos capacités intellectuelles, que vous avez assisté, pour la première fois depuis que l’homme est Histoire, à la révélation audiovisuelle à caractère ludique de ce qu’il faut bien appeler la…

Réalité (11*)

* pour mémoire

Le Laboratoire des Hypothèses, que je dirige depuis plus de trente ans, a en effet, suite à des recherches d’une intensité inouïe, finit par trouver le médium capable de mettre en relation le rêve et les apparences. Ce poète, cédant alors ses droits d’auteur aux fins de publications à l’échelle de l’Univers, a accepté de jouer son propre rôle. Je vous présente Jules Sarabande !

 

(tonnerre d’applaudissements et de cris — l’ancienne salle d’exécution demeure plongée dans un silence de mort… ou peu s’en faut. Le docteur appuie sur une espèce de levier situé dans l’armature du lit et Jules Sarabande se retrouve en position verticale, les bras en croix. Son visage exprime un calme relatif…)

 

Certes, continue le docteur, sa position n’est pas des plus confortables, mais mon équipe est déjà au travail pour améliorer les conditions de l’expérience.

 

(il procède de la même manière pour remettre le lit en position horizontale. Paula Morize a l’impression que Jules Sarabande respire maintenant plus vite, moins profondément, mais elle refuse de se laisser prendre au piège des sentiments qui la lient au poète…)

 

Qui, poursuit le docteur, n’a pas rêvé d’au moins apercevoir la réalité si maltraitée par les apparences auxquelles notre esprit se conforme trop souvent ? À notre connaissance, seuls les poètes (et encore s’agit-il de poètes véritables) possèdent ce pouvoir extraordinaire. Écartant d’emblée les patois personnels hérités du mode confessionnel, nous avons jeté notre dévolu, en même temps que les dés, sur celui qui passait par là. Vous ne trouverez pas trace, dans notre procédure, de la pratique aristocratique de l’élection qui, même menée en toute loyauté, n’aboutit pas au choix démocratique, mais à la soumission exemplaire. Ce poète

 

Jules Sarabande

 

est le produit de notre sincérité et de notre honnêteté. Qui contestera ces qualités nécessaires à la démocratisation de l’existence commune ? L’ennemi ? Mais que vaut la critique de l’ennemi qui nous empêche depuis des siècles de vivre nos convictions dans la paix et l’éternité ? Nous combattons encore aux portes de Parigi et même souvent à l’intérieur de nos murs où le terroriste parvient à exécuter les ordres infâmes des ennemis de la réalité. Certes, ce programme télévisé n’est pas l’endroit d’un discours politique, mais je tenais à affirmer ici ma fidélité et mon soutien au système qui nous a vus naître. Que ce sein nous abreuve encore longtemps ! Nous serons alors les seuls à avoir raison contre tous ! »

 

(inutile de décrire ici l’enthousiasme de la foule. Même les jurés manifestèrent leur joie tandis que les assistants faisaient signe aux observateurs officiels qu’il n’était pas possible de réclamer le silence après un tel discours…)

 

Paula Morize, qui n’avait pas l’âme particulièrement patriotique, mais avait l’habitude de se soumettre aux convenances pour ne pas risquer l’exclusion, ajusta sa jupe sur ses genoux, son trépignement l’ayant fait remonter jusqu’à sa culotte, détail qui (autant qu’elle pouvait en juger à distance) avait provoqué une nette augmentation du diamètre des pupilles du docteur. Aurélie Joiffard, qui se trouvait trois chaises plus loin, marmonnait avec une telle clarté que Paula comprit qu’elle serait toujours de trop dans le cœur du docteur Soriana. Mais le moment était-il bien choisi pour répondre à cette provocation ?

« Cette sonde qui traverse le crâne de notre candidat, poursuivit le docteur, est en train de pomper dans son cerveau. Rassurez-vous, l’opération est sans douleur. Pas vrai, Jules ?

— Mmmmm…

— Je traduis : « Je ne sens rien ». L’ayant essayée moi-même, je peux vous dire qu’on ne ressent pas même la friction du couperet. La mort est instantanée.

 

(rumeur de la foule qui ne comprend pas. On n’a pas amené la famille pour assister à une exécution à mort. À l’intérieur, les jurés frémissent sans rien dire…)

 

Je plaisante à peine ! rit le docteur. Car la mort a déjà frappé cet être. Peu importe les circonstances de ce drame. Jules Sarabande est mort. Il était encore un enfant. Sur ce point, la Presse a dit toute la vérité. Par contre, tout le reste est spéculation. Il appartenait au scientifique de prouver que notre existence ne tient pas à ce futur potentiel dont on nous rebat les oreilles dès le premier épisode de toutes les séries que nous avons digérées depuis. S’il faut convenir que l’enfant mort avait encore un avenir, et qu’il avait les moyens naturels d’en rêver, sa mort réelle ne pouvait mettre fin qu’à son rêve, parallèlement aux apparences qui le nourrissent. Mais une fois mort, la réalité, c’est-à-dire nous, ne disparaît pas comme par enchantement ! Nous serons toujours de ce monde après que le poète aura complètement et définitivement disparu. Comment pourrions-nous penser que notre existence tient à sa vie qu’il est d’usage d’appeler poème ? »

Même Paula Morize commençait à avoir peur. On demandait maintenant à haute voix s’il n’était pas prudent de vérifier l’état mental du docteur. Frank Luxor, qui était dans la baignoire réservée aux dignitaires du régime, se leva, agitant ses mains gantées de blanc. On voyait ses lèvres remuer en gros plan sur les écrans, mais à moins de savoir lire de cette façon, on ne comprenait pas le sens de son intervention. Le son avait été coupé par le système. Je veux dire qu’en coupant le micro du docteur, on avait privé toute l’humanité, y compris les ennemis, du son nécessaire à la compréhension des images animées. Joan Strosse, pétrifié, reculait dans le fond de la salle sans perdre de vue ce qui se passait derrière la vitre dont les rideaux furent bientôt tirés. Paula Morize s’était aussi levée. En quelques secondes, toutes les personnes présentes dans l’ancienne salle d’exécution, orchestre, balcons, baignoires, poulailler, s’étaient levées pour manifester leur inquiétude. Avait-on bien vérifié l’identité du docteur ? En temps de guerre, c’eût été la moindre des choses. Oui, oui ! C’est lui ! criait maintenant Paula Morize. On la prit pour une folle malgré son badge. Elle retrouva Joan Strosse devant la porte des WC. Il hésitait, la main sur la poignée. C’était la porte des dames. Paula la poussa et le tira à l’intérieur. Il retrouva son sourire.

« C’est écrit, jubilait-il. On ne pouvait pas mieux jouer ! Tout le monde a été parfait.

— Mais je n’ai pas été prévenue ! J’ai eu très peur !

— Chut ! Pas si fort ! Nous sommes à l’abri des caméras, mais les micros sont très sensibles.

— J’ai honte maintenant…

— Vous serez bien la seule.

— Comment ne pas rougir d’avoir été dupe… ?

— Vous avez été choisie pour jouer ce rôle.

— Mais je ne suis pas venue pour ça !

— Je veux dire que vous étiez la seule à ne pas savoir.

— Vous voulez dire… la dupe de tout le monde ?

— Sauf de l’ennemi, cela va de soi. »

Paula profita d’un moment de distraction de l’écrivain pour pisser rapidement dans une cabine. Il recommença son manège alors qu’elle était encore en selle.

« Vite ! dit-il en cognant sur la porte. Nous allons rater le plan suivant ! »

Elle remonta sa culotte en chemin. Ils arrivèrent les derniers. Tout le monde était déjà assis et la scène avait commencé. Le liquide parcourait le tuyau. Le docteur était devant un écran, tournant le dos au candidat. Le liquide était à un mètre de la sonde. Paula prit place sur les genoux de Strosse. Il manquait une chaise. Quelqu’un avait emporté sa chaise. Encore un coup monté. Et elle était la dernière. Le liquide commença à pénétrer dans la sonde. Jules Sarabande était parfaitement calme.

« Vous voyez… dit Strosse qui bandait — Souriez ! Vous êtes à l’écran — …il n’est plus possible de savoir si le liquide (de la colocaïne) entre ou sort.

— Il entre puisqu’il est encore vert… Quand il sortira…

— C’est là que vous faites erreur ! Il est toujours vert quand il sort.

— Mais le sang… la matière… non… il ne ressortira pas vert.

— Vous pariez ? »

Paula risqua une perle sur ce coup-là. Elle en avait enfilé une douzaine avant de venir au studio, mais elle n’irait pas plus loin que quatre.

« Pourquoi quatre ? s’étonna Joan Strosse.

— Parce que c’est tout ce que je possède !

— Et à qui donc appartiennent les autres ?

— À Jules Sarabande.

— Je n’en crois pas un mot… Nous l’avons dépossédé…

— Vous ne savez peut-être pas tout à son sujet… »

Le pénis de Strosse se dégonfla d’un coup.

« Où est ma chaise ? fit Paula qui riait parce qu’elle venait de gagner deux perles.

— Choisissez celle que vous voulez, dit l’hôtesse aux jambes nues qui lui remettait une perle en plus de celle qui avait été jouée.

— Vous voulez dire que je vais exercer un pouvoir sur…

— Sur toutes les personnes présentes à l’orchestre sauf moi ! s’écria Joan Strosse.

— Dommage… On ne devrait pas vous laisser écrire votre propre rôle…

— Déposez une plainte… vous verrez bien… »

Paula passa dans les rangs, dévisageant les occupants des chaises. Joan fit signe à un militaire trop gradé de se lever. Il s’éloigna la tête basse. Elle s’assit. L’homme avait uriné. La peur. Est-ce que j’ai peur moi-même ? Je ne sais même pas où j’ai mis les pieds, ni à quel jeu on joue.

Il était trop tard pour reculer. Les dés étaient jetés. La colocaïne entrait ou sortait du crâne de Jules Sarabande qui ne bronchait pas. Le tuyau pendait à une potence placée au pied du lit, ensuite il courait sur le sol et disparaissait dans l’ombre formée par une porte entrouverte et un écran éteint. Que se passait-il dans le cerveau de Jules Sarabande ? Mourait-il enfin, libérant le monde des potentialités de son futur aussi provisoire que n’importe quelle existence ordinaire ? Que se passerait-il une fois qu’il serait mort ? Qu’en sera-t-il de notre futur ?

Le colonel (ou général) qui avait perdu l’usage de sa chaise revint pour demander à un autre juré de lui céder sa propre chaise. Celui-ci s’exécuta sans discussion et sortit de la salle. Le voisin de Paula se pencha sur elle, lui parlant à l’oreille :

« Ne craignez rien, beauté. Une fois que vous avez gagné une chaise, plus personne ne peut vous la reprendre.

— Est-ce que je peux encore gagner ?

— Mais bien sûr ! J’en suis à la troisième ! Mais attention à ne pas demander sa chaise à quelqu’un qui l’a gagnée…

— C’est à ce moment-là qu’on perd…

— Tu l’as dit ! »

Paula frissonna à la pensée qu’il était sans doute obligatoire de jouer à demander une chaise. Il ne pouvait en être autrement. Le jeu n’avait pas d’autre objectif que de vous contraindre à perdre. Il avait une fin. Mais sa connaissance des graphes ne lui permettait pas de prévoir ce qui allait se passer. Encore un coup de Jules. Le salaud !

Derrière la vitre, le docteur s’activait devant un écran, égrenant d’obscures invocations chiffrées. Que se passait-il, à part le jeu des chaises ? Paula se leva.

« Attention ! prévint son voisin. Si vous sortez, vous perdez votre chaise.

— Qui la gagnera ?

— Mais personne ! Ce qui complique…

— Ça complique quoi, merde !

— Mais le temps, Madame ! Le Temps ! »

Elle sortit. Il y avait du monde dans le couloir de service, un tas de pauvres cons qui attendaient de mourir. Elle passa devant les grilles sans les voir. Au bout du couloir, la lumière de la ville clignotait pour signaler la limite du jeu au-delà de laquelle le retour n’était plus autorisé. C’était écrit sur les murs, de loin en loin. Un gardien la retint par le bras. Elle se libéra doucement. Elle était dehors.

La foule était immobile aux pieds des écrans. Elle attendait ce que Paula avait renoncé à comprendre. Le pire, c’était qu’il y avait des enfants. Paula n’en avait jamais conçu, par respect pour celui qu’elle avait été. Le ciel, parfaitement noir, était peut-être artificiel. Elle alluma enfin une cigarette légèrement trempée dans la colocaïne d’un distributeur. Elle avait perdu. Sa chaise. Jules. L’occasion de coucher avec le docteur Zacharias Soriana qui, selon la rumeur, tenait toujours ses promesses d’alcôve. Il n’était pas facile de demeurer un poète en ces temps de guerre. On s’appliquait, en tirant sa langue d’écolier, à ne rien changer aux données du hasard, mais on ne vivait pas longtemps sans l’alimentation prévue par le système. On était tous d’accord là-dessus. Et on se soumettait aux lois. Quelquefois, on sortait avant la fin, comme Paula ce soir-là, mais c’était exactement la même fin.

 

 

PRÉSENT

Réalité 12

Notes sur le poème de Jules Sarabande (Réalité 7) par le docteur Zacharias Soriana

1. Vous connaissez mon goût pour la poésie et en général pour les belles choses que les meilleurs d’entre nous sont capables, allez savoir par quel miracle, de trouver dans la langue que nous partageons nous aussi sans en tirer de si hautes récompenses. Je n’y vois pas une discrimination, au contraire ! C’est sur ce socle que nous construisons l’ouvrage commun que nous habitons tous, poètes y compris. Comme ce voisinage me rend heureux ! Et le poète ne l’est pas moins, lui qui me regarde sans condescendance parce que je suis son égal en droit et en nature.

2. En vérité, Jules Sarabande n’est pas le fruit du hasard. Ni celui d’une copulation dont les éléments auraient été assemblés au hasard de l’existence. Ce poète est une pure abstraction. Il n’a jamais existé et n’existera jamais. Cependant, l’état actuel de nos connaissances ne nous permet pas de l’exclure apodictiquement du champ probable décrit par cette autre abstraction qu’est le présent. Nous laissons ce verset sans autres commentaires, car ce texte n’est pas le lieu d’un débat à teneur strictement scientifique.

3. Encore un oiseau. Les mauvais poètes l’utilisent à tort et à travers pour exprimer aussi bien des sentiments que des idées. C’est là le propre d’un art qui tient plus de la possibilité que du doute. Mais il faut souligner que Jules Sarabande, en grand poète qu’il fut et qu’il demeure, n’a pas habité cet oiseau au point de voler à sa place. On mesurera ici le métier d’un réaliste qui ne se laisse jamais convaincre et place la croyance non pas au-dessus de l’homme, mais ailleurs dans l’impossibilité de faire autrement quand les autres s’en mêlent.

4. La question se pose encore de savoir sur quelle planète eut lieu cette espèce de procès dont Jules Sarabande aurait été le prévenu. Aucune archive ne signale ce voyage qui aurait dû laisser des traces. Cela aura suffi aux sceptiques pour déclarer que Jules Sarabande n’a jamais été enlevé par des extraterrestres et que par conséquent il n’a pas non plus fait l’objet d’un jugement. D’ailleurs, il insiste sur le fait que ses juges ne l’ont pas jugé, du moins pas au sens où nous l’entendons. D’après lui, la vie sociale sur cette planète n’était pas réglée par des lois. Ce serait, si tout ceci n’est pas une fiction, une découverte de première importance. Chez nous, même les animaux ont des lois. Nous allons avoir beaucoup de mal à conceptualiser à notre tour cette pratique réputée impossible.

5. Oui, qui sont-ils ? Jules Sarabande demeure le seul témoin de leur existence. Nous savons qu’ils règlent leurs mœurs sans avoir besoin de lois et qu’ils projettent sinon d’envahir notre propre espace, du moins de l’explorer.

6. Ainsi, non content de ne pas se soumettre à des lois, nos extraterrestres ne travaillent pas. Nous ne sommes pas loin de penser que leur système de constitution et de gouvernement relève de l’anarchie, une vieille idée aujourd’hui tombée en désuétude.

7. Chez nous, il ne pourrait s’agir que d’herbes ou de cailloux. Voire d’êtres surnaturels. La question est maintenant de savoir si ces êtres sont vivants, car s’ils ne le sont pas, selon notre logique ils sont morts ou en tout cas inertes. Nos efforts fictionnels limitent le champ des possibilités d’existence à la vie ou à la mort, à la présence ou à l’inertie. De ces quatre possibilités, nous pouvons déduire que seule la présence convient pour l’instant à définir ces êtres. Jules Sarabande nous dit qu’ils ne sont pas vivants. Ils ne peuvent être morts non plus, puisqu’ils vivent par exemple pour nous envahir. C’est-à-dire que nous sommes réduits à croire Jules Sarabande. Si nous ne le croyons plus, ils disparaissent ! Alors ? Qui faut-il croire ? Le poète ou notre petit doigt qui nous conseille une sagesse plus durable encore ?

8. Le raccourci est une technique bien connue et toujours prisée par l’amateur de peinture et de dessin.

9. Le poète prétend que ces extraterrestres mangent de l’homme, mais ne se mangent pas entre eux. Or, Jules Sarabande, comme nous le savons, est un cannibale. J’ai soumis ce verset à mon ami le docteur Aimé Zantris, connu de tous non seulement pour sa science de l’homme, mais aussi pour sa générosité. « Voilà le cannibale seul au milieu d’êtres qui mangent de l’homme sans pour autant se manger entre eux. N’est-ce pas un cauchemar ? Jules reproduit ici la tragédie du Christ, que ses adulateurs nomment passion. Je m’interrogerais, à votre place, sur le sens à donner à cet état à la fois affectif et intellectuel. »

10. Tout mécanisme suppose un train de données. Ce sont elles qui produisent dimensions, mouvement, aléatoire, etc. Et c’est ainsi que le mécanisme, qu’il soit d’ordre intellectuel ou physique, trouve son nom. Ce que veut dire Jules Sarabande, c’est que ces êtres ne nomment pas. Faut-il en déduire qu’ils ne connaissent pas le langage ? Ou que seul le verbe importe à leurs yeux ? Ou que, allant plus loin que les Chinois, ils ont inventé une langue que nous ne pourrons jamais comprendre ? Examinant Jules Sarabande, j’ai presque touché l’étrange peur qu’il a contractée là-bas, mais sans pouvoir en extraire la cause. Il me semble, à y réfléchir librement, que cette langue n’y est pas étrangère.

11. L’association de ces deux derniers versets me donne froid dans le dos. Passant d’une espèce de théorie de la transparence à la proposition d’évoquer son enfance, Jules Sarabande exécute mieux qu’une pirouette, artifice associatif presque banal en poésie. Le rêve brisé de l’enfant revient à la surface pour désigner l’imitation, caricature ou contrefaçon que nous propose le lien social, qu’il soit de nature commerciale, juridique ou autre. L’oiseau aux allures noblement symboliques du début devient le seul être à réussir ce que l’enfant se proposait sans doute à lui-même. N’avons-nous pas tous vécu cette sorte d’angoisse, de façon plus ou moins prosaïque selon la nature passionnelle de chacun et surtout au fil de notre capacité fictionnelle ?

12. Voilà comment le fou se reconnaît, si je puis dire. L’homme privé de lois devient fou. Mais comment en serait-il privé s’il n’est pas absolument seul ? Or, comment être seul si l’on est fou ? Personne n’est mieux encadré que le fou ou le criminel. Il est tellement encadré qu’il est cerné, qu’on l’enferme. Mais sur cette planète sans doute inaccessible si on n’y est pas transporté par ses habitants, l’absence de lois ne rend pas fou. C’est absurde. C’est même la preuve qu’elle n’existe pas. Mais attention : elle n’existe pas dans notre passé ; elle est absurde dans notre futur ; mais que vaut-elle pour Jules Sarabande qui est mort et dont il ne reste que la trace potentielle ? Je passerai tout le reste de mon existence à me poser cette question parce que je sais que je ne me la pose pas à présent.

13. Autrement dit : « Pourquoi est-ce sur moi que ça tombe ? » Remarquez que Jules Sarabande, si prolixe quand il évoque son enfance, ne se réfère pas à sa généalogie. Il ne recherche pas la cause génétique. Ce n’est d’ailleurs pas un travail de poète que de procéder à ce genre d’analyse. Elle mènerait à quoi ? Mais la question de savoir « si je suis désigné », autrement dit nommé, se pose de nouveau en termes passionnels.

14. Est-ce un coq-à-l’âne, ce passage abrupt de la question du nommage à celle, hypothétique, et appartenant à la littérature, de la fuite ? Reprenant ici une vieille idée purement fictionnelle, sans aucun fondement expérimental, Jules Sarabande suppose que ces extraterrestres ont, dans un temps apparemment très reculé, habité la terre bien avant que les hommes en prennent possession. La fertilité narrative et même lyrique (émotionnelle) de cette idée tient à ce que, revenant pour reprendre leur bien, ces extraterrestres combattent les hommes dans, évidemment, la plus totale horreur. D’épouvantables récits de guerre et de complot s’ensuivent, comme nous le savons. Mais alors, comment s’articulent ces deux idées ?

15. Je pense que ces derniers versets répondent à cette question.

16. Encore un coq à l’âne. Il fait suite à l’idée de cousinage. On dirait que Jules Sarabande ne veut pas croire à ce qu’il imagine pour justifier son cannibalisme, acte réprimé par nos lois, même s’il leur arrive d’en laisser le traitement à la pratique médicale. Bonheur, mort. Bonheur trouvé, perdu, retrouvé, jamais atteint, décevant, etc. La fiction regorge de bonheurs en tous genres, même les moins propices à la joie. Et force est de reconnaître que sans la mort, il ne viendrait pas à l’idée de l’homme d’associer le plaisir au bonheur, car alors le désir lui aussi serait mort. Le discours de Jules Sarabande à ses juges galactiques prend une tournure… humaniste. Pour lui, comme pour tout humaniste, le moindre signe de bonheur désigne l’homme… ou son cousin. De là à manger de l’homme, il n’y a qu’un pas.

17. La question de savoir « pourquoi moi et pas un autre » se repose ici en toute logique. « Je vous ai pris pour des Martiens, dit en substance le poète, comme tout le monde moi aussi. Alors pourquoi moi ? » Et cet être (moi) que vous multipliez (voir le récit) sur mon modèle sait qui il est (sans doute parce qu’il pense) mais ne sait pas qui vous êtes. Est-ce cela que vous avez voulu ? Était-il important que ces sosies ne sachent pas qui vous étiez ? La question qui vient alors à l’esprit est : Ce peuple d’étrangers autant aux hommes qu’à vous-mêmes, ces êtres qui se prennent pour des hommes et qui seraient bien étonnés de ne pas en être, c’est moi ! C’est mon mal. C’est ma faim d’homme. Mon cannibalisme. Et maintenant vous m’accusez d’avoir tué celui qui me gênait. Vous voulez plutôt savoir pourquoi, car vous ne jugez pas. Vous voulez connaître ma loi. Mais est-ce que je la connais moi-même ? Vous avez multiplié ce que je ne veux pas être.

18. Finalement, vous ne valez pas plus cher que nous, que moi…

19/20. Le fameux voyage dans l’espace… d’une SF qui a raté le coche de la littérature, servie par des écrivains peu faits pour composer une œuvre et parfaitement équipés pour créer les séries dont quelques-unes fricotent avec la notion même d’œuvre. Jules Sarabande, qu’on considère comme l’auteur d’une œuvre (par définition non sérielle), place la chair de l’homme (son véhicule, sa maison, sa coquille) entre l’esprit et la matière. Nous n’avons trouvé nulle part dans son œuvre (ou plutôt dans ce que nous en avons conservé) l’explication logique de ce qui n’est peut-être qu’une conviction. C’est là caresser la superstition… de trop près pour penser que le poète, qui s’en méfiait, en était protégé par sa carcasse. En contrepoint, il faut admettre que ces extraterrestres savent déjà tout. Alors, quel est le sens de ce voyage, autant pour eux que pour le poète ?

21. Le poète est acquis aux projets des extraterrestres. Il ne dénonce aucune violence de leur part. Il ne nomme que celui qui est leur chef, à moins que ce soit le nom de ce peuple. Il admet que le projet d’invasion est digne de sa propre foi, à moins que, maintenant soumis, il accepte de trahir les siens. Il ne dit pas ce qu’il espère tirer de cette leçon. Que signifie « traverser le néant pour retrouver la voix » ? Situer le néant entre l’homme et son double est encore un concept. La poésie procède toujours par déclaration. Le scientifique n’y verrait qu’une hypothèse et encore faudrait-il le convaincre qu’elle vaut la peine d’être mise à l’épreuve de l’expérience. L’intuition est au cœur de deux démarches qui ne se rencontrent qu’en elle, mais le juge (terrestre) n’est pas invité, faute de génie créateur, à participer à l’aventure d’un possible voyage du simple à son double. Et inversement. On est là bien loin des supputations morales, moralisatrices et moralisantes.

22. Il n’y a pas de poète, même le plus médiocre, même le plus douteux, qui ne commence son chant opératoire par cette affirmation : je suis différent. L’humaniste ambulancier trouvera toujours le moyen d’en plier le roseau chantant pour retrouver l’égalité, la solidarité, la fraternité et toutes les platitudes acquises au catéchisme de la morale. Et pour couronner son credo, le poète semble prêt à témoigner que l’homme est au-dessus de l’animal. On voit là à quel point Jules Sarabande demeure un produit, non pas de son temps, mais du « bon sens ».

23. L’association de la drogue (substance agissant sur le système nerveux) avec la pratique de la poésie est aujourd’hui une banalité. Et elle l’était déjà du temps de Jules Sarabande, qu’il s’agît de sa vie (passé) ou de sa mort (futur potentiel où il a trouvé le moyen de nous faire exister !). Mais ce n’est pas la substance elle-même qui importe ici, c’est le système nerveux auquel sont associées toutes les variantes de l’angoisse, du désespoir et de la morbidité. En fait, nous ne savons absolument pas si tel mal mental passe par le nerf comme il est habituel de le penser et de l’écrire. Par nerf, il faut bien sûr entendre neurone (la poésie n’est pas à une approximation près). Arrachez une noix de matière cérébrale, le sujet s’atrophie. Mais en conçoit-il de l’angoisse pour autant ? Et cette angoisse (ou ce désespoir, cette morbidité), est-elle directement liée à cette atrophie (ou inflation) ? Le poète nous parlait tout à l’heure de matière et d’esprit et il situait la chair dans cet interstice probable (probablement imaginaire). De là à en déduire que la poésie est organisée comme le système nerveux (connexionniste ?), la distance se nomme-t-elle « chair » ? Au fond, quel est notre seul problème ? Le seul en tout cas qui n’a pas de solution concevable, si ce n’est cette chair que nous partageons avec le monde vivant ? Les poètes sont mortels. Et s’il arrive à certains poèmes de survivre, il ne s’agit que d’une survie. Or, qu’est-ce que survivre ? C’est exister (et non pas vivre) en dépit des contraintes. Suffit-il alors que ces contraintes disparaissent pour que la vie reprenne ses droits ? Il semble pourtant que l’épuisement de ces contraintes marquerait plutôt, à la même vitesse, le tarissement de l’intérêt accordé à ces poèmes (ou autres genres). Le poète ne perd jamais de vue la possibilité d’un Big Plouf.

24. On mesure ici la portée du voyage envisagé (ou raconté) par le poète. Le meurtre qu’il a commis (à rapprocher du meurtre du père) ne concerne pas l’homme, mais son double, un être venu d’ailleurs dans le cadre d’un projet d’invasion. Curieusement, les hommes pensent avoir affaire à un meurtre ordinaire, celui d’un homme, car ils n’ont pas les moyens de différencier le simple du double. Le poète sera donc jugé selon la Loi. Que peut-il raisonnablement opposer à ce procès, si ce n’est un poème ? Il y a là une finesse purement poétique. En effet, la victime n’est pas un homme. Je n’ai pas tué un homme. Vous ne le savez pas. Donc : je voyage. Je bouge. Je ne reste pas là à écouter vos approximations judiciaires. J’échappe à leurs conséquences. Je me drogue. Je suis le seul à pouvoir agir sur mes nerfs pour atteindre cette région où la matière et l’esprit entrent en contact. Et de ma prison (de mon enfermement), je vous donne le poème. Et tant pis (pour vous) si vous n’en comprenez pas le sens ni la nouveauté, ô vous, hommes de devant le rideau.

25. Voici le moment précis où le poème devient roman. L’argument est ici parfaitement décrit. C’est le scénario qui est exposé dans ces quatre versets :

 

Et vous me dites qu’on peut aller plus loin encore, là où vous ne savez pas, où vous ne saurez peut-être jamais car d’autres le savent.

 

Acte premier — On a beau voyager le plus loin possible, on n’en a pas fini avec le voyage, car si on ne sait pas, d’autres là-bas le savent. La possibilité du double est infinie, d’où sa multiplication. On commence à comprendre le projet des extraterrestres sur la Terre. Et en quoi le meurtre de l’un d’eux par leur modèle (le poète) est d’une telle importance qu’elle mérite procès. Ce premier acte, en un verset, contient toute l’aventure de Jules Sarabande entre la vie et la mort.

 

Sans fumée, sans vacarme de moteurs, sans vitesse ascensionnelle, sans linéarité, sans géométrie même.

 

Acte II — La technologie, si chère à l’homme contemporain, ne fait pas partie du voyage. Est-ce une simple provocation de la part du poète ? Ou faut-il voir dans cette épuration systématique l’assise philosophique des conditions du voyage. Du coup, celui-ci n’est plus un spectacle. Quelle est la définition actuelle du spectacle ? « Est spectacle toute manifestation qui peut être filmée et donc reproduite. » Ce qui n’exclut pas les bonus du commentaire et de la variation. Il n’y aura donc pas de spectacle. Et par conséquent pas d’interprétation. Aucun homme ne se glissera dans la peau du personnage. Aucun homme n’applaudira. Personne ne sera chargé de la mise en scène. Ainsi seront évacués les principes chouchous de l’orgueil et de son parangon : la flatterie et la publicité.

 

Qui dois-je tuer pour mériter d’embarquer dans ce nouveau vaisseau ?

 

Acte III — Cette fois, le poète n’agira pas par hasard. Ce ne sera pas un hasard si son acte le place de nouveau dans les conditions d’un voyage. Il a acquis cette expérience. Bien sûr, il n’est toujours pas le maître de son destin. Il se doute qu’un passe-droit est requis… au détriment des autres (par définition). Ce n’est pas une simple autorisation. Spalas est le maître. Toute la poésie (en tout cas celle que Jules Sarabande envisage de peaufiner) est entre ses mains qu’on imagine puissantes et généreuses. Le poète n’est plus prophète ni donneur de leçon. Il est celui à qui on donne une chance de dépasser la notion de double. Partant de la société des hommes, où le spectacle prime, le poète a profité d’un hasard heureux. Il sera condamné par les hommes, certes, mais au-delà de leur désir de puissance, il trouvera le prétexte à un voyage qui demeurera le sien aussi longtemps qu’on se souviendra de lui et de son œuvre. De plus, la série des voyages en saut de puce obscurcira son horizon jusqu’à le rendre inaccessible à d’autres que lui-même. Tel est le message subliminal de Jules Sarabande.

 

Quel est cet être qui me hait déjà et qui sait que sans moi, il n’existe pas encore ?

 

Acte IV — Ce dernier acte est en quelque sorte un retour sur lui-même du poète qui mesure ainsi sa dimension humaine. Le voici sur le point de créer le personnage. Le canon du fusil presse la région du cou que décrit la courbe de la mâchoire inférieure. Le doigt sur la détente, il repasse mentalement les divers paliers de son projet. Une fois la balle sortie du canon, il ne sera plus possible de… réfléchir. Le tour sera joué ! C’est alors qu’entre cette mort cérébrale et la mort elle-même un futur potentiel, décrit ci-dessus comme un voyage hypothétique de surcroît, achèvera de pousser l’imagination à se dépasser. Ce sera, en quelque sorte, la victoire de la chair sur la pourriture. Je fus appelé au chevet de ce cadavre en compagnie de mon ami le docteur Aimé Zantris. De la tête, il ne restait que la mâchoire inférieure. La langue était animée de spasmes réflexes, mais nous ne pûmes nous empêcher d’y voir un signe. Zantris tremblait plus que moi. Il détourna son regard et me demanda l’âge de la victime.

« Sept ans, je crois… répondis-je. Le coup est parti accidentellement. On n’a pas idée de laisser des armes à la portée des enfants !

— Il s’agit aussi bien d’un acte volontaire.

— Allons donc ! Un enfant ! Ne me dites pas que cette langue vous parle !

— Ne plaisantez pas, Zach ! J’ai soigné ce gosse l’année dernière…

— Je l’ignorais !

— J’avais observé un comportement suicidaire…

— Sous couvert de mélancolie…

— C’était un gosse insupportable, selon sa mère…

— Elle aurait très bien pu le tuer… accidentellement…

— L’attitude de son père me paraît louche…

— Il explique trop… C’est ce que vous voulez dire…

— J’en parlerai à Erica… Nous nous voyons ce soir.

— Erica Maniasse ? La juge d’enfants ? Diable ?

— La police sait faire parler les gens. Le père Sarabande parlera s’il a quelque chose à cacher. Vous avez entendu les pleurs de la mère ?

— Maintenant que vous le dites… »

Hector Humphrey Sarabande vint me serrer la main. Nous nous étions connus à Nanttutu même d’où je suis moi aussi originaire. Il y avait des années que nous n’avions pas eu l’occasion de nous revoir. Nanttutu est une trop petite ville pour que l’envie d’y retourner me tourmente à Parigi où j’ai tout ce qu’il faut pour vivre en bourgeois. Je n’ai jamais eu d’autres rêves. Et je crois qu’Hector Humphrey avait aussi cultivé les siens. Il était employé dans je ne sais quel service de la mairie. Appelé par la police, Zantris m’avait demandé de l’assister, car l’affaire pouvait intéresser la télévision avec laquelle j’entretiens des rapports d’intérêt purement fictionnel. Enfin… vous savez déjà tout ça. Hector me tendit la main, mais au lieu de la serrer il l’empoigna et m’entraîna ainsi hors du salon où le petit Jules gisait dans une mare de sang et de déchets organiques. Zantris me fit signe qu’il pouvait se passer de moi pour l’instant. Lucile d’Orcardie, l’épouse d’Hector, était allongée sur un lit. Un flic en uniforme regardait par la fenêtre, tenant le rideau. Il se retourna à notre entrée, sourit péniblement et se replongea dans je ne savais quelle contemplation. Qu’est-ce qu’on peut contempler à Nanttutu ? Lucile se releva un peu puis retomba sur les coussins qu’on avait accumulés sous elle.

« Aimé vous dira que Jules avait des tendances suicidaires, dit Hector en s’asseyant au bord du lit. Je ne l’ai pas cru à l’époque. Jules s’en prenait aux animaux domestiques. Vous pensez si le voisinage se plaignait ! Mais de là à penser qu’il se préparait à mourir de cette façon ! »

Et c’était parti pour un concert de pleurs ! Que pouvais-je changer à cette triste réalité ? J’étais d’autant moins disposé à m’impliquer dans ce chagrin que les grandes lignes du scénario commençaient à former quelque chose de prometteur. Ça sentait la nouveauté. Il ne me restait plus qu’à donner une dimension scientifique à cette histoire. Joan Strosse, le scénariste attitré de la maison de production dirigée par mon ami Frank Luxor, se chargerait de lui donner toutes les vertus d’un drame à la fois horrible et moral. Je me demandais si Hector serait finalement désigné comme coupable de meurtre sur la petite personne de son fils Jules. À moins que le public ne penchât plutôt pour la responsabilité accidentelle de Lucile. On tournerait les deux scènes. À vous de choisir, électeurs des aristocraties qui vous bouffent le nez chaque fois que vous allumez votre télé ou que vous entrez dans un point de vente hyperconstitué.

Je n’ai jamais été doué pour les circonstances pénibles. J’ai tapoté l’épaule d’Hector en marmonnant je ne sais plus quelle formule de regrets et je suis redescendu au salon où Zantris procédait encore à des prélèvements. D’après lui, le canon n’avait pas pu se situer exactement où je le disais plus haut. La mâchoire, apparemment intacte, avait été légèrement amochée à l’intérieur, preuve que le canon avait dévié, comme si quelqu’un avait cherché à empêcher le petit Jules de se tirer dans la tête.

« Qu’elle soit intervenue ou pas, dis-je, il n’en reste pas moins qu’il a voulu se suicider.

— Je dis ça pour que tu en parles à Strosse. Ça peut lui inspirer une scène…

— Je lui dirai. »

On s’est quitté sur ces mots. Pas un verre, rien. Le policier est descendu, triste comme un chandelier sans éteignoir. Il m’a salué et j’ai encore marmonné. Les idées trottaient dans ma tête. Je suis rentré à Parigi avec un tas d’hypothèses à évaluer. En principe, la direction ne m’en accorde que deux. Je me tiendrai sans doute à cette règle, parce que je ne suis pas têtu au point de remettre en cause mes avantages acquis. Dans le genre, et sans l’aide de personne, je suis presque aussi bon qu’un syndicaliste. Mais Joan Strosse serait intéressé par le reliquat d’hypothèses. C’était un type sans imagination, mais il maîtrisait l’outil et il était loin d’être aussi paresseux que moi.

Retournez maintenant à la réalité 8.

Nœud 26

Mathis n’en avait pas fini avec ses interprétations enfantines du travail entrepris par son père, le docteur Zacharias Soriana. Voici comment il voyait le personnage d’Antoine Claro qu’il qualifia de « bras droit » du docteur :

triade-claro.jpg

C’était en tout cas ce que le docteur voyait dans le gribouillage de son fils :

triade-claro2.jpg

Il essaya d’appliquer à cette nouvelle interprétation la méthode qui avait porté ses fruits dans le cas de Jules Sarabande. Et il observa alors le même genre de dessin qui avait nettement mis en évidence le problème extraterrestre de Sarabande. Mais quelle signification pouvait contenir cet objet ?

triade-claro3.jpg

Sur quelle voie ce tracé sans interruption pouvait placer l’esprit du docteur ? Il y vit d’abord une paire de testicules surmontés de deux ovaires, mais Mathis n’était pas aussi instruit en matière sexuelle. Une bicyclette apparut à force de se concentrer sur cette image. Le docteur reconnut que cette bicyclette appartenait plutôt à sa propre enfance et il se frotta les yeux pour ne plus la voir et surtout pour mettre fin à la sensation d’être en train de pédaler il savait trop bien dans quelle direction. C’était d’ailleurs là le danger de cette expérience : en arriver à s’impliquer au point de fausser la démonstration.

« Non, décida-t-il au bout d’une heure de cet exercice qui épuisa ses forces mentales, je ne dois pas chercher à donner un sens à ce qui n’en a sans doute pas. Mathis a tracé un trait sans chercher à communiquer avec moi sur ce sujet. Et le hasard n’est pas intervenu pour pallier ce manque insoutenable… »

Il avala rapidement le contenu d’un petit verre, puis :

« Pourtant, se dit-il, j’ai beau retourner ce dessin (qui n’en est pas un), l’inverser par transparence, le plier, le refaire moi-même en suivant le tracé avec le doigt… je ne trouve rien. Et pourtant… je dois trouver quelque chose… quelque chose qui me dit que si je ne le trouve pas, Antoine Claro, sujet nº 2 du facteur N, sera égal à zéro. Et je sais trop ce que cela voudrait dire ! »

Il pencha encore la bouteille.

« Voilà que je m’implique encore ! Je vais finir par perdre la tête. Je l’ai gardée bien froide et claire face à Jules Sarabande. Le rôle d’Antoine Claro consiste-t-il à me rendre fou ? Est-ce bien le projet de cette crapule de Joan Strosse ? »

Il but et alluma une cigarette.

« Mais pourquoi fou avant d’en venir à l’expérience nº 3 ? Est-ce un savant fou qui procèdera à la multiplication par N du troisième sujet, Quentin Margaux, ingénieur et savant ? Je ne peux tout de même pas me mettre à imaginer ce qui va se passer ! »

Il se mordit la langue jusqu’à la limite de la douleur.

« Je serais capable de torturer Strosse jusqu’à ce qu’il me révèle la théorie du spectacle qui découlera de mes propres travaux. Il sait ce que je ne sais pas encore. »

Il renversa verre et bouteille.

« Ce maudit Mathis a manqué de clarté cette fois-ci ! Voyons s’il reproduit ce dessin. Mathis ! Mathis, mon petit, veux-tu bien le refaire car j’ai renversé mon verre dessus. Oh ! comme je suis bête ! Recommence, veux-tu ? »

Et Mathis recommença.

triade-claro4.jpg

 

Le docteur soumis aussitôt cette nouvelle sheet au programme d’analyse qu’il était en train de peaufiner. Mathis, qui avait pris place à ses côtés devant l’écran, dit qu’il était prêt à recommencer encore parce qu’il voulait se rendre utile. Sa maîtresse d’école avait parlé du facteur N, montrant Mathis comme si elle l’accusait d’être le fils du docteur Zacharias Soriana.

« Mais tu es mon fils ! s’écria le docteur. Personne ne te le reproche. Tu as mal compris ta maîtresse. Et puis, comment a-t-elle pu évoquer le facteur N qui est encore à l’état de secret ?

— J’en ai parlé… avoua Mathis. Je n’ai pas pu m’empêcher…

— Aaarrgh ! s’égosilla le docteur. Je comprends maintenant pourquoi quelque chose m’échappe. »

Il avait empoigné les fragiles épaules de l’enfant.

« Ne recommence plus… Promis ?

— Promis, Papa ! »

Sur l’écran apparut ceci :

triade-claro5.jpg

Le mieux était de coucher l’enfant et de penser à autre chose.

Rêve 2

Monsieur Gu vendait des désintégrateurs de merde pour le compte d’une société américaine basée à La Havane à cause des cigares. Il avait gravi tous les échelons de la hiérarchie de la merde, depuis le balai de palmier nain jusqu’à la machine programmable et surtout modulable. Le service d’hygiène de la KOK voulait être au top question merde. Monsieur Gu visitait son chef, l’ex-colonel Alexandre Grosky, tous les mois, en principe le premier mercredi dans la matinée. Il téléphonait la veille et le chef du service d’hygiène trouvait toujours un créneau pour discuter merde et désintégration. Le système de base de ce système sophistiqué avait servi à liquider les derniers bastions communistes. C’était la raison pour laquelle on avait pensé qu’au lieu de remiser la machine dans un musée de la chaîne alimentaire Gloire du Capital, on pouvait l’utiliser et même envisager de l’améliorer en désintégrant la merde humaine qui ne servait plus à rien depuis que le virus MRD avait frappé l’Humanité dans ce qu’elle avait de plus cher : son cul.

Bref, monsieur Gu gagnait bien sa vie et ne se plaignait de sa cherté que pour donner des arguments au système syndical en vigueur. Tout en restant prudent, car la lutte avait connu des hauts et des bas, surtout en temps de guerre. Or, on était justement en guerre et donc plutôt haut sur l’échelle de la revendication. Ceux qui voulaient vivre avaient intérêt à cotiser. Et ceux qui étaient intéressés par la mort avaient le choix entre le combat sur le terrain des radiations et le travail harassant dans les mines de pyraton®. Monsieur Gu, qui était d’une prudence extrême en matière de consommation, avait choisi le commerce et il était tombé dans la merde.

Alexandre Grosky, lui, n’avait pas choisi de devenir patron des services d’hygiène de la KOK, d’autant que la prophylaxie contemporaine se limitait à nettoyer la merde. La désintégration au pyraton® était le moyen le plus en vogue. La KOK avait d’ailleurs trouvé un terrain d’entente avec la SAM qui était propriétaire exploitant de la marque. Or, Grosky s’était battu pour le compte de la SAM. À l’époque, il commandait un régiment de bérets verts chargés de surveiller les mines à l’extérieur comme à l’intérieur. La tâche la plus courante consistait à fusiller les récalcitrants et les prisonniers ennemis. Grosky était surnommé le Désintégrateur de merde. Je vous laisse deviner la suite.

Ce matin-là, un mercredi, Grosky avait mal au bide à cause des moules qu’il avait ingurgitées en compagnie d’une grue pas du tout faite pour les finesses gastronomiques, mais Gorsky n’avait personne d’autre sous la main pour manger des moules à même l’anus de la ou du partenaire, une manie qu’il avait contractée à l’armée. Monsieur Gu ne s’étonna pas de la jaunisse d’Alexandre Grosky. C’était comme ça chaque fois qu’ils se rencontraient pour discuter merde et désintégration, mais le Chinois était loin de s’imaginer que le mélange moule/anus avait des effets dévastateurs sur le foie de Grosky. D’ailleurs Grosky, jaune comme un Manchou, ne parlait pas de son foie. Il emmenait monsieur Gu dans le coin le plus sensible de la KOK pour lui montrer à quel point « sa » machine était incapable d’assumer la totalité de la tâche pour laquelle la KOK payait un lourd tribut à la société.

« Vous salissez beaucoup, constatait monsieur Gu. Il vous faudrait deux machines…

— Deux machines ! s’écriait Grosky. Jamais monsieur Harold Champignole n’acceptera de signer un pareil bon !

— C’est par bond qu’il faut prendre la route du progrès, cher ami. Les petits pas ruinent la santé. Voyez comme la merde progresse à votre place. Un jour, je ne pourrai plus rien pour vous et je reprendrai ma machine. Et alors, adieu la KOK ! »

Levant ses bras en arc de cercle comme une danseuse catalane, le Chinois évaluait l’ampleur des dégâts et Grosky, qui passait du jaune au vert (une race inconnue, pensait Gu… On dirait un extraterrestre !), promettait de rédiger un rapport dans ce sens.

« Si vous saviez ce que j’en chie avec les employés ! pleurnichait-il. Tous des incapables. J’en ai même un qui lui parle, à votre machine….

— Il ne faut surtout pas lui parler ! s’écriait monsieur Gu. Un mot de trop et elle se met en panne !

— Mais c’est un syndicaliste ! Il ne connaît pas le poids des mots.

— Dans ce cas, envoyez-le au front.

— Se battre contre les Chinois ! Vous n’y pensez pas. Ah non ! La KOK au cœur d’un incident diplomatique, ce serait notre fin !

— Alors envoyez-le en stage. »

Des années que monsieur Gu et Alexandre Grosky en parlaient, de ce stage ! Et Antoine Claro était toujours aux commandes de la machine qu’il avait surnommée Qwertyu en tapant sur son clavier. Ça lui rappelait des choses de l’enfance. Antoine Claro était très attaché à ce qui restait de son enfance, tant à sa mémoire, qui souffrait d’orgueil, qu’aux objets qui avaient survécu aux déménagements et même à trois bombardements. D’ailleurs, il avait l’air d’un enfant. Il ne sortait jamais sans sa tablette connectée à N où il s’était inventé le personnage de Napoléon. N, c’était un V avec une béquille côté droit ou gauche selon qu’on le voyait de face ou de dos. On ne peut pas confondre les côtés avant et arrière d’un être humain. Par contre, de côté, on est bien le meilleur si on est capable à 80% de deviner si c’est le droit ou le gauche. 80%, c’était l’objectif que s’était fixé Antoine Claro en toutes choses, même en femmes. Il ne savait pas que le rapport moule/anus était à 99%, mais il se doutait qu’il y avait de meilleures façons de perdre que de s’obliger à ce 20% qui lui coûtait la moitié de ses revenus.

N’est pas pauvre qui veut.

Un fils d’ouvrier doit rester ouvrier, martelait son père du temps où il pouvait marteler sans se prendre le poing filial dans la gueule. Mais malgré un règlement de compte conforme à la théorie de l’inconscient, Antoine était devenu ouvrier et même pire, puisqu’il ne fabriquait rien. Au contraire, il désintégrait.

La machine de Gu, que d’aucuns appelaient le Gorille Urinant, fonctionnait selon le principe de la friction urine/métal. À 86%. Les 14% qui continuaient de sentir mauvais agaçaient fortement le chef, monsieur Grosky. Et c’était Antoine qui faisait les frais de cette irritation. Grosky l’avait menacé d’un stage. Mais pas de ces formations qui vous font grimper l’échelle sociale jusqu’à changer de camp. Personne ne revenait des stages de Grosky. Et on avait beau se dire que les stagiaires finissaient à la SAM, on se tenait à carreau quand il était question de « quitter les commandes pour deux ou trois semaines ». Antoine tournait au quart comme tous les pilotes du désintégrateur de merde. De cette manière, on assurait douze heures de travail par jour. Et le reste du temps, on dormait. Heureusement, on était nourri, lavé et blanchi pendant les temps de désintégration. On allait au lit en parfaite condition hygiénique. Et on rêvait. Ça consolait de n’être ni savant ni poète, quoiqu’on n’eût jamais vraiment pensé à devenir savant. On en savait déjà bien assez comme ça. Par contre, la poésie était envisageable. Les institutions municipales encourageaient les savants ratés dans ce sens. Il fallait reconnaître, avec Antoine, qu’il est bien plus facile de monter un théâtre vivant qu’un laboratoire de vraies recherches. Et puis pour ceux qui étaient plus doués de la plume, il y avait la formidable possibilité de devenir romancier, le top de l’écriture, même au-dessus du journalisme qui est une espèce de poésie sans contraintes autres que celles imposées par l’employeur ou le public, ou les deux à la fois. Antoine avait tâté de l’article dans le journal local, avec un certain succès, laissant alors un peu tomber la poésie au profit de la narration. La seule difficulté du roman, c’était de trouver quelque chose à raconter, mais les romanciers à la mode remplaçaient adroitement cette difficulté par les facilités du quelque chose à dire. Et c’était parfaitement réussi quand ils ne disaient rien d’autre que ce que tout le monde dit. Antoine avait beaucoup réfléchi à cette question et maintenant il lui arrivait de railler les poètes qu’il rencontrait au centre culturel.

Il était aux commandes quand Grosky entra en compagnie de monsieur Gu. Grosky, comme tous les premiers mercredis du mois, le montrait du doigt à un monsieur Gu qui tournait les pages d’un catalogue en acquiesçant. Ils approchaient. Grosky disait :

« Je ne peux pas l’empêcher de parler à Gor Ur. Avez-vous enfin un nouveau module pour le rendre muet pendant les heures de travail ?

— Nous avons à l’étude un nouvel algorithme qui rendra Gor Ur aussi sourd qu’un pot. Mais ce n’est pas demain la veille ! Envoyez-le en stage !

— Si je pouvais ! Ce crétin congénital a le bras long.

— Alors il faudra patienter. Cet algorithme est prometteur, vous verrez.

— En attendant je ne vois rien du tout. Et la machine s’emballe dans les coins. Regardez ! »

Grosky montra un coin, au-dessus de la plinthe. Gor Ur, mine de rien, veillait à ce que la conversation ne dérivât pas vers une critique en règle de ses capacités réelles. Maintenant, Antoine lui parlait à l’oreille, lui conseillant de laisser dire. Monsieur Gu était pourtant penché de manière à bien recevoir un coup de pied dans le derrière. Sa tête eût ainsi heurté le mur. Dieu savait ce que s’ensuivrait !

« 14% ! s’écria monsieur Gu. Quelque chose ne va pas. Nous en étions à 8 le mois dernier. Que s’est-il passé ?

— Que s’est-il passé ! Je viens de vous le dire : il lui parle. Et voilà le résultat. J’en suis malade. De plus en plus.

— Il ne faut pas, monsieur Grosky ! fit le Chinois en ouvrant son catalogue. Je peux vous proposer un palliatif…

— Je n’en suis pas là !

— Voici un module qui traduit votre langue en une autre, celle de votre choix.

— Gor Ur ne parle-t-il pas toutes les langues ?

— Il faut en inventer une…

— Quelle est son taux de capacité d’apprentissage ?

— 99%...

— Comme les… avec le… je vois…

— Vous ne voyez rien du tout, monsieur Grosky. Il faudra le changer une fois par mois, à l’occasion de ma visite, par exemple.

— Et bien faisons comme cela ! »

Alexandre Grosky n’était ni soulagé ni désespéré. Ce fut monsieur Gu qui prit l’initiative de sortir de la salle de la machine. Grosky le suivit en sautillant. Du moins, ce fut l’impression qu’il laissa dans l’esprit d’Antoine.

« Que dois-je faire ? demanda-t-il à la machine.

— Nous allons utiliser la télépathie, répondit la machine.

— Mais c’est un truc de magicien ! Et je n’y connais rien en prestige !

— Tu as une autre solution ? »

Dans le réservoir principal, l’urine avait atteint son niveau maximum. Antoine actionna l’alerte de trop plein. Le pyraton® revint lentement à sa température de fusion. La machine réfléchissait. Elle travaillait lentement maintenant. Elle repassa au-dessus des plinthes, les laissant comme neuves. Cette histoire de module de brouillage des langues l’inquiétait. Antoine céda son quart avec réticence. Son remplaçant n’était pas pressé de prendre son poste du moment qu’Antoine respectait l’horaire. Antoine, c’était ce dingue qui parlait à Gor Ur. Toute l’équipe se foutait de sa gueule, mais il eût mieux valu qu’il partît en stage. Le pyraton® était en hausse à la Bourse de NY.

Rêve 3

Grâce ou à cause de la nature de son travail, Antoine n’habitait nulle part. Je veux dire qu’il ne possédait ni ne louait aucun appartement. Il dormait à l’usine, dans une cabine de repos qui pouvait se transformer en poste de divertissement par simple basculement d’un interrupteur pas plus gros que le petit doigt. Mais Antoine dormait beaucoup et se divertissait peu, voire pas du tout quand il travaillait à un roman rempli de considérations sur tout et sur rien à l’instar de la Presse. Le mélange Presse/roman fonctionnait pour les autres, alors pourquoi pas pour lui ? Cependant, il en était à son quarante-troisième roman. Les quarante-deux précédents étaient en cours d’achèvement. Il y revenait quelquefois, mais celui en cours l’occupait tout entier quand il ne faisait pas autre chose, c’est-à-dire quand il ne travaillait pas avec la machine à nettoyer la merde de la KOK par désintégration à 86% en ce moment. La courbe de déclin professionnel indiquait un dépassement de la limite admise par le système dans pas plus de trois mois. Antoine disposait donc de ce temps pour achever au moins le roman en chantier. Ensuite, il serait absorbé par le système pour servir d’énergie. Et on sait bien ce qui arrive à l’énergie : elle finit par ne plus laisser de souvenir.

Mais Antoine ne connaissait personne à part Grosky et Gu. Il croisait seulement ses collègues et n’avait aucune idée du niveau ni de la nature de leurs ambitions. Il n’était plus sorti depuis qu’il était entré à la KOK. Il avait des souvenirs, avait fréquenté des gens, mais ce passé n’avait pas produit un présent peuplé d’amitiés, d’amours et de projets. À part le roman qu’il rêvait d’écrire pour ne pas être un mauvais poète municipal. Son avenir figurait sur l’abaque des Espérances. Sa courbe déclinait. Trois mois ! Ce n’était pas assez pour mettre au point un roman, le faire publier, attendre le succès et en profiter un peu. Autant abandonner cette stupide idée qu’il se faisait de lui-même pendant les quarts de divertissement et, ce qui expliquait sa mort annoncée, pendant les quarts de travail avec Gor Ur. Mais se suicide-t-on alors qu’on peut encore rêver ?

Depuis une semaine, la machine ne répondait plus. Il avait beau lui parler dans toutes les langues qu’il avait apprises pendant ses crises d’ennui, elle demeurait silencieuse et désintégrait à quasi 95%. Un net progrès qui avait fait pâlir Grosky. Monsieur Gu, en visite inopinée de contrôle, avait caressé cette joue de jeune fille d’antan en demandant d’une voix aiguë s’il n’était pas en train de rêver, lui qui ne dormait jamais.

« Il faut souhaiter que ce module ne tombe pas en panne, s’inquiéta Grosky.

— En panne ! Jamais ! Et puis j’en ai un autre…

— Oui… mais le temps que vous arriviez… Pékin-Parigi, ça fait une trotte !

— Et bien pour vous montrer que j’ai l’esprit plus généreux que commercial, je vais vous le laisser. Comme ça, si celui-ci tombe en rade, vous pourrez le remplacer par celui-là…

— Mais je ne connais pas cette tâche ! s’écria Grosky. Ce n’est pas dans mes compétences. Et puis ce n’est pas mon travail. J’ai autre chose à faire…

— Tout doux, l’ami ! Il n’est pas question d’augmenter votre angoisse ! Voyons… lequel de vos employés vous paraît le plus qualifié pour assumer cette tâche ?

— Si vous voulez dire « Qui acceptera de bosser plus pour ne pas gagner plus », Antoine Claro est tout indiqué…

— Celui qui parle à la machine ? Celui qui est la cause de ces complications ? Vous êtes sûr qu’il ne vaut mieux pas l’envoyer en stage… ?

— Si vous voyez quelqu’un d’autre… »

Monsieur Gu, qui ne connaissait évidemment pas les qualités ni les qualifications du personnel du service d’hygiène s’en remit au jugement d’Alexandre Grosky qui redevenait jaune, ce qui le vieillissait. Il remit le module de remplacement à Antoine qui le rangea dans un tiroir.

« Et s’il ne le remplace pas ? demanda-t-il à Grosky tandis que celui-ci le raccompagnait à sa voiture.

— C’est un risque à prendre, fit Grosky en se frappant les joues.

— Certes… il sera mort dans trois mois de toute façon. Je comprends votre attitude. Avez-vous un remplaçant pour ce monsieur Claro ?

— Je n’ai personne en vue pour l’instant…

— J’ai un neveu qui est peut-être mon fils et je me disais…

— Je vous promets d’examiner cette proposition. Mais monsieur Harold Champignole a toujours le dernier mot.

— Il a aussi un neveu qui est son fils ? »

On en était là. Antoine en était là. Trois mois à vivre, un roman à terminer et plus de conversation avec Gor Ur. Or, sans ces conversations, il ne terminerait pas son roman. Et sans cette perspective, il n’avait plus que le rêve comme recours. Mais recours à quoi ? Les poètes qui deviennent romanciers, ou en tout cas qui s’y emploient, passent leur triste existence entre la réalité et les apparences, comme à peu près tout le monde, sauf les poètes véritables et sans doute aussi les savants, qui doivent aussi être authentiques s’il existe vraiment un rapport entre le rêve et la réalité. On a beau n’être qu’un ouvrier, on sait tout ça. Et pourtant, on n’a pas été longtemps à l’école. « Quand je pense que les pères de mes amis d’enfance rêvaient pour eux d’un travail dans un bureau ! Voilà comment on devient fonctionnaire. Mais est-ce un progrès sur l’ouvrier ? »

Cette situation avait ceci de commun avec la maladie incurable qu’il ne restait plus qu’à user de palliatifs pour ne pas sombrer dans la mélancolie. À midi, après la visite de monsieur Gu, Antoine prit son quart repas et détente. Il entra dans sa cabine. Il n’alluma pas la télé. Il grignota un morceau de chair humaine que Gor Ur avait accepté de ne pas désintégrer. La machine connaissait le goût d’Antoine pour cette chair interdite de consommation autre qu’amoureuse ou guerrière. Aussi, quand il en trouvait, il inscrivait un code convenu sur l’écran et Antoine sortait du poste pour se servir et consommer sur place. Toutefois, si le morceau dépassait la dimension d’un bon steak, il mettait le reste dans une poche et la poche dans son cabas. Ni vu, ni connu. Une parfaite complicité. Mais depuis que la machine était sous l’emprise du nouveau module, elle ne signalait plus les bonnes occasions de se faire plaisir sans avoir rien à payer ni à demander. La viande d’aujourd’hui avait une semaine de frigo. Était-il raisonnable de songer à l’achat d’un congélateur assez petit pour entrer dans la cabine de divertissement où la télé prenait même la place de la couchette, laquelle était accrochée au mur, si on pouvait appeler cette paroi un mur ?

Antoine était en train de mastiquer la dernière bouchée quand on frappa à la porte.

Rêve 4

« Si vous pouviez sortir de là, dit le visiteur, on pourrait parler debout ou assis… comme vous voulez. »

Antoine avait soulevé le couvercle pour mettre la tête dehors. Le type qui venait de l’appeler était en blouse blanche. Fallait-il craindre le pire ?

« La claustrophobie, dit Antoine en riant, on s’y fait.

— Je ne suis pas claustrophobe ! Mais la position accroupie n’est pas compatible avec la conformation de mon dos. Vous comprenez ?

— C’est ce que me dit le facteur, lui aussi. Personne n’entre jamais dans ma cabine. J’y ai pourtant tout le confort moderne…

— Ce n’est pas ce que je recherche. Il faut qu’on parle. J’ai quelque chose à vous proposer.

— En blouse blanche ? »

Le type la secoua en riant.

« Je suis de la maison, dit-il. Regardez… Dessous je suis en trois pièces. Vous avez vu ma cravate ?

— Je n’en porte jamais… à cause des rouages de la machine. Pas de blouse non plus. Seul monsieur Grosky est autorisé à en porter une… bleue.

— Je connais monsieur Grosky…

 

— J’espère que vous n’êtes pas son ami ! »

Antoine ouvrit complètement le couvercle. Il posa ensuite ses pieds sur l’escalator vertical. Il mit environ dix secondes à apparaître en entier au sommet de la ligne des cabines. Il ne lui restait plus qu’à se laisser tomber. Il fallait avoir une sacrée confiance dans le système pour espérer se recevoir ainsi sur les pieds. Il n’avait jamais eu d’accident, mais on parlait de temps en temps d’un type qui s’était fracassé le crâne suite à un dysfonctionnement du système de réception. Cette fois encore, il se retrouva dans le couloir sur ses pieds, un peu étourdi par la manœuvre, mais bien dans sa peau. On se sentait toujours bien en sortant de chez soi. Cette manière de le faire y était sans doute pour quelque chose.

« Je suis le docteur Zacharias Soriana, dit le visiteur. Rien à voir avec le service psychiatrique. Je suis chercheur…

— Tout le monde cherche… Et personne ne trouve… fit Antoine.

— Si, si ! Moi je trouve. Justement…

— Vous ne devez pas habiter une cabine, monsieur, dit Antoine qui remontait la fermeture éclair de sa combinaison. Je vois que votre costume n’est pas froissé. Il n’est pas interdit de se costumer si on habite une cabine mais au boulot, la combinaison est obligatoire. Question de sécurité.

— Vous devez avoir au moins deux combinaisons… dit le docteur… Une pour travailler… et l’autre pour s’amuser…

— Vous vous amuseriez, vous, dans une combinaison ?

— Je porte la blouse… au travail…

— Je pourrais en porter une dans ma cabine si je voulais. On peut s’habiller comme on veut dans la cabine. Il n’y a qu’au travail que le port de la combinaison est recommandé par la prudence. Du coup, c’est une obligation.

— Je comprends cette logique…

— C’est la logique de la maison ! »

Antoine avait emporté son carnet au cas où il y aurait quelque chose à noter. Le docteur montra rapidement son communicateur interne qui vibrait sous sa peau en émettant de courts signaux lumineux. Antoine secoua la tête.

« C’est l’avantage d’être ouvrier, dit-il. On est libre. J’ai entendu parler de ces communicateurs. On n’en dit pas que du bien…

— Je ne m’en plains pas…

— C’est toujours ce que j’entends ! Que le mec soit poète, ouvrier ou docteur, il ne se plaint pas de sa condition. Je dois être le seul à rouspéter !

— C’est justement ce qui m’amène à vous…

— Faites vite alors, docteur ! Je n’en ai plus que pour trois mois. Profitez que je vais peut-être avoir du temps libre vu que j’abandonne mon roman. Allez-y ! Jetez la pierre ! »

Ils marchaient côte à côte dans un couloir de distribution des tâches, croisant des hommes et des femmes pressés. Il n’y avait pas d’enfants dans cet univers. Antoine pensait que s’il y en avait un, il était dans sa tête. Et il ne voyait pas comment les autres pouvaient en avoir un eux aussi, tellement ils étaient sous pression. Le docteur empoigna un crochet et l’enfila dans le col d’Antoine. Lui pouvait s’en passer. Il était mu de l’intérieur.

« On pourrait boire un verre… proposa-t-il.

— Avec votre permission… Je connais un bar à poètes.

— L’usage m’en est autorisé. Allons-y ! J’ai la pépie ! »

Ce que ne disait pas le docteur, c’est qu’il était déjà bourré. Il empestait le pinard. Antoine détestait le vin. Quand l’occasion lui en était donnée, il buvait du rhum bien sucré. Sa glycémie l’invitait alors à renouer avec le coma. Le service des urgences sans urgence l’avait ramené chez lui plus d’une fois. Les ouvriers consommaient à la chaîne. C’était ainsi qu’ils se reconstruisaient, suivant le robot qui était le seul à connaître le chemin de la sortie après avoir emprunté toutes les ressources sans emploi, autre définition de la consommation culturelle limitée au jeu et à ses rôles. Ils entrèrent au Clarence. À cette heure (il était environ deux heures de l’après-midi et Antoine reprenait à quatre), les poètes dormaient dans leurs appartements à usage personnel. Les types qui écumaient au comptoir étaient des cadres en transit intercommunautaire. Il y avait même des docteurs, mais ceux-ci ne se mêlaient pas aux cadres qu’ils considéraient comme des ouvriers gradés mais sans autorité sur la chose scientifique. Je crois que les poètes pensaient la même chose de ces surouvriers qui se prenaient pour des lumières. Le docteur choisit une table près de la baie vitrée donnant sur le trottoir. Il aimait voir les gens à travers une transparence, que ce fût une vitre ou la transparence de la pluie. Il avait besoin de les voir à travers quelque chose de concret. Il devait aussi sans doute savoir qu’Antoine appréciait ce genre d’idées. Il en cherchait pour son roman. Celle-là l’occuperait au moins deux jours. Il n’en dit rien au docteur, sachant de son côté que le communicateur était en train d’envoyer les données le concernant. Le docteur commanda une bouteille de Château-Pissot. C’était un sacré cadeau qu’il faisait à Antoine et celui-ci ne se vanta pas de préférer les sucreries alcoolisées. Il avala une gorgée de ce vin de messe. Le docteur avait aussi commandé des biscuits pour les tremper dedans, mais ils étaient salés, pas sucrés. Antoine reconnut en lui-même que ce type faisait ce qu’il pouvait pour lui être agréable. Mais dans quoi cherchait-il à l’embobiner ? Il demeurait étrangement silencieux, pinçant la mollesse des biscuits imprégnés de pinard sans dire un mot de ce qui justifiait ce traitement exceptionnel à l’égard d’un employé du sous-sol. Antoine commençait à halluciner à cause des lézards. Il ne pouvait pas avaler un verre sans que ces bestioles s’invitassent et pour faire quoi ? Danser sur leurs deux pattes de derrière en tirant la langue. C’était tout ce qu’elles savaient faire. Mais Antoine se retint de les imiter pour les narguer. Il attendit que le docteur trouvât ses mots. Il était de ces gens qui prennent le temps de bien se rincer la langue avant de l’utiliser. Enfin, et avant de commencer, il sortit une espèce de prospectus en couleur façon élections municipales.

« Vous avez sans doute entendu parler du facteur N, dit-il. Forcément… nous avons été trahis… par mon propre fils ! Mais bon… ce qui est fait est fait. Où en êtes-vous avec le facteur N ?

— J’y joue une fois par semaine seulement à cause du prix de l’abonnement qui rien que comme ça me coûte la moitié de ma paye !

— Et que diriez-vous si ça ne vous coûtait rien ?

— Si c’est une blague…

— Ce n’en est pas une ! Vous connaissez ma réputation…

— Justement…

— Pas celle-là… l’autre…

— Mettons. Qu’est-ce que je dois faire ?

— Participer à mes expériences.

— J’y connais rien, moi, en sciences !

— Mais vous parlez à Gor Ur…

— Si vous appelez ça une science… Mais depuis que monsieur Gu a installé le module de brouillage des langues, j’ai beau lui parler, Gor Ur ne répond plus !

— On peut arranger ça…

— Que nenni ! C’est moi le responsable désigné pour changer le modèle s’il se met à foirer, genre redonner la parole à Gor Ur. Ah et puis je tiens à ma peau ! Je sais trop bien ce que je risque.

— Vous n’en avez plus que pour trois mois. La procédure de mise en accusation prendrait au mois le double. Vous serez mort quand…

— Ne me parlez pas de mort ! Jamais ! »

Antoine avait raidi ses orteils dans ses chaussures de sécurité, une donnée qui n’échappa point à la vigilance du communicateur malgré les efforts du docteur pour en tempérer l’ardeur et la fidélité.

« J’ai besoin de vous, continua le docteur. Vous êtes le seul…

— Le seul ? Vous badinez ! Et Jules Sarabande ? Et Quentin Margaux (voir plus loin) ?

— Je voulais dire : seul dans votre genre…

— Et c’est quoi, le genre que je suis seul à illustrer ?

— Ne vous énervez pas ! Ça perturbe mes communications. Vous êtes le joueur de l’équipe, voilà. Jules Sarabande en est la fonction poétique (appelez ça poésie si ça vous chante) et Quentin Margaux en est le… savant.

— J’avais en effet noté une certaine ressemblance physique avec vous, docteur…

— N’allez pas croire que je joue moi aussi ! Et à interpréter le rôle nécessaire du savant. Il en faut un, sinon le binôme ouvrier/poète n’a plus de portée universelle. Je suis… le facteur N. Celui qui reçoit tous les messages, le politique comme le poétique et le mien comme le scientifique.

— Ça devient compliqué… Je crois que j’ai trop bu…

— Garçon ! Une autre bouteille ! Et du 63. (à Antoine) 13,5 au lieu de 12. Un et demi, ça compte…

— …surtout quand on ne compte plus… »

Quatre heures sonna au clocher de Saint-Pastisson. Antoine se leva d’un coup, comme s’il sortait d’un mauvais rêve. Il n’arrivait pas à se souvenir si c’était trois ou quatre coups qu’il avait entendus. Le docteur lui tendit un stylo.

« J’ai besoin de votre signature…

— Mais je n’ai rien accepté ! Je ne sais même pas de quoi vous me parlez ! Oh mon Dieu ! Quatre heures ! Je vais manquer le quart ! Grosky va me plumer jusqu’au sang !

— Alexandre me pardonnera. Ne vous inquiétez pas…

— Mais je me fiche qu’il vous pardonne si je dois payer !

— Nous paierons plus tard… Vous acceptez bien sûr de partager les consommations… je suis un peu à court en ce moment… J’ai deux fils et deux ex-épouses… Et les traites de l’appartement….

— Mais vous êtes complètement dingue ! »

Disant cela, Antoine était sorti du Clarence. Aussitôt, un flic s’approcha, la bave au menton.

« Dites donc, vous ! gueula-t-il. Qu’est-ce que vous fabriquez sur la voie non publique ? Au secours ! Un espion ! Appelez la police ! »

Heureusement, son arme de service était coincée dans son étui, sans doute parce que le communicateur interne du docteur, agissant en temps réel, le bloquait. Le flic n’en revenait pas. Il ne comprenait pas non plus.

« Sale Israélien ! grogna-t-il. Vous avez même trouvé le moyen de neutraliser la force publique. Je me rends ! J’ai trois enfants dont un réel. Compassion ! Compassion ! »

Le docteur sortit, écarlate et instable.

« Ce monsieur est avec moi, bredouilla-t-il.

— Ah ouais ? Et comment vous expliquez qu’il est pas avec vous ?

— Il s’est échappé…

— Et vous m’interdisez de m’en saisir comme c’est mon devoir ?

— Il n’aime pas la police, dit le docteur. Je le protège.

— Vous êtes sûr que c’est pas un espion israélien ?

— Ni arabe, ni juif. C’est un sujet d’expérience.

— Hola ! rouspéta Antoine. Je n’ai pas signé !

— Il a pas signé, répéta le flic qui tentait vainement de dégainer.

— Il a changé de statut, confirma le docteur. La signature est un acte purement symbolique. On ne vous enseigne rien dans la police ? »

Il y avait du monde maintenant sur le trottoir, comme chaque fois qu’un policier était pris à partie, surtout que cette fois, ce n’était pas un vulgaire cadre qui lui résistait. C’était un savant. Et pas des moindres. Le docteur Zacharias Soriana en personne. On agitait des bouts de papier et des stylos. Le flic tomba à genoux pour se faire pardonner.

« Pour une fois que je ne joue pas, regretta Antoine.

— Si ça doit me consoler… » fit le policier.

Mathis de la Florette, fils du docteur et de Clarisse de la Florette, applaudissait devant son écran. À sept ans, ou huit, il avait l’âge mental d’un enfant de deux ans, détail que le docteur avait soigneusement omis de signaler à la production. Lui aussi devant son écran, Frank Luxor observait le comportement de l’enfant. Il avait l’air d’un bonbon qu’on n’a pas encore extrait de son emballage. Frank en avait une envie folle. Et il avait les moyens, d’écran à écran, de déplier le papier pour donner un premier coup de langue à la surface de ce bonbon particulièrement acidulé. On pouvait même choisir le parfum. L’important, c’était de se tenir à l’écart du docteur Soriana dont l’équipement interne était un secret d’État. Il était terriblement jaloux de son fils. Clarisse savait jouer de cette jalousie.

Rêve 5

Clarisse se frotta le clitoris avec deux gouttes de colocaïne (trois pouvaient annuler les effets attendus). Elle était assise devant son écran, le clavier sur les genoux. Le nouveau sujet ne lui déplaisait pas. C’était un ouvrier qui travaillait dans la merde (forcément), mais on n’était plus au temps où le pauvre type rentrait chez lui pour se laver et tâcher de sentir bon avant de se mettre au lit. On avait fait beaucoup de progrès. La présentatrice de la télé, jambes croisées au milieu de l’écran, posa sa première question sous forme d’allégation :

« Vous dites vous appeler Antoine Claro…

— C’est mon nom ! s’étonna Antoine.

— J’ai le droit d’en douter. Tirez les dés ! »

Deux énormes dés à cent faces traversent l’écran. On additionne et une fille en culotte courte écrit le résultat à la craie sur le tableau noir de l’enfance.

« Vous voyez ! s’écria la présentatrice. 243 ! C’est impossible…

— Mais c’est elle qui ne sait pas compter ! gronda Antoine.

— Et vous comptez combien vous, si ce n’est pas trop demander à un ouvrier qui a raté son entrée au collège… ?

— Elle ne m’a pas laissé le temps de voir ! Et je vous donne raison ! 243, c’est trop !

— C’est tort que vous me donnez ! Je vous vois venir ! »

Ce n’était pas la première fois qu’Antoine participait à un jeu. Il connaissait ce genre de supercherie. Une gonzesse à moitié à poil vous attaquait dès le premier cornet et une autre, à peine plus habillée, faussait le résultat sans possibilité de replay. Mais bon, quand on l’a dans le cul, on ne l’a pas autre part, se raisonnait Antoine qui venait de perdre six jours de paye. Il ne pouvait plus reculer. Il n’avait pas signé, mais on ne lui demandait pas son avis. Fini le quart et son rythme voyageur ! Il passait aux 2.12. L’Enfer et le Paradis sans possibilité de Purgatoire. Saint Patrick au large. Une existence en blanc et noir. En blanc, c’est-à-dire les yeux ouverts, le travail de désintégration avec la machine. Mais attention : pas la vraie. Une copie de fabrication française, avec ce qu’elle comportait de risque. Et en noir, les nuits blanches, comme plaisantait cette conasse de présentatrice qui profitait de sa planque pour jouer aussi. Et en plus elle gagnait ! Elle était là pour ça, quoi !

L’émission terminée, Antoine ne salua personne sur le plateau et regagna son poste dans le Laboratoire des Hypothèses où le docteur Soriana lui injecta une dose de pyraton® couplée à un soupçon de colocaïne pour les effets secondaires. Antoine ne couchait plus dans sa cabine. Il n’y reviendrait plus. Le docteur l’avait prévenu que l’expérience durerait trois mois.

« Emportez toutes vos affaires, avait-il conseillé. Vous verrez, la cellule hypothétique est de dimension humaine. Un homme y tient debout et couché, vous pouvez y étendre vos jambes. Vous disposerez d’un écran deux fois plus grand que votre ridicule télé de supporter.

— Et qu’est-ce que je boufferai ?

— Tout ce que vous voulez ! Comme un condamné à mort. Le rêve ! »

Fini les rogatons d’essence humaine. C’était con de disparaître sans y goûter de nouveau avant la seconde fatale. Mais Antoine espérait beaucoup de sa mémoire, sans savoir d’ailleurs si le système avait les moyens d’y retrouver le temps aussi facilement que le romancier. Tout cela n’était pas bien contraignant. Ça ressemblait à l’idée qu’il se faisait du Paradis. Le plus dur était de retourner au boulot. Douze heures d’amplitude sans coupure. Et avec une sonde anale de fabrication inconnue tellement elle était bruyante. La machine travaillait comme son modèle, sauf qu’on était à deux points de la réussite totale. 2 malheureux %. Ah si Grosky voyait ça ! Mais il n’était pas là pour faire chier son staff composé d’un seul homme. Par contre, Antoine avait aperçu le visage grimaçant de monsieur Gu qui était donc de la partie. Le contraire l’eût étonné. Il reçut le premier message de Clarisse de la Florette au commencement de la deuxième semaine. Ça disait :

 

« Mon fils Mathis vous admire. Pourriez-vous vous libérer un de ces soirs ? J’ai un tas de choses à vous dire.

Clarisse de la Florette. »

Le risque était grand de se faire pincer au lit. Certes, le docteur Soriana ne couchait plus avec son ex-épouse. Il n’avait même aucun droit de se plaindre si Clarisse couchait avec qui elle voulait. Mais il avait un droit absolu sur le destin d’Antoine Claro, lequel ne pouvait envisager de tromper la vigilance du système programmé par le docteur. Antoine répondit :

 

« Je ne peux pas me « libérer ». Trouvez une autre solution. J’ai une envie folle de rencontrer votre fils. En espérant vous voir le plus vite possible, car je vous aime déjà.

Antoine Claro. »

 

Et comme de juste, le message fut intercepté par le système antispam de la production. Lisant cela, Frank Luxor entra dans une fureur qui coûta son intégrité à un vase de Chine offert par monsieur Gu. Il se blessa au petit doigt, celui qu’il utilisait pour caresser l’anus des petits enfants. Il le suça longuement, mais il était tellement énervé qu’il le mordit avec rage. Quand il sortit des bureaux de la télévision, ce petit doigt souffrait le martyre. Frank ne se connaissait pas d’autres techniques de punition. Il prit le volant de sa voiture, direction le petit immeuble cossu où habitait Clarisse de la Florette. Les embouteillages étant à cette heure limités, il arriva avant huit heures du soir, heure de la prise de fonction d’Antoine Claro dans sa cellule du Laboratoire des Hypothèses. La télé était allumée et Mathis attendait le générique annonçant le facteur N. Il était tout nu sur le canapé, car le temps était à l’orage.

Clarisse, qui n’aimait pas Frank, le fit asseoir à l’écart de l’enfant et lui servit un cognac à la cerise sur le gâteau. Elle s’installa à côté de lui, ou plus exactement entre lui et l’enfant, car elle avait entendu parler des cochonneries que le producteur avait commises quand il était curé de village. Cette donnée était intégrée au jeu. Mais si Antoine le voulait, il aurait un bonus pédophile à jouer contre une pénétration sans vaseline. À lui de dire.

« Je suis venu, dit Frank Luxor avec son petit air de faux cul, parce que je souhaite échanger des infos avec Mathis.

— Ah oui ? répondit Clarisse qui becquetait dans une soucoupe pleine de cacahuètes. Et quel genre d’information ?

— Vous plaisantez, ma chère ? s’écria le producteur. Vous croyez que je ne sais pas que vous êtes vous-même impliquée dans le jeu. C’est de bonne guerre, mais tout de même ! Ne me prenez pas pour un imbécile !

— Je suis sa mère ! J’ai le droit de savoir.

— Ah non ! Je me suis renseigné, figurez-vous. Je peux me passer de votre permission. Et sans gage. Appelez le 12 si vous ne me croyez pas…

— Vous me forcez la main… Ce n’est pas très… galant…

— Oh ! La galanterie maintenant ! Entre… femmes.

— Je crois que vous me dégoûtez un peu ! »

Clarisse était prête à se disputer, et violemment encore ! mais l’écran se remplissait maintenant des noms des participants encore vivants du facteur N. Mathis, se retournant, fit signe que ce n’était pas le moment de parler plus fort que la télé. Frank croisa ses jambes, entre lesquelles son pénis montrait des signes de fatigue. Et Clarisse entrouvrit sa chemise en prévision de l’apparition d’Antoine Claro qui apprécierait, il n’y avait aucun doute là-dessus, quoiqu’elle n’eût pas vent d’aventures féminines dont Antoine ne parlait pas non plus. La série commença. À intervalle régulier, le système proposait de miser ou de tirer les dés. Et cette petite tricheuse de présentatrice s’arrangeait toujours pour qu’Antoine perdît. Il perdait gros. Frank Luxor riait comme un fou, le gland à l’air comme s’il était chez lui. Il n’avait donc aucune chance de traverser l’écran pour rencontrer son petit admirateur et conter fleurette à sa Florette de Clarisse pour lui en savoir gré. Elle suait à grosses gouttes, ce qui incommoda Frank Luxor. Il se leva.

« Mais enfin, dit-elle, pourquoi êtes-vous venu si c’est pour partir avant la fin ?

— Pour moi, c’est déjà fini, couina-t-il, montrant sa trace d’escargot dans un coussin.

— Ce que vous êtes impatient !

— Je croyais que vous alliez dire : dégoûtant…

— Je l’aurais dit après, mais comme un compliment ! »

Il partit, oubliant de saluer le petit Mathis. La jalousie le rongeait. En tant que producteur du facteur N, il était censé faciliter l’existence des candidats, dont Antoine qui travaillait avec le docteur Soriana, mais sa complice du moment, la petite et jolie présentatrice, jouait son rôle d’emmerdeuse à merveille. Ce n’était qu’un début. Il avait pourtant fallu que Mathis jetât son dévolu sur Antoine Claro alors qu’il y avait deux autres sujets de première classe et des centaines d’autres imbéciles jouant leur propre rôle en croyant avoir du talent. Et Antoine savait ce qu’il voulait. Il avait peut-être manœuvré pour se faire embaucher par le docteur. On ne sait jamais avec ces ouvriers, « frères suçons de la bourgeoisie ». Et cette Clarisse, bourgeoise flétrie comme une fleur dont on ne veut plus, qui ne voyait pas les intentions de celui qu’elle rêvait de mettre dans son lit. Ignorait-elle que le système diffusait depuis longtemps ses masturbations à la colocaïne ? N’était-elle pas payée pour ça d’ailleurs ? Qui ne l’était pas dans ce monde d’œuvres de second rang qui occupent le premier parce que le système ne veut plus des meilleurs ? Plus on avançait, et plus on s’enfonçait dans la douce médiocrité de l’acquisition par l’achat au détriment de tout autre contrat. Il arrivait chez lui, une belle demeure à l’ancienne loin des boulevards. Son domestique ouvrit le portail avec cérémonie. Deux minutes plus tard, il lui servait une collation soporative et Frank ne tarda pas à se coucher. Cette nuit, il choisit la chambre « Devinez qui je suis et je vous donne la vie éternelle et la beauté qui va avec ». Il avait besoin de rêver comme un pauvre.

Rêve 6

Vers trois heures du matin, le docteur Zacharias Soriana fut réveillé par une intrusion de type multiplicateur de problèmes. Il avala le contenu du verre qu’il avait abandonné en s’endormant et consulta le fichier des évènements. L’entrée portait le code privé du laboratoire. Ce fut comme un coup de massue. Il répéta la procédure de vérification et n’attendit pas une seconde pour avoir confirmation qu’un intrus opérait à partir d’un des terminaux du laboratoire, mais il était impossible, pour d’obscures raisons de sécurité, de savoir si l’intrus en question faisait partie de l’équipe ou s’il s’agissait d’une intrusion venue de l’extérieur. Comme les capacités du terminal dont il disposait à domicile étaient limitées, il entra tel quel (en pyjama) dans le tuyau des transferts pneumatiques réservé aux situations d’urgence. Il arriva entièrement dépouillé. Au croisement de deux souffles antagonistes, son pyjama et sa perruque avaient été emportés dans deux directions différentes. Le sas s’ouvrit dans un grand bruit de dépression, heurtant une de ses couilles qui, de douleur, l’éblouit pendant une bonne minute. Ses gémissements alertèrent le gardien de nuit qui, surpris de rencontrer un inconnu (à cause de l’absence de perruque), dirigea le faisceau de sa lampe sur le visage grimaçant (et pour cause !) du docteur, lequel déclina son identité sans aucun succès. Un de ses collègues avait récemment perdu la vie dans les mêmes circonstances. Il se méfia.

« Avez-vous une perruque sous la main ? demanda-t-il à genoux, les mains sur la tête, ce qui verticalisa son érection réflexe.

— Non, répondit le gardien, mais j’ai une envie de me faire enculer que tu vas pouvoir satisfaire, mon ami. Et pas de blague, hein ? Je te mets le canon de mon pétard sur la tempe.

— Ça ne va pas être pratique ! »

Les claquements du bassin du docteur sur les fesses du gardien réveillèrent Antoine Claro qui venait à peine de trouver le sommeil. Il les distingua nettement des ânonnements. Pensant qu’il avait oublié d’éteindre son écran, il quitta son lit en maugréant. En même temps, il se grattait la tête, signe qu’il se demandait quelle serait son attitude une fois prostré devant l’écran. Or, l’écran était éteint. Rien ne sortait des haut-parleurs. Il colla alors son oreille au mur adjacent à la console. Il ne savait pas ce qu’il y avait derrière ce mur. Personne était la meilleure réponse, encore que ce ne fût qu’une approximation. Le mur sentait le circuit électronique en surchauffe, mais sans la chaleur. Il se dirigea ensuite vers la porte. Procédant de la même manière, il dut constater qu’il ne se passait rien dans le couloir. Et même chose pour les deux autres murs. Il admit alors que ce qu’il entendait avait pour origine une connexion à l’intérieur de son cerveau. C’était déjà arrivé. Il ferma les yeux. Qui croyez-vous qui apparut ? La petite présentatrice, cette salope ! Elle avait encore gagné. Il rouvrit les yeux pour ne plus entendre son rire.

Le lendemain, à huit heures, il était au travail et la machine tentait de réduire les 2% de perte à néant. C’était un combat presque titanesque contre la merde. Antoine, qui avait passé une mauvaise nuit (il ne s’était pas rendormi de peur d’attirer la présentatrice dans son lit), se contentait de vérifier l’évolution des données sur l’écran. À neuf heures, le docteur Soriana entra dans le laboratoire. Il salua les trois écrans où les sujets vaquaient à leurs occupations programmées. Il eut un mot de plus pour Antoine qui l’en remercia avant de remarquer que le docteur boitait des deux jambes. Pourtant, il ne se tenait pas sur des béquilles. Il ânonnait.

On s’en doute, Antoine reconnut cet ânonnement. Il alluma aussitôt son écran secondaire et appela la présentatrice qui rouspéta parce qu’il la réveillait.

« Vous savez bien pourquoi vous n’avez pas dormi ! grogna-t-il. Mais bon, passons…

— Pourquoi me dérangez-vous, espèce de …

— Je ne vous dérange pas. Je vous appelle.

— Il n’y a qu’une raison pour m’appeler et je doute que vous connaissiez la réponse !

— Et bien justement, je la connais !

— Ça m’étonnerait ! Vous êtes le candidat le plus nul que j’ai jamais rencontré depuis que je sais ce qu’est un candidat…

— Voilà pourquoi vous êtes toujours mal renseignée ! Je ne suis pas candidat, mais sujet !

— C’est la même chose ! J’ai été professeure de l’Éducation étatique !

— Et inspectrice des travaux finis, je sais !

— Insultez ! Insultez ! Il n’en restera rien. Je ne suis pas jacobine pour rien !

— Passons… J’ai la réponse, ma petite…

— Je ne suis pas votre petite ! Je connais trop vos goûts pour l’enfance. Et quelle était la question, si on peut savoir ?

— Qui était l’intrus !

— Et alors, qui était-ce, d’après vous ? Attention ! J’ai la réponse sous le nez…

— Elle doit sentir la merde…

— Je ne la nettoie pas, moi, monsieur !

— Mais vous connaissez la réponse que je connais moi aussi. Vous ne voulez vraiment pas savoir ce que je sais ?

— Non ! »

Et ce fut tout. Cette salope ne voulait pas qu’Antoine gagnât alors qu’il savait ce qui s’était passé dans le laboratoire cette nuit-là. Il y avait bien sûr ceux qui savaient que le docteur avait enculé le gardien de nuit, mais ce n’était pas bien difficile à déduire des allusions trop claires que la télévision avait diffusées à une heure d’écoute réservée aux adultes sains d’esprit. C’était plus compliqué que cela.

Rêve 7

Une heure après le départ en fanfare de Frank Luxor, Clarisse de la Florette avait couché son fils. Ensuite, elle avait regardé le programme pour adulte et répondu à la question qui était posée. Elle avait regretté que son ex-époux se livrât encore à ces piteux divertissements. Et toujours avec des employés du sous-sol. Cette fois, un gardien de nuit. Ou une gardienne, car l’écran ne fut pas si explicite. Le docteur continuait de jouer avec l’ambiguïté qui faisait son succès auprès des foules. Et Clarisse trouva le sommeil en pleine réflexion désabusée sans quitter le canapé.

Dans sa chambre, Mathis ne dormait pas. Il avait décloué la plinthe pour pirater le circuit intérieur. Le spectacle de son père enculant une victime du système social ne le réjouissait jamais. C’était certes dans l’ordre des choses, mais n’avait-il pas d’autres chats à fouetter, comme Antoine qui avait de beaux yeux couleur de nacre ? Quel beau chat ! Chaque fois qu’il apparaissait sur l’écran, il le crevait littéralement. De sept ou huit ans, peut-être moins, Mathis passait à quinze, voire vingt. Comme à la guerre. Et il jetait les dés avant les autres, précipitation bien compréhensible, certes, mais qui lui coûtait chaque fois une disqualification. Antoine ignorait-il que quelqu’un, dans ce vaste monde, perdait d’avance pour ne pas jouer et risquer de grandir trop vite aux yeux des autres ? L’amour n’a peut-être pas de secret pour ceux qui s’aiment, mais combien en a-t-il pour celui ou celle qui aime sans être aimé ?

Mathis rebrancha son terminal pirate, une plaque modifiée par ses soins. Le ventilateur n’était pas des plus silencieux. Aussi était-il nécessaire de travailler sous le lit avec les moutons. Il disposait d’un écran noir, ce type d’écran qui ne s’allume pas comme une ampoule, émettant des signaux que la couche sous-rétinienne, une découverte récente des anatomistes nationaux, pouvait interpréter dans un langage parfaitement lisible pour le cerveau. À part le ventilateur, la petite machine de Mathis n’avait que des qualités…

Il se connecta au Laboratoire des Hypothèses. Il en possédait tous les codes. Malin comme un singe, il transféra la technologie noire de son écran vers celui d’Antoine. Il avait aussi imaginé cette technique à l’épreuve des regards indiscrets. Antoine dormait. Il était allongé sur le dos, nu, et son pénis était dressé et vibrait comme s’il avait le pouvoir d’inventer ses propres rêves. Mathis bailla d’admiration. Il pouvait faire la même chose, mais en plus petit. Depuis qu’il connaissait Antoine, grâce à la télé et à son système de piratage noir, il dormait lui aussi sur le dos et filmait son sommeil pour en apprécier les érections quand sa mère avait le dos tourné. Il avait même posté, maquillant son visage et les éléments du décor qui auraient pu être reconnus. Il n’oublia pas d’effacer un grain de beauté que sa mère appréciait toujours en le caressant du bout d’un doigt. Mais pour l’heure, il avait pénétré en pleine nuit dans la cellule d’Antoine. Il était en train de se rincer l’œil quand son père apparut à l’écran !

Lui parlait-il ? Il regardait l’écran fixement, ânonnant de concert avec une autre personne dont on ne voyait que le haut du crâne au-dessus de la nuque. Antoine se réveilla. Il s’assit sur le bord du lit. Puis il se livra à un étrange manège, collant son oreille à la porte et aux murs. Il paraissait décontenancé, comme quelqu’un qui connaît la raison d’un bruit sans pouvoir en localiser l’origine. Mathis voulut l’aider. Il envoya un signal noir qui atteignit un centre névralgique dans le cerveau d’Antoine. Celui-ci grimaça en se penchant en arrière, se tenant la tête à deux mains. Mathis réduisit en vain l’intensité du signal. Antoine s’écroula, se tordant à terre comme un animal blessé. Son gémissement s’ajouta aux ânonnements du docteur et de son ou sa partenaire (le genre de ce personnage était aussi ambigu que tel prénom qui convient aussi bien à un garçon qu’à une fille). Mathis ne maîtrisait plus rien, ni image, ni son. Il tenta une reconnaissance du fil logique et n’obtint qu’un piètre charabia sans verbe ni sujet. Sa mère déboula dans la chambre au moment où le docteur éjaculait, inondant l’écran de son yaourt. Mathis, étant sous le lit, n’osait répondre aux cris de sa mère qui jetait draps et couvertures et s’en prenait maintenant au matelas, le cisaillant peut-être au couteau. Est-ce qu’on pouvait jouer avec des couteaux dans cette série si on n’y jouait pas le rôle du psychopathe ? Mathis ne se souvenait pas d’avoir lu quelque chose à ce sujet dans le règlement. La toile, au-dessus de lui, semblait se déchirer. Il entendit même un ressort jaillir et crever le plafond. Sa mère sortit enfin de la chambre.

Mais comment sortir du lit sans assister au spectacle d’un matelas déchiqueté à sa place ? Certes, les matelas ne saignent pas, mais il était mort. Sa mère avait-elle gagné comme elle en rêvait depuis des années ? Mathis était né en plein milieu d’un de ces rêves.

Sur l’écran, Antoine parlait à sa machine. Le système avait changé le décor. Mathis osa un œil au-dehors. La chambre, malgré son désordre de draps, de couvertures et peut-être de ressorts, était tranquille, comme s’il ne s’était rien passé. Mathis enfonça un des écouteurs dans son oreille. Antoine parlait. Et la machine répondait. Il avait gagné !

Rêve 8

Le Grand Conseil d’administration de la KOK, présidé par Harold Champignole, se tenait au dernier étage de la tour Enfel. C’était toujours là que se prenaient les grandes décisions, celles qui fixaient les usages tant moraux qu’esthétiques forgeant la complexe organisation des valeurs de la Nation. Le directeur avait l’air préoccupé des lendemains de grands échecs. Il était arrivé le premier, comme d’habitude. Il avait lui-même placé un cigare cubain de sa réserve devant chacun des sièges. Le briquet passerait de main en main, comme c’était la coutume. Il en vérifia le réservoir, puis actionna le levier. Tout était parfait, comme d’habitude. Il ne fallait rien changer à ce mode opératoire dont il était le gardien suprême. Derrière lui, l’immensité de Parigi s’étendait au-delà de l’horizon. Et on était au cent-vint-quatrième étage !

Les membres du Conseil entrèrent un à un. Une révérence, quelques pas sonores en prenant soin de ne pas glisser sur le parquet fraîchement ciré, la serviette côté pile sur la table, la main sur l’accoudoir gauche. Parfait, pensa Harold Champignole. Quand tout le monde fût assis, il prit la parole sans préambule, ce qui en étonna plus d’un.

« Mesdames, messieurs et autres genres, commença-t-il, l’heure est grave. L’ennemi est aux portes de notre cité. Nous serons les premiers à partir. Les hélicoptères du service des fuites sont en attente sur le toit. Il y a de la place pour tout le monde. Et tant pis pour vos enfants ! »

Le brouhaha causé par les fauteuils fut considérable. On se bouscula dans la grande porte qui céda avant le signal prévu par les équipages. Le personnel au sol, médusé, observa cette étrange panique sans intervenir. Les hélicoptères s’éloignèrent puis disparurent dans le camouflage providentiel des nuages. Le docteur Zacharias Soriana n’en revenait pas. La direction de la KOK lui incombait. Le système avait tiré son nom au sort. Et celui de Parigi lui était maintenant lié, pour le pire comme pour le meilleur. Le pire, c’était que le facteur N était interrompu en plein succès public. L’ennemi permettrait peut-être une suite, mais dans quel esprit ? D’ailleurs, qui était cet ennemi ? On ne l’avait jamais vu. On n’en connaissait pas même le nom, ni la nature de ses prétentions à la victoire. Le système ne contenait aucune donnée dans ce sens. Lorsque le dernier hélicoptère s’enfonça dans un cumulus nimbus, plus nimbus que cumulus, le docteur ne put cacher son émotion. Il pleura le plus sincèrement du monde. Un tonnerre d’applaudissements secoua les réseaux. Si l’ennemi était à l’écoute (et comment ne l’eût-il pas été ?), il était au cœur du drame et devenait d’office son premier spectateur, premier en audience, s’entend. Clarisse de la Florette et Géraldine Conard, les deux ex-épouses du docteur, étaient venues assister à la passation des pouvoirs. Le Monde put alors mesurer la douleur causée par l’absence du jeune Octave, mort pour la France. Le petit Mathis, trop petit pour occuper l’écran à lui seul, semblait s’intéresser à autre chose. Le public l’avait pris en pitié et exprimait son chagrin en martelant les écrans. Imaginez la profondeur de ce bruit. L’ennemi, s’il l’entendait (et pourquoi pas ?), mesurait là toute la cohésion du peuple dont il venait occuper les institutions et les esprits en attendant de le soumettre totalement, ou totalitairement, comme les Français firent de l’Occitanie et de ses troubadours.

Le docteur fit un petit signe de connivences à ses ex et remua son index à l’adresse de Mathis qui trépigna aussitôt d’impatience. Clarisse de la Florette accorda la permission, recevant en même temps une caresse de la part de Géraldine Conard. Mathis, rapide comme un poulain fier d’avoir à se battre pour affirmer ses capacités de combat, atteignit son père sur ses épaules. Il en piqua même les flancs, ce qui provoqua l’hilarité générale. Le docteur, beau joueur, trotta vers l’ascenseur où l’attendaient ceux qui étaient encore ses… sujets d’expérience. Notamment, Antoine Claro tapota gentiment le derrière de Mathis qui ne s’en montra pas peu fier. La porte de l’ascenseur s’ouvrit et le liftier sortit pour ne pas se retrouver coincé au fond de la cabine. Mathis apprécia la technique, mais il avait beaucoup à apprendre des hommes.

Arrivés au laboratoire, le docteur fit aligner le personnel sur deux rangs. On n’avait pas l’esprit à la chamaille. Tout se passa dans l’ordre, puis un troisième rang se positionna devant les deux autres. C’étaient les sujets. Et Mathis. On attendait l’ennemi de pied ferme.

Une heure plus tard, on attendait toujours. Un messager informa le docteur que l’ennemi avait d’autres priorités.

« Mais enfin, rouspéta le docteur, qu’est-ce qui peut avoir plus d’importance que notre série ? Allez me chercher Frank Luxor.

— Il est en fuite, monsieur…

— Ça ne m’étonne pas de lui ! Prévenez Joan Strosse.

— Il est passé dans l’autre camp, monsieur.

— Antoine ! »

Celui-ci, quelque peu interloqué, fit un pas en avant. Son petit admirateur n’avait d’yeux que pour lui.

« Présent, monsieur le chef de la direction en état d’armistice ! lança-t-il pour tout dire d’un trait sans être interrompu par les critiques toujours en verve en ces époques troublées de l’épopée nationale.

— Antoine, dit le docteur qui pesait ses mots, l’heure est grave…

— Je sais ! Nous le savons tous ! Allons-nous nous battre, monsieur le…

— Il y a deux manières de se battre, mes amis, continua le docteur qui souhaitait maintenant toucher un public plus large qu’un seul homme.

— Lesquelles donc ? fit Antoine qui n’avait pas compris qu’il n’avait plus d’importance.

— La bonne et la mauvaise ! »

Le public des employés contraints de collaborer avec l’ennemi alors que ses chefs étaient en route pour l’Angleterre poussa un « ah » pour ne pas répondre à ce qui pouvait être considéré comme une question. Beaucoup en avait assez de perdre et par conséquent ne voulait plus jouer.

« Laquelle choisir ? demanda le docteur.

— La bonne, fit Antoine, mais personne ne l’entendit.

— Et bien je vais vous étonner, mes amis, scanda le docteur, mais la meilleure, c’est la mauvaise.

— Mais pourquoi ? dirent ensemble les gens qui étaient présents.

— Parce que c’est plus facile d’avoir raison quand on n’est pas là et que nous, pauvres crétins, nous y sommes toujours. On aurait donc tort d’avoir raison. Et connaissant la guerre comme je la connais, je peux vous dire qu’on a plutôt intérêt à filer doux sur le fil qui va nous être tendu. Et cette fois, ce ne sera pas un fil en travers, pour nous faire tomber. Tomber, on vient de le faire. Maintenant, il va falloir marcher sur le fil. Et sans tomber cette fois. Et on attendra bien sagement que ça s’arrange.

— Et si ça ne s’arrange pas ? demanda Antoine qui n’arrivait pas à tenir sa langue.

— Il le faudra bien ! » déclara le docteur.

Il fit rompre les rangs. Antoine regagna sa cellule à l’instar des deux autres qui n’avaient pas ouvert la bouche. Mais en attendant la poésie résistante et les débats plus scientifiquement, voire militairement conçus, il fallait bien que quelqu’un l’ouvrît, non ? Mathis cligna d’un œil en direction d’Antoine qui répondit en tirant la langue.

C’était l’heure de se coucher. Clarisse de la Florette oublia de saluer Géraldine Conard et celle-ci ne s’en formalisa pas. Mathis embrassa son père devant la porte que Clarisse referma violemment. Elle le jeta littéralement sur le lit.

« Je veux voir l’ennemi ! hurla-t-il.

— Si tu savais ce que je m’en fous ! » fit Clarisse et elle ferma la porte de la chambre aussi violemment que l’autre.

Rêve 9

La VIIIe Coalition était formée de toutes les nations qui avaient eu à souffrir de la politique colonialiste du système parigien. S’y étaient joints d’anciens pays alliés qui reniflaient la bonne affaire. Mettre la main sur la technologie du pyraton® était en fait le seul intérêt de cette guerre. Mais cette technologie toute nouvelle était l’invention de la SAM, pas de la KOK qui n’était qu’un utilisateur patenté. Comme le désintégrateur de merde fonctionnait au pyraton®, une délégation de la Coalition s’invita dans les locaux pestilentiels du service d’hygiène. Alexandre Grosky faillit tomber en syncope en voyant tous ces casques bleus marine armés jusqu’aux dents. Vingt fusils d’assaut étaient en joue avec sa tête dans la mire. Un jeune officier blondin tenait un sabre en l’air. Grosky se pissa dessus. Il n’arrivait même plus à trouver les mots d’une mort digne de sa lignée de collaborateurs étatiques. Les yeux de l’officier tirèrent les premiers.

« Vous êtes Grosky ? demanda-t-il avec un fort accent germanique.

— Gnnnnn… »

La flaque fumait sous les pieds du directeur de l’hygiène. Derrière l’officier, les soldats se retenaient de rire. Ils n’en étaient pas à leur première victime innocente.

« Vous allez me suivre sans faire d’histoire, monsieur Grosky, » dit l’officier.

Grosky était en train de chier dans son pantalon. Antoine Claro, aux commandes du désintégrateur, était pétrifié. Grosky se tourna vers lui, grimaçant comme une petite fille qui se tourne vers son frère.

« Si c’est au sujet du pyraton®, bredouilla-t-il, il vaut mieux que vous adressiez à monsieur Claro…

— Qui est Claro ? beugla l’officier. Ma fiche dit Grosky, pas Claro !

— Il est pourtant le seul à pouvoir vous renseigner ! continua Grosky.

— Les ouvriers sont tous des idiots ! » déclara l’officier.

Il toisait Antoine qui n’osait pas sortir de son poste. La machine était immobile, à peine frémissante du côté des détecteurs internes. L’officier, brandissant son sabre, s’approcha du hublot où le visage d’Antoine tentait une diversion dans le genre sourire.

« Vous êtes Claro ? »

La tête d’Antoine fit oui, presque non. L’officier tapota le verre du hublot avec la pointe de son sabre.

« Ouvrez ! dit-il.

— Ça ne s’ouvre pas, balbutia Antoine. C’est juste un décor de cinéma.

— Kino ? » s’étonna l’officier.

En effet, son sabre avait rayé la surface du verre. Il frappa assez fort pour l’éclater. Antoine, secoué par une force intérieure, grignota quelques éclats en secouant ses épaules comme s’il riait d’une bonne blague. L’officier se tourna vers Grosky qui s’était assis et tournait le dos au peloton.

« Monsieur Grosky ?

— Vi !

— Où est le véritable désintégrateur de merde ?

— Vous l’avez devant vous…

— C’est un décor ! Et ce monsieur est un comédien ! »

L’officier avait de nouveau levé son sabre. Grosky contracta les muscles de son dos en pensant que ce n’était pas de cette manière qu’il empêcherait les balles de le détruire par le dos, à l’italienne.

« Si c’est un comédien, dit-il avant de déglutir bruyamment, qu’est-ce que je suis moi ?

— Vous n’êtes pas Grosky… Alexandre Grosky ? dit l’officier en consultant sa fiche.

— Je suis un comédien. »

Le sabre retourna dans sa gaine et les talons de l’officier se joignirent. Les soldats, décontenancés, mirent l’arme au pied dans le désordre.

« On tourne le facteur N… fit Antoine qui parlait dans le hublot sans verre.

— Qui est le facteur N ? demanda l’officier.

— C’est lui ! » dit Grosky en montrant Antoine.

L’officier s’approcha du hublot et jeta un œil à l’intérieur. Sa langue claqua.

« C’est décoré à l’intérieur, dit-il. Chez nous, on ne décore pas l’intérieur des décors… Où se place la caméra ? »

Antoine actionna un levier. Une espèce de vasistas s’ouvrit. Un objectif tentait maintenant une mise au point d’urgence, couinant comme un oiseau en proie à la panique. L’officier attendit le signal autorisant le moteur à tourner, mais personne ne le prononça. Il secoua sa tête comme quelqu’un qui reconnaît qu’on a bien failli l’avoir.

« Ça pas décor ! Ça désintégrateur ! Suivez-moi, Grosky !

— Et lui alors ! Il s’y connaît mieux que moi !

— Lui mauvais comédien. Lui rester et attendre que ça commence.

— Mais c’est déjà commencé ! » hurla Grosky.

Les soldats formèrent deux rangs de chaque côté de lui. L’officier donna l’ordre de marcher. Grosky se mit au pas. Ce n’était pas ce qu’on lui demandait, pensa Antoine sans sortir du désintégrateur. C’était commencé. Grosky avait raison. Il s’agissait maintenant de jouer serré. Et sans souffleur. Dans le Sud, les Français étaient installés comme chez eux. On ne pouvait plus parler de colonie. Il en serait peut-être de même avec Parigi si la Coalition prenait exemple sur la réussite des Français dans les territoires de proximité et non pas sur la politique coloniale qui avait abouti à l’effondrement de l’Empire. Il n’est jamais sage de rêver d’Empire alors qu’on a un royaume à agrandir tout près de chez soi. Il fallait se préparer à changer de statut citoyen. Mais en y réfléchissant bien, ce ne serait pas aussi facile que d’espérer devenir allemand au XXe siècle. La VIIIe Coalition était formée de près de cent nations. Un conglomérat de toutes les races, religions, opinions et ambitions personnelles. Est-ce qu’on aurait le droit de choisir ? Comment jugerait-on ceux qui prétendraient rester eux-mêmes ? Un Parigien blanc pouvait-il devenir un noir Saharien par imposition d’une décision administrative ? Et les Juifs ? On en ferait quoi des Juifs ? Peut-être ce qu’on était en train de faire à Grosky qui était juif.

Comme le système avait signalé une utilisation non programmée de la caméra intérieure, le désintégrateur fut secoué de vibrations annonçant une probable inspection des services de vérification. Antoine rassembla les débris de sucre avec le balai de bord. Puis il s’assit devant le manche pour attendre la suite des évènements. Il restait encore six heures à tirer. Il pouvait s’en passer des choses en six heures ! Les six qui venaient de s’écouler depuis sa prise de service ce matin à huit heures n’avaient connu que l’intervention du peloton qui avait emmené Grosky. Ça n’avait pas duré dix minutes. Dix minutes d’action sur six heures de projection. On ne pouvait espérer mieux de l’imagination du docteur Soriana qui travaillait maintenant sans la science narrative de Joan Strosse qui était déjà passé dans le camp ennemi. Que ferait-il du projet N si jamais il lui en était de nouveau confié le traitement ? Antoine se demanda aussi s’il resterait comédien toute sa vie. Il se rappela soudain qu’en trois mois il n’aurait pas le temps de changer d’activité professionnelle. Il lui avait fallu près de vingt ans de pilotage désintégrant pour obtenir enfin un rôle dans une série. Trois mois, ce n’était même pas un temps suffisant pour penser à l’avenir en termes de rêve. Pourquoi l’officier ne l’avait-il pas embarqué ? Il avait des tas de choses à dire au nouveau régime. On le fusillerait avant le délai imposé par la maladie. Grosky ne connaissait pas sa chance.

À huit heures du soir, la sonnerie de la relève retentit. Il était interdit de se croiser. La procédure était tellement au point qu’on n’avait aucun effort à faire pour ne pas se rencontrer. Mais il n’y a pas de procédure sans possibilité de grain de sable. Antoine attendit la fin de la sonnerie en croquant des débris de hublot. Si l’autre s’étonnait de le rencontrer, il prétexterait une faille dans le système qui ne disait rien des hublots en cas de casse par un tiers non prévu au programme. L’autre serait contraint d’avertir le système en brisant le code de procédure, un acte qui pouvait coûter cher. Un moment d’hésitation s’ensuivrait, qu’Antoine mettrait à profit pour discuter d’autre chose. La sonnerie cessa de lui casser les oreilles. Il se mit à réfléchir plus posément. L’autre s’amena.

Antoine se frotta les yeux. L’autre, c’était lui ! Et il n’était pas surpris de le voir. Il posa son panier-repas sur le tableau de bord et ouvrit en suivant la check-list.

« Le hublot est cassé… dit Antoine qui n’en revenait pas.

— Le hublot est cassé, » répéta l’autre.

À moins que ce fût l’autre qui commença. Antoine se tenait debout derrière le siège, les mains posées sur le dossier. L’autre sentait bon, alors qu’Antoine avait besoin de prendre un bain et de se changer. Il avait déjà cinq minutes de retard sur l’horaire. Les Bains-Douches fermaient à huit heures un quart. Le docteur l’avait prévenu de ne jamais entrer dans la cellule en costume de scène. Que se passerait-il s’il trouvait portes closes au Bains-Douches ? Il n’y avait, à sa connaissance, aucun autre moyen de se laver. Le pressing était un module des Bains-Douches. Il était donc impossible de se passer de bain et de récupérer une tenue propre. Ou l’inverse. Non. L’inverse n’était pas possible non plus. On passait d’abord par le bain. La porte du pressing ne s’ouvrait qu’à cette condition. Comment tromper le pressing ? Mais pourquoi veux-tu le tromper ? Ainsi réfléchissait Antoine tandis que l’autre passait en revue les points de la check-list.

« Le hublot est cassé… répéta-t-il. Le verre est en sucre parce que tout ceci n’est qu’un décor. Est-ce que Joan Strosse prétend nous obliger à collaborer avec l’ennemi ? »

L’autre fit pivoter son siège. Il leva la tête, car Antoine était encore debout.

« Il y a un temps pour jouer la comédie et un autre pour affronter la réalité. Tu devais le savoir. Depuis le temps ! »

Antoine se sentit atteint dans sa dignité. Il roula de méchants yeux, comme s’il jouait encore.

« Alors dis-moi qui joue et qui ne joue pas ?

— Tu devrais le savoir.

— Je sais que je joue entre la réalité et les apparences. C’est ma nature de rêveur. Mais je voudrais savoir, puisque tu le sais, si je suis plutôt du côté des apparences ou plutôt du côté de la réalité…

— Tu n’as rien compris. Nous jouons ensemble.

— Toi et moi ? C’est… est-ce possible ? Je veux dire… logiquement ?

— Tu cherches à compliquer les choses alors qu’elles sont toutes simples. Si je suis là, c’est parce que tu es censé ne pas y être. N’oublie pas que nous travaillons 24 heures sur 24. D’où la nécessité du dédoublement. Rien à voir avec notre nature d’être mineur coincé le jour entre les apparences et la réalité, et la nuit rêvant que c’est de cette manière qu’on devient soi-même. »

Antoine croqua un débris de sucre et tendit la poche à l’autre. Il n’est jamais facile de se voir tel qu’on est. Les miroirs ont bon dos, mais dès qu’ils ne sont plus là pour se jouer de nous, voilà ce qui arrive. L’autre se remit aux commandes. Il n’avait pas refusé un morceau de sucre et maintenant il le suçait en aspirant de l’air pour agiter sa salive et provoquer une dissolution plus savoureuse encore que l’attente. Antoine voyait ses oreilles frémir. Il ressentait le même plaisir. Il secoua la poche pour en évaluer les conséquences d’un partage.

« Laissez-la dans la boîte à gants, dit l’autre.

— Je ne peux pas en emporter ?

— Vous n’avez qu’une poche…

— Nous pouvons aussi partager la poche.

— Ce ne sera plus une poche, ni même deux. »

Antoine remplit sa bouche de sucre en morceaux. Il ne pouvait plus parler. Il posa la poche sur le tableau de bord à côté de l’écran.

« J’ai dit : dans la boîte à gants ! » rugit l’autre.

Antoine voulut rouspéter, mais il ne put que baver. Il s’essuya le menton sur sa manche déjà sale. Il était huit heures vingt. Les Bains-Douches étaient fermés.

Rêve 10

Il cracha la bouillie sucrée dans un caniveau. Il était sorti du désintégrateur comme un fou qui veut le rester. Il avait couru pendant au moins dix minutes. Il était neuf heures moins vingt-cinq quand il arriva à la porte des Bains-Douches. La grille était baissée. Il appela. Aussitôt, le gardien paru.

« Allons donc, ruminait-il. Personne n’a jamais idée de frapper à cette porte parce que tout le monde sait qu’elle est fermée pour la nuit. Et c’est comme ça depuis des générations. S’il y a quelqu’un qui peut se permettre d’ignorer cette loi ancestrale, c’est bien moi. Et je ne suis pas le seul à comprendre pourquoi. Même un enfant le sait. Mais ce n’est pas un enfant que je vois là. Et bien entendu, cette personne a besoin de se laver et de se changer. Seulement voilà, je ne suis pas celui qui ouvre la porte à heures fixes. Quand je suis à l’extérieur, elle est ouverte et je peux profiter de cette occasion pour me laver et me changer, quoique le jour, je dorme à poings fermés. Et la nuit, c’est derrière cette porte qu’on me trouve, propre et vêtu de mon uniforme lavé et repassé à l’heure prévue par l’usage commun. Je n’ai donc jamais songé à profiter de l’aubaine pour me baigner, ne serait-ce que par plaisir. J’ai toujours aimé barboter, tout nu avec mes jouets pour seuls compagnons. Que diriez-vous si je me présentais à vous en tenue de nouveau-né ? Me prendriez-vous pour le fou que vous êtes ? Mais a-t-on idée de se promener la nuit sans avoir effacé les traces toujours nauséabondes du travail ? Monsieur, je ne vous demande pas qui vous êtes. Passez votre chemin et retournez chez vous !

— Dans cette tenue ! Le règlement l’interdit ! répondit Antoine qui s’accrochait désespérément à la grille.

— Et bien couchez dehors ! Il n’y a pas de honte à le faire au moins une fois dans sa vie.

— Mais ce n’est pas une question de honte ! Si je ne rentre pas dans ma cellule…

— Quoi ! Vous êtes prisonnier ! Mais je ne veux pas savoir de quoi. Passez votre chemin et laissez-moi tranquille. Je ne peux pas ouvrir cette porte. C’est interdit.

— Je ne suis pas un criminel en fuite ! Je suis sorti de mon travail avec vingt minutes de retard et…

— Voilà qui m’étonne… On arrive en retard. Et on part plus tôt. C’est le principe fondateur du fonctionnariat…

— Je ne suis pas fonctionnaire !

— Ah mais alors ! Dis donc ! Dis donc ! Peut-on être autre chose que fonctionnaire ou prisonnier ? À moins de n’être rien… J’ai donc la berlue. Mon vin me joue des tours. Il faut que j’y goûte encore pour m’en assurer. Je l’attraperai par la queue, comme le rêve ou le diable, selon que je suis auteur ou spectateur. À la bonne heure ! »

Antoine eut beau crier de toutes ses forces, le gardien n’ouvrit pas la porte. Il était, passez-moi l’expression, dans de beaux draps. Tellement beaux que ses cris entrèrent dans l’oreille aux aguets d’un policier en patrouille.

« Qu’est-ce qu’il vous prend de crier comme un cochon qu’on égorge ? grogna-t-il en sortant son carnet de PV. Vous égorge-t-on au moins ? Ou êtes-vous un cochon en vadrouille ? Beurk ! Vous sentez franchement mauvais, mon ami. Ignorez-vous que c’est interdit ?

— Je ne l’ignore pas ! Je suis comme tout le monde. Je suis sorti de mon travail en retard et…

— Je vous arrête ! Personne ne sort en retard, sauf les prisonniers. Êtes-vous un prisonnier en fuite ?

— Je suis un sujet d’expérience ! Vous m’avez vu à la télé, j’en suis sûr…

— Mais moi aussi je passe à la télé ! Je suis celui qui arrête. Dans le dernier épisode, j’arrête le producteur de la série…

— Frank Luxor ?

— Je vois que vous regardez la télé vous aussi…

— C’est le docteur qui m’y oblige… sinon je n’ai pas de travail. Et vous savez, sans travail, on n’existe plus…

— Mais on peut vivre.

— Oh ! Vivre… je n’en ai plus pour longtemps.

— Et vous sortez de votre travail en retard ! Vous êtes fou ! Je vous arrête. »

Si c’était un intermède comique, autant le jouer jusqu’au bout. Antoine se laissa enchaîner. Le policier l’installa sur le porte-bagage de son vélo et, levant la patte, s’apprêta à se repositionner sur sa selle. Mais l’odeur l’incommoda. Il reposa sa patte.

« Peut-on savoir où vous allez ? demanda-t-il.

— Aux Bains-Douches…

— C’est juste là ! Pourquoi voulez-vous que je vous arrête ? Allez vous mettre propre !

— Mais c’est bien ce que je me tue à expliquer à cet ivrogne de gardien !

— Mon frère n’est pas un ivrogne ! » s’indigna le policier.

Il tordit le guidon et, sans toucher à la sonnette, fit basculer le vélo de telle sorte qu’Antoine se retrouva les quatre fers en l’air dans le caniveau qui sentait encore plus mauvais que lui. Sans se relever, il tenta de minimiser son accusation.

« Je n’ai pas dit que c’est un ivrogne, je regrette !

— Mais vous l’avez dit, ce qui revient au même. Et ne vous excuse pas.

— Peut-être pourriez-vous exercer une influence sur votre frère qui m’ouvrira ainsi la porte afin que je puisse me laver et me changer…

— Je sais trop bien sous quelle influence il se laisse influencer… Le vin n’est pas donné…

— Voici de quoi en acheter.

— Les boutiques sont fermées à cette heure.

— Et bien donnez-lui l’argent !

— Mais ça ne se boit pas, l’argent ! Vous devriez le savoir ! »

Antoine sentit la colère agiter ses pieds. Elle commençait toujours comme ça. Ensuite, elle remontait, s’en prenait à sa bouche qui disait ce qu’il pensait avant même que son cerveau fût atteint. Or, cette fois-ci, la colère ne dépassa pas les genoux. Le policier dut l’aider à se remettre debout. Et à peine sur ses pieds, Antoine ne songea qu’à se jeter à genoux.

« Tout doux, l’ami ! dit le policier qui tenait sa bicyclette par la sonnette. Nous allons arranger ça. Après tout, c’est mon travail. Et je n’en ai pas d’autres.

— Vous croyez que je fais double emploi ! grogna Antoine.

— Ça m’en a tout l’air, jeune homme ! Mais ça se comprend. Nous sommes occupés… Ce n’est pas le moment de nous laisser distraire par nos propres opinions.

— Je n’ai pas d’opinions. Je joue un rôle. Et si j’ai un double, c’est pour me remplacer quand je dors. Mais avant de dormir, je dois me laver et me changer. Or, votre frère…

— …ne se salit jamais les mains, je sais ! Parlons-lui d’autre chose…

— Mais c’est d’ouvrir la porte qu’il doit être question !

— Ce ne serait pas parler d’autre chose. Et alors, je ne garantis rien… »

Parlant de la sorte, le policier enfourcha son vélo. Il avait le sifflet à la bouche lui aussi. Il s’éloigna sans autres commentaires, laissant Antoine devant la porte close des Bains-Douches. Il était bien dix heures. La nuit commençait à s’épaissir. Antoine se jeta sur un banc pour pleurer. Heureusement, la VIIIe Coalition n’avait pas encore investi les lieux. Il en faudrait du temps pour occuper Parigi !

Rêve 11

Antoine s’endormit sur le banc. La nuit était tiède à cause des récents bombardements. Le ciel clignotait, non pas grâce aux étoiles, mais à cause des plateformes de surveillance. Le système s’étonna enfin de ce sommeil agité. Ce n’était pas un sommeil de laboratoire. Il refit deux fois les calculs avant de se convaincre que le sujet venait d’échapper au contrôle de la routine principale. Or, comment cela peut-il arriver ? Il n’y avait qu’une réponse. Le sujet n’avait pas pris sa solution de colocaïne abreuvée au pyraton®. Le système, affolé, manœuvra la caméra globale installée dans la cellule d’Antoine. Celui-ci dormait à poings fermés. Agitant les données, le système reçut un écho de la salle de désintégration. La doublure effectuait les tâches programmées avec une fidélité de bon candidat à la collaboration avec l’ennemi. La double résonnance recevait donc à 100% les incidences annexes du facteur N. Tout semblait fonctionner à merveille. Antoine rêvait et l’autre, jouant de sa connaissance partielle des apparences et de ses intuitions appliquées à la réalité, était entré entièrement dans la peau du joueur organique mis à l’épreuve du nœud. Pourtant, le sommeil d’Antoine était agité. Il fallait réveiller le docteur Soriana, quitte à se faire engueuler pour commencer. Oui, ça commençait toujours comme ça. Et c’était pire depuis que le docteur assumait la direction de la KOK en plus de ses travaux de recherches.

« Comment ça, agité ? marmonna-t-il dans le téléphone. Vous avez des images ?

— On a les données du rêve…

— Ça ne suffit pas pour le qualifier d’agité, nom de Dieu ! Avez-vous inversé le processus de représentation ?

— Vous pensez bien que oui ! On connaît notre boulot.

— Qui ça « on » ? »

« On » avait coupé. La question à ne jamais poser au système. Le docteur sortit de son lit en se reprochant son approche toujours anthropomorphique des phénomènes induits par une utilisation secondaire du système dans une perspective de recherche. Il se brossa longuement les dents. Il était trois heures du matin. Ensuite il avala un café serré à la colocaïne sans émission abusive de pyraton®. Il devait garder l’esprit clair, ne pas se laisser envahir par les apparences et s’accrocher aux signes les plus évidents de la réalité. Après tout, ce n’était qu’un jeu. Rien à voir avec la poésie qui envahissait la cellule adjacente à celle qu’occupait Antoine Claro. Il arriva au laboratoire sous escorte. La VIIIe Coalition ne laissait rien au hasard. L’officier qui l’accompagnait portait un sabre. Il laissait couler sa blonde chevelure sur les pompons de ses épaulettes. Un Français ou un Allemand. Même race. Le Maître et le Larbin de l’Histoire européenne. Le docteur fit un effort rouge pour ne vexer personne. Une douzaine de pioupious suivaient, arme sur l’épaule. Ce fut ainsi que ce cortège atteignit les portes de la KOK qui servaient aussi aux Bains-Douches. Une mesure d’économie qui fit sourire l’officier, un Guermantes peut-être. Qui sait ? songea le docteur en actionnant la sonnette.

« Allons donc, grogna le gardien ensommeillé. Personne n’a jamais idée de frapper à cette porte parce que tout le monde sait qu’elle est fermée pour la nuit. Et c’est comme ça depuis des générations. S’il y a quelqu’un qui peut se permettre d’ignorer cette loi ancestrale, c’est bien moi. Et je ne suis pas le seul à comprendre pourquoi. Même un enfant le sait. Mais ce n’est pas un enfant que je vois là. Et bien entendu, cette personne a besoin de se laver et de se changer. Seulement voilà, je ne suis pas celui qui ouvre la porte à heures fixes. Quand je suis à l’extérieur, elle est ouverte et je peux profiter de cette occasion pour me laver et me changer, quoique le jour, je dorme à poings fermés. Et la nuit, c’est derrière cette porte qu’on me trouve, propre et vêtu de mon uniforme lavé et repassé à l’heure prévue par l’usage commun. Je n’ai donc jamais songé à profiter de l’aubaine pour me baigner, ne serait-ce que par plaisir. J’ai toujours aimé barboter, tout nu avec mes jouets pour seuls compagnons. Que diriez-vous si je me présentais à vous en tenue de nouveau-né ? Me prendriez-vous pour le fou que vous êtes ? Et qui sont ces étrangers qui osent venir ici en armes pour menacer ma noble profession ? »

 

Si vous avez l’impression de revivre un épisode passé de ce récit, c’est que vous avez rêvé avec le personnage aux prises avec ses problèmes d’intégration. Vous êtes un émigré qui n’a pas encore trouvé la clé pour entrer dans le paradis des modes de consommation réglementé par le haut du pavé révolutionnaire. Je vous souhaite bien du plaisir !

 

« Je suis le docteur Zacharias Soriana. Vous ne me reconnaissez pas... Je suis votre employeur. Et voici un échantillon du matériel d’occupation des sols. Je vous conseille d’ouvrir. Ils sont armés. Et ils aiment les médailles.

— Mérite-t-on une médaille pour avoir tué un pauvre gardien de nuit qui fait son travail sans demander si c’est bien ou si c’est mal ?

— Écoutez, mon vieux… ce n’est pas le moment de discuter. Je comprends que vous en ayez gros sur la patate de voir un de vos chefs soumis aux exigences militaires de l’ennemi…

— C’est que vous n’avez pas l’air d’en souffrir. On dirait même que ça ne vous déplaît pas de collaborer. Je ne crains pas d’être fusillé pour avoir pensé ce que je pense.

— Eux non plus ne craignent pas de vous fusiller ! Et si j’étais à leur place…

— Mais vous y êtes, monsieur ! Et je résiste ! »

Disant cela, le gardien agitait la clé, narguant l’officier en tirant une langue violette comme la fleur de Toulouse. Le docteur s’excusa auprès de l’officier qui comprenait que le vin jouait un rôle dans cette interprétation shakespearienne.

« Moi, dit-il en riant, ça ne me fait rien qu’il n’ouvre pas, mais je ne peux pas vous laisser dehors. C’est le couvre-feu. La loi martiale. On peut tirer à vue d’œil. Vous ne voulez pas mourir…

— Moi je veux ! hurla le gardien. Et puis d’abord je suis déjà mort ! Vive Parigi ! »

Il s’écroula, brisant sa dame-jeanne. L’odeur du vin agita les narines soldatesques qui s’étaient rapprochées malgré l’élévation rituelle du sabre de leur officier.

« Il faut pourtant que je rentre ! » s’écria le docteur.

Il eut honte tout à coup en constatant qu’il avait failli se jeter à genoux. Ses mains étaient déjà jointes. Et les mots arrivaient sur sa langue, baignés du sucre de la soumission. L’officier recula.

« Je ne peux rien faire pour vous, dit-il. Le tuer ne servira à rien. Et il est apparemment impossible de traverser cette porte sans passer pour un idiot. Je vous ramène chez vous. Allez !

— Je vous dis que je dois impérativement retourner dans mon laboratoire. On vient de me signaler une anomalie. Et je suis le seul à pouvoir en mesurer l’incidence sur les données de l’Occupation. »

L’officier recula encore.

« Nous n’avons pas encore parlé d’Occupation ! s’écria-t-il. Nous en sommes au stade des négociations. Je ne suis qu’un officier subalterne. Ces questions dépassent mes compétences. Veuillez ne pas évoquer cette possibilité devant moi.

— Occupés ou pas, on est dans la merde ! grogna le docteur qui se sentait libéré du poids qui l’oppressait depuis la défaite. Veuillez joindre votre PC et demander des ordres concernant ma situation particulière.

— C’est déjà fait ! Pour qui me… nous prenez-vous ? Croyez-vous que nous sommes là uniquement pour jouir de notre incontestable victoire sur l’esprit colonialiste qui a pourri vos arts et vos sciences ?

— Nous sommes les maîtres du pyraton®, tout de même ! Ce n’est pas rien.

— Mais à quoi sert-il, votre pyraton® ? À nettoyer de la merde ! Votre merde ! » dit l’officier en recherchant l’approbation de ses hommes.

Ils rirent. Ils ne comprenaient sans doute pas la portée de la critique que leur officier avait littéralement bavée sur la face rougissante du docteur qui se mit en suivant à douter de la manière la moins cartésienne qui fût. Il se reprit :

« Le pyraton® se mélange bien à la colocaïne, professa-t-il. Et nous en sommes très satisfaits.

— Contents d’être des drogués ? répartit l’officier qui montait en grade dans la hiérarchie de la colère amusée. Celui-là n’y croyait pas !

— En effet… » reconnut le docteur.

Le gardien gisait dans une flaque de vin. Le docteur se calma.

« En parlant de colocaïne, demanda-t-il, vous n’en avez pas à me céder ? Je paierai !

— Ni colocaïne ni pyraton® ! Par contre, si vous aviez un peu de vin, il encouragerait mes hommes à défoncer la porte… »

Rêve 12

Le sommeil d’Antoine Claro était tranquille en apparence. Mais la réalité était tout autre. Le rapport de la sonde hypophyse/anus était éloquent à ce sujet. Cette méthode, la plus sûre en ces temps d’Occupation, avait été mise au point par le docteur Zacharias Soriana lui-même. La sonde hypophysaire était constituée de cristaux de colocaïne atomisés par rotation centripète accélérée. La sonde anale contenait une dose non létale de pyraton® et avait exigé une longue expérimentation sur le terrain, mille culs d’étudiants en droit qui avaient manifesté sur la place publique (et donc privée) pour obtenir le statut d’hommes de Lettres qui avait honoré, à une époque fort reculée, leurs illustres prédécesseurs. La présidente du tribunal de l’enfance retrouvée, Erica Maniasse, y avait contracté un évasement dévalorisant sa fonction moucharde naturelle. Le docteur l’avait pénétrée par la voie ordinaire pour avoir l’air d’y trouver du plaisir, sinon les étudiants eussent conçu un autre plan.

Antoine Claro était aux prises avec ce que le commun des mortels appelle un cauchemar, c’est-à-dire un rêve peuplé de fantômes, ce qui ne rassérène jamais personne. On a beau ne pas y croire en état d’éveil, un changement d’état tel que le sommeil, la soûlerie ou l’imbécillité peuvent conduire le sujet à ne croire que cela au détriment des parcelles de réalité qui apparaissent sous la couche qu’on se tient alors. Autrement dit, le sujet est à 99,9% la proie des apparences. Une étude américaine encore en usage démontre qu’au-delà de 98%, le risque de ne pas se réveiller est lui de 100% moins une quantité si infime de probabilité qu’il est inutile de procéder à sa soustraction du total obtenu. La sonde hypophysaire indiquait 97,8%. L’anale en était à 98,3. L’écart, à première vue négligeable, indiquait clairement qu’Antoine Claro avait atteint le point de non-retour.

L’officier, qui achevait la dernière bouteille, proposa ses services. Il savait comment réveiller une sentinelle endormie.

« Je ne voudrais pas vous vexer, dit prudemment le docteur, mais le sujet n’est pas une sentinelle.

— Qu’est-ce qu’il fait alors en dormant ?

— Il rêve. Normalement, la dose de cauchemar ne dépasse pas 22%. Le rêve sort toujours vainqueur du combat qu’il livre à cette part de nous-mêmes que nous appelons diable en attendant d’en savoir plus.

— C’est comme la guerre ! On l’appelle comme ça en attendant de l’appeler autrement. Voulez-vous, Herr Doctor, que je tâte ce fessier avec la pointe de mon sabre ?

— Malheureux ! Vous le réveilleriez !

— Mais n’est-ce point ce que vous voulez, Herr Doctor ?

— Réveiller un dormeur en état de cauchemar avéré, c’est comme réveiller un mort.

— On parlerait de miracle… je comprends.

— La science ne s’appuie pas sur le miracle, dont elle ne nie pas l’utilité en cas d’ignorance crasse. Nous le réveillerons lorsqu’il rêvera.

— Et comment savoir s’il rêve ou s’il cauchemarde ?

— Le hasard, Mein General ! Le hasard ! »

Le docteur demanda alors à ses assistants de retirer la sonde anale. Une fois fait, et devant le trou béant qui ne se refermait que lentement, l’officier fit mine d’y enfoncer son sabre. Le docteur, jouant le jeu, se coucha carrément sur le corps retourné d’Antoine.

« Un sabre, non ! Mettez-y plutôt la queue ! »

C’était une plaisanterie de soldat, mais aucun de ceux qui étaient présents dans la cellule n’apprécia. L’officier lui-même se renfrogna. Le docteur, qui redoutait la confrontation occupant/occupé, sortit son pénis qui était déjà bien bandé. Il en augmenta l’érection par un frottement à la colocaïne. Une fois à l’intérieur, il ne songea qu’à prendre plaisir et fut la cause d’une notable perte de temps. La fin de la nuit approchait. Et on n’avait rien sous la main pour remplacer l’autre au poste de désintégration. Il était impensable de le tenir éveillé 24 heures sur 24. Il fallait réveiller Antoine ou renoncer à cette partie de l’expérience, ce qui rendait les deux autres aussi utiles qu’un étron sur la manche. Cette fois, la plaisanterie provoqua l’hilarité générale.

Une fois qu’on eut bien ri, le docteur redescendit à la cave pour remonter des bouteilles. Il en siffla une en comptant les autres. Deux par personne suffiraient à achever la nuit. Il chargea son mulet et le fouetta jusqu’à l’étage du laboratoire. On se remit au travail. Le cauchemar en cours était tellement épouvantable qu’on renonça à son spectacle. Il dura une bonne heure. Il était cinq heures. Dans une demi-heure, le soleil darderait ses premiers rayons, ceux qui détermineraient la suite de l’expérience. Mais où était ce maudit Joan Strosse ? Et Frank Luxor qui savait si bien le stimuler ?

On passa alors à rien de la limite supérieure d’un rêve. Le système, pris au dépourvu, reprocha à l’équipe, alors formée du docteur, de ses collaborateurs habituels et des soldats de la VIIIe Coalition, de trop boire et de ne pas assez vomir. On amena des crachoirs, mais l’ambiance était toujours à la bonne humeur. Le système se mit en sommeil.

« Finalement, dit le docteur d’un air désespéré, je pense qu’on va avoir recours à votre méthode, Mein General…

— Je vous prête mon sabre !

— Non ! Cela pourrait me rappeler des souvenirs encore brûlants. Car j’ai fait la guerre, savez-vous ? Mais à l’époque, on n’utilisait pas de sabre.

— C’est un sabre d’apparat, mais il pique bien si on sait s’en servir.

— Piquez donc la fesse pour commencer. »

Antoine ne réagit pas. L’autre fesse ne frissonna même pas. Furieux, le docteur s’empara du sabre et le plongea dans l’anus encore ouvert comme une bouche sans langue. La réaction d’Antoine fut d’une violence inouïe. Il tua tout le monde.

 

*

 

En fait, il s’agissait d’un rêve. Antoine voyait les morts éparpillés dans des postures grotesques et sanglantes. La cellule sentait aussi le vin répandu. Que s’était-il passé ? Il portait toujours sa combinaison sale de la veille. Et pourtant, il avait réussi à entrer dans sa cellule. Il avait donc franchi toutes les barrières du système sans déclencher aucune alarme. Un sabre traînait par terre. Il n’avait pas servi. Son acier rutilait sous une lampe de chevet. Par contre, les visages des morts exprimaient une douleur effrayante. L’écran était éteint, mais il s’agissait peut-être d’une technologie noire. Si quelqu’un était de l’autre côté de cette surface grise, il avait assisté au carnage. Comment savoir si le sabre ne portait pas les empreintes du tueur ? se demanda Antoine qui éprouva pendant quelques secondes les effets d’une sueur froide dans son dos. Il consulta sa montre. Il était huit heures pile !

Il arriverait en retard. L’autre rouspèterait, mais quelle importance ? Rien n’était prévu pour sanctionner les retards. Il y aurait peut-être une bagarre. Qui sait ce qui peut passer par la tête de celui qu’on met en retard ? Antoine se promit de lui proposer un simple décalage d’horaire. Il arriverait dans la salle de désintégration à huit heures dix au plus tard. Ce n’était rien, dix minutes. Mais si l’autre couchait dans la même cellule, le champ de bataille le rendrait encore plus vindicatif. Antoine retourna sur ses pas pour régler ce détail.

Le docteur l’attendait sur le seuil. Son tablier était couvert de sang. Il portait autour du cou, à l’endroit où pendait d’habitude son stéthoscope, la sonde hypophyse/anus qui gouttait rouge à ses extrémités. C’était mauvais signe. Le goulot d’une bouteille dépassait d’une poche.

« Je vais être en retard, fit Antoine en retournant encore sur ses pas.

— Hep, l’ami ! J’ai deux mots à vous dire. »

Antoine s’arrêta. Il ne se retourna pas. Le docteur s’approchait. Il avait chaussé des sabots aseptisés par simple pression de la semelle sur le plancher prévu à cet effet.

« Antoine… commença-t-il.

— Je suis l’autre, dit Antoine. Je reviens du boulot…

— Et vous y retournez, si j’en juge par la direction que vous prenez. »

Antoine consentit à regarder le docteur dans les yeux.

« Ce sang ! Cette merde ! dit celui-ci. Voilà où nous en sommes. Avant l’Occupation, on travaillait dans le bonheur. La VIIIe Coalition est en train de détruire notre civilisation. Que s’est-il passé cette nuit, Antoine ? Vous pouvez tout me dire… Résistance ? »

Antoine rougit. Il fit non de la tête, baissant les yeux.

« Vous avez de la chance d’avoir été accepté par un réseau, dit le docteur. Moi, on m’évite. Et pourtant, je ne collabore pas. Vous le savez, hein, Antoine, que je ne suis pas un salaud ? J’ai une de ces peurs d’être assassiné alors que je n’ai rien fait pour le mériter ! »

Il s’accrochait aux extrémités de la sonde et conséquemment, sa tête penchait en avant.

« Avez-vous déjà assassiné quelqu’un, Antoine ?

— Nous ne sommes pas des assassins ! Nous exécutons les traîtres.

— Est-ce que, par erreur, je suis sur la liste… ?

— Je ne connais pas cette liste. Interrogez le système puisque vous êtes le patron…

— Je ne fais plus partie du système, Antoine.

— Est-il tombé entre les mains de l’ennemi ? Qu’en est-il de mon travail ? Nous sommes deux à en vivre. Moi et…

— Je sais ! Je sais ! Le côté hypophysaire et le côté anal. Vous pensez ! Je suis l’inventeur de cette procédure.

— Et quel côté je suis ?

— L’un ou l’autre, Antoine. Je serais bien savant si je le savais ! Mais la question que je me pose, c’est comment vous avez fait pour vous rencontrer ? C’est matériellement impossible ! Et vous l’avez fait.

— J’ai attendu… J’ai simplement attendu. Et maintenant, je suis en retard. Il va encore jouer sans moi.

— Et je n’y peux rien, Antoine. Allons boire un verre ! »

Antoine recula pour s’en aller. Il avait hâte de revenir sur ses pas pour revoir l’autre qui le sermonnerait. Il s’ensuivrait peut-être une bagarre.

« Il faut que j’y aille, docteur ! C’est plus fort que moi !

— Pas avant d’avoir bu un verre, Antoine.

— Vous voulez me droguer !

— Vous n’avez plus confiance en moi ? Je possède le chai le plus noble de Parigi.

— J’aime votre fils. »

Antoine suivit alors le docteur, se demandant si celui-ci avait entendu sa dernière réplique. Cet aveu était un mobile pour le docteur. Que se passerait-il dans la cave ? Une sentinelle vérifia les badges et les laissa entrer dans l’ascenseur descendant, encore une de ces appellations qu’on ne relevait plus pour s’amuser des incohérences du système. La descente se fit en souplesse. Et en silence, car le docteur, toujours affublé de la sonde, s’était posté devant la porte, le nez au ras de la paroi qui défilait. Enfin, l’ascenseur annonça qu’on touchait le fond. Il fallait avoir une bonne raison de sortir. Le docteur poussa la porte et engagea Antoine à le suivre. Une foule d’arômes se mélangeaient. Antoine se laissa aller à en deviner la nature. De chaque côté du couloir, des portes blindées resserraient leurs systèmes au passage des deux hommes. La dernière s’ouvrit sur la cave du docteur.

Rêve 13

Il était neuf heures passées. Antoine patientait depuis une heure. Il avait désintégré de la merde pendant les douze heures réglementaires alors que l’autre dormait ou se livrait à ses divertissements préférés. Quelque chose lui était arrivé pour l’empêcher de prendre la relève à l’heure. Mais dans le poste de désintégration, rien n’était prévu pour communiquer avec la direction. On était ici dans un décor de cinéma, pas dans la véritable salle de désintégration que Grosky dirigeait d’une main de maître. Avec lui, six pilotes se relayaient au quart. Et six autres étaient prêts à intervenir en cas d’avarie, ce qui n’était jamais arrivé, du moins à la connaissance d’Antoine. Il y avait une sacrée différence entre la réalité du travail et les apparences de la télé. Apparences ou appelez ça comme vous voulez. Ce ne sont pas les synonymes qui manquent, dont fiction et onirisme, simulation, faux semblant, et j’en passe. Ici, deux comédiens se relayaient aux commandes, assumant douze heures de présence d’affilée. On était filmé en permanence, avec un décalage de dix minutes sur le montage définitif. Le comédien en phase de repos pouvait visionner les rushes sur son écran et même participer à la projection en jouant lui aussi avec le hasard. Des conneries pour les gosses. Mais qu’est-ce qu’on était ? Qu’est-ce qu’un mec qui est payé pour bosser comme on lui demande ? Voilà ce que pensait Antoine qui consultait sa montre toutes les trois minutes depuis que l’autre était en retard. Et pour corser l’attente, la merde qui arrivait maintenant était une merde de jour. Je vous laisse imaginer l’abondance. La nuit, les hommes se retiennent. Et c’était cette merde rare qu’Antoine avait pris l’habitude de désintégrer au flash. On lui avait vaguement parlé d’une inversion des rôles, mais sans préciser le mode de calcul. À la télévision, c’était comme à la sécurité sociale : on ne te disait rien et si jamais tu te plaignais, on te rétorquait acidement que nul n’est censé ignorer la loi.

Si c’était ce qui était en train de se passer, onze heures s’écouleraient avant de retrouver le petit nid douillet de la cellule d’expérimentation. Les douze heures qui suivaient étaient de tout repos. On n’était pas réveillé. Et on rêvait. Le seul risque, c’était de cauchemarder par erreur. Le docteur Soriana prévenait le sujet avant de le plonger dans le sommeil. Antoine n’avait jamais tremblé en sentant son corps se liquéfier littéralement dans cette espèce de fusion hypophysaire anale qu’est le sommeil. Si le docteur se trompait de sens, vous fourrant dans le cul la sonde prévue pour l’hypophyse et dans celle-ci la sonde anale, alors le processus s’inversait. Mais rien ne disait que cette erreur provoquait des cauchemars. Il y avait même d’anciens sujets à qui c’était arrivé qui témoignaient qu’ils n’avaient jamais cauchemardé, que le cauchemar était un truc que le docteur vous mettait dans la tête pour une raison qu’il était le seul à connaître et que de toute façon on n’était pas payé pour ça. Antoine avait reçu le message entre le doute et la certitude, comme d’habitude. Il n’arrivait jamais à se fixer sur l’écran. Et les vecteurs prenaient alors l’allure de cauchemars. Le docteur prétendait que c’était autre chose, mais il ne disait pas quoi. Fallait-il pour autant s’inquiéter pour le futur d’une carrière qui commençait au sommet des prétentions à la reconnaissance ?

En tout cas, cette inversion réclamait toute l’attention. Pas question de se laisser distraire par autre chose que la merde. Le désintégrateur était factice, mais la merde avait l’air tellement réel que le comédien y croyait. On expliquait comme ça son talent. Et celui d’Antoine était particulièrement apprécié du public, malgré l’Occupation et les premiers signes de lassitude de l’occupant qui commençait à tirer dans tous les coins où l’esprit de résistance prenait forme. Antoine n’avait pas l’intention de résister. Contre quoi aurait-il résisté ? Il ne connaissait pas le monde extérieur. Et il n’en savait pas grand-chose, à part ce que lui donnaient à penser quelques vieux souvenirs d’enfance. D’ailleurs, cette guerre perdue, cette occupation assumée, ces résistances extérieures et intérieures, tout ça n’était peut-être que fiction ou quelque chose qui devait autant à la fiction qu’à la réalité. Dans ce monde où il lui était permis de dormir douze heures d’affilée en échange de douze autres heures d’un travail sans surprise, il avait trouvé une place à la fois confortable et sûre. Et le succès était la cerise sur le gâteau. Dire que cette merde était constituée de résine polymère et de colorants chimiques ! C’était du moins ce qu’il pensait depuis les premiers jours.

Et le jour de l’inversion des tâches, voilà monsieur Gu qui se ramène avec son catalogue, mais sans Grosky. Et justement il demande à travers le hublot cassé si Antoine n’a pas vu Grosky traîner dans le coin.

« Non, fit Antoine vibrant sur son siège.

— Dites donc, fit Gu, il est cassé, ce hublot.

— C’est un officier allemand qui l’a fait, monsieur Gu !

— Je croyais que les Boches préféraient le sucre fermenté…

— Antoine l’a énervé et voilà le résultat…

— Vous n’êtes pas Antoine ?

— Attendez ! Je vais vous expliquer ! »

Mais monsieur Gu était déjà loin. On entendit longtemps le claquement des fers de semelle sur le dallage du couloir de la mort. Un tas de merde monstrueux se présenta dans l’embouchure de la machine. Antoine eut l’impression qu’il lui posait une question, genre phénix. Il perdit trois secondes précieuses. La merde commença à s’écouler en dehors de la rigole. Antoine donna un coup de poing tellement violent sur la console qu’il en brisa la manette. La merde en profita pour investir le périmètre de sécurité. Ça allait trop vite d’un coup. Passer de la merde nocturne à la merde diurne sans transition relevait d’une inconscience inacceptable de la part d’un système qui avait connu mieux avant l’Occupation.

Il était en train de lutter contre l’adversité quand une tête humaine apparut dans le magma excrémentiel (c’était le terme employé par Joan Strosse). La tête était agitée de grimaces impossibles à concrétiser en dehors de ce contexte. En y réfléchissant bien, Antoine conclut qu’il devait y avoir un corps sous cette tête. Merde ! fit-il. C’était monsieur Gu qui revenait. Et sans Grosky. Antoine sortit sa tête par le hublot.

« Vous avez trouvé Grosky ?

— Et où je l’aurais trouvé si je me suis gouré de chemin ? Actionnez le bras des urgences qui se trouve à votre gauche. Ça ressemble à un levier d’Archimède avec écrit dessus Archimède. Vous savez lire ?

— J’en ai un que c’est rien écrit dessus…

— Il est inversé ! Regardez dessous ! »

Mais il n’y avait rien d’écrit dessous. Antoine ressortit sa tête, grignotant le sucre qui restait.

« Monsieur Gu !

— Ouais !

— Êtes-vous conscient d’être ici dans un décor conçu pour créer l’illusion ?

— Parce que ce que je suis en train de renifler, c’est du flan peut-être !

— Je vous parle pas de l’odeur ! Ce désintégrateur ne désintègre rien. C’est pour la télé.

— Êtes-vous Antoine Claro ?

— Ouais !

— Alors cette merde est de la merde humaine. Je m’y connais, même si je n’ai pas la preuve que vous êtes Antoine Claro.

— C’est-à-dire qu’on est deux.

— Allez expliquer ça à Grosky ! Il ne comprendra rien et il aura raison. Actionnez ce maudit bras où c’est écrit dessus Archimède… ou quelque chose qui ressemble à Archimède…

— Art chie merde ? »

C’était écrit en plein dessus. Et gravé à la pointe du couteau. Antoine actionna. Le bras sortit de la machine et s’étendit jusqu’à la tête grimaçante de monsieur Gu. Une pince délicatement usinée se resserra sur ses tempes. La douleur lui arracha un cri qui fit trembler les réseaux. L’officier allemand réapparut, le sabre à la main, mais sans ses hommes.

« Monsieur Claro, dit-il d’une voix sentencieuse, que fait monsieur Gu dans la merde ?

— Il vous l’expliquera lui-même…

— Pourquoi l’enfoncez-vous ? Pour l’empêcher de parler ?

— Tous les processus sont passés au mode inversion, Mein General ! Je vous jure que ce n’est pas facile de s’y faire !

— Ne vous moquez pas de moi, monsieur Claro ! Mon sabre n’est pas inversé. Et je vais m’en servir comme d’habitude.

— Méfiez-vous quand même qu’il ne soit pas inversé ! »

Il l’était. L’officier se traversa le ventre de part en part. Ça l’étonnait, mais il n’y avait pas de quoi. Depuis ce matin, tout allait à l’envers. Qui eût imaginé que monsieur Gu se serait jeté dans la merde ?

« J’agonise, se plaignit l’officier en touchant le sol de toute sa longueur.

— Inversion ! Inversion ! » cria Antoine qui inversait tout ce qui pouvait l’être.

Le bras tint ses promesses. Il n’avait pas l’air artistique, mais il se mit à chier de la merde sur monsieur Gu qui disparut totalement dans la résine polymère odorante et colorée. Antoine inversa la commande. Le bras se replia. L’officier était mort. Il était midi.

Rêve 14

Le docteur Zacharias Soriana remonta de sa cave à vin sans Antoine. Si la question lui était posée, il raconterait qu’il ne l’avait pas tué, mais que le sujet avait exprimé son désir de vider une ou deux bouteilles de plus.

« Voyons, dit-il tout haut pour essayer sa voix, pensez-vous que je puisse tuer un de mes sujets. Allons ! Allons ! Je serais fou ! Et puis vous oubliez que je suis le directeur par intérim et que mes droits sont immenses. Par exemple, si j’ai tué Antoine Claro, ça ne vous regarde pas. Au travail, feignant ! »

Ça sonnait bien. Et dans le miroir de l’ascenseur, on aurait dit un plan de série. Le docteur répéta la scène trois fois avant d’appuyer sur le bon bouton. Il pénétra dans la cellule d’Antoine Claro. Le système avait pris l’initiative de nettoyer les lieux. On revenait à la case départ. La question était maintenant de savoir comment faire travailler Antoine Claro 24 heures sur 24. Ça ne s’était jamais fait, sauf pendant quelques jours dans les camps d’extermination. Mais on ne parlait plus d’exterminer. Il était beaucoup plus facile et par conséquent moins coûteux d’imposer le silence. Une simple déflagration de nitroglycérine au niveau du langage suffisait en général à provoquer l’aphasie. Placez deux aphasiques l’un en face de l’autre, ils ne se comprennent pas. Remplacez un des deux aphasiques par une personne pratiquant n’importe quelle langue, il ne comprend pas l’aphasique qui, lui, comprend ce qu’on lui dit s’il est pays. Cette simple allégorie illustre toute la condition humaine, car les deux aphasiques peuvent être remplacés par deux personnes non pays. Et on peut inverser le deuxième cas de figure sans prendre le risque de se tromper. Bref, faire travailler un homme vingt-quatre heures sur 24 le condamnait à ne plus rêver. Il désintégrait de la merde et ne faisait que ça. Car, si on l’employait uniquement à rêver, il ne travaillait plus. Et si on partageait son temps équitablement en travail et en rêve, il en manquait un. Forcément, il était mort, le crâne ouvert par une brique servant à enfoncer les bouchons dans les barriques.

Le docteur s’assit sur la couchette. Pourquoi avait-il tué Antoine Claro ? Pourquoi condamner ainsi une expérience qui avait réclamé des années de préparation ? Parce que c’était un résistant ? Ou qu’il fallait le considérer comme un terroriste ? En général, un collaborateur qui tue un résistant ne s’en vante pas. Et inversement. On en parle après l’Occupation. Et encore. Les langues ne se délient pas aussi facilement. Mais on n’en était pas là. Pas encore.

Le docteur décida de traverser le couloir de la mort. Il était truffé de caméras. Ces images constituaient 80% de la version complète. Traverser ce couloir, c’était se retrouver instantanément sur tous les réseaux. Et alors les questions s’empileraient sur les consoles du standard. C’était de cette manière que la fiction pouvait prendre n’importe quelle direction, même la plus improbable. Comment expliquer aux clients que le directeur intérimaire de la KOK se trouvait dans la nécessité de traverser ce couloir ? Joan Strosse eût trouvé une réponse crédible, mais on faisait comment sans lui ? Et Frank Luxor était introuvable, lui qui savait mieux que tout le monde faire passer des vessies pour des lanternes. Le docteur secoua la tête pour tenter d’en évacuer les molécules étrangères, dont celles de l’alcool qui présentaient encore des côtés engageants. Il eut même quelques visions joyeuses. Pour pallier l’inconvénient de ne pas pouvoir trinquer, il s’injecta deux doses de colocaïne. La réserve de pyraton® était épuisée, encore une mauvaise nouvelle à annoncer aux gens. En l’absence de Frank, il faudrait bien trouver quelque chose à leur dire. Et n’importe quelle couleuvre ne ferait pas l’affaire.

« Mathis ? Tu es là ? »

L’écran grésilla. Le visage poupon de Mathis apparut. Sa joue gauche portait les traces d’une main. Il n’était pas difficile de reconnaître l’anneau de l’annulaire. Cette diablesse de Clarisse le portait encore. Elle n’avait plus d’aventure et sans doute un projet en tête.

« Je suis là, dit enfin Mathis.

— Je vais me promener, dit le docteur d’une voix de gamine tortillant ses fesses pour avoir un sucre d’orge. Tu ne veux pas venir avec moi ?

— Ça dépend où tu vas…

— Tu n’as qu’à lui dire que je t’amène au musée du passé…

— Et on ira où en réalité ?

— Dans le couloir de la mort.

— Chouette ! »

Une seconde plus tard, Mathis était dans le laboratoire, ayant usé du circuit pneumatique dont un terminal était encore en fonction dans l’appartement de Clarisse. Le docteur embrassa les deux joues. Mathis trépignait. Il s’immobilisa soudain.

« Il est où, Antoine ? Je croyais que c’était l’heure du rêve…

— Ah dis donc ! s’écria le docteur. Tu suis la série à la trace !

— Je suis son chien, Papa ! Où est Antoine ?

— Aux toilettes.

— Mais je croyais que la sonde anale…

— Il avait envie de faire pipi.

— Mais alors, à quoi sert la sonde hypophysaire ? »

Ce sacré Strosse savait comment les embobiner. Le docteur préparait les seringues.

« Comme tu sais, dit-il, Joan Strosse est passé dans l’autre camp.

— On dit que toi aussi…

— Les mauvaises langues… Enfin… Strosse a changé quelques détails dans le scénario. C’est logique. On est occupé maintenant.

— En quoi c’est-il logique ?

— Ben… si la sonde hypophysaire ne sert plus à faire pipi… il faut bien que le sujet se lève dans la nuit, interrompant ainsi son rêve.

— Tu veux dire qu’Antoine est un résistant… ? »

Le petit Mathis avait compris. Ces gosses surdoués représentent le vrai danger des temps d’occupation. Ce sont des sortes de médiums dont il convient de se méfier quand on a changé de camp. Clarisse n’attendait qu’une bonne occasion pour rompre vraiment avec le docteur. Dans sa tête, elle n’avait pas encore totalement divorcé. Le docteur rangea les seringues dans sa mallette.

« On va piquer qui ? demanda Mathis d’un air innocent.

— C’est pour nous, au cas où on se fasse mordre.

— Il y en a combien ?

— Je ne veux pas t’effrayer, mais j’ai prévu six seringues…

— Trois morsures chacun ! Ça va faire mal !

— Et deux fois plus mal si tu es le seul à être mordu ! »

L’enfant éclata de rire en pensant que l’inverse était aussi possible. Cependant, la question qui le turlupinait, c’était de savoir si on partait avant le retour d’Antoine ou après.

« Ce sera forcément avant, dit le docteur qui se mordit aussitôt la langue.

— Et si c’était après ? fit Mathis comme s’il avait prévu la réponse de son père.

— On ne sait jamais avec Antoine. Tu sais bien qu’on ne sait jamais avec lui. Tu n’as pas raté un seul épisode. Ni un seul bonus. Tu en sais sans doute plus que moi. Partons ! »

L’enfant marcha devant son père. Si un condamné à mort surgissait, il serait le premier mordu. Le premier à avoir mal. Il n’avait jamais été mordu. Même sa mère ne le mordait pas. Et il n’avait jamais rêvé qu’on le mordait. Il ignorait tout de la morsure, à part ce qu’en suggéraient les fictions de la télé. Mais son père n’avait pas l’air de s’en soucier. Avait-il inventé ces condamnés à mort qui mordaient tous ceux qui se croyaient autorisés à emprunter le couloir de la mort pour aller plus vite d’un point à un autre ? Pourquoi son père était-il si pressé ? Antoine connaissait-il la réponse à cette question ? Et s’il ne la connaissait pas, était-il encore de ce monde ? On avait beaucoup commenté l’attitude ambiguë du docteur pendant les négociations d’armistice. L’écran avait même révélé des zones d’ombres. Et certains personnages soupçonnaient le docteur de ne penser qu’à ses propres intérêts. Le petit comédien qui incarnait le personnage de Mathis jouait parfaitement le fils en proie au doute. Un faux rêve montrait presque clairement le docteur en train de tuer quelqu’un en lui plantant un couteau dans le dos. Ce n’était qu’une allégorie, certes. Ou seulement l’expression d’une peur. Ou la (pré)vision d’un combat, le poignard traversant le cœur du fils qui voit la pointe de la lame sortir de sa poitrine. C’était pire que d’être mordu par un condamné enragé.

Cependant, on arriva dans la salle de désintégration sans avoir rencontré un seul condamné à mort. On nageait dans une fiction sans relief. L’absence de Joan Strosse se faisait sentir. Le scénariste aurait prévu au moins trois morsures. À cinq minutes la morsure, il pouvait ainsi compter sur un quart d’heure de bon cinéma. Le docteur ne savait rien de ce genre de spectacle. Il avait très bien joué son rôle lors des négociations avec l’ennemi parce que c’était la réalité, mais sitôt que la fiction reprenait ses droits, il était perdu, comme un enfant qui ne sait pas qu’il est un enfant. Et bien sûr, Antoine était aux commandes du désintégrateur de merde alors qu’il était censé vider sa vessie entre deux rêves. Mathis eut presque honte d’avoir un nul en fiction comme père. Antoine lui tendit une poche remplie de sucre en morceaux.

« C’est tout ce qui reste du hublot ! » dit-il en riant.

Il était de bonne humeur, mais n’arrêtait pas de parler de ses ennuis. Plus loin, plongé jusqu’au cou dans la merde factice, monsieur Gu donnait des indications techniques sur la manœuvre d’Archimède, le bras sauveteur qui figurait aussi dans son catalogue.

« Vous vous amusez bien, constata le docteur.

— On n’a rien d’autre à faire, se plaignit Antoine. Mais quand on a à choisir entre rien et mal, on collabore, n’est-ce pas docteur ? Tu en penses quoi, joli Mathis ?

— Il n’est pas joli ! fit le docteur. Les filles sont quelquefois jolies, mais les garçons, s’ils ne sont pas bêtes, sont intelligents, courageux, costauds, uniques…

— Je n’ai pas dit ce que je pense ! » rouspéta Mathis.

Il croisa ses petits bras osseux, se campant solidement sur des jambes maigrelettes.

« Est-ce que c’est mal de résister ? » dit-il.

Le docteur sursauta.

« Bien sûr que c’est mal ! gronda-t-il. Comment veux-tu que ce soit bien de ne pas accepter la défaite ? Il faut accepter son destin. Voilà ce que je pense. »

Antoine avait réintégré son poste. La pince sophistiquée d’Archimède causait encore de grandes douleurs au crâne chauve de monsieur Gu. C’était la seule chose intéressante de cette espèce de spectacle, car le docteur grommelait dans l’ombre comme s’il parlait à quelqu’un et Antoine recommençait la même erreur sans même la corriger d’un millimètre. La tête de monsieur Gu, elle, changeait constamment de forme et de couleur. Et ses cris connaissaient une diversité infinie. Sans cette odeur pestilentielle, la scène promettait de devenir culte. Mathis se pinçait trop le nez pour avoir envie de voter. Et le robot interne répétait sans se lasser :

« Choisissez une réponse. Vous avez dix secondes. »

Et ainsi pendant une bonne heure. Mathis se lassa. Il voulait revenir dans le couloir de la mort, avec ou sans seringue. Peut-être que son papa serait un jour condamné à mort. On racontait des tas d’histoires de ce genre en marge des séries. Les collaborateurs qui s’en sortaient avaient toujours de quoi faire chanter la justice. Les autres étaient pendus aux balcons de la ville. Mais on pendait aussi les résistants. Antoine n’avait pas l’air de s’en soucier. Et il n’avait plus envie de pisser. Ça dépendait de quel côté il se trouvait. Ici, dans la salle de désintégration, il désintégrait, n’ayant rien d’autre à faire. C’est toujours ce qu’on fait quand on ne sait pas choisir entre les apparences et la réalité. Et de l’autre côté, il rêvait pour rêver, pour ne plus désintégrer et mesurer à quel point son existence était celle d’un minable qui a raté sa vocation de poète. William Faulkner ne prétendait rien d’autre.

Rêve 15

Il faut savoir que l’Occupation de la région parigienne par les huitièmes coalisés a suivi le même chemin que l’occupation du Sud par la France. Parigi deviendra tôt ou tard une métropole de l’Empire coalisé. Et de la même manière qu’on ne voit pas actuellement comment Toulouse ou Montpellier pourraient devenir des villes étrangères, il était alors improbable de changer le destin de Parigi pour lui rendre ses coqs et ses folies bergères. Cette distorsion temporelle (réfléchissez) explique que Clarisse de la Florette et tous les autres résistants de quelque bord qu’ils fussent, ne furent jamais récompensés pour avoir risqué et souvent perdu leur peau.

Dès les premiers jours de l’Occupation, tandis que son ex-époux le docteur Zacharias Soriana participait en tant que vaincu aux négociations d’armistice et de paix, Clarisse se servit de ses connaissances en toxicologie pour mettre fin aux rêves colonisateurs d’une bonne dizaine d’occupants. Elle les cueillait la nuit en pleine floraison et les rendait au matin à la poussière des trottoirs sans avoir versé une seule goutte de sang. Plus tard, lorsqu’elle fut incorporée à un réseau, elle comprit que le crime parfait, s’il est un art en temps de paix, est une erreur stratégique en temps d’Occupation, car ses victimes ne furent jamais soupçonnées d’avoir été exécutées. La propagande passait par le spectacle et par le sang. Même sans le son, un documentaire qui montre une explosion, des cadavres déchiquetés, des femmes hurlant de douleur et des enfants mutilés et horrifiés, conserve toute la fraîcheur de son message, alors que le cadavre d’un occupant tranquillement couché sur le trottoir n’est jamais assez frais pour inspirer à l’occupé autre chose qu’un pâle et secret sentiment de revanche. Ce n’est pas comme cela qu’on résiste. Au bout d’une dizaine de cadavres, Clarisse comprit le sens de la Résistance.

On ne lui avait pas donné le choix. Entre le renseignement, la messagerie, les embuscades et les attentats, il était pourtant limité. Comme elle avait déjà tué, on la forma pour le faire de manière à ne pas décevoir le spectateur occupé et à enrichir la connaissance de la douleur de l’occupant très occupé lui aussi. Mais, bien sûr, il ne s’agissait plus de meurtres parfaits. Elle ne les signait pas de son nom, mais elle savait ce qui pouvait lui arriver si un seul membre du réseau était capturé par l’occupant et livré à la justice de l’occupé, la magistrature, comme l’armée, restant fidèle à ses principes de collaboration quel que soit le temps qu’il fait.

Dans la vie civile, très rangée et confortable, Clarisse jouissait de sa fortune et nourrissait son fils Mathis à la hauteur de la pension que lui versait le docteur Soriana. Mais ses activités clandestines l’avaient rendue amère et partant, violente envers Mathis. Il ne recevait pas de punition sans un traitement physique. Et la privation ne constituait pas, aux yeux de cette héroïne, ce genre de modalité. Elle frappait pour provoquer une douleur. Seul le cri et les yeux tempéraient la leçon. Constamment couvert d’ecchymoses et de croûtes, Mathis s’appliquait à les dissimuler, particulièrement aux yeux de son père qui en avait la garde un week-end sur deux. À l’école, où il s’empêchait d’étudier, Mathis subissait stoïquement les cruautés de ses compagnons, qu’ils fussent eux-mêmes fils de collabos ou de terroristes. Et Clarisse devenait de plus en plus difficile à raisonner. Il renonça vite à se faire pardonner. Il devint l’ennemi de sa mère.

Or, comment combattre contre sa mère, si ce n’était en apportant tout son soutien aux activités de son père ? Il ne l’admirait pas, loin de là. Mathis eût choisi de résister et s’il avait su ce qui rendait sa mère si irritable, il n’aurait pas hésité à la suivre. Il devint donc un collaborateur zélé. Il lisait la Presse officielle, applaudissait les décisions de la justice d’exception, rêvait de participer aux pelotons d’exécution et s’imprégnait de littérature collaborationniste. En récompense de cet amour filial inattendu, le docteur lui permettait quelquefois de l’accompagner dans le couloir de la mort qu’il empruntait pour aller plus vite d’un point à un autre, ou plus exactement de la KOK, où il travaillait quinze heures par jour, à n’importe quel endroit de Parigi et de la banlieue. Les résistants capturés, par l’occupant ou par les forces de police parigienne, étaient enfermés dans ce réseau souterrain qui n’avait plus d’utilité. Les anciennes mines, trop humides au goût du personnel pénitencier, faisaient office de catacombes. Ce monde souterrain ne recevait d’autres visites que celles qui étaient autorisées. Le docteur, directeur intérimaire de la KOK, avait un osvesse (laissez-passer en kinotron, la langue commune des coalisés) lui permettant de circuler dans pratiquement tout le réseau. Mathis pouvait même y faire du vélo. Il y menait donc joyeuse vie.

Pourtant, malgré une fréquentation qu’on pourrait qualifier d’assidue, il n’avait jamais vu de condamnés à mort. On ne les entendait même pas. Le docteur, prévoyant, n’oubliait jamais de mettre dans sa mallette une bonne demi-douzaine de seringues auto-injectables en cas de morsure, car les condamnés étaient des chiens. C’était ainsi qu’on appelait les hommes et les femmes qui ne respectaient pas la signature que le chef de l’État avait apposée au bas du traité soumettant toute la population sans exception au régime de la Collaboration. Celui ou celle qui s’aventurait hors de ces limites prenait le risque de tomber sous le coup de la justice nationale, car la loi est la même pour tous. Mathis, qui regrettait d’avoir à collaborer pour des raisons strictement familiales, n’avait pas tellement envie de voir un de ces malheureux hors-la-loi. Comment les regarder dans les yeux sans se faire mordre ? Et une fois mordu, comment s’en plaindre autrement que comme peut le faire un enfant qui a mal ?

C’était là une situation difficilement supportable. Il devenait, à l’instar de sa mère, sombre et irritable. Son père, trop occupé par sa fonction, ne s’intéressait pas à ses changements de surface. Il envoyait son fils en éclaireur avant de s’engager lui-même dans le couloir. C’était sans doute par lâcheté. De quoi pouvait-il s’agir sinon ? Mathis marchait dans le couloir, ou pédalait si le sol le permettait, et attendait que son père le sifflât. Ensuite, il marchait toujours devant, mais son père le suivait d’assez près pour intervenir en cas de morsure. Il eût été plus simple d’enfiler une combinaison antimorsure, mais le docteur adorait jouer avec les substances, particulièrement les injectables qui donnaient aux seringues de beaux reflets métalliques. Ces arcs-en-ciel analgésiques et curatifs fascinaient aussi le petit Mathis. Hélas, les condamnés ne se montraient pas. S’il arrivait qu’on entendît un aboiement, c’était celui d’un chien de garde et il se terminait par le grognement qui accompagne en général les morsures les plus sanglantes. Qui avait été mordu ? Aucun cri humain n’expliquait ces aboiements. L’ombre conservait son mystère.

Un soir, sa mère rentra en sang. Elle avait perdu tous ses cheveux et sa robe était déchirée. Sa main gauche serrait son poignet droit au bout duquel le sang bouillonnait. Mais comment avait-elle perdu cette main si précieuse ? Mathis sourit en la voyant grimacer. Elle courut dans la salle de bain et y resta une bonne heure. Elle en sortit encore plus pâle. Le bout de son bras droit, qu’on ne pouvait plus appeler poignet (pourquoi ?), était entouré d’une bande Velpeau. Le sang gouttait encore. Elle l’épongeait sur son bras avec une serviette. Elle ne s’était pas recoiffée, mais elle avait changé de robe. D’un coup de menton, elle lui ordonna d’aller dans la cuisine, sans doute pour manger. Elle le suivit. Il s’assit devant la table, à la place qui était habituellement la sienne. Elle resta debout, les fesses sur le bord de l’évier, tenant son poignet mutilé dans la serviette. Elle n’était plus énervée. Au contraire, sans toutefois sourire, elle avait l’air plutôt doux, ou vaguement adouci, car les traces de la colère s’agitaient encore sur son menton. Il n’avait pas mis la table.

« Tu coucheras chez ton père ce soir, dit-elle avec beaucoup de douleur dans la voix.

— Je vais lui téléphoner ! s’écria-t-il tout joyeux.

— C’est déjà fait… il sera là dans une heure. Tu attendras. »

Bien sûr qu’il attendrait ! Lui était-il déjà arrivé de ne pas attendre ? Sur quoi avait-elle frappé pour se mettre la main dans cet état ? L’avait-elle vraiment perdue ? Pourquoi ne revenait-elle pas de l’hôpital ? On y fait de bien plus beaux pansements. Et des piqûres contre la douleur. Elle semblait souffrir à mort. Comment perd-on sa main si on ne s’en sert que pour faire mal ?

« Je sors, dit-elle. Mange en attendant ton père. Le frigo… »

Elle débita alors toutes sortes de recommandations, beaucoup plus que d’habitude. Elle faiblissait au fur et à mesure. Ses fesses glissaient sur le bord de l’évier qui finit par se trouver au-dessus, là où sa courbe la rendait si belle que Mathis regrettait qu’elle fût si méchante, si injuste. Son père évoquait quelquefois cette courbe, les épaules, la gorge, mais alors il était saoul et finissait par ne plus rien dire, oubliant l’heure, les habitudes, les devoirs.

« Où vas-tu ? demanda-t-il sans conviction. À l’hôpital ?

— Mange, fais ta valise des vacances et attend sagement ton père. »

La valise des vacances ? On n’était pas en vacances. Les vacances pouvaient durer deux semaines. Et l’école ? L’appartement du docteur était loin de l’école. Il ne posa pas ces questions à sa mère. Il se contenta de la regarder comme s’il n’allait plus la revoir. Elle semblait pleurer, mais sans larmes. Était-ce possible ?

« Comment t’as fait ? dit-il prudemment.

— C’est à cause de l’escalator… tu sais… au Grand Bazar Capitaliste ? Celui qui te fait peur…

— Je n’ai jamais eu peur ! Qu’as-tu acheté ?

— Je n’ai pas eu le temps ! Maintenant ferme ta gueule et mange ! »

Et voilà… Elle redevenait elle-même. Qu’est-ce qu’il fallait lui faire pour qu’elle changeât ? Elle sortit de la cuisine pour retourner dans la salle de bain. Le robinet siffla. Puis le trou rota. Il entendit une fenêtre s’ouvrir. Un silence interminable suivit. Il n’osait pas quitter sa chaise. Sur le cadran, l’aiguille des minutes fit tellement de tours qu’il en perdit le compte. Il avait oublié de regarder les autres. Ainsi, il avait l’impression d’être plongé dans un vide de tout. Cela devenait noir ou blanc et se terminait en général par un violent mal de tête. Elle reviendrait à temps pour le lui reprocher et l’obliger à avaler une pilule qui resterait collée au fond de la gorge. Combien de temps survit-on dans ces conditions ? Plus que l’enfance ? Jusqu’à très vieux ? Ou pas assez vieux pour être considéré comme un homme heureux… Son père le secoua juste au moment où ça redevenait intéressant.

« Que t’a-t-elle donné ? grognait-il. Elle veut tout soigner par le sommeil ! Et voilà où elle en est maintenant ! Pauvre gosse, va ! »

Les doigts du docteur fouillaient dans la gorge de l’enfant. La pilule glissait sous la pulpe. L’enfant la sentait. Elle ne se dissolvait que très lentement. Forcément, disait le docteur, elle est conçue pour ça. Et son ongle ras poussait la pilule. L’enfant bavait et le docteur l’encourageait à baver encore plus.

« Empoisonneuse ! C’est tout ce qu’elle sait faire. Empoisonner le monde avec ses idées de… de… »

De quelles idées s’agissait-il ? Les idées agissaient-elles elles-mêmes comme un poison ? Au point d’en perdre une main entière ! La pilule glissa le long de l’œsophage. Elle avait disparu. Le docteur retira ses doigts de la bouche de l’enfant qui demeura ouverte. Il la referma délicatement, poussant la langue avec ses doigts humides et chauds.

« Où allons-nous ? » dit Mathis qui n’osait pas évoquer de possibles vacances.

Il était arrivé une fois que suite à ce genre d’évocation les vacances avaient été remplacées par un séjour chez un cousin lointain de sa mère. Passe-t-on de bonnes vacances dans un château perdu dans la cambrouse quand la mer résonne encore à vos oreilles, réveillant de suaves souvenirs où la vague est reine de vos sentiments ?

« Chez moi, dit le docteur. Ta mère a un problème.

— Elle a perdu sa main. Le sang…

— Elle a aussi perdu la tête ! As-tu mangé ?

— Le frigo…

— Tu mangeras chez moi.

— Et mon vélo ?

— Il est déjà dans le coffre. »

On arriva à la KOK tard dans la nuit. Une escorte de motards ouvrait le chemin. Le gardien des Bains-Douches ne fit aucune difficulté pour ouvrir la porte. Le docteur avait deux ou trois choses à terminer avant de rentrer chez lui. Pendant ce temps, Mathis pouvait faire du vélo sans aller trop loin dans le couloir de la mort.

« Jusqu’où ? demanda-t-il.

— Jusqu’à la première morsure ! »

Rêve 16

Le vélo était dans un drôle d’état ! Ce tas de ferraille pouvait aussi bien être celui d’un fauteuil roulant. Même la sonnette ne ressemblait plus à une sonnette. Mathis à moitié écrasé voyait les gens s’affairer sur la voie. Le métro avait laissé une trace luisante sur les rails. Son père n’arrêtait pas de répéter :

« Il y a des siècles qu’on n’a pas vu un métro ! Il n’y a même pas de tension sur les rails. Je vous signale qu’il n’y a jamais eu de métro à vapeur. En tout cas pas à Parigi. C’était autre chose… »

Un métro ou autre chose, il n’en restait pas moins que le vélo était foutu. Quant aux jambes de Mathis, elles étaient perdues. C’était la soirée des mutilés. Une main et deux jambes, murmurait-on en marge des pompiers qui s’affairaient autour de l’enfant. Il n’avait pas mal. Il ne s’était jamais senti aussi tranquille. Il avait conscience d’avoir perdu ses deux jambes. Il avait eu le temps d’en observer la bouillie. Tout cela s’était passé très vite.

Il jouait à déraper sur la roue arrière quand il est tombé sur la voie. Une fraction de seconde après avoir touché le sol, un choc inouï emporta ses deux jambes. Il senti le souffle de l’animal, son odeur de cambouis, la prodigieuse vibration des graviers sous lui. Sa tête avait légèrement heurté la paroi et il avait perdu connaissance. Quand il revint à lui, Antoine Claro lui disait que tout allait bien se passer. Il sentait la merde. Il se tenait accroupi de façon à cacher les moignons déjà couverts de pansements. Le vélo était sur les rails, plié, tordu, méconnaissable et surtout inexplicable.

« On va attendre encore un peu, » disait Antoine.

Attendre quoi ? Il y avait un bruit infernal dans ce couloir. Et son père répétait que ce n’était pas un métro. L’ingénieur observait les traces luisantes sur le rail. Il les examinait aussi sur son écran. On devinait qu’il calculait de tête. Ses lèvres étaient agitées par une série de données chiffrées qui ne collaient pas entre elles. Antoine, accroupi et sentant la merde comme s’il était en train de chier, expliquait au policier en uniforme qu’il avait emprunté le couloir de la mort pour aller plus vite parce qu’il était en pleine période d’inversion.

« Ils inversent pas dans la police ? » demandait-il.

Et le policier faisait non de la tête, fatigué d’avoir à se répéter, d’autant que son cerveau n’avait pas encore reçu le secours des conclusions scientifiques qui incombaient aux pompiers.

« Je bosse au désintégrateur, disait Antoine, mais ce n’est pas le vrai, celui que vous connaissez peut-être…

— J’y vais jamais, sourit le flic. À cause de l’odeur…

— Je ne suis qu’un comédien, mais j’ai besoin de l’odeur pour me sentir bien dans mon rôle, vous comprenez ? Je ne me plains pas. Mais on ne nous prévient jamais et on est complètement désemparé quand une inversion vous tombe dessus. Vous êtes sûr que vous n’inversez jamais dans la police ?

— Sûr.

— Bref, j’étais en plein boulot, avec en plus ce crétin de représentant de commerce… vous savez… ce chinetoque…

— Ils sont tous chinetoques.

— Archimède est tombé en panne…

— Qui est Archimède ?

— Le bras mécanique à commande vocale par l’intermédiaire d’un levier à pression électronique. Je vous explique comme c’est écrit…

— Pourquoi avez-vous abandonné votre poste ?

— Abandonné n’est pas le mot ! Le Chinetoque était là pour veiller. Il s’y connaît forcément, c’est lui qui vend ces machines…

— Il vend les vraies machines, mais vous me dites que la vôtre est un décor… Faudrait s’entendre… J’ai un rapport à faire, moi !

— En fait, il s’était trompé de chemin et au lieu d’aller dans la véritable salle de désintégration excrémentielle, il s’est amené au studio qui est là, au bout de ce couloir.

— L’erreur me paraît trop grossière pour en être une.

— On ne vous demande pas d’apprécier, mais d’entendre !

— Seulement quand j’entends, je peux pas m’empêcher d’apprécier ! »

Antoine soupira et en profita pour sourire à l’enfant qui écoutait, s’enfonçant doucement dans la mort. Le docteur répétait toujours la même chose et commençait à fatiguer l’ingénieur.

« Comme il était là et que je voulais qu’on me confirme l’inversion, j’en ai profité pour m’absenter. Remarquez que, pour gagner du temps et ne pas le faire perdre à mon employeur, j’ai emprunté le couloir de la mort…

— Vous aurez une médaille. Continuez…

— Et alors que j’arrivai au bout du couloir, j’ai vu surgir un engin qui roulait sur les rails…

— Comme un métro ?

— Je n’ai jamais vu de métro. Et je ne pense pas que vous en ayez vu un de toute votre chienne de vie !

— Laissez ma chienne aboyer et parlez plus fort qu’elle pour que je vous entende !

— Ça s’est passé tellement vite ! Moins deux, j’étais mort.

— Vous étiez encore sur les rails, si je comprends bien…

— À deux mètres de monter sur le quai ! Merde ! J’ai pris un coup par-derrière et la chose m’a frôlé de si près que j’en ai perdu ma combinaison…

— Ce qui explique que vous êtes arrivé au commissariat à poil. On vérifiera.

— Et si la chose a emporté ma combinaison, vous la retrouverez où ?

— Vous n’aviez pas remarqué que le gosse avait lui aussi des problèmes…

— Sinon j’aurais pris le temps de lui porter secours…

— C’était trop tard de toute façon.

— Il est perdu ?

— C’est en tout cas l’avis du docteur. Il s’y connaît, non ?

— Mais il n’est pas médecin ! C’est mon patron. On est de la télé. Le facteur N, vous connaissez ? Et ce bout de chou, c’est son fiston. »

Le policier se mit à réfléchir. Ça le ralentissait. Il bredouillait maintenant, le stylo dans l’oreille.

« Vous dites que c’est son fils, qu’il n’y connaît rien et qu’il n’est pas qualifié pour diagnostiquer une mort imminente ?

— Je ne l’aurais pas dit comme ça… Mais vous feriez bien d’appeler un toubib ! »

Le policier virevolta, ce qui était aller trop vite pour la stabilité constante de son cerveau. Il se mit à tituber vers un poste téléphonique filaire sécurisé. Antoine, inquiet, le rejoignit devant le gros combiné en fonte grise.

« Vous saurez quoi dire ? demanda-t-il le plus lentement possible malgré l’urgence de la situation.

— Vous voulez pas parler à ma place ? fit le flic comme si le crayon qu’il avait dans l’oreille lui conseillait de s’en remettre à une autorité compétente en matière d’explication sensée.

— Je peux vous jouer ça ! » s’exclama Antoine.

Il décrocha et attendit le signal. Une voix lointaine, ou endormie, lui récita les premiers versets de la réglementation en matière de déclaration d’urgence et des risques encourus en cas de mauvaise plaisanterie.

« C’est dans le métro…

— Ya plus d’métro depuis des siècles. Si c’est une blague… Qui êtes-vous ?

— Antoine Claro. Vous m’avez vu à la télé… le facteur N…

— Je joue jamais… Je suis trop pauvre… Raccrochez ce putain de téléphone et allez jouer ailleurs ! Sinon j’appelle les flics !

— Mais je suis avec un flic ! Même que je parle à sa place…

— Un vieux truc de comédien, ça ! Tant pis pour vous. J’ai appuyé sur le bouton.

— Le bouton ? Mais quel bouton ? (au flic) Il a appuyé sur le bouton… Vous savez ce que c’est, ce bouton ? (l’autre avait raccroché)

— Vous comprenez maintenant pourquoi on arrive après la mort… dit le flic d’un air blasé.

— Mais ce gosse est en train de crever ! »

Ça se voyait à l’œil nu. Il ne respirait presque plus. L’aiguille du manomètre était dans le rouge. Un pompier pompa jusqu’à épuisement. Antoine, désespéré, tirait la manche du docteur depuis dix bonnes minutes, mais le docteur insistait auprès de l’ingénieur :

« Ce n’est pas un métro parce que les métros n’existent plus !

— Oui, mais ils ont existé, je vous le rappelle, répondait invariablement l’ingénieur.

— Alors expliquez-moi comment vous en déduisez qu’il en existe encore au moins un.

— Ce qui ferait deux avec celui qui se trouve au Musée de l’Ancien et du Nouveau.

— Vous avez vérifié qu’il y est toujours ?

— Comment voulez-vous qu’il en sorte ? Par la porte, peut-être ?

— Je vais vous en faire prendre une de porte, moi !

— Je m’en fiche. Je travaille à la SAM.

— Mais je connais aussi du monde à la SAM !

— Pas autant que moi. »

Antoine, exaspéré, péta un bon coup. Le genre de vibration que les tunnels adorent répercuter à l’infini. Un curé, désœuvré pour cause d’étoile jaune, s’offusqua, se signa et quitta les lieux avec effets de soutane à l’appui. Le docteur se retourna.

« Êtes-vous certain qu’il va mourir ? grogna Antoine, les dents dehors.

— Et qu’est-ce qui vous permet de croire qu’il peut survivre à une pareille mutilation ? répondit le docteur furieux d’être interrompu par un subalterne.

— Il faut appeler un médecin ! Il est peut-être encore temps ! L’espoir…

— Retournez à votre poste, Claro ! Et ne vous mêlez pas d’une affaire dont vous ignorez les tenants et les aboutissants.

— Je vous en supplie ! C’est un enfant…

— Et vous en ferez quoi si je vous le confie ?

— Mais j’appellerai un médecin et…

— Est-ce que vous pensez que c’est un métro le responsable de ce drame ?

— Je n’en sais rien. Ce que j’ai vu…

— …ressemblait à un métro, n’est-ce pas ?

— Il y a belle lurette qu’ils ont disparu, coupa l’ingénieur qui avait le nez plongé dans ses calculs. Il en reste un au Musée…

— Antoine ! s’écria le docteur. Suivez-moi !

— Mais… et Mathis ? Où allons-nous ?

— Au Musée de l’Ancien et du Nouveau !

— Idiot et têtu… » fit l’ingénieur tandis que le docteur poussait Antoine vers la sortie.

Mathis, qui avait vu la scène mais zappé le son, toussota sans parvenir à se mettre la main devant la bouche.

Rêve 17

L’explosion avait complètement soufflé toute la façade du musée qui s’était écroulée sur trois files de voitures immobilisées par un feu rouge. Les pompiers couraient sur cette surface encore fumante. La poussière s’élevait au-dessus des toits. On n’entendait pas encore les cris, car l’incendie qui faisait rage à l’intérieur provoquait d’autres explosions assourdissantes. Toute la rue était immobile, à part la poussière, qui montait, et les pompiers qui traversaient les décombres sans en comprendre l’horrible complexité. Leurs véhicules bloquaient les deux extrémités de la rue. Un hélicoptère, secoué par les courants ascendants, tentait de se maintenir à la verticale des édifices de l’autre côté de la rue. Le docteur Zacharias Soriana, suivi d’Antoine Claro vêtu d’une capote de police, descendait les escaliers de cet immeuble de rapport maintenant déserté. Il ne s’était pas passé plus d’un quart d’heure depuis la première explosion, la plus destructrice. Ils atteignirent le premier étage dans un nuage de poussière. Les décombres du musée dépassaient le niveau des fenêtres. Il fallut remonter au deuxième pour enfin se retrouver face à l’énorme trou qui crevait de part en part ce qui avait été le Musée de l’Ancien et du Nouveau. Le nombre de victimes devait être considérable. Une explosion accueillit le docteur et son sujet alors qu’ils tentaient, à la jumelle, de vérifier si le métro était toujours sur ses rails.

Mais le désordre était tel qu’il était impossible de distinguer un métro d’une carcasse d’avion. Des escaliers mutilés pendaient aux plafonds crevés. Aucun être n’était encore en vie. Et il était dangereux de pénétrer dans cette structure de béton désormais instable.

« Il faut pourtant que j’en ai le cœur net ! dit le docteur. Antoine ?

— Oui, docteur… ?

— Prenez ce chiffon et frottez cette surface que je suis en train de vous montrer du doigt. Nous saurons alors si c’est le métro ou autre chose.

— Quelle importance ?...

— Ça en a pour moi. Exécution ! »

Antoine était tellement bouleversé qu’il ne pensait plus à l’enfant. Il prit le chiffon que lui tendait le docteur et s’aperçut immédiatement que c’était un morceau de chemise. Il vomit. Le docteur se contenta d’éviter la giclée. Sa bouche ne s’était pas ouverte, mais ses yeux lançaient des éclairs de reproche. Antoine s’essuya la bouche avec la chemise, oubliant que c’était une chemise. Encore quelques pas, et il oublierait tout. La mort rôdait encore, pendue aux plafonds comme un jambon.

Le sol était instable. Il menaçait de s’ouvrir à chaque pas. La vue d’Antoine se brouillait. Il entendit un premier cri, suivi d’un second puis un chant de douleur et de terreur s’éleva au-dessus des décombres. Un énorme triangle de verre était planté entre deux colonnes brisées. Antoine regarda à travers, se sentant sincèrement protégé par cette paroi instable et fragile. À l’intérieur de ce qui restait du musée, des corps gigotaient d’une façon grotesque, d’autres étaient déjà en Enfer, noirs et tordus, fumants, immobiles. Antoine se retourna. Plus loin, presque de l’autre côté de la rue, et à l’abri d’un solide balcon, le docteur l’encourageait à continuer, secouant sa main et tenant son béret de l’autre. Le vent commençait à balayer les lieux, entortillant l’épaisse poussière aux ferrailles gémissantes qui semblaient s’extraire des gravats sans parvenir à changer le décor.

Antoine se glissa enfin entre le verre et une colonne. Il plongea un instant dans l’ombre, puis la lumière reparut à la faveur d’une brèche assez grande pour espérer traverser ce qu’elle crevait. Un corps humain, couvert de sang et de poussière, lui demanda s’il venait de l’extérieur. Antoine lui montra le chemin que l’autre entreprit de gravir sans poser d’autres questions. Plus loin, un autre corps avait besoin d’un coup de main pour soulever une poutre qui lui écrasait les jambes. Antoine tendit ses muscles à fond. En effet, les jambes ne pouvaient plus servir. Le corps se plia et ne bougea plus.

Ce que le docteur avait pris pour un métro était la paroi d’une galerie de tableaux qui s’alignaient, solidement accrochés. On aurait dit en effet une série de fenêtres. Et de là à penser qu’il pouvait s’agir du métro… il n’y avait qu’un pas que le docteur avait franchi sans penser aux conséquences. Antoine essuya la surface d’un tableau. Ce qui était peint n’était pas un métro, mais un de ces anciens trains de chemin de fer qui ratissaient les banlieues du temps où le travail n’était pas encore une récompense. Mais le moment était mal choisi pour se cultiver. Antoine leva la tête. Le plafond frissonnait, hérissé de ferraille. Un truc comme ça dans le bide pouvait vous donner une idée de l’Enfer. Tout ceci n’était que le Purgatoire. Un Purgatoire sans métro dans ses collections de l’Ancien.

Antoine, tenant toujours son chiffon, pénétra plus loin, craignant une nouvelle explosion plus qu’un effondrement. Il ne se souvenait plus de l’endroit où était conservé le métro. Ici, il était à peu près au premier étage du musée. Si le métro se trouvait au premier, il était enfoui sous des tonnes de gravats. Le docteur l’obligerait à creuser. Lui seul connaissait le scénario, à part bien sûr Joan Strosse qui, depuis qu’il était passé dans l’autre camp, ne faisait plus parler de lui. Quelqu’un avait-il pris sa succession au poste de scénariste du facteur N ? Ce n’était pas le genre de chose qu’on confiait à un sujet aussi subalterne qu’un sujet d’expérience. Il fallait être tombé très bas pour se retrouver dans cette situation. Et ce n’était pas le moment de le regretter. La mort rôdait avec toujours plus de précision dans la menace. Un escalier, apparemment intact, descendait. Antoine y dirigea le faisceau de sa lampe.

L’écroulement avait épargné cette partie du rez-de-chaussée où se trouvaient exposées les pièces volumineuses : un train-couchette, le fameux métro, une station spatiale, le Titanic, le pont du Gard, etc. Si le métro avait été dérobé par la Résistance, on le saurait vite maintenant… à condition de résister à l’écrasement probable en cas de manque de chance. Antoine descendit. Il y avait moins de poussière en bas, même très peu dès qu’il atteignit la salle des Transports en commun. Rien n’avait bougé. Le plafond ne comportait aucune fissure. Les suspensions semblaient bien accrochées. Il actionna un interrupteur et la plupart d’entre elles s’allumèrent. On y voyait comme en plein jour. L’air était cependant saturé d’une fine poussière que traversaient des mouches tranquilles. Antoine se laissa envahir par un sentiment de sécurité plutôt bizarre dans ces circonstances. Il ne sut s’expliquer pourquoi.

Le métro n’était plus sur ses rails. Antoine vérifia le panneau informatif. C’était bien là que le métro avait été conservé pendant des siècles d’activités muséales. Le docteur avait raison. Mais comment la Résistance s’y était-elle donc prise pour chouraver un pareil monument ? Certainement pas en sortant par la porte. La voie des airs était improbable à cause de la quantité de plafonds à traverser sans décoller les affiches. Antoine suivi donc les rails. Ils s’enfonçaient dans l’ombre, au-delà de la zone éclairée par les suspensions. Il ralluma sa lampe. Bientôt, il pénétra dans un tunnel.

Comment n’y avait-il pas pensé ? Les anciens conservateurs, parmi les premiers de l’histoire du musée, n’avaient pas démonté le métro pour le remonter à l’intérieur du musée. Ils l’avaient sorti de son tunnel en utilisant ses propres rails. Ils avaient sans doute fait creuser ce tunnel (celui qu’Antoine arpentait en ce moment) pour communiquer avec le réseau souterrain. Et on l’avait conservé. Ou oublié. Antoine retourna sur ses pas. Le mystère était résolu.

En fait, ce tunnel était fermé par une énorme paroi pivotant à la hauteur du plafond. Le public qui tournait autour du métro ignorait la présence de cette porte et du tunnel qu’elle ouvrait sur l’ancien réseau métropolitain. Il était même possible que l’administration du musée eût oublié ce détail. En tout cas, il était tombé dans l’oreille de la Résistance. Et c’était elle qui avait volé le métro. Ensuite, elle avait fait sauter le musée. Si donc le docteur Zacharias Soriana avait raison sur un point (c’était bien un métro qui avait écrasé Mathis et failli renverser Antoine Claro), la question de savoir ce que la Résistance comptait faire de ce métro demeurait un mystère. Toutefois, le rapport entre ce métro et le couloir de la mort laissait présager une tentative d’évasion collective. La Résistance allait utiliser cette pièce de musée pour évacuer un nombre considérable de condamnés à mort, peut-être même tous. Or, le couloir de la mort comprenait autant de sorties que Parigi comptait de portes. La mise en place d’un système de sécurité s’imposait. Antoine, tremblant de plaisir, retourna sur ses pas. Et… s’égara.

Rêve 18

« Merde ! fit Clarisse de la Florette. Qu’est-ce qui vous a pris de faire sauter le musée ?

— Ben, dit Harold Champignole, pour brouiller les pistes…

— Et si la porte s’est ouverte sous l’effet du souffle ? Et si le rez-de-chaussée n’est pas entièrement détruit ? Et si…

— Ça en fait des si, ma chère Clarisse ! Nous avons le métro et ils n’en sauront rien. Nous passons à l’action dès demain. C’est le plus beau plan que la Résistance ait conçu. Je suis fier de vous, mes amis ! »

La réunion se tenait quelque part sous Parigi, à cinquante mètres de profondeur et donc à l’abri des systèmes d’écoute de l’occupant et de la Collaboration. Harold Champignole, directeur de la KOK soi-disant en exil, n’avait pas quitté Parigi et était entré en clandestinité. Une partie du conseil d’administration l’avait suivi, l’autre s’activant maintenant à l’extérieur pour tenter de convaincre de possibles alliés dans la lutte contre la VIIIe Coalition. Frank Luxor, que la nation considérait comme un fuyard, avait été le premier à prêter allégeance à la Résistance intérieure. Clarisse était assise sur ses genoux à cause de l’étroitesse des lieux. Une douzaine d’autres résistants, dont trois femmes, étaient assis sur les rebords des niches où étaient empilés des ossements. La chaleur était étouffante. Un enfant actionnait fébrilement le levier d’une pompe à air, équipé lui-même d’un masque relié à une bouteille d’air comprimé. Personne ne saura jamais qui était cet enfant. Les historiens futurs lui consacrèrent pourtant plus de trente-trois thèses et pas moins de soixante-quatre volumes de vulgarisation. Des milliers d’articles de tous niveaux inonderont les journaux pendant des siècles.

Clarisse souffrait. Elle était fiévreuse, au point que Frank, qui l’enlaçait pour la retenir, — car ses genoux (à lui) étaient glissants d’humidité et ses cuisses (à elle) suintaient comme un vieux mur — Frank croyait mourir comme il l’avait toujours craint : dans un désert. Elle venait d’émettre une critique plutôt pertinente. En effet, si les autorités nationales découvraient l’absence du métro, elles chercheraient à savoir comment diable il avait été enlevé. Et si le souffle de l’explosion avait ouvert la paroi pivotante du tunnel communicant avec le réseau, tout le plan qu’elle avait conçu de main de maîtresse était fichu par terre et avec lui les espoirs des condamnés à mort qui avaient été informés du projet. Pourquoi ne pas avoir simplement dérobé le métro, soigneusement refermé la porte et filé à l’anglaise sans autres commentaires ?

« Mais enfin ! dit Harold Champignole. Nous n’eussions pas dynamité les lieux, les autorités eussent constaté la disparition du métro et la question de savoir comment un tel exploit eût pu conduire à une telle réussite se fût posée de toute façon. En provoquant une explosion, nous avons brouillé les pistes.

— Je me demande bien comment… fit Frank Luxor.

— La question n’est pas là, dit Clarisse. Il faut retourner sur les lieux pour s’assurer que la paroi est bien restée fermée.

— En admettant qu’elle le soit, dit Frank Luxor, quelle sera la réponse des autorités pour expliquer la disparition du métro ? Aujourd’hui, plus personne ne croit à la magie. Ils en viendront à sonder les murs.

— Certes, dit Harold Champignole, mais nous serons passés à l’action entretemps.

— Il faut aller vérifier, insista Clarisse.

— Et si la paroi s’est ouverte ? » demanda Frank Luxor.

C’était bien là la vraie question. Harold Champignole s’épongea le front.

« Nous n’abandonnerons pas ce projet ! dit-il. Jamais une pareille occasion ne se présentera. Nous devons tenter le coup. Que les autorités aient déjà résolu la question de savoir comment ce métro a été dérobé ou qu’elles ne le sachent pas avant que nous soyons passés à l’action. Les dés sont jetés !

— Il faut que j’en aie le cœur net ! dit Clarisse.

— Et alors ? Qu’est-ce que ça changera ? grogna Harold Champignole qui suait à grosses gouttes. Abandonnerons-nous pour autant notre projet ?

— Nous passerons à l’action de toute façon, dit Clarisse, mais je veux savoir. Je ne me lancerai pas dans cette action sans savoir !

— Mais bon Dieu ! Quelle importance de savoir ou de ne pas savoir ! » cria Harold Champignole.

Il suait plus que les autres. Il s’était même levé, contraignant Frank Luxor à serrer ses genoux, ce qui augmenta le degré de chaleur communiqué par les cuisses de Clarisse.

« Calmez-vous, Harold ! dit-il en jetant un œil sur les autres.

— Je ne me calmerai que si j’ai l’assurance que le projet ne sera pas abandonné pour une question de détail sans importance du point de vue de l’action !

— Je n’ai pas dit que j’abandonnerai, dit Clarisse. Je veux simplement savoir.

— Mais pourquoi ! Nous perdons du temps…

— Je serai de retour avant l’heure prévue. Le cœur net.

— Oh… votre cœur… fit Harold Champignole.

— Je vous accompagne ! » dit Frank Luxor.

 

Rêve 19

Le nuage de poussière était retombé sur les décombres. La lumière rasante du soleil couchant donnait à la catastrophe des allures de décor de cinéma. De loin en loin, des engins soulevaient les pans de murs où pendaient des débris humains, puis les reposaient lentement dès que les sauveteurs remontaient avec des corps inanimés ou des marionnettes aux fils rompus qui s’agitaient comme des asticots au bout d’un hameçon. Le bruit des hélicoptères couvrait les cris de toutes ces bouches ouvertes. Le docteur Zacharias Soriana tendit deux ou trois fois la main à des spectres gris et silencieux, puis il grimpa sur une hauteur qui lui parut solidement bâtie. De là, il pouvait mesurer l’ampleur du désastre. La Résistance n’y était pas allée de main morte. Aux deux extrémités de la rue, des pelotons aux rangs serrés alignaient déjà des otages. On distinguait nettement les uniformes gris vert des occupants des tailleurs bleu marine des forces de l’ordre national. Aucun coup de feu n’avait encore été tiré. Les otages se montraient dociles, les mains croisées sur la tête, lents comme des nuages d’avant l’orage. Le docteur examina les ouvertures qui béaient à l’endroit où, une heure plus tôt, s’élevait encore la bâtisse bétonnée du Musée de l’Ancien et du Nouveau. Les grilles de l’ancien métro, curieusement, surmontaient un amoncellement de fenêtres et d’enseignes. Cette image grossie rappela au docteur qu’il était là pour résoudre un problème précis et non pas pour documenter sa mémoire. Or, Antoine Claro ne se montrait pas. Il se renseigna auprès d’un pompier hagard.

« Vous n’auriez pas vu un type vêtu d’une capote de la police ? Il sent la merde. Vous connaissez Antoine Claro, l’acteur ? Je suis…

— Je m’occupe pas de l’identité, gémit le pompier. Je regrette. C’est pas le moment. Et puis vous voyez, je suis pressé… »

Il lui manquait un bras, visiblement arraché. Son sourire de circonstance laissa la place à la douleur et il s’éloigna, retenant un cri dans ce qui restait de son autre bras. Le docteur revissa ses yeux dans les jumelles. De petits écroulements agitaient les décombres, laissant apparaître ce qui pouvait être des têtes. Comment reconnaître quelqu’un dans cette pagaille ? L’objectif astiqué d’une caméra se fixa sur lui.

« N’êtes-vous pas le docteur Soriana ? dit une voix qui sortait des gravats. On ne vous reconnaît plus. Vous étiez dans le musée ? Pouvez-vous témoigner de la majesté des souffrances humaines ? »

Le docteur secoua la poussière de sa tignasse grise et boutonna sa vareuse sous le menton.

« Voilà l’œuvre du véritable et seul ennemi de la Nation : la Résistance ! scanda-t-il en prévision des prochaines élections municipales.

— Avez-vous des proches parmi les victimes de cette horreur ?

— Mon fils vient d’être écrasé par un métro.

— Un métro ? Comme celui du musée ? Vous voulez dire que la Résistance l’a détourné de sa fonction pédagogique pour s’en servir comme vecteur ?

— Je pense qu’il est maintenant inutile d’aller vérifier ce qui n’était qu’une hypothèse il y a à peine cinq minutes. Un de nos agents est allé se renseigner aux sources.

— Vous voulez dire qu’il est là-dessous ? A-t-il embarqué une caméra ? Est-il connecté en ce moment ? Sur quel réseau ?

— Nous discuterons du prix à un autre moment, car celui-ci serait mal choisi. Êtes-vous équipé d’un connecteur ?

— En vérité, nous étions exposés dans le musée. Nous avons une RS232… Si vous savez bricoler, c’est le moment. Tout le monde est-il mort ? Pouvez-vous nous donner des nouvelles de monsieur Joan Strosse ? Il était en train d’essayer notre clavier quand tout a explosé. Que reste-t-il de lui ? Nous savons qu’une partie de son cerveau était une prothèse expérimentale. Le trahissons-nous si nous révélons qu’il voulait se servir de notre ancienneté pour effacer la partie collaboratrice de sa mémoire vive ? »

C’était donc là toute l’explication du changement de camp qu’avait opéré l’écrivain, causant une grande stupeur chez ses pairs, lesquels sombraient un à un dans une collaboration exemplaire imitée des pratiques courantes de la magistrature.

« Vous dites que vous possédez un clavier ? demanda le docteur qui poursuivait sa réflexion à un niveau inférieur de sa conscience.

— Soulevez la briquette et la clarinette cherra ! chantonna la voix souterraine associée à la caméra.

— Les clarinettes se jouent sans clavier ! s’étonna le docteur qui commençait à soupçonner une astuce visant à évaluer son degré de collaboration.

— Bonne réponse ! Le candidat a gagné le magnétoscope d’Andy Warhol. On l’applaudit et on l’encourage à remettre sa victoire en jeu ! »

Le docteur entendit nettement les ovations. Il souleva la briquette, mais au lieu d’une clarinette, il trouva une trombinette en état de choc. C’était celle d’Aurélie Joiffard, son amante. Une ovation couvrit son cri. Il avait encore gagné.

« Maintenant, continua la voix souterraine, parlez-nous de ce métro. Est-il entre les mains de la Résistance ou êtes-vous sous l’influence de cette femme ?

— Je ne vois pas le rapport… Amélie et moi… je veux dire….

—Amélie Joiffard est le numéro deux du réseau Haha. Que sait-elle du facteur N ?

— Mais rien qui n’ait été revu et corrigé par monsieur Strosse dans une pure perspective de divertissement populaire ! Personne d’autre que moi ne connaît l’hypothèse primaire.

— Vous prétendez qu’Harold Champignole n’est pas dans le secret ? C’est étonnant, non, comme déclaration ? Il est votre patron. Sans lui, vous n’auriez pas pu financer votre programme.

— Erreur ! Mon programme, comme vous l’appelez, est financé par les retombées de son adaptation télévisée sérialisée par Joan Strosse.

— Ce n’est pas ce que nous a dit mademoiselle Joiffard. Elle aussi était au courant. Confidences sur l’oreiller… un classique de la fiction espiogicielle.

— Mais qu’allez-vous inventer ! Je ne sais plus quoi dire. On ne change pas le script en plein tournage. D’abord, parce que ça plombe le budget, et ensuite parce que c’est très mauvais pour la qualité de l’interprétation. Je me plaindrai !

— Vous jouez très mal en effet, docteur… Où est Antoine Claro ? Il devrait se trouver à son poste en ce moment. Or, il n’y est pas. Et monsieur Gu n’est pas qualifié pour le remplacer aux commandes d’un désintégrateur fictionnel. Vous nous reprochez de modifier le script sans vous en informer, mais n’est-ce pas plutôt vous-même qui avez pris l’initiative de ce métro soi-disant remis sur ces vieux rails ?

— Mais je subis, ô maîtres ! Oubliez-vous que mon fils a payé de sa vie…

— Il n’est pas encore mort. Par contre, mademoiselle Joiffard va mourir. Tirez-lui une balle dans la tête !

— Mais je n’ai jamais tué personne !

— Et Antoine Claro ? Qui l’a tué ? Le hasard peut-être… ?

— Vous savez comme moi qu’il est en ce moment même en train de s’informer sur l’hypothèse du métro, dont je suis l’auteur comme c’est indiqué au générique. Je peux même entrer ses paramètres de connexion si vous retrouvez votre clavier parce que, n’est-ce pas, une RS232, de nos jours…

— Ne détournez pas l’objet de notre entretien, docteur !

— Et d’abord qui êtes-vous ? »

Nouvelle ovation, moins souterraine, et plus proche. Le docteur chercha une autre caméra sur la façade criblée. Tous les câbles étaient rompus. Mais il ne s’agissait pas d’arrachements. On les avait sectionnés. Œuvre de faux pompiers mêlés aux véritables. La tête à peine hors des gravats, Amélie Joiffard gémissait. Le docteur se baissa pour l’encourager à résister encore. Elle murmura péniblement :

« Je n’ai pas résisté… à la torture… tout avoué… regrets… je ne veux pas mourir… épargnez-moi… vous aviez promis de… m’épargner… »

Un jet de sang sortit de sa bouche. Elle haletait maintenant. Le docteur se repositionna devant la caméra :

« Vous devez dater de l’époque du métro, dit-il comme s’il s’agissait d’un nouveau défi. Cela remonte à plusieurs siècles.

— Vous vous trompez, docteur. Nous utilisons ce vieux moyen, mais nous sommes vos contemporains.

— Vous vous moquez de moi ! Vous disposez de notre dernière technologie. Elle vous a été livrée comme paiement de notre dette de guerre. Que prétendez-vous m’injecter en utilisant ces vieilleries ? Ou alors, vous n’êtes pas mes contemporains et vous communiquez depuis votre vieux siècle oublié…

— Qu’allez-vous imaginer, docteur ! Nous vous cherchions et ce matériel de musée nous est tombé sous la main. C’est tout. Où est Antoine Claro ?

— Vous l’avez dit : je l’ai tué.

— Nous parlons de celui que vous avez envoyé en mission de renseignement !

— Vous êtes sûrs de ne pas vous tromper d’époque ?

— Nous ne nous trompons pas de script, nous ! Et nous ne trichons pas avec le public.

— C’est Joan Strosse qui vous envoie ? Je connais son goût pour le vingtième siècle.

— XXIe.

— Merci de la précision… Maintenant aidez-moi à sortir Amélie de là.

— Je ne vous le conseille pas. Dessous, elle est…

— Salauds ! Je l’aimais !

— Tu ne m’aimes donc plus ? »

Ce n’était pas la voix d’Amélie. Le vieux système que le docteur cherchait à tromper ne disposait pas d’un échantillonneur. Son vieux synthétiseur manquait de fidélité. Amélie grimaçait, les dents maculées de sang. Mais était-ce bien elle ? Il se mit à creuser à mains nues autour de la tête. Ce n’était peut-être qu’une tête animée par un mécanisme. Et c’était peut-être même la véritable tête d’Amélie. Le XXe siècle possédait-il cette technologie ? Impossible de se remettre en mémoire ces vieilles leçons d’histoire de la science. Le docteur était meilleur en devinette. Il connaissait toutes les comptines de son époque. Il était très mauvais en distorsion du temps. Ces méthodes de calcul n’avaient aucune utilité en matière fictionnelle. Il pensa alors à son expérience en cours, sans cesser de creuser, s’écorchant des doigts et les genoux. Un des sujets était en vadrouille Dieu savait où dans ce labyrinthe probable de décombres et de vies. La nuit tombait. La rue était maintenant éclairée par des projecteurs suspendus aux plateformes aériennes. Les hélicoptères avaient cessé leur manège. Les vrais et faux pompiers prenaient le temps d’une pause, grignotant des sandwiches et buvant à même le goulot.

Amélie débitait un flot de données incompréhensibles. L’oreille du docteur n’était pas connectée. Il ne pouvait donc pas en analyser le graphe. Mais si c’était elle qui souffrait dans son véritable corps maintenant écrasé dans cet enchevêtrement de béton et d’acier, ses paroles étaient celles d’une femme désespérée à qui il venait de dire clairement qu’il ne l’aimait plus. Il ne songeait même pas à rectifier cette maladresse impardonnable. Il lisait cela dans ses yeux. Elle ne fermait plus les paupières depuis une bonne dizaine de minutes. Il souffla dessus et n’obtint qu’un triste gémissement où les données continuaient de renseigner il ne savait quel réseau. Ayant trahi la Résistance, selon ce que venait d’affirmer le robot du XXIe siècle, elle n’en était plus. Elle aussi était passée dans l’autre camp, mais trop tard pour en profiter. Tout le monde finirait par accepter la réalité de la défaite. On deviendrait des citoyens de la VIIIe Coalition ou on finirait comme elle, écrasé et lentement achevé.

Rêve 20

Le métro du siècle, comme l’appela la Presse dès le lendemain, contribua à l’évasion de plus de trois cents détenus pour faits de terrorisme (ou de résistance selon le camp). On le retrouva à peine une heure après le début de l’action. Tous ses occupants avaient disparu. Le régime publia un communiqué accompagné de photographies montrant les wagons absolument « déserts » et non pas « désertés » comme « voulait le faire croire la prétendue contre-révolution nationale ». Le public se scinda conformément à cette suggestion. Joan Strosse, qui montrait un visage serein en première page de tous les journaux, pouvait ainsi exprimer sa satisfaction.

 

« Nous allons nous battre, écrivait-il, non pas contre l’ennemi, mais entre nous. Que chacun épargne à l’occupant ce qu’il réserve à l’autre camp. Le scénario est prêt. Il sera dévoilé par épisodes, comme c’est la tradition dans notre pratique traditionnelle de la série télévisée. Le docteur Zacharias Soriana, actuellement en traitement dans la clinique du docteur Zantris pour fait de guerre juste, ira au bout de la tâche dont il a établi l’hypothèse. Les trois sujets sont confinés dans leur cellule, autrement dit dans ce qu’il convient d’appeler le confinement esthétique de la volonté. Le facteur N, malgré les attentats du terrorisme, n’est pas mort. Il n’est pas même blessé, ni traumatisé, ni affecté par les critiques des traîtres.

Joan Strosse, en direct du Centre National de la Nation. »

 

Mathis de la Florette, les deux jambes sectionnées par le métro, avait lui aussi été transporté dans la clinique du docteur Zantris comme le stipulait le contrat publicitaire qui la liait au facteur N. Trois mois après ces tristes évènements, il portait fièrement deux prothèses de conception israélienne, le top de l’orthopédie raciale. Il en fit le premier essai total dans le parc de la clinique. Invité par les journalistes à grimper dans un arbre, il choisit un antique cerisier en fleurs (à vérifier) et, après un redressement sur la hanche, chuta d’une hauteur de trois mètres, mettant à rude épreuve la centrale cousue à même la peau sur ses reins. Il se releva néanmoins et, stimulé de l’intérieur par de petites pressions publicitaires, renouvela l’opération point par point. Au bout du quatrième essai, le docteur Aimé Zantris, qui jusque-là observait la scène de la fenêtre de son bureau, apparut en blouse blanche, portant une caisse à outils et une burette d’huile antiglissement.

« C’est le sens ! criait-il joyeusement de loin. C’est le sens ! Ce n’est pas le bon. Tournez-le. Glissez sur la droite, revenez d’un cran et poussez à fond ! »

Ce conseil était le bon. Mathis se retrouva dans une fourche à trois branches à quatre mètres de hauteur, la tête en bas, les yeux injectés de sang et la langue pendante. Un merle applaudissait, œuvre d’un descendant de Fabergé qui finançait l’opération. Toute la ville de Parigi fut tellement époustouflée par ce retour à l’existence qu’on entendit le tonnerre de ses applaudissements à Orléans où la statue de Jeanne se mit à bander comme chaque fois que la vérité menaçait d’éclairer le monde. Le merle, passablement outré, siffla… un verre.

Ensuite, un ingénieur exposa le fonctionnement du dispositif qu’il avait inventé pour redescendre l’enfant et le remettre à l’endroit une fois les pieds sur terre. Il avait cloué son plan sur le tronc du cerisier. Un sculpteur d’obédience gouvernementale se demanda si ce n’était là le détail qui manquait à son projet de monument. Il s’approcha du plan, tenant ses lorgnons entre le pouce et l’index. Une bagarre s’ensuivit, car l’ingénieur ignorait à qui il avait affaire. Pendant ce temps, Mathis regardait le ciel, le cou à l’équerre. Il avait toujours rêvé de devenir pilote, mais aucun vaisseau ne traversa le ciel pour apporter à ce rêve une touche de réalité dont il avait un besoin vital.

Le docteur Zacharias Soriana était étendu sur sa chaise longue. Un infirmier l’avait incliné en glissant des livres sous les pieds et le docteur, par-dessus la rambarde de la terrasse où il prenait un frais sanitaire, observait la scène qui allait devenir, dès l’année suivante, un des monuments nationaux les plus visités de la république occupée. Il avait la larme à l’œil, l’estomac noué et une envie d’uriner que seul un comprimé de métal en fusion pouvait contenir. L’infirmier était parti en quête de ce précieux traitement de la terreur. La tête d’Amélie Joiffard n’apparaissait plus dans ses rêves depuis trois semaines, signe, selon Zantris, qu’il était en bonne voie de guérison, quoiqu’il ne fallût pas exclure la mauvaise toujours possible en cas de guerre civile. Comme il était autorisé à abuser du tabac, il en fuma une poignée qu’il tassa avec soin dans la pipe d’un narguilé que la clinique avait mis à sa disposition. Il déposa deux braises rouges et s’absorba dans le voyage. En vérité, il se sentait bien ici, entouré de soins et d’attentions qu’il ne pouvait espérer des prérogatives de sa fonction tant à la tête de la KOK qu’aux commandes du Laboratoire des Hypothèses. Il jouissait d’une tranquillité paradisiaque et, n’était le sommeil, ne connaissait que d’agréables moments. Il n’était vraiment pas pressé de sortir.

Clarisse avait disparu. Soupçonnée d’être passée dans l’autre camp, celui du terrorisme destiné à motiver une résistance illégale contre le régime, elle ne s’était pas montrée pour apporter à son fils le soutien qui lui avait manqué et que le docteur, peu sentimental, ne pouvait pas envisager une seconde. Pourtant, il s’était longtemps attendu à la voir apparaître, sortant de l’ombre, poignard aux dents et fusil dans les mains. Elle n’envoya même pas une carte postale. Si elle n’était pas morte noyée dans la Geine et dévorée par ses habitants, elle était forcément engagée dans la… Résistance. C’était bon pour le facteur N, mais c’était d’abord immoral.

 

« Au contraire ! lui avait écrit Joan Strosse. C’est le nœud de la moralité qui se défait lentement sous les yeux du spectateur harassé par les dix heures de travail quotidien qu’exige la Collaboration. L’ennemi est certes caché, menaçant la sécurité de chacun, mais il est identifié. Et surtout, il est lié à l’enfant qui fait le lien entre les divers épisodes de la saison. Aurions-nous choisi cet enfant s’il n’avait pas été celui du docteur Zacharias Soriana et si sa mère n’était pas la clé du mystère à résoudre pour gagner cette guerre contre le terrorisme ? »

 

Antoine Claro avait enfin donné de ses nouvelles. Disparu après l’assassinat de sa doublure par les soins du docteur Soriana et porté déserteur suite à sa mission de reconnaissance dans les entrailles fumantes du Musée de l’Ancien et du Nouveau, on avait d’abord retrouvé sa combinaison de travail accrochée à un balai du métro désert. Un chien expert en odeur de sainteté avait suivi une piste compliquée par des allers-retours incessants entre la station où Mathis avait été mutilé et Antoine presque écrasé et la partie du musée où le métro était exposé depuis des siècles. Le tunnel qui rejoignait le musée au métro avait été passé au peigne fin par une autre meute armée de képis. Et le temps passait sans apporter aucun résultat. Le chien était apparemment devenu fou. Ou alors il était désorienté par un effet dont il était urgent de découvrir la cause. Les pistes se croisaient à un endroit précis, toujours le même. La police fit des prélèvements sur place. Ils révélèrent des traces de sperme humain. Le laboratoire dut confirmer deux fois. Avait-on affaire à un branleur qui descendait du musée de temps en temps pour satisfaire son amour du noir ? Ou bien était-ce le sperme d’Antoine Claro ? Dans ce cas, pourquoi l’aurait-il répandu sur le ballast et pas dans un mouchoir ? S’il était en fuite, il n’avait aucun intérêt à baliser son chemin. On explora un maximum de tunnels, peut-être tous. Les traces de sperme étaient innombrables, mais aucune ne correspondait à celles trouvées à proximité du musée, exactement à l’endroit où le chien détectait deux pistes divergentes, un V dont les deux branches indiquaient clairement qu’Antoine Claro s’était séparé. On consulta le docteur Soriana.

Il était déjà interné. Dans son délire, il avoua avoir tué la doublure d’Antoine Claro, ce qui était impossible comme le V le prouvait.

« Non ! Non ! gémit-il lamentablement. Ce n’est pas un V. C’est un N… »

On retourna sur le terrain. Le chien, peut-être vexé par la possibilité d’un N, s’accrocha à sa théorie du V. Il suffisait, d’après lui, de lancer une meute aguerrie sur chacune des branches du V. On finirait par mettre la main sur Antoine Claro et son double. On pouvait lui faire confiance. N’avait-il pas construit sa réputation sur un autre V où, partant d’un asticot, on avait fini par retrouver le pêcheur d’un côté et la canne à pêche de l’autre ? C’était un V.

Après deux semaines de patientes investigations, supputations et recours sans appel, on trouva enfin un poil pubien qui n’appartenait pas à Antoine Claro. Il était caché sous un gravier, ce qui expliquait qu’il avait échappé à la vigilance pourtant exercée des chiens de policiers. Quelle stupeur générale quand on apprit, de sources sûres à 98%, ce qui était énaurme, que ce poil avait appartenu à Clarisse de la Florette ! Poussant encore les analyses, on trouva à la surface du poil des cellules épidermiques appartenant à Antoine Claro. De là à conclure, avant toute épreuve en laboratoire, que Clarisse de la Florette avait été violée par Antoine Claro, il y avait un pas que d’aucuns n’hésitaient pas à franchir. Mais une fois tournée, la scène manquait de vérité. Soit les acteurs étaient mauvais, soit Joan Strosse avait manqué d’inspiration.

« Après un attentif visionnage des rushes, nota-t-il dans son carnet, je doute qu’Antoine Claro ait jamais violé Clarisse de la Florette. Et puis d’abord, que faisait-elle dans le tunnel du métro ?

— N’est-ce pas la preuve qu’elle est liée à la Résistance ?

— Ça y est ! Je vois la scène ! Moteur ! Moteur !

— Pensez-vous que Mathis est le fils d’Antoine Claro ?

— Tout est possible maintenant ! Action ! »

Il referma son carnet. Il était trop tard pour réécrire cette partie du script. Il avait jeté les dés trop tôt. Il fallait maintenant imaginer la suite. Antoine Claro viole Clarisse de la Florette puis… Que voulait dire le docteur Soriana en parlant d’un N ? Il y a un V dans un N. Quelqu’un avait même déjà plaisanté en disant que le N est un V avec une béquille. « Bon Dieu ! s’écria Joan Strosse. Dites-moi ce que peut valoir cette béquille du point de vue narratif ! »

Il savait qu’il allait se rendre fou avant la fin de la nuit.

 

*

 

Mais, malgré les réticences de la production collaborationniste, Joan Strosse avait raison. Antoine Claro et Clarisse de la Florette s’étaient retrouvés dans le tunnel métropolitain. Ce qui donnait tort au docteur Zacharias Soriana, non point que son N n’eût aucune valeur narrative, mais il ne pouvait qu’avoir rêvé d’avoir tué la doublure d’Antoine Claro. Car Antoine Claro se trouvait dans le métro, en compagnie de Clarisse de la Florette et de Frank Luxor, lorsqu’eut lieu l’accident qui amputa le petit Mathis de ses deux seules jambes. Or, si cet incident eut lieu, ce fut la doublure d’Antoine Claro qui faillit être renversée par le métro. Détail dont nous sommes certains puisque nous l’avons suivie depuis le décor où monsieur Gu tentait de jouer le rôle d’Antoine jusqu’à cet endroit précis du récit. Ensuite, cette même doublure, ou comédien, fut emmenée par le docteur Soriana sur les lieux de l’attentat qui détruisit le Musée de l’Ancien et du Nouveau. Et le docteur l’envoya en mission de reconnaissance dans les décombres pour vérifier si le métro avait été volé ou non, ce qui confirmerait ou non la thèse d’une tentative de libérer les condamnés du couloir de la mort. Cette doublure emprunta alors le tunnel que la Résistance avait utilisé pour dérober le métro. Qui, dans ces conditions, rencontra Clarisse de la Florette et Frank Luxor à l’endroit où le meilleur chien policier du régime détecta la présence de sperme et d’un poil pubien qui inspirèrent à Joan Strosse la scène que bouda le public ?

Nœud 27

Cette fois, ce fut le docteur Aimé Zantris qui tomba sur un schéma de son collègue Zacharias Soriana, revu et corrigé par le fils du docteur, le petit Mathis. Le docteur Soriana était en observation suite à un comportement inadapté. Quant à son fils, il se remettait du terrible accident de métro où il avait perdu ses deux jambes. Amputé à mi-cuisse, il était en ce moment en période de rééducation et apprenait à se servir d’une prothèse dernier cri qui n’imitait pas les jambes, mais était fort pratique pour se livrer à peu près à tous les travaux qu’on exige ordinairement de ses jambes. Il passait beaucoup de temps dans le laboratoire de l’ingénieur en chef des services orthopédiques, Quentin Margaux. Celui-ci était le seul survivant de l’expérience qui avait en partie détruit les capacités cognitives du docteur Soriana. Le poète Jules Sarabande et l’ouvrier Antoine Claro, selon le protocole établi, n’auraient pas dû se rencontrer. Or, le confinement avait connu un problème de logique et les deux hommes en étaient venus aux mains. Le système, craignant les conclusions hâtives, avait abattu les adversaires. Le docteur Soriana n’avait pas mis longtemps à en perdre la tête. Quentin Margaux, qui était resté seul dans sa cellule, fut libéré à condition de ne pas témoigner, même sous la torture. Sa dent creuse contenait une capsule de pyraton® N, le pire de tous. La SAM, qui l’embauchait, et qui ne souhaitait pas intervenir dans cette affaire, avait proposé son meilleur orthopédiste au plus offrant. Le docteur Zantris, dont la fortune personnelle était considérable, battit ses adversaires avec quelques bonnes longueurs d’avance sur le poteau. Quentin Margaux avait jugé le cas de Mathis de la Florette comme relevant du plus haut intérêt et, pour ne rien gâcher, tomba littéralement amoureux de l’enfant, en tout bien tout honneur.

On ne sut jamais vraiment pourquoi ni comment, le schéma gribouillé par le docteur Soriana concernant l’ingénieur était entre les mains du jeune Mathis qui, en quelques ratures, en tira la synthèse :

triade-margaux.jpg

En situant l’ingénieur aux antipodes des apparences, le docteur Soriana avait vu juste. Quentin Margaux était le contraire d’un songe-creux. Son esprit ne se mesurait qu’aux questions les plus complexes, voire les plus obscures. Il raisonnait par le nombre, connaissant toutes les fonctions possibles et imaginables. On ne l’avait jamais vu s’extasier devant un spectacle, quel qu’il fût. Son domaine de prédilection, où il travaillait ses innombrables projets, devait cependant beaucoup au rêve, dont il était un analyste privilégié à la fois par l’intuition, la connaissance et la pratique clinique et personnelle. Véritable génie de la théorie, on le sentait tellement proche de la réalité qu’on le prenait quelquefois pour un devin, un magicien ou un prophète, ce qui ne laissait pas de l’irriter. Ses colères, rares mais historiques, n’avaient pour cause que ces sottes appréciations de son œuvre.

Malgré toutes ces qualités, qui en faisaient un interlocuteur tant pédagogue que dangereux, ce ne fut pas lui qui tomba sur le graphique ébauché par le docteur Soriana, mais le docteur Aimé Zantris qui passait par là tout à fait par hasard. Mathis sommeillait sur sa prothèse expérimentale mise au point mort. Une feuille de papier était tombée de ses mains. Le docteur Zantris la ramassa dans la noble intention de la poser sur les « genoux » métalliques de l’enfant. Mais le contenu de ce bout de papier attira son attention. Un schéma plutôt soigneusement tracé (de la main de Soriana) était couvert de ratures et d’inscription. Il chaussa ses lorgnons. Voici ce qu’il vit :

triade-margaux2.jpg

Il en tira mentalement le schéma que nous avons exposé plus haut puis, s’intéressant maintenant à ce qui lui avait paru n’être qu’un gribouillis d’enfant, effaça toujours mentalement ce qui pouvait être considéré comme n’appartenant pas aux réflexions de Mathis. Ce qui donnait ceci :

triade-margaux3.jpg

L’esprit du docteur Zantris entra aussitôt en ébullition. L’arc et la flèche ne lui étaient pas inconnus, en tant que signes bien entendu. Il sortit en vitesse de la salle de rééducation et, d’un pas alerte pour un homme de son âge, entra dans son bureau qu’il ferma à clé sans oublier le signal rouge. Il se saisit aussitôt d’une craie et d’un tampon. Le tableau noir se couvrit rapidement de sa fébrile écriture :

 

 

triade-margaux44.jpg

Apparence 2

Les trois premières saisons du facteur N (Nœud, Rêve, Réalité) avaient connu un succès jamais rencontré par une série télévisée depuis l’invention de ce prodigieux moyen de communiquer, de divertir et d’enseigner — ut doceat, ut moveat, aut delectet3. Jamais le public n’avait tant applaudi de ses propres mains. Le bond publicitaire avait dépassé toutes les espérances. Le docteur Zacharias Soriana, inventeur du procédé, connaissait une telle gloire que l’œil qu’il perdit (et retrouva) dans un combat fut proposé au Panthéon. D’abord réticent, l’État finit par accepter ce don de la personne. Le sarcophage fut construit aux mesures du docteur en prévision d’une future inhumation complète. L’œil, enfermé dans un écrin conçu par un descendant de Fabergé, fut placé dans le sarcophage à l’endroit exact qui serait sa place une fois que le cadavre du docteur y serait allongé, les jambes croisées comme il le demandait dans les conditions rédigées par son avocat. Une semaine plus tard, l’ennemi envahissait Parigi et en détruisait toute la symbolique étatique, y compris le précieux sarcophage du docteur qui avait été taillé dans l’os iliaque du plus gros mammouth jamais exhumé en Sibérie. Les Parigiens perdaient ainsi leur ascendance sur toutes les provinces qui retrouvèrent leur liberté de culture et de constitution. La quatrième saison du facteur N était en cours de tournage. Les repérages furent interrompus, notamment dans l’ancien métro qui allait servir à la nouvelle justice de prison à terroristes et à ceux-ci, plus communément appelés résistants, de moyen de pression sur le nouvel État. En effet, le réseau métropolitain fut truffé d’explosifs capables de transformer Parigi en bourbier impossible à gérer.

Quentin Margaux, qui devait être la vedette de la quatrième saison, fut licencié et retrouva son emploi à la SAM où il avait été, avant son aventure télévisuelle interrompue, le directeur des travaux de recherches sur le pyraton®. Hélas pour lui, il n’y avait plus de recherches. La SAM avait vendu la licence d’exploitation du pyraton® à la KOK. Quentin Margaux se fatigua vite du placard où les circonstances l’avaient confiné. Il tomba alors sur une annonce : la clinique du docteur Aimé Zantris exploitait un récent contrat avec la KOK et recherchait un ingénieur connaissant les travaux pratiques liés à la colocaïne et au pyraton®, ceci dans une perspective psychiatrique. Margaux n’avait aucune formation dans le domaine de la psychiatrie. Il n’avait même jamais éprouvé de curiosité pour ce champ de la connaissance qu’il considérait comme une approximation somme toute assez éloignée des préoccupations scientifiques du moment. Mais, cela était incontestable, il était le meilleur spécialiste du pyraton® et n’ignorait rien des qualités et des défauts de la colocaïne. Il envoya une lettre de candidature si motivée qu’il reçut une convocation signée de la main même du docteur Zantris. Celui avait-il informé la direction de la SAM de la démarche de son ingénieur placardisé ? Peu importait puisque Margaux obtint la permission de s’absenter toute une journée. Le caractère exceptionnel de cette autorisation l’inquiéta bien un peu, mais il avait hâte de mettre fin à ses relations avec un employeur qui avait mis autant de zèle à l’embaucher qu’à le licencier, sans doute pour les mêmes raisons. Il fallait espérer que le docteur Zantris fût à peine un peu moins hypocrite et que le salaire se montrât à la hauteur du train de vie confortable auquel l’ingénieur n’était pas prêt à renoncer.

La clinique se situait en marge à la fois de Parigi et de la banlieue. Ces zones privilégiées étaient exploitées par leurs propriétaires à des fins généralement hôtelières. Les campings étaient réputés pour leur climat tropical et pour la beauté de leurs hôtesses qui officiaient en petite tenue, voire sans tenue du tout, l’uniforme étant de mise en cas de retraite spirituelle, encore qu’il se rencontrât des praticiens de l’amour physique exclusif pour améliorer le menu des religions. Le docteur Zantris avait hérité d’un de ces campings. Mais il ne restait pas grand-chose de ses structures suite à un attentat de l’Islam le moins tolérant à l’égard du commerce sexuel. Le père du docteur avait disparu dans l’explosion et sa mère, projetée dans la propriété voisine, avait été dévorée par des fauves à peine dix minutes avant le repas du soir. Aimé Zantris, qui avait une dizaine d’années, connut l’orphelinat, la sodomie confessionnelle, la rage de vaincre et un certain goût pour les choses de la médecine, études qui ne lui furent pas refusées. Une bourse de l’État lui permit même de se spécialiser dans les sciences de l’esprit après avoir tout su de celles qui connaissent du corps. À trente ans, il soignait les esprits sous la baguette du docteur et professeur Calan, lequel lui enseigna tout ce qu’il savait et tout ce qui le turlupinait. Calan mourut, Zantris hérita de la clientèle et, sur la base d’un prêt, fit construire ce que nous connaissons aujourd'hui comme Clinique Zantris, un des plus prestigieux établissements où l’esprit du gratin de la société est remis à sa place chaque fois qu’il lui prend l’envie d’aller à la chasse aux papillons.

Des papillons, il y en avait beaucoup dans les jardins de la clinique. Quentin Margaux en aperçut un nuage derrière la grille noire de fer forgé quand il descendit du bus. Il se présenta d’abord au gardien de la guérite qui soumit la convocation à un examen traversé de doutes. Derrière lui, un écran papillotait. Margaux, qui voulait faire bonne impression, même au dernier des pions, se tenait bien droit devant la guérite, les jambes écartées et les mains croisées dans le dos à la hauteur de ses reins. De sa fenêtre, le docteur Zantris observa cette manière de plier les coudes pour ne pas laisser les mains s’appuyer négligemment sur le fessier. Cette attention toute militaire ne lui déplut pas. Il souleva le combiné de son téléphone et aussitôt une sonnerie retentit dans la guérite. Le gardien, interrompu dans son déchiffrement, écouta en se mordant les lèvres. Margaux craignit alors d’avoir commis un impair. Il savait qu’il était observé. Il rejoignit ses pieds, laissa pendre ses bras non sans leur impliquer la raideur nécessaire à l’application des petits doigts sur la couture de ses pantalons et, levant le menton, s’apprêta à entendre la sentence. Il pouvait entrer.

C’était de bon augure. Il mesura le pas jusqu’à l’entrée, bien que marchant sur une épaisse couche de gravier. Un vaste paillasson l’attendait. Il s’y frotta les pieds, lorgnant l’œil d’une caméra placée au-dessus du tourniquet. Enfin, droit comme un i, il traversa le hall d’entrée qui était désert, ce qui ne manqua pas de le déconcerter. Il s’était attendu à une réception, comme à l’hôtel ou à l’hôpital. La salle était bornée par des plantes vertes alignées comme des hommes. La porte d’un ascenseur était ouverte et à l’intérieur, une impatiente lumière clignotait. Il accéléra, entra et la porte se referma. L’estomac dans les talons, il se retrouva à ce qui devait être le bon étage. Le couloir, aussi vert que l’entrée, était aussi désert. Ne sachant s’il devait prendre à droite ou à gauche, il demeura immobile tandis que derrière lui la porte de l’ascenseur se refermait avec douceur. Il ne vit pas arriver un petit homme gris et bedonnant, à cause de la moquette qui était d’une épaisseur inouïe, tellement qu’on avait du mal à garder son équilibre. Il sursauta :

« Monsieur Margaux, je suppose ? » fit cette voix cotonneuse.

Margaux pivota et se retrouva face au bonhomme qui se présenta rapidement et l’invita non moins nettement à le suivre. On entra dans un bureau ni trop grand ni trop petit. L’ameublement était d’inspiration utilitaire, la fenêtre ouverte sur une verdure peuplée de papillons aux ailes blanches et une vague odeur de tabac aromatisé flottait dans cet air tranquille. Le docteur prit place, naturellement, derrière son bureau. Margaux s’assit sur la place qui lui était proposée.

« Je n’espérais pas votre candidature, docteur Margaux, commença le docteur Zantris. Vous êtes bien sûr engagé. La SAM approuve votre nouvel engagement. Quand souhaitez-vous entrer en fonction ? J’ai un cas à vous soumettre. Dès aujourd’hui si vous n’y voyez pas d’inconvénient. Savez-vous que notre cher docteur Soriana est un de nos patients ? Oh… pas pour longtemps… rien de grave… la censure qui a frappé ses travaux… mais ne vous a-t-elle pas atteint vous-même ?

— Puis-je placer un mot ? » grogna Margaux en vissant ses yeux dans les lorgnons de son interlocuteur.

Zantris tiqua, mais ne se formalisa pas. Il montra ses dents jaunies par l’usage de la pipe qui trônait sur son bureau. D’un simple geste de la main, il invita l’ingénieur à s’exprimer sans mesure.

« Si c’est pour le salaire… commença-t-il.

— Non, fit Margaux. Je suppose que j’en conserverai les avantages. Je voulais vous demander s’il me sera possible de loger ici même. J’ai appris que l’aile Est abritait quelques appartements avec vue sur la tour Enfel et le périphérique…

— Oh ! La tour est à vous, bien sûr ! Et je bénis celui ou celle qui vous a informé. Aurais-je seulement osé vous proposer ma clinique comme demeure ? Ainsi, je vous aurai sous la main 24 heures sur 24…

— En dehors des jours de congé…

— …que vous prendrez comme il vous plaira, mon cher collègue ! Que puis-je encore pour vous, pour votre bien-être ? J’aime être entouré de personnes bien dans leur peau. On vous dit impassible et…

— Cette Occupation me tue ! Et je ne parle pas de la Collaboration ! »

Quentin Margaux avait postillonné en disant cela. Il l’avait plutôt crié que dit. Le docteur Zantris se leva précipitamment pour fermer la fenêtre. La suppression des bruits naturels produits par les jardins déconcerta l’ingénieur. Il voulut s’excuser d’avoir…

« …trop parlé ? rit doucement Zantris. Allons donc ! Nous sommes tous résistants. C’est la raison pour laquelle nous collaborons. Le temps de l’action viendra. Vous n’en savez pas plus que moi sur ce sujet, mon ami.

— En quoi consiste notre collaboration… ?

— Qu’allez-vous imaginer ! L’occupant ne vient pas ici pour soigner les troubles mentaux que provoquent les réticences de l’occupé… du collaborateur si vous préférez. Ici, nous sommes entre nous. Strictement.

— Cependant… accepteriez-vous…

— Je ne peux rien refuser aux vainqueurs ! S’ils veulent me confier leurs maux, je les écouterai. Mais de là à les soigner… »

Quentin Margaux suait légèrement, détail du personnage qui amusa le docteur Zantris. Il ne put s’empêcher d’offrir un mouchoir. Margaux se frotta les yeux, ce qui augmenta la joie du docteur qui bourra sa pipe.

« Nous n’en parlerons plus, dit-il. Nous limiterons nos relations à la pratique du métier et, si vous le souhaitez, à l’amitié. Le temps n’est pas venu d’entrer en action. Nous avons été surpris par cette défaite. Le docteur Soriana lui-même…

— De quoi souffre-t-il ?

— Dépression… Il est moins solide que vous. Vous semblez tenir le coup. Ce nouvel emploi va vous aider à surmonter la déception provoquée par la censure qui a frappé le facteur N et ses acteurs. Vous avez des nouvelles de mon ami Frank Luxor ?

— Aucune ! Je ne le connais qu’à peine…

— Oui, bien sûr… C’était votre patron. J’espère toutefois que vous ne me considèrerez pas comme tel… J’ai besoin de votre amitié…

— Elle vous est acquise !

— Vous ne me demandez pas pourquoi j’en ai besoin ? Un besoin urgent… »

Margaux avala bruyamment sa salive. Son regard témoignait assez qu’il était en train de se demander dans quel guêpier il se fourrait en acceptant ce contrat. Cette fois, le docteur ne sourit pas. Sa pipe s’éteignit. Il grogna et la remit sur son support. Margaux toussa, la main devant la bouche.

« Est-ce en rapport avec le docteur Soriana, demanda-t-il, que vous devez aimer plus que moi… ?

— Rien n’échappe à votre prudente vigilance… Mais ce n’est pas le docteur Soriana que j’aime le plus.

— Moi ? Je… je ne sais que dire…

— Non, pas vous. Excusez-moi de ne pas vous aimer autant que le petit Mathis…

— Mathis ? Je … je…

— Je sais… Vous conduisiez le métro. »

Apparence 3

La prothèse avait un autre avantage. Elle ne simulait pas deux jambes, mais les remplaçait efficacement. Et à l’intérieur, le pénis pouvait entrer en érection et se loger entre deux circuits qui entraient en vibration si on tentait de s’élever au-dessus du sol pour une durée plus longue qu’un simple saut. Mathis sut mettre à profit l’appareillage de rééducation et notamment la poignée de la potence. Agissant mentalement sur la prothèse, il se soulevait en s’accrochant à la poignée et alors les deux circuits faisaient pression sur son pénis et se mettaient à vibrer comme des fous, sans doute parce que cette situation n’était pas prévue par le programme. Cependant, les bras fatiguaient au bout de trente secondes et, à la cinquième ou sixième tentative, il était impossible de se soulever. Il fallait alors se débarrasser de la prothèse et se masturber à la main à même le sol, agitant deux moignons en évitant de les voir, car ils avaient le pouvoir de réduire le désir à néant. Mais l’assistante du docteur Margaux intervenait toujours avant. Elle surprenait le petit Mathis, lui faisait honte et l’aidait ensuite à rentrer dans la prothèse. Et il reprenait ses exercices. Elle s’appelait Ariane Cice, une bonne blague de son vieux père qui s’appelait Cice et qu’on surnommait Sot Cice. Il travaillait au service du nettoyage par le vide.

Ariane Cice avait un cul sans cesse en mouvement. Mathis en connaissait toutes les possibilités cinétiques. Il ne l’avait jamais vu que sous le tablier, en supposant qu’Ariane ne mît pas de culotte. Quand elle lui parlait, pour lui expliquer l’usage d’un appareillage ou lui faire la morale, elle montrait un beau visage à peine maquillé et le tablier s’ouvrait sur les flancs de deux seins où palpitait une veine bleue. Et si les jambes se croisaient, les sabots blancs prenaient une importance telle que Mathis souillait son slip, provoquant un court-circuit qui était le prétexte à un sermon sur la manière d’aimer sans désirer autre chose que l’amour. Ariane portait une petite croix d’or entre les seins. Elle la suçait de temps en temps pendant que Mathis geignait entre câbles, poulies, leviers et coussins compensatoires. En fait, elle était la seule femme visible depuis que Mathis était entré à la clinique pour apprendre à se servir de la prothèse Margaux, du nom de l’ingénieur qui l’avait mise au point.

Sinon, à part Sot Cice et le docteur Zantris, Mathis ne voyait que le docteur Margaux et encore, pas tous les jours. C’était Ariane Cice qui s’occupait principalement de lui. Et son père procédait deux fois par jour au nettoyage de la prothèse, une tâche qui incomberait à son utilisateur une fois qu’on l’aurait lâché dans la cité. Mais il était encore un enfant. Zantris avait promis de lui épargner l’orphelinat. D’ailleurs, le docteur Soriana serait bientôt en état de reprendre le cours de sa vie. Mathis pourrait alors vivre avec lui. Et si le docteur ne se remettait pas avant la fin de la rééducation de l’enfant, celui-ci pourrait séjourner à la clinique chez le docteur Zantris qui y possédait un vaste appartement. Le docteur avait entendu parler des problèmes sexuels que connaissait l’enfant. Ariane Cice s’était montrée évasive, mais comme elle se confiait plus facilement à Margaux, c’est auprès de celui-ci que Zantris se renseignait. Et il avait hâte d’accueillir l’enfant chez lui. Son plan était de retarder le plus possible la guérison de Soriana. C’était la raison pour laquelle il l’avait mis sous pyraton®. Margaux, chargé de ces soins, cherchait désespérément le principe curatif de ce métal précieux. Et il ne le trouvait pas. Zantris savait que l’ingénieur souffrait lui aussi d’un déséquilibre mental. Le docteur Soriana l’eût-il engagé dans le facteur N s’il avait été un homme parfaitement sain ? Il n’y a pas de spectacle dans l’hygiène. C’est la merde qui attire les foules. C’était à se demander si Soriana ne feignait pas la maladie, histoire de renouer avec le public, contournant ainsi la censure imposée par le régime. Qui le remplaçait au poste de directeur général intérimaire de la KOK ? Mystère. Et de toute façon, Zantris se fichait éperdument de le savoir. Il avait d’autres chats à fouetter.

Ce n’était pas les enfants qui manquaient à la clinique. Et la plupart avaient conservé leur intégrité physique malgré les bombardements de la guerre puis, après l’armistice, les attentats perpétrés par la Résistance intérieure. Il y en avait même de beaux. Zantris ne s’intéressait pas aux filles. Il avait bien essayé, mais ça ne l’excitait pas. Il n’avait même pas cherché à comprendre pourquoi. Avant l’internement de Mathis, il avait éprouvé des sentiments pour quelques garçons, mais rien qui pût donner à penser que c’était le désir qui s’en mêlait. C’était agréable, sans plus. Il caressait leurs joues, leurs cheveux, tripotait les mains, laissait courir sa main sur les ventres avant de les ausculter, mais aucune érection n’avait signalé un quelconque complot du désir à l’égard du comportement tant social que privé. Le jour où on amena Mathis, le docteur l’avait reçu comme l’exigeait sa fonction. Puis Ariane Cice avait pris le relais et les choses avaient suivi leur cours habituel. Zantris aimait la routine des procédures et des protocoles. C’était son spectacle quotidien. Même le cul d’Ariane lui inspirait un contrôle minutieux de la monotonie. Le moindre changement d’un pli le perturbait et il ne pouvait s’empêcher d’en demander la raison. La pauvre Ariane était si souvent amoureuse que son tablier, boutonné à même la peau, devenait un champ de lecture déroutant que les yeux du docteur examinaient tous les jours par principe. Il n’en démordait pas. Puis arriva Mathis.

Était-ce son regard ? Son silence ? Sa terreur d’avoir à pénétrer jusqu’au nombril dans la prothèse ? Margaux n’étant pas encore entré en scène, cette prothèse imitait deux jambes et laissait à l’entrejambe un espace où le pénis pendait en appui sur ses deux couilles. Il n’y avait jamais eu d’érection. Ariane demandait régulièrement à l’équipe technique de réfléchir à un slip, car la vue de cet organe la dérangeait. Mais le slip provoquait des interférences et la prothèse se mettait à boiter lamentablement pendant que Mathis laissait couler des larmes amères. Le docteur Soriana, prostré dans sa cellule, ne demandait jamais des nouvelles de son fils. Par contre, la situation de Quentin Margaux alimentait toutes ses conversations. Il s’en voulait, à l’entendre, de l’avoir « laissé tomber ».

Et il parla de Margaux au docteur Zantris. Il lui montra, schéma à l’appui (voir le nœud 27), comment l’intérieur, clairement actif entre le rêve et la réalité, avait les moyens de peser de toute son intelligence sur les apparences même les plus triviales. Ce fut ce jour-là qu’il dessina le schéma que Mathis modifia à sa manière jusqu'à ce que le docteur Zantris en traçât le commentaire sur son tableau noir. Justement, cette analyse rapide tomba sous les yeux de Quentin Margaux lors de sa visite d’embauche qui fut, comme on le sait, couronnée de succès. Et quel succès ! Pendant que Zantris lui faisait visiter les locaux de son futur laboratoire, le mot « zizi » le hantait au point qu’il ne put s’interdire de le prononcer, comme ça :

« Zizi ! »

Surpris par cette intervention apparemment sans relation avec le sujet en cours (l’installation du nouveau laboratoire), Zantris répéta le mot comme une question à laquelle Margaux prit le temps de répondre :

« Je ne connais rien en psychiatrie, dit-il. J’espère que ce ne sera pas un obstacle à…

— Certes non ! C’est à l’aspect somatique que je vous demande de veiller. Nous expérimenterons le pyraton® sur le docteur Soriana. Il m’a donné son accord.

— A-t-il conscience du risque qu’il encourt ? L’impuissance, la fatigue intellectuelle, l’hyperglycémie… Nous avons déjà constaté ces effets secondaires chez le prisonnier ennemi…

— Vous avez utilisé des prisonniers à des fins de recherches… hypothétiques… ?

— Je crois même que c’est la raison qui a poussé Soriana à me choisir pour interpréter le rôle de Quentin Margaux… »

Zantris fit une moue inquiète et ralluma sa pipe rebelle.

« Espérons que ceci ne parvienne pas aux oreilles de nos occupants et de leurs collaborateurs… » murmura-t-il.

Puis il ne dit plus grand-chose, gagné par le silence que lui imposait une intense réflexion. Quentin Margaux n’avait pas que des qualités. Et ce défaut inattendu pouvait provoquer une catastrophe si des mesures préventives n’étaient prises. Zantris comprenait maintenant pourquoi la SAM s’était montrée si généreuse en lui refilant l’ingénieur. Il lui fit visiter son appartement, l’informa rapidement au sujet des consignes à respecter et le confia à la diligence d’Ariane Cice qui dut répéter son nom plusieurs fois avant d’être comprise.

« J’avais un ami qui s’appelait Sicard, dit Margaux joyeusement. On l’appelait trois demis…

— Et alors ? Il répondait à l’appel ?

— Puis-je vous appeler Ariane ?

— Voici le fil, petit malin ! »

Zantris, l’esprit occupé à résoudre le problème posé par Margaux, avait à peine souri. Il les regarda s’éloigner… sans les voir. De retour dans son bureau, il effaça le tableau. Sa pipe s’était encore éteinte. Elle s’éteignait quand il ne pensait plus à elle. Et elle était d’une impatience telle qu’il la traitait en insolente, n’hésitant pas à la jeter à l’autre bout du bureau sur les coussins où elle répandait ses cendres grises.

Apparence 4

Sot Cice avait plutôt l’air d’un pilon de poulet se tenant sur la tête. Ses jambes formaient un fuseau sous un ventre qui allait s’enflant sous les côtes, puis la poitrine rétrécissait et la tête, sans cou, achevait cette courbe par une calvitie boutonneuse. Il était en train de nettoyer la nouvelle prothèse. Apercevant Margaux qui l’observait en fait depuis cinq bonnes minutes, il exprima aussitôt sa satisfaction :

« Elle est mieux, beaucoup mieux que l’ancienne, clama-t-il. Ce n’est pas une évolution. C’est une véritable invention ! »

Margaux, surpris d’entendre ce discours de la bouche d’un factotum, lui serra la main en le remerciant d’avoir saisi la différence qui avait pourtant échappé au docteur Zantris.

« Par contre, continua Sot Cice, si vous avez effectivement résolu la question de l’exposition du zizi aux yeux de mademoiselle Ariane (ma fille…), il est difficile de considérer que cette cavité est un slip. C’est un trou. Et l’enfant y fait ce qu’il est naturel de faire. Et au lieu de nettoyer le parterre avec une simple serpillière, voilà qu’il me faut passer dix fois plus de temps à récurer ces fragiles circuits tant hydrauliques qu’électriques. Je ne gagne rien à l’affaire, moi ! »

Il riait. Il avait les dents de Fernandel et la moustache de Groucho.

« Vous connaissez ma fille ? demanda-t-il sans cesser de rire et de secouer sa brosse à l’intérieur de la prothèse.

— C’est elle qui m’a fait visiter l’appartement.

— Elle vous plaît ?

— Il est exactement comme j’aime ! Oh !... vous voulez dire… oui, oui ! Une charmante... euh… cicérone.

— Il faudra bien qu’elle vous plaise, car elle va devenir votre assistante.

— J’en suis ravi, vous pensez ! D’ailleurs, je n’aime pas travailler seul…

— Pas comme moi alors ! Je ne supporterais pas de m’en remettre à quelqu’un pour faire ce que je sais faire sans l’aide de personne.

— En réalité, il s’agit bien de partager une tâche quelque peu compliquée…

— Et c’est vous qui la compliquez, pardi !

— Mais si je peux la simplifier, n’est-ce pas… »

Sot Cice colla son nez sur celui de Margaux. Il redevenait sérieux. Ses dents grincèrent.

« Ne la simplifiez pas trop, souffla-t-il. Elle est déjà assez simple comme ça. »

Il recula et se frotta le nez.

« Je veux dire… sur le plan sexuel. »

Il reprit son travail, la main plongée dans la prothèse. Le regard de Margaux avait fui.

« Si vous craignez que je… finit-il par dire. Ma fonction… Certes, la relation doit rester hiérarchique… »

Sot Cice sortit son bras de la prothèse. Il tendit un doigt sous le nez de Margaux qui, sans se faire prier, le renifla consciencieusement. La tête de Cice hochait.

« Et oui ! Le petit a des désirs. Et c’est là-dedans qu’il les satisfait. D’après ma fille, il a trouvé le moyen de rester suspendu par les bras assez de temps pour que ça vienne, si vous voyez ce que je veux dire… Vous auriez peut-être intérêt à la compliquer un peu…

— Je comprends !

— Avant, je trouvais ça par terre. Enfin… si Ariane n’arrivait pas avant. Mais maintenant, c’est dedans. Et ça me complique. Alors si vous pouviez simplifier… »

Margaux donna enfin des signes d’impatience. Ça tombait bien, car Sot Cice en avait terminé. Il exposa la cavité de la prothèse au regard pressé de l’ingénieur qui acquiesça.

« Cette prothèse est encore à l’état de projet, dit ce dernier qui retrouvait le ton adéquat face à un subalterne. Je vous remercie d’avance de participer à son amélioration…

— Je m’y appliquerai, je vous le promets ! Et sans rien demander. Vous l’avez invitée à dîner ?

— N… non…

— Soyez patient avec elle, docteur. Et vous en obtiendrez tout ce que vous voulez…

— C’est ainsi que je conçois la relation professionnelle… »

Mais Sot Cice n’attendit pas la fin du mot « relation ». Il sortit comme quelqu’un qui s’échappe. Il oubliait sa trousse de nettoyage. Margaux allait sortir pour le héler quand Ariane entra par l’autre porte. Elle poussait la chaise sur laquelle le petit Mathis se préparait à souhaiter la bienvenue à son nouveau mentor. Margaux observa ce visage tragique pendant que l’enfant débitait un discours apparemment travaillé d’avance. Ariane écoutait religieusement, les mains croisées dans la ceinture de son tablier.

« Voyons si Margaux est prête… » dit-elle en se dirigeant vers la prothèse.

Elle s’arrêta soudain, la main sur la bouche.

« Oh ! dit-elle. Nous l’appelons Margaux à cause de…

— De l’inscription ! » s’écria l’enfant.

Il secouait son doigt, s’impatientant car Ariane ne montrait pas l’inscription en question. Margaux s’interposa.

« Tu as raison, dit-il en souriant. Je l’ai appelée Margaux.

— Comme vous ! » fit l’enfant.

Il avait hâte de montrer ce qu’il savait faire. Quentin Margaux ne s’était pas présenté depuis que la nouvelle prothèse était disponible. L’enfant voulait dire qu’il savait tout d’elle, mais il retint sa langue. Il souffrit cependant en entrant dans la prothèse. Ariane la verrouilla sans ménagement. La grimace de Mathis se transforma rapidement en sourire. Il sauta par-dessus un obstacle haut de trente centimètres. Margaux avait conçu ce système pour dépasser les exploits d’un perchiste. L’enfant comprendrait vite cela. Il avait le pouvoir de passer sans transition de la tragédie au rire, signe que son intelligence travaillait encore plus vite. Margaux s’agenouilla pour procéder à quelques réglages sur lesquels il fournit à l’enfant des explications détaillées. Ariane en perdit vite le fil…

Apparence 5

À l’extérieur, la Résistance s’organisait. Des centaines d’otages pendaient aux balcons de la ville, pourrissant sous la pluie de saison. La haine se propageait comme la peste, infestant les foyers, les ministères, les garnisons et même les écoles. Et il ne se passait pas un jour sans qu’un monument, une installation industrielle ou le véhicule d’un politicien ou d’un occupant ne sautât dans les airs avec âmes et bagages. L’ « Opération métro » avait suscité des vocations. L’abattement des premiers jours de l’Occupation avait cédé sa royale place à l’esprit d’organisation, de combat et de duplicité propre aux luttes agissant dans l’ombre. Trahisons, délations, coups de couteau dans le dos, idéologies aussi sommaires que les pelotons d’exécution, justifications en tout genre, rien ne manquait à l’accomplissement de la plus formidable série jamais imaginée par l’esprit d’aventure et de profit. Joan Strosse, promu au rang de génie créateur, présidait tous les jurys avec la même cruauté exterminatrice. La devanture des librairies, hauts lieux de la Collaboration, portait sa marque de fabrique. Pour lui, les jours passaient à la vitesse de la gloire et les nuits à la vitesse du plaisir. Il était une des cibles les plus recherchées par la Résistance. Et une des mieux protégées par le système. Employant des dizaines de nègres soumis à sa seule volonté, il produisait un nombre croissant d’épisodes de la nouvelle et unique série : Cannibales, que la plèbe surnommait le facteur C à la fois par dérision et par colère. Son succès était partagé entre l’ombre que les rebelles entretenaient dans le dos des traîtres et la lumière où ceux-ci dévoraient à pleines dents le capital des fuyards et des clandestins. Joan Strosse, fêté chaque jour sous la houlette du journalisme officiel, jouissait éperdument sans rien cacher de sa joie obscène.

Pourtant, il avait peur. Il utilisait une doublure prêtée par le système. En réalité, il n’apparaissait en public que sous forme d’holographie projetée à partir de son domicile secret. La doublure assumait les apparitions rapides. Il fallait redouter un attentat qui non seulement tuerait cette doublure, mais interdirait à Strosse lui-même de réapparaître pour poursuivre son œuvre démentielle ou démoniaque selon les points de vue. Il était sûr de ne pas « y passer » comme bon nombre de collabos, mais la mort de sa doublure signifiait la fin de la gloire et peut-être même du plaisir si le système l’enfermait alors dans une zone de sécurité impénétrable. Or, chaque nuit, il jouissait dans un cul différent, bandant sous l’effet conjoint de la colocaïne et du pyraton®. Ensuite, il tuait lui-même l’objet de son désir, laissant au système le soin de débarrasser sa chambre de ce cadavre terrifié. Car il les terrorisait avant de les tuer. Il figeait savamment cette grimace horrible de l’homme ou de la femme qui voit venir la mort et disparaître ses projets. Il possédait ces outils.

C’était lui qui avait conseillé au docteur Zacharias Soriana de se mettre au vert, prétextant une dépression nerveuse dont tout le monde avait d’ailleurs reconnu la réalité. Et le docteur, qui mourait littéralement de peur à l’idée de tomber entre les mains de la Résistance, avait disparu dans la clinique Zantris, laissant le champ libre à son scénariste attitré. Et pour parfaire cette chance inouïe, Frank Luxor était passé à la Résistance, condamné à la clandestinité loin des studios. Joan Strosse ne les remplaça pas. Il occupa leurs places. Sa victoire, inattendue et formidable, était complète, n’était cette peur d’avoir à disparaître sans laisser d’autres traces que celles d’une doublure pourrissant dans son propre caveau de famille.

Le soir, au crépuscule, tandis que la pluie d’automne tombait drue sur les toits, il entrouvrait sa fenêtre, passait sa tête dans ce mince interstice et, poussant à peine le volet, jetait un œil éperdu sur ce paysage familier que la tour Enfel dominait de sa splendeur passée. À ses pieds, les véhicules travaillant à la reconstruction du périphérique s’éloignaient dans toutes les directions. C’était cette image tragique qu’il avait voulue pour générique des Cannibales. Elle inspirait la haine aux esprits en voie de rébellion et la fierté à ceux qui pensaient que le monde avait changé de façon définitive. Voilà quel était le public fidèle et exigeant de la série, prouesse qui était l’œuvre seule de Joan Strosse. Pendant ce temps, ce trouillard de Soriana rêvait d’entrer au Panthéon où son œil l’attendait… sans doute de pied ferme, ironisait Strosse en son for intérieur.

Tel était le tribunal secret qui recevait chaque soir l’expression de ses craintes comme autant de chefs d’accusation. Après avoir été autorisé à jeter un œil sur les toits, il s’enfonçait dans son fauteuil, les mains sur les accoudoirs, jambes croisées, se voyant dans le vernis de la porte qui allait s’ouvrir. La caisse à outils était prête. Dès qu’il l’ouvrirait, elle lui inspirerait un protocole. Il se répétait rarement, mais le temps des variations était venu, augurant d’un ennui contre lequel il savait qu’il ne se battrait pas. Sa vie le précédait déjà.

Le système l’informa que l’ascenseur montait. C’était un ascenseur privé qui s’ouvrait sur le salon principal, celui qui disposait d’une fenêtre donnant sur la ville. Mais le système ne disait rien sur le sexe. Strosse avait exigé ce paramètre. Le sujet pouvait être de l’un ou l’autre sexe, mais d’un âge et d’un physique compatible avec l’érection. Sans désir, l’injection de colopy® pouvait provoquer des hallucinations. Strosse haïssait ces systèmes de visions. Seule la réalité lui inspirait le rêve. Il venait de se rafraîchir la mémoire en consultant le blog de Quentin Margaux qui était un spécialiste du genre. Il se dénuda tranquillement. L’ascenseur glissait avec un bruit discret de frottement sans résistance. Le colopy® agirait en présence du sujet. Il fallait s’attendre à une érection douloureuse au début puis, le plaisir reprenant ses droits, et la terreur du sujet participant à la reconstitution du nœud actif, l’ambiance deviendrait supportable. Il n’y avait pas d’autres moyens de résister à la tentation du suicide. C’était du moins ce que prétendait le système et ce que confirmait Quentin Margaux.

La porte coulissa. Le corps qui apparut en contrejour, car la cabine était violemment éclairée, était celui d’une femme. Bien proportionné, il mettait en appétit, apéritif que Strosse dégusta lentement. Il attendit quelques minutes avant de faire signe qu’elle pouvait avancer. Elle hésita. Si c’était une résistante en sursis, elle savait ce qui l’attendait. Sinon, elle pouvait toujours espérer s’en sortir et jouer le jeu de l’amour sans pouvoir expliquer pourquoi elle était amoureuse, cette hypocrite !

« Viens ! » dit-il.

Derrière elle, la porte se referma. La suppression du contrejour la fit apparaître dans la lumière d’une lampe qui éclairait un angle du salon. Il ne s’attendait pas à la revoir. C’était Amélie Joiffard, amante commune de Soriana et de Margaux. Il éclata de rire, couvrant pudiquement ses parties.

« Si je m’attendais… ! »

Mais elle le savait depuis longtemps, des jours peut-être. Le système faisait toujours bien les choses. Elle était préparée à la souffrance. Une souffrance gratuite, car si elle était ici, c’était parce qu’elle avait déjà parlé. Mais de qui ? Et de quoi ? Ces informations ne concernaient pas la documentation des Cannibales. Joan Strosse n’y avait donc pas accès. Il devait se contenter de la surface. Et s’il tentait d’arracher ses secrets à sa victime (il en avait les moyens), le système intervenait et la détruisait lui-même, avec une telle rapidité d’exécution qu’elle ne souffrait pas et s’en allait comme un veinard des soins palliatifs. Était-il arrivé que la victime parlât de ses secrets sans que Strosse le lui eût demandé ?

« Amélie… dit-il, s’étant levé pour emplir deux verres. Prends place, je t’en prie. Je ne m’attendais pas à te retrouver… du moins pas dans ces circonstances. »

Il lui tendit le verre qu’elle empoigna vivement, le portant aussitôt à ses lèvres. Celles-ci avaient cicatrisé. Toutes les blessures cicatrisaient avant livraison. L’aspect de ces traces encore vives n’était pas ragoûtant, mais la chair fraîche était réservée à l’occupant. Amélie avait été fouettée sur les cuisses et le ventre. Comme elle était assise, Strosse s’impatienta, mais il conserva son calme. Le colopy® était en train travailler de l’intérieur. Elle trouverait cette queue monstrueuse, comme les autres. C’était comme ça qu’il déchirait les culs. Et il frémit à l’idée que c’était ce qu’il allait lui faire subir. Elle tendit son verre et il le remplit.

« Si tu espères te saouler avant de passer à la moulinette de mon instrument, rit-il, tu te trompes. Tu es ici pour souffrir. Et retiens ta langue. Ce que tu sais ne m’intéresse pas.

— Si tu savais, fit-elle d’une voix tremblante, peut-être améliorerais-tu la médiocrité de tes œuvres…

— Ce n’est pas en améliorant que je procède. Et il ne s’agit pas de médiocrité. Mais j’apprécie ton humour. C’est le dernier verre. Il ne troublera pas ton esprit. »

Il la considéra d’un œil désabusé. Ces salauds s’en étaient pris à ses tétons et ils n’avaient pas non plus ménagé le con dont la douleur la contraignait à garder les cuisses ouvertes. Elle avait conservé sa belle chevelure blonde. Et son regard transparent, vert ou bleu selon l’angle de visée. Il se déplaça sur le côté pour apprécier son épaule. Elle avait des bras magnifiques.

« Je n’ai pas le droit de te demander des nouvelles de Frank, dit-il, montrant maintenant ses fesses. J’espère qu’il se porte bien. Je ne devrais pas le souhaiter, mais il reste mon meilleur ami. Sans lui…

— Pas dans la bouche, s’il te plaît, s’écria-t-elle.

— Tu me mordrais… ?

— Je t’en prie !

— Je vois que ce ne sera pas possible non plus par devant… Ils t’ont bien arrangée…

— Je n’ai plus d’anus… non plus… seulement la bouche…

— Tu me mordrais ! »

Il la retourna pour vérifier qu’elle ne mentait pas. En effet, l’anus, ou le trou qu’il avait occupé, était grossièrement cousu. Elle avait parlé, mais avait continué de résister avec courage. Et il n’avait pas suffisamment confiance en elle pour confier son pénis à cette bouche que ses tortionnaires n’avaient pas songé à édenter. Quant aux mains, il connaissait leur vigueur. Elle aurait vite fait de le neutraliser. Il ne lui restait plus qu’à se branler devant elle. Autant la tuer tout de suite. Il s’assit.

« Tu ne sortiras pas d’ici vivante… dit-il.

— Épargne-moi, mais ne me demande rien.

— Par où sortirais-tu ? La fenêtre est commandée par le système. Et la porte de l’ascenseur restera bloquée tant que tu respireras. Il n’y a pas d’autre issue... »

Il réfléchit, caressant machinalement son pénis qui prenait des proportions jamais atteintes.

« Es-tu venue pour me tuer ? demanda-t-il en souriant.

— Je suis plus forte que toi ! Je l’ai toujours été.

— Crois-tu que je n’y ai pas pensé en te revoyant ?

— Ils ne m’ont pas détruite. Ils ont détruit la femme, la résistante, mais certainement pas l’enfant. Je t’ai vaincu plus d’une fois. Me confierais-tu ton plaisir sans condition ?

— Tu es venu pour me tuer… Ils t’envoient me tuer ! Ils t’ont promis la vie sauve. »

Il se leva précipitamment et ouvrit sa caisse à outils. Il n’avait pas d’arme à feu. Il n’en avait jamais eu l’utilité. Il se saisit d’un couteau de cuisine. Il le brandit. Elle éclata de rire.

« Tu t’endormiras avant moi, dit-elle. Le colopy® provoque un sommeil de dix heures, plus de temps qu’il m’en faut pour te tuer.

— Erreur ! Tu n’as pas bien lu la notice. Le sommeil n’intervient qu’après la jouissance complète. Sinon les effets du colopy® s’éteignent et le sujet retrouve toute sa conscience.

— Et c’est toi qui parles de conscience…

— Ils t’ont considérablement affaiblie… Tu m’as prié de ne pas abuser de ta bouche. Et si je le tentais ?

— C’est mon talon d’Achille ! »

Elle éclata d’un rire encore plus bruyant. Il s’approcha, veillant à garder son pénis hors de portée. Ces maudites mains étaient douées d’une force inouïe. Il avait eu maintes fois l’occasion de subir leur outrage. Comment accéder à cette bouche sans se faire déchirer ? Jadis, c’était elle qui prenait l’initiative. Et c’était sacrément épatant ! Il ne pourrait rien faire si elle lui sautait dessus. Cela, ils le savaient. Pourquoi avaient-ils soudain décidé de le supprimer ? Les Cannibales fonctionnaient à merveille. Le public en redemandait. Qui prendrait le relai s’il disparaissait ? Aucun nom ne se présentait à son esprit. Il se rendit compte soudain qu’il n’avait jamais pensé à personne, preuve que les candidats pullulaient à Parigi et ailleurs en province. Le colopy® continuait sa croissance. Et son esprit n’avait plus de place pour penser à autre chose qu’à ce sacré plaisir !

« Approche, dit-elle. Je vais te sucer à mort ! »

Il recula. Il pensa s’enfermer dans les toilettes, mais le système avait sans doute prévu cette retraite. Il empoigna son pénis à deux mains et serra de toutes ses forces. Le plaisir s’annonça par une violente contraction du périnée. S’il jouissait, il était perdu. Elle le tuerait pendant son sommeil. Et s’il ne parvenait pas à se faire sucer, elle le dépècerait vivant à main nue. C’était le moment de se battre pour ne pas mourir comme un lâche. La scène était diffusée sur les réseaux ou le serait tôt ou tard. C’était la règle en matière de derniers instants. La plupart des condamnés mouraient fièrement, d’un côté comme de l’autre. On avait rarement assisté au spectacle de la peur et de la couardise. Et c’était ce qui était le plus demandé dans les sondages. Il allait faire la fortune du régime télévisuel s’il se comportait comme le lâche qu’il était. Ou il serait un mort de plus à oublier s’il faisait face à cette envoyée du Diable. Sa langue s’agitait hors de la bouche, faussement prometteuse. S’il acceptait de se faire sucer, il ne jouirait pas. Elle le tuerait avant. Avec ses mains qui l’avaient toujours vaincu. Elle devina ses pensées.

« Je te tuerai après, promit-elle. Ou pendant. C’est mieux pendant, Joan. Ils me l’ont proposé et j’ai dit oui. Et comme tu vois, ils m’ont épargnée. Et ils m’épargneront encore si je tue la poule aux œufs d’or.

— C’est ce que je dis ! Je suis cette poule ! Et voici mon or ! Ai-je jamais refusé de partager ma fortune avec le régime en place ? J’ai toujours participé. J’aime la société. J’aime ma patrie. Et je n’ai pas perdu mon inspiration. Il n’y a aucune raison de me supprimer !

— Il doit bien y en avoir au moins une… Le système ne tue pas sans raison. Tu le sais bien.

— Est-ce que je suis résistant ? Non. Est-ce que j’ai trahi d’une autre manière ? Non…

— Est-ce que quelqu’un veut ta place ? Oui.

— Mais qui, nom de dieu ? »

Strosse s’effondra dans son fauteuil. Il était trop tard pour résister. Elle le tenait par la queue. Elle avait commencé son œuvre de jouissance. Si elle tenait sa promesse, il mourrait en pleine éjaculation. N’en avait-il pas toujours rêvé ? L’épectase ne lui avait-elle pas inspiré ses meilleures pages ? Combien de personnages avait-il tués de cette merveilleuse manière d’en finir avec l’angoisse ? Elle n’en profitait pas pour se servir de ses terribles mains, les réservant à la mort qu’elle était venue servir pour satisfaire le régime qui l’avait torturée sans pitié. De temps en temps, il apercevait ses yeux pers. Il n’y lisait aucune haine, aucun amour, rien. Elle était venue faire son travail. Et pas par plaisir.

Apparence 6

La situation du docteur Zacharias Soriana n’était pas claire. Officiellement, selon son bulletin de santé, il était en cure de repos à la clinique Zantris suite à une dépression nerveuse. Le volume considérable de ses travaux ajouté à une interruption du facteur N l’avait plongé dans une profonde mélancolie. Le régime, associé au système, avait consenti à financer un séjour chez Zantris, sans limites de temps. En réalité, le docteur Soriana se portait comme un charme. Ses travaux le passionnaient sans le harasser. Et si le facteur N avait été interrompu au profit de la nouvelle série intitulée Cannibales et surnommée facteur C, c’était ce qu’il avait imaginé pour empêcher Quentin Margaux de pousser ses propres investigations. En effet, l’ingénieur avait réussi à s’intégrer au programme de recherche du docteur dans le seul but d’en dénoncer le côté artificiel et surtout publicitaire. Mais une fois que le loup était entré dans la bergerie, il était impossible de l’en chasser sans un bon prétexte. Le public n’aurait certainement pas accepté d’être privé d’un personnage qui avait beaucoup promis et qui avait commencé à tenir ses promesses. En un mot, il était la « coqueluche » du facteur N. Joan Strosse, toujours un peu pervers à l’heure de se laisser aller à créer le divertissement attendu, s’était plu à donner à Margaux la dimension d’un héros national. Mais alors qu’il était en pleine gloire bien huilée, sa chance avait tourné au vinaigre. L’ennemi, contenu depuis des années, avait renversé les murailles de Parigi et était entré pour imposer sa loi. La figure du héros que représentait Margaux ne pouvait que déplaire à l’occupant et nuire aux intérêts du nouveau régime. Comme il était trop tôt pour le liquider, car le public était encore sous son charme, le docteur Soriana eut cette idée d’interrompre la série et de la remplacer par un sujet d’actualité plus brûlante encore. La Résistance, à l’ombre du régime, inscrivit le nom de Zacharias Soriana sur la liste des traîtres à exécuter sans procès. Il était donc urgent et nécessaire de mettre le docteur à l’abri. Joan Strosse inventa le scénario d’une dépression et le docteur fut interné dans les murs de la clinique Zantris. Son bulletin de santé, diffusé en fin de mois par les réseaux, repoussait chaque fois la date de sa probable guérison.

Pour ajouter aux motifs de dépression, le public commençant à douter qu’une interruption du programme pût avoir de si tristes et durables conséquences, Joan Strosse imagina d’ajouter à l’Opération métro organisée par la Résistance les deux scènes qui en changeait totalement le sens et la portée :

— 1) Le petit Mathis de la Florette, fils du docteur Soriana, était écrasé par le métro et perdait ses deux jambes sans succomber à cette effroyable mutilation ;

— 2) Quentin Margaux était au volant du métro, scène inoubliable et ô combien dramatique où son profil de conquérant apparaissait derrière le reflet du pare-brise.

C’est le moment de la série qui fut choisi pour l’interrompre. Les premières images de Cannibales superposaient les visages de l’enfant et de l’ingénieur avec à la fin un fondu au noir où celui du docteur grimaçait d’une douleur bien compréhensible. Le tour était joué. Le public avait marché. Et la série Cannibales devançait toutes les autres, y compris les plus propagandistes. On en était là quand Joan Strosse reçut la visite d’Amélie Joiffard.

L’épisode du meurtre de Joan Strosse par la résistante fut diffusé sur tous les réseaux. L’aspect pornographique de certaines scènes ne choqua personne. Les uns jugèrent que l’écrivain avait reçu ce qu’il méritait et les autres espérèrent qu’Amélie Joiffard ne survivrait pas longtemps à sa trahison. Le docteur Soriana, qui vivait joyeusement son internement, en conçut une terreur telle qu’il songea à s’évader pour échapper à un sort similaire. Quelle visite recevrait-il comme dernier acte de son existence ? Ou qui, dans celle-ci, possédait une force supérieure à la sienne ? Il se plongea alors dans son passé pour retrouver ce personnage dangereux.

Quentin Margaux, nouveau venu à la clinique Zantris, n’appartenait pas au passé du docteur, en dehors toutefois des rushes du facteur N. Or, aucun de ceux-ci, y compris ceux qui n’avaient pas été montés, ne témoignait d’un combat entre le docteur et l’ingénieur. Il était donc peu probable que Margaux eût été envoyé pour liquider Soriana. Quant à l’idée saugrenue d’un Mathis vindicatif au point de tuer son propre père, le docteur n’y songea même pas. Et si jamais Amélie Joiffard, épargnée par ses tortionnaires, montrait le bout de son nez, le docteur n’aurait aucun mal à la neutraliser comme il l’avait fait chaque fois qu’elle s’était avisée de le contredire. Elle devait forcément se souvenir de ces raclées sans mesure.

D’ailleurs, le docteur avait assisté à la torture de son amante. Il n’avait pas participé, étant convoqué comme observateur, ce qui lui avait fait soupçonner une intention douteuse du système ou du régime. Il avait pris place sur le banc des observateurs, six hommes qu’il ne connaissait pas plus lui-même. Deux bourreaux avaient amené Amélie, l’avaient ensuite déshabillée et ligotée sur une chaise romaine. Les sept témoins avaient applaudi, l’un d’eux siffla brièvement avant de comprendre qu’il n’entrait pas dans ses compétences d’exprimer son sentiment. Les applaudissements subissaient une distorsion puis une amplification. Ils étaient alors injectés dans le cerveau de la suppliciée. En fait, on n’était pas censé applaudir, mais taper des mains pour produire le son recherché par le système de douleur. Le sifflet n’était pas prévu et par conséquent interdit. Le siffleur, dépité, demanda si d’autres types de bruit étaient au programme. La voix métallique d’un robot caché dans l’ombre lui conseilla de la fermer ou d’aller se faire voir ailleurs. Quand on savait ce que cette expression typiquement parigienne signifiait, il valait mieux rentrer dans sa coquille et veiller à répondre uniquement aux signes. Heureusement, ce type était parigien.

Soriana s’étonna de ne connaître personne dans cette assemblée, à part Amélie qui ne le voyait pas. Les deux bourreaux sortirent après avoir vérifié l’assujettissement du sujet à la chaise. Le partenaire entra alors. C’était un inconnu au visage sans reliefs particuliers. Il portait un slip et des sandales assorties. À sa ceinture pendaient divers ustensiles tranchants et contondants et toute cette ferraille cliquetait joyeusement. Les pieds des observateurs furent invités à battre ce rythme. Et, par le même procédé de distorsion et d’amplification, ce bruit de semelle restructura la disposition de la suppliciée à accepter sa situation tragique. Il s’agissait de la préparer à la douleur pour en augmenter l’intensité. Une partie de cette énergie était réemployée pour alimenter le cœur du partenaire. Il frappa d’abord un œil, le poing fermé pour solidariser ses bagues. Amélie hurla. On applaudit.

Les coups pleuvaient, les applaudissements se multipliaient, Amélie gémissait… Enfin, elle fut réduite au silence, non pas parce qu’elle perdit connaissance, mais son esprit était maintenant ailleurs, à l’endroit où il était enfin prêt à reconnaître ses erreurs. Elle se mit alors à parler, révélant tous les noms de ses complices et les lieux où ils se cachaient. Le docteur, inquiet, comprit qu’il en savait maintenant autant que le régime et l’occupant. Observant le visage de ses compagnons, il vit que la même inquiétude les traversait. Qui sommes-nous ? pensa-t-il en s’efforçant de ne pas penser trop fort, car le système veillait constamment. Mais n’était-ce pas justement l’objectif de cette opération de soumettre le sujet à son angoisse, de le pousser à comploter pour échapper aux conséquences de ses observations et de finalement accepter de se soumettre lui aussi à la terreur comme principe de l’interrogatoire ?

On emmena enfin Amélie, sans doute dans les bras musculeux des assistants qui prirent le même soin à la libérer de ses liens. Le partenaire, essoufflé, tira la chaise dans les coulisses de cet endroit maintenant sinistre. Les observateurs n’osaient pas bouger du banc où ils suaient, tentant vainement de maîtriser leur respiration haletante. Soriana écoutait. Il ne voyait plus, ou plutôt ce qu’il voyait relevait de l’imagination alors étreinte par le futur prévisible de cette connaissance de témoin forcé. Personne ne venait. Il fallait attendre, attendre pour réfléchir, jeter les bases d’une angoisse qui servirait les intérêts du régime et de ses associés, occupants et collaborateurs.

Soriana ne sut jamais comment se termina ce premier épisode de sa collaboration. Il soupçonna même Amélie d’avoir joué la comédie au service du régime. Elle était douée pour la simulation. Elle avait souvent interprété des rôles. Et toujours dans son intérêt. Pour avancer dans la hiérarchie, pour augmenter ses revenus, pour obtenir un avantage, détruire les attentes d’un concurrent… Pourquoi ne pas imaginer un simulacre de torture ? Et que valait cette connaissance des noms impliqués dans la Résistance ?

Le docteur rentra chez lui dans un état proche de l’hallucination. Il ne distinguait plus le vrai du faux. Les apparences prenaient le dessus. Et il était impensable de les traverser aussi facilement qu’un miroir de papier. Il se cacha dans un rideau. Si le système l’observait, soucieux de mesurer les effets produits par le spectacle auquel Amélie avait prêté son corps en résistante ou en comédienne, il ne percevrait que ses halètements, sa tachycardie, les frottements, le murmure impossible à réfréner. Et cela dura des heures. Quand il sortit de sa cachette, il faisait jour. Il avait réfléchi. Il irait d’abord se livrer aux soins du docteur Zantris. Il simulerait la dépression. Il n’en était pas encore là, mais l’angoisse le tenait. Il savait de quoi elle était capable. Il ne prit pas le temps d’une toilette ni d’un café. À peine sur le trottoir, il héla un taxi et croisa les doigts en espérant arriver à temps.

Apparence 7

Mathis agita ses moignons. Ce n’était pas amusant. Il avait vu des culs-de-jatte à la télé. Ils se déplaçaient en planche à roulettes ou carrément sur les mains sans avoir besoin de marcher la tête en bas. Mais ça, c’était pour les pauvres. Il était un gosse de riches. Il avait les moyens d’une prothèse dernier cri. Et pas besoin d’aller la chercher en Mongolie pour ensuite s’adapter aux déficiences de la technologie russe ou chinoise. Il était dans la place. Avec deux jambes en moins, mais fidèle au poste. La question était de savoir qui il tuerait : Papa ou Margaux ? Il n’avait reçu aucune instruction à ce sujet. Quant à l’arme, il n’en savait pas plus. Ce ne serait pas la prothèse. Margaux l’avait conçue. Certainement pas pour qu’on s’en servît contre lui. Ou alors elle servait aussi à ça et c’était Papa qui serait visé. Ariane Cice suivait le manuel d’instruction. Pour l’instant, il s’agissait de faire le tour des capacités locomotrices de l’engin. Rien sur son pouvoir létal. Si elle en possédait un, il était bien caché. Et Ariane n’avait apparemment rien d’une instructrice militaire. Elle avait un beau cul et Mathis ne pensait qu’à lui quand la question de sa mission ne se posait pas. Avoir sacrifié ses jambes pour l’idéal de sa mère le tourmentait encore, mais l’heure du passage à l’action approchait forcément et il en concevait une fièvre si tremblante que Zantris avait prescrit deux bains d’eau glacée par jour. Il y entrait tout nu sous le regard professionnel d’Ariane qui contrôlait la température et le robinet. Sorti de là, son « zizi » avait l’air d’un coin de mouchoir tortillé pour l’hygiène des oreilles. Elle le frottait alors avec une solution de colocaïne, à mains nues. Il n’en éprouvait aucun plaisir, aucune excitation, pas même un soupçon de joie. Et pour les oreilles, elle utilisait un aspirateur miniature. Encore heureux !

La journée s’annonçait ensoleillée. Sot Cice était à genoux devant la cuvette. Un écrou résistait à son outil. Il jurait sans réussir à affaiblir la résistance du pas de vis oxydé. C’était toujours ce qui arrivait quand une fuite l’enquiquinait. L’eau avait oxydé les filetages, ramolli les joints, abusé de sa pression pour crever le tuyau. Et c’était pareil pour l’électricité, alors qu’il était employé pour balayer et lessiver les sols. C’était écrit dans son contrat. Et il posait un doigt inquisiteur sur ces clauses que le docteur Zantris prétendait n’avoir pas lues avant de signer aussi.

« Et les fenêtres ? demandait celui-ci en agitant son œil goguenard. Il faut bien que quelqu’un les nettoie ! Vous ne pensez tout de même pas que je…

— Les fenêtres à la rigueur, docteur ! Et même les plafonds que je débarrasse de leurs araignées sans qu’on me le demande…

— Je ne vous ai pas demandé de nettoyer le dessus des tables. Que je sache !

— Mais vous ne savez pas tout ! Enfin… je me résigne. Tous ces malheureux, vous comprenez ? Comment refuser de vous aider à leur rendre l’existence possible ? Vous êtes un brave homme, je ne dis pas le contraire. Vous devriez lire les contrats avant de les signer. »

Sur ce, le docteur s’enfuyait en riant comme un enfant. Était-ce lui, la cible ? En tout cas, le système n’avait aucun intérêt à liquider Sot Cice. Il était bien utile, cet homme-là ! Et pas seulement pour réparer les chiottes. Il avait de la conversation. Il connaissait le monde. Il avait fait la guerre. Et il l’avait perdue. Maintenant, il était résigné, ni collaborateur, ni résistant. Et il n’attendait rien. Il savait même calculer le temps qu’il faudrait au nouveau régime pour supprimer toute envie de résistance.

« On tue les idéologies comme tout le reste, prophétisait-il. C’est le temps qui impose ses lois. Le régime qui emploie le temps finit toujours par gagner celui qui le mesure pour agir en conséquence. L’horloger est plus savant que le voyageur.

— Je veux voyager ! clama l’enfant. Je ne veux pas m’ennuyer dans une boutique à l’abri du soleil. L’homme n’est pas fait pour s’enfermer.

— Il n’est pas fait non plus pour l’être. Regarde ce qui arrive à ton père…

— Il sortira si c’est ce qu’il veut !

— Pour aller où, sinon dans son laboratoire ? Crois-moi, ton père est un horloger.

— Tu n’es pas un voyageur non plus…

— Hélas non ! puisque je suis enfermé. »

Et Quentin Margaux, le génial inventeur de la prothèse qui portait son nom, était-il un voyageur, un horloger ou un prisonnier ? On le voyait rarement. Il était discret comme la souris qui vole votre part de fromage. Son regard fuyait. Ses mains ne sortaient pas des poches. Il était toujours prêt à s’en aller, à vous quitter, à vous abandonner. Quelquefois, Ariane ne cachait pas son désespoir, mais elle attendait que Margaux disparût avant de s’en exprimer. Et c’était Mathis qui recevait cette complainte, souvent en présence de Sot Cice qui n’en commentait pas les lassantes répétitions. Il était évident que la clinique n’abritait aucun voyageur. Si on y vivait tout ou partie de son existence de son plein gré, on pouvait être qualifié d’horloger. Par contre, sans possibilité de sortie temporaire ou même définitive, il fallait se résigner à l’enfermement. Et pour ça, il était absolument nécessaire d’être fou. Or, on ne se rend pas fou soi-même. On l’est ou on le devient pour un tas de raisons auxquelles l’horlogerie et le voyage ne sont pas étrangers. C’était à se demander qui de l’horloger ou du voyageur avait le plus de chance de devenir fou. Sans compter qu’on l’est peut-être déjà au moment où on se pose ce genre de questions. Si on se les pose…

Sans l’homme, la vie est un mécanisme. La mesure du temps et des distances n’appartient qu’à lui. Jusqu’à la preuve du contraire, car il existe toujours une possibilité de contraire. Et peut-être même toujours… Sot Cice était d’avis que le petit Mathis lisait trop.

« Tant de temps passé devant un écran, ruminait-il en présence du docteur Zantris, ça vous change un être humain en savant.

— Prétendez-vous que le savant a perdu sa nature ? rétorquait impatiemment le docteur.

— Perdu… je ne sais pas. Mais il ne la retrouvera pas le jour où il en aura besoin… si vous voyez ce que je veux dire… »

Voilà comment Sot Cice faisait trembler le docteur qui revenait dans son bureau avec des idées noires qu’il pensait avoir remisées la veille avant de trouver le sommeil tard dans la nuit. Mathis ne lisait pas vraiment. Il s’informait plutôt. Les récits ne le transportaient pas. Les chansons l’ennuyaient. Seul le spectacle avait le pouvoir de l’embarquer, presque de force. Cet enrôlement ne lui déplaisait pas. Il connaissait bien ces navires. Tous les ports en vantaient les mérites et les avantages. Le désir commençait toujours avec ce message publicitaire organisé lui-même comme un spectacle. Et après le spectacle, un autre spectacle. Et ainsi de suite, jusqu’à se perdre. Heureusement, l’aide était disponible à tout moment. Une horlogerie parfaite. Même un fou pouvait profiter du voyage. Mathis ne les fréquentait pas. Il n’avait pas même rencontré son père depuis qu’il était interné sous prétexte d’une dépression causée par les évènements. Les risques de l’Histoire, disait Sot Cice.

Il était donc temps de demander des nouvelles de Papa et d’abord de s’informer pour savoir s’il en prenait de son fils. Mathis cessa d’agiter ses moignons et chaussa sa prothèse. Sot Cice venait de sortir, grognon car la cuvette des WC perdait toujours son eau et le mur adjacent commençait à s’humidifier. Cet effet de capillarité n’occupa l’esprit de Mathis qu’une demi-minute, le temps nécessaire au lancement du système responsable de la Margaux 003. En chemin, il salua des employés occupés à la désinfection d’une chambre d’où le mort venait d’être extrait. Il en profita pour jeter un coup d’œil sur cet intérieur qu’on dépersonnalisait au vaporisateur et au carton d’emballage, double effet d’une précipitation programmée. À l’entrée, un de ces cartons, mal fermé, laissait voir la manche d’une chemise. Mathis n’en saurait pas plus. Il s’éloigna, activant la prothèse pour arriver au bureau du docteur Zantris avant onze heures, car passé cette heure précise, l’alcool avait quelque peu modifié la structure intellectuelle et affective du bonhomme qui sautait alors le repas de midi sous prétexte qu’il avait des notes à compléter. L’après-midi, deux gardiens en chaussette le transportaient tout endormi dans son appartement où, disait la rumeur, ils abusaient de lui. De quelle manière ? Chacun avait son idée. Construire un récit sur les apparences multiplie immanquablement les versions et la seule véridique ne voit jamais le jour.

Il était dix heures quarante. Les vingt minutes disponibles pouvaient encore être réduites par un évènement inattendu et pourtant espéré par d’autres. Cela arrivait tous les jours. Et cela prenait un sens relativement à la folie ambiante. On en perdait le sens de l’orientation. Et pourtant, pour atteindre le bureau du docteur, il fallait passer par là. Des personnages s’isolaient au fil des murs. Les rares chaises étaient occupées par d’autres personnages pliés à l’équerre, la poitrine sur les genoux et les mains sous la plante des pieds. Aucune conversation n’affecta jamais la détermination de Mathis. On ne le questionnait pas au sujet de son engin qui allait bon train et dans un silence mécanique proche de la perfection. Il ne manquait à la Margaux 003 qu’un système d’autonettoyage. Mathis n’avait pas connu les modèles précédents. D’après Ariane, qui était censée en savoir plus que lui sur l’historique de la machine à avancer sans donner des coups de pied, les 002 et 001 n’avaient été que des engins purement expérimentaux. Quentin Margaux était arrivé avec la 003 dans ses bagages. On n’en savait pas plus. Cependant, il ne semblait pas y occuper tout son temps. Il était même certain qu’il se consacrait à une activité secrète sous la protection du docteur Zantris. Pourvu, avait soupiré Ariane, que cela n’eût rien à voir avec la Résistance. Ce qui n’avait pas empêché Mathis d’envoyer un rapport à son contact par l’intermédiaire d’une connexion pirate. L’ambiance n’était pas toute rose.

Le docteur Zantris était dans son bureau. La bouteille de pastis était sur la table, encore bouchée. Un verre étonnamment propre trônait sous le salut militaire d’une Minerve de fonte grise. Le docteur avait refermé le dossier en cours d’examen. Il leva la tête en entendant le bruissement caractéristique de la Margaux 003. Son large sourire engagea le garçonnet à entrer. La pipe, récemment bourrée de son tabac aromatisé, attendait d’être allumée. Le docteur la tenait comme s’il craignait de la briser. Mathis ne s’y prenait pas autrement quand il saisissait son roide pénis.

« As-tu quelque chose à me demander ? dit le docteur. Tu sais que je fais toujours mon possible pour répondre à tes questions… difficiles. Te rends-tu compte de cette difficulté ?

— C’est la réponse qui est difficile, dit Mathis en clignant de l’œil.

— Tu n’as pas tort, reconnut le docteur, mais je n’ai pas toujours l’esprit disposé à franchir les limites que m’impose ma fonction… Que veux-tu savoir aujourd’hui ? »

Sa lèvre inférieure sembla se gonfler. Ce n’était sans doute qu’une impression. Mathis observait cet étrange phénomène sans chercher à dissimuler sa curiosité. À sa connaissance, les lèvres ne se gonflaient que sous l’effet d’un coup ou d’une infection. On parlait aussi des effets du désir qui affectait également les oreilles. Il n’avait jamais osé se regarder dans un miroir dans ces moments d’attente fébrile. Le docteur répéta sa question, montrant à quel point il savait être patient.

« Est-ce que Papa est toujours ici ? dit enfin Mathis.

— À la vérité… » commença le docteur.

Mais il s’interrompit, pinça sa grosse lèvre et regarda le plafond. Le mot « vérité » avait placé Mathis dans une attente trouble comme l’eau de la flaque où l’on a mis le pied. La vérité lui faisait toujours cet effet, en tout cas tant qu’elle ne s’exprimait pas clairement. Dire qu’on va dire la vérité, ou qu’on la connaît, retient encore les faits dans le domaine des apparences. Le visage du docteur retourna à son attente. Il était onze heures pile !

Apparence 8

Elle ne mordit pas son énorme pénis. Elle ne le tua pas non plus. Il avait perdu connaissance à cause de la peur. Il ne connut pas non plus la jouissance, mais il avait forcément joui et donc dormi au moins dix heures comme c’était écrit sur le mode d’emploi du colopy®. Elle était partie sans laisser de traces. Les coussins étaient propres, comme s’il ne s’était rien passé. On eût voulu lui faire croire à un rêve qu’on ne s’y serait pas pris autrement. La porte de l’ascenseur était ouverte et à l’intérieur, l’éclairage ne révélait aucun signe de réalité. Il se contenta de jurer. Ensuite il s’habilla.

Elle n’avait pas laissé un mot. Comment la retrouver ? Et pourquoi perdre ce temps ? L’écriture des Cannibales accusait un retard que la production lui avait reproché, mais il n’avait plus l’esprit à la cuisine dramatique. Il passerait sans doute la journée à penser à sa situation délicate. Qui voulait l’éliminer ? Le régime ? La Résistance ? Lui-même ? Il ne fallait pas s’oublier sur la liste. Il avait déjà tenté de résoudre ses problèmes de cette façon. Ces cicatrices ne s’étaient jamais refermées. Était-elle intervenue pour le pousser au suicide ? Qui viendrait ce soir ? Et dans quelle intention ? La journée se remplirait de cette attente et il n’aimait pas ça. Il n’en viendrait pas à bout non plus.

L’écran s’alluma. C’était elle. Elle voulait lui parler. À la place de son image, une fleur s’épanouissait en boucle. Qui était-ce si ce n’était pas elle ? Il accepta la communication.

« Je reviens ce soir, dit-elle.

— Ce n’était que partie remise alors ?

— Je n’en sais rien. Je fais ce qu’on me dit.

— Et tu peux vivre avec ça !

— Avec quoi vis-tu toi-même ?

— Je ne vivrai peut-être pas jusque-là…

— Tu vas faire une connerie… ?

— Qui te dit que c’est une connerie ? Des tas de gens le font. Qu’est-ce que j’attendrais sinon ?

— Je te dis que je n’en sais rien !

— Où es-tu ? Libre ?

— Qu’est-ce que tu imagines ? Qu’ils ne sont pas à l’écoute ?

— Pourquoi cette conversation ? Demande-leur !

— Tu le sauras ce soir. A la même heure. Je serai habillée pour sortir.

— Avec la tête qu’ils t’ont faite…

— Tu sauras quel rôle je joue. Et ce qu’ils veulent…

— À part le scénario des Cannibales, je ne sais rien faire en ce moment.

— Attends ce soir…

— Ce n’est pas comme ça que je veux mourir ! D’ailleurs je ne veux pas mourir du tout !

— Tu voulais te suicider…

— Ils savent maintenant que j’ai changé d’avis ! »

Il raccrocha. L’écran se ralluma aussitôt. Il ne répondit pas. Il avait besoin de prendre l’air. Il sortit sur le balcon, enjamba la rambarde et sauta sur le gazon. Ce choc le réveilla. Il ne voulait plus rêver. Pour ça, une conversation avec Quentin Margaux était nécessaire. Il sauta dans un bus et, une demi-heure plus tard, il était devant le portail de la clinique. Des soldats de l’armée d’occupation déménageaient les sacs de sable qui n’avaient plus d’utilité. Il n’y aurait plus de bombardements. Rien que des attentats. Mais qui s’en prendrait à la clinique du docteur Zantris ?

« Il faut une autorisation, dit le garde sans sortir de sa guérite. Moi on m’a dit comme ça alors je peux rien faire. Je vous reconnais, monsieur Strosse ! Ah ! vous avez bien fait de le laisser tomber à ce Soriana que soi-disant il est devenu fou. Cannibales est la meilleure série que j’ai jamais vue. Et j’en rate pas un ! Vous voulez que je vous récite les noms… ?

— Je ne pense pas que ce soit utile…

— Rien que pour vous prouver que je suis un fidèle téléspectateur…

— Je vous crois sur parole… Pouvez-vous informer monsieur Margaux que je désire le rencontrer ? C’est urgent. J’arrive de Parigi…

— Oh ! Une demi-heure, pas plus ! Comment c’est que vous vous appelez ?

— Je suis le premier sur la liste ! »

Le gardien ne cachait pas sa déception ni son irritation. Il tourna le dos et s’enfonça dans l’ombre de sa guérite qui clignota bientôt des clignotements de l’écran. Il communiquait au clavier, un supplice infligé par l’État-major à la piétaille. Au bout de trois longues minutes, le gardien se retourna. Il tenait un ruban entre les doigts de sa main droite, l’autre main reposant sur la crosse de son révolver.

« Dois-je le lire ? demanda Strosse.

— Vous n’y arriverez pas sans le code…

— Vous savez déchiffrer, vous ? »

La question qui fâche l’ignorant, une engeance fort répandue dans les rangs de la valetaille depuis que la moindre tâche exige un complexe de connaissances inaccessible en dessous de 150.

« Ça dit que vous pouvez entrer, dit le gardien. Ça, je le sais. J’ai l’habitude. Mais pour le reste, si vous ne savez pas lire…

—…déchiffrer… ce n’est pas la même chose…

— …vous demanderez à celui qui a codé. »

Le portail s’ouvrit dans un concert de grincements qui réveilla les oiseaux d’un acacia. Strosse s’engagea résolument dans l’allée. Les oiseaux voletaient au-dessus de lui. Il craignit la crotte, mais il arriva au porche d’entrée avant eux. Quentin Margaux l’attendait dans le hall, un dossier sous le bras. Il était blanc comme un linge, inquiet de retrouver son créateur. Strosse le rassura :

« Je ne suis pas venu vous embaucher, dit-il. Vous êtes trop mauvais acteur. Le public ne veut plus de vous.

— Ce n’est tout de même pas ma faute si…

— Vous regardez Cannibales ?

— Comme tout le monde…

— Qu’est-ce que vous en pensez ?

— Si vous m’avez dérangé pour me demander…

— Je ne suis pas venu pour ça non plus ! »

Margaux sembla se dresser sur des ergots. Sa pâleur persistait, mais il commençait à s’échauffer. Strosse mit un pied sur la première marche.

« C’est à l’étage ? dit-il.

— Nous pouvons parler ici…

— Ce que j’ai à vous dire…

— Dire ? Je croyais que vous…

— Ne croyez pas ce qu’on vous raconte, mon vieux. Je n’ai rien à vous demander. Ni de reprendre votre rôle, ni de m’expliquer ce que vous foutez ici. Montons ! »

Margaux suivit Strosse qui gravissait l’escalier quatre à quatre, mais celui-ci dut l’attendre sur le palier et Margaux reprit l’initiative. Ils passèrent devant le bureau de Zantris qui leva à peine les yeux. Un gosse arrivait du bout du couloir, se déplaçant sur une espèce de vélo d’acrobate. Il ne ressemblait pas à un clown, mais il portait un masque à l’image d’un politicien du régime, raison pour laquelle Strosse ne le reconnut pas. Il avait à peine noté la marque du monocycle : Margaux. Une couverture, pensa-t-il. Le bureau de Margaux sentait la pisse de chat, mais pas de chat à l’horizon. Strosse renifla son coussin avant de s’y asseoir.

« Vous avez écrit un bouquin sur le rapport apparences/rêve (réalité)… commença-t-il.

— Censuré ! s’écria Margaux avant d’éclater de rire.

— Ça, je le sais déjà. C’est pour ça que je suis ici.

— Avez-vous conscience que ce bureau est sur écoute ?

— Je me fiche qu’ils sachent de quoi je me préoccupe en ce moment. J’ai besoin de ce bouquin. Vous en avez au moins un exemplaire. Je ne connais pas d’écrivain qui ne se plaît pas à exposer ses œuvres sur une étagère…

— Je n’ai pas d’étagères, monsieur Strosse. Je ne suis pas si… ancien.

— Mettez-moi ça sur ma clé. Tenez ! »

Strosse tendait sa clé fourre-tout. Margaux semblait hésiter.

« S’ils ne disent rien, fit Strosse, c’est qu’ils n’y voient pas d’inconvénient…

— Ils ne disent jamais rien…

— Ne m’obligez pas à user de moyens plus… »

Margaux, tout en reculant, prit un air audacieux. Il avait appris ça chez les sœurs.

« Je n’ai pas peur de vous, Strosse ! dit-il. J’ai vu la vidéo sur les réseaux ce matin. Amélie vous a…

— Il n’y a pas de vidéos, monsieur Margaux. J’ai inventé tout ça cette nuit. C’est dans ma tête que ça s’est passé. Il y a encore eu des fuites. La production est pourrie par ces pirates !

— Quoiqu’il en soit, continua Margaux qui était sûr de son fait, elle vous a…

— Je vous dis que c’est une œuvre d’imagination !

— Je l’ai pourtant reconnue ! Elle a été ma maîtresse avant de… de…

— Écoutez, Margaux… Vos histoires de cul ne m’intéressent pas. J’ai voulu faire véridique, même si ce n’était qu’un bout d’essai. La production apprécie toujours mon sens professionnel de l’essai, vous comprenez ? Je donne à goûter avant de passer à l’acte. Ce n’est pas ma faute si la production est parasitée. Ce que vous avez vu sur votre écran est un essai. Et cette fille n’est pas Amélie Joiffard.

— On ne peut pas ressembler à ce point à un autre ! cria Margaux qui reculait toujours.

— Vous ne savez pas de quoi sont capables les extraterrestres qui nous envahissent en ce moment même ! »

L’écran clignota, preuve que ces dernières paroles prononcées par Strosse pouvaient relever de l’esprit de résistance. Acculé contre sa bibliothèque Louis XVI, Margaux leva les bras pour se protéger le visage, car Strosse le regardait maintenant au-dessus de son poing gauche.

« Vous me le donnez, ce bouquin ? répéta l’écrivain en abritant sa mâchoire derrière son épaule droite.

— Je ne l’ai pas, bredouilla Margaux. Demandez au système…

— C’est à vous que je le demande !

— S’ils l’ont retiré des bibliothèques, c’est qu’il était… dépassé !

— Il n’est pas dépassé du tout.

— Qu’est-ce que vous en savez ? Je ne me souviens même plus de ma thèse… Vous en savez sans doute plus que moi !

— J’en sais en tout cas moins que celui que vous avez été avant de devenir une lavette.

— C’est vous et ce… faux savant… ce Soriana… Vous avez fait de moi… »

Margaux était au bord des larmes. Il baissa la garde, résigné.

« Ce livre ne vous apprendra rien que vous ne sachiez déjà, dit-il d’un ton soudain résolu. Je travaille sur autre chose maintenant. Grâce à la diligence du docteur Zantris.

— Allez faire croire à d’autres que vous passez le plus clair de votre temps à mettre au point un monocycle dont un clown ne voudrait pas, à moins de vouloir faire pleurer les enfants ! Vous êtes ici pour autre chose. Mais ça ne me regarde pas.

— Qu’avez-vous fait d’Amélie ?

— Vous dites vous-même que c’est elle qui me l’a fait… faudrait savoir, mon vieux ! »

Disant cela, Strosse engagea sa clé dans l’écran.

« Mettez-y-moi aussi la vidéo, dit-il. Je n’arrive pas à me connecter depuis hier soir. J’ai quand même le droit de savoir ce que les autres savent de moi, non ?

— Mais vous venez de dire que vous en êtes l’auteur…

— Ferme-la ! Et fais ce que je te dis !

— Je m’étonne que la sécurité ne soit pas encore intervenue… »

Margaux venait de le regretter à haute voix, ne s’entendant d’ailleurs pas. Il transféra les deux fichiers sur la clé de Strosse. Celui-ci en contrôla le contenu physique, prenant un temps qui témoignait de la connivence des services de sécurité de la clinique. Même Zantris était dans le coup. Margaux se sentait trahi et condamné. Que se passerait-il une fois Strosse parti ?

« Vous ne tournerez plus jamais dans mes séries, » dit celui-ci avant de refermer la porte.

Il sauta dans un bus à peine sorti de la clinique. Le garde lui adressa un timide salut auquel il ne répondit pas. Il avait hâte de visionner la vidéo et de se plonger dans le bouquin de Margaux. Deux choses qui allaient changer sa vie, il en était persuadé. Y pensant joyeusement, il s’aperçut que le bus était vide et qu’il n’allait pas dans la bonne direction.

Apparence 9

Le lendemain, Mathis renouvela sa visite chez le docteur Zantris. Il arriva devant la porte à dix heures pétantes, ce qui lui laissait une bonne heure pour la manœuvre. Il y avait pensé toute la nuit en regardant en boucle le rush où Amélie Joiffard entrait dans la peau de Joan Strosse. On n’en savait pas plus, mais ce court extrait mettait en appétit. Les forums s’étaient remplis de discours explicatifs, car certains estimaient qu’il fallait trouver un sens à la scène, et de spéculations en tout genre sur la suite de la série désormais amputée de son créateur. Autrement dit, chacun proposait ses propres talents dans l’espoir de remplacer l’inventeur même du concept. Mathis n’avait pas partagé son sentiment sur l’affaire. Il s’était contenté de regarder et de lire. Et entre deux soumissions totales, il avait réfléchi à une tactique susceptible de l’amener à rencontrer son père.

La porte du bureau était close. Or, le docteur Zantris ne la fermait jamais. Quand on passait devant son bureau, on pouvait le voir et il vous regardait sans rien dire. On passait son chemin en se demandant quelle impression on avait produite. Et puis on oubliait, jusqu’à ce qu’on repasse devant le bureau, ce qui pouvait se renouveler autant de fois qu’on le désirait si on n’était pas interdit de séjour à cet endroit de la clinique. Mathis allait plus vite que les autres grâce à la Margaux. Il pouvait donc se permettre d’attendre avant de passer devant le bureau. Et il réfléchissait, chose que les autres n’avaient pas le temps de faire. Mais ce matin-là, la porte était close. Il écouta. Son oreille ne perçut qu’un son de coquillage. Fallait-il en conclure que le docteur s’était absenté ? Comme il ne s’absentait jamais de la clinique, son bureau demeurait ouvert même s’il était en train de visiter un patient ou de papoter avec Ariane Cice. Mathis redescendit et fila droit sur le portail d’entrée. Il appela le gardien. Celui-ci sortit de sa guérite.

« Ça fait longtemps que tu travailles là-dedans ? » demanda l’enfant.

Le gardien haussa les épaules et, quand elles furent revenues à leur niveau naturel, il se mit à réfléchir. Mathis avait l’habitude de cette attente. Le gardien était un idiot. Pas fou, mais idiot comme peut l’être un animal domestique qui veut à tout prix rentrer dans sa niche alors que, pour le plaisanter, on en a rétréci l’ouverture.

« Je ne me souviens pas de tout, » dit enfin le gardien.

Au fond, se dit Mathis, c’était une réponse intelligente, comme quoi les idiots sont plus humains que les fous, car un fou aurait répondu « Je ne sais pas » ou « 5 ans » ou 4 ou 30… Le gardien pouvait-il se souvenir d’avoir vu le docteur sortir ce matin ? Certes, il le reconnaîtrait quand il le verrait descendre du bus, mais s’était-il aperçu que la personne qu’il avait laissé sortir tout à l’heure était le docteur ? Ce type avait vraiment l’air d’avoir beaucoup souffert. Il n’arrêtait pas de souffler, répétant :

« Merde ! J’ai oublié mon fusil dans la guérite. Pourvu qu’on ne me fasse pas une blague pendant que je bavarde avec toi !

— Je peux te poser une autre question ?

— D’accord, mais pas aussi difficile, parce que je ne sais pas tout.

— As-tu vu passer le docteur Zantris ce matin ?

— Tu veux dire : est-ce que je l’aurais reconnu s’il était passé ?

— On peut le dire comme ça aussi.

— Je n’en sais rien… tout le monde ne me dit pas bonjour…

— Oh ! Le docteur est très poli…

— Alors je ne l’ai pas vu passer.

— C’est logique… » reconnut Mathis.

Et il retourna à l’étage des bureaux. La porte était toujours close. Il frappa doucement. Le bruit de coquillage s’amplifia. Il recula, épouvanté. Il n’avait jamais entendu un coquillage faire tant de bruit. La porte s’ouvrit soudain.

« Quoi ! Qu’est-ce que c’est ? J’avais demandé qu’on ne me dérange pas ! »

C’était le docteur. Il était ébouriffé, comme s’il venait de se réveiller. Il regardait dans le couloir, tournant la tête de chaque côté, mais il ne semblait pas voir Mathis qui faisait de petits signes avec la main, comme on lui avait appris qu’il fallait faire avec les vieux. Il ne se décida à parler que parce que le docteur allait refermer la porte, terriblement fâché d’avoir été dérangé.

« Je suis venu pour voir si je peux voir mon papa aujourd’hui, » bredouilla-t-il.

Il avait dit deux fois voir pour voir, on ne sait jamais. Le docteur s’ébouriffa encore plus. Il alluma sa pipe et se pencha sur l’enfant. Une boucle blanche coula de sa tête et éclata comme une vague sur le petit front plissé par la peur.

« En vérité… » recommença-t-il.

L’enfant se dressa autant qu’il pût dans la prothèse.

« C’est justement la vérité que je veux savoir, grogna-t-il. On n’en parle plus dans Cannibales. C’est comme si nous n’avions jamais existé mon père et moi, tandis que de ma mère, on en parle à chaque épisode.

— Et té qu’on en parle ! répondit le docteur. C’est que c’est une résistante. Il n’y aurait pas de série si personne ne résistait. Quant à ton père, en vérité…

— Et voilà que tu recommences ! » cria l’enfant décidément fort effronté.

Là, le docteur se fâcha :

« Ce n’est pas à toi de me dire si je recommence ou si je ne le fais pas exprès ! Je ne t’ai pas demandé de me déranger. Retourne d’où tu viens ! À la vérité… »

Mathis baissa la tête pour ne plus voir les yeux franchement hypocrites du docteur.

« Je ne demande pas grand-chose, dit-il. On habite la même maison et…

— Mais elle est grande ma maison, s’écria le docteur. Même que souvent je m’y perds !

— Ce n’est pas ce que je te demande…

— En vérité… »

On ne pouvait guère espérer plus de l’honnêteté du docteur. Il n’irait pas plus loin que la vérité. Et les réseaux ne disaient rien de la situation du docteur Soriana. Poser la question, c’était peut-être le trahir. Il n’en était pas question, du moins pour le moment. Mathis fit une révérence comme lui avait appris à le faire Ariane Cice. Le docteur Zantris apprécia le progrès et referma la porte. C’est peut-être à cause de moi qu’il la ferme, cette porte. On va bientôt me le reprocher, vous verrez.

Il retourna voir le gardien qui sortit de sa guérite en y oubliant son fusil.

« Merde ! J’ai oublié mon fusil dans la guérite. Pourvu qu’on ne me fasse pas une blague pendant que je bavarde avec toi !

— J’ai vu le docteur, dit Mathis qui venait réparer une erreur, en gentil garçon bien éduqué qu’il était.

— Moi aussi je l’ai vu, dit le gardien. Il ne rentrera pas. »

Mathis sentit qu’il allait se trouver mal. Il empoigna la manche galonnée du gardien.

« De quel docteur parles-tu ?

— Mais du tien, pardi ! »

Apparence 10

Quentin Margaux s’agenouilla devant son temple portatif. Et il se mit à prier à haute voix. Le vumètre oscilla, signe que le système entendait sa requête. C’était au sujet de sa thèse sur les rapports des apparences avec la réalité et le rêve, une erreur de jeunesse sans doute, mais elle avait couronné ses études. Elle avait même connu un certain succès en librairie mais, depuis la défaite, d’aucuns considéraient qu’il s’agissait d’un pamphlet contre l’occupant et qu’il convenait donc de l’interdire à la vente comme à la diffusion. La sanction prévue par ce décret était à la hauteur de l’interdiction. Personne ne s’était avisé de mettre en ligne ce texte réputé sulfureux. Et surtout pas Margaux qui craignait la mort en espérant ne pas avoir affaire à elle avant longtemps. Il avait même choisi d’être surpris par elle. Un procès, la torture puis l’incarcération l’eussent rendu fou et au lieu de rendre service au régime en travaillant secrètement sur le pyraton®, sous couvert d’une activité de façade, il serait en ce moment même dans une cellule capitonnée en train de reconstruire le monde avec les moyens de la folie. Mais en le contraignant à lui remettre ce texte maudit, Joan Strosse venait de le condamner à cet enfermement, à moins qu’au lieu de fou il ne devînt complètement désespéré.

Il acheva sa prière dans un silence d’église. L’écran ne bronchait pas. Il en fixa la surface sans détecter la moindre vibration. Le système était-il en train de réfléchir à la suite à donner à cette faute forcément impardonnable ? Ou bien les moyens de la sentence étaient-il en voie d’acheminement ? Dans ce cas, le docteur Zantris avait été mis au courant qu’une exécution allait avoir lieu dans ses murs. L’échafaud de la clinique n’avait pas servi depuis les mutineries du front du temps de la guerre, bien avant la défaite. Sot Cice passerait sans doute la nuit à retrouver le sens du montage, s’il y en avait un.

Margaux sortit de son appartement. Celui du docteur se situait à l’autre bout du corridor. Les autres appartements, répartis de chaque côté, abritaient l’existence privée des Cice ou étaient inoccupés. Margaux actionna l’interrupteur de la minuterie et se hâta, car il n’y en avait pas d’autres. Il arriva devant la porte du docteur dans un état d’essoufflement qui le contraignit à attendre de retrouver ses sens. La lumière s’éteignit. Quand le docteur ouvrit enfin la porte, à l’appel de la sonnette que Margaux avait actionnée une fois de trop, celui-ci n’avait pas encore récupéré. Le docteur s’inquiéta. Il soupçonnait depuis longtemps une maladie cachée. Il attira l’ingénieur à l’intérieur. La cheminée ronflait, illuminant la pièce qui pouvait être le salon bien qu’aucun canapé ni fauteuil n’y trônassent.

« Vous voilà bien fiévreux, dit le docteur qui tâtait le pouls du patient. Je me doutais bien que ce séjour au Laboratoire des Hypothèses avait laissé des traces. Je perçois des signes de compensation. Je vais écouter vos poumons. Par ici ! »

Mais Margaux résista, allant même jusqu’à empoigner la manche du docteur.

« Si je suis condamné, grogna-t-il, oubliant toute politesse, dites-le-moi sans tourner autour du pot.

— Mais, dit le docteur en tordant le bras de l’ingénieur, je n’ai pas l’intention de vous en parler avant de consulter le système qui est le seul autorisé à…

— Je sais bien que je suis condamné ! s’écria Margaux. On m’a déjà fait le coup, mais cette fois, je ne m’en sortirai pas !

— Mais de quel coup parlez-vous ? S’agissait-il d’une procédure ? Vous en parlez comme un coupable. Que vous reproche-t-on ?

— J’ai trahi la Censure…

— Diable ! Vous voilà dans de beaux draps.

— Ma thèse de doctorat est entre les mains de Joan Strosse.

— Allons donc ! fit le docteur. J’ai vu la vidéo moi aussi. Strosse a été mangé par votre ex-maîtresse, cette Amélie… fort engageante d’ailleurs…

— Vous avez mal regardé. C’est lui qui l’a mangée !

— Ah pardon ! Elle est entrée en lui. Elle l’a mangé de l’intérieur. Je vous rappelle que la série s’intitule Cannibales…

— Et qu’en sera-t-il si son auteur est… mangé ? »

Le docteur se gratta le menton :

« J’avoue, dit-il, que je n’avais pas pensé à cette anomalie sérielle. Pensez-vous, vous qui la connaissez… intimement… que cette Amélie est qualifiée pour continuer la série ?

— Mais ce n’est pas la question, docteur ! »

Zantris, désolé de décevoir son interlocuteur, ne demanda pas quelle était la question. Il avait toujours une seringue de prête en cas d’agression de la part d’un malade. Elle servirait pour la première fois à neutraliser un employé. Cela s’était peut-être déjà vu ailleurs dans un établissement similaire, ou peu s’en fallait.

« Mais enfin, dit-il, que craignez-vous de cette fiction ? Changez de chaîne !

— Vous croyez que la Censure va laisser passer cette faute sans exiger une sanction exemplaire ? Ah ! Je suis désespéré !

— Cela vaut mieux que d’être fou, » dit le docteur qui s’approchait prudemment de la seringue.

Margaux se jeta par terre, face contre terre. Il pleurait maintenant.

« Avez-vous bu ? demanda le docteur qui profita de l’occasion pour s’emparer de la seringue. Moi-même, il m’arrive d’avoir des visions. Et attention… Je ne parle pas d’animaux rampants ni d’extraterrestres à l’encéphale démesuré. J’hallucine, je dirais, normalement. C’est si vraisemblable que je ne distingue plus le vrai du faux. Et cela peut durer longtemps. Je m’interdis alors de consommer. Ce n’est pas difficile…

— Je vous dis que Strosse est en mesure de diffuser à grande échelle ma thèse interdite. Non seulement je serais ridiculisé, car cette thèse est une erreur de jeunesse, je ne le dirais jamais assez, mais la Censure sera en droit de me faire arrêter et juger. La sentence est acquise d’avance. Je n’ai aucun moyen de défense !

— Faites comme le docteur Soriana…

— Tromper les gens en leur faisant avaler des couleuvres pseudoscientifiques ? Jamais ! J’ai une morale, moi, monsieur !

— Qui vous parle de tromper de cette déshonorante façon de prendre les gens pour des imbéciles ? Il y a un autre moyen…

— Simuler la folie ? » s’écria Margaux en se relevant juste à temps pour recevoir sans douleur l’injection de colocaïne glyquée.

Le docteur dissimula la seringue sous un dossier. Comme Margaux se calmait, il se sentit plus à l’aise pour exposer son idée.

« On peut appeler ça comme ça… dit-il.

—Vous voulez dire que Soriana n’est pas fou ? Que son internement est un simulacre ? »

Margaux s’en allait doucement au pays des rêves. Le docteur le soutint, car la pièce était encombrée d’objets pointus.

« Je dirais même plus, mon cher Quentin. Le docteur Soriana, pour je ne sais quelle raison, a quitté la clinique sans même m’en avertir. Et je suis dans une situation plus grave que la vôtre car, lui ayant fait croire que j’adhérais à son astuce, en vérité… j’en étais le geôlier… au nom du système que je n’ai pas encore informé de l’incident. Et ce n’est pas faute d’avoir été cuisiné par ce petit malin de Mathis.

— Que me racontez-vous là ? Mathis est un enfant. Vous n’allez tout de même pas croire que…

— Vous croyez bien que c’est Strosse qui a mangé Amélie ! »

Apparence 11

Passé le canal des Trois-Langues, on se retrouvait dans le bocage. Les hameaux étaient plongés dans le noir d’une nuit sans lune et sans étoiles. Soriana avait emporté une boussole volée à la bibliothèque de la clinique. Il allait à travers champs et prés, suivant les bois et les haies. La campagne n’était pas aussi discrète qu’elle le paraissait, surtout de nuit. Les patrouilles à pied et les véhicules de surveillance sillonnaient la contrée. On ne pouvait pas non plus se fier aux habitants des hameaux et des fermes. Et il n’était pas question de marcher dans la journée. Heureusement, le temps, sans être au beau, était clément, la température agréable, même la nuit. Et le Sud n’était pas loin. Ensuite, il franchirait la frontière et se livrerait aux Espagnols. Il ne passerait pas plus de six mois en camp de concentration. Une fois libéré, il s’évaderait pour rejoindre un campo d’Andalousie où il avait des amis. En attendant ces temps heureux, il fallait fuir, ruser, être prudent, circonspect, combatif si l’occasion se présentait. Mais il n’avait pas la moindre envie de mourir. Ce n’était pas si facile de rester en vie quand on n’avait pas la possibilité de trahir. Il n’avait aucun dossier sous le coude. À la KOK, il n’avait jamais songé à assurer ses arrières, tout absorbé qu’il était par ses travaux et par le plaisir et les avantages qu’il en tirait. Il n’avait même pas embrassé son fils. Et ne l’avait même jamais revu depuis la scène du métro que l’enfant avait magnifiquement interprétée.

Il marcha ainsi pendant trois jours et trois nuits avant de tomber nez à nez, au matin, sur un groupe de rebelles. Le canon d’un pistolet pointé sur son cœur, il dut décliner son identité. Une lampe torche éclairait violemment son visage poilu. On lui lia les mains dans le dos. Et la marche reprit, en plein jour. Le groupe s’était séparé en deux files. Il comprit qu’en cas de mauvaise rencontre, l’autre file pouvait prendre l’ennemi à revers. Il perdit ses chaussures dans un ruisseau. Ses pieds glissaient sur les galets ou se coupaient sur les racines. Personne ne le bouscula. Une voix féminine l’encourageait. C’était bon signe.

Bientôt, les collines apparurent, illuminées par le soleil. Tel était le paysage que les habitants de la vallée pouvaient observer aux crépuscules. Un cheval descendit et s’arrêta derrière une clôture de fil de fer.

« Ne le regarde pas, dit la voix. Ces bêtes sont sentimentales. Celle-ci pourrait se souvenir de toi. »

Le chemin s’enfonça sous les arbres. La fraîcheur le fit frissonner. Elle jeta une veste sur ses épaules, lui demandant d’avancer au lieu de chercher à se plaindre. C’était exactement ce qu’il avait l’intention de faire. Il lui sourit, bien qu’il ne vît pas son visage. Ses mains étaient celles d’une jeune fille. Il s’étonna d’y trouver un anneau. Son index bleuissait sur le pontet. Devant, trois hommes ouvraient la marche. Leurs visages demeuraient dans l’ombre. Leurs bottes s’ancraient au sol, écrasant l’herbe sur un lit d’argile jaune et luisante. Puis la forêt s’épaissit, le chemin disparut à l’angle d’une roche couverte de fougères et le sol devint profond et incertain.

Au bout d’une heure de marche, elle consentit à ôter son chapeau de toile. Elle était plutôt jolie. Ses cheveux noirs tombaient maintenant sur ses épaules, inondant de leur fraîcheur le vert-de-gris de la vareuse. On était arrivé.

Il se retourna et vit l’entrée de la grotte. Un homme en arme était juché sur un rocher. De là, il pouvait voir la vallée. Son visage était baigné de soleil. Il salua le nouveau venu et se remit aussitôt à observer. Elle, sautillant entre les massifs de ronces, atteignit l’entrée de la grotte d’où elle lui fit signe de la rejoindre. Il se retourna pour constater qu’il n’y avait plus personne derrière lui. La ville commença à lui manquer.

L’intérieur de la grotte était éclairé par la lumière du jour. Des caisses de munitions formaient un mur du côté le plus sombre. De l’autre, deux hommes en treillis l’attendaient, les poings sur les hanches. Elle prit la parole :

« Il dit qu’il s’appelle Margaux, dit-elle en pouffant.

— C’est un nom de gonzesse ! s’étonna un des types.

— Non ! dit la fille. C’est son nom. Il s’appelle Quentin.

— Quentin Margaux, » bredouilla Soriana.

Il avait des papiers. Il les sortit de l’intérieur de son veston. Elle les consulta attentivement avant de les tendre à un des deux hommes, celui qui portait une casquette de marin, l’autre étant coiffé d’un béret noir.

« C’est des vrais, dit-elle.

— Ça m’en a tout l’air, dit le marin.

— Il est plus jeune sur la photo, dit la fille, mais on le reconnaît. »

L’autre, le type au béret noir qui avait une allure de berger, s’approcha de Soriana. Il le dévisagea de si près que le docteur put sentir son haleine légèrement avinée.

« C’est le mec qui s’est fait viré du facteur N, dit-il en hochant la tête. Je me trompe ?

— Non, dit fièrement Soriana. Ils m’ont viré. Ils m’ont mis au chômage et…

— C’est pour ça que tu fuis ? dit la fille d’un air soupçonneux.

— Je n’ai pas l’intention de me battre, avoua Soriana. Je vais en Espagne…

— Tu allais, » précisa le marin.

Soriana avala sa salive. Comme il avait oublié son dentier sur sa table de chevet, ses lèvres s’avancèrent en bec de canard. Ses trois interlocuteurs écarquillèrent les yeux. Il ne ressemblait plus à Quentin Margaux. Il leur raconta dans quelles circonstances il avait oublié le dentier. Il voulait les convaincre, mais ils avaient toujours vu des dents dans la bouche de Margaux, le héros des apparences qui avaient déplu à la Censure. La fille reconnut que Clark Gable en avait un lui aussi.

« Ils ont tous un dentier, dit-elle. Et ça leur coûte un huevo !

— Alors comme ça, dit le berger, tu fuis le chômage… »

Soriana commençait à suer. L’odeur du café le rendait nerveux. Il avait terriblement envie d’en avaler une gorgée bien brûlante. Son esprit n’arrivait plus à penser à autre chose. Pourtant, sa situation était délicate. Il n’avait vraiment pas envie de se battre, ni dans un camp ni dans l’autre. Et ses papiers étaient en règle. Du moins jusqu’à la frontière. S’ils avaient dans l’idée de l’exécuter, le doute primant sur l’impression dans ce genre de situation, ils l’étrangleraient pour respecter la consigne du silence. Cette mort l’épouvantait. Et il n’avait rien pour négocier. Il s’appelait Quentin Margaux, les papiers le prouvaient. Et il avait été viré de cette maudite série. Le berger tenait à poursuivre l’interrogatoire :

« D’où t’es-tu échappé ? grogna-t-il comme s’il attendait la réponse à toutes ses questions.

— Je travaillais dans une clinique… en attendant mieux.

— Et si tu avais trouvé mieux, tu te serais échappé ?

— Je l’ai fait avant ! Je n’ai pas attendu de…

— Dis-le !

— Je n’ai pas attendu de collaborer moi aussi ! » cria Soriana.

La fille fit « chut ». Quelques secondes d’un silence crispé s’imposèrent, puis le berger, saisissant le docteur à la gorge, murmura entre ses dents serrées :

« Tu n’as donc jamais collaboré, hein ? Qu’est-ce qu’on fait quand on ne collabore pas et qu’on ne résiste pas, hein ?

— On travaille et on attend ! » grommela Soriana.

La fille se mit à rire. Le café bouillait. Le marin ôta sa casquette et lissa ses cheveux taillés en brosse. Il dit :

« Qu’est-ce que tu faisais comme boulot ? Travailler pour l’ennemi ou le régime, c’est aussi collaborer…

— Les gens collaborent sans le savoir, dit la fille qui était passé du rire bouffon au ricanement mélancolique de l’exilé en proie à la nostalgie.

— Non, dit le berger. Les gens savent ce qu’ils font. Qu’est-ce que tu faisais, toi, Margaux ? Ne me dis pas que tu travaillais dans cette clinique qu’on voit dans Cannibales ?

— Je ne dis pas le contraire !

— Et bien dis-nous tout ce que tu sais, l’ami ! dit le marin. C’était quoi, ton boulot ? Torturer des résistants ? Ton ex-patron en torture pas mal depuis qu’il n’est plus à la télé…

— Il n’a jamais torturé personne ! C’est du bidonnage !

— On sait très bien ce qu’il fait ! On se passera de ton avis. Dis-nous seulement ce que tu faisais à la clinique…

— J’ai inventé une prothèse et…

— Et quoi…

— Elle n’est pas encore au point… On la testait…

— Et comment s’appelait le cobaye ?

— Je ne sais pas… Je ne connais que son petit nom… Mathis…

— Le fils de ce salaud de Soriana, hein ? L’amputé du métro. On t’a pas vu le conduire, ce métro ?

— Et pendant que tu faisais semblant de servir la Résistance, on t’a peut-être pas vu essayer ton maudit pyraton® sur des résistants condamnés à mort par le régime ? »

Le docteur s’affaissa, la tête dans les mains. Il fallut tendre l’oreille pour entendre ce qu’il disait :

« C’est Strosse qu’il faut interroger, pas moi ! Il sait tout ce que vous voulez savoir. Il connaît les tenants et les aboutissants de cette maudite série. C’est lui qui a mis fin au facteur N. Il sait pourquoi. Lui seul le sait. Margaux et moi, nous ne sommes que des pions… Ce n’est pas nous qui jouons…

— Margaux et toi ? »

Les trois rebelles se penchèrent de nouveau sur les papiers que Soriana leur avait remis. La torche éclairait alternativement le document et le crâne chauve de Soriana qui pleurnichait dans ses mains. Le marin saisit une oreille et releva la tête sans ménagement. Soriana grimaçait en se mordant les lèvres.

« Ne me dis pas que tu es Soriana ? dit le marin d’un air joyeux.

— Vous n’avez pas compris… Vous ne comprendrez jamais… Il faut demander à Strosse…

— Il est mort, Strosse ! Il peut plus parler, nom de Dieu ! »

Soriana se mit alors à rire.

« Il n’est pas mort ! gargouilla-t-il. Il ne peut pas mourir. Jamais le système ne le permettra. Il a mangé votre collègue… vous savez… Amélie… Amélie Joiffard…

— Pourtant, dit le berger qui ne ratait aucun épisode, on a bien vu que c’était elle qui le bouffait. Et de l’intérieur encore…

— Êtes-vous si bête pour avaler de pareilles sornettes ! Manger quelqu’un de l’intérieur ! C’est complètement idiot ! Ça n’arrive jamais !

— On l’a pourtant vue entrer dans le corps de Joan Strosse… Un plan style rayons X la montre en train de bouffer l’intérieur. On aurait dit un ténia…

— Mais c’était un ténia ! Ils vous font avaler n’importe quoi ! »

Soriana, agenouillé aux pieds des trois rebelles, avoua ne pas pouvoir s’empêcher de rire alors même qu’il savait qu’ils l’exécuteraient par strangulation. Il les avait vus pratiquer ce supplice dans Cannibales.

« Foutaises ! dit le marin. Nous n’avons jamais étranglé personne. La mort lente infligée à l’ennemi, c’est pas notre truc. Changez de chaîne !

— Et le couteau ? La décapitation au couteau ? C’était des Arabes peut-être ? Il n’y a plus d’Arabes ni d’Islam dans ce monde. Joan Strosse n’a pas pu inventer ce… détail de vos activités criminelles !

— Tu vois bien que c’est un collaborateur, dit la fille qui avait l’air déçue d’une gamine qui attendait tout du baiser. Je creuse le trou ?

— Quoi ! s’écria Soriana qui se releva comme un ressort à l’ouverture de la boîte de Pandore. Comme dans Kill Bill ?

— C’est ça, fit le berger, comme dans Kill Bill. Sauf que nous, on met pas le cercueil. Alors tintin pour en percer le couvercle à la pointe des doigts, façon karaté. Tu pourras pas bouger le petit doigt sous une tonne et demie de terre.

— Et de la bonne terre de chez nous ! » lança le marin en même temps que sa casquette.

La fille sortit. Une minute plus tard, le bruit de la pelle et de la terre se fit entendre. Elle travaillait au rythme de son cœur. Soriana avait de nouveau les mains liées dans le dos. Le marin et le berger buvaient du café en grimaçant à chaque lampée. Ils se taisaient maintenant, considérant le docteur d’un œil triste, sans insister. Ils regardaient plutôt leurs armes qui étaient en faisceau à quelques mètres du feu. Le hunier était descendu de son rocher pour emplir sa tasse. Il eut la même grimace, mais il sortit et on l’entendit jurer. La pelle battait la mesure de ce temps immonde et la terre, s’amoncelant au bord du trou, dégoulinait sur sa pente avec un bruit de ruisseau.

Apparence 12

Il fallait se rendre à l’évidence. Le docteur Soriana avait disparu en même temps que Quentin Margaux. Le docteur Zantris ne voulait pas admettre qu’ils s’étaient peut-être enfuis ensemble. Pour lui, il s’agissait d’une coïncidence. Et puis c’était Joan Strosse qui apportait la nouvelle. Si Cannibales disait la vérité (une pratique chère au docteur), la résistante Amélie Joiffard était à l’intérieur de ce corps fluet qui manquait visiblement d’exercice et de souffle. Joan Strosse était en train de se faire manger de l’intérieur, mais on ne saurait rien de plus avant le prochain épisode. En attendant, Joan Strosse semblait apprécier l’Anis del Mono. Il relisait l’étiquette sans se fatiguer :

« Je suis le meilleur. La science le dit. Et je ne mens jamais ! »

Il allait bientôt jouer de la bouteille avec un couteau. Rac ! Rac ! Rac ! Le docteur se demanda s’il l’accompagnerait en frappant le goulot d’un vase en terre cuite. Il n’en avait pas sous la main, mais il chaussait des espadrilles. Il manque toujours un détail pour compléter avantageusement le tableau. Il n’était pas satisfait de cette rencontre, voilà tout. Joan Strosse arrivait du Ministère de la culture avec un message officiel :

« Dites à Zantris que Soriana et Margaux sont en fuite. Et qu’il s’arrange pour expliquer pourquoi on ne retrouve pas Margaux. Soriana est entre les mains de la Résistance Sud. Il a été trahi par un résistant infiltré dans la clinique. Cherchez parmi les fous. L’un d’eux ne l’est pas. Nous avons toute confiance dans les Cice père et fille.

— Et Mathis ? demanda rêveusement le docteur.

— Un enfant ! s’étonna Strosse. Et un cul-de-jatte ! Au fait, et la prothèse… ?

— Quoi la prothèse… ?

— Elle est conçue et fabriquée par Margaux. Il faut en confier l’examen à un spécialiste…

— Mais monsieur Gu est retourné en Chine et…

— Avez-vous des nouvelles des Margaux 001 et 002 ?

— J’avoue que je ne me suis pas posé la question…

— Le Maréchal soupçonne une multiplication des Margaux. Nous sommes bien renseignés. Je vous donne l’ordre de me remettre en mains propres l’exemplaire qui est en votre possession…

— Mais Mathis en a besoin… Oh ! Ariane sera bien déçue…

— Au galop ! »

On entra dans le laboratoire de Margaux. Rien ne signalait une fabrication à la chaîne. Aucune activité mécanique, ni électronique. L’ordinateur était une simple machine à calculer, performante, et des meilleures, mais aucun rapport avec l’orthopédie.

« En vérité… dit le docteur, la prothèse est une couverture… mais je suppose que vous savez déjà ce qu’elle couvre… Voici une pépite de pyraton® à l’état natif…

— Allons chercher la prothèse !

— Ce n’est pas ici en tout cas qu’elle se multiplie…

— Elle ne se multiplie pas toute seule !

— Quant à la Margaux 003, le système de détection ne nous a jamais alertés sur une possible connexion avec la Résistance… Imaginez que le petit Mathis reçoive un de ces messages sibyllins…

— Nous trouverons bien un chinois pour la mettre en pièce.

— Mais c’est une fabrication parigienne !

— Le design est parigien, mais la fabrication est chinoise.

— Vous voulez dire que la Chine… serait complice de la Résistance ?

— Je n’ai encore rien dit, mais la plume me démange ! »

Zantris poussa doucement la porte de la chambre de Mathis. L’enfant dormait. Strosse eut un haut-le-cœur en voyant les moignons. Il sortit son mouchoir. Le docteur haussa les épaules. La prothèse était rangée dans le placard. Il en fit coulisser lentement les portes. Il se retourna pour regarder fixement l’écrivain qui fit :

« Quoi ?

— Elle doit être… demandons à Ariane… c’est elle qui…

— Nom de Dieu ! » hurla Strosse en entrant dans le placard.

Mathis se réveilla en sursaut, les yeux encore aux prises avec un rêve. Il ouvrit la bouche pour crier, mais le docteur avait saisi un coussin. La bouche attendait un début d’explication pour crier ou poser une question naïve. Strosse empoigna le coussin.

« Vous ne pensez tout de même pas l’étouffer ! grogna-t-il.

— Mais ce n’était pas mon intention !

— M’étouffer ? » murmura l’enfant.

Il était assis sur son cucul, gratouillant l’extrémité métallique de ses moignons. Un bâillement acheva de le réveiller. Le visage grimaçant de Strosse frottait le sien.

« Tiens, dit-il en souriant, monsieur Strosse. Justement je…

— Elle est où la Margaux ? bougonna Strosse.

— Dans le placard. Ariane n’oublie jamais de la…

— Elle n’y est pas !

— Il faut bien qu’elle soit quelque part ! » pirouetta le docteur.

Il regarda sous le lit, puis jeta un œil dans les toilettes. Sa pipe s’était éteinte.

« Merde alors ! » fit-il en cherchant sa boîte d’allumettes.

Elle avait aussi disparu. Sa poche ne contenait plus rien. Il se mit à arpenter la chambre comme s’il en faisait l’inventaire, semblant demander à Strosse s’il n’avait rien perdu lui-même. L’écrivain sortit en trombe, portant l’enfant sur ses épaules. Les moignons caressaient ses joues, ce qui ne lui déplaisait pas au fond. Zantris, hébété, se traîna jusqu’à la salle de rééducation. Ariane graissait les poulies. Et Strosse, assis sur un cheval d’arçon, était en train d’essayer d’allumer sa vaporette. Mathis, pleurant comme une madeleine, avait retrouvé son ancienne prothèse à deux jambes. Le docteur s’effondra sur un tapis, bras en croix.

« Et maintenant ? gémit-il.

— Nous sommes dans de beaux draps, dit Strosse. La Margaux a disparu. C’est votre faute. Une circulaire vous recommandait pourtant une surveillance rouge.

— Orange ! Je regrette de vous le dire, mais elle était orange.

— Rouge ou orange, elle a disparu. Je vais jeter un œil sur les 001 et 002. »

Le docteur resta étendu. Il ne pouvait pas allumer sa pipe dans cette position. Et de toute façon, il n’avait pas d’allumettes. Il en avait de la chance, le Strosse, de pouvoir s’en passer !

« Ne me dites pas, s’écria celui-ci, que vous ne savez pas où elles sont…

— Je ne le sais pas parce que je n’ai jamais été chargé de veiller sur elle… Voyez ça avec la SAM.

— Ce n’est pas la SAM qui commande !

— Mais c’est elle qui finance les recherches sur le pyraton® !

— Sans Margaux, ça va être difficile ! Il a tout emporté avec lui. Même Soriana ! »

À ces mots, Mathis cessa de pleurer. Il fit un pas en direction de l’écrivain. La burette d’Ariane restait suspendue au-dessus d’une poulie, gouttant comme un fruit mûr. L’enfant était en train de tourner la langue dans sa bouche. Strosse le regarda, impatient, comme devant la guimauve de Tati.

« Tu as parlé de mon père ? demanda Mathis.

— Il est parti… fit le docteur. En vérité…

— Il est parti avec monsieur Margaux, grogna Strosse. Et c’est monsieur Margaux qui te prive de ta prothèse dernier cri.

— Nous ne savons pas où donner de la tête… » soupira le docteur.

Strosse lui lança un regard furieux.

« Vous attendez peut-être que cet enfant vous donne la clé du mystère… rugit-il. Il n’en sait pas plus que nous. »

Disant cela, il perçut une rougeur éphémère sur les joues d’Ariane Cice. Son instinct de chasseur lui conseillait de s’intéresser à cette assistante décidément trop discrète, d’autant que l’huile coulait maintenant du bec de la burette, se répandant sur le cuir d’un coussin. Il ouvrit la bouche, mais se contenta de montrer ses dents. Ce fut le docteur qui poussa un cri :

« Ariane ! Voyons… la burette ! »

Ariane rougit encore, mais cette fois plus durablement. On voyait qu’elle s’efforçait de faire disparaître ce signe d’embarras, voire de versatilité. Strosse s’attendit à un flot d’explications contradictoires. Hélas pour lui, le docteur s’était levé d’un bond pour s’emparer de la burette. Il chiffonnait déjà la tache d’huile.

« Ce n’est pas mauvais pour le cuir, râlait-il, mais tout de même ! »

Ariane, remise de ses émotions, resserra un écrou, les yeux fixés sur le cadran de la clé dynamométrique. Strosse voulut regarder ailleurs pour réfléchir, mais l’enfant revenait :

« Il est allé où ? demanda-t-il avec une étonnante fermeté.

— Si je le savais… bougonna Strosse. Tu le sais, toi ?

— Et comment le saurait-il ? » fit Ariane.

Elle aussi revenait. Laissons-les venir encore, pensa l’écrivain.

« Me voilà plus bredouille que Tartarin ! dit-il en riant. Tout a disparu !

— Fin de série… » cita le docteur épuisé par son chiffon.

Strosse sortit. Le docteur ne le suivit pas. Il y avait une connivence certaine entre lui et son assistante. Il faudrait commencer par là avant de rapporter les faits. Mais il remit à plus tard le compte-rendu qui allait coûter sa place au docteur Zantris et sa tranquillité à Ariane Cice. Tant pis pour le petit Mathis qui avait l’air bien mignon. Quel effet cela faisait-il d’enculer un enfant en le tenant par ses moignons ? Il rentra chez lui.

Le cadavre d’Amélie Joiffard était étendu sur la table de la cuisine. Il n’y manquait rien pour l’instant. Il le caressa longuement sans parvenir à l’érection. Le visage avait perdu sa beauté. Ce n’était plus qu’un masque de personnage à éviter pour espérer figurer au générique du prochain épisode. On trouverait cette victime expiatoire. Ils se faisaient tous avoir de cette manière. Cannibales pouvait devenir la plus grande boucherie de l’Histoire. Ils se pressaient au portillon, hurlant comme des groupies. Il ne restait plus qu’à réveiller les morts qui se jetaient alors sur eux pour multiplier la possibilité d’une zone de non-vie. À ce rythme, le monde aurait bientôt des allures de paradis. Mais pour l’heure, Amélie pourrissait. Elle n’était pas encore à point. Elle parlerait.

Apparence 13

Ariane Cice attendit la nuit pour descendre le long de la gouttière. De ce côté de la clinique, les lampes installées dans les arbres n’éclairaient que les allées. De plus, c’était le côté des fous. On les endormait à neuf heures du soir. Ils ne se réveillaient pas avant sept heures du matin. La gouttière grinçait un peu, mais elle était solidement arrimée. Tout serait facile jusqu’à la grille qui serait elle aussi facilement franchie. Ensuite, les détecteurs de présence quadrillaient la ville. Il était impossible de circuler sans se faire repérer. Et une fois arrêté, il était tout aussi impossible de fournir une explication convaincante aux patrouilleurs. Personne ne sortait de sa zone d’affectation en pleine nuit sans une autorisation spéciale. Et l’une de ces autorisations les plus faciles à obtenir, c’était une licence de prostitution. Ariane en possédait une en bonne et due forme. Si elle prenait tant de précautions pour quitter la clinique, c’était uniquement pour ne pas inquiéter son père. Le docteur Zantris était au courant des activités péripatéticiennes de son assistante. Et il comptait bien se servir des relations mondaines qu’elle avait nouées avec le gratin du régime associé aux forces d’occupation. Cette nuit, il l’avait envoyée en mission. Il était urgent de doubler Joan Strosse, sinon c’était tout le projet secret de la clinique qui s’écroulait. La résistance perdrait alors un de ses meilleurs atouts.

Traversant le boulevard qui jouxte la clinique côté Geine, elle se fit arrêter par un véhicule de patrouille. Sa tenue témoignait de la légitimité de sa déambulation nocturne, mais le sergent tint à vérifier ses papiers. Elle dut accepter de se faire troncher par quatre hommes en chaleur. C’était leur droit. Un inconvénient du métier. Le ministère procédait ensuite à un virement bancaire. Ce genre de passe était limité à six pour des raisons d’économie de guerre. Si l’armistice avait été respecté par tout le monde, ce chiffre aurait doublé. La Résistance coûtait cher à la prostitution. Ariane retrouva son mac sur la place de la Raie Publique. Il l’attendait depuis une heure au pied de la statue de Jules Ferry. Il en avait marre de ce métier, mais il avait été choisi. Elle le mit au courant des problèmes qui affectaient la clinique et de la menace que représentait Joan Strosse soupçonné de vouloir garder l’information pour se livrer au chantage. C’était en tout cas ce que redoutait le docteur Zantris. Pino le Bino se renfrogna. Il savait que Strosse, tout minable qu’il était question muscle, était un dur à cuire sur le terrain des affaires pas courantes.

« Où tu m’emmènes ? demanda Ariane qui avait froid aux cuisses.

— À Pantin. On prend le métro.

— Mais t’es dingue ! Il est surveillé pire que le trésor public. Et puis d’abord où on va ?

— Je te l’ai dit ! À Pantin.

— C’est où ça ? À Parigi ?

— Ou que tu crois que c’est si c’est en métro ? Ferme ton bec et suis-moi. Je connais le chemin.

— Ah si on m’avait dit que j’allais mourir dans le métro ! Et peut-être même avant d’y entrer… Il paraît qu’y a une pièce d’artillerie dans chaque bouche.

— Les canons, c’est pour les avions.

— Et y aurait pas des flingots pour nos pommes, des fois ?

— Que je dis ! Et tu suis ! »

Pino le Bino (rassurez-vous, c’est un sobriquet) était un petit homme genre chien à trois pattes avec un museau toujours sortant des chiottes. Il puait de la gueule comme c’est pas possible. On pouvait le repérer sans le voir. Et pour corser sa discrétion, il marchait sur des fers cloués à ses semelles. Il ne lui manquait qu’un sifflet pour avoir l’air d’un flic. En fait de sifflet, il en avait un de coriace, mais il ne s’en servait pas pour siffler. C’étaient les gonzesses qui hurlaient à sa place. Et de plaisir. Ariane frémit rien que d’y penser.

« J’espère qu’on ne va pas nous exfiltrer, dit-elle.

— C’est pas moi qui décide…

— Ça me ferait chier de me retrouver dans la cambrouse avec un flingue en bandoulière et un béret sur le coin de l’œil.

— Je vois le topo !

— Et puis j’y connais rien à l’agriculture, moi !

— C’est pas des vaches que tu vas traire si on t’envoie là-bas.

— Ah ! Plutôt crever contre un mur parigien, comme une pétroleuse, tiens ! »

Il faisait comment, Pino le Bino, pour entrer dans le métro sans déclencher un tir de barrage ? Il marchait devant Ariane, fumant un cigarillo aromatisé à la groseille de Normandie. Il avait l’air de savoir où il allait. Comme il était connu, les patrouilles ne s’arrêtaient pas pour l’emmerder, mais elles ralentissaient, même que c’était par respect. Ariane en avait la culotte toute mouillée.

« On va passer par le canal, dit-il. J’ai un sac en plastoc. On y mettra nos fringues.

— Quoi ? On va se dépoiler ! Et nager en plus ! Tu me gâtes…

— Ça fait longtemps que j’en rêve, poupoule. Je te chevaucherai pendant que tu brasses.

— Dans le noir, je suppose.

— En fait, c’est moins sexy que ça en a l’air. On s’accroche à ce qui reste des câbles de touage. Et on retient souvent sa respiration.

— Ça promet ! »

Le chemin de halage était couvert d’une épaisse couche de feuilles mortes. Si jamais une patrouille passait sur le pont des Trois-Langues, elle se poserait forcément la question de savoir quel plaisir on peut prendre à faire ça dans le compost. Et il n’était pas dit que ça n’intéresserait pas les plus hardis. Pino le Bino se déshabilla à peine arrivé à la hauteur d’une écluse.

« Je viens pêcher ici de temps en temps, » dit-il.

Il se pourléchait les babines.

« Avec ton hameçon ou n’importe quel asticot ? rit Ariane qui sentait le froid la pénétrer plus facilement que le pénis de son proxo.

— Je parle de pêche avec des poissons, hé marrante ! Je fais ça depuis gosse. Et je le fais bien. On reviendra en plein jour, cocotte. Tu apprécieras mieux.

— Je te reconnais plus ! »

Dix minutes plus tard, ils nageaient. Pino avait pris la tête. Ariane, épuisée dès les premiers mètres, s’accrochait au câble hérissé de fils aussi pointus que des aiguilles. La lampe de Pino était tellement discrète qu’on n’y voyait goutte. Ariane espérait en bougonnant qu’il connaissait le chemin aussi bien qu’il disait. Un malheur est si vite arrivé !

« Moi, dit-il, je te lâche sur le quai… et je file. J’ai du boulot.

— Et une fois sur le quai, je fais quoi ?

— Je suppose que tu attends les ordres.

— On me contacte par haut-parleur ou par télépathie ?

— Là, tu vois, j’en sais vraiment rien. Je suis jamais allé plus loin que le quai. Je ne suis qu’un coursier, moi. C’est comme ça que je finirai…

— Comment que tu dis ?

— On m’aura juste au moment où je sauterai la barrière, pan !

— Mais de quelle barrière tu parles, merde ! J’ai froid et j’ai peur !

— Et comment que tu crois que l’ai, moi, le trouillomètre ? »

Ça y était. On entrait dans un tunnel. C’était bon signe. On nageait toujours, mais ça sentait le métro. Ariane fit un effort désespéré pour pisser, mais ça ne venait pas. Pino le Bino attendit qu’elle eût fini de grogner. Il avait cette patience, le bougre.

Apparence 14

« Tu vois, dit le docteur Zantris, nos deux noms se terminent pareil : is.

— Oui, dit Mathis, mais c’est mon prénom et toi c’est ton nom…

— Qu’est-ce que ça change ? On a un point commun. Ce n’est pas rien !

— Si on le supprime, ça fait Math et Zantr… Ça ne te donne pas envie d’écrire ?

— Je ne suis hélas pas aussi doué que ce maudit Strosse…

— Un jour, je le remplacerai…

— Il faudra le tuer ! Il aime écrire.

— Il a trahi Papa !

— Ça te plairait de le trahir… ?

— Qui est Quentin Margaux ? »

Et merde ! pensa le docteur. Les jambes mécaniques étaient croisées. Elles n’avaient pas l’air de jambes. Le corset, plutôt rustique, montait jusque sous les seins et deux bretelles de cuir épais ceignaient les épaules. Mathis se plaignait d’une douleur cervicale. La sonde électrospinale pénétrait à l’équerre de la nuque. C’était le défaut de ces vieilleries orthopédiques. Elles nécessitaient un branchement physique alors que la Margaux communiquait par ondes radio avec le corps qu’elle était chargée de véhiculer tout en se faisant oublier. Une réussite technologique qui témoignait du génie de Quentin Margaux. Pourquoi s’était-il fourré dans le guêpier du pyraton® ? C’était ainsi qu’il avait mis le doigt dans l’engrenage de la trahison. Heureux celui qui a le loisir de ne penser qu’à lui ! songea le docteur. Il est seul, mais personne ni rien ne le surprendra en pleine excitation. Il connaîtra l’orgasme tranquille de l’égoïste. Et il ira au Paradis parce qu’il n’aura trahi personne.

« Dis-moi, Mathis… Elle te parlait, la Margaux ?

— Je ne savais pas qu’elle pouvait le faire ! Si j’avais su…

— Et toi, tu ne lui parlais pas ?

— Non… Ce n’était pas nécessaire. Son cerveau communiquait avec le mien sans qu’il fût nécessaire de parler…

— Ah il est beau, ton subjonctif !

— Mademoiselle Ariane y tient beaucoup.

— Je me demande ce qu’elle fait en ce moment… »

Zantris ralluma sa pipe et se mit à songer, les yeux au plafond. Mathis fit un effort de pensée qui décroisa ses jambes. Ariane avait interdit de les croiser, car on risquait ainsi de se coincer le zizi. Cette prothèse avait servi à un mort. De son vivant bien sûr. Mais Ariane refusait de dire de quoi il était mort. Il était aussi interdit de bander tant que la sonde était vissée dans la nuque, mais ses jambes disaient le contraire. Mathis regrettait cette accumulation de contradictions. Elles le cernaient. Il ne parvenait plus à les identifier à temps, signe que le malheur préparait un mauvais coup. Pourquoi Margaux avait-il emporté la 003, privant ainsi son petit agent secret de sa relation privilégiée avec les instances supérieures de la Résistance ? Mathis se fichait bien de résister. Il n’avait pas l’âme d’un héros. Il n’était qu’un petit garçon qui avait envie de vivre. Pourquoi Joan Strosse avait-il sacrifié ses petites jambes ? Et pourquoi Margaux n’avait-il pas freiné la rame ? Pourquoi était-ce sa propre mère qui avait dirigé cette opération ? À quel endroit de cette histoire se trouvait-il ? Et à quel moment ? Autant de questions qu’il n’était pas raisonnable de poser, surtout au docteur Zantris qui s’approchait toujours plus près et se montrait de plus en plus pressant, presque excité. Mais par quoi ? Cette seule question semblait répondre à toutes les autres. Oui, Mathis se sentait parfaitement capable de remplacer Joan Strosse au poste de scénariste attitré des spectacles télévisuels. Il mettrait fin aux Cannibales avec la même insolence que l’écrivain avait appliquée au facteur N pour le détruire. Il était beau, ce N napoléonien qui apparaissait toujours à la même heure après la séance publicitaire obligatoire.

« À quoi penses-tu ? dit soudain le docteur.

— À rin ! » s’écria l’enfant.

Les jambes furent aussitôt prises de panique. Et la prothèse, livrée à elle-même, s’enfuit sans même savoir où elle allait.

Apparence 15

En fait, la Margaux 003 venait de quitter la ville. Un train de wagons vides revenant du IVe Reichland s’était arrêté en rase campagne, la gendarmerie ayant signalé la présence de résistants dans la contrée. La mission de 003 était de retrouver le docteur Soriana, de le neutraliser au laser et d’attendre les ordres. Le ballast grouillait de soldats de la coalition. 003 pouvait difficilement passer pour un animal domestique. Son aspect demeurait, malgré de louables efforts d’adaptation au milieu, celui d’un robot comme il en avait toujours existé dans l’imagination. Le système de sustentation, véritable invention de Quentin Margaux, lui donnait un peu l’allure d’un fêtard atteint de polynévrite éthylique. Au-dessus du sustentateur, un échafaudage de briques électroniques ressemblait de loin à un vieux poêle à bois. L’ensemble émettait un léger bruit de transformateur aux plaques mal serrées. Aucune diode lumineuse ne signalait l’objet errant actuellement dans la campagne auvergnate.

À deux heures du matin, un cheminot donna le signal de tirer. La locomotive, une Crevault de fabrication nationale, cracha un jet de vapeur sur les soldats qui la mirent en joue. Un officier riait, juché sur une touque. Le mécanicien attendait l’extinction du carré pour donner toute la vapeur. Son Geiger craquetait. Mais alors qu’on roulait encore au ralenti, le craquètement s’amplifia. Le mécano songea à une fuite du combustible. Les Crevault avaient si mauvaise réputation que la VIIIe Coalition n’en voulait pas comme paiement de la dette de guerre. Le voyant d’étanchéité était au vert. Or, c’était un instrument made in USA. On pouvait se fier à ses indications.

« Je crois, dit-il à son aide, que nous sommes survolés par une de ces maudites plateformes qui nous empoisonnent la vie !

— Je ne vois rien, dit l’aide qui observait le ciel à travers une lunette vidéo.

— Ils en ont des furtives, insista le mécano.

— C’est une légende, rit l’aide. Seul Mohammed connaît le secret de la furtivité.

— Peut-être… mais pourquoi crois-tu que les Amerloques lui font la guerre ? »

Le mécano n’avait pas envie de rire. La Résistance avait beau épargner les locomotives, une erreur était toujours possible. En principe, l’engin caché sous les rails explosait après le passage du tender. Et ce n’était pas par compassion pour les mécaniciens ni le personnel de chauffe. Si le combustible, un mélange de pyraton® à l’échelle de l’homme, se répandait dans la campagne, la pollution qui s’ensuivrait serait telle que la population devrait se résoudre à s’alimenter d’atomes en fusion. Le feu passa au vert. Le cheminot qui était posté sur le wagon de queue lança deux courts sifflets. On pouvait y aller. La voie était libre.

Le mécanicien n’en ramenait pas large. Par contre, son aide avait autant confiance dans la compétence de l’armée d’occupation que dans l’humanisme de la Résistance. Il ne pouvait rien lui arriver. Sauf que le Geiger craquetait toujours. On se serait cru dans un nid de cigogne à l’heure de la baise.

« On a une fuite, dit le mécanicien.

— Le témoin dit le contraire, fit l’aide sans donner aucun signe d’inquiétude.

— Quelqu’un l’aura bousillé. On ne peut plus se fier à personne.

— Qu’est-ce qu’on fait ? » dit l’aide qui avait toujours l’air de ne s’occuper que de son plaisir de voyager à l’œil.

Le mécano donna un coup de poing sur le cadran sans rien changer à ses indications. C’était un matériel solide et fiable, il le savait. Et il avait la chance d’en posséder un dans sa machine, ce qui n’était pas le cas de ceux qui devaient se fier aux instruments dont la fabrication était un cadeau de l’État. Il était en train de réfléchir à la suite à donner à cette situation intenable quand la Margaux 003 surgit dans la cabine, sortant de la salle des machines. Ni l’un ni l’autre n’avait jamais vu de robots autre part que sur un écran. Celui-ci ne clignotait pas. Il était suspendu en l’air, comme à un fil, mais il ne possédait aucun membre pour exprimer la menace. Il était parfaitement silencieux. Du moins, le vacarme des machines couvrait le bruit discret de ses entrailles. L’aide s’avança pour vérifier qu’on n’avait pas affaire à un effet d’écran. Sa main commença à trembler à quelque vingt centimètres du robot. On n’était pas dans la fiction nationale. C’était la pure réalité. Il recula et se réfugia derrière le mécanicien qui cherchait son arme de poing dans la boîte à gants.

« Si ça se fait, gémit l’aide, ça parle pas. J’ai jamais eu de chance. Posez-lui une question pour voir, chef !

— Et qu’est-ce que j’y dirai, merde !

— Je sais pas ! Quelque chose de neutre…

— De neutre ? Par les temps qui courent ?

— Il ne paraît pas armé…

— Mais il est bourré de pyraton5034® ! T’entends pas le Geiger, des fois ? »

En réalité, le craquètement ne s’entendait plus, mais l’aiguille du Geiger était dans le rouge. Encore dix minutes d’exposition et on était contaminé à mort. La sueur formait des taches sombres sur les combinaisons. Le robot n’avançait plus. Il avait même refermé la porte de la salle des machines sans toucher au bouton.

« Peut-être que c’est normal d’avoir un robot à bord, dit l’aide qui essuyait ses joues avec sa casquette.

— J’en ai jamais entendu parler. Et je connais les Crevault comme ma poche.

— S’il portait un uniforme… on saurait… peut-être… quoi faire… »

Le mécanicien jeta un œil désespéré sur le compteur de vitesse. L’accélération se poursuivait comme prévu par le protocole. C’était presque rassurant de savoir que ce robot n’agissait pas sur les machines. Mais qu’est-ce qu’il voulait, merde ?

« Ya quèque chose d’écrit dessus… bredouilla soudain l’aide.

— J’y vois que dalle ! Dis !

— Mar… gaux… 0… 0… 3… pis plus rien ! »

Le mécanicien se frotta le crâne pour s’aider à penser. Il y avait bien un Margaux à la télé, mais il avait été viré. Ça avait fait un sacré bruit, tellement que même l’aide en avait entendu parler. Ah ouais… maintenant il se souvenait…

« Mais c’était pas un robot ! s’écria-t-il.

— Alors c’est pas lui…

— C’est qui alors ? »

Le mécanicien continua de se frotter le crâne avec énergie, mais rien ne venait. Il poussa un long soupir. Puis il lui vint une idée :

« Si c’est pour un détournement, dit-il d’une voix de premier ministre, vous n’êtes pas au bon endroit. On est sur des rails… »

Mais le robot ne réagissait pas. L’aide s’en mêla, comprenant subitement l’intention de son chef :

« Le prochain aiguillage est à dix bornes. Mais il faudra ralentir si vous voulez qu’on bifurque vers la Suisse… »

Cette fois, le robot s’agita. Il oscillait sur son patin, soulevant la fine poussière du tapis antiélectrostatique de la cabine. L’aide ne se maîtrisait plus.

« Il parle pas, mais il comprend !

— Moi aussi je comprends ! Et je sais pas quoi dire ! »

Le robot se pencha alors en avant.

« Merde ! fit l’aide. Il est creux.

— Toi aussi t’es creux, mais on peut pas mettre la main. Mets-y la tienne. Ya quelque chose au fond.

— Moi je vois plusieurs choses… Et j’ai qu’une main.

— Mets-y-la que je te dis ! »

À ces mots, le robot fit un tour sur lui-même, signe qu’il était heureux d’être compris… selon le mécanicien qui avait ses mains dans ses poches. L’aide hésitait. Il était d’avis que le robot avait faim, mais on n’avait rien à bord pour nourrir ces inventions qui finissent toujours par compliquer l’existence des gens simples. Il mit la main. Et disparut.

Apparence 16

Un double de 003 — le 003/1023 — était en train de forcer la porte de l’appartement de Joan Strosse. Forcer n’est pas le mot. Il trouva le code en quelques millisecondes qui lui coûtèrent néanmoins 80% de son énergie vitale. Une réserve de 20%, moins les aléas, n’était pas suffisante pour mener à bien sa mission. Une fois entré, il se cacha dans la penderie de l’entrée et appela le collègue le plus proche, le 003/2876. Celui-ci en était à 60%. C’était trop juste pour obtenir un résultat à 100% satisfaisant. Un troisième collègue, le 003/345, plus âgé mais opérationnel, se proposa de lui-même. Il était à l’écoute, car il n’avait rien à faire en ce moment. Avec 98% de réserve, il était le robot idéal pour compléter l’équipe de destruction. 003/1023 attendit dans le placard. Une odeur de viande rôtie flottait dans l’air. 003/1023 aimait la viande, bien qu’il ne fût pas conçu, comme la série 003bis, pour se faire passer à 80% pour un être humain, homme, femme ou enfant, indifféremment. Il se demanda, dans les limites de sa programmation circulaire, si 003/2876 et 003/345 étaient de la première série ou d’une des suivantes. Ça l’embêtait toujours un peu de travailler avec des êtres supérieurs, surtout s’ils étaient conçus pour apprécier les plaisirs humains, ce qui lui était interdit tant que personne ne songerait à l’élever dans la hiérarchie. Une odeur d’oignons frits s’ajouta à celle de la viande qui rissolait joyeusement. C’était un spectacle à ne pas rater.

Il se glissa hors du placard et prit la tangente d’un écran grand format qui rediffusait Cannibales en boucle. Le type qui occupait cet appartement avait ce privilège. C’était forcément un ponte, mais l’ordre de mission était clair : pas de souffrances inutiles. Pour ça, rien ne vaut la décapitation. C’était d’autant plus adéquat comme méthode qu’on avait ordre de ramener la tête au Laboratoire des Hypothèses. Il n’y aurait donc pas de discussion pour décider si on la coupait avant ou après. C’était là une bonne mise au point, car maintenant, 003/1023 ne serait plus seul. Les Margaux avaient une sacrée réputation d’ergoteurs.

La cuisine était déserte. Le type devait être en train de s’en couler un. Il y a deux choses que les humains adorent couler : le bronze et le bain. Quelquefois même les deux à la fois. C’est comme ça qu’ils font les statues. Ils en mettent partout. Ça leur rappelle des choses. Et chacun a sa statue préférée, selon ce qu’il pense des autres.

003/1023 consulta son indicateur d’énergie disponible : il était en train de s’épuiser plus vite que prévu. Il se laissait influencer par l’ambiance de la future scène du crime : le statut de la cible et la possibilité du goût. 003/1023 ne possédait ni l’un ni l’autre de ces avantages, mais il pouvait regarder Cannibales en boucle sans provoquer une erreur fatale de son système personnel et son sens de l’odorat était si développé qu’il lui arrivait de remplacer un chien momentanément neutralisé par un aléa sanitaire. Il savait qu’il était presque humain et c’était un sacré avantage sur l’homme qui pouvait encore en douter.

La viande frissonnait doucement dans un fait-tout. Une poignée d’oignons nageait dans le beurre. 003/1023 activa son moulin à poivre interne, un instrument destiné à égarer les chiens. L’odeur qui montait du fait-tout devint divine. Les humains ne mangent pas de chien, sauf les Chinois, mais ils ont les yeux bridés. Cette viande était celle d’un animal noble. Hélas, le flair de 003/1023 n’était pas perfectionné au point de faire la différence entre le porc et le bœuf. Il ouvrit la portière du congélateur. C’était de la viande humaine. Bon.

Il referma le congélateur et jeta un œil dans le couloir qui desservait les chambres. Il y avait de la lumière sous une porte. Le froissement du papier lui inspira une prudente retraite. Il retourna dans son placard et attendit.

 

*

 

003/2876 se cacha dans la malle d’un autobus. Elle était vide. Au-dessus de lui, quelques banlieusards désargentés se laissaient secouer sans se plaindre du laisser-aller de la compagnie des transports urbains à loyer modéré. Il avait rendez-vous chez Joan Strosse avec un certain 003/1023. Il n’avait pas eu besoin de demander pourquoi. Quand on l’appelait sur le circuit des urgences criminelles, ce n’était pas pour jouer au cricket avec les têtes des Chinois capturés en flagrant délit de contrefaçon. 003/2876 était un spécialiste de la mort lente avec aveux à la clé. Et il n’avait jamais failli à sa réputation. Seulement voilà, depuis le coup de fil de 003/1023, il était passé de 60 à 40 à cause d’un plaisir solitaire pris devant une vitrine de soutifs en fil de cuivre ancien. Il ne résistait jamais à cette tentation. Le fil de cuivre torsadé à l’ancienne était à la mode chez les humains. Et pour enflammer un désir déjà brûlant d’attente, les petits seins qui exposaient ces soutifs n’avaient pas plus de quatorze ans d’existence. Il y avait un rapport magique entre l’âge du sein et l’ancienneté du cuivre. L’industrie du soutif avait compris ça. Mais de là à soupçonner une Margaux d’en profiter, il y avait autant de chemin à faire qu’entre le rêve et la réalité.

En descendant du bus, 003/2876 se demanda s’il ne ferait pas mieux d’appeler 003/1023 pour l’informer que, suite à une nouvelle excitation, il venait de perdre 20%. Il ne se sentait plus en état de torturer plus d’une minute, ce qui était largement en dessous de la norme minimum et mettait en mauvaise posture sa réputation d’infaillibilité. Il se rendit toutefois à l’adresse indiquée. Le malaise qui l’emporta eut lieu dans l’ascenseur.

 

*

 

003/345 entra dans l’appartement de Joan Strosse à deux heures trente. Comme il était dépourvu de sens humains, il ne sentit rien. Il vit seulement que la cible était en train de préparer un repas et qu’elle prenait le temps d’un bronze ou d’un bain en attendant que l’oignon fût bien doré. Mais pas de traces de 003/1023. Il l’appela par le réseau interne. L’autre ne répondait pas. 003/345 fit le tour de l’appartement, mais il n’entra pas dans les WC car ils étaient occupés. Par contre, la salle de bain était vide. C’était donc un bronze, pensa-t-il en se reprochant d’avoir misé sur le bain. 003/345 avait un problème de TOC dû à une malfaçon. Il ne pouvait s’empêcher de parier pour un oui pour un non. Tous les prétextes étaient bons pour se connecter aussitôt à la centrale des jeux, opération qui coûtait cher en énergie. Consultant son cadran, il vit qu’il était presque mort. Il s’affola.

Il était urgent de trouver une borne de revitalisation. Elles n’étaient pas si nombreuses. Consulter le plan de répartition était impensable. C’était l’utilisation la plus gourmande. Il se mit à courir, sachant que la translation par sustentation était le moyen le plus économique d’aller d’un point à un autre. Il s’épuisa cependant et mourut sur le pont des Trois-Langues, au-dessus de la Geine.

 

*

 

Joan Strosse, constipé, sortit des toilettes à peu-près à la même heure. Il était furieux contre lui-même, car son armoire à pharmacie refusait de lui fournir un laxatif sous prétexte qu’il était en dépassement de crédit. Et comme il en avait frappé la porte qui ne voulait plus s’ouvrir, un avertissement des services bancaires lui fut signifié. Il était accompagné d’une note de frais aussi claire que le mode d’emploi d’une montre chinoise. Il entra dans la cuisine. Les oignons avaient brûlé. La viande était immangeable et il n’avait plus envie de cuisiner ni de manger. Il décida de prendre l’air. Il ouvrit le placard. 003/1023 s’écroula à ses pieds.

Sur le coup, il faillit tomber dans les pommes. Il reconnut la Margaux de Mathis. Mais comment cette prothèse était-elle entrée chez lui ? Et pourquoi ? Il la secoua. En vain. Elle avait l’air complètement inactif. Il regarda à l’intérieur, ne trouva rien, appuya sur le seul bouton apparent. La machine semblait déconnectée. Pourtant, si elle était là, il y avait une raison. Il l’examina de plus près sans trouver de système létal. Elle n’était pas venue pour le tuer, conclut-il. Peut-être pour le prévenir. Mais de quoi ? Il se savait sur la sellette, mais possédait les outils de sa défense. Son expérience à la télévision l’avait enrichi de pas mal de dossiers qu’il avait mis sous le coude. Il pouvait s’en servir. On ne le détruirait pas si facilement. Et de toute façon, son œuvre le rendait immortel.

Il fallait se débarrasser de la Margaux. Il n’en avait pas l’utilité. Lui avait-elle porté un message de Mathis ? Peu importait pour l’instant les raisons de son intrusion dans son intimité. Et le fait qu’elle avait été violée par décodage illégal pourrait le servir finalement. Il retourna dans la cuisine, décrocha un sac-poubelle et y fourra la Margaux. Il emprunta l’escalier de secours. On n’y rencontrait jamais personne.

Aussi fut-il estomaqué quand il tomba sur une autre Margaux qui gisait à l’entrée des poubelles. Médusé, il jeta un œil dans le sac. Ensuite il procéda à un examen minutieux de la Margaux 2. C’était exactement la même. Il pensa aux fictions du poète Jules Sarabande. C’était ridicule d’y penser. Il chassa ces idées et fourra la deuxième Margaux dans le sac.

Sur le trottoir, il songea à jeter le sac dans un conteneur à ordures. Mais était-ce prudent de procéder à une déprise dans les poubelles de son propre immeuble ? Il n’était pas plus judicieux de conserver cette évidence. Il suffisait de savoir que Quentin Margaux avait construit deux exemplaires de sa prothèse révolutionnaire. Mais à qui était destinée la seconde ? Il passa son chemin.

Son intention était de jeter le sac dans le canal des Trois-Langues. Il ne lui faudrait pas une semaine pour se retrouver dans l’océan. Il le perça de plusieurs trous. Traîné à même le lit du canal puis du fleuve, un bon mois serait nécessaire à ce bizarre phénomène pour disparaître dans les entrailles des océans. Qui irait draguer la Geine ? On n’y recherchait plus les noyés ni les cadavres jetés par leurs assassins. Chacun pouvait y perdre la piste de ses secrets. Le système n’y voyait que des avantages.

Il traversa les buissons, enjamba la murette de contention et suivit le chemin de halage jusqu’au tunnel. L’endroit était bien choisi pour procéder à un prestige. Il balança le sac plusieurs fois avant de le lâcher. Il le vit traverser l’ombre, s’éteindre comme la flamme d’une bougie et l’entendit crever la surface de l’eau. Il remonta alors par l’escalier de pierre creusé dans le soutènement.

Apparence 17

Ariane, qui avançait à tâtons sur le quai à peine éclairé par une veilleuse au ras du sol, vit arriver une draisine sans feux. Elle n’avait rien entendu. La draisine s’arrêta à l’autre bout du quai. On devait l’observer, car elle se tenait à l’endroit où la veilleuse diffusait une vague lueur bleutée. Elle fit un signe de la main. Une lanterne s’alluma et éclaira le flanc de la draisine. Une voix de femme lui demanda d’avancer. La limite du quai, maintenant illuminée par la lanterne, l’encouragea à se hâter sans poser de questions. Il ne pouvait s’agir que de la Résistance. L’occupant ne pénétrait jamais dans les tunnels du métro. Ses tentatives d’exploration s’étaient toujours soldées par des pertes considérables. Le monde souterrain de Parigi appartenait à la Résistance, en attendant sans doute de mettre au point une technologie à la hauteur de la difficulté. Clarisse de la Florette, qui tenait fermement le levier de la draisine, vivait dans cette attente. Et elle ne cachait pas son angoisse. On avait beau miner les endroits stratégiques, l’ennemi ne faiblissait pas. Et il avait l’avantage de posséder des usines, des laboratoires et des secrets si bien gardés qu’il ne fallait rien espérer des victoires de la Résistance. Le présent doit vaincre le futur, pas lui-même.

Ariane arriva à la hauteur de la draisine. Elle n’était pas armée. Clarisse rengaina son arme sans quitter sa place devant le levier. Elle ne voulait pas perdre de temps.

« Vous avez les plans de la Margaux ?

— Les voici. J’ai pris des risques…

— Nous prenons tous des risques. Montez !

— Mais le docteur Zantris m’attend…

— Vous ne le reverrez plus. Il vient d’être arrêté sous l’inculpation de pédophilie aggravée.

— Aggravée par quoi ! » s’écria Ariane.

Clarisse lui tendit la main et l’invita à sauter le bon mètre qui séparait le quai de la plateforme de la draisine.

« Zantris est incorrigible, dit-elle en actionnant le levier. Il nous avait pourtant promis de se tenir tranquille. J’ai porté plainte.

— Vous ? Vous et la justice de… »

Ariane ne voyait plus le visage de Clarisse. La draisine rebroussait chemin dans l’obscurité totale.

« Comment pouvez-vous espérer obtenir raison devant un tribunal ? s’étonnait Ariane. Tout le monde sait que vous appartenez à la Résistance…

— Joan Strosse agira pour moi, conformément à la procédure en vigueur.

— Strosse ? Mais c’est de lui que je viens vous parler… »

Ariane réfléchit quelques secondes puis :

« C’est lui qui a tout manigancé, grogna-t-elle. Il sait pour la Margaux…

— Et nous savons qu’il sait, coupa Clarisse.

— Mais pourquoi condamner le docteur ? Il est votre meilleur allié.

— Nous brouillons les pistes. Maintenant taisez-vous. On va traverser une zone écoutée. »

Le bout du tunnel, si on peut appeler ça comme ça, était vivement éclairé. On voyait nettement le quai, sa bande jaune et les rails se perdant de nouveau dans la continuation du tunnel. Clarisse ralentit la vitesse de la draisine. L’ombre fut de nouveau plongée dans un silence presque parfait. Ariane s’était accroupie à la demande de Clarisse qui avait plié ses jambes. On entra dans la lumière. Le quai était désert. La mince couche de poussière qui couvrait le sol ne trahissait aucune trace d’activité récente. Clarisse montra du doigt les sondes acoustiques. Puis elle se tapota un œil, sans doute pour signifier qu’il n’y avait pas de caméras. Ariane détestait ces moments d’éternité. On sait qu’ils s’achèvent forcément, mais ils annoncent toujours un malheur.

Une fois de plus, aucun malheur ne s’interposa. La draisine retourna dans l’ombre et Clarisse retrouva le rythme de croisière. C’était étrange de parler dans le noir, captive d’un mouvement sans retour possible et ne sachant rien de ce qu’on attendait d’elle, se souvint Ariane plus tard.

« Comment va Mathis ? demanda la voix de Clarisse.

— Il a du mal à se réadapter à l’ancienne prothèse…

— Ah oui… celle qui a deux jambes. Comment a-t-on pu espérer pallier une mutilation aussi cruelle par une si piteuse imitation ? Mais il est vrai que Quentin n’avait pas encore inventé la sustentation…

— Que comptez-vous faire de cette invention ?

— Rien. Nous nous contentons d’empêcher l’ennemi de l’utiliser. On ne sait jamais comment elle peut évoluer. Les soucoupes volantes de nos ancêtres ne sont pas nées de rien.

— Pauvre docteur Zantris ! » soupira Ariane.

La voie se scinda à la sortie d’un tunnel. Ariane vit alors la rame de métro qui avait été volée au Musée de l’Ancien et du Nouveau. La draisine fila le long des wagons rouges et verts et bifurqua dans un tunnel qui descendait. On arriva dans une espèce de gare où stationnaient plusieurs rames et d’autres draisines, dont certaines étaient motorisées. Une vingtaine d’hommes en armes se tenaient sur un quai, fumant des cigarettes et discutant à voix basse. Ils étaient tous casqués, sauf Frank Luxor qui leva le bras pour saluer les nouveaux arrivants. Ariane se mit à haleter. La peur du combat venait de la paralyser. Clarisse freina la draisine à la hauteur de Frank. Il sauta sur la plateforme.

« Tu arrives à temps pour les adieux, dit-il d’une voix émue.

— Tu t’en sortiras toujours, » fit Clarisse.

Frank jeta un regard triste sur Ariane qui restait accroupie, le menton sur les genoux. Clarisse était déjà sur le quai. Son bond inspira des commentaires et elle se laissa flatter les épaules. Ariane se leva. Frank lui tenait le coude.

« Je regrette pour Zantris, dit-il.

— Et mon père ?

— Je regrette… Tout a foiré au dernier moment. Strosse nous a échappé.

— Mais je croyais que lui et Clarisse…

— Chacun son point de vue. C’est compliqué de résister. Venez ! »

Il l’aida à monter sur le quai où elle reçut timidement l’accueil des hommes que Clarisse, se tenant maintenant dans l’ombre, toisait du regard pour sans doute en estimer la puissance de feu et la marge de tactique. On irait à pied maintenant. Toutes les lumières s’éteignirent d’un coup. Quelques lampes éclairaient le rail.

 

Une heure plus tard, on marchait sous les étoiles. Ariane avait refusé de porter un fusil. Elle ne savait pas s’en servir, avoua-t-elle. On lui confia la charge de deux sacs qui labouraient ses épaules depuis une heure. Frank marchait devant elle, la tête pivotant sans arrêt. Et Clarisse suivait. Ils fermaient la marche.

« Comment est-il mort ? demanda Ariane, rompant ainsi un silence de plus d’une heure.

— Il n’est pas mort, dit Frank Luxor.

— Inutile de faiblir, fit Clarisse. Il va mourir. Joan Strosse a proposé un plan de mort et il a été accepté.

— Quelle crapule ! s’écria Ariane.

— On a besoin de barbouzes, dit Clarisse. C’est ça, l’Occupation. Ce n’est pas aussi clair qu’un combat.

— Ce n’est pas un combat, dit Frank.

— Personne n’a dit que ça l’était… » soupira Clarisse.

Ariane s’arrêta. Aussitôt, Clarisse soulagea les sacs.

« Non, dit Ariane. Ce n’est pas lourd. Pas assez en tout cas pour me remettre les idées en place. À quelle fonction me destinez-vous ?

— Tu t’occuperas des blessés.

— Je ne suis pas médecin…

— Moi non plus ! »

Encore des heures. Le soleil se leva. Ils traversaient une forêt de montagne. Ariane n’en pouvait plus. Elle ne supportait plus son odeur. Enfin, tout le groupe put se rafraîchir aux pieds d’une petite cascade dont l’eau était fraîche et douce.

Apparence 18

Pino le Bino s’était endormi dans la broussaille suite à une masturbation intense. Ariane avait provoqué cette érection irréversible. Quand il l’eût abandonnée à son destin dans le tunnel, il remonta sur le talus qui s’élevait dans le taillis après le mur de soutènement. Il bandait déjà. Son esprit ne pouvait plus se libérer de l’image des vêtements collants aux formes de l’assistante du docteur Zantris. Il s’était caressé pendant plus d’une heure, roulant et se tortillant dans les fourrés dont les habitants, qui avaient déguerpi dans un sauve-qui-peut général, poireautaient maintenant sur la berge en prenant des nouvelles. Le cri que poussa Pino le Bino dut les rasséréner. Mais il attendit encore une demi-heure avant de se décider à retourner à ses affaires.

Soudain, alors qu’il atteignait le chemin de halage, il vit une ombre emprunter le même chemin que lui et Ariane et descendre sur la berge. Nous, nous savons qu’il s’agissait de Joan Strosse venu se débarrasser des deux Margaux qui avaient fait irruption dans son existence déjà compliquée par l’Histoire et son propre engagement. Mais Pino le Bino ignorait cela. Il se tapit dans un buisson, le nez dans les baies allergènes. Cette dernière épithète peut vous amener à penser qu’il éternua ultérieurement comme dans un film. Pas du tout. Il n’eut même pas envie de tousser.

L’inconnu jeta alors un sac dans l’eau, à la hauteur de l’entrée du tunnel. Il attendit une bonne dizaine de minutes, puis il monta sur le soutènement qui avait la forme d’un escalier. C’en était peut-être un, mais Pino ne l’avait jamais utilisé « à cause qui z’y ont pas mis une rampe pour mézigue et ceusses qui craignent le vertige ». Puis le type enjamba la rambarde et se retrouva sur le pont des Trois-Langues, car cette partie du tunnel était aussi un pont. De la belle ingénierie. Et à peine là-haut, en principe sur un trottoir conçu pour les piétons, voilà le type qui se met d’abord à pousser un cri, ensuite à l’étouffer avec ses propres mains et enfin à gémir comme s’il s’était mordu un doigt dans l’affolement.

Pino le Bino n’en revenait pas. Il n’avait tué personne ce soir-là. En tout cas pas sur le pont des Trois-Langues. Or, le type titubait comme une gonzesse qui ne veut pas mettre les pieds dans une mare de sang. Mais qu’est-ce qu’elle attend pour foutre le camp, nom de Dieu ! pensa Pino. Il avait envie de filer lui aussi. Et avant que les flics arrivassent.

« Et bien je vous le donne en mille, raconta-t-il plus tard. Elle est pas partie comme ça…

— Comment ?

— Comme je pensais.

— Tu veux dire à quatre pattes comme un clébard qui s’en est pris une dans le cul ?

— Un peu. Nous sommes tous des chiens, pas vrai ?

— Surtout depuis qu’on nous occupe à autre chose…

— Tu l’as dit !

— Et alors il s’est pas calté. Et pourquoi il est resté ?

— Je lui ai pas demandé. Toujours est-il qu’il s’est baissé comme quand on ramasse quelque chose…

— C’était pas un macchab. C’était une aumônière !

— C’en était pas une !

— Comment que tu le sais, Pino ?

— Je le sais d’abord parce que c’était trop gros pour être une bourse.

— Ça pèse pas lourd les fafiots…

— Que si c’en avait été, il aurait pas jeté le sac dans la flotte.

— Avec les autres ?

— À croire que ce mec avait une vocation… et cette fois, il a pas attendu pour mettre les voiles.

— Et t’as plongé, Pino ?

— Je plonge jamais si j’y vois pas ! Sinon, je garde la tête hors de l’eau…

— Comme les bateaux, Pino ! »

Tout s’était passé comme l’avait raconté Pino entre deux pastis. Mais il n’avait pas tout dit. Pino n’était pas du genre à se trouver à deux pas d’un mystère sans chercher à le résoudre d’une manière ou d’une autre. Et il ne pouvait pas y parvenir en plongeant dans les eaux troubles du canal. Même de jour. Et il fallait se grouiller avant que le courant emportât les deux sacs de l’autre côté du canal où la Geine est si profonde que jamais personne n’a songé à savoir ce qu’elle abrite de pas catholique. Pino a donc envoyé une lettre aux autorités. La Tapogest, qu’ils appelaient ça du temps de la Collaboration. Un système policier qui agissait en relation étroite avec le nouveau régime. Ce qui s’appelle faire d’une pierre deux coups. Il y avait même une boîte aux lettres spécialement conçue pour cette activité clandestine. Elle était accrochée sur le montant droit de la porte d’entrée de la préfecture. Et pour ne pas se dénoncer soi-même, on y envoyait les gosses en échange d’une sucette. C’était l’époque des pierres à deux coups.

La nouvelle n’a pas traîné sur les bureaux de la police nationale. Une heure plus tard, un peloton des meilleurs plongeurs des pompiers de Parigi fouillait le lit du canal à l’endroit indiqué, schéma à l’appui, par le mystérieux Bono le Lobo. Et on remonta les deux sacs. On se retint de les ouvrir, car la Tapogest voulait évaluer la trouvaille avant tout le monde. Et ce qu’elle trouva en étonna plus d’un.

Ce matin-là, Joan Strosse acheta son journal, « J’y suis, j’y reste », comme tous les matins. Il le coinça sous bras à l’endroit où, une demi-heure plus tard, il allait écraser un pain tout chaud. Il s’attabla à la terrasse de son café, commanda un express-rhum et ouvrit le journal. Comment décrire ce qui se passa alors sur son visage ? Ce fut tellement étonnant que tous ceux qui consommaient à proximité s’en souviennent encore. Il referma le journal, l’abandonna à côté de la tasse et du petit verre, passa devant la boulangerie sans renifler et sauta dans un taxi dont il pressa le chauffeur de le déposer en vitesse devant la porte de madame Horozia, la voyante bien connue des téléspectateurs de Parigi et de tout le territoire occupé par la VIIIe Coalition.

Apparence 19

Le docteur Zacharias Soriana s’était caché dans un arbre. Le combat n’était pas son fort. Il avait fait la guerre, mais sans jamais se mêler d’assaut ni d’embuscade. Il avait plusieurs fois failli mourir, mais le métal des luttes fratricides ne l’avait jamais touché. Il lui arrivait de se demander s’il n’était pas un miraculé. Dans le doute, il faisait brûler des cierges par correspondance aux jours célébrant la Vierge, qu’elle se nommât Marie, Jeanne, Geneviève ou Thérèse. Il éprouvait sincèrement une passion dévote pour la virginité des personnages historiques, mais ne se souvenait pas toujours à temps de ces dates charnières. Pour l’heure, il était assis sur la branche d’une fourche qui menaçait de se rompre à chaque explosion. Les feuilles avaient été arrachées par le premier souffle, une formidable explosion qui avait réduit en chaleur et en lumière la plus grosse pièce d’artillerie en possession de la Résistance. La Milice Régimentaire Populaire avait donné l’assaut à l’aube, dès les premiers rayons de soleil. La centurie résistante n’avait rien vu venir. Réduite de moitié dès le premier assaut, elle se battait maintenant à un contre dix. Dans le ciel, la Margaux désignait les cibles.

Le système de sustentation inventé par Quentin Margaux était en train de donner les preuves de son efficacité militaire. Les mitrailleurs de la Résistance avaient beau l’avoir dans leur ligne de mire, aucun obus ne l’atteignit. Et l’artillerie ennemie avait détruit presque tous les postes de combat, réduisant la puissance de feu de la Résistance à quelques fusils qui crachaient encore leur haine, mais sans inquiéter le camp adverse qui achevait en ce moment une manœuvre d’encerclement. Muni de son téléphone portable, le docteur Zacharias Soriana se brancha sur les ondes courtes. Trois secondes plus tard, une rafale de mitrailleuse saccagea le tronc de l’arbre, le faisant pencher dangereusement dans la vallée qui se trouvait quelques centaines de mètres plus bas. Le docteur, voyant sa dernière heure grandement entamée, s’accrocha désespérément à une branche qui, par miracle, se brisa.

Il chuta, non pas verticalement car le tronc déjà fortement oblique lui impliqua une trajectoire à lui perpendiculaire, et s’enfonça dans un buisson ardent. La chaleur était intenable, d’autant que ses vêtements commençaient à brûler. Il gratta la terre frénétiquement et la répandit sur lui pour étouffer les flammes qui atteignaient son épiderme. Un glissement le sauva de la calcination à vif. Il prenait le chemin de la vallée, le derrière suivant la ligne descendante d’une sente tracée par les bêtes en transhumance. Là-haut, la Margaux 003 se trouva dans l’impossibilité de calculer les coordonnées exactes du miraculé qui continuait de jouir d’une série d’autres prodiges. Elle identifia le docteur, signala qu’il n’était pas armé et qu’elle ne détectait aucun signe de combativité chez le fuyard. Il fuyait vraiment. Il ne s’agissait pas d’une tactique de contournement. Le docteur fut alors rayé de la liste des personnes à abattre.

Il descendit ainsi, sa vitesse de translation croissant proportionnellement à l’humidité grandissante du layon, jusqu’au ballast de la voie de chemin de fer, subissant alors une interruption telle que son sang entra en fibrillation. Le choc qui s’ensuivit lui fit perdre connaissance.

Quand il retrouva ses sens, la douleur l’empêcha de faire le point sur sa situation. Il était cependant entre les mains d’un quarteron de soldats de la VIIIe Coalition. On l’avait étendu sur le dos à même le sol poudreux d’une casemate. Ses poignets étaient liés à ses chevilles. Dès qu’il signala son retour à la réalité par une verte protestation, un des soldats testa le bon fonctionnement de la contention en tirant sur la corde tendue entre le cou et les chevilles. Le docteur cessa de pester. Le soldat, satisfait de ce qui était peut-être son œuvre personnelle, regagna le cercle que formaient ses compagnons autour d’une dame-jeanne. Le docteur avait retrouvé une espèce de tranquillité angoissée. Il pensa à voix haute :

« De toute façon, on ne parle pas la même langue ! »

Le soldat qui était apparemment responsable de son immobilité et de son silence quitta de nouveau le cercle dont les membres s’éclaffèrent en levant leurs quarts. Cette fois, il ne tira pas sur la corde. Le docteur l’en remercia. Cette ironie blessa le soldat. Il mit les mains sur les hanches et, d’un air qui parut suffisant au docteur, remit les pendules à l’heure :

« Je comprends et je parle le parigien aussi bien que toi, terroriste !

— Mais je ne suis pas un terroriste ! hurla le docteur qui perdait une fois de plus les pédales.

— C’est ce qu’ils disent tous ! ironisa à son tour le soldat en se tournant vers le cercle des joyeux buveurs.

— Je suis de votre côté ! supplia le docteur qui regrettait de ne pouvoir se jeter à genoux pour joindre les mains.

— Ah oui ? dit le soldat d’un air plus sérieux. Et qu’est-ce que tu faisais dans cet arbre ?

— Mais je me cachais, monsieur !... je n’avais pas d’arme pour me battre… avec vous…

— Tu voulais te battre avec nous !

— Je veux dire de votre côté !

— Mais tu n’y étais pas ! »

Le docteur ne put s’empêcher de fondre en larmes. En principe, les résistants ne pleurent jamais dans ces circonstances. Et ils tiennent leur langue. Il ne lui restait plus qu’à parler. Le soldat, médusé, s’assit en tailleur pour l’écouter. Le docteur était ravi et ne le cachait pas. Il cessa de pleurer pour parler plus librement. Enfin, n’ayant plus rien à dire, il se tut et regarda joyeusement le soldat.

« Tout ce que tu viens de me dire est exact, dit celui-ci, mais nous le savons déjà. La question est de savoir comment tu le sais. Qui es-tu ?

— Vous auriez pu commencer par là ! grogna le docteur. Je suis Zacharias Soriana, le directeur intérimaire de la KOK qui est, je vous le rappelle, une institution collaboratrice.

— Et que faisait un personnage si important dans un arbre situé dans la zone de résistance ? »

Il était inutile de continuer cette discussion, pensa le docteur. L’essentiel était de ne pas être fusillé par erreur à cause du zèle d’un soldat, l’espèce la plus basse du genre humain après les flics. Cependant, le soldat attendait une réponse.

« C’est une longue histoire… dit le docteur dans l’intention de ne pas la raconter.

— Je veux bien l’écouter, dit le soldat.

— Je vous ai prévenu… Elle est longue… et pas toujours facile… Sans ces difficultés, la réalité ne se cacherait pas derrière les apparences. D’autant que le rêve…

— Je sais bien que vous êtes moins con que moi ! grommela le soldat. Venez-en au fait. En partant de l’arbre…

— Mais, monsieur… à partir de l’arbre, je glisse et je me retrouve entre vos mains. Il n’y a pas grand-chose à raconter. C’est déjà fini ! »

Cette dernière remarque l’amusa tant qu’il se mit à rire, ce qui obligea le soldat à tirer sur la corde. Le docteur en bava pendant plus d’une minute avant de retrouver son souffle. Le soldat voulait paraître patient, mais ses pieds étaient en proie à une agitation irrépressible.

« Pourquoi étiez-vous dans l’arbre ? Notre drone vous y a vu. Il a tiré sans parvenir à vous neutraliser. Vous avez eu beaucoup de chance. En général, personne ne survit à une attaque de la Margaux.

— Comment se fait-il que cet engin se soit mis au service de l’Occupation ? demanda le docteur d’une voix de petite fille.

— Je ne suis pas qualifié pour répondre à cette question, grogna le soldat. Le peloton d’exécution est prêt. Après tout, je me fiche de savoir ce que vous fabriquiez dans cet arbre.

— Mais je n’y faisais rien ! » hurla le docteur avant de s’étouffer.

Le soldat coupa la corde et libéra les chevilles. Seuls les poignets demeuraient liés dans le dos. Deux soldats aux haleines fortes aidèrent le docteur à se mettre debout. Ses jambes ne voulaient pas. Il s’en plaignit lamentablement, mais personne ne l’écouta. Il sentit les aspérités d’un mur contre ses mains. Ses doigts s’agitèrent follement. Il avait les yeux bandés et les culasses claquaient. Puis tout se passa très vite. Il sentit une douleur dans les genoux. Il voyait la terre piétinée. Sa joue avait froid. On coupa ses liens et on le retourna. Il voyait la sombre Clarisse de la Florette et la belle Ariane Cice.

« Zacharias ! s’écria Clarisse.

— Quentin ! » gémit Ariane.

Apparence 20

Ce fut le capitaine Jacob qui reçut la lettre anonyme de Joan Strosse. Son aide de camp, le lieutenant Dominique, avait grimpé l’escalier de la Kommandantur quatre à quatre. Le pli portait le sceau de l’urgence absolue. C’était la première fois que le lieutenant transportait un message de ce degré ultime. Il entra sans frapper. Le capitaine Jacob était couché avec un rhume carabiné contracté en mission dans les couloirs du métro où, dans l’après-midi d’hier, la présence d’une cohorte de résistants avait été signalée. Il était à peine six heures du matin. La journée s’annonçait pluvieuse et froide. Le capitaine, en chemise, était assis sur son lit et lisait la Dépêche. Deux sacs avaient été jetés dans le canal des Trois-Langue à la hauteur du tunnel qui soutient le pont du même nom. Le sergent Roaze était en train de former une patrouille avec le personnel disponible. On éviterait, si possible, d’embarquer des éléments de la Coalition. L’affaire était pour le moment strictement parigienne. Le capitaine Jacob enfila son treillis de campagne et coiffa son casque guerrier pendant que le lieutenant le ceignait de son ceinturon après avoir vérifié que l’étui contenait une arme. Il était arrivé plusieurs fois que le capitaine oubliât son révolver de service, ce qui avait chaque fois compliqué la mission en cours. Et le lieutenant Dominique, qui était lui aussi un fervent défenseur d’une république fièrement centralisée à Parigi, en avait fait les frais, se retrouvant sans sa propre arme devant l’ennemi ou l’adversaire de droit commun. Il en avait payé le prix de deux blessures honteuses. Les pantalons en question avaient été deux fois jetés dans le poêle de service.

« Allons-y ! » renifla le capitaine.

Les deux hommes descendirent, saluant au passage d’orgueilleux officiers de la VIIIe Coalition. Il était inutile de leur parler pour leur souhaiter la bienvenue. La Coalition était une tour de Babel et le parigien n’était plus la langue diplomatique, laquelle avait été distancée par l’amérigien à la mode depuis l’extension des réseaux aux pays pauvres. Le sergent Roaze, un homme qui avait le sens pratique et le foie endommagé, attendait au garde-à-vous devant le tourniquet de la porte principale. Il commençait toujours ses conversations avec un « salauds d’Allemands » qui n’avait plus de sens à l’heure de la victoire des principes politiques rousseauistes. Ses hommes étaient prêts à mourir. Le capitaine le rassura :

« Personne ne sera tué.

— Les pompiers sont déjà sur place, mon capitaine, dit le lieutenant Dominique.

— Et ils ont remonté les sacs, précisa le sergent.

— Allons-y ! »

L’expression favorite du capitaine qu’il lançait à tout bout de champ pour contrecarrer les effets du « gogogo » pratiqué par l’occupant. Un camion de transport de troupes attendait dans la rue. Le caporal de service était en négociations avec un abruti de son espèce, mais dans le camp adverse ou ami selon la conception de ceux qui étaient encore en état de concevoir. Le capitaine, arrivant à leur hauteur, montra immédiatement des signes d’impatience.

« Les pompiers nous ont devancés, dit-il au cabo. Dites à ce crétin qu’il nous fait perdre un temps précieux et que sa mère n’est pas assez riche pour en payer le prix.

— Ce crétin est un collabo, » dit le caporal considéré comme un crétin.

Le capitaine tiqua noblement.

« Il se trouve que ces papiers ne sont pas en règle, dit le caporal collabo. Vous ne pourrez pas circuler à bord de ce camion.

— Soit, grogna le lieutenant. Nous irons à pied ! »

Et il prit la tête de l’escouade. Le capitaine, distancé, trottina un bon moment avant de se placer devant le lieutenant. Juste à ce moment, à peine remis de son effort, il vit arriver trois Margaux qui marchaient épaule contre épaule. Il fit stopper sa troupe. Les Margaux devançaient une poignée de pompiers qui les suivaient en sautillant à cause de leurs palmes. Le capitaine leva la main pour ordonner un arrêt immédiat sous peine de poursuites. Apparemment, le torchon brûlait entre les Margaux et les pompiers. Le lieutenant suggéra à l’oreille de son capitaine de se renseigner sur cet état de fait. La Margaux qui paraissait être la plus âgée en grade prit la parole pendant que les pompiers en profitaient pour se sécher mutuellement à coups de serviette éponge :

« Ces idiots nous ont sortis de l’eau ! s’écria-t-elle.

— Grand bien vous fasse ! dit le capitaine. Vous voilà sauves.

— Sauf que maintenant tout le monde sait que nous nous multiplions…

— C’est vrai ça ! fit le lieutenant.

— Je n’étais pas au courant, dit le capitaine sans se démonter.

— Vous ne lisez pas les journaux ? demanda 003/1023.

— Je fais la guerre, moi, madame… ou monsieur…

— Appelez-moi Margaux.

— Mais enfin, mon capitaine, dit le lieutenant. Il n’y a qu’une Margaux. Or, en voilà trois.

— Ce qui fait quatre, dit le capitaine toujours aussi satisfait de sa compréhension des choses, car je viens d’apprendre que la Margaux participe en ce moment même à un combat dans la campagne tourangelle. Vous devriez avoir honte de vous, mesdames, ajouta-t-il péremptoirement en se tournant vers les trois clones.

— Nous étions en mission nous aussi, figurez-vous, quand ces abrutis de pompiers nous ont sortis de l’eau où nous effectuions de concert un repérage des moyens de progression par le fond.

— Je ne veux rien savoir ! gueula le capitaine. Allons-y ! »

La situation se compliquait, pensa-t-il joyeusement. C’était bon pour l’esprit de résistance. Cette fois, il prit la tête du peloton. Derrière, ses hommes encadraient les trois Margaux qui menaçaient d’utiliser leur semelle sustentatrice si on leur manquait de respect. Les pompiers, circonspects, avaient pris le temps de se déchausser, mais le trottoir était mouillé et ils s’arrêtèrent de nouveau pour remettre leurs palmes. À la fin, on les perdit. Ou ils s’égarèrent.

À la Kommandantur, le général Heinrich Graspeck avait fait sonner le branle-bas de combat. Occupants, miliciens, policiers et gendarmes grouillaient sur la place d’armes. Le capitaine Jacob se heurta de nouveau au caporal collabo qui gardait la grande porte.

« Ne me prenez pas pour un imbécile, dit le caporal collabo. Je sais très bien, parce que je regarde la télé, moi, qu’il n’y a qu’une Margaux et qu’elle est actuellement en mission dans la montagne auvergnate. Ces… objets ne figurent pas sur l’inventaire.

— Forcément ! cria le capitaine. Ce sont des prisonnières ! Il faut donc les ajouter à votre liste !

— Je ne suis pas responsable de l’intendance ! Quand j’ajoute, mon capitaine, ce sont des noms que j’ajoute !

— Et bien ajoutez 003/1023, 003/2876 et 003/345 !

— Si ce sont là des noms, mon capitaine, ils ne sont pas autorisés par l’État-Civil. Je connais mon boulot ! »

Il était inutile d’insister. Le capitaine mesurait là toute l’incohérence de la Collaboration. Il se tourna vers le lieutenant Dominique qui suait sans s’éponger.

« Lieutenant ! Amenez ces hommes et ces dames dans le café le plus proche et utilisez mon ardoise.

— Sans abuser, mon capitaine ! Merci ! Gogogo !

— Allons-y ! »

La troupe s’éloigna en désordre. Joan Strosse arriva sur ces entrefaites. Il était accompagné, lui, ce bouffon nabot et difforme, par la belle et inaccessible madame Horozia. Le capitaine baisa longuement cette main parfaitement entretenue. Son front se posa sur la poitrine. Il eut alors le loisir d’écouter les battements de ce cœur dont l’enveloppe mortelle excitait chaque soir des millions de téléspectateurs. Enfin, tout émoustillé, il leva les yeux pour se laisser charmer par le plus intense regard jamais créé par le meilleur scénariste sériel de tous les temps. Plus loin, le caporal collabo avait tourné de l’œil en éjaculant dans son slip. Le trio en profita pour passer le tourniquet sans déranger l’attroupement qui encombrait le parvis et les colonnades de la place d’armes sous le commandement du général Heinrich Graspeck.

Apparence 21

Le capitaine Honoré Jacob ferma la haute fenêtre de la salle d’honneur puis actionna la fermeture des lourds rideaux rouge et noir. De son côté, Joan Strosse vérifia la fermeture de la porte d’entrée. Jeannette Horozia se tenait prête, le cordon dans une main, attendant le signal. Le capitaine inspecta le dessous de la table et des chaises, puis le lustre, les lampes et tous les endroits susceptibles de cacher un objectif couplé à un microphone. Ce n’était jamais arrivé, pas qu’ils sussent en tout cas, mais la prudence s’imposait. Entre le régime, l’occupant et la Résistance, il n’y avait plus beaucoup de place pour les autres. Le capitaine alluma enfin son cigare. Jeannette Horozia tira sur le cordon. La bannière se déroula lentement, sans musique, mais les trois officiants s’étaient raidis des pieds à la tête, le menton en avant et les doigts sur la couture. Un grand N présidait maintenant, noir et or dans l’abîme d’une couronne de laurier. L’émotion passée, chacun retrouva sa place autour de la petite table circulaire sur laquelle Jeannette Horozia déroula un tapis vert. L’ayant soigneusement lissé avec la paume de la main, elle y déposa un jeu de cartes espagnol. Le capitaine se baissa comme s’il allait jeter un œil gourmand sur les jambes de la belle voyante. Il remonta de ces profondeurs un petit flacon d’anis et trois copitas qu’il remplit comme s’il s’agissait de burettes. Les trois célébrants trinquèrent, chacun prononçant ce qui pouvait être un vœu. Jeannette prit la parole la première :

« Je vois… » commença-t-elle.

Mais le capitaine l’interrompit :

« Désolé, ma chère, mais nous ne sommes pas réunis pour… voir.

— Le docteur Zacharias Soriana est tombé entre les mains de la Coalition, livré par la Milice collaborationniste, ajouta Joan Strosse.

— Je croyais qu’il était prisonnier de la Résistance ! » s’écria Jeannette Horozia.

Le capitaine secoua sa grosse tête déplumée :

« C’est plus compliqué que ça, mon amie, murmura-t-il.

— Ils vont l’envoyer à Dachot… grogna Joan Strosse.

— Dachot-les-Bains ! s’étonna Jeannette Horizia.

— Dachot sans les bains, regretta le capitaine. Il sera employé dans une unité chimique…

— On sait bien ce que ça signifie… couina Joan Strosse.

— Horreur ! »

Jeannette Horozia ne put retenir ses larmes. Et comme elles coulaient, son maquillage coula aussi. Elle pleura tant qu’une bonne moitié de son beau visage apparut sur l’écran. Qui était-elle ?

« Que pouvons-nous faire pour lui ? demanda-t-elle entre deux hoquets. Je veux dire… à part collaborer… ?

— Pas grand-chose, ma chère, dit le capitaine en remplissant uniquement son verre, car les deux autres avaient posé leurs mains sur les leurs.

— Sans lui, fit Joan Strosse d’un air assez désespéré pour inspirer aux téléspectateurs un sentiment de malaise encore indéfinissable, le facteur N n’a plus de sens.

— Mais enfin ! s’écria Jeannette Horozia. C’est vous l’auteur !

— Sans fondement scientifique, continua Strosse, je n’écris plus rien de bon…

— Peut-être, dit le capitaine, mais les fondements scientifiques de Zola relevaient plutôt d’une poétique personnelle. Ce qui n’a pas gâté les Rougon… si j’ai bien lu.

— Que vont-ils faire de lui ? demanda Jeannette.

— Ce qu’ils font toujours quand l’homme est épuisé et que sa carcasse peut encore servir à alimenter le feu qui nous éclaire, dit le capitaine. Ah si Graspeck* n’était pas si désireux d’avancer encore…

* Commandant en chef de la place de Parigi.

— Il ne lui manque que le bâton de maréchal… dit Strosse.

— Mais le Maréchal, lui, tient à son bâton ! Il ne le lâchera pas. Je le connais !

— Vous connaissez tout le monde, mon cher Jacob… »

L’heure était grave. Il y avait longtemps que le facteur N n’avait plus d’existence dans le cœur ni dans l’esprit de la population. Cannibales avait joué son rôle de remplaçant. Le procureur André Mornet s’en était fait le théoricien incontournable. Habitué des meilleures festivités colonialistes, il était passé sans autre faute à une collaboration intéressée et orchestrée pour le mettre à l’abri de toutes représailles en cas de victoire de la Résistance. Mais il n’était pas question d’un retour triomphal du facteur N. Seuls quelques adeptes, partisans du double, voire du triple jeu, perpétuaient dans la clandestinité ce phénomène qu’on avait cru, en son temps, aussi immortel que le promettait pour lui-même la IIIe République germanique. Joan Strosse avait d’abord formé un premier noyau avec Jeannette Horozia et le capitaine Jacob puis, de trinité en trinité, un réseau de proportions notables s’était épanché comme le rêve du poète. La difficulté majeure de cette organisation était justement de maîtriser ces dangereuses apparences résultant des conséquences imprévisibles de la rencontre fortuite entre la réalité et le rêve, quelque part dans une zone de l’existence que seul Quentin Margaux avait explorée avec les moyens de la science. Hélas, son invention, tombée entre les mains de l’ennemi, avait inspiré à ce dernier une multiplication de sa puissance d’action sur la base d’une idéologie réductrice de la capacité d’invention de l’individu. Le facteur N, craignait maintenant Joan Strosse, croissait dans le fumier de ce désir domestiqué. On s’éloignait du projet esthétique initial au profit d’un spectacle de la révolte. Et l’on confondait les espoirs de la Résistance avec l’opiniâtreté des niens, comme les partisans du facteur N se nommaient eux-mêmes.

« La réunion de ce jour, dit Joan Strosse debout devant ses deux acolytes, a pour objet de poser les bases d’une réflexion sur l’avenir du facteur N. Trois futurs probables se présentent à l’esprit :

— La victoire définitive de la VIIIe Coalition, ce qui suppose un anéantissement de toute force résistante ;

— La victoire de la Résistance et l’adhésion de l’individu à ses idéaux de partage des richesses. La richocratie remplace alors les concepts d’aristocratie et de démocratie ;

— La pérennité de la situation actuelle avec une évolution pacifique ou guerrière selon la fièvre du moment, définition de l’Histoire même.

Nous devons définir la nature et le rôle du facteur N dans chacune de ces trois circonstances.

— Mais enfin ! protesta le capitaine. Vous n’imaginez plus une victoire du facteur N ?

— Le capitaine a raison ! renchérit Jeannette Horozia. Ne sommes-nous pas une force de pouvoir ? Nous avions toujours envisagé un combat contre les autres. Que sommes-nous si nous ne régnons pas ?

— C’est la question que je vous pose… balbutia Joan Strosse.

— Au diable le coalitionnisme, la richocratie et l’Histoire. Nous voulons exister !

— C’est une autre manière de formuler la question que je vous pose…

— Nous sommes venus pour rien ! »

Le capitaine Jacob prit le coude de Jeannette Horozia qui s’empêtrait dans sa robe. Joan Strosse, visiblement abattu, s’était rassis. Il se servit un petit verre et l’avala d’un trait. Son visage rosit. Le capitaine avait remis sa casquette et la voyante ses lunettes de soleil. Il était temps de replier la bannière.

« Laissez, dit Joan Strosse plus désespéré que jamais. Je m’en occuperai…

— Dans ce cas, rompit le capitaine, nous nous reverrons…

— Moi je vous vois ce soir… » fit Jeannette.

Ils sortirent. Joan Strosse ne referma pas la porte à clé. Il ouvrit même les rideaux et la fenêtre. Il ne replia pas la bannière qui se mit à flotter dans le courant d’air. En bas, sur la place d’armes, les soldats s’égayaient aux quatre coins. L’estrade du général était maintenant occupée par un balayeur. La porte s’ouvrit. C’était le général Heinrich Graspeck. Joan Strosse ne se retourna pas.

« Ça alors ! s’égosilla le général. Mais… c’est N ! Que signifie… ? Monsieur ? Expliquez-vous ? Nous avions convenu de ne plus remettre ça sur le tapis ! »

Nœud 28

Cinquante ans plus tard, tout le monde était mort. Ce fut en tout cas ce que pensa Mathis de la Florette en sortant du cimetière à bord de la voiture présidentielle. Il fit mentalement le compte des personnages qui avaient peuplé son imagination d’enfant. Clarisse, sa mère, était le dernier témoin d’une époque que lui-même avait vécue en enfant. À cinquante-sept ou cinquante-huit ans, il dirigeait le Service de Surveillance des Médias. Il ne s’était jamais battu sur le Front. Devenu adulte, il avait choisi le terrain des idées et donc des mots choisis. Et son choix s’était porté sur le coalitionnisme. Clarisse de la Florette était morte en prison. Piteuse agonie d’une résistante que l’enfermement avait rendue folle de désespoir. Mais cette fois, elle n’avait pas tenté de se suicider. Elle s’était laissée mourir, seule dans une cellule qu’elle habitait depuis plus de quarante ans. À part une succession de quelques gardiens et de son fils, elle n’avait plus vu personne depuis son procès. Et comme les gardiens ne parlaient pas, cela faisait quarante ans que son fils cherchait les mots pour la convaincre de rejoindre le camp des vainqueurs. Mathis de la Florette avait été réveillé dans la nuit par un coup de téléphone laconique lui annonçant la mort de sa mère :

« S’est-elle… commença-t-il.

— Non, monsieur, dit la voix. Nous l’avons retrouvée morte à l’heure de la fouille…

— Vous fouillez les prisonniers en pleine nuit… ?

— C’est la procédure, monsieur. Sinon, on ne l’aurait trouvée qu’au matin…

— Merci de m’avoir appelé… Puis-je…

— Non, monsieur. C’est interdit. Les visites commencent à neuf heures…

— Mais je ne vais visiter personne ! Elle est…

— Renseignez-vous, monsieur. »

Clic ! Il était trois heures du matin. La mort de sa mère n’était pas une grande nouvelle. Il y avait longtemps qu’elle n’existait plus. Il était sans doute le seul à s’inquiéter de sa mémoire. Combien de malheureux étaient morts cette nuit dans cette maison de l’oubli ?

Il appela la Présidence.

« Est-ce urgent ? demanda l’huissier.

— Ma mère est morte…

— Ah… Je vois… Mais pensez-vous que monsieur le Président…

— Laissez-le dormir. Il l’apprendra bien assez tôt. J’ai besoin d’une autorisation spéciale pour…

— Je comprends ! Je vous envoie une voiture. Mes condoléances, Herr Mathis ! »

Clic ! Il ne prit pas le temps de se raser. Il enfila une combinaison du Parti. Elle avait l’avantage de signaler son importance hiérarchique. Il avala un café du distributeur puis entra dans l’ascenseur. Il était peut-être important d’attendre la voiture sur le trottoir. Les personnels de l’État appréciaient toujours ce genre d’attention. On arrivait même à les séduire de cette manière. Mathis alluma une cigarette et, les pieds au bord du trottoir, il surveilla le bout de la rue. On distinguait la silhouette d’une sentinelle. Dix minutes passèrent sans que ni lui ni elle ne modifiassent leur position. Cette immobilité était un signe caractéristique de cette époque intermédiaire. Enfin, la voiture arriva.

Tout se passa comme prévu. Il s’approcha du cadavre qui était étendu sous un drap. Seuls les pieds étaient visibles. Il les contempla sous l’œil inerte de son pilote sécuritaire. Au bout d’une minute, celui-ci, exaspéré par cette attente inutile, bougea ses lèvres sans autre implication :

« Vous pouvez découvrir le visage, grogna-t-il. Elle est morte naturellement… Vous voyez ce que je veux dire ?

— On m’a dit que ce n’était pas un suicide…

— On ne vous a pas dit qu’elle est morte en dormant ?

— Paisiblement ?

— Regardez son visage… »

Mathis souleva le drap. Aucune grimace ne l’effraya. Il emporterait avec lui le souvenir d’un visage tranquille. Il était soulagé. Le pilote aussi était satisfait.

« Pour les formalités de…

— On s’occupe de tout, dit le pilote. La procédure habituelle. Sauf en cas de suicide… »

 

La voiture entra enfin dans le garage présidentiel. Il s’était à peine écoulé une heure. Il serait au bureau à huit, ce qui lui laissait le temps de revoir le dernier Cannibales. Cinquante ans de succès ininterrompu. Les sabotages de la Résistance ne l’avaient pas entamé. On pouvait être fier de ça. Au moins ça, songea-t-il. Il revenait chez lui à pied. C’était la procédure. Il n’avait même pas cherché à la discuter. On ne parle pas avec les domestiques, sauf pour les flatter, mais il n’avait trouvé aucune flatterie pour être déposé devant chez lui. Il croisa plusieurs sentinelles dont il oublia le nombre. Il n’avait plus sommeil.

Il n’y eut pas d’inhumation. Il n’en fit pas la demande exceptionnelle. Le Président lui-même aurait tout fait pour l’obtenir. Il y avait un joli village dans la campagne. Les de la Florette y avaient longtemps possédé une propriété. Le temps l’avait réduite à une grande maison, dite de maître, et quelques hectares d’un domaine de chasse. Mathis enfant y avait trouvé le bonheur. L’été y ensoleillait une nature apaisante. Un ruisseau alimentait de frugales parties de pêche. D’ailleurs le caractère érémitique des lieux invitait à la modération. Mathis adulte avait retenu cette leçon, mais il ne l’enseignait à personne. Il n’y avait personne dans sa vie pour la recevoir, la partager, l’aimer avec lui. Il n’y retournait plus qu’en hiver, quand les arbres sont gris et les chemins boueux. Il ne s’arrêtait pas dans le cimetière familial. Les cénotaphes étaient couverts de broussailles. Les noms ne disaient plus rien. Clarisse n’y habiterait pas. La pratique du cénotaphe avait dû être abandonnée à l’époque où le Droit se mêla de sépulture égalitaire. Sinon, de tristes et vieux tombeaux s’ouvraient comme des ciels d’orage.

Il était seul maintenant. Parfaitement seul. Et ce passé marqué par les fumisteries de son père n’intéressait plus personne. Tout le monde était mort. Et ceux qui vivaient appartenaient trop à leur époque pour être de ce monde.

Dégagez, conards ! pensa-t-il en descendant l’escalier du métro qui avait retrouvé son charme d’antan.

 

 

N2

Le globe

 

 

 

Buckman détestait Wagner et ses semblables, comme Berlioz, qui avaient fait reculer la musique de trois siècles. Jusqu’à ce que Karlheinz Stockhausen l’eût modernisée avec son Gesang der Jüglinge.- Philip K. Dick – Coulez mes larmes, dit le policier.

 

 

 

 

Roman marionnette avec des fils more geometrico

F:\TELEVISION\L'AMERIQUE\LE VOYAGE EN FRANCE\MARVEL IN HELL\CANNIBALES\N2\table.jpg

IMPRESSIONS

Chapitre II 4

Zone 1

Pour diviser par 5, je multiplie par 2 puis je divise par 10, pensa Guenoire. Il fit un essai avec les gains de la journée : 258 lards multipliés par 2, cela donne (si je ne me trompe pas)… Il compta sur ses doigts et pensa : 250 multiplié par 2 égale 500 plus 2 fois 8 égale 16 que j’ajoute… 516 ! je divise par 10 : 51,6 lards. Il compta pièces et billets. 51 lards et 60 centimes. Ça, c’est pour moi, se réjouit-il. Il reste assez pour acheter de la marchandise et payer les taxes. Soit : 206,4 lards. Il continua de regarder le mur défiler derrière la vitre et pensa encore : si je divise 206.4 par 4, je dois obtenir 51,6. Pour diviser par 4, on divise par 2 et encore par 2… Voyons : 206,4 divisé par 2, ça fait… 103, 2. Je divise par deux : 100, qui fait 50 ; et 3,2, qui fait 1,6. Merde ! 50 plus 1,6 égale 51,6. Il sourit à sa voisine, une grosse jeune fille qui grattait des boutons sur ses joues. Il aimait bien ce rose. Elle sentait l’encaustique. Reste à savoir à combien se montent les taxes, pensa-t-il tout en étant attiré par les genoux. Elle les presse l’un contre l’autre, se dit-il. Et il voyait le mur défiler, la vitre portait les traces de l’intérieur. Il reconnut les tresses blondes de la fille. Je crois que le taux de taxe est fixé à 22,4%... Je multiplie par 22,4 et je divise par cent. Une goutte de sueur perla sur son front et commença à descendre la pente de son nez. Grosso modo, je divise par 5… 206,4 divisé par 5… Environ 40 et des poussières. Il effaça la goutte, surveillant le regard de la fille. Mais elle regardait la même vitre. On se laisse facilement griser par le mur, pensa-t-il. Et il continua de calculer, approximativement cette fois : 206 moins 40… il devrait me rester aux alentours de 150 lards. Moins le prix du billet de métro et un repas dans le premier troquet venu. 150 lards ! Avec l’augmentation des prix de demi-gros, je ne retrouverai pas la valeur initiale de mon stock. Je vais couler. Jamais, pensa-t-il en se mordant la langue sans ouvrir la bouche, car ce que la fille regardait dans la vitre, ce n’était pas le mur, mais lui. Je suis sur la mauvaise pente… celle qui descend.

Il tournait brusquement la tête. Leurs regards se croisèrent. Cela dura une fraction de seconde et à la fin de cette seconde, le métro s’arrêta. La fille se leva, évacuant des odeurs. Il la suivit.

 

*

 

Guenoire n’avait plus rien à vendre, à part ses fringues et ses papiers, mais maintenant qu’il était en ville, il avait besoin de ses papiers. Il ne lui restait donc plus que ses fringues et… 150 lards, les 100 autres (à peu près) étant réservés aux taxes. On avait toujours intérêt à les payer. On était suivi de près. Tous les billets étaient marqués, ainsi que les pièces. Le système connaissait déjà la somme qui lui était due. Disons, pensa Guenoire, 150 lards en espèces et autant en fringues. Autour de 300… ce qui correspondait à deux semaines d’une existence prudente à Parigi. Mais qu’était-il venu donc fabriquer dans la capitale ?

La fille marchait vite. Elle se dirigeait vers le centre de la ville. Pourquoi était-elle descendue avant d’y arriver ? Elle devait ainsi mesurer l’exercice physique nécessaire. Il y avait plus de dix ans que Guenoire vivait à la campagne. Enfin… il y avait vécu ; il n’avait pas l’intention d’y retourner. Plutôt crever ! grogna-t-il distinctement. Plusieurs passants le dévisagèrent. Il n’avait pas fière allure. Il ne portait pas la combinaison officielle. La fille non plus. Il avait maintenant envie de lui demander son nom. Il accéléra. Il se rapprochait d’elle. Il lui sembla même qu’elle ralentissait. Du coup, il ralentit, craignant un piège. Ces citadins sont des piégeurs, se dit-il. C’est pour ça que je suis parti. Il se renfrogna et provoqua cette fois une certaine inquiétude autour de lui. À qui vendre des fringues de bouseux ? pensa-t-il plus sereinement. La fille s’était arrêtée devant une vitrine.

Elle n’allait donc pas au travail. Ou elle était en avance. Si elle avait l’intention de le piéger, elle ne savait pas à qui elle avait affaire. Ou elle le savait trop bien… Il s’arrêta lui aussi devant la même vitrine, mesurant la distance. Elle était à portée de voix. J’aurais dû lui parler dans le métro, pensa-t-il.

Il y avait des pâtisseries derrière la vitrine. La fille en bavait. Elle fouilla dans son sac et en sortit une pièce qu’elle se mit à contempler comme on se nourrit du visage d’un mort avant de le laisser partir pour toujours. Il avait la même pièce dans sa poche, en plusieurs exemplaires. On n’achetait pas ce genre de chose à la campagne. On se contentait du nécessaire. Et on avalait de l’énergie, parce qu’on en dépensait beaucoup. Entre les taxes et les coûts, il ne restait pas 150 lards sur 200… On était obligés de remettre les 150 sur le tapis, avec un taux de dette en croissance constante. Et tout ça pour nourrir la ville, ses bourgeois, ses ministres et la flopée des esclaves qui préféraient crever de honte en ville plutôt que de faim à la campagne. Et à la campagne, Guenoire était devenu voleur. En attendant d’être assassin, pensa-t-il alors que la fille l’attirait de plus en plus. Elle entra dans la boutique. Il la suivit.

 

*

 

Maintenant qu’il avait couché avec elle et qu’il était de nouveau seul (elle avait englouti plus de 10 lards de biscuits allégés), il redevint lui-même et se remit à calculer. Il n’avait fait que ça pendant le voyage : calculer. Et il avait vendu toute la marchandise à de pauvres types qui pensaient s’enrichir rien qu’en achetant le superflu. Il n’y a pas de honte à voler son prochain de cette manière, pensa-t-il. Et il avait commis quelques brutalités pour s’emparer du bien d’autrui : une paire de godasses presque neuves, les chaussettes qui allaient avec et une espèce de casquette qui lui couvrait les oreilles et la nuque. La chemise et le pantalon étaient d’origine. Il n’en avait pas trouvé sur la peau de ses rencontres. Et maintenant il faisait la lessive dans le trou des chiottes. Il avait trouvé du savon. Il fallait être présentable désormais. 1) pour payer les taxes au bureau des contributions citoyennes. 2) pour être à l’heure au rendez-vous avec Maque. Il se rendit d’abord au bureau des contributions citoyennes. C’était le plus facile. Un employé voyait tout de suite sur son écran la somme que vous deviez au système. Il était presque fier de l’avoir conservée, d’avoir résisté à la tentation… L’employé parut même le féliciter. Il était nouveau dans la ville. Il y avait vécu, mais après dix ans de cavale à la campagne, il s’y sentait de nouveau étranger. Il avait connu cette même sensation quand ils avaient emménagé, son père et lui, après un long voyage loin du monde au cours duquel il était né. De qui ? Il l’ignorait toujours. Mais le système devait le savoir. Cet employé qui le considérait avec une espèce de satisfaction le savait peut-être aussi. Il avait la fiche sur son écran. Il avait accès à ces détails de la vie privée. Et il possédait la faculté d’analyser ces paramètres. D’un coup d’œil. Drôle de cerveau, pensa Guenoire et il acheta un billet de métro, car ses jambes étaient fatiguées à cause de la pollution et de l’angoisse. Qui était cette fille ? Il avait eu tort de la laisser partir sans adresse. Il s’était senti moins seul avec elle. Et elle avait fait de son mieux pour l’envoyer au septième ciel.

 

*

 

Il n’avait pas revu Maque depuis plus de dix ans. Il comptait maintenant sur lui pour l’installer dans la peau d’un citadin. Il ne manquerait pas de le questionner habillement pour tenter de savoir ce que diable il venait chercher ici après dix ans de cavale. Guenoire n’était plus recherché. Il bénéficiait d’une prescription. Personne ne lui demanderait de payer ce qu’il devait. Il s’était acquitté des frais de justice et de réparation, sinon le délai de prescription eût été doublé. Dans le métro, il observa les filles. Et même les femmes. Mais aucune ne l’inspira comme l’avait inspiré Clarissa. C’était le prénom qu’elle avait décliné. Et il avait dit s’appeler Julius, sans révéler son nom. On en était resté aux prénoms, signe que cette fille n’avait pas l’intention d’aller plus loin avec lui. Il ne la craignait d’ailleurs plus. Si elle avait été chargée de l’espionner, elle serait à ses côtés en ce moment et il ne regarderait pas les autres filles en se demandant si l’une d’elles n’était pas, par hasard, celle qui l’accompagnerait jusqu’au bout de ce voyage insensé.

 

*

 

« Mais qu’est-ce que tu es venu foutre ici, Julius !

— Ne m’appelle pas Julius… »

Maque non plus ne souhaitait pas qu’on l’appelle Julius. Ils portaient le même prénom et Maque s’amusait à l’appeler Julius, s’attendant à ce que lui aussi l’appelle Julius et ainsi de suite. Mais Guenoire n’appelait personne par son petit nom. Il avait fait une exception pour Clarissa. Il y avait une bonne raison pour cela. Et il ne connaissait aucune raison d’appeler Maque Julius ni de se laisser appeler Julius par un type qui s’appelait Julius. Il n’y avait pas dix minutes qu’il était en présence de Maque et il le détestait de nouveau. Mais Maque n’avait jamais cavalé. Il était resté bien sagement en ville. Il connaissait assez de monde pour ne pas tomber en poussière sur le trottoir. Il habitait les beaux quartiers. Guenoire avait appuyé sur un bouton de sonnette en or. Et sous surveillance intelligente. Il s’était contenté de sonner. Et la porte s’était ouverte. La domestique en tablier noir qui lui avait ouvert était Clarissa. Il faillit s’excuser de s’être trompé de porte et avait bafouillé quelque chose en redescendant les marches du perron. Maque était intervenu à temps. Il y avait une explication.

 

*

 

Explication numéro 1.

 

*

 

D’un revers de la main, Maque avait renvoyé sa servante et elle avait discrètement claqué la porte. Le whiskey était servi. Guenoire avala une première gorgée et exprima en suivant sa satisfaction de retrouver le « bon vieux temps ».

« J’en suis heureux pour toi, Julius.

— Ne m’appelle pas Julius ! »

 

*

 

Maque expliqua un tas de choses concernant ces dix ans d’absence. Guenoire n’écouta pas jusqu’au bout. Rien de tout ça ne l’intéressait. Il avait besoin d’argent. Et d’un travail pour en gagner. Au début, il ne se montrerait pas difficile, mais il n’avait pas de patience et si ça n’avançait pas, il se remettrait à voler, avec quelques cadavres à l’appui si c’était nécessaire. Le toubib de la campagne lui avait « donné » cinq/six ans maximum. Il n’en parla pas à Maque. Pourquoi parler d’un projet construit sur la recherche de la joie absolue ? Il y avait réfléchi pendant des mois. Et il avait décidé de trouver ce genre de bonheur à la ville. Il avait tout laissé tomber et s’était mis en route. Au début, il avait voyagé en train. Il n’avait suivi personne. Pas même une fille. Il attendrait d’être en ville pour ça. Et sur qui tombe-t-il dès le premier jour de cette existence urbaine : sur la femme de Maque ! Vous parlez s’il y avait une explication !

 

*

 

C’était comme ça qu’il avançait maintenant : par petits coups de boutoir. Le temps ne s’étirait pas, il ne se contractait pas non plus. Il en restait des fragments qui, collés l’un après l’autre dans le bon sens, témoignaient de sa nouvelle aventure. Clarissa dans le métro, Clarissa dans la pâtisserie, Clarissa au lit, Clarissa disparue, Clarissa retrouvée… Un vrai roman de gare. Mais il n’était plus sur le quai à attendre ou à fuir. Il était chez Maque pour trouver de quoi redémarrer sans se foutre à dos la justice des hommes. Il venait de connaître la joie avec Clarissa. Et il voulait que ça recommence. Avec elle de préférence. Après tout, pourquoi Maque la lui avait-il foutue dans les pattes ? Et comment Maque avait-il su qu’il arrivait ? Avec à peine de quoi survivre deux semaines infernales. Qui… QUI l’avait informé ? Qui était ce personnage qui appartenait forcément à son existence ? Là-bas, il n’avait parlé à personne de son projet. Il s’était enfui sans laisser de traces, du moins pas de traces susceptibles de le trahir. Il n’avait laissé que des souvenirs. Ils pouvaient tous bien en faire ce qu’ils voulaient ! Mais QUELQU’UN avait renseigné Maque. Et Clarissa était intervenue. Restait à savoir si Maque lui avait aussi ordonné de coucher avec sa proie… En tout cas, Guenoire avait trouvé la femme de sa vie… de ce qui lui restait à vivre. Et il n’avait pas envie d’en changer. Ce qui l’amena à penser qu’il n’était pas judicieux de tuer Maque tout de suite. Et Maque descendait le whiskey comme si c’était de l’eau. Guenoire s’en tint à trois verres. Il prétexta un manque d’habitude. À la campagne, dit-il en riant aux éclats, on ne boit que du pinard. Et encore… pas du meilleur !

 

*

 

Maque savait comment gagner de l’argent. D’abord, il ne dit pas si c’était de l’argent facilement, honnêtement, péniblement, dangereusement gagné. Rien sur un sujet pourtant crucial au moment de décider. Il dit seulement qu’il savait comment gagner assez d’argent pour vivre « à l’aise ». Guenoire connaissait les aises de Maque : un hôtel particulier, deux bagnoles plaquées or, des meubles de musée, des toiles de maître, des repas pleins d’étoiles, des vacances sur l’eau et des vins coulant à flot dans des verres qui n’en peuvent plus de déborder. C’était la vie que Guenoire avait quittée dix ans plus tôt pour se mettre à l’abri des feux de la rampe judiciaire. Et Maque ne lui avait rien envoyé par la poste ni par tout autre moyen dont l’amitié connaît le chemin. Maque ne lui devait rien. Maque n’y était pour rien. Mais il n’avait pas oublié son vieil ami Guenoire. Et il avait un plan. On avait commencé par Clarissa. Maintenant, il y avait un boulot à la clé. Et des perspectives de joie à dépenser sans compter. Clarissa les suivit jusqu’au Pont-Neuf.

 

*

 

De là, on avait vue sur la Cité. Des grues tournoyaient dans cet espace au milieu des oiseaux.

« Remplis ta mémoire de ce que tu vois, dit Maque. Prends des photos si tu veux. Ce que tu vois va disparaître…

— Et je vais gagner beaucoup de fric… ?

— Tu l’as dit ! »

Il alluma un cigare, sachant que Guenoire ne fumait pas. Clarissa avait l’air beaucoup plus joli maintenant que le soleil se couchait derrière les tours de la Cité. Maque prit un air savant et se creusa une joue avec l’index.

« Tout va être détruit, dit-il. Il ne restera plus rien. Qu’un beau terrain bien nivelé et dépollué. Et en profondeur.

— Merde alors ! s’écria Guenoire. Ils ont déjà détruit l’Histoire de la Cité. Et tout ça pour construire des tours et peupler l’île d’un présent pourri d’ambitions et de trahisons en tout genre. Ils veulent quoi, maintenant ? »

Maque ne cachait plus sa joie. Il flatta l’épaule carrée de Guenoire qui frémit.

« Ils construisent l’avenir, dit-il d’une voix de professeur grisé par sa connaissance de la nature humaine. C’est là que tu te trompes en parlant de présent. Il n’y a plus de présent depuis longtemps, l’ami. Et le passé… tu sais quoi ?

— Tu vas me le dire…

— Le passé, c’est le passé ! »

La main descendait dans le dos. Guenoire contracta un muscle un peu plus bas.

« Je ne dis pas ça pour toi, Julius, continua Maque. Je sais ce que tu endures.

— Tu ne sais rien ! » s’écria Guenoire en se dégageant de l’étreinte en cours.

En même temps, Clarissa le toucha.

« Julius sait tout, » dit-elle.

Quel Julius ? Tout à propos de quoi ? Dans quel guêpier je me suis encore fourré ? Guenoire fit quelques pas en direction de la Cité, mais il s’arrêta pour contempler la surface de l’eau.

« En quoi consiste ce boulot ? demanda-t-il sans regarder Maque ni Clarissa qui s’avançaient vers lui en souriant comme des gens heureux de constater qu’on est revenu à la sagesse malgré les ornières du chemin qu’on s’est entêté à emprunter au lieu de réfléchir avant de partir.

— Il y a gros à gagner si tu t’y prends bien, » dit Maque.

Il était de nouveau en train de caresser la carcasse tendue de Guenoire. Clarissa regardait l’horizon du fleuve où fuyaient, avec ses lignes, des péniches lentes et grises.

« Une fois vidés les lieux, expliqua Maque, ils confieront les fouilles à ceux qui auront réussi à décrocher une licence…

— Des fouilles ? Il ne reste plus rien de l’Histoire…

— Il y a encore beaucoup de choses à trouver dans cette terre où des millions de gens viennent de vivre des millions d’existences. Les fouilles dureront trois mois. Les concessionnaires disposent de ce temps pour arracher à la terre et aux murs ce qu’elle recèle d’objets encore précieux. Des bijoux, des objets d’art, des papiers, des dents en or, des circuits… tout ce que tu peux imaginer. Et tu te remplis les poches de cette manière. Le couteau entre les dents.

— C’est pas un boulot, ça ! »

Guenoire se dégagea une nouvelle fois de l’étreinte.

« Je suis pas revenu pour me confronter à la concurrence, mec ! » s’écria-t-il sans se soucier des touristes jaunes qui revenaient de la messe.

Cette attitude aurait pu décevoir le vieux Maque, mais il en avait vu d’autres. La caresse recommença. Guenoire se ramollit.

« C’est ça ou rien, je sais, dit-il d’une voix d’enfant privé de jouet.

— J’ai un lot de concessions à vendre, dit Maque (et sa voix était redevenue ce qu’elle avait toujours été). Je t’en offre une…

— Sans rien payer… ?

— Je tiens à t’étonner, l’ami… Ya rien à signer. Je te donne le papier et tu entres dans la Cité comme si c’était chez toi. Et tu te mets au boulot sans rien demander à personne.

— Je crèche où… ?

— Tu n’aurais que l’embarras su choix… Des milliers d’appartements vides. Tu choisis le premier.

— Le premier… ?

— Je te donne la concession numéro 1. Tu seras le premier à entrer. La Cité sera entièrement vide. Et tu disposeras d’une journée entière pour t’installer à ton aise.

— Et les touristes… ?

— Dès demain, les portes de la Cité seront fermées. Par mes soins…

— J’ai pas 150 lards dans la poche, mec…

— C’est assez pour te payer un flingue. Je connais une bonne armurerie. »

Et voilà ce vieux Maque en route pour la ville. Clarissa le suit comme un petit chien. Guenoire se met lui aussi à trottiner. Maque dit :

« Je te ferai un prix, l’ami. »

Et c’est comme ça que ça a commencé.

Google (trouvé chez)

zones.jpg

Diario de Ben Balada

Traduction au chapitre XIII

“¡Al lado, si señor!” dijo. “Antes, bebía mi café sin leche y además contigo y con todos los que no veían inconveniente en tomar café conmigo. Hora feliz. La leche, la tenía al lado y de vez en cuando tomaba una gota, sin parecer traicionar mis comensales ni la idea que yo tenía de esta sociabilidad. Una gota no es nada en este vasto mundo. Ni se parecía a una palabra, de las que se usan cuando estamos presionados para exprimir la urgencia de un dolor o, ¿porque no? de algo menos serio. Tenía muchos amigos, todos amigos también de mí, y tomábamos café en la terraza debajo de la sombra vegetal quizás florecida incluso en invierno. ¡Me gustaba este maldito café! Este sabor a muerte sin muertos. Y como tiempo parado, para servir de tiempo inmóvil, el amor inyectaba sus soluciones directamente en la mente, sin usar de las venas que son, sabemos, inútiles en caso de desgracia. ¡Y trabajábamos para ganarnos esta vida! Café solo y trabajar por dinero. Con la leche al lado. Y algo de amor, sin abusar. Pero hoy, viejo y aún con más impaciencia, me quedo con la leche y casi sin café. ¡Gotas tengo de sobra! Y no de las que se mezclan sin resistir. ¡Se resisten! ¡No entran en el café! Y no hay nadie para reírse conmigo, como lo hacíamos en el pasado. ¡Sí que es la misma mesa! No la cambié. Siempre ha sido mía y de mis padres antes. Muchos padres… que no me acuerdo de sus nombres. No conocían el café, ni solo ni con leche. Cuando tenían la mosca, tomaban paladín con churros. La mesa camilla no ha cambiado de melancolía. Las manos cambian. Y la época te da algo para beber con tus amigos. Hasta que no te quede más que la leche. Me la tomo. Cada día un poco. Parece que la taza se llene durante la noche, cuando estoy de sueño. No sé si es la realidad. Te veo, tomas tú también mi leche y veo que entiendes algo de lo que estoy tratando de resolver. No es tan fácil como las matemáticas. Aquí, no hay números. Apenas palabras. Y leche. De esta que no sirve para el café. Un hombre debe tener cuidado de no encontrarse en situación de perder, dice Hemingway. Siempre debe elegir lo que no se puede perder. ¡Me cago en la leche! ¡De qué hablaba este! ¿Lo sabes tú?

 

— No estoy seguro, papá, dije. El café se pierde, cual que sea el esfuerzo para que no se le ocurre. La leche… no sé… Lo que pasa, es que en cierto momento, se mezcla con el café. Y no me disgusta. ¡Hay tanto café en este mundo! ¡Mira! Y con leche al lado.

— ¡Buena vida y mala muerte! Cuando la razón lo pone al revés: mala vida y buena muerte…

— ¡Qué le vamos a hacer? Sin Dios…”

¡Si este no me entiende! (se acerca del dicho mal entendedor) Esta puerta… ¿Entiendes? (toca a la puerta) No… Nadie va a entrar. Ni a salir. Tú no. Y yo también me quedo aquí. No me gusta este lugar (hace una pirueta) Ay! ¡Casi me rompo la espina! ¡Esto qué es? Una piedra, ¡no! No hay piedras en este tipo de suelo, a menos que dibujas unas… así… (dibuja una piedra con la punta del pié) ¡Que no es una piedra! ¡Ni siquiera un dibujo de piedra! Es una demostración de como se dibuja una piedra. Pero no dibuje nada. ¡No tengo los pies tan sucios! (los enseña y se cae) De tanto enseñarte la vida ¡me voy a reventar! (se levanta) ¡Sí que fue una caída! Una verdadera. No la dibuje. Caí de verdad. ¡Y tú te ríes! Que me hice una pupa… ¡Con una piedra no! ¡No hay piedra! ¡Me cago en la leche de la madre… quien soy yo… la madre de este maldito no entendedor… Así se dice, ¿no? Yo lo digo así. El que no entiende es un no entendedor. Y si por casualidad entiende algo, pues es un entendero (da otra pirueta y se hace mucho daño, tanto que se pone a gritar) ¡Yo no entiendo de piedras. En este sentido, no soy tan diferente de ti. Pero cada vez que me cayo, siento las piedras, como si fueran de verdad. ¡Y no dibuje sino una! ¡Se reproducen! Como las células. Se parten y multiplican el riesgo de caer por… (cuenta con los dedos) por… ¡No sé! ¿Y qué sabes tú? Aparte de las piedras que no existen, lo que no impide el dolor que siento cada vez que me caigo… ¡No te pongas a llorar! Tantas lágrimas pueden crear un río aquí mismo, un río sin realidad, pero con la suerte que tengo yo… ¿Sabes que no sé nadar? Nadaba de niña. Y a la primera, con este que se llama tu padre, me ahogué… Una noche sin respirar… Y a la mañana, naciste. Y me echó una piedra. La primera. Por poco, me quedé ciega. ¡El ojo como une berenjena! Lloré con el otro. Sin crear ríos. Puentes sí… Para ti… Cuando una no sabe fabricar llaves, construye puentes. No de verdad… ¡No! No es un puente. ¡Y sí! Es una puerta. No la dibuje con el pie. ¡Que no lo tengo tan (lo piensa intensamente) ¡Mierda! No encuentro la palabra. ¡Te faltará!

 

Esas casas — las cortinas — te acarician cuando subes — calle de piedra — umbrales de cimiento gris — “¿Qué estas esperando, tío?” No sé — veo la mar — Mescal con un puñal de espárragos — su perro negro y blanco — y la escopeta al hombro de Matorral — perdiz sin cabeza — como siempre — ya les he dicho de no usar estas municiones — son de la guerra — debajo de cien manos de cal, la sangre de mis padres — salpicó — “ ¿Qué estas esperando, tío?” — levanto la bota — chorrito rojo y cielo azul — no ven nada — no tienen ojos — lo hacen todo con el cerebro — “Mañana, mejor,” dice Mescal — y Matorral explica: “¡Mañana más!” — “No se lo cree, dice Mescal — este tipo no cree a nadie — ¡maldita pared!” — y entran — la leña tiene olor a tierra — ¡Mira! — se consume lentamente — al final, tu tienes olor a cenizas — una perdiz para nutrir a tres hombres que tienen hambre — y no sé cuantos chorros rojos sin cielo — solo la blancura del techo — esos rostros calcinados — manos a la obra de no sé que obra — echa (Mescal) lo que queda de sus lápices en el fuego — “No pasa nada, dice. Mañana dos perdices. Y al final del verano, ¡miles!” Tiene ojos azules — “Hemos venido a vencer nuestra angustia y, ¡por Dios! la venceremos” — al cruce de los chorritos — encuentra otros lápices en su bolsillo — los mira como si no fueran de su propiedad — y los echa en el fuego — “A propósito de las municiones,” digo… — pero no escuchan — esos hombres que tienen raíces lejanas viven al lado de la realidad — están persiguiendo quimeras — quimeras de palabras — las escriben muy bien — y no me disgusta leer estas cosas que no entiendo perfectamente — no tan perfectamente como lo escriben — lo que queda de los lápices se pone cenizas y las echo yo detrás de la casa — al pie de otra pared — aquí, nada de muerte — incluso hay flores — flores de verano — creo que amarillas — ¡Qué contraste! — Me quedo allí un par de horas — y vuelvo a casa por la ventana — esta pared tiene ventana con cristales — y aquí está mi cuarto — Mis comensales alquilan la otra — la de mis padres — con las cenizas y todo — flores de plástico y cruz bien bruñida.

 

Póngase cómoda — y deme un minuto que tengo que echar esta basura al tanque — así llamamos la mar — el gran tanque — como "Gran Turismo” — ja ja ja ja — no me rio porque tiene la nariz como la de un gato — eres mi gata — y como no tienes nombre, te llamaré Pessoa — ¡Qué gran poeta! — lo encontré en un lugar lejano — me dio un poema de su puño — te lo contaré otra vez — ¡la basura! — no cierres la puerta — y no me sigas — voy con el perro — ¡Neruda! ¡Neruda! — ¡Donde está este maldito animal? — no le gusta la basura — a ti sí — a mí también — no echo lo que aún puede servir — a la mar no le serviría de nada — así que me conformo con la regla número una — “No echar lo que podría ser útil” — eres muy útil — y no solo con las ratas — de los pescados no queda nada — mira — ni un hueso — ¡Eso? — No sé — algo que no entiendo — lo encontré por la playa — tiene olor a concha — pero no es una concha — quizás algo no útil — algo para adornar — lo pones en la mesa y algo pasa — o nada ocurre — ¿Intentarlo? — ¡Inténtalo tú! — ¡Qué va! — No soy tu experiencia — Yo la carne y tú los huesos — las cáscaras — y la piel si no es la del pollo — que a mí me gusta bien dorada — con pimienta y una pizca de sal — ¿las papas? — Tengo — Siempre olvidan algunas — Voy a buscarlas por la noche — no hay nadie en el río — tu y yo — y este maldito perro si le apetece — ¡mañana a por el pollo! — ¡Basta de pescado! — Y patatas, no migas — no me entran — ¿Qué hacemos con esto? — ¡tenemos tantos sitios para exponer los misterios de nuestra realidad!

 

¿Qué dicen? Palabras. Poetas sin lenguaje. Abren paracaídas. Caen en la mar. Islas sin isla. La mía tiene algo… algo… Pero no entiendo lo que dicen. Se parecen a turistas. Van a la playa. Usan mi barco. Se tumban en la espuma. Pájaros o peces. La pelota vuela entre sus manos. “Usted escribo poemos?” A ver si soy yo el autor de esta angustia. Yo y tú, claro. Pero no te ven. De ser bella, te vieran como te veo. ¡Mi inspiración! Copia de mi mente. No falta ni una coma. Cuando te toco, encuentro la palabra. En la playa, no se toquen. Se miran. ¿Y qué dicen? ¡Palabras no! Gritan cuando el niño no encuentra la pelota. Creen saber dónde está. ¡Y está! Mi camino cruza la mente de este niño. Nos saludamos. Ni el sombrero le gusta. Me lo dice. “¡Sin sombrero, tu cerebro arderá como carbón!” Y le ponen un sombrero de farsa. Con borlas, que son tres: una roja, una blanca y la otra azul. Pero este niño, que es de alquiler, no habla este idioma. Solo entiende el lenguaje del grito: “A por la pelota, ¡imbécil!” Y una mujer echa de grasa y huesos me explica que el niño tiene problemas no con el cerebro (el sombrero es muy eficaz) sino con el corazón que pertenece a Dios lo sabe mejor que nosotros. ¡Tú también! A mí me ocurre algo semejante, pero… pero... nunca me hablan de cerebro. “¡No me digas! — ¡Si te lo digo! — ¿Y qué pasa? — Miran en mi corazón. Soy poeta. — Así que los poetas de verdad no tienen cerebro… — Pero tenemos una picha, ¡he! — Si me quito el sombrero ¿me volveré poeta? — No sé. Yo nunca llevo sombrero. — ¿Y nadie te lo pone a la fuerza? — Nadie. — ¡Qué suerte tienes de haber nacido poeta! — Cuestión de corazón, creo yo.” Y así… Buscando a esta maldita pelota que se esconde y los demás gritando al niño… Yo no. Yo como si fuera invisible. Sin embargo, soy el mozo del chiringuito. ¡Ay que frescas son mis cañas!

 

¡Este río! No me entra ni una gota. Me llaman Molino. Molina no. Y no muelo. Hace tanto tiempo que no viene. ¿Quién? El del saco. Bajaba el sendero cada día. Veinte metros. O más. Luego, desaparecía entre las cañas. Creo que llaman a estos pájaros mirlos. Blancos. Tienen buena voz. No de cantaor. Voz de niños. Van descalzados. Con el saco en el hombro. Silban. No contesto. Soy de piedra y madera muy antigua. No de los que jugaban con el Hidalgo. Tiempos lejanos. Hoy, me ven en la pantalla. Velas de sueño. Río seco. Cuando baja, me alegro. Pero no baja. Me mira sin bajar, las manos en la faja que no es una faja de verdad. No hay saco en el hombro. Ni siquiera algo de herramienta cerca. Esas manos no trabajan como yo sé trabajar y animar a los que no espanta la idea de trabajar para seguir viviendo. El viento levanta el polvo del río y lo mezcla con mi aliento. Que tengo aliento. Respiro como puedo. Entre cañas y piedras. Mis alas no son de ave. Lo fueron. Y yo el consejero del hambre. ¡Qué pan tan goloso! Pecador impune. El horno ya no existe. Primero, robaron la puerta. Fue fundida no lejos de aquí. Con mi marca. Debería decir mi estigma. Luego, en una noche de luna llena, las piedras. Rojas piedras de mi fuego. ¡Claro que me quedé con el fuego! No podían robar mi fuego. El fuego es una idea. La comparto sin problema, pero nunca me lo quitarán. Es todo lo que me queda del río. Si pones tu oreja (que la tienes muy bonita) en mi pecho (que también tiene su encanto) oirá el ruido que hago cuando me zambullo. Nado bien, ¡no? Tú te pareces a una sirena. No sé nada de peces. Nado con los ojos cerrados, sino, me ahogo. Y esta no será mi muerte. Yo quiero morirme del interior. La llama tiene que consumirme, no encenderme como un vulgar trozo de papel. ¡Qué papel no soy! Existo tanto como tú. Él lo sabe, y si no lo sabe, lo adivina. En esos tiempos, eché una semilla en su mente. Mira, ¡mira como ha crecido!

 

No hay lluvia en este relato. Te lo aseguro. Si hubiera cualquier tipo de lluvia, te lo diría antes… antes de caminar contigo. El sol tampoco aclara las cosas de la cuneta. No son flores, ni cadáveres. Si te asomas (¡no tanto!) veras lo que son. Yo no me acerco. Mi lumbago. Y la bicicleta. Como tiene dos puntos de contacto con la realidad, necesita un tercero, y soy yo. Sí, sí, es muy simbólico de lo que nos ocurre. Sin bicicleta, no tenemos ningún sentido. Tú, yo y la bicicleta. Y la cuneta. ¿Qué haríamos sin cuneta? Ni me atrevo a soñarlo. A eso lo llaman cercado. ¡Porqué? Porqué cerca. Mira cómo cerca. Pero tú no te acerques. Pincha, sí señora. Y en profundidad. Los animales también. Y mueren de vez en cuando. Sí, lo sé que no hay cadáveres. En la cuneta no. Más allá, supongo que hay. Un montón no. Supongo que si montones hay, los veríamos. Y no vemos nada. Aparte del verde que, si no me equivoco, es el color de la hierba. Está no. De esa que se comen los animales. Y también carne. La carne roja. Si no hay sangre en la carne, se pone verde, como en las películas, pero no estamos rodando una película. Eso no es nuestro oficio. Nosotros, caminantes. ¡Claro que con camino! Se puede concebir un camino sin caminantes, pero al revés no. Sé que la hierba, que puede ser carne sin sangre, no es un camino y que de este punto de vista, se puede considerar que no hay camino a pesar de que hay un caminante. Con o sin bicicleta. A menor que subes en la silla, con dos puntos de contacto con la realidad. Pero claro que sin el sentido del equilibrio, no andarás tan fácilmente. Así que no subo y me quedo con tres puntos. Un cuarto no. No lo necesito. Sí que te necesito, pero no como punto.

 

Nuevo día, nuevo poema. O: nuevo poema, nuevo día. Mejor. Así puedo multiplicar los días sin disminuir mi poesía. Mescal, un personaje que inventé un día de zozobra, no se levantaba sin pensar que tenía la clave, la buena, y que le faltaba la cerradura. No hacía de poeta para ganarse la vida, claro. Iba a su trabajo con la llave en el bolsillo sin cesar de pensar en este maldito mecanismo. Conocía bien a esta ciencia, pero sin practicar. Practicaba, pero en otro dominio. En el tren (treinta minutos hasta el final) buscaba un rostro cualquiera y lo miraba hasta reventar de celos. Y reventaba. Un minuto antes de bajar. El andén estaba plagado de mescales. Ida sin vuelta. Y así cada día laborable. Solito. Hambriento. Chupaba golosinas. De color. Muchos colores. Adhesivos a grapar. “Hola, Mescal, ¿qué tal te ha ido con…?” Conversaciones. Encontraba una idea y la notaba en su bloc. Discretamente. Lápiz muy graso. Dibujaba el donante. Los ojos primero. En passant. “¡Si no soy yo!” Sí, que eres tú. Una mujer coloca su cabeza sobre su hombro. “No, soy yo…” La cerradura. Debía abrir una puerta. No podía ser cualquiera puerta. Siempre entrarás solo, pensó. No podemos vivir juntos. Estamos dentro o fuera. Nos miramos, lo que no supone una convivencia. Mira, Mescal (pensó), la llave, la tienes, ¡y bien encogida! Lo que te falta es una mujer. Escribir poemas que nadie lee no es poesía. Una sola mujer puede dar sentido a tu poesía. Dos, mejor. Una llave basta para abrir las puertas. ¡Se parecen tanto! ¡Y conocía a tantas mujeres! Lo que pasa, explicó, es que solo una pone su barbilla sobre mi hombro, tan cerca de mi mejilla que el deseo me inspira. Palabras del despertar. ¡Esa sí que sería una poesía de puta madre!

 

Matorral es otro personaje. Vive a la puerta de al lado. Una pared nos separa. Pared de tierra cocida y cal. Yeso en los intersticios. Aire común gracias a la ventilación. El año pasado, inventamos la muerte sin muerte. De lo que no se debe concluir que la vida sin vida sea una realidad. De eso hablamos casi cada día. Por la noche. Bueno… entre la puesta del sol y la nuestra. Somos muy habladores. Habladurías de compadres en poesía. Aunque Matorral no escribe poesía. El poeta soy yo. Él ama a la poesía y la conoce como nadie, incluso yo. De eso se trata cuando hablamos de muerte sin muerte y de vida con vida. Y no se trata tampoco de eternidad o infinito o no sé qué medida sin unidad. Nosotros somos humanos, no adivinos ni profetas. Magos tampoco. “¡Mescal? — ¡Sí! — Este maldito diccionario acaba de enseñarme una palabra… — ¿Una nueva? — Nueva no. No hay palabras tan viejas como las del diccionario. Pero no la conocía… — Y eso hace de ti un hombre viejo… — ¡Ay! ¡Qué métrica!” Así es mi compañero de viaje inmóvil: llama a la puerta (a la pared) y encuentra lo que hay de encontrar para escribir el siguiente poema. Talento, si es talento, no mío. “No te castigues, amigo, dice. Lo que tiene importancia siempre ocupa el último sitio. Nadie se acuerda del principio.” Yo sí. Y no son de mi puño. “¡Café o té?” pregunta, observando el disco que forma el líquido en la taza. No tiene buen olfato. Cosa de niño. Tiempo pasado. No puede decir lo que es. Este tipo te dicta el primer verso sin parpadear, y no huele las cosas como las olamos nosotros: ustedes que sois personas ordinarias, y yo, poeta de carne y huesos dolidos. A decir la verdad, esto debe de ser mi único misterio, el que crece conmigo sin revelar su sentido profundo. ¿Ahora entiende lo que queremos expresar con eso de la muerte sin muerte y de la vida vida?

 

¡Uy! Una mosca con cuatro patas… ¡Ha llegado Mescal! En la noche supongo. No me despertó el motor. Tienen coche. Dinero también. Y no poco. (abre la ventana) No veo coche. Platero sí. Yo no amputo las moscas. (cuenta una vez más) ¡Cuatro! Que debe tener seis… U ocho… con Mescalito, todo es posible. Pero no están. No veo a nadie. Ni coche ni la gorra que lleva siempre como señal de aventura. La pata, también la puede poner en el culito de cualquier bicho con alas. Yo no hago de verdugo. No me gusta sentar a alguien en el banquillo. Las moscas revolotean. El cristal salpicado de sus cagadas. Tristeza de mis noches sin nadie al lado para soñar. ¿Usted sueña sin? ¡No me diga! ¡Sí! ¡Sí! Lo creo… Yo puedo creer a cualquier cosa inspirada por la poesía de la vida cotidiana. Y Usted pertenece à mi existencia. No como creación, sino como creatura. Y está esperando a Mescal como yo… a través del cristal salpicado de cagadas y de toz. Cada verano, el motor del coche me despierta. Imagínese… el sueño roto… Mescal con su gorra… las piernas de su madre cuando se abre la puerta… esta sombra prometedora… “¡Mescal!” grito. Su madre me mira… Ha vuelto… Vamos a hablar de carne, de placer, de muerte… la mañana rellena de este deseo impetuoso. Y yo sin palabras. Escuchando. “Mama está dormida, Mator!” Hablar sin hablar. No tener sentido. Mi mente como el fondo de la cuneta. Me acerco, pero sin decir que lo estoy haciendo porque me muero de… No sé qué palabra podría decirlo mejor que yo. ¡Pero basta de sueño! Esta mosca no sabe contar. ¡Qué va con cuatro patas! Si Mescal no ha llegado… Yo solo con mi mosca y sus dos patas que constituyen la base del proceso… Abogado de la espera… Condenado a esperar… Con dos patas menos. ¡Imposible! ¡Hay gato encerrado! ¿Quién se hace pasar por Mescalito? ¡Yo no! Así que debe de ser la mosca…

 

¡Infancia de mierda! No me reconozco. Delante del espejo, no soy yo. Pero te veo, Mescal. Te veo como si existiera. La ventana traiciona tus juegos con la eternidad. Mirlo sin pico. Sombra de árbol. Alguien pinta las uñas de tus pies. Te colocan en una silla de rueda. Tu espejo: la superficie del líquido en la taza. Olor a follaje crispado. “¡Baja, mi amor!” Y bajo. No soy yo el amor. Ella también baja. Pelo rubio. Carne blanca con pecas. Lleva tu ácido. Tu lengua sale de la boca. “¡Mi amor!” No digo nada. “¡Sabes tu poesía, Mator?” La conozco. Desde ayer. Ella se ríe, escondiendo sus dientes en el pañuelo que sirve para secar tu baba. “¡Ay! ¡Qué baboso soy yo! — ¡Como te van las vacaciones, Mezcalito? — Me gustaría bañarme con vosotros… — No es posible… Lo sabes, Mescalito… Dicen… — ¡Me importa una mierda lo que dicen!” Yo no sé nada de temblor. Veo como la piel se agita. “¡Mator! No son insectos productos de tu imaginación… Son los nervios. ¿Sabes de anatomía?” La anatomía de la entrepierna, sí. La de ella también. Me la ensaña de vez en cuando. ¿Cuándo? Cuando encuentra un poema bastante profundo como para emocionarte. Lo hace muy bien. “¿Quieres subir en lo alto del árbol, Mator? Así veré con tus ojos lo que mis ojos no saben de la vida.” ¡A la mierda este tiempo maldito! Ni un recuerdo tan bueno como el pan. La silla dejaba sus huellas en la arena de la playa. “No son todos pescadores…” La espuma de tus pies. “¿Cómo está? — No sé… Bella… — ¿Tan bella como la mar? — La mar no tiene belleza. Son las olas… — Olas de su carne… — No la imagines, Mescal… Es un sueño. — ¿El tuyo, no?” Volvemos a casa. Su madre abre el portal. “¿Has visto que bañador lleva? ¿El blanco o el negro?” No lleva nada. “¿Donde está (aquí el nombre de la pequeña belleza que no vale mucho al lado de la tuya) ¿ — Se ahogó, dice Mescal. — ¡No me tomes el pelo, Mescal! Que no son cosas…” Sí, sí… Así ocurrió. El mar se la llevó. Y nosotros dos volviendo de la playa como si nada…

 

“¡Te oigo mirar, Mator! — ¿Qué haría sin ti, Mescal?” Se ríe. El sol matando a la calle. Una cortina revolotea. Olor a piel. “¡Qué silencio!” La silla va y viene. Las ruedas rechinan. Enlosado de oro. Yo, tumbado en el umbral, ojos cerrados para oír bien. Finos tintineos de cristales. Voces del sueño. Pasa. “¡Quien eres tú?” ¡Yo que sé! Uno de esos. “¡Esos? — Los que no hablan de ti… — ¿Hablan de mí…? ¿Qué dicen? — Cosas… — ¿Cosas de qué…? — Tu manera…” Sonríe. Blancura. La punta de la lengua chupa un dedo. “¡Qué pupa!” A ver esta rosa, con el cielo blanco y la sombra azul de las paredes, me vienen ideas de lo que podría hacer con el color. “¿Quién es? — Soy yo… — ¿Tú? — La de al lado… — ¡Mator! ¡Mator! ¡Mator! Ya te he dicho que la proximidad no tiene sentido.” Ella me mira: “¿Qué quiere decir este? — No te conoce como te conozco, así que… — Una pared nos separa, chica. Por poco, el sueño se vuelve realidad. Y eso, cada noche desde…” Ella se encoge de hombros. Va descalzada. Sus pies en la sombra. Y baja la calle hasta encontrar a alguien tan meticuloso como ella. “Este tipo me da asco. — Esta enfermedad consiste en… — ¡No me lo digas, Mator!” Acariciar para descubrir la profundidad. Fuente sin aguas. Árbol sin frutos. Camino sin huellas. Y de repente, el sol y la ausencia de sombra, la imposibilidad de sombra… “Los amigos siempre tienen algo en común, ¿no? — ¡Sí!” De vuelta a casa, entro en otra sombra. “Duermo”, dice Mescal. Un minuto más y va a preguntarme lo que acabo de ocurrir a su sueño. “No es un sueño, Mescalito… Ella existe de verdad… La toqué… — ¡La tocaste! ¡Te atreviste a tocar a mi invención total! No eres mi hijo, ¡Mator! — Si no lo soy… Tú no tienes hijos… Con lo que te dan para aliviar tu dolor… — ¡Dolor! ¡Este placer!”

 

Y así de fácil. La vida rosca. Hasta una cierta falta de aire. La tuerca no toca el fondo. No hay fondo. Un camino vertical sin fin. Con alguien sentado a horcajadas. Sus piernas a lo largo de tus caderas. “¡Silbe, Mator!” Rompiendo el silencio. Nadie para escuchar. Ventana sin cristales. Sin vientos. Nada de polvo. El polvo de los caminos. Vienen por la noche. “Si necesitas algo…” Y se deslizan. La noche parece tranquila, pero no lo es. Está esperando una señal. Como el parpadeo. Cine de barrio. “¿Por qué no silbas?” Porque la soledad es un personaje de mi muerte. “¿Es una pregunta?” A medianoche, se acercan de nuevo. “¿Algo de beber?” La mesa camilla no tiene fuego. “¿Enséñanos algo de tu puño.” Mi voz empieza un largo viaje hacia sus mentes. No duermo. Son de verdad. Y escuchan. Quizás entienden algo. “La palabra puede volverse música, ¿no es verdad, Mator?” Una vez. Nada más. Y luego, el silencio del entendimiento. Hasta que no cabe ni una sola sílaba. Así se acaban los mejores poemas. Y cuando me despierto, el sol alimenta mi dolor, una herida sangrante. “¡Uy! ¿Qué pasó?” La navaja del caminante. Tenía sed. Entró en mi casa. Yo estaba durmiendo. Se sentó en mi silla y bebió. “¿Quién eres tú?” preguntó. Y puso una manta sobre mi cuerpo helado. Creo que la manta que le servía de vestido. “¿Le viste? — ¡Vi su culo cuando por fin se marchó! — ¡Bromeas! Eso no es poesía. Duérmete. Tengo mucho que hacer con los demás. ¿Quieres un poco…?” Una gota. Gotita de no agua. ¿Quién me matará?

 

“Me han dicho que vais a vivir mucho tiempo en esta casa… Bueno… Si Dios quiere…” No me gusta ir de pesca. El olor me molesta. No sé… una mezcla de concha y de carne de pescado crudo. Con tu perfume y el aliento mío. “Os doy un verano, nada más.” Ya son veinte. Y nosotros dos adultos con culo peludo. “Así no se hace. El anzuelo es demasiado pequeño. Y no hablo del hilo…” No me gusta pescar este tipo de bichos. Hablan. Quizás no saben hacer otra cosa. “La caña no se usa mucho por aquí… Una red…” ¿Quién nada? Cuerpo veloz. Un barco sigue. Con otro tipo remando. ¿Por qué nos saludamos? “¿Os conocéis? — Cuestión de patria… — ¡Jolín!” Y cambiamos de idioma. Para decir nada. Simplemente para decir. Y la nadadora quiere informarse sobre la posición del cebo. “No hay cebo. — ¿Y cómo van a picar? — Tampoco pican. — ¡Me estáis tomando el pelo!” Que lo tiene amplio. Un derroche de placer. “Hace veinte años que viven aquí… juntos…” El tipo junta sus índices. No les gustan las mujeres. Y le gusta mucho ir de pesca. Mañana, volverá con la caña de fibra de vidrio. Una herencia de su padre que también practicaba. Hastiado, me zambullo. Encuentro el cuerpo. Lo acaricio. Me gusta ir de amor. Me pongo duro. Y no me da vergüenza gritar de placer. “Se llama Raquel, como la Welch. Pero esta no es de película. Tiene un precio. — ¡No me digáis!” Un buen día, después de todo. “Pagar por eso no me parece… — ¿Justo?” Sí que es justo. No sabemos adónde vamos tú y yo. De pesca, seguro. ¿Y por lo del amor? Tenemos casa, playa y muchos placeres. Pasamos mucho tiempo soñando. Tú con tu curación y yo con mi dolor. Imagínate lo que piensa la gente. “¿Quién matará al otro…? Lo sé.”

 

“Un ladrón se llevó mis recuerdos… — ¿Los del empotrado? — ¿Cuáles sino? — Los míos, me los guardo en la mente… — Si caben… — No necesitan gendarmes. — Los míos no necesitaban un ladrón. — ¡Recuerdos de papel! A los ladrones les gusta mucho el papel. — El que desempeñan entrando en mi casa cuando estoy soñando… — Sueño también y no me roban. — Si no les gustan tus recuerdos… mentales… por eso… — ¿Se los llevé sin dejar huellas? — ¡Ni una! El hueco está tan vacío como la nada. — No sé… si me robarían mi cerebro… ¿sabes?... los del… — …manicomio. No, querido, no roban los cerebros. Los llenan. — Ladrones, pero al revés… Hay un revés para toda cosa de la vida. Tú eres mi revés. — Y no te robé nunca nada. — A pesar de ser muy… pero que muy… — ¿Dilo! — …pues… celoso. Eres muy celoso. Es como robar a alguien, pero nada de recuerdos. — Yo nunca robé nada y Dios sabe que entré muchas veces en este cerebro que se parece a un colador. — ¡Un colador! ¿Mi cerebro? — Es una imagen. — Conozco imágenes menos… — ¿Menos qué? — Molestas. — ¿Te molestan los coladores? — ¡Los coladores no! La imagen me parece… — ¿Te robaron algo? — Ya te he dicho que no. — Pues, el colador sirve. Sin colador… — Yo no he dicho nada a propósito de tu empotrado… — Porque no tienes nada que decir. Está tan vacio como la parte intelectual de tu cerebro. — Te quedas con la llave… — Y la cerradura. ¿Pero de qué sirve esta máquina de encerrar si no hay nada que encerrar? — No hay nada terrible como una puerta abierta y nada dentro de lo que podría estar cerrado. — Te creo. Es un problema de muñecas rusas, ¿sabes? — Y el último rincón ya está completamente vacío. — Lo que faltaba. — Podría denunciar… — ¿Denunciar el que ahora posee mi bien? No sé si es una buena idea… Me da miedo… — Quizás lo matarían… — No maten. En los tiempos pasados, sí que han matado mucho. Pero son días de claridad los que vivimos tú y yo. — ¡Nada de noche! Todo claro como la palabra fuente. — ¿Qué dices? — La fuente… un recuerdo… las manos… el esfuerzo para ser mujer… resistir… lo tengo todo en mi mente. — Por eso no te sirve tu cerebro. ¡Una fuente! Las manos. La colada. ¡Qué complot!”

 

Se esconden. Calle llena de gritos. Me gusta la sombra del patio. No tengo frío. Cae la lluvia. Sin cristales. Ni fuego en el hogar. Olor a cenizas. Se esconden. “No tengo frío. Gracias por el café. ¿Los has visto hoy?” Hablar sin hablar. Cuatro ángulos labios y colonas dientes. ¿Dónde se esconden? Perdiste conciencia creo que poniendo el pie derecho en el peldaño número once. Que son, si no me equivoco, veintiséis. Te vi caer. Vi la sangre. Tres chorritos o, mejor dicho, rayitos. El último escalón lleva mis huellas. Se esconden. Un corredor sin luz. Hablan. Yo con los pies en el agua de la fuente sin fuente. Cae la lluvia. Viento y gritos. “No tengo frío. Esperaré. — ¡Pero a qué!” No sé. Estaba esperando. Ocurrió. Sus piernas cruzadas. La camisa se arremolina. “No. No se arremolina. Tienes frío. — ¡Qué no!” Hablan. Gritan. ¿Por qué construyen casas con calle? Una mujer (no la conozco) sujeta la puerta. Manos a la obra. Otra hurga en la cabellera de una niña que conozco. “¿Quién eres tú? — ¡Lo sabes muy bien!” Crueldad del saber. Se esconden. Otras manos a la obra. Mi camino hacia la nada. “Es que no vive aquí… — Por eso nos escondemos.” Palabras sin sentido. Vine para amar y amé. ¡Qué derroche de flores! “¿Quieres una? — ¡Papá!” ¡Uy! La no escondida. La que todo lo sabe. Y yo sin adivinar. Cadáver oblicuo. Sonrisa de la podredumbre. Manos aún vivas. Obra inacabada. La acabaré yo. Con este silencio. Y sin tantos gritos. Sin calle. Buena fuente. No sé esperar. No me lo enseñaron. Lluvia fresca. Viento casi tórrido. Son dos navajas. La blanca y la negra. “¡No digas eso, por fa’!” No lo digo yo. Lo escribió ella. En una novela. Capítulo once. Tenía veintiséis. Falta el último. Ese soy yo. El instante. El instante del instante. Infinito cero. Vino para amar. Tú sabes lo que uno sufra en esta espera. Lo sabes mejor que yo. Y nunca lo dirás. No sabrán nada y por supuesto, el infierno contiene la suerte. Por eso te hace feliz. Un instante. Ella también lo sabía. Parcela del todo.

 

Primero, me trataron de ladrón. Yo tenía… creo que diez años. ¿Qué robé? No sé… el celo… la envidia… un vecino. La ventana abierta. La mesa con sus riquezas. Un mantel de oro. Cubiertos negros. No robé nada. Miré. Contaba. La cifra mágica del éxito. Él dormía en el sofá. Con la bata-toga del sueño. Le di un puñetazo en la frente. ¡Qué sobresalto! Casi me rompí el cuello en el rincón de la mesa. Un cuchillo se puso a volar. Su sombra cruzó mi mente. Cortinas al viento. Un mirón se reía. El cuchillo se clavó en un cojín. “¡Pero…! ¡Quién eres tú?” Cuando me juzgaron, fue como ladrón. El hecho de haber intentado robar es un robo. Nada sobre la envidia… la manera de mirar las cosas de cerca… de darse cuenta que la suerte no es suerte sino privilegio.

Luego, me trataron de loco. Loco para encerrar. Tenía… creo que veinte… veintiuno. Mayor de edad. La misma bata-toga llevaba. La mesa puesta con la misma puntualidad. El mirón. El vuelo del cuchillo con la luz. Esta vez, la hoja dejo une huella. Sangre. Gritó. “¡Tú!” Y me arrastraron hasta el juzgado. “Este es un loco de remate…” Pues, me pusieron un sombrero de loco y seguí viviendo mi vida con esta herida. Sangre. La mía. No deseo esta soledad a nadie. No me permiten participar. Si quiero comer, como en sus manos. Si necesito cuidado, me cuidan. Pero de cariño, nada. Y no te hablo del amor. Paja.

Los Indios de América dicen que todos tenemos un poder. Al menos uno. Los genios tienen, supongo, dos o más. De haber sido ladrón y de ser loco, ¡que tengo yo de poder? El mirón no se acerca. Mira y se va corriendo. En la misma calle. Mi calle. La del hombre-suerte. Umbral de piedra roja. “¡Mirón! ¡Mirón! Tengo algo que decirte a propósito de lo que viste…” El hombre sale. “¡Quieres algo de comer? — Si tiene papas… — Papas tengo. Espera.” El mirón no se alejo tanto. Las papas, que son… creo que tres… echan humo. La puerta se vuelve a cerrar. “No vas a comer aquí… ¡Vete!” El hombre habla detrás. “¡Vete con este mirón que amarga mi existencia! Tú lo trajiste. ¡Años de miradas! ¡Y yo con mi desgracia! ¡Qué suerte tienes! ¡Qué poder!”

 

No hay nadie en… entro… nadie… digo yo… olor a cenizas… nada de fuego… huellas… enlosado de mármol… pared de luz… veo la puerta… abierta… el jardín… alguien pisando los arriates… dando la espalda… con el sol en su cabello… entras para robar algo de comer y encuentras al loco del barrio… un tipo a quien le gusta la verdura fresca… pues… te dispones a salir cuando… no sé… el vuelo de una cigarra… muda… cruza la luz… “Nos conocemos? — Tenía hambre…” ¿Explicar? Dar sentido a lo inexplicable… “Hay peces en el estanque… — ¡No me digas! — Somos… creo que tres… tú, yo y el loco… ¿Hambre, dices?” La gente que vive aquí en verano no come los frutos de estos árboles. Están para divertirse. Y nosotros a trabajar. “Y robar… — Pues… No tanto… — Me gusta como adornan las paredes… olor a cenizas… tú y yo…” Nos reunimos con el loco. Está echando una siesta en la sombra. Abre un ojo y dice: “No tengo hambre. Comer, como. De sobra. Nos cuidan. — ¿Incluso si te escapas? — Estoy de vacaciones.” De mí no dicen que soy loco. Falta una cama y un taburete. “Y un reclinatorio…” Sí. De aquí vemos el patio de los locos. Es muy curioso ver la película sin sonido. “Esos vienen a buscar… — ¿Crees? — ¿Cómo no?” Pero el loco duerme. No entiende ni oye. Su barriga no le duele. Su piel tiene buen color, color a salud, a satisfacción. “Conoce todos los secretos de la cerrajería.” O la llave. Yo creo que la llave. ¿Cómo va a saber cosas tan… secretas? “¡Loco! ¿La llave tienes o estoy soñando?” No abre un ojo. Moscas revoloteando. “Pesa un buen peso… Creo que más que nosotros dos…” Lo que vemos es la llave. Muy patinada. Sudor de corredor. “¿Y no te han dicho de no comer todo lo que te den? Tenemos hambre. Mucha hambre… — Yo, curiosidad,” dice el loco sin abrir este maldito ojo. Pesa mucho. La comida es rica. Y cada tarde sube aquí para ver el patio de los locos tal como no puede verlo si está. Pues, con las tripas bien rellenas, no se resista mucho tiempo y cae en el sueño. Nosotros con la navaja. “¡Dámela! Hoy tengo la fuerza. — Y yo miedo. Ayer, al revés. — Y mañana la muerte con el estomago vacío y los cojones sin porvenir…” Matar no es fácil. Matamos mucho, pero no de verdad. Así que comemos unos frutos y raíces de gamones. “Si os pillo contando que no soy loco...” Esta vez, abre el ojo. Y guiña. Le mataremos. Seguro que sí. Pero antes, hay que comer mucho para crecer. Dos niños no valen un hombre de verdad, aunque sea loco… o perfectamente sano.

 

“Me llamo Uadi. Vengo de lejos. Para ver a la tierra de mis antepasados. Esta casa… — Aquí nada de antepasados. El asesino que vivía aquí mató a su mujer (mi antepasada) y no tuvieron hijos. Colorín, colorado… — La documentación dice… — ¡Como se va a documentar una casa sin techo con tantos trastos detrás de la puerta! — Este naranjo… — Lo planté yo… Tiene tantos años como mi hijo mayor. — ¿En mi propiedad? La docu… —¡Basta de papeles! Ve Usted a esta piedra…? — El umbral… — Es mi obra. — ¡Usted no puede decir la verdad! Aquí marcan… — ¡No marcan nada! Y Usted no se llama Uadi. — ¡Que me vaya al Infierno si no es mi nombre! — Usted ya está en el Infierno. — ¡Pero si es solo una casa! Y de mi propiedad. — Aquí nadie posee a nada. — ¿Y Usted quién es? ¿El Gran Maestro? — Su servidor… — ¡No te burles de mí, chiflado! ¡Y fuera de mi tierra!”

No lo maté. Lo eché a patadas en el culo. No le conocía. No le pedí su apellido. Servidor… Maestro… Esos paisanos te toman el pelo si vuelves con un pasado que conocen muy bien pero que no sirve su leyenda común. Sin hablar de propiedad y de falsificación. Tenía razón en un solo punto: a la casa le faltaba el techo y la puerta no se podía abrir a causa de un montón de trastos sin identificar. Las naranjas tenían una amargura indescriptible. A pesar de todo, escribí mi nombre en un letrero hecho con la tapadera de un tonel y lo clavé en el tronco. Se veía desde el camino. No es una carretera. Le faltan señales. Piedras caen de lo alto sin aviso.

¿Dónde está el jardín? Me hablaron de un jardín con fuente. Y hadas. Esperé la noche. Y llegó. Luna llena. Mi voz. Sin respuesta. Al cabo de una hora, se parecía a un llanto. Busqué en la sombra. Sin éxito. “Así que tu antepasado mató a mi antepasada…” No lo sabía. No te dicen todo. La herencia tiene sus misterios, sus zonas de sombra. “Fue un hombre muy malo… — Y supongo que ella es una mujer estupenda, una cristiana… — ¿No eres cristiano? — Casi… — Llevas un nombre de pecador. No conozco a este. — Lo llevo desde muchos años… — Los años no tienen el… ¡Poder! — ¡Ay!”

 

¡Me pegó! Con el mango de su guadaña. “Suerte tienes, Uadi, dijo. Hoy no tengo ánimo. Conténtate con el mango. Mañana, el acero. Siempre mañana. Me siento lleno de compasión. Así me inspira la noche. Poeta para empezar y asesino para acabar con la mentira y la hipocresía.”

Lo eché por la segunda vez. Lo vi correr por el sendero, gritando su odio. La guadaña echaba resplandores. Pero me quedé con el mango. Para registrar la sombra. Y dar sentido a mi impaciencia.

No sé lo que me pasa. Cada vez que abro la ventana (tengo dos) veo un personaje. Puede ser tú. Cuando vienes a visitarme. Que necesito mucho cuidado. Con esta pierna… y con lo que me dan. No todas mis posesiones están aquí en este cuarto. La verdad es que tengo otro cuarto. Menos accesible. Hay que tomar el buen camino. La misma casa no. Otra. Y andar más de una hora. Yo no ando. Así que no sé si una hora… No quiero ir. Iba. De vez en cuando. Gana. Y este personaje encontrado en el jardín. Tenía buen aspecto. Quiero decir que hablaba bien de las cosas. Sabes… las cosas de la vida. La mía. La tuya. No hablaba de sus cosas. No era este tipo de personaje. Le gustaba mucho hablar de los demás. Tenía talento. Me gustan los personajes con talento. Si no tienen talento, se parecen a las cosas que cercan sus existencias. Como vacas, sí. Y el sendero con su polvo y sus vueltas. Las ruedas chillan. Chillan siempre. Mi señal. “¡Aquí viene Mescal!” Y llego. Pero hace mucho tiempo que no hablo con él. ¿No me vas a preguntar por qué? No. No viene pacá. Si viniera… pero no viene. No tiene existencia sin el jardín. No es un personaje de cuarto. ¿Qué haría en la cama? ¿Qué con el espejo…? Necesita tierra. Y herramienta. Tradiciones. Que no son mis tradiciones. Eso sí que nos separa. Y nada sobre la muerte. No se mueren los personajes. Sobreviven. A no ser que sean de nuestro ingenio. Completamente. Como el primer hombre. El que no puedo imaginar. Este sí que me interesa. Por eso no salgo de este cuarto. La ventana de la calle tiene sus encantos y la del patio su luz. Y cuando tú entras, no puedo hacer otra cosa: grito. Este maldito grito que no alivia. Empeora. Destruye. Hasta mi razón de ser. ¿Quién eres? Personaje no. No te conozco tanto como me conozco a mí. Tú, la puerta. La abertura. El rabillo de mis ojos. Este silencio. Corriente de aire. Visita la luz. Yo abriendo la ventana adecuada. Y la otra con su personaje. Está esperando. Fuma un cigarrillo. No mira por aquí. Sabe muy bien que abrí la ventana hace ya más de una hora. Y tú dándole la espalda como si fuera su extranjera.

 

¡Uy! ¿Qué hago aquí? No es mi cama. No la tengo tan limpia. No huele. O huele a nada. Estoy tumbado en la superficie de un vacio si vacio. ¿Y quién eres tú? ¿Mi curandero…? ¿El de la casa con postigos verdes? Aquí las casas no llevan postigos. Ni tejas. Puertas sí. Y un niño jugando en el umbral. Pero tú no tienes hijos. Dicen. Cura. La gente entra con la espalda dolorosa y sale con menos dinero en el bolsillo. Dicen. Dinero no tengo. Postigos tampoco. Me gusta el verde. Con resplandores amarillos. Muy bien pintado. Falta el cielo. Y el olor a ovejas. Tú andando sobre las cáscaras de mis almendras. ¡Pero esta cama no es mía! ¿La tuya? Tú y yo… (cantando) “No son todos curanderos…” No te quedes de pie. Tengo silla. A pesar de no estar en mi cama como suelo estar a estas horas. La noche me espanta. Hasta doler. Y duele toda la noche. Hasta que se levante el sol. Y se levanta sin mí. Yo no soy un buen desvelador por ser un malo dormilón. Cuando llega la noche, llamo a la puerta. ¡Qué paradoja! Llamar del interior… Y nadie llama. Salvo tú. Y tus encantos. Tus tejas y tus postigos. Esta casa que no se parece a una casa de por aquí. La llevaste contigo. ¡Qué viaje tan azaroso! Y de lejos… Tierras que se desplieguen debajo de tus pies. Hasta este lugar donde vivo por ser un ser y estar muy malo. ¡No te vas a acostarte conmigo? La tengo muy suave. Sin heridas. De estas que te rasguñan. Y dejan huellas. Dicen que olores. No sufrí tanto. Me quede solito un día de invierno. No importa la temporada. Aquí los inviernos no traen vientos. El sol luce con la misma profundidad. ¡Quieres explorar esta profundidad? Necesito pareja. A pesar de que la cama no sea la que uso cuando intento escaparme. No te preocupes… No me escaparé. Lo intento, pero mi mente no imagina la continuación. Por eso me quedo quieto y la aguja no deja huellas. Piel tan suave como la de un recién nacido. Este soy yo. Cojones dignos de un Miura y palabras tan encantadoras como el argumento de una puta. ¡Cúrame o te digo la verdad!

 

Entramos. La puerta rechina. Normal. Los cristales de la ventana parecen vacíos. Luz. Sombras. ¿Qué vamos a esperar? Cada vez que entramos en este cuarto, esperamos. Y siempre pasa algo. De esas historias que no se pueden contar. Me siento en el sillón. Oigo el ruido profundo de la leña sobre el suelo. El fuego no tarda en arder con ardor. Si me acerco de la ventana, no pasa nada. Realmente, no hay nada en esta transparencia. Si es transparencia. O si no lo es. Ni reflejo, nada. Quizás la idea que hemos venido a buscar. No nos acordemos de nada referente a nuestra historia común. Creo que una vez cada semana, pero no estoy seguro de esta frecuencia. Le condenaron hace años. Yo, nunca. ¿Y por qué? Yo no sé matar. No sé nada de muertos. Nunca fue testigo de una agonía. Dicen que chillan. Mucho. Chirriando los dientes. Y todo eso del miedo. Dentro de poco, saldrá. Fin de este concepto. Mi libertad no tendrá más sentido. Y las noches volverán como siempre han vuelto. No me gusta este chirrido. El de la puerta. ¿Quién la empuja con tanta precauciones? Los rostros se disimulan. Te dan la llave. Tú das la vuelta. Y empujan. Empujan porque no tienes fuerza. Llaman fuerza al coraje. Pero la llave no entra. Se queda allí fuera. No da otra vuelta. Yo compré el sillón. Aún tiene el cartón del embalaje. Bien doblado. Como un vestido. Con sus inscripciones. ¡Ojo! dice el ojo. El vaso patas arriba. Mi nombre. Una palabra. ¿Qué mires? Mis manos… No me las cortaron. No corten. Cosen. Hilo de la angustia. Aguja de la espera. Tú y yo. El tiempo parado para siempre. No volveremos en estos parajes. Parra y abejas. Su vino de enemigo. La palabra que faltaba. El tiro. Vi… ¿Qué viste? Vi… el dolor… el abandono… la nada por nada… sin saber quién mató al otro. Quién empezó y quién acabó la tarea. De repente, los ojos de un testigo más. Y más. Y la muchedumbre alrededor del banquillo. Tú solo. Y yo, apartado. Estaba sosteniendo la viuda, estrechando su cabeza contra mi pecho.

 

Del robo no sé nada. Mescal robaba. Entraba y robaba. No huyó nunca. Siempre con lentitud, tranquilidad. Calles de noche. Con la luz de mi mirada. Yo y la ventana. Levantando la cortina hasta mis ojos. Apenas. Mirando el otro lado de la calle. La luz esparcida a la superficie de los adoquines. El ruido regular de sus pasos. Su desaparición casi instantánea. La cortina cae. Teatro de mi angustia. Una hora más tarde, reaparece. Toma una copa. “Nada de joyería…” Su mano acaricia la cartera. “Dinero… poco…” ¿Y qué? El dinero, lo encerramos en la hucha. Cochinillo de porcelana. Con la nariz escarlata. El martillo al lado. Por si a caso… “¿Has escrito algo hoy?” No escribiré nunca más. “Mañana… quizás… — ¿Algo sobre mi propio talento? — ¿Por qué no? — Talento tengo… — Yo no.” Abre la chaqueta y saca una pluma. “Oro. Mira la marca…” de tinta, nada. Yo y mi inspiración. Un sueño fracasado. “Mañana robaré la vieja. — ¿La del paragua? — No. Esta no tiene tanto dinero. — Debe de ser la viuda con su peine de marfil. — ¿Esta!” La conozco. De vez en cuando, parloteamos en el vestíbulo. Sabe de poesía. Tanto como yo. Pero no practica. No conoce este dolor. ¿Sí que he notado el anillo! ¿Cómo mirar sus manos sin verlo. Oro y no sé qué piedra. “Le cortaré el dedo. ¿Puta!” Su madre, no. Ni siquiera una conocida de las cosas del placer. Mujer envejecida con señales de riqueza. No me acuerdo su mirada. Ni sus labios, que deben de ser poco encantadores. La edad. Y yo la inspiración. No me dieron nada. Y con la nada, ¿qué podía hacer mejor sino buscar la inspiración? “Veras… — Gritará… — No quiero pensar en su dolor. Debo concentrarme. La presa es de oro, no de carne, ¿entiendes?” Comienzo de una nueva era de inspiración poética. Por lo menos, él me da la primera palabra. Luego, actúa como yo no sé actuar. Me deja solo con la continuación. Como siempre. Veremos.

 

Entra un Francés con su manta: “Hay una tabla para nosotros?” Se acerca mi dueña: “Si se trata de tomarme el pelo, ¡sí! — Que veut dire tomarmelpelo? — Greo gue se trata de la manta, dice su compañera. — Es que volvemos de la mesa, explica el Francés…” Y así de fácil. El profesor tenía los dedos de la mano derecha color alquitrán. Mescal desempeñaba el papel del Francés. Y yo, que me llamo Matorral, el papel de la tía con el pelo rubio y la lanza herrumbrosa. Me gustan las lanzas. Tengo dos. También hemos estudiado El diablo cojuelo. En francés. Que no es un diablo ibérico. Me gustan los tíos que bajan. Incluso los que se ponen enfermos y los que se enamoran. “Todos caen”, dice el profesor. Incluso los que se queden de piedra. “Este idioma no vale nada, dice Mescal. Conozco otro mucho más poético. — ¡Y qué idioma tiene la pretensión de componer poesía mejor que la nuestra? gruñe el profesor. — Se trata de un país que usted no tiene idea de lo mejor que se puede poner cuando se trata de componer poemas… replica Mescal, poniéndose de pie frente al toro bravo. — ¡Me cago en la madre que te parió! grita el profesor. Hablas como si todos mis esfuerzos pedagógicos fueran mierda con sobras aún buenas para comer. — ¡No se ponga tan nervioso, profesor! Los idiomas no son cosas tan picantes. Si los Franceses quieren volver de la mesa, ¡que vuelvan! Y si necesitan tabla para comer, ¡por qué no? Yo entiendo de poesía como nadie lo entenderá nunca… — ¡Uy! ¡Qué listo el mocoso que se llama Mescal! ¡Cómo sabe de cosas tan arrogantes! — ¡La poesía no habla a esta altura, señor. Sí que está destinada a los lacayos, pero sin tomarse por un profesor… — ¡Qué bien dicho! Se parece a un proverbio del ilustre Sancho. ¡Y qué de los que faltan para que la jaqueca del caballero no menos ilustre tenga sentido? ¡Hijo de puta! ¡Sal de aquí! Y no vuelvas nunca. Aquí se hablan idiomas, no jergas ni volapuk. ¡Tú, Matorral! — Sí, señor… — Ven pacá. — ¡Por fá, señor profesor, no me dé por el culo! ¡Eso sí que hace daño!”

 

To quelo ser un poteta — de chirle o habenvabene — potetasi — de lengua pasasona — ¡y lo soy! — Ejemplo: este sí que es un personaje — tiene ojos — me mira — como si existiera — rata — sopa de soldado — El me dice: “Comer no se sirve la nada.” — Y bebo — un trago de este excelente vino de Lanjarón de Las Alpujarras — pues… — Como no tenía ni padre ni hijo, se acerca — el oso parpadea así: — “¡Tú! ¡Poeta! ¡Me cago en la madre que te parió! No hay poeta en esta familia — Total nos llamamos desde hace mil años y pico — a ver si tienes razón, como dice el Camarón — ¡Tóquelo! ¡Tóquelo! ¡Y yo qué?” — malditota — el pelo azul — de capa, nada — los zapatozos muy usados — “¡Escriba!” — No dar ejemplos como lo hacen los Franceses del periodo clásico — no dibujar — hablar — decir o — y a — y tal — y señor — y por quéquelo poteta ser — Me miraba. Dice: ”Bebes mucho, ¿he? — Sin sed… — ¡Zapatos tienes? — Por la playa… — ¿Te gustan los jureles? — Me gustaban. — ¿Padre tienes? — Dos, que son tres… — ¡Jolín! ¡Cómo cuentas! ¿Y eso…? — Poema. — ¿No se dice potema? — Lo decían. — ¿Y…? — Se murieron. — ¿Todos? — A Proust no les gustaban. — ¿Y tú? — Yo escribiendo. — Potemas… — Y potemos. Que son muchos. Un río. El grande y el chico. Se juntan en Puente del río. ¡Cómo mastican!” Creo que me amaba. Yo tenía peluca. De las grandes. Dólares. Un montón. Te ayudan. Te dan tinta pa’ come’. Y comes. “¡Jureles? — Y potas. Malvas. Lo que sea. Son… — Potemas. — Y nada me gusta como la potesía. — Pues, síguame.” Otro país, otro idioma. Anfibologías. Llevo mi Quevedo. No te dan de comer si no llevas algo de tu cultura en los bolsillos. No te dan nada por odio. Y te odian si no tienes cultura. Yo tenía. De las buenas. Cultura de poteta. Y de toto. “¡Mira qué guapoto el chaval!” Chavalta. Nueva rataza de potetas. Metelena güera. Premática. “¡Y eso?” pregunte. “¡Hijo! ¡Tu corona! — ¿Sin cetro? ¡Qué raro…?”

 

Derroche de maravillas — “Si lo haces, ¡te doy un papa!” — ¡Y me lo da! — Un papa blanco como la nieve que cae en Pampaneira — no sé si con la mayúscula — teníamos esquís — y Mescal exponía en la galería de Bubión — acuarelas — con la huella de mis pies — camino ocre — “¿Qué te parece el cielo de Granada?” — No había cielo — El nuevo papa caminaba en los senderos de la Alhambra — se parecía a un Moro — derroche de maravillas — buceador del Generalife — “¡esté sí que es un papa!” — El Francés volvía con la mapa — diciendo — “Van elerido li papa da roma con la blanca espuma de la Sixtina” — ¿Por qué no? — Mescal muerto de risa — y yo, sin poesía — ¿y qué sin la poesía? — papas — las mejores son de Adra — allí las comen en el horno — “¡No! Exclamo el amigo paparino — Van a joder la planeta una vez más — a palo — y yo sin poesía — mirando a las turistas — ¿Qué llevan por debajo? — sino poesía — “Como se dice que tengo que comar sino me moro?” — como quieras — hay gente que lo hace sin y demás con — dame la primera palabra — la que quieras — “¡Amour!” — te quiero — la ventana chillaba — cortina hecha de alas de moscas — “¿Y sin poesía, como lo haces? — Hay gente que sí otras que no — También hay genta a que se le ama mucho la papa di roma sin o con el palalao. — ¡Y un jamón!” — “Son rosales de cristal, ¿no te parece, amor mío?” — Nada de poesía — y escuchaba atentamente las conversaciones — no me perdía ni una gota de este derroche de maravillas — pero de ser tan joven — y tierno — y poco entendido — materia sin flexibilidad — te hablan y no sabes por qué — y si contestas, no entienden — “¡Un papa! — Si lo dicen a la tele… — Blanco como la nieve que caía sobre el techo de nuestra casa en Trevélez — ¿Te acuerdas? — Truchas y jamón — “Dime, Mescalito… a ver si lo sabes… que te lo enseñe hace años… con pisotones de cabra y lo del Fuero… un papa es un… ¡Vaya que mocoso!” — mococaba mucho en esos tiempo de maravillas hechas derroche y papas blancos con nieve en la boca para no hablar como sus semejantes — hermano — y yo sin poesía — pisando los caminos que, según dicen, no hay — ¡Me cago en la leche! Yo sin camino y con un papa que nieve en mis recuerdos…

 

“Los recuerdos son como… dime… ¿Qué son? ¡Tú lo sabes! Tienes tanto… tan to ti tan to ta ta… ¡No te resistes! Mi poder sobre ti… tu… hace tantos años… tan tan toz… No me mires así… En un lugar alejado… había la luz… el rectángulo de tu mirada… ya solo… mirando lo que me parecía… mis últimas palabras… ¿te das cuenta? últimas… y mañana, tu y los demás, por la playa… ellos tirando de la cuerda… la barca azul en la arena… formando esta sombra… ¿no la ves? No hay niños. Nunca ha habido niños en esta playa tan… ¿Cómo dices? Desierta… Los pescadores no pescan nada… ni siquiera las hijas de Adán… No sé de qué hablar… quizás de ti… Nunca hemos hablado de ti… tus juegos… tu pasión por la poesía… los versos que suenan como cristales cuando el viento… el viento… me iré con él… dime que es posible… que todos nos vamos así de fácil… abriendo una puerta y vamos… solos de repente… gritando quizás… nombrando los amantes… tus tristezas… no siento tu mano… sobre mi pecho… la curiosa vibración de mis palabras… las últimas… tu siempre sin alcanzar la facultad de… de ser… de poder… tus sueños conmigo… te los dejo… creo que allá no hay sueño… lo deseo… subjuntivo del placer… pla pla pla ser ser ser… Desierta sí… nadie para escuchar… nosotros como sombras entre las paredes de los hoteles apagados… Había una fuente… su luz me recuerda que… no… lo digo porque intento verla... y no veo nada sino tu mirada desconcertada… tú no sabes… yo casi… solo basta con poner el pie en el umbral… no te dicen nada de eso aquí… te dan cosas para resistir un poco más… aperitivo de la muerte esta espera… y yo sola con este sabor a metal… No sé que me han hecho… pero me siento feliz… tú te sientes feliz… también esa golondrina… ¿La ves? Co sus alas azules. Arranca un trozo de cielo con la punta de su ala derecha. Semicírculo como la góndola… Venecia… el pañuelo de seda… tus iníciales… la marca de mis labios… ¡Abran!”

 

A ver si te recuerdas cuando pongo la mano así entre la cortina y el cristal — el viento con la calle forma parte de este recuerdo — ella iba y venía sin parar — el jarrón con dos manos — y la fuente bajo la sombra de una nube — poniendo la mano así, sin sol y sin viento, sin todo lo que necesita la escena de mis desesperaciones, viendo como lo hace bien, y francamente, sin olvidar que la sonrisa es tuya — un verso murmuraba — gotas secándose en seguida — yo estaba mirando a las avispas de la parra, con algo de música en el pensamiento, consciente de que todo era falso — cine de mierda — esperando sin saber — la cortina plegada aquí — ves la marca — el cigarrillo quemando la fibra en círculo perfecto — imágenes de mierda — sin palabras para decir lo que hay que decir cuando las cosas pertenecen a otro mundo — la mano así — sin cigarrillo esta vez — la no fuente no tiene no agua y la no ella no baja hasta no aquí para no refrescar la no tuya enfermedad de no mierda — No puedes acordarte de eso — porque lo inventé — lo leí quizás — son malos los libros que no leemos — páginas de la mano — dedos de la primera arruga — Inventé también los personajes — la calle no — las paredes sí — quizás también esta mala chica — lazarilla por perder — año cero del invento — No hay más remedio — el viejo ciego atraviesa el río y se come todas las almendras — Sorbas desierta — en el puente no se mueven los ancianos — la barandilla dorada — vomitando en el vacio — desde aquí se ve bien, y completamente, la fuente con las bailarinas desnudas que van a mirarse en el agua del río seco — Pájaros veloces — todo esto no tiene sentido — estamos aquí para esperar y nadie lo sabe — nadie sabe ni siquiera quienes somos tú y yo — Sí, señora, no tocaré más la cortina con mis manos sucios — no fumaré cigarrillos si no hay agua para acabar con este maldito fuego interior — y el olor a carne abrasada no tiene nada que ver con mi desahucio — pimientos rellenos de mis sentimientos hacia ti — Un poco de sal no te vendrá mal, hija.

 

¿Quién puede ser? Sino el mismo. El sombrero así de puesto. ¡Mira! Lo hago bien, ¿no? Mi padre me lo enseño. Payasos. ¿Quieres un poco más? Aquí no se come mucho. En la escalera encontré una chica… sí ¡mama! Una chica como la que fuiste. Sí, con el sombrero y todo. Tenía tres patas. Tú tienes dos. Ella una más que tú. Como me falta una… ¿entiendes? El manco encuentra una chica (o un chico) de tres brazos. Son cuatro. Lo que necesitamos. Y nosotros cuatro piernas. ¡No tienes porque levantarte, jolín! No has visto su rostro. ¡Hay qué rostro! A comérselo! ¡Qué me estoy chupando los dedos de pensarlo sin saber lo que va a ser de mí en este futuro que tú misma me dio cuando yo no tenía poder sobre ti! Una chica con tres piernas y un rostro. Iba casi desnuda. Son de ducha hoy. Llevan toallas blancas como este cielo. ¿No te cansas de este cielo? ¿Además del rostro y de las tres piernas…? El chochito rojizo. Y dos dedos por encima de los pelos. No veía la ranura eterna. Grieta sin quieres. Me gustan las grietas. A mis dedos también les gustan las grietas rojizas. ¿El culo? No lo vi tan bien como veo el tuyo. ¡No te muevas, jolín! ¡Qué esta aguja no sirve para eso! Dicen que este líquido que se parece a orina de asno tiene poderes incalculables sobre el cansancio. Y como te aburras… No tenía dos culos como tú. Uno solo. Con grieta. Y yo loco por ella. Y por la toalla también. Me vuelvo loco por cualquier cosa a no ser que no sea cosa tan cosa como tú. No entré. ¡En la grieta no! En la ducha. Porque hay que desnudarse y con la mala pata que tengo yo… ¡Esta sangre! Te corta un trozo y se lo llevan. ¡Adonde no lo sé! A la ducha no. Con o sin toalla. Sí, ¡mama! La toalla te la dan si quieres ducharte, pero no te obligan a hacerlo si no te sientes a gusto sin nada para ponerte sobre tus cicatrices. Y las mías son… Háblame de los efectos del opio sobre el futuro y no menciones nunca jamás mi pierna, la que ya no tengo como la que no tendré si sigo tu camino sin piedras. He dicho piedras sin saber. ¡No te cabrees, jolín! ¡Aguja, agujita, dile a mama que soy un buen chico!

 

[ici, Ben Balada continue son journal en français…]

 

 

Chapitre III

Zone 1

Des flingues, Guenoire en avait eu des tas. Et il les avait jetés chaque fois qu’ils avaient servi. Jamais il ne les avait trouvés dans une armurerie. Pas si bête ! Mais maintenant, Maque lui montrait le fonctionnement d’un 38 spécialement étudié pour le tir à 200 mètres.

« Avec un poignet d’acier, dit-il, c’est un jouet…

— Mais il faut avoir un poignet d’acier, » renchérit l’employé qui se curait les dents derrière le comptoir.

Guenoire avait un poignet d’acier. Cela se voyait. L’employé voyait que c’était un poignet d’acier et que le 38 allait être désormais entre de bonnes mains. Guenoire empoigna la crosse. On aurait dit qu’il luttait déjà avec son feu.

« On peut l’essayer ? demanda-t-il.

— Tu me fais pas confiance ? fit Maque comme s’il allait se vexer.

— J’ai eu le poignet fracturé…

— Mince alors ! » fit l’employé.

Maque passa devant. Il ouvrit des portes et Guenoire le suivit à grands pas, tenant le flingue contre sa cuisse. Il était chargé.

« Tu ne tueras personne, dit Maque en ouvrant une dernière porte. Mais on sait jamais… des fois… »

La lumière du jour les aveugla. Guenoire distinguait à peine les cibles.

« Choisis-en une, » dit Maque.

Guenoire ôta le cran de sécurité et visa. En quatre coups, à moins de cent mètres, il décapita un soldat en papier. Ou un flic. On ne fait plus la différence aujourd’hui. Guerre ou opération de pacification. On vous demande de servir la patrie. Et de vous servir dans les limites des traités internationaux.

« Vide le chargeur ! » gueula Maque.

Mais Guenoire en avait assez vu. Il remit le cran de sécurité. Il soupesait l’arme maintenant. Elle était lourde, trop lourde. Il n’en avait jamais possédé de pareilles, mais c’était un prêt. Maque se montrait généreux avec ceux qu’il comptait utiliser à son avantage. Chaque fois que quelqu’un se situe au-dessus de vous, il en profite pour monter d’un cran. Et vous montez d’un dixième, d’un centième de cran. Vous n’êtes pas fait pour commander. Vous n’avez même pas les moyens intellectuels nécessaires pour imaginer le processus qui vous ferait monter d’un cran. Des dizaines, des centaines d’actions au service d’un patron qui n’arrête pas de monter. C’est à se demander comment ça se passe, là-haut.

 

*

 

Clarissa cuisinait. Une bonne odeur d’oignons frits circulait dans le salon. Sur la table basse, Maque avait étalé le plan de la Cité. Il allait commenter ce dédale quand Guenoire l’a interrompu :

« C’est quoi, ton intérêt, là-dedans ? »

Maque a pris le temps d’allumer un cigare et de vider un verre. Il n’y en avait que pour lui. C’était à prévoir. Guenoire comptait tirer son épingle du jeu, pas plus. Histoire de ne pas retourner en Enfer en attendant de crever comme c’était prévu. Il n’avait contracté aucune assurance comme le lui avait recommandé le toubib. Il voulait son argent à lui. Et sa mort à lui. Pas celle des autres, ceux qui cotisent et épargnent pendant que les vrais hommes capitalisent sur chaque fraction de seconde. Il y avait combien de fractions dans une de ces satanées secondes ? Autant qu’on veut ! Il suffit de vouloir. Ah ! Guenoire était bien remonté. Il reconnaissait en lui-même que l’intervention de Maque était plus positive qu’il avait prévu. Restait à mesurer la part négative de l’opération.

« Est-ce que je vais travailler pour toi, mec ? dit Guenoire en humant la fumée du tabac parfaitement mélangée aux odeurs de cuisine que Clarissa multipliait avec ses petits pains.

— Pour moi et pour toi, l’ami. C’est toujours comme ça que ça se passe. »

Les yeux de Maque étaient humides. Ils exprimaient la joie. Ils étaient déjà vainqueurs. Mais Guenoire estimait que rien n’était encore gagné. Sur la table, la Cité, vue en plan, avait l’air monstrueuse, d’autant qu’une perspective cavalière donnait une idée de l’ampleur des travaux. Des dizaines de tours s’élevaient dans le ciel et traversaient ensemble un mur de nuages qu’on pouvait imaginer épais au point d’inspirer une construction sans limites de hauteur. Guenoire se rendait compte que la campagne avait restreint la portée de son imagination spatiale. Il n’y a rien de plus limité que l’horizon des champs et des bois. On s’y sent tout de suite enfermé. Celui qui rêve dans ces conditions est un minable qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez. Guenoire n’avait jamais rêvé. Dix ans de ce sommeil champêtre ne lui avaient pas ouvert les portes du paradis. Il s’en était tenu à une stricte réalité de sa position de fuyard. Et il avait impitoyablement descendu les hommes et les animaux qui s’étaient, pour une raison ou une autre, valable ou parfaitement dénuée de sens, interposés entre ce qu’il était et ce qu’il voulait devenir. Voilà comment il avait survécu : sans amour, certes, mais pas sans projets.

« Tu vois cette tour ? dit Maque en posant le doigt sur un carrefour de lignes bleues.

— Je suppose que c’est là qu’est le trésor…

— Il n’y a pas de trésor. Je laisse ça aux songe-creux.

— J’en suis pas !

— C’est pour ça que tu es mon ami. Je continue ? »

C’est vrai que Maque n’était pas du genre confidence entre deux verres. Il s’en tenait toujours à l’essentiel, même avec ses amis. Qu’en pensait Clarissa ? Guenoire voyait le tablier à carreaux roses et le nœud papillon sur les fesses. Et maintenant, c’était l’odeur de la graisse qui tournoyait avec les mouches. Il avala d’un trait le contenu de son verre. Maque fit négligemment :

« Sers-toi… »

Ensuite il déplia encore le plan. Il pouvait déplier comme ça plus de deux cents étages de mille mètres carrés chacun.

« C’est là que tu vas habiter, l’ami…

— Attends… »

Guenoire se mit à réfléchir. 200 multiplié par mille…

« Ça fait combien, 200.000 mètres carrés ? dit-il pendant que son cerveau s’efforçait de transformer cette mesure exacte en surface agraire.

— Divise par 10.000… fit Maque qui ne voulait pas manquer de patience envers un type qui allait lui être utile.

— Ça fait 200 divisé par 10…

— 20 hectares.

— C’est pas grand-chose… »

Maque eut un discret mouvement d’impatience. Au-dessus de lui, la fumée s’immobilisa.

« À la campagne peut-être, grogna-t-il, mais ici, c’est… c’est… »

Il réfléchit lui aussi. Et pendant un moment, il sembla le reflet exact de son interlocuteur.

« C’est immense, finit-il par dire. Tu t’en rendras vite compte. Et sans tracteur pour tirer la charrue.

— La charrue ?

— C’est une image… »

Bon, pensa Guenoire. Après ces préliminaires, il faut passer au plat de résistance. Qu’est-ce qu’il me veut, Maque ? N’est-ce pas ce qu’on demande à l’autre qui en sait peut-être plus que moi sur la véritable nature de mon inconscient ?

« Si j’ai bien compris, dit-il avant que Maque ne reprenne la parole, je vais me taper l’exploration de tous les étages. Et en profondeur, je suppose. Qu’est-ce que je cherche ?

— Un machin qui ressemble à ça. »

Maque passa une main sous le plan. Il en sortit une photo qu’il se mit à secouer devant le nez de Guenoire. Celui-ci empoigna son avant-bras au niveau du coude. Maque pensa instantanément que le 38 jouerait un rôle de premier plan dans cette histoire. La photo s’immobilisa. Les yeux de Guenoire se plissèrent. Ils n’avaient jamais vu un truc pareil. Qu’est-ce que c’était ?

« Tu veux le savoir ? dit Maque en récupérant son bras.

— Je connais ma curiosité, dit Guenoire gravement. Plus d’une fois elle m’a rendu malade. On dirait un… un squelette…

— C’en est un. Mais celui-là, on se le met à l’extérieur… »

Guenoire éclata de rire.

« Parce que l’autre, on se le met dedans ! gémit-il en se tenant les côtes. Je croyais que c’était ma mère qui me l’avait enfilé par le trou du cul ! »

Il riait tellement qu’il en avait soulevé ses gros genoux. Maque se frotta les yeux avec les deux mains. La tête de Clarissa, claire et joyeuse, était apparue dans une ouverture fleurie donnant sur la cuisine. Elle fit signe à Maque que Guenoire avait trop bu et qu’il était temps de mettre fin à ce début d’orgie. Mais Guenoire se remit à réfléchir et son rire s’acheva en toux qu’il parvint à maîtriser en à peine une minute d’angoisse. La photo du squelette « extérieur » était posée sur le plan de la Cité. C’était un bel objet, mélange d’acier et d’or, avec des ombres nettes et des reflets d’une profondeur artistique. Guenoire s’y connaissait en mécanique. On avait bien apprécié son talent de metteur au point à la campagne. Mais ce squelette relevait d’une technologie de haut vol. Il n’était pas équipé de gros pneus mais semblait parfaitement adapté aux pires conditions de travail. Maque avait attendu tout ce temps pour reprendre la conversation. Maintenant, après un coup de folie intense mais de courte durée, Guenoire était de nouveau en mesure d’écouter et de comprendre.

« C’est un Margaux 004, dit-il. Du nom de son inventeur.

— Il a disparu…

— On a fouillé toute la tour, tu penses !

— Il t’appartient ?

— Pas vraiment, non… mais il est à moi.

— Je saisis la nuance, mec…

— Pas aussi bien que moi, car pour l’instant, il est entre d’autres mains que les miennes.

— Je suppose que tu as tes raisons, mec…

— Tu en seras ! Ce jour viendra…

— Et en attendant… »

Là, Guenoire se sentait attiré dans l’ombre. Il commençait à ne plus distinguer le vrai du faux, passage obligé du chômage à l’emploi. Ça sentait vraiment bon, ce que Clarissa cuisinait !

« Tu vas habiter cette tour, dit Maque, mais ce n’est pas dans cette tour que tu trouveras l’exosquelette…

— Ça s’appelle comme ça… ?

— Des fois on l’appelle autrement, mais pour simplifier on dira Margaux…

— 5 sur 5 !

— Le ou la Margaux n’est plus dans la tour…

— Sinon tu l’aurais déjà trouvé. Et sans moi…

— Il faudra chercher ailleurs.

— Ça va chercher dans les combien d’hectares… ? »

Maque n’en savait rien. Il n’avait même aucune idée de ce que représentait un hectare à la campagne. Et comme les hectares de la Cité allaient être rasés au ras du sol… mais à quoi bon expliquer ce genre de choses à un crétin qui s’est adapté à la campagne parce qu’il est fait pour ça ? Il était temps de se mettre à table.

Zone 2

Les chaussées ayant été défoncées, elles n’étaient plus carrossables. On se rendit donc à pied à la Cité. On entendait les machines au travail du sol, mais la première vague de travaux, qui consistait à vider les lieux de leur mobilier et à nettoyer les surfaces presque jusqu’à l’os, n’employait plus que quelques rares équipes de vérificateurs. Et toutes les portes de la Cité étaient gardées par de coriaces pelotons de cuirassiers qui exhibaient les armes les plus calibrées de l’arsenal contemporain. À cette activité rampante s’ajoutait le ballet incessant des patrouilles motorisées qui laissaient dans la boue des rues et de ce qui avait été des trottoirs les marques profondes de leur masse. Rien dans le ciel, constata Guenoire.

Il marchait juste derrière Maque qui avait amené son chien, un monstre qui tenait plus du fauve que de l’animal de compagnie, mais qui était doux comme un agneau s’il n’avait aucune raison de rugir ou de se servir des ses mâchoires. Un garde, qui avait lui aussi l’air d’un chien, émit un grognement qui fit dresser les oreilles de Bator, ce qui, d’après Maque, était mauvais signe, signe qu’il fallait montrer ses papiers avant l’affrontement des chiens.

« Mon ami n’a pas de papiers, dit-il au garde médusé. C’est un ancien repris de justice. Il est blanchi. Je m’en porte garant. C’est marqué, là, que je suis le garant…

— Sur parole que je vous crois, monsieur Maque ! s’écria le garde sans aboyer, ce qui fit baisser les oreilles de Bator.

— Je vais lui montrer ce que j’attends de lui, continua Maque en flattant le coude du garde qui gémissait de plaisir.

— Zavez raison, monsieur Maque. Ces crapules ne méritent pas qu’on leur donne du boulot. Après ce qu’ils ont fait… Et quand c’est fait, c’est fait ! N’est-ce pas, monsieur Maque ?

— À quoi servirait l’esclavage ? » répondit Maque.

Bator lança un regard complice à Guenoire qui le lui rendit. Et le trio pénétra dans la Cité.

 

*

 

« Il était là… » dit Maque.

Il montrait l’intérieur d’un placard pendant que Bator léchait le sol de ce qui avait été une cuisine. Le placard était vide. Comme les murs, il avait été nettoyé à fond. Il n’y avait plus de traces de peinture ni de tapisserie et les plâtres avaient été grattés jusqu’au béton. Pas une étagère, pas de porte, aucune trace d’installation électrique ni sanitaire. Tout était rasé jusqu’au béton.

« Ils n’ont pas encore miné les piliers, dit Maque en tapotant ce qui pouvait être la surface d’un pilier. Mais ils travailleront pendant les fouilles.

— Dangerous ! fit Guenoire.

— Ils mineront sans charger. Inutile de tenter le diable. Les trous dans les murs, ça ne se vole pas. Et si ça pouvait se voler, ça ne vaudra de toute façon rien du tout. En ces temps de guerre civile, les explosifs sont une denrée recherchée. Et qui vaut son prix.

— Ils vont nous casser les couilles avec leurs marteaux-piqueurs ! grogna Guenoire.

— Les oreilles, l’ami. Les oreilles seulement. Ils toucheront pas à tes couilles. Sauf si tu les colles sur les murs.

— J’y penserai ! »

 

*

 

« Il s’appelait comment, le type qui habitait ici ?

— Ben Balada. C’était, et c’est peut-être toujours, un écrivain.

— Il est mort ou vivant ?

— Il est en fuite. En enfer ou ailleurs, on n’en sait rien. C’est lui qui s’est tiré avec Margaux.

— Mais comment est-il entré en possession de Margaux ? Puisque Margaux était dans ce placard et que ce placard est toujours dans l’appartement que Ben Balada a occupé…

— Des années qu’il l’a occupé. Ici, c’était un hôpital psychiatrique. Un HP. Il était dingue.

— Dingue ou pas, il avait un Margaux dans son placard…

— À l’époque, tous les dingues avaient un Margaux à leur disposition.

— Où passe l’argent du contribuable…

— Mais l’expérience a démontré que ça ne servait à rien. Le fou qu’on mettait dedans avait beau tout faire comme s’il était sain d’esprit, il restait fou. On n’a jamais guéri personne de cette manière. Les Margaux se comportaient comme des citoyens normaux, ce qui représentait un net progrès de réinsertion du fou dans la société de tout le monde. Mais les fous ne changeaient pas. On les voyait à l’intérieur de l’exosquelette et leur apparence n’avait pas évolué, ni leurs cris, ni leurs raisonnements capables de changer un être humain normal en partisan de la peine de mort appliquée aux dingues. Et puis ces squelettes de métal qui arpentaient la ville pour faire comme tout le monde transformaient notre décor quotidien en film d’épouvante où des envahisseurs prennent de plus en plus de place. Il y a eu des protestations télévisées, puis des manifestations sur la place publique et des blessés, presque des morts. Alors le gouvernement a décidé d’enfermer les fous. Et les Margaux ont été remisés dans les placards. Jusqu’au jour où les autorités (je ne sais plus lesquelles) ont vidé les placards et broyé les Margaux avec les autos. Voilà comment ça s’est terminé, cette histoire de fous…

— Et Ben Balada ?

— Il était fou. Il avait passé pas mal de temps dans un Margaux. Il était dehors dès que les portes s’ouvraient. Il connaissait la ville mieux que personne. Et les gens qui regardaient à l’intérieur du Margaux, entre les tiges d’acier et d’or, voyaient un type normal qui, même emprisonné dans sa machine, avait une tête normale et parlait normalement avec tout le monde, même les flics.

— Il était guéri ?

— Pas du tout ! Je te dis que c’était le plus malade des fous. Un incurable. Il avait même été déclaré dangereux par la justice. Quand un décret des puissances suprêmes a interdit la sortie des fous dans leurs Margaux, Ben Balada a cassé le sien.

— De l’intérieur ?

— Il l’a mis en pièces.

— Une force…

— Surhumaine. Et une fois sorti du Margaux, il a constaté les dégâts qu’il avait causés à sa machine.

— Il est devenu furieux…

— Pas du tout ! Il s’est effondré sur son lit. Il a pleuré pendant des jours. Sans dormir. On a fini par le piquer.

— Comme un chien ?

— N’exagérons pas ! Ils l’ont piqué pour le faire dormir. Et pendant qu’il dormait, Alice Qand a eu une idée.

— Alice Qand ?

— C’était le médecin qui s’occupait de lui. Elle a attendu que Ben Balada se réveille et, après lui avoir expliqué son projet, elle l’a aidé à reconstruire le Margaux.

— Avec une autorisation officielle, je suppose…

— Et la bénédiction du système. Jamais Ben Balada n’avait été aussi heureux. Trois mois plus tard, les Parigiens virent réapparaître la cause de leur cauchemar. Un Margaux avec un dingue dedans.

— Ils ont cherché à le détruire…

— C’est ce qu’ils s’apprêtaient à faire quand Ben Balada leur a parlé. Et alors certains Parigiens se sont souvenus de cette exception qui n’avait pas confirmé la règle. Et tout le monde s’est calmé pour écouter la parole divine de Ben Balada. Il n’était pas fou, selon certains. Et on l’attendait chaque jour dans le jardin public qui borde le HP.

— Il n’en reste plus rien.

— C’était là que Ben Balada donnait rendez-vous à ses laudateurs. Il parlait toute la sainte journée. Et le soir, il rentrait sagement au bercail et rendait compte à Alice Qand qui était d’ailleurs déjà informé, car le Margaux était équipé en conséquence. Ainsi, tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes quand le système a décidé de raser la Cité.

— Les fous ont été transférés aux quatre coins de la nation…

— Sauf Ben Balada qui a pris la poudre d’escampette.

— Avec Alice Qand ?

— Je te la présenterai. Une femme formidable. Mais je crois que Ben Balada lui manque. Moi, ce qui me manque, c’est Margaux.

— Et l’ami Guenoire va tout mettre en œuvre pour le retrouver. »

Journal de Ben Balada

Revenir au journal, au moins pour un temps — le temps d’être toujours étonné par la suffisance ambiante — et surpris par l’impatience des concomitants — en passant, le roman de Gilbert Bourson, La Pluie, publié ici, continue depuis des mois d’attirer du monde — lui aussi, le monde, étonné et surpris (à ce propos, je rappelle l’anecdote : Littré surprend sa femme dans le lit avec un amant. « Émile, je suis étonnée... ! » Et Émile de répondre : « Ah ! non, madame, c’est moi qui suis étonné. Vous, vous êtes surprise. ») — quelle impatience suinte tous les jours des murs de nos prisons respectives ! Rien sur les aléas, les retards, les promesses non tenues, les rendez-vous manqués — le monde s’infantilise — la poésie devient enfant, elle qui ne l’a jamais été — vieille poésie dénaturée par le ressassement à usage interne — hier je relisais quelques pages du Rendez-vous des fées — les personnages arpentaient la géométrie d’une muraille — l’ombre de Christophe voyageait dans les interstices — du coup, j’ai repensé à cette poésie haïtienne — poésie tsunami — quel peuple ! Sean Penn ramasse tout le pognon qu’il peut — en marge des cinoches — chez Vent d’ailleurs, on reprend la publication de l’Oiseau — je m’émerveille — les poètes du pays d’à côté — la France — sont moins universels — ils le sont rarement — les livres tombent comme des mouches — les uns après les autres — à l’eau qui les noient au lieu de les emporter — mais que sommes-nous devenus, nous, les troubadours d’Occitanie et d’Andalousie ? Des fonctionnaires quelquefois — contre nous-mêmes — choyant des rêves et entretenant les ambiguïtés d’un peuple qui ne connaît plus ses langues — qui n’en sait plus le mouvement — qui ne cesse de devenir sans jamais être — Bonjour ! font-ils dans les boutiques — en français — service public garanti par le gouvernement — la francisque dans le dos — au cas où... ! Et l’oubli à la porte — étonnés — ou surpris — étonnés et surpris — dans le Rendez-vous des fées, un singe fend le vent — poursuivi par un nain — et des Gitans de ma race cancanent avec les autochtones — la voix de Franketienne goutte d’un nuage — une flopée de petits poètes sortent de terre — quelques-uns grandiront plus vite que nous — les troubadours — et mieux que vous — barbares !

Télévision

Fin de la série au chapitre XII

Frank Chercos entrouvrit la portière. La fille était pliée sur le siège. Il connaissait des tas de filles de ce genre. Blonde. Cheveux courts. Le metteur en scène beugla :

« Comment voulez-vous que j’exprime ce que ce type sait de ce genre de filles ? On reprend. David… Frank Chercos est un personnage. Ce n’est pas toi. Tu es David Alez. Et tu le restes.

— J’ai peur des filles quand elles sont mortes…

— Ce n’est pas une fille. Et ça n’a jamais été un personnage. C’est de la gomme, de la peinture et des choses dont tu n’as pas à te soucier, bon Dieu ! Laisse ça aux spécialistes des effets !

— D’accord, Alex… Une seconde… Je me concentre… »

Action !

Franck Chercos entrouvrit la portière. La fille était sur le siège, pliée, en sang…

« C’est mieux… On continue… »

Une blonde aux cheveux courts. Frank ouvrit complètement la portière (pour que la caméra entre dans la bagnole, mais le câble se prend dans les pieds de Frank qui bascule et sort du champ…)

« Pas de panique… On reprend depuis le début… Tu y es, David ? »

Frank Chercos ouvrit la portière (cette fois, la caméra n’attend pas pour mettre le nez dans la voiture). Il toucha les cheveux. Ils étaient blonds…

« Et si je disais qu’ils étaient encore blonds… ? Avec tout ce sang… Ah ! Ça m’impressionne, moi ! Avant, je montais sur des chevaux et je partais à l’aventure. Jamais je ne pourrai jouer un flic… »

David Alez accepta le siège que lui offrait Alexandre Khronine. Il accepta aussi la cigarette déjà embrasée. Il tira une longue bouffée qu’il lâcha contre la vitre.

« Il faudra la baisser, dit Alexandre Khronine. Ça fera un reflet en moins. Ce film est plein de reflets. Tu n’es pas d’accord, David ? »

David Alez opina de la tête. Il soupira. De loin, Natacha le regardait souffrir. Elle était de son côté. Elle l’avait toujours été. Il rit sans raison apparente. Alexandre Khronine se mit à ricaner, cherchant à comprendre ce qui amusait David. Celui-ci secoua le mannequin ensanglanté qui était « plié » sur le siège. Le sang avait goût à confiture. David murmura :

« Je sentirais mieux la scène si Natacha prenait la place de ce maudit mannequin qui m’envoie des ondes contraires…

— Contraires à quoi, David ? dit Alexandre Khronine.

— Je sais pas ! Demande-lui.

— C’est de la gomme, de la peinture…

— De la confiture…. »

David jeta un regard désespéré au metteur en scène.

« Je te demande pas de t’adresser au mannequin, Alex… Je suis pas con à ce point.

— Tu n’oses pas lui parler… ?

— Je te parle de Natacha…

— J’avais bien compris. »

Une fois, je l’ai tuée, songea David. Il écrasa sa cigarette et se leva. Quelqu’un attrapa la couverture et le tabouret. Il ouvrit la portière. Alexandre grogna. Personne n’avait ouvert la vitre.

Journal de Ben Balada

Le vieux rêve français (franc) du privilège et de la recommandation — trombones et pistons — du coup on n’a plus de patience — on la perd même quelquefois — des mois qu’il faut pour voir son livre sur un écran ou derrière une vitrine — des années même ! — le texte y trouve-t-il de quoi héler ? — à force de cette longue impatience qui va mieux à l’intellect qu’au cœur — si le cœur est ce lieu des conclusions hâtives — on s’achète le bonheur de la reconnaissance — bénéfice de ceux qui vont pouvoir voyager plus souvent maintenant que la pauvreté est flagrante et non plus marginale — bons prix dans les agences — le confort instantané et limité à une espèce d’immunité provisoire — comme du temps de Charlemagne — n’ayant touché qu’à l’hérédité — encore qu’elle se manifeste ici et là — et la chasse aux sorcières peut commencer — elle est juste — mais on se trompe de langue — c’est épuration qu’il faut dire — avec des pincettes — passant le plus clair de notre temps — qui est précieux — à effacer toute trace de compromission — contrats sans cesse revus et corrigés par une négociation dont les finesses échappent à l’esprit — sagacité mise à l’épreuve — l’esprit étant occupé à chercher — à creuser même — en profondeur comme dans le néant — monde non pas absurde — c’est trop théâtral ! — mais complexe — se compliquant à l’aller comme au retour — cherchant dans ce qui sépare l’évidente beauté du possible de l’hypocrisie des constitutions — à même le sol, comme dit le poète — à ras de cette terre qui ne vaut rien si elle ne nous appartient pas — et le poème glisse de sa vocation alchimique à la construction du salaud — nationalité et propriété — acquisition par achat, par mariage, par héritage — menaçant le voleur qui pourtant ne vole rien — emprunte — se défait — revient — croupit — voleur non pas du feu mais de l’habitat — bien s’il joue du trombone — héritier ou larbin, peu importe — et le piston au couac désuet au fond de la valise — des autochtones sous payés justifiant la règle d’or — « on serait bien con de pas en profiter ! » dit tout ce monde !

Coulures de l’expérience

Avant d’entrer dans la boutique de Capolar, le maître du Jeu, Gilles Rencaux et Marc Cortal ne se connaissaient pas. Cette situation n’a rien d’original. Capolar voyait ça tous les jours. Et même le plus souvent, les gens entraient dans sa boutique non pas par deux, mais seuls. Certains se séparaient avant d’entrer. Ensuite, dans les allées, on ne se rencontrait pas. On se croisait, on se surveillait, mais on ne prenait pas le temps d’en savoir plus. Or, Rencaux, qui était postier, et Cortal, qui exerçait la profession de clerc, après s’être croisés plusieurs fois (Capolar les surveillait sans cesser de contrôler sa comptabilité), s’adressèrent la parole. On n’aurait su dire qui avait parlé le premier. Maintenant, alors que Capolar rembobinait le film de sa journée comptable, ils discutaient joyeusement et les autres clients levaient la tête de temps en temps pour tenter de leur adresser un regard de reproche. Mais ni l’un ni l’autre des compères ne prêta attention à ce qui se passait autour d’eux. Ils ne remarquèrent pas que Clarissa del Mono, championne de tir au pigeon sur grand écran, souriait en les regardant, ayant même cessé de s’intéresser au rayonnage qu’elle avait pourtant dérangé. Capolar, inoccupé depuis que sa caisse imprimait une liasse de calculs, s’était approché d’elle, non pas pour la renseigner, car il n’ignorait pas qu’elle en savait plus que lui sur les terrains de jeu, mais pour la récompenser de sa fidélité.

« Vous ne venez pas souvent me voir, dit-il d’une voix sirupeuse.

— Je n’achète jamais de jeux, dit-elle sans lui accorder le regard qu’il aurait léché de toute la profondeur de sa langue. On me les offre. »

Elle haussa vivement ses épaules nues.

« Et puis je ne joue jamais en dehors des compétitions…

— Et des entraînements, je suppose… » ajouta-t-il précipitamment.

Clarissa cligna d’un œil en direction des deux clients qui bavardaient sans se soucier du silence religieux que les autres ne cherchaient pas encore à réclamer.

« Gilles Rencaux et Marc Cortal, dit Capolar. Des années qu’ils viennent ici. De bons clients. Curieux de tout… »

Il humidifia ses grosses lèvres bleues.

« Ils ne se connaissent pas, dit-il.

— Pourtant… » fit Clarissa.

Elle laissa tomber une cassette pour attirer l’attention, mais seul Capolar sursauta. Il se baissa aussitôt et prit le temps de retrouver la cassette, car son nez effleurait les mollets de la belle. Rencaux, blond et bleu, s’était retourné. Son sourire ne répondait pas à celui de Clarissa. Il souriait déjà avant de me voir, pensa-t-elle. Il souriait à ce Cortal qui est un beau brun et noisette, peut-être noir. Capolar se releva. Il rangea la cassette à sa place dans le rayon, mais la main de Clarissa était ouverte. Il reprit la cassette et la déposa, à la place de ses lèvres, dans cette paume qui sentait bon.

« Je suis maladroite, dit Clarissa à Rencaux.

— Ça m’étonnerait, fit-il. Vous êtes Clarissa del Mono, n’est-ce pas ? »

À ces mots, Cortal se tourna vers la jeune femme. Il ne sourit pas. Il se contenta de cligner ses beaux yeux noirs. Je ne me suis pas trompée, pensa Clarissa. Ils sont noirs. Je peux deviner la couleur des yeux d’un homme. Il y a un tas de choses que je peux deviner à distance. Ensuite, il faut que je les dépossède de leur bien le plus précieux. Je ne peux pas m’empêcher de gagner. Par contre, je ne sais rien des femmes. Il faudra… Mais Capolar interrompit sa réflexion :

« Je ferme dans dix minutes, roucoula-t-il. Peut-être accepteriez-vous de prendre un verre avec moi chez Suzanne… »

Elle gloussa. Il adorait les poules. On dirait qu’elles marchent pieds nus, écrit Jules Renard. Clarissa del Mono donnait tout à fait cette impression. Comme elle ne répondait pas, et qu’il s’efforçait de se remémorer d’autres caractères de la cocotte selon le même auteur, il n’entendit pas le début de la conversation. L’un des deux compères avait pris la parole. De cette manière, pensa Capolar, ils l’entraînent dans leur giron et me laissent sur la touche. La sonnerie retentit. Les clients levèrent la tête. Et Capolar, retrouvant ses esprits, frappa plusieurs fois dans ses mains en appelant son « aimable clientèle » à quitter les lieux. Il était épuisé. Il l’était toujours à la fin de la journée. L’été, le soleil semblait se coucher au bout de la rue. La vitrine était la proie d’un incendie. Tout le monde savait cela. Et chacun, se dirigeant vers la sortie, s’employait à décrire le phénomène avec des mots choisis. Clarissa était déjà sur le trottoir. Et Rencaux et Cortal l’écoutaient, les mains croisées dans le dos. Elle faisait face à la vitrine, tandis que le rideau tombait et que les clients s’attardaient plus loin pour observer les effets du couchant sur les façades grises d’ordinaire.

Journal de Ben Balada

De temps en temps, on vous ramène un corps — ou seulement la mauvaise nouvelle — et vous saluez vous aussi — vous appartenez au langage — on n’a aucune chance de vous surprendre en train de pisser sur la tombe du Soldat inconnu — ou de vous torcher le cul avec les couleurs nationales — dont le vert est exclu — moi qui aime le vert ! — et le jaune qui va avec — toujours du vert dans le rouge de mes paysages — le ciel toujours blanc — ciel des déserts — les Amazighs ont un chouette drapeau — tout ce qui me fait rêver quand je ne suis pas dérangé par les cons et les salauds avec qui je compose quand je m’emmerde moi-même — la mer, les montagnes, le sable — des corps revenus n’en disent rien — pourtant, leurs noms devraient parler à tue-tête — je ne dis pas crier parce que crier n’a plus aucun sens dès qu’on se met à écrire. Il fait un temps d’automne — la pluie tombe sur la menthe et les soucis — je ne connais pas le nom de l’arbre — la fenêtre crépite comme un feu de cheminée — petite pluie fragile des printemps sommaires — j’attends l’été pour refaire le monde — ce monde que je n’extraie pas de moi-même parce que je n’en rêve pas — pourtant des voix touchent à la langue comme si ceux qui les poussent voulaient se faire comprendre — un salaud évoque l’appel du 18 juin — s’adressant à des enfants il perpétue la vocation du mensonge — mission accomplie des lâches et des traîtres en humanités — larbins incantatoires qui violent des filles et insultent la tranquillité des pères — les corps revenant des colonies anciennes et nouvelles — comme du temps où Rimbaud marchait sur les pieds de ses amis pour leur arracher un cri — toute la force d’une jambe à l’appui de sa future mutilation. Il fait un temps à se passer du rêve — se passer de la nuit et des autres — temps dense me dit mon petit doigt — comme si les mots avaient besoin de leurs sonorités pour acquérir un sens nouveau — un accroissement vif du désir de n’être plus ici et déjà ailleurs — avec les corps supposés ensevelis par le néant de leur explication — deuil remis à plus tard — une génération suffit — médailles ou plutôt piéforts — alors que Jean-Pierre Duprey pisse — « Mordons les morts et faisons aux vivants des signes impossibles auxquels j’attribuerais, toutefois, un sens nettement négatif. La bataille fait rage... Mais nous laissons ici nos insignes de chiens. » Ainsi se termine l’anthologie de l’humour noir. Pas autrement !

Coulures de l’expérience

Stor

Scipin et Bergar étaient chargés de fournir les résumés. Le voisinage de leur officine ne connaissait pas la nationalité de ces deux fonctionnaires du système central. On ne leur adressait pas la parole et ils ne parlaient à personne. On les voyait entrer et sortir de leur bureau au troisième étage de l’immeuble où habitait, entre autres quidams, Gérôme Flax, au nom curieusement commercial. Flax était un citoyen comme les autres, sauf qu’il portait un nom de lessive ou de quelque chose qui se vend. Mais aucun produit ne portait ce nom. Flax en était le seul possesseur. À moins qu’il eût de la famille. Il vivait seul et n’amenait pas de femme dans son étroit appartement. Je dis « étroit » car c’est exactement le même que le mien, un étage au-dessus. J’entends ses pas, le grincement de ses meubles ou d’autre chose, l’eau qui sort du robinet et toutes ces sortes de choses qui font que nous sommes ce que nous sommes et non pas ce que nous rêvons d’être. Je m’appelle Stor. Un nom qui pourrait vous faire penser à quelque chose qu’on peut trouver dans les magasins de la ville, mais ne cherchez pas : il n’existe aucun produit portant ce nom. Je vous présenterais bien ma famille, mais elle habite une autre planète, à des années d’ici. Si je prétendais faire ce voyage maintenant, le commençant au moment même où je vous parle, j’arriverais mort. On s’écrit.

Je ne m’intéresse pas à la télévision. Bien sûr, on est obligé de la regarder. C’est la loi. Je m’installe tous les soirs devant cet écran. Et je réponds à toutes les questions. Vous avez le choix entre JE NE SAIS PAS et JE SAIS. Vous basculez le bouton d’un côté ou de l’autre. J’ignore ce qu’on fait de ces informations binaires. Je ne suis pas au bas de l’échelle sociale, mais devant la télévision, je suis l’un ou l’autre. Je n’ai pas le choix.

Il arrive que Flax descende et frappe à ma porte. On regarde la télévision si c’est l’heure. Il n’oublie pas son boîtier personnel. Inutile de tricher. S’il veut voir des femmes, ce n’est pas le moment. En parlant de moment, en ce moment on regarde Un chien d’enfer. Scipin et Bergar font le résumé de chaque épisode. Dans notre langue, parce que la leur, on ne la connaît pas. Ni Flax ni moi. Ni Clarissa del Mono qui vient le dimanche quand tout est fini. À ce moment-là, il reste une heure. Ensuite, c’est minuit et il faut recommencer parce que huit heures plus tard on travaille, chacun à son poste. Clarissa est championne. Elle s’entraîne chez elle. Une autre rue. Il y a des rues que je n’ai jamais traversées. Flax dit la même chose. Clarissa repart à minuit pile. On ne sait pas avec qui elle couche. Pas avec moi en tout cas. Et si c’est avec Flax, c’est que je suis aveugle.

Une fois par semaine, on passe les résumés à la file. Vous avez compris ou pas. Scipin et Bergar apparaissent sur l’écran en costume avec cravate mais sans rien sur la tête. Le fond qui s’agite derrière eux, c’est la compression phénoménale de tout ce qu’on a vu en une semaine, mais uniquement sur l’écran. Le reste n’est pas projeté. Les laboratoires de recherche travaillent 24 heures sur 24 pour trouver une solution à ce problème : ce qu’on voit à la télévision n’est pas la réalité.

Scipin et Bergar ont une voiture. Ils l’utilisent pour partir et revenir. Je ne sais pas s’ils connaissent toutes les rues. Je ne les ai jamais rencontrés dans celles que je traverse. Je suis fatigué de cette existence. Le seul plaisir, c’est la fiction. Je ne sais même plus où je suis quand j’ai un orgasme. Et je ne pose jamais la question aux instruments du plaisir : ils ne sont pas connectés ; chacun sa peau ; en tout cas jusqu’à ce qu’on invente quelque chose de plus pratique que cette maudite solitude.

Clarissa del Mono, qui s’ennuyait, m’a amené en vacances à l’autre bout du monde. C’est comme ici. On ne marche pas sur la tête. Je me suis saoulé pendant deux semaines. Clarissa se dorait sur la plage. Mais je ne sais pas nager. Elle revenait avec des coquillages dans son foulard noué comme un baluchon au bout d’un roseau. Les coquillages s’étalaient sur le plancher et elle s’allongeait pour regarder le plafond. À la télévision, on repassait en boucle un épisode particulièrement bien filmé et joué d’Un chien d’enfer. J’ai eu un tas de JE SAIS à la fin. Mais rien au bout.

Le deuxième jour, un type s’est suicidé tout seul. C’est rare, la solitude, à ce niveau de l’expérience. D’habitude, on ne s’en va pas sans emporter avec soi les bagages de quelques autres. Ces messages politiques ne m’intéressent pas. Clarissa, par contre, semble leur accorder une attention sans rapport avec le bonheur promis. Je me souviens d’une après-midi particulièrement chaude : j’étais tellement ivre que je n’étais pas allé plus loin que la terrasse. Il y avait quelques autres touristes qui attendaient la fin de l’après-midi pour se jeter à l’eau. Ils étaient lents et dociles. Et le corps nu de Clarissa était immobile dans l’ombre d’un parasol aux couleurs de l’hôtel. Pas de brise. Pas un oiseau dans le ciel. La mer était immobile aussi et par conséquent on ne l’entendait pas. J’arrivais à peine quand une angoisse noire m’a paralysé sur une chaise. Un serveur a posé un grand verre devant moi, puis deux. Et j’ai bu, voyant la toile au-dessus de moi, immobile, inchangée. Je ne me souvenais même plus du dernier épisode. J’avais eu un JE NE SAIS PAS. Mais je savais depuis longtemps que même après avoir décroché un JE SAIS, rien ne change. Et rien ne dit s’il vaut mieux avoir un JE SAIS ou un JE NE SAIS PAS.

J’ai posé la question à Clarissa. Elle était sous la douche pour enlever le sel de sa peau. C’est une championne. Elle joue tous les jours, en compétition ou à l’entraînement. Mais le jeu, c’est autre chose, répète-t-elle.

« Tu devrais jouer toi aussi, Michou, me dit-elle.

— Entre le travail et la télévision, répondis-je en frottant son dos, je n’ai plus rien à moi…

— Fais une demande de changement d’affectation…

— Je ne veux pas changer comme ça !

— Comme quoi ? »

Si Flax avait été là, il lui aurait expliqué notre situation. Il savait en parler, lui. Et juste au moment où je me souviens de ce qu’il disait dans ces circonstances, la télévision s’est allumée. La jolie tête de Clarissa s’est penchée sur moi.

« Tu sais que la télé, mon chou, n’est pas obligatoire en vacances… ?

— Je sais tout ce qu’il faut savoir. Ce que je ne sais pas, d’autres le savent. »

J’avais parlé comme un robot. En parlant de robot, Scipin et Bergar étaient de retour. Ils firent le résumé de la dernière compétition. Clarissa a sauté de la baignoire et s’est plantée devant l’écran. J’avais beau lui parler, elle ne m’entendait pas. C’était à cause des messages. Moi, je ne les entendais pas. Flax me disait souvent que tout le monde peut entendre ce que tout le monde entend. Oui, mais si je ne suis pas tout le monde ?

Le type s’était écrasé. Il était tombé du ciel. Un saut de plusieurs centaines de mètres. À quel moment a-t-il perdu conscience ? Quel est l’effet de la vitesse sur la pensée ? Quel sens veut-il donner à sa solitude maintenant qu’il est mort ? Je n’arrêtais pas de me poser ce genre de questions pendant que Clarissa avalait le contenu recroquevillé des coquillages. D’autres commentaires traversaient ma conscience. Une salade de commentaires que j’arrosais abondamment. Clarissa ne buvait pas. Le soir, elle s’endormait sur la terrasse. Et la nuit finissait par l’emporter. À la télévision, un dernier résumé, des actualités cette fois, plongeait le monde dans sa tranquille confusion.

Journal de Ben Balada

« La vie n’a qu’un charme vrai : c’est le charme du jeu. Mais s’il nous est indifférent de gagner ou de perdre ? » — du lynx, du lion et de la louve, c’est le lion qui fait les frais du jeu — c’est que le poète — bon ou mauvais — est un propriétaire — curieuse prétention pour qui n’est pas le maître de sa langue — et prisonnier du langage ! — rongé par son système de défense (de protection) et son code de comparaison — cerné par sa propre critique de l’autre — et rôdant chez l’autre — finalement ne jouant pas — ignorant peut-être ce charme. Comme l’enfer n’existe pas, même en pensée — ce ne sont pas la luxure et l’avarice que nous placerions de chaque côté de l’orgueil — mais la pile et la face de la même pièce — soi-même au contact de la vie et de ses fines existences — la « fin de tout » de chaque côté — et le sentiment de n’avoir pas perdu un temps précieux à peaufiner un texte forcément inachevable et achevé, comme on dit. Jouer avec le texte, c’est mourir à petit feu — sans esprit de propriété — ni sentiment de culpabilité — c’est attendre qu’il se passe quelque chose — et il ne se passe rien si on ne met pas le nez dehors pour évaluer l’effet qu’on produit sur les autres. Affaire personnelle — au fond — festin sans invité et sans hôte — cela ressemble de près au désir — mais plus encore à ce qu’on peut savoir du charme — surtout si on a réussi — par quel exploit ! — à le personnifier au point d’avoir acquis le pouvoir de relancer sans cesse le texte — jusqu’à peut-être que cela n’ait plus aucun sens — jusqu’à épuisement du sujet. Jouer avec un revolver ou autre chose — ne pas devenir le larbin au service du bienfaiteur — ne pas croire que c’est facile — que c’est avant tout une question de chance — plutôt d’inattendu pour contrer l’espoir — ne jamais troquer l’attente contre l’espoir — jouer ça ne prend pas de temps ! C’est ça, le sens du mot charme. Pan !

Coulures de l’expérience (au sujet des)

Capolar

Le terminal acheva de cracher son bulletin quotidien. Je jetai un œil sur le résultat. Je travaille à 20%. Divise par 5 et tu sais combien tu as gagné aujourd’hui. Petit refrain de fin de journée. Sauf le dimanche, car alors je file au bord de l’eau (celle du fleuve) pour jouer avec les autres. Guinguettes. Femmes du soir. Pas cher. Je bois ce qu’il faut. Le lundi matin, j’ai l’esprit embrouillé. J’ai trop rêvé à une vie meilleure. Mais si je ne rêve pas, je ne trouve pas le sommeil. Sinon le soir je suis à l’heure pour le feuilleton. Un chien d’enfer. Je n’y comprends pas grand-chose. Il faut jouer, sinon on vous reproche votre inertie face à la réalité. On vous emmène chez les malades, de l’autre côté du territoire. J’ai vu ça à la télé. Vous montez dans un bus avec un tas de gens que vous ne connaissez pas. Il vaut mieux ne pas les connaître. La honte si. Je suis connu. Vingt et un ans de service dans la vente du jeu. Des centaines de citoyens me connaissent. Ils me reconnaîtraient si je montais dans ce bus. Et donc une fois que vous êtes dedans, vous ne pouvez plus les empêcher de vous emmener là-bas, chez les malades. Quelquefois, vous y allez parce que vous y connaissez quelqu’un. On a tous au moins un malade dans la famille. J’en ai un. Je ne le cache pas. Mais je n’en parle jamais. Plus de trente ans qu’il (ou elle) est malade. Ne comptez pas sur moi pour trahir ce secret. Secret de famille en quelque sorte. Je n’irai jamais. Je vois ça à la télé de temps en temps. Mais une fois, ils sont allés à Grand-Parc. J’ai reconnu les cyprès et la grille. On dirait un cimetière. Rien n’avait changé. Le bus vert est entré dans l’ombre violette. Des oiseaux fuyaient. Les gens sont descendus du bus. Un type en casquette avec une visière de cuir bleu leur a demandé de s’aligner le long du bus. C’était pour la fouille. On ne savait plus si c’était la réalité ou autre chose. En tout cas, ces images n’appartenaient pas à un feuilleton. Ces personnages étaient tout ce qu’il y avait de plus réel à ce moment-là. Comme si vous y étiez. JE SAIS. Je n’étais pas sûr de vraiment savoir, mais personne ne vous demande de ne pas vous tromper. Ils étaient alignés, silencieux, ils ne se regardaient pas. Comme si j’y étais. JE NE SAIS PAS si je peux entrer dans la peau d’un personnage. La question est posée. Jamais personne n’y répondra. Clarissa je te désire.

J’aurais pu désirer n’importe quelle fille venue jouer dans ma boutique en espérant emporter le jeu sans rien payer. L’une d’elles est capable de jouer aux dés avec ses seins. Personne ne comprend son truc. Elle en a un. Des fois, elle oublie son T-shirt. Ce n’est pas là-dedans qu’elle le cache, son truc. Comme dit Rencaux : elle ne parlera jamais. Un jour, renchérit Cortal, ses seins ne vaudront plus rien et elle ne les montrera plus. Je possède trois de ses T-shirts. Les autres, elle me les a réclamés. Je lui ai offert une paire de dés en ivoire. Du rhinocéros. À réduire en poudre si on a une momie, lui ai-je soufflé à l’oreille. Elle n’a pas ri, mais on est monté le soir même. J’habite au-dessus de la boutique.

Ce soir-là (Rencaux et Cortal venaient de faire connaissance et Clarissa les avait suivis), je me suis senti plus seul que d’habitude. Quand ça m’arrive, j’évite de tourner en rond. J’en connais un qui en est devenu malade. Je ne l’ai plus revu depuis. Mon Dieu faites que Dieu existe ! C’était l’été. La chaleur me rend fou. À qui parler ?

On frappe à la porte. Je pense tout de suite à Clarissa. Le paillasson glisse. Il y a quelqu’un dessus. Je n’attends personne. Clarissa n’a jamais frappé à ma porte. L’œilleton ne fonctionne plus, faute d’avoir payé l’abonnement. Je ne m’en servais jamais. Je reconnais les pas du voisinage. Pas besoin d’œilleton, jusqu’au jour où il devient utile…

« Ma télé est en panne… » dit une voix.

Une voix d’homme. Je ne connais pas cet homme. Si je jouais ?

« Ce qui m’ennuie, dit la voix, c’est que je dois ABSOLUMENT jouer ce soir… »

Cela arrive au moins une fois dans la vie. Si vous manquez ce rendez-vous avec le cœur du système, vous perdez. Et chaque fois que vous jouerez, ce sera perdu d’avance. La vie est déjà assez compliquée comme ça ! J’ouvre. C’est Clarissa.

« Je n’ai trouvé personne d’autre… que vous… dit-elle.

— Mais alors… Rencaux… ? Cortal… ?

— Ils n’ont qu’une télé…

— Mais tout le monde a sa télé ! Je ne comprends pas…

— Vous et moi sommes de chair et d’os ! Voilà ce qu’il faut comprendre ! »

Elle entre, me bousculant un peu. Je referme la porte en me plaignant de la complexité de l’existence.

« Nous qui étions promis à l’absurde… philosophai-je.

— Quand les poules auront des dents ! » fait Clarissa.

Elle repère la télé qui est encastrée dans le mur entre la fenêtre et le frigo. Trouve le bouton. L’écran fourmille de taches jaunes et vertes. J’ai choisi ces couleurs en cas de panne, ce qui ne veut rien dire. Mais Clarissa s’en fiche. Elle n’est pas venue pour ça.

« Je croyais que votre talent de joueuse se limitait aux pigeons, dis-je d’une voix enjouée.

— Rassurez-vous, Capo, je ne tirerai pas sur votre télé. Vous avez un boîtier ?

— Là… sur le frigo… »

À quoi je joue moi-même ? Elle s’assoit dans mon fauteuil. Comme je n’en ai pas d’autres, je reste debout, appuyé contre la porte. Après…peut-être… songeai-je.

« C’est quoi comme jeu ?

— Vous ne le reconnaissez pas ?

— N…non…

— C’est de votre âge pourtant ! »

Merci pour la différence ! Mon regard se trouble. Une petite colère vite rentrée. Cela m’arrive souvent en boutique. Les clients m’exaspèrent. Mais Clarissa ne mérite pas ma haine. Elle est à peine vêtue. C’est l’été. J’ouvre le frigo. Le compresseur se met aussitôt en marche.

« J’aperçois une bière, dit Clarissa sans quitter l’écran des yeux.

— Même deux ! Trinquons ! »

Les canettes s’entrechoquent. C’est fou ce qu’on manque d’imagination quand on ne pense pas à la même chose. JE SAIS apparaît plusieurs fois sur l’écran. Elle dit peut-être la vérité ? Qui sait ? La bière est glaciale.

« C’est la première fois que vous jouez ? demandai-je.

— Oui ! Mais vous, Capolar… ? Votre jeunesse… ? Loin d’ici…

— Comment savez-vous que je ne suis pas d’ici ? m’étonnai-je. Trente ans se sont écoulés… Vous n’en avez pas vingt-cinq…

— Vingt-deux. J’avais un an lorsque vous avez repris la boutique… Je ne me souviens évidemment pas de ce moment…

— Vous avez grandi avec elle…

— Je vous ai toujours connu.

— Moi aussi. »

Elle éteignit enfin la télé. Je la rallumai aussitôt. Elle se leva et posa la canette vide sur le rebord de la fenêtre. Je m’expliquai :

« Ils vont jouer Un chien d’enfer, m’écriai-je.

— Qui ça… ils ? »

Robert Lalus, Nathalie Alzan, Alfred Vermoy, Gauthier Renon, David Alez, Natacha Ollaff (ma préférée), Alexandre Khronine… Je les citai tous.

Journal de Ben Balada

Les aristos — les bourgeois — produisent des larbins qui ne produisent pas des esclaves — lesquels produisent malgré eux des libertaires — qui sont quelquefois exclus en compagnie d’autres aristos qu’il ne faut pas confondre avec eux — les déclassés. On ne compte pas les morts — surtout les suicidés qui compliquent la tâche du sociologue — mais on a l’habitude de compter les morts pour la « terre charnelle » — en se limitant à un état civil peut-être discutable, mais qui force. On ne peut pas être à la fois de l’une et l’autre de ces catégories — un rapide calcul montre que c’est impossible — on est l’un ou l’autre — jamais le cul entre deux chaises — chacun a ses qualités et ses défauts — mais il n’est pas impossible de se hisser vers le haut — périssologiquement — comme il n’est pas extraordinaire de descendre — sobrement — mais on ne naît pas larbin, on le devient — tandis qu’on peut naître esclave, voire exclu — on ne naît pas non plus libertaire, on le devient. On peut en conclure que deux états — larbin et libertaire — sont le résultat d’autres états qui ne sont pas des résultats, mais des causes — aristos, esclaves et exclus — qui sont les trois causes qui définissent notre naissance — alors que les deux états — larbin et libertaire — constituent le devenir de l’homme. Il n’y a que trois choses à faire après la naissance, c’est rester ce qu’on est, devenir un larbin ou parvenir à l’état de libertaire. Monter et descendre ne constitue en rien des devenirs — il s’agit de changement d’état — l’esclave qui devient riche ne change rien à sa nature d’esclave — il ne gagne rien en liberté et ne perd rien au contraire — il ne gagne rien à se vendre et ne perd rien à résister. On distingue donc ceux qui parviennent à changer — ils deviennent larbins ou libertaires — et ceux qui s’enrichissent ou s’appauvrissent — effort qui ne les change pas — qui les conserve — ce sont des conservateurs — le libertaire est un révolutionnaire — et le larbin est un salaud. Il n’y a pas d’autres solutions au problème posé par la coexistence de ces catégories. On distingue nettement des conservateurs, des révolutionnaires et des salauds. Ce qui revient à donner raison à Sartre qui distingue les pédants — ceux qui y croient dur comme fer quel que soit leur état d’origine — les philosophes — qui ne croient rien et s’en accommodent — et les salauds qui sont des larbins capables d’agir pourvu qu’ils en aient le pouvoir — lequel leur est en général conféré par d’autres larbins — car si les esclaves sont les seuls producteurs de nécessités et autres contingences, les larbins sont le moteur de cet accroissement de la richesse globale — ils sont les mieux payés — ils ont même des vacances — ils accèdent à la propriété — on les autorise à dépasser le concept d’épargne pour tâter celui de capital — à la condition que cela demeure conceptuel — car les aristos ne se séparent jamais d’un larbin — ils sont même capables d’en faire un exclu — et il n’est pas rare de voir un larbin devenir un libertaire de cette manière. Cette théorie du social, qui distingue la cause de l’effet comme principe premier de la connaissance de l’autre, n’a qu’un défaut : elle est humaine !

Coulures de l’expérience

Scipin et Bergar

Résumons-nous. Soit vous êtes heureux. Soit vous ne l’êtes pas. Vous ne choisissez pas. L’existence vous appartient, mais pas son contenu. Mais sans la maîtrise du contenu, votre contenant (vos corps et âmes) a l’impression ou pas de recevoir les signes du bonheur. Tout le monde a droit au bonheur, mais on peut s’en passer. C’est ce que propose en spectacle la nouvelle série des productions Luxor.

Mais d’abord, un peu de publicité :

John Stentorio possédait une maison sur la plage de V. Il en avait hérité de ses parents. Pourtant, il n’y vécut jamais. Ses parents perdirent la vie dans un accident aérien provoqué par l’explosion d’une bombe. John Stentorio haïssait les musulmans.

Chaque fin de semaine, il habitait sa maison de la plage en compagnie d’une fille trouvée sur la route. Il y avait toutes sortes de filles sur cette route. Il aimait les blondes aux cheveux courts. Depuis deux ans (depuis que la maison était restaurée), il avait vécu ainsi plus de cent week-ends avec la fille de ses rêves.

John Stentorio était un homme solidement bâti. Il s’habillait sobrement, mais avec goût. Il ne buvait pas d’alcool. Il lui arrivait de fumer un peu, mais sans passion excessive. Il mangeait sainement, sans toutefois négliger les saveurs les plus recherchées. Le vendredi soir, il trouvait toujours la fille de ses rêves sur la route. Elle ne refusait jamais de l’accompagner. Il possédait une voiture de sport et enlevait toujours ses lunettes de soleil pour regarder la fille dans les yeux. La route mesurait près de cent kilomètres.

Avant d’aller à la maison, il s’arrêtait, en compagnie de la fille, dans un bar qui servait aussi de l’essence. Le patron s’appelait Jim. C’était un gros homme qui sentait le gras de ses fourneaux. Quand John entrait avec la fille, Jim savait qu’il avait pour mission de reproduire exactement ce qu’il faisait depuis près de deux ans le vendredi soir en présence de John Stentorio et de la fille qu’il amenait. Ce genre de fille ne plaisait pas à Jim, mais il se tenait et tout se passait comme l’exigeait John. La fille s’appelait Natacha.

Jim ne compta pas ces vendredis soir. Il savait seulement que près de cent avaient eu lieu sans que rien ne vînt troubler le rite imposé par John Stentorio. Pourtant, il y eut un dernier vendredi, car il était écrit que la fille, cette Natacha, devait mourir. John avait écrit quelque chose là-dessus et l’histoire était parue dans un magazine de science-fiction. Il n’y avait rien de scientifique dans cette histoire. Jim l’avait lue et relue. Cette histoire n’avait pas sa place dans ce genre de magazine. La fille ignorait tout de ces détails. D’ailleurs, elle ne lisait jamais. Elle avait autre chose à faire.

Ce vendredi-là, John Stentorio arriva à l’heure. La nuit était tombée depuis deux bonnes heures. La température était agréable. Au loin, la mer brillait sous la Lune. On distinguait nettement les cargos qui s’éloignaient vers l’horizon. Le bar était désert à cause d’une fête au village. On entendait vaguement la musique. Jim était accoudé à une fenêtre donnant sur le parking. Il regardait la mer. Il avait toujours voulu partir. Ce genre d’histoire…

Il vit arriver la voiture de John. Il la reconnut à ses phares ou plus exactement à la disposition des phares. La voiture vrombit en entrant sur le parking. Elle s’arrêta net. John coupa les phares et ouvrit la portière en suivant. La fille était morte.

Il ne savait pas comment il l’avait tuée. Il n’avait jamais tué de filles. Il n’avait jamais tué personne. Enfin… c’était ce qu’il disait. Il était plus pâle que la morte qui était pliée sur le siège. Jim non plus n’avait aucune expérience dans ce domaine particulier de l’aventure humaine. Il se contenta de jurer.

Or, John Stentorio avait besoin d’une solution.

 

 

Fin du résumé.

………………………..

 

JE SAIS.

Journal de Ben Balada

« Marre de ce monde occidental ! Comme Christy Mahon, je n’ai pas tué mon père, mais contrairement à lui, je n’ai aucune envie de faire croire le contraire. N’étant pas esthète au point de me croire créatif, je me balade dans ce monde autour de chez moi, pas plus loin. Je ne suis pas militant au point de faire dire à l’Histoire ce qu’elle ne prétend pas. Mais je ne me sens aucun devoir de mémoire. Celui-ci n’est d’ailleurs pas prévu par la Constitution. Chacun est libre de se recueillir ou pas. Moi, je choisis l’oubli. Je choisis aussi l’Histoire, avec ce que cela suppose de documentation et d’analyse prudente. Et je passe une bonne partie de mon temps à me méfier de tout ce qui sent la mémoire et le devoir. Ici, dans ce monde occidental dont je connais bien mon chez moi, chacun est libre de penser ce qu’il veut de la mort des soldats ou de la grandeur des personnages qui les envoient à la mort. Mais ma maison est contrainte de subir les séismes provoqués par les salauds qui passent dans la rue comme les autres qui passent aussi. Racistes, xénophobes, propriétaires haineux, donneurs de leçon, tortionnaires, pourrisseurs d’enfant… Tout commence tout près de chez moi, à deux pas de ma tranquillité de bonhomme. C’est ici que je blogue, sans précipitation et sans idées derrière la tête. Chose que je ne pourrais pas envisager sans l’Internet et même sans Ben Balada qui n’est pas d’accord avec moi (pas toujours), mais qui aime bien m’écouter. Je lui emprunte le nom ambigu à souhait d’un de ses personnages : Baladin d’Oc. »

Zone 2

Maque arpentait la zone à grands pas, comme s’il était chez lui. Guenoire luttait contre le balancement qu’impliquait le pistolet sur sa cuisse. Les soldats qui patrouillaient en rangs serrés le lorgnaient du coin de l’œil. On ne voyait pas ce genre de flingue tous les jours. Sa crosse blanche aux striures noires dépassait de l’étui et Guenoire y avait posé un doigt pour tenter de diminuer le mouvement de l’ensemble. On aurait dit qu’il s’apprêtait à dégainer, mais un spécialiste aurait noté l’humide hésitation du pistolero. Guenoire laissait les gouttes de sueur envahir ses joues. Il n’était pas certain de s’en sortir si quelqu’un le provoquait. Maque n’était pas armé. Son badge était, d’après lui, suffisant pour inviter le rebelle à réviser sa leçon. Sous leurs pieds, la boue grise des chantiers de démolition absorbait leurs traces. Derrière eux, elle miroitait à l’oblique d’un soleil palpitant comme le cœur du monde.

« Regarde ! » fit Maque sans s’arrêter.

Guenoire traça mentalement l’horizontale initiée par le doigt. Dans la masse mouvante du brouillard, on distinguait une forme hérissée de fer qui montait vers le ciel. Maque décrivit avec son doigt une parabole qui, partant du sommet oblique de la forme, laissa sa trace mentale dans le ciel nuageux et déclina lentement à l’autre bout de la Cité.

« C’est la future autoroute des vacances, dit-il joyeusement. Tu la prendras toi aussi une fois par an. Il faudra que tu te trouves une compagne. »

Guenoire eut un frisson. La chair de Clarissa avait laissé un goût amer sur sa langue. Il avait une envie folle d’en parler, mais il était trop tôt pour s’engager dans un duel. Il n’avait pas encore signé le contrat. Maque tenait à ce qu’il « prenne conscience de l’ampleur de la tâche » avant tout engagement qui serait, avait-il précisé, « définitif ». Mais Guenoire avait bien l’intention de filer à l’anglaise avant les vacances. Et pas par l’autoroute. Et sans doute sans Clarissa. Avec qui ?

« Ici, continua Maque (il décrivit un cercle autour de lui), une zone commerciale et là, tout ce qu’il faut pour pas être emmerdé par les gosses pendant qu’on réfléchit aux conséquences du crédit sur les nerfs et donc sur l’existence quotidienne. Mais d’abord, il faut nettoyer la zone. Des centaines de concessionnaires attendent leur heure pour gratter cette terre afin d’en extraire tout ce qu’elle contient de valeur. Le pourcentage est intéressant. Mais toi, l’ami Julius…

— Ne m’appelle pas…

— Tu ne creuseras par la terre. Ce n’est pas pour ça que je t’embauche. Mais tu feras semblant, pour ne pas attirer l’attention des curieux.

— Je ferai comment pour pas l’attirer, l’attention… ?

— Tu l’attireras pas, c’est tout ! »

On n’avait pas encore commencé que déjà un défaut de conception apparaissait comme un bouton sur le nez. Guenoire frémit de nouveau. Il avait chaud maintenant. Il essuya son large front avec sa manche. Chaque fois qu’il avait repéré un défaut avant même d’entreprendre, les choses avaient mal tourné. Et pourtant, il s’était lancé, conscient du problème, mais espérant trouver une solution en cours de route. Et bien jamais il n’en avait trouvé en pleine action. Voilà comment il s’était plusieurs fois cassé les dents. Heureusement, les réussites avaient toujours fini par compenser la rage d’avoir échoué à cause de l’inconscience. Cette affaire avec Maque commençait mal. Elle devenait soudain obscure, alors que jusque-là, elle avait été claire comme de l’eau de roche. Mais ici, en ces temps de survie universelle, l’eau était boueuse. Et quand elle ne l’était pas, elle contenait tellement d’impuretés qu’on se gardait d’en boire, ni même de s’en servir. On vivait mieux à la campagne.

« Tu veux voir le chantier de près, l’ami ? »

Maque n’attendit pas la réponse. Il bondit par-dessus un monticule de gravats et trotta en direction de l’autoroute en formation. Guenoire, cette fois, dut saisir la crosse à pleine main. Il avait les jambes plus courtes que celles que Maque agitait comme un professionnel de la progression en terrain ennemi ou tout au moins contradictoire. Ils atteignirent ainsi ce qui semblait être le bout d’une rue, mais qui avait pu aussi bien servir de terrain de jeu ou de stationnement de véhicules. Mais soudain, deux soldats s’interposèrent. Guenoire, instinctivement, sortit son arme de l’étui. Une fraction de seconde plus tôt, Maque avait collé son badge sur le nez du soldat qui portait un galon. Les soldats étaient donc au garde à vous quand les deux complices passèrent le check-point pour entrer dans la zone 3, celle où 3000 ouvriers participaient à la construction de l’autoroute des vacances.

 

Chapitre IV

Zone 3

Margaux ne voyageait que de nuit. À l’intérieur, Ben Balada se nourrissait de fruits et de légumes. Il pillait vergers et potagers après avoir tué le chien. Il avait perdu le compte de ces morts. Au début, il avait pris des notes dans son carnet. Il savait que cette aventure appartiendrait un jour à l’Histoire. Sous quelle forme ? Il l’ignorait encore malgré plus de trente ans de recherches patientes et appliquées. Les notes s’étaient accumulées. Malheureusement, il se disposait plus de cette documentation. Il avait été contraint d’abandonner ses carnets dans sa chambre. Il avait emporté le carnet le moins rempli, pensant qu’il n’aurait plus l’occasion d’en trouver sur sa table de travail (il n’y avait pas ce genre de table dans le Margaux) chaque fois qu’il en avait adressé la demande à la direction. Il espérait que la cartouche d’encre durerait assez longtemps pour l’empêcher de commettre un meurtre, cette fois d’un humain, seule créature susceptible de commercer dans le carnet vierge. Tôt ou tard, nécessité faisant loi, il en viendrait à tuer quelqu’un pour le voler, et non pas un chien pour le faire taire.

Il voyageait donc de nuit. Et les nuits étaient tranquilles. Il y avait de la lumière à l’intérieur du Margaux, mais il ne fallait pas en abuser, car l’exposition au soleil, seul moyen de recharger les batteries, était risquée. Il perdait beaucoup de temps à trouver un endroit discret, surtout en pleine nuit. Il n’en trouvait que très rarement. Une fois par semaine, mais c’était bien suffisant pour alimenter l’exosquelette pendant la nuit, lampe de chevet y compris. Il avait tout calculé. Tout planifié. Et pour le moment, tout marchait comme sur des roulettes.

Zone 2

Ayant eu l’occasion, inespérée, de s’évader de sa chambre et de fuir les lieux maudits où elle avait été son seul refuge, il avait conçu de revenir sur les lieux de son enfance, ces lieux qui l’avaient vu grandir et qui « savaient » pourquoi et comment il était devenu un poète.

Du temps où il pouvait parcourir la ville en toute liberté à l’intérieur du Margaux, ce qui ne le distinguait pas des autres cas de son espèce, il avait vaguement pensé à en profiter pour reprendre sa liberté sans autorisation expresse. Mais son esprit n’avait pas trouvé de quoi se nourrir dans cette curieuse idée. L’enfant qu’il avait été ne lui paraissait pas digne de faire l’objet d’une étude approfondie sur le mode poétique. Il avait passé ainsi plusieurs années à se promener dans la ville, suivant les citadins sans les approcher de trop près et évitant soigneusement d’entretenir des rapports autres que sexuels avec ses semblables, lesquels ne donnaient pas l’impression de comploter en faveur de la poésie. Il appréciait cette solitude, quoique le docteur Alice Qand la troublât tous les jours en prétendant obtenir une « guérison » à la force du poignet qu’elle (ou il) avait toujours en mouvement de seringue ou de pilules.

Et puis soudain, sans aucun signe annonciateur, la direction supprima l’usage des Margaux. Et il n’était pas question de savoir pourquoi ni comment. Ici, l’heuristique n’avait pas d’application individuelle. Et on mourait plus facilement d’ignorance que de savoir. Mais, allez donc savoir pourquoi, le docteur Qand obtint de la direction l’autorisation de poursuivre ses travaux sur la personne de Ben Balada, ce qui était flatteur pour le sujet d’expérience qui redoubla d’activité scripturaire. Sa joie était d’autant plus enivrante qu’il fut le seul pensionnaire à pouvoir encore faire usage d’un Margaux. Le docteur Qand en améliora d’ailleurs la constitution, ce qui lui valut des applaudissements publics. Ben Balada s’en délecta aussi et devint presque fou de bonheur.

Pourtant, il y avait une limite à l’expérience entreprise par le docteur Qand : il n’était plus question de sortir en ville. Cette mesure était pire qu’une amputation du membre viril. La jouissance des trottoirs et des vitrines était désormais interdite. Et au lieu d’en créer de nouvelles à l’intérieur de la chambre d’où il n’était plus possible de sortir, le docteur Qand limita le plaisir à ceux qu’il est naturellement admis de pratiquer sans passer pour un fou. Par conséquent, ce que faisait Ben Balada à l’intérieur de l’exosquelette n’avait plus aucun intérêt du point de vue de la poésie. Il n’était désormais plus question que de science. Or, Ben Balada se foutait éperdument de cette froide pratique de la réalité. Il avait même écrit un article destiné à « raisonner un peu » les esprits trop enclins à dresser des cartes au lieu de bander comme tout le monde. Mais pour empoisonner encore son existence de cobaye involontaire, on n’amena pas des putes. Alice Qand y était formellement opposée. Elle tenait à respecter les conditions morales auxquelles toute connaissance doit se soumettre pour ne pas dépasser les bornes.

Naguère, Ben Balada trouvait les putes dans la rue. Il garait son exosquelette dans leur couloir et agissait en homme dans le lit où il entrait tout nu et dispos. Il n’avait jamais rien exigé d’autre de la femme. Mais maintenant qu’elle manquait, non seulement il ne savait plus ce qu’il fallait en penser, mais il se masturbait, ce qui irritait passablement Alice Qand. Elle n’intervenait pas pendant qu’il agissait ainsi et Ben Balada en concevait des esthétiques hors normes. Étant plutôt bien faite elle-même, elle devait bien se douter que son corps, que Ben Balada imaginait nu sous le tablier blanc, était aussi un sujet d’expérience. Il ne se passa pourtant jamais rien entre ces deux êtres liés par la science. Ben Balada ne tenta jamais de violer le docteur Alice Qand dont on disait d’ailleurs, pour compliquer les choses, qu’elle était un homme.

Vint le jour où il fut décidé en haut lieu que la tour où habitait Ben Balada (il n’était pas le seul à l’habiter) fut déclarée bonne à détruire pour le bien de tous. Du fond de son lit, Ben Balada entendit toute l’agitation qui consistait à vider les lieux non seulement de ses habitants hurlants et déments mais aussi de tous les meubles qui avaient caractérisé son histoire longue de plusieurs décennies. Margaux demeura dans le placard pendant tout le temps qu’il fallut à l’équipe de nettoyage pour entrer dans la chambre de Ben Balada. Alice Qand était avec eux. Ce fut elle qui ouvrit le placard. Le contremaître des nettoyeurs se gratta le bout du nez pour réfléchir. Les autres attendaient dans le couloir, passifs comme des coquillages.

« C’est que, dit le contremaître, je n’ai pas ce qu’il faut. Or, poursuivit-il en arrachant une croûte à sa narine, pour embarquer cette chose compliquée, il doit falloir une chose qui ne l’est pas moins…

— L’expérience est terminée de toute façon, dit Alice Qand.

— De l’expérience, j’en ai aussi, dit le contremaître toujours attentif à ne pas perdre le fil de sa pensée, mais je ne vois rien que je puisse faire pour l’instant.

— Et bien revenez demain ! Personne ne songera à voler la chose, » conclut le docteur.

Et la porte se referma. Ben Balada, qui était tout nu dans son lit parce qu’on l’avait surpris avec une femme purement imaginaire, regarda d’un air angoissé le Margaux qui gisait au fond du placard, tout emmêlé. Il n’avait pas été l’objet de cette visite. On l’avait parfaitement ignoré. On eût dit qu’il avait cessé d’exister. N’existaient plus que Margaux et ses membres d’or et d’acier. Tout le monde était sorti sans une explication.

Le soir venu, le silence reprit les choses en main. On ne nettoyait plus, on ne criait plus, on ne devenait pas plus fou qu’on l’était, le docteur Qand ne donnait plus de signes de vie. Ben Balada, habitué aux angoisses les plus noires (ou blanches — tout dépend de la lumière, addition, soustraction…), se servit de sa lampe torche pour éclairer l’intérieur du placard. Il était encore tout nu. C’était d’ailleurs dans cette tenue qu’il fallait entrer dans l’exosquelette, sinon on risquait d’en gripper les mouvements (rotation, pli, translation) à cause du tissu des vêtements et surtout des boutons. Le crâne parfaitement rasé, sans un poil, et les appendices naturels scotchés à même la peau, il vérifia les instruments de bord. La charge était à 80%, ce qui était suffisant pour passer en zone 4 pendant la nuit. La zone 3 était au bout de la rue. En empruntant les toits, ce qui était un jeu d’enfant pour l’exosquelette, afin d’éviter d’éveiller la vigilance des soldats en faction, il ne fallait pas plus de cinq minutes pour se retrouver en zone 3. Certes, l’endroit était encombré de machines de chantier et de baraquements où des milliers d’ouvriers rêvaient (sans doute, mais pourquoi en douter) à une vie meilleure.

Ben Balada activa le cerveau du Margaux et attendit que la motorisation procède à la check-list. Cela ne se passait pas sans bruits divers, d’autant qu’avant toute utilisation, le Margaux se livrait à des exercices de vérification qui avaient l’inconvénient de mettre la patience de l’utilisateur à rude épreuve. C’était, depuis que le docteur Alice Qand l’avait trafiquée dans le cadre de son projet scientifique, une machine expérimentale bruyante et même puante. On était difficilement discret dans un pareil engin. Ben Balada, au paroxysme d’une angoisse inconnue, attendit dans son lit que les opérations de mise en route se concluent par l’allumage d’un voyant vert, le seul voyant vert du tableau de bord. Mais en attendant ce moment crucial, toutes les diodes rougissaient, éclairant ainsi le plafond d’un feu prémonitoire.

Pourtant, à vingt-trois heures dix-huit, le voyant de contrôle se mit au vert. L’intensité des odeurs métalliques et gazeuses diminua, peut-être pas assez pour ne pas alerter l’attention des gardiens qui parcouraient le couloir d’heure en heure. Les bruits se firent plus discrets, mais pas au point de passer pour des rêves. Ben Balada hésitait. Mais c’était l’heure de la dernière chance. Demain, le contremaître et ses équipiers seraient de retour avec le matériel nécessaire pour emporter l’exosquelette selon la procédure officielle. Et alors l’existence serait privée brutalement de ce qui faisait encore d’elle l’endroit rêvé pour s’illusionner en parfaite impunité. Et Alice ? Que deviendrait Alice ? Ou plutôt, pensa Ben Balada, que deviendrais-je sans elle. Si ça se fait, je vais me retrouver à Grand-Parc où personne ne viendra me souhaiter la bonne année.

À minuit moins huit, Ben Balada, le cerveau complètement dérangé par ces réflexions anticipatrices, entra tout nu dans l’exosquelette. Il n’emportait pas de vêtements. C’était inutile. Il voyagerait de nuit pour ne pas attirer l’attention. Le jour, il activerait les panneaux solaires dans un endroit discret à l’abri des regards. Il n’avait pas besoin de vêtements. C’était l’été.

Journal de Ben Balada

Selon John Dos Passos — et John Brunner — le monde serait constitué — raison suffisante pour la littérature — en construction comme en série — d’une époque — vu d’en haut et d’en bas — de vivants — et de fictions — fables et chroniques. Roger Russel observait Jo. Manna — il voyait la moto ancienne et rutilante — il fouillait dans ses affaires en son absence — il en profitait pour corriger les fautes d’orthographe — et même des vices de style — ce que le journaliste n’observa jamais lui-même — tellement tout ceci lui semblait irréel — n’ayant rien trouvé d’autres pour parler de son époque — de son point de vue — que l’incessante ritournelle de Céline — et plus objectivement — les coups de ciseau donnés dans l’actualité ou dans la documentation — livres d’histoire, poèmes, revues et magazines — collectionnant aussi les biographies — mais cette fois à la manière d’Andy Warhol — laissant aux autres le soin de reproduire la vérité avec leurs propres couleurs — la fiction s’immisçant dans les interstices laissés par cette tectonique. À la fin il rencontrait des âmes sœurs — « D'azur au dextrochère de carnation mouvant, du flanc senestre, d'une nuée d'argent et tenant une lance d'or et pour devise : LA MAIN ARMÉE POUR TE SERVIR » — il s’agissait de « construire la paix dans l'esprit des hommes et des femmes » — et des conneries de ce genre dans tous les lieux qu’il traversait — moto rugissante de l’étranger au cœur de l’héritage — barbarie et colonialisme — paraboles et nouvelles fraîches — il s’inventait une activité uniquement pour jouer — et perdre en bon joueur — ou gagner en trichant. Si toutes les époques se ressemblent au fond — et si toutes les fictions reviennent au même — que restera-t-il du flux de la conscience aux abois ? Que restera-t-il à comprendre de ce qui a été conçu comme l’extension de l’ensemble — à quel point la langue ancienne rencontrera-t-elle la langue moderne — jusqu’où iront ces personnages — réels et fictifs — avec ces autres personnages qui auront eux aussi un passé — comment les lieux demeureront-ils ceux d’une exploration d’abord enrichie par la curiosité — puis épuisée par des crises d’angoisse dont le seul remède consiste à modifier l’état de molécules et de relations intimes inavouables tant que la douleur persiste et commande à la raison — contextes et portraits se disputant l’espace alors que la continuité d’une bonne histoire bien racontée — Faulkner mourant — ne trouve rien à redire au temps que seule une attitude morale peut modifier durablement ?

Coulures de l’expérience

Scipin et Bergar

Chers téléspectateurs, en ce premier anniversaire de l’ère Principale, nous sommes heureux de vous proposer un premier résumé des activités télévisuelles obligatoires. Nous profitons de cette intervention (merci à notre respecté mécène SAM & KOK) pour prévenir les fuyards : le vaccin leur sera administré où qu’ils se trouvent.

Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ceci est une plaisanterie ! Nous espérons que votre sens de l’humour est à la hauteur des enjeux.

Si vous appuyez sur le bouton orange (en haut à droite), vous pourrez visionner les fils de notre programme, à savoir :

— La rencontre de Gilles Rencaux et de Marc Cortal dans le cadre du jeu.

— L’aventure sportive de Clarissa del Mono, championne Alympique.

— La comptabilité de la boutique de Capolar, maître du Jeu.

— Les spéculations de John Stentorio avec la complicité de Jim.

— L’enquête du plus célèbre de nos policiers, Frank Chercos.

— Les épisodes d’Un chien d’enfer.

— Et un sujet qui n’est pour l’instant apparu qu’en filigrane : l’existence de l’auteur de ce livre : Ben Balada.

Rappelons nos règles de droit :

 

EXISTENCE : l’utilisation de la télévision par le citoyen est une obligation.

 

TÉLÉVISION : l’interprétation d’un rôle est une obligation (veuillez remettre votre fiche à l’agent agréé s’il se présente à votre domicile ou sur votre lieu de travail ou n’importe où si c’est le cas).

 

FICTION : vous ne la trouverez pas ailleurs que dans l’intersection de l’existence et de la télévision ; c’est en la visionnant et en l’interprétant que vous aurez au moins une idée de ce que c’est que la

RÉALITÉ

Que votre esprit soit libre d’aller où il veut.

Le devoir est la clé de la raison.

Journal de Ben Balada

« Je me rends compte que mon roman ne contient aucune question ! Les personnages ne s’interrogent pas ! Ils dialoguent pourtant. Je ne me suis pas privé de ces rencontres. Ils se connaissent peut-être, mais je ne l’ai jamais affirmé aussi nettement. J’ai suivi un fil, comme vous me l’avez conseillé. Et je suis arrivé là. J’ai trouvé le lieu comme vous me l’aviez promis. Et ceci, sans avoir besoin d’inventer une langue. J’ai écrit avec ma langue, c’est-à-dire avec celle de tout le monde. Elle est comme ces gouttes magnétiques qui attendent à la limite d’un champ que j’ai beaucoup traversé à une époque pour aller ailleurs mais pas trop loin. Je n’ai même pas songé à introduire un étranger. De qui s’agirait-il si je ne le connais pas ? Ce serait là peut-être sa seule question, mais jamais personne ne l’a posée aussi clairement en ma présence. Dans ce lieu où je suis après avoir entrepris de traverser l’espace qui me séparait de lui, je suis peut-être seul, preuve, si c’est nécessaire, que je n’ai besoin de personne en dehors de mes connaissances, ceux-là mêmes qui attendent peut-être que je revienne. Après tout, nous parlons la même langue, même si nous n’en faisons pas le même usage. Pourquoi ne m’avez-vous rien dit sur le retour ? Vous n’êtes pas là vous non plus. Je ne vous attends même pas. Je n’attends rien. Je suis. Je pourrais vous décrire la scène, en tournoyant sur mes deux pieds. Cela changerait peut-être le langage. Je n’ai jamais eu une telle intention ! Je voyais ce lieu de loin. Il détournait mes yeux de ce qui les occupe habituellement. Nous avons marché longtemps, nous éloignant de ces gouttes suspendues au fil des clôtures. L’herbe était humide au printemps et sèche en été, comme il convient. L’automne est passé sans un orage et l’hiver s’est annoncé par une promesse. Je les ai distancés pendant la dernière foulée. J’aime les surprendre. J’ai toujours aimé les décontenancer. C’est peut-être pour cela qu’ils ne sont jamais arrivés à m’aimer totalement comme je les aime. Je ne les entends plus. Je ne vous entends plus. Je suis ce lieu. Je n’ai plus de nom. »

ŒUVRE DU DOCTEUR ZACHARIAS SORIANA5

Ce qu’il faut en penser

On se souvient (ô N) du Grand Retable sorianien :

F:\TELEVISION\L'AMERIQUE\LE VOYAGE EN FRANCE\MARVEL IN HELL\CANNIBALES\signes\triade-trilogie.jpg

Malgré toute sa pertinence, il n’a pas empêché l’Humanité de plonger une fois encore dans la plus terrible des guerres fratricides. Depuis, l’eau a coulé sous les ponts de Parigi et dans notre chère Gène. L’esprit de l’Homme s’est soumis au Devoir. Et la Raison dit ceci :

F:\TELEVISION\L'AMERIQUE\LE VOYAGE EN FRANCE\MARVEL IN HELL\CANNIBALES\signes\triade-television.jpg

Ô Grand Retable Principal !

 

Capolar coupa le son et força le contraste jusqu’au noir. Tout le monde connaissait cette astuce. Il alluma un cigare et s’étira dans son fauteuil. C’est devenu compliqué, pensa-t-il. L’homo absurdus était une vanne étatique. Nous voilà de nouveau à la recherche de la simplicité. On aime ou on n’aime pas. Ce qui n’explique pas ma solitude…

Journal de Ben Balada

« Vous connaissez mon attachement aux valeurs républicaines. » — Pétain ? —Non — un maire s’adressant à un juge pour lui demander de l’assister dans la réduction au silence d’un étranger au territoire — deux larbins notoires au service d’une monarchie — élective certes — mais seulement en surface — car toute la structure est établie une bonne fois pour toute quelque soit le régime en usage — ou plutôt mis en spectacle — chacun jouant à se passer de commentaires — notamment les médias réduits au rôle de communicants — la députation émanant de l’exécutif par le jeu des fausses convictions — et les officiants des palais soucieux d’être reconnus par la chancellerie des mérites subalternes — et pourtant quand on s’y attarde c’est toute la construction nationale qui se trahit — on voit bien comment cela fonctionne — comment cela a toujours fonctionné — dans l’ombre comme dans la fausse lumière des actualités et autres paravents des attachements et des valeurs — « c’est la qualité des êtres humains qui importe, et non leur quantité » — eugénisme tout de même plus attentatoire à la dignité humaine que les forfaits pétainistes — les larbins ne rencontrant que la résistance du malheur qui frappe les uns et épargne — on sait souvent pourquoi — les autres — ces autres qui demeurent la pierre angulaire de l’édifice national — qui ouvrent la voie à la compréhension du phénomène dictature — de l’élection du guide au bonheur de pacotille — mais bonheur tout de même — en tous cas contentement — en espérant qu’il ne se passera rien pour que ça recommence — sachant que si cela devait recommencer, cela recommencerait de la même manière — les larbins trahissant les autres — et finalement sauvés par la théorie de la trahison nécessaire pour le bien de tous — même si les morts disent le contraire par la voie de ceux qui sont plutôt attachés aux valeurs de la philosophie — attachement n’est d’ailleurs pas le mot — aucune tendresse n’anime les larbins — ni aucune foi les acrates — les uns sauvant sans répit les décombres de la monarchie — les salauds ! — les autres — ces autres sans lesquels rien n’est vrai — philosophes quelquefois pédants il faut bien l’avouer — les autres répétant à quel point cette demi-tragédie n’est plus évitable ! — d’autant que d’autres vérités et d’autres talents arrivent sur nous en provenance de tous les points du globe.

Coulures de l’expérience

Capolar

J’ai reçu hier le nouveau jeu inventé par l’Intelligence du système. Je dispose d’un mois pour en devenir le maître, sinon on me ferme la boutique et je me retrouve sur la plage à ramasser des coquillages. Vous pensez si j’ai tout de suite ouvert la boîte ! Une angoisse noire m’étreignait déjà. Je n’ai même pas pris le temps d’en fumer une ou deux comme je le fais toujours quand l’air se raréfie. Le facteur des Postes est passé juste avant midi. Il souriait en me remettant le colis. Il savait ce que ça voulait dire. Ce genre de type est formaté une bonne fois pour toutes. Ce qui ne l’empêche pas de penser. Il sait ce qui m’attend. Il jouera lui aussi. Il trouvera son personnage. Et il s’efforcera de trouver Dieu et le Bonheur. Tous les jeux se ressemblent. On change de décor, mais pas de voyage. On se nourrit de costumes et d’histoire. On traverse des paysages, des villes, des intérieurs et même quelquefois des enfers. Le facteur pense que plus rien ne changera : on a trouvé notre voie.

Je le croyais aussi, bien que depuis quelque temps des signes traversent l’espace télévisuel. Je ne devrais pas en parler. Surtout ne pas l’écrire. Pas en présence des murs. Ah ! donnez-moi une femme et je ne reviens plus !

La bicyclette s’est éloignée en grinçant. Je sais une chose (vingt et un an d’expérience) : quand ils changent le format de la boîte, je risque de passer le reste de mon existence à ramasser des coquillages sur la plage. Se nourrir de coquillages, vendre leurs coquilles à l’industrie, recommencer sans espoir de trouver autre chose dans le sable… voilà ce qui m’attend si je ne trouve pas maintenant le moyen de m’adapter aux nouvelles exigences du système. Car si notre esprit se nourrit de simplicité, les moteurs de l’existence sont de plus en plus complexes et nous ne sommes pas ceux qui en conçoivent les évolutions constantes.

N (c’était le titre de ce jeu) ne présentait pas de changements apparents : tous les ustensiles de la simplicité amour/haine étaient rangés dans les petites cases veloutées. J’ai caressé d’un doigt expert ces bordures encore soyeuses. Mais je savais que quelque chose avait changé. Et il n’était pas question de dés pipés ou d’un de ces vieux trucs de magicien. J’ai manipulé tous les objets un à un. Je les connaissais déjà. Tout le monde les connaissait. Tout le monde savait jouer. Pourtant, l’odeur n’était pas celle du bonheur. Ça ne sentait pas le bouquet fleuri ni le sang en coagulation. Et ça ne se compliquait pas non plus. Ce n’était ni simple ni complexe. On allait jouer avec le feu. Cela s’appelait : Choisissez votre mode de vie. Ce qui n’est pas nouveau. Mais il était écrit : Vous n’en changerez plus jamais !

Le coup du Dé !

Je suis remonté avec la boîte et le bouquin qui refusait de rentrer dans sa case veloutée. Il avait grossi ! Il ne rentrerait plus jamais dans la case d’où je l’avais sorti sans penser une seule seconde qu’il avait le pouvoir de grossir. Les autres pièces retournèrent dans leurs cases respectives sans difficulté. J’ai allumé la télé.

Comment la regarder sans penser à ce livre qui grossissait à vue d’œil ? Je n’avais jamais autant bu de ma vie. De l’alcool de coquillages. Et j’entendais Clarissa qui s’entraînait de l’autre côté du mur. Les balles frappent ce mur sans le traverser. La cible a ce pouvoir. Jamais une balle ne traversera ce mur. Voilà comment on devient fou. Et les fous ne deviennent pas ramasseurs de coquillages.

Journal de Ben Balada

« Donnons le canari à cette vieille sourde ; quand il la sifflera, elle croira qu’il chante pour elle. » — peut-être la seule attitude à adopter pour qu’on nous foute la paix — turgescence acquise possiblement en vue de charmer la vieille sourde — invoisée-charmée qu’on lui conte des faits calqués sur ses croyances — plus on avance — si on avance — et moins on se méfie des superstitions — jugeant par conviction et non pas pour savoir enfin — parce que le repos est toujours bien mérité — et que tout le monde est censé s’ennuyer au fond du trou — « une petite ville est un gros trou — et ses grandes idées un petit rat » — le canari pouvant se passer de lâcher en sournoise — sautillant sur le rebord de la fenêtre parce que la perspective de sa cage donne cette impression à l’observateur négligent — par exemple un voisin peu soucieux d’être absorbé par ce qu’il croit lui aussi être un chant — charmé d’être témoin du charme — creusant le sillon encore une fois — les semences s’agitant dans sa poche — pirouli pirouli pi pi — ils ne se voient même pas — ils se connaissent de vue — comme si le canari était opaque à ce point — au point de rendre les gens indifférents s’ils sont hélés ou s’ils assistent — impuissants — à l’interpellation d’un membre remplaçable de la communauté — chacun se fiant au comportement du canari — connaissant le code — l’ayant appris par habitude de la tranquillité gagnée sur le souci au détriment de l’ennui — ce n’est pas elle qui lui coupe le sifflet — mais lui qui la contraint au spasme — l’autre reconnaissant cette posture — l’immobilité qui n’est pas celle d’un arrêt provisoire en attendant mieux ou quelque chose — fixation de ce qui pallie les défauts de désir — il creuse encore et encore — avec le pied ordonne aux mottes de terre — n’entendant rien lui non plus — voyant autour de lui ce qu’on lui donne à voir — et n’entendant que des chants — comme si ces voix venaient de l’extérieur et qu’elles s’expliquaient clairement — aucune ambiguïté dans le champ audio-visuel — surtout depuis qu’une jeunesse studieuse a ajouté le piment du jeu aux rites en usage ici-bas — affinant chaque fois la portée des algorithmes — pirouli pirouli pi pi — des jeunes et des vieux ça fait un monde — et c’est celui dans lequel je vis !

Coulures de l’expérience

Scipin et Bergar

Quelques spectateurs attentifs (ils seront récompensés) nous signalent un flux pirate :

Stor et Flax

JE SAIS. JE NE SAIS PAS. JE SAIS. JE NE SAIS PAS. JE SAIS. JE NE SAIS PAS. JE SAIS. JE NE SAIS PAS. JE SAIS. JE NE SAIS PAS. JE SAIS. JE NE SAIS PAS. JE SAIS. JE NE SAIS PAS. JE SAIS. JE NE SAIS PAS. JE SAIS. JE NE SAIS PAS. JE SAIS. JE NE SAIS PAS. JE SAIS. JE NE SAIS PAS. JE SAIS. JE NE SAIS PAS. JE SAIS. JE NE SAIS PAS. JE SAIS. JE NE SAIS PAS. JE SAIS. JE NE SAIS PAS. JE SAIS. JE NE SAIS PAS. JE SAIS. JE NE SAIS PAS. JE SAIS. JE NE SAIS PAS. JE SAIS. JE NE SAIS PAS. JE SAIS. JE NE SAIS PAS. JE SAIS. JE NE SAIS PAS. JE SAIS. JE NE SAIS PAS. JE SAIS. JE NE SAIS PAS. JE SAIS. JE NE SAIS PAS. JE SAIS. JE NE SAIS PAS. JE SAIS. JE NE SAIS PAS. JE SAIS. JE NE SAIS PAS. JE SAIS. JE NE SAIS PAS. JE SAIS. JE NE SAIS PAS. JE SAIS. JE NE SAIS PAS. JE SAIS. JE NE SAIS PAS. JE SAIS. JE NE SAIS PAS. JE SAIS. JE NE SAIS PAS.

Journal de Ben Balada

Je réponds à la question de savoir si mes « livres » sont des objets de littérature ou des clés ouvrant des portes — ni l’un ni l’autre parallèle — je ne suis pas un artiste et encore moins un démiurge — manquerait plus que ça ! — je n’ai pas le goût des reconnaissances — je comprends bien qu’on éprouve le besoin d’élever des statues aux hommes et aux femmes qui — par leurs découvertes et inventions — améliorent sensiblement la condition humaine — même s’il est légitime — sans cracher dans la soupe — de se demander si ça sert à quelque chose — mais le travail créatif qui relèverait du plaisir à donner ou de la prophétie à prendre ou à laisser n’est pas mon fort ! — Il y a plusieurs raisons à cela — et je ne me pose même plus la question si j’ai raison ou tort — : la langue n’est pas la mienne — c’est celle d’une nation avec laquelle je n’entretiens aucun rapport historique ni même affectif — je la pratique — français ou espagnol — parce qu’il faut bien ! — que j’ai le choix de la pratiquer ou pas — que mon esprit n’est pas en mesure — allez donc savoir pourquoi ! — d’en inventer une qui soit mienne totalement et à personne d’autre — mais sur quelles prémisses — quelle apodicticité dont je n’ai pas la moindre idée ! — Et non content — et malheureux ! — de ça, j’ai beau faire en sorte que mes récits ressemblent à des romans, mes chants à des poèmes et mes réflexions à des résurgences — comme si l’originalité consistait à s’écarter légèrement du chemin tracé par le temps — à s’exclamer ou à crier — selon le niveau de douleur ou d’extase — JE SUIS MOI ! — alors que de toute évidence je ne le suis jamais quand j’écris — et que le seul intérêt que j’aurais à le faire croire est d’ordre commercial ou plus bassement encore méritoire. Alors signer n’est plus une marque d’engagement ou de justification — signer montre à quel point je suis incapable de me séparer de vous — sans suicide à la clé — à quel point je reconnais que sans vous je ne suis rien — et que par ce frottement je me mets à exister pour vous — que cela vous importe ou pas — que vous m’accordiez un peu de votre temps ou qu’il ne se passe rien d’autre que mon agitation d’insecte dans la lumière — une lumière qui apparemment ne sert à rien sans vous — et qui n’est rien si je ne me consume pas à votre place — théorème mon Hiroshima.

Google (parlons de)

Ben Balada

Si je me cherche chez Google, je tombe sur un type qui n’est pas moi. Il prend toute la place. J’ai beau taper « Ben Balada citoyen », c’est ce type que Google s’entête à étaler sur des pages qui ne me concernent pas. Pourtant « Ben Balada » n’est pas une identité aussi courante que, par exemple, « Pascal Leray ». Et pour couronner le tout, aucun Ben Balada n’apparaît en marge, à part un obscur dentiste, un médecin anonyme et un charpentier inconnu.

J’étais chez moi.

Qui est ce Ben Balada ?

D’après Google, c’est un écrivain. Je clique. S’ouvre un site « perso » qui s’intitule Télévision. Je surfe. Rien. Des textes en veux-tu en voilà. Des explications qui compliquent. Un monde qui n’est pas le mien. Je crains pour ma réputation.

Mais je n’en veux pas à Ben Balada d’exister. Si j’en crois Google, il existe plus que moi. Si je veux exister moi aussi, je n’ai qu’à me référencer. Mais référencer quoi ? Je ne suis pas totalement exempt de qualités à partager : la cuisine, le sexe, quelques lectures, peu d’amis, pas grand-chose à dire sur les autres et encore moins sur ma vie privée. J’aurais dû tourner la page.

Mais… c’était plus fort que moi. Si je n’étais pas ce Ben Balada, qui étais-je ? Question posée à moi-même. Je me suis bien gardé de la répandre dans les réseaux où on a vite fait de passer pour un imbécile.

J’ai trouvé l’adresse : 12, rue du docteur Pierre Lassérie à Castelpu dans un département dont j’ignorais l’existence — et pourtant je suis allé à l’école. Avec Google Map, on voit la rue et la maison. On voit même une bagnole et un jardin. Il ne manque plus que le chien.

J’ai pris un congé d’une semaine pour voir le portail de cette maison où vit un type que je ne connais pas, qui ne me ressemble pas et qui porte mon nom. Je suis arrivé un dimanche après-midi, en plein mois de juillet. Le soleil de la plaine ariégeoise écrasait un désert de champs en friche, de cultures éparses, de lotissements morcelés et de centres urbains habités par des mordus de la sédentarité enfermée entre les murs de son chez soi. Mais je n’étais pas venu pour critiquer. Je voulais voir Ben Balada à travers les barreaux en fer forgé du portail de la maison où il écrivait des choses tellement importantes que Google les signalait au monde entier, en admettant qu’un tel monde existe à ce niveau du partage.

À Castelpu, pas un chat dans les rues. Des merdes de chiens sur les trottoirs. Des chiens. Des fenêtres aux rideaux qui bougent au rythme de mes semelles. J’ai un plan Google. Je suis la trace que j’ai imprimée au feutre rouge. Si Ben Balada n’est pas en vacances, je le verrai peut-être dans son jardin. Et s’il est absent, je reviendrai l’hiver quand il neige chez moi. Ici, l’air est secoué par la proximité de l’autoroute. D’autres chiens me saluent méchamment derrière les grilles.

Me voici devant le 12 de la rue Lassérie. Il y a écrit « Ralm » et « Chasseur abstrait » sur la boîte aux lettres. Google ne m’a pas trompé. Une façade jaune se dresse au-dessus d’une entrée plantée d’acacias et de troènes. Un chien me regarde. Il a l’air étonné de me voir. Il est assis sur son cul et me regarde comme s’il m’avait déjà vu mais que selon lui je suis ailleurs. Je me dis aussitôt que j’ai pris le risque de me retrouver face à mon sosie. Il ne manquerait plus que je ressemble à Ben Balada. J’appelle le chien.

Il vient, remue la queue, n’aboie pas. Je risque un doigt. Il le lèche. Il est de plus en plus content de me voir. Soudain, il virevolte et s’enfuit sur le côté de la maison. J’entends une voix d’homme. La mienne.

Ce que je craignais va-t-il arriver ?

Je m’attends à voir le chien revenir avec… un type nommé Ben Balada et qui me ressemble. Et bien je vous le donne en mille : c’est exactement ce qui est arrivé.

Qui était le plus étonné ? Ou le plus surpris ? Le chien, paralysé sur ses pattes, haletait en bavant. Et le type qui habitait la maison s’approchait, se frottant les joues d’une seule main. Je frottai les miennes moi aussi, mais dans l’autre sens. Un jeu de miroir engageait mon existence dans la littérature.

On s’est vite (ou lentement, je ne me souviens plus) retrouvé nez à nez. Ces nez surmontaient maintenant le portail. Il y avait longtemps que le chien avait perdu connaissance. Je crois même qu’il ne haletait plus. Ben Balada s’adressa à moi en ces termes :

« Il me semble qu’on se connaît… non ? »

Je bafouillai le contraire, exprimant la pure vérité.

« Est-il possible que vous vous appeliez Ben Balada ? finis-je par m’écrier tandis que mon nez touchait celui de mon reflet.

— Ah ! dit celui-ci pensivement. Vous vous êtes renseigné chez Google… Je vois…

— Vous ne voyez rien du tout ! »

Je ne sais pas pourquoi, j’étais en colère après moi. Mais Ben Balada ne semblait pas s’en formaliser. Il avait sans doute l’habitude de ces humeurs passagères. Elles me tranquillisent. Ben Balada devina ma pensée et me dit :

« Elles me tranquillisent aussi. »

Il n’est pas mauvais de se trouver d’accord dès la première rencontre avec l’inconnu. Ben Balada, qui n’attendait pas ma réponse, s’empressa d’ajouter :

« Il ne faut pas croire tout ce que dit Google.

— Vous n’êtes pas écrivain ? »

J’aurais voulu qu’il me répondît « Bien sûr que non ! Je ne suis pas écrivain. Est-ce que vous l’êtes vous-même ? »

Mais il me dit :

« Je le suis. Sur ce point, Google dit la vérité. Mais sur le reste…

— Mais je ne suis pas ce reste ! »

J’avais parlé tellement haut que le chien se remit de son malaise et vint me renifler à travers le portail. Sa grosse tête s’agitait contre mes genoux tremblants. Ben Balada, un homme décidément courtois et même affable, tourna la clé dans la serrure et le portail s’ouvrit. Le chien s’activa autour de moi. Il tournait encore de l’œil, mais cette fois il résista au vertige qui s’était emparé de sa mémoire forcément limitée car c’était celle d’un animal et non pas la mienne.

« J’ai du café, dit Ben Balada. Entrez, monsieur…

— Ben Balada… Je ne suis pas chez Google… Je dis ça au cas où vous m’y chercheriez…

— Hum… Vous n’êtes pas dentiste, ni médecin ?

— Ni charpentier.

— Le petit Jésus ne vous en voudra pas. »

Nous passâmes sous un énorme rosier en fleur. Le chien, haletant et instable, nous suivait de près. Après avoir traversé un massif de troènes, nous voilà dans un petit jardin gazonné qui donne, après une clôture de grillage, sur une place verte où s’élève un mélèze qui penche. L’endroit n’est pas bourgeois. D’ailleurs de chaque côté, des potagers voisins exhibent leurs légumes d’été. Cependant, Ben Balada ne se livre pas aux joies du jardinage, même si, le long de la clôture, quelques pieds de tomates ponctuent l’espace de points rouges. Je m’assois.

« Vous n’êtes pas le premier… commença Ben Balada.

— Ah non… ? Le dentiste est déjà venu…

— Non. Aucun de ceux que Google a signalés comme étant de possibles Ben Balada.

— Vous voulez dire que…

— Je sais bien ce que je veux dire… mais vous…

— Je ne sais pas… la situation est tellement…

— Improbable. C’est que ce me signifia cet autre moi-même… Ça ne vous fait rien si j’en parle comme d’un autre moi-même… ? Je ne voudrais pas paraître prétentieux… mais voyez-vous… »

Ben Balada se pencha sur moi.

« J’ai tellement l’habitude… dit-il. Et puis, si Google ne se trompe pas sur l’adresse qui vous a permis de me trouver à l’endroit prévu, cependant…

— Ce Ben Balada là n’est pas vous !

— Exactement ! »

Je ne pus m’empêcher de m’écrier :

« Tout comme moi ! »

Le visage de Ben Balada s’éclaira d’une joie toute sincère. Il en rougit même. Il ouvrit la bouche pour marmonner fébrilement :

« Ils vont nous rendre fous avec ce Google… »

Où en étions-nous de ce côté-là… ? J’acceptai la tasse qu’il me tendait. Elle tremblait. Il était visiblement ému. Je ne l’étais pas moins. Ma tasse aussi tremblait.

« La première fois que je me suis… cherché chez Google, je ne me suis pas trouvé…

— Tout comme moi… pas plus tard qu’hier (car j’étais parti aussitôt ma recherche terminée et mon congé signifié).

— Certes, c’était la bonne adresse… Je reconnais que l’information géographique était de bonne source. Mes sites dans l’Internet étaient plutôt bien référencés. Mais moi, monsieur, moi… Ce n’était pas moi.

— Ce n’était pas moi non plus…

— Mais si ça se fait, monsieur, vous êtes moi ! »

C’était de plus en plus probable…

« Un moi que Google ignore, monsieur ! »

Cette fois, Ben Balada n’exprimait plus de la joie. Il était proprement indigné. Sa tasse ne tremblait plus. Il s’était même levé pour fêter ça.

« Je ne fume pas, monsieur, dit-il d’une voix solennelle, mais si vous avez du tabac, ou autre chose qui se fume, ne vous gênez pas pour moi. »

Cette attention multiplia ma gratitude. Ainsi, songeai-je, je suis plus Ben Balada que ce Ben Balada que Google désigne comme le seul valable du point de vue de la notoriété, car il ne désigne les autres que pour les nommer. Ben Balada, qui m’observait ou attendait que j’allume quelque chose, gratouilla son genou, car une puce de son chien s’y promenait. Cette simple circonstance (ah c’est bien dans son style !) lui inspira cette question :

« Avez-vous un chien vous aussi ?

— Moi-z-aussi ? N… n… n…

— Attention ! Ne répondez pas trop vite !

— Qu’est-ce que je risque si je réponds sur-le-champ ? Je veux dire : si je parle de mon chien ou si au contraire je n’en dis rien… ?

— Comme vous êtes maladroit en conversation ! Mon pauvre ami ! Maintenant je sais que vous avez un chien. Il ne vous reste plus qu’à me dire qu’il ressemble au mien.

— Statistiquement, il est plus facile de rencontrer une puce qui ressemble à une puce qu’un chien en tous points semblable à un autre…

— A fortiori deux êtres humains… »

Je me sentis seul, comme si je me trouvais devant mon écran à la recherche de moi-même. Mais Ben Balada interrompit mes réflexions :

« Avez-vous lu quelque chose de moi, moi ?

— Moimoi ?

— Je veux dire un de mes livres…

— J’ai allumé la télévision et… »

Je l’avais allumée en effet. J’avais pris le temps de parcourir les chemins que cet homme avait explorés avant moi. Mais étions-nous faits l’un pour l’autre ?

Journal de Ben Balada

« Il n’y a pas d’autre vie. Traverser la rue deux fois par jour, à dix heures de distance. Plonger mon regard partout où l’ombre est maîtresse des lieux, comme en ces vitrines qui n’attirent personne, sauf moi qui m’approche pour savoir, interrogeant mon reflet et le profil d’une hôtesse penchée. Cet accroissement du silence me paralyse. Je sens sur mes épaules le poids du monde. Je ne me retourne plus, je glisse comme un crabe dans cette écume. Je n’ai pas faim. Je n’envie personne. Je ne me détourne pas, je me fonds. Il n’y a aucune souffrance dans ma conversation. Pourtant, je ne dis rien de ce qui me fascine. Cette omission devrait crier. Elle ne signale même pas la raison de ma présence parmi vous. Vous me trouvez à ma place, fidèle et loquace. Mais pour dire quoi ? Pour vous le dire. Pour revenir et recommencer. Pour adhérer à votre conscience de l’Histoire et de la nécessité de créer. Sciant le corps national avec le mérite personnel. Comme si c’était possible. Comme si cela avait de l’importance. Nous avons vécu ce qu’on nous demande de vivre. Et du coup le plaisir ne répondait pas au désir. Il y avait autre chose que le désir. Et cette chose pouvait prendre plaisir. Nous ne sommes pas aussi simples que le désir. Il y a aussi un festin en nous. Le lieu d’un empoissonnement collectif. Un seul survivra. Mais qui ? Et pendant combien de temps ? Qu’est-ce qui finit par le tuer ? — Et cette rue qui est la mienne parce que je l’ai épousée, cette rue au bas de chez moi, c’est vous, c’est ce que je ne cherche pas, ce que je trouve et que je vous rends chaque jour, tandis que mes fascinations s’absentent et que vous m’ouvrez les portes du bonheur. Je reviens par habitude. J’ouvre ma porte par souci de bien faire. J’entre par nécessité. Je deviens seul. »

Coulures de l’expérience

Capolar

On a tout ce qu’il faut pour consulter Google. Malheureusement, ça ne compte pas pour la télévision. Vous pouvez passer dix heures par jour à consulter Google, la télévision s’en fout. C’est la télévision qu’il faut regarder. En ce moment, tout le monde est branché sur Un chien d’enfer. Votre compteur témoigne de votre assiduité. Ils le relèvent en temps réel. Je ne suis pas fou. Je calcule moi aussi. Entre le temps passé à la boutique, chez Google, au lit et ailleurs, je manque de temps pour tester les nouveaux jeux et m’intéresser à mon futur (avec Clarissa). Et le livre continuait de grossir. Il y avait une limite. Je le savais. Je le sais. Sinon on ne joue pas. La télé couinait en noir. Je fumais mon cigare du dimanche. Je perdais encore mon temps à penser à ce que j’allais répondre au questionnaire Qualité du produit. J’ai vidé la boîte sur la table. Et c’est là que j’ai remarqué le double fond.

Il n’était pas verrouillé. Avant, on verrouillait nos cachettes, à cause de l’ennemi qui avait aussi les siennes. On s’entretuait. Je suis revenu de la guerre avec quelques trophées. Clarissa ne les regarde jamais. Ces têtes coupées semblent vivantes. J’avais rencontré le type qu’il faut dans ce genre de situation : un taxidermiste qui haïssait les musulmans. Il n’en restait pas beaucoup. Et j’en ai déniché un. C’était un chien. Il ne parlait plus. Je lui ai montré les têtes. Il en a jeté deux d’un air dégoûté. Et je suis revenu chercher les autres deux semaines plus tard. Du travail d’artiste. Je voulais raconter ça à Clarissa. Elle était venue chercher une boîte de cartouches. Avec des balles équilibrées pour le tir de précision. Ces types, je les avais tués de mes propres mains. On ne pouvait pas raconter ça à la télé, mais c’était chez Google. Alors des gens entraient dans la boutique avec un air de tout savoir sur moi et je les renseignais. C’est comme ça que je fais rentrer le fric.

J’ai retiré le double fond. Il ne cachait pas grand-chose : le plan du jeu. Une sorte de tapis pour les dés et les pions. Avec amortisseurs statistiques et couloirs de la mort. J’en ai bavé de joie. J’étais le seul à le savoir. Qui d’autre que moi aurait l’idée d’un double fond ? À part Clarissa que j’aimais parce que je la désirais.

Le plan était le suivant :

F:\TELEVISION\L'AMERIQUE\LE VOYAGE EN FRANCE\MARVEL IN HELL\CANNIBALES\signes\chiasme.jpg

Journal de Ben Balada

« Un jour, il ferma sa porte définitivement. Si ! Si ! C’était définitif. Enfin... pour toujours. Ce toujours qui a une fin. Je montais et descendais tous les jours, m’interrogeant devant sa porte. N’osant appeler, alors que nous nous connaissions depuis toujours. Ce toujours... Et à mon tour je m’enfermais, mais seulement pour la nuit, avec quelqu’un. Il y a toujours quelqu’un près de moi. Il y a toujours eu quelqu’un. Quelqu’un de toujours... de jamais... quelquefois. Mais je n’ai pas l’intention d’aller plus loin avec vous. Je vous connais si peu ! D’hier ? dites-vous. Je revenais... Je reviens toujours quand ça arrive. C’est ça la poésie. Vous ne pouvez pas comprendre. Me comprendre. Comprendre que toujours... jamais... quelquefois... Hier ? Cela me semble si loin. C’est toujours... Ne me parlez plus. Je pense à lui, en effet. J’allais dire : évidemment. C’est encore... Cette porte que j’ai ouverte si souvent, toujours... Nous nous parlions. Comme vous et moi. Mais depuis plus longtemps qu’hier. Chaque fois franchissant cette distance de jours. Nous nous comprenions. Je crois maintenant que nous choisissions ces moments en même temps, vous savez : revenant après une dure journée, y pensant dans le métro et se retrouvant au bas de l’escalier à la fois surpris et avisés, prêts à remonter chacun à son étage, nous arrêtant devant sa porte et lui me proposant de l’ouvrir pour que nous puissions continuer de nous entendre. Cette fenêtre est notre témoin. Avec quel soin il continue d’entretenir ses géraniums, nos géraniums, car il faut que je vous confie que... »

Lui, moi, ces gens que je croise plusieurs fois par jour parce que je ne m’en vais pas. Ce matin une voiture a failli me renverser, là, où nous sommes vous et moi en ce moment. Voyez comme j’y reviens avec délectation ! Je vous aime à ce point.

Coulures de l’expérience

« Si on regardait la télévision ? me dit Ben Balada. Ils passent le premier épisode d’Un chien d’enfer. Tenez, ce type, Robert Lalus, je le connais. Je n’en ai encore jamais parlé. Mais je le connais mieux que je vous connais. Appuyez sur le bouton orange. Ça met en route le compteur. Je suis en retard de quelques heures ce mois-ci. Mais je vais me rattraper. Vous serez là pour m’aider. Le bouton orange… »

La télé s’allume : un type que je ne connais pas se met à parler : j’en ai vu d’autres :

Journal de Ben Balada

Achevons la semaine sur un coup de colère ! — Pestons une fois de plus contre les salauds qui empoisonnent nos existences — ne nous séparons pas sur une note d’optimisme comme nous le fîmes la semaine dernière tandis qu’il était samedi et que je pensais que nous étions, vous et moi, dimanche ! — mais que ne sommes-nous pas chaque fois que nous reprenons le fil de nos chemins — et donc de nos conversations ? — le temps d’un dimanche que nous mettrons à profit pour explorer en profondeur le moindre détail de nos destins — personnellement ajoutant des hormones à la nourriture de mon poisson rouge — ce qui ne le fait point crever — au contraire il impressionne par sa ressemblance comportementale avec l’être humain — il ne lui manque que la parole — et l’homme que vous êtes en semaine prend le temps de s’interroger aussi sur ces détails qui n’appartiennent qu’à moi — car vous n’êtes que de passage — on s’ennuie avec vous si on ne prend pas la précaution de vous divertir avec les moyens de la curiosité mise au niveau de l’indiscrétion — i hate speech — et juste avant que vous nous quittiez pour de bon avec ce que vous êtes venu chercher pour compléter votre table — j’exprime ma colère en termes sibyllins — car je ne veux point choquer autour de moi — je ne veux pas qu’on sache que je vous aime au point de tout vous dire de ce que je pense des autres quand ils s’acharnent à modeler mon visage dans la simple intention de ne pas vous épouvanter — moi l’aveugle sans langue — à l’affût du moindre tintement qui me parvient parce que les odeurs s’en trouvent exaltées — et je vous remercie de manquer de tout à l’heure de recevoir vos invités — je m’accroche à vos basques comme un petit chien qui veut sortir avec la personne qu’il aime — sortir pour pisser avec vous contre le tronc de n’importe quel être humain transformé en statue de square — encore un salaud dont il faut étudier la biographie officielle si on ne veut pas passer pour un con !

Télévision

Robert Lalus

Je dors bien, mais il suffit d’un rien pour me réveiller. Heureusement, je dors seul. Je vis seul aussi. Et je ne partage pas ma précieuse solitude. Par contre, au travail, je suis bon compagnon. Je m’appelle Robert Lalus. J’habite au sixième sans ascenseur. Une fenêtre, un plafond en pente, un plancher qui craque, un robinet (il grogne), une poubelle (que je descends une fois par semaine et une bouteille de gaz qui me rompt les vertèbres au moins chaque mois. Je suis poli.)

Mes rêves m’enchantent. Je n’ai aucune raison de me plaindre. Je ne mens pas. Essayez le mélange cognac plus colocaïne. Dix heures de sommeil garanties. Et des vacances dans les pays les plus lointains. Cette distance est impérative. Une fois (une fois seulement), j’ai passé une semaine dans le pays voisin : un enfer. Le contraire de l’aventure tranquille entre la mer et le ciel. De l’argent jeté par les fenêtres. Je n’ai pas recommencé. Nathalie m’en a voulu. Elle m’en veut encore :

« Si tu veux coucher, ce sera chez toi ou nulle part ! »

On dirait le robinet quand elle parle. Nos bureaux sont voisins, ce qui explique la relation. Après le coup, elle parfume l’atmosphère avec une bombe. Le sperme plus sa sueur. Elle ne tient pas à donner des preuves de notre amour. Elle se contente de la rumeur. Sauf depuis ce voyage en Espagne. On est rentré une semaine plus tôt que prévu. Elle était furieuse. Elle a fermé la porte entre nos bureaux. Je l’ai défoncée.

Je ne sais pas de qui je tiens cette violence. De mon père ou de ma mère. Personne ne s’interpose entre moi et mon désir. Même pour les choses sans importance vitale. Je suis têtu. Et je m’emporte facilement. J’ai écopé d’un rappel à la loi. Mais c’était avant de rencontrer Nathalie. J’ai oublié ces circonstances. Personne n’est mort.

Je suis parfaitement conscient de traverser l’existence sur un fil. De deux choses l’une : ou le fil casse ; ou je perds l’équilibre. La question demeure (deux en une) : Qui casse le fil ? Qui me pousse ? Un jour j’ai reçu un prospectus commercial sur la gueule : je m’en suis pris à un type qui lisait un magazine, assis sur un banc. Je l’ai traité de pédophile. Il n’a pas compris. Je devais me tromper de personne, me suggéra-t-il.

Cette nuit-là (celle que je vous propose de vivre avec moi), j’ai été réveillé par un cri. Un cri qui n’appartenait pas à mon rêve. J’étais parfaitement éveillé quand un second cri de même nature a secoué la nuit. Je me suis levé pour jeter un œil dans le corridor. Il était plongé dans l’obscurité. Aucun rai de lumière sous les portes. Quelqu’un rêvait à haute voix.

C’était la première fois que ça arrivait. D’habitude, ce sont des pas qui me tirent du sommeil. Le tapis du couloir est épais, mais pas assez pour annuler les effets des pas. Ensuite, une serrure est activée, mais je suis, comme je l’ai dit, déjà réveillé. J’ai alors besoin d’au moins deux heures pour retrouver le sommeil, cognac plus colocaïne sans effet cette fois. Mon cœur bat la chamade. Je l’entends. J’en veux au monde entier. Si Nathalie était là, je la violerais.

Mais cette nuit, Nathalie n’était pas là, le couloir était désert, les portes étaient fermées sur l’obscurité des intérieurs et le cri recommença plusieurs fois. Je me suis un peu avancé dans le couloir, sans actionner la minuterie. Il me fut impossible de situer le cri. Les portes demeuraient muettes. Et le cri recommençait. Personne ne sortait pour se renseigner. J’étais seul. Peut-être le seul à entendre ce cri. Cette idée me rendit fou. Je retournai dans mon appartement en hurlant de terreur.

Je retrouvai une espèce de tranquillité agitée dans mon lit. On ne criait plus. Ni moi ni la nuit. Je fermai les yeux pour retrouver le sommeil. Trop tard : il était déjà six heures. J’avais passé quatre heures dans le corridor.

Je suis allé au travail avec cette idée dans la tête : j’étais fou. Dans le métro, on me regardait en coin. Je rencontrai même un regard qui m’en voulait de sortir alors que je savais que quelque chose ne tournait pas rond dans ma tête. Au bureau, Nathalie consultait déjà des brochures de croisières. Je me suis assis sur son bureau. Je pensais à autre chose qu’aux îles lointaines, on s’en doute.

J’ai passé comme ça une journée à ne rien faire. Nathalie non plus ne fit rien ce jour-là. Elle s’inquiétait pour moi. Elle me trouvait plus triste que d’habitude. Elle prononça même le mot « sinistre ». Pas moyen de bander. Je l’ai quittée sur le coup de quatre heures de l’après-midi, avec donc une heure d’avance sur l’horaire. Elle m’a encouragé à retourner chez moi pour boire de la tisane. Si elle savait ce que je bois…

Mais je ne suis pas rentré chez moi. J’ai flâné sur les quais. J’ai vidé un ou deux verres dans un troquet. Je n’ai parlé à personne. Le ciel était gris. Il pluvinait de temps en temps. Je suis resté plusieurs heures à me lamenter sur un banc. Je lançais des regards terribles aux passants. Je ne sais pas comment j’en suis arrivé là.

Je suis rentré sur le coup de dix ou onze heures du soir. Je tombais de sommeil. J’avais dû parcourir des kilomètres. J’étais trempé. Heureusement, j’ai ma clé. Personne dans l’escalier. Je n’étais pas attendu après tout. J’ai pris une douche brûlante et j’ai enfilé mon pyjama. Il me tardait de me glisser dans mon lit pour retrouver le sommeil. Pendant toute cette maudite journée, j’y avais réfléchi sans arriver à me raisonner : Était-ce le sommeil que j’avais perdu ? Ou autre chose ? Et Nathalie qui me harcelait avec ces photos de plages blanches et d’eaux transparentes « comme devrait l’être l’amour de deux êtres qui sont faits pour se rencontrer ».

J’avais même la brochure dans la poche de mon blouson. Et je n’ai pas pu résister à l’envie de la feuilleter, enfin, sans Nathalie et ses commentaires moralisateurs. Je n’avais pas sommeil. Quelque chose croissait dans ma tête. Je ne savais pas quoi. Je me sentais habité. J’avais toujours redouté ce genre de situation.

Mais finalement, je me suis endormi. J’ai même rêvé, mais je ne me souviens plus de quoi. Ce qui est sûr, c’est que j’ai encore été réveillé par le cri. Ce n’était pas le mien. Personne ne criait à l’intérieur de moi. C’était un cri extérieur. Cette fois, je ne suis pas sorti. J’ai attendu. Et j’ai bien fait.

Le couloir s’est empli de bruits de pas. Il était impossible de les compter ni de savoir d’où ils venaient, où ils allaient, ce qui se disait… Les gens parlaient. De plus en plus fort. Il y avait de plus en plus de gens. Tout le monde avait dû sortir dans le couloir. Et plus personne ne criait ce qui, en un sens, me tranquillisa.

Je n’avais jamais entendu un pareil vacarme dans cet immeuble. Je ne me souvenais (pour comparer) que du bruit de l’aspirateur de madame Jaunard, sa voix de poule qui a pondu pour le bien de la Nation, ses reproches adressés à la cuvette des WC communs. Moi, je ne parlais jamais et je prenais soin de bien marcher au milieu du tapis, là où il avait conservé son épaisseur, car en général, les habitants marchaient sur les bords, à droite ou à gauche selon la disposition de leur porte.

Une heure plus tard, on criait toujours dans le couloir. On traînait des choses, on se bousculait, on s’adressait des avertissements criards. Moi, j’étais dans mon lit. J’avais la brochure de Nathalie dans les mains, ouverte à la page des tarifs, je ne sais pourquoi. Je suais à grosses gouttes. Je ne buvais pas (la bouteille n’était pas à portée), je ne fumais pas, je ne pensais à rien de particulier. J’écoutais. Jamais je n’avais entendu un pareil concert.

Le cri avait-il disparu dans ce chahut ? Je n’en sais rien. On ne criait peut-être plus. On était peut-être mort. Ou emporté sur un brancard pour être soigné dans un établissement médical. Ou chirurgical. J’ignorais ce qui s’était passé.

Il s’était forcément passé quelque chose. Et c’était la première fois que ça arrivait. Juste au moment où je perdais mes repères. On frappa à la porte.

Je n’eus pas besoin d’ouvrir. J’éteignis ma lampe de chevet. Geste inutile, car la lumière du couloir envahit ma chambre. La porte resta ouverte. Une silhouette m’attendait, les mains dans les poches de ce qui devait être un pardessus. L’homme (car ce n’était pas madame Jaunard) portait un chapeau à larges bords. Je m’étonnai qu’il ne l’eût pas ôté. C’est toujours ce qu’on fait en entrant quelque part. C’est du moins ce que je ferais. Mais je ne porte pas de chapeau. Il y a longtemps que les gens ne se coiffent plus d’un chapeau. Je porte un bonnet de laine quand le temps est gris. Ou une casquette si je rêve de vacances. L’homme parla :

« Vous ne pouvez plus rester ici, dit-il. Vous devriez partir.

— Partir ? m’étonnai-je. Mais je suis chez moi !

— Suivez mon conseil. Vous avez beaucoup d’affaires à emporter ?

— Pas grand-chose… J’ai vendu tous mes livres cet hiver…

— Où se trouve votre valise ? »

L’homme était entré. Il n’était plus une silhouette, mais une ombre qui traversait mon espace intime sans se soucier de ce que j’en pensais. Il cherchait la valise à l’endroit que je lui avais indiqué. Il ne lui fallut pas longtemps pour remplir la valise. Il savait ce qu’il faisait. Il en avait l’air en tout cas.

« Habillez-vous, me dit-il. Prenez un parapluie. J’ai oublié le mien. »

Je fis comme il disait. Je fus bientôt prêt. Mais prêt à quoi ?

Journal de Ben Balada

Je tiens à préciser que je ne suis français que pour moitié, l’autre moitié venant tout droit de la péninsule ibérique. Vous voyez que je n’ai pas dit espagnol. Cette langue épaisse qui s’est couchée sur les Pyrénées est la mienne. Sa pointe court encore jusqu’aux premiers volcans, ou presque. Or, cette moitié y a ses racines. Vous voyez à quel point je peux considérer que j’appartiens plutôt à cette langue, ce qui m’éloigne sensiblement des constructions intellectuelles qui, paraît-il, forment le piémont de votre civilisation. Il en est ainsi des drapeaux : on les couche et ils se montent. Le vôtre descend du froid, le mien, si c’est un drapeau, coule depuis la mer et les terres de son horizon. La grande boucle méditerranéenne laisse sa trace dans le puits sans fond de mon imagination. Et cet anneau se laisse à son tour étirer vers d’autres perspectives. C’est tout ce que j’en sais. Je ne passe pas autant de temps que vous à regarder dans l’intérieur qui m’explique, préférant me laisser absorber par ce qui se passe dehors, même si je n’y comprends pas grand-chose et si cette chose, aussi petite soit-elle, n’explique rien qui vaille la peine d’être dit entre nous. La psychologie est trop empreinte de temps et le temps pas assez révélateur de l’attente pour que je leur accorde l’essentiel de la place qu’il me semble occuper ici. Je penche pour les lignes et l’espace qu’elles décrivent sans qu’il soit besoin de se livrer à de savants calculs. Les arbres parlent à ma place. Et les fruits nous rapprochent. Nous n’entretenons pas cette distance. Elle ne nous sépare pas non plus. Elle est simplement ce que nous acquérons en même temps. S’il devait se passer quelque chose de tragique entre nous, cela commencerait par un reproche et je me souhaite de ne pas en être l’auteur, si cela devait arriver, dis-je. Mais ce qui n’arrivera pas, au bout de cette intrigue conçue pour nous assembler, c’est ce qui leur arrive parce qu’ils ont perdu le sens de la terre en inventant celui du devoir. Pourquoi ne pas les haïr ?

Zone 2

Quelques heures plus tôt, Guenoire et Maque revenaient du chantier de l’autoroute. Maque ne cachait pas son bonheur d’avoir ébloui son ami Guenoire. Il avait même débouché sa petite bouteille. Et Guenoire, qui feignait d’avoir connu le bonheur, en vida la moitié d’un coup pensant elle me revient de droit maintenant nous partageons tout même Clarissa tu ferais bien de t’enfoncer ça dans le crâne Julius !

Ils rencontrèrent Alice Qand au pied de la tour qui avait servi de HP à toute la ville et les environs. Elle en sortait, accompagnée d’une patrouille de quatre hommes armés de fusils d’assaut. Ils la suivaient à quelques pas de distances. Elle portait son tablier sur l’épaule, ayant revêtu la combinaison officielle des citoyens, ce qui la distinguerait toujours des éventuels ressortissants et des étrangers toujours à l’œuvre dans les moments tragiques de la République. Julius Maque, qui la connaissait, traversa la rue (ce qu’il en restait) pour la saluer, ce qu’il fit avec une profusion de gestes convenus. Guenoire faillit passer à travers l’ouverture d’une vitrine, pensant s’appuyer sur une vitre parfaitement astiquée. Pendant une demi-seconde, il craignit de s’être ridiculisé. Maque était sans doute en train d’expliquer à la fille que son « ami » était devenu bouseux suite à une cavale. Mais il y avait prescription maintenant. Maque avait commencé à apprécier cette « explication valable ». Guenoire était trop loin pour entendre leur conversation qui avait l’air bien engagée. La fille riait. La combinaison citoyenne lui allait à merveille, notamment au niveau des hanches. Guenoire appréciait toujours la beauté des filles. Faute d’esprit, elles pouvaient compter sur un beau cul, le mot cul englobant ici l’ensemble des membres de la créature. Maque lui fit signe de les rejoindre.

Les soldats en profitèrent pour griller une cigarette à l’abri des caméras toujours en fonction. Guenoire secoua ses bottes avant de toucher la main de la fille.

« Docteur Alice Qand, dit Maque en montrant ses dents. Elle vient de perdre son boulot… Tu as entendu parler de Margaux ?

— L’ingénieur de la SAM ? fit Guenoire qui regardait la télé quand il était à la campagne.

— Il l’a virée.

— Mais j’ai trouvé un autre emploi, » dit la belle en souriant au beau spécimen de mâle qui lui tendait une main tremblante.

Guenoire laissa les doigts fins caresser les siens. Si c’est pas de l’électricité, pensa-t-il, c’est que je m’y connais pas.

« Je savais pas qu’ils embauchaient des toubibs en zone 3, dit Maque.

— Je ne suis pas médecin, dit Alice.

— Des doctorats, fit Guenoire qui s’allumait, y en a plein.

— On dit qu’ils ont balancé tous les Margaux dans la Geine, dit Maque. Si c’est pas malheureux !

— Tous sauf un, dit Alice qui s’allumait elle aussi.

— Ah ouais ! fit Maque qui commença du coup à s’intéresser à autre chose.

— Il en reste un là-haut, » dit Alice.

Guenoire se fichait des Margaux comme de sa première communion. Maintenant qu’il était tout près de la fille, il en appréciait l’esthétique que la combinaison synthétisait au mieux. Une sacrée idée du système, ces combinaisons. Elles vous collaient à la peau. Et tant pis si vous étiez mal foutu. Être citoyen ne vous donnait pas droit à dissimuler votre misère derrière des apparences flatteuses. Vous étiez ce que vous étiez. Seuls les ressortissants et les étrangers pouvaient se permettre de modifier leur aspect pour ne pas avoir l’air trop tarte. C’était d’ailleurs à ça qu’on les reconnaissait, quitte à confondre le beau citoyen moche avec eux. Finalement, les moches étaient des citoyens. Et on avait de la chance si on couchait avec un beau citoyen, parce que fricoter avec le ressortissant ou l’étranger pouvait vous coûter votre place. Mais Alice Qand n’avait pas perdu sa place pour ce genre de raison. Elle était victime de la décision du système qui avait ordonné la destruction des Margaux. On pouvait en conclure que l’ingénieur Margaux était lui aussi au chômage. Ou alors il avait d’autres talents.

« On peut le voir ? demanda Maque.

(Il avait de la suite dans les idées et ne s’intéressait plus du tout aux promesses de la fille)

« Je ne vous le conseille pas, Julius…

(Elle l’appelait Julius…)

…le malade est toujours dans sa chambre.

— Le malade ? Quel malade ? s’exaspéra Maque.

— Ben Balada. Vous le connaissez sans doute… ?

— Si je le connais ! Qu’est-ce qu’il fabrique dans cette chambre, nom de Dieu ?

— Il manque une décision officielle à l’avis de transfert, expliqua Alice qui commençait à regretter d’avoir accepté ce sujet de conversation avec un type qu’elle ne connaissait pas assez pour lui faire confiance ou le contraire.

— L’administration ! » fit Maque en imitant le facteur aux écritures de Tati.

Tout le monde rit. Les soldats se gondolaient plutôt. Ils donnaient l’impression d’être assez cons pour ignorer de quoi il était question de rire.

« Il sera transféré demain, dit Alice.

— À Grand-Parc, je suppose…

— Et le dernier Margaux sera détruit sur place.

— J’aimerais bien voir ça ! » grogna Maque.

Guenoire n’eut pas le temps de revoir le fond des yeux d’Alice. Maque l’avait empoigné par la manche et l’entraînait maintenant à l’intérieur de la tour.

« Après tout, beugla-t-il, c’est ma concession ! »

Les deux hommes disparurent dans l’ombre de l’escalier. Alice frotta ses lèvres avec la pulpe de son pouce. La chambre de Ben Balada était au trente-troisième étage. Des paliers de six mètres. Le compagnon de Maque n’avait pas une tête à se priver d’ascenseur.

Elle fit signe aux soldats qu’on pouvait se remettre en route. Ils reformèrent aussitôt leur quadrille. Maintenant elle avait envie de rejoindre la zone 3 au plus vite, avant la tombée de la nuit en tout cas. Il fallait une bonne heure pour traverser la 2. L’état des rues ne permettait pas d’espérer mieux, d’autant que les soldats étaient lourdement chaussés. Elle entendait le bruit de succion provoqué par leurs godillots. Ils s’en tenaient au silence de la parole. Personne ne leur avait demandé de se plaindre ou de faire des commentaires. Elle avait trouvé un travail dans le camp des ouvriers. Rien de jouissif ni de bien payé, mais en attendant mieux, elle s’y ferait. Ce n’était pas la première fois qu’elle changeait de cap. Elle était toujours à la barre. Et si elle avait plusieurs fois goûté à la baille et à ses dangers, elle s’en était toujours tirée sans blessures autres que profondes, profondément enfouies sous le magma des ressources alimentées par le désir. Ben Balada disparaîtrait définitivement de sa vie au premier coup de pioche dans la terre. Elle avait cet espoir : trouver quelque chose, sachant qu’il n’y avait peut-être rien à trouver. De temps en temps, il faudrait supporter les cris de victoires des chanceux qui seraient peut-être des agents du système chargés de conserver l’illusion. Elle avait souvent travaillé avec des explorateurs sans fortune. Elle n’avait jamais rien trouvé. Même Margaux ne lui avait rien appris de neuf. Elle oublierait Margaux, son exosquelette, Ben Balada et tout ce qu’elle venait d’expérimenter pour rien. Elle allait retrouver la horde nécessaire des aventuriers du coup de dés. Et elle accepterait comme les autres la chance qui sourirait à certains, sans douter un instant, du moins au niveau de la conversation, qu’il pourrait s’agir de suppôts du système. Un système d’abord soucieux de perpétuer la tradition du coup de pot.

Une heure plus tard, elle franchissait un petit jardin encore fleuri qui servait d’interzone. La zone 3 commençait par un interrogatoire. Les soldats qui l’avaient accompagnée tournèrent les talons sans répondre à son salut. Et elle s’installa devant le poste des questions réglementaires.

 

 

Chapitre V

Zone 3

La pièce était étroite, sans fenêtre et meublée d’une table et de deux chaises. Les murs, peints en vert, proposaient en sous-couche une interprétation du printemps champêtre. Avec un peu d’attention, on y découvrait, selon ses propres goûts, des personnages nus arrêtés dans des positions équivoques ou des animaux pelucheux dont la blancheur contrastait avec les jaunes rayons d’un soleil de pacotille. Alice Qand, qui était un homme, s’employa à dissimuler ce détail sous la table dont le rebord recevait sa généreuse poitrine qui n’avait jamais nourri personne d’ailleurs. Un garde-chiourme l’avait autorisée à fumer et lui avait même apporté un cendrier de cristal ciselé. Avec la démolition de la Cité, les administrations disposaient d’une foule d’objets encore destinés à égayer les lieux les plus isolés. La peinture des murs avait dû appartenir à un bordel.

Le lieutenant Romski, ayant briqué ses galons sur le paillasson avant d’entrer, se présenta comme le seul spécialiste crédible des questions réglementaires. Avant de s’asseoir de l’autre côté de la table, il exposa ses connaissances et les victoires qui avaient sanctionné son savoir-faire. Il déposa délicatement sur la table, après avoir repoussé en grimaçant le cendrier où se consumait un mégot particulièrement odorant, la machine à poser des questions. Cet interrogatoire était le préliminaire indispensable et obligatoire à toute embauche dans la zone de travail, la zone 4 où les premières fondations du pont autoroutier érigeaient leurs armatures d’acier.

« Un spectacle formidable ! exulta-t-il.

— Je n’ai encore rien vu, fit Alice d’une voix déjà épuisée par le rythme lambin de la procédure.

— Vous ne verrez rien avant d’avoir répondu à mes questions.

— Je croyais que c’était la machine qui les posait…

— Non… pas exactement… Je lui pose les questions et elle les reformule…

— Ça promet ! »

Romski dut se baisser pour brancher la prise dans le bas du mur. Un berger, émoustillé, poussa un petit cri d’angoisse sereine. Romski se releva, le visage empourpré.

« J’ignore qui a eu l’idée de peindre ces murs avec cette fresque vivante. À mon avis, ce n’était pas une bonne idée.

— Déposez un recours…

— Qui peindra les murs alors ? » s’écria Romski.

Alice haussa les épaules et regarda les diodes clignoter sur le tableau de bord de la machine.

« Moi ! rouspéta Romski. Ils m’obligeront à repeindre les murs moi-même ! Et vous savez pourquoi ?

— Non.

— Parce qu’il n’y a pas de peintres en zone 3 ! »

Il appuya sur un gros bouton rouge et la machine se mit à ronronner docilement. C’était un de ses aspects trompeurs. Et ce n’était pas le seul. Alice avait entendu parler de ce mécanisme d’un autre temps. Mais le système n’avait pas prévu de vous torturer. À l’issue de l’interrogatoire, vous étiez embauché ou vous retourniez en zone 2 où un soldat se chargeait en silence, malgré vos bruyantes protestations citoyennes, de vous pousser en zone 1 où se trouvait les bureaux crasseux de l’administration du chômage. Bureaux qui avaient connu de meilleurs jours du temps où le chômage était un système intégré à l’économie de marché et où ses employés bénéficiaient de tous les avantages accordés aux serviteurs de l’État.

« Forcément, disait Romski, ici on n’a pas besoin de peintres. On peindra plus tard, je suppose, une fois que les gros travaux seront achevés. Mais je crois que les panneaux de circulation arrivent tout peints de l’usine. Merde ! Je me demande si on peindra quelque chose à la fin… »

Il réfléchit, se frottant la pointe d’un menton mal rasé.

« Mais je ne serai plus là pour supporter ce mur, » conclut-il.

Il s’assit et tourna la machine pour avoir la console bien en face. Il lui fallut quelques longues minutes pour en vérifier chaque diode. Il actionna encore quelques boutons, ajusta un son pour le spatialiser et chaussa ses grosses lunettes peut-être connectées. Maintenant, ses yeux fixaient ceux d’Alice qui se sentit moins homme. Elle souleva légèrement ses seins. Le bord de la table frotta son ventre jusqu’au nombril. Du coup, elle dépassait Romski d’une bonne tête. Il avala sa salive comme s’il éprouvait soudain des sentiments. Alice pensait ne me regarde pas dans les yeux chien de fonctionnaire et Romski alluma enfin l’écran de contrôle qui l’occupa alors tout entier. Alice, satisfaite de cette première victoire sur les inconvénients du système, retrouva une érection digne des bergers qui batifolaient dans le dos de Romski.

Zone 2

Les cages d’ascenseur étaient vides. Maque se pencha pour jeter un œil dans la colonne où pendaient des câbles d’acier.

« Ils ont vraiment tout vidé, dit-il à Guenoire qui commençait à gravir l’escalier.

— À quel étage déjà ? demanda Maque.

— 33e. C’est ce qu’elle a dit.

— Il doit être enfermé dans la chambre. Il va falloir défoncer la porte.

— On reprendra notre souffle avant. »

Maque suivit Guenoire. Il haletait déjà, à cause de l’état de son cœur. Il pensait si jamais je n’y arrive pas Guenoire fera le travail aussi bien que moi ensuite je lui expliquerai il a l’air aussi intéressé que moi par la Margaux il faudra que je le descende. Il voulait montrer sa bonne humeur mais y renonça dès le premier palier. Au même moment, Guenoire entamait la montée vers le troisième étage. Des paliers de six mètres. Guenoire avait tout calculé. 6 mètres, des contremarches de 16… 37/38 marches par palier. Multiplié par 33. 1200/1300. 1110 marches à assumer. 3 par seconde en moyenne. 430/450 secondes. Divisé par 60. 7/8 minutes. Mettons dix. Maque ne tiendra pas le coup. Ensuite, je monte sur le toit. Et je me taille avec Margaux. Je le tuerai !

Les deux hommes complotaient l’un contre l’autre chacun de leur côté. Au trente-troisième étage, Ben Balada se préparait à voyager le plus loin possible. Il n’avait jamais été loin. Il avait rêvé de l’Amérique à une certaine époque, mais l’enfance était passée et les travaux de survie l’avaient tellement occupé qu’il en avait oublié ses rêves d’avenir. Il y avait un moyen de ne pas quitter l’enfance, première condition à mettre en œuvre pour assurer la réussite : écrire des fictions. Mais il avait manqué d’imagination et sa plume n’avait parcouru qu’un interminable journal où la réalité prenait le pas sur la fiction. Et l’enfance était revenue dans la peau d’un personnage. Et ce personnage confondait les personnages, les faits et les lieux où tout cela s’était effectivement passé. On aurait dit qu’à l’intérieur de lui un démon (appelons ça comme ça) agissait pour que l’enfance ne fût plus ce qu’elle avait été. Il feuilleta le journal qui était un gros cahier dont les pages étaient noircies par une écriture presque microscopique. Il ne pouvait pas l’emporter et comme il ne savait pas où il allait, il était inutile d’attendre le lendemain pour poster le paquet en espérant que les agents de La Poste ne le pillent pas pour s’en torcher le cul. De toute façon, le contremaître arriverait à la première heure pour accomplir sa tâche : embarquer l’exosquelette et remettre Ben Balada aux autorités sanitaires. Mais pourquoi penser s’en sortir de cette manière puisque c’était impossible ? Il ne connaissait personne à qui envoyer le cahier. Le bureau de poste n’ouvrait pas avant neuf heures. Et l’équipe de nettoyage pointerait à huit. Or, il n’était pas prévu de faire entrer dans l’exosquelette autre chose que le corps nu d’un être humain. Le cahier devait donc être abandonné au sort. Mais y avait-il un autre sort que la poubelle et le feu ? À part le trou des chiottes. La vision de ces pages arrachées souillées de merde de salarié au service du système tourmenta Ben Balada pendant plus d’une heure. Et s’il n’avait pas entendu, malgré ses pleurs, des bruits de pas dans le couloir, il se serait laissé surprendre par l’irruption dans la chambre d’un personnage qu’il ne connaissait pas et qui, visiblement, n’appartenait pas au personnel des démolitions nationales. Il vérifia la fermeture de la porte. Il n’en possédait pas la clé. La question de l’ouverture n’était pas encore résolue. La porte se fermait, bien évidemment, de l’extérieur. Et c’était un modèle de porte conçu pour ne pas être ouvert de l’intérieur. Ben Balada savait, par expérience, que même Margaux ne pouvait pas démolir ce blindage à l’épreuve de toutes les folies.

Les pas s’étaient approchés du paillasson, en admettant qu’il y eût un paillasson au pied de cette sorte de porte. Ben Balada n’avait jamais prêté attention à ce détail. Comme on n’entendait plus rien, il supposa qu’une oreille était collée à l’extérieur du panneau. Il se retint de respirer pendant trente secondes, eut un vertige et reprit son souffle dans un affolement qui lui scia les jambes. En même temps, la serrure s’agitait. Pour l’instant, rien ne tournait. Impossible de se jeter par la fenêtre. Il n’y avait pas de fenêtre. Se cacher dans le placard n’était pas possible non plus, car l’exosquelette prenait toute la place. Sous le lit !

La porte s’ouvrit. Pas d’un coup. Elle avait commencé à s’ouvrir franchement, mais la lumière de l’intérieur avait ébloui l’intrus et celui-ci se méfiait de ce qu’il ne pouvait plus voir. Il avait même tenté de refermer la porte pour se mettre à l’abri d’une mauvaise surprise. Savait-il ce qu’il cherchait ? Ou était-ce un pillard en visite ? Qui savait que cette seule chambre était encore habitée ? Qui connaissait l’existence du seul exemplaire survivant des Margaux si célèbres en leur temps ? Ben Balada lista ces noms sous le lit. La porte recommença à s’ouvrir. Il n’y avait pas de paillasson, mais s’il y en avait eu un, les pieds en auraient écrasé les poils durs. Mais ceci était une mauvaise fiction. La réalité ne voyait que deux pieds lourdement chaussés de godillots et de boue encore humide. Ben Balada étreignait son cahier-journal. Il en mordait la reliure en bavant6.

« Ben ? » dit une voix.

Ce n’était pas celle d’Alice Qand. Ni aucune des voix que connaissait Ben Balada. Il n’avait pas le temps de fouiller dans la pagaille de ses souvenirs, les perdus comme les autres. La porte s’ouvrit enfin. Oui, ce fut un soulagement et Ben Balada poussa un gémissement digne d’un moribond. Une tête apparut sous le montant du lit. C’était le visage de quelqu’un qui avait souffert. Ben Balada s’y connaissait en douleur. Il eut envie de compatir, de partager… Un genou se posa sur le sol et une main (deux fois la taille normalement admise en salle de police) empoigna son épaule. Ben Balada fut délicatement posé sur le lit. Un homme le regardait avec des yeux tristes.

« Je m’appelle Julius Guenoire, dit-il. Je viens pour l’exosquelette. On n’a pas le temps d’en discuter.

— Vous êtes armé !

— L’autre aussi est armé. Et il est plus méchant que moi. On y va ? »

 

*

 

Maque avait manqué une marche, mais ce n’était pas la cause de son malaise. Il avait atteint le neuvième étage. La douleur dans la poitrine lui arrachait des grognements de bête prise au piège de l’homme. Il n’y a que l’homme pour concevoir ce style de piège. Même les araignées sont moins cruelles. On n’entendait plus les pas de Guenoire. Il avait dû atteindre le trente-troisième étage. Il redescendrait. Il essaierait de fuir par les toits, mais il ne savait pas encore que c’était impossible, à moins de grimper dans la cage des ascenseurs, ce qui était aussi impossible sans l’aide d’un complice. Et si Ben Balada était ce complice ? Cette idée était tellement bonne que Maque trouva la force de se remettre sur ses pieds. Il eût été idiot de prétendre monter les 24 étages restants. Pas dans cet état, pensa-t-il. Il chercha un endroit où tendre une embuscade. Ben Balada était un fou et un écrivain. Il n’était certainement pas en mesure d’aider Guenoire à monter sur le toit en empruntant la cage des ascenseurs. Mais il fallait aussi compter sur l’exosquelette qui était doué d’une force surhumaine. Ils étaient trois. Et même plus si Margaux comptait pour plusieurs. Maque se sentit perdu. En principe, dans ce genre de circonstance, il renonçait à prendre le risque de perdre. Il n’y avait pas d’autres manières de réussir. Ne jamais perdre. Savoir renoncer. Ne pas tenter le diable. Il était impossible de dire si Guenoire, en compagnie de Ben Balada et de Margaux, atteindrait le toit pour ensuite s’enfuir. À eux trois, ils formaient une sacrée équipe. Une équipe de vainqueurs. Certes, Guenoire n’était pas assez intelligent pour y penser, mais Ben Balada savait se servir de son cerveau détraqué et de la force d’une machine dont il maîtrisait la manœuvre depuis des années. D’autant qu’il s’agissait d’un modèle amélioré par les soins d’Alice Qand. Ils étaient trois et en valaient au moins quatre, sans doute plus. Il était inutile d’espérer sortir vainqueur et vivant de ce traquenard inattendu.

Journal de Ben Balada

Le choix d’un poste d’observation ne se fait pas au hasard — on sait ce qu’on cherche — on ne sait pas ce qu’on va trouver — devant le « Papagayo », je sais ce que je vais trouver — mais ce n’est pas par hasard que je choisis cette anfractuosité — si c’est le terme qui convient à ce porche — cette entrée devais-je dire, car on m’interrompt souvent — ce qui m’apparaît comme autant de provocations — et j’ai quelquefois des mots avec ces habitants qui me dévisagent parce que mes vêtements sont les leurs — et que mon visage est aussi glabre que les leurs — les mêmes mains parlent en même temps — je suis des leurs et je n’explique pas ce que je fais ici — dans cette ombre que j’ai fabriquée en brisant toutes les sources de lumières artificielles — « si c’est vous, on le saura tôt ou tard ! » — Ils ne sauront rien de plus — ils devront se contenter de ce que je leur donne à penser — actionnant la pierre de leurs briquets — et disparaissant dans l’ombre mouvante de l’ascenseur en même temps que leurs voix s’entrechoquant — l’un d’eux plus virulent que les autres — un autre s’évertuant à minimiser l’« affaire » — comme si c’était de ce côté que les choses se passaient — comme si l’entrée du Papagayo n’avait pas l’importance que je lui accordais momentanément — voyant ces visages se ressembler tandis que je m’efforçais d’en distinguer les différences — fasciné que j’étais par l’être pris en flagrant délit d’enfantillage — entrant avec lui dans ce mélange de passions aussi peu diverses et représentatives que possible — comme si je ne le savais pas déjà — importuné par les habitants de l’immeuble qui me posent toujours les mêmes questions — n’ayant pas trouvé un seul moment de paix intérieure pour mémoriser le spectacle du divertissement — pouvant à peine distinguer l’homme de la femme — me fiant aux cuisses rapides et aux effluves tournoyantes — parfums et fumées tournoyant dans l’air saturé de conversations ne me concernant pas alors que je me sens au centre de ce qui va immanquablement se passer si je n’interviens pas.

Télévision

Nathalie Alzan

Les enfants tapent dans la balle. La balle rebondit sur le mur. Elle rebondit par terre. Les enfants la frappent encore. Et ça n’arrête pas. À la fin, je suis allée me plaindre chez le concierge. Il m’a dit :

« Ce sont des enfants. »

Comme si je ne le savais pas. Ils jouent dans le patio. Entre quatre murs. Pour remonter, il faut traverser le patio. Ils cessent de jouer. La balle est dans une flaque. Je monte. Je croise des gens que je devrais connaître. Chez moi, ça recommence. J’ai mal au crâne. Je ne trouve pas le sommeil. Robert m’appelle.

« Allô… Oui… c’est moi… D’accord. »

On se retrouve chez Pierre qui s’appelle Jacques. Robert m’attend, assis sous la télé. Heureusement, elle est éteinte. Sinon il faut supporter les regards en l’air. Il boit une anisette. Je commande un verre de blanc.

« Toujours les enfants ? fait-il.

— Encore eux ! J’en ai marre.

— Déménage…

— C’est MON appartement. Je suis d’ailleurs la seule propriétaire. Qu’ils partent !

— Loue-le et déménage.

— Chez toi ?

— Il y a aussi des enfants…

— Nulle part alors. »

On sort. Il est sept heures. Le soleil est posé sur un toit. Robert veut voir le canal. Il aime cette eau verte. Il s’y noiera un jour. Sans moi. Nous nous asseyons sur un banc. On n’a rien à se dire. Dix ans qu’on se connaît. Au début, on parlait de tout. Et de rien forcément. Maintenant, Robert s’en tient à ce qu’il appelle ses réalités sommaires. Si je veux l’aider, il n’est pas contre. Mais il n’est jamais question de moi. Sauf pour partir en vacances. Où ?

« Je sais pas… dit-il. Le monde est petit…

— Tu le trouvais trop grand !

— Plus maintenant. Pourquoi pas la campagne ? À quelques kilomètres de la mer. Au bord de la route…

— Chez ma mère. »

L’idée n’est pas bonne. On a déjà essayé. Dans la fièvre de l’époque. On y croyait, au bonheur relatif. Ma mère a cuisiné pour lui. Il buvait déjà. On est reparti pour ne plus revenir. Il ne s’était pas entendu avec elle. Elle m’a conseillé de ne pas l’épouser. Mais le plaisir ?

« Ils jouent Phèdre ce soir, dit-il.

— Qui ça, ils… ?

— Le théâtre municipal… Gauthier… Je me demande comment on peut apprendre par cœur près de deux mille alexandrins…

— On ne devient pas comédien si on n’a pas de mémoire. Du moins pas au théâtre. Tu dois même apprendre tous les rôles.

— C’est ce que je disais. »

Il jette son mégot dans le canal. Les oiseaux arrivent, curieux.

« On y va… ?

— Je sais pas…

— Toi et moi… »

On n’y est pas allé. Voir Gauthier en Hippolyte. On aurait fini la soirée chez Pierre. Robert serait rentré chez lui pour pleurer. Et Gauthier m’aurait sautée. Le lendemain matin, j’ai été réveillée par la balle. Maudites vacances d’été ! Ils font des enfants parce que sinon ils ne sont pas des parents. Or, c’est ce qu’ils veulent être. Je n’ai jamais tué d’enfant. À part moi-même. Mais on m’a guéri. Ma mère s’en souvient. Elle avait remis ça sur le tapis. Robert ignorait que j’avais tenté de me suicider. Si jeune ! Il avait alors reproché à ma mère une cruauté qu’il me connaissait. Celle qui consiste à faire mal pour ne pas perdre le fil.

« Elle mourra avant toi, m’avait-il dit d’un air triomphant dans le train au retour.

— Je ne veux pas qu’elle meure. Elle sera toujours là.

— Alors je te laisse. »

Il aurait pu s’apitoyer. Comprendre que j’étais susceptible de recommencer parce que j’étais seule. Ne la laissez pas seule, avait prescrit le toubib. Ma mère m’écrivait de longues lettres pleines de reproches.

« Pourquoi t’éloigner ? disait-elle. C’est notre maison. Ton père…

— Ne m’en parle pas, je t’en supplie ! »

Robert tentait de reconstituer le puzzle de mon existence d’enfant. Mon père, la tentative de suicide, ma mère, l’éloignement, la ville, lui, Robert. Il était sincère. Il m’aimait. Il ne m’a jamais laissé tomber. Mais il a pris ses distances. Deux fragilités ne peuvent pas s’aimer sans se détruire. Ma mère savait cela. Robert aussi. Ils étaient d’accord sur ce point. Mais je ne savais rien de lui. Sauf qu’il avait eu lui aussi une enfance. Une famille. Des lieux à repeupler. Et des nuits sans sommeil. À propos des nuits, il prétendait le contraire. Au bureau, il plaisantait :

« Regarde mes yeux…

— Que veux-tu que j’y lise ?

— Si tu ne lis rien, c’est qu’ils ne te voient pas…

— La nuit, j’entends la balle, les cris, les pas dans l’escalier, les voix… je ne dors pas.

— Tu dors. Mais tu ne rêves pas. Alors tu en conclus que tu n’as pas dormi. Je suis passé par là. Mais maintenant…

— Maintenant ? Depuis quand ?

— Voilà comment tu détruis le temps ! »

À part le bureau, le canal et la table chez Pierre, la rue, les rues où nous déambulons, main dans la main, sous la pluie ou luttant contre les bourrasques. Mais maintenant, c’était l’été. La moitié des habitants étaient en vacances. Les autres laissaient leurs enfants jouer dans le patio. Et la balle rebondissait. Je me plaignis auprès du concierge. Robert est venu sur ces entrefaites. Il était accompagné d’un drôle de type qui portait une valise. Il avait un chapeau sur la tête. Personne ne porte plus de chapeau. J’ai failli rire. En plus, Robert faisait sa tête des mauvais jours.

« Je suis Alfred Vermoy, dit le type. Monsieur Lalus… »

Il allait expliquer l’objet de cette étrange visite.

« Comme tu le sais, dit Robert d’une voix tremblante, je suis souffrant… Ce monsieur a la gentillesse de m’accompagner…

— Pour aller où ? » dis-je, un peu affolée.

Alfred Vermoy ôta enfin son chapeau. Il était chauve. Robert me montra la valise. Je ne savais pas que c’était la sienne. Quand nous partions en vacances, nous utilisons mes propres valises, deux ou trois, et mon fourre-tout.

« Monsieur Lalus voudrait récupérer son exemplaire de Finnegans Wake, dit Alfred Vermoy.

— Pour lire dans le train, précisa Robert.

— Tu vas où ?

— Je suis souffrant… »

Je commençais à m’inquiéter.

« Qu’est-ce que tu as fait ? » lançai-je en regardant Alfred Vermoy.

Une question digne de ma mère. Robert ne me regardait plus. On entendit la balle. Les enfants étaient redescendus. Ils jouaient sans rythme, violemment. Alfred Vermoy jeta un œil dans le patio. Il aimait les enfants. Il en avait.

« Je monte, dis-je. Attendez-moi là. »

Et pour excuser ma précipitation, j’ajoutai :

« J’aurai plus vite fait. »

Je suis montée. Finnegans Wake se trouvait quelque part dans mon capharnaüm. Impossible de mettre la main dessus. Je me suis penchée à la fenêtre, trois étages au-dessus du patio où les enfants jouaient. Je leur ai fait signe de prévenir Alfred Vermoy. Pas Robert. Alfred. Ils ont compris et Alfred est apparu en raccourci. Il avait déjà compris que je ne trouvais pas Finnegans Wake. Je suis redescendue.

« Ça m’emmerde, fit Robert en apprenant la nouvelle. Qu’est-ce que je vais lire ? Dix heures de train !

— Vous n’avez pas envie de lire autre chose ? proposa Alfred.

— C’était pas seulement pour le train, dit Robert. Pour le… séjour. Finnegans Wake ne se lit pas comme ça…

— Combien de temps ? » demandai-je à Alfred.

Depuis que Robert avait parlé de Finnegans Wake, je m’adressais à Alfred Vermoy. Où trouver un exemplaire de Finnegans Wake ? Certainement pas en librairie, me dis-je. Alfred avait dû penser à ça aussi, car il me dit :

« Je vais vous donner l’adresse…

— Inutile ! fit Robert. Je lui écrirai. Ils ont Dostoïevski à Rodax ? »

Je ne sais pas ce que lui a répondu Alfred qui ne regardait plus que moi. Il me tendit une carte à son nom après y avoir inscrit l’adresse. Rodax. C’était où ? Je ne posai pas la question.

Journal de Ben Balada

Petite tension entre moi-même et un personnage — le temps de se regarder — d’évaluer le moment qui a précédé cette rencontre — j’arrivais à peine — il attendait peut-être — je dis cela à cause de sa tranquillité — et de mon léger essoufflement — de chaque côté du chemin bordé d’enfants que nous ne voyons pas — pourtant leurs cris ont fait taire les oiseaux — comme je l’avais constaté avant d’entrer dans le jardin — un singe me saluant au passage — singe ou fonctionnaire — le bruit des feuilles au vent — l’irradiation transversale — de loin voyant qu’il attendait quelqu’un — que ce ne pouvait pas être moi — que personne n’y songerait — tout ce monde réduit au silence par ma seule volonté — comme si les enfants n’existaient pas — que le vent était une manière de parler — et le soleil une autre de s’entendre — Au croisement le bruit de nos pas dans le gravier bleu — se reconnaissant l’espace d’une seconde — comme on dit à propos de l’espace — je figurais le passage du vent au silence — et il recréait la pliure du temps sur lui-même — disparaissant bientôt de mon champ de vision — une autre présence s’interposait lentement — comme se recomposant après une soudaine liquéfaction — j’avais oublié mon rendez-vous — oublié pourquoi j’étais cet homme — mais heureux que les choses se terminent comme elle avait prévu — riant avant les enfants — un autre cri — plus sommaire — m’indiquant que je marchais sur les fleurs — le singe revenait avec son calepin — il grognait — les enfants formaient une seule ligne parallèlement à la haie de troènes — déjà le stylo parcourait la grille de mes diverses infractions — et me retournant je vis que mon personnage avait tout prévu lui aussi — et j’acceptais d’embrasser le singe sur la bouche.

Google

Ben Balada était déjà au travail. Assis sous une toile, il écrivait. Il me vit arriver et cessa d’écrire. Il n’écrivait peut-être pas. Il n’écrivait certainement pas. Il m’aurait envoyé balader. Il me dit :

« On dort bien ici, hein ? Mais les tourterelles ne vont pas tarder à exprimer leur désir de continuer d’exister. Qu’est-ce qui vous a réveillé ? Pas moi, j’espère ?

— Un mauvais rêve…

— Racontez-moi ça ! »

Je lui racontai pendant qu’il préparait mes tartines. Le pot se miel embaumait l’ombre. Le soleil, rasant les toitures voisines, projetait d’étonnantes figures de lumières. Ben Balada les connaissait toutes. Il leur avait même donné un nom.

« Je peux vous transformer ça en personnages en moins d’une page, » dit-il.

Je venais d’achever le récit de mon dernier cauchemar. Parlait-il de la lumière dans l’herbe et les feuillages ou de ce que je lui avais raconté ? Je n’en saurai sans doute jamais rien.

« Vous avez fait une partie en solo comme je vous l’ai recommandé ? Il est nécessaire de savoir d’abord jouer seul avant de se mêler aux autres et à leurs prétentions au récit. Je l’ai trouvé chez Capolar… Vous savez…

— Je connais Capolar.

— Mouais… sans doute aussi bien que moi. Mais il ne vous a pas proposé ce jeu, le dernier cri du hasard politique. Il faut posséder tous les objets. Si un seul vous manque, vous ne jouez plus. Et vous disparaissez dans la tourmente.

— Quelle tourmente, s’il vous plaît ?

— Le vent pataphysique qui souffle en ce moment sur notre monde emporte les esprits les moins disposés à l’énigme des contraires et des ressemblances.

— Je ne comprends pas…

— Vous décidez, mettons, de devenir terroriste…

— Ce qui n’a aucune chance d’arriver…

— Et bien si ça ne vous réussit pas, vous décidez de devenir victime…

— La probabilité est plus…

— Mais ça ne vous réussit pas non plus. »

Ben Balada dépiauta un caramel mou et le déposa cérémonieusement sur sa langue. Je dus attendre avec lui l’afflux de salive. Il reprit :

« Ce qui nous condamne à la mélancolie, c’est que nous n’avons plus de solution à proposer à nos semblables ni à nos contraires. Nous allons sombrer dans les pratiques commerciales. Et dans peu de temps, nous ne saurons plus faire que cela. Voilà où nous aura menés toute cette industrie.

— Seuls ceux qui haïssent peuvent surmonter la mélancolie…

— Je l’ai écrit quelque part, mais je ne me souviens plus où.

— Vous oublierez tout.

— Mais nous n’oublierons jamais. »

Nous goûtâmes silencieusement un long moment de tristesse, sirotant le café froid de nos tasses. Ben Balada se crut autorisé à mettre fin à cette attente :

« Est-ce que vous avez prévu de faire de notre rencontre la continuité de votre roman ?

— Pour raconter quoi ? Quelque chose comme : (récit + conversation + poésie) * N ? Il me semble que vous vous êtes servi le premier…

— Vous pouvez non pas réécrire N, mais en concevoir un autre…

— Deux N ! Vous n’y pensez pas !

— Et bien oui justement j’y pense ! Mais la question d’une continuité demeure. Vous ne pouvez tout de même pas balader votre miroir dans tous les coins de la maison sans enfiler ces perles sur quelque chose qui ressemble à du temps… Une intrigue serait la bienvenue… ou n’importe quoi d’autre qui serve de fil. Si nous regardions ensemble un nouvel épisode d’Un chien d’enfer ? Je l’ai téléchargé cette nuit pendant que vous cauchemardiez. Si ! Si ! Ne dites pas le contraire, vous avez crié toute la nuit.

— Regardons plutôt cet épisode encore inédit chez nous ! »

Journal de Ben Balada

Cette idée que l’homme est supérieur aux autres et que parmi les hommes il en est de même — ce qui abaisse une part de l’humanité au niveau de ces autres — Comment un enfant peut-il dépasser ce rêve ? — Comment l’en détourner ? — Et devenu adulte, qu’en fait-il ? — Et pourquoi n’en ferait-il pas quelque chose ? — Il y a peu, je discutais avec un esprit très engagé dans la conversation qui agite ceux qui se sentent citoyens avant même de se laisser emporter par d’autres flux internes — Un homme dans la force de l’âge — avec l’air d’avoir obtenu le minimum requis par sa machine — Nous abordions la question de savoir si Untel méritait la récompense qu’un Ordre constitué venait de lui décerner — on ne savait pour quelles raisons — mais il devait bien y en avoir — de ces raisons qui font qu’un État — au nom de la Nation tout entière — se sent fier de vous posséder — et s’engage à vous accompagner au seuil de la Mort avec le discours qui convient à vos mérites — services rendus — de quelle nature ? — il ne peut s’agir que de cela — de quoi voulez-vous qu’il s’agisse si ce n’est de services ? — On n’imagine pas autre chose — Voyons... dit mon homme, de quoi s’agirait-il si ce n’était pas des services ? Vous avez une idée, vous ? — À part des services, que fait-on pour mériter une aussi haute récompense ? — Quand j’étais enfant, poursuivit notre homme — car c’est le nôtre maintenant que nous en parlons de concert — j’ai reçu bien des récompenses et j’étais parfaitement conscient d’avoir rendu le service dont on me prêtait l’opportunité — car bien faire et faire bien sont les meilleurs services qu’on puisse rendre à la Nation — Que dis-je ? Ce sont les seuls ! — Ce qui ne répondait pas à la question de savoir ce que notre ami commun avait bien pu commettre pour mériter cette Croix qui faisait de lui un chevalier comme au bon vieux temps — et nous épuisâmes le sujet fort tard dans la soirée — au moment bien choisi pour se séparer — car personne n’avait retenu l’intérêt de notre conversation — ni le nom de son sujet — ce qui m’empêcha de trouver le sommeil à la place où je pensais pourtant l’avoir laissé avant de me rendre malade de jalousie.

Télévision

Gauthier Renon

Sarah m’a appris pour Robert. On s’en doutait un peu. On se doutait qu’il finirait par lui arriver quelque chose de ce genre. On ne vit pas dans ces conditions assez longtemps pour convaincre les autres qu’on a raison. J’en parle savamment. J’ai toujours vécu dans un groupe. La famille (très unie), la troupe, le conseil municipal, ma petite famille. On a besoin d’exister avec les autres, sinon on perd pied. Robert a eu beaucoup de chance de ne pas se noyer. Il faut dire qu’il a tout fait pour être seul au moment de perdre pied. Mais les pieds, monsieur, ça veut toujours toucher le fond. Allez nager en eaux profondes et vous finissez par toucher le fond. Je l’ai toujours dit. Mon père le disait. Et donc quand Robert m’a proposé cette adaptation de Finnegans Wake, je me suis méfié avant même d’avoir lu la première ligne.

« Si c’est bien joué, me dit-il, tout le monde comprendra. Tu n’as pas de crainte à avoir de ce côté-là. J’ai travaillé le texte en pensant à toi. Tes trucs. Tes habitudes. Tes partenaires. Je vous connais bien. »

Il n’arrêtait pas de vanter ce qu’il appelait le « produit de dix ans de lecture ininterrompue ». Je voulais bien le croire, mais en attendant, je n’avais aucune idée de ce que pouvait valoir cette adaptation. Je savais trop de quoi il était capable. Une semaine après, on s’est revu pour en discuter. Pensez si je m’étais préparé à recevoir une douche ! Je l’ai laissé parler le premier. Il m’a répété presque mot pour mot ce qu’il m’avait dit en me remettant le manuscrit.

« Ça te changera de Molière ! »

Ça n’a rien changé du tout. Mon public n’était pas près de recevoir un pareil spectacle de la parole adressée à des spécialistes du langage. On ne représente pas Finnegans Wake. On le lit tout seul dans sa chambre. Et on finit par abandonner. Je ne pouvais pas lui dire ça. Pas comme ça.

« Ce qu’il faut maintenant, dis-je le plus tranquillement possible, c’est un public. Le mien…

— Je sais ce que tu vas me dire ! s’écria-t-il. Mais je n’en connais pas d'autres…

— Il va bien falloir pourtant… »

On s’est quitté sur des paroles assez dures pour que je décide de m’éloigner de lui. Du moins pendant les répétitions de Phèdre. On n’avait vraiment pas besoin de se laisser perturber non seulement par le délire d’un Irlandais mais encore par les ambitions ridicules d’un employé de bureau qui se croyait dramaturge. Une autre semaine et le voilà qui me menace d’écrire des insanités à mon propos. Qu’est-ce qu’il me voulait, à part me forcer la main pour que je mette en scène son galimatias ?

« J’ai autre chose à te proposer, » dit-il

Je m’attendais au pire. On était chez Pierre. Jacques, le patron, nous écoutait, accoudé au comptoir. On le surprend souvent dans cette attitude. Il s’intéresse aux projets des autres. Lui n’en a pas, à part mener sa barque à bon port chaque jour que Dieu fait. Robert avait écrit une adaptation du dernier chapitre de Crime et châtiment.

« Ce ne sera pas le virus de la peste, dit-il en sortant un crayon de sa poche. J’ai pensé à une invasion divine, mais c’est déjà pris. Que penses-tu d’un coup de folie collective ?

— Ça peut marcher, » fis-je pour dire quelque chose de positif.

J’avais décidé de me montrer positif quoiqu’il arrive. Et c’est arrivé :

« Bien sûr, continua-t-il, c’est du déjà vu. Surtout au cinéma. Mais au théâtre, hein, Gauthier ? »

En réponse, je lui ai asséné une théorie de la folie collective au théâtre. Une conférence improvisée. Il n’en revenait pas.

« Au fond, dit-il d’un air pensif, il n’y a qu’un personnage. Et ce n’est pas l’auteur.

— Voilà pourquoi on met un titre sur l’affiche. Et que ce titre c’est le nom du personnage qui réunit tous les autres dans son texte.

— Ça doit pas être facile à mettre en scène… » murmura-t-il tristement.

Il me plaignait maintenant. On avait bu deux ou trois verres, pas plus. Nathalie, sa copine, patientait deux tables plus loin. Autant que je me souvienne, elle était accompagnée de Sarah et de Sally. Elles attendaient.

« Bref, me dit Robert comme si on était en train de perdre notre temps, je vais revoir mon texte dans ce sens. Mais on remet ça pour après les vacances. Nathalie et moi on va en Espagne. Dans un camp de nudistes. J’ai toujours aimé montrer ma queue. Et je n’ai pas trouvé le moyen de l’empêcher de dire ce que je pense.

— Qu’en pense Nathalie ?

— Elle dit que je suis fou et que ça va finir par se savoir. »

Comme il riait, les trois femmes nous ont regardés comme si on avait trop bu. Je leur fis signe que ce n’était pas le cas. Et je les ai invitées à nous rejoindre. Robert a fait la tête. Il avait encore des choses à me dire.

Journal de Ben Balada

« Le nez à la fenêtre. Fermée. Carreau portant d’autres traces. L’odeur de la rue m’est inconnue. Celle de ces fleurs (des pensées ?) non plus. Je les entretiens par l’intermédiaire d’un tuyau. Je verse l’eau dans un godet et l’eau court dans le tuyau puis inonde la terre. Une fois par semaine. Pas plus. Fenêtre d’ombre. À travers je vois d’autres fenêtres. Le zinc qui descend. Oxydation blanche. Un bruit remonte quelquefois. Ferraille sursautant sur le nid de poule que j’ai observé. Puis la plaque d’égout. Volets du rez-de-chaussée. Nous passions ensemble. Baiser devant la porte cochère. Tu n’attendais pas. Depuis, je ne descends plus. Je chie sur place. Toujours dans un nid de papier confectionné exprès. Quelqu’un n’attend pas et l’emporte. Comme si cet être me guettait. Peut-être l’autre porte. Je ne sais pas. Ce n’est pas la mienne. Elle demeure entrouverte. Jour et nuit. Je vois sa lumière jaune. L’attente. L’inattendu attendu. Utilisant l’évier pour pisser. Et me chauffant la bite sous le robinet. Puis, sur l’échelle, je gratte le plafond. Pour rien. Pas de réponse. Aucun animal. Du moins pas assez visible pour être vu. J’ai atteint le treillis hier. Deux ans. Il s’est passé tout ce temps et je ne sais rien. Je ne voulais pas. Mais tu n’es pas revenue. Je suis remonté une dernière fois. D’abord écrivant le même mot mille fois. Puis dix mille. Cent mille fois. Un million de petits insectes noirs et immobiles sur les murs blancs. Une échelle se dressait dans la cuisine. Je suis monté et j’ai gratté le plafond. En espérant ne jamais le percer. Un entresol nous sépare. Personne n’entend personne. À moins de crier. Mais je n’ai pas cette force. Je chie bien parce que je mange bien. Tu descends. Tu restes derrière la porte. J’entends ta voix. Elle me traverse. Je me suspends à son fil. Voix coupée. Un petit chien qui a l’air d’une peluche m’apporte le repas. Le journal du jour. Un commentaire sur ce que je ne suis plus. Une photo de toi. Une allumette pour ma cigarette. Je sais qui je suis, mais je ne sais plus qui tu as été. Pourtant, je t’ai attendue longtemps. Je suis même remonté pour ne plus redescendre. Et ça n’a servi à rien. »

Google

Bygmester Finnegan, of the Stuttering Hand, freemen’s mau-rer, lived in the broadest way immarginable in his rushlit toofar — back for messuages before joshuan judges had given us numbers or Helviticus committed deuteronomy (one yeastyday he sternely struxk his tete in a tub for to watsch the future of his fates but ere he swiftly stook it out again, by the might of moses, the very wat-er was eviparated and all the guenneses had met their exodus so that ought to show you what a pentschanjeuchy chap he was!) and during mighty odd years this man of hod, cement and edi-fices in Toper’s Thorp piled buildung supra buildung pon the banks for the livers by the Soangso. He addle liddle phifie Annie ugged the little craythur. Wither hayre in honds tuck up your part inher. Oftwhile balbulous, mithre ahead, with goodly trowel in grasp and ivoroiled overalls which he habitacularly fondseed, like Haroun Childeric Eggeberth he would caligulate by multiplicab-les the alltitude and malltitude until he seesaw by neatlight of the liquor wheretwin ’twas born, his roundhead staple of other days to rise in undress maisonry upstanded (joygrantit!), a waalworth of a skyerscape of most eyeful hoyth entowerly, erigenating from next to nothing and celescalating the himals and all, hierarchitec-titiptitoploftical, with a burning bush abob off its baubletop and with larrons o’toolers clittering up and tombles a’buckets clottering down.

— C’est beau comme du Shakespeare ! Vous ne trouvez pas ?

— N’est-ce pas plutôt une espèce de glossolalie… ?

— Il n’y a pas de littérature sans glossolalie ! Vous devriez le savoir. Mais dites donc, mon cher semblable, vous n’avez pas répondu à la question de savoir par quel joyeux artifice vous comptez répondre à la question de la continuité… Elle constitue le pentagramme nécessaire sur lequel nous déposons les notes prises en cours d’enquête sur l’existence. La voilà, la musique !

— Je n’étais animé que par une bien compréhensible curiosité… Google m’a en quelque sorte plongé dedans. Vous y prenez toute la place, alors que moi… moi le vrai et seul Ben Balada, on dirait que je n’y ai pas droit de cité.

— Écrivez. Devenez boutiquier, délinquant, politicien… Faites quelque chose de cette existence que… que je vous ai donnée.

— Mais enfin je suis ce que je suis ! Et non pas ce que vous êtes !

— Buvez votre café. À la fin, il sera tout à fait froid. Et vous me reprocherez de ne pas avoir prévu un réchaud. Il vous manque toujours quelque chose. Ne dites pas le contraire : je vous connais !

— Moins que Google ne vous référence…

— Google entrouvre les portes de mon chantier. Libre au passant de s’y arrêter. L’endroit est gratuit à défaut d’être accueillant. Je ne force personne à frapper à ma porte. Rappelez-vous toujours ce que dit un personnage de Vonnegut à propos des « chercheurs purs » : « …ils travaillent à ce qui les fascine et non pas à ce qui fascine les autres. » Je ne souhaite pas être un homme de mon temps. Ni un personnage historique. Tout ce que je me souhaite, c’est de mourir lentement. Il me semble que la pratique de l’écriture, comme art et non pas comme littérature (je me fous de la littérature), tend à effacer un tant soit peu les traces du temps.

— Tend Tant Temps… Voilà ce qui s’appelle s’interdire toute traduction.

— Ce qui ne fait pas de moi un patriote. »

Je songeais à Abel Sanchez et à Joaquin Monegro. Mais était-il opportun de mêler la morale à l’étrangeté de cette rencontre improbable, pur produit de mon imagination ? Quelle importance Google pouvait accorder à mon existence, si je n’en avais pas ? Celui qui existait, c’était Ben Balada. Je l’avais inventé. Et ses personnages étaient les personnages de mon personnage. Jamais personne ne frapperait à ma porte. On n’a jamais vu ça. De mémoire d’homme. Le café était froid. J’évoquai, en termes prudents, un réchaud, genre camping-gaz ou à pétrole… J’en avais vu quelques-uns à la cave. Cette nuit.

« Oui… Je ne trouvai pas le sommeil. Je me suis permis de sortir du lit où vous m’aviez couché. Je ne pensais pas ainsi déroger à vos règles qui, je le sais par expérience, sont plutôt pointilleuses. Mais sans sommeil, n’est-ce pas, la nuit n’est plus la nuit…

— Elle est errance, je sais.

— Je suis descendu.

— À la cave, C’est le plus bas qu’on puisse descendre ici. Mais je n’y descends jamais si je n’ai pas une bonne raison.

— L’insomnie en est une !

— Pas pour moi.

— Je suis descendu quand même !

— Et vous êtes tombé sur un réchaud à gaz…

— Et sur un vieux réchaud à pétrole.

— Il n’y a pas de pétrole à la cave. Je le saurais.

— Il y a des cartouches de gaz.

— Allez les chercher, curieux ! Nous le réchaufferons, ce café ! »

Et tandis que je courais sur le gazon, poursuivi par le chien, Ben Balada me héla :

« N’oubliez pas le réchaud ! »

Journal de Ben Balada

Langue & langage — fable & chronique — tragédie & comédie — personnage & temps & lieux & écriture — objet & clé — connaissance & éthique — action & esthétique — vers & prose — toi & moi — moi & l’autre — je passais & tu venais — quelque chose à peindre absolument & des voix à l’accent étranger — les trains ne sifflent plus & la lune m’intrigue encore — nous avions une heure d’avance & l’horaire prévu par la direction — attendre n’est pas aussi amusant & que de ne rien attendre — un oiseau buvait & la statue sommeille — tout ce qui semble & ce qui incite au silence — ils ont mis le feu à un dormeur & cette nuit j’ai rêvé de toi — que connaissais-tu de ce paysage & avant de me connaître — deux rues se rencontraient sans nous & comment passer le temps quand on en a — l’œil sur le carreau & un bruit de vaisselle — deux ans plus tard & avant que ça commence — un corps volait en criant & cette douleur panique à l’étude — un enfant demandait son chemin & il n’y avait plus de chemin — tu riais & je riais — un fruit pourrissait dans l’herbe haute & un oiseau te jalousait — plus loin les ruines d’un château & les jeux sur ce mot — quelque chose déclarait sa beauté & je n’y croyais pas — exemple d’audace & salutation au soleil — coupure de la lumière au milieu du film & je n’avais jamais observé ce phénomène avant de te connaître — les chauve-souris guettaient la braise de ta cigarette & le chemin descendait vers la rivière — un livre ouvert & personne — quelqu’un & tout redevient comme avant — une fleur glissait sur l’eau & tu ne demandais rien d’autre — à la fin nous étions seuls & quelqu’un nous proposa un verre — je ne l’avais jamais vue & il n’y a pas de raison de s’inquiéter — elle reviendra bien un jour & tu n’attendras pas une mauvaise nouvelle — des histoires en veux-tu en voilà & je n’avais pas compris pourquoi — tu ne voyais pas la différence & je remarquais que l’ombre était orange — la nuit traversée comme une rue & les rêves en circulation dans cette rue — les coups de klaxon des rêves & les gouttes sur la vitre — les restes de fumées aux rideaux tremblants & la saison des amours chez les insectes — ces mouches au bord du lustre & la soie des passages au fil des rues — çà & là — au hasard & partout — aujourd’hui & demain — maintenant & toujours — jamais & peut-être — comme ci & comme ça...

Coulures de l’expérience

Alexandre Khronine

— Le destin de l’art est de s’infantiliser.

— Quelle en est la raison ?

— Le confort. La facilité. En un mot : la paresse.

— Vous n’aimez pas notre époque…

— Au contraire, je l’adore. J’en prends un peu tous les matins. Ensuite, j’essaie d’oublier que je ne possède pas les ressorts de l’évolution. Je dors tranquille.

— Et si je vous proposais un jeu… ?

— Je ne joue jamais. D’ailleurs, je suis un mauvais joueur : je ne gagne jamais.

— Par principe je suppose… Je commence à vous connaître.

— Voyons ce jeu…

— Vous ne voulez pas d’abord en connaître le scénario ?

— J’imagine que vous vous êtes appliqué à le compliquer…

— Au contraire ! Je l’ai simplifié pour vous.

— Et ça se compliquera ensuite. Je connais la chanson. Ou plutôt : moi aussi je vous connais. Voyons :

INSTANCES.png

 

Eh bien ! À une époque où le peuple est avide de chants patriotiques, de pouvoirs publics et de tranches de vie, vous n’y allez pas de main morte ! Je suis venu pour jouer, pas pour me mettre dans la peau d’un étranger. Et… je ne vois pas le cornet…

— Il n’y a pas de dés…

— Je vois… Ils sont déjà jetés. Voyez-vous, mon cher Capolar, je ne suis pas ce qu’on appelle un « frère suçon de la bourgeoisie ». Vous connaissez le mépris dans lequel je tiens cette bourgeoisie qui a fait passer ses coups d’État pour des révolutions. Et vous savez aussi ce que je pense des imbéciles qui se laissent mener par le bout du nez parce que c’est encore le seul moyen de ne pas sombrer dans la misère, voire la folie. Mais là, mon ami boutiquier, laissez-moi vous dire que votre auteur ne réussira pas à fasciner ses semblables. Cependant, vous avez, je le reconnais, titillé ma curiosité maladive. Notez que tout le monde n’est pas malade et que par conséquent cette fièvre qui me prend n’est pas celle du commun des mortels. Dites-m’en plus, Capolar !

Journal de Ben Balada

« Oh ! Un coquillage ! ... Encore un coquillage ! » Et ceci ! Et cela ! On n’en finirait pas. Je m’en vais. Je m’en vais nulle part. Où veux-tu que j’aille si je m’en vais ? Sans toi, c’est nulle part. Tu pourrais au moins le reconnaître. Tu crées le lieu. Et j’y suis. Mais ces coquillages... ! Ces trouvailles d’un jour... ! Ces pacotilles à la place de ce que je suis... ! Je ne suis pas ton personnage ! Et tu n’es pas mon style ! Regarde autour de nous : il n’y a personne que nous. Un, deux, et puis s’en va ! Où ? Tu le sais bien. Tu as tout inventé. Le geste qui commence et le cri qui finit, c’est de toi ! Et pendant que ça arrivait, j’attendais. Tout ce temps ! Cette chose qu’on ne perd pas et qui nous perd ! Tu savais tout à ce moment-là. Et je nageais avec toi. Sentant à quel point tu fais corps avec l’eau dès que tu t’éloignes de la terre. Et je ne savais rien du feu ! « Oh ! Tu as vu... ? Tu as senti.. ? Tu ne viens pas... ? Tu t’en vas... ? » Oui, c’est ça, je m’en vais ! Je passe cette porte sans la moindre idée de ce que peut signifier ce genre de décision. Il n’y a personne de l’autre côté. Je n’y ai même pas pensé. Ce n’est pas une question de désir. Il n’y a pas de raison. Pas de méthode non plus. Rien d’inspiré ni de soupçonné. Simplement cette porte et la lumière dehors. Peut-être comme au premier jour. Aucune raison de vivre et aucun argument de suicide. L’air peut-être. L’été en feu. L’accroissement de l’ombre au fil de la lumière, comme dans un tableau. J’ai envie de glisser, mais sans toi. Glisser seul pour une fois, peut-être la dernière. Je n’aurais jamais le sentiment du devoir accompli. Je n’achève rien en partant. Ils mettent tous fin à quelque chose quand ils s’en vont sans toi. Et bien moi je n’emporte rien, je m’évade comme on se dissipe. Je te laisse les coquillages, les bibelots et même les livres.

Je ne change pas : je redeviens. Ce que j’étais ? Non... Ce que tu ne seras jamais.

Zone 3

Romski remit fièrement le certificat de conformité à Alice Qand. Il alluma un cigare. Il ignorait qu’Alice adorait le cigare, surtout les cubains. Et c’était un Kolipanglazo, couronne d’or. Elle aspira discrètement les volutes secouées par la brise du soir.

« Je vous accompagne, proposa le lieutenant.

— Je connais le chemin…

— Personne ne le connaît aussi bien que moi, » murmura Romski en lâchant une somptueuse bouffée qui étourdit Alice.

Encore un viol en perspective, pensa-t-elle tandis qu’il lui prenait galamment le bras. Il s’apercevra trop tard de ma nature. Et je me ferai casser la gueule. Comme d’hab.

« Ce n’est pas un travail pénible, dit-il d’une voix de prêtre ou de politicien.

— Je ne m’attends pas à gagner une fortune…

— Je ne vous parle pas de fric, ma belle. Le travail n’est jamais assez bien payé. Moi, je vous parle de ce qu’il faut payer pour en avoir.

— Mais je n’ai rien payé. Pas un coup de piston, rien !

— Vous n’avez pas encore commencé à payer. Qu’est-ce que vous payiez à l’HP ?

— Ce travail me plaisait. Et j’étais bien payé.

— Je ne savais pas que ce genre de travail existait. Moi, je fais ce qu’on me dit. Et je le fais bien. Ce qui ne m’empêche pas de payer plus que je ne suis payé.

— Je ne vois pas de quoi vous voulez parler… »

De viol, peut-être. On approchait de la zone 4. Romski tenait à montrer le chantier à la nouvelle recrue du service de surveillance des fouilles. Il l’accompagnerait ensuite aux baraquements réservés au personnel administratif. La nuit commençait à tomber. Les rues n’étaient pas éclairées et l’ombre s’installa. L’absence de vitrine participait à l’angoisse des lieux. Ces trous rectangulaires à la perpendiculaire des trottoirs défoncés menaçaient de vomir les monstres de l’âme humaine. Et Romski devenait collant. Heureusement, il y avait son cigare et Alice humait comme un animal qui sait qu’il est la proie mais veut encore profiter des plaisirs de l’existence. À l’entrée de la zone 4, un fouillis de barbelés se projetait en ombre sur le ciel encore vitreux. On distinguait nettement les postes de garde, guérites au toit pointu qu’une ombre animait de sa baïonnette. Plus bas, les alignements croisés des baraquements formaient un damier dans la lumière des allées traversées de précipitations inquiètes. Romski profita d’un talus pour y poser fermement un pied et exposer le flanc de sa solide cuisse d’homme armé. Il ôta sa casquette et la posa sur le genou plié à l’équerre. Il cligna des yeux en direction des engins et secoua la tête pour exprimer un obscur sentiment de dépit. Le genre de truc qui n’annonce pas un viol.

« C’est Julius Guenoire, » dit-il.

Alice venait de faire sa connaissance, sans plus. Mais l’interrogatoire qui s’était achevé par la remise du certificat de conformité n’avait pas abordé la question. Romski se l’était réservée pour un meilleur usage. Ce qui pouvait, finalement, annoncer un viol avec consentement de la victime, en admettant qu’elle n’y prenne pas plaisir. Mais aucun juge ne serait appelé à se prononcer sur ce cas particulier. Comme d’hab.

« Le type que je vous montre du doigt, là-bas, près du parking des engins, s’appelle Julius Guenoire…

— Je l’ai rencontré cet après-midi… avoua prudemment Alice.

— Je sais… Mais je ne vous demande rien à ce sujet. »

Alice rosit dans la pénombre, petite chaleur d’enfant inquiet mais parfaitement conscient de sa beauté.

« C’est moi qui l’ai arrêté… poursuivit Romski. Il y a de cela dix ans. Il s’est enfui. À la campagne. Vous connaissez Castelpu ?

— De nom…

— Je ne connaissais pas, moi. Il a attendu le délai de prescription. Il est libre maintenant. »

Romski tambourina longuement ses grosses lèvres.

« Je me demande ce qu’il fabrique là, dit-il. Je vais en informer le poste le plus proche. »

Il se tourna vers Alice et se pencha. Son cigare était éteint. L’odeur n’était pas séduisante.

« Si vous ne l’aviez pas vu cet après-midi, et en bonne compagnie (monsieur Maque est comme qui dirait un patron, n’est-ce pas ?), je supposerais que Guenoire est en train d’arriver de Castelpu et qu’il s’apprête à entrer dans la Ville. C’est par là que tout le monde arrive, non… ?

— Pas lui.

— Il a laissé des traces. Tout le monde laisse des traces dans ce monde. Qu’est-ce qu’il fout en zone 4 alors que la sirène a sonné depuis plus d’une heure ? Tout le monde est retourné aux baraques maintenant. Sauf la garde. Mais il n’est pas des nôtres. Ou alors je n’ai rien compris. Vous venez ?

— Il va avoir des ennuis… ?

— Ça vous embête ? »

Scipin et Bergar

Tant qu’on n’est pas violé(e), on peut encore discuter de tout et de rien. Mais ce Julius Guenoire ne pouvait pas n’être rien. Il n’était pas arrivé par la route. Ce qu’il faut que vous compreniez, chers téléspectateurs, c’est que Parigi est un cul-de-sac. Quand vous arrivez, c’est forcément par la route. Et vous arrivez en zone 4, laquelle est actuellement en chantier. Et comme le pont n’est pas encore construit, et que la Cité est en démolition (voir le plan plus haut), la zone 4 débouche sur la zone 3, qui est celle du Camp réservé aux ouvriers et autres employés du Renouveau. Et sur qui vous finissez par tomber (parce qu’on vous conduit manu militari) ? Sur le lieutenant Romski qui vous soumet aux questions visant à déterminer si vous êtes autorisé à travailler. Or, Julius Guenoire n’avait subi aucun interrogatoire réglementaire. Il fallait en conclure qu’il n’était pas arrivé par la route. Et maintenant, il rôdait en zone 4 autour des engins de chantiers qui reposaient derrière les barbelés du parking. Romski s’excusa et abandonna Alice sur le talus d’où elle pouvait observer le manège incompréhensible de Julius Guenoire…

 

Chapitre VI

Zone 4

Au-dessous d’elle s’étendait le camp de concentration des ouvriers du Chantier. La nuit plombait sur les toitures des baraquements. Le couvre-feu donnait ici ou là des signes d’exception. On devinait des progressions de mur en mur, des traversées les yeux fermés, des attentes définitivement immobiles. Alice se tenait debout sous les branches d’un arbre qui portait des fruits auxquels elle n’osait toucher. La poussière des travaux couvrait toutes les surfaces à des kilomètres à la ronde et sous ce drap mortuaire, des populations recherchaient encore des privilèges, notamment ceux que leur esprit affamé associait au progrès de la civilisation. Comme c’était l’été, on entendait les battants de fenêtre s’entrechoquer. De loin, les rideaux ressemblaient à des fantômes retenus à l’intérieur par cette force que l’être nomme mort ou qu’il reconnaît comme telle. Alice ne ressentait aucune angoisse. Elle n’avait pas d’attache en ce monde. Ni ailleurs. Elle n’avait même pas l’avantage d’être une étrangère. Elle avait des papiers, des compétences et un curriculum vitæ fait pour séduire l’employeur. Elle ne resterait pas longtemps au chômage. Elle avait déjà vécu cette situation intermédiaire. Elle la jugeait d’ailleurs nécessaire. Chaque fois que ça arrivait, elle se ressourçait et gagnait en expérience. Sans compter les aventures avec l’homme. Elle n’en souhaitait pas d'autres, désir passionné qui expliquait sa transformation. Mais il n’avait jamais été question pour elle de les laisser pratiquer cette mutilation qui anéantit le lieu du seul plaisir divin. S’il y avait une divinité en elle, c’était celle-là. Elle se fichait de la Providence et du Verbe. La limite se situait à fleur de sa peau. Elle tenait ces sentiments confus de l’enfance. L’eau et le vent avaient eu leur importance, mais elle n’avait jamais recherché le soleil ni l’ombre. Elle était aussi à l’aise le jour que le nuit, endormie dans le nœud serré de ses rêves ou assez éveillée pour ne rien rater des spectacles de l’humanité prise au piège de ses poubelles mentales et industrieuses.

Romski ayant filé sur les traces de Julius Guenoire, elle n’était pas pressée d’aller frapper à la porte du poste de garde qui fermait l’entrée du camp. Elle ne voyait aucun inconvénient à passer la nuit dehors, ce qui impliquait une conduite conforme aux exigences de la sécurité nocturne en vigueur. Ne pas griller une cigarette. Ne pas tousser. Se taire, même en s’adressant aux étoiles. Fuir toute approche. Tuer si nécessaire. Ne pas laisser de traces. Elle y songeait quand ce vieux Bator s’est mis à lui renifler le derrière. Elle ne put retenir un cri, mais en même temps ses mains empoignèrent le museau de l’animal.

En effet, Bator était un animal. C’était le chien de Julius Maque. Alice s’accroupit dans un fourré, le chien entre ses jambes. Maque rôdait dans le coin. Ou Bator n’était plus sur la piste de Guenoire. Il fallait s’en assurer. Alice caressa la tête bouclée du bâtard. Il haletait. Elle ne pouvait plus lui fermer la gueule à cause de la langue qui pendait. À travers les branchages gris, le paysage était désert. Une longue étendue de reliefs parfaitement immobile. Mais le type qui progressait dans sa direction n’était pas Maque. C’était Guenoire. Que s’était-il passé ? Elle ne craignait pas Guenoire. Et il lui devait des explications au sujet de Ben Balada et de l’exosquelette. Elle se mit debout et agita son foulard. Le chien détala. Plus près encore, le visage de Guenoire apparut dans un rayon de nuit. Comment expliquer ces lumières que la nuit ne doit pas à la Lune ni à l’éclairage public ?

« Il a bien failli m’avoir, haleta Guenoire.

— Vous l’avez tué ?

— Je n’ai jamais tué personne. »

Il mentait. Et elle le savait. Elle n’avait pas de dossier sur lui. Il le savait. Il la poussa dans une zone plus épaisse de l’ombre. Elle ne voyait plus son visage. Il allait tout expliquer sans qu’elle lui ne demande rien. Non, pas tout. Il allait raconter une histoire. Maque. Bator. Ben Balada. Et Romski ?

« Je crois qu’on va passer la nuit dehors, dit-il. Vous cherchez Ben Balada. Romski me cherche. Maque vous cherche. Et je me demande ce que cherche Ben Balada…

— Et vous, qu’est-ce que vous cherchez ? »

Il ne répondit pas. La regardait-il ou son regard scrutait-il la nuit ? Il n’avait tué personne. En tout cas pas cette nuit. Ben Balada tentait de traverser la zone 4 pour en franchir la limite. Or, Guenoire venait de cette zone extérieure. Mais il n’était pas arrivé par là. Qui était-il ? D’où venait-il ? Avec un peu de chance, il était le prochain homme. Mais aimait-il les hommes au point de ne rien trouver à redire de la transformation ? Il fouilla dans ses poches et craqua une allumette. Elle en éteignit la flamme sans précipitation. Elle n’avait plus peur. La cigarette n’était pas allumée. Guenoire dit :

« Bon sang ! J’y pensais plus. Pourtant, j’ai l’habitude…

— De fuir ? De ne pas payer ce que vous devez ?

— De la nuit. Le jour, je ne me cachais pas. Par contre, Ben Balada va devoir se cacher pendant le jour. Tenez ! »

Elle sentit contre sa poitrine la couverture du cahier qu’elle connaissait bien. Elle murmura :

« Le journal de Ben Balada !

— Il voyagera à poil dans l’exosquelette. Il ne peut rien emporter. Il a été obligé d’abandonner le journal. Il voulait y foutre le feu, mais j’ai été plus fort que lui.

— Vous ne l’auriez pas été s’il avait été à l’intérieur du Margaux…

— Il m’a poursuivi ! Ce type connaît la zone 2 comme sa poche.

— J’ai participé à ces recherches, figurez-vous… »

Zone 2

S’il n’y avait pas eu ce satané cahier, Ben Balada aurait évité tout affrontement. Il aurait rusé pour entrer dans l’exosquelette et le sort de Guenoire aurait trouvé sa conclusion dans la chambre du malade en attente de transfert. Mais avant que Guenoire y fasse irruption, Ben était déjà plongé dans l’angoisse d’un dilemme sans solution : il devait choisir entre le cahier, déjà trempé de ses larmes et de sa bave, et l’exosquelette qui lui promettait un voyage au bout du monde en toute liberté. Il irait en Amérique, comme un personnage de Dostoïevski. Le bateau ne coulerait pas. Il ne serait pas capturé par une tribu de cannibales expérimentés. Il poserait le pied sur la vraie Amérique, pas sur une île. Et une fois là-bas, il ne reviendrait pas. Il n’y aurait aucune raison pour revenir. Il n’y aurait pas de voyage en France comme l’avait prédit madame Horozia à Parigi. Ben n’avait pas cru une seconde à ces sornettes, mais il les avait écoutées et ensuite elles l’avaient hanté tous les jours et toutes les nuits, même du temps où les habitants de la Tour pouvaient se balader en ville grâce à l’invention de l’ingénieur Margaux. Puis la solitude, et peut-être aussi la compagnie suspecte d’Alice Qand, l’avaient plongé dans la confusion la plus labyrinthique que le monde eût connue de son vivant, du vivant de Ben Balada.

Mais comment quitter cet ancien monde sans emporter la preuve qu’il n’avait pas existé que dans une imagination en proie aux phénomènes de la folie ? Ce cahier contenait le journal des évènements. Aucun détail n’avait été négligé. Chaque phrase avait été ciselée dans le marbre de la vérité.

« Seulement voilà, dit Ben Balada à Julius Guenoire dans la chambre, je ne peux pas emporter le cahier sans renoncer à ce véhicule nécessaire… sans lequel mon voyage en Amérique ne serait qu’un rêve de vieux fou qui n’a jamais été assez sain d’esprit pour mesurer les difficultés que réserve une pareille aventure à celui qui en rêve.

— Donnez-moi le cahier…

— Il est à moi !

— L’exosquelette aussi est à vous ! » grogna Guenoire en se déshabillant.

Journal de Ben Balada

La pluie jouait. La pivoine penche en même temps. Merle flambeur au creux d’un arbre. La terre ne jouait pas. Quelque chose manquait. Deux jours en un seul. Et pas une nuit. Ce n’était pas le sommeil. Autre chose. Gouttes harcelées d’insectes. Ils descendent à la queue leu leu. Muet de silence. Dehors, d’autres chiens. Un phare d’écume. La rocaille à deviner. Personne ne revient. Il tente l’impossible, se fend. Derrière lui, quelqu’un d’autre. Et passé la porte, d’autres rires. En posant les yeux sur cette surface, il jubile. Fumée en l’air. Rosaces des mains. Il éprouvait la peur. Et elle le tenait. Une tuile se déplaça sous le vent. « Je… » commença-t-il. Mais personne ne voulait entendre ça. Il exultait. Une goutte. Le jeu à même les dents. Pure folie, pensa-t-il. Tiens ? Qu’est-ce qui revient ? La porte ne s’ouvre pas. Personne d’ici. Des coups de vent tournoient. Il écarquille les yeux dans le mistral. Terre rouge des fossés. Elle donne la couleur du papier et moi je… Tu ne sais rien, dit-elle. L’écume montait au-dessus du parapet. Quelqu’un fuyait entre les tamaris. Sans lumière. Au pif, pensa-t-il. Je n’ai rien d’autre à penser. Cette tension en un seul point. Rien n’y fait. De là à penser qu’elle m’en veut… Sur le tapis, la balle immobile. Le regard qui la désire. Ce petit corps en formation était prisonnier. Il ne s’agitait pas. Il s’était attendu à une révolte. Le vent s’éloignait avec la nuée, puis revenait avec d’autres imprécisions lumineuses. À quelle heure le train ? Au croisement d’un voyage et d’une intention. Racontant comment cela se passerait si tout se passait sans elle. Personne n’intervenant pour qu’il se tût. Une branche racla les vitres. Il eut le temps de voir de qui il s’agissait. C’était ainsi qu’il imaginait les morts. Feuilles collées un instant à cette transparence. À l’intérieur, la douceur d’une conversation. Et dehors, le vent les cherche. Il en trouve. Il gratte la vitre sous leurs ventres nus. Puis les feuilles redeviennent feuilles pour que personne ne sache. Au bout du volet qui bat, les cils de celle qui regardait encore hier.

Coulures de l’expérience

EXISTENCE

Grand-Parc

Gilles Rencaux

Marc Cortal

Natacha Ollaff

Capolar

Jim Ocaze

John Stentorio

Clarissa del Mono

Ben Balada (2)

Gérôme Flax

Michou Stor

Scipin

Bergar

Mescal

Matorral

Don Benito de la Oca

Ben Balada

Uadí

Misti la Cyprine

 

TÉLÉVISION

Rodax

Robert Lalus

Nathalie Alzan

Natacha Ollaff

Alfred Vermoy

Gauthier Renon

Pierre Jacques (Pierre Saint)

Sarah Cronier

Sally Parra

Alice Qand (Nicolas Ochoa)

Rose Juliette Vermoy

Docteur Efem

Béatrice Raspour

Gertrude Gosse

David Alez

Alexandre Khronine

Général Dicksonski

Anita Mulligan

Dolorès Aunción Colorado Tejas

Jonas Timlinck

Jarry Lame

Journal de Ben Balada

Les objets du désir sur le devant de la scène — femmes, enfants, mignons et mignonnettes — le confort consistant à accéder à sa propriété — pour le millionnaire retiré comme pour le fonctionnaire remercié — il ne se passe pas un jour sans un dialogue mis en scène — le rideau se lève sur ces caresses — le tissu étant spécialement conçu pour affiner le sens — les uns se transportent ainsi au sommet du temps — le temps de s’y retrouver — les autres se font payer ou ne gagnent rien — chacun trouvant sa place — et le mort remplacé à l’heure précise où il s’en va. Un de ces morts passait dans une civière — couvert d’un drap aux pliures nettes — destiné au feu selon son souhait — ce testament qui fait loi — une enfant suivait — petits seins ballottés par les hoquets — éprouvait-elle ce chagrin ? — Rog avait entrouvert la porte de son hôtel — lui qui était venu pour dormir — avec sa valise de produits à vendre — ses chemises qui sentaient toutes le jasmin ou le musc selon la semaine — nu dans le rayon il voyait passer un mort — sans le voir — le drap le recouvrait si bien qu’il ne pouvait être que mort — et cette gamine aux seins pointus refermait sa chemise sans cesser de trottiner — il avait tenté de la séduire dans la soirée — elle l’avait attiré dans sa lumière — et il avait cru la séduire en lui parlant comme à une enfant — ce qu’elle était — objet commun des catalogues du désir — il n’en vendait pas lui-même mais savait que d’autres s’y employaient dans son entourage — ces employés qui gravitent autour des patrons — ils s’approchent pour copier le modèle — finissent par le connaître en détail — y compris pour imiter ces objets à la perfection — mais cette gamine n’était pas une imitation — c’était un véritable objet conçu exactement pour le plaisir des maîtres — seule maintenant et déjà poursuivie — il n’avait aucune chance de la convaincre — il l’avait pourtant aimée — s’imaginant qu’elle pouvait être sienne — qu’elle comprendrait la passion qu’elle lui inspirait — il n’était ni maître ni larbin — il voyageait depuis longtemps — et n’avait toujours pas décidé de son sort — étant arrivé à un âge qui n’autorise pas le choix — surtout quand il s’agit d’arracher une créature à son destin.

Coulures de l’expérience

Don Benito de la Oca

Clarissa del Mono aimait les pigeons. Elle savait les plumer. Et elle se nourrissait exclusivement de plumes. Une société à l’écoute produit peu de poètes. Par contre, dès qu’on n’écoute plus, on ne voit pas de raison d’essayer sa plume sur les parchemins de la consommation. Le plus difficile est alors de s’extraire de l’apparence désuète que la pratique du loisir confère au prétendant. Et la tâche est alors plus ardue que de s’en prendre aux rivaux avec lesquels il faut se bousculer sur les réseaux. Clarissa avait analysé le phénomène dans la seule intention d’en tirer un profit mieux que substantiel. Il ne lui fallut pas longtemps pour accéder au podium alympique. Armée de son fusil de précision, elle hantait les couloirs de la mort pour se faire la main sur les plus agités des musidors. Son maître d’armes, don Benito de la Oca, qui était aussi son amant d’entretien, ne lésinait pas sur la qualité de ces rendez-vous avec la mort. Quand Clarissa s’y présentait, la besace lourde de munitions et d’analeptiques, elle était seule au bout du couloir, sans concurrence. Don Benito estimait que ces entraînements n’étaient pas le moment de se mesurer avec les autres, mais seulement avec soi-même. Les pigeons, qui venaient de jeûner pendant une bonne semaine, étaient lâchés et ils commençaient par s’accumuler au plafond haut de plusieurs étages. Clarissa en descendait d’abord une dizaine dans la seule intention de chauffer l’acier de son arme, puis les pigeons, effrayés par cette perspective, redescendaient pour tenter de revenir dans leurs cellules. Mais les portes en étaient maintenant fermées. Il ne leur restait plus qu’à roucouler, en espérant que Clarissa fût une femelle et qu’elle fût sensible à ces chants traditionnels hérités de l’Histoire. Les pigeonnes en appelaient désespérément à la solidarité féminine et étaient les premières victimes de la précision alympique de notre championne. En effet, l’acier n’était pas encore à point. Et une fois que les femelles gisaient au sol, dans une flaque de sang qui s’épanchait sans solution, les mâles, tremblant de tous leurs membres, ne tentaient plus rien pour séduire la chasseresse qui allait, sans plus de problèmes, mettre fin à leur existence d’intermezzos venus au monde pour perdre leur intolérable pucelage au profit, croyaient-ils, d’une reconnaissance chevaleresque et du plaisir qui accompagne les galops. À la fin de cette séance de tir, les songe-creux de l’existence étaient tous morts. Il ne restait plus qu’à s’en nourrir pour alimenter d’autres plaisirs moins considérables que celui qui affecte les meilleurs esprits. Un barbecue était donné après une cascade de coups frappés sur les planches par le joyeux et fidèle don Benito de la Oca.

Le monde ne se pressait pas à ces rendez-vous impromptus, car le monde était habité par beaucoup de pigeons et peu de chasseurs. Les maîtres d’armes, siégeant au plus haut dans les balcons, ne participaient pas à ces festins. Ils se contentaient d’encourager les convives en distribuant des bouteilles d’élixirs aux vertus tellement magiques que certains en mouraient à la première gorgée. En effet, le statut de chasseur ne vous épargnait pas si vous ne saviez pas boire. Ainsi éliminés, les mauvais chasseurs connaissaient une mort non plus effrayante, comme l’était celle destinée aux pigeons, mais humiliante par le fait qu’elle ne tuait pas aussi instantanément d’un coup de fusil. Clarissa, sûre d’elle depuis l’enfance, n’avait jamais craint ni de se voir pousser des ailes, ni de périr entre les tables chargées de viandes, de sauces et de boissons toutes plus analeptiques les unes que les autres. De temps en temps, elle jetait un œil complice à don Benito qui, de son balcon, tenait les comptes en secrétaire zélé de la mort conçue comme sanction de droit humain. La mort véritable était réservée aux meilleurs éléments de la vie. Clarissa, dans ce sens, était sans aucun doute son élève la plus brillante. Ipso facto, ses collègues le jalousaient sans toutefois se départir de la réserve qui fondait leur sérieux et leur gravité.

Il était plus de minuit quand Clarissa, pendue au bras de don Benito, se mit à vomir dans la rigole d’une rue parfaitement déserte à cette heure et seulement éclairée par une fenêtre ouverte qui laissait couler sa lumière jaunie par les réverbérations d’un intérieur aussi peu soigné que peut l’être celui d’un poète gagné par la solitude au détriment de la joie. C’était là qu’elle se rendait, car don Benito avait un autre rendez-vous avec le plaisir. Il abandonna sa disciple devant une porte cochère où dormait une enfant en haillons visiblement empruntés aux éléments constitutifs d’un naturalisme oublié mais toujours actif à proximité des trottoirs. Clarissa essuya sa bouche d’un revers de la main et monta. Elle n’attendit pas pour écouter ce que don Benito disait à l’enfant.

À l’étage, la porte correspondant à l’appartement où elle avait l’intention de passer la nuit était ouverte, répandant ainsi sa lumière jaune sur le tapis usé jusqu’à la corde depuis des lunes. Libérée d’une partie des substances qui venaient, en une soirée, de la mener de la clarté la plus nette à l’opacité menaçante de la prémonition, elle frotta ses pieds nus sur le paillasson et entra sans s’annoncer. Il y avait deux hommes à table.

L’un était John Stentorio, poète à succès qui possédait une voiture de sport. C’était lui le locataire de ce bouiboui. Ses draps étaient encore plus vieux que le tapis du couloir. Ils avaient perdu leur blancheur et surtout leur douceur. Clarissa s’y baignait une fois par semaine. Elle posa son fusil contre le mur et suspendit la besace vide au dossier d’une chaise. Elle pensa que, malgré la présence d’un autre homme, elle agissait comme d’habitude, prenant soin de ne rien changer à ce qui était depuis longtemps un rituel éprouvé. John Stentorio ne tourna pas la tête mais il grogna :

« Salut, poupée ! »

L’autre s’était levé. Apparemment, les deux hommes n’avaient pas bu. Il était visible qu’ils n’avaient rien pris. L’homme debout tenait solidement sur ses jambes. Elles étaient courtes et un ventre libre de ceinture pendouillait sur ces cuisses molles. Il attendait que John le présente. Et John dit :

« C’est Jim Ocaze… dont je t’ai parlé… maintes fois… je crois… »

Jim fabriqua un sourire de circonstance. Il avait de belles dents. Il entretenait l’outil de son plaisir premier. La langue devait aussi relever d’une certaine perfection. Mais les joues étaient épaisses et lui donnait l’air d’un enfant qui se serait amusé à coller des poils sur les siennes. L’homme s’avança pour présenter sa main. Clarissa la prit et ressentit aussitôt la transmission des fluides. John avait bien parlé d’un certain Jim qui était cafetier quelque part au bout du monde.

« C’est moi, dit Jim. Ya pas de doute.

— J’ai un problème, » fit John sans bouger de sa chaise.

Il n’avait pas vidé son verre ou alors il était vide quand cette scène avait commencé en l’absence de Clarissa. D’ailleurs, il n’y avait qu’un verre sur la table. Et c’était celui de John. Pas lavé depuis des années de bons et loyaux services. La bouteille était bouchée, à cause des mouches, et surtout parce que John n’avait pas eu envie de boire en revenant avec son barman d’une aventure qui ne réclamait rien d’autre que de l’angoisse. John avait la tête des jours d’angoisse. Et en plus, il faisait noir dehors.

« Quelqu’un va m’expliquer ? s’écria Clarissa.

— On a un problème, fit Jim qui n’osait pas s’asseoir.

— Quel genre de problème ?

— Du genre emmerdement, » grogna John.

Il frappa la table de son poing. Jim sursauta. Il avait une folle envie de tout expliquer afin qu’on en finisse, mais il ne se sentait pas le droit de prendre la parole à la place de John. John, têtu comme il l’était toujours quand les choses ne tournaient pas dans le sens de ses aiguilles, se taisait, ne buvait pas, n’avait pas commencé par peloter la poitrine de Clarissa qui savait que c’était le seul mauvais signe à prendre en considération. Un casse qui a mal tourné ? se demanda-t-elle.

« Sors deux verres, fit John toujours abattu par la tourmente qui agitait l’écume de ses pensées. J’ai déjà le mien.

— J’ai assez bu pour ce soir, dit Clarissa qui sentait le vomi.

— Je bois jamais, dit Jim en rougissant.

— Alors ne changeons rien, » rugit Clarissa.

Dix minutes plus tard, elle était au courant. C’est Jim qui avait parlé. Il avait même réussi à se rasseoir. On aurait dit qu’il allait déboucher la bouteille pour boire au goulot sans en laisser aux autres. Mais il ne buvait jamais. Il laissait ça aux spécialistes du malheur. C’était ce que Clarissa avait lu sur ce visage d’enfant pris au piège de la fatalité.

« Natacha ? répétait Clarissa. Tu as tué Natacha ?

— Natacha Ollaff, » fit Jim comme s’il craignait une confusion.

Il n’y avait qu’une Natacha Ollaff. Or, celle-ci était un personnage de série télé. Mais John ni Jim ne ressemblaient à deux idiots qui ont perdu la tête à force de visionner des épisodes d’Un chien d’enfer. Clarissa avait entendu parler de ces confusions mentales qui s’emparent quelquefois du spectateur quand il tombe amoureux ou qu’au contraire il est submergé par la haine. Le système ne fournissait aucune documentation sur ce phénomène. Il était seulement conseillé de ne pas approcher les extrêmes. La rumeur, par contre, disait qu’à force d’amour ou de haine, on avait le pouvoir de sortir le personnage de sa fiction pour lui donner vie et existence. Voilà ce que Jim savait. Mais il doutait encore un peu de sa raison. Il ajouta :

« Si toutefois il s’agissait de Natacha Ollaff…

— C’était elle ! » s’écria John.

Jim se tut. Il n’était pas question pour lui d’entrer en conflit avec un type aussi costaud et déterminé que John Stentorio. Ses doigts étaient pris de spasmes à proximité de la bouteille. Clarissa en conçut une soif intense.

« Elle est où ? finit-elle par demander, la gorge sèche.

— Dans la bagnole, fit Jim.

— Où veux-tu qu’elle soit, merde ? » grogna John.

Cette fois, il déboucha la bouteille. Clarissa regarda le verre se remplir. John l’avala d’un trait. Il précisa qu’il n’avait pas bu de la soirée.

« Alors comment t’as fait pour la flinguer… ?

— Je me souviens plus. »

Connaissant John comme si elle l’avait fait, Clarissa choisit de ne pas discuter ce point essentiel de la narration nécessaire à la compréhension des faits. Elle s’assit elle aussi. Elle dit :

« Elle est où la voiture ?

— Où veux-tu qu’elle soit ? »

Décidément, John n’était pas en état d’alimenter le récit. On ne pouvait compter que sur Jim pour en savoir plus. Et pour l’instant, la question n’était pas de savoir si Natacha Ollaff avait franchi la limite qui sépare la fiction de l’existence. On en parlerait après avoir agi, rapport au cadavre. Ou on n’en parlerait jamais. Clarissa, qui venait d’abattre une centaine de volatiles, se sentit impuissante. Jim, bedonnant et feutré, n’avait pas l’air plus engagé dans un système de solution pourtant nécessaire. Soit John avait perdu la tête, ce qui lui arrivait de temps en temps, mais jamais avec une telle probabilité d’avoir cédé aux sollicitations internes ; soit il était devenu un criminel, ce qui n’augurait rien de bon pour son futur de poète mondain. D’une façon comme d’une autre, on était dans de beaux draps.

Journal de Ben Balada

Ce qui est rêve dans le sommeil — et ce qui ne l’est plus de jour — cet écart est un roman — et pour peu qu’on sacrifie la langue — non pas au service du langage — mais par mesure de précaution — c’est un poème qui renaît — tendu entre aujourd’hui et ce qui reste d’hier — ce qui a encore un sens — même dénaturé — la même attente devant la bouillie du cerveau un jour de grand accident. J’y pensais l’autre jour en regardant un être sanglant s’extraire silencieusement de la carcasse broyée de son auto. L’astuce consistait à se passer de commentaires. Des voix témoignaient déjà. Qui a tort ? Qui a raison ? Qui les connaît ? Qui est en train de penser à autre chose ? J’ai un vélo. Et la clé des champs. Une pince coupante aussi. Je traverse les mêmes contrées. À cette époque, je me sens proche de l’insecte. Le vent me communique des dons. Qu’est-ce qui m’arrive ? Je n’ai pas imaginé la douleur. La chair remodelée par le froissement de la tôle et la torsion de l’armature. J’aurais imaginé le cri si on me l’avait demandé. Où vais-je ? Je suis à vélo ! Mon béret basque est rouge comme ces coquelicots. Le mollet rassure. Je suis à la hauteur de la tâche. Entre deux routes, les prés se ressemblent comme les gouttes d’eau de vos condensations. Ce pays manque d’esprit. De loin en loin, il faut constater que ces endroits sont aussi peu accueillants que possible. Une petite mousse viendrait à point, mais aucune porte ne s’ouvre. Pourtant, j’exhibe le spectacle de mon effort aux fenêtres — posant le nez dans les jardinières — voyant à quel point l’intérieur est à l’intérieur. C’est presque noir. C’est immobile — fugace pourtant. « Ce qu’il vous faut, monsieur, c’est une rustine pour vous la coller là ! » Une pente résout l’hypothèse de la mort. Je me heurte à un monument aux victimes de la guerre. Des fleurs fanent. L’or des ciselures s’écaille. Aucun panneau municipal n’interdit la baignade. Mon vélo devient un pédalo.

Google

« Mes écrits (comme dirait Brautignan) ne refont pas l’Histoire ni ne la prévoient. Là est la difficulté de me lire : je parle au présent. Or, le lecteur a le goût national du passé et il consomme de l’avenir. Nous ne sommes pas faits pour nous entendre. Enfin… moi je l’entends. Et tous les jours ! Quel vacarme cet autre présent ! J’en ferme mes fenêtres quelquefois. Mon sommeil, c’est aujourd’hui. »

Disant cela, Ben Balada tentait d’allumer le réchaud. Je tenais entre mes mains une cartouche neuve. Décidément, me dis-je, cet homme est en attente. On le dirait en suspension dans une solution qui n’en est pas une. Or, que voulez-vous que soit une solution de ce genre, sinon un problème, ou même un ensemble ou une série de problèmes. Que dit-il ?

« Je suis un artiste. Et comme j’ai choisi d’écrire, par manque constant de ressources financières, d’écrire plutôt que de peindre, de filmer ou d’orchestrer, mes écrits s’apparentent de près à la poésie. Et partant, je suis soumis aux techniques de la langue et des langages que je mets en jeu : chants, récits, etc. Comme le peintre avec ses liants, ses pigments et ses supports. Mais pourquoi s’entêter à peindre gras sur maigre ? Pourquoi écrire français ? Pourquoi procéder selon ce qu’imposent les techniques qui garantissent l’intelligibilité ? Pourquoi m’interdirais-je de peindre à l’huile sur un support aussi absorbant que le carton non apprêté ? Lautrec n’en a-t-il pas tiré (trouvé) des effets artistiques ? Certes, ils ont disparu aujourd’hui. Ce n’est pas comme ça qu’on peint. Et si on peint comme ça, l’art devient éphémère. Seuls les contemporains peuvent y goûter pleinement. Ensuite, la couleur fonce, le carton se gondole, la couche se fissure. Et finalement, souvent dès le lendemain, il n’y a plus rien à voir. Ce qui n’empêche pas le plaisir d’avoir trouvé du nouveau. Ou de l’avoir retrouvé par le biais d’une violation de la technique. Il en est de même de l’écrit. Des auteurs (sont-ils particulièrement chanceux ?) parviennent à « parler » au présent. Le public en raffole. Puis, avec le temps, souvent très vite, le vent emporte ces paroles, ces récits peu faits pour durer. Roses du temps. Ainsi, si l’orgueil, la prétention ne s’en mêlent pas, l’auteur a trouvé son bonheur.

— Ne me dites pas que c’est ce que vous cherchez !

— Un peu… Mais voici ce qui se passe : le lendemain du jour où j’ai posé mes couleurs sur le carton nu (cela arrive sans doute pendant la nuit, pendant que je dors), le tableau a sombré dans l’inconnu avant même que j’ouvre la porte au public. Et si jamais je l’ouvre, que voit-il ? Rien qui ressemble à un tableau. Pas même à un tableau éphémère. Il n’y a rien à voir.

— Vous me rassurez !

— Il faut trouver un autre présent… C’est ce que je cherche. Un présent qui sera encore lisible après l’ouverture de la porte. La tâche n’est pas aussi aisée que vous le pensez…

— Mais je ne pense rien du tout ! J’ai simplement demandé à Google de me renseigner sur ma popularité. Et il m’a informé de la vôtre !

— Vous ne vous attendiez pas à quelque chose comme ça… ?

— Je vais me mettre dans l’annuaire… Tant pis pour ma vie privée. Après tout, qu’est-ce qu’un numéro de téléphone, une adresse et une profession… et aussi quelques détails de mon enfance… de ma terre natale… de mes jeux… mes… Rien à voir avec votre présent à l’huile sur du carton nu ! Changez donc cette maudite cartouche ! »

Je ne cherchais nullement à provoquer un incident. Je n’étais pas chez moi. Dans le cas contraire… Mais il était urgent de réchauffer ce café. J’éprouvais ce désir fou de me brûler la langue. Ben Balada mit un temps fou à comprendre comment on change la cartouche d’un camping-gaz. Je m’impatientais.

« Remarquez bien, dit-il comme si mon impatience ne le troublait pas, que l’écrivain contemporain se limite à expliquer les choses sans faire usage de la poésie. Ou alors, comme son public, il confond (lui consciemment) la poésie avec l’élégance, la féerie ou le chic. Allez savoir quoi encore ! Comme il lui arrive de faire passer le déconnage pour de l’humour. Ou la rime pour la mesure. Et tant de savantes confusions qui entretiennent le rapport commercial, voire idéologique. Je ne m’adonne évidemment pas à ces complots… »

La flamme s’éveilla enfin. Je posais la casserole contenant le cachet sur la grille sommaire du réchaud. J’allais surveiller cette coction, car, comme dit le dicton, café bouilli…

« Il faut aller de l’impression à la composition, m’interrompit mon hôte. Comme nous le conseille notre maître Kandinsky.

— Que de références à la peinture ! Et pas la plus… récente.

— Mais comment s’y prendre… ? continua mon amphitryon.

— Tendez votre tasse…

— Kandinsky propose l’improvisation… Il n’y a rien de plus présent que l’improvisation. Le jazz. Je crois même que c’est le meilleur moment à passer avec soi… entre l’impression, qui constitue toute l’Histoire, et ce futur sans avenir que nous appelons composition.

— Vous en avez pondu un certain nombre…

— Ce sont comme mes petites morts… Je voudrais les touiller comme vous faites de votre café. Tout serait à recommencer.

— C’est tout l’appareil perceptif qui réclame sa pitance. Ne sommes-nous pas que cela, au fond ?

— Nous nous ressemblerions ! Or, il n’y a qu’à comparer pour constater que ce n’est pas le cas !

— La fameuse « différence » ! Tant recherchée par l’oisif en marge de ses occupations nourricières…

— …dont certaines peuvent être professionnelles. Ah ! J’ai tellement besoin de tout le monde ! »

Sur ce, Ben Balada renversa sa tasse. Elle chuta sans se briser dans le gazon. Le chien constata avec dépit qu’il n’y avait rien pour lui à flanc d’herbe.

Journal de Ben Balada

Que de livres ! Que de textes à lire ! L’esprit humain est-il inépuisable à ce point ? La question ne serait-elle pas de savoir ce qui ne l’épuise pas ? On serait sans doute mieux renseigné sur la nature de cette matière à discussion. Volumina et codex envahissent mon espace vital. Je reconnais des écritures, des styles m’attirent. Les leçons n’ont plus le charme que je leur trouvais quand je ne savais pas lire, mais je les lisais avec tellement de passion contenue ! Comme le temps passe, et que rien n’y peut, j’écris moi aussi. Et j’ai besoin de plus en plus de cet espace. Il ne s’agrandit pas. J’allais dire : évidemment. Si c’était possible, ce serait sans doute au détriment de quelqu’un. Je ne veux pas savoir qui c’est ! Et cet être si proche ne souhaite pas non plus, je n’en doute pas, que j’en fasse un sujet de conversation. Nous prenons place plutôt, toujours étonnés de nous rencontrer là même où, la veille, nous avions pensé manquer un autre rendez-vous. Persistance de la mémoire de l’échec. Une table est un objet utile à ces rencontres fortuites. Elle devient l’angle des absences. On s’habitue à elle. Sous l’arbre et ses frondaisons, la rivière est une rivière d’autres livres, ceux qu’on ne soupçonnait pas. Fermer les yeux ne prendrait que du temps. Goûter à ces fruits ne rappellerait rien. Et en agitant la main pour qu’elle soit visible au-dessus de la haie, rien n’arrive qu’un autre salut et il arrive les mains vides. Voulez-vous mes livres ? J’ai des livres plein la maison que j’habite. Avec un peu d’imagination, vous les lirez en pensant siroter un pur café d’Arabie. Je n’habite pas si loin, c’est vrai. Un oiseau en témoigne. Il construit des nids à la demande. Avec le papier des livres il monte des murs infranchissables. Et la nuit, il meurt. Pour renaître au matin sans avoir troublé l’eau de vos rêves avec les mots qui ne sont pas arrivés à l’heure. Ce n’est pas le temps, ça. C’est autre chose. Quelque chose qui n’appartient pas aux livres qu’on écrit et qui se donne à ceux qu’on n’écrira jamais. Prouesse de la tristesse. Catimini des sources d’inspiration. Nous avons toujours su cela et pourtant, nous construisons des librairies à la place des bibliothèques et des bibliothèques là où jamais il n’y en eut.

Coulures de l’expérience

Comme Clarissa del Mono avait raté l’omnibus, Capolar lui proposa de l’emmener sur sa moto. Elle portait une ravissante jupe assemblée à un boléro tout aussi minimum. L’écartement des jambes provoqua chez notre homme un sentiment de puissance que seul le vrombissement du moteur surpassa en énergie créatrice. Il enjamba lui-même le siège et cala son bas-ventre contre le sac surmontant le réservoir.

« Vous devriez mettre le casque, conseilla-t-il. Les flics sont nerveux ces temps-ci.

— Ils verront bien à ma gueule que je suis pas terroriste, » s’écria la belle passagère.

Elle se regardait dans le rétroviseur qu’elle avait ajusté à sa vision, posant sa poitrine sur le dos de Capolar ainsi pris en sandwich entre elle et le réservoir. Il avait passé la première et tenait fermement l’embrayage, voyant les lèvres dans l’autre rétroviseur. Elle les enduisait de rouge en clignant des yeux qu’elle avait déjà noircis. Les genoux se serrèrent soudain contre les hanches grasses de Capolar qui frémit. Il était au bon endroit, mais à l’envers. Embrayant sportivement, il se promit de se retourner dès qu’il en aurait l’occasion. Elle allait à la gare. Elle partait en voyage elle aussi, mais dans l’autre sens. Tout pour me contrarier, pensa Capolar.

« Si on passait par la place de Liberté Retrouvée ? proposa-t-elle.

— Mais ça a pété pas plus tard qu’hier, nom de Dieu !

— Il y en avait partout. »

Il signala un changement de direction et s’engagea sur les grands boulevards. On circulait peu le dimanche à Parigi. Il se sentit assez libre pour tenter un dépassement limite. Derrière lui, la voiture klaxonna. Il accéléra, prenant la fuite. Clarissa poussa un joyeux youyou. Deux secondes plus tard, plein gaz, ils arrivaient sur la place. Une grande tache noire illustrait son parvis autour de la statue des Héros de la Nation. Clarissa se pinça le nez. L’air était saturé d’une odeur de sang et d’os. Un ouvrier était juché sur la statue, agitant à la surface d’un visage héroïque une brosse qui crachait des étincelles. Capolar avait tellement ralenti la moto qu’il dut poser un pied sur le pavé. Ses clous jouèrent la Marseillaise. Un gadget. Il demanda à Clarissa si ça lui plaisait comme objet original. Elle préférait les trucs connectés. Et en plus il fallait qu’ils fussent nomades. Sinon ça ne comptait pas. Capolar rougit derrière la visière bleue de son casque. Comment était-elle connectée en ce moment ? Et avec qui ? Il fit deux fois le tour de la place sans attirer l’attention de ses gardiens. C’était un jour tranquille. Il pensa aux guinguettes du bord de l’eau et se rasséréna. Mais alors qu’il s’approchait du socle de la statue, un flic en cuirasse surgit de l’ombre où sa cigarette continua de fumer. Il avait relevé sa visière et exprimait clairement le mécontentement du système. Capolar, encouragé par Clarissa à faire fi de cette intervention inique, stoppa et posa ses deux pieds par terre, car sa passagère avait les siens sur les repose-pieds. Elle ne pesait pas lourd, mais elle s’agitait. Heureusement, le flic ne comprenait pas ce langage qui était inspiré par une connexion lointaine avec l’inconnu.

« Vous devriez arrêter votre cinéma, dit le flic.

— On pensait pas à mal, s’excusa Capolar qui cligna des yeux comme s’il reconnaissait le personnage.

— On s’est déjà vu quelque part, fit en même temps le flic.

— À la boutique peut-être… suggéra Capolar. Un chien d’enfer…

— Ah ouais ! fit le flic. Comme la série. »

Il se retourna et fit un signe secret qui tira de l’ombre son sosie.

« Scipin et moi on fait les résumés quand on n’est pas de service, dit le flic joyeusement.

— Ah bon… je croyais que les flics étaient des robots…

— Que non ! Pas nous ! Scipin et moi on vient de Nurdakj. »

Capolar était ravi de l’apprendre. Bergar se pencha sur le guidon :

« Dites donc, Capolar, fit-il en clignant de l’œil, c’est pas un robot, ça… Et elle vient pas de Nurdakj, sinon je sentirais son odeur.

— C’est Clarissa del Mono, la championne de…

— Merde alors ! Scipin ! C’est la tueuse de pigeons…

— Heureusement qu’on n’est pas des pigeons, dit Scipin en ricanant.

— Et que c’est pas interdit, fit Capolar pour rigoler.

— J’ai un train à prendre, » éructa la belle.

Scipin et Bergar reculèrent d’un seul pas. Ils saluèrent réglementairement l’équipage composé d’un boutiquier maître du Jeu et d’une championne alympique reconnue par le gouvernement. Le moteur de la Harley poussa un gémissement. Capolar venait d’abuser des gaz.

« Finalement, dit Clarissa alors que la moto filait en direction de la gare, je vais pas le prendre, ce train…

— Je vous ramène chez vous ?

— Sinon où vous allez ?

— À Grand-Parc.

— Le Rodax de la série ?

— Je devrais avoir honte…

— Faut pas. Moi aussi j’y ai quelqu’un. »

Capolar se sentit moins humilié.

« Si ça se fait, dit Clarissa, c’est la même personne… »

Journal de Ben Balada

Machado a raison : tu es poète parce que l’eau te dit ce qu’elle est : ruisseau, rigole, pluie, fontaine, canal… elle te parle de loin — d’aussi loin qu’elle demeure de l’eau — et tant que tes yeux sont fermés — résistant à la tentation de s’approcher — l’eau n’est plus un mot — plus un effet prosodique — plus rien que cette eau — et cette reconnaissance traduite — cette existence prioritaire — poète parce que tu sens ce que tu sais — et que la voix sait ce que tu dis parce qu’elle le sent. L’objet agit et n’est plus.

*

Raison de savoir — la lumière s’accroche avec toi — des tissus pendent dans le désert — de loin en loin le rappel d’une attente — vivre pour servir à quelque chose — ces jardins coupés de roche dure — chaque angle finissant dans une ruine — plus une trace de ce bois — quelquefois un mur bleu se devine — le linteau d’une armoire — l’empreinte d’une mort — l’acier noir d’un outil — lézard bleu — comme si le vent attendait — comme s’il était encore possible de saisir ce temps — de le peupler — une photographie témoigne d’une alliance — tu es passé par ce chemin — mais ce n’était pas toi.

*

Plus loin, la route redescend d’où elle est venue — emportant ces signes d’eau et de feu — les pins ont l’odeur des passages — personne n’attend — tout le monde se retrouve — place forte des rencontres — l’eau devenue bassin — le feu conversation — l’attente promesse — et le seul visage reconnaissable revient — impose ses transparences — cette eau ne se reconnaît pas d’aussi loin — mais elle explique tout.

*

De loin, ces toits d’agave — ces embrasures d’olivier — le seuil au vent — rues disparues sous l’or — personne sur le chemin — pas même un animal — la nuit qui revient — la mer qui remplace l’ombre — et la lumière comme anéantie — à l’endroit même de l’eau devenue une étrangère — l’eau sans forme — sans ce frémissement signe de vie — l’eau du sommeil — et de l’appel au rêve — à autre chose — à quelqu’un — appel du silence comme signe de respect et d’oubli.

*

Il n’y a pas de poète en poésie — aucune voix ne répète ce qui s’est dit de toi tandis que tu montais — rencontrant peu d’animaux domestiques — les chassant parce qu’ils éparpillent ce qui s’était pourtant figé — il n’y a que des espèces inachevées — un procès au cadavre — une voix tout au plus — imaginée en force — reconstruite dans une autre langue — comme si l’eau perdait son importance —qu’elle emportait les différences — et qu’il ne restait plus rien de ce qui avait encore un sens avant que tu t’en mêles.

*

Écrire n’importe quoi comme Gainsbourg ou Nougaro — piquer une musique — ou plus exactement un air — à ceux qui la connaissent — en général hors de France — et déposer là-dessus les mots du dictionnaire de rimes — est-ce vraiment tout ce que vous savez faire ? — : Consommer de l’attente ?

*

On ne se croise pas — on suit la même chimère — confondant raison et excuse — comme des juges en robe — pratiquant l’ornière et les zones d’ombre — de recueil en conversation ne voyant pas les effets de la flatterie sur notre conscience — allant jusqu’à peser le pour et le contre ! — un comble pour qui prétendait vivre comme les autres et mourir autrement — car c’est tout ce que signifie le mot poésie — un fil à couper le beurre — et même quelquefois l’argent du beurre.

*

Il faudrait s’extasier à l’endroit même où l’autre — celui qui écrit — dit avoir atteint cette espèce d’hystérie qui remplace le plaisir quand plus rien n’arrive — cet autre qui ne cherche pas à nous ressembler — dont on se distingue en pratiquant le goût de ses saillies verbales — autre nous-mêmes retravaillé au miroir — avec non pas les reflets — mais selon le principe du tain.

*

S’interdire d’expliquer revient à expliquer ce qu’on s’interdit.

*

Ce désir de ne plus être soi-même — de devenir ce qui serait si un héritage n’en avait compromis la nature — ce modèle qui finit par prendre toute la place — ce profil qui se dessine au lieu de s’imposer — ce seul regard qui nous fuit comme si nous étions là — au moment où lui-même s’est trahi — reluquant les brisures sans pouvoir calculer la part qui s’est dissoute — et cette part achetée après bien des discussions internes — là, au fond de soi — et à fleur de tous les autres — sans éveiller leurs soupçons — ces lecteurs potentiels.

*

Expliquer ce qu’on s’interdit revient à voyager sans bagages.

Zone 4

Julius Guenoire était donc nu. Alice osa parcourir cette peau. Le moment était mal choisi pour faire l’amour.

« Romski et Maque sont à nos trousses… fit Guenoire qui haletait.

— Vous avez donc l’exosquelette ! »

Elle empoigna la verge d’or.

« Mais quel homme êtes-vous donc !

— C’est à vous qu’il faut le demander… Alice… »

Le Margaux gisait dans un angle de murs abattus pendant la journée. De loin, on apercevait les clignotements de sa console tapissée de diodes. Alice avait eu le temps de poser la question :

« Vous avez tué Ben ?

— Ce vieux fou a trouvé moyen de m’échapper pendant que je me mettais dans l’exosquelette. Dans l’escalier, Maque gueulait qu’il m’aurait de toute façon. Et Ben Balada a sauté dans la cage d’ascenseur parce que la voix de Maque semblait en sortir.

— Mon Dieu ! Et vous avez l’exosquelette et le cahier… je ne comprends pas.

— C’est le chien qui est entré dans l’exosquelette…

— Mais pourtant vous… vous êtes à poil…

— Ben Balada est parti avec mes fringues.

— Vous n’avez pas perdu au change ! »

L’explication de Guenoire méritait quelques compléments de vérité pour parvenir à la réalité, mais Alice sentait qu’on n’en était pas loin. Que s’était-il passé pour qu’un chien ait pu piloter le Margaux ? Ce n’était possible qu’en mode opérationnel automatique, ce qui revenait en gros à programmer un itinéraire à l’avance. Ben avait préparé son voyage. Il avait eu tout le temps de composer un programme. Le chien était entré dans l’exosquelette avant que Guenoire comprenne comment il fallait s’y prendre. Et le chien à peine dedans, le système sensoriel a mis en route les propulseurs rotatifs. Guenoire ne comprit pas à ce moment-là que tout ce qui lui restait à faire, c’était de suivre l’exosquelette et d’en profiter pour fraterniser avec le chien. Or, Ben Balada connaissait le trajet puisqu’il en était l’auteur. C’était une conception détraquée du voyage. On ne voyageait plus comme ça à l’époque de Guenoire. Christophe Colomb était oublié. Comme le constatait Shanti Andía à son époque, le moteur des vaisseaux n’était plus depuis longtemps à l’extérieur du vaisseau, mais dedans. Et le pilotage avait complètement changé de nature.

« Maintenant que Ben est mort, dit Alice, ça n’a plus d’importance…

— Pas sûr qu’il soit mort, grogna Guenoire. Car si Maque n’avait vu dans la cage des ascenseurs qu’un trou sans fin évoquant le vide, Ben Balada en savait plus long que lui sur ce sujet. Je l’ai lu dans ses yeux avant qu’il saute. Il n’avait pas du tout l’air de quelqu’un qui sait qu’il ne reviendra plus. Il savait ce qu’il faisait. Et il m’a échappé, pensant que de toute façon, l’exosquelette me mènerait là où lui, Ben Balada, avait prévu de sillonner le monde à la recherche de l’Amérique.

— Mais vous avez trouvé le moyen de stopper la machine…

— Je ne sais pas sur quoi le chien a appuyé… Ou s’il a bavé sur un circuit mal protégé de l’humidité…

— Je ne vois pas moi non plus. Je ne suis pas le concepteur de cette machine, mais j’ai participé activement à son amélioration depuis que le système a décidé de se débarrasser de ce projet. Je n’ai jamais revu Quentin Margaux. Ben Balada sait peut-être quelque chose à ce sujet.

— L’avenir nous le dira ! » clama Guenoire.

Ils étaient près du Margaux maintenant. Alice avait enlevé sa chemise pour la déposer sur la console trop voyante. Guenoire empêcha le chien de se remettre aux commandes. Alice pesta :

« Il fera jour avant que j’ai pu trouver la panne…

— On ne peut pas le laisser là… Ce truc vaut une fortune.

— Vous le vendrez à qui ? Aux Américains ou aux Chinois ?

— J’ai du sang chinois. »

C’était peut-être vrai. Guenoire n’était pas ce qu’on peut appeler un homme honnête. Il l’avait maintes fois prouvé. Et il était dangereux. À moins de tomber amoureux d’Alice, par pur souci de satisfaire le désir charnel qui embrasait continuellement son esprit, il n’aurait plus besoin d’elle une fois qu’elle aurait remis la machine en marche. Alice trouva la boîte à outils et commença, à la lumière d’une seule diode rouge, à démonter un châssis qui ne tarda pas à révéler des entrailles complexes. Guenoire n’arrêtait pas de penser. Lui aussi avait projeté d’aller en Amérique une fois réglés ses comptes, avec Maque notamment. Mais pas en exosquelette ! C’était une idée stupide. Personne ne pouvait espérer atteindre l’Amérique à bord d’un engin qui n’était pas conçu pour voyager, sur terre comme sur mer. Et il ne volait pas. Seulement, cette machine avait un prix. Et avec cet argent, on pouvait allait et revenir où on voulait, aussi loin que ce fût. On avait même toutes les chances de crever avant d’avoir épuisé ce pactole. Mais l’exosquelette ne contenait qu’une personne. Il était facile de se débarrasser du chien. Mais Alice ? Comment me suivrait-elle ? pensa Guenoire pendant qu’elle dénouait une quantité effroyable de fils. Cela aussi était une source d’inquiétude. Il finit par l’exprimer :

« Vous êtes sûre de ce que vous faites… ?

— Et vous, Julius…

— Ne m’appelez pas Julius !

— Guenoire… Êtes-vous certain de la pertinence des pensées qui vous assaillent en ce moment ?

— Vous ne savez pas ce que je pense.

— Je veux rester en vie. Avec ou sans vous. »

Elle y avait pensé elle aussi. Pas à la mort qu’il pouvait lui administrer pour en finir avec le risque d’un signalement aux autorités. À l’amour. Il n’avait jamais bandé et pensé en même temps. C’était une sensation agréable qui lui rappelait la magie de certains récits d’Ernest Hemingway.

« Je ne vous ferai pas de mal… ânonna-t-il.

— Avec quoi ? »

Elle avait dû toucher une corde sensible, parce qu’une diode verte s’alluma et éclaira aussitôt son beau profil de femme consciente de l’effet toujours produit par ces atouts sur l’homme en phase de recherche ou de fuite. Justement, il était plutôt du genre fuyard. En y réfléchissant bien, il n’avait jamais rien cherché. Comme le peintre, il avait trouvé. Pas souvent. Seulement quelquefois. Et là, coup sur coup, il tombait sur une source de pognon et sur la promesse d’un bonheur à partager. Le jour allait bientôt se lever. On avait Romski et Maque aux trousses.

« Et peut-être Ben Balada, fit Alice en serrant la dernière vis.

— Qu’est-ce qu’on fait du chien ? »

Zone 2

Comme le soupçonnait Guenoire, qui l’avait approché sans doute de plus près que n’avait pu jamais le faire Alice Qand, Ben Balada ne s’était pas tué en sautant dans la cage des ascenseurs. Ce qu’ignorait Alice et que Guenoire avait ressenti au fond de lui-même, c’est que Ben Balada était un être imaginaire. Mais ce que Guenoire ne pouvait pas savoir, c’est que cet être de pure fiction était l’œuvre d’un homme tout ce qu’il y avait de réel. Nous apprenons ici que cet homme n’était autre que Ben Balada. Mais, objecterez-vous, comment se fait-il que le système, dont on connaît les perfections tant au niveau du renseignement que de celui de la délation si populaire en ces temps de disette mentale et d’enrichissement particulier, n’eût pas repéré ce défaut de conception ou de résultat ? Deux Ben Balada dans la même ville, c’était pire que de la fiction : quelqu’un mentait. Et sciemment. Mais il n’y avait aucune science en jeu dans cette affaire — qui n’en était pas une d’ailleurs, sinon on en aurait entendu parler d’une manière ou d’une autre. Ben Balada ne vivait pas en ville. C’était un rural. Comme l’avait été Guenoire du temps de sa cavale. Ils auraient même pu se rencontrer, mais Guenoire n’empruntait pas les mêmes chemins que son voisin. Il n’en avait jamais eu des nouvelles, sinon il s’en souviendrait en ce moment, au moment de se soucier de la vie et de la mort de ce personnage persistant du paysage romanesque que ces pages proposent tant à l’esprit qu’à ses démons et à ses saints. Ben Balada, le vrai, avait inventé Ben Balada et l’avait rendu fou à force de l’inventer, car cette invention était devenue pour lui quelque chose d’aussi pervers que la folie. Ne souhaitant pas sombrer lui-même dans cet état si proche de la mort et de ses secrets (ceux qu’on emporte), il avait expédié son personnage à Parigi, en pleine guerre de surcroît. Et le pauvre Ben Balada, qui n’avait pas reçu de son créateur l’éducation nécessaire à la survie en milieu urbain, avait fini par devenir plus fou que ne l’avait espéré Ben Balada ainsi mis à l’abri de cette espèce d’enfer à soi.

Il y aurait beaucoup à dire et à écrire sur ce sujet, mais les essais d’éclaircissement par l’esprit ne valent pas les preuves que la narration est en mesure de distribuer au hasard (soyons modeste) des pages qui composent en général tout roman digne de cette appellation contrôlée par le commerce de l’État avec ses bourgeois chargés de son édition. Nous nous en tiendrons ici aux susdites considérations générales.

Ben Balada sauta dans le vide simulé par la cage des ascenseurs dans laquelle aucune cabine ne figurait. L’imagination de son auteur fit le reste. Mais c’est une autre histoire que nous allons tacher d’intégrer le plus naturellement possible à ce feuilleton mi-figue mi-raisin. À ce propos, connaissez-vous l’origine de cette expression où la figue se partage en présence du raisin ?

 

 

Chapitre VII

Zone 4

Le jour se levait. L’air commença à vibrer. Les gros diesels des chantiers chauffaient. Il était temps de passer dans le hors zone, sachant qu’il ne s’agissait peut-être que d’une interzone. Planquer l’exosquelette relevait de l’utopie. De plus, une fois réactivé, il reprendrait sa route vers l’Amérique, car Alice Qand n’avait pas réussi à le déprogrammer. Ben Balada avait conçu une clé assez complexe pour lui donner du fil à retordre pendant plusieurs jours. Et pendant ce temps, le Margaux aurait atteint la côte. À cette annonce, Guenoire fit sa tête de cancre.

« La mer est de ce côté, expliqua Alice. L’exosquelette n’est pas conçu pour naviguer sur l’eau, ni dessous. Il ne vole pas non plus. Il a besoin d’un autre véhicule pour traverser l’océan. Et comme il est plus facile d’embarquer clandestinement sur un bateau que de se glisser dans la soute d’un transporteur aérien, je pense que Ben Balada a programmé un embarquement à bord d’un de ces cargos qui ravitaillent l’Amérique depuis la Crise.

— Il y a une crise… ?

— Ben Balada ne le sait pas. Il en est resté au Vieux Rêve Vieux.

— On ne va tout de même pas laisser cette machine emporter ce chien dans un continent en crise ! »

Guenoire n’avait pas dormi de la nuit. Il s’en ressentait maintenant que le soleil créait des ombres au ras du sol. Elles se répandaient comme des personnages animés de mauvaises intentions sur la terre retournée et crevée de l’immense chantier du pont autoroutier. Alice hésitait à tourner la clé de contact. Ben Balada avait-il prévu de ne pas voyager de jour ? C’était probable, car les autorités seraient vite mises au courant de cette déambulation interdite. Elle posa la question à Guenoire sans attendre de réponse. Et en effet, il se contenta de grogner en regardant le chien.

« Regardez-le, dit-il. Il n’est plus impatient de retourner à bord, comme s’il savait d’instinct que Ben Balada avait l’intention de se planquer pendant la journée…

— Le problème, fit Alice, c’est que nous ne sommes pas planqués… »

Ils étaient au milieu des ruines d’un ancien quartier populaire. Cela se voyait aux fenêtres qui gisaient dans la poussière et les gravats. Les murs encore debout les protégeaient du regard en admettant que personne ne s’approche. Mais comment espérer que cette partie du chantier ne soit pas activée maintenant que le soleil dardait ses rayons sur l’ampleur de la tâche ? On ne pouvait pas attendre la nuit dans ces conditions. Un engin finirait par se pointer, avide de destruction et de nivellement.

« Et comment traverser cette zone sans se faire voir ?

— On aurait dû y penser cette nuit…

— Mais on a espéré déprogrammer ce truc ! »

Ça faisait beaucoup d’espoir d’un coup. Et la raison ne trouvait pas de quoi satisfaire son exigence d’espoir.

« On est foutu ! s’écria Guenoire. Il n’y a pas de solution !

— Sauf si la solution naît du problème… Vous y tenez tellement, à cette machine… ?

— Elle vaut son prix… J’avais pensé…

— Il va falloir renoncer à cet argent, monsieur Guenoire… »

Il venait justement d’y songer. Il ouvrit le cahier, au hasard :

Journal de Ben Balada

Un État monarchique — avec les larbins utiles à l’administration et à la justice — faisant fi de la séparation des pouvoirs — et une Nation profondément républicaine — une attente de part et d’autre — cultivant les peurs, les menaces, les douleurs — oubliant l’influence sur l’esprit — concentrant toute l’énergie dans l’exercice du pouvoir et le maintien de l’ordre — le grand meurtre national n’a pas eu lieu — il manque à la conscience — et les conversations ne vont pas plus loin que la domesticité nécessaire — une vigilance jalouse s’installe — dénonce l’écart — ne mesure plus les différences — brise les destins dans le silence — quitte à oublier la question de l’esprit — larbins pullulant dans les bureaux, au coin des rues, sur les plages, entre les livres — cette race particulière de l’espèce — formée pour trahir — pour ne pas sombrer dans la mélancolie — pour garantir les conditions de l’héritage — mécanisme conçu pour éviter la guerre civile — et elle n’a pas lieu ! — la crasse ne surnage pas comme dans les égouts — elle s’enfouit — les privilèges à la place du droit — les recommandations pour pallier la trop grande évidence du choix — l’autorisation là même où la liberté se cherche encore — l’honneur pour masquer le défaut de courage et de fidélité — pour créer des confréries sur le cadavre glacé de la fraternité — étageant des fonctions à la place des métiers utiles à l’existence de tous les jours — et trouvant ces hommes, ces femmes, ces chiens, ces salauds — les trouvant à la pelle — parce que l’instinct de survie ne reconnaît pas les lieux d’une république assumée — et que les promesses sont comme la pluie — il faut lever le nez pour regarder les nuages — et ressentir ce vertige à la fois moral et esthétique — où la connaissance se perd en conjectures — magistrats infantilisés — rendant toute action suspecte — tandis que les jeux de l’enfant reviennent en force — au travail comme en vacances — l’homme réduit à une impasse où son esprit peut habiter — et surtout cohabiter — « président des Français » disent les présidents — sur le trône éphémère de la même reconnaissance — agités par les rumeurs de l’Histoire — et perdant un temps précieux à enseigner l’important au détriment des raisons de l’entropie ressentie — l’hypocrisie catholique au fond — avec le mensonge comme faute mineure et la confession pour se soulager l’esprit — l’un répondant en écho au désir de démocratie et l’autre — personnifié — garantissant un emploi à vie !

Zone 3

Dans le Camp, la deuxième vague d’ouvriers se préparait à se mettre au travail. La première était partie une heure plus tôt pour préparer les matériaux et les engins dont les moteurs secouaient l’air déjà poussiéreux. La troisième se livrait aux usages sanitaires en attendant de prendre le premier repas de la journée en regardant l’épisode de la veille. Le poste de télé était toujours accroché à une potence au-dessus des comptoirs. Il y avait tellement de bruit dans la salle qu’on n’entendait pas les dialogues, ce qui rendait la compréhension difficile. Le son a compliqué l’art cinématographique, non pas en lui apportant ce qui lui manquait, mais en le menaçant de le rendre inopérant en cas de coupure du son. Et c’était ce qui se passait ici. Aux conversations les plus triviales il fallait ajouter l’éternelle question : « Qu’est-ce qu’il dit ? » C’était, si je me souviens bien de mes lectures à propos de Joaquin Murieta, le nom qu’on donnait aux Français dans l’Amérique des conquêtes : les Kiskidis. Or, ces salles de restauration étaient bondées de Kiskidis. Et c’étaient des hommes et des femmes arrachés au cœur des villes et des campagnes. Ils ne rêvaient pas d’aller en Amérique comme Ben Balada qui sirotait un café au lait en marge de cette agitation préparatoire. Il s’était rapproché du comptoir à grand-peine, car la foule s’épaississait dans la direction du poste de télé, et elle devenait de plus en plus nerveuse, preuve qu’elle avait envie d’entendre ce que les personnages de la télé se disaient. Il s’arrêta avant de se faire étriper. Une femme avait commencé par lui cracher au visage. Et des hommes en bleus de travail lui demandaient pourquoi il n’en portait pas lui-même. Aux couleurs de la SAM & KOK. Il avait conservé son tablier de grabataire et retrouvé l’usage de ses jambes après avoir sauté dans la cage des ascenseurs pour échapper à celui que nous connaissons sous le non de Julius Guenoire. Il avait besoin de réfléchir. Il était seul maintenant. Il n’avait aucun rapport avec le milieu dans lequel les hasards de la fuite l’avaient plongé. Il n’était pas question d’y chercher des ennuis. Il en avait assez comme ça. Il trouva une petite place près du comptoir et posa sa tasse de café entre deux coudes solidement arrimés au zinc. Au-dessus des miroirs et des étagères où s’alignaient les bouteilles et les verres, la télé émettait un filet de voix. Celle d’une jolie comédienne qui vous regardait dans les yeux comme si elle allait vous inviter à la connaître mieux :

Télévision

Sarah Cronier

La première fois que j’ai couché avec Robert, c’était en Espagne. Ce type était fou. Il se baladait alors qu’il n’était pas en état de se montrer en public. Nathalie était furieuse. On ne se conduit pas comme ça dans un camp de nudistes. Et ce qui devait arriver arriva : on s’est fait jeter. Dans la voiture qu’il conduisait à poil comme si rien ne s’était passé et comme si le monde entier était un camp de nudistes Robert rêvait tout haut du succès probable de sa prochaine adaptation par Gauthier lui-même. Gauthier m’avait parlé de ça. On avait ri. Robert n’avait jamais rien écrit de bon. C’était, de l’avis de Gauthier, compliqué et de surcroît inintéressant. Je n’avais jamais rien lu de Robert. J’avais simplement suivi les conseils de Gauthier. Et bien j’avais tort, parce que pendant ces vacances en Espagne, j’ai lu l’adaptation de Finnegans Wake que Robert avait proposée à Gauthier. C’était génial. Et j’étais le seul personnage. Personne d’autre sur la scène. Je comprenais que ça n’ait pas plu à Gauthier, lui qui prend la vedette parce que la troupe lui appartient corps et âme. J’étais fascinée par ce rôle. On s’est arrêté dans un village au bord de la mer. À cette époque, l’Espagne ressemblait encore à l’Espagne. Tout était à la mesure de nos exigences : nourriture, sable, chemin dans le désert, ruines pleines d’histoires, maisons déshabitées depuis peu, or des lacs, cimetières des couchants. Et j’apprenais par cœur le texte concocté par Robert ou Joyce, je ne savais pas à qui attribuer le mérite de cette voix. Aux deux sans doute. Nathalie nous a quittés sur un coup de colère. Elle a pris le train. Robert l’a accompagnée jusqu’à la gare. Je suis resté à l’hôtel. Je me suis fait servir une sangria sur la terrasse. Je n’avais plus qu’à attendre la suite des évènements.

Comme vous le savez, Gauthier a refusé de mettre en scène cette adaptation. Je lui ai montré ce que je savais faire une fois sortie des gamineries gentilhommesques et des héroïsmes de carton-pâte. Mais rien à faire. J’en ai pleuré pendant deux semaines. L’automne commença par un jour de pluie.

Robert n’aimait pas la pluie. Il se promenait souvent avec Nathalie sur les bords du canal. Je les voyais de ma fenêtre. Ils avaient renoué. Je n’étais pas jalouse. J’avais Sally. Et le petit chien Bob. Et mon travail à la mairie. Et Gauthier qui m’enguirlandait sans arrêt parce que je scandais les vers de Racine.

On se voyait chez Pierre. Robert ne parlait plus de ses adaptations. Nathalie ne parlait plus de l’Espagne. Je parlais de Joyce et Gauthier parlait de lui. Seule Sally se taisait, caressant le poil frisé de Bob qui se comportait comme un chat. Jacques lui offrait toujours une soucoupe de lait.

« Alors ? dit Gauthier qui avait pas mal bu. Cette Espagne… Toujours la même ? »

Il savait bien que non. Je lui avais tout raconté. Ce que je suis bavarde sur l’oreiller ! Je ne sais pas de quoi je me vengeais. De Nathalie qui nous avait laissé tomber alors qu’on était bien à trois dans le lit. De Gauthier qui faisait de moi ce qu’il voulait, aux antipodes de mes rêves. De Robert qui avait jeté l’éponge et n’avait de toute façon rien changé à sa manière de laisser couler son existence dans la rigole.

« Si on partait ? » me dit un jour Sally.

Je voyais Bob remuer sa petite queue en panache.

« Pour aller où ?

— En Espagne. Tu me montreras où ça s’est passé. »

Elle en avait envie, Sally, de cette histoire. C’était pour ses films. Elle en a un tas dans la tête. Et elle veut lire l’adaptation de Finnegans Wake. Des fois que Gauthier soit plus gentil avec elle. C’est déjà arrivé. Je ne suis pas dupe de son sourire de gamine. Mais selon moi, elle n’a pas le physique d’Anna. Je me demandais d’ailleurs quel physique elle pourrait interpréter si Robert s’entichait d’elle. Robert tombe facilement dans les griffes. Pourtant, il n’avait pas écrit Finnegans Wake pour moi. Pour Nathalie peut-être, mais Nathalie n’est pas comédienne. Qu’est-ce qu’il lui trouvait, à part un physique agréable ? Il n’était pas mal non plus.

Bien fait de sa personne peut-être, mais un peu dingue. Et puis quand je l’ai mieux connu (pour ça j’ai attendu bien trois mois après nos vacances en Espagne), je l’ai trouvé complètement dingue. Je suis montée chez lui un jour. C’était presque la nuit. Je dis « montée » parce que j’avais l’intention d’y passer la nuit. Il avait sans doute d’autres adaptations auxquelles je pouvais m’adapter pour convaincre Gauthier de me donner ma chance. À peine entrée dans cette chambre minable d’un sixième étage misérable et obscur, j’ai sauté dans le lit qui était d’ailleurs défait et qui sentait les pieds. On était assez intime pour que je ne me gêne pas. Mais au lieu d’écarter mes cuisses, j’ai évoqué de possibles adaptations, comme ça, vaguement, l’air de rien.

« Je n’écris pas que des adaptations, » dit Robert.

Il s’était assis à une table qui ressemblait étrangement à celles de Pierre. Il se servit un verre de je ne sais quoi et l’avala pour se donner du courage. J’attendais qu’il me révèle quelque chose. Mais il ne s’est pas levé pour ouvrir un tiroir et en sortir un manuscrit vieux comme sa jeunesse. Il a continué de boire. Au cinquième verre, il dormait, la tête sur la table et les bras pendants.

Les écrivains me fascinent. J’en ai connu deux ou trois autres, mais rien de commun avec Robert. J’étais Anna, vous comprenez ? Et il le savait. Il savait que j’étais entrée dans la peau d’Anna. Gauthier le savait aussi. Mais je ne connaissais pas le moyen de rendre Robert plus fort que Gauthier. Je n’ai rien essayé faute d’avoir trouvé une idée capable de changer cette situation absurde. Ce soir-là, je suis sortie dans la nuit, direction le canal. Et je suis restée assise sur le banc, celui de Nathalie et Robert. Là-haut, ma fenêtre était éclairée. Sally devait se ronger les sangs en m’attendant. Le petit Bob m’aimait aussi à ce point.

Zone 4

Il n’y avait pas de solution. Rien à la place de la seule réalité : il fallait abandonner l’exosquelette. Guenoire en était malade. En plus, la faim le tenaillait. Alice Qand fouilla à l’intérieur de la machine mais ne trouva rien de digestible. Et Guenoire lorgnait le chien. Alice songea il n’y a vraiment pas de solution il faut se tirer d’ici en vitesse mais pourquoi nous qu’il se débrouille avec son chien moi je me casse mais le corps nu de Guenoire lui inspirait d’autres solutions et elle se mit elle aussi à regarder le chien qui commençait à donner des signes de doute. On ne regarde pas un chien avec cette insistance si on ne lui veut pas du mal. Et le mal, c’est une chose qu’il peut renifler à des distances considérables. De toute façon, il n’était pas question de le manger sur place. Les engins allaient arriver. Et leurs conducteurs feraient ce qu’ils voudraient de l’exosquelette et même du chien. Il ne fallait en aucun cas être associé au Margaux. C’était un délit. Plus loin, dans le parking des engins de terrassement et de démolition, les moteurs continuaient de chauffer et, en clignant les yeux afin de se donner une meilleure profondeur de champ, on distinguait nettement les conducteurs qui s’agitaient autour de ce qui semblait être un poste de télé. Alice consulta sa montre. C’était l’heure de la rediffusion du dernier épisode d’Un chien d’enfer. Et elle allait rater ça.

Quant à Guenoire, il avait encore besoin de réfléchir. Renoncer au Margaux, c’était retourner à la poussière des jours. N’y avait-il pas quelque chose à emporter ? Je ne sais pas, moi : un circuit particulièrement précieux ? Un programme ? Un algorithme ? Des données sensibles ? Ah ! le cerveau de Guenoire était en ébullition et Alice était couchée sur le talus, une main en visière pour surveiller les engins et l’autre prête à donner le signal de la retraite. Guenoire ouvrit le cahier, toujours au hasard :

Journal de Ben Balada

La racaille municipale touche aussi à la poésie — les voilà sur le tas — rassemblant des trouvailles de pédagogues — empruntant à la tradition — renouvelant le contrat avec la modernité — et attirant les mouches — belles lucilies qui chatoient comme le feu crépite — une librairie ferme sa porte définitivement — pas un mot là-dessus — des poètes exigent en frappant les pauvres une rénovation juridique de l’illusion — des enfants continuent de voler les commerçants — à la place de l’intelligence, des ordres façonnés par le pouvoir — on suit — les poètes frappent les pauvres sur la tête — là où ça ne fait pas mal quand on n’a rien à perdre — et les gardes champêtres frappent les poètes au cul — là où ça fait du bien si on y met du sien — désignant le tas d’ordures laissées par les ouvriers et le tas de poésies qui attendent d’être publiées pour que justice soit faite — professeurs et magistrats relisent les diagonales du texte qui va changer la poésie en or — au son des ailes des mouches à merde et à tout ce qui se mange encore — la récupération se fait en deux temps : 1) on se tait et on s’y met 2) on revient et on se tait — il n’y a pas d’autres traditions — couper les mains ne sert à rien — il faut mutiler à l’intérieur des mères — au moment où l’être se rencontre — il n’est pas encore nu — il n’existe que parce qu’il sera — le moment est bien choisi pour lui couper les mains — et le sifflet aussi — c’est sans douleur pour les mamans — et les papas n’y voient que du feu — toute la famille est réunie autour de ce qui est en train de sortir — un poète ou autre chose — peu importe — il ne faut surtout pas que ce soit un étranger — on n’a pas besoin de cette intégrité de la reconnaissance — le Conseil lit des poèmes au Salon — pas un mot sur les pays — tout sur l’homme et ce qu’il devient — tout sur le sort de l’humanité promise au bonheur — travaillez pour demain — ne vous épuisez pas à critiquer — ni en vers ni en prose — travailler pour élire — travailler pour ne pas choisir à la place de ceux qui choisissent — les poètes vous y aideront — et n’oubliez pas de cracher devant les librairies — ça porte chance à ceux qui ne savent pas écrire des poésies dignes de monsieur le Maire.

Zone 3

« Ne partez pas ! lui dit son voisin de coude. On a encore dix minutes pour jouer à Google.

— Mais je ne travaille pas ici, répondit Ben Balada.

— Ça se voit… » fit l’autre d’un air soupçonneux.

Et il ajouta d’une voix exercée au renseignement :

« D’où vous venez ?

— Zone 1, déclara Ben.

— D’en ville ? » s’écria le sycophante.

Il était sincèrement étonné. D’habitude, les gens de la ville ne s’accoudaient pas aux comptoirs du camp. C’étaient plutôt des distributeurs de carottes et de bâtons. Et ils ne portaient pas de tablier de malade hospitalisé.

« C’est pas ce genre de tablier, dit calmement Ben en omettant volontairement le premier membre de la négation.

— C’est quel genre alors… ?

— En vérité, je pilote un Margaux…

—¡No me digas ! »

Tout le monde savait que les Margaux avaient tous été détruits, sauf un. Il suffisait d’entrer la bonne clé dans la fente de Google pour connaître toute l’histoire de A à Z. Tout le monde crevait d’envie d’en savoir plus. Le bonhomme plissa son front et se pinça les lèvres avec les dents :

« Vous me racontez pas des histoires au moins… ?

— Je suis tombé en panne… »

Le type se rapprocha. Il était peut-être ouvrier, mais son haleine lui interdisait toute appartenance à une équipe. Il avait du temps devant lui. Et il se moquait éperdument de le perdre avec un menteur du genre de celui qui se baladait à poil dans un tablier et prétendait qu’il pilotait un exosquelette expérimental historiquement secret d’État. Il buvait du café sans rien dedans.

« Et vous, demanda Ben, qu’est-ce que vous buvez ? »

Il avait le nez au-dessus du verre de l’autre. Ça ne ressemblait à rien de connu, mais ça vous mettait dans un sale état question conscience de la réalité. On ne s’en portait pas plus mal d’ailleurs.

« Il est où tombé en panne l’exo ? parvint à articuler le poivrot sans se mordre la langue.

— P’t-être que vous pouvez m’aider à le retrouver…

— Vous savez pas où vous l’avez laissé… ?

— On me l’a piqué…

— Mais qui ça !

— Un grand type bâti comme un buffet de cuisine…

— C’est pas ce qui manque ici… Vous faites bien d’y chercher, mais ça va être long…

— Il est pas ici…

— Il est où alors ?

— En route pour l’Amérique… »

L’autre ouvrit des yeux comme des horloges de quai de gare.

« ¡No me digas ! s’exclama-t-il.

— C’est-y pas l’heure de la deuxième rediffusion ? interrompit Ben Balada qui se demandait soudainement s’il n’avait pas trop parlé et pas à la bonne personne.

— Ouais, fit l’autre qui semblait avoir perdu le fil de la conversation. Mais maintenant, ya la pub : »

Google

« Je peux chercher ce que je veux ?

— Faites comme chez vous. »

Il était bien aimable, ce Ben Balada. J’envahissais son espace vital sans même m’être annoncé, mais il ne m’en voulait pas. Il était assis sous les branches des troènes où papillotaient deux oiseaux verts. Derrière lui, le foyer du barbecue fumait encore. Quelle ventrée de saucisses du pays ! Avec du pain maison. C’est donc le ventre plein, par une belle après-midi ariégeoise, que je me suis encore cherché chez Google. Je n’y étais toujours pas. Et pourtant, Ben Balada, c’est moi. Il ne manquerait plus que je sois l’inventeur de cet autre Ben Balada qui écrit des livres que Google diffuse dans le monde entier et dans toutes les langues. J’exagère peut-être un peu… Le chien était couché sur mes pieds.

Une heure plus tard, Ben Balada entra (chez lui). Il portait à bout de bras un poste de télévision couvert de poussière. Je l’avais vu à la cave dans la nuit. Cette trace sur l’écran, elle est de moi. Ben Balada posa le poste sur une table basse. Il dit en toussotant :

« Je me demandais bien qui avait pu laisser sa trace… Une trace toute fraîche. Vous connaissez mon instinct de chasseur…

— Je ne pensais pas vous plonger dans une méditation…

— On ne pense à rien quand on laisse sa trace. Je connais ça. J’ai voyagé moi aussi.

— Je ne suis descendu qu’à la cave…

— Certes… mais il était nuit.

— Nuit noire.

— Elle doit marcher encore. Il y a longtemps que… »

Il marmonna ensuite une série de paroles que je ne compris pas. L’écran s’alluma. C’était bien l’heure du Chien d’enfer.

« Elle n’a pas changé, dit Ben Balada.

— Je vais dépoussiérer l’écran…

— Sinon je ne comprends plus rien, gémit-il en se posant dans les coussins du canapé. Ces feuilletons populaires me paraissent compliqués, si on les compare bien sûr à ce que nous autres, personnes cultivées, avons l’habitude de regarder ou de lire. Ces généalogies me posent bien des problèmes de mémoire, alors que je suis capable de retenir des formations complexes, notamment dès qu’il s’agit de composer ou de lire un texte. Qui est la fille du père dont l’épouse est la tante de l’oncle mort après avoir perdu de vue un amour de jeunesse ? Comment voulez-vous que je réponde à cette question ? Je n’en sais rien !

— Pourtant, Google révèle que vous avez rendu obligatoire le visionnage quotidien de la télévision par tous les citoyens sans exception…

— Sans exception… C’est un peu exagéré… mais enfin, qu’attendre d’un instrument qui vous empoisonne l’existence de publicités sous couvert d’un service de recherche ?

— Et à l’intérieur de la télévision que nous sommes contraints de regarder sous peine de sanctions…

— Allons ! Allons ! Je ne suis pas si terrible que ça !

— …le citoyen est astreint à un service national pour le moins étrange : il doit jouer un rôle dans la série.

— J’ai même prévu une fiche que le citoyen doit conserver par-devers lui et produire illico en cas de réquisition…

— …sinon il est puni…

— Je n’ai rien trouvé d’autre pour répondre aux éventuels manquements.

— Attention ! Ça va commencer ! »

Zone 3

Alice s’était maintenant munie de jumelles. Elle voyait l’écran plein cadre. De temps en temps, une main passait devant avec son verre successivement plein et vide, preuve que les moteurs n’étaient pas encore chauds. Pourtant, la deuxième équipe était arrivée. Il y avait plus de cent ouvriers devant le poste de télé. Et les bouteilles se vidaient en moins d’un tour. Guenoire, assis au pied du talus, regardait l’exosquelette immobilisé contre un mur. Il voyait sa fortune s’envoler comme l’âme d’un mort. Il ne la rattraperait pas. À moins qu’Alice ne trouve une solution. Mais ce n’était pas ce qu’elle cherchait. Elle regardait la télé, comme si c’était le moment ! De rage (contenue), il ouvrit le

Journal de Ben Balada

Certains se voient déambuler — d’autres se figent dans leur lit — d’autres encore s’imaginent imaginer — mais jamais je n’en ai vu courir — courir pour s’approcher — pour finir par toucher — peut-être par mesurer — arrêté au bord — sans conscience du bord — voyant l’horizon — mais pas la promenade éclairée par les terrasses — bruyantes de conversation — de jeux — de tentatives de séduction — sauf un personnage peut-être — approximativement dessiné — nommé pour ne pas le perdre — ou plus exactement pour le retrouver — toute l’histoire s’étant passée ailleurs et devant se finir quelque part — seul comme un couteau — comme la blessure à pratiquer pour ne pas déambuler — ou se figer — ou pire se donner — et il ne revient pas — je n’en croyais pas mes yeux ! — il demeure cette ombre bordée d’écume — cette possibilité de disparition provisoire — sans personne à qui parler — ne rencontrant que lui-même après cette minute d’effort — sachant que la rue n’a plus de sens — qu’elle exhorte à quitter ce lieu — qu’elle veut encore signifier quelque chose — mais qu’il manque la réplique — l’angle qui appelle l’incident — le retour à une réalité partagée — à force de se le dire — de l’imager aussi — la brise revenant avec le soir — installant des conditions d’existence — personnage de plus en plus seul — au contact de l’eau il pensa aux poissons — ne rencontra que la résistance d’une bouée — le fil tenace d’un autre récit — l’eau tiède de la surface — et le flux glacial dans les jambes qui battent — il respirait encore quand je suis arrivé à sa hauteur — je le voyais mourir — je me voyais attendre — sachant que sa mort ne serait qu’un spectacle — qu’elle n’expliquerait rien — et que je n’aurais rien à expliquer à ceux qui me demanderaient de tout leur dire. « Monsieur ! Suivez mon doigt. Vous ne pouvez pas fumer maintenant. Surtout ce genre de saloperie ! »

Télévision

Sally Parra

Si vous habitez Moisy et que vous ne connaissez pas Gauthier Renon, c’est que vous vivez ailleurs. Les affiches du théâtre municipal sont plus grandes que lui et dessus, on ne voit que lui. Sur le côté, en italique, la série des noms que nous portons, nous, pauvres utilités de la culture locale au service du dogme national. Je ne dis pas que nous sommes maltraités. Au contraire, Gauthier nous chouchoute. Ainsi, au début du printemps, il nous emmène en autobus, aux frais du contribuable, à la campagne. Ce n’est pas loin. On a vite fait de patauger dans la boue et les restes. En principe, il pleut. Et s’il ne pleut pas, il finit par pleuvoir. Mais on s’amuse. Et on boit. Les mecs jouent les connaisseurs. Ils savent tellement de choses sur la vie rurale qu’on se demande s’ils n’y sont pas nés. Réflexion qui tempère un peu leur enthousiasme. Sinon il faut se coltiner le saucisson et le pinard. Et le fameux panier de. Mais de quoi ? Curieuse, cette manie de remettre sur le tapis les blagues qui ont changé notre enfance en attente. Je ne me souviens même plus du moment où j’ai fini de m’amuser. Je crois que je me suis mise à attendre très tôt. Sans un joli corps fait pour être montré, je serais devenue une mère comme les autres : pas vraiment féministe. Enfin, si vous cherchez une soubrette spécialiste des amours ancillaires, vous savez où je suis. À Moisy. Chez moi (troisième à gauche après le placard à balais) ou dans le lit de Gauthier qui se demande encore pourquoi il ne peut pas se passer de moi.

Notre appartement donne sur le canal. Je dis « nous » parce que je le partage avec Sarah, autre coulure des attentes de Gauthier. N’allez pas croire que Sarah et moi… Rien du tout ! La seule question qui motive cette collocation, c’est le loyer. À deux, c’est plus facile de continuer d’exister. C’est comme ça que j’ai connu Robert. Robert Lalus, puisque vous me demandez de parler de lui. De lui et de moi. Et de cette garce de Nathalie qui l’a envouté.

De la fenêtre, je voyais ce type assis sur un banc au bord du canal. Il nourrissait les canards de morceaux de pain. Il buvait au goulot d’une petite bouteille. Sans doute pas de la limonade. Il était plutôt séduisant. Toujours bien fringué, coiffé d’un bonnet si le vent revenait de la mer. Je n’ai pas résisté trois jours. Je suis descendue. Mais quand je suis arrivée à la hauteur du banc, il n’y était plus. C’était la première fois de ma vie que je voyais quelqu’un se noyer.

Je crois qu’on est allé à la campagne deux jours plus tard. J’étais déprimée. Sarah me gavait de bonbons à l’eucalyptus parce qu’elle pensait que j’avais un rhume. Ma voix, en effet, avait perdu de sa gouaille. Gauthier s’en était inquiété et j’ai dû répéter plusieurs fois les instances du Cid dans un café villageois tandis que la pluie tombait à verse. On attendait quelqu’un ou plus exactement, Gauthier attendait Robert Lalus qui avait écrit une adaptation de Finnegans Wake. Je n’avais jamais ouvert Finnegans Wake et je ne connaissais pas Robert Lalus. Mais dès qu’il est entré dans le café, secouant son pardessus trempé, j’ai reconnu le noyé. Il ne s’était donc pas noyé. Il avait l’air de quelqu’un qui ne s’est pas noyé. Il a embrassé toutes les joues. Les miennes ont pris feu.

« Qui qu’a lu Finnegans Wake ? lança Gauthier tandis que le cruchon de cidre revenait.

— J’ai lu Anna Livia Plurabelle… »

C’était Sarah qui le disait. Tous les regards se sont tournés vers elle. Elle piaffait, la pouliche. Elle sentait déjà la cyprine. Et Robert rougissait en la reluquant. Elle avait posé sa lourde poitrine sur la table. Et elle savait que question chevelure, aucune d’entre nous ne lui arrivait à la cheville.

« C’est bien, ça… murmura Robert.

— C’est mieux que bien, fit Gauthier qui savait que Sarah n’avait rien lu qui s’intitulât Anna Livia Plurabelle.

— En fait, bredouilla Robert, j’ai fait un travail original… »

Moi qui croyais qu’il rougissait à cause de Sarah… je n’ai pas pu m’empêcher de roucouler :

« J’aime les traversées du texte.

— Ça tombe bien, dit Gauthier en riant. Robert vient de lever son ancre ! »

Tout le monde n’a pas compris. Racine, prélat des Lettres françaises, c’est déjà du labeur. Mais Joyce ? Qui était Joyce avant d’être Joyce ?

« C’est justement le sujet de la… traversée, dit Robert qui retrouvait sa voix. Le texte est le seul personnage…

— Et nous ! » s’écrièrent les histrions tous en chœur.

Je n’avais pas bronché. Gauthier avait cessé de rire. Il réfléchissait. Un seul personnage, un seul texte, un seul objet : Joyce. Ce n’était pas du théâtre, ça. Robert pouvait aller se faire voir ailleurs. Mais Robert n’avait pas compris qu’il venait de provoquer une rébellion municipale. Il s’adressa à moi :

« Imaginez que vous êtes seule sur la scène... »

Je fermai les yeux.

« Maintenant, le spectre de James Joyce apparaît, » continua Robert.

Il se tourna vers Gauthier.

« Je suppose qu’une projection pourra se balader sur les visages des spectateurs…

— C’est le genre de détails dont je m’occupe, monsieur l’auteur, » fit Gauthier.

La troupe, sauf moi, approuva cette sage vérité sans laquelle le théâtre n’est plus un art.

« Continuez, Robert… minaudai-je.

— Et bien, avoua celui-ci, je ne sais effectivement pas quoi faire du reste de la troupe… En admettant que mademoiselle interprète Anna… »

Je rouvris les yeux. Il me regardait comme si c’était à moi de répondre à la question. Gauthier, que je voyais à peine, se grattait le menton. Mauvais signe. Il venait de décider de ne pas monter l’adaptation de Robert. Tout le monde le savait maintenant, sauf le cafetier qui réchauffait du vin, une bouteille de calva dans une main et une cuillère dans l’autre.

J’ai revu Robert à Moisy. Au bord du canal. On s’est étonné d’habiter des immeubles voisins. Ainsi, de ma fenêtre, je pouvais le voir s’il se promenait. J’avais peut-être été témoin de sa noyade ratée. Nous n’en parlâmes pas. À quoi bon ?

« Ma fenêtre s’ouvre sur la cour, dit-il. Une de mes amies se plaint toujours des enfants qui jouent dans la cour de son immeuble.

— Il n’y a jamais d’enfants dans la vôtre… ?

— Il n’y en a pas. »

Nous regardâmes passer une péniche. Il se mit à rêver. Moi pas. Je dus le réveiller, sinon nous passions la nuit sur ce banc.

Zone 3

Ce type s’appelait Giton Hartzenbusch. Il avait été fou lui aussi, mais maintenant il était alcoolique. Il avait séjourné dans la même tour que Ben Balada. Ils ne s’étaient jamais croisés, même du temps où on pouvait se balader en ville à l’intérieur d’un exosquelette. Il avait connu cette belle époque où le malade mental pouvait lui aussi profiter des bienfaits de la démocratie. Mais il en avait trop profité et il s’était mis à boire.

« Vous ne buvez pas, vous ? dit-il.

(Ben et lui étaient en route pour l’Amérique… à condition 1) de retrouver le Margaux 2) de le reprendre à celui qui l’avait pris.)

— J’avais un bon traitement… geignit Ben Balada.

— Mais vous ne l’avez plus ! s’écria Giton.

— Vous savez tout… »

Ils marchaient en marge de la zone. D’après ses calculs, Ben Balada estimait que le Margaux était en zone 4. Il l’avait programmé pour ne pas voyager en plein jour. À cause des curieux. Il haïssait la curiosité des autres à son égard. Mais il n’avait jamais commis de violences sur leurs personnes. Il s’était limité à des propos tenus à distance pour ne pas risquer l’affrontement direct. Avec l’exosquelette, c’était facile. Jamais un homme ne l’aurait rattrapé. Il insultait l’homme de la manière la plus pertinente qui soit puis il prenait la fuite et rentrait à l’hôpital sans dommage. Mais c’était à l’époque…

« …où on pouvait se balader en ville dans son Margaux à soi… » acheva Giton en regrettant de n’avoir rien sous la main pour nourrir son cerveau d’autres regrets.

Ben Balada acquiesça tristement. Il avait encore une chose à dire :

« Vous ne vous souvenez pas de l’affaire… ?

— Je vois de quoi vous voulez parler… Mais je me suis mis à boire sur ces entrefaites et je me suis retrouvé sur le trottoir avant d’être réinséré de force dans l’état où vous m’avait trouvé…

— C’était amusant d’insulter les Vivants, continua Ben Balada. Je faisais d’ailleurs mieux que les insulter : Je les mettais en face du miroir qui ne ment pas. Et ils devenaient furieux. Ils sont allés se plaindre à l’hôpital. Tous les Margaux se ressemblaient. Impossible de distinguer l’insulteur des autres, ceux qui profitaient sereinement et pacifiquement d’une technologie leur permettant de fréquenter le monde sans en troubler les fonctionnements productifs, éducatifs, ludiques et sanitaires.

— C’est exactement ce que nous faisions, dit Giton avec une larme à l’œil, mais je me suis mis à boire et…

— Bref ! La Direction a convoqué tous les fous. On nous a alignés contre un mur. Et le directeur a pris la parole :

« L’un de vous s’est servi de l’exosquelette pour embêter les hommes et les femmes libres de ce monde… »

Il y eut un long soupir d’étonnement et de désespoir. La joie qui éclairait encore les visages se dissipa. Et je n’étais pas le plus triste à voir. De son regard d’expert, le directeur me dévisagea et murmura distinctement :

« Vous… Balada ! C’est vous ! Ne le niez pas ! »

J’étais fait. Je suis incapable de mentir. C’est un défaut de constitution. Je prends même plaisir à dire la vérité. On prend souvent cette saine attitude pour de l’insolence, comme si le naturel pouvait constituer une offense à l’égard des tares humaines. Je ne me suis pas jeté à genoux. Les autres m’y ont contraint. Et c’est ainsi que, le front collé au sol glacial de la salle commune, j’ai avoué mon crime de lèse-sain-d’esprit.

— On ne vous a pas renvoyé ? s’étonna Giton soudain moins triste. C’est tout de même plus grave que de se mettre à boire ! Insulter les Vivants ! Tout de même ! »

La colère l’empourprait jusqu’à la racine des cheveux. Il s’était arrêté sous un arbre sans feuilles pour s’éponger le front. Ben Balada, qui avait encore dit la vérité, mesura à quel point il était affecté par ce défaut naturel. Il se dressa comme un coq :

« Oui, c’était moi le coupable ! Et c’est donc par ma faute que tous les exosquelettes ont été détruits, privant ainsi les fous de la possibilité de vivre parmi les Vivants sans les embêter.

— Ah ! si j’avais pensé me trouver un jour devant le responsable de cette catastrophe !

— Mais vous étiez déjà sorti !

— Ah pardon ! J’aurais pu revenir !

— Pour ça, il vous aurait fallu cesser de boire ! Or, vous n’y avez pas même songé. »

C’était la pure réalité, dut reconnaître Giton Hartzenbusch. Il reprit la marche, conservant toutefois une distance. Ben Balada continuait de parler sans se retourner. Il marchait même plus vite que son suiveur. Mais de quoi parlait-il ? Il soliloquait :

Journal de Ben Balada

« Qui sait qui c’est ? » — On saurait si on savait ! — seulement voilà, on ignore — ça nous arrive de tous les coins du monde — té ! on savait même pas qu’ici c’est le pays al-Andalus — alors voilà ce que nous vous proposons : vous vous asseyez là — oui, oui, avec les escargots — oui, oui, c’est un vieil abreuvoir — plus personne ne l’utilise — que les escargots, oui — vous avez bien fait de venir avec votre guitare — bien le flatpick de Doc ! — on va aimer ça — le fingerpicking aussi — on n’est pas des pipeaux ! — maintenant que vous êtes assis — avec la guitare et tous les doigtés qui vous chantent — sans les animaux de la ferme — ya plus d’ferme et ya plus d’animaux — ya plus que des hommes un jour d’élection — des démocrates comme vous voyez — et on est là pour vous soutenir pendant l’épreuve — qui consiste en ceci : vous nous jouez un air de votre pays — et on cherche le pays — on fouille dans notre mémoire de colonialistes — on s’active aussi du côté de l’Allemagne qui est notre maîtresse à penser quand les choses vont mal — les fenêtres s’ouvrent toutes sur la place publique — une précaution d’usage en présence des étrangers qui ne chantent pas notre langue — vous avez beau venir d’ailleurs, monsieur, vous ne venez pas — vous arrivez — vous ne sentez pas la différence comme nous on la sent — comme on la fait sentir aux enfants qui vous suivent — les femmes c’est utile et agréable — ou on s’en passe — on peut très bien les remplacer par des enfants — ça nous rendra pas malades — et comme vous n’êtes pas malade vous non plus, vous allez chanter que vous n’êtes pas venu pour chanter à notre place — que c’est nous les poètes et que vous n’êtes qu’un chanteur — comme au bon vieux temps de l’oïl et de l’oc — les élections c’est fait pour ça : il faut un gagnant et les autres perdent — alors perdez en chantant pendant que nous on gagne à vous écouter !

Zone 1

Julius Maque était rentré chez lui avant même d’avoir maîtrisé ses nerfs. Guenoire lui avait échappé, emportant l’exosquelette, et Ben Balada, qui s’était jeté dans la cage des ascenseurs, n’était pas mort. Il s’était échappé lui aussi. Le cœur de Maque avait été sur le point d’éclater. Une bonne heure de repos avait été nécessaire pour retrouver un rythme cardiaque compatible avec l’effort. Maque traversa à grands pas la zone 2, celle des démolitions, pour rentrer chez lui. Il avait même engueulé un factionnaire et faillit cette fois provoquer un accident définitif. Mais le lieutenant Romski était intervenu. Il était couvert de la poussière des chantiers, reconnaissable à son odeur de métal en fusion. Les deux hommes avaient fait un bout de chemin ensemble, évitant le métro où l’air est irrespirable. Il avait profité de ce ralentissement de leur activité pour se raisonner. Ils avaient besoin de repos.

« Et d’une femme, suggéra Romski. J’en avais une sous la main pas plus tard qu’aujourd’hui. Et elle m’a échappé…

— Décidément… fit Maque en considérant l’enseigne moyenâgeuse d’un débit de boissons.

— Si je vous dis son nom, vous allez m’arracher les yeux…

— À Dieu ne plaise…

— Il s’agit du docteur Alice Qand.

— ¡No me digas !

— La nouvelle ne vous surprend pas ?

— Elle m’étonne, certes… mais je suis blindé… »

Il poussa la porte du café, clignant d’un œil en signe d’invitation. Romski frotta ses pieds sur le paillasson. Il y laissa tant de boue que la patronne grinça des dents. Mais son esprit était branché à l’écran de la télé dont, curieusement, elle avait coupé le son. Maque lui demanda de s’expliquer…

« Je lis sur les lèvres, dit-elle en remplissant deux verres d’un liquide vaguement obscur.

— Certes, mais vous n’avez pas la musique, s’amusa Romski.

— Je la connais, la musique ! grogna la vieille. C’est toujours la même histoire.

— Il n’y a que dans le recommencement que l’Histoire nourrit les hommes, psalmodia Maque qui venait d’avaler une première gorgée de ce liquide qu’il qualifiait entre parenthèses de séminal. Voyez l’histoire de l’Art… Il n’y a que les classiques qui réussissent à tirer leur épingle du jeu. Rien ne vaut l’académisme sur le marché. On arrive même à faire passer la pire réaction pour de l’iconoclastie. La subversion est condamnée d’avance par la domesticité qui ne cherche même pas à s’informer. La raison en est que le domestique est mieux payé que l’esclave et que son avenir est garanti par le gouvernement. Mais peut-on compter sur l’esclave pour que l’Art et la Modernité trouvent enfin leur place dans l’Histoire ?

— Certainement pas, » conclut Romski.

La vieille reboucha la bouteille. Ils avaient leur compte. Elle les abandonna et se replaça devant la télé, la tête penchée en arrière car le poste était accroché à une potence haut placée presque au niveau du plafond. Elle avait toujours l’impression que l’écran finirait par lui tomber dessus. C’était comme prévoir un plongeon dans la fiction, mais à l’envers. Ce serait l’eau télévisuelle qui viendrait à elle, et non pas l’inverse. Or, qu’est-ce qu’on trouve aux antipodes de la fiction si ce n’est pas la réalité ? Elle avala une bonne lampée du liquide noir et il se mit à dégouliner sur son menton. Il finissait toujours par dégouliner hors de la bouche. La tête de Maque était couchée sur le côté et dégoulinait de la bouche le liquide noir qui vous envoyait au diable d’où vous veniez. Et Romski avait perdu l’équilibre pour se retrouver couché sur le dos, dégoulinant de la bouche lui aussi, l’œil glauque et la langue pendante. Dans ce silence de nature religieuse, la télé crachait des fragments de réalité, tels que ceux-ci, sortes de

Coulures de l’expérience

Scipin et Bergar

« Elle ne m’a jamais été d’aucun secours, » gémit John Stentorio.

Jamais Jimmy ne l’avait vu dans cet état. Preuve que même l’homme le plus fort peut être sujet au désespoir, pensa-t-il. Il était dans la cuisine en train de faire la vaisselle. John s’était allongé dans le canapé du salon, une bouteille à la main. Il y avait à peu près une heure que Clarissa était sortie. Elle avait rendez-vous quelque part avec quelqu’un. Il avait été impossible de lui tirer les vers du nez. Elle était à peine partie que Balada s’est amené avec son mioche. Ils avaient dû se rencontrer dans l’escalier. Ou alors il y avait deux escaliers. Le gosse était une fille ou un garçon. Peu importait d’ailleurs ce qu’il était dans sa culotte. C’était un gosse mal élevé qui salissait le parterre avec ses pompes pleines de merde. Il aimait patauger dans la rigole, celle-là même où Clarissa avait, se souvenait Balada, vomi tout ce qu’elle contenait de corps étrangers à sa nature humaine. Le gosse grimaça à écouter ça. Balada joignit deux doigts pour jurer que c’était la pure vérité. Du vomi rouge. Voilà ce qu’il avait vu sortir de la bouche de Clarissa.

« Pourquoi rouge ? demanda le gosse. Comme du sang ?

— C’est l’pinard qu’est rouge hé conard ! beugla John sans se déranger pour accueillir les visiteurs.

— On est venu prendre des nouvelles, » dit Balada en entrant.

Il poussa le gosse sans ménagement et l’obligea à s’asseoir sur la chaise de John qui grogna en même temps.

« Aux nouvelles de quoi ? fit-il d’un air inquiet.

— Clarissa dit que vous êtes mal en point… Si je peux vous être utile…

— Je vous remercie bien mais Jim est là pour me préparer les tisanes.

— Je suis Jim Ocaze. Je tiens un bar à la sortie de la ville…

— J’ai entendu parler de vous, » dit Balada d’une voix qui trahissait des sentiments peu aimables à l’égard de Jim.

Celui-ci n’était pas sorti de la cuisine. Il s’était retourné une fois pour saluer d’un bref coup de bouc. Puis il avait replongé ses mains dans l’évier plein de mousse. Balada s’assit sans le canapé après avoir poussé les pieds de John qui dut replier ses jambes. La bouteille était maintenant posée par terre. Le gosse, plus loin, secouait ses jambes pendantes. Visiblement, il avait encore envie de faire une connerie. John se promit de l’écraser comme une mouche s’il se permettait de se conduire comme chez lui. Au fait, c’était qui sa mère ? Pas Clarissa tout de même !

« Elle en a parlé à personne qu’à moi, dit Balada en se roulant une cigarette dans du papier jaune. Je suis là pour vous annoncer la nouvelle…

— Je suis ta fille, » dit le gosse.

Raconté comme ça, pensa Jim un peu plus tard dans sa bagnole, ça fait mal de l’entendre. Surtout que John est un brave type qui mérite pas d’avoir des gosses. Il a assez d’emmerdements comme ça. Bon avant, il en avait pas des tas. Juste ce qu’il faut à un homme pour pas oublier qu’il est pas le seul à exister. Mais alors ce garçon manqué qui lui tombait dessus alors qu’il avait pas besoin de ça pour flipper, c’était en trop.

« Comment a-t-il réagi ? demanda Frank Chercos.

(Vous vous êtes aperçu que, chemin faisant, on a changé de registre et qu’on est de retour dans le bar de Jim où Frank Chercos, interprété par le célèbre David Alez, veut savoir qui a tué Natacha Ollaff.)

— Il a réagi, dit Jim.

— Ouais mais comment ? Violemment ?

— Il pouvait pas savoir que Balada est un pédophile.

— Je ne vous suis pas…

— La gosse qui était sous le porche la veille quand Balada et Clarissa sont revenus du tir aux pigeons, c’était Misti la Cyprine…

— La Cyprine ? Bon Dieu ! Elle a huit ou neuf ans !

— C’est comme ça qu’on l’appelle. Et avant que vous en parliez, je savais pas que ça s’appelait la cyprine, sinon j’aurais réagi plus tôt. Quoique je l’avais jamais vue, moi, cette gosse. C’était même la première fois que je mettais les pieds chez John. Il m’avait comme qui dirait obligé.

— Il vous a menacé ?

— Que nenni ! On menace pas Jim Ocaze. Il m’a prié et comme je suis agréable avec tout le monde, je l’ai suivi jusqu’à Parigi. Il me précédait dans sa Maserati.

— C’est une Dodge.

— Qu’est-ce que j’en sais ce que c’est comme bagnole ! Je suivais à bord de ma camionnette.

— Vous transportiez le corps ?

— On l’avait sorti dans la Maserati…

— Vous voyez que c’est une Maserati…

— Et on l’a mis au congélateur. Avec cette chaleur…

— Pourquoi John voulait-il retourner chez lui ? Vous preniez un sacré risque à receler le cadavre de Natacha ?

— Il avait rendez-vous avec Clarissa ?

— Vous la connaissiez ?

— Je connais la championne…

— Et pourquoi voulait-elle le voir justement ce soir-là ?

— Je suppose que ça avait quelque chose à voir avec Misti la… vous savez… »

Frank Chercos referma le congélateur. Il l’avait ouvert plusieurs fois alors que le corps de Natacha était à la morgue avec les crevés de la nuit. Il devait y en avoir des tas, parce qu’il faisait une chaleur d’enfer. Et plus il fait chaud, plus on tue. On est comme ça.

« Ça ne va pas être bon pour votre commerce, dit Frank Chercos.

— J’ai des tas de trucs à faire, prétexta Jim pour soulever un tonneau de bière.

— Vous fermerez avant midi. Je viendrai vous chercher. On a des choses à se dire vous et moi.

— J’ai des repas à servir, merde !

— Demandez à don Benito de la Oca de vous remplacer.

— Je ne veux pas voir traîner cette petite morveuse chez moi !

— Faites ce que je vous dis. Vous serez rentré avant la tombée de la nuit. »

Zone 4

À huit heures pétantes, toutes les télés s’éteignaient. C’était l’heure de se mettre au travail. Les moteurs ronflaient à plein régime. La terre tremblait sous les pieds. Les hommes, couverts de sueur et de poussière, s’activaient aux commandes ou exécutaient des tâches programmées. Il n’y avait pas d’enfants dans les écoles. Les femmes peinaient à suivre le rythme imposé par les cuisines automatiques. Et de temps en temps, on ramenait un cadavre ou quelque chose de sanglant qui s’agitait pour ne pas mourir. De la terrasse du café où il était assis devant une énième tasse de café, Ben Balada regardait le spectacle de l’homme au travail de lui-même. L’Histoire, c’est celle des gens, pensait-il en se souvenant de ces lectures. Il n’y a pas d’autres romans. Mais le type qui l’accompagnait, et qui se faisait appeler Giton Hartzenbusch, était trop saoul pour apprécier ce moment de pure émotion. Sa tête reposait sur la table depuis une bonne heure. Il ronflait, mais pas assez fort pour couvrir la rumeur des engins et des voix. Ben Balada désespérait de trouver un compagnon de voyage. Mais pouvait-il envisager une pareille recherche de l’absolu sans un valet à son service ? Giton avait été fou. Il avait connu cette douleur infligée à la Connaissance. Il savait que la nature est injuste envers le juste. Et que l’homme, savant en Droit, est capable de tout pour sauver les apparences. Maintenant, tandis que l’un cuvait son vin (mais était-ce du vin ce liquide noir qu’on servait ici à ceux qui ne posaient pas de questions ? Les autres étaient bannis à jamais de cet établissement…) et que lui, Ben Balada, sentait l’angoisse monter en lui comme l’envie de vomir après avoir agi contre sa volonté et sous la menace des plus terribles sanctions que la société peut infliger à ses démons, le temps refusait d’être considéré en raccourci, comme le peintre met en perspective le corps du défunt promis à la résurrection. En d’autres termes, il était trop tard. L’exosquelette s’était terré quelque part dans cet enfer de travaux gigantesques. Et le type qui l’avait volé attendait le retour de la nuit pour reprendre son chemin vers l’Amérique. Mais comment, se demandait Ben Balada, ce type peut-il continuer son chemin s’il n’a pas trouvé le moyen d’en changer l’itinéraire programmé de main de maître ? Il a dû se rendre compte qu’il n’en maîtrisait pas les données, qu’il était sous l’emprise d’une série de lois adaptées à l’aventure envisagée de longue date par le moins fou des fous ? Maintenant, l’exosquelette avait creusé un trou et il était au fond de ce trou, comme un char d’assaut dans l’attente du combat, et le type qui était aux commandes réfléchissait encore. Il avait réfléchi toute la nuit, voyant le chemin se dérouler sous lui sans pouvoir en changer la direction. Il n’était donc pas impossible, si ce type n’était pas aussi fou qu’il en avait l’air, qu’il eût décidé d’abandonner la machine à son sort automatique. Et dans quatre nuits, si tout se passait comme prévu, le Margaux atteindrait la mer et il s’embarquerait clandestinement dans les cales de la Santa María. L’Amérique se rapprochait ainsi. Il n’y avait rien comme un périple en mer pour ravigoter l’esprit d’un homme atteint par le mal du pays. Car Ben Balada avait été, dans une existence antérieure, un Amérindien et peut-être même un esclave. Ben Balada n’était pas fixé sur cette identité précédente. Il savait seulement qu’il n’était pas d’ici. Voilà pourquoi il avait décidé de s’en aller. Mais rien n’expliquait pourquoi ce type, cet inconnu, s’en était mêlé. Qui était-il ? Et s’il était quelqu’un, que savait-il du fonctionnement top-secret du Margaux ? En savait-il assez pour entreprendre cette aventure américaine ? Et s’il l’entreprenait, quelles étaient ses motivations ? Était-il fou ? Était-il devenu alcoolique comme Giton Hartzenbusch ? Ou malheureux comme Ben Balada qui voyait les hommes au travail de l’homme et la poussière s’élever comme si elle était la cause de l’amoncellement des nuages qui obscurcissaient le ciel ? je me souviens d’avoir écrit ceci

Journal de Ben Balada

Des éblouissements et de la fuite — des femmes d’un autre âge caquetaient — langue à la prosodie susceptible de me guider dans ce dédale — je ne m’en éloignais qu’à contrecœur — le chemin descendait — j’avais pratiqué cette pente en d’autres temps — frotté les façades avec ma craie — la retenant à l’approche des barreaux — la perdant dans un rideau soulevé par le vent — descendant le long de cette ligne tracée pour ne pas se perdre — et je me perdais pourtant — ne rencontrant que des visages connus — espérant un étonnement qui ne me fût pas arraché par autre chose que des yeux — puis l’éblouissement — et au lieu de remonter je fuis — je m’extrais — je tente un voyage — un retournement de situation — un accès de rage peut-être — mais de cette rage qui ne nomme pas son objet — qui ne communique pas sa douleur — moi ces bras et ces jambes — ce tronc et cette tête — cette apparence de croix — cette ressemblance avec le soc — le soleil détruisant les gouttes de pluie — qui laissent leurs traces sur le chemin — et je zigzague avec elles — presque joyeux maintenant — maintenant que je suis aussi fou que mon personnage — que j’ai atteint avec lui les lieux de son enfance — un fruit dans la poche — sentant à quel point un rien peut tout dire — parce qu’il faut dire — que le silence ne connaît pas la fin — parce qu’il est cette fin — et rempli de cette joie retrouvée je remontais — je flattais les dos et me donnais aux regards — acceptant de répondre — de renseigner — de corriger l’erreur — de dénoncer la faute — de me jeter dans le même lit — avec le même désir de retrouver le sommeil — le front à même le mur qui n’avait pas été repeint depuis — les fissures contenant mes fibres — de l’autre côté on vivait d’avoir travaillé — on se souvenait — mais il était trop tard — je n’avais plus besoin de ce personnage de circonstance — je n’écrivais plus rien qui rappelât quelque chose — plus rien d’assez proche de leurs préoccupations — « Ramène des figues, Frasco ! Et n’oublie pas la poignée de fèves ! » OUI OUI OUI

Zone 1

Scipin et Bergar

À l’heure où nous reprenons l’antenne, Ben Balada et Giton Hartzenbusch sont assis à la terrasse d’un café d’ouvriers, mais ceux-ci sont au travail et l’intérieur est désert. Plus loin, le docteur Alice Qand et Julius Guenoire observent le manège des engins qui se rapprochent de l’endroit où l’exosquelette ne s’est pas enterré comme l’avait programmé Ben Balada. Il gît au pied d’un mur, dans l’attente d’être repéré par la première équipe d’ouvriers qui viendra pour abattre ce qui reste d’une ancienne école primaire. Alice Qand a-t-elle repéré le défaut informatique commis par Ben Balada dans la conception même du programme alimentant l’imagination du Margaux, si on peut appeler ça de l’imagination ? Personne ne se pose la question. Elle seule pourrait en parler, mais le scénariste a décidé de priver le téléspectateur de cette information. Ne nous demandez pas pourquoi ! Nous sommes des robots conçus pour répondre à votre curiosité, pas pour résoudre des problèmes sans solution. Et pendant tout ce temps que nous avons perdu à vous raisonner afin que vous acceptiez votre sort de domestique ou d’esclave, Julius Maque et le lieutenant Romski se sont fait arrêter par la police militaire de la ville de Parigi au motif d’état d’ébriété de degré 3 (le maximum) dans un lieu non prévu à cet effet. Voici la première image qui nous arrive du poste de police nº 104 du XXe arrondissement :

 

F:\TELEVISION\L'AMERIQUE\LE VOYAGE EN FRANCE\MARVEL IN HELL\CANNIBALES\N2\image-vide.jpg

 

 

Chapitre VIII

Zone 1

Le plus grand désordre régnait dans la salle de réception du poste 104. Deux types complètement éméchés prétendaient agir sous les ordres des autorités publiques. Ils en étaient venus aux mains et les agents les avaient séparés et enfermés chacun dans une cellule. Le malheur, c’est que ces cellules étaient des vitrines et que l’agent chargé d’en surveiller le contenu n’avait pas à sa disposition la série d’écrans qui eût facilité son travail en ménageant son attention. Ce type était crevé par une nuit marquée comme toutes les autres par une accumulation de malheurs, d’incivilités et même de crimes. Il était à peine huit heures et les sirènes des chantiers venaient de secouer le silence relatif des réveils et des déjeuners rapides mais substantiels. Dehors, les engins soulevaient la poussière et les murs tremblaient au rythme des croisements, des coups de frein et des avertisseurs qui gueulaient plus fort que les animaux au volant. Dans les cellules, derrière la vitre incassable mais pas à l’épreuve des balles, Romski et Maque continuaient de se disputer au sujet d’une question de responsabilité. C’était, selon le policier qui les guettait du coin de l’œil, deux ivrognes de la ville qui avaient passé la nuit à courir les filles du camp de concentration mais avaient trop bu pour satisfaire leur désir charnel. Ou alors ils avaient trop bu parce qu’ils étaient incapables de les assouvir. On voyait ça toutes les nuits. Ces types dépensaient leur fric urbain comme ça leur chantait. Ça ne regardait pas les autorités tant qu’ils ne troublaient pas l’ordre public. Mais ils finissaient toujours par foutre le bordel et on était obligé de les arrêter avant que quelqu’un se mette dans l’idée de leur faire payer cher leur statut de privilégiés. Les autres prisonniers cherchaient à dormir et rouspétaient dans leur oreiller sans pousser plus loin leur revendication. Ils attendaient la décision du juge en habitués du système pénal. Romski était un lieutenant. Il faisait fonction de chef de poste en l’absence de son commandant qui était en convalescence suite à une ablation testiculaire rendue nécessaire par l’usage qu’il n’en avait pas fait. Le policier gratta soigneusement les siens en y pensant. Il n’avait toujours pas décidé avec qui il fabriquerait des citoyens, mais il était loin de l’échéance fixée par la loi. D’ailleurs Romski n’avait pas d’enfants lui non plus. Apparemment, il avait passé l’âge, mais il était de bonne famille, ce qui autorise toujours les dépassements de crédit. Julius Maque était un ponte. À quel niveau de la hiérarchie ? Rien sur le sujet dans la liasse de documents qui le concernait. L’imprimante avait stoppé sur un DOC-SECRET. Tout ce qu’on pouvait savoir de Julius Maque, c’est qu’il avait de l’importance, des gosses à la pelle et une femme qui ressemblait à un sac de patates en attente de servir de paillasson aux domiciliés des trottoirs de la ville ou de tapis de clapier quelque part dans la cambrouse. Sa photo n’inspira rien d’autre au policier. Il consulta l’horloge pendue au mur au-dessus des cellules, une idée saugrenue (et non pas absurde) qu’on devait au crétin supérieur qui avait designed les lieux. Les détenus, en l’absence de miroir frontal (une proposition documentée déposée par ce policier dans la boîte à idée), demandaient l’heure à peu près toutes les cinq minutes, au moins 12 fois par heure, et le policier de service les renseignait inlassablement comme c’était prévu par le règlement intérieur. Il n’y avait pas d’autres solutions. Alors entre ces infos, les distributions de café, de nourriture, de produits hygiéniques et de bouquins pornos, la journée n’arrivait pas à passer et la nuit, c’était pire. Il faut avoir un métier pour ne pas s’ennuyer à mourir dans cette existence. Et ça doit être pareil dans les autres, si jamais il y en a d’autres, pensait le policier en tournant les pages lamentables de son illustré. Les collègues avaient multiplié sa photo qu’ils avaient collée à la place du visage de Captain America dans toutes les cases où il apparaissait. Ils avaient dû travailler dur pour obtenir un résultat à la hauteur de l’hommage rendu à un collègue qui ne rêvait que de retraite au bord de la mer avec le soleil toute l’année et plus rien sur la politique et les enfants. La photo, soigneusement découpée, était toujours proportionnelle au corps du captain toujours représenté en action, jamais au repos. Et le policier, qui achevait sa faction à dix heures, tournait les pages en se demandant pourquoi il les tournait et pourquoi il ne changeait pas d’illustré. Il devait y avoir une raison. D’ailleurs, en examinant de plus près l’usure des pages et surtout de la couverture en couleur, ces raisons se multipliaient et alors l’esprit du policier se mettait à saigner comme une relique et il avait le désir fou de se jeter à genoux pour prier. Il n’en était jamais arrivé là. S’il se sentait au bord d’une crise, il allait pisser dehors contre le mur du garage à vélo. Et là, la face contre la brique moussue, il soliloquait pendant la minute autorisée en cas de besoin naturel. Ça le calmait. Quand on est condamné à passer son existence dans un camp au service de l’ordre et de la morale, on a intérêt à savoir comment maîtriser ses nerfs. Parce que la boisson, la dope et les femmes, ça ne suffit pas à faire d’un fonctionnaire un homme comme les autres. Il faut apprendre à se connaître. Ah ! ne rentrez pas dans l’administration si vous ne vous connaissez pas ! Vous risquez de ne plus vous reconnaître en moins de temps qu’il n’en faut pour se rendre compte qu’on n’était pas fait pour ça. Dire qu’il y en a qui vivent comme des rois ! pensait le policier. En voilà deux que je dois traiter comme ils le méritent. Et on me félicitera pour les avoir protégés d’eux-mêmes. Moi aussi je rêve d’une médaille.

À neuf heures, les deux veinards en ribote étaient calmés. Ils se connaissaient bien eux aussi. Tout le monde doit se connaître, pensa le policier, sinon on ne prend plus le vent et c’est autre chose de plus profond qui vous fait voyager en pays inconnu.

« 9 pétantes ! » cria-t-il dans le mégaphone.

Il faillit ajouter : « Dans cinq minutes, il sera exactement 9 h 5. Et 10. Et 15 ! Ah ! Bordel ! »

Mais il ne dit rien. Il attendait un appel de la direction au sujet des deux urbains. Il ne les lâcherait pas avant d’en avoir reçu l’ordre. Et ils le savaient. Alors ils se sont mis à attendre eux aussi. Tout le monde attendait. Et à la dix, pensa le policier, je saute sur mon vélo et je m’en vais boire un coup pour me donner de l’appétit. Ensuite j’irai constater l’avancement des travaux. C’est un sacré chantier, ce pont autoroutier ! Son achèvement donnera le signal de notre départ. Et on sera muté, tous autant que nous sommes. Le nouveau système marchera sans nous : autoroute, pont, ville, centre commercial et plein de trucs pour empêcher les enfants de foutre le bordel pendant que les veinards achètent tout ce qui leur fait envie. Ils ne viendront jamais pour rien. Quelles que soient leur race, leur religion, leur idée première : Dieu, Providence, Mythe, Plaisir… mais il n’y en aura pas pour nous.

« 9 passé de 5, nom de Dieu ! »

Zone 4

Alice Qand était allongée sur le ventre, regardant les ouvriers préparer leurs ouvrages respectifs et entendant le bruit croissant des moteurs. Ils allaient arriver. Et alors il vaudrait mieux de pas être là. Tant pis pour l’exosquelette. Une fortune qui tombait entre les mains d’ouvriers serviles qui s’en remettraient aux autorités pour résoudre ce qu’ils estimeraient d’emblée constituer un problème hors normes. Il était temps de se décider. Un ouvrier s’avançait sur le terrain défoncé la veille. Il brandissait un drapeau. Où allait-il le planter ? Il se retourna plusieurs fois et un type, qui portait la combinaison caractéristique des ingénieurs, lui fit signe autant de fois de continuer à marcher. Il regardait dans un instrument optique. Les autres, des ouvriers pour la plupart, et quelques badauds venus de la ville (certains avaient passé la nuit au camp pour courir les filles et se saouler), se tenaient derrière l’ingénieur, à quelques pas qu’il était impossible, d’ici, de mesurer. Alice se retourna pour prévenir Guenoire, mais il était occupé à observer quelque chose par terre. Un insecte, pensa Alice. Ces mecs, quand ils sont perdus, quand les choses n’ont pas tourné dans leur sens, finissent toujours seuls et alors il faut que leur esprit observe quelque chose, par terre ou dans le ciel, jamais sur la peau d’une femme ou dans un livre pourtant écrit par eux. Elle se releva prudemment et progressa rapidement au ras du sol, le dos rond et les jambes pliées sous elle. Guenoire n’observait pas un insecte.

À ses pieds, la terre avait été fraîchement remuée. Il n’avait pas enterré le chien qui était assis sur son cul et regardait lui aussi comme s’il avait assisté à l’enterrement. Guenoire faisait une tête d’enfant qui ne croit pas ce qu’il a vu. Alice le secoua. Comme il était nu, elle hésita à toucher ce corps désiré depuis des heures. Elle posa sa main sur l’épaule et dit dans l’oreille :

« Ils arrivent. Il faut partir.

— Où irez-vous ?

— Je travaille au camp maintenant. Vous allez où, Guenoire ?

— J’en sais rien. Sans le Margaux, je n’ai plus rien. À part ce chien. C’est le chien de Julius.

— Julius ?

— Maque. C’est son chien. J’ai couché avec sa femme. Il ne le sait pas encore. Il voulait m’aider…

— Vous ne pouvez pas rester ici…

— Et vous ne pouvez pas me cacher sous votre lit.

— Il faut vous habiller.

— Tuons quelqu’un ! »

Il rit. Il en conçut immédiatement une érection. Elle sourit.

« Partons ! dit-elle.

— Vous ne voulez pas savoir ce qu’il y a là-dessous ? »

Il remua les mottes fraîches avec le pied. Le chien frémit. Alice s’inquiéta et chercha les vêtements sur le talus. Il n’y avait pas de vêtements. Soudain, elle comprit :

« Mon Dieu ! Ben a programmé le Margaux pour qu’il s’enterre pendant la journée. Il ne voyage que la nuit. Je l’avais désamorcé…

— Ce satané chien l’a remis en route. Et le Margaux s’est mis à creuser. Il ne lui a pas fallu une minute pour s’enterrer. Le chien surveillait l’opération comme s’il comprenait de quoi il s’agissait…

— Ne dites pas de bêtises ! »

Alice n’était pas nue dans sa combinaison. Elle eut vite fait d’ôter son slip.

« Mettez ça ! ordonna-t-elle.

— Ça ne m’empêchera pas de… »

Il enfila le slip extensible et regarda son ombre sur un mur. Il riait comme un camé.

« Le chien doit nous suivre, dit Alice qui réfléchissait seulement troublée par la proposition érotique que Guenoire maintenait malgré le danger. Ou grâce à lui… Elle chercha de quoi le mettre en laisse. Le chien. Mettre en laisse le chien. Pas ce… Elle trouva un câble électrique. Juste ce qu’il faut, pensa-t-elle. Pour l’instant, on a de la chance. Mais ce type porte malheur. Je le sens !

« Chienchien !

— Il s’appelle Bator.

— Vous voulez dire Butor…

— Non. Bator. Ne me demandez pas pourquoi. Maque a de ses idées… »

Il bandait moins en y pensant, le Guenoire… Alice fit un nœud solide autour de l’encolure. Le chien aimait ça. Elle lui flatta le museau. Guenoire se frappa le front. Il continuait de penser à Maque, à ce qui était arrivé…

« Ah ! si j’avais prévu ! Maintenant je serais tranquillement dans le lit avec Clarissa…

— Clarissa… ?

— La femme de Maque. Elle et moi…

— Ce qui est fait est fait ! » ponctua Alice en claquant des doigts pour faire avancer le chien.

C’était un animal docile. Au passage, il renifla la terre sous laquelle l’exosquelette allait passer la journée comme l’avait prévu Ben Balada.

« Nous reviendrons ce soir, dit-elle.

— Mais l’exo est en mode automatique ! Il n’ira pas où on veut !

— Où vous voulez, vous. Je ne viens pas avec vous. »

Il avait cessé de bander.

« Mais je serai là ce soir… pour vous aider, » dit-elle d’une voix si douce qu’il se remit à espérer.

Si elle avait pensé l’encourager… à partir sans oublier la machine de Margaux, elle se trompait. Il n’avait plus de rêves. Mais elle le poussait sur le chemin et il trottinait comme si elle le tenait en laisse lui aussi. Le chien aimait ça. Et il tirait une langue prometteuse en attendant le prochain repas.

« Je vous trouverai des vêtements, dit-elle. Ce ne doit pas être difficile. J’ai de l’argent…

— Je me cacherai sous votre lit en attendant !

— Ce ne sera pas nécessaire. J’ai une clé. Vous pourrez vous reposer dans mon lit… après vous être douché toutefois !

— Je ferai ce que vous voudrez !

— Et pendant ce temps, j’irai me présenter à mon travail et je vous trouverai de quoi vous habiller. Vous vous tiendrez bien tranquille dans mon appartement.

— S’ils vous en ont attribué un ! Vous n’avez peut-être droit qu’au dortoir des filles…

— Je vous dis que j’ai la clé ! »

Journal de Ben Balada

Et si le rêve révolutionnaire ne consistait que dans la reconnaissance de l’utilité et de la grandeur d’âme ? — Une révolution des médailles ! — avec une flopée de légionnaires en tout genre — de la piétaille exécutive et judiciaire — ceux qui méritent de l’être — et c’est leur seul mérite — et quelques gloires de l’aristocratie législative avec des marques plus ou moins profondes d’académisme et même de réelle ampleur humaniste — le tout couronné d’un panthéon à l’image de l’Olympe — les demi-dieux siégeant dans les académies — et les magiciens avec tout le monde — dans les bureaux et dans les tribunaux — la loi condamnant toute atteinte à leur dignité de domestiques — condamnant les analyses concluant au charlatanisme de ces thaumaturges zélés — révolution à l’abri de toute ressemblance trop frappante avec le fascisme uniquement parce « l’homme nouveau » est exclus du débat — qu’il est patent — qu’il hante même — et pas seulement la mémoire — traces indélébiles d’une droite qui a créé la révolution à son seul usage — tout le reste n’étant que rébellion inadmissible ou en tout cas utopique — prétextant la prépondérance de la réalité sur le rêve pour y installer le pouvoir et ses instances répressives — le rêve ne pouvant consister qu’en approbation et contribution — allant jusqu’à élever le malchanceux en contraste avec les règlements de compte internes — spectacle de justice — ni comédie ni tragédie — genres qui appartiennent au passé — alors que la fête est le meilleur argument pour réduire l’esprit à sa participation — à cette parodie de l’acte — réduisant ainsi la liberté à la permission — à ses rites initiatiques — éducatifs — instructifs — et si le rêve révolutionnaire ne consistait qu’en cette recherche sans pitié d’un équilibre entre le pouvoir et ses autorités d’un côté et la possibilité de vivre au plus proche de notre cerveau et de notre sexe ? — voyant passer les modes et s’installer les œuvres — allant même quelquefois jusqu’à saisir ces instances du bonheur — d’un bonheur d’homme libre par la force des choses — par manque d’héritage ou impossibilité de se vendre — assistant alors à ce qui n’est pas un spectacle ni une fête — ce qui n’est en rien une solution de droite ou de gauche — action d’instinct excluant toute éventualité d’esthétique — connaissance en mouvement libre de toute contrainte morale — avec cette perspective inouïe de l’acte terroriste — comme fonction non pas libératrice — mais conclusive.

Télévision

Alfred Vermoy

Dans le train, Alfred Vermoy repassa ses fiches une à une. Il y en avait plus de trente. Et elles ne contenaient rien d’important relativement à l’Expérience. On appelait ainsi le projet SAM. Cinq ans de préparation minutieuse. On avait pris toutes les précautions d’usage plus un certain nombre d’autres qui étaient nées de la recherche. Alice Qand avait été chargée de la vérification, ultime étape avant l’expérience à proprement parler. Alfred Vermoy avait tenu à convoyer le volontaire. Et il avait choisi le train comme moyen de transport. Les engins qui sillonnaient l’atmosphère le rendaient malade. Et il ne conduisait pas. Il tenait à voyager seul avec Robert Lalus, le type qui avait passé tous les tests et qui s’était retrouvé unique candidat à la deuxième série. Il avait donc subi les étapes de la troisième sans concurrent. Et il avait encore réussi. Son cerveau s’était alors mis à intéresser les autres laboratoires de recherches interzones. Mais Alfred Vermoy avait tenu bon et maintenant, il était dans le train avec Robert Lalus, en route pour Rodax où aurait lieu l’Expérience. Alice Qand suivait en voiture. Elle n’aimait pas le train.

Au bout de trois heures de voyage, Robert déclara qu’il avait faim. Il se leva pour se rendre à la voiture-restaurant. Alfred le suivit. Il emportait sous le bras le dossier contenant les fiches. Un steward les installa à une table isolée, comme ils le souhaitaient. Il fallait se tenir à l’écart. Et ne pas entretenir de conversations sur le sujet délicat qui motivait ce voyage. Les voyageurs ont toujours tendance à se renseigner sur vos préférences, vos intentions et tout ce qui fait que vous êtes un être unique et donc précieux aux yeux du système. Ils commandèrent un bœuf bourguignon qu’ils arrosèrent d’eau plate. Le serveur insista et exhiba une bouteille de Bourgogne millésimé. Il finit par comprendre qu’il avait affaire à deux messieurs en mission secrète. Et il attendit qu’ils eussent achevé leur assiette pour proposer cette fois un dessert en accord avec ce qu’il venait de déguster. Mais Alfred Vermoy n’avait rien dégusté. Il surveillait Robert dont le seul défaut révélé était une tendance au suicide. Il avait tenté trois fois de se donner la mort : une fois en se jetant sous une voiture qui avait freiné à temps ; une deuxième fois en se jetant dans le canal de Moisy : pendant les tests, il s’était encore jeté, mais cette fois du haut de la terrasse du restaurant collectif et il avait esquinté le toit de la bagnole du Président. Robert se jetait, voilà ce qu’il fallait savoir. Mais le chef de train avait rassuré Alfred Vermoy : personne ne pouvait se jeter du train, car toutes les ouvertures étaient verrouillées automatiquement. Même le mécano ne pouvait pas provoquer une ouverture pendant la marche. Robert ne se jetterait donc pas. C’était réconfortant, comme bonne nouvelle.

Le train, un RST (initiales dont Alfred Vermoy ne connaissait pas la solution), ne s’arrêtait pas entre Moisy et Rodax. N’allez pas croire que Rodax fût une ville comme les autres et que ce nom cachât fièrement une étymologie à vous couper le souffle. Rodax, qui devrait s’écrire RODAX, mais que tout le monde avait l’habitude d’appeler Rodax, était l’acronyme de Recherche Ouverture Densité Apax. Ses maisons, coquettes et confortables, étaient en réalité des locaux destinés aux expériences les plus diverses. Seule la Morgue se distinguait par sa toiture d’ardoise. Les morts étaient projetés dans le magma. Autrement dit, ils retournaient en Enfer. Quant aux cobayes qui survivaient à la série complexe des expériences sujet/objet, on les embauchait dans les services de maintenance et de soutien. Et le système attendait patiemment qu’ils meurent de vieillesse, ce qui constituait en soi une expérience non négligeable sur la réalité des marges, comme on appelait cette zone pour l’instant énigmatique. Les corps étaient rendus aux familles qui décidaient de leur sort : Enfer ou cimetière en attendant l’oubli inévitable instauré depuis toujours par le Temps.

Robert Lalus avala une crème catalane. Il avait pris beaucoup de plaisir à faire craquer le caramel dans sa bouche. Alfred Vermoy se contenta d’une pomme qu’on lui servit pelée et tranchée alors qu’il appréciait les qualités nutritives de la peau et qu’il adorait croquer (lui aussi) la chair juteuse et parfumée. Ils acceptèrent d’achever le repas par un café agrémenté d’un verre de rhum et d’un cigare garanti d’origine cubaine. La note serait salée.

Robert n’avait pas l’intention de se priver des avantages accordés aux sujets d’expérience, les SE. Nourriture gastronomique, jeux de hasard, filles faciles, voitures de sport, piscines chauffées… Tout était promis au candidat. D’ailleurs, c’était comme ça qu’on les attirait dans le giron de Rodax. Pourtant, Alfred Vermoy avait tenu à procéder à l’établissement de la première liste (une centaine de sujets) sur ses propres critères. Il ne les avait pas séduits à grand renfort de promesses de paradis sur terre. Il était allé les chercher dans les fichiers du système, à l’endroit aussi peu aléatoire que possible où figuraient les suicidaires récidivistes. Il avait passé en revue plus de deux mille noms. Six mois de travail avaient été nécessaires pour établir une liste de cent noms, dont celui de Robert Lalus. Et celui-ci s’était distingué par la force de son désir de mourir dès la première série d’épreuves. Il brillait, alors que les autres, en comparaison, faisaient piètre figure. Alfred Vermoy sut alors que le nouveau SE serait cet homme qui n’avait qu’un sujet de conversation : son adaptation de l’ouvrage incompréhensible de l’écrivain irlandais James Joyce : Finnegans Wake. Alfred Vermoy se fichait complètement de Finnegans Wake, de James Joyce, de l’Irlande et de la littérature universelle. Il avait été très difficile, après le test, de contraindre Robert Lalus à ne s’exprimer que sur la mort, sur la fascination qu’elle exerçait sur lui et sur la signification qu’il accordait à la méthode envisagée par lui et trois fois expérimentée sans succès : la projection du corps dans un élément létal. Or, Robert Lalus, fraîchement intronisé SE, changea, d’un rageur coup de crayon, le terme létal par celui d’ennemi. Alfred Vermoy nota ce détail et se mit immédiatement à rédiger une fiche qu’il ajouta ensuite aux autres. La voici :

Alfred Vermoy 2

Tout l’été, la rive gauche du canal est fleurie, jusqu’au chemin de halage qui sert aujourd’hui de promenade. Par contre, l’autre rive est grise et monotone à cause de ses façades et de l’alignement des ormes dont la moitié au moins sont morts de vieillesse ou de tristesse. Habitant sur la rive gauche, dans un immeuble tout ce qu’il y a de plus coquet, c’est le spectacle de la désolation qui m’est offert de jour comme de nuit. De l’autre côté, je l’ignorais alors, vivait ce Robert Lalus qui allait changer ma vie en enfer plongé au sein du paradis, une situation que je n’avais pas prévue.

Notre première conversation porta sur ce qu’il voyait de sa fenêtre. Il me dit :

« Le canal, son eau verte et quelquefois Nathalie qui traverse l’écluse pour venir me voir… »

C’était l’été pourtant. De l’autre côté (j’étais à la fenêtre de Robert Lalus), les hortensias, les hibiscus et toutes les fleurs du monde formaient un monde à part. Au-dessus, les balcons eux aussi fleuris et les vitrages éblouissants et transparents qui étaient comme une promesse tenue par la société. Vous pouvez réussir, me dis-je, répétant mot pour mot le slogan téléporté dans toutes les formes de réseau. Robert Lalus n’allumait jamais son écran, preuve que cette liberté citoyenne était une erreur fondamentale. Si la Loi l’avait contraint à utiliser au moins une heure de son temps à se connecter aux autres à travers l’écran, il vivrait comme tous les gens sensés de l’autre côté du canal qui se donnait en spectacle. Mais il n’ouvrait pas non plus la fenêtre. Il vivait dans la nuit. Et c’est là qu’il entretenait avec la mort des rapports que nous n’étions pas même capables, nous qui possédons tout, de qualifier d’anormal, d’obscène, de chiennerie et de tout ce qu’on voudra d’inadmissible.

Imaginez ma tête quand Alice Qand, la chef du laboratoire que je dirige, m’annonça que parmi les deux mille noms sélectionnés par l’algorithme figurait celui d’un de mes voisins.

« Un suicidaire parmi nous ! m’exclamai-je. Impossible ! Il y a une erreur. Corrigez-moi ça immédiatement. Votre algorithme n’est pas aussi…

— Vous ne me laissez pas terminer, Alfred ! Vous ne changerez jamais cette manie d’interrompre votre interlocuteur dès que vous n’êtes plus d’accord. Vous ai-je parlé de la rive gauche ?

— Ah… fis-je, un peu honteux. Bien sûr… l’autre rive… Qui est-il ?

— Robert Lalus. Il est employé par l’administration centrale. Occasionnellement, il écrit.

— Il écrit… ? Un homme de Lettres… ?

— Dernièrement, il a proposé au théâtre municipal une adaptation de Finnegans Wake…

— Quoi ? Cette cacopornographie ! Au théâtre municipal… !

— Gauthier Renon l’a recalé…

— Vous m’étonnez ! Et c’est ce qui explique son suicide ? Sans intérêt.

— C’est la deuxième tentative, poursuivit Alice Qand. Il s’est jeté dans le canal, là, sous votre fenêtre…

— Merde alors ! » fis-je.

Si je m’en souvenais… Je suis celui qui a plongé dans cette eau insane pour le sauver de la noyade, ce qui fait de moi (un peu) son père. Alice Qand savait-elle cela aussi ? Son algorithme…

« C’est écrit en note classée sensible, dit-elle. « Monsieur Alfred Vermoy, rive gauche, employé du Système central, s’est jeté lui aussi dans le canal. On a d’abord cru à un deuxième suicide et la nouvelle s’est répandue dans les réseaux avec l’appui de la Télévision. Mais le nom d’Alfred Vermoy, classé sensible au premier degré de la hiérarchie, n’a pas été cité… » Ouf !

— Comme vous dites ! »

Le soir même, au lieu de prendre par le boulevard Nougaro comme d’habitude (il mène directement sur la rive gauche) j’ai demandé au chauffeur de bifurquer vers Lazagne. La voiture m’a déposé au pied de l’immeuble où habite Robert Lalus. J’ai dit au chauffeur qu’il pouvait s’en aller. Il a compris que j’habitais en face et que j’étais en mission. J’aime le visage du peuple quand il est content d’avoir compris. Ces joues roses et luisantes prouvent assez que nous avons eu raison d’imposer la consommation de masse à la place des métaphysiques du néant. Bref, je suis monté, poussé par une concierge qui semblait apprécier la mollesse de mes fesses confortablement installées sur ses fortes épaules. C’est elle-même qui a frappé à la porte. Bien lui en prit, car le vernis poissait. Un visage gris apparut dans l’entrebâillement.

« Madame Jaunard ? Je vous ai dit que je ne dîne pas ce soir…

— Je vous amène du beau monde… »

Elle fit un geste que je n’eus pas le temps de fixer dans ma mémoire. Cet éphémère inattendu me déconcerta. La porte s’ouvrit toute grande. Robert Lalus me reconnut. Je lui fis signe de n’en rien dire. Madame Jaunard n’était pas dans le secret. Il la remercia en déposant une pièce dans sa main en forme de corbeille et elle disparut sans bruit. J’étais chez Robert Lalus.

« Je ne sais comment vous remercier pour ce que vous avez fait… » dit-il, sachant très bien que je ne croyais pas un instant à cette gratitude.

Après tout, j’étais celui qui l’avait empêché de se noyer. Mais savait-il aussi bien que moi que les choses ne s’étaient pas passées comme l’affirmait le rapport du système d’observation des faits contraires à la bonne marche de la politique nationale ? Là, il faudrait que je remonte de quelques mois dans le calendrier des évènements consignés dans ce livre…

Journal de Ben Balada

F:\TELEVISION\L'AMERIQUE\LE VOYAGE EN FRANCE\MARVEL IN HELL\CANNIBALES\N2\trilogies.jpg

Un mot me ferait bien plaisir. Savoir. Cesser enfin d’imaginer. Ne plus perdre ce temps. Ici, le ciel s’accroît chaque jour d’une perspective de malheur. Blanc comme l’acier de notre enfance. Ce bonheur ! Ces vacances ! Ivres de l’odeur des troènes avant l’été. Puis l’été. Nous ne savions pas que le temps passait. Nous pensions au contraire qu’il nous était donné pour qu’on en fît le meilleur usage. Le monde s’écroule avec le premier amour. L’existence ne s’annonce plus, elle défile sur l’écran où nous la projetons. Puis, parce que c’est écrit, nous n’avons plus de nouvelles. Personne ne manque pourtant. Jusqu’à ce que le ciel s’empoisonne. Fenêtres toujours ouvertes, rideaux tirés. La poussière et les insectes. Volant et rampant. Et ces traces que nous laissons. Nous nous y reconnaissons. L’eau tisonne la pensée. Et nous nous disions hier soir que nous ne savions plus rien de toi. Pas un signe. Une hypothèse. Rien. Comme si plus rien n’était à démontrer et qu’un mot de toi pouvait servir de démonstration. Nous nous éloignons. Dérive des cœurs. La raison louvoie. Nous ne prenons plus rien à la vie. Elle ne nous donne rien non plus. Chaque jour nous impatientant. Sans blessures. Sans caresses. Traçant des lignes pour relier les objets familiers. Pas d’oiseaux sur les toits de l’attente. Le papillon du soir est aveugle. L’araignée du matin est un filet de voix. Et les heures font des stries. Dessin fugace. Cet éphémère tournoie dans le sommeil. Rêves prémonitoires des funambules. Chaque fois que je me réveille, je suis enfant. Puis je vieillis d’un coup et je deviens toi. C’est toi qui t’endors. Je n’ai pas d’autre réponse. Et je passe beaucoup de temps à me demander ce que peut être la sienne et si je trouverai un jour la force de la lui arracher.

F:\TELEVISION\L'AMERIQUE\LE VOYAGE EN FRANCE\MARVEL IN HELL\CANNIBALES\signes\triade-gitana.jpg

Google

Dans la RALM

Guy Môquet n’est pas un héros. C’est un enfant victime de la guerre. Victime donc d’un combat qui a eu ses héros, mais aussi et surtout ses stratèges. Il a été fusillé alors qu’il avait perdu connaissance sur le lieu d’exécution. Sa lettre appartient à sa famille, ainsi que sa mémoire. Ce n’est pas un document, ni surtout un objet de culte. Ce qui s’est passé au moment de la reconquête du pouvoir par les communistes et les gaullistes ne concerne d’ailleurs que les survivants et les inévitables profiteurs de la situation. La fabrication des héros et de leur poésie est une histoire trouble où il est difficile de démêler des fils soigneusement emmêlés par des spécialistes de la désinformation. Tels sont les faits.
---Reste qu’un président de la république souhaite contraindre la jeunesse des écoles à écouter la plainte enfantine et poignante d’une victime de leur âge. Ses intentions veulent perpétuer un culte fabriqué de toutes pièces, alors qu’il suffisait d’inscrire la souffrance des enfants victimes de la guerre au programme d’une Histoire déjà frelatée par une Jeanne d’Arc en grande partie imaginaire, mais qu’on ne désigne plus que de l’extrême.

---Mais un simple regard sur le monde, à l’époque de l’Internet, est beaucoup plus éloquent que cette cérémonie somme toute piteuse. Ce manque de respect témoigne en outre d’une pensée doctrinaire et non pas politique.

---Les morts de la guerre sont des victimes. Il faut les traiter comme tels et rechercher leur tragédie dans l’actualité. L’État serait bien inspiré d’ouvrir les portes sur le monde au lieu de chercher à réduire la pensée à une Histoire de mieux en mieux dictée par la Loi et ses serviteurs zélés.

---Mais il sera difficile d’effacer les traces du STO, que Marchais le communiste et Brassens l’anarchiste ont servi avec docilité, par exemple. Sartre n’a jamais été résistant, pas plus que Camus, ni Aragon. De Gaulle était un fuyard, les communistes des serviteurs, les socialistes des planqués. Certes, il ne faut pas généraliser ce jugement. Mais ce procès, qui eût consisté à distinguer le vrai du faux, n’a jamais eu lieu et n’aura sans doute jamais lieu, car les compromis, qui tinrent lieu de conciliation, ont la vie dure. Tout cela a déjà été pensé. Il est plus facile de suivre ce fil que la voie de la vérité, à cette exception près que les réseaux informatiques contiennent en substance la contradiction authentique. Il suffit, chers enfants, de ne pas vous laisser endoctriner. Ni par les idéaux, ni par la religion, ni surtout par la bêtise servile des pères.

Patrick Cintas

Journal de Ben Balada

Tu ne rêves pas. C’est moi. Je n’ai pas été bien loin. Tu es resté. Je ne reviens pas. Je passe. Je migre une fois encore. Mais de l’autre côté cette fois. De l’autre côté de la mer. La même plage blanche. Les mêmes mots pour me convaincre de le suivre. Le même voyage peut-être, qui sait ? Nous n’avons pas vieilli. Nous avons cet enfant. Celui que tu te promettais. Il me ressemble. La parole en moins. Et ce regard qui demande. — Ainsi, c’est ta nouvelle maison. Le jardin n’existe pas. Pas d’horizon non plus. C’est étrange de ta part. Mais y es-tu pour quelque chose ? Je ne te demande rien. Le mur descend selon un autre angle maintenant. Tu te déplaces lentement. On dirait que tu glisses sur le côté. Comme si la terre penchait et que tu te laissais emporter. Tu résisterais si la terre allait trop vite. Enfant, tu déchirais si le temps devenait mauvais. Toujours la même fenêtre. La même cigarette au bec. Ces yeux pincés. Le doigt qui gratte l’arête du nez. Pas un mot. L’éclat du regard. Sa fixité. L’attente avec toi. Je n’ai pas eu de nouvelle maison. C’était comme revenir. En attendant de revenir. Tournant le dos à cette mer que, finalement, et après mûre réflexion, nous allons traverser en essayant de ne pas en parler avant qu’il m’arrive vraiment quelque chose. Tu saurais, toi. Mettre le pied dans l’eau. Tâter la vaguelette. Respirer les embruns. Deviner la maison entre les maisons. À un détail précis. Désignant la maison à peine à terre. Un détail la nommant. Et moi devançant le petit groupe des amis venus pour pendre la crémaillère. Ouvrant la porte d’un coup de pied. Reconnaissant le guéridon à la surface de verre. Et sous le bouquet, la poignée de petits objets arrachés au passé : petit couteau pointu, coin de mouchoir avec une seule lettre brodée sur les deux que nous reconnaissions comme les nôtres, bris d’un verre bleu ciselé, et cette fleur séchée qui n’a toujours pas de sens.

Google

Ben Balada éteignit l’écran. Le café était chaud. Il servit « à côté » un long verre d’eau glacée. Comme il était quatre heures de l’après-midi et qu’il était temps de passer à table, il n’était pas inutile de se rafraîchir. Cet apéritif nous y invitait. Et il n’était pas question de le siroter en s’écoutant parler. Ben Balada avala le contenu de sa tasse avec un grand bruit de succion puis vida d’un trait le verre d’eau glacée. Je me contentai de tremper mes lèvres dans le café et ma langue dans l’eau. La table était mise, miracle d’une présence qu’il me fut impossible de discerner dans l’ombre ventilée des plantes vertes.

« Unamuno intitule son Niebla nivola. Mais pour des raisons purement éditoriales, je sous-titre chacun de mes livres de manière scolaire : roman, poésie, essai, etc. Or, il s’agit de compositions. Mais ce mot ne s’applique pas communément aux ouvrages de l’écriture. Le chaland ne s’y attarderait pas. Ou bien il ouvrirait le livre en pensant y découvrir une partition musicale. Ou quelque chose comme ça. Pourtant, il s’agit de compositions, pas d’autre chose.

 

IMPRESSIONS : Tout commence par là. Et c’est là que se fait la différence. L’artiste y trouve de quoi nourrir son appétit. Le curieux y retrouve sa culture. Les autres passent leurs chemins ou tirent des conclusions étrangères aux préoccupations artistiques qui motivent notre révolte. C’est comme le parfum des fleurs. On inspire le plus profondément possible, chacun étant doté d’une capacité à inspirer, laquelle varie d’un artiste à l’autre. Et puis il n’est pas de mauvais goût de respirer autre chose de moins enchanteur que les fleurs…

 

IMPROVISATIONS : Ici, l’artiste commence à entrer dans la réalité. Je préfère d’ailleurs l’idée d’interprétation à celle d’improvisation. C’est le moment d’interpréter la parole des personnages, leurs conversations, leurs narrations, leurs idées, leur poésie… Le texte travaille en soi. Je ne dis pas qu’il se parfait. Il se met à exister. Ainsi naissent les récits, les drames, les chants, les essais et autres productions de l’écriture mise dans le crâne et la bouche des personnages. On pourrait en rester là. Publier les romans. Un à un. Semer ces pétales au vent de la librairie, de la Toile ou de la rue. Mais le rêve s’interpose. La Sixtine. Son plafond. Sa totalité. Son œuvre enfin. Ou don Quichotte, ses aventures, la malle chez l’aubergiste (qui contient lesdites nouvelles exemplaires), les récits venus d’ailleurs, les discours qui remettent les choses à leur place. Il faut composer. Le temps est venu de recréer F:\TELEVISION\SITE\IMG\jpg\cintas_television.jpgle rêve. Bien sûr, ma Sixtine n’a rien de grandiose. Cette peinture n’est qu’une image. Ce n’est pas une bande. C’est un itinéraire. De l’Ancien Monde au Nouveau.

 

 

COMPOSITIONS : Le voyage de Télévision. En quatre étapes figurées par des personnages empruntés à l’iconographie universelle : l’Indalo, don Quichotte, Colomb, King Kong. J’ai déjà touché quelques mots de cet itinéraire (voir le tableau plus haut). Les compositions bornent le voyage. Chacune d’elle a son histoire, si on peut appeler ça comme ça. Je suppose que ces constructions doivent beaucoup aux interprétations qui précèdent leur ouvrage. Chaque fois que je trace, à grands traits, la structure d’une composition, j’ai en tête quelques romans ou poésies déjà écrits (interprétés) ou en projet. La composition possède sa mécanique propre. Je superpose des transparences, comme dans la présente, ou j’assemble, je sérialise, etc. Tous les coups sont permis. Et quand la composition ne tient pas, elle s’écroule d’elle-même. Je dis alors : l’idée était mauvaise. Ou : je me suis trompé de chemin. Et de temps en temps, le voyageur peut reprendre sa route, laissant derrière lui le stupa ainsi conçu et réalisé. Mais attention : cette route n’est pas soumise au temps. Elle est sujette à recommencements, à révisions. Dans le détail le plus souvent et, de temps en temps, à plus ou moins complète refondation. Je ne dis pas qu’il y a là toute mon existence et a fortiori son essence. Au contraire. C’est d’ailleurs la raison de votre présence chez moi, cher Ben Balada. Au fait… Qui êtes-vous ? Celui qui m’a créé tel que le montre Google ? Ou celui que vous êtes en dehors de toute considération littéraire ? J’aimerais bien le savoir avant de commencer à ingurgiter ce repas…

— Je n’en sais rien, en vérité… Comprenez-moi : Je souhaitais me voir chez Google. Tout le monde fait ça. On se voit chez Google, on y voit les autres. On tente d’y paraître le plus à son avantage possible. Et on veut en savoir un maximum sur les autres. Et non seulement on se casse la tête pour y parvenir, mais en plus on tient la comptabilité du phénomène. On veut maîtriser l’aspect et la mesure comme ressources de l’emploi. Sortirons-nous jamais de ce traquenard ? Je crains que non. Moi-même, je fus tenté. Qu’est-ce qu’on risque ? Une aggravation de la paranoïa qui explique notre domesticité ? Est-ce si cher payé ? Et puis quel est le degré d’addiction de cette pratique nouvelle ? Nous n’en savons rien, certes, mais n’est-il pas aussi raisonnable de penser qu’on est mieux construit que les autres pour résister au déclin de l’assuétude ? Je n’en sais encore rien. Mais comment le savoir si je ne suis pas chez Google ? Ce monstre d’informations indexées ne désigne que vous, l’écrivain ! Rien sur moi, sur ce que je suis vraiment, ce que je me sens être en tout cas.

— Mais je suis… en quelque sorte… votre personnage public. Rien d’autre…

— Je me fiche de ce personnage ! Il ne m’habite pas au point de me hanter comme il hante les lieux !

— Mais pourquoi voulez-vous habiter chez Google… ? N’êtes-vous pas plus à l’aise chez vous ? Chez vous où vous êtes ce que vous êtes…

— Ce que personne ne sait ! Et ce n’est pas parce que je protège ma vie privée…

— Confiez-vous à une page, aux forums innombrables, aux tweets…

— Devenir écrivain ? Atchoum ! Je finirais par vous ressembler !

— On a bien raison de dire qu’il n’y a pas de solution… Il n’y a que des problèmes.

— Oh… Il me semble que l’auteur de ce bon mot pensait que le contraire est aussi vrai : il n’y a pas de problèmes ; il n’y a que des solutions…

— Nous sommes deux solutions d’un même problème alors…

— À la différence près que je ne suis pas chez Google et que vous y prenez toute la place.

— Dans ce monde voué au plaisir de posséder, chacun veut être ce qu’il est. Pourtant, moi, je ne veux être que ce que je ne suis pas. Ô Iago… ! »

Journal de Ben Balada

Il y a de la place pour le malheur — malheur de l’enfermement, chaos de l’exclusion et poisses du chômage — toute la place pour ce qui ne compte pas — ce qui peut disparaître sans conséquence — ce qui n’a aucune chance d’acquérir le pouvoir ou l’autorité — ce qui ne pallie rien — et finalement ne veut rien dire — rien dire sur cette ambition sociale garantie par le pouvoir et par la prétention à en exercer les attributs — rien dire sur l’héritage des droits et la concession conditionnelle des privilèges — rien sur le bonheur d’être au-dessus des lois — et rien sur cet ersatz de la délectation qu’est le prix du travail — consolation domestique — avec ses principes à exercer sur ceux qui, ici, font ce qu’ils peuvent pour ne pas sombrer — et là, sur les déshérités qui se reproduisent parce qu’il est difficile de mourir seul et pas forcément abandonné — seul sans que personne n’éprouve rien — ni chagrin ni indifférence — si surtout satisfaction. Mescal sortit comme la Marquise. Il avait perdu l’usage d’un œil à cause du manque d’hygiène des perceurs du quartier. Il leur en voulait à mort. Il le gueulait en descendant l’escalier — devant les portes fermées il gueulait qu’il avait soif de vengeance — qu’il avait trouvé un palliatif à l’angoisse — et qu’il en crèverait plusieurs avant d’être crevé. Mais personne n’écoutait Mescal parce que Mescal n’était qu’une idée et que celui qui la nourrissait n’avait pas l’apparence de ses idées. On savait seulement qu’il était suicidaire. En ce sens, il fascinait un peu. Mais comme il travaillait, et qu’il n’avait pas l’air de faire autre chose, on le saluait si on le rencontrait par hasard ou par inadvertance. La nuance est de taille. Le hasard ne s’explique pas, alors que l’inadvertance est le fruit d’une négligence ou d’un moment d’inattention. Tous les mescals savent ça. Mescal passait dans la rue et quelqu’un se souvenait que ce n’était pas un homme comme les autres. Il le saluait quand même, par habitude de la politesse et surtout par crainte d’avoir à s’expliquer. C’est un malheur d’en être arrivé là, mais c’est là que ça arrive et il n’est plus possible de revenir à l’époque où on savait rêver sans prendre le risque de blesser quelqu’un. « Maintenant, chaque fois que tu rêves, tu blesses quelqu’un et tu dois alors payer ta dette à la société — Tu déconnes, Mescal ! — J’ai jamais autant déconné. Moi, c’est pas l’enfermement, l’exclusion ni le chômage. C’est mon indécision. Je tâtonne, mec ! Et j’arrive pas à faire autre chose. » Mescal lisait dans les yeux et les yeux lui répondaient. Comme en rêve, mais avec les douleurs de la connaissance.

Coulures de l’expérience

Nurdakj

Muta: Quodestnunc fumusiste volhvuns ex Domoyno?

Juva: It is Old Head of Kettle puffing off the top of the mornin.

Muta: He odda be thorly well ashamed of himself for smoking before the high host.

Juva: Dies is Dorminus master and commandant illy tono-brass.

Muta: Diminussed aster! An I could peecieve amonkst the gatherings who ever they wolk in process?

Juva: Khubadah! It is the Chrystanthemlander with his porters of bonzos, pompommy plonkyplonk, the ghariwallahs, moveyovering the cabrattlefield of slaine.

Muta: Pongo da Banza! An I would uscertain in druidful scatterings one piece tall chap he stand one piece same place?

Juva: Bulkily: and he is fundementially theosophagusted over the whorse proceedings.

Muta: Petrificationibus! O horild haraflare! Who his dickhuns now rearrexes from undernearth the memorialorum?

Juva: Beleave filmly, beleave! Fing Fing! King King!

Muta: Ulloverum? Fulgitudo ejus Rhedonum teneat!

Juva: Rolantlossly! Till the tipp of his ziff. And the ubideintia of the savium is our ervics fenicitas.

Muta: Why soly smiles the supremest with such for a leary on his rugular lips?

Juva: Bitchorbotchum! Eebrydime! He has help his crewn on the burkeley buy but he has holf his crown on the Eurasian Generalissimo.

Muta: Skulkasloot! The twyly velleid is thus then paridi-cynical?

Juva: Ut vivat volumen sic pereat pouradosus!

Muta: Haven money on stablecert?

Juva: Tempt to wom Outsider!

Muta: Suc? He quoffs. Wutt?

Juva: Sec! Wartar wartar! Wett.

Muta: Ad Piabelle et Purabelle?

Juva: At Winne, Woermann og Sengs.

Muta: So that when we shall have acquired unification we shall pass on to diversity and when we shall have passed on to diversity we shall have acquired the instinct of combat and when we shall have acquired the instinct of combat we shall pass back to the spirit of appeasement?

Juva: By the light of the bright reason which daysends to us from the high.

Muta: May I borrow that hordwanderbaffle from you, old rubberskin?

Juva: Here it is and I hope it’s your wormingpen, Erinmonker! Shoot.

Rhythm and Colour at Park Mooting. Peredos Last in the Grand Natural. Velivision victor. Dubs newstage oldtime turf-tussle, recalling Winny Willy Widger. Two draws. Heliotrope leads from Harem. Three ties. Jockey the Ropper jerks Jake the Rape. Paddrock and bookley chat.

And here are the details.

Journal de Ben Balada

Dans cette humanité qui a besoin de s’organiser et d’organiser son Histoire, les larbins sont les seuls coupables. — En haut, il n’est guère possible d’en savoir plus que ce qui nous est transmis — et en bas, l’être humain n’inspire que de la compassion et tous les sentiments qu’il est possible d’éprouver au contact du malheur. Le seul véritable personnage, c’est le domestique, et sa seule histoire, c’est celle des nuances qu’il est capable d’apporter à sa compromission. Tout le romanesque sort de cette capacité de nuisance. Le catalogue universel des caractères fourmille dans la lumière et se réduit à ses symptômes la nuit tombée. — Pourtant, on peut chercher ailleurs à vitaliser le récit. Il n’est plus alors question de personnage intégral, mais de sa part créative qu’on peut appeler le poète. — Larbin de nature — ayant en d’autres mots trouvé des moyens d’existence qui ne l’éloignent pas trop de ses convictions — il exécute son ouvrage dans cette lumière et se retrouve au cœur même de la nuit tel que le hasard l’a conçu et construit. — il est capable d’être cette part sans ambiguïté — puisque sa seule fatalité est d’être aussi un homme comme les autres. — Faut-il alors évaluer sa valeur aux proportions que la poésie prend en lui-même ? — Ne faut-il avoir de la considération que pour celui qui va le plus loin possible ? — Cela paraît tellement évident ! — Car peut-on imaginer — toujours dans le cadre de ce roman — un poète presque entièrement disponible — disposant de pratiquement tout son temps pour être ce poète — n’ayant presque plus rien à céder aux contingences — traversant l’existence comme un projectile — trahissant son origine toutefois — et s’éparpillant avec autant de brio au moment d’en finir ou d’être achevé ? — Ainsi, il serait pur langage — énigme sans énigme — exemple à suivre — et Dieu lui-même ! — Au lieu de ça, les pages qui construisent le texte romanesque se remplissent des à-côtés de l’angoisse — les personnages demeurent difficilement interprétables sans mettre aussi en scène leur incohérence formelle — le poète prenant alors le risque d’une exigence étrangère à ce qui préoccupe son lecteur potentiel. — tandis que le larbin, décrivant sa parabole existentielle avec les mêmes mots, la nomme sans équivoque.

Zone 4

Le lecteur perspicace, pas un instant troublé par le chaos transparent qui règle le rythme du présent roman (nivola), imagine que l’ingénieur qu’Alice a aperçu dans ses jumelles n’est autre que Quentin Margaux, l’inventeur de la version originale de l’exosquelette qu’elle a ensuite perfectionné avec la complicité plus qu’active de Ben Balada. Privé de son laboratoire, lequel occupait un étage complet de la clinique du docteur Zantris dans la proche banlieue de Parigi, Margaux s’était reconverti dans l’ingénierie des travaux publics. Il était devenu un spécialiste du terrassement de grande surface. L’ouvrier qui avançait vers l’endroit où Alice et Guenoire avaient passé une nuit d’angoisse et où l’exosquelette avait obéi à son instinct programmé (il s’était enterré sur place et le chien avait gratté nerveusement la terre pour tenter de dissimuler toute trace d’inhumation), cet ouvrier était le meilleur des arpenteurs que la Nation eût enfanté depuis Mason et Dixon. Margaux le traitait comme un frère. Il l’aimait tellement qu’il dormait avec lui, mais ils n’avaient pas d’enfants. Les autres ouvriers, tous choisis sur le volet, venaient eux aussi de la ville et ils comptaient bien y retourner à la fin du chantier du pont autoroutier. L’équipe était entièrement urbaine, ce qui la distinguait des autres pools œuvrant dans cet environnement certes prometteur d’une vie meilleure une fois passé le pire, mais pas conçu du tout pour garantir l’hygiène et la permanence que tout être humain est en droit d’espérer des autres. La complicité des membres du pool Margaux, comme on l’appelait, était silencieuse, jalouse et déterminée. Margaux en était fier.

Il faut dire qu’il avait touché le fond après la ruine de son laboratoire chez Zantris. Il avait erré plusieurs années de laboratoire en atelier, sans jamais trouver de quoi satisfaire son désir non pas de trouver, car il ne s’était jamais considéré comme un scientifique (et Dieu sait s’il l’était !), mais de gagner — gagner la confiance des autres, gagner une place dans la société, gagner la guerre (il l’avait perdue, comme d’habitude, avec ses compatriotes trahis par eux-mêmes) — enfin, gagner tout ce qu’il est possible de prendre parce qu’on a donné et uniquement pour cette raison.

Le terrassement qui était confié à ses compétences recevrait le futur centre commercial de Parigi. C’était presque un territoire. Une ville dans la ville. Près de cinquante zanomètres carrés. On a oublié aujourd’hui ce que représente un zanomètre, mais qu’il suffise de dire que c’était énorme pour l’époque.

Margaux avait conçu l’équipement de mesure. Une fois tracés les courbes, les profondeurs, les limites et les accès provisoires, les engins entraient en action et en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, le terrain était prêt à recevoir les innombrables pools de constructeurs. La bonne marche des opérations de structure et de système dépendait entièrement de la qualité du travail effectué en amont par le pool Margaux.

Le porteur de drapeau (comme l’avait surnommé Alice derrière le talus où elle observait son manège) recula jusqu’aux ruines, pestant après les gravats qui ralentissaient sa reculade. Il finit par reculer entre deux murs en ruine et posa ses godillots à l’endroit même où l’exosquelette s’était enterré. La terre en était molle. Il éprouva plusieurs fois cette sensation. Il secoua son drapeau pour signaler que quelque chose n’allait pas. De l’autre côté du chantier, Margaux, agacé par les accélérations constantes des moteurs, fit signe aux chauffeurs de lever le pied. Mais la voix du porte-drapeau s’éteignait toujours dans le nuage de poussière que soulevaient les échappements. Margaux frappa du pied et confia son théodolite à un de ses aides directs (les aides l’étaient plus ou moins et ceux qui n’étaient pas des aides demeuraient toujours en arrière, c’était la règle instituée dès la création du pool). Il trottina dans les pas du porte-drapeau et ne tarda pas à le rejoindre. L’autre frappa la terre plusieurs fois avec ses pieds, alternativement. On eût dit un dindon en colère, mais Margaux ne risqua pas cette plaisanterie, malgré la proximité sentimentale. Il vit les godillots s’enfoncer légèrement dans la terre. Il sortit sa langue de la bouche et la mordit légèrement, ce qui signifiait que les choses commençaient mal. Le rapport géologique ne signalait aucun défaut de ce genre. Et les défauts, s’ils s’avèrent, peuvent coûter cher en journées de travail et même quelquefois en accidents. Margaux se baissa pour creuser la terre avec la main. Elle n’avait pas séché en profondeur. Et l’humidité de la nuit l’avait profondément traversée. Ce qui était impossible. Il creusa encore et découvrit ce qu’il identifia sans erreur possible : c’était une antenne de sa fabrication !

« Merde ! dit-il sans regarder l’ouvrier qui commençait à pleurer, on est tombé sur un cimetière d’exosquelette de la dernière génération, la 004…

— Et c’est pas bon… ? gémit l’ouvrier en essuyant ses larmes dans le drapeau.

— Ce charnier n’a rien d’officiel… »

S’il l’avait été, le rapport des géologues l’aurait signalé et les équipes de fossoyeurs auraient été convoquées pour nettoyer le terrain. Margaux ne creusa pas plus. Il en savait assez pour ce qui le concernait. L’ouvrier, par contre, se mit à supputer :

« Et si c’est autre chose… ? Je sais pas, moi… »

Il avala une grande bouffée d’air vicié qui lui donna le vertige, puis gémit :

« Et si c’était une bombe ! »

Dans ces moments sublimes entre tous, cet ouvrier était plus désirable que l’hostie quand la dernière heure est arrivée. Margaux se contint toutefois. Il fallait maintenant informer la direction du chantier. Il expliquerait que ce ne pouvait être une bombe, pour la bonne et simple raison que cette antenne, qui dépassait maintenant à peine de la terre, n’avait été utilisée que dans la construction des Margaux 004.

Au bout du fil, l’ingénieur en chef qui supervisait cette zone du chantier global se mit à réfléchir tout haut :

« Il n’est pas impossible que les 004 aient fait l’objet d’un trafic de pièces détachées. Les cimetières ont dû être pillés par des terroristes. On fabrique des bombes avec n’importe quoi maintenant…

— On va le savoir si vous faites venir un pool de déminage, dit Margaux qui ne croyait pas à une bombe (il en avait vu d’autres pendant la guerre). Voulez-vous que je m’en charge ?

— Rappelez-moi le nom du responsable…

— Julius Maque.

— Appelez-le immédiatement ! »

 

 

Chapitre IX

Zone 3

Romski avait un sacré mal de crâne. Il regagna la zone 3 sur un vélo de service et grilla trois feux rouges. Un flic le regarda d’un air méchant. Il le foudroya à son tour :

« J’ai oublié mon gyrophare. »

À peine entré dans sa zone de travail, il tomba nez à nez avec Alice Qand. Elle aussi était sur un vélo. Ils posèrent un pied à terre en même temps. Il remarqua le gyrophare sur le porte-bagages où elle avait ficelé un paquet qui avait l’air de contenir des vêtements. Elle en avait besoin. Sa combinaison était souillée de la boue des chantiers nord, ceux dont la terre contient de la bauxite. Elle en avait même dans les cheveux. La fermeture éclair ayant craqué sous la pression des seins (imagina-t-il), il vit qu’elle portait une croix avec un mec à poil dessus. On aurait dit qu’il venait d’avaler une cuillère d’huile de foie de morue. Il montrait les dents d’une douleur d’enfant qui serre en même temps les fesses pour résister aux effets de l’huile de ricin. Pendant qu’elle lui parlait, et qu’il dévisageait le petit bonhomme fondu dans de l’argent, il se demanda pourquoi il pensait aux huiles de son enfance. Il avait toujours sur lui son huile de glycérine, mais jamais aucune femme ne l’avait ainsi projeté dans son enfance. Le médium pouvait être ce crucifié. Il ne lui demanda pas qui c’était. Il y avait toujours des victimes de la douleur pour expliquer les croyances des gens. Heureusement, le policier en charge du poste 104 lui avait permis de se servir de son fer à repasser. Et il s’était rasé avec la baïonnette de collection du commandant qui revenait de voyage et qui n’arrêtait pas de parler de testicules. Les flics, avait pensé Romski en rectifiant sa tenue selon les exigences militaires, sont des ratés du combat. Il les haïssait. Il pensait que tout soldat digne de ce nom doit haïr les larbins de la morale bourgeoise. Un soldat ne se bat pas pour sauver la morale de la boue où elle trouve toujours le moyen de respirer. Un soldat se bat pour se battre. Mais Alice parlait d’autre chose. En fait, de tout et de rien. Et soudain elle leva un bras pour humer l’aisselle.

« Il faut que j’y aille, dit-elle, sinon on va s’inquiéter. »

Elle ne dit pas qui allait s’inquiéter parce qu’elle puait en plus d’être sale. Et elle pédala vivement en direction des baraquements réservés au personnel de commandement et de soutien. Il reprit sa route. Il avait envie de rire de lui-même, mais il n’avait pas son gyrophare. Pourquoi le vélo d’Alice était-il équipé d’un gyrophare ? Il y avait une réponse à cette question. Et elle était sans doute sans importance. Il aurait pu la lui poser. Qu’est-ce qu’elle aurait répondu s’il l’avait prise de court ? Et qui était ce mec à poil qui se plaignait de mauvais traitements sur sa croix ?

Tout en roulant, il repensa à Guenoire qui lui avait filé entre les doigts. Si Julius Maque avait dit la vérité, cet exosquelette, ou quoi que ce fût, valait plus de mille fois le prix moyen d’une bicyclette. Qu’est-ce que je dis ? Un million. Dix millions de bécanes avec ou sans gyrophare. Je suis encore passé à côté. Comme je suis passé à côté d’une fille exceptionnelle sans lui demander si ça lui ferait plaisir de coucher avec moi. Hum… Elle n’en saura rien avant d’essayer. C’est ce qu’elle m’aurait répondu. Ce genre de fille a de la répartie. Et moi je sais à peine exprimer mes désirs. Je n’ai jamais écrit que des lettres au papa Noël. Et Guenoire va devenir riche. Très riche. Il mourra en plein orgasme. Épectase. C’était peut-être ce qui lui arrivait, à ce petit homme en croix. À force de fréquenter des seins…

Zone 1

Clarissa entrouvrit prudemment la porte coulissante du salon. Julius Maque était allongé sur le canapé, la tête dans les mains, gémissant comme un gosse qui vient de recevoir une correction de trajectoire civique. Ses pieds nus agitaient des orteils souillés de terre rouge. Une odeur d’anis saturait l’air ambiant au grand dam d’un bouquet de lys qui gouttait sur une nappe de dentelle. La fenêtre était grand ouverte. Elle pivota légèrement. Clarissa ouvrit enfin la bouche :

« Ya un monsieur en combinaison qui voudrait te voir, marmonna-t-elle. Il dit qu’il vient de la part de l’ingénieur en chef de la zone 4… »

Maque augmenta la fréquence de sa plainte. Dans ce genre de situation, il commençait toujours par se tordre les joues entre l’index et le majeur, comme on fait au supplicié qui a perdu connaissance. Seulement, pensa Clarissa, on ne va pas le fusiller. C’est juste un employé qui veut le voir de la part du…

« J’arrive ! » grogna enfin Maque.

Elle referma la porte et la bobinette chut. Elle avait bien tiré la chevillette par en bas, nota Margaux. Elle l’avait invité à s’asseoir sur un banc couvert d’une tapisserie à l’ancienne, orgie de végétation improbable. Elle revint vers lui.

« Il a passé la nuit dehors, dit-elle en étreignant ses épaules. (Puis elle se reprit :) Pour travailler… bien sûr… Il travaille souvent la nuit… Des gens frappent à notre porte et il faut y aller. Où ? Je n’en sais rien. Chaque fois que quelque chose se passe mal, on vient le chercher. Quelque chose se passa mal… monsieur ?

— Margaux… Quentin Margaux… Je suis…

— Je sais qui vous êtes ! Vous êtes déjà venu… ?

— Jamais en pleine nuit… madame…

— Tant mieux si les choses se passent bien pour vous. Sauf aujourd’hui…

— En effet.

— Vous lui direz…

— Je n’y manquerai pas. D’ailleurs je suis venu pour ça, » ironisa-t-il.

Il regretta aussitôt de se comporter comme un goujat auprès d’une aussi jolie femme. Elle était vêtue légèrement et ses voiles flottaient autour d’un corps parfaitement conforme au canon national en vigueur. À ce moment de l’observation, ou de la contemplation, les cuisses sont bien serrées l’une contre l’autre, pensa-t-il tandis qu’elle s’asseyait en face de lui sur une chaise tapissée elle aussi de végétation grotesque. Les genoux apparurent.

« Ce n’est pas grave, j’espère… fit-elle en écartant les genoux pour y placer ses deux mains jointes.

— Oh non ! Mais le terrain n’est pas conforme au rapport géologique… Et nous avons besoin des foss… »

Maque ouvrit la porte du salon. Il était parfaitement remis de sa nuit de beuverie. Ou alors il portait un de ces masques interdits depuis que la ville pourchassait les terroristes. Mais Margaux n’eut pas le temps de penser à cette surprenante technologie. Maque lui tendait une main parfumée, une de celles qui avait servi à rafraîchir ses joues fraîchement rasées. Margaux se leva et l’empoigna solidement. Clarissa s’était levée elle aussi et attendait un ordre pour agir : foutre le camp parce que ça ne la regardait pas ou revenir avec de quoi boire et refoutre le camp en suivant. Elle avait cet air inquiet qui caractérise la femme battue. Pourquoi bat-on les femmes ? pensa Margaux, mais Maque l’entraînait vigoureusement vers le salon. La porte se referma.

« Que se passe-t-il ? demanda Maque en prenant place derrière un bureau couvert de paperasses.

— Nous avons besoin des fossoyeurs…

— Qui voulez-vous enterrer ?

— Il s’agit d’exhumer… Nous avons trouvé…

— Quelle merde ! » gueula Maque.

Son poing écrasa une boîte d’allumettes. Il grogna pendant une bonne minute puis son visage déformé se replaça dans le regard de Margaux qui ne souhaitait pas interrompre ce rituel de la colère maîtrisée.

« Je vous écoute… dit Maque.

— C’est une antenne…

— Une antenne ?

— C’est celle d’un 004. Je suis…

— Je sais qui vous êtes ! Et alors ?

— Il se peut… Il est certain que la carcasse d’un 004 se trouve là-dessous. Et pas forcément une car…

— Que voulez-vous dire ?

— Il n’est pas impossible qu’on ait enterré ce 004 pendant la nuit. La terre était fraîchement remuée… comme on dit…

— Nom de Dieu ! Guenoire ! »

Google

« C’est moi qui décide de ce qui est écrit. Et c’est vous qui décidez de lire ou pas. Je ne vois pas d’autres règles…

— J’en vois une troisième : je vais me mettre à écrire moi aussi ! »

Journal de Ben Balada

Tout se passe comme si c’était vrai — ces enfants au jeu — ces femmes qui les chouchoutent — des types jouaient eux aussi — fumant comme des pompiers — Mescal n’aimait pas ça ! — il se recroquevilla sur le banc — découvrit un sens au passage des nerfs — il se retenait de crier — pour l’instant il avait l’air normal — il n’inquiétait pas encore — il pouvait passer pour un pauvre type — mais certainement pas pour un idiot. — Deux oiseaux s’envolèrent — quittant les arbres — au-dessus d’eux le ciel était fendu par deux façades grises — un flic réfléchissait — le portail vert couinait dans la brise d’été — tout avait l’air si calme ! — Pourtant, dans la cendre noire de ses pas il avait deviné un orage — et en effet un éclair claqua — son dard éblouissant fit jaillir l’eau du bassin — tout le monde recula. — Le flic accourut — main sur la crosse — quelqu’un était mort — mais personne ne l’avait assassiné — Mescal trouva la force de s’asseoir comme tout le monde — il referma son livre — ayant inséré son index entre deux pages — au hasard — pensant que le flic ne savait pas lire à ce point — qu’il ne lirait jamais dans le grand livre de la nature — Mescal avait consacré une grande partie de son enfance à explorer les jardins secrets — même quand il n’en avait pas l’air — et que tout le monde s’en fichait éperdument. — « C’est rien ! » couina le flic — les dames n’étaient pas rassurées — elles couvaient. — Les enfants ayant laissé le champ libre — Mescal en profita pour l’occuper — ce qui le rendit suspect — mais personne n’en dit rien — chacun donna une explication — le portail était ouvert et un homme le maintenait contre le vent — car maintenant c’était du vent — et Mescal joua avec le vent — il avait tout le temps de jouer — il n’avait plus rien à faire — il ne ferait plus rien — « autant jouer » se dit-il — il y avait longtemps qu’il ne jouait plus — en tout cas pas de cette manière — jouer pour jouer — comme on boit — ou comme il se piquait. — « Ce ballon est à mon enfant ! » dit une mère — Mescal l’enfermait dans ses grandes mains — il avait des mains de plus en plus grandes — il devenait menaçant — mais il n’y avait plus de danger en lui — et il renvoya la balle avec un sourire qui fit oublier la taille impressionnante de ses mains.

Coulures de l’expérience

Scipin et Bergar

Après avoir passé deux heures habillés en flic sur la place de la nation où les agents de nettoyage de la ville arrosaient la chaussée encore fumante pour pousser les cendres dans les caniveaux, Scipin et Bergar enfilèrent leur costume de pilotes de ligne. Les hôtesses de l’air, trois en tout, et un steward les attendaient dans le hall de l’aérogare. Derrière la barrière laser, trois cent vingt-deux voyageurs s’impatientaient. Les combinaisons spatiales étaient suspendues aux tringles d’un train de wagonnets tiré par un tracteur électrique que conduisait Gérôme Flax. Marc Stor avait raté l’omnibus. Scipin et Bergar jetèrent un œil expert sur le vaisseau qui apparaissait à travers les baies vitrées. Le soleil illuminait une carlingue parfaitement blanche où le nom de la compagnie aérienne, Nurdakj Spazi, rutilait en rouge et vert fluo. Le logo, profil de la tête d’un animal local, formait une ombre presque tragique dont le regard semblait observer un horizon de lointains édifices d’habitation. On attendait les techniciens chargés d’équiper les passagers et de les installer à leurs places. L’équipage, au garde-à-vous, suivit le commandant de bord et son second. Scipin serait le commandant de bord. Et donc Bergar jouerait le second jusqu’à ce que Scipin décide de devenir hôtesse de l’air. Scipin avait un problème mental, mais la compagnie refusait d’en faire une hôtesse de l’air. En conséquence, Scipin n’enfilait un uniforme d’hôtesse de l’air qu’une fois dans l’espace où personne ne pouvait l’empêcher de se livrer à ses fantaisies. Bergar ne jouait que deux rôles : second et commandant. Et quand il ne jouait pas, il dormait ou jouait au rami avec une hôtesse de l’air qui pouvait être Scipin si le hasard faisait bien les choses. Il n’y avait pas d’autres solutions.

 

En écrivant ce qu’on vient de lire, Robert Lalus se demanda s’il ne ferait pas mieux de s’abstenir. Son adaptation de Finnegans Wake était de retour. L’enveloppe n’avait pas été ouverte. Il fallait recommencer, changer l’enveloppe, coller un tas de timbres et espérer pendant un mois ou plus que quelqu’un se décide à déchirer l’enveloppe pour au moins jeter un œil sur le manuscrit. C’était un manuscrit de poète aux pages froissées, relié avec du fil à coudre et des agrafes et pas forcément lisible partout. Par contre, le manuscrit qu’il était en train de préparer était destiné à une collection populaire. Il fallait donc le présenter selon des règles strictes, sinon il serait jeté à la poubelle par une secrétaire qui ne ménagerait pas les insultes ou les moqueries à son égard. Quand on travaille pour l’industrie, on commence par se domestiquer soi-même. Et une fois qu’on se tient bien en laisse, on peut se vanter d’avoir tout fait pour réussir. Robert Lalus, qui écrivait son premier roman populaire, n’avait éprouvé aucune difficulté à composer un récit sans aucune trace de poésie ni d’intelligence avec l’ennemi. Par contre, la présentation laissait encore à désirer. Il avait dactylographié le texte sans fautes de frappe ni d’orthographe. Cela, il savait le faire depuis toujours, Mais à l’heure de conserver au papier sa blancheur et son pli impeccable, il n’était plus à la hauteur de l’enjeu. Pourtant, depuis quelque temps, il arrivait à se domestiquer à 70 %. On ne l’entendait plus aboyer quand un chat jouait au funambule sur la rampe d’escalier ou l’appui des fenêtres. Et quand il se masturbait devant la télévision qui, je le rappelle, était obligatoire, il ne commentait plus ce qu’il voyait en termes critiques négatifs. Au contraire, il s’efforçait de rester positif et de jouir selon la tradition.

Maintenant, il se demandait s’il avait eu raison de transformer ses personnages en pilotes de ligne intersidérale. Juste avant, c’était de simples flics qui avaient pour mission de surveiller une scène de crime particulièrement terroriste. Ils avaient même commencé à dialoguer avec le personnel de la ville, ceux qui arrosaient et balayaient le trottoir et le pavé. Il avait eu l’intention de les marier à deux gentilles épouses heureuses d’avoir été choisies pour servir de ménagères et de filles de joie. Il s’en serait résulté un roman populaire du genre naturaliste. Une vraie tranche de vie. Mais l’éditeur ne vendait plus ce genre de produit qui appartenait au passé selon lui. Et Robert Lalus avait proposé un voyage dans l’espace avec dedans une histoire de terroristes qui veulent tout faire sauter et eux avec. Évidemment, c’est sans compter avec Frank Chercos qui est un policier pas comme les autres. C’était même un très vieux policier. Tellement vieux que tout le monde l’avait oublié. Cependant, la mémoire collective avait retenu son nom et son emploi. Tout le reste était à refaire.

Robert Lalus n’avait vraiment éprouvé aucune difficulté à écrire des choses lisibles et surtout populaires. Seule la présentation du préproduit laissait à désirer. Elle était comme qui dirait encore trop proche de celle qu’on attend d’un poète, encore que bon nombre de nouveaux poètes se prêtassent volontiers aux rigueurs de la présentation de type industrielle. Ces nouveaux écrivains étaient déjà des domestiques, le plus souvent au service de l’État. Ils avaient un avantage certain sur ceux qui ne savaient encore rien de la soumission. Robert Lalus aimait bien se soumettre au désir, le sien ou un autre. Même le désir du chat avait son importance. Mais il ne pouvait pas croire que le système éprouvât autre chose que des besoins. Cette domesticité n’avait rien de sexuel. On allait au turbin sans bander. Cette perspective avait longtemps plongé Robert Lalus dans le refus et même la révolte, alors qu’il n’avait pas encore pris la décision de devenir esclave de la lecture pour tous. Mais cette maudite adaptation de Finnegans Wake revenait toujours. Et le plus souvent sans commentaires. D’ailleurs, quand il y en avait, ils n’étaient guère encourageants. « Qu’est-ce que c’est que ça ! » s’était écrié (par écrit) un professeur d’usage de la langue française qui s’était élevé au grade de lecteur de maison d’édition, preuve qu’il avait aussi descendu les marches poussiéreuses de sa dignité. Il n’était peut-être pas marié et pouvait se permettre une constante flaccidité. Robert Lalus vivait seul, certes, mais ses érections avaient une certaine réputation de solidité et même de croissance. Il avait consenti à écrire des choses indignes d’un poète, mais jamais il ne s’élèverait à un grade quelconque sur l’échelle de l’édition industrielle. Il avait encore sa fierté intacte. Et il savait que la fierté qu’on éprouve envers soi-même est aussi fragile qu’un ballon de baudruche. Il n’y a rien de plus à même de vous ridiculiser un homme que ce type d’éclatement qui vous surprend en plein gonflage. Il avait même vu son propre père choper une crampe aux joues suite à cette perte subite et définitive. Robert en avait conclu qu’il faut savoir ménager la chèvre et le chou. Il ne savait plus qui était, de son adaptation de Finnegans Wake, la chèvre ou le chou. En tout cas jamais on ne le surprendrait à soigner l’apparence de ses manuscrits de poète. Cependant, la question demeurait toujours vivante, — car c’était bien elle qu’il fallait tuer, et le plus vite possible s’il voulait manger à sa faim : le manuscrit de Tous à Nurdakj serait présentable ou il ne serait pas !

Voilà. Vous en savez un peu plus sur la jeunesse de Robert Lalus, un des personnages de ce livre. Cette jeunesse précéda entièrement son adhésion au travail administratif qui fut le sien ensuite. Robert Lalus est un personnage qui chute. On s’attend à le retrouver mort à la fin, aplati par les effets cinétiques de la chute et le peu de résistance que la chair peut opposer aux difficultés de ce genre d’existence déclinante. Certes, et peut-être heureusement, Robert Lalus appartient aux personnages d’Un chien d’enfer, ce qui le garantit de toute réalité. Je ne sais pas si cette qualité le met à l’abri de toute critique…

Journal de Ben Balada

« Chacun sa peau et Dieu pour tous ! » lança un type qui venait de se nourrir d’une quantité honorable de pastis. Nous le regardâmes s’éloigner avec son ballon et ses mômes. Deux femmes suivaient, pétries d’hormones. « La mère et la fille, me dit mon voisin. Elles travaillent dans le même bureau de poste. » Je ne sors pas souvent. Il fait trop chaud ici. Ma terrasse est à l’abri du soleil et du vent. Une statue verse son eau verte dans un bassin qui se dégonfle doucement. Je vois les tables d’ici, et l’ombre qui les réduit à ces conversations. Casquettes et chapeaux. Chairs saturées. Objets du culte estival. D’autres plastiques. Des promesses. Je ne vais pas plus loin à cause de ce que je sais. Nous descendons ensemble. Le premier ouvre sa porte et l’autre se fige. « C’est le moment ! » Comme s’il s’agissait d’une surprise. Le hall sent la chair cuite. « Chacun sa peau et Dieu pour tous ! » Nous arrivions. Pestilence des estomacs. Un gosse me reluquait comme si j’étais particulier. Ma grimace l’effraya et sa mère me toisa. Elle sentait le gras des volailles en attente d’être absorbées par ce monde pressé et lent à la fois. Ils s’agitaient sur place et se déplaçaient avec la lenteur inspirée par une foule d’indécisions. Des plantes vertes ponctuaient l’espace, repères utiles à mes propres déplacements. Je ne vois pas l’utilité du tourniquet qui ne projette personne dans le soleil du trottoir. Un escalier descend dans la rue. Passages reluqueurs. Vitrines d’ombres. L’homme qui proclamait son individualisme se retourna pour me demander mon avis. Je bredouillai une généralité aux accents aussi peu moraux que possible. Il me tendit un verre : « Buvez ça, me dit-il. Vous changerez d’avis. » La femme cracha une olive. Elle n’avait jamais rien entendu d’aussi bien dit. « Nous avons passé l’âge… » commença mon voisin et ami. Les gosses nous touchaient. Je fis grincer la peau d’un ballon qui s’offrait à moi. « Dieu, c’est l’État, » précisa l’homme. « Nous n’avons plus de Dieu ni de rois. » Il exhiba les preuves d’une reconnaissance officielle. « Prenez-en de la graine ! » fit-il. Sa grosse main caressait des cheveux sur une tête. Des yeux profonds comme je les aime. L’attente d’une réponse. Je n’agissais pas autrement à cet âge. Je me voyais.

Coulures de l’expérience

Le cadavre de Natacha Ollaff était étendu sur un brancard. Elle portait encore sa robe de soirée. Frank Chercos nota le glissement sémantique : LE cadavre/ELLE portait. Il se heurtait tous les jours à ce genre de bizarrerie. Et il n’en était jamais l’auteur. Cette fois, c’était Jim Ocaze, le barman du Nurdakj, qui s’exprimait ainsi. C’était un type bedonnant qui faisait savoir de cette manière qu’il était le premier à aimer sa cuisine. Autant que je me souvienne, pensa Frank Chercos, on y sert un homard à l’américaine de première. J’y emmenais Clarissa quand elle était ma propriété. Je ne sais plus pourquoi elle m’a quitté. J’étais pourtant toujours à l’heure aux rendez-vous de l’amour et du bon temps. Je ne sais plus ce qu’elle étudiait à l’université. Elle écrivait un roman en rapport avec la thèse qu’elle préparait sous la férule de don Benito de la Oca. Elle était déjà mordue de tir de précision. Je soupçonnais ce vieux baladin d’espionnage au service de l’ennemi. Il parlait avec un accent. Et elle avait appris en six mois la langue espagnole. J’étais un jeune flic à l’époque. J’ignorais que les femmes peuvent courir deux lièvres à la fois sans que cet exercice leur fatigue les jambes. C’est le cerveau qu’elle me fatiguait. C’est peut-être moi qui l’ai quittée.

Jim s’approcha du brancard et se pencha cérémonieusement sur le cadavre bleu. Il n’avait pas l’air ému. Pourquoi l’aurait-il été ? En principe, il ignorait tout de cette femme. Et ce n’était pas lui qui l’avait tuée. Frank Chercos se mit à mordiller une allumette. Jim était vraiment très gras. Et il sentait l’eau de Cologne à bon marché, genre Tulipán Negro. Un détail à mettre en rapport avec le vieux maître d’armes hispano. Et donc avec Clarissa. Qui était John Stentorio ? Le père de Misti ?

Frank Chercos mordit l’allumette et la coupa net. Il recracha un morceau et se cura les dents avec l’autre. Un jour je finirai avec les dingues de Grand-Parc, pensa-t-il. Ou à Rodax avec les tarés de la télévision. On est allé manger combien de fois au Nurdakj ? Jim servait un vin de pays, mais je ne me rappelle plus lequel. Un pays d’ici. Clarissa le connaissait. Je me souviens de ce détail. Elle connaissait déjà John Stentorio. Quel rapport avec Natacha Ollaff ? Et pourquoi cette fille qui était en train de se décomposer portait-elle le nom d’une héroïne de la télé ? Quand j’étais gosse, je me posais des questions sur la réalité des personnages. Je ne croyais pas à la fiction. Et pourtant je savais qu’il était impossible de traverser l’écran. Il n’y a que les miroirs qui se laissent traverser. Mais ça ne m’est jamais arrivé, faute d’imagination.

« Pourquoi la regardez-vous d’aussi près puisque vous ne la connaissez pas ? demanda Frank Chercos.

— Elle a un air qui me revient…

— Ne compliquez pas, merde !

— Moi je trouve ça plutôt absurde… »

Un téléphone sonna quelque part derrière une porte. Il y avait un tas de portes dans cette morgue. Je serais bien incapable de retrouver mon chemin, pensa Frank Chercos. Je ne viens jamais ici. C’est mon premier cadavre.

« Vous avez vu le dernier épisode ? demanda-t-il.

— Je regarde pas la télé.

— C’est obligatoire pourtant. Vous venez de faire un aveu. Vous ne pourrez pas revenir dessus.

— J’ai une dérogation.

— Je voudrais voir ça.

— C’est tout vu ! Je bosse au lieu de regarder la télé. Vous bossez pas vous ?

— Charriez pas, mec ! »

Dehors (car on a trouvé la sortie), Clarissa était encore assise sur la moto. Le mec au guidon avait l’air fier de transporter un aussi bel objet de la création divine. Elle n’était pas habillée jusqu’en haut, ni jusqu’en bas. Mais ça ne m’a fait aucun effet. Les temps ont changé, me dis-je. Misti n’est pas ma fille. Je ne me souviens pas d’avoir baisé aussi profond.

« On peut partir ? demanda le motard.

— J’ai quelques questions à vous poser…

— Et moi, dit Jim, je peux y aller… ? »

Ils voulaient tous partir. Sauf Clarissa. Je ne lui avais pas demandé ce qu’elle foutait sur cette moto en compagnie d’un mec qui aurait dû lui faire peur tellement il était moche. Elle cligna de l’œil dans ma direction. C’était peut-être ce qu’elle voulait : être seule avec moi. J’avais ma bagnole, mais Jim en avait besoin pour rentrer chez lui. Et le motard n’allait pas dans cette direction. Clarissa leva une jambe assez haut pour ne pas décoiffer le motard. Jim faillit tomber à la renverse. Mais ce n’était pas nouveau pour moi. Et j’en ai vu d’autres depuis.

« Vous ne pouvez pas faire un détour ? demandai-je au motard.

— Je voudrais qu’on m’explique… » fit-il parce qu’il n’avait pas compris.

Clarissa soupira en tirant le bas de sa jupe aussi loin que c’était possible.

« Des fois je me demande comment qu’on vous invente, dit-elle.

— Vous zallez pas me demander de rentrer à pinces ! s’inquiéta Jim.

— On fait quoi, Clarissa ? » bafouilla le motard.

Elle savait exactement ce qui restait à faire pour qu’on en finisse avec ces deux crétins, mais le motard était têtu : il persistait à ne rien comprendre à la situation. Clarissa s’est dirigée vers les toilettes. Ça ne me disait pas grand-chose, à moi, un coup rapide derrière la porte…

« Qui c’est qu’est plus de ce monde ? » demanda le motard.

Depuis que les gens regardent la télé obligatoirement leur langage a évolué dans le sophistiqué. Il aurait pu dire : Qui c’est qu’est mort ? Et j’aurais répondu que d’après Jim Ocaze, ici présent, cette fille s’appelait Natacha Ollaff.

« Ouais, dit Frank Chercos. Comme celle de la télé…

— Mais en vrai, » fit Jim en se grattant le ventre.

Le motard dit que c’est une drôle de coïncidence. En même temps, il lorgne du côté des toilettes, parce qu’il partage mon impression, à savoir que Clarissa a trouvé à satisfaire son instinct de survie. Mais il se reprend avant moi et ajoute :

« Elle sera la vedette de l’épisode de ce soir. Faut que je me presse, sinon je vais le rater. Et me faire taper sur les doigts. Vous ne me connaissez pas ?

— Pas encore tout à fait… dit Frank Chercos comme s’il doutait d’être éveillé.

— Je suis Capolar, le maître du jeu…

— Et vous jouez à quel jeu… ?

— J’ai pas encore réussi à en vendre un à mademoiselle Clarissa del Mono. »

Ce n’était pas une réponse, ça. Et cette marque de respect pour Clarissa ne laissait pas de m’intriguer (pensa Frank Chercos).

« Vous allez où comme ça ? demandai-je.

— Je vais livrer un client… Un jeu qui vient de sortir.

— Où c’est déjà ?

— À Grand-Parc…

— On livre des jeux dans les maisons de fous maintenant ?

— C’est pas le premier.

— Ce qui n’explique pas la présence d’une championne alympique sur votre moto…

— Oh ! C’est un service que je lui rends. De commerçant à client.

— Vous m’avez dit qu’elle ne vous a jamais rien acheté…

— Mais elle vient souvent à la boutique. Et puis…

— Et puis…

— On habite à côté.

— À côté de quoi ?

— De chaque côté d’un mur… Ah je sais pas comment vous expliquer ! »

Il perdait les pédales, le Capolar. Il avait quelque chose à cacher. Ça m’a donné envie de le faire parler. Je me suis mis à trafiquer la poignée des gaz. Mauvais pour le carbu. Le moteur était encore chaud. Un vrai cadavre !

« Je vous explique… fit Capolar que ça énervait que je joue avec sa poignée.

— Il faudrait, fit Jim d’un air fatigué.

— Derrière le mur, elle a installé une cible doublée d’un blindage…

— Et alors ? continua Jim sur le même ton.

— Alors elle peut tirer dessus sans trouer le mur !

— Et qu’est-ce que ça peut nous foutre, au flic et à moi ?

— C’est à moi que ça fout ! Je suis derrière le mur !

— Qu’est-ce que vous foutez derrière le mur ? Vous espionnez ? Connaissez-vous don Benito de la Oca ?

— Mais j’y habite, moi !

— Avec don Benito ?

— Non ! Avec… personne. Je vis seul. Au-dessus de ma boutique.

— Et qu’est-ce qu’elle fout au-dessus de votre boutique, Clarissa ?

— Je vous l’ai dit, merde ! »

Heureusement que Clarissa a conclu et qu’elle s’est ramenée pour mettre fin à cette conversation hors sujet. Enfin, on s’était bien marré, Jim et moi. Clarissa nous a retrouvés dans les bras l’un de l’autre.

« Vous vous connaissez ? demanda-t-elle en riant.

— Oh non ! beugla le motard. Vous n’allez pas recommencer ! »

Il avait raison. On avait perdu assez de temps. On avait une moto et une bagnole. On pouvait mettre ces atouts à profit pour continuer d’exister. Et c’est ce qu’on a fait.

Journal de Ben Balada

Pourquoi riait-il ? — Et de moi ! — de ce que j’étais pour lui en cet instant parce que je venais de m’expliquer avec elle — que j’avais pris le temps de tout dire — ayant tout préparé dans le brouillon de mon esprit — discours auquel elle répliqua en m’envoyant le café brûlant de sa tasse en pleine figure ! — et en présence de ce faux ami qui maintenant riait de moi — devant les autres — et dans mon dos — car je ne le voyais que dans un miroir — et je n’avais pas l’intention de me retourner — je ne lui offrirais pas le plaisir des excuses dans un face à face qui ne tournerait pas à mon avantage — il m’avait prévenu : — je suis trop présent — trop là alors qu’on m’attend ailleurs — et que je ne fais rien de ce temps — ce qui est la pire des choses qui puisse arriver à ceux qui ne me comprennent pas — et qui applaudissent ce rire — qui en multiplient le sens — au point où — n’y tenant plus — je suis sorti de là — je suis allé ailleurs — où je pensais me trouver seul — avec moi-même comme on dit — seul pour rire des autres — trouver le rire qui leur convient — le rire qui sied à leur insistance à me voir condamné à l’oubli chaque fois que je suis sur le point de me projeter dans le futur avec la chair de quelqu’un qui n’hésite plus à me nommer — des jours et des nuits de pratique crispée — cette fois ayant cru que c’était le bon endroit — que personne ne mettrait en doute ma foi — que j’avais le pouvoir de recommencer — que j’étais cette dangereuse itération du pouvoir sur la vie partagée — Et il riait parce qu’elle me devançait d’une rue — que cette rue grouillait dans le sens de la panique que m’inspire cette complexité de visages et de vitrines — riant et me suivant pour l’atteindre en même temps que moi — au même instant fatidique qui la cristalliserait en croix — la forçant à prononcer ce qu’il veut entendre — ce qu’elle sait de moi — ce qui va jouer un rôle demain — changeant les conditions d’accès au vide — cette annonce installant une distance entre le vide et moi — comme pour figurer ma déroute — réduisant ma persistance de papillon de nuit à un bouquet d’étoiles — le nez en l’air de rien — avec la nuit qui vient — le vide recherché laissant la place au silence — et à ce qu’il suppose d’attente.

Télévision

Natacha Ollaff

En réalité, je m’appelle Odette Lalouette. Mais vous savez ce que c’est, la scène, l’affiche... En couchant avec Gauthier, je pensais voir mon nom au-dessus des autres. Et même en dessous de celui de notre seigneur et maître. Je me suis inventé un nom et un personnage. Au début, j’étais danseuse nue au Palace. C’est comme ça que j’ai fait la connaissance d’Alfred Vermoy. Madame Vermoy le traînait dans les shows un peu plus que dénudés, si vous voyez ce que je veux dire. Elle l’excitait de cette façon. Ou ne l’excitait pas. Je n’en sais rien. Il est entré un soir dans la loge que je partageais avec les autres filles. Il souhaitait m’entretenir d’une question personnelle. Je savais bien ce que ça voulait dire. Je l’ai amené dans le cagibi à chaussures. Là, on avait de la lumière et on était à l’abri des regards. Seulement on n’était pas seul. Madame Vermoy connaissait le coup du cagibi. Pourquoi et comment, ce n’était pas difficile à deviner. Maintenant qu’elle ne pouvait plus s’exciter en montrant ses miches aux obsédés, elle voulait qu’Alfred en voie « des comme elle en avait eu ». Je n’étais pas contre. Je n’avais pas connu sa « belle époque ». Et on s’est mis elle et moi à discuter des détails. Alfred mettait le nez dans les chaussures, nous surveillant du coin de l’œil. J’avais rendez-vous avec lui rive gauche, résidence Les hortensias. Au troisième face au canal.

Les rideaux étaient tirés quand je suis arrivée. La nuit était tombée depuis un bail. Je revenais du Palace, les pieds en nage parce que c’était l’été et que je n’avais pas de quoi me payer un taxi. Madame Vermoy était chez sa sœur à la campagne. Je n’étais jamais allée à la campagne. Il a fallu que je fasse du théâtre avec Gauthier pour que j’apprenne à marcher dans la boue et les restes. Mais j’en étais encore loin.

« Pourquoi fermer les fenêtres ? demandai-je d’une voix que j’avais travaillée à l’expérience de l’attente. C’est l’été, non ?

— La rive droite est triste à voir… dit Alfred.

— C’est bizarre, non, d’avoir construit ces palais juste en face de la misère ? On aurait pu faire l’inverse…

— Ne vous y trompez pas, Odette, c’est nous le spectacle, pas eux. »

Comment connaissait-il mon nom ? Il fallait que je corrige cette erreur :

« Mon nom c’est Natacha, dis-je.

— Je sais tout de vous, ne l’oubliez pas…Natacha. »

Il en savait sûrement plus que moi sur le sujet. Il m’a offert un verre et on s’est assis sur un sofa qui sentait exactement comme moi. Quelle prévenance ! J’étais venue pour quoi ?

« D’habitude, dit-il en me tenant à distance, je ne profite pas de ma fonction pour accéder à de telles informations. Rose Juliette m’y a poussé… Elle voudrait…

— Je sais ce qu’elle veut. Ma mère aussi était comme ça. Papa ne pensait plus à la bagatelle et…

— Ce n’est pas que je n’y pense plus mais… »

Il cessa de me regarder. C’était tant mieux, parce qu’il avait un regard rempli de tristesse. Je ne supporte pas le malheur des autres, surtout s’il s’agit de sexe. Après tout, si on ne peut plus satisfaire ses désirs, on n’a qu’à chercher ailleurs. Ce ne sont pas les divertissements qui manquent. Tenez, aujourd’hui, je suis dans le théâtre. Fini le nu ! J’entre dans des costumes d’époque. Je ne dis pas que je ne montre pas la cuisse. Phénoméride ! dit Gauthier. Dessous, je suis à poil. Je ne me souviens jamais de la manière d’entortiller le drap pour ressembler à une citoyenne de Trace ou de je ne sais quelle station balnéaire de l’époque.

« Vous n’êtes pas aussi stupide que vous voulez le paraître, dit Alfred. Je serai mieux excité si…

— Vous pouvez pas ouvrir la fenêtre ! Je crève ! Vous crevez pas, vous ! »

Il ouvrit les rideaux. La baie vitrée donnait en effet sur le canal. Il actionna la commande d’ouverture et en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, j’étais dehors sur une terrasse équipée de tout ce qu’il faut pour se la couler douce. Le canal sous la lune, l’ombre de l’écluse, les façades noires en face et au-dessus un ciel parfaitement étoilé. L’air était à peine frais, juste ce qu’il faut pour se sentir bien. Je me jetai dans les coussins d’un fauteuil. Alors je n’eus qu’à tendre la main pour recevoir le verre qu’Alfred venait de préparer.

« Personne ne peut nous voir, constatai-je, à part ceux d’en face. Vous devriez installer quelque chose entre eux et vous. Ça existe. J’en ai entendu parler. On peut même régler cette espèce de vitrine de manière à ne pas voir sans être vu. Ou quelque chose comme ça.

— Nous avons un cahier des charges qui interdit ce genre d’aménagement…

— On vous condamne à voir ce qui pourrait vous arriver si on vous prend à fouiller dans les dossiers sans autorisation… Pourquoi moi ?

— Ma secrétaire, qui est aussi la chef du laboratoire que je dirige, a conçu l’algorithme qui a permis…

— Vous avez une complice ? »

Je me doutais de comment ça pouvait se passer chez les hauts fonctionnaires. Mais s’il était aussi atteint qu’il venait de me le confier, il ne partageait rien d’autre avec sa secrétaire que les travaux ordinaires de l’administration que le système leur confiait. Je ne sais d’ailleurs pas comment ça s’est passé, plus tard… Ça me vient à l’esprit… Au sujet de cette secrétaire à qui je devais de coucher avec un personnage important du système social… Alice Qand… Il m’avait montré sa photo ou je l’avais vue à la télé, elle et lui… et je lui avais posé la question et il m’avait répondu :

« Et bien justement c’est Alice Qand, la secrétaire dont je vous ai parlé.

— Elle ? Alice ? Certainement pas ! Ou alors comme je m’appelle Natacha. Celle-là ne s’appelle pas Alice, mais Nicolas, et ce n’est pas une secrétaire, mais un travelo. On a mangé le cochon ensemble !

— Comme le monde est petit ! » fit Alfred.

Il ne paraissait pas surpris. Il en savait certainement plus que moi sur ce sujet. Et l’apparition à la télé de Nicolas en secrétaire d’Alfred était un complot parfaitement mijoté dans l’esprit de mon petit impuissant de maître. Dans quel but ? Je n’en savais rien pour l’instant. Voilà ce que je savais : Alice Qand était en réalité Nicolas Ochoa. Il ne me restait plus qu’à me demander pourquoi il m’avait jetée dans les bras mous d’Alfred. Toutes ces réflexions m’ont coupé l’inspiration. Alfred en a été quitte pour se coucher sans moi. En plus, madame Vermoy rentrait le lendemain matin. Et j’avais rendez-vous à dix heures avec Gauthier Renon, le directeur du théâtre municipal. Alfred avait œuvré en ma faveur auprès des autorités culturelles locales. Si tout se passait comme je le souhaitais, je pouvais me rhabiller.

Journal de Ben Balada

Paralysie en plein soleil. Pas à cause d’un animal. Ou parce que tu te donnais en spectacle. L’asphyxie venait de loin au fond de moi-même. Sans raison extérieure. Total mystère sur son origine. Une douleur vite maîtrisée. La terre s’ouvre un instant, puis se referme, comme d’habitude. Rien de nouveau. Excepté le soleil. Je le voyais à travers les feuillages, puis, passant d’un arbre à l’autre, il m’envahit. Il n’entre pas en moi. Il n’attend pas. La rencontre ne dure pas un instant. Je retrouve l’ombre claire d’un autre arbre parce que tu es là. L’herbe s’est rapprochée et tes mains m’ont arraché à cette crispation en croix. Tes mots ne m’atteignent pas. Je me plie, retrouve la solidité d’un tronc. Tes cheveux remplacent la lumière. Tu expliques. Je n’étais pas seul. J’aime ces bonds. Ils me vivifient. Mais le soleil joue un autre jeu. Mes os ne jouent pas. C’est mon esprit qui renouvelle le fonds. Puis l’eau de la pensée monte. Je sors. Il faut que je sorte. Et il faut, selon ce que tu sais de moi, que tu me suives. J’avance parce que la mort me guette. Je devrais dire que c’est la vie qui s’en prend à d’autres. Mais le personnage de la mort appartient à tout le monde. Et depuis longtemps maintenant, aussi longtemps que tu veux, j’ai le monde à portée de la main. Je ne joue pas. Je tente une demi-pirouette comme me l’a appris ton enfant. Voilà où nous en sommes. Ces sorties entre deux paysages. Ces chemins qui finissent où tout commence. Tes yeux analysent la situation. Tu vas parler. Il n’est jamais trop tard, mais il vaut mieux rentrer. D’ailleurs, il va pleuvoir. Il y a déjà de l’air. Je reconnais du monde. Pas tout le monde. Personne qui importe. Des meubles. Il n’y a ni intérieur ni extérieur ici. On ne sort pas, on s’extrait. Et on ne rentre pas, on revient. Nuances d’une douleur apaisée. À la verticale, les nœuds gordiens de l’espèce. Et sur l’horizon, les intervalles de l’apaisement constant. Comme si la vie devait s’achever par ce ralentissement. Et que tu ne faisais rien pour que ça change. Si tu changeais ma position, dis ?

Zone 3

Guenoire dormait comme un enfant qui ne se souvient pas qu’il a école. Alice se glissa dans le réduit qui servait de cuisine. L’appartement qui lui avait été alloué ne comportait que deux pièces, une chambre et ce réduit où le tuyau de gaz était périmé depuis des années. L’éclairage en était assuré par un vasistas qui ne s’ouvrait plus depuis aussi longtemps. Un évier y servait de lavabo. Deux étagères pendaient verticalement. Pas de porte au placard qui contenait de vieux bocaux aux couvercles rouillés. Il y avait de la vaisselle, mais sans eau, et sans robinet, il n’y avait aucun espoir de cuisiner et de manger dedans. Elle posa son cabas sur la paillasse où couraient des insectes poilus. Heureusement, elle avait acheté des choses qui ne nécessitaient aucune cuisson ni préparation d’aucune sorte. Et le tripatte posé sur la paillasse fonctionnait. Elle se pencha pour écouter le gaz puis frotta une allumette. Il y eut une brève explosion, une lueur puis la flamme ronronna. Elle coupa le gaz. Il ne lui restait plus qu’à trouver de l’eau. Au fait, pensa-t-elle sans résister sagement à l’affolement, c’est où qu’on chie ? Elle pivota et dirigea ses pas vers la chambre, à un mètre de là. Guenoire était réveillé. Il se frottait les yeux. Il était temps de se préparer pour aller à l’école.

« Bon sang ! grogna-t-il. C’était quoi ?

— On a le gaz, expliqua-t-elle.

— J’ai pas trouvé les… vous savez…

— Il n’y a pas d’eau. Pas de robinet non plus.

— À quoi sert l’évier alors ?

— Ce n’est peut-être pas un évier… »

Guenoire sauta du lit dans l’intention de vérifier l’installation sanitaire. Il s’y connaissait, eut-il le temps de préciser. Mais il aperçut le paquet sur l’unique chaise des lieux.

« C’est pour moi ? exulta-t-il.

— Une combi toute neuve. J’espère qu’elle est à votre taille… »

Il ôta le slip qui valsa dans le drap. C’est la dernière fois que je le vois à poil, regretta-t-elle en silence et sans un signe d’impatience. Et le diable ne bande même pas. Décidément…

« Il faudra être sur place avant que le Margaux sorte de son trou, dit Guenoire en enfilant la combinaison. N’oublions pas qu’il est en mode automatique. »

Il se mit à penser intensément, frottant ses joues.

« Qu’est-ce que je vais faire de la combinaison ? dit-il. Je dois m’installer au poste de pilotage, même si je ne pilote pas. Et comme vous le savez… Au fait, pourquoi n’avez-vous pas prévu une combinaison de pilote… ?

— À l’époque, il était question de faire piloter ces engins par des fous. Margaux avait trouvé cette solution pour les empêcher de s’évader. La tentation était grande de prendre la poudre d’escampette une fois dehors. Mais le fou était nu…

— Tenue qui ne pouvait pas l’empêcher de penser à se tailler… Une fois dehors… à poil ou autrement…

— On arrête les nudistes avant que ça tourne mal… Et alors on s’aperçoit que c’est un fou… ce n’est arrivé qu’une fois…

— Ah le malin !

— Il s’appelait Ben Balada. Il a erré dans la ville pendant une heure et sans rien sur la peau. On a fini par l’arrêter. Et la question de l’évasion s’est reposée. Sans compter que les autres fous, qui étaient trop heureux de profiter de la liberté offerte par l’invention de Margaux, se sont mis à haïr Ben Balada. Ils ont même failli le tuer. Alors on l’a enfermé définitivement, à l’abri de la tentation de s’évader à poil et des mauvaises intentions de ses semblables. C’est moi qui ai inventé cette histoire de destruction des Margaux 004. Et il a avalé le bobard. Il n’avait aucun moyen de vérifier. C’est comme ça que la confiance s’est établie entre nous deux. Et on a inventé un tas d’autres histoires toutes plus improbables les unes que les autres.

— Mais alors ce… ce 004 qui est enterré… n’est pas unique… ?

— Il ne l’est pas. Et il ne vaut pas aussi cher que vous l’espériez.

— Mais Julius Maque… veut s’en emparer.

— Il s’est servi de vous comme il se sert de tout le monde. Ce monde qui est servi par des salauds.

— Pas uniquement… Je suis moi-même un vulgaire… voleur… un…

— Assassin, je sais. Mais je n’y peux rien. Je suis amoureuse de vous, Guenoire.

— Appelez-moi Julius ! »

Zone 4

Les fossoyeurs étaient à l’œuvre. Le 004 fut extrait de la terre en moins d’une heure. Le chien était revenu. Il était assis sur le talus et observait la scène en gémissant, ce qui irrita un des ouvriers qui lança un caillou dans sa direction. Le chien l’esquiva en montrant les dents. Maque gueula :

« Laissez ce chien tranquille ! »

Un autre ouvrier conseilla au lanceur de caillou de se calmer : ce chien était celui de « monsieur Maque ». Margaux époussetait lui-même la machine avec un balai de coco qui avait servi aux latrines collectives. On n’avait rien trouvé d’autre pour satisfaire les exigences de l’ingénieur. Maque lança un regard plein de tendresse au chien puis s’approcha de la machine. Margaux venait d’en ouvrir le sas. L’intérieur rutilait. Le chien avait fait du bon boulot.

« Il n’y a pas trente-six solutions, dit Margaux d’un air savant. Soit on laisse faire et ce soir le 004 reprend la route programmée par Ben Balada. Soit on coupe l’alimentation et on le transporte dans un laboratoire.

— Vous vous chargeriez de cette nouvelle mission ?

— Et ce chantier ? Qui va s’en occuper ?

— J’ai quelqu’un sous la main, » jubila Maque.

Il s’éloigna pour appeler Romski. Celui-ci n’était pas dans son assiette. Il souffrait encore des abus de la nuit. Oui, il avait accompagné Alice Qand jusqu’à son nouvel appartement de fonction. Non, il ne lui avait pas présenté sa nouvelle fonction. Il avait prévu de la rencontrer dans la matinée. Il l’avait même croisée ce matin dans la rue. Elle était à vélo (détail qui provoqua un spasme sur le visage de Maque). « Elle a fait quelques courses. Son appartement est dans un sale état. J’enverrai des ouvriers cette après-midi pour le remettre à niveau. C’est un cadre, tout de même !

— J’ai besoin d’elle…

— Moi aussi ! Mais cette fille est en réalité un mec et je ne suis pas…

— Moi non plus ! (Crétin !) J’ai une mission pour elle. Elle va quitter la zone. Débarrassez-la de l’implant. Vous n’avez plus besoin de la surveiller.

— Je ferai comme vous voulez, Julius.

— Ne m’appelez pas Julius ! »

Romski reposa le combiné. Il n’avait même plus le temps de réfléchir. Et il avait un poste à pourvoir. Encore une journée de merde !

 

*

 

Le camion arrivait. Le 004 se balançait au bout d’un câble accroché à une pelle qui s’était immobilisée en attendant que la fréquence du balancement lui permette de continuer d’élever l’engin. Le camion manœuvra pour faciliter la tâche. Des ouvriers avaient couvert le fond de la benne de vieux tapis et de moquettes trouvés dans les ruines. Ils avaient préparé des cales et des brides avec des solives de plancher. D’autres avaient déjà fixé les sangles sous le châssis. Maque surveillait la manœuvre.

« Le dernier exemplaire de mon chef-d’œuvre, pleurnicha Margaux dans son mouchoir. Je ne pensais pas me retrouver dans cette situation…

— Quelle situation ? fit Maque.

— Mon retour… le laboratoire… »

Maque pivota sur ses talons. Son visage s’était empourpré.

« Ne comptez pas recommencer, Margaux. Je ne vous embauche pas pour retomber dans l’erreur qui a failli me coûter ma place et qui a changé votre existence en enfer. Vous ferez exactement ce que je vous demande de faire. Rien d’autre ! »

Le 004 descendit lentement dans la benne. La manœuvre était parfaite. Les ouvriers se félicitèrent discrètement du regard. Il ne restait plus qu’à sangler la cargaison. Maque cria au chauffeur :

« Avec douceur ! Vous êtes responsable. »

Personne ne vit la réaction du chauffeur, mais les ouvriers ricanèrent en se touchant du coude. Le camion s’éloignait comme un gros insecte inadapté aux terrains de guerre.

 

 

Chapitre X

Journal de Ben Balada

Il faut imaginer ce poète — appelons-le poète par esprit de déduction — parfaitement vivant — goûtant à tous les plaisirs peut-être sans compter — connaissant tout de la douleur — celle qu’on partage et celle qui doit demeurer secrète sous peine de réduction de l’enjeu — imaginer ce poète tout entier dévoué au langage — et ne comprenant que lui — ayant hérité de lui — et pensant le donner à sa mort — car ce poète n’imagine rien de durable — il vit son segment et le crée — intervalle de croissance — jouant son rôle comme le boulanger ou le maître d’école. — À lui ne se posent pas les questions de savoir où trouver les moyens de vivre — il les possède par nature — et non pas par privilège — n’importe quel homme pouvant l’interpréter — puisque dans cette optique ce n’est pas le degré d’intelligence qui importe — c’est l’homme — peut-être choisi au hasard — ou selon un rite qui favorise un hasard encore plus grand. — Personne ne le lit — il n’a pas besoin qu’on l’imprime — il ne sert à rien — il est assis le plus souvent — il semble rêvasser — il se nourrit d’attente et d’impatience à la fois — il ne choisit pas son heure — il invente celle des autres — tout se passe comme si aucune explication ne pouvait tout expliquer — qu’expliquer est utile au voyage — pratique pour garantir les résultats des calculs — la matrice cosmique prévoit des rencontres entropiques — incertitudes mises à plat — messages convergents — ce poète n’en est pas un — mais cette appellation finit par avoir du sens. — Ainsi Mescal revoyait sa leçon — il revenait seul — non pas abandonné — mais devenu seul — par habitude — le monde s’infantilisait — il jouait lui aussi — mais seulement avec les autres — jamais avec lui-même — erreur à ne pas commettre quand on est seul — et qu’on le reste. — Il but un verre pour s’embrouiller — fuma pour s’aggraver — ne dormit pas pour connaître la douleur et en parler en connaissance de cause — la nuit passa vite — au matin il était mort — overdose — mais personne ne le savait.

Zone 3

Alice n’avait toujours pas trouvé de solution concernant la déprogrammation du 004. Guenoire referma le journal de Ben Balada. Ces pages couvertes d’une fine écriture aux lignes parfaitement parallèles seraient peut-être tout ce qui lui resterait de son aventure parigienne. Mais elles ne semblaient pas avoir de valeur commerciale. Il était inutile d’espérer en tirer un profit en les signant. Ce serait peine perdue. Personne ne lit plus ce genre de divagation. Aujourd’hui, seule compte l’aventure, pensa Guenoire en ricanant. La sienne avait tourné court. Mais de quoi avait-il rêvé ? Un cahier dont une partie était illisible à cause de la pluie ou des larmes. Et une femme qui n’en était pas une. Ce soir, le Margaux reprendrait sa marche vers l’Amérique, inexorablement. Rien ne l’arrêterait, sauf peut-être la mer. Ou il renouvellerait à sa façon l’erreur de Christophe Colomb. Ayiti. Mais à quoi bon courir derrière une machine qui ne sait pas où elle va ? Ben Balada avait-il prévu une fin du voyage ? En parlait-il dans son journal ? Ces pages étaient-elles la clé de l’énigme qu’Alice ne parvenait pas à déchiffrer ?

Il était plus de midi. En jetant un œil dans le rideau, il vit les ouvriers s’amasser devant le réfectoire. La rumeur s’intensifia selon une croissance irrésistible. Et c’est au milieu de ce désordre qu’Alice apparut, juchée sur son vélo. Elle avait troqué la combinaison de travail pour une jupe d’été et une chemise du même style, le tout transparent à souhait. Elle accepta les sifflets d’admiration et de désir, les mots plus graves encore ou carrément joyeux. Ses cheveux brillaient d’un éclat de miroir. Elle glissa la roue avant dans le rail et boucla un gros cadenas. Derrière elle, qui s’était penchée, le commentaire tourna au délire. Puis elle disparut de nouveau sous les orangers. La porte s’ouvrit. Elle avait l’air désespéré.

Guenoire apprit la nouvelle dans la confusion provoquée par l’émotion et la perte des repères que la nuit leur avait conseillées. Alice revenait du chantier. Puis elle avait participé à un pot de bienvenue. Mais ce n’était pas ça la nouvelle. Guenoire s’effondra dans le lit, couvrant son visage de ses bras.

« Je n’y crois pas ! s’écria-t-il.

— Il n’y aura pas de voyage en Amérique, dit Alice.

— Mais il va se réveiller !

— Certes, mais pas au bon endroit.

— N’est-il pas programmé pour refaire les calculs ?

— Je n’en sais rien, geignit Alice. Ben Balada est un diable d’inventeur. Ce soir, 004 se réveillera, comme tu dis. Et il prendra une décision. Mais laquelle ? Je n’en sais fichtre rien ! »

De toute façon, il n’était pas possible de pénétrer dans le nouveau laboratoire de Margaux. Le connaissant de longue date, elle savait qu’en plus, il y passerait la nuit. Il aurait vite fait de comprendre que le cerveau de la machine avait subi d’importantes modifications logicielles. Il prendrait des précautions. C’était un sacré ingénieur. Il mettrait toutes les chances de son côté.

« Ya plus qu’à faire une croix dessus, dit-elle.

— Et moi, je fais comment avec ma croix ? J’ai les autorités sur le dos. Maque ne me lâchera pas. Je serais mort quand il ne pensera plus à moi.

— Et Clarissa, tu y penses ? C’est une femme, elle ? »

Des questions. Ce n’était pas le moment de se bourrer le cerveau avec des questions sans réponses. La situation changeait d’heure en heure. Maintenant, il était seul. Ou il allait retourner à la solitude. Alice ne l’accompagnerait pas. Elle avait une chance de renouer avec Margaux. Sur le plan professionnel. Margaux savait tout d’elle. Et il n’aimait que les femmes. Il ne se laissait pas avoir par les apparences. C’était un esprit géométrique. Pas un homme d’esprit. Mais Guenoire ne se sentait pas non plus assez d’esprit pour prétendre en avoir. Bon sang ! pensa-t-il en serrant les poings. Qu’est-ce que je suis si je ne connais rien à la géométrie et si je ne suis pas assez malin pour faire rire les autres ?

« Tu ne peux pas rester là, prévint Alice. Quelqu’un peut entrer à tout moment. Je suis chef de chantier maintenant. Les gars me considèrent comme un homme.

— C’est pas ce que j’ai constaté à la fenêtre…

— Ce ne sont pas mes gars. Ceux-là ont droit à l’erreur. Maque était là quand Margaux a fait ses adieux et qu’il m’a présentée pour ce que je suis…

— Je ne crois pas un instant que ces mecs soient en mesure de comprendre tes choix.

— Ce sont les tiens qui ne veulent rien dire. »

Guenoire redouta la dispute. Il ouvrit le cahier de Ben Balada. Juste sur une double page brouillée par les larmes ou la pluie. Il était impossible d’y reconnaître un mot. Il montra ses yeux larmoyants à Alice qui le câlina.

« Est-ce que je peux emporter le cahier ?

— Où vas-tu ?

— On se reverra si je ne pars pas trop loin. Sinon…

— L’Amérique ?

— Je n’ai pas fini le journal de Ben. Y révèle-t-il un secret ?

— On ne sait même pas où il se cache maintenant. Lui rendrais-tu son journal s’il te le demandait ?

— Jamais ! »

Guenoire songea qu’il n’avait jamais rien rendu à personne. Mais il n’avait rien gardé. Et il avait perdu un tas de choses importantes, comme ce 004 qui avait de la valeur et qui revenait maintenant dans les mains de son inventeur. Mais sous la surveillance de Maque. Donc, se dit-il, Maque protégera cet ingénieur jusqu’à ce qu’il découvre ce qui est caché dans cette machine. Chacun cherchant quelque chose de différent. Ensuite, Maque tuera Margaux. Et je serai mort avant si je traîne dans le coin. C’est le coin de Maque ici. Et Alice veut aussi s’y installer. Elle a son idée. Ce satanée 004 n’est pas pour moi. Il ne l’a jamais été, si toutefois c’est écrit.

Il passa plusieurs feuillets jusqu’à retrouver l’écriture.

« J’en aurais besoin, dit Alice. Je vais en faire une copie.

— Tu n’y penses pas ! Je ne m’en séparerai sous aucun prétexte. Imagine que Maque…

— Je serai prudente.

— Et si tu ne reviens pas ?

— C’est toi, Guenoire, qui ne reviendras pas.

— Jamais ! » s’amusa-t-il tout jaune.

Google

« Je pourrais vous en apprendre beaucoup sur mes personnages.

— Pourtant… je ne sais rien de vous… À part ce que Google prétend déclarer dans ses bagages.

— Reprenez un peu de pastèque… »

Ben Balada souleva le rideau. L’intense lumière du dehors se répandit sur la table. La pastèque ouverte en était presque transparente. Étions-nous encore à Castelpu ? Ou bien l’Andalousie venait-elle de nous emporter sur son tapis ?

« Nous faisons bien de rester à l’intérieur, déclara mon hôte. Nous aurions vite fait de cuire. Attendons la fraîche. »

Il consulta sa montre.

« Encore trois heures à mon avis. »

Il sourit en me regardant.

« J’ai l’habitude, » dit-il.

Tout bien pesé, j’étais plus à mon aise dans cette maison que chez Google. Ici, Ben Balada ne m’empêchait pas d’exister. Je dirais même qu’au contraire il s’appliquait à me rendre la place qui me revenait… de droit. Le citoyen ne prime-t-il pas sur l’écrivain ? Après tout, cette invention possède-t-elle les papiers qui l’identifient formellement auprès des autorités ? Voilà en quoi Google abuse de sa position dominante sur le marché de l’information personnelle.

« Ben Balada ?

— Oui ?

— Vous rêviez, semble-t-il… tout seul.

— Vous voulez dire sans vous.

— Cela ne me regarde pas, bien sûr. Mais n’oubliez pas que vous êtes chez moi ici. Pas chez Google. Mais si vous souhaitez vous connecter…

— Diable non ! Je suis en vacances.

— Pour dire toute la vérité, vous vous êtes enfui…

— Pensez-vous qu’on me recherche… ? »

Ma question fit sourire Ben Balada. Il arracha un morceau de pastèque, négligeant le couteau qu’il jugea trop… français. Nous n’étions plus de ce côté des Pyrénées. Et même très loin des Pyrénées. Ben Balada me montra le sable du désert sur les carreaux.

« J’ai toujours voyagé, dit-il sans nostalgie. Pourquoi ce diable de Capolar n’a-t-il pas emporté ma carte plutôt que ce schéma ? Je m’étonne toujours que les gens pensent à secouer leur cornet au-dessus de ces considérations idéologiques au lieu de se laisser aller à suivre mon Télévision. Aiment-ils la guerre à ce point ? « La religión es guerrera ; la metafísica es erótica o voluptuosa. » Je choisis la poésie.

— En voilà une énigme ! »

Comment diable Ben Balada s’était-il procuré le tapis du nouveau jeu dont Capolar devait se rendre maître avant de la mettre en vitrine ? Il l’étala sur la table et en lissa soigneusement la surface.

« Je n’en possède pas les personnages, avoua-t-il.

— Capolar est-il tombé de sa moto ? Je vous soupçonne d’avoir profité de l’absence de témoins pour lui faire les poches. Et vous n’avez trouvé que ce tapis.

F:\TELEVISION\L'AMERIQUE\LE VOYAGE EN FRANCE\MARVEL IN HELL\CANNIBALES\N2\chiasme.jpg

— Nous n’y jetterons pas les dés. Je ne veux pas jouer à ce jeu-là. Et puis d’abord il n’y a pas eu d’accident de moto !

— Vous tenez trop aux belles gambettes de Clarissa…

— Si don Benito vous entendait ! Jouons plutôt à mon jeu.

— Il y a longtemps que je n’ai pas joué… Je ne sais pas si je me rappelle…

— Nous traverserons avec Télévision la rivière Noire, puis nous chevaucherons la Mancha, moi sur mon étalon, vous sur un âne…

— Je ne tiens pas à finir dans l’estomac d’un cannibale !

— Comme cette pastèque ! »

Zone 4

Ben Balada n’était pas loin. Il avait assisté à la scène de l’enlèvement du 004 du début à la fin. Et maintenant, le trou était béant entre les murs. Et le camion avait laissé les traces de ses gros pneus à crampons. Par contre, les hommes n’avaient soulevé que de la poussière et elle était retombée. Plus loin, le drapeau était resté planté. Et plus loin encore, l’ingénieur avait soigneusement replacé le théodolite dans sa caisse de bois verni. Il n’y avait plus personne. On ne rencontrerait aucun homme avant les premières rues. Et encore… C’était l’heure du repas. Des « ingurgitations ». Je n’ai plus rien, pensa Ben Balada. Heureusement, il avait trouvé de quoi se vêtir dans une poubelle. Ensuite il s’était saoulé avec un personnage qu’il ne connaissait pas, qui avait surgi de nulle part et qui y était retourné de la même manière inattendue. Il ne se souvenait même plus de son nom. Et il avait toujours mal au crâne. Le chien aussi avait filé. Il était seul, sans papiers et dans le collimateur des autorités. Après tout, il était l’auteur du programme qui conditionnait l’existence du 004. Ils allaient avoir besoin de lui. Et ils l’enfermeraient de nouveau, cette fois pour lui tirer les vers du nez. Ils l’avaient enfermé pour un tas de raisons. Ils n’avaient jamais menti, certes, mais ils s’étaient comportés en brutes. Ils ne le ménageraient plus. Et tout recommencerait : l’attente, la nuit, les interrogatoires, les punitions, privations, douleurs, les peurs infligées à l’imagination. Ils ne le priveraient d’aucune torture. Personne ne survit longtemps à ce genre de traitement. On finit par ne plus savoir pourquoi on est ainsi traité. Ce doit être terrible, pensa Ben Balada, d’ignorer les raisons qui ont conduit les hommes à agir de cette façon brutale.

Il sursauta.

Un oiseau passait dans le ciel. Pas une imitation. Ils n’implantaient pas d’yeux électroniques dans les animaux vivants. Ils n’agissaient que par l’intermédiaire d’imitation. Ils devaient se plaire à imiter le plus parfaitement possible. Et puis les animaux sont imprévisibles. Comme celui-ci, pensa-t-il. Il ne sait pas où il sera dans la minute qui vient. Mais il finira par se poser pour déguster la chair de sa proie.

Il s’approcha du trou. Il n’y avait plus rien dedans, à part les traces que les bras mécaniques du 004 avaient laissées sur les pentes, divisant les mottes de terre noires ou rouges. Rien à espérer des murs en ruine non plus. Ni de l’horizon. La chaleur pesait sur ses épaules comme un fardeau. Il pivota plusieurs fois pour scruter les lignes horizontales qui définissaient les plans du paysage. Une vieille habitude de dessinateur. Il était passé du dessin à l’écriture, il ne savait plus pourquoi ni dans quelles circonstances. Soudain, il aperçut la silhouette d’un homme. Improbable à cette heure-ci, se dit-il. Ils sont tous à table en train de se bâfrer. Il se dissimula derrière le talus. La terre sentait le métal, la charogne.

L’homme approchait. Il paraissait nerveux comme un fuyard. Il savait sans doute que personne ne le suivait. Pas à cette heure. Il doit en savoir autant que moi sur ce sujet, pensa Ben Balada. Sinon, je ne suis pas en train de l’inventer. Ce serait un étranger. Aucun étranger ne pénétrera dans mon territoire imaginaire. C’est pour ça que je suis devenu fou.

L’oiseau piailla dans l’air gris. L’homme leva la tête pour l’observer. Il pensait lui aussi à une imitation. Mais il finit par voir que l’oiseau était aussi vivant que lui. Il continua de marcher, s’approchant de Ben Balada qui se préparait à ces présentations. Et il répétait à voix basse : « Je suis Ben Balada. Tout le monde connaît Ben Balada. Demandez à Google. Je suis ravi de faire votre connaissance, même si les circonstances ne se prêtent pas à leur approfondissement. Que pouvons-nous espérer de cette superficialité qui nous est imposée parce que nous fuyons ?

L’homme aperçut l’autre homme. Il serra le cahier contre sa poitrine. Il se battrait jusqu’à la mort si on tentait de le lui voler. Et il ne fut pas surpris le moins du monde quand l’autre homme s’approcha en balbutiant de la sorte :

« Mais c’est mon journal, sacré nom de Dieu ! »

Guenoire tomba sur le cul. Il avait beau être bâti pour les combats les moins certains, il n’en était pas moins ébahi de se trouver en présence de Ben Balada lui-même. Il le laissa s’emparer du cahier sans résister. Ben Balada le feuilleta en haletant. Et de temps en temps, il montrait sa face joyeuse, prenant le temps toutefois de dévisager son adversaire potentiel. Enfin, il cessa de feuilleter et fixa ses yeux noirs sur le visage de Guenoire qui prit les devants et murmura comme un enfant attrapé par la queue :

« Eh oui… C’est moi. Je suis… Je suis…

— À cause de vous ! » grogna Ben Balada entre les dents.

Il savait qu’il n’était pas de taille à lutter contre cette armoire à glace. Il lui avait échappé une fois mais, comme on dit, rien n’arrive deux fois pour donner raison à la deuxième. Il se détendit, non sans caresser la couverture du cahier d’une main experte.

« Je suis désolé, dit Guenoire qui l’était.

— Je suis dans la merde, reconnut Ben Balada, mais vous n’y êtes pour rien. Les circonstances…

— Je m’excuse quand même. Et pas seulement parce que je suis dans la merde moi aussi. »

Ben Balada lui tendit le cahier. Guenoire recula, balbutiant quelque chose comme « Non ! Non ! Il est à vous ! Jamais je n’oserais… » mais Ben Balada voyait un signe dans cette rencontre fortuite. Il menaça de partager le cahier en deux. Guenoire, qui commençait à perdre le fil des évènements, l’en empêcha en se saisissant de l’objet du litige. Ben Balada exprima sa satisfaction en poussant un profond soupir. S’il continuait à vider ainsi ses poumons, il finirait par éclater en sanglots. Guenoire n’était pas sentimental à ce point-là. Ils achevèrent cet étrange rituel par une série de répliques sans intérêt pour la suite de ce récit.

Journal de Ben Balada

« Baudelaire a été tué par la syphilis et détruit par la justice française. Plus tard, celle-ci a revu son jugement, mais sans cesser d’excuser les juges de Baudelaire. Ainsi, les Fleurs du Mal ont échoué sur des rives moins précaires et Mon cœur mis à nu n’a pas franchi les limites du non-retour. Je me demande bien ce qui me tuera. Ça n’a aucune importance au fond. La Justice me fout la paix. Les temps ont changé et puis, je ne suis pas Baudelaire. Je veux dire que je ne suis pas cet instant de lumière et de courage. » Qui parlait ? Nous avions pris l’habitude de ce chemin, évoquant ceux que Machado a tracés dans la mémoire. Des habitants s’étaient habitués eux aussi et ils nous saluaient maintenant. Nous répondions joyeusement, mais sans approcher ces à-côtés d’un voyage circulaire qui ne promettait pas autre chose toutefois. Je parlais moi aussi, des mêmes choses lancinantes. Nous n’avancions pas. De temps en temps, une féminité venait à notre rencontre et nous nous en émouvions presque trop. Elle ne s’arrêtait pas. Ce frôlement nous rapprochait. Nous retrouvions le même désir à la même heure. « Les grands hommes… » commençais-je et il m’interrompait pour désigner un angle ou un arrêt, la vitesse d’un animal ou au contraire la lenteur d’un homme. Puis il concluait : « Nous ne sommes pas des grands… » Au café, la proximité de ces hommes et de ces animaux dénouait nos liens. Il se laissait aller, interrogeait une femme, jouait aux devinettes avec un enfant ou cassait les pieds à un homme qui ne finissait pas son verre et s’en allait en le maudissant. J’étais plus… fade. « Nous ne tuerons personne, remarquais-je quelquefois. Nous serions détruits si nous nous avisions… » Flash d’un enfant. « Tu as bougé ! » Je bouge toujours. À la dernière fraction de seconde. Je ne peux pas éviter ce réflexe. « Mais contre quoi deviens-tu cet énergumène ? » Il n’aimait pas que je le sortisse de sa rêverie avec les autres. Moi, un énergumène ? Un vibrion libre dans ce champ inculte ? Cette fissure au plafond qui éclaire la scène de notre déroute ? L’enfant rembobina la pellicule. Enfin, il se tourna dans l’ombre pour l’extraire. Son visage en disait long sur la photo ratée parce que j’avais bougé. « Tu n’as pas bougé ! gueula-t-il. Tu es… tu es hystérique ! »

Google

(Un peu plus tard dans la soirée. Le tapis est sur la table. Ben Balada joue.)

« Comment franchir cette limite ? En jetant les dés sur ce maudit tapis ?

— Il n’y a pas de dés dans ce jeu…

— Et Capolar qui fait de la moto ! Ah ! J’ai beau jouer, je me heurte à cette limite ! Est-ce que je dois choisir ? Voter ? Me laisser conduire ?

— L’anarchie ! Et qui obéira si personne ne commande ?

— C’est dans Unamuno. Niebla. Je suis en train de le relire. Et les personnages ? Où sont les personnages ?

— Vous auriez pu voler toute la boîte…

— C’est à cause de ce satané double fond ! S’il n’y avait pas eu un double fond exposé à ma vue, j’aurais emporté les personnages, le livre et sans doute les dés.

— Il n’y en a pas…

— D’ailleurs, si j’avais emporté toute la boîte, nous n’aurions peut-être pas trouvé le double fond. Ni imaginé qu’il y en eût un.

— Nous n’avons que la carte. Nous ne jouons pas. Mais nous voyons qu’il y a une limite à ce jeu. La zone en gris est interdite…

— Vous voulez dire interdite à l’esprit… parce que mon imagination…

— Ce n’est pas un jeu d’imagination. Ni surtout de fantaisie.

— Ah bon sang ! Qu’est-ce qu’on peut bien faire de ce tapis ?

— Comme vous disiez : voter. À droite. À gauche. Selon l’instant. Pris entre le passé et l’avenir. Dans cette tranche de temps qui est notre vie. Ce que nous avons déjà vécu et ce que nous voulons vivre.

— Voilà qui explique l’absence de dés…

— Que ferions-nous des personnages ? À mon avis, ce n’est pas un jeu de rôles.

— Ce n’est peut-être pas un jeu du tout.

— Si vous aviez volé toute la boîte, nous saurions si ce tapis fait partie du jeu. Il n’est pas impossible qu’il s’agisse d’un document secret…

— En ce moment, Capolar transporte la boîte en direction de Grand-Parc où il doit la remettre à un mystérieux correspondant…

— Avec Clarissa à cheval derrière lui…

— Il ne se doute pas que le tapis ne se trouve plus dans la boîte…

— Il s’y trouve forcément… Réfléchissez.

— Pourtant, je me souviens très bien de l’avoir volé.

— Si vous aviez agi ainsi, Capolar se serait rendu compte de la disparition…

— Il s’en est rendu compte. Il a refermé le double fond. Il est inquiet. Car : qui a volé ce tapis ? Et surtout : que va-t-il arriver maintenant ? Le mystérieux correspondant, agent d’on ne sait quelle puissance terrestre ou extraterrestre, attend cette boîte uniquement pour en ouvrir le double fond.

— Ce n’est pas un joueur. C’est un agent ennemi. Capolar, sur sa moto, pense à ce qui va lui arriver. Que fait Clarissa sur sa moto ?

— Elle a accepté de l’accompagner à Grand-Parc alors que ce n’est pas sur sa route. De qui est-elle complice, la championne de tir au pigeon ?

— Le cerveau de Capolar est en ébullition. Devant lui, la voiture conduite par Frank Chercos. Il peut voir les nuques obstinées du policier et de Jim Ocaze qui n’est pas mécontent de rentrer chez lui.

— Il ne sait pas qu’en fait, Frank Chercos a décidé d’aller jeter un œil à Grand-Parc. Il va s’en apercevoir à la prochaine bifurcation.

— Par contre, Capolar sait ce que Frank Chercos a dans la tête.

— Comment le savez-vous vous-même ? Vous venez de commettre, si je ne m’abuse, une possibilité d’incohérence.

— Vous oubliez que Capolar est le maître du jeu.

— J’oublie toujours quelque chose. Je ne suis vraiment pas fait pour jouer.

— Voilà qui expliquerait pourquoi Google s’intéresse à votre personnage au détriment de votre personne. »

Cette réflexion, que Ben Balada prononça sans me regarder, me réduisit au silence. Les mains de mon amphitryon parcouraient la zone « possible » du tapis et sa voix décrivait des dystopies. Ses doigts s’approchaient des limites imposées par la nature même de l’utopie.

« Ah ! si je fumais, je fumerais ! s’écria-t-il. Et si je buvais, je boirais ! Ce jeu va me rendre fou avant la fin de la nuit.

— Mais vous qui avez pu voir le contenu de la boîte, vous souvenez-vous d’un objet qu’on n’a pas l’habitude de trouver dans ce genre de jeu ?

— Il y avait des personnages… un cornet… des dés…

— Dédé ?

— Un livre qui, je me souviens, était plus grand que son emplacement dans la boîte.

— C’est un indice !

— Il faudrait se répéter ce prédicat logique : le livre ne rentre pas chez lui.

— Mais y était-il avant l’ouverture de la boîte ?

— Était-ce le livre de la boîte ? Ah… ! Il ne sert à rien de jouer à deviner. Nous ne connaissons pas les variables de cette proposition.

— Pouvons-nous nous contenter de rêver ?

— Ne rêvons surtout pas ! Cette réalité à trous n’en est pas moins une réalité. Elle est comme un homme amputé congénitalement. Nous lui donnons un nom, mais il a besoin de prothèses pour avancer dans la vie. Franchit-il les limites pour autant ?

— Avec un peu de fantaisie…

— Au diable ces hochets de l’attente ! Seule l’imagination ouvre les portes du réel. Le cornet à dés abolit toute magie. Mais ce maudit jeu ne se joue pas avec des dés !

— Encore Dédé ! Allez-vous vous expliquer ? Je ne comprends plus rien. J’étais venu à cause… à cause de Google… de vous… »

Je frappais un coup sur la table, ce qui plia le tapis dans un angle. Ben Balada observa ce changement. Quelle importance lui accordait-il ? C’était un habitué de la spéculation sémantique. Comment se forme un système ? Autrement dit : Qui suis-je ? Il devina ma question :

« Un homme à trous. L’ennui, c’est que nous avons tous les mêmes trous.

— Je n’apprécie pas toujours votre humour…

— Nous sommes la même proie d’un autre système. Poupées russes. Je ne vois que ça.

— Nous n’avons guère avancé…

— Vous voulez savoir qui a gagné… de vous ou de moi ?

— Ma foi… si ce jeu n’est pas complet… comment peut-on penser qu’on y a joué ?

— Capolar doit se faire un sacré mauvais sang. Il sait que la boîte, et peut-être même le jeu, ne sont pas complet sans ce tapis. Son mystérieux correspondant s’en apercevra tôt ou tard. Qu’arrivera-t-il alors ? Clarissa est-elle au courant de ce qui se trame ? Dans ce monde imaginaire (ce n’est qu’un roman), les plantes qui étaient vertes ne sont pas devenues rouges. On ne peut même pas se poser la question de savoir ce qui se passerait si les plantes étaient devenues rouges. Elles sont vertes. Rien n’a changé. Aucun signe de mutation. Pourtant, le mot-clé engendre une série d’informations imaginaires, voire magiques. Vous avez bien fait de venir me voir. »

Zone 4

« Personne ne le rebouchera sans votre ordre, Miss Alice.

— Je vais d’abord l’examiner.

— Mister Margaux l’a déjà fait, Miss Alice.

— Je n’ai pas besoin d’aide. Je vous ferai signe.

— Nous perdons du temps, Miss Alice. Puis-je vous demander combien ? Nous avons déjà un jour de retard. Mister Maque ne sera pas content.

— Combien d’hommes manque-t-il pour rattraper ce retard… insupportable ?

— Il faut doubler l’effectif, Miss Alice. Mais ce n’est pas prévu dans le budget.

— Posez la question à Julius et…

— Ne l’appelez pas Julius, Miss Alice !

— Vous vous trompez de Julius. Revenez me voir dans une heure.

— Ah ! Je préfère savoir, Miss Alice. C’est bon comme ça. Je serai là dans une heure. Avec les hommes.

— Téléphonez à Maque pendant ce temps.

— Et s’il n’est pas d’accord.

— Faites-le-moi savoir dans une heure. »

Une fois seule, Alice Qand pénétra dans le trou. Le Margaux 004 n’avait laissé que des traces dans la terre, comme il est dit plus haut (pourquoi le répéter ?). Mais elle en savait plus que Julius Maque sur le comportement de ce 004 en particulier : elle en avait amélioré à peu près toutes les fonctions tant motrices qu’intellectuelles. Elle en savait donc plus que Margaux lui-même. Et il devait se douter que son ex-collaboratrice avait œuvré dans ce sens délibérément. Il la connaissait trop pour ne pas la soupçonner d’avoir comploté, non pas contre lui, car il avait été réduit à l’état de simple exécutant de la volonté gouvernementale, mais contre ce système qui veut que rien n’échappe à la connaissance de la mécanique sociale. Elle savait que le 004 avait laissé d’autres traces que ces sillons à la surface du cône que formait le trou. En ce moment même, il savait qu’il n’était plus dans le trou, qu’on l’en avait extrait de force et il connaissait l’identité et les intentions de ses geôliers. Il n’avait pas remué un bras ni les doigts d’acier de ses pinces. Et Margaux était en train d’explorer les arcanes de son cerveau binaire.

Ben Balada n’avait pas seulement modifié le gyroscope. Il avait prévu les incidents possibles. Et il avait fait appel à son imagination de poète. La possibilité de la découverte de l’inhumation par un quidam était une hypothèse à prendre en compte. Les vagabonds ne manquaient pas dans ce secteur où ils pouvaient passer la nuit à l’abri des ruines encore habitables. Le hasard, ou la curiosité, pouvait conduire n’importe quel esprit à creuser cette terre étrangement molle et fraîche. L’apparition d’une antenne ou d’une pince suffirait à motiver le creusement jusqu’à ce que l’esprit soit satisfait. Le 004 ne pouvait donc pas rester inerte en cas de découverte. Ben Balada avait prévu la fuite. Ou simplement la défense. Or, il n’avait pas agi quand les hommes de Margaux l’avaient exhumé. Il était sans doute trop tard pour le faire. Et il y avait trop de monde. Ou plus exactement trop de témoins. Allez savoir ce qui se passe dans la tête d’un fou ! Car le cerveau que Margaux était en train d’explorer était une copie de celui de Ben Balada. Et Margaux ignorait ce facteur primordial. Il y avait maintenant en ce bas monde trois cerveaux baladiens : celui de Ben lui-même, celui du 004 et celui du Ben Balada qui tirait les ficelles de ce jeu dangereux joué contre les intérêts du système global. Margaux n’était qu’un technicien. Il était seul contre trois esprits capables des pires et des meilleures pirouettes de l’esprit. Et dans la seule intention de se sortir du pétrin où les circonstances, aggravées par le caractère acrate du sujet, avaient compliqué la linéarité du récit par le clonage du sujet.

Alice était au fond du trou, debout dans la pointe inversée du cône de terre à bauxite, sorte de pyramidion aux pouvoirs magiques. Elle scruta les parois. Les sillons laissés par les bras de la machine étaient profonds et nettement tracés. Elle en observa les fonds à la lumière d’une torche électrique. Des vers s’agitaient, des insectes couraient, des débris végétaux s’agglutinaient sur les faces cristallines des minerais. Rien qui ressemble à un message. Mais il était impensable que Ben Balada n’eût pas songé à crier à l’aide. Partout où il était en danger, il émettait un signal de détresse. Il n’avait jamais agi autrement. Alice le connaissait comme si elle en était la matrice. Il fallait maintenant creuser la terre.

Elle commença par sonder le fond du trou sous ses pieds. Une tige d’acier, enfoncée jusqu’à la garde, ne révéla rien. Le pyramidion n’était pas au centre du problème. Elle déplaça sa recherche méthodiquement dans le creux des sillons. Rien non plus. Elle consulta sa montre. Le contremaître serait là dans moins d’une demi-heure. Haletant comme si la tâche était plus physique qu’angoissante, elle piqua la terre entre les sillons. Au fur et à mesure de ces opérations systématiques, les parois s’effondraient et le corps d’Alice s’élevait. Elle eut bientôt les yeux au bord du trou. Elle vit les murs en ruines, le drapeau toujours planté à une centaine de mètres et le pool à une demi-verste. Le contremaître signala en même temps qu’il voyait le sommet du crâne de la patronne.

« Qu’est-ce qu’elle fout ? grommela-t-il.

— Encore vingt-huit minutes, » dit un homme en salopette d’un blanc immaculé.

Le contremaître hésitait. Il tenait son iphone dans une main et de l’autre réglait la mise au point de la lunette. Il n’avait pas appelé Julius Maque. Mais il le ferait si la patronne ne revenait pas à l’heure prévue. Il n’avait pas l’intention non plus d’aller au trou avec ses hommes. Non… il ne s’exprimerait pas en ces termes qui prêtaient à confusion. Il savait, comme tous ici, qu’Alice Qand était un homme. Et qu’elle le resterait tant qu’elle refuserait la mutilation. Il grimaça à cette pensée. Et il alluma un señorita.

Journal de Ben Balada

C’est le matin que j’exprime le mieux ma bonne humeur, si toutefois c’est dans cet état que je me lève. Il me suffit de penser aux autres, aux autres en général, sans distinction de personnages. Je me dis que je ne suis pas seul et qu’après moi, ce sera comme avant moi et surtout comme quand j’y étais. Cette idée me ravit. Mon insignifiance me construit tel que je suis. Ce n’est déjà pas si mal. J’ai tout emprunté, tout donné et tout me sera repris. J’en conclus, avec ou sans amertume selon l’état de ma joie, que la vie est ailleurs. En cela, je suis bien de mon époque ! Je cherche dehors ce que je ne trouve pas dedans. Et si cette recherche m’affecte au matin, mon bonheur me titille à la place de l’intelligence. Je me désorganise non pas par éparpillement de la douleur, mais par renversement du sens. C’est un don. Une particularité que je partage avec mes voisins. Je préfère parler de voisins plutôt que de semblables, mais il n’en reste pas moins que la fraternité n’est pas éloignée de la pratique de l’extase. — Ce matin, une joie agile me conduit au pied du lit où j’ai mes pantoufles. Je me chausse. Je m’adonne à mon aspect ou plus exactement à ma représentation. Je gratte ma porte avant de sortir. J’ai un rendez-vous avec le destin. Je devrais suer d’angoisse, n’est-ce pas ? Au contraire, je suis sec comme un vieux quignon, surtout à l’endroit des yeux. Je souris aux faciès. J’édulcore une précipitation. Je tempère une appréciation. Et quand j’arrive sur les lieux de mon coup de dés sur le pif de ma croissance sociale, personne ne m’attend. Alors, c’est moi qui attends. Je ne demande rien à personne. Je ne connais personne. Encore heureux de ne pas avoir à m’expliquer ! C’est ma peau qui commence à percevoir les premiers attentats de la douleur. Je n’en veux à personne. Je suis encore joyeux, indiscret, cassant. — Ce soir, j’écris. Je ne devrais pas écrire les soirs de grande joie. Tous mes personnages sont là. Il y a la rumeur de leur présence, l’humidité des conversations, les brisures de ma joie et mes pantoufles sans mes pieds. Il y a ma solitude, l’enfant qui revient, ses brassées de jeux, leur Histoire sanguinolente et mon premier poème. Ça me rend triste, au fond, mais n’augure en rien de ce qui va se passer demain matin.

Zone 1

« C’est un cerveau 004 modifié, dit Margaux. Il me manque la clé. Alice sait peut-être quelque chose à ce sujet…

— Peut-être ? fit Julius Maque qui maîtrisait son impatience.

— Je dis « peut-être » parce qu’elle ne sait peut-être pas tout…

— Soyez plus clair, mon vieux, sinon je pète un câble…

— Il faut compter avec Ben Balada. Ils ont travaillé ensemble à ces modifs. Des années. Et Ben Balada apprend vite.

— Qu’est-ce que vous en savez ? Expliquez-vous, nom de Dieu !

— Vous allez me prendre pour un dingue…

— Dites toujours… »

Margaux avala sa salive et aéra sa langue hors de sa bouche. Pétrifié, Maque eut réellement l’impression d’avoir affaire à un barjot. Ce type ne servait à rien, voilà ce qui finirait par devenir évident. Mais pour l’instant, il n’avait que lui sous la main. Il réfléchit : que se passerait-il s’il les mettait en présence, Margaux et Qand ? Ils avaient travaillé ensemble il y avait des années de cela. Et ils avaient fini par se chamailler. Alice s’était même servie d’un révolver. Et il l’avait étranglée avec la manche de son tablier. Heureusement, il n’était pas arrivé trop tard. Et il avait viré Alice. C’était la première fois qu’il la virait. Il venait de la virer une deuxième fois, de l’hôpital cette fois, où elle s’occupait de la santé de Ben Balada. Pouvait-il considérer qu’il l’avait virée une troisième fois en la mutant d’office du service de commandement et de soutien à la place qu’occupait Margaux sur le chantier en zone 4 ? Il se passait beaucoup de choses entre lui et Qand. Et ce n’était pas fini.

Mais il attendit avant de l’appeler pour lui donner l’ordre de rejoindre le laboratoire où Margaux tirait la langue en cherchant les mots nécessaires à ce qu’il fallait d’emblée considérer comme une confession.

« Je prends tout le monde pour des dingues tant que je ne suis pas persuadé qu’ils ne le sont pas, affirma-t-il en grimaçant parce que la tête de Margaux commençait vraiment à le dégoûter.

— Je fais pareil, sauf votre respect… Alors voilà… »

Et Margaux exposa sa théorie des cerveaux. Mais selon lui, il y avait deux Ben Balada : le vrai, qui était fou, et celui qu’il avait à l’origine conçu comme un double du sien.

« Vous voulez dire qu’aux premiers temps du récit il y avait deux cerveaux distincts : celui de Ben Balada et celui du 004 qui était un double du vôtre… ?

— Ouaip !

— Pour moi, que je suis pas allé longtemps à l’école, ça en fait trois…

— Dans ce sens, oui… mais avec Alice, c’est quatre. Parce qu’elle était là à l’époque de la conception du 004…

— Il n’était pas double le sien ?

— Qu’est-ce qu’elle a fait du 004 après que vous m’ayez viré, je n’en sais rien… ce qui est sûr, c’est qu’elle a modifié le cerveau du 004 parce qu’elle n’avait aucun intérêt à conserver un double de mon cerveau dans une machine qui devenait SA création. Vous savez ce que c’est, patron… On crée, on crée… et on finit par y mettre tout ce qu’on possède de précieux. Elle y a pensé, vous parlez ! Seulement à mon époque, comme je vous le disais, il y avait deux cerveaux de Margaux et celui de Ben Balada était parfaitement étranger à mes recherches. Je ne le connaissais même pas.

— Vous m’avez dit le contraire tout à l’heure…

— Ah pardon ! J’ai dit que j’ai fini par savoir qui il était. Mais c’est Alice qui l’a introduit dans le nouveau programme 004.

— J’aurais dû l’appeler 005… Ça aurait rendu les choses plus faciles à comprendre maintenant… mais je suppose qu’il est trop tard…

— C’est tout de même ma création ! Tout le reste est superflu. Et ne dites pas que je ne vous avais pas prévenu, patron ! J’ai des traces…

— Je n’en doute pas… »

Il était temps de réintroduire Qand dans ce programme qui partait en sucette depuis trop longtemps. Mais il était plus prudent de la rencontrer ailleurs qu’en présence de Margaux. Ce type était un dingue. Alice avait toujours la tête sur les épaules. C’était avec elle qu’il fallait parler de ces choses. Pas avec Margaux qui perdait les pédales depuis longtemps. Et il fallait renoncer à trouver ce Guenoire qui n’avait aucune importance. Après tout, on avait retrouvé le 004. Guenoire pouvait courir. De toute façon, c’était tout ce qu’il pouvait espérer maintenant de l’existence : courir.

Télévision

Rose Juliette Vermoy

Madame Vermoy, comme l’appelait Natacha Ollaff, n’était pas allée chez sa sœur. Elle n’avait pas de sœur. Et elle n’avait pas non plus d’ambitions sexuelles. Elle n’avait même jamais pris plaisir à ça. Trop grosse pour être belle et pas assez proportionnée pour tromper le regard, elle n’avait pas « tenté le Diable ». Fille d’une famille assez haut placée dans la hiérarchie politique, elle avait épousé Alfred Vermoy pour ses qualités intellectuelles prometteuses d’une carrière à la hauteur de l’ambition familiale. Elle lui avait donné du plaisir jusqu’à ce qu’Alfred éprouve même des difficultés à s’en donner lui-même. Qu’avait donc « commis » Alfred pour que Rose Juliette se mette dans la tête de l’éliminer physiquement après l’avoir traîné dans la boue. Il ne pouvait s’agir d’une aventure extraconjugale. Comment Alfred eût-il pu entretenir ce genre de rapport équipé comme il l’était ? Alice Qand, qui consultait les fiches du couple Vermoy sur son écran, s’efforçait d’y réfléchir sans perdre de vue le bon fonctionnement du deuxième terminal qui vomissait les données concernant le projet ASM, déjà surnommé l’Expérience par tous les membres du laboratoire. Ici, Alice Qand était une femme. Et fort séduisante d’ailleurs. Son seul problème, c’était ces érections impromptues qui la surprenaient toujours au moment le moins opportun. Aucune excitation extérieure ne les expliquait. Pas plus que les pensées du moment. C’était, à en juger par leur irruption et la qualité de leur turgescence, un phénomène purement somatique. Aucune relation n’apparaissait en filigrane. Seul un appareillage contraignant en limitait l’apparence. Et quand ça arrivait, Alice prétextait un besoin naturel urgent pour s’esquiver et attendre que ça passe. Et ça passait. Sans l’éjaculation qui aurait compliqué la procédure, car il était à redouter qu’elle pût se montrer à la hauteur de la turgescence. Alice n’osait pas imaginer l’ampleur de la pollution. Elle en était au point de rêver à des éclaboussures intolérables du point de vue de la pudeur exigée en zone administrative. Aucune douleur ne la poussa à s’angoisser. Alfred Vermoy ignorait cette particularité, bien qu’il fût au courant du travestissement qui affectait Nicolas Ochoa. Il dut en informer sa tendre épouse, car un jour d’été particulièrement torride, elle s’amena au laboratoire déserté par ses employés en vacances. Alice était seule. Et, la chaleur aidant, elle avait laissé son membre viril occuper toute la place devant l’écran. La porte coulissa.

Croyez-vous que Rose Juliette Vermoy fût horrifiée ou excitée par ce spectacle ? Il était trop tard pour cacher le phénomène. L’appareil de contention n’était pas conçu pour autre chose que contenir. Une fois le pénis en état d’érection complète, il était impossible de le forcer à entrer dans le slip. Il fallait se résoudre à attendre que le cerveau, au travail d’une force mystérieuse peut-être galactique, retrouve ce qu’il convenait d’appeler sa tranquillité ordinaire. Alice Qand n’eut d’autre ressource que de dissimuler sa monstruosité derrière le dossier d’un fauteuil. Un simple dossier n’eût pas suffi à servir de base à une explication sensée. Rose Juliette, ravie de découvrir un secret, prit place dans une chaise de rotin qui servait d’ordinaire aux interrogatoires musclés.

« Je suis madame Vermoy, dit-elle posément.

— Je le sais bien ! s’écria Alice. Vous ne me connaissez pas mais…

— Bien sûr que je vous connais ! Je sais même qui vous êtes, Nicolas… »

Alice sentit qu’elle allait perdre le contrôle de son érection priapique. L’excitation était à son paroxysme. La menace d’une éjaculation troublait la réalité. Mais Rose Juliette ne semblait pas accorder d’importance à ce problème personnel. Elle était venue pour autre chose. Et en effet, elle révéla l’objet de sa visite sans attendre l’orgasme qui allait changer l’existence d’Alice Qand.

Zone 0

Quand ils arrivèrent au bord du trou, force fut de constater qu’Alice Qand n’était plus dedans. Or, pendant une heure, le contremaître avait observé ce trou à travers la lunette de service. Il avait même vu la tête d’Alice émerger. Et quand il avait cessé de regarder dans la lunette, Alice était dans le trou. Maque avait aussitôt ordonné de le suivre et le pool tout entier s’était déplacé derrière lui sans discuter. À cinq cents mètres et à l’œil nu, il était difficile, compte tenu de l’opacité de l’air, d’affirmer qu’Alice était dans le trou. Mais au fur et à mesure qu’ils s’approchaient, chacun put constater que la tête d’Alice ne dépassait plus. À ce stade de la connaissance des faits, il était légitime de supposer qu’elle était retournée au fond. Quant à expliquer pourquoi sa tête avait dépassé pendant une demi-heure, bien malin qui eût pu s’en vanter. Maintenant qu’ils étaient au bord du trou (plus de cinquante types au bord du trou) et que Maque posait des questions au contremaître, on ne demandait pas mieux d’en savoir plus, bien que cet évènement n’eût rien à voir avec la tâche à accomplir, à savoir le terrassement des lieux. Bien sûr, Alice Qand était le nouveau patron, mais avait-on besoin d’un cerveau pour exécuter ce travail somme toute collectif ? Maque était hors de lui. Personne n’avait vu dans quelle direction était partie Alice. Le contremaître suggéra qu’elle avait trouvé quelque chose et qu’elle était actuellement en route vers les installations administratives où créchait l’ingénieur en chef.

« L’ingénieur en chef, grogna Maque, c’est moi ! »

Ce que le contremaître ignorait. Il n’avait jamais vu Maque agir en ingénieur, mais plutôt en administratif. Toujours mécontent, irascible et menaçant. Margaux avait l’allure d’un ingénieur et agissait comme tel. Tout le pool avait apprécié son efficacité et sa ponctualité. C’était deux choses à considérer en regard des primes de rendement. Il ne restait plus à Maque qu’à sauter dans sa jeep pour retourner dans son bureau où Alice n’avait pas manqué de s’étonner, le contremaître en était persuadé, que Maque n’eût pas laissé ses coordonnées au valet de faction. Mais Maque ne bougeait pas. Il demeurait au bord du trou et n’arrêtait pas de grogner comme une bête comme si quelque chose le turlupinait. Il ne posait pas de questions, aussi tout le monde se taisait. Maque n’était pas du genre à entretenir des conversations avec ses subalternes et encore moins avec la piétaille des travailleurs basiques. Le contremaître lui-même commençait à trouver le temps long. Pourtant, c’était un type doué d’une patience à toute épreuve. On pouvait lui faire confiance pour le calcul équitable des primes.

« Bon, finit par hennir Maque, moi j’ai dans l’idée que Qand est encore dans le trou. Vous (il s’adressait au contremaître) allez me mettre trois gars là dedans. Donnez-leur des pelles et une barre à mine. Et du travail en douceur. Si elle est là-dessous, il s’agit de ménager la douceur de sa peau.

— Vous êtes sûr, patron… ? hésita le contremaître.

— Je ne vous demande pas de juger de mes intuitions. Faites ce que je vous dis.

— Vous allez regarder ou je prends le commandement… ?

— Ils se débrouilleront bien tout seuls. On n’a pas besoin d’autre chose qu’une pelle pour creuser. Suivez-moi ! »

Le contremaître rassembla d’un signe le reste des hommes derrière Maque qui était déjà en marche. Une vraie mécanique, ce mec, pensa le contremaître. Et trois types qu’il jugea les plus intelligents descendirent dans le trou avec des pelles, une barre à mine et une sonde métallique. Ils creusèrent pendant deux heures, montre en main.

 

*

 

Au bureau, le contremaître insista :

« Vous êtes sûr, patron, qu’elle est dans le trou… comme qui dirait enterrée ?

— Vous la voyez, là ? Si elle n’est pas là, elle est où à votre avis ?

— Envolé ! » plaisanta le contremaître.

Ce qui ne fit pas rire le patron. Il devenait de plus en plus risqué de le contredire, mais le contremaître avait un mauvais pressentiment. Il avait pensé à la voie des airs parce que c’était, en attendant mieux, la meilleure solution. À moins qu’Alice ne fût effectivement enterrée au fond du trou dont elle avait contribué à déranger la structure. Les types qui creusaient en ce moment savaient ce qu’ils risquaient. Le contremaître n’osait pas en parler, mais il ne laissait jamais ses hommes sans surveillance. Chaque fois qu’il avait dérogé à cette règle, il était arrivé quelque chose et il avait perdu des points d’avancement automatique. Il était à la limite de repasser sous la barre. Il ne se voyait pas effectuer les tâches que sa fonction l’obligeait à organiser et à… surveiller. Mais le patron était dans un tel état de nervosité qu’il valait mieux s’en tenir à la seule attitude compatible avec cette menace : la soumission, en attendant la prochaine phase d’obéissance aveugle.

« Vous savez compter ? demanda soudain le patron.

— Vous plaisantez… ?

— Vous allez me les compter. Et pas à un près, OK ?

— Je ne dis pas qu’ils n’aient pas pensé à aller voir ailleurs si la paye est meilleure… mais vous les avez soustraits à ma surveillance… alors…

— Je ne vous parle pas de ça, crétin ! Y avait combien de 004 à la dernière visite de contrôle ?

— Euh… 34 en état de marche et 76 en attente d’une révision. Je crois même que 17 sont définitivement foutus, mais on n’a pas reçu l’ordre de les détruire… patron…

— Je ne jette jamais rien. Trouvez trente-quatre types de la taille voulue et amenez les 34 004 sur le chantier.

— Au bord du trou… ?

— On va faire un voyage.

— J’en suis ?

— On ira en jeep, vous et moi.

— Et le chantier ?

— Chômage technique. Je préviens la direction. »

Sur ce, Maque sortit sans refermer la porte derrière lui. Le contremaître s’assit enfin. Il suait à grande eau. Il voulait comprendre. Mais rien ne l’aidait. L’objet de la mission était modifié. Mais lui n’avait pas changé. Maque non plus n’avait pas changé. Il n’y avait pas un foutu mec qui eût changé sur cette foutue terre incompréhensible.

 

 

*

 

Maque entra sans frapper dans le laboratoire.

« Vous l’avez trouvée ? demanda Margaux.

— Elle s’est barrée !

— Avec qui ?

— Vous connaissez Guenoire ? »

Margaux laissa tomber son fer à souder dont la panne se planta dans le plancher.

« Mettez-le en marche, cracha Maque. J’en ai besoin.

— Mais il est programmé pour aller en Amérique !

— Et où croyez-vous qu’il va, Ben Balada ?

— Mais Alice… ?

— Alice ! Guenoire ! Balada ! Même combat ! Foutez-moi cette merde en route et rentrez dedans !

— Mais je ne suis pas prêt !

— À poil, Margaux ! On vous suit !

— Qui ça, « on » ! »

Il n’y eut pas de réponse. Maque était en train de lui arracher son tablier.

« Heureusement que vous êtes à poil dessous, disait-il. Sinon j’aurais dû m’en prendre à votre slip. Et ça m’aurait dégoûté.

— Mais enfin… ! Monsieur Maque… ! »

 

*

 

Les ouvriers qui percevaient leur chômage en marge du chantier virent passer la troupe des 004 précédés de la jeep de commandement conduite par leur ancien contremaître. À la place du mort, Julius Maque tenait ferme le montant du pare-brise. Ce n’était pas une parade. On n’engageait personne cette fois-là. Il était inutile de suivre. Et puis ça allait trop vite. Et à la place de la fanfare, le métal des engins emplissait l’espace d’un bruissement d’insectes venant de s’abattre sur les récoltes. Le type qui avait planté le drapeau le matin même à à peine cent mètres du trou se souvint qu’il l’avait oublié. Mais pour l’heure, il était de nouveau chômeur. Le drapeau pourrirait sous la pluie et le vent chargé de poussière. Quant aux trois types qui avaient creusé dans le trou pour retrouver Alice Qand, ils y avaient aussi disparu. Et personne n’avait envie de comprendre ce qui s’était passé à cet endroit maudit. On attendrait pour ça le retour du patron dont la jeep portait le fanion des véhicules autorisés à circuler hors zone. Il avait un projet, mais ça n’excitait la curiosité de personne ici-bas.

Journal de Ben Balada

Qui peut prétendre être « engagé tout entier dans l’aventure » ? — la moindre trace de compromission détruit l’œuvre tout entière — la réduit à la superfluité qui anéantit même la force des moyens — personne n’atteint cette espèce de pureté — parce que tout le monde cède au moins une part de soi-même pour ne pas cesser d’exister — c’est cette fin qui menace — fin de non-mort — c’est même un instant parfaitement compatible avec l’exercice de la mémoire — une borne sise à l’endroit où tout recommence avec la même évidence — la vie devenant alors un jeu avec le choix — avec le poids des choses — avec ce qui appartient définitivement à la conversation — l’astuce s’immisce où et quand la pierre se fend — la pierre différentielle — la pierre faite écriture — « intervention » au sommaire — mais sans corpus — à qui entre le mieux et le plus dans l’aventure — qui a le moins de chance de revenir — mais qui revient — les autres jouant le jeu d’un non-retour — d’une possibilité croissante d’héritage — « je suis ce texte » — mais c’est la tête qui refuse de condamner le corps à la noyade — c’est la nature de cette eau qui limite la raison — « ce serait pure folie ! » — à qui revient avec un maximum de traces — de douleurs si possible — de raison de penser qu’un progrès a été gagné — que l’héritage est considérable — et que le suivant n’est pas encore sur la liste — qu’il se signalera par une première prouesse — comme s’il était possible de croire sans commencer à douter en même temps — et personne pour convaincre au-delà de ce qu’il est possible de comprendre — l’attente interminable coupée d’intervalles aveugles à force d’attente — repoussant les raisons de ne pas y croire — pour prétendre aller plus loin — l’aventure finalement contrainte à l’effort individuel — solitude sans induction — souvent ou seulement quelquefois l’errant voyage n’a servi qu’à créer un personnage de plus — un citoyen affublé d’une médaille — enfant grotesque d’une maturité qui choisit de renoncer avant qu’il ne soit plus possible d’en décider autrement — l’aventure croît sur les échines des larbins restés à quai avec les pères de la constitution de la Nation ou de tout autre projet réducteur du voyage intercesseur.

 

INTERPRÉTATIONS

Avant-dernier chapitre

Journal de Ben Balada

Le pauvre grogna quelque chose de désobligeant. Je passai mon chemin. Sur le pont, des promeneurs regardaient l’eau de la rivière, proches et silencieux. Le pauvre me suivait. J’entrai dans une boutique. Il s’installa derrière la vitrine. Aussitôt, la marchande commença à le fustiger du regard. À mon avis, elle recommençait. Ils se connaissaient. Elle recherchait mon approbation. Je coupai court à une conversation qui m’eût conduit à trahir ma pensée. « Je vois que vos boîtes sont en couleur, » dis-je. Elle secoua la tête. « Si c’est ce que vous recherchez… » Elle attendait une réponse sans cesser de surveiller le pauvre qui grimaçait derrière la vitrine. « Je possède beaucoup de boîtes, dis-je, mais je n’en ai pas en couleur. » Elle hésitait entre le pauvre et moi. Elle se sentait enfin cernée. Elle ne pouvait pas comprendre que j’étais là par hasard. « Si vous aimez les boîtes en couleur, dit-elle, c’est le moment. » Elle s’interposa, mais comme un crabe, écarquillant les yeux pour ne pas nous perdre de vue. Elle soupçonnait une complicité. Je peux vous assurer que je ne connaissais pas ce pauvre. En tout cas, je n’avais pas l’intention de m’en servir pour voler une boîte en couleur. Je n’avais pas besoin d’un pauvre pour satisfaire ce plaisir que je ne me connaissais pas jusque-là. La situation était inextricable. Je l’assommai d’un coup de poing porté verticalement sur sa tête. Elle s’écroula. En même temps, je vis le pauvre prendre la poudre d’escampette. Je pliai la boîte selon ses plis et sortis. Une femme me dévisagea et changea de trottoir. J’entrai directement dans le cabinet de mon avocat. Il sortit cinq minutes pour se renseigner. J’attendis en fumant une cigarette. Revenu, il s’étonna. Je lui avais dit la vérité. « Vous avez de la chance, dit-il en reprenant place derrière son bureau, vous ne l’avez pas tuée et son cas ne nécessite pas de soins particuliers. » Chez moi, je me vis à la télé. Le pauvre témoignait. Il m’avait vu. Il m’accusait. Et la marchande, qui se tenait la tête en se plaignant, le remerciait chaudement. Je n’ai rien compris à ce monde. Je ne suis pas fait pour lui.

Télévision

Alfred Vermoy 3

Dans le train, Alfred Vermoy consultait ses fiches. Les ayant relues plusieurs fois, sous l’œil goguenard de Robert Lalus qui s’amusait à compter les portiques de caténaires, le directeur de l’Expérience n’en savait pas plus que nous. En effet, ces fiches correspondaient, à quelques détails près, à ce que nous venons de lire. Il savait donc que son épouse avait contacté Alice Qand dans le but de lui nuire, à lui, Alfred Vermoy. Pour quelle raison ? Et de quelle manière ? Il était impossible de le savoir à la seule lecture des fiches. Par contre, ce que savait Alfred Vermoy, c’est ce qui s’était passé entre lui et Robert Lalus le soir où ce dernier se jeta dans le canal dans l’intention de s’y noyer et où, selon la version officielle, Alfred Vermoy l’avait sauvé de cette mort programmée. Le bulletin officiel disait ceci :

« Un citoyen de la rive droite du canal, employé du gouvernement, monsieur Robert Lalus, s’est jeté dans le canal dans l’intention de s’y noyer. Monsieur Alfred Vermoy, directeur de la SAM, résidant sur la rive gauche, s’est porté au secours du malheureux et a réussi à le sauver d’une mort certaine. »

Rose Juliette savait-elle en quoi ce communiqué ne disait pas toute la vérité ? Était-ce de cela qu’elle s’était entretenue avec Alice Qand pendant qu’Alfred initiait une aventure purement sexuelle avec la belle Natacha Ollaff ? Alfred Vermoy, en cette occasion inespérée, avait-il retrouvé un peu de sa puissance ? Ces questions, qui agitaient l’esprit d’Alfred Vermoy au rythme des roues sur les rails, une fois analysées par l’algorithme conçu par Alice Qand au service de Rose Juliette Vermoy, étaient injectées dans celui de Robert Lalus. Et celui-ci, malmené par cette intrusion inexplicable, commençait à s’angoisser. Le bœuf bourguignon ne passait plus. On avait eu peut-être tort de ne pas accepter le Bourgogne millésimé. Robert Lalus sentit ses papilles se soulever sur sa langue et dans tous les endroits de son corps où le système avait implanté des capteurs de signes. Alfred Vermoy, qui n’allait pas mieux, s’inquiéta :

« Vous n’allez pas bien ? demanda-t-il le plus tranquillement qu’il put pour ne pas participer à l’angoisse de son candidat.

— Je vais bien, dit Robert Lalus qui exprimait ainsi le contraire de ce que son cerveau lui conseillait de dire.

— Retournons à la voiture-restaurant, dit Alfred Vermoy en se levant. J’ai envie d’un verre de ce Bourgogne… Vous savez… ?

— Je n’y pensais plus, » mentit Robert.

On lui avait pourtant promis une parfaite cohérence. Elle était indispensable si on ne voulait pas céder à la panique à un moment ou à un autre de cette expérience problématique. Il but un premier verre en essayant de ne pas y prendre du plaisir. Mais il pensa à Nathalie et il eut envie qu’elle soit là. Alfred Vermoy sirotait le sien comme s’il se fût agi d’un jus de fruit. Robert se souvint alors du cri qu’il avait poussé dans la nuit.

« À propos de ce qui s’est passé chez moi cette nuit-là… » commença-t-il.

Mais Alfred Vermoy l’interrompit. Le verre tinta encore sous le choc précis du goulot.

« Ne pensons plus au passé, dit le directeur de la SAM d’une voix fatiguée.

— Tout a une explication, dit Robert. Je m’efforce de remettre les choses dans l’ordre, mais quelque chose m’interdit de penser chaque fois que je suis sur le point d’y arriver.

— Quelque chose ? Vous voulez dire quelqu’un… ?

— Difficile de dire si c’est une chose ou un être…

— Bah… Vos lectures interfèrent avec la réalité. Vous devriez dormir pour évacuer ce trop-plein. Prenez une de ces pilules. J’ai l’ordonnance dans ma poche.

— Non ! s’écria Robert en repoussant la petite boîte jaune. Je suis à l’écoute ! »

Et il cala sa tête dans un coussin posé sur la vitre. Alfred Vermoy devint pensif. Il n’avait pas prévu ce genre d’interférence. Il faut s’attendre à tout avec les écrivains, même les plus médiocres, se dit-il. Ses lèvres bougeaient. Robert, l’œil aux aguets, lisait ceci :

« Ce type est la source de tous mes problèmes, même si j’ignore le fin mot de l’histoire. Je ne sais même pas comment je me suis mis dans ce pétrin. Et je ne sais pas combien de temps le système acceptera mes explications. Je vais vivre la seule aventure de mon existence. Même Natacha n’a pas réussi à me placer sur le fil de l’inconnu. Je suis mort. »

Tout doit être dit, pensa Robert.

Journal de Ben Balada

Les monstres qui nous gouvernent — les salauds qui les servent — et cette coulure de l’expérience recueillie du bout de la langue — « Qu’est-ce que j’attends ? » dis-tu — parlant de moi — à part cet effort pour retrouver une sensation de sens ? — rien — ce n’est pas l’attente — c’est l’immobilité nécessaire — rendue nécessaire — oui, par toi aussi — ne retrouvant le mouvement que le soir venu — comme s’il ne devait jamais revenir — et que je n’avais pas attendu — que j’avais profité d’une nouveauté — n’importe quoi d’inconnu jusque-là — pire qu’inconnu : exsangue — « Qui n’est pas domestique ? dis-tu. Nous mordons tous la queue de quelqu’un ! » — propos qui provoquent des regards — de quoi parles-tu ? — ces passages incessants nous exaspèrent — et là-haut, la nuit ne s’installe pas partout — des lieux demeurent aussi secrets — inaccessibles sans chemin — et sous le soleil les mêmes chemins ne mènent nulle part. Alors nous revenons nous asseoir à cette table et nous attendons le toro de fuego. Cette limaille en fusion qui est comme l’eau — innocuité garantie par des siècles de pratique — la dernière fusée s’élève verticalement tandis qu’une gerbe de feu nous atteint. Nous rions nous aussi — nous sommes là — n’attendant rien et espérant tout — ratiboisés par les spectacles du feu — et à fleur d’une violence sourde aux cris qui traversent la nuit pour ne rien exprimer — rien que cette écriture puisse renommer. Alors nous repartons là-haut et la maison s’ouvre à la lumière des ombres comme à l’obscurité des lieux encore vivaces. Nous n’allons jamais plus loin que ces pierres chaulées — jamais derrière l’ombre et à proximité des néants — regrettant d’être là — gagnés par la soif — crevant des fruits — tisonnant le feu pour inventer des signaux — encore le feu — feu de bois et de métal — le sommeil comme invention d’un mensonge — peut-être même d’une cruauté — qui sait ? — à la pointe du couteau — cisaillant les noirs et les blancs de l’existence — les monstres et les salauds regagnent notre imagination — il est temps de s’en prendre aux traditions — à la coutume du mot —

Coulures de l’expérience

« Ça veut dire quoi : ma fille ? »

La gosse (il voyait bien maintenant que c’était une fille) le regardait comme si elle avait affaire au dernier de la classe. Don Benito lui arracha son béret, ce qui découvrit un crâne couvert de boucles blondes.

« Tu vas en faire quoi ? lui demanda la gosse en changeant son point de mire.

— Je vais nettoyer les carreaux avec.

— C’est vrai qu’ils en ont besoin… » constata John Stentorio.

La gosse lui replanta ses yeux bleus dans les siens. Il éprouva aussitôt un « drôle » de sentiment. Et il avait envie d’en parler.

« Il ne faut pas écouter tout ce qu’elle dit, » fit don Benito.

Il paraissait soulagé de ne plus avoir à soutenir le regard de la môme. Il triturait le béret comme si c’était le sien. Son œil explora le dessus de la table où John Stentorio appuyait ses coudes nus. Jim remarqua alors l’intérêt que le maître d’armes (c’était en tout cas comme ça que Clarissa le présentait quand elle en parlait) portait au contenu de la bouteille et à son étiquette où les doigts de John avaient laissé des traces noires. Un insecte bizarre remontait vers le goulot, vert métallisé avec des reflets roses comme sur le cul d’une fille. Jim s’empressa d’aller chercher un verre dans la cuisine. Pendant ce temps, John et Misti échangeaient des regards sans se parler. L’insecte ouvrit sa carapace une fois arrivé sur le boulot. Jim le chassa sans même essayer de le tuer. Il ne tuait jamais personne. Le cadavre de Natacha Ollaff était dans la Maserati.

« Je vous sers bien ou mal ? demanda le barman comme s’il était chez lui.

— Plutôt mal, dit don Benito. Je le mets où ce béret ?

— Remets-me-le sur la tête, » fit la gosse sans se dégonfler.

Mais Jim attrapa le béret au vol et l’accrocha à un clou planté sur un des montants de la fenêtre. À son avis, cette enfant était là pour rester. Il interrogea don Benito du regard. Celui-ci répondit :

« Je ne peux pas m’en occuper. Clarissa est en voyage. J’ai pensé que ça ferait plaisir au papa de passer un peu de temps avec sa fille…

— Tu parles, » fit John.

Misti se mit à rire. John cessa de la regarder. Il en avait vu d’autres, pensa Jim et il poussa une chaise dans le dos de l’enfant. Elle avait déjà de belles jambes.

« J’ai des trucs à faire, bougonna John. C’est des choses qui plairont pas à une fille.

— Et si j’étais un garçon ? fit Misti.

— Elle a ce pouvoir, » dit don Benito entre deux gorgées.

Il s’empourpra. Jim attendait une explication. Mais il n’avait pas le cran de poser la question. Ce fut John qui interrompit cette valse-hésitation.

« Tu fais comment ? demanda-t-il sans regarder l’enfant.

— C’est une question de volonté, dit Misti.

— C’est pas ce qu’on te demande !

— D’abord t’es le seul à demander ! Et si tu veux parler de ce que j’ai entre les jambes, je te répète que c’est une question de volonté.

— J’y crois pas ! » déclara John.

Jim s’était rapproché. Ces questions de volonté l’avaient toujours passionné. Il n’avait certes pas le pouvoir de changer de sexe rien qu’en y pensant, mais il avait maintes fois fait preuve d’une telle volonté qu’il avait fini par gagner. Il se mit soudain à en parler, mais sans se référer à quelque chose de précis. La gosse s’impatienta. Don Benito avait fini son verre. Il le reposa sur la table et fit signe qu’il avait son compte. En plus, il était en retard. Il sortit. Jim reboucha la bouteille et emporta le verre à la cuisine, pensant que le père et la fille avait peut-être envie d’un tête-à-tête. Il fit bien, car Misti se leva pour fermer la porte de la cuisine. Jim alluma, car la cuisine n’avait pas de fenêtre. Et il avait peur du noir. Il ne lui restait plus qu’à attendre.

Journal de Ben Balada

À Foix, les chiens ne peuvent pas entrer dans les jardins publics. Mais la ville est vieille et ses rues sentent la moisissure des caves. Montant au Palais, on est poursuivi par des voitures qui montent elles aussi avec leurs petits fonctionnaires pressés à leur bord. On se réfugie alors dans les coins de ces façades croupissantes. Et on comprend pourquoi les chiens sont interdits dans les jardins. Ils sont les compagnons de ces êtres sans domicile. Ce n’est pas les chiens qu’on chasse des jardins, mais ces diogènes qui n’ont pas le droit d’y élire domicile. Et on ne voit jamais les magistrats descendre dans la rue pour proposer leur savoir à ces victimes d’injustice et surtout de cruauté. À Pamiers, la mairie a enlevé la toiture de l’arrêt de bus du Jardin des plantes. Et personne n’a jamais vu l’évêque descendre de son palais pour partager son manteau avec ces pauvres que les élus et leurs électeurs appauvrissent encore pour qu’ils disparaissent à force d’amenuisement de leur espace vital. Jamais un médecin ne s’arrête pour demander des nouvelles. La petite bourgeoisie se recroqueville dans sa pratique opaque du privilège et de la recommandation. — Passant par là alors qu’il n’avait rien à y faire, Mescal ramassa une crotte avec son petit sac-poubelle qu’il retourna comme un gant. Elle était encore chaude. Il jeta un œil alentour, mais ne vit pas le chien. Il l’aurait reconnu s’il avait eu cette chance. Un chien qui vient de se soulager a un air particulier. Quelque chose dans le regard, mais aussi dans la démarche. Mais il n’a pas l’air de se venger. Mescal, quand ça lui arrivait, finissait son expulsion par un cri de colère qui amenait du monde. On finissait par l’arrêter et par le traîner au poste de police. Là, il s’expliquait avec un âne. Cette rencontre animale le réjouissait toujours. Certes, il avait de quoi payer l’amende et on ne le jetait pas dehors. Il retournait chez lui et continuait de s’amuser pendant deux jours. Ensuite, il redevenait triste et il avait encore envie de mourir. « Les chiens me comprennent, dit-il au flic, mais comme vous êtes un âne et que vous ne songez qu’à me botter le cul, on travaille pour rien vous et moi ! » Le flic avait longuement réfléchi : « Je suis peut-être un chien, avait-il conclu, mais je suis pas fou, moi ! » Et pas con non plus, pensa Mescal au troisième jour.

Google

"Scipin + Bergar"

« Si vous tapez "Scipin + Bergar" vous aurez le résumé des épisodes précédents… »

Ben Balada fit ce que je suggérais. Le résumé apparut sur l’écran :

Chers téléspectateurs, où en ssommes-nous ? (C’était la voix de Scipin qu’on reconnaît au double s) Cse n’est pas bien compliqué :

— Don Benito est en route car il a rendez-vous.

— Dans la cuisine, Jim attend qu’on lui fasssse ssigne pour pouvoir enfin ssortir.

— Ssur la route, Frank Chercoss et Jim (un peu plus tard) roulent à bord d’une voiture du sservicse de policse. Capolar les ssuit ssur ssa moto, avec Clarissssa en passssagère.

— Le même Frank Chercoss est ssur le point de frapper à la porte de l’appartement minable de John Sstentorio qui est en converssatsion avec ssa fille.

— À Grand-Parc, le mysstérieux corresspondant de Capolar attend dans ssa chambre.

Esst-cse que csette réponsse vous ssatissfait ?

Esst-cse que vous avez une autre quesstion ?

Voulez-vous particsiper à notre enquête ?

« La nuit est vraiment noire, dit Ben Balada. Pourtant, je n’ai pas sommeil. Et vous ?

— Je n’ai pas sommeil non plus…

— Nous avons trop envie de jouer… mais ce maudit tapis… !

— Si vous avez autre chose à faire…

— Je vais écrire dans mon journal. Vous n’écrivez pas un journal, vous ?

— Je commence à croire qu’il s’agit du même…

— Voyons… »

Journal de Ben Balada

Dans cet esprit, les « dons magiques » pallient l’impossibilité de traverser les apparences — incapacité corrigée par l’intervention de ce qui est encore possible tant que toute l’existence tient au fil du confort — de la sécurité — tant que ce fil n’est pas rompu par l’inadvertance ou l’imprévision — la langue même — pourtant commune — postule — soumise de plein gré à la même rhéologie — exige — désignant sa couronne — décrète — trahissant son empire — il n’y a pas de magie sans consensus — sans alliance — sans unanimité voire — forçant au spectacle — de soi et des ombres — en un laps de temps décrit par la nature de l’aventure — des décors s’imposant à l’esprit — à peine revisités en coulisse — par plans sécants reconstituant la scène et ses rideaux — l’angle de prise de vue en cas d’enregistrement — jeux des lumières n’ayant pas d’autres sens — peut-être même un complice dans la salle — ou mieux un jeu de complicités à même de donner un nom à l’acte — selon l’âge du public — âge mental — le don expliqué ou pas — et sa possession argumentée — comme sa dépossession — paillasse un pied sur l’autre dansant — tandis que c’est au tour du personnage incarnant le désir de dire quelque chose — non pas n’importe quoi — au risque de se répéter — de rendre possible la bonne question — fil soudain rompu — par négligence — « je n’y crois plus ! » — l’apparence devenant imaginaire — comme si des étymologies augmentaient le sens de ce qui saute aux yeux — Dans cet esprit, la nécessité d’un personnage complique les perspectives du voyage — les bagages s’accumulent — le besoin de domestiques s’impose — et avec eux la mosaïque des races — le graphe des cultures — le défi géographique doublé d’Histoire — problème de références et d’unités — la voix tarie avant même de commencer à exercer son pouvoir sur une langue révoltée d’avance — personne ne reconnaît personne — des enfants tournoient près des lampes — en pleine nuit obscure — feu visible nettement du hublot de la SSI — et de ces yeux-instrument la goutte de condensation qui peut servir de catalyseur de la poudre de perlimpinpin ou d’inhibiteur de l’imagination.

Télévision

13

Béatrice Raspour, secrétaire au GOD (en français : Grand Ouvrier Démocratique), s’aperçut de la disparition de la fiche d’Alice Qand dix minutes avant de rejoindre les participants au Congrès. Elle y accompagnait David Alez, directeur du Service des Séries. Elle recompta les fiches : dans l’ordre d’apparition : Robert Lalus, Nathalie Alzan, Gauthier Renon, Sarah Cronier, Sally Parra, Alfred Vermoy, Alfred Vermoy 2, Natacha Ollaff, Rose Juliette Vermoy, Alfred Vermoy 3. « 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10… » recompta-t-elle tout haut. Gertrude Gosse, son assistante, était au bord du collapsus. Elle avait été la dernière à manipuler le classeur. Que s’était-il passé ? Elle était déjà connectée au dispositif d’interrogation. Béatrice Raspour en avait vérifié l’initialisation sur la personne visée. David Alez fit irruption dans l’étroit bureau de sa secrétaire. Il venait d’être agressé par un groupe d’anarchistes qui l’attendaient à la sortie des toilettes. Il en avait oublié que s’il était sorti de la salle du Congrès, c’était parce que sa secrétaire était en retard. Or, non seulement elle ne l’était jamais, mais le classeur contenant les douze fiches constituant l’agrégat virtuel de la nouvelle série télévisée lui manquait pour commencer sa conférence.

« Douze ? » fit Gertrude.

Elle avala un remontant alcoolisé et retrouva instantanément ses couleurs naturelles : lumière rouge, ombre verte. David Alez revenait lentement à la réalité.

« Nous avons bien égaré la fiche d’Alice Qand, fit Béatrice en mordillant l’ongle de son index préféré, mais je ne vois pas de qui…

— Ils étaient au moins dix ! s’écria David Alez. La Sécurité n’a pas réagi. »

Et il reconnut, rongeant lui aussi son index :

« Je ne sais même plus pourquoi je suis ici… Normalement, je devrais être en salle de conférence… »

Il consulta sa montre.

« En effet… Si tout avait fonctionné comme prévu, j’attaquerais maintenant l’épineuse question du scénario. »

Il se tourna vers Béatrice avec un méchant air de reproche.

« Je vous ai attendue ! Vous, Béatrice… J’ai besoin… ah oui… le classeur…

— Le voici, dit Béatrice, mais il manque la fiche d’Alice Qand. Gertude… »

On entendit alors la longue plainte de Gertrude qui était couverte de capteurs reliés au système d’interrogation en cas d’anomalie majeure. David reconnut que cette qualification était exagérée, mais Béatrice se montrait toujours inflexible au moment des difficultés inattendues. Personne n’était jamais mort comme suite à une interrogation, aussi coupable fût-il.

« Cela fait onze fiches, monsieur le Directeur… murmura Béatrice qui craignait d’être associée à Gertrude.

— En effet… fit pensivement David Alez. S’il manque la fiche d’Alice Qand… Mon personnage principal ! Sans lui (ou elle), la série ne vaut rien…

— Je croyais qu’elle était centrée sur le personnage de Robert Lalus, se plaignit Gertrude aux prises avec une question difficile.

— Non, dit David Alez. C’est une histoire dans l’histoire. Le rapport de Robert Lalus à Alfred Vermoy… »

Il réfléchissait toujours, le visage tendu, l’œil tournoyant. Il avait pris un sacré coup sur la tête, pensa Béatrice en recomptant les fiches. Il y en avait toujours dix.

« C’est le principe de base, continua David Alez qui se croyait en train d’intervenir au Congrès pour convaincre GOD de financer la production d’Un chien d’enfer. Onze fiches gravitent d’abord autour du noyau constitué par la propre fiche d’Alice Qand, alias Nicolas Ochoa…. »

Il secoua brusquement la tête comme s’il allait se réveiller.

« Des anarchistes ! hurla-t-il. Et la Sécurité n’y a vu que du feu ! Vous auriez dû être là avec le classeur. Ils m’ont agressé parce que je n’avais aucune fiche à leur montrer ! »

David Alez se rendait compte que quelque chose clochait autour de lui. Il n’était plus dans la salle du Congrès qu’il avait pris pour les WC. Il jeta un regard angoissé à Béatrice Raspour qui étreignait le classeur contre sa généreuse poitrine. Le râle de Gertrude fut interrompu par l’imprimante qui crachait des réponses. Béatrice, trop occupée à se demander comment elle devait réagir à ces complications, négligea l’imprimante et les feuillets s’accumulèrent par terre, comme d’habitude. Elle avait besoin d’un remontant elle aussi, mais Gertrude avait vidé le flacon qui gisait sur le bureau.

« Quelle est la douzième fiche ? demanda-t-elle comme si cette simple et obscure question pouvait ramener David Alez à la réalité.

— Vous le savez bien, Béatrice ! grogna David Alez. Je vous les ai données dans l’ordre. Sans cet ordre, on ne comprend plus rien. La douzième fiche est (je ne me lasserai pas de le répéter) Alfred Vermoy 3 ! Mettez-vous bien ça dans la tête ! »

Béatrice ravala sa salive. Elle ouvrit à peine la bouche pour susurrer :

« Quelle est la place d’Alice Qand… ?

— La première, voyons ! »

Béatrice tiqua. Sa tentative de renseignement n’avait rien donné. Elle ne savait toujours rien de la fiche inconnue. Soudain, elle jubila :

— Vous voulez parler de Jacques Pierre ? » s’exclama-t-elle sans retenue.

Sa poitrine, à la fois sous l’effet du souffle et des reins, envahit l’espace visuel de David Alez.

« Je suis pourtant clair ! beugla ce dernier. Pierre, c’est le nom du café où on se réunit à la fin de chaque épisode. Le cafetier s’appelle Jacques. Jacques Saint.

— Jacques Saint ? » s’écrièrent les deux subalternes.

Il y avait donc bien douze fiches. Deux manquaient à l’appel. Et le Congrès avait démarré les conférences. Celle de David Alez était sur le point de s’achever, sauf qu’il n’était pas intervenu à cause d’une tragique erreur commise par une sous-secrétaire accusée de négligence par la secrétaire principale. David Alez sortit totalement de sa léthargie. Il n’osa pas se relever du fauteuil où il s’était effondré deux minutes plus tôt (car tout ceci avait duré deux minutes, pas plus : environ mille mots) :

« Vous m’étonnez un peu, Béatrice, dit-il. Je n’ai jamais surpris de négligences dans votre travail. Et il faut que ça arrive le jour même de mon accession au Mérite Populaire. Mon intervention…

— Oh ! Parlons-en ! grogna Béatrice. Deux minutes pour présenter votre nouvelle série. Et encore, pendant que les congressistes arrivent dans la salle et se mettent à la recherche de la place qui leur a été attribuée en fonction de leur importance sociale. Tiens… »

Elle consulta son chronomètre connecté au système d’organisation du Congrès :

« Les deux minutes sont passées depuis longtemps, ricana-t-elle. Voyons… »

Elle souleva ses paupières d’argent :

« Les WC, les anarchistes, le métro que vous avez pris pour revenir ici, vos explications incohérentes à propos de deux fiches dont je n’ai jamais entendu parler…

— Ah ! Excuses ! gémit Gertrude. Si j’en suis là, madame la secrétaire principale, c’est bien parce que vous savez que la fiche d’Alice Qand a disparu. »

Les paupières de Béatrice prirent la couleur de l’or des mauvais jours.

« Nous allons résoudre ce problème, siffla-t-elle, et vous ne serez pas étrangère à la solution. »

Gertrude poussa un cri atroce sans réussir à se libérer de la contention accélérée par la volonté de sa supérieure hiérarchique. Fatigué d’être encore le témoin privilégié d’un combat intestin, David Alez arracha le classeur de la poitrine de sa secrétaire et, sans s’attarder à l’effet produit par cette brusquerie autant sur les seins que sur le visage, il sortit sans signaler où il allait d’un pas si décidé. Il claqua même la porte.

Dehors, l’été attirait les touristes par poignées jetées dans les rues et les places remarquables de la cité. Il ne s’arrêta pas chez Simon, le café qui avait inspiré un des hauts lieux de sa nouvelle série, Un chien d’enfer. Il venait d’en rater l’introduction en bourse à cause d’une erreur commise, une fois de plus, par une subalterne censée ne pas en commettre plus d’une ou deux par an. Et cette probabilité venait de réduire ses projets à néant. Où était passée la fiche d’Alice Qand ? Sans cette maudite fiche, Un chien d’enfer n’était plus l’histoire d’un homme travesti en femme, mais celle d’un barjot auteur d’une adaptation théâtrale de Finnegans Wake. Ce barjot, suite à une série de quiproquos et d’ambiguïtés, était entraîné par un ponte du système dans une aventure destinée à le supprimer. Sans Alice Qand, la série consistait à raconter les épisodes de ce voyage où l’un, le ponte, tente d’assassiner le barjot et où celui-ci, par les jeux de l’amour et du hasard, esquive ces coups sans même s’en rendre compte. Du déjà vu. Or, avec Alice Qand, la série enchaînait des faits susceptibles de tenir le téléspectateur en haleine tout en ménageant sa capacité à ne pas comprendre la finalité de l’opération. Seulement, une erreur s’était glissée dans cette préparation méticuleuse de la réalité à ingurgiter comme le rituel d’une nouvelle congrégation de pensée. Et pour ajouter à la confusion, la fiche du cafetier avait aussi disparu. Fallait-il envisager le complot ? Les secrétaires que GOD avait affectées à David Alez étaient-elles les petites mains d’une machination qui avait ses raisons d’exister ? C’était sur ce dernier point qu’il était maintenant urgent de s’informer. Pourquoi Un chien d’enfer affectait-il ainsi l’existence ? Du moins selon la perspective de GOD ?

Arrivé au bord du canal, David Alez tomba à genoux au pied d’un banc qui lui servit momentanément d’autel. Il remercia les anarchistes, les WC et son envie d’uriner juste une minute avant le début du Congrès. Il n’osait même pas imaginer ce qui se serait passé s’il était intervenu sans la fiche d’Alice Qand. Il baisa la terre molle du chemin de halage que foulaient en ce moment zénithal des dizaines de touristes jaunes et pressés. Rien n’était perdu. Il fallait maintenant retrouver la fiche d’Alice Qand. Une fois fait, il demanderait une inscription au registre des interventions du Congrès. Il disposait donc de deux jours. Soit la durée exacte de cette deuxième partie.

Journal de Ben Balada

« Je ne suis pas cette seconde d’inattention. Vous avez remarqué que j’attends. Un jour sur deux, je vous croise. Je ne vous reconnais pas. J’étais ailleurs. Voulez-vous revenir ? L’été, je m’en vais. Pas loin. Presque seul. Cette approximation me tue ! Mille fois j’ai préféré être seul sans ce parergon. Seul en route et seul à l’arrivée. Deux toitures en X. Une terrasse donnant sur la vôtre et la vôtre visible de la route. Nous descendions sur le sable. Je me souviens de tout. Vous connaissiez les decapoda. Galathée retrouvée dans l’aquarium. Avec la même angoisse. Le monde se bousculait ici, dans ces allées lisses et rutilantes. Je m’y perdais pour ne plus les voir. Qu’un égaré me demandât son chemin et j’y allais. Des pans m’éblouissaient, coupant d’autres segments de cette réalité notoire. Vous glissiez. Comme l’inattendu. Une voix gisait entre des miroitements. Sable plus blanc encore. Truffé de coquillages. Dentales d’or. Et ainsi blessé, goûtant ce sang noir, je m’évanouissais avec vous. Je n’ai jamais su expliquer clairement ce qui nous arrivait. Nous n’étions pas compris, peut-être pas les bienvenus. Nous parlions cette langue. Avec eux et pour eux. Même le soir sous les feuillages encore frissonnants. La nourriture abondait, grasse et brûlante. Je n’entendais pas tout ce que vous disiez, à cause du passage, des cris d’enfants et d’une conversation me concernant. Presque seul. Attentif à ne pas décevoir. Rassasié. Dernière goutte poussée par un insecte. Les reflets de son caprice. Et l’horizon comme clé. Mer d’huile sans une trace des voyages que nous avions entrepris pour ne pas nous distinguer. Nous aimions même ressembler à ces reconnaissances. Soir d’embruns. Vous ne vous souviendrez jamais assez de ce rassemblement organique. En tout cas pas avec les mots qui furent les nôtres. Je ne sais plus pourquoi nous continuons de nous voir sans nous rencontrer. Peut-être la différence d’appréciation. Je me crispais, vous ne redoutiez rien. Et la nuit vous accueillait, elle m’environnait. Oui, oui, j’attends encore. Je ne sais pas : un mot, un regard. Une main qui papillonne. Un parfum. La mer entrant, laissant sa trace sur le miroir. Chaque matin, le même insecte remontait le parergon et disparaissait entre le mur et ce qui n’était plus un miroir. »

Coulures de l’expérience

À croire qu’on ne regarde pas la même série, pensa Frank Chercos. Il était tapi sur le paillasson, l’oreille collée contre la porte. Il n’y avait pas une heure que le cadavre de Natacha Ollaff avait été découvert par une patrouille. La Dodge était garée sur un trottoir d’un quartier pourri de Parigi, Castelpu. On n’avait pas l’habitude de rencontrer de pareils carrosses dans un endroit aussi minable. Pourtant, quand les flics avaient jeté un œil à l’intérieur, des volets s’étaient ouverts prudemment au rez-de-chaussée. Motivé par les uniformes, le locataire en question enjamba la fenêtre et vint se mêler de ce qui ne le regardait pas.

« J’ai été réveillé par le bruit, dit-il en guise d’excuses alors qu’il était curieux de nature.

— On n’a pas fait de bruit, dit un flic.

— Alors c’était autre chose, » dit le curieux.

Mais il se planta au milieu des flics, bien décidés à en en voir autant qu’eux. Deux torches exploraient l’intérieur de la Dodge. Et les deux flics qui les tenaient n’arrêtaient pas de s’extasier. Le curieux se hissait sur la pointe des pieds pour tenter d’apercevoir quelque chose par-dessus l’épaule du flic costaud qui le précédait. Il voyait une chaussure à talon sur la lunette arrière. D’après lui, il y avait une femme à l’intérieur. Et si les flics mettaient tant de temps à ouvrir une portière, c’était 1) qu’il y avait des choses à voir 2) que la fille était morte. On imagine mal une gonzesse se laisser reluquer par des flics qui hésitent à la rejoindre sur la banquette. D’ailleurs les flics faisaient une sale tête. Ça ne devait pas être beau à voir, mais le curieux voulait voir et il s’accrochait aux manches du flic qui lui barrait la route. Au bout de cinq minutes de ce cirque, Frank Chercos s’est amené et c’est lui qui a ouvert la portière de la Dodge. Le curieux ne voyait toujours rien. Et finalement, un flic lui a demandé de rentrer chez lui sans faire de bruit et de refermer ses volets.

« Vous pourrez écouter, lui dit le flic en le prenant sous l’aisselle. Mais c’est tout.

— Je peux témoigner, proposa le curieux.

— De quoi ? »

On témoigne rarement de sa curiosité, surtout si elle est maladive. Cela, le flic le savait. Il poussa les volets et recommanda au curieux, qui était à l’intérieur, de tirer doucement sur la poignée pour ne pas provoquer de déclic. Il connaissait ce type de volet. Il avait les mêmes chez lui. Tout se passa en douceur. C’était un flic expérimenté.

« Vous me raconterez, » murmura le curieux à travers un interstice.

Le flic grogna en guise de réponse. Frank Chercos était sorti de la bagnole, pâle comme un mort. Autour de lui, les flics (ils étaient deux ou trois) se concertaient en silence. Le flic au volet se rapprocha. Il entendit Frank Chercos parler de Natacha Ollaff, une vedette de séries télé. Le flic au volet se reprocha d’être le dernier informé. Il vit une jambe et du sang sur le cuir de la banquette, puis il eut envie de vomir. Maintenant, Frank Chercos ne se souvenait plus s’il avait vomi ou si quelque chose l’en avait empêché.

Il entendait le type parler à l’intérieur. Il lisait quelque chose et il le relisait comme s’il était en train de l’écrire :

Journal de Ben Balada

Revenir au journal — hallucinations constantes — je ne me déplace plus — dit-il — c’était un personnage — de mon invention — sans sexe — sans opinions — je ne l’habillais pas — dit-il — je m’en sers juste pour sortir — dehors, je ne suis pas moi-même — la nuit comme le jour — un monde parfaitement géométrique — égalités des angles — d’autres personnages — le jour où tu veux sortir — rien ne te l’interdit — la porte est ouverte — déjà ouverte — il faut descendre — croiser l’inconnu — saluer — la première forme d’existence qui s’impose, c’est la courtoisie — quelqu’un dit : elle est nécessaire — « sans elle… » — et suit un long discours que je suis forcé d’écouter — par pure courtoisie — (porte donnant à l’extérieur cette fois) — personne pour l’ouvrir — cette tâche m’incombe — il y a longtemps que je n’ai pas travaillé — pour moi-même — pour les autres — pour une bonne raison — continuer d’exister — « Seule la mort… » — nous séparera — attendue, imprévu — la serrure clique, quelque chose glisse, quelqu’un entre — « N’avez-vous jamais été malade ? » — Je vois ce personnage comme si je pouvais entrer dans sa peau pour le faire parler — Là, sur les murs — vos murs — vos séparations — votre façon de ranger les contenus dans d’autres contenus que vous n’avez pas le pouvoir de ranger — (la rue) — beaux reflets vernis d’une carrosserie — « Ne revenez pas ! » — et pourtant je m’éloignai — il me semblait que je pouvais atteindre cette limite parfaitement dessinée — comme si je l’avais tracée moi-même — dit le personnage nouvellement créé — mais je ne me souviens pas de cette enfance — « C’est bien la direction de P** ? » — c’est — je continue — explique le personnage dans un dernier souffle épique — « On ne joue plus, dit quelqu’un. Oh ! Il y a longtemps qu’on ne joue plus. Vous pensez si j’aimerais jouer encore ! À mon âge ! »

Google

Ben Balada n’aimait pas qu’on le dérange. Le visiteur qui était venu frapper à sa porte était dans sa chambre au rez-de-chaussée. La nuit était bien avancée. Noire. Parfaitement noire. Ben Balada avait abandonné son visiteur en pleine partie. Il avait ressenti une subite envie d’écrire. Ces jeux s’achevaient toujours ainsi chez lui. Le visiteur ne pouvait pas le savoir. Alors il l’avait laissé seul dans le salon, assis devant la table où le tapis de jeu proposait ses défis. Et quand Ben Balada eut fini d’écrire dans son journal et qu’il fut revenu dans le salon, le visiteur n’y était plus. Il ouvrit une fenêtre pour regarder en bas sur le gazon qui jouxtait la maison. Il y avait de la lumière. C’était celle de la fenêtre de la chambre occupée par le visiteur. Il ne l’avait pas encore éteinte. Il n’avait peut-être pas sommeil lui non plus. Qui sait ? pensa Ben Balada. Et à peine l’avait-il pensé que la lumière disparut. Le visiteur avait éteint la lampe de chevet. L’obscurité se réinstalla sur le gazon et dans les hibiscus. Ben Balada s’apprêta à refermer la fenêtre. Mais une ombre fila dans l’allée. Ce n’était pas un chat. Ni le chien qui couchait au garage. Ben Balada ferma la fenêtre, éteignit et revint vers la fenêtre pour en entrecroiser les battants. Il y avait quelqu’un dans le jardin !

Ben Balada aimait les combats. Il ne possédait pas d’armes cependant. Comme il connaissait très bien la maison (c’était la sienne et il l’occupait depuis toujours), il se proposa de surprendre celui (ou celle) qu’il considérait déjà comme un ennemi. Une victoire serait la bienvenue en ces temps de disette intellectuelle. Il traversa l’appartement et, au lieu de descendre au garage, il emprunta l’escalier de la cuisine qui donnait de l’autre côté de la maison. L’intrus avait progressé entre-temps. Il fallait en tenir compte. Ben Balada descendit l’escalier, entra dans l’ombre épaisse des hibiscus et se posta pour habituer ses yeux à l’obscurité. Bientôt, il distingua nettement les objets familiers parfaitement immobiles dans le noir. Il attendit encore, cette fois pour écouter. La brise était légère cette nuit. Son cerveau s’appliqua à mesurer ces froissements de feuilles, ces dérangements distincts, toute la gamme du silence. Il n’en était pas à sa première expérience de la nuit. Non pas qu’il y eût eu d’autres intrusions, à part celles des animaux toujours plus rapides et prudents. Mais avec les années, l’angoisse s’était affinée au point de rendre possible les identifications les plus improbables.

Et en effet, il le vit. C’était un homme. Qui était-il ? Peu importait pour l’instant. Appelons-le l’intrus. Il n’a pas encore d’âme, pensa Ben Balada, mais cela viendra en son temps. Cette pensée le ravit. Il se promit de provoquer le moins de bruit possible, car il n’était pas souhaitable, dans ces circonstances, de réveiller son invité. Il frapperait le premier, certes, mais sans bruit. En principe, la perte de la conscience précède le cri, se dit-il. Puis il sourit et affina son regard. L’intrus gravissait en ce moment les escaliers de la terrasse. On aurait dit un animal, mais son souffle était celui d’un homme. Il était impossible de résister à l’envie de savoir le plus vite possible ce que cherchait cet inconnu. Et le cerveau de Ben Balada s’emplissait en même temps de réminiscences relatives à des actes dont il savait qu’ils pouvaient être la source d’ennuis. Mais tout aussi bien s’agissait-il d’un vulgaire cambrioleur ? Ben Balada empoigna le manche d’un outil de jardinage. Il en caressa la patine jusqu’à rencontrer le fer. C’était une binette qu’il jugea sur le coup un peu trop agressive. Continuant de fouiller l’obscurité du mur, il trouva enfin ce qu’il cherchait et reprit sa progression vers l’intrus qui était sur la terrasse maintenant. Comment grimper ces escaliers sans se faire remarquer ? pensa soudain Ben Balada. Et si cet homme était costaud ? S’il avait plus l’habitude que moi de ce genre de situation ?

L’enthousiasme des premiers instants s’était subitement refroidi. Ben Balada retourna à l’escalier de la cuisine qu’il remonta sans se soucier du bruit que produisaient ses semelles ou sa respiration, il eût été bien incapable de le dire. Était-il d’ailleurs question de parler à quelqu’un ? Il retourna dans son bureau et remis en route le magnétophone de son PC. Sa voix reprit le cours de son journal :

Journal de Ben Balada

« Le cycle est d’un an. Et selon la région où vous habitez, le nombre des saisons varie. Et ça recommence. Puis, au bout de quelques années ou d’un nombre considérable d’années, des signes de fin apparaissent à la surface. C’est la fin. Je ne sais pas ce que ça vous inspire, mais moi, j’écrirais tout le temps ! » — et ainsi nous voguions — Shantí sent à quel point le fait de transporter le moteur avec soi change le sens des voyages et partant de toute l’Histoire — nous, nous regardions le vent — et il était favorable — pour l’instant — la vie se composant au fil des découvertes — et nous nous aimions — au point de songer à nous multiplier — là, sous les arbres d’une île — cycles des végétaux — « Comme nous sommes différents ! Les arbres ne vieillissent pas. » — ce qui n’est pas faux — ce n’est pas vrai non plus — on manque de repère — la mort efface les angles — les droites se croisent pourtant — on voit bien que c’est le principe — tendant nos lèvres vers les fruits — cherchant des ressemblances — et nous n’avions pas fini d’y penser que nous voilà de nouveau filant vers l’horizon — Ils installent des stations de ravitaillement selon un schéma conçu d’avance — on ne risque pas de se tromper — les nuits pouvaient être douces — de cette douceur qui donne envie de recommencer — de ne jamais perdre le fil — d’être toujours là — « Pas si seuls que ça, mon ami ! » — et là, au bout du chemin, l’automne s’est changé en hiver — ou l’hiver en printemps — qui sait si l’été n’est pas une saison ? — tout cela s’annonçait par des signes — Vogue la galère ! — Nous n’en savons pas plus — Nous voudrions savoir — Nous voyageons pour le savoir — Et quand il faut s’arrêter, tu prends la parole et mon esprit s’embrouille — je ne sais plus ce que je dois au vent —

Google

Je ne dormais pas. J’avais éteint et laissé la fenêtre ouverte. Dehors, la nuit était parfaitement obscure. On entendait à peine le vent. Ce n’était pas du vent. Je goûtais à cette tranquillité comme à un bon vin. Ben Balada me l’avait offert. Je me sentais tellement bien dans cet endroit somme toute assez ordinaire que je promettais d’y demeurer quelques jours, le temps d’en savoir plus sur mon hôte. Je m’en réjouissais déjà. Soudain, sa voix traversa le plancher. Il lisait à haute voix. C’était le même ton et le même débit que j’avais entendu quand il s’était retiré pour écrire dans son journal. J’avais fini par perdre patience et je ne l’avais pas attendu pour terminer la partie. Je connaissais le chemin de la chambre qui m’était allouée. Et maintenant, après un long moment de silence qui m’avait invité à penser qu’il était allé se coucher lui aussi, il reprenait le cours de ce qui paraissait constituer son occupation principale : écrire dans un journal. À toute heure du jour et de la nuit, constatai-je en souriant. Il m’était impossible de reconnaître le sens de ces paroles. Je ne m’y efforçai pas. À quoi bon ? Ce bruit languissant, celui d’une récitation (il m’avait confié qu’il enregistrait toujours après avoir écrit), avait peut-être la faculté de m’endormir. Peut-être était-ce ce que me souhaitait mon hôte. Ce n’était pas désagréable, loin de là !

Mais soudain, alors que le sommeil commençait à se promettre, un grand bruit ébranla, me sembla-t-il, le plafond au-dessus de moi. Cela dura une bonne minute. On luttait là-haut ! Je ne pouvais pas penser que mon amphitryon se livrait à des exercices physiques au-dessus de ma chambre, sachant que je n’y trouvais pas le sommeil. Il n’était pas ce genre d’homme. Et moi je n’étais pas du genre à m’interposer entre deux adversaires. De plus, s’il y avait dispute, j’en ignorais la raison. On se battait décidément à mort !

Puis le silence retomba comme il était parti. Il me sembla qu’on traînait un corps. Je n’avais jamais entendu ce genre de bruit, sauf peut-être à la télévision qui me sert souvent, je l’avoue, d’expérience avant même toute hypothèse. J’attendis.

Combien de temps se passa-t-il avant que la porte s’ouvrît ? Le fait est que Ben Balada actionna l’interrupteur et que la lumière du plafonnier m’aveugla. Était-il en sang ?

« J’ai besoin de votre aide, haleta-t-il, ce qui ne me rassura pas.

— Je suis à votre service ! m’écriai-je plus par peur d’avoir à le rendre que par devoir d’avoir à l’oublier.

— Je viens d’assommer un homme !

— Mais je n’étais pas venu pour ça !

— Je sais ! Je sais ! Google ! Google ! Suivez-moi, ô mon double ! Ceci est un théâtre ! »

Je le suivis. Nous remontâmes quatre à quatre un escalier étroit. Ce diable était agile. J’arrivais dans le salon avec la bave sur le menton. Un homme était étendu sur le plancher, les yeux ouverts et les bars en croix. Je me sentis mal.

« Il n’est pas mort, dit Ben Balada. Je l’ai simplement frappé sur le crâne. Mais il l’a solide, le bougre !

— Je ne suis pas mort, » répéta la victime.

Ben Balada le soutenait en braillant car j’hésitais à m’approcher de ce qui me paraissait plus proche du fantôme que de l’homme qui se remet d’un coup sur la tête. Il ne retrouvait pas sa respiration. Le sang ne coulait pas, mais il se frottait les cheveux en gémissant.

« C’est un policier, dit Ben Balada. Je le connais.

— Mais vous ne m’avez pas reconnu, » fit le policier.

Nous l’installâmes sur le canapé. Ben Balada avait fait le tour de la personne pour s’assurer qu’elle ne saignait pas comme je le suggérais avec une insistance qui provoqua quelques débordements d’appréciation. Un verre de rhum fut servi.

« Je ne bois pas, précisa Ben Balada en ajustant le verre sur les lèvres du policier.

— Est-ce un de vos personnages ? demandai-je comme si la scène manquait de vraisemblance.

— Vous allez me faire rire ! » toussa le policier.

Mais j’avais plutôt le don d’irriter Ben Balada. Il me le fit savoir en me poussant dans les coulisses. Je m’assis prudemment sur la chaise que j’avais occupée pendant toute la soirée que nous avions passée à tenter d’élucider le mystère du tapis et de son non moins énigmatique correspondant. Je dus alors paraître hermétique :

« Le tapis ! m’exclamai-je.

— Quoi le tapis ! rugirent ensemble Ben Balada et le policier.

— Il a disparu !

— Disparu !

— Le tapis ! »

Journal de Ben Balada

Eliot/Machado — « Entre l’idée et l’acte, entre le rêve et la réalité, l’Ombre s’interpose, car le Royaume t’appartient, » dit l’un — et l’autre : « Entre la vie et le rêve, il y a autre chose : Devine ! » — entre la poésie qui donne et la poésie qui prend — la subtilité d’une pliure mentale à l’endroit où l’angoisse et la résignation se rejoignent pour former un homme — tandis que l’Ombre donne un sens — sans le prendre toutefois — poésie des heurts plus que des rencontres — ici, au midi de la modernité enfin acquise — l’Ombre qui s’étend — à la fois portée et propre — sans nuance de gris pour distinguer de loin l’une et l’autre — au sommet de la confusion des genres — la question touchant à la réalité et à ce qui n’est plus elle — tentant d’y trouver à redire — la langue nécessaire ou purement inévitable — parce qu’il faut aussi parler — que rien ne s’écrit en dehors de la parole — celle qu’on donne et celle qu’on prend — au fond la parole qui s’arrache comme un cri — mais sans la portée du cri — distance illusoire — et sans cette propriété dont il serait impossible de dire si elle est naturelle ou pas — « Devine ! » dit le poète acquis à l’expérience de la trajectoire — tandis que l’autre sait que la lumière a son importance — que c’est un espace qui se décrit — et non pas cette durée que l’esprit met à profit pour pallier les attouchements du verbe — mélancolie peu fatale — avec au bout de ce temps une confession — pas seulement l’aveu d’impuissance — mais la confiance tenace — voire obtuse — gagnée sur ce qui demeure une énigme — alors que l’Ombre confère de l’avance — installant la mort non plus aux détours — mais comme filtre d’amour — vanité des rencontres prévues et des trous de mémoire inattendus — la terre de Castille prend un sens — et le Royaume ne projette plus des ombres — la règle voulant que l’ombre portée est plus sombre que l’ombre propre — petit détail qui s’observe sur le tas — avec le temps et la patience — objets disposés de l’intérieur et créatures de l’extérieur — venues de l’extérieur pour peupler le vide laissé par les défauts de succession —

Télévision

14

Alice Qand avait rendez-vous au Congrès avec le docteur Efem (un acronyme sans solution), spécialiste de la chirurgie de réattribution sexuelle. La rencontre était prévue à dix heures du matin en ce premier jour du Congrès qui s’achèverait le lendemain. Des anarchistes occupaient les WC, certains de pouvoir y retenir des congressistes harcelés au dernier moment par un besoin naturel. Alice évita les quolibets destinés à son apparence. Sa transformation était imparfaite. Ce n’était que maquillage grossier, rembourrage et vêtement trop clinquants pour être d’inspiration purement féminine. Il en était parfaitement conscient. Mais si le docteur Efem promettait de corriger les défauts de la chair sans provoquer de conséquences irréversibles (comme cela arrivait souvent), Alice n’éprouverait plus le besoin insensé d’exagérer jusqu’au ridicule les apparences de sa nature profonde. Il était décidé à franchir le pas. Outre les proportions, le corps serait affecté au niveau des deux éléments significatifs de la féminité : les seins et l’entrejambe. Le docteur, contacté un mois avant le Congrès, lui avait envoyé un opuscule détaillant les progrès de la science dans le domaine du choix, notamment celui qui concernait le sexe ou le nonsexe d’ailleurs. Ablation des organes mâles, greffe d’une matrice encore vivante, seins artificiels dotés d’un grand pouvoir de sensibilité aux caresses ou greffe de seins extraits d’un corps vivant et volontaire, rien n’avait arrêté le progrès et il était maintenant acquis qu’on n’avancerait plus dans ce domaine, la perfection ayant été atteinte. Le docteur Efem participait au Congrès pour établir avec ses confrères du monde entier le protocole définitif de la chirurgie de réattribution sexuelle.

Alice ne répondit pas aux moqueries, celles des transsexuels étant les plus cruelles. Il entra dans la salle principale du buffet, celle où l’on servait du café accompagné de viennoiseries. Dans les salles adjacentes, des amateurs de curiosités gastronomiques attendaient qu’on les serve, attablés devant des nappes immaculées. À dix heures à peine passées, toutes les têtes se tournèrent vers les WC du hall d’entrée, car on y tabassait un cadre de la GOD qui avait perdu dans la bagarre son arme de poing et son autorisation de sortie. Alice reconnut David Alez. Celui-ci l’avait appelé la veille pour exiger une fiche de citoyenneté qu’Alice avait oubliée ou refusé de remettre au facteur. Il avait donc fait l’objet d’un signalement de la part de ce fonctionnaire intransigeant. La fiche était dans la poche d’Alice qui hésitait encore à participer à une de ces séries télévisées où le citoyen est invité à jouer un personnage souvent étranger à sa propre identité. Tout manquement à cet ordre de mission d’importance républicaine était durement sanctionné. Tout le monde, y compris Alice, connaissait quelqu’un qui avait ainsi gâché au moins vingt ans de son existence à exécuter des travaux pénibles au fond d’un trou quelque part dans l’univers connu.

Alice jouait serré. Sa décision de recourir à la chirurgie de réattribution sexuelle datait du coup de téléphone de David Alez. La raison en était simple : les femmes condamnées pour manquement aux devoirs citoyens n’étaient jamais exportées. On les enchaînait à leur travail actuel alors que la citoyenne volontaire était libre de retourner chez elle après le travail obligatoire et même de prendre des vacances si elle le méritait. Être enchaînée n’était pas une perspective de bonheur, mais si on connaissait le milieu comme le connaissait Alice, on pouvait échapper aux pires contraintes et retrouver un semblant de liberté. C’était ça ou entrer corps et âme dans une série et risquer d’y perdre la vie ou la raison, destin organisé par l’auteur en adéquation avec la production elle-même complice du destin national. Bref, Alice Qand, malgré un bagage scientifique remarquable, avait lu ça dans les bandes dessinées à usage adulte.

Le docteur Efem n’allait pas tarder à arriver. Le calme était revenu dans le hall d’entrée. Des techniciens effaçaient les traces de luttes, lorgnant les tables où fumait le café. Alice acheva deux croissants au chocolat et à la crème pralinée. Il était dix heures trente. Le docteur était en retard. Et Alice s’impatientait, d’autant que son crédit café allait s’épuiser. Il avait aussi lu ça dans les BD adultes de son enfance. L’angoisse prit la forme d’une goutte de sueur qu’il s’empressa d’écraser sur sa joue. Le fond de teint encrassa un ongle qu’il frotta nerveusement dans une serviette de papier. « Je ne suis pas folle, pensa-t-il. Je sais ce que je veux. Il viendra. Je ne l’ai pas inventé. »

Il était urgent de convenir d’un rendez-vous chirurgical avec le docteur Efem. David Alez était connu pour son obstination. Il poursuivait ses personnages jusqu’à les enfermer dans la série en cours de formation. S’il ne parvenait pas à vous convaincre, vous étiez bon pour le goulag ou l’enchaînement à votre poste de travail si vous apparteniez à la gent féminine. Alice se savait capable de résister à la tentation de céder aux pressions sociales qui contraignaient toujours l’individu à entrer corps et âme dans le personnage qui lui était affecté. Et s’il résistait, il fallait que ce soit en femme reconnue par le gouvernement. Seul le service du docteur Efem possédait cet agrément exceptionnel. Mais le docteur n’était pas à l’heure au rendez-vous. Ou il ne viendrait pas. Il n’était pas rare en effet qu’il y eût entente entre la chirurgie de réattribution sexuelle et le service de rédaction des séries télévisées autorisées par la Constitution.

Journal de Ben Balada

Intervention — connaissances & dons magiques — mortelles toxines de la croyance — poème à thèse — don du chant — capacité de refus — pouvoir de transmutation spéciale — intensité exceptionnelle de l’émotion — impulsion à agir sur la vie pour la changer — irréductible — plaie ouverte de l’esclavage — Afrique perdue — revendication & amertume — dramatiques retours sur soi-même — il n’y a pas d’autre poésie — je n’en reconnais aucune autre — ceci est le graphe tracé par la poésie dans le cœur de l’homme — tout le reste est étalage — produits à vendre de la vanité et de l’orgueil — comme tout ce qui se vend — se donne pour prendre — pas d’autre différence à écorcher sur l’étal — une terre s’est perdue — un temps s’est arrêté — une langue a fourché — et ce personnage — cette relation apocryphe qui étend son influence d’un bout de la vie à l’autre — même s’il faut reconnaître que l’angoisse et la résignation ont leur place dans cette dérive du sens — mais quand je mets le nez dehors — quand je croise d’autres insectes constructeurs — ce qui manque le plus à ce décor de jeu de société — ce n’est pas la terre — qui est remplaçable — ce n’est pas le temps qu’on retrouve dès qu’il se met à pleuvoir — pas même une ressemblance pour pousser à y croire — c’est la langue — cette langue qui n’est pas la mienne parce que tout le monde s’en sert pour redire — je souligne parce que je lis beaucoup — c’est mon métier — et c’est redis qu’il faut dire — et conclure — tandis que le jardin s’accroît ou s’amenuise — que le soleil a des ailes ou qu’il se prend vraiment pour un oiseau — que l’oiseau lui-même retrouve sa branche — que cette flopée d’objets m’assaille — de l’intérieur comme de l’extérieur — et rien ne m’appartient parce que je n’ai pas le don de l’acquisition — je n’ai pas cette passion sensée pour l’accumulation — recherchant peut-être plutôt le remplacement — à intervalles de chance — d’objectivités — et même réduisant cet espace — ou cette représentation de l’espace — pour y inventer une autre espèce de disparition — sans défaite ni destruction — comme une bougie est soufflée — étonnant un observateur par définition médusé et par habitude tranquille. Qui es-tu ?

Google

Contrairement à ce qui a été rapporté plus haut et après une minutieuse recherche chez Google, il apparaît que dans la voiture de police que suivait Capolar en moto (avec Clarissa del Mono sur le siège arrière) un personnage s’était glissé sur la banquette arrière alors que nous savons que le volant était tenu par le lieutenant Frank Chercos et que la place du mort était occupée par Jim Ocaze. Nous avons reconnu, grâce à notre lorgnette à petits bouts (ou détails) l’auteur du journal intime qui borne les épanchements du présent rapport circonstanciel, autrement dit Ben Balada. Bien entendu, nous reconnaissons notre incapacité (nous ne cachons rien) à distinguer le Ben Balada googuelisé de celui qui refuse d’endosser cette apparence. On remarquera ici que chaque fois que nous trouvons une solution (ici, le troisième homme de la voiture), un nouveau problème s’impose à notre esprit, comme si nous étions, plus que la source d’une science des solutions (quitte à les trouver ailleurs que dans l’imagination), le facteur aux écritures des contrariétés inhérentes à la pratique du récit.

Et pour ajouter de la connaissance et de la douleur à notre épistémè, il est évident que si Frank Chercos est le personnage qui colle son oreille à la porte (mais laquelle : il y en eut deux, pas moins), alors Ben Balada n’est pas dans la voiture ; de là à penser qu’il s’agit de quelqu’un d’autre, il n’y a qu’un pas. Mais le franchirons-nous aussi facilement que nous écrivons ?

Or, voici ce qui se passa (pour témoigner cette fois de façon définitive, un peu à la manière des parquets, que Ben Balada était bien dans la voiture) :

Ici, le lecteur voudra bien tirer les dés : à moins de 6, il empruntera la voie 1 ; et à plus, il optera obligatoirement pour la 2. Ainsi, si vous souhaitez à tout prix prendre la voie 2 (la voie de quoi au fait ?), vous n’enfournerez pas moins de six dés à six faces dans le cornet. À vous de voir ; la boîte contient toute une série de dés à faces visibles ou cachées. Que le Grand Spalas soit avec vous !

Journal de Ben Balada

« Vous ferez des rêves agréables. » — et après ? — après les rêves — agréables ou non — serez-vous toujours là ? — pour désigner la prochaine cible — pour me pousser un peu… — sans vous… — ah ! je n’ose me l’imaginer ! — douceur des draps — je fais pipi dedans — à la fenêtre, le ciel est bleu — de cette blancheur d’été que contient le mot bleu — je vous suggère d’incliner mon lit dans ce sens — par terre, les fleurs continuent d’exister — ou alors il neige et je ne suis pas là — observant vos mains — qui attendent — de travailler — de travailler à mon souvenir — moi petit bibelot au reflet de céramique — quelque part dans le gazon de votre cœur — époque de regain perpétuel — le vent dans les sapins me rapproche de la mer — encore une partie de pêche — ce n’est pas trop demander — tandis que vos mains cherchent l’inspiration — et vous savez de quoi vous parlez — vous en avez fait des rêves ! » — je me souviens de vos cris — vos apnées — la sueur — le craquement indiscret d’un volet caressé par le vent — l’herbe coupe — saut de carpe — reflet métallique du désir — vous avez raison : il n’est pas désagréable de rêver sous les arbres — d’ailleurs nous rêvons ensemble — vous me rêvez — et je vous vois — voilà ce qui nous distingue — et excusez-moi si je suis un peu en retard — j’ai attendu si longtemps ! — et vous n’étiez pas là — vous attendiez vous aussi — mais ailleurs — « Vous ferez des rêves agréables » est un conseil — nous ne faisons pas ce que nous savons faire — l’un dans l’autre — lit-fenêtre et porte-vent — sans oublier la pression des murs sur l’imagination — n’oublions rien — si c’est encore possible — si vous avez le temps — si c’est l’heure — si la faculté de rêver n’est pas un rêve — vous m’avez si souvent trompé ! — je ne sais plus qui vous êtes.

Coulures de l’expérience

Voie 1

Frank Chercos, qui avait l’oreille collée à la porte (en bas, sur le trottoir, les flics se livraient à un examen minutieux de la scène du crime), entendait une voix d’enfant. Il n’était pas possible, sans voir l’enfant d’aussi près que le permet la décence, de savoir si cet enfant était une fille ou un garçon. Le fait était (encore une pornocacographie qui ne sera pas du goût de Malherbe) que John Stentorio écoutait les propos de l’enfant sans en interrompre l’étrange monotonie. Mais de quoi cet enfant pouvait-il bien s’entretenir avec un assassin ? La salive manqua à Frank Chercos pour humecter ses lèvres. Il colla son oreille avec plus de passion. Les mots semblaient s’enchaîner selon les bonnes règles syntaxiques, mais le sens de cette structure échappait à l’entendement, du moins à travers le filtre de la porte. La solution consistait à l’ouvrir. Or, John Stentorio, qui venait d’abattre une actrice célèbre de la télévision de trois coups de feu dans le cœur, n’avait pas, à la connaissance de l’instruction en marche, jeté son arme. Il y avait de grandes chances pour qu’il l’eût conservée par-devers lui. Mais qui était cette enfant ?

Le temps était venu d’entrer en action. D’ailleurs, un des flics normalement affectés aux constatations d’usage avait remonté l’escalier sur ses quatre pattes. Au bout de l’une d’elles, fermement empoigné, un révolver martelait les marches une à une. L’enfant cessa de parler. Frank Chercos redouta qu’il y fût contraint par la puissante main de John Stentorio qui tenait dans l’autre l’arme du crime précédent. Le flic, qui était couché et haletait, suggéra que ce second crime était une hypothèse et qu’il valait mieux donner l’assaut. Frank Chercos le foudroya du regard :

« Et s’il y a un troisième individu à l’intérieur ?

— Comme dans la bagnole… ?

— Vous avez trouvé un autre cadavre ?

— Dans la Dodge non ! Mais dans la voiture que vous conduisiez…

— Si vous cherchez à m’embrouiller, grogna Frank Chercos en décollant son oreille, je vous signale au maître du jeu !

— Capolar ? Il est sur sa moto avec Clarissa… »

Le flic s’était mis à compter sur les doigts qui lui restaient, les autres étant occupés à autre chose. Frank Chercos avala le peu de salive qui lui était venue suite à cet incident. Le silence s’était installé à l’intérieur. Qui était mort ? pensa-t-il en même temps que le flic.

Il se releva et enfonça la porte d’un coup d’épaule. Deux armes furent braquées sur John Stentorio qui était forcément le plus grand des deux personnages présents. L’enfant suçait un sucre d’orge, l’air ravi. C’était une fille. Ça se voyait, mais quelquefois, dit le flic, l’aspect est trompeur…

« Debout ! hurla Frank Chercos.

— Il est déjà debout, fit le flic qui était observateur et qui aimait jouer. Si on lui demandait pourquoi il l’est ?

— Il est laid ? bredouilla Frank Chercos.

— Pourquoi je suis debout ? dit John Stentorio. J’aimerais bien le savoir…

— Tu t’es levé quand on a entendu ce bruit dans l’escalier, dit l’enfant.

— C’était moi, » reconnut le flic.

Frank Chercos ne voulait pas s’en laisser compter. Il ne croyait pas au surnaturel, mais il connaissait le niveau technologique de son époque : cet enfant pouvait n’être ni garçon ni fille, mais androïde. Le flic haussa les épaules :

« Il n’y a pas d’androïdes dans ce jeu, patron… Vous voulez que je jette un œil dans sa culotte… ?

— Jetez-le plutôt dans la cuisine ! »

Le flic colla son oreille. Il se retourna vers son supérieur pour signifier, d’un regard, que le silence qu’il entendait ne voulait pas forcément dire qu’il n’y avait personne dans la cuisine. Frank Chercos faillit lui rétorquer qu’il le savait déjà. C’était à l’enfant qu’il fallait poser la question. Il jeta les dés. Merde ! C’était John Stentorio qui y répondrait… ou pas.

« Ouvrez la porte, dit celui-ci. Vous verrez bien.

— Il faut jeter les dés pour l’ouvrir ? demanda le flic.

— Ouvrez-la sans rien jeter ! »

Le cadavre de Jim Ocaze n’était pas beau à voir. Mais avant de vomir, le flic pensa que par conséquent, le type qui était assis à la place du mort dans la bagnole suivie par la moto de Capolar ne pouvait pas être Jim Ocaze. Et comme on savait déjà que celui qui conduisait n’était pas Frank Chercos, avec qui Ben Balada voyageait-il… ? En admettant que le passager de la banquette arrière fût bien Ben Balada. Car, poursuivit le flic toujours avant de vomir, vous auriez pu tirer un 6 et même plus, patron ! Il vomit.

Frank Chercos comprit alors qu’il n’était pas sur la bonne voie. Il saisit la bouteille qui était sur la table, arracha le bouchon avec les dents et avala une longue goulée qui l’empourpra aussitôt. John Stentorio caressait les cheveux de l’enfant mais, expliqua-t-il, comme c’est ma fille, cela n’a rien de hors jeu. Frank admit la proposition et nota sur sa feuille de route : John Stentorio est le père de Misti. Mais alors, qui est la mère ? John ne voyait pas d’inconvénient à révéler ce secret familial aux autorités.

« Tu veux lui dire toi-même ? demanda-t-il à Misti.

— Qu’il aille se faire foutre ! » aboya-t-elle.

Le flic avait fini de vomir. Frank le tira par la manche pour l’extraire de la cuisine. Jim Ocaze était couché sur le potager. Le sang dégoulinait encore par terre, preuve que la mort était récente. Il s’approcha pour identifier le type de blessure. Il réfléchit : On aurait entendu le coup de feu. Donc, une arme blanche a servi à pratiquer cette ouverture dans le ventre. L’aorte a été sectionnée. John Stentorio, immense et tranquille, était derrière lui. Il tenait toujours ses mains sur sa tête. Pourtant, Frank aurait juré qu’il avait caressé les cheveux de sa fille, en admettant que ce fût sa fille et qu’elle n’était pas un androïde.

« On l’a trouvé comme ça, dit John.

— Exactement comme ça, confirma Misti.

— Ya pas cinq minutes qu’il est mort… dit Frank d’une voix pleine de sous-entendus.

— Trois, dit Misti. »

Elle croqua le sucre d’orge.

« J’ai compté, dit-elle. J’ai gagné le chronomètre au tirage au sort.

— Mais quel tirage au sort ! s’écria Frank. Il n’y a jamais eu de tirage au sort !

— Vous êtes arrivé en retard, patron, dit le flic qui retrouvait sa joie naturelle. Alors on a commencé sans vous…

— Sans moi ! »

Frank avait une raison. Il n’était pas obligé de s’excuser, ni de s’expliquer. Clarissa del Mono n’était pas étrangère à ce retard. Un bon moment. Il se souvenait d’un plaisir intense. Don Benito était venu le chercher.

« Si vous voulez la voir, lui avait-il dit, dépêchez-vous ! Elle part en voyage.

— Avec qui ?

— Pourquoi voulez-vous toujours qu’elle soit accompagnée par quelqu’un qui n’est pas vous ? Vous devriez changer de tactique, lieutenant…

— Je veux savoir si Misti est ma fille.

— Elle est la fille de John Stentorio. Et vous avez une sacrée envie de lui coller un meurtre sur le dos.

— Qui a tué Jim Ocaze ?

— Pourquoi ne conduisez-vous pas la voiture avec lui à la place du mort ?

— Est-ce que j’ai droit à un autre jet ?

— Secouez le cornet pour voir… Il arrive que le maître du jeu accepte qu’on se refasse… surtout si l’histoire prend un chemin sans issue apparente.

— C’est le cas ! Laissez-moi essayer !

— Demandez à Capolar.

— Je vais arrêter la bagnole !

— Mais vous n’êtes pas dedans !

— Ne me dites pas qu’il n’y a pas de solution !

— Il y en a autant qu’on veut. Mais ne jetez pas les dés à la place du lecteur. »

Journal de Ben Balada

La violence du poétereau prise en flagrant délit d’innocuité — ce palliatif de la critique exercée sur ce qui la dépasse — le plan d’occupation des sols encore arables — affiches qui grandissent comme les médailles octroyées aux suppôts — parcourir les glèbes de Castille suffit pourtant à prendre la mesure des enjeux — même si on préfère les avant-gardes de la même époque — il n’y a d’ailleurs pas de commune mesure — pourtant la racaille municipale s’entend à donner la parole — ce bien arraché et non pas commun — aux leçons du rimailleur qui ne rime plus par esprit de liberté, dit-il — mais avec la plainte des rimes qui lui manquent maintenant — pleurs de la langue réduite à sa fonction de différenciation. L’autre jour j’écoutais un de ces pédagogues de la leçon à retenir au détriment de toutes celles qui n’enseignent rien — il ânonnait pour paraître profond — il enseignait le définitif et la simplicité — tordant des mains qui étaient ses personnages — les empêchant d’être vues avec des mots choisis dans le dictionnaire — et l’esprit voletait en attendant — picorant des fenêtres — on le voyait prisonnier sans nécessité de chaînes — incapable de frapper à la porte dans le sens inverse — d’interroger le dehors au passage des véritables oiseaux — ceux qui ne savent rien du vol et tout du plaisir et de l’utilité de cette science inouïe — poétaillon sur socle — il demandait à être compris — ne donnant rien à comprendre — ni même rien à effacer — comme si ce travail d’effacement ne lui venait pas à l’esprit — comme s’il croyait en lui — comme s’il n’était pas un drôle d’oiseau — avec son bec taillé comme un crayon et ses serres vernies — et je voyais un pot de fleurs à la place de son poème — ou plutôt un pot en fleurs — un pot enraciné dans une terre sans histoire — avec tout autour des traces de doigts — ses propres doigts ayant rassemblé tout ce qui pouvait faire office de lieu — enracinement des prétentieux dans le ciment de la reconnaissance — aucune parole ne prenant la poudre d’escampette à la moindre ouverture — oiseaux peu surpris d’être des oiseaux — ou de n’être que ça —

Coulures de l’expérience

Voie 2

Le policier que mon hôte avait à moitié assommé s’appelait Frank Chercos. Il était, paraît-il, « très connu ». Des trois personnages peuplant la maison de Ben Balada cette nuit-là, j’étais le seul à ne pas le connaître. Mais le « fameux limier » ne s’en formalisa pas. Il reconnut, sans cesser de frotter sa bosse avec un onguent que Ben Balada avait extrait de son armoire, que beaucoup de citoyens ignoraient « jusqu’à son existence ». Il n’en restait pas moins que le tapis avait disparu. Frank Chercos nous demanda de le lui décrire, car on ne se lance pas à la poursuite d’un objet volé sans savoir à quoi il ressemble. Pour la troisième fois depuis le début de ce récit, Ben Balada en traça les grandes lignes :

F:\TELEVISION\L'AMERIQUE\LE VOYAGE EN FRANCE\MARVEL IN HELL\CANNIBALES\N2\chiasme.jpg

Il avait tellement soigné son travail que Frank Chercos faillit perdre patience plusieurs fois. C’est un personnage pressé. Il n’avait toujours pas expliqué pourquoi il rôdait dans le jardin de la maison de mon hôte. Pour l’heure, il apprenait par cœur les lignes et les points de la reproduction du tapis tel que l’avait exécuté Ben Balada. Il demanda la permission d’allumer une cigarette et se pencha sur moi avec l’air soupçonneux qu’il est coutume d’attribuer aux policiers de collection.

« Êtes-vous d’accord avec cette interprétation ? me demanda-t-il.

— Si vous nous disiez d’abord ce que vous fabriquiez dans le jardin ? rétorquai-je pour alimenter la conversation d’une légère distorsion.

— On vous l’a volé, oui ou non, ce tapis ? » beugla-t-il alors que l’enfant dormait dans la pièce à côté.

Ben Balada se précipita sur la porte correspondante et l’entrouvrit. D’après lui, l’enfant était assis dans le lit et lisait un illustré à l’aide d’une lampe torche. Il referma la porte et revint dans la conversation, non sans commenter ce qu’il venait de voir (il fallait le croire sur parole) :

« Elle ne paraît pas traumatisée plus que ça, dit-il d’une voix brisée par l’émotion. Les enfants d’aujourd’hui sont blindés…

— On en trouve plein chez Google, ricanai-je.

— C’est comme ça que vous êtes tombé sur votre hétéronyme ? dit Frank Chercos.

— Rien à voir ! » fit Ben Balada.

Il me jeta un regard désespéré. Il semblait connaître les flics mieux que moi. Celui-ci nous observait tour à tour, incapable de décider qui était qui. La seule chose dont il était sûr, c’était que le tapis avait disparu et qu’il en avait la reproduction sous les yeux. Le reste, avoua-t-il, était trop long à expliquer. Mais il connaissait le voleur. Celui-ci l’avait même suivi en moto, mais à ce moment de l’histoire, il était loin de s’imaginer qu’il n’était pas lui-même au volant de la voiture dont la place du mort était occupée par Jim Ocaze.

« Jim Ocaze ! s’écria Ben Balada. Le barman du Nurdakj ?

— Vous connaissez cet individu ? murmura le policier.

— J’ai vu sa fiche quelque part… Attendez… J’avais pris des notes à l’époque… »

Et Ben se mit à fouiller dans un tiroir dont l’existence avait été jusque-là secrète. Il finit par en sortir une fiche :

Télévision

15

Pierre Saint était un brave type. Il n’avait jamais fait de mal à personne. À peine majeur, il avait hérité d’un café situé sur la rive droite du canal. Ce n’était pas une grosse affaire, mais il fallait reconnaître que le même établissement situé sur la rive gauche l’aurait hissé presque au sommet de l’échelle sociale. C’était ça la différence, entre les deux rives du canal. Un système inventé après la guerre pour remettre les pendules à l’heure. Il ne s’était pas mêlé des révoltes qui avaient pourri l’existence après le vote de la Constitution qui avait imposé la création du GOD, un acronyme qui voulait dire quelque chose comme : Garanti par l’Ouvrage Divin. Ah ! ce n’était pas facile de s’y retrouver ! On ne connaissait personne, à part des gens qui vous ressemblaient et qui n’en savaient pas plus que vous sur les tenants et les aboutissants de l’œuvre en question. Les autres, les riverains de gauche, on ne les voyait qu’au moment d’avoir des ennuis avec la justice et les autres administrations de l’État. Ces derniers temps, on en avait eu deux : David Alez, qui est bien connu pour ses créations en série ; et monsieur Alfred Vermoy, qui habite juste en face et qui traversait l’écluse depuis quelques jours pour rencontrer Robert Lalus, un petit fonctionnaire qui écrit des adaptations dont le théâtre municipal ne veut pas. Pierre Saint, qu’on appelait Jacques, se demandait comme les autres ce que Vermoy avait dans la tête. Ça intriguait Gauthier Renon, le directeur du théâtre municipal, celui qui refusait systématiquement les adaptations de Robert Lalus. Celui-ci bavardait avec Alfred Vemoy, à l’écart des autres qui étaient attablés sur la terrasse autour du metteur en scène.

Pierre Saint était accoudé, comme d’habitude, à son comptoir quand David Alez entra, ce qui provoqua des mouvements de tête et des commentaires en sourdine. Pierre Saint n’avait jamais eu affaire à David Alez. Il était passé, comme on dit, à travers les mailles du filet télévisuel. Autrement dit, il n’avait pas encore accompli son devoir de comédien potentiel. Il savait que ça arriverait un jour. C’était inévitable. Il s’était même fait à cette idée. Mais quand David Alez est entré dans le café, Pierre Saint a éprouvé un malaise et ses jambes ont manqué de le trahir. Il rapetissait à vue d’œil, disent aujourd’hui les témoins. David Alez commanda un café crème. Pierre Saint s’activa devant le percolateur. Il provoqua un tel vacarme qu’Alfred Vermoy se retourna, lâchant ainsi le regard angoissé de Robert Lalus qui lui faisait face, pour rouspéter dans un langage indigne d’un membre de la communauté dirigeante. David Alez le salua d’un bref signe de la main, puis il s’adressa à Pierre Saint qui se lamentait sans rien dire de compréhensible.

« J’ai besoin de votre fiche, dit David Alez. Vous l’avez conservée… ?

— Je ne comprends pas, dit Pierre Saint, que vous ne la conserviez pas vous-même dans vos dossiers… Voilà ce que je dis s’il faut répondre à toutes les objections. Et je ne suis pas le seul à trouver ça bizarre…

— Ce n’est pas votre affaire, cafetier ! dit puissamment David Alez. Si vous l’avez perdue, je serai dans l’obligation de vous signaler aux autorités gardiennes de la pureté républicaine.

— Je vais voir ça… »

Pierre Saint ôta son tablier. Il ne montait jamais chez lui en tablier. Il ôtait même ses sandales au pied de l’escalier et montait pieds nus, lesquels il frottait sur une espèce de paillasson qu’il avait acheté par correspondance. David Alez dit brièvement qu’il se fichait des pouvoirs de ce paillasson. Il possédait lui aussi un paillasson, mais à son niveau de responsabilité, les pouvoirs des objets familiers n’étaient pas compréhensibles par les riverains de droite. Pierre Saint monta. Il dut s’absenter une minute, pas plus. Il redescendit avec la fiche. David Alez s’en empara comme s’il attendait ce moment depuis des années de patientes recherches. Il la lut. Pierre Saint continuait de rapetisser.

Journal de Ben Balada

L’homme-vite s’en va à la fin de la journée — tel Ulysses — l’homme-lent passe la nuit et disparaît avec le matin — l’un est homme du soir — homme d’action — l’autre peut rêver — il en a le temps — n’hésitons-nous pas ? Entre l’aube et le soir — dans la nuit noire et claire — n’hésitons-nous pas au moins un instant ? Sujets à flatteries et enclins à l’honneur — avec un penchant pour la publicité — il n’y a plus d’enjeu à la hauteur de l’humain — c’est le temps qui passe — nous n’avons rien à laisser et tout à prendre — ce qu’on laissera aura été pris — enlevé ! Le frisson à la place de l’émotion — ce qui se vend pour pallier le manque de construction — l’homme-vite ne revient pas — chaque heure compte double, plus si c’est possible ou simplement nécessaire — plus de femme, plus d’enfant — plus de paysage — le corps recomposé pour la vitesse — avant que la nuit ne le détruise — la lumière s’effaçant au profit du rêve — et le rêve jamais confondu avec l’espoir — car l’homme-vite croit — il installe la foi — les rites de la foi — la confession et l’aveu — à la place de ce que les objets les plus simples sont capables de construire sans lui — poèmes poussés dans le noir — et l’homme-lent —qui ne vit plus — voit la mort comme elle a toujours achevé la croissance — arbres entre la fenêtre et l’horizon — éclairage public des rues-segments — le rêve prend le temps — comme aux dés — une fois donnant et toujours recommencé — poésie accolée aux recherches et aux analyses — la fiction contre le rêve — le peuplement fictif des mémoires — scié une fois la journée achevée — ne laissant pas la place au rêve — mais le surpassant en complicité avec l’enrichissement par le bien — vite retenu et peut-être apaisé — voir ce mort vivant encore après la mort — et ce dormeur — ou cette dormeuse — description d’une lente fin de tout — le monolithe reconnaissant dressé entre la réalité publicitaire et le rêve prémonitoire — n’ayant pas d’autre rêve à recomposer une fois la nuit figée dans la lumière d’un matin qui sent la terre mouillée et la fleur d’aubépine.

Coulures de l’expérience

Suite de la voie 2

Frank Chercos lut et relut la fiche que lui avait remise Ben Balada. Quelque chose lui échappait. Le coup que lui avait asséné notre hôte n’était pas étranger à cet accès d’incompréhension momentanée. Il réclama un verre que Ben Balada lui apporta vide, ce qui ne laissa pas d’étonner.

« Avant, dit Frank Chercos, je comprenais tout du premier coup, mais depuis que je suis le père de cette enfant, je ne sais plus où j’habite…

— En tout cas vous n’habitez pas ici, dis-je. Et vous n’avez toujours pas expliqué pourquoi vous êtes entré dans ma maison…

— Sans effraction ! s’indigna-t-il. Misti avait soif…

— D’aventures peut-être !

— Vous n’allez pas vous aussi soutenir la thèse Stentorio !

— Celle qui veut qu’il soit le père de Misti, I presume ?

— J’avoue… »

Frank Chercos se frotta la bosse. Son front toucha le dessus de la table. J’avais eu tout juste le temps d’en retirer la reproduction du tapis.

« J’avoue que je ne suis pas sûr… continua le policier. Tout le monde veut coucher avec Clarissa ! Alors…

— Alors ?

— Alors j’ai fait comme les autres ! »

La porte de la chambre s’était entrouverte. Misti apparut, décoiffée et le regard trouble.

« Ça en fait des papas ! » gémit-elle.

Je la pris sur mes genoux. Elle ne pissait plus au lit depuis longtemps. Frank Chercos reprit petit à petit ses couleurs naturelles. Il n’avait toujours pas compris, mais ça allait mieux, selon son propre aveu.

« Vous avez une voiture ? me demanda-t-il.

— Vous êtes venu à pied ? m’étonnai-je.

— Ne compliquez pas ! Je connais le voleur ! »

Dix minutes plus tard, nous étions sur la route. J’étais au volant, Frank Chercos à la place du mort et Misti sur la banquette arrière.

« Mais où est John Stentorio ? fis-je sans vraiment attendre une réponse.

— Dans le coffre. »

Je n’eus pas le temps d’exprimer mon étonnement. Le rétroviseur venait de m’éblouir. Nous étions suivis par une moto. Dire que j’avais laissé mon journal à la maison !

Journal de Ben Balada

L’enfance, c’est le futur — nous sommes soumis à ce chef d’accusation — tout le reste est fiction — arrangement avec la fiction — Qui profitera le mieux du système ? — mais en ce temps-là, nous interrogions les faits — et non pas les causes — « Tu deviendras une machine à écrire si tu continues de t’exercer de cette manière ! » — assouplissement, muscle, affinage du nerf, ongles nets — l’enfant sera ce qu’il est — l’enfant est ce qu’il sera — mais l’enfant n’apparaît pas à l’enfant — et il finit par disparaître — soliloquant ou posant à deux devant les parterres de magistrats — tout commence mal — et se finit mal — entre, le plaisir produit du désir — et le désir prend la place des projets — au loin, la mer agitait ses voiles — danseuse nue des cycles de reproduction — pas facile de toucher la mouette avec une flèche polynésienne ! — d’ailleurs rien n’est facile — tout serait plus facile s’il était permis de tuer son prochain — une guerre perpétuelle — un présent guerrier — protégeant le sommeil de toute incursion létale — « Méfiez-vous de trop rêver, mon ami ! Vous n’êtes pas si bien né ! » — courant sur le sable — vaguelettes noires et blanches — on ne s’arrache pas si facilement à l’attraction terrestre — la corde du pendu n’a jamais porté chance — si la mandragore née de son sperme — équinoxes meurtriers — les méduses pourrissaient sur le sable — des brassées de coquillages vides parlaient ensemble dans la vague revenant — rien ne s’arrête aussi facilement — une interruption n’est pas même possible — tu seras ce qui n’a jamais été — voilà comment on finit par s’ennuyer de soi-même — et il n’y a pas d’autres perspectives — il faut revenir chez soi — chez ses parents — d’où l’on vient — soumis aux caresses — aux transmissions — aux espoirs d’amélioration du quotidien — chambre molle — aux fenêtres dessinées en trompe-l’œil — par toi-même — au fusain à même le plâtre — déjà les personnages apparaissaient — ils furent les hôtes des murs avant d’occuper les milliers de pages de ton temps perdu à les retrouver !

Google

Trouvé chez Google (tapez Capolar)

Maître Capolar a présenté Nurdakj, le nouveau jeu de la SAM & KOK, dans les locaux de l’Association Des Écrivains Reconnus Par Le Gouvernement (ADERPLG) en ce samedi d’été qui est aussi le Jour De La Fête Nationale À La Portée De Tous (JDLFNLADT).

Sur le podium, les personnages se sont fait un devoir de ne rien révéler des innombrables possibilités de fictions que ce jeu met à la portée de tout le monde, y compris des autres. Gilles Rencaux, Marc Cortal, Natacha Ollaff, maître Capolar lui-même, Jim Ocaze, John Stentorio, Clarissa del Mono, Ben Balada (2), Gérôme Flax, Michou Stor, Scipin, Bergar, Mescal, Matorral, Don Benito de la Oca, Ben Balada, Uadí et Misti la Cyprine ont revêtu leurs plus beaux atours pour égailler la rencontre de l’Invention avec son public. Nombreux ont été les cris de joie. Il fallait vite en profiter, car le tirage est limité. Inévitablement, il y eut quelques déçus. Ils étaient arrivés trop tard, mais une compensation, dont la nature est tenue secrète par le SO, leur fut offerte dans les coulisses. D’autres cris de joie le prouvèrent aussitôt. Ainsi, les spectateurs de cette représentation exceptionnelle du pouvoir de l’Imagination sur le Néant purent rentrer chez eux le cœur en fête et le cerveau enfin prêt à vivre toutes les aventures possibles dans le meilleur des jeux possibles.

Notons que le tapis nécessaire à Nurdakj a été retrouvé par le célèbre et compétent limier de l’Intérieur, le lieutenant Frank Chercos élevé aussitôt au grade de Grand Officier. Les citoyens qui souhaitent revivre cette enquête passionnante peuvent adresser une demande en trois exemplaires à l’Administration Du Bien Et De Sa Chronique (ADBEDSC). Le prix TTC est de 670 nurds.

Votre correspondant sur zone : Jo.Manna.

Journal de Ben Balada

Ah ! Oui. Je parlais de Césaire — André Breton en parlait et en parle toujours — dans Martinique charmeuse de serpents — je l’ai déjà dit : un des plus beaux livres — voici ce texte extrait de Cosmogonies : — Cet écrivain est « engagé tout entier dans l’aventure », il dispose « de tous les moyens capables de fonder, non seulement sur le plan esthétique, mais encore sur le plan moral et social, que dis-je ? de rendre nécessaire et inévitable son intervention. » — « C’est la cuve humaine portée à son point de plus grand bouillonnement, où les connaissances, ici encore de l’ordre le plus élevé, interfèrent avec les dons magiques. » — « J’ai été confirmé dans l’idée que rien ne sera fait tant qu’un certain nombre de tabous ne seront pas levés, tant qu’on ne sera pas parvenu à éliminer du sang humain les mortelles toxines qu’y entretiennent la croyance – d’ailleurs de plus en plus paresseuse – à un au-delà, l’esprit de corps absurdement attaché aux nations et aux races et l’abjection suprême qui s’appelle le pouvoir de l’argent. » — « Ce poème n’était rien de moins que le plus grand moment lyrique de son temps. » — « Un poème à sujet, sinon à thèse. » — « Le don du chant, la capacité de refus, le pouvoir de transmutation spéciale dont il vient de s’agir, il serait trop vain de vouloir les ramener à un certain nombre de secrets techniques. Tout ce qu’on peut valablement en penser est que tous admettent un plus grand commun diviseur qui est l’intensité exceptionnelle de l’émotion devant le spectacle de la vie (entraînant l’impulsion à agir sur elle pour la changer) et qui demeure jusqu’à nouvel ordre irréductible. » — « Derrière cela encore, à peu de générations de distance il y a l’esclavage et ici la plaie se rouvre, elle se rouvre de toute la grandeur de l’Afrique perdue, du souvenir ancestral des abominables traitements subis, de la conscience d’un déni de justice monstrueux et à jamais irréparable dont toute une collectivité a été victime. » — « Il est normal que la revendication le dispute dans le Cahier à l’amertume, parfois au désespoir et aussi que l’auteur s’expose aux plus dramatiques retours sur soi-même. Cette revendication, on ne saurait trop faire observer qu’elle est la plus fondée du monde, si bien qu’eu égard au droit seul le Blanc devrait avoir à cœur de la voir aboutir. »

Coulures de l’expérience

La chambre de Ben Balada était équipée d’un cabinet de toilette, mais il ne lui était pas permis d’en faire un libre usage. En cas de besoin, il devait sonner en pressant un bouton incrusté dans la table de chevet. On le préparait alors à se vider de ses excréments ou à prendre soin de son corps. L’appareillage était compliqué pour des raisons de sécurité. Il limitait les mouvements à l’usage programmé. S’il souhaitait uriner, un bras se saisissait de son pénis et en dirigeait le jet dans la cuvette. Ben n’avait pas demandé pourquoi c’était si compliqué alors que dans la chambre, il pouvait toucher à son pénis avec ses propres mains et autant qu’il le souhaitait. « Oui mais, avait répondu Alice Qand, vous ne pouvez pas en faire ce que vous voulez, car les draps doivent rester propres ainsi que tous les objets qui meublent votre intérieur.

— Je ne comprends toujours pas…

— Si vous avez besoin de quoi que ce soit, exprimez-vous clairement, » avait-elle conclu.

Ben n’avait jamais vu d’hommes à Grand-Parc. Même le taxi qui l’avait emmené était conduit par une femme. Et depuis, il n’avait vu que des femmes. Au bout de six mois d’internement obligatoire, il eut droit à une visite : celle de sa femme qui vint avec sa fille.

Ce qui ne veut pas dire que Misti était la fille de Ben Balada. Il n’en savait rien. Il avait établi plusieurs hypothèses et celle qui faisait de lui le père légitime n’était pas la plus solide du point de vue de la logique. Il en avait parlé à Alice Qand qui était la femme qu’il voyait le plus souvent. Il ne savait pas quel était son emploi. Elle agissait toujours avec précision et ponctualité. Jamais une erreur, ni un retard. Une fois par jour, il allait à la selle et c’était toujours elle qui l’appareillait. Elle était discrète, mais Ben la soupçonnait d’être connectée. Quand il procédait à sa toilette, elle lui passait le savon, la brosse, la serviette et tous les autres produits et ustensiles qui lui étaient utiles. Il en avait lui-même dressé la liste, pensant que les autorités en limiteraient de toute façon les objets. Mais il n’en fut rien. On lui concéda tout ce qu’il… désirait. Alice Qand avait évoqué ce… désir. Et il s’était troublé. Il aimait son air d’aristocrate. Elle portait des bijoux apparemment authentiques. Elle était sans doute de bonne famille. Et elle devait occuper un poste important à Grand-Parc. Lui aussi avait été un personnage important. Et c’était peut-être encore le cas si la folie ne réduit pas l’importance des gens une fois qu’ils sont enfermés.

Clarissa lui rendit visite dès que la direction y consentit. Elle vint avec Misti. Le taxi (conduit par une femme) les déposa dans la cour. La fenêtre de Ben donnait sur cette cour. Une chance. Les autres fenêtres (celles qui ne donnaient pas sur la cour) avaient vue sur le parc. Un parc où des femmes en robe de chambre déambulaient en silence et ne se rencontraient jamais. Ben les observait tous les jours. Certaines étaient très belles. Et il profitait de ne pas être appareillé pour éjaculer dans son pyjama.

Le taxi n’attendit pas. Alice eut juste le temps de lui expliquer que les taxis n’attendaient jamais. Une fois la visite terminée, on en appelait un et tout rentrait dans l’ordre. Il n’y avait pas de souci à se faire. Mais elle comprenait qu’une première visite pouvait provoquer quelques inquiétudes. On n’avait jamais appareillé quelqu’un pour cette seule raison. Clarissa s’annonça en frappant sur la porte qui était ouverte. Elle avait l’air heureux. Ben avait déjà compris qu’il avait été le seul responsable de son malheur. Par contre, Misti était une enfant triste, mais ça n’avait rien à voir avec lui. C’était dans les gènes.

« Je vous laisse, fit Alice Qand et Ben dit :

— À tout à l’heure, docteur Alice Qand ! »

Clarissa ne cacha pas son étonnement :

« Alice Qand ? C’est…

— C’est un personnage de la télé, je sais ! » s’écria Ben.

Il secoua les boucles sur la nuque de Misti.

« Tu regardes la télé, toi ?

— Des fois…

— Il faut la regarder tous les jours ! Sinon…

— Arrête, Ben ! Arrête, je t’en prie ! » grogna Clarissa.

Il arrêta. Il y avait longtemps qu’il n’avait pas arrêté. Et avant d’en être capable, grâce aux soins d’Alice Qand, il ne savait pas s’arrêter, il continuait et Clarissa perdait la tête elle aussi. On les avait examinés tous les deux à la suite de plusieurs troubles à l’ordre public qui se limitait toutefois à l’étage où ils logeaient. Misti, heureusement, était en pension. La décision d’enfermer Ben tomba au début de l’été, alors que Misti allait arriver pour les vacances. Il ne l’avait plus revu depuis. Et il était incapable de dire combien de temps avait passé depuis.

Misti examinait l’appareillage qui était plié sur son support. C’était une forme très sophistiquée de l’intelligence humaine. Le fonctionnement en était tellement complexe qu’il était impossible de l’utiliser sans une assistance expérimentée.

« Donc, dit jalousement Ben, je ne peux pas te montrer comment ça marche.

— À quoi ça sert ?

— Il y a des choses que je ne peux pas faire, sinon je ne serais pas ici à attendre que j’en sois autorisé !

— Elles te sont interdites ?

— Tu poses trop de questions ! »

Il avait haussé le ton. Clarissa n’avait pas bronché. Il n’y avait aucun danger à engueuler la gosse. Elle le faisait elle-même plusieurs fois par jour. On ne la menaçait pas d’un internement judiciaire pour ça. Elle semblait dire : Vas-y ! Défoule-toi sur elle ! De toute façon, elle n’est pas ta fille.

« J’ai envie de faire pipi ! »

Évidemment ! pensa Ben. Juste l’envie qu’il ne faut pas avoir ! Il devint tout rouge, puis cria sans retenue :

« Il faut appuyer sur le bouton si on a envie de ce genre de choses !

— Et bien appuie, » fit Clarissa.

Il réfléchit. Misti s’amusait. Elle avait un joli sourire espiègle. S’il avait eu son âge, il lui aurait demandé de jouer à quelque chose. Il n’aimait pas la marelle.

« Je ne sais pas… finit-il par bredouiller.

— Tu ne sais pas quoi ? s’impatienta Clarissa.

— Ce bouton est peut-être réservé à mes propres besoins… Si j’appuie dessus, Alice Qand va entrer et…

— Alice Qand… Mon pauvre…

— C’est moi qu’elle appareillera ! Or, je n’ai aucune envie ! »

Il se vit ainsi, sans aucune envie, dans l’appareillage qu’Alice Qand actionnerait de l’extérieur. Misti sautillait sur place. On n’a pas idée de s’amener dans ce genre d’endroit sans avoir pris la précaution de se vider. C’est la faute de Clarissa. Elle m’a toujours pourri la vie !

« La porte ne s’ouvre pas, » dit Clarissa.

Elle n’avait pas pu s’empêcher de « prendre le taureau par les cornes, » comme elle disait quelquefois. Mais la porte, il l’en avait pourtant informée, était fermé à clé. Seule l’intervention d’une personne agréée pouvait en débloquer le système.

« Ne me dis pas que tu ne fais plus ça tout seul… s’étonna-t-elle.

— C’est plus compliqué que tu crois !

— Moi je veux faire pipi ! »

Ben appuya sur le bouton. Alice Qand traversa le mur. C’était une impression, bien sûr. Elle était tellement précise et ponctuelle ! Elle ne demanda pas pourquoi Ben avait utilisé le bouton réservé aux appels personnels à l’exclusion de toute sollicitation étrangère. Elle prit la main de Misti, ouvrit la porte du cabinet de toilette sans même la toucher et entra avec l’enfant qui, une seconde plus tard, poussa un soupir de soulagement. Elle ressortit en riant et Alice riait aussi. La porte se referma. Et quand elle se refermait, Ben avait le sentiment qu’elle ne s’ouvrirait plus jamais. Personne ne s’aime, pensa-t-il.

Alice sortit moins spectaculairement qu’elle était entrée. Misti ne lui avait posé aucune question à propos de l’appareillage. Avait-elle déjà vu une chose aussi brillamment exécutée ? Ses métaux rutilaient. Sa géométrie même rayonnait. Ben se plaisait à contempler cet assemblage de bielles, de rotors, de pistons… quand il ne perdait pas le reste du temps à reluquer les femmes dans le parc.

« Tu es venue chercher quelque chose que je suis en mesure de te donner, dit-il. Mais pour l’instant, et jusqu’à nouvel ordre, je ne donnerai rien. Je ne sais même pas si on tente de me soigner…

— J’avais juste envie de faire pipi ! » gémit Misti qui ne suivait plus la conversation.

Elle se posa sur un tabouret, les bras croisés et la tête penchée sur son jabot de dentelle. Ben détestait attendre. Et c’était ce qu’il était en train de faire. Mais il avait conscience qu’il avait intérêt à se tenir tranquille et surtout à se conduire en « bon père de famille ». Sur la table, son journal intime était ouvert. Il y avait aussi le plan du tapis de jeu qu’il était en train de mettre au point. Et la télé était réglée sur la chaîne SAM & KOK qui diffusait en boucle les épisodes d’Un chien d’enfer. Misti n’était certes pas en mesure de comprendre ni même de lire le contenu erratique du journal et le tapis ne lui inspirerait sans doute aucune envie d’en jouer. Par contre, la télé devait être dans ses compétences. Ben se rasséréna (oubliant que Clarissa était là elle aussi et qu’elle l’observait).

« Mais la télé, dit-il joyeusement, c’est quand même obligatoire ! Personne ne peut prétendre être de ce monde s’il n’obéit pas à cette sainte obligation ! Moi je regarde Un chien d’enfer.

— Moi aussi, fit l’enfant à sa grande surprise.

— ¡No me digas ! »

Elle le surprenait, mais certainement pas pour le décevoir. Il était ravi. Il la prit dans ses bras et la porta sur le lit. C’était l’endroit le plus agréable pour regarder la télé.

« Bien sûr, dit-il d’un air faussement désolé, tu ne vas pas pouvoir la regarder…

— Mais pourquoi ?

— Parce qu’il faut être appareillé… »

Misti lança un regard désespéré à sa mère.

« Or, poursuivit Ben, cet appareillage est réservé à mon propre usage. On voit bien qu’il n’est pas fait pour toi.

— À la maison, je regarde la télé sans ça !

— Et tu vas aux chiottes sans ça ! Je sais ! »

Ah il perdait facilement la maîtrise de ses nerfs en présence de ces vieilles, trop vieilles connaissances ! Mais comment allumer la télé sans passer par Alice Qand ? C’était une télé sans bouton. Et sans télécommande. Misti n’en avait jamais vu de pareille. Elle en fit le tour en exprimant des doutes. Pourtant, pensa Ben, c’est tout ce que j’ai à lui offrir.

« Mais enfin, s’exclama Clarissa qui se leva d’un bond, que fais-tu ! »

Il était en train d’essayer de faire entrer le petit corps de Misti dans l’appareillage. Et Misti s’était évanouie. Son petit corps était devenu aussi flasque qu’un mollusque sans sa coquille. Il écarta des tiges dorées, plia des fils, força le corps à se plier lui aussi. Ah ! Cet appareillage n’était fait que pour lui ! Il le savait pourtant avant de se mettre à cet ouvrage idiot consistant à vouloir contenter ce petit être exigeant qui n’était peut-être pas de sa conception ! Alice Qand intervint. Il sentit la piqûre quelque part dans le dos. Il se mit à rêver.

Quand il reprit conscience, la télé était allumée. Il était lui-même dans l’appareillage, mais pas dans le cabinet de toilette, preuve que cette technologie avait d’autres usages. Il était couché sur le lit et l’écran de la télé était bien en face de ses yeux, lesquels voyaient l’image en mouvement constant à travers un filtre dont les bords étaient incrustés de paramètres lumineux. Ce ne pouvait être que des paramètres. Il en ignorait la signification. Il n’avait pas faim non plus. Il avait une envie folle de voir la suite de la série. Il en avait vu d’autres, mais celle-ci le passionnait particulièrement. C’était une série où les citoyens n’avaient pas obligation de regarder la télévision. Ça changeait. Cette obligation, qui n’appartient qu’au monde réel, n’avait-elle pas fini par le rendre fou ? Mais, comme rien n’est parfait en matière de fiction, le monde qui servait de cadre au Chien d’enfer imposait à ses habitants de jouer obligatoirement un rôle à la télévision ! Ah vous auriez vu ce que ça donnait ! Heureusement que ces récits empruntaient leur temps narratif au passé ! Parce que sinon, c’est fou qu’on serait et mort qu’on deviendrait !

Journal de Ben Balada

« Combien sommes-nous ? » demanda Matorral. Mescal leva le nez et estima ce nombre à l’aulne des nuages peut-être. Matorral se mit lui aussi à observer les nuages. On n’en voyait pas grand-chose. Ils passaient vite entre les toits, poussés par un vent qui n’avait plus de sens sur le trottoir, observa Matorral. Mescal se demanda de quoi il parlait en parlant d’un vent qui, effectivement, n’avait pas de sens. Il ne ventait jamais dans cette rue, sans doute parce que c’était une impasse et qu’elle était ouverte du côté d’où le vent ne vient jamais, privé lui aussi de sens. Ils firent quelques pas en direction de la porte d’entrée qui clôt l’impasse. Un gosse jouait aux osselets. « De mon temps, dit Matorral, c’était des vrais osselets. » Le gosse observa ses osselets avant de les lâcher entre ses jambes. « Et puis, continua Matorral, on jouait avec les filles. » Le gosse interrompit sa prouesse. Il avait trois osselets dans sa main refermée. Mescal lui sourit, semblant dire : « Matorral est toc-toc. » Mais il dit : « Combien sommes-nous ? » Le gosse se mit à réfléchir. Sa main s’ouvrit. Mescal s’abandonna à la contemplation des osselets factices. La lumière tombait dessus presque verticalement. Il était midi passé. Ils avaient perdu un temps précieux. Il se souvint que le portail du jardin était resté ouvert parce que Matorral avait refusé de le refermer comme c’est l’usage quand on est le dernier à sortir. Le gosse avait interrompu sa partie d’osselet au bord du bassin pour les écouter parler des autres. Puis il les avait précédés et avait repris le cours de sa partie sur le perron de l’immeuble qu’il habitait avec eux. « Le mieux, dit Mescal, c’est de rester ici et de compter les entrées et les sorties pendant au moins une journée et même deux pour améliorer le calcul par comparaison. » Le gosse haussa les épaules : « En été, il y a moins de monde, » dit-il sans reprendre sa partie. Matorral et Mescal partaient en vacances, eux. Ils avaient les congés payés. Ils allaient se baigner dans la mer et goûter aux plaisirs d’autres tables. Ils aimaient les plaisirs de la table. Un jour, ou un soir, Mescal montra un osselet à Matorral, suite à un plat typique de l’endroit où ils séjournaient. Matorral observa le petit os. Il ne se souvenait de rien. Il n’avait jamais joué aux osselets et certainement pas avec des filles. Maintenant, il se penchait au-dessus du gosse pour observer les osselets dans la main qui avait envie de se refermer pour priver quelqu’un de son mystère. « Pour l’instant, dit Mescal, nous sommes trois. » Et comme il avait une folle envie de rire, il ânonna : « Et pas une fille à l’horizon ! »

Coulures de l’expérience

Ben Balada referma son Journal et alluma la télé pour voir La fin :

 

 

Fin de la série

16

Natacha Ollaff était dans la salle de bain depuis plus d’une heure. Autrement dit, le docteur Efem allait rater son rendez-vous avec le premier candidat à une chirurgie de réattribution sexuelle d’un nouveau type, celui qu’il avait mis au point avec l’argent destiné à la réfection des baraquements affectés aux veuves de guerre et à leurs enfants. Changer de sexe pour éviter les sanctions prévues en cas de non-participation à l’effort télévisuel inscrit dans la Constitution pouvait être considéré comme un crime. Et se rendre complice d’une pareille dissimulation avait des chances de relever du même Code pénal : celui qu’on applique aux renégats. Le docteur Efem n’était pas encore décidé. Mais la raison de cette procrastination n’avait rien à voir avec le Code pénal annexé. Les expériences qu’il avait tentées n’avaient pas donné entière satisfaction. Certes, il n’avait pas été au bout des premiers essais. Il s’était limité, sur chacun des sujets, à un aspect de l’opération complète. Ainsi, Natacha Ollaff, qui était une ancienne danseuse nue et qui jouait les figurantes au théâtre municipal dans le même appareil, avait bénéficié d’une greffe partielle d’utérus, les testicules ayant été conservés. Pour rassurer l’effeuilleuse, le docteur lui avait promis d’aller au bout de la transformation, mais par étape, afin de ménager ce qu’il appelait sa fragilité somatique. Maintenant, elle était presque une femme. Les seins, anciennement remodelés à la silicone, achèveraient l’ouvrage par une vérification de leur pouvoir sensitif que le docteur prévoyait sans être certain de l’obtenir. Pour l’heure, Natacha était satisfaite du changement d’attribution. Le docteur s’était épuisé toute la nuit à la pénétrer, usant finalement d’un subterfuge dont il se servait maintenant pour réanimer sa propre sensibilité anale.

La salle de bain enfin libérée, il prit une douche, tailla sa barbe rousse et mit de l’émail artificiel sur ses dents. Natacha l’accompagna jusqu’au théâtre municipal où il l’abandonna à un adaptateur de James Joyce, mais le docteur ne comprit pas si cet auteur lui avait parlé d’Ulysse ou de Finnegans Wake. Il s’agissait sans doute d’Ulysse, car Finnegans Wake est impossible à mettre en scène, songea le docteur dans le métro qui le conduisait au Congrès.

Le hall était désert quand il arriva. Dans un angle discret, des agents de nettoyage par le vide prenaient une collation organisée sur des poubelles renversées. Et derrière la baie vitrée du buffet, le docteur reconnut son premier client payant. Il est toujours agréable d’être payé après avoir payé pour le même travail, ou peu s’en faut. Avant d’entrer, car trouver la porte de cette installation transparente n’était pas évident quand on arrivait de la campagne, il tapota discrètement la vitre. Nicolas Ochoa tourna la tête. Le docteur lui fit signe qu’il était en retard, mais qu’il était là. Il voulait dire qu’il ne trouvait pas la porte. Nicolas, épuisé par l’attente et surtout par l’angoisse qu’elle avait causée, répondit sans être entendu qu’il ne comprenait rien à ces gestes simultanés. Il avait l’esprit tourneboulé à force d’inquiétude. Le barman, qui s’impatientait toujours chaque fois que quelque touriste rural se mettait à la recherche de la porte, se déplaça mollement pour l’ouvrir. Le docteur poussa aussitôt une exclamation de surprise et entra, non sans flatter l’épaule galonnée du barman qui souleva sa moustache noire en guise de critique discrète.

« Désolé pour le retard, mentit le docteur, mais j’ai eu une urgence.

— Vous auriez pu téléphoner ! grogna Nicolas.

— Je n’ai pas votre numéro…

— Je vous ai appelé hier pour confirmer…

— Vous savez, moi… ces nouveaux téléphones transportables…

— Je vous remercie d’être venu, » coupa Nicolas qui n’avait pas l’intention de s’engager dans une conversation hors sujet.

Le docteur se pencha sur la tasse de café qui fumait encore. Il renifla et se mit à aboyer en riant. Le barman fit signe qu’il avait compris. Il avait vécu à la campagne.

« Je vous félicite de désirer changer de sexe, dit le docteur en retrouvant le sérieux qui s’imposait désormais. Moi-même, je ne trouve pas le courage… Et pourtant…

— On vous a vu hier au soir avec cette actrice… au lit… et comment !

— Je suis passé à la télé ? s’étonna le docteur. Je savais que cela pouvait arriver, mais de là à m’imaginer que je n’y couperai pas… »

Il secoua un doigt pour montrer l’état de son ravissement.

« Natacha est un homme, dit Nicolas.

— Oh ! s’inquiéta le docteur. Qu’est-ce qui vous permet d’affirmer une chose pareille ? Vous me voyez coucher avec un homme ? Et à la télé en plus ?

— Et à une heure de grande écoute… Natacha est mon frère.

— Je voudrais comprendre… » fit le docteur.

Le barman déposa la tasse fumante sur la table. Le docteur s’empressa de s’y brûler les lèvres. Il était plus prudent de ne pas se répandre en commentaire. Il fallait s’en tenir à la chirurgie de réattribution sexuelle appliquée à la personne de Nicolas Ochoa qui était habillé, aussi peu sobrement que possible, en Alice Qand.

« Avez-vous réfléchi à la nature des greffes ? dit le docteur qui épongeait ses lèvres. Du mort vivant ou de l’artificiel. J’ai deux affaires à vous proposer…

— Vous connaissez Rose Juliette Vermoy… ?

— Ce gros boudin ! » s’écria le docteur.

17

La main de Gauthier Renon se baladait dans la culotte de Natacha. Il poussa un petit cri.

« Qu’est-ce que c’est ? dit-il en retirant sa main.

— Un cancer, dit Natacha.

— On dirait des couilles !

— Tu as déjà caressé des couilles, cochon ?

— Les miennes, oui ! Montre voir… »

L’endroit était trop fréquenté pour se livrer à une pareille démonstration. Jacques, accoudé à son comptoir, observait les seuls clients de la soirée : ce gros plein de soupe de Gauthier Renon, qui ne faisait rire personne tellement il était sérieux ; et Natacha Ollaff, dont le nom n’apparaissait même pas sur l’affiche du théâtre municipal. Il avait vu leurs fiches quand David Alez avait ouvert son classeur pour y ranger la sienne. Il y avait d’autres fiches et il connaissait certains de ces noms. Il se demandait maintenant s’il y aurait des répétitions et combien de temps ça durerait, autrement dit combien d’épisodes il faudrait avaler avant de savoir à quelle sauce on allait être mangé. En plus de tout ce temps perdu, de nuit comme de jour, ça coûterait aussi cher que le nombre d’heures de fermeture impossible à prévoir. Sans compter les pertes concernant le sommeil. C’était ce qu’ils appelaient l’Enfer. Et on vous demandait de vous conduire comme un chien. Sinon à la fourrière. Et un dernier verre à la strychnine. Comment revenait-on chez soi si ça se terminait bien, c’est-à-dire si on était encore en vie ? La brochure n’en disait rien. On vous souhaitait seulement de trouver le bonheur. Ou de le retrouver si vous l’aviez perdu.

Vers la fin de l’après-midi, madame Vermoy entra pour se renseigner sur le degré d’alcool d’une boisson dont elle avait entendu parler. Tout de suite, Gauthier Renon, qui écoutait sans cesser de caresser les seins de Natacha, imagina un meurtre par empoisonnement. Rose Juliette Vermoy n’était pas faite pour plaire, mais elle avait du pognon. Des tas de pognon. Le regard de Gauthier Renon s’allumait chaque fois qu’il posait les yeux sur elle. Aux représentations, elle occupait avec son mari une baignoire côté cour. Elle était, en ces circonstances, toujours coiffée d’un diadème couvert de pierres précieuses où les feux de la rampe jouaient à se parer des couleurs de l’arc-en-ciel. Gauthier, qui jouait toujours le rôle principal, s’approchait toujours de la baignoire au moment des grandes répliques. Ce petit balcon baroque orné d’anges nus et de feuilles d’acanthe s’élevait à un mètre à peine au-dessus de la scène. C’était un privilège municipal dont Alfred Vermoy bénéficiait pour une raison inconnue du commun des mortels.

Rose Juliette, qui en avait fini avec Jacques, lequel s’accouda de nouveau à son comptoir, s’approcha de la table occupée par les deux seuls clients de l’après-midi, car elle-même ne consomma pas. Gauthier posa ses mains boudinées sur la table. Elles n’agissaient plus. Il en souleva une pour inviter Rose Juliette à s’asseoir. Natacha se leva un peu pour faire une révérence. La dame la remercia d’un baiser dans les cheveux.

« Vous voilà bien seuls tous les deux, dit-elle en se posant lourdement.

— Ne croyez pas ça, gloussa Natacha. Nous sommes les personnages.

— Jamais seuls, » confirma Gauthier.

Il leva la main pour faire claquer deux doigts. Instantanément, Jacques souleva ses coudes et relança le percolateur qui s’activa dans un grand bruit de pressions libérées.

« Et cette adaptation de Finnegans Wake ? demanda Rose Juliette. Je crois savoir que mon mari y tient…

— Je ne crois pas que ce voyage concerne une adaptation de Finnegans Wake, madame… dit Gauthier.

— Ah… l’Expérience… en effet… Mais Alfred est toujours très discret à propos de ses travaux. Après tout, ça ne me regarde pas. »

Elle se tourna vers Natacha et lui prit une main pour en baiser les doigts.

« Vous verrez, ma jolie, quand vous serez totalement femme…

— Elle a un cancer, dit Gauthier d’un air désespéré.

— Ah… Les couilles… Ça viendra aussi… Regardez-moi… Est-ce qu’Alfred s’est inquiété une seule fois de ce que je fus avant d’être ce que je suis ? »

Le café arriva sur un plateau. Jacques avait prévu un morceau de chocolat à la place du verre de rhum et une bouchée fondante pour remplacer le cigare cubain. Rose Juliette lui caressa une joue pour le remercier. Elle l’aurait de toute façon caressée, car elle aimait cette barbe de deux jours. Quel prétexte aurait-elle trouvé sans ce café, son chocolat et son bonbon à la menthe ? Jacques retourna s’accouder à son comptoir. Elle l’avait appelé Pierre.

« Alors ? continua-t-elle. Cette dernière adaptation de Robert Lalus ?

— Ce sera la dernière si j’ai bien compris… » dit mystérieusement Gauthier.

Natacha le regarda comme s’il allait révéler la suite de la série. En tant que chef de la troupe municipale mise au service de la télévision, il avait un temps d’avance sur les autres, les vrais comédiens comme les amateurs recrutés de force, tel ce Jacques qui se faisait appeler Pierre on se demandait bien pourquoi.

18

À Rodax, le studio 7 était prêt pour le tournage de l’épisode central de la série intitulée Un chien d’enfer. Alexandre Khronine hantait les lieux depuis une semaine. Il n’avait encore adressé la parole à personne. Mais, s’inquiétait l’équipe de tournage, cela viendrait. Alexandre Khronine en était le directeur. Tout le monde ici avait déjà travaillé avec lui. C’était lui qui choisissait le personnel et on était plutôt fier de l’être (choisi), malgré le caractère emporté de ce créateur toujours insatisfait. Rien à voir avec les magiciens qui tournent sans jamais jeter un œil, même discret, sur le résultat. Alexandre Khronine voulait tout savoir à l’instant. Travailler avec lui, c’était se vouer à l’Enfer pour la durée du tournage. On en était à la moitié, du moins selon ce que prévoyait l’auteur, David Alez. L’affaire des fiches était encore dans toutes les conversations.

Alfred Vermoy et Robert Lalus arrivèrent en gare de Rodax un dimanche après-midi afin de ne pas troubler l’équipe aux prises avec les exigences phénoménales d’Alexandre Khronine. Ils s’installèrent à l’hôtel Max, chacun dans une suite confortable qui, pour des raisons pratiques, communiquaient par un petit couloir sans éclairage. Aux extrémités de ce couloir, les portes demeuraient ouvertes. Ainsi, dès le premier soir, Alfred Vermoy fut dérangé par la lumière de la lampe de chevet que Robert Lalus avait laissée allumée, ce qui ne l’empêcha pas de ronfler une bonne partie de la nuit, la plus longue, celle qu’Alfred Vermoy mit à profit pour réfléchir à l’épisode qu’ils étaient venus tourner en vedettes principales. Ils n’avaient pas encore rencontré Alexandre Khronine. Alfred Vermoy redoutait un accrochage inévitable entre le directeur et Robert Lalus qui était encore persuadé que son adaptation de Finnegans Wake trouverait ici, au studio 7, les conditions de sa mise en scène. Or, David Alez n’avait rien prévu qui ressemblât à ce genre de théâtre réservé à la noblesse intellectuelle et artistique des hauts degrés du pouvoir. Alfred Vermoy passa une très mauvaise nuit.

Robert Lalus engouffra un copieux petit déjeuner dans son lit, à neuf heures trente le matin du lundi qui initiait une semaine de travail chargée d’imprévus. Il avait perdu son angoisse en route, ou plutôt sur le chemin de l’inconscience. Ce qu’il estimait être un succès lui avait tourné la tête à l’envers. La nuit ne lui avait pas porté conseil. Tout en avalant des viennoiseries au fromage et au jambon, il planifia soigneusement le tournage des scènes où Anna, seul personnage, élevait la littérature au statut de religion scientifique. C’était sans compter sur l’opinion qu’Alexandre Khronine s’était déjà forgée de l’absence de James Joyce, considérant par avance, avant même d’avoir visionné le premier rush, que le personnage de Robert Lalus devait mourir dès la première seconde. Selon lui, tout le mérite de cette histoire revenait au personnage d’Alfred Vermoy qui lui ne mourrait pas à la fin de l’épisode, car la société en avait encore l’usage dans la réalité.

Alfred Vermoy, qui voyait Robert Lalus dans l’ouverture au fond du petit couloir, écoutait les projets de ce dernier sans y ajouter de commentaires. Il sortit de son calepin personnel la fiche d’Alice Qand et la relut avec la même impatience qui s’emparait de son esprit chaque fois que le mal qui était en lui le poussait à se livrer à cette lecture insoutenable. Mais malgré la souffrance, il se sentait puissant. Personne ne retrouverait cette fiche. Personne n’en connaîtrait le contenu. Alice Qand elle-même n’avait pas accès à cette information qui avait été effacée de sa mémoire avec tout le souvenir de tous les évènements importants de son existence. Il en était ainsi pour tout le monde. Même lui, Alfred Vermoy, cadre notable de la hiérarchie constituée, avait oublié les faits qui expliquaient sa propre existence. Quant à David Alez, l’auteur du scénario du Chien d’enfer, il avait commis l’erreur, par pur excès de confiance en soi, de ne pas lire le contenu de cette fiche espérant, comme à son habitude, qu’elle interviendrait au moment opportun en cours de tournage, dans ces moments presque divins où le tenace Alexandre Khronine se tournait vers lui pour lui demander, à genoux, de relancer son imagination en panne. David Alez ouvrait alors son classeur et, feuilletant les fiches fournies automatiquement par le système créatif constitué, il prononçait les paroles magiques qui redonnaient tout leur sens aux efforts de l’équipe de tournage et de production réunie. Robert Lalus, qui n’était après tout qu’un amateur en matière de création artistique, ignorait tout cela. Il n’était qu’un figurant à la merci de l’inspiration des véritables auteurs du divertissement populaire.

Quelle serait l’influence qu’exercerait la fiche manquante ? Alfred Vermoy n’en savait rien. L’essentiel était que Robert Lalus disparût. Il aviserait ensuite.

« Nous allons être en retard, dit-il dans le couloir qu’il entreprenait de traverser.

— Qui avez-vous choisi pour interpréter Anna ? » dit Robert qui était prêt.

Il finissait de nouer sa cravate. Alfred Vermoy entra dans la chambre de Robert. Elle était déjà, après une seule nuit, dans un désordre incroyable. Mais Robert Lalus allait mourir ce matin, au premier tour de manivelle. Il n’aurait plus l’utilité de cette chambre. Alfred Vermoy, qui regardait le dos que Robert lui montrait pour il ne savait quelle raison, songea à Natacha Ollaff non sans ressentir les vagues appels d’une turgescence aussi lointaine qu’improbable. Le dos de Robert Lalus comportait des plis savants que son propriétaire lui-même avait formés au fer à repasser. Il avait appris ça à l’armée.

« C’est intéressant, » dit Alfred.

Ils descendirent par l’escalier, car Robert Lalus souhaitait exercer son cœur aux efforts que l’activité cinématographique ne manquerait pas d’exiger de lui. Alfred Vermoy trottinait derrière lui, le souffle court lui aussi. Ils rencontrèrent Alexandre Khronine dans le hall. Il allait satisfaire sa soif au bar qui venait d’ouvrir ses portes de verres. Robert Lalus se défendit aussitôt d’être un alcoolique. Alexandre Khronine jeta un regard interrogatif à Alfred Vermoy qui lui fit signe qu’il n’y avait pas de réponse. Ils entrèrent de front dans le bar.

Aussitôt assis autour d’une table fraîchement fleurie, Robert Lalus sortit de sa veste le manuscrit de son adaptation de Finnegans Wake.

« Finnegans Wake ? fit Alexandre Khronine.

— Monsieur Lalus est un admirateur de l’Irlandais, intervint Alfred Vermoy qui tenta de changer de conversation en proposant la carte au cinéaste.

— Je pense, déclara Robert Lalus, que ce texte a sa place dans votre Chien d’enfer dont je connais tous les épisodes précédents celui où…

— Vous a-t-on précisé, dit Alexandre Khronine, que vous ne serez pas en mesure de voir les prochaines aventures du chien en question ? »

Il se mit à rire. Robert pâlit. Alfred consultait la carte des vins.

« Un petit verre de Bourgogne avant de se mettre à l’œuvre… ? proposa-t-il.

— Mais peut-être que cet enfer est le vôtre, continua Alexandre Khronine toujours riant. Dans ce cas, vous et le chien… tôt ou tard ! »

Il avait déjà bu, constata Alfred Vermoy. Il referma la carte. Robert Lalus s’était immobilisé dans l’attitude du policier qui hésite quant à la décision à prendre. Plus aucun mot ne sortirait désormais de sa bouche. Ce qui n’était pas bien grave, puisque son rôle était muet.

19

Cette nuit-là, Pierre Saint ne dormit pas. Il avait ouvert les fenêtres de sa chambre et s’était allongé sur son lit. Il avait tout éteint, y compris la veilleuse bleue des plinthes. La nuit projetait une lumière d’étoiles et de néons sur les murs. Il était seul, comme d’habitude. Il n’y avait pas de madame Saint, ni de femmes de passage dans le monde étroit et silencieux du cafetier. David Alez, de la SAM, lui avait remis la convocation dans l’après-midi. Depuis, Pierre Saint était agité puis paralysé, alternativement, par l’angoisse. On ne pouvait pas prévoir le destin de son personnage. Vous reveniez ou pas du tournage. Vous ne décidiez de rien. On vous affectait à un rôle et vous jouiez jusqu’à ce qu’il vous arrive quelque chose ou qu’on vous demande de retourner chez vous. Ce n’était pas à prendre ou à laisser. Vous n’étiez plus spectateur. Pierre Saint n’en avait jamais parlé avec les autres. Au café, il s’en tenait au service, à un service impeccable du point de vue professionnel. Et quand il n’était pas dans le café, on le voyait rarement ailleurs. En fait, il attendait le jour maudit où un membre de la SAM viendrait récupérer sa fiche, signe que vous n’alliez pas tarder à jouer le rôle. Vous aviez lu le contenu de cette fiche des milliers de fois. Et malgré vos efforts d’imagination, vous n’étiez pas parvenu à savoir comment ça se terminait pour vous. Et si vous arriviez à entrevoir le sort d’un autre personnage, vous vous taisiez. Et si cet individu venait consommer chez vous, vous évitiez son regard. Il arrivait même qu’il finisse par vous demander d’expliquer pourquoi vous n’agissiez pas envers lui comme envers les autres. C’est ce qui s’était passé avec ce Robert Lalus qui écrivait des pièces de théâtre. Pierre Saint, en relisant sa fiche, l’avait vu mort dès le premier jour de tournage. Du coup, il n’entretenait plus aucun rapport commercial avec lui. Mais Robert Lalus ne paraissait pas s’en soucier. Il était trop occupé à essayer de convaincre Gauthier Renon, le directeur du théâtre municipal. Robert Lalus était condamné à mort et il l’ignorait. Pierre Saint s’en voulait d’avoir entrevu cette possibilité. Mais la fiche ne disait rien de son propre avenir de personnage. David Alez était venu la récupérer et il avait posé la convocation sur le comptoir. Il n’y avait pas grand-monde cette après-midi-là dans le café. Personne ne s’était retourné pour assister à l’effondrement intérieur de Pierre Saint. Dire que les comédiens engagés par le théâtre municipal n’étaient pas concernés par ce service obligatoire… Les efforts de Robert Lalus, qui ne savait rien pour l’instant, seraient un jour réduits à néant de la même manière : vous sombrez dans le silence et vous ne savez pas comment en sortir sans perdre votre apparence ordinaire. Pierre Saint n’avait pas mangé ni bu depuis la visite de David Alez.

Il se leva avec la première apparition du soleil sur la façade d’en face. Il entendit des volets s’ouvrir, claquer contre le mur. Il s’était couché tout habillé. Il se déshabilla néanmoins et entreprit de repasser son linge sur la table de la cuisine. Il n’avait pas envie d’un café. Sa bouche était pâteuse. Une fois les vêtements pliés en bout de table, il fit sa toilette dans le cagibi qui lui servait de salle de bain. Ensuite, il s’habilla lentement devant le miroir de l’armoire. De quoi devait-il avoir l’air s’il voulait convaincre Alice Qand de l’aider ? Il avait connu Alice dans son enfance. Elle était jolie fille. Et il en était amoureux. Mais les Qand étaient de la haute. Leur maison jouxtait l’immeuble gris où domestiques et ouvriers s’entassaient de la cave au grenier. Alice était une jolie blonde aux jambes graciles. Elle jouait tous les jours dans le jardin de la maison. Il était impossible de lui parler à cause du rideau de sécurité. Et il n’était pas conseillé de s’approcher trop près de ce dispositif. Les parents racontaient de terribles histoires à propos de ce rideau invisible. Le sang y coulait en abondance et la chair finissait éparpillée dans le jardin d’Alice où les fleurs poussaient même en hiver. Car la chair a s ce pouvoir extraordinaire de nourrir le temps. Du moins Pierre Saint en était-il convaincu encore aujourd’hui.

Mais malgré l’interdiction et les menaces, Pierre avait fini par rencontrer Alice. C’était un beau jour d’été comme ce matin. Alice cherchait des coquillages au bord de l’eau sur la plage. Elle était penchée, le regard explorant la surface du sable après le passage de l’eau. Des îlots d’écume voyageaient autour d’elle, l’environnant comme des petits personnages curieux ou moqueurs. Pierre s’était assis sur le parapet. Il était venu lui aussi pour les coquillages, des haricots de mer. Il avait posé son seau et ajusté sa casquette pour protéger ses yeux et supprimer ainsi le contre-jour qui absorbait la silhouette fragile d’Alice. Qu’est-ce qui lui prenait de quitter son jardin ? Ou plutôt, pourquoi défiait-elle les lois qui valaient aussi pour elle ? Sa famille disposait d’une plage privée. N’y avait-il plus de coquillages dans le sable blanc qui montait vers leur maison ? Ou était-elle poussée au crime par la curiosité ? Pierre cédait quelquefois à ce désir d’aller plus loin que les apparences. Il pensait que c’était, en temps de guerre, le meilleur moyen de rêver. Il n’y avait rien de plus risqué que de rêver en dormant. Il fallait exercer un certain contrôle sur le rêve. D’ailleurs, cette Alice qu’il voyait était peut-être un rêve, un rêve éveillé impossible à contrôler. Il sauta dans le sable, oubliant le seau qui aurait pu lui servir d’excuse… d’explication… au cas où elle lui adresserait la parole… non… ce serait lui qui engagerait la conversation. Mais sur quel sujet ? Les haricots de mer ? La trivialité du sujet convenait peu aux sentiments que lui inspirait la fille. Il franchit néanmoins la distance qui le séparait d’elle.

Elle se redressa. Elle souriait, mais sa bouche de s’ouvrit pas. Son seau était bien garni. Elle ne le montrait pas, mais elle savait que Pierre en avait mesuré le contenu d’un œil qu’elle jugea expert. Tous ces fils de pauvres étaient doués pour les gestes les plus ordinaires et pourtant nécessaires et agréables. Alice savait à quoi s’en tenir. Elle avait traversé le rideau transparent sans déclencher l’alarme. Elle devait savoir comment neutraliser le système. Elle valait son prix, jugea Pierre qui se sentit soudain moins amoureux.

Il n’en demeurait pas moins brûlant de désir. Il ânonna :

« Plus loin, on trouve des chapeaux chinois… »

Proposition qui eut le pouvoir de transformer le sourire d’Alice en rire encore plus catalysant. Il tendait un doigt à l’horizontale pour désigner les rochers qui limitaient la plage au sud. Elle se cambra et mit sa main en visière. Elle ne portait pas de chapeau. Le soleil était encore clément à cette heure.

« Des chapeaux chinois ? » fit-elle en grimaçant.

Il aima le froissement de ses paupières. Ses épaules soutenaient les bretelles d’une robe légère que la brise agitait autour de sa taille. Il rit.

« Ce sont des coquillages comme les autres, » dit-il.

Elle en doutait. Elle se pencha de nouveau et reprit sa marche dans les vaguelettes qui refluaient. Le seau lui pesait. Il proposa de le porter. Elle n’y vit pas d’inconvénient.

20

C’était le docteur Efem qui conduisait. Il conduisait vite d’ailleurs, trop au-dessus de la vitesse autorisée. Natacha avait beau rouspéter, rien n’y faisait. Le docteur fumait un cigare et la fumée disparaissait violemment dans la fenêtre dont la vitre était entièrement baissée, ce qui lui permettait de poser son coude sur le rebord. Sur le siège arrière, Alice rouspétait elle aussi à cause de l’air.

« N’oublie pas que je suis assise à la place du mort, répétait Natacha au passage de chaque panneau de signalisation.

— Je n’ai jamais eu d’accident, jubilait le docteur. Et on m’a rarement pincé.

— Il est malin ! » grogna Alice.

Ils avaient quitté Parigi dans la nuit. Le docteur avait exhibé les laissez-passer à tous les postes de police. Celui d’Alice était un faux. Le docteur trichait rarement avec les autorités, mais Alice était convoquée pour interpréter son personnage. Étant employée au cœur de la SAM, elle avait eu accès à son destin : elle se transformait en cadavre en plein milieu d’une histoire sans fin. Cette perspective ne l’avait certes pas enchantée. Natacha, qui était comédienne depuis qu’elle n’était plus danseuse nue, n’était plus soumise à l’obligation de service fictionnel. Sa fiche avait été détruite. C’était du moins ce qu’elle espérait. Elle espérait aussi ne pas perdre son emploi au théâtre municipal, mais depuis que Gauthier s’était entiché de Sarah, les choses n’étaient plus aussi claires. Alice, qui pouvait témoigner des entorses que subissait les prétendues règles régissant le statut de personnage, lui avait parlé de quelques cas de privilégiés qui avaient finalement dû se soumettre au service national et qui avaient ainsi disparu de la circulation ordinaire sans laisser de traces. Natacha, qui aimait son frère comme elle-même, et qui ne souhaitait pas lui céder toute la place que le docteur Efem occupait dans son cœur, avait choisi de les accompagner. Bien sûr, son laissez-passer était en règle. Elle rentrerait à Parigi le jour même de son expiration.

« C’est encore loin ? se plaignait Alice.

— Tu as l’air d’une enfant ! » dit Natacha.

Pourtant, Alice n’avait pas l’air d’une enfant. Elle avait retrouvé sa voix d’homme et son visage laissait apparaître une pilosité noire sous la couche de maquillage. La lecture d’une page de magazine lui avait donné envie de vomir. La fumée du cigare du docteur n’y était pour rien. Elle était happée par l’extérieur, sauvagement. Natacha suçait des bonbons mentholés.

« Nous arriverons avant la nuit, dit le docteur dont le cigare voyageait d’un coin de sa bouche à l’autre. Vous verrez, Alice, c’est un coin tranquille.

— Nous n’y resterons que huit jours, précisa Natacha en croquant son bonbon. Efem n’a pas pu obtenir plus du Bureau des sorties. Il ne sait pas se débrouiller ! »

Huit jours, c’était ce qu’il fallait pour explorer deux femmes de fabrication personnelle, pensa le docteur. En vérité, il avait bien inscrit 8 sur la demande de laissez-passer.

« Toi, continua Natacha sans cesser de provoquer des craquements, tu pourras rester autant que tu veux. Mais tu seras seule.

— Il faudra absolument que vous le restiez, seule, » dit le docteur qui devenait sérieux comme chaque fois qu’il était question d’affaires limites.

La maison lui appartenait. C’était peut-être là le début d’une erreur, songea-t-il. Il se mit à mâcher le cigare sans considération pour la fumée qui envahissait maintenant l’habitacle. Alice toussota en agitant une main devant son visage.

« Dire que je pensais que le personnel de la SAM était à l’abri de ce genre d’inconvénient… fit Natacha.

— Rien n’est parfait, dit le docteur. Moi-même…

— On sait ! Vous vous en êtes bien sorti. Mais à l’époque, les morts ressuscitaient.

— C’est vrai, ma chère Alice. Je suis un ressuscité. Mais je ne reviens pas de loin. Mon personnage était poignardé dans le dos, le cœur traversé par une lame douloureuse. Je n’avais jamais eu aussi mal de ma vie. Et je me suis fait encore plus mal en tombant sur la chaussée où les roues d’un camion m’ont écrasé les jambes. Ensuite, un chirurgien militaire les amputait sans anesthésie. Six mois furent nécessaires au rétablissement de mes fonctions vitales.

— Et ces jambes, dit Natacha, je sais bien qu’elles sont aussi vraies que les miennes…

— C’est plus tard que j’ai bénéficié d’une greffe. On m’a aussi greffé le… vous savez… ?

— Ne me dites pas que ce que vous avez mis dans mon…. n’est pas le vôtre !

— Je ne pourrai même pas vous dire à qui il appartint.

— Notre monde est devenu fou, dit Alice d’un air furieux qui plissa son fond de teint. Il n’est pas seulement retourné à l’enfance. Ensuite, il est devenu fou.

— Et Dieu seul sait ce qu’il nous réserve… » fit le docteur.

Il cracha ce qui restait de son cigare, une bonne longueur de tabac et de salive. Natacha en allumait déjà un autre. Elle aimait les premières bouffées. Ensuite, le cigare la dégoûtait. Elle le planta dans la bouche du docteur.

« Je suppose qu’il ne vient pas de Cuba… dit-elle en riant.

— Détrompez-vous. Je vais les chercher moi-même.

— Ah ! C’est vrai… J’avais oublié Dolorès Asunción. »

21

Justement, à la même heure d’un jour semblable, Dolorès Asunción Colorado Tejas se préparait à retourner à Rodax pour y interpréter toujours la même grande bourgeoise hispanique dans la dernière production de Rodax. Alexandre Khronine lui avait adressé une carte postale qui était arrivée la veille à la réception de l’hôtel Parada où elle séjournait depuis la fin de son dernier tournage à La Havane. Huit jours de retard. La carte portait des traces d’examen minutieux. Elle enfonça un ongle dans le bord pour la partager. Les autorités avaient-elles oublié la clé plate qui s’y trouvait ? Non. Elles s’étaient contentées de la neutraliser. Quand Alexandre Khronine s’adressait à une femme, c’était en termes pornographiques sans intérêt stratégique. En quoi elles se trompaient, car la tache de sperme du vieux cinéaste contenait toujours les germes d’une future tempête sur le monde occidental. Dolorès gratta soigneusement la tache et la déposa non moins précautionneusement dans le fond d’un tiroir où elle serait récupérée par un employé de l’hôtel qui la transmettrait en amont. Satisfaite d’avoir une fois de plus accompli sa mission en ce monde (le nôtre), elle referma sa valise et sonna. Une minute plus tard (à peine), un chasseur la conduisait à la station de taxis. Dolorès aimait se faire porter de cette manière, mais ce style de service à la personne n’était pas autorisé à l’extérieur de l’hôtel. Elle récompensa le chasseur et sauta dans le taxi. À l’intérieur, David Alez exigea qu’elle lui remette sa fiche.

« Ma fiche ! s’étonna-t-elle. Mais vous m’aviez assurée de… »

Elle était effrayée. Elle avait pris les mains de David Alez dans les siennes et les étreignait comme si c’était les siennes.

« Ne vous affolez pas, ma chère, dit David Alez. Ce ne sera pas votre dernier rôle.

— Mais qu’en savez-vous ? Vous n’avez pas accès au fichier central…

— Je le tiens d’Alice Qand elle-même.

— Alice Qand ! Vous faites confiance à cette… ce…

— Vous voulez voir le script ? »

David Alez sortit une liasse de papier de la poche intérieure de sa veste. Dolorès s’en empara en poussant un cri de désespoir qui amusa le chauffeur.

« Vous le lirez dans l’avion, dit David Alez. J’y ai jeté un œil. C’est un bon rôle. Vous serez rentrée dans une semaine.

— Je déteste devoir me confier à une… un…

— Alice n’a jamais trompé personne. »

En disant cela, David Alez avait senti son visage se contracter. Expression d’égarement qui n’avait pas échappé à Dolorès. Elle se replongea ensuite dans le script.

« Vous vous en sortirez très bien, dit David Alez. Et vous serez très bien payée. Alfred Vermoy y veillera.

— Ce vieux bandit est toujours de la partie…

— Oui… mais cette fois, il joue son propre rôle…

— ¡No me digas ! »

Le visage de Dolorès était passé de l’angoisse la plus noire à la joie qui pervertit les visages d’enfant quand leur ennemi est tombé dans le piège.

« Alfred est enfin coincé ! » s’écria-t-elle.

Elle coupa court à son bonheur pour réfléchir, oubliant qu’elle était elle aussi sur le grill. Au bout d’une bonne minute, elle murmura comme si elle se parlait à elle-même au milieu de la foule bruyante des jours d’attentat terroriste :

« Alice l’a mis au courant, je suppose…

— Alice ne sait rien au sujet du personnage d’Alfred Vermoy. Il est son supérieur hiérarchique. La règle veut qu’un subalterne n’ait pas les moyens de déchiffrer le contenu aléatoire de la fiche de son supérieur.

— Alice est assez douée pour le décryptage… si je me souviens bien.

— Je ne suis pas au courant de…

— Vous y étiez vous aussi. Je me souviens… »

On arrivait à l’aéroport. La voiture glissa sur un trottoir réservé aux personnalités. Le chauffeur n’était pas censé ouvrir les portières. David Alez se contenta d’actionner le levier d’ouverture de la porte du côté de Dolorès. Elle s’étonna :

« Vous ne m’accompagnez pas ? dit-elle.

— Je vais rester quelques jours à La Havane, dit-il sans bouger de son siège. En touriste…

— Tourisme avec Anita… je vois… »

La portière s’ouvrit entièrement.

« Votre valise est dans le coffre, dit le chauffeur.

— Ne l’oubliez pas, dit David Alez. Elle contient tout ce dont vous aurez besoin pour franchir les barrages de police.

— En espérant que l’avion ne saute pas en l’air ! » fit Dolorès d’un air faussement amusé.

La portière se referma automatiquement. David Alez donna trois coups brefs sur la vitre de séparation. Sa bague y laissa une trace de diamant.

22

Anita Mulligan dormait encore. David pénétra dans la chambre avec son passe. Il n’alluma pas. Les rideaux d’acier étaient baissés. Il heurta une statue de Bouddha qui lui tournait le dos. Anita se déplaçait toujours avec cette maudite statue. Elle la tournait vers le lit. Ainsi, quand vous faisiez l’amour avec elle, vous étiez surveillé de près par une autorité en matière d’esprit. David se déshabilla et entra nu dans le lit. Entre le moment où il était entré dans l’ascenseur et celui où il avait posé un pied sur le paillasson, son pénis était entré en érection. Et depuis, il tenait bon. Les draps lui procurèrent une caresse presque aussi douce que la peau d’Anita. C’était le moment où le récit entre dans la pornographie. Il en connaissait tous les mots et toutes les positions. Autrement dit, il n’avait plus rien à faire qu’entrer en action. Mais Anita n’était pas de cet avis. Elle pointa le canon d’un révolver sur le ventre de l’intrus. L’acier était froid, mais était-ce suffisant pour exprimer tout ce qui se passa dans la tête de David Alez. À ce moment, le furieux Alexandre Khronine gueula comme un porc qu’on égorge.

Personne ne comprit ce qu’il avait dit, mais la caméra était réduite au silence. Tout le plateau s’immobilisa. Robert Lalus, qui avait une réplique prévue dans l’après-midi, était venu au studio pour s’acclimater à l’ambiance. Alfred Vermoy l’observait comme on regarde quelqu’un qui va à l’abattoir sans se douter qu’il est la prochaine victime. Il s’était assis à l’écart, car son travail consistait d’abord à veiller à la bonne marche de l’énorme entreprise que représente un film pour la production. La seule ombre au tableau, c’était ce rôle qu’il devait y interpréter. En principe, et à sa connaissance, le citoyen appelé à servir la patrie jouait un personnage distinct de sa propre personnalité, ce qui compliquait à dessein sa participation à l’effort de guerre. Mais Alfred Vermoy avait ordre de jouer son propre rôle. Qu’est-ce que cela signifiait « être soi-même dans une fiction » ?

David Alez avait réintégré son costume trois-pièces. Et pendant qu’il se recoiffait, Anita Mulligan avançait vers Alfred Vermoy, encore nue dans le drap de soie verte qui traînait derrière elle. Alfred se leva, sans toutefois pouvoir s’interdire de penser à ce qui le préoccupait en ce moment, à savoir le sens de son interprétation. La main d’Anita se glissa dans la sienne. Elle lui transmit toute l’essence de l’être qui avait l’habitude de se donner au plus offrant. Il fallait trouver le moyen de mettre fin à cette stratégie féminine. Il prononça le mot magique :

« Dolorès… »

La main d’Anita se retira en même temps que son cri fit tourner toutes les têtes dans leur direction. Alexandre Khronine ouvrit toute grande sa bouche, mais rien n’en sortit. Robert Lalus s’était levé. Il venait d’oublier pourquoi il s’était levé tôt ce matin.

« Comment osez-vous me parler de cette fausse brune ? cracha Anita.

— Mais je voulais seulement vous dire que…

— J’espère que c’est son dernier rôle ! »

Le drap tournoya en l’air puis se reposa sur les épaules de la diva. Elle s’éloignait déjà. Alexandre Khronine, qui ne passait jamais sa colère sur les femmes, s’inclina à son passage, désignant le lit qu’elle devait réintégrer. La doublure de David Alez était déjà dedans.

« Quelle belle femme ! » fit de loin Robert Lalus.

Alfred Vermoy lui adressa un sourire complice. Il n’avait jamais eu de conversation pornographique avec lui. Et il y avait peu de chance pour que cela arrive. En effet, la mort de Robert Lalus était programmée. Elle aurait lieu dans l’après-midi, à moins qu’un incident remette au lendemain le tournage de la scène en question. Le script correspondant à cette triste fin était dans la poche d’Alfred Vermoy. Il avait eu beaucoup de mal à convaincre Alice Qand de le substituer au script original, celui que le système avait créé à partir d’une connexion aléatoire avec les solutions fictionnelles encyclopédiques. Robert Lalus, dans cette version originale, ne mourait pas. Au contraire, il survivait et parvenait même à placer son adaptation de Finnegans Wake dans un théâtre new-yorkais, ce qu’il était loin de s’imaginer. Il y résistait même à la tentation de se jeter quelque part pour y trouver la mort et en finir avec son existence d’auteur non reconnu. Mais Alfred Vermoy, qui s’était lui aussi jeté dans le canal, ignorant que quelqu’un s’y noyait déjà, ne pouvait tout de même pas reconnaître que Robert Lalus, dans un élan d’humanité inspiré par la mort elle-même, l’avait sauvé pour le replacer dans la réalité. Le pauvre homme, conscient d’avoir interrompu un destin sans pour autant avoir le pouvoir de le changer, n’exigeait aucune reconnaissance publique. Au contraire, il respectait le silence d’Alfred Vermoy qui jouait le rôle du sauveteur à merveille, sans doute mieux que lui ne l’aurait fait. Selon, Robert Lalus, les deux hommes y gagnaient : lui, Robert Lalus, retrouvait avec une joie teintée de nostalgie le plaisir de se replacer dans le sens de la mort ; et Alfred Vermoy guérissait peut-être de la tentation de mettre fin à sa souffrance en recevant les hommages de la société tout entière. Robert Lalus, porté par cette fiction qui s’ignore, comptait donc se donner corps et âme au rôle qui lui était confié. Il ignorait aussi que ce personnage était une création d’Alfred Vermoy et qu’Alice Qand, actuellement en fuite, menacée elle aussi d’une mort en scène, avait choisi de disparaître plutôt que de tenter le Diable en s’inventant un personnage étranger au hasard décidé en toute honnêteté par le système.

Robert s’approcha finalement d’Alfred Vermoy, lequel dissimula son impatience.

« Nous pourrions déjeuner ensemble, proposa le poète. La cafétéria est paraît-il absolument délicieuse.

— Ce n’est pas la cafétéria qui l’est, suggéra Alfred, mais ce qu’on y sert.

— Ce qui revient au même, dit Robert non sans laisser paraître un soupçon de vexation. J’ai ma théorie là-dessus !

— Après tout… » fit négligemment Alfred.

Sur le plateau, la doublure de David Alez en était à la troisième éjaculation. Les draps s’étaient humidifiés au point de refroidir. Anita exigea un souffle d’air chaud. Alexandre Khronine, qui bandait comme un truc (pensa Anita), hurla un ordre à l’adresse des accessoiristes. La seringue d’huile d’olive gouttait dans les mains d’une spécialiste de l’érection aidée. La doublure y jetait de temps en temps un œil inquiet, se rassurant toutefois au toucher. David Alez était sorti.

Il prit un taxi pour se rendre à l’aéroport. Dolorès devait arriver avant midi. Les routes imposées aux vols commerciaux étaient imprévisibles. Sans compter les attaques destructrices de l’ennemi. Mais David Alez ne souhaitait pas la mort de Dolorès. Pas de cette manière. Il aurait tout le temps de savourer cette interprétation, sachant que la comédienne ignorait tout de la mort qui interrompait une série de situations convenues qui n’ajouteraient rien à sa réputation de cabotine. Il entra dans la salle de jeux du buffet. L’ambiance était électrique. Rien ne manquait à ce ballet atomique. Lumières, flashes, bruits, cris, exclamations, bris de verre, coups fourrés. Il se glissa entre les joueurs. Son intention était d’atteindre le bar pour y consommer un bourbon. Un simple bourbon. Il avait besoin de réfléchir. Un bourbon et une cigarette. Aucune conversation. Le spectacle de l’humain au travail du hasard et de l’adresse. Les écrans hurlant. Les visages furieux, dangereux. Les angoisses définitives. Peut-être la cuisse d’une adolescente perdue dans ce monde d’adultes infantilisés par pure paresse. Toute la philosophie fichue par terre non pas à cause des salauds et des pédants, mais parce que la paresse est le moteur des pires calamités de l’autoritarisme, du populisme et des saluts au drapeau. Jamais on ne tournerait un pareil film. Les personnages meurent. Les interprètes meurent. Les choses disparaissent. Dieu revient à l’assaut de l’esprit.

« Maintenant je vais me faire enguirlander, songea-t-il. Je tiendrai le coup parce que j’aurais l’esprit embué par le bourbon et ce spectacle de l’humain en crise. Ce crétin de Dicksonski me reprochera d’avoir égaré une fiche. Il hurlera le nom d’Alice Qand. Et je n’aurais rien préparé pour expliquer cette situation. Et merde ! »

Mais quand il entra dans le bureau de Dicksonski, général en chef du GOD, poussant Dolorès en tenue de danseuse de cabaret (ils avaient ensemble mis fin à une bouteille de bourbon, adossés au comptoir du buffet de l’aéroport), Dicksonski se tenait debout devant son bureau, cigare au bec et casquette sur l’œil. Il n’avait pas du tout l’air de plaisanter. Il les stoppa net, David bouteille vide à la main et Dolorès à moitié nue brandissant un vrai cigare cubain d’un mètre de long.

« C’est pas une fiche qui manque, fit le général, mais deux !

— Mais pas du tout, mon général ! J’ai la fiche de Pierre Saint. J’avoue que je n’ai pas réussi à mettre la main sur celle d’Alice Qand, mais j’ai eu Pierre Saint. Et comment !

— Sauf que Pierre Saint n’était pas Pierre Saint ! »

Pierre Saint

Alexandre Khronine se prit la tête à deux mains et la secoua longuement en gémissant. Le général Dicksonski voyait ce crâne parfaitement chevelu depuis son bureau sis au dernier étage de la tour GOD. Le cinéaste montra enfin ses yeux. Il pleurait.

« N’y a-t-il pas moyen de remplacer ces rôles ? dit-il en se frottant les yeux. Tout le monde est remplaçable…

— Pas question de revenir sur les décisions du hasard, déclara fermement le général. Je ne m’y risquerai pas.

— Alors le film ne se fera pas !

— Il se fera ! aboya le général.

— Pas avec moi en tout cas… gémit le cinéaste.

— Donnez-moi votre fiche ! »

Alexandre Khronine pâlit. Il ouvrit la bouche, mais rien n’en sortit. Personne ne lui avait jamais demandé de remettre sa fiche. Il s’était toujours conduit honnêtement avec le pouvoir. Ses films enthousiasmaient les foules dans le monde entier, toutes cultures confondues. Bien sûr, il n’était pas exempt de service national, mais sa position d’homme de spectacle reconnu et adulé l’autorisait à espérer de n’avoir jamais à jouer un personnage. Ce privilège, il pensait l’avoir acquis pour toujours. Il sortit la fiche d’une de ses poches. Le général Dicksonski ne tendait pas la main, autre humiliation qu’il s’agissait maintenant d’assumer. Le cinéaste dut se lever pour atteindre l’écran qui ne laissait apparaître aucun relief. Il tenta d’introduire la feuille dans l’image, mais elle se plia sur la surface. Le général, imperturbable, ne bronchait ni ne bougeait.

« Contentez-vous de la poser à plat, face à lire contre l’écran, » conseilla David Alez qui était assis à la place habituellement occupée par un greffier.

Alexandre Khronine s’exécuta. Cette fois, le visage du général s’approcha. Ses yeux se mirent au travail. Il mémorisa le contenu de la fiche en quelques secondes, puis il se recula.

« On vous contactera, dit-il. En attendant, regagnez vos quartiers. David ?

— Mon général !

— Vous êtes responsable de ce personnage.

— Oui, mon général !

— Je ne suis pas un personnage, » ânonna le cinéaste.

L’écran siffla longuement puis s’éteignit. Alexandre Khronine demeura prostré devant l’écran. La fiche avait glissé et se trouvait maintenant de l’autre côté du bureau, à l’opposé de l’endroit où David Alez prenait des notes, penché sur une petite table qui branlait.

« Vous pourriez jouer le rôle d’Alice Qand, dit le cinéaste.

— Pas question !

— C’est un personnage important, continua Alexandre Khronine qui regardait la fiche sans se lever de son fauteuil. Il ne lui arrivera rien.

— Ce n’est pas écrit, dit David. On ne joue pas avec le personnage des autres.

— Ça n’est jamais arrivé, je le reconnais. Mais il faut essayer… L’expérience…

— Vous ne savez pas de quoi vous parlez. Je suis exempt de fiction. Et puis je ne me mêle pas de ce qui ne me regarde pas. Retournons à l’hôtel.

— Pourquoi utilisez-vous les services d’une doublure pour les scènes de cul ?

— Je vous l’ai dit : Je suis exempt de… »

On frappa à la porte. David Alez lança un « Oui ! » qui interrompit une nouvelle jérémiade du cinéaste. C’était Dolorès. Elle revenait de chez le général. Il lui avait signé une exemption. Alexandre Khronine secoua la tête :

« Je me demande comment vous faites… gémit-il.

— Je le fais sans doublure, ricana Dolorès.

— Il manque donc trois rôles, continua le cinéaste catastrophé.

— Il paraît que c’est vous qui me remplacez… dit Dolorès qui était bien renseignée.

— Et qui tournera le film ?

— Le général lui-même ! »

David ne put s’empêcher de rire. Dolorès, qui était amoureuse du général depuis qu’il avait signé l’exemption, devint toute rouge de colère :

« Il a déjà tourné un film sur les trafiquants d’or de Guyane !

— Il en est revenu plein aux as, gloussa David Alez.

— Je ne pourrais pas interpréter un rôle de femme, dit le cinéaste. Et puis je ne veux pas mourir dans un film.

— Quoi ! » s’écria Dolorès.

Elle fonça vers David Alez qui se protégea vainement avec le dossier contenant les fiches.

« Tu le savais, salaud ! hurla-t-elle en envoyant des coups aussi violents qu’inefficaces. Et tu m’as amenée jusqu’ici !

— Je voulais t’épargner cette souffrance ! rit David Alez. Mais maintenant que tu es exempte de service…

— Tu as voulu me tuer toi aussi ! »

Elle sortit, abandonnant le voile qui ceignait ses épaules. Alexandre Khronine le ramassa, s’étant à peine soulevé de son fauteuil. Il l’entoura autour de son poing.

« Le premier accessoire, dit-il. Je vais l’essayer. Attendez-moi, David. »

Il passa dans le cabinet d’aisance. David Alez soupira. Ce tournage se passait mal. Non seulement il avait perdu son pouvoir d’érection en public, mais depuis quelque temps il trahissait ses meilleurs amis. Le monde qu’il avait connu était en train de changer. Il le savait pourri à l’intérieur, mais pas au point de le laisser paraître. Alexandre Khronine sortit du cabinet. Cette fois, David Alez dut le reconnaître : le cinéaste était une femme d’une beauté à tomber raide mort. Le rôle que Dolorès devait interpréter y gagnait aussi en profondeur. Le hasard faisait bien les choses si on lui donnait l’occasion de se taire.

Pierre Saint 2

Pierre Saint était tombé sur la scène précédente en feuilletant un magazine dans la salle d’attente du docteur Efem. Huit jours avaient passé et il n’avait pas obtenu une modification de son statut de personnage appelé. Il n’avait pas trouvé Alice Qand. Il avait frappé à toutes les portes et au bout de cinq jours, alors qu’il prenait une bière chez Pierre (qui s’appelait Jacques, la confusion étant encore possible), on avait annoncé la disparition d’Alice Qand à la télé. On ne savait pas ce qu’elle était devenue, mais on soupçonnait un enlèvement crapuleux, pas du genre chevaleresque. Le portait de la victime n’était pas celui d’Alice.

Répétez. Le portait de la victime n’était pas celui d’Alice.

Qui était cet homme mal travesti qui se faisait appeler Alice Qand ?

Gauthier Renon, qui se trouvait dans le café en compagnie d’une jolie comédienne nommée Sarah quelque chose, s’assit à la table de Pierre Saint. Il voulait savoir si ce nom, Pierre Saint, était le sien ou si on passait à la télé en ce moment. Jacques, qui était accoudé à son comptoir, se demanda lui aussi pourquoi il s’appelait Pierre Saint quand il n’était pas tout simplement Jacques. Gauthier Renon insistait.

« Il faudrait demander à la production, dit le Pierre Saint qui était assis en face de lui.

— Monsieur Alfred Vermoy ne vient plus ici depuis quelque temps, dit Gauthier.

— Il est parti à Rodax avec Robert Lalus, dit Jacques en changeant de coude. Vous savez…

— Je sais, je sais ! Celui qui Finnegans Wake…

— Je ne comprends pas, dit Pierre Saint.

— Vous comprendriez si vous connaissiez cet individu, dit Gauthier en éclatant de rire.

— On ne se moque pas comme ça des gens, dit celle qui s’appelait Sarah.

— Comme si James Joyce était aussi précieux que Jésus Christ et Mahomet réunis pour l’occasion, dit Gauthier en fronçant les sourcils.

— Quelle occasion ? » demanda Pierre Saint qui paraissait de plus en plus naïf.

Gauthier Renon se recula sur sa chaise pour le toiser. Il avait l’œil expert en matière de personnage. Il tordit ses grosses lèvres avec deux gros doigts humides.

« Vous cherchez qui déjà ? dit-il d’un air soupçonneux.

— Alice Qand… répondit Pierre Saint. Mais cette Alice qui a disparu n’est pas celle que je cherche.

— Vous cherchez le personnage ou la personne ?

— Alice Qand est une personne importante…

— Plus maintenant ! Elle peut être appelée comme les autres. C’est la raison pour laquelle elle s’est enfuie. Et Natacha avec elle.

— Natacha ? fit Pierre Saint. J’ai connu une Natacha… La sœur d’Alice.

— C’était pas plutôt deux frères ? » dit Jacques accoudé.

Et de fil en aiguille, Pierre Saint s’était retrouvé dans le bureau du docteur Efem, un peu comme au début de ce chapitre, sauf que c’était dans la réalité cette fois. Alexandre Khronine n’y était pour rien. D’ailleurs, la télévision avait annoncé sa disgrâce, mais sans en révéler le motif. On le saurait bien tôt ou tard. Pierre Saint referma le magazine parce que la porte du cabinet du docteur venait de s’ouvrir. Une charmante personne, toute de blanc vêtue, se tenait dans l’encadrement, éclairée en contre-jour par une lumière artificielle. À l’intérieur, le docteur grognait quelque chose comme :

« Demandez-lui son nom ! J’en ai assez de recevoir des inconnus qui me filent leurs maladies honteuses. Et foutez-le dehors s’il s’agit de Pierre Saint. Alice m’a prévenu de me méfier de ce tripoteur de communiant ! »

L’infirmière, ou hôtesse, attendit que Pierre Saint déclinât son identité. Il répondit :

« Je suis le docteur Efem… celui qui séquestre la vraie Alice Qand ! »

L’hôtesse étouffa un cri. Ses jambes se plièrent sous elle. Elle s’accrocha à la poignée de la porte. Le docteur Efem, qui se trouvait à l’intérieur, commença à chercher une solution pour éviter les problèmes qui lui tombaient dessus. Depuis qu’il avait emmené Alice et Natacha dans sa maison de Provence, il n’avait récolté que des ennuis. Il s’était même fait arrêter par une équipe de tournage qui prétendait qu’il était un personnage en fuite, ce qui était parfaitement faux. Heureusement, il avait des papiers en règle. Mais le système étant en panne juste à ce moment-là, il avait dû subir les inconvénient d’une garde à vue qui avait duré deux jours entiers et même un peu plus si on peut compter les heures. Mais pourquoi en parler à cet inconnu qui prétendait s’appeler lui aussi Efem ?

Anita, toute tourneboulée dans son tablier blanc, se laissa soutenir par Pierre Saint qui retrouvait ainsi des raisons de se rendre utiles à condition que les circonstances s’y prêtent. Le docteur Efem tentait une sortie par la fenêtre.

« Ne faites pas ça, docteur ! cria Pierre Saint. Je ne suis pas un personnage. Je n’ai pas mesuré la portée de mes paroles. Veuillez m’excuser et revenir parmi nous. J’ai quelque chose à vous demander. »

Une heure plus tard, Pierre Saint prenait le thé en compagnie du docteur Efem et de son épouse Anita qui jouait en ce moment dans un film produit par la Rodax. Le docteur avait expliqué que l’Alice qui se cachait dans sa maison de Provence était un homme. Natacha aussi était un homme. D’ailleurs Natacha et Alice étaient frères. Mais alors, pensa Pierre Saint, qui était Anita ?

« L’ennui, avec les femmes, déclara le docteur en se tenant le front comme un poète en extase, c’est qu’il ne suffit pas de coucher avec elles pour savoir ce qu’elles sont en réalité. On a souvent affaire à un personnage.

— Comment distinguer la femme de son personnage ? demanda Pierre Saint.

— Il faut repérer la caméra. Par contre, si c’est Alexandre Khronine le directeur, vous saurez d’emblée qui elle est. Le bonhomme fait tellement parler de lui qu’on ne peut pas ignorer qu’on se trouve sur un plateau de tournage. Mais il y a des situations plus difficiles à comprendre.

— Vous voulez dire, cher docteur, que vous ignorez qui est Anita ici présente ?

— Oh ! » fit-elle en avalant une gorgée de gin qui remplaçait, dans sa tête, le thé au jasmin importé de Chine.

Comme elle ne jouait que dans des films pornographiques ou bien dans des scènes pornographiques insérées dans des films qui ne l’étaient pas, elle ne mourait jamais de plaisir. Pourtant, la possibilité d’être la victime d’un détraqué sexuel n’était pas absente de son esprit chaque fois qu’elle se livrait aux gesticulations charnelles du script. Elle craignait d’être finalement entraînée dans une histoire sanglante alors que la Constitution interdisait « toute reproduction de faits réels ayant tourné au désavantage de l’une ou l’autre des parties. » Cette formulation ne manquait pas d’imprécision. Ainsi, ce matin, avec la doublure de David Alez, elle avait senti que quelque chose ne tournait pas rond.

« Qu’est-ce qui vous inspire cette crainte, ma belle ? dit le docteur.

— Cette doublure est-elle le portrait craché de David Alez ? demanda plus judicieusement Pierre Saint.

— Tout à fait son portrait ! s’écria Anita. Mais…

— Mais quoi ? s’exclamèrent les deux hommes qui voulaient tout savoir.

— C’est un détail…

— Cependant…

— Non, dit Anita. C’est sans importance.

— Vous voulez parler d’une différence de dimension ?

— Pas du tout ! Mais… »

N’y tenant plus, les deux hommes se servirent un gin et l’avalèrent sans attendre qu’Anita trouve ses mots. Elle ne les trouva pas. Ils burent encore.

« C’est comme si vous mettiez un Truc à la place d’un Arabe ! Voilà ! » s’écria-t-elle enfin.

Pendant ce temps (perdu), David Alez faisait essayer à Alexandre Khronine toutes les robes qu’Alice Qand n’avait pas emportées dans sa cavale.

Fiche (manquante) d’Alice Qand

 

Attention, cette fiche va disparaître dès que vous l’aurez lue.

 

Comment Alfred Vermoy apprit-il que je me cachais dans la maison provençale du docteur Efem ? Il arriva un jour de Mistral à bord d’un engin de la SAM qui se posa au milieu des oliviers. Efem m’avait recommandé de ne pas mettre le nez à la fenêtre. Je pouvais néanmoins utiliser un patio dont les ouvertures étaient cachées par des fontaines de bougainvilliers. L’engin remonta dans le ciel presque sans bruit et disparut vite à l’horizon. Ces accélérations m’ont toujours donné le vertige. Vermoy arrivait par le chemin, portant une valise. Un petit chien le suivait. Quand ils furent assez près pour ma myopie, je vis qu’il le tenait en laisse. Ils s’arrêtèrent devant le portail au bout de l’allée. Il est toujours ouvert. J’avais voulu le fermer, mais Efem considéra qu’on l’avait toujours vu ouvert et que le fermer était le meilleur moyen d’attirer l’attention des voisins. Il n’en manquait pas. Ils avaient assisté à l’atterrissage, à la descente du voyageur avec son chien et ils avaient peut-être aussi ressenti le vertige qui m’empêchait de réfléchir. Cachée derrière l’épaisseur fleurie d’un bougainvillier, je dus me rendre à l’évidence : Alfred Vermoy savait que j’étais là.

Le petit chien, libéré de sa laisse, entra le premier et parcourut toute la longueur de l’allée. Il m’avait repérée. Il se mit dans la tête de pénétrer dans la broussaille du bougainvillier. Alfred Vermoy trottinait dans ma direction. Il ne tarda pas à s’adresser à moi :

« Alice… ? Je sais que vous êtes là. D’ailleurs Bob vous renifle plus sûrement. Indiquez-moi l’entrée de cette forteresse. Il faut que je vous parle.

— Parler de quoi ? »

Il savait que j’avais l’intention de le tuer, mais de mon côté, je me doutais que le chien n’était pas un chien ordinaire, mais un relais satellitaire. Un observateur surveillait mes moindres mouvements, pointant sur moi le canon d’un laser. J’étais cuite.

« Je ne vous veux pas de mal, dit Vermoy. Bob est un chien tout ce qu’il y a d’affectueux. Vous l’aimerez.

— Je suis parano…

— Vous vous êtes imaginé des choses, Alice. Je suis là pour…

— Sommes-nous filmés ?

— Je vous assure que non. Personne ne sait que je suis ici. C’est aussi dans mon intérêt. »

Je fis le tour pour rejoindre mon visiteur qui attendit patiemment que je m’approche. Bob me fit la fête. Il avait l’air d’un chien, mais je me méfiais. Je suis bien placée pour savoir ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. La valise d’Alfred Vermoy avait aussi l’air d’une valise.

« Ouvrez-la ! dis-je en la désignant d’un doigt tremblant.

— Nous perdons du temps, Alice…

— Ensuite je veux vous voir à poil ! »

Vermoy ouvrit la valise à même le sol. Je la fouillai du bout du pied. Elle ne contenait que du linge et une trousse de toilette. Il ouvrit la trousse et me montra le rasoir électrique.

« C’est un modèle courant, dit-il. Je ne transporte pas d’électronique.

— Ne me prenez pas pour une dinde ! L’électronique est dépassée…

— Certes, mais on s’en sert encore… Mesure d’économie…

— Je me fiche de ce que vous pensez de moi.

— Sans doute… mais j’ai besoin de vous.

— De moi ? »

Je regardai le ciel. Rien n’y scintillait, mais depuis que la microbiologie a pris le pas sur l’intégration des circuits, il est impossible de repérer les outils de surveillance et de propagande. Bob s’était couché sur mes pieds. Je ne m’étais pas chaussée. Vermoy commença à se déshabiller. Il était prêt à tout pour avoir raison de ma patience. J’interrompis cet effeuillage peu prometteur.

« Rentrons ! » dis-je aussi sèchement que ma langue me le permettait.

Je marchais derrière lui et Bob suivait. Je ne tenais pas à révéler le seul endroit de la maison d’où je pouvais voir le ciel. Nous entrâmes directement dans le salon. Vermoy acheva de se rhabiller. Bob était déjà recroquevillé dans les coussins du canapé.

« L’objet de ma visite… commença Vermoy qui rajustait le col de sa chemise.

— Si vous êtes venu pour me reprocher d’avoir violé les règles de la conscription fictionnelle, sachez que je ne me rendrai pas. Plutôt crever !

— Ce qui m’intéresse, ma chère Alice… »

Sa langue humecta des lèvres sèches. Elle n’était pas bien humide non plus. Voilà qu’il m’appelait sa « chère Alice ». Nous n’avions jamais joué ensemble. D’ailleurs je n’avais jamais joué. Et je savais que si j’obéissais à l’ordre de mission, je me condamnais à mourir en action pour servir la fiction nationale. J’étais destinée à l’héroïsme. J’expliquai tout cela à Vermoy. Il m’écouta sans broncher. Il s’était assis dans le canapé et caressait la tête frisée de Bob. J’étais debout de l’autre côté de la table basse où mon verre attendait d’être vidé.

« Ce que je voudrais savoir, dit Vermoy, profitant d’un silence que je mettais à profit pour retrouver ma respiration, c’est ce qui va m’arriver… »

Il sortit sa blague à tabac et se mit à bourrer sa pipe sans permission. L’odeur du tabac me donne des frissons. L’allumette craqua. Il la déposa cérémonieusement dans le cendrier dont je me sers pour jeter les noyaux d’olives. Je ne fume pas.

« Je n’ai pas l’intention de fuir, dit-il. J’assumerai mon destin jusqu’au bout.

— Ce n’est pas un destin, grognai-je. C’est une décision du système qui d’ailleurs n’explique rien.

— Je le sais bien mais, voyez-vous, je ne suis plus tout jeune et, je dois l’avouer, la vie me fatigue maintenant. »

Il soupira.

« Je ne dis pas que je n’en ai pas profité… Pleinement des fois ! »

Il éclata de rire. L’image de Rose Juliette se dessina sur le mur-écran. Je reculai, épouvantée.

« Vous êtes connecté, coquin ! m’écriai-je.

— Je le suis toujours, à cause de mon cœur. Déconnectez-moi et je crève aussitôt d’un arrêt cardiaque. Je suis à votre merci, comme vous le voyez…

— Ne vous servez pas de mon écran personnel !

— C’est celui du docteur Efem, si je ne m’abuse… »

Il faisait le malin maintenant. J’avais raison de me méfier. Mais je décidai de l’écouter jusqu’au bout. Ensuite, j’aviserais.

« Vous êtes convoqué, n’est-ce pas ? dis-je en m’asseyant sur la table, la cuisse à l’air.

— Je suis en ce moment à Rodax…

— Sapristi ! Vous êtes foutu.

— Ça, je le sais. Les cadres sont destinés à l’héroïsme. Mais ça ne m’effraie pas de finir comme ça. C’est même plutôt flatteur.

— Et bien allez-y, tournez !

— Pas avant de savoir comment je vais mourir. »

Il me jeta un regard d’enfant.

« Vous, ma chère Alice, vous savez exactement comment ils ont prévu de faire de vous une héroïne de la Nation. Que cette perspective ne vous enchante pas ne me regarde pas. C’est votre liberté d’appréciation qui est en jeu. Mais je n’ai pas l’intention de faire usage de la mienne pour échapper à mon destin… ou au plan qui m’est destiné.

— Qu’est-ce que vous attendez de moi… ?

— Vous avez accès à cette information…

— Plus maintenant. Comme vous voyez…

— J’ai amené Bob. »

Ce chien n’était pas un chien ! Je m’en étais un peu douté dans le bougainvillier. Les vrais chiens ne vous font pas la fête sans avoir au préalable analysé vos capacités à recevoir des sentiments en tant que sentiments et non pas en tant qu’information. Or, celui-ci savait tout de moi. Il était programmé pour m’aimer sans condition. Une qualité que je n’ai jamais trouvée chez un homme, pour mon malheur.

« Connectez-le, dit Vermoy.

— Mais je ne suis pas chez moi !

— Voici une copie du cerveau du docteur Efem.

— Vous avez pensé à tout ! »

Je caressai Bob. On ne sait jamais avec ces fausses bêtes. Elles sont imprévisibles. Bien sûr, il m’adorait, mais j’ignorais tout des limites de sa patience. Est-ce que l’amour est une limite ontologique au même titre que la mort et la société ? Je mourrai avant de répondre à cette sinistre question. Je transportai Bob jusqu’à la console interactive. Vermoy était déjà en train d’y connecter le cerveau d’Efem. Dans quels problèmes personnels avec les autres, et particulièrement avec le système, m’embarquai-je ? L’écran de contrôle signala que le cerveau avait besoin d’irrigation. Je vidai mon verre à sa mémoire, car je savais que ce cerveau sanglant n’était pas une copie, mais l’original. Ce genre de copie ne sera pas possible avant deux mille ans. Et encore, dans l’imagination des plus pressés d’en finir avec l’idée de Dieu. Le bocal qui le contenait datait du XIXe siècle.

« C’est un cerveau lent, plaisanta Alfred Vermoy qui retrouvait la joie de son enfance.

— Ne tirez pas trop sur la ficelle, Vermoy. C’est de la substance pensante. On est loin de savoir si elle est d’origine divine ou diabolique. Vous devriez vous méfier de son odeur hallucinogène.

— Je crois que nous sommes connectés !

— Vous croyez ou vous en êtes sûr ? »

On l’était. Bob agita sa queue en signe de reconnaissance. Vermoy était redevenu aussi sérieux qu’un adulte au chômage.

« Qu’est-ce que vous voyez ? dit-il en grimaçant de douleur interne.

— Rien pour l’instant ! Et je ne verrai rien si vous ne me laissez pas voir ! »

Il était collé à l’écran. Même Bob avait du mal à exister. Je rouspétai :

« Il faut que vous compreniez, monsieur Vermoy, que je dois être la première à voir, sinon vous ne verrez rien.

— C’est mal fichu comme système ! On n’a fait aucun progrès en la matière. On en est exactement où on en était du temps où je n’étais pas plus haut que Bob. Qu’est-ce que vous voyez, ma chère Alice ? »

Je ne voyais rien, sauf que Rose Juliette apparaissait en transparence à intervalle régulier. Je me mis à compter ces secondes. Et entre-temps, rien, écran noir, pas même papillotant. Bob demeurait flegmatique. Ce n’était plus un chien. Ses yeux étaient fermés. Je savais que quand il les rouvrirait, il se passerait quelque chose.

« Vous devriez reprendre la procédure à zéro, s’impatienta Vermoy. C’est ce qu’il faut faire quand ça ne marche pas comme on veut. »

Je me retournai pour lui lancer un regard furieux.

« Ce n’est pas comme vous voulez que ça marche, Vermoy ! Sinon vous ne seriez pas là à changer le cours de mon existence !

— C’est vrai, » reconnut-il.

Bob ouvrit un œil, mais sans intention programmée. Il me signalait simplement qu’il était avec moi. Qu’est-ce qu’il entendait par là ?

Jarry Lame

« Il y avait longtemps qu’on n’avait pas observé un meurtre ordinaire, déclara le lieutenant Jarry Lame aux journalistes. D’habitude, comme vous le savez, on a plutôt affaire au meurtre par suicide. Vous rappelez-vous l’affaire Robert Lalus ? »

Le groupe de journalistes frétilla au pied de l’escalier que le lieutenant avait descendu à moitié. Il s’était arrêté sous un micro. Derrière lui, Natacha Ollaff se recoiffait. On distinguait nettement les marques de doigts sur ses joues. Un observateur muni d’une lunette d’approche aurait identifié les empreintes du lieutenant. Mais telle n’était pas l’info du jour. Le docteur Efem venait d’être assassiné.

« Pensez-vous qu’il a été assassiné ou que sa mort est la conséquence de l’ablation de son cerveau ? demanda un journaliste.

— Il faudra demander au juge, dit Jarry Lame. Pour moi, quand la mort n’est ni accidentelle ni la conséquence d’une maladie, elle relève du meurtre, suicide ou pas.

— On ne peut pas conclure des premières constatations que le docteur Efem s’est suicidé en s’arrachant le cerveau ! plaisanta un autre journaliste.

— D’ailleurs, où est-il, ce cerveau ? » dit plus sérieusement un troisième journaliste.

Il y en avait beaucoup plus de trois. Et la question était justement de savoir où était passé ce cerveau. Qui le baladait et pourquoi ? Les agents de la police scientifique étaient à l’œuvre. Il ne restait plus qu’à attendre leurs conclusions. Jarry Lame décida d’aller manger un morceau. Il saisit le bras de Natacha Ollaff et l’entraîna avec lui au bas de l’escalier. Il dut jouer des coudes pour se frayer un passage.

« Vous l’arrêtez ? » demanda un journaliste.

Jarry Lame ne répondit pas. Il n’arrêtait pas Natacha Ollaff. Pas question de risquer de la soumettre à la fiction, car si elle était prise en faute, son statut de comédienne lui était supprimé et elle était envoyée à Rodax où le grand Alexandre Khronine, par la voix de David Alez, se plaignait d’une pénurie de personnages.

Dehors, il héla un taxi plutôt que de sauter dans sa voiture de service. Il voulait être seul avec Natacha. Il lui arracherait les vers du nez. Ensuite, il l’épouserait pendant au moins une nuit. Plus si affinité.

« Je vous conseille de la fermer pendant le trajet, » grogna-t-il dans l’oreille de Natacha.

Il grogna aussi dans l’oreille du chauffeur qui fit un signe de tête pour dire qu’il avait compris. La voiture s’accrocha à un ascenseur spatial. Natacha poussa un petit cri comme si l’accélération lui avait provoqué un orgasme. Jarry Lame, tout excité, se contenta de coller son nez à la fenêtre.

« On va où ? murmura Natacha qui revenait de loin.

— C’est vous qui allez le dire au chauffeur, fit Jarry Lame sans se décoller de la vitre. Pour l’instant, on monte. Et si vous ne changez pas cette trajectoire en me disant où se cache votre frère, je vous balance dans l’espace pour l’éternité ! »

Le chauffeur éclata de rire. Ce n’était pas la première fois qu’il exécutait ce genre de mission. Il y avait un tas de témoins utiles ou gênants dans la couche interdite de l’atmosphère. Il adorait y pénétrer en toute légalité. Ce n’était pas donné à tout le monde. Il se fichait de l’innocence ou de la culpabilité des témoins. La veille de ce jour, il avait ramené un vieux témoin qui avait subi les tortures d’un descendant de nazi allemand. Ce type n’avait pas pris une ride. C’était un des avantages du sort réservé à ce genre de témoins : ils ne vieillissaient pas. Et on les avait toujours à portée de la main si jamais on en avait besoin pour une cause ou une autre. Le type qu’il avait ramené la veille voulait rester jeune. Ou en tout cas ne pas vieillir. Il était devenu fou avant de remettre les pieds sur terre.

« Qu’est-ce que vous en avez fait, patron, si c’est pas trop vous demander ?

— Il s’est suicidé chez le juge…

— Merde alors !

— Allez comprendre ce genre d’être humain, dit Jarry Lame philosophiquement. Ils veulent conserver leur jeunesse et, quand on a besoin d’eux, ils se suicident. Vous voyez le rapport de cause à effet, vous ?

— Moi, vous savez, patron, la rhétorique et moi, euh… »

Natacha, les yeux exorbités, les écoutait s’amuser aux dépens de l’humanité. Elle était perdue si elle n’indiquait pas au lieutenant l’endroit où Alice se cachait en ce moment. Mais quel était le rapport avec le cerveau du docteur Efem ? Jarry Lame lui planta une cigarette dans la bouche. Elle serra les dents et aspira, car le lieutenant craqua une allumette. Il la laissa se consumer sans l’approcher de la cigarette. Natacha pompait toujours, contractant ses joues meurtries.

« On est bientôt arrivé, dit le chauffeur. Attention à la décélération ! »

L’allumette s’éteignit. Le lieutenant l’avait soufflée avant de se brûler les doigts. La cigarette tomba des lèvres de Natacha. On était arrivé. Le chauffeur se retourna mais ne dit rien. Il avait l’œil brillant. Il devait aussi apprécier la souffrance infligée. Le lieutenant attendit que le soufflet de la station intermédiaire se verrouille sur le toit de la voiture. Puis :

« Laissez-vous faire, Natacha, dit Jarry Lame comme s’il proposait des vacances sur la Côte.

— C’est mon frère, fit Natacha en avançant ses lèvres en bec de canard pour recevoir une autre cigarette.

— Elle est mêlée à cette sale histoire, continua Jarry Lame comme s’il n’écoutait plus que lui. Sans son cerveau, Efem ne vaut plus rien. On arrive tout juste à le faire marcher pour ne pas avoir à le porter. Vous lui avez parlé. Qu’est-ce qu’il vous a répondu ?

— Ba ba ba ba ba… » fit le chauffeur en riant.

Jarry Lame ouvrit la portière du côté de Natacha.

« Sortez, » dit-il.

Il prit un air désolé, mais il ne l’était pas. C’était un fameux comédien. Il sortit de sa poche un prisme rutilant qui lança ses feux en direction de Natacha. Il le lui tendit, mais elle hésita.

« Vous m’appelez quand vous êtes décidée, dit-il, toujours sirupeux.

— Je veux vivre ! cria Natacha.

— Mais vous vivrez, dit Jarry Lame. Éternellement. Je ne vous laisserai pas filer dans la fiction. Alexandre Khronine serait bien capable de vous couper en morceaux lui-même.

— Alexandre Khronine ? fit le chauffeur en se grattant les joues. Ça serait ce type qui est devenu une femme pour jouer dans son propre film ?

— Tu parles d’un destin ! grogna Jarry Lame.

— C’est devenu compliqué, » avoua le chauffeur.

Il cessa de gratter ses grosses joues en peau de rhinocéros. Le moment était venu d’en finir avec cette course. Le compteur avait dépassé la mesure imposée par l’administration de la justice. Au-delà, il travaillait à l’œil. Il se mit à gigoter sur son siège, étreignant le volant. Jarry Lame connaissait cette affection : le corporatisme enfin réduit à néant par les idées anarchistes.

« On est pressé maintenant, dit Jarry Lame en serrant le cou étroit de Natacha. Où est Alice ?

— Je le sais, Jarry ! Mais je ne peux pas le dire !

— Elle est peut-être pas programmée pour ça… risqua le chauffeur qui revenait à la raison.

— Personne n’est programmé ! gueula Jarry Lame. Foutez-moi la paix avec vos conneries métaphysico-branchées ! »

Il referma la portière, mais Natacha était de nouveau sur le siège, se tenant la gorge. Il en laissait des traces, le lieutenant, quand il s’y mettait, songea le chauffeur en tournant la clé de contact. Il entama une descente en douceur. Il avait perdu la moitié de ce qui lui serait revenu sans le barème imposé. À ce train-là, il ne s’enrichirait jamais. Et Bobonne continuerait de rêver avec les autres.

Le chauffeur

Il n’y avait qu’un modèle de chauffeur. Il y avait longtemps qu’on n’avait plus le choix. Le même phénomène affectait tous les emplois basés sur la répétition. On n’avait aucune chance de décrocher un emploi de chauffeur ou de vendeur, parce qu’ils les fabriquaient. Qui ça, « ils » ? Demandez à GOD.

Dire qu’on pourrait très bien se passer de théories, songea Alfred Vermoy. Il avait obtenu ce qu’il voulait. Maintenant, il savait qu’il jouerait son rôle à la perfection. Ce qu’il ignorait, c’est que Rose Juliette avait aussi une idée en tête. Et elle n’était pas compatible avec celle qu’Alice avait déchiffrée. Il était loin de s’imaginer que le système était en maintenance séculaire et que, pendant tout le temps que dureraient ces travaux, des anomalies perturberaient la structure même du Destin.

Bob n’avait pas voulu rester avec Alice. Il était couché sur la banquette contre la cuisse d’Alfred Vermoy. Devant, le chauffeur racontait comment il avait perdu de l’argent dans une de ces courses qui consistent à abandonner une partie de l’humanité dans l’atmosphère. Alfred Vermoy connaissait le principe : si vous ne pouvez ou ne voulez pas témoigner en faveur de la thèse officielle, vous êtes condamné à attendre. En toute justice, songea-t-il tandis que le chauffeur accélérait pour être à l’heure au rendez-vous fixé par Jarry Lame. Natacha avait parlé.

Derrière son écran, David Alez tenta de modifier cette séquence. Il écrivit plusieurs fois : Natacha n’a pas parlé, mais le système s’obstinait et le cerveau d’Alexandre Khronine recevait des images de Jarry Lame en route lui aussi pour le Palais de justice. Il essaya : Natacha ne parlera pas. En vain. Il épuisa ainsi toutes les ressources de la conjugaison, dans la forme négative qui s’imposait puisqu’il était préférable, pour la suite du récit, que Natacha ne parlât pas. Mais elle avait parlé et Alfred Vermoy et Jarry Lame s’étaient donné rendez-vous sur le parvis du Palais de justice. David Alez alluma un deuxième écran afin d’observer les deux courses. Deux courses = deux chauffeurs. Or, il n’y en avait qu’un.

Il était assis sur le manuscrit de l’adaptation de Finnegans Wake que lui avait confiée son auteur, un certain Robert Lalus qui devait mourir dès le premier plan, par exemple écrasé par un autobus rempli d’ouvriers en transit. Mais Alexandre Khronine passait maintenant son temps à essayer des robes. Toute la réserve de Rodax allait y passer. Alexandre Khronine ne ferait plus rien d’autre. Il était lui aussi tombé dans le piège de l’attente, comme Natacha Ollaff.

Mais le chauffeur qui conduisait Alfred Vermoy révélait que Natacha avait parlé. Elle était donc de retour sur terre, ce qui expliquait que Jarry Lame se dirigeait lui aussi vers le Palais de justice. David Alez superposa les deux écrans. Il ne fut pas surpris de constater que les deux images coïncidaient en tous points. Donc, suggéra-t-il au cerveau d’Alexandre Khronine qui se pailletait frénétiquement devant un miroir, si le chauffeur est unique, Alfred Vermoy et Jarry Lame sont une seule et même personne. Mais dans ce cas, plus que probable, qui est le personnage ? Jarry Lame interprète-t-il Alfred Vermoy ? Ou bien est-ce Alfred Vermoy qui joue le rôle de Jarry Lame ? David Alez se sentit soudain très seul. Il n’était pas fait pour la création. Sa foi ne connaissait que la réalité. Et chaque fois qu’il tentait de créer, il se sentait étranger à lui-même.

« Non ! répéta-t-il en avalant un verre entre chaque prise. Il n’y a qu’un David Alez ! »

On frappa à la porte. Ce n’était pas l’administration. Le frappement était discret, presque inaudible.

« Entrez ! » grogna David Alez.

Comme il tombait bien ! Ce fut Robert Lalus qui entra. Et non pas Alfred Vermoy ou Jarry Lame. Il ne referma pas la porte qu’il tenait toujours entre le pouce et l’index. Il se pencha pour dire, d’une voix éteinte :

« Je suis venu récupérer mon manuscrit, monsieur Alez… si vous en avez pris connaissance… sinon, je repasserai… plus tard…

— Entrez ! Entrez donc ! Et fermez cette maudite porte ! Justement, j’ai besoin de vous. »

À ces mots, Robert Lalus se redressa, se grattant en même temps la gorge.

« En effet, dit-il d’une voix plus assurée, mais encore empreinte d’une timidité sans doute maladive, je suis très compétent dans ma partie… Cela dit sans…

— Ne le dites pas ! Savez-vous si Natacha Ollaff est encore de ce monde… ?

— Natacha… ? Je ne…

— Dites-moi seulement si elle est vivante ou si elle morte !

— Comme ça ? Au hasard ? Sans connaître les préalables…

— Allons ! Allons ! Le temps presse !

— Et en plus nous n’avons pas le temps ! » s’écria Robert Lalus.

Il tournait de l’œil. David Alez eut tout juste le temps se glisser une chaise sous ses fesses ramollies par l’émotion.

« Le Temps me fait toujours cet effet, gémit Robert Lalus qui accepta un diablito et l’avala sans cérémonie.

— Nous avons de sérieux problèmes de casting, fit David Alez en renouvelant le remplissage à ras bord.

— Je suis prêt à jouer mon personnage ! s’étonna Robert Lalus qui revenait à lui.

— Je n’en doute pas… Mais sans metteur en scène…

— Alexandre Khronine… ?

— Hélas… Son destin n’était pas celui que nous pensions lui et moi. Il se passionne maintenant pour les robes et leurs accessoires, jusqu’aux souliers, aux coiffes et aux fume-cigarette.

— Je ne comprends pas… »

Robert Lalus était sincère en avouant ce défaut. Il remarqua la superposition des écrans et se demanda s’il n’était pas victime d’un effet visuel dû à la tequila. Il étreignait douloureusement le diablito. Il allait fondre en larmes si on continuait de le filmer.

« On est en direct, lui reprocha David Alez. Un peu de tenue, s’il vous plaît… »

Le chauffeur voyait la scène sur son écran clandestin incrusté de manière invisible et indécelable dans le volant.

« Mon Dieu, murmura-t-il entre les dents, pourquoi m’as-tu abandonné ? »

24

Ou 25… 26… faut-il tenir compte des doubles fiches ?

Question posée pendant le tournage par les observateurs étrangers.

 

Et Jonas Timlinck était un de ceux-là. Il était arrivé la veille du jour prévu pour le tournage de la première scène, celle qu’on allait suivre en fond de générique. Le hasard voulut qu’il trouve enfin une chambre à l’hôtel Max où Alfred Vermoy et Robert Lalus s’étaient installés une heure plus tôt. Il était en nage quand il entra dans le bar de l’hôtel pour se rafraîchir. Alfred Vermoy et Robert Lalus, qu’il ne connaissait pas, étaient accoudés au bar, tournant le dos à la salle où de rares consommateurs se regardaient tristement dans les miroirs. Ambiance Rodax, songea-t-il en prenant place entre Alfred Vermoy et Robert Lalus qui se regardaient eux aussi dans le miroir derrière les bouteilles. Il commanda un bourbon. Le barman était un générique. Il avait vu le même au buffet de la gare et il lui avait aussi demandé un bourbon. Chez lui, quelque part en Chine Occidentale, on n’avait pas encore intégré les génériques. Les barmans, les chauffeurs, les instituteurs et les prostituées étaient des êtres humains nés d’autres êtres humains. On n’avait que la télévision pour apprécier la qualité des services génériques. Il fallait venir à Rodax pour se rendre compte de la quantité que cette technologie impliquait. Il y en avait partout. On l’avait même pris pour un générique à cause de la couleur de sa peau et de ses yeux bridés. Il avait montré son passeport à une bonne dizaine de contrôleurs de la pureté de la race avant d’atteindre le portail monumental de la Rodax qui donnait son nom à cette ville tropicale.

Alfred Vermoy, son voisin de gauche, buvait du bourbon. Et Robert Lalus lui aussi buvait du bourbon. Le barman souriait, assis sur un tabouret à l’autre bout du comptoir. Le sommet de sa tête arrivait au niveau du zinc, mais il surveillait la salle dans un miroir. C’était fou ce que les miroirs avaient de l’importance dans ce monde. Jonas Timlinck avala une capsule et posa le flacon devant lui, entre son verre de bourbon et la serviette en papier où il essuyait ses doigts salés par les cacahuètes. Depuis un moment, Alfred Vermoy l’observait. Il avait peut-être affaire à un homosexuel. Il n’y avait pas de femmes dans la salle.

« Je suis venu pour interviewer Alexandre Khronine, dit-il enfin, se libérant du même coup d’un poids dont il n’avait pas mesuré toutes les implications sur l’état de son mental.

— C’est notre directeur, fit Alfred Vermoy qui se tourna pour regarder Jonas Timlinck en face, sans l’intermédiaire d’un miroir, comme cela semblait se pratiquer habituellement à Rodax.

— Je m’appelle Jonas…

— Tomlinck, je sais, dit Alfred Vermoy. J’ai vu votre photo à l’entrée.

— À l’entrée ? s’étonna Jonas Timlinck.

— On y expose les photos des observateurs.

— Ah oui ? Et pourquoi ?

— On a besoin de savoir qui vous observe, répondit Alfred Vermoy en souriant comme s’il savait que ce qu’il était en train de dire relevait de l’absurdité des lieux.

— Je comprends, fit Jonas Timlinck en hochant la tête.

— Vous ne comprenez rien, » grogna Robert Lalus qui s’était d’abord signalé par un rot équivalent à un reflux d’égout.

Il allait encore se plaindre, craignit Alfred Vermoy. Robert Lalus se plaignait depuis leur arrivée en gare de Rodax. Il avait remis son manuscrit (l’adaptation de Finnegans Wake) à un inconnu qu’il aurait dû connaître.

« Tout le monde connaît tout le monde à Rodax, bafouilla-t-il tandis que Jonas Timlinck tendait sa jaune oreille. Alors je me suis dit que je finirai bien par le connaître avant de retourner dans mon taudis à loyer minable. Voilà comment je pense quand je ne suis pas chez moi.

— Vous n’avez pas une copie ? demanda Jonas Timlinck. Sur votre disque dur…

— Je n’ai pas de disque dur ! » hennit Robert Lalus.

Il acheva son verre d’un seul coup de coude. Il était déjà très coloré. Dans le miroir, il se voyait rouge, Jonas Timlinck était jaune et Alfred Vermoy avait l’air d’un mort.

« Trinquons à ce drapeau ! » proposa-t-il.

Le barman s’amena lentement, comme s’il venait de loin. Pourtant, Robert Lalus avait conscience que le comptoir ne dépassait pas les quatre mètres. Tout s’était ralenti à Rodax, sans doute parce que le film présenterait un accéléré de la réalité. Il n’y avait pas d’autre explication. Jonas Timlinck apprécia la théorie sans la commenter. Il posa sa main sur son verre pour indiquer au barman qu’il avait assez bu. C’était un bourbon à double effet. C’était écrit sur l’étiquette. Et les miroirs multipliaient cette théorie pour en faire un concept. Décidément, ce Robert Lalus était un drôle de phénomène.

« Une fois, dit-il en posant sa tête sur le comptoir, mais une fois seulement (il fit un geste rond avec son bras), j’ai été riche.

— ¡No me digas ! fit Jonas Timlinck.

— Comme je te le dis ! (il refit le même geste) Mais riche riche, tu vois ? Pas riche comme mon ami Alfred Vermoy qui ne me veut que du bien.

— Riche riche ? dit Jonas Timlinck.

— Un yacht, trois villas tropicales, une autre équatoriale, un igloo grand standing et une écurie de chevaux, des à vapeur et des autres à pattes. J’ai même possédé un taureau de combat offert par Olivia Domecq qui a été mon amante pendant la saison qu’Ernest Hemingway consacra à ses amis Ordoñez et Dominguin. Ça vous en bouche un coin, hein, Chinoiserie orientale fabriquée en Russie ? »

Jonas Timlinck ne tiqua pas. Alfred Vermoy était descendu de son tabouret, prêt à s’interposer en cas d’application stricte du code de l’honneur, d’autant qu’à Rodax il était interdit d’en avoir. Mais le Chinois n’était pas tenu, en tant qu’observateur, de s’en tenir aux lâchetés qui font le lit des dépotoirs artistiques. Alfred Vermoy tenta de regarder Jonas Timlinck dans les yeux, usant du miroir où on voyait le dos humide du barman entre les bouteilles.

« Si ça se fait, balbutia Robert Lalus, demain je serai mort… »

Alfred Vermoy avait frémi. Il connaissait le destin de Robert Lalus. Et pour cause. Mais le sien ? Jusque-là, cette mort probable en cours de tournage ne l’avait pas tourmenté comme elle tourmentait tous les cadres destinés par principe à l’héroïsme national. Jonas Timlinck, qui n’avait pas perdu son sang froid, finit par rencontrer le regard d’Alfred Vermoy. Du coup, le discours décousu de Robert Lalus céda la place à ses propres réflexions. Il réfléchissait tout en scrutant le regard d’Alfred Vermoy. De quelle complicité celui-ci voulait-il le convaincre ?

25

Le deuxième jour de tournage (on n’avait rien filmé le premier), Alexandre Khronine apparut dans le studio vêtu en princesse de Clèves. Les costumiers se précipitèrent dans la réserve, rayon XVIIe siècle parisien. Robert Lalus, qui s’apprêtait à traverser la rue une seconde avant le passage d’un omnibus, fut arrêté en plein milieu de l’action. Il en conçut une vexation qui déchira son costume de marin breton. L’omnibus, conduit par Alfred Vermoy, avait stoppé net, provoquant des étincelles sur les rails. Les pompiers de service se tenaient prêts, mais leur attention fut détournée par l’apparition de la princesse de Clèves. S’il y avait un personnage qu’on n’attendait pas ce matin-là au studio 7 de Rodax, c’était bien elle.

Jonas Timlinck nota l’évènement dans son carnet. Il écrivait en sténo. Un autre journaliste, moins étranger aux mœurs de Rodax, lui expliqua qu’il n’y avait rien de surprenant à voir ainsi le plus grand cinéaste contemporain se livrer à une mascarade au lieu de diriger le plateau. Les tournages d’Alexandre Khronine commençaient toujours par une métaphore dont il était l’acteur. Jonas Timlinck écouta avec attention toutes ces explications, car il était nouveau dans le métier et il avait envie d’apprendre. Mais du coin de l’œil, il observait les deux personnages qu’il avait rencontrés la veille dans le bar de l’hôtel Max. Robert Lalus s’était assis à même le sol où étaient peints de très réalistes pavés parisiens. Alfred Vermoy était toujours au volant de l’omnibus, fumant sa pipe. Il regardait Jonas Timlinck dans le rétroviseur. Rose Juliette apparut soudain.

D’un pas décidé, elle se porta à la rencontre de la princesse de Clèves qui lui fit une révérence. Rose Juliette lui rendit cette politesse en se pliant moins harmonieusement. Que venait-elle faire ici ? se demanda Alfred Vermoy.

La princesse de Clèves accepta de se laisser entraîner à l’écart par une Rose Juliette qui avait l’air de savoir ce qu’elle voulait. Elles disparurent dans l’ombre du décor. Il fallut attendre quelques minutes pour recevoir l’explication de ce comportement inattendu. Alexandre Khronine, qui avait ôté sa perruque poudreuse et apparaissait maintenant plus chauve que Rose Juliette l’était sous la sienne, prit la parole :

« Me temo que la realidad, esta señora sin piedad que conozco desde ayer, cuando me enseñaron la verdad sobre mi genio… me temo, amigos míos… »

Les personnages s’agitaient. Anita Muligan s’efforçait de traduire à la fois le sens et le sentiment des paroles du maître, mais sa voix ne parvenait pas à toutes les oreilles. Alexandre Khronine s’excusa :

« Oh mes amis ! J’étais dans mon personnage… Et c’est de sa voix dont je me suis servi pour parler de moi-même. Je vais maintenant m’exprimer dans notre langue nationale. »

Les personnages, ainsi que le personnel, poussèrent un unanime soupir de soulagement. Jonas Timlinck, qui ne parlait pas la langue de Cervantès, lança un regard désespéré en direction d’Alfred Vermoy, lequel fumait toujours sa pipe malgré l’émotion qui l’étreignait. Mais était-ce une pipe ?

Jonas Timlinck n’eut pas le temps de s’interposer. Le coup de feu partit, crevant le pare-brise de l’omnibus, car Alfred Vermoy avait tiré de l’intérieur, sûr de son fait. Rose Juliette crut mourir, mais elle se trompait. Alfred Vermoy l’avait encore ratée.

David Alez

Robert Lalus ne voulait pas rater l’évènement. Bien sûr, la télévision transmettait en direct l’enterrement d’Alexandre Khronine dans le tombeau familial sis au croisement de l’allée des Faunes et du chemin des Singes, cimetière municipal de Rodax. Il se jucha sur les épaules de Jonas Timlinck, car Alfred Vermoy avait été arrêté. Le pauvre homme n’avait pas vu venir sa mort. Ce serait celle d’un pendu haut et court sur la place publique. Pour une raison inconnue de l’auteur d’une adaptation de Finnegans Wake, l’assassin d’Alexandre Khronine avait crié tandis que la police l’embarquait : « L’omnibus, Robert ! L’omnibus ! »

Rose Juliette, qui avait retrouvé son nom de jeune fille par décision de justice, se trouvait au premier rang du cortège. Robert Lalus, qui n’était rien pour le défunt, avait trouvé à se placer dans le rang des journalistes, en bordure de l’avenue. Jonas Timlinck, qui détestait les enterrements, lui avait offert ses épaules. C’était de solides épaules… pour un aussi petit homme. Derrière le cortège, un omnibus, réel celui-là, cahotait sur les rails, penché du côté de l’estrade où les personnages officiels adressaient des saluts à la foule.

Robert Lalus, inquiet à cause des dernières paroles prononcées par Alfred Vermoy avant de disparaître dans les geôles de l’État, n’osait pas regarder l’omnibus. Tout ce qui se passait était réel. On pouvait raisonnablement en conclure que personne ne mourrait ce jour-là. D’ailleurs, les studios n’étaient même pas visibles. Et de toute façon, ils étaient fermés en signe de deuil. Mais Robert Lalus était envahi par la peur de mourir écrasé par un omnibus.

« Vous me pissez dessus ! » se plaignit Jonas Timlinck.

Robert Lalus descendit des épaules et s’excusa. Comme il y avait un peu de vent du Nord, Jonas ressentit une impression de froid qui ne pouvait être justifiée, selon lui, que par l’urine que Robert Lalus n’avait pas pu retenir. Mais le Chinois avait bon cœur. Il voulait comprendre.

« C’est bizarre, dit-il en se caressant le menton, mais pendant que vous pissiez, vous répétiez le mot omnibus…

— Je ne sais même pas ce qu’il veut dire ! » cria Robert Lalus en s’enfuyant.

Il disparut. Jonas Timlinck savait que c’était pour toujours.

Le cortège passa si lentement qu’il faisait nuit quand l’omnibus put enfin reprendre sa route vers son terminal. Jonas Timlinck observa l’éparpillement de la foule. Il y avait eu vraiment beaucoup de monde. Il attendit encore et la nuit tomba. L’éclairage public clignota pendant quelques minutes avant de trouver son rythme de croisière. Car, pensa Jonas Timlinck, c’est une question de rythme. Ce qui n’a pas de rythme n’existe pas. Et il se mit lui aussi en marche. L’omnibus prenait de la vitesse quand soudain il se mit à freiner. Dans un nuage d’étincelles bleues, Jonas Timlinck vit Robert Lalus passer sous les roues d’acier, mais c’était une illusion. Ce n’était pas du tout ce qui se passait. En réalité, quelqu’un descendait de l’omnibus. Jonas Timlinck vit de longues jambes se croiser sur les marches, car la belle relevait ses jupes. Elle tenait un parapluie dans une main et de l’autre retenait son chapeau. Elle frissonnait aussi à cause du vent. Jonas Timlinck ralentit son allure, puis s’arrêta juste au moment où l’omnibus, très lentement, passait devant lui, avec la belle aux jambes nues sur les marches d’acier. Un dernier coup de frein stoppa l’engin. Jonas Timlinck vit alors le profil agréable de la belle. Sa jupe était retombée, presque jusqu’aux chevilles.

Mais elle ne posa pas le pied par terre. Bien lui en prenait, car elle aurait dû le tremper dans une flaque d’eau. Jonas Timlinck n’attendit pas pour se précipiter au secours de celle qu’il considérait déjà comme l’amour de sa vie. N’oubliez pas que nous sommes dans la réalité. Le film dont nous venons de relater la production interrompue ne sera d’ailleurs jamais projeté. Jonas Timlinck se proposait de l’oublier. Il allait déclarer sa flamme sur les marches d’un omnibus et s’allonger au milieu de la flaque d’eau pour que la belle puisse la traverser sans se mouiller les pieds. Il avait vu ça dans un film. Ou dans un dessin animé. Ou nulle part s’il avait de l’imagination.

Il n’en eut pas assez cependant pour mesurer la profondeur de la réalité. Il s’allongea en effet dans la flaque. Mais au lieu de recevoir le pied de la belle sur les reins, il fut soulevé par la ceinture et emporté par les robots nettoyeurs de la ville.

Finalement, David Alez dut remettre sa fiche aux autorités chargées de contrôler les flux de la fiction partagée. Cette nouvelle, qu’il reçut par email, le plongea dans un désespoir limite. Il songea à se suicider sans s’en croire capable. La question ne s’était jamais posée. Mais suite au fiasco du Chien d’enfer, dont on n’avait pas réussi à tourner la première scène, la sentence était tombée : son personnage était recruté pour le prochain tournage. Il en ignorait le sujet. Pourtant, il s’était défendu. Et les juges l’avaient écouté. Il avait même donné un nom à la belle jeune fille qui était descendue de l’omnibus. C’était Nathalie Alzan que tout le monde avait oubliée à cause des incidents de parcours du récit. Bien sûr, il n’était pas question de remettre en cause les principes de la littérature nationale. Les points de rencontre du rêve et des apparences étaient conservés dans sa version des faits. Ainsi, il se sentait capable d’interpréter le rôle de Jonas Timlinck. C’était possible, avec un peu de maquillage.

« Reprenons le récit au moment où Jonas Timlinck (moi) se jette dans la flaque d’eau sous les marches d’acier. Nathalie Alzan (interprétée par Alice Qand ou Natacha Ollaff), pose son pied délicat sur mes reins. »

À cet endroit de sa plaidoirie, David Alez demanda à une des juges de « faire » Nathalie. La jeune magistrate, toute rouge de confusion, descendit de son piédestal et se jucha en riant sur le dos du défendeur. David Alez ressentit une telle douleur que son corps se cabra comme un cheval sauvage et la juge fut projetée, avec huit jours d’arrêt de travail, dans le box du procureur qui égara ainsi une de ses précieuses boucles d’oreille. On en resta là.

 

 

Traduction du Diario de Ben Balada

Mescal ne sortait pas souvent. On le voyait avec Matorral. Ils se promenaient dans le jardin que vous connaissez, sous le regard de qui vous savez. J’étais là moi aussi. Le jardin sert de chemin de traverse. Quand le portail est fermé, on saute par-dessus. Je ne saute pas. M’aidant de ma canne, je le contourne en traversant le buisson. Ce qui me prend du temps, vous vous l’imaginez. Je suis souvent seul dans ces conditions. Ni Mescal ni Matorral n’entrent dans le jardin si le portail n’est pas ouvert. Ils font le tour par la rue sous les ormes. Mescal remontait toujours avec la même affectation tremblante. Matorral repartait d’un pas pressé. Le portail grinçait, puis le cadenas claquait. Je croisais le gardien qui revenait avec son balai et sa pelle. Un regard oblique, un sourire de circonstance, et c’était fini. Il n’arrivait jamais autre chose que le soir tombant vite entre les façades. Je suivais Mescal dans l’escalier. Il avait retenu la porte avec son pied. Il était patient avec moi. Il me précédait dans l’escalier et m’abandonnait à son étage, refermant sa lourde porte. Je continuais et m’enfermais moi aussi. Entre lui et moi, un entresol rempli d’objets si anciens qu’il s’en vend un de temps en temps. Matorral est cet heureux propriétaire. Il m’évite. Je lui paye le loyer sans retard. Quelquefois, j’entre dans l’entresol. La porte est à mi-chemin dans l’escalier. J’entends alors Mescal d’en bas. Je traverse la poussière que le temps a déposée sur ces objets et je m’assois sur le drap d’un fauteuil. Je ne fume pas. Mescal va et vient, presque sans cesse. J’apprécie sa compassion. Sans ascenseur, c’est difficile. Encore quelques années et il faudra que quelqu’un me porte dans ses bras. Ce ne sera pas Mescal, car il est beaucoup plus âgé que moi. Matorral sera mort et je ne pourrais pas compter sur ses héritiers. Je ne sortirais pas. Cette perspective est inconcevable, d’autant que je n’ai pas de fenêtre. Je vois le ciel dans la lucarne. Et rien dans le ciel, à part les nuages et le vent qu’ils trahissent. Je me vois difficilement pourrir comme dans un pot. Mais je ne connais personne d’autre. Je vois ces autres. On se croise quelquefois. Ils ont même des enfants. Je donnerais tout pour m’incarner dans l’un d’eux. Retrouver le goût du sucre et des fruits. Entrer dehors et sortir à l’intérieur. J’ai su cela moi aussi. Et je le sais encore, mais comme une théorie de l’enfance. Elle ne suffira pas à me porter là où je veux encore. Et je veux de toutes mes forces ! — Nous n’en sommes pas encore là, bien sûr. Je sors et je rentre moi aussi, autant que je veux. Mais ma langue a le goût du tabac que je fume et mon corps ne sent plus le savon. J’entends Mescal ouvrir sa porte. Il va croire que je le suis ! Et je ne ferais rien pour le détromper.

À la campagne, je me marre. Je peux pas dire que j’aime ces nuits de silence absolu. L’idée de toutes ces bêtes et de tous ces humains (en admettant que cette différenciation est judicieuse) en attente dans le noir des fois qu’il se passe quelque chose qui ne soit ni un tremblement de terre ni une invasion des barbares me donne comme qui dirait le goût de l’angoisse alors que d’ordinaire je suis plutôt un type tranquille qui s’endort à l’heure et se réveille avec les autres. Je me marre pas pour ça. Je me marre parce qu’à la campagne, je suis pas seul. Je parle pas des bêtes, ni même de ces humains qui ont un nom mais rien pour le prouver. Ici, j’ai des connaissances. On se connaît depuis des siècles. Depuis l’enfance pour tout dire. On se retrouve et on peut pas s’empêcher de se comparer. On mesure plus les jets de pisse dans la cour de l’école. On a dépassé ce stade du développement intellectuel. On est même complètement développé. Il manquerait plus que l’un de nous se mette à pisser aussi loin ! On en parle, bien sûr. On se souvient, comme on dit. Ça fait pas de nous des poètes. Manquerait plus qu’ça ! Les enfants ne savent rien de ce que nous savons maintenant. On parle en code quand ils s’approchent. Mais on les observe de près. Leurs cris animent le faubourg sous les platanes. Les mêmes cris. Les mêmes filles. Les fenêtres noires de regards. Les chats qui dorment ou font semblant de rêver à autre chose. Mais c’est pas ça qui me fait marrer. Ça, tout le monde peut le constater s’il revient chez lui. C’est même pas agréable. Ça n’explique rien et ça s’explique pas. Comme la nuit avec ses animaux humains et autres. Le matin, je reçois la lumière comme un don. J’ai cette appréciation du temps. Et j’ai pas encore commencé à me marrer. Je fais un tour par la rivière et je reviens par les bois. Je rencontre. Je me souviens. Je mesure le jet de nos mémoires. C’est pas marrant, pas encore. Puis je m’approche de la boulangerie. Ça sent plus le fournil, mais à l’intérieur, ça sent le pain. Ça me fait marrer, mais pas autant que la boulangère. Les mêmes yeux, la même vieillesse en cours. Elle me fait marrer. J’y peux rien. Et elle m’en veut encore.

Il ne savait toujours pas ce qui pouvait l’empêcher de mettre fin à ses jours à tout instant. Personne ne le surveillait, pas même moi qui étais le mieux informé de cette particularité. Et personne ne me demandait d’agir. Je le revoyais toujours avec le même sentiment de lassitude à l’égard des convictions qu’il exprimait à l’occasion de ses retrouvailles devant un parterre de « vieux amis » qui se consultaient sur d’autres sujets plus proches de leurs préoccupations habituelles. Je perdais mon temps. Et personne ne venait à mon secours. S’il passait à l’acte, j’étais perdu. Ces soirs de vacances forcées, j’avais du mal à trouver le sommeil. Je buvais. Je touchais aussi à d’autres palliatifs de l’angoisse. Mes rêves en étaient affectés. Au matin, j’avais la gueule de bois et c’était dans cet état de fraîcheur discutable que je descendais prendre mon petit-déjeuner. J’étais accompagné. Elle était déjà à table, sirotant un café refroidi depuis longtemps. Je n’avouais rien. Elle avait préparé les lignes. Je n’avais plus qu’à passer prendre les appâts qui étaient prêts chez le marchand de chasse et de pêche. Il me recevait avec aménité. Me tendait le rouleau de papier journal dans lequel grouillaient des vers hallucinés par la qualité du varech qui était leur dernière demeure. Je la rejoignais sur le quai, époustouflé par l’odeur de la marée. Elle avait lancé une première ligne et la ramenait avec une application qui a toujours été la sienne. Je ne parlais pas de mon ami. Elle avait vu un poulpe dans la profondeur des eaux troubles clapotant entre les pilotis. Les bateaux étaient tous rentrés, harcelés par les mouettes. Déjà, les filets occupaient presque toute la surface du port et les femmes s’activaient à les repriser. Mon ami arrivait alors, descendant de la rue qui surplombait le port. Il avait les mains dans les poches. Une cigarette fumait au coin de sa bouche. Il ne saluait personne. Il ne regardait pas les femmes et s’il y avait des enfants, il les bousculait pour ne pas se laisser emporter par leurs jeux. Le seau se remplissait, chatoyant. Mon ami ne s’approchait pas. Il redoutait cette rencontre. Elle n’avait jamais été très gentille avec lui. Il croyait même être détesté. Il ne m’envoyait aucun signe. Et je lançais et je ramenais, clouant les vers et écoutant attentivement les conseils de ma femme qui s’y connaît. À midi, il m’attendait tranquillement installé en plein soleil à la terrasse d’un café. « Si tu la connaissais… » commençais-je invariablement. Et il secouait sa cigarette en grognant : « Je sais, je sais ! »

Tous les soirs, j’entends nettement ce bruit. Analyse faite, et bien faite, il ne s’agit pas d’acouphènes. C’est, vous pensez ! la première chose à laquelle j’ai pensé. Question de voisinage ? Non, mes voisins sont tellement silencieux qu’ils n’existent pas. Je reconnais tous les bruits de la journée. Je peux même dire que pas un ne m’échappe. En riant, je dis que je les collectionne. Il n’y a pas grand-monde pour apprécier cet humour. Quelquefois même personne. Nous sommes tous pareils : seuls et entourés d’autres solitudes. Nous nous rencontrons, certes ! C’est même agréable quelquefois. Mais dès que le soir tombe, ce bruit me coupe du monde et je ne supporte plus personne. Au début, il me surprend. Puis je prends mon mal en patience. Il est déjà deux heures du matin. Plus que quatre heures au lit ! Je ne dis pas « plus que quatre heures de sommeil » car je ne dormirai pas. J’attendrai dans le silence jusqu’à ce que la sonnerie de mon coucou me ramène dans ce monde. Imaginez mon état ! Mes yeux sont entrouverts, mes joues battent au rythme du cœur qui souffre d’arythmie pathologique, mes cheveux s’embroussaillent malgré les onguents et le café a un goût de métal en fusion un jour de grève. C’est dans ces dispositions que je rejoins mon poste de travail. J’entre tout de suite dans le Grand Cerveau Universel, le GCU. J’anime mes flux. Je reçois des ondes. Je brise des carrières. Je donne de l’espoir et je casse des briques ou du sucre selon le degré d’amour. De retour chez moi, j’attends, sans manger, sans boire plus que de raison. Et ce bruit infernal me surprend au détour d’une pensée ! Je deviens infréquentable ! Tout le monde sort. Je ferme la fenêtre si elle est ouverte. Je fais le lit s’il n’est pas fait. J’ouvre des livres pour les refermer. Je gratte les murs avec les punaises. Je me vois ou c’est mon ombre qui s’installe à la place du miroir. Je deviens fou ! Je n’ai pas d’autres perspectives d’avancement. Et je ne sais pas pourquoi ! Mon médecin m’a conseillé la mer. Ce bruit, c’est peut-être celui de la mer. « Elle vous appelle… » Évidemment, je ne saurais rien avant d’avoir essayé. Une fois, j’ai pris le train en route vers l’océan. Ce n’était pas le bruit que font les roues d’acier sur l’acier des rails. Je ne vais tout de même pas passer ma vie à reconnaître des bruits ! Mais c’est pourtant ce qui me pend au nez. Il n’y a que le chat qui ne s’étonne pas. Je me demande bien pourquoi…

Le tondeur du parc a de l’esprit, je n’en doute pas. Il est peut-être poète à ses heures, qui sait ? En attendant, son esprit fait rrrrrrrrrrr et le mien aussi. Nous sommes à l’unisson. Lui dans le parc près de ma clôture et moi derrière mon écran en train d’essayer de comprendre pourquoi cette communion ne m’ouvre pas les portes de ne serait-ce qu’une page pas trop bête histoire de continuer de vivre cette journée sans la passer à me reprocher de ne pas l’avoir mise à profit pour augmenter sensiblement l’œuvre entreprise en dépit de tout ce qui peut et doit la contraindre à ne pas se laisser distraire par les rrrrrrrrrrr qui envahissent mon espace vital au moment où j’ai besoin de m’y retrouver seul, absolument seul, sans personne pour me proposer des rrrrrrrrrrrr qui prennent la place de mes flux au point que plus rien ne s’écoule de cette source que je croyais intarissable avant l’arrivée du tondeur et de son petit moteur doué du pouvoir de transformer mon cerveau en un autre petit moteur qui produit le même rrrrrrrrrrrrrrrr mais sans le plaisir de couper cette herbe qui pousse, qui renaît et qui attire le tondeur comme le sucre les mouches et la bêtise les magistrats. — Le moteur se tait. Je cours à la fenêtre. Mes coloquintes ont fleuri. L’herbe est rase autour. Le tondeur du parc n’a pas franchi la clôture. Il serait étrange qu’il la franchît, mais il n’en serait pas moins proche de moi et de mes travaux qui constituent, je dois l’avouer, une sorte de rrrrrrrrrrrrrrrrr dans la littérature contemporaine. Tiens ! Je descends. Maintenant, c’est mon propre rrrrrrrrrr qui m’inquiète, un rrrrrrrrrrrrrr inexplicable maintenant que je n’ai plus l’excuse de l’écho. L’herbe a volé dans tous les sens et particulièrement sur le mur de la clôture où le temps cultive ses mousses et ses lichens. Plus de traces du tondeur, son petit camion a disparu, au bout de l’allée la rue est comme morte sous le regard impératif d’un merle qui va se mettre à chanter à ma place, je le sens ! C’est que mon cerveau imite à la perfection les pirouli pi pi de ce Messiaen de l’attente forcée. Le chat aussi a ses prérogatives. Mais c’est un aboiement qui le remplace dans ma tête, celui de mon chien qui a l’âme d’un gardien de territoire fermé à toute intrusion reconnaissable. Puis le voisin regarde le ciel et trouve que c’est le moment de permettre à l’eau de son jet de faire chanter les feuilles grasses de son jardin. Il paraît qu’on n’entend pas le coup de feu quand on se tire une balle dans la tête.

« Ils vous feront mentir, » m’avait dit ce compagnon de voyage. Nous nous quittâmes en bons amis. Quand nous nous retrouvâmes quelques années plus tard, ils m’avaient fait mentir plus d’une fois. Mon ami le lut dans mes yeux, mais il se tut. Nous parlâmes d’autre chose. Il n’avait pas beaucoup de temps. Je n’en manquais pas moi-même, ce voyage n’en finissant pas. Il m’en félicita presque distraitement. Nous prîmes un dernier repas commun la veille de notre seconde séparation. Il se régala d’une viande cuite à point. Je me contentai d’une salade. Au désert, nous portâmes ensemble notre choix sur une corbeille de fruits. On nous regarda les peler, les couper en morceaux, les mâcher avec un plaisir non dissimulé. Pourquoi nous serions-nous cachés maintenant que nous avions encore réduit les chances de nous revoir ? Il désigna plusieurs femmes sans les nommer. Je n’en connaissais aucune. « Vous devriez, » suggéra-t-il. Nous fumâmes son tabac turc sur la terrasse. La nuit était claire. La mer me parut paisible. Sur la plage, des promeneurs ralentissaient. « Curieuse impression, en effet ! » me dit mon ami. Et il s’absorba dans cette observation, m’imposant un silence que je ne supporterais pas longtemps. « Je vous accompagnerai à la gare, demain, » proposai-je. Il secoua sa pipe, m’invitant à le quitter. Je l’abandonnai à sa solitude. Je n’ai jamais compris ces ruptures. Le lendemain, j’oubliai de me réveiller à l’heure. Il était déjà parti quand je suis descendu. Le hall grouillait silencieusement. J’allais quand même jusqu’à la gare, porté par un sentiment de culpabilité. J’y rencontrai un autre ami devant le kiosque à journaux. « Vous voyagez beaucoup, » me dit-il. « Je ne vais pas bien loin, » dis-je parce que la terre est ronde. Nous nous assîmes devant un café. « Je ne pars jamais, » dit-il. Il partirait si une femme le lui demandait. « Mais quelle femme ? » Il mentait lui aussi, contraint et forcé. Il y a des lois pour ça. Et des hommes qui les servent sans s’occuper d’autre chose que de leur carrière. « Vous y croyez, vous, à ces voyages dans l’espace ? » Nous levâmes le nez en même temps, ce qui nous amusa.

Après le sable, nous nous mîmes à courir. La piste s’enfonçait dans la broussaille. Le corps gisait sous un pin, souriant comme s’il était heureux qu’on s’arrête. Je ne voyais pas un mort, mais j’étais incapable de dire s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. « On s’en fout ! » fit celui ou celle qui m’accompagnait. Nous étions trois maintenant et le téléphone pouitait dans sa main. Je regardais la tignasse. Elle formait un nœud au-dessus de la tête. Le chapeau, un bob rose et blanc, bougeait entre les jambes, au gré du vent. Tic-tac. L’heure tournait encore. Sous les ongles, les traces d’une lutte. « Ils arrivent. Nous, on bouge pas. » Nous nous éloignâmes cependant. Nous nous étions approchés trop près. « Je voyais quelqu’un de parfaitement vivant, » dis-je au policier. « Il ne faut pas se fier au sourire, me dit-il. Vous le saurez pour la prochaine fois. » Chez moi, je me suis douché longuement. Je me suis regardé dans le miroir. J’ai fumé plusieurs cigarettes. J’ai attendu qu’on vienne me chercher. Le soir tombait lentement. Les lampions se sont animés tandis qu’une voix annonçait qu’on pouvait sortir. C’était l’heure heureuse. Deux boissons pour le prix d’une. « Tu vas pas rater ça ! » Je descendis, seul. Je n’aime pas glisser, mais ça amuse les enfants, alors on glisse ensemble. Et puis on se quitte, chacun de son côté. Je ne rencontre personne, je croise tout le monde. « Un assassinat ! » J’expliquai que les cheveux étaient noués. Pas de traces de sang. Un petit trou peut-être dans la poitrine. Là ! Comme si rien ne s’était passé. Personne ne veut savoir. On se retrouve sur la plage. Des hommes ramènent une barque qui paraît lourde et inutile. Des enfants sautent par-dessus le câble qui siffle dans la brise. Des femmes les tirent par la manche. Il ne se passe jamais rien d’autre. On me renseigne un peu. « Tu la connais ! Elle et toi… » Je ne me souvenais que du sourire, du sable voletant et des traces entre les herbes. Je n’étais pas revenu. « Quelqu’un peut-il en témoigner ? Je ne sais pas… On ne m’a jamais demandé d’être à deux endroits à la fois. » Mais j’y étais. Et je parlais, grisé par la boisson. Moi aussi je voulais tout savoir, ne rien perdre et m’en aller définitivement sans rien devoir à personne.

J’ai jamais compris ce bonheur de patriote. Doc allumait des pétards qui explosaient dans l’eau de la fontaine. « Si c’était des poissons, expliquait-il, ils seraient morts. » Les gosses comprenaient ça. À la surface, des insectes s’étonnaient. Je les voyais revenir après chaque explosion. L’eau formait un jet ascendant qui se reflétait dans les yeux et les insectes s’envolaient pour se poser sur les pieds de la statue. Puis ils revenaient et Doc recommençait avec la même application. Il avait même sifflé les premières notes et les gosses murmuraient en même temps. Il n’y avait qu’une femme sur le perron. Elle s’amusait elle aussi. Elle avait mouillé l’ombre et installé les verres. Je m’éloignai encore. Une autre ombre me tenaillait. D’autres personnages reculaient avec moi. Je voulais fuir. Ce qui me retenait n’avait plus d’importance pour eux. La rue montait derrière moi, puis redescendait vers la rivière. Un filet d’eau miroitait au fond de cette verdure inattendue. Je n’allais jamais plus loin. Je les entendais toujours, Doc expliquant et les gosses jouant à avoir peur comme si leur idée de la guerre pouvait être juste. Je n’ai pas entrepris ce voyage moi non plus. Pour qui ? Pour quel retour ? Doc mordait sa médaille pour en éprouver le métal. Les gosses appréciaient ses anecdotes. Il choisissait les moments élémentaires, laissant le reste de côté. Avec moi aussi il s’en tenait au fil conducteur d’un récit qui pouvait être écrit pour servir de témoignage. Mais j’allais plus loin sans lui. C’était l’humain qui m’arrachait la connaissance de la douleur. Pas autre chose. Elle comprenait elle aussi. Puis l’été se finirait, sans histoire. Je la raccompagnerais jusqu’à la gare. Elle oublierait quelque chose, n’importe quoi. Et Doc lui écrirait pour donner un sens à cet oubli. Je saurais me taire. Je chercherais ailleurs. D’autres récits couleraient dans ce moule. Le silence deviendra précis. « Ces gosses auront appris quelque chose, » me dit Doc. Je me demandais ce qu’ils avaient bien pu retenir de cette lente agitation de l’esprit à fleur de ce qui aurait pu mal se terminer. « Les poissons ! me dit Doc. La prochaine fois, je leur montre ! » Et il étendit ses bras pour montrer l’ampleur de sa prochaine pêche.

Toujours glissant sur cette oblique raison d’exister — ne pas revenir — cueillir l’instant suivant au vol de la même erreur — recommencer dans l’ombre qu’elle produit — la chance s’amenuisant — le geste ralenti dans la seule intention de ne pas manquer — pour la première fois ! — ce rendez-vous avec le silence — glissements parallèles — exactement pris — entre les objets et ce qui devrait être — mouches fixées des tapisseries — craquelures à la surface de lumière — comme si quelqu’un arrivait pour ne rien dire de plus — s’ajoutant aux carreaux — ne franchissant pas le perron gris et mouillé — porte dans l’angle mort ainsi revu — une fleur penchait au soleil — rouge comme le sang — l’odeur d’un autre temps s’imposait à l’esprit — on voyait la nuit venir — en pleine après-midi ! — plaouch d’un abreuvoir — jambes rapides et nues — rires peut-être — quelqu’un disait que sans joie on n’a aucune chance de comprendre ce qui se passe — et c’est plus tard que je me rendis compte que j’étais cette voix — et que personne — heureusement ! — ne m’avait entendu — toujours en crabe sur cette pente — résistant sans forcer le destin — sans chercher à se faire aimer — l’éphémère est un mot sans contenu — ce qui n’arrive pas n’est jamais arrivé — plaouch ! — une vache paissant — glouglou des fontaines soudain réveillées — on entendait l’eau prendre de l’importance — gisants des morènes ! — ils tournoyaient en nous apostrophant — plaouch ! — la porte claque — le vent se lève — emporte des feuilles — caresse le temps — clappement d’un enfant étonné — « Tu ne vas pas me croire ! » — les mouches s’agitaient sans quitter la crasse des tapisseries — «  Tu ne devineras pas ! » — sous la porte, des doigts fouillaient l’ombre — « Ne le laisse pas entrer, je t’en prie ! » — j’étais à proximité de ce tremblement — je ne devinais rien encore — plaouch ! — les doigts disparurent — maintenant, ils grattaient la porte — grattaient ce dos récalcitrant — s’entendaient avec lui — moi comme un crabe reconnaissant le sable où je suis né — voyant l’eau reformer mes pas — sans cette dilution attendue depuis longtemps — deux êtres se chamaillant à propos de ce qui donne un sens à leur existence — j’allais passer la nuit avec elle — gisant des morènes.

Ces deux personnages sont le jour et la nuit de l’espace qu’ils occupent — Rog et Doc construisent cet envers du décor — ils sont à l’extérieur — ils ne rentrent jamais — on les voit de loin — et quand on les approche on ne les voit plus tellement ils se ressemblent — l’un aidant une femme à ramener le seau qu’elle a plongé dans l’eau du bassin — l’autre poursuivant un oiseau sous les balcons — les voix reviennent chargées de soleil et d’ombre — le verre devient opaque à cause de la condensation — des attentes s’épuisent derrière les murs — aux fenêtres les rideaux s’immobilisent — Rog et Doc s’interpellent — la même voix leur répond — la femme revient avec l’eau et la répand sous la tonnelle — d’un geste large et lent elle inonde le dallage presque noir — comme si c’était hier — des fruits volés sur la nappe saturée d’insectes — exactitude du partage de l’ombre et de la lumière — un moteur s’éloignait sans jamais être réduit au silence — occupant l’après-midi — distrayant à peine — d’autres raisons d’attendre annoncent le soir — Rog et Doc attirent du monde — leur langue épuise la patience — l’un actionnant le levier de la pompe — l’autre s’amenuisant sous les linteaux — aujourd’hui comme demain — de l’aube au soir qui lui ressemble — ces frémissements de passions — l’énigme de leur rencontre — l’un puisant avec la femme — l’autre réduit à la taille de l’oiseau qu’il poursuit sans toutefois le chasser — et quelqu’un fit remarquer que c’était avoir du talent de pouvoir ainsi retenir un oiseau dans cette espèce de cercle vicieux — un autre ne comprenant que la solide apparence des choses — et désignant les incohérences de cette présence devenue obsédante — un enfant les reluquait avec envie — froissant sa chemise derrière les tamaris — l’œil rutilant d’étoiles — et la nuit invoquant la seule parole dont il connaissait le sens — Rog ayant parlé de la mort à cette femme qui n’était pas la sienne — et Doc occupé à fabriquer une attelle — l’oiseau était tellement silencieux qu’on aurait pu croire qu’il ne souffrait pas — immobile dans le creux formé par les mains — mains qu’il examinait maintenant dans les lueurs de la nuit — le bec avait exploré la ligne de vie sans y laisser sa trace de sang.

Un jour que je pissais dans une encoignure moussue, une fissure dans le mur m’aspira. J’eus la sensation d’être attiré par la bouche d’un mollusque. De l’autre côté, on me sermonna. J’appris que j’étais incivique. À cet âge, les mots sont comme les gouttes de pluie. Ils tombent d’un ciel à ne pas mettre le nez dehors. Seul l’été a du charme, avec sa profusion de lumière et les réchauffements de l’ombre où se tiennent les conciles féeriques. Le printemps est réduit à l’annonce, ainsi que l’automne aux antipodes de la joie, et l’hiver est taillé dans la pierre de leur visage. Ils savent tout. Je savais bien moi aussi que pisser dans l’angle crasseux de deux murs en démolition ne constitue en rien une preuve d’intelligence ni de savoir-faire ! Cette leçon ne m’inspirait pas. Je poussai un cri d’horreur qui me libéra et profitai de cet instant d’étonnement et de question pour revenir dans un endroit mieux construit pour mes rêves. On me poursuivit. Je rentrai chez moi. Je m’en souviens comme si c’était hier. Et pourtant, il ne s’était rien passé. Mais j’en retrouve tous les mots. Je me garde bien de les écrire, car ils n’appartiennent qu’à moi. Ai-je recommencé ? Ils me haïssaient si je recommençais. Ils installaient les bornes de leur guet. Quel silence ! Je redoutais un enterrement. Sur les toits, je me prenais pour un marvel. Descendant le long d’un tuyau qui noircissait mes ongles, je m’introduisais par effraction dans leur monde au lieu d’y être brutalement contraint. L’urine prenait un autre sens. Elle indiquait clairement mon passage clandestin, signait mon insolence et augmentait leur colère. Ils auraient pu installer des pièges. L’un d’eux pensa à deux fils de fer produisant une différence de potentiel. J’étais là quand ils le traitèrent de fou. Il s’était levé lentement, comme si une grande fatigue venait de le réduire à mon désir, et il était rentré chez lui. Je l’ai suivi. Il habitait lui aussi dans un angle et l’ombre était son royaume. Je le vis se coucher tout habillé dans un lit défait et jaune comme son regard. Il se mit à fixer le plafond. Cela dura des heures. Je ne le vis pas mourir, car je m’étais endormi. Ils firent irruption au matin. Le soleil n’était pas encore levé. Ils se figèrent, ne s’approchèrent pas du cadavre, se turent ensemble, voyant que la table portait mes traces. Mais ils ne parlèrent pas de moi en sortant. Ils n’évoquèrent que de vieux souvenirs où les chats n’ont pas droit à la parole.

On ne donne jamais assez. Et de nous expliquer que c’est la raison pour laquelle nous ne recevons pas ce qui nous revient. J’avais d’autres chats à fouetter. Ces réunions me sortent, c’est vrai, mais je n’y prends aucun plaisir. Je n’ai pas de solutions à leurs problèmes. Je m’étais joint à eux pour poser des questions. J’imaginais que c’était une manière de se retrouver. J’eusse aimé plonger mon regard dans celui qui eût posé la même question que moi. Je me serais rapproché de cet être similaire au moins sur ce point particulier de nos préoccupations existentielles. Une même coupe de cheveux m’eût invité à prendre des distances. Une différence eût éloigné mon désir. Je n’entrais jamais dans ces lieux sans mon angoisse. Je n’avais rien à y faire et pourtant, j’y entrais. Je prenais place, j’acceptais le verre, je trempais mon apparence dans le cristal communautaire, j’étais ailleurs. On me fit remarquer que je négligeais ma tenue vestimentaire et que mes joues « semblaient » porter des traces de charbon. J’expliquai que mon poêle donnait des signes de fatigue. Je ne connaissais personne d’assez futé pour l’encourager à reprendre du service sans me ruiner. Était-ce une question ? Mes ongles témoignaient que je ne touchais jamais au charbon de ma cave. « Je regarde dedans, » dis-je pour donner une explication à ce qui n’en avait pas. Ils se rassemblèrent. « Je regarde la suie, je la gratte, je souffle, j’écoute, j’imagine… » On me plaignit sans retenue. « On va vous donner ce qu’il faut, entendis-je. Ne craignez rien ! » Ces derniers mots me traversèrent comme autant de couteaux. Je n’avais aucune raison d’être fier de ce que j’étais. Ce n’était pas une question de dignité. Je n’avais besoin de rien, mon poêle n’avait besoin de rien ! « La cheminée a sans doute besoin d’être ramonée, » dit quelqu’un. On se mit d’accord là-dessus et rendez-vous fut pris. C’était un dimanche, le jour où le travail a un sens faute de rapporter autre chose que les clopinettes de la gratitude. On frappa à ma porte. Je l’ouvris. Des balais précédèrent un seau. Puis, alors que je ne l’attendais plus, un ramoneur me montra toutes ses dents. Je lui montrai les miennes. Ça commençait vraiment bien.

Classique. Vous jetez un œil autour de vous et vous tombez sur quelqu’un d’étrange. Cela n’arrive pas tous les jours, mais ça arrive. Ou plutôt : ça vous prend. Et vous le suivez. Vous suivez sa trace, celle qu’il laisse en vous parce qu’il vous échappe. Il n’y a pas de précipitation dans sa démarche. Il a le temps, le temps de vous détruire par épuisement du sujet. Il a de la chance et vous ne le savez pas : pendant que vous cherchez une conclusion à la hauteur de l’épigramme qui germe en vous, il entre dans son voyage. Entre lui et vous, s’interpose la distance des vagues. Il est le large et vous construisez des châteaux de sable menacés par l’écume. Et l’été se finit. Cette fin est toujours une fin. Et l’automne ne recommence rien. Le même personnage, vu en hiver, marche sur l’autre trottoir. Comme vous, il regarde avant de traverser et vous vous croisez dans une indifférence que personne ne remarque. Vous habitez pourtant en face l’un de l’autre. Ces habitats se ressemblent. La même fenêtre donne sur le même spectacle de la rue. Vous ne vous voyez plus. Vous ne savez même plus qui est qui. Classique. Une histoire qui se retourne comme un gant dont on ne sait pas s’il était déjà retourné. Classique de l’angoisse. Avec la trace de l’été en creux. Poinçon des solitudes. Je vous voyais. Moi qui habite au milieu. Moi qui n’ai rien à faire. J’aurais pu être n’importe quoi dans ce monde, j’y aurais trouvé ma place et je l’aurais perdue avant que vous ayez pris un sens. Classique. J’arrache la tapisserie de ma chambre et le mur appelle d’autres couleurs. Il ne se passe jamais rien sans cette profusion. Un fleuve coule à la place de ma rue, celle que vous traversez sans vous reconnaître. Je joue à jouer. Je m’inonde. Je me claquemure. Je deviens classique. Et vous ne me voyez toujours pas. Pourtant, nous sommes trois, et non pas deux comme dans les comédies classiques. Vous n’êtes pas ma scission, je suis la copie. Et la bêtise est mon fort.

« Me plaindre ! Mais je ne me plains pas ! Nous sommes tous logés à la même enseigne, non ? Vie et mort d’un imbécile qui savait lire et écrire. Vous ne vous demandez pas comment meurent ceux qui ne savent écrire ni lire ? Voyez comme ils vivent. Nés de quel projet ? Moi, je m’interroge, monsieur. Et contrairement à ce que vous dites, je ne me plains pas. Mais je vous plains ! » Entre deux cuites, Loulou croyait en Dieu et il allait à la messe. Un dimanche matin, bien avant l’appel de l’église, il constata que quelque chose avait été ajouté dans le paysage urbain. C’était un petit paysage sans importance. Il y vivait depuis toujours. Et il allait sans doute y mourir, à moins que Dieu l’enlevât au cours des « commissions », rite ménager, à défaut d’être conjugal, qu’il pratiquait en dehors de son paysage urbain, dans un autre paysage urbain où les prix étaient raisonnables. Il s’arrêta. Une potence avait été fixée au-dessus de la rue entre deux fenêtres. Un globe de verre semblait le regarder. Il entendit : « Loulou ! Je te vois ! » Il se retourna. Il connaissait cette voix et c’est sans doute la raison qui lui commanda de se retourner sans réfléchir. Le maire était sous les drapeaux. On était la veille de la Fête nationale et le maire avait veillé à pavoiser les lieux comme il convient qu’ils le soient au moment de se souvenir de ceux qui sont tombés pour qu’on en arrive là. Loulou aimait évoquer la gloire. Il ne l’avait jamais connue lui-même, mais il en avait une haute idée. Et il la partageait avec le maire. Celui-ci l’embrassa sur les joues. Derrière sa vitrine, l’épicière eut un haut-le-cœur. « Il paraît que tu te plains… » commença le maire. « Je ne me plains pas, comme je disais à ce monsieur que je connais à peine d’ailleurs. » Il me désigna. Nous étions plusieurs dans la rue et nous regardions l’objet qui avait intrigué Loulou. On ne se plaignait pas nous non plus. Certains attendaient l’heure de la messe. Je me dégourdissais les jambes après une nuit de travail. « C’est le nouveau système de surveillance, expliqua le maire. Avec ça, on sera plus emmerdé. » Loulou me regarda d’un air désespéré. Qu’est-ce que j’avais compris moi-même ? Des hommes surveillent les autres hommes. Et ceux-ci se livrent à leurs occupations domestiques. L’équilibre serait parfait si d’autres hommes encore ne venaient ajouter du piment à la vie. « Ils vous volent, dit Loulou, et quelquefois même ils vous tuent ! » Ça en faisait des choses à raconter. « Et il raconterait quoi, ce monsieur, dit-il en parlant de moi, si tout se passait entre nous ? » Tout le monde s’était arrêté. La boulangère sortit sur le trottoir. Elle avait une main dans le devant de son tablier et elle faisait tinter de la menue monnaie. « Il dit que tu te plains ? fit-elle à l’adresse de Loulou. Et de quoi il se plaint, lui ? » De rien. Je suis déjà amoureux. Alors…

« Il n’y a rien de plus beau que l’assassinat. Rien n’est plus profond du point de vue de la morale. Je vous accorde qu’esthétiquement, c’est discutable. Mais la morale, monsieur ! La morale ! » J’aime les fous. Ils me font peur. J’ai peur de leur conversation autant que des actes qu’ils préparent dans le secret de leur esprit halluciné. Faut-il dire passionné ? Celui-ci était entré dans mon jardin et s’apprêtait à visiter mon intérieur. Je laissai tomber le livre que je ne lisais plus depuis qu’il avait franchi la grille en l’enjambant, ce que je ne fais jamais. J’ai une clé pour ouvrir ma porte. Je ne l’ouvre jamais avec mes jambes. Il n’y a que les fous pour faire ça ! « Vous voulez donc m’assassiner ? » bredouillai-je. Il me toisa. « Si je veux entrer, oui, il n’y a pas d’autre moyen… — Mais enfin ! Je ne vais pas vous empêcher d’entrer ! Vous êtes fou, pas moi ! — J’assassine toujours avant d’entrer… — Par habitude sans doute ! » Il reconnut que j’avais de l’esprit et qu’il n’en avait pas. Mieux valait ne pas avoir d’esprit et se servir d’autre chose pour gagner sa vie. « Vous gagnez votre vie en tuant les gens ! Ah ! Bravo ! » Il secoua la tête et sortit un couteau de sa poche. Il le déplia longuement. « Pas en les tuant, dit-il d’un air désespéré. En les volant. » Il croyait tout expliquer. Pourquoi me tuer, moi ? Pourquoi pas mon voisin, qui est plus gras ? « Tuez-le vous même ! » s’écria-t-il. Il fit encore un pas vers moi. Je ne pouvais plus reculer. Je pouvais faire semblant de lire le livre, si ça pouvait arranger les choses. « Vous avez déjà feint de lire un livre pendant qu’on vous vole ce que vous avez de plus précieux ? » dit-il sans rire. J’avouai que non. D’ailleurs, on ne m’avait jamais volé. On m’avait bien emprunté des choses qu’on ne m’avait pas rendues, mais on ne peut pas appeler ça du vol, n’est-ce pas ? « C’EST du vol ! » cria-t-il au risque d’ameuter mon voisin qui ne plaisante pas avec la morale, lui. « Je le tuerai s’il possède ce qui me donne envie de vivre, » dit l’intrus. Il me tendait une perche. Nous pouvions faire le tour du propriétaire et du même coup l’inventaire de mes possessions. Je tombai à genou. « C’est ça, dit-il, priez s’il vous reste un peu d’esprit maintenant que je me sens inspiré ! » Quelle erreur avais-je commise ?

« Mais le juste équilibre entre ce qu’il faut donner et ce qu’on peut prendre ! Vous ne pouvez en aucun cas vous limiter à l’une ou l’autre chose ! Pour donner, il faut prendre, d’où il s’ensuit que vous ne pouvez donner plus que ce que vous avez pris ! Et d’où l’intérêt de prendre à crédit ! Vous me dites que pour prendre, on n’a pas besoin de donner ! Mais si vous agissez de cette manière, vous empruntez ! Et si vous n’êtes pas autorisé à le faire, vous devenez un voleur ! Un autre équilibre consiste dans l’établissement d’une loi qui vous conserve votre liberté aussi entière que votre désir est licite. Loi, désir, acquisition et don sont les quatre principes de la vie sociale telle qu’elle nous est imposée par notre nature et aussi par le calcul. Nous appliquons des chiffres à notre essence et en retour nous les interprétons. Cette interprétation, monsieur, s’appelle l’existence. Nous ne vivons pas autrement. Nous sommes ensemble, fatalement. Ne tentez pas d’échapper à ce principe. Rien n’est particulier et tout est un. » — C’était Matorral qui parlait. Mescal l’écoutait. Il appréciait moyennement ces conversations abstraites. Son regard se perdait dans la fenêtre ouverte. Ils ouvraient toujours la fenêtre après le repas. Ils partageaient un cigare trempé dans une substance hallucinogène conforme à ce qu’ils attendaient de la vie commune. Matorral usait alors d’un style concret ou abstrait selon ce que son esprit avait cueilli depuis le réveil. Mescal choisissait de se taire, d’attendre peut-être. Attendre que rien ne se passe. Que la nuit écrase le jour. Il sentait parfaitement la pertinence des idées émises par Matorral dans son délire. Il y avait bien un équilibre, mais entre eux, uniquement entre eux. Tout le reste tenait à un fil. Ce n’était pas ainsi que Mescal concevait l’équilibre. Il recevait et donnait, mais le désir n’expliquait rien. Ce n’était pas le désir cette façon de s’aimer. Il manquait une intention à leurs actes. Matorral ne parlait jamais du vide. Et pourtant, il y avait aussi le vide. Et c’était une source d’angoisse.

« Trop de choses et pas assez de possibilités, poursuivit Matorral. Le contraire nous eût étonnés ! Et c’est ainsi que nous tombons dans l’oubli. Mais c’est tranquille, mon ami. C’est vraiment tranquille. Je me sens presque bien ! » Mescal sourit. Il se sentait bien lui aussi. Non pas à sa place. Il ne l’avait jamais trouvée. Il se croyait à l’heure, comme s’il allait quelque part et qu’il y arriverait. Cette perspective de voyage le ravissait. Elle ennuyait Matorral. Sur ce point, ils ne se rejoignaient pas. Matorral se mettait alors à tirer sur sa pipe de verre et ses yeux s’emplissaient de larmes. Elles ne coulaient pas. Mescal regardait autre chose, une de ces innombrables choses qui fascinaient son ami et le désespéraient en même temps. « Quelquefois, pensa-t-il, la chose prend vie. Je deviens seul ! » Et cela l’étonnait toujours. Matorral respectait ce silence et tirait moins fort sur sa pipe. La fenêtre pouvait être celle d’un autre regard. Il voyait cet effort pour s’accrocher à la vie et en espérer quelque chose qui ne fût pas inutile. Pourtant, l’idée même de voyage était inutile. Tout s’arrêtait à la porte une fois qu’elle était ouverte. Ils descendaient ensemble et se séparaient sur quelques mots d’encouragements mutuels. Avaient-ils une seule fois manqué à ce rituel ? Une seule fois peut-être, à cause de ce désaccord sur l’importance du voyage. Mescal avait une facilité déconcertante pour imaginer qu’il était du voyage et qu’un capitaine veillait sur lui. Cela le rendait infranchissable. Une seule fois Matorral le lui avait reproché. Il lui avait reproché de ne pas chercher d’abord à se faire comprendre. Ils étaient allés chacun de leur côté en craignant avoir mis fin à quelque chose, ce qui les eût détruits définitivement. Ils y avaient pensé toute la journée et le soir, ils étaient rentrés uniquement pour se retrouver. Cela arriverait peut-être encore. Ils conservaient de cette expérience le sentiment d’avoir touché au bonheur. Sur ce point, ils étaient entièrement d’accord et rien ne les ferait changer d’avis.

L’idiot français par excellence. Il exprimait quelques idées qu’il avait sur les autres, ceux qui n’habitent pas en France. « Vous préciserez, ajouta-t-il, que par habiter j’entends qu’on en est originaire, disons, depuis une date respectable. » Il souriait en disant cela. Selon lui, les Français se sont assagis. Ils ne lisent plus « toutes ces choses qui nous sont venues d’Amérique à une époque où nous sortions épuisés d’une guerre pour se préparer à entrer trahis dans une autre plus terrible encore ! » Cette idée de vouloir être moderne alors que ce n’est même pas nécessaire. « Nous avons tout, dit-il en me montrant quelque chose dans l’espace autour et au-dessus de nous. Une langue qui gagnera à être celle de tout le monde sans exception. Des institutions qu’on nous envie parce que nous ne dévions pas. Et cet esprit à la fois serein et clair ! Que pensez-vous de cette sérénité et de cette clarté ? » Je ne répondis pas et regardai ailleurs comme si quelque chose devait arriver de ce côté de notre conversation. « Les choses les plus simples sont-elles modernes ? Non, n’est-ce pas ? » Je voyais des femmes sur le chemin. Il y a toujours un chemin à portée de la main. Il ne s’y passe jamais rien. « Ah ! Oui ! s’écria-t-il. Le toujours et le jamais de votre nation ! Cette impossible satisfaction… si vous me permettez d’appeler satisfaction l’ajustement précis des deux éléments qui vont former un tout pour notre plus grand plaisir… entre l’éternité… qui est à la fois une croyance et une nécessité intellectuelle… et le néant… espace peu probable qui est une espèce de fourre-tout qui ne contient rien de durable… » Les femmes entendirent sa voix rocailleuse et tiède comme peut l’être l’eau d’un aquifère. C’était peut-être là qu’elles se rendaient, chaudes et claires. Il souleva le coin de sa casquette pour les saluer, mais elles ne répondirent pas. Ce n’est pas ainsi qu’on rencontre les femmes ici.

« Vous ne donnerez rien si on ne vous demande rien ! » Le gosse qu’il voussoyait avait envie de répondre : « Et si on me demande quelque chose, je le donne ? » Ils ne se comprenaient pas et elle les observait comme si elle était décidée à ne pas intervenir dans le cas où les autres recommenceraient leur manège. J’étais dans l’arbre, prêt à lancer la balle. Félix attendait, les mains en avant. Pour une fois, il ne s’impatientait pas. Il avait choisi d’attendre parce qu’il savait qu’il se passait quelque chose et que j’en étais le témoin. Sans cette balle dans les branches, il ne se serait rien passé pour nous. Nous avions vu les Gitans frapper au portail. Le gosse leur avait ouvert et il les avait écoutés avec une attention courtoise ou sans feinte. D’ici, il n’était pas possible de lire ce qui arrivait à ces visages. Il n’avait pas refermé le portail et était revenu quelques minutes après avec un sac dont il avait noué les anses. Pendant ce temps, un des Gitans m’avait souri d’un air de dire qu’il avait de la chance, mais que ça n’allait peut-être pas durer si le père de cet enfant se ramenait pour leur intimer l’ordre de déguerpir en vitesse. Ce n’était pas arrivé. Il reçut la poche avec gratitude. Les autres s’inclinèrent aussi. Mais le gosse avait envie d’engager une conversation avec eux et ils n’étaient pas disposés à prendre ce risque alors qu’ils avaient eu de la chance jusque-là. On les sentait gênés de constater que le gosse ne comprenait pas leur hâte. Il les suivit pendant quelques mètres. Ils le distancèrent rapidement. Ils fuyaient et le gosse prit alors conscience qu’il n’était plus seul. Son père arrivait. À ce moment, Félix shoota la balle qui entra dans le feuillage d’un eucalyptus. Le portail se referma et je grimpai dans l’arbre. Je les vis parler de ce qui venait de se passer. Et elle apparut en culotte sur la terrasse fraîchement inondée. Elle tenait un verre dans une main et l’autre main était nonchalamment posée sur la hanche. Elle ne dit rien. Puis son regard se posa sur moi et elle me salua en secouant le verre. « Quel dommage que t’as pas pu voir ses yeux ! » me dit Félix quand on s’en alla jouer ailleurs.

L’hiver, je rentre à l’intérieur de ce corps et l’été, j’en sors. En cela, je ne me distingue pas de mes semblables, je veux dire de mes voisins qui préfèrent la vitesse du printemps et la lenteur de l’automne. Nous en parlons. Nous sommes d’accord. « Vous avez des voisins charmants, » remarque ce voisin provisoire et provisoirement installé à ma table. Il appréciait les adolescentes. Il n’y touchait jamais. Il se contentait de se laisser aller à rêver de ce temps où il était si proche d’elles sans y avoir jamais touché. « Ne me dites pas qu’elles ne vous impressionnent pas ! » Je ne niai pas me souvenir de ces promesses. Quelques-unes étaient tenues et c’était pour l’éternité. « Je vous envie ! s’écria-t-il. C’est ce que j’appelle le bonheur ! Elle viendra ce soir ? » Il goûtait à ce bonheur sans ma permission. Je ne pouvais pas lui en vouloir. L’été, nous sortons. Puis l’automne nous ralentit et nous finissons par rentrer, prêt à se laisser dépasser par les étonnements du printemps. Cycle du bonheur. Ou plutôt bornes des conditions de son exubérance quand c’est le moment de s’épancher, quitte à en rajouter un peu pour ne pas paraître sournois ou ronchon. « Je vous connais plus ronchon que sournois, dit-il. Oh ! Sournois est un bien grand mot ! » Elle s’amena avec sa cour de petits chiens stressés. De loin, elle commanda et une seconde après elle était assise entre nous, jambes croisées sous le paréo transparent comme l’eau qu’elle venait d’abandonner à la nuit tombante. Les chiens se réfugièrent sous la table. Il s’était levé pour la saluer, s’inclinant comme un cierge dans un rayon de soleil. Le garçon passa en vitesse, déposant un verre glacial et coloré. « Comme me disait monsieur votre mari, c’est l’été que nous nous sentons le mieux dans notre peau parce que nous la quittons pour d’autres aventures. » Elle était flattée et ne s’en cachait pas. J’accomplis maintenant un grand saut narratif et je vous reçois dans ce parloir où je ne suis pourtant pas l’hôte.

Je fis en sorte de ne plus le revoir. Ce ne fut pas aussi simple que je l’avais imaginé. Nous habitons le même endroit limite. Deux seuils qui se rejoignent dans la rigole. Les mêmes fréquentations. Un rêve commun encore vivace. « Voulez-vous m’accompagner ? » me demande cet Ostrogoth. Il m’invitait à ses travaux d’été. « Pas grand-chose en vérité, » confessa-t-il. Nous le vîmes passer, droit dans son étui de combattant du feu. Il disparut dans un autobus. Je montai alors pour préparer mes bagages. Je ne possède pas « grand-chose ». J’ai vite fait de vider les lieux. Il me flatte l’épaule d’un : « Vous reviendrez » et je n’oublie rien. Comme c’est vite fait ! pensai-je en redescendant. Sur le trottoir, quelques grands chiens m’observent. Je leur renvoie la balle qui file dans la rigole jusqu’au bout de la rue. « Ils ne reviendront pas, » dis-je. Nous démarrâmes. La ville se vide ainsi tous les jours à la même heure, enfin : vue d’ici. Je ne connais rien d’autre. « Vous pouvez fumer, » me dit-il. Il ne fume pas, mais avec une vitre ouverte, il accepte de voyager en compagnie d’un fumeur. Il n’a jamais fumé. Qu’est-ce qui le cheville au corps ? me demandai-je tandis que la ville s’étiolait lentement. Les premiers champs de blé avaient l’air de tapis posés de chaque côté de la route, prêts à s’envoler avec leurs passagers infatigables. Un village descendit du ciel avec des promesses de pluie. Je m’abandonnai à la trajectoire d’une ligne haute tension. Je ne le reverrai peut-être jamais plus. Ce voyage m’éloignait de lui. Il en profiterait pour investir mes lieux. Je n’avais rien laissé, à part les souvenirs, bibelots des occasions de se croire ensemble. Fenêtres ouvertes derrière les volets fermés, emprisonnant les fleurs qu’il aimait soigner. J’entendrais peut-être son cri. Les grands chiens monteraient l’escalier. La porte est demeurée ouverte. Il a ouvert les volets. « Ne restez pas ici, les enfants ! » dit-il brusquement. C’était comme cela que je voyais les choses, à peine emportées par cet inconnu aux grandes mains. Il parlait d’une maison, de la mer, des idées qui lui venaient après l’amour et de la fin des vacances. « La fin des haricots ! » m’écriai-je malgré moi. Nous rîmes ensemble. La route filait comme le mauvais coton. J’écrivis une pensée dans ma mémoire. J’en écris souvent. Elles me ramènent toujours à la maison… à la raison, veux-je dire !

« Je vais inciser maintenant, dit-il. Vous ne sentirez qu’une légère pression. Aucune douleur. Voilà ! Une autre petite pression ici et nous en avons terminé vous et moi. Je vous confie à ces charmantes hôtesses ! » Le plafond circulait. « Tenez fort ! je vous dis ! » Je tenais, retenais, détenais, soutenais. Je n’en finissais pas avec cette promesse de survie. Un cahot, sorte de cachot, m’arracha un petit cri de détresse. « Calmez-vous, voyons ! Vous n’êtes pas mort ! » Une main prit la mienne. « Oh ! Oh ! dit-elle. Vilaine blessure ! » Je n’en ferai jamais d’autres. Une porte glissa sous moi. « Vous allez dormir dans des draps propres. Ça vous changera. » Un ciel s’immisça dans cette seconde d’inattention. D’un jour à l’autre, j’observe des quantités négligeables. Non, non ! Je ne les additionne pas. Je ne compte pas. Je suis issu des Humanités. Mon cerveau ne calcule pas, il cherche. « N’oubliez pas vos [mot censuré] sinon je vous les fais avaler de force ! » Elle plaisantait à peine. Le drap sentait la pisse, une pisse qui m’était parfaitement étrangère. « La prochaine fois qu’on annonce du froid, revenez avant d’avoir froid ! » Un morceau de viande enrobé de sauce chasseur. Il se scinda, laissant aller ses particularités. Quel hasard ! Je n’en ferai jamais d’autres ! « Voyons comment ça évolue… » On ne m’avait pas parlé d’une évolution. J’avais compris : représentation. Mimétisme du phénomène. « Vous en faites un de phénomène, vous ! » Rires qui ne franchissent pas les limites du sens. « Recommencez ! » dit une voix. Elle recommençait, mais cette fois avec une application de femme pressée. « Vous n’êtes pas raisonnable, » dit-elle. Un peu de votre oxygène ne me fera pas de mal. « Vous ne touchez pas à ça, compris ? » Réduit à cette immobilité, surpris en pleine cuisson intellectuelle. Je me redressai pour voir l’autre qui parlait sans arrêt. Il me parlait, prévoyant une cohabitation forcée. Il ne m’avait pas choisi. La même incision. Le même souvenir d’avoir pensé au pire. « Vous n’avez rien mangé ! » Et je ne mangerais rien avant d’avoir connu autre chose que ces doublures qui ne connaissent pas leur texte comme je connais le mien. Il trempait ses doigts moisis dans ma sauce et la nuit tombait. « Quand vous aurez une hémorragie, me dit-il, vous comprendrez ! » En attendant, je ne comprenais pas. Et ça me rendait dangereux. « Ne touchez pas aux gardiens, m’avait-on conseillé. Parlez d’autre chose et on vous entendra si c’est la mode. » La même blessure, mais certainement pas la même douleur ! « Vous avez de la chance : ils ne tirent jamais deux fois ! »

« Quand ça tire, on tire ! On sait pas qui tire. Pris entre ces crapules de gaullistes et ces salauds de l’oasse, qu’est-ce qu’on pouvait faire ? Si ça se fait, c’est un de nous qui a tiré le premier, peut-être qu’il était payé pour ça… Mais nous, on a tiré parce que ça tirait. Rien d’autre. » Conscience blessée par les dénis de l’Histoire. Ses enfants auraient pu le haïr. Les autres enfants le haïssaient. « Qu’est-ce qu’on est con quand on est jeune ! » Je lui montrai la blessure. Du 12.7. « Vous avez tiré sur des civils. Et ce n’était pas la première fois. Vous aviez tout de même un peu conscience d’être manipulés ! » Il craque une allumette et l’éteint. « Des ratons et des espingouins. On avait pas le choix. On était Français, nous ! Et on avait un pays. J’ai rien d’autre à dire. » Dehors, le temps est clair et tiède. Je vais faire un tour du côté des statues. Cette manie de statufier ! De fixer l’Histoire pour qu’elle ait un sens, sinon elle ne dit rien et ce silence est une provocation. Autour des statues, l’existence circule selon les graphes de la conviction. « Vous l’avez encore emmerdé avec vos questions ! C’est un pauvre type, merde ! » Je passai mon chemin encore une fois. Après tout, si on ne vous demande rien, c’est comme si on vous le demandait. Heureusement, on ne m’a jamais rien demandé, à part de ne pas trop casser les pieds à ceux qui ont répondu à l’appel et qui auraient pu tout aussi bien ne pas satisfaire aux exigences étatiques. « Qu’est-ce que tu fais de ta vie, mec ? Tu vas et tu viens. Eux, ils ont été et ils ne sont jamais revenus. — La belle excuse ! » Ils étaient là. Pris au piège du silence et de la mauvaise conscience. Avec une « bonne place » pour ne manquer de rien après avoir donné ce qui était perdu à jamais : leur dignité. Mais ici, dans ce pays de merde, dignité et honneur sont soigneusement superposés pour former la conscience modèle. Salauds typiques. Salauds modèles. Quelquefois je monte là haut pour jouer. Je joue avec le ciel des oiseaux. « Tu comprends, fils, le crime est plus ou moins grave. On peut pas les comparer aux nazis. C’est pas la même chose ! Il faut oublier. » Là haut, je songeais plutôt à les éterniser. « Tu sauves d’abord ta peau ! » L’humain dans la machine du pouvoir et son degré d’implication. En temps de paix comme en temps de guerre. « Tu ne fais rien, toi ! » Et en effet, j’en faisais le moins possible. Mais il n’y a pas de solution dans cette espèce de pétrification. Prends un crayon et dessine, dessine le plan des lieux et le trajet des personnages. Il en restera une écriture, la tienne. Si la paix existe, elle t’engage à ne jamais commettre l’irréparable. Crève plutôt ! Et je redescendais, croisant les visiteurs dans une autre langue pour les élever à hauteur du rêve national.

Morcellement des séjours. Personnages fracassés. Ces façades invitent à se taire. Croisement des chaussées brûlantes. La terre pétrie à chaud. L’herbe vivante à une certaine profondeur. Des feuillages dormaient dans l’ombre. Entre les passages et les surfaces. Derrière les barreaux, le sommeil animal. Aucune attente. Ce serait du temps perdu. En grattant un monticule, il dérangea une colonie de moustiques aveuglés. Il suivit la courbe laissée par la marée. Il se pencha plusieurs fois pour observer de plus près des objets dénués d’appartenance. Il aimait que le sens se perdît. Reconnaissait la trace de la dune. Des cargos attendaient au large. Barcasses suspendues au harassement dans les trous creusés plus loin. Un camion chargé de minerai souleva la poussière. Il attendit le retour au calme. À une lumière de fil de couteau. Passant devant des vestiges figés. Bois dénué d’insectes des charpentes qu’il avait connues couvertes de tuiles roses et noires. Une porte saillait. Il bifurquait à cet endroit et disparaissait dans les chantiers. Juste à ce moment, les bruits reprenaient leur cisaillement. « Tu ne veux vraiment pas venir avec nous ? » Il la laissa se fondre dans ce mélange d’ombre et de murmures. Retourna à son poste d’observation. D’ici, il perdait tous les fils du récit. Il n’était rien pour eux. Il entendait la porte de l’ascenseur, la poulie chauffée à blanc, le tourniquet retenu après trois tours à vide par le portier qui soulevait un coin de sa casquette de service. « Nous irons ailleurs la prochaine fois. » Pourtant, c’était ici qu’il se plaisait. Chaque année, il revoyait les mêmes gens. Et cet autre qui pouvait être lui-même dans une autre existence. Ce passager absorbé par le chemin. Il ne l’avait jamais emprunté lui-même. Il n’était pas allé jusque-là. Il n’avait pas mesuré les conséquences de ce franchissement. Quelquefois, il regrettait d’être né sans cette audace qui forge tous les autres traits de caractère. Pas de forge sans cette reconnaissance. Pas de futur. Pas d’attente non plus. Il eût aimé cette manière de temps. Au lieu de ça, il croissait dans la paralysie. Il devenait dans un intérieur impropre à la conversation. « Qui est-ce ? demandait-elle souvent. — C’est le même. » Le même depuis toujours. Il n’y a pas de temps, et donc pas d’histoire, sans une attente de forçat. « Avant d’y aller, peux-tu régler le débit sur 3 ? s’écria-t-il. Avec la chaleur, on dirait que 2 ne convient pas à ma… à mon… »

Il était heureux cette après-midi-là. Il sautilla devant des enfants, ce qui ne les amusa pas, mais il s’émerveilla d’en avoir eu l’idée et d’être passé à l’acte. Ce matin, il avait enfin gagné. Du coup, il avait mangé avec appétit. Certes, personne n’avait accompagné cette solitude de la joie retenue pour ne pas se faire remarquer des clients habituels qui n’avaient pas l’habitude de l’expansion en matière de bonheur. Il acheva un repas modique, mais apprécié de l’intérieur sans le moindre dépassement de signe. Dehors, il eut envie de s’amuser de la naïveté des enfants et il exécuta deux entrelacs compliqués qui les déroutèrent. Au passage, il leur confisqua le ballon. Il le shoota plus loin pour l’envoyer par-dessus les feuillages du jardin public. « Allez ! Hop ! pensa-t-il. Je cherche à me faire engueuler. » Il abandonna sa veste de laine sur un banc. La chaleur devenait un sujet de conversation. Il s’arrêta pour les écouter. Ces banalités l’enchantèrent. Il se retint de participer. Il n’avait pas le chic pour demeurer à leur niveau. Il avait vite fait de les décontenancer. « Vous oubliez votre veste ! » Il fit signe qu’il ne l’oubliait pas. Un signe de trop. Ils étaient incapables de comprendre. Il venait de leur compliquer l’existence. Cela ne durerait pas. Ils mettaient fin à leur stupeur avec une facilité qui devait leur être naturelle, sinon ils ne l’auraient pas acquise. En chemise, il atteignit le fleuve à proximité du pont qu’il était venu voir encore. Il ne se lassait pas de cette architecture mathématiquement conçue. Sous les arches, une lumière s’appuyait sur l’eau pour rebondir dans les fenêtres des péniches. Il n’y avait jamais personne. En tout cas, il n’avait pas trouvé le moyen de vider les lieux comme cela était possible dans un tableau peint en dehors de toute idée géométrique du paysage, même avec un pont qui le traverse comme un horizon. « Vous ne serez jamais seul, à moins de… » Il y songeait. Il avait suffisamment gagné ce matin pour essayer. Une victoire, quelle qu’elle soit, même aussi désuète qu’une médaille, est une avancée dans le champ des possibilités. Rien n’avait été possible jusqu’à ce matin. Il avait tellement espéré ce moment ! Il était arrivé sans prévenir. Se serait-il levé ce matin s’il avait su qu’une victoire l’attendait quelques heures plus tard ? Il aurait attendu sur place, dans le lit, et rien peut-être ne serait arrivé. « Je suis surpris… avait-il ânonné. — Ne le soyez pas et bonne chance ! » Cela ne changeait pas vraiment les choses. Cela venait de s’ajouter. Un détail qu’il s’agissait maintenant de placer dans le tableau en préparation. Le fleuve. Le pont. Les voitures. Les promeneurs et ceux qui vont vite. Et la ville qui attend, qui semble attendre ce détail signifiant, cette différence de parcours, ce rehaut exhaustif.

« Je ne suis jamais allé plus loin que ce petit jardin dont vous apercevez le portail d’ici. Il y a une raison à cela : après le jardin, il n’y a plus rien. Je ne vous conseille pas de vous pencher sur ce néant. » En réalité, il s’agissait du lit d’un fleuve qui s’appelait Fleuve. Et en effet, il était impossible de descendre après le jardin. La pente était verticale. Rien n’avait été prévu pour prendre ce chemin, hormis la voie des airs. Au bord du précipice, il imita la mouette, secouant ses ailes et projetant son cri amer. Il feignit plusieurs fois de céder à l’appel du vide, roulant des yeux qu’il avait déjà impressionnants de volume et de blanc. J’étais sur le point de vomir. Elle s’en aperçut et m’épongea le front. En réalité, la montée m’avait exténué. Le soleil nous avait harcelés pendant plus d’une heure. En arrivant, le portail du jardin me parut dérisoire. Je le poussai nonchalamment. On entrait sous les citronniers. Une odeur de camomille m’écœura. Dans les fossés soigneusement creusés, une eau parfaitement fraîche et claire invitait au repos. Je m’assis dans un parterre de coquillages assemblés pour leur beauté. « Tu es fou ! » me dit-elle. Il n’était pas entré. Il n’entrait jamais chez les autres sans leur permission. Depuis longtemps qu’il connaissait ce jardin, il s’était contenté de le regarder à travers le portail sans jamais chercher à aller plus loin. Il longeait le mur de terre rouge, puis le néant le figeait sur place au bord de ce lit incommensurable. « Cueillez quelques fruits, dit-il comme s’il les possédait déjà. Je n’y ai jamais goûté. En fait, je n’ai jamais rien tenté ici. Ce vide me rend inactif. Ne ressentez-vous pas cette attente ? » Elle grimaça dans son dos et me rejoignit. « Tu es fou ! » dit-elle. Elle cueillit un citron et l’ouvrit. Elle se contenta de le respirer. Fermant des yeux sans histoire. Un pin se frayait un passage dans l’ombre, presque démonstratif. Je me glissai jusqu’à lui, emportant des coquillages. Quelqu’un avait laissé un livre. Ce n’était pas un oubli. « Je te dis que cette personne a simplement refermé le livre sans oublier de marquer la page et qu’elle va revenir pour continuer de le lire. Et elle le lira jusqu’à la fin. » Sa langue effleurait la chair ouverte du citron. Ses yeux larmoyaient. « Tu crois ? » dit-elle. On entendit le cri. Nous venions de perdre un ami. En descendant, sans précipitation d’ailleurs, elle me demanda de la laisser parler aux autorités. « Ils voudront savoir ce que j’en pense ! rouspétai-je. — Pas ce que tu en penses ! Ce que tu sais ! »

« Creusez ! » Il ne plaisantait pas. « Si vous voulez pas creuser, personne le fera à votre place. Vous voulez pourrir au soleil ? Non, n’est-ce pas ? Personne ne souhaite cela. Et vous n’êtes pas différent des autres. Vous et moi… » Il n’avait pas choisi l’endroit le plus facile à creuser. « Je ne choisis pas, dit-il. On est loin de tout ici. Personne pour nous demander des détails. Les gens suivent les chemins. » Je n’avais jamais creusé ce genre de trou. « Vous n’avez jamais creusé un trou, ça se voit ! » Je l’amusais. Il n’avait rien dit de la douleur. Il avait juste évoqué la peur, quand il n’est plus possible de respirer. « C’est le plus dur, expliqua-t-il. On respire tout le temps. On arrête jamais de respirer. Ou alors c’est dur. J’en sais vraiment rien. Sauf que c’est moi qui empêche de respirer. Vous vous laisserez pas faire ! » Je n’en avais aucune idée. Il était plus fort que moi. Il n’aurait pas de mal à m’immobiliser pour passer à l’acte. « Vous aurez droit à une petite prière, dit-il sans rire. Mais si vous priez comme vous creusez, ça vous mènera pas loin. » Il n’avait pas l’air de se soucier du temps. Il me laissait ce soin. Entre la pelle et ma montre s’établit un rapport qui devait être celui que j’entretenais avec la mort. J’y avais pensé, comme tout le monde. « J’y pense tout le temps, mec ! dit-il. Surtout dans ces moments. Ce sera mon tour un de ces jours. On y peut rien. Et j’en ai pas marre d’attendre ! » Il rit de bon cœur. « J’te mens pas, mec. J’y prends aucun plaisir. — Vous ne mesurez pas la portée de votre acte ! » Il me regarda comme si je venais de prononcer une profonde ineptie. Bien sûr qu’il était en mesure de comprendre que c’était mal et qu’il finirait par le payer aussi cher que je le souhaitais. « Votre haine m’intéresse pas, dit-il. J’accorde pas d’importance à ces choses. Mais je tiens à pas passer pour un mauvais garçon qui respecte pas le corps de ses semblables. Vous allez dormir longtemps là-dessous. Une éternité peut-être. Je s’rais mort avant ! » Le trou avait atteint la bonne dimension. « Essayez-le. » Au fond, il faisait bon comme quand on a généreusement mouillé le dallage de pierre cuite en plein milieu d’une après-midi d’été. « Il vous manque la copita, mec, mais j’ai pas ça ! » Je le suppliai de me tirer une balle dans la tête. J’en avais les larmes aux yeux. « Remontez, » dit-il en me tendant la main. J’aurais pu me défendre, l’entraîner avec moi au fond du trou et lui casser le crâne avec la pelle. « Ne faites pas ça, mec, prévint-il. Je veux pas me battre. Je deviens cruel si je me bats. » Je posai la pelle dans l’angle du trou. J’avais prévu de ne pas m’éterniser avec un truc pareil dans le dos. Il balança aussi mes bagages que je rangeais avec la même application tremblante. Les plus gros cailloux, il les gardait pour que je ne remonte pas avec le temps. Il me garantit qu’il les poserait avec délicatesse. Ensuite il refermerait le trou avec de la terre et il effacerait toute trace d’activité humaine à cet endroit où personne n’avait sans doute jamais mis les pieds. « Tranquille, dit-il. C’est pas douloureux. Ça fout juste un peu la trouille. Je veux dire : pas longtemps. » Maintenant, au jour de son procès, il témoigne à ma place et on le prend pour un écrivain réaliste.

La conviction n’est pas un mode de pensée. C’est un moyen d’obtenir raison, une facilité donnée au serviteur pour le mettre à l’abri des critiques et des attentats. Il rentre chez lui en homme libre tandis que le penseur s’enferme ou est enfermé. Nous connaissons beaucoup de domestiques. Nous fréquentons rarement les penseurs. On les lit quelquefois ou on croit les lire. Comme Diogène cherchant un homme à la lumière de sa lampe en plein jour et au milieu d’une foule reconnaissable, Mescal pointait son regard sur les affiches et il y reconnaissait des points communs avec ce qu’il appelait sa pensée errante. Il se promenait souvent le soir à bord de son auto, pleins phares sur les panneaux qui le ralentissaient. Il était un de ces personnages et il se cherchait presque méthodiquement. Il embarquait quelques gosses pour simuler une conviction facilement partagée par ces peuplements migratoires et les déposait au bord des stades en les encourageant à devenir des hommes meilleurs que l’homme qui leur servait de modèle. Une fois seul, il décortiquait la banlieue. Ce roman n’avait ni queue ni tête, mais il en était le personnage principal. Son arme ne contenait qu’une cartouche. Il n’avait jamais tiré sur quelqu’un. L’occasion ne s’était pas présentée. Il avait hésité une ou deux fois, puis s’était ravisé. Un mort, quand il se met à exister, occupe toute la place. Il faut prévoir cette surface de texte. Il suivit plusieurs larbins qu’il connaissait de vue et dont on lui avait parlé. Il ne commit pas l’erreur de s’en prendre à eux. Ils n’étaient que des prétextes à améliorer sa technique de la reconnaissance. Il alla le plus loin possible avec eux. Il vit à quel point ces types sont pourris et prêts à se justifier si les choses tournent mal pour eux. Mais il ne tomba pas dans ces pièges. Jamais il n’exprima sa haine. Il voulait d’abord dépasser l’évidence et reconnaître le terrain d’une pensée qui lui inspirerait la vengeance. Il n’avait aucune idée de ce qu’un homme peut ressentir dans une telle situation. Il imaginait quelque chose d’aussi fort que la révélation. Ni plus ni moins transcendant que les idées qui finiraient par prendre la place de toutes ces sensations héritées de la pratique commune de la justice. Sur les affiches, il découvrit les indices témoignant de l’existence de cette ombre de soi-même sur la pratique sociale. Il était proche du but quand il percuta de plein fouet un ami qui le saluait. Au poste de police, il se demanda s’il avait atteint son but, mais se garda bien de confier cette intime conviction au flic qui se préparait à en éprouver une toute autre pour le bien de tout le monde, selon ce qui émanait de son comportement et que Mescal percevait comme une atteinte intolérable à sa dignité de penseur en herbe.

Quand Mescal se réveilla ce matin-là, le monde était plongé dans un silence parfait. Pas un oiseau, rien dans la rue, aucun volet n’avait fait entendre sa plainte. Pendant un moment, il se crut seul. Puis il réfléchit et le monde se repeupla. Il ouvrit la fenêtre pour respirer l’air frais. Il pluvinait. Il perçut nettement le bruit de l’eau dans les gouttières, mais c’était peut-être quelqu’un qui regardait la pluie avec la même petite angoisse en forme de carie dans l’ivoire des dents. Il agita son petit bout de langue, sans cesser d’écouter et de chercher à donner un nom à ce qu’il entendait si le silence n’était pas à ce point parfait. Le rideau voletait à l’extérieur, comme si quelqu’un venait d’ouvrir la porte d’entrée. Il se retourna, ce qui ne servait à rien car, de la fenêtre, on ne voyait pas la porte. Il entendit les semelles frotter le paillasson. Personne n’appelait. Il vit un avion dans le ciel, sans panache et sans bruit. « C’est toi ? » Pas de réponse. Du coup, la question : « Qui était-ce ? » prit un sens. Il était projeté dans un passé qu’il n’avait pas encore élucidé. Cela arrivait chaque fois qu’il pleuvait. Mais la porte était ouverte, comme en témoignait le rideau, et personne ne l’attendait pour lui parler de la pluie et du beau temps. On lui parlait rarement d’autre chose. Le paillasson portait des traces d’herbe. Elle n’avait pas séché. L’humidité du couloir expliquait toujours cette lenteur. Deux jours qu’il n’était pas sorti ! Il tendit l’oreille. Dessous, six étages s’immobilisaient dans une parfaite cohérence. « Vous montez ? » demandait quelquefois la voisine, fort âgée, du deuxième. Comme il descendait, et qu’elle le savait, il se chargeait de la poubelle et la vidait consciencieusement dans la poubelle commune. Il la remontait aussitôt de peur de l’oublier en revenant. Il avait la mémoire en piteux état. Ce n’était pas le genre de mémoire qui sert à revenir. Et il avait bien l’intention de ne plus se perdre. Il referma la porte en espérant que personne n’était entré. Il jeta un œil crispé sous la porte des WC. Souvent, il oubliait d’éteindre et le matin, en se réveillant, surtout s’il avait aussi oublié de refermer la porte d’entrée, il demeurait longtemps à observer ce rai de lumière en se demandant si quelqu’un était assis sur la cuvette et s’il attendait lui aussi que le silence fût absolument parfait avant d’ouvrir la porte et de se sentir tout aussi parfaitement seul.

 

 

Fin de zone

27

Je m’appelle Roger Russel. Vous n’avez pas encore entendu parler de moi. Rassurez-vous, je ne suis pas l’auteur du livre que vous êtes en train de lire. Je ne suis pas non plus un exemplaire de votre race. Mon aspect peut changer. Votre imagination d’espèce limitée aux riches concrétions de l’Histoire et aux abstractions sans solution a aperçu, Dieu sait quand, l’existence de la planète dont je suis natif et citoyen. Vous l’avez appelée Enfer. C’est presque ça, les amis ! En réalité, c’est Enfel qu’il faut dire et écrire. Et il n’y fait pas aussi chaud que vous dites. Ni froid d’ailleurs. On y vit parfaitement nu, preuve que nous y sommes exactement égaux à tous points de vue. Ici (ici-bas, comme vous dites), je suis considéré comme un citoyen, mais je ne suis pas même ressortissant. C’est en étranger que j’existe parmi vous. Mes amis m’appellent Rog Ru. Ils sont de votre race. C’est d’ailleurs plus à eux qu’à vous tous que je m’adresse dans ces pages où je m’insère comme prière de me croire sur parole. On aurait pu me surnommer Roge Russe. Ou tout simplement RR. Mais j’exerce une telle influence sur mes partenaires au travail et au lit (je limite mon existence à ces lieux sûrs) qu’ils ont fini par m’appeler comme je m’appelle en effet : Rog Ru. Roger Russel est un nom d’emprunt. Quant à Rog Ru, c’est le verlan de Gor Ur, le célèbre et incalculable Gorille Urinant, ennemi du Métal. C’est ainsi que je dissimule les véritables objectifs de ma mission sur terre.

Je ne possède pas de grands pouvoirs. Ceux-ci sont réservés à l’aristocratie de ma race. Ma seule faculté extraordinaire, outre un sens de la pénétration qui me distingue de vos érections, consiste en ceci : je peux, quand je le veux, m’élever dans les airs et observer votre monde de là-haut. Il va sans dire qu’alors mon vocabulaire n’est plus le vôtre. Ni ma grammaire d’ailleurs. Mais je consens ici, à la demande du narrateur barbare qui organise le présent chaos, à traduire mes impressions dans ce qui suit : une improvisation dont je vous laisse imaginer toutes les compositions possibles, sur le plan littéraire comme sur celui des spéculations méta, pata, papata et tsoin tsoin lon laire (bande de crétins !)

Oui, je puis m’élever au-dessus de vous, prenant certes le risque de collisions… mais je vous laisse imaginer ce qui se passe alors. Tenons compte du fait que je suis toujours là pour vous entretenir de mes exploits et des performances moins divines de vos héros. Je ne passe pas une journée ni une nuit sans procéder à au moins une ascension. Mais, par ordre de mission, je ne redescends en principe sur personne. Je me pose sans histoire. Seulement voilà, à force de me poser sans en faire, des histoires, j’ai fini par commettre une erreur de trajectoire et, descendant plus vite que d’habitude, et selon un angle obtus, j’ai traversé l’esprit du narrateur des présentes.

Cette nuit-là, car c’était une nuit sans lune, sans étoiles, sans éclairage public et sans rien autour, Ben Balada ne trouvait pas le sommeil. Il avait un invité. Et celui-ci s’appelait Ben Balada. Il n’était sans doute pas le fruit du hasard. Des Balada, il y en a des tas. C’est un nom commun. Ben, comme prénom, n’est pas moins usité par le baptême qui est d’un usage courant dans vos… nos sociétés. D’ailleurs Ben Balada (celui qui ne dormait pas cette nuit-là) consultait Google tous les jours. Il entrait dans la fenêtre de la barre Google « Ben Balada » et le personnage qu’il avait créé apparaissait en plusieurs endroits de la Toile. Google trahissait aussi la présence d’autres Ben Balada. Mais sur lui, sur ce qu’il était vraiment, rien. Ben Balada (son invité qui dormait dans la chambre d’ami), se renseignait lui aussi chez Google. Mais contrairement aux autres Ben Balada qui n’étaient pas le Ben Balada qui ne dormait pas cette nuit sans lune, sans étoiles et sans… ce Ben Balada-là ne figurait pas sur la liste des Ben Balada googuelisés. Il y avait une raison à cela : ce Ben Balada ne s’était pas signalé sur la Toile. Alors Ben Balada eut beau lui expliquer que lui non plus n’était pas sur la Toile, que ce qui y était n’était qu’une création de l’esprit (le sien), et que par conséquent lui, le vrai Ben Balada (vrai par rapport au faux qu’il avait créé), n’était pas présent chez Google. Ils étaient deux, avait plaisanté le Ben Balada qui était le propriétaire de la maison où son invité dormait dans la chambre d’ami.

La situation était donc simple : si on éliminait, pour des raisons de synthèse exigées par l’intention esthétique qui motivait les moindres actions de Ben Balada, il n’y avait que trois Ben Balada : celui qui ne dormait pas, celui qui dormait dans la chambre (ce qui ne veut pas dire qu’il dormait) et celui qui était sur la Toile et que Google référençait dans son moteur (car il est désormais possible d’être référencé dans un moteur, chose que nous ne pouvions envisager du temps où les moteurs motorisaient d’autres inventions utiles à l’homme et à ses animaux domestiques, ceux qu’il mange comme ceux qui l’accompagnent dans son terrible voyage au pays de l’angoisse et de la douleur).

Je voyais tout ça à travers la toiture de la maison. J’ai ce pouvoir : voir à travers n’importe quelle épaisseur. Heureusement, sinon je réveillerais tout le monde en soulevant les charpentes, prenant le risque de ne plus savoir les remettre à leur place, car je ne suis pas savant en structure. Je voyais Ben Balada qui ne dormait pas et Ben Balada qui dormait. L’un ne dormait pas alors qu’il était dans sa chambre. Et l’autre dormait parce qu’il était dans sa chambre. Mais cette infime différence de sens n’affectait en rien la situation qui était ce qu’elle était : le troisième Ben Balada, bien qu’existant pour tout le monde sur la Toile, habitait en réalité dans l’esprit de Ben Balada. Ce que le deuxième Ben Balada comprenait (il n’était pas bête), mais cette situation l’avait tellement irrité qu’il était venu frapper à la porte de Ben Balada pour lui demander une explication. Et il avait appris que Ben Balada avait inventé Ben Balada, ce qui pouvait se vérifier sur la Toile, car ce Ben Balada-là existait. Et même il écrivait. Des livres comme celui-ci. Et peut-être même celui-là.

Ce fut donc l’esprit confus que Ben Balada alla se coucher dans la chambre d’ami où, à cause de cette confusion, il ne trouva pas le sommeil, ce que Ben Balada, qui dormait dans sa chambre, ne pouvait pas savoir. Il ne dormait pas lui non plus et se demandait si son invité avait plus de chance que lui. Il avait tellement discuté de la question googuelienne ! À s’en faire péter le cerveau. Comme on se bâfre sur le terrain des questions alimentaires réduites aux promesses gastronomiques. Quant au Ben Balada inventé, il ne dormait jamais. Non pas parce qu’il ne savait pas ou ne pouvait pas dormir parce que ce n’était pas dans sa nature d’invention de l’esprit, mais Ben Balada n’avait pas pensé à cette question que son invité ne s’était pas privé de soulever en plein début de digestion qui est la phase la plus pénible du festin, car on est encore à table quand elle commence et on croit pallier ses lourdeurs en l’arrosant de digestifs tous plus prometteurs les uns que les autres. Ben Balada (l’un ou l’autre) avait mal au crâne.

Il n’est déjà pas si simple de vivre en double, avec un soi-même à la maison et une invention quelque part sur la Toile. L’existence d’homonymes, et même de paronymes, ne compliquait rien, au contraire… ces autres se distinguaient tellement de l’invention qu’ils n’entraient pas en ligne de compte dans le calcul des ressemblances. Il fallait chercher celles-ci non pas dans l’homonymie, mais dans les œuvres proposées par d’autres inventeurs de la chose écrite. Ce que n’avait pas prévu Ben Balada, c’est qu’un Ben Balada n’ayant aucun rapport avec la Toile viendrait un jour frapper à sa porte. Le même homonyme figurant (ou même jouant un rôle de premier plan, mais autre que littéraire) sur la Toile eût été reçu à travers le judas. Il n’avait jamais été question dans l’esprit de Ben Balada de partager des impressions avec un dentiste ou un plombier car alors il lui eût été impossible de se livrer à des improvisations sur le terrain de l’odontologie ou de l’installation sanitaire en milieu rural ou urbain selon la demande expresse de la clientèle ayant accès à ce type de dépense ménagère. Certes, le Ben Balada qui s’était invité (il n’y avait pas d’autres mots pour décrire cette situation) n’avait décliné aucune profession ni occupation. Il n’avait même pas parlé de ses loisirs. Rien sur son entourage, ni son passé, rien sur ses projets. Il ne s’était pas livré. Alors qu’il avait accès librement à l’invention de Ben Balada, cet autre Ben Balada qui écrivait des livres. Ce déséquilibre eut vite fait de devenir mental et Ben Balada, l’hôte, entra dans l’ivresse et l’indigestion avant que son invité commence à donner des signes d’une angoisse tout aussi prégnante, preuve qu’ils étaient tous les deux sur le même fil. Mais aucun d’eux ne chercha à profiter de la situation pour déséquilibrer son reflet provisoire et l’envoyer dans la sciure de la piste sans filet. D’ailleurs, l’invité se coucha le premier. Et Ben Balada, qui avait ouvert la fenêtre pour observer le ciel, n’y trouva pas de lune, aucune étoile ni lampadaire. La rue était obscure.

Il n’y a rien comme l’ombre pour empêcher le claustrophobe de trouver ce qu’il cherche au moment exact où il le cherche. Il alluma son écran… qui s’alluma. Et qui s’alluma sur la page de Google. Il entra son nom et vit que son invention occupait toujours la première place au palmarès du référencement, quoique depuis quelque temps une entreprise du Dow Jones commençât à le concurrencer : elle s’appelait aussi Balada : Baltimore Laundry DA. Ben Balada, pour la nième fois depuis que cette entreprise américaine était apparue sur l’écran, visita le site de la Balada. On y lavait beaucoup de linge et les livraisons ne souffraient d’aucun retard. Rien à voir avec son invention qui avait l’avantage de faire passer un personnage de pure imagination pour un citoyen prétendant au titre d’écrivain. Des années de gestation que ça lui avait coûté à Ben Balada de concevoir tous les détails, sans rien oublier, de ce personnage frère de don Quichotte et du soldat Chvëik.

Ben Balada en avait été estomaqué. Au début, alors que son hôte s’exprimait encore avec prudence, il avait cru à une de ces grosses blagues pleines de dents que la ruralité s’applique à opposer aux prétentions urbaines à l’immortalité. Mais au fur et à mesure que Ben Balada pénétrait, à la seule force de sa langue, dans ce sujet profond comme un anus, son invité s’était mis à y croire, d’autant que cette minutieuse description d’un phénomène herméneutique trouvait sa justification dans la littéralité d’un site soigneusement construit à l’image du Palais Idéal : l’ouvrage d’un seul homme. C’était écrit en toutes lettres : autrement dit : ceci n’est pas mon œuvre, c’est un personnage qui écrit.

Et Ben Balada avait prétexté une migraine d’enfer pour aller se coucher. Lui aussi ouvrit la fenêtre : il vit la Lune, la Grande Ourse, la Voie Lactée malgré un éclairage public omniprésent. Qui suis-je ? se demanda-t-il. Le saurons-nous un jour ? songeait Ben Balada dans une autre chambre, la sienne où aucune lumière ne palpitait plus maintenant qu’il avait éteint son écran arachnéen.

28

Le lendemain matin, Ben Balada ne se réveilla pas. Il n’ouvrit pas les yeux, ni la fenêtre. La lumière entra à travers les rideaux qu’il avait tirés pour ne plus voir la nuit car, malgré l’obscurité, il l’avait vue pendant tout le temps qu’elle avait duré. Une lueur scintilla comme la flamme d’une bougie, si on peut dire ça comme ça, rhétoriquement. Il connaissait ce phénomène pour l’avoir vécu des milliers de fois depuis qu’il n’imitait plus les êtres déjà morts qui avaient limité ses premiers pas dans l’existence. Il ne se leva pas. Comme c’était l’été, il était nu dans son lit, couvert d’un drap léger un peu humide. Il essuya son front, eut envie d’un verre violent comme le feu mais y renonça car il fallait se lever, sortir de la chambre, entrer dans le salon et risquer de tomber nez à nez avec un invité sorti du rêve pour goûter aux plaisirs heureusement réels de la réalité qui en contient aussi de parfaitement illusoires. Il avait envie d’être seul. Il tremblait un peu, mais ce n’était pas la fièvre. Il avait, il le savait, un peu peur. Comme tous les matins. Et particulièrement quand la nuit avait été à ce point noire qu’il n’avait pas trouvé le sommeil. Il ferait une sieste sous les cerisiers cette après-midi. Il aimait les insectes, leur grouillement sur l’écorce, la vibration de l’air, l’herbe qui frémissait. Il observait les murs, de près ou de loin selon qu’il était assis dans son fauteuil d’osier ou qu’il marchait autour de son jardin. Il se laissait griser par la vie, alors que l’existence le poursuivait pour exiger sa contribution aux efforts communs. Il fallait le voler pour être payé. Et ainsi il payait plus que ce qu’il devait aux termes des usages. Mais au moins, il ne s’abaissait pas à donner aux autres ce que leur législation exigeait de la personne en habits de citoyen. Il n’y avait rien de plus divertissant que d’être volé par des domestiques au profit de la société qui nourrit beaucoup mieux ses prêcheurs, ses flics et ses juges que celui qui n’exerce aucune profession reconnue d’utilité publique. Il aurait dû être femme. Il se serait plu à jouer le rôle de la soumission et de la révolte contenue. Mais il n’avait épousé personne. Aussi se contentait-il, à ce sujet, d’un savoir de seconde main. Les femmes de Ben Balada étaient toutes empruntées à la littérature. Et pas toujours à la meilleure.

Pour l’heure, il voyait le jour se lever à sa place. Il n’éprouvait aucune sensation digestive. Il bandait en prévoyant la visite de Clarissa qui arriverait vers dix heures. Il convenait de lui réserver toute la substance, sans en extraire une goutte. Il était presque six heures. On entendait les voitures sortir du village pour « prendre » l’autoroute. Ces lendemains de nuit blanche ne connaissaient pas la fatigue, mais la paresse l’envahissait et il ne désirait rien d’autre que d’attendre sans songer à satisfaire les désirs, du moins pas tant que Clarissa en était éloignée. Comment sortir de chez soi autrement qu’en inventant une personnalité la moins ressemblante possible avec soi-même ? Il y était presque parvenu en s’improvisant auteur de livres et même d’une œuvre. Il s’était mesuré aux grandes architectures humanistes des siècles : Balzac, Baudelaire, Joyce, Faulkner, Céline, Proust… Et tant d’autres ! La construction du personnage dans le jardin même de notre existence quotidienne. Il avait atteint un certain degré d’unité et de composition. La vue était intéressante même pour lui. Il entrait et sortait de ce palais comme s’il était sa demeure. Il lui arrivait même d’entrer dans la peau de son personnage, se gardant toutefois d’agir à sa place. Chacun sa peau, pensait-il. Je suis ce que je ne suis pas. Il faut que je me fasse à cette idée. Je suis l’auteur d’une imposture. Cet écrivain n’a jamais existé. Il est la proie de la Toile, comme tant d’autres. Une Toile sans araignée. Curieuse conception de l’humanisme. Il faut une araignée pour la construire, ce qui n’est pas simple. Et l’existence nous invite à nous y promener, à nous y fixer même si ça nous chante. J’ai choisi de rester chez moi. L’expérience du personnage de m’extériorise pas. Ah et puis il n’y a pas d’araignée ! Le pire qui peut vous arriver est de recevoir un signe de reconnaissance publique. Ils n’y verront que du feu.

Sur ces pensées, il s’énerva un peu. Il en sua. Il dut essuyer tout son corps dans le drap où il finit par se tortiller comme un ver qui veut replonger dans les entrailles de la Terre mais le lit, celui-là en tout cas, s’était toujours montré rebelle à toute idée de traversée. Il n’y a rien d’autre à traverser que l’écran, porte de la Toile universelle. Il se tranquillisa. Maintenant, il avait faim. Son ventre produirait des gargouillements pendant l’acte d’amour avec Clarissa. Tant pis ! Il se leva, enfila sa robe de chambre et descendit l’escalier pour aller chercher une bouteille à la cave. Il avait décidé de se nourrir de liquides. Il remonterait donc avec plusieurs bouteilles, une de chaque breuvage à sa disposition. Mais au rez-de-chaussée, il s’arrêta devant la porte de la chambre d’ami. Elle était fermée. Il n’osa y coller son oreille. Il lui était une fois arrivé de se faire surprendre de cette manière. Il avait dû tuer ce témoin gênant. Ensuite, l’histoire s’était embourbée dans une enquête qu’il avait confiée à un policier. La nature même du personnage s’ajouta à la pauvreté de l’argument pour empêcher tout achèvement de cet écrit sans destination. Maintenant, il avait envie de coller son oreille sur la porte RÉELLEMENT. Il n’y avait personne à l’intérieur. Personne n’ouvrirait la porte. Personne ne s’offusquerait de cette intolérable indiscrétion. Il ne se passerait rien, sinon que l’oreille, cette fois, serait collée à la porte. Il n’y aurait pas d’histoire. Rien à écrire. Alors que penser de cette attente ? Il ne colla pas son oreille. Il descendit à la cave, remonta et croisa Ben Balada dans l’escalier, qui redescendait parce qu’il n’avait trouvé personne là-haut.

« Merde alors ! » se contenta-t-il de geindre en observant son invité qui remontait en commentant la scène.

29

Quitter la zone urbaine de Parigi n’était pas une mince affaire. La muraille s’élevait à plus de dix mètres dans le ciel. Et de loin en loin, une guérite d’où dépassait le canon d’une 12,7 interdisait tout angle mort. Ben Balada étudiait la conformation des lieux dans la lumière ascendante du soleil. Guenoire, emmitouflé dans une capote de laine volée à un soldat (mort égorgé), rêvait à quelque chose qui pouvait être un combat contre la torture, celle qu’on inflige aux renégats sociaux dans les couloirs de l’ordre et du pouvoir. Ben Balada n’avait pas dormi. Du moins ne se souvenait-il pas d’avoir rêvé. Il avait guetté toute la nuit, avait assisté à quatre relèves et analysé en détail le dispositif de surveillance. Pas besoin de caméras à cette hauteur de la vigilance nationale. Des yeux experts et le doigt sur la détente. Une attention à l’épreuve de toute velléité de fuite. Mais Guenoire, au crépuscule du soir précédent, s’était endormi sur les principes d’une autre analyse : selon lui, il était vain de tenter l’impossible la nuit. C’est la nuit que le système ouvre grand les yeux. Pas un clignement, pas une larme pour troubler l’acuité visuelle et un cœur d’acier connecté à toutes les ruses dont le cerveau domestique est capable quand il s’agit de sauver sa peau au détriment de ceux qui n’en ont pas. Et il s’était endormi. On tenterait quelque chose de jour. Ben Balada redoutait d’avoir à se montrer. Il n’y avait pas plus de chance de passer inaperçu de jour que de nuit. Que pensait Guenoire des crépuscules ? Il n’en savait toujours rien. Et Ben Balada assistait en ce moment à celui du matin. Rouge et vert. Ils étaient dans un trou, l’un contre l’autre. Ils s’entendaient respirer. Personne n’était venu leur demander d’expliquer leur présence dans le bois. Ça commençait toujours comme ça. Et si vous ne leur expliquiez pas pourquoi vous dormiez dehors au lieu d’avoir un foyer comme tout le monde, on vous cueillait comme une fleur et alors il n’était plus important de s’expliquer. Une partie des ouvriers du chantier de l’autoroute était des fleurs. On les employait aux travaux de recherche. On les voyait arpenter les zones détruites, penchés sur la terre qu’ils fouillaient avec un détecteur de métaux ou de chair. Ils trouvaient toujours quelque chose. Ben Balada en avait connu un à l’HP. Il lui avait raconté des histoires à priver de sommeil le meilleur des ouvriers. Mais c’était peut-être un hacker chargé de pénétrer dans le cœur du Margaux 004 dont Alice Qand améliorait tous les jours les perspectives de combat contre l’injustice. Et Ben Balada était fier d’être le complice de ce prodigieux pouvoir clandestin. Mais c’était fini maintenant. Et il voyageait avec celui qui avait tenté de le tuer pour s’emparer du 004 dont il avait la garde. Que s’était-il passé ? se demandait Ben Balada en se convulsant dans l’herbe noire et humide. Il n’y avait pas de réponse à cette question, du moins pas dans son cerveau. Guenoire refusait d’y répondre, mais peut-être n’en savait-il pas plus que Ben Balada. Il dormait alors que le crépuscule rayonnait sur la muraille. On entendait les voix des sentinelles. On ne voyait plus briller les bouts de cigarettes. Les guérites avaient pris une couleur de ciel d’orage. Bientôt, les moteurs mêleraient leurs infrasons aux jacasseries humaines et la poussière remonterait dans le ciel, traversée d’oiseaux lugubres.

Ben Balada frissonna malgré l’annonce de la chaleur. Il vit un mulot sortir des feuilles compostées. S’il connaissait un trou traversant la muraille, il ne fallait pas espérer l’emprunter autrement qu’en imagination. Ben Balada avait souvent imaginé des choses impossibles à retrouver dans la réalité. Il avait toujours regretté d’avoir perdu du temps de cette stupide manière, mais il avait recommencé à rêver chaque fois que ces choses s’étaient compliquées au point de provoquer la douleur physique qui est le premier signe de l’angoisse. Il ne savait pas si les choses se passaient ainsi pour tout le monde. C’était ainsi que ça arrivait, à intervalle impossible à mesurer, sinon il n’aurait pas tant couru après son ombre et il serait devenu professeur ou ouvrier P3. Guenoire se réveilla enfin.

« Il fait jour ! s’étonna-t-il en jetant un regard de reproche à Ben Balada qui ne cacha pas son embarras et qui dit :

— Vous rêviez…

— Et alors ? Quel rapport ? Vous étiez censé monter la garde. On ne peut pas vous faire confiance ! »

C’était vrai. Il fallait le reconnaître. Même Alice Qand le disait. Mais ce n’était pas tous les jours. Il y en avait d’autres où l’esprit de Ben Balada voyait clairement ce qui se tramait autour de lui et il en parlait. Mais qui écouta ces prophéties ? Elles ennuyaient et les tables se visaient. On ne jouait plus. Il restait seul dans la salle de récréation. Et il finissait mal.

« Vous avez une idée de ce qu’il convient de faire pour sortir d’ici ? demanda-t-il.

— Est-ce que je ne suis pas passé une fois ?

— Oui, mais dans l’autre sens…

— Vous vous imaginez que c’est plus facile dans l’autre sens ?

— Ça l’est forcément si c’est impossible de ce côté…

— Ah ! vous m’ennuyez ! J’ai besoin d’un café.

— Il n’y en a pas… »

Cette première conversation de la journée augurait des suivantes, de celles qu’il faudrait assumer pour ne pas provoquer la colère de Guenoire. Il menaçait de continuer le chemin tout seul. Pourquoi ne s’en allait-il pas maintenant ? Pourquoi avait-il commencé ce voyage dans les pas de Ben lui-même qui s’en était d’ailleurs étonné ? Cet homme n’était pas seulement un mystère. C’était un danger. Mais quelle sorte de danger ?

« Je ne tuerai plus personne ! déclara Ben Balada qui refusait de se mettre debout.

— C’est moi qui l’ai tué, pas vous.

— Aux yeux de la loi, la complicité équivaut à…

— Je me fiche de l’esprit des lois !

— Vous êtes un… un… »

Il n’était vraiment pas facile de dire ce qu’était Guenoire, surtout s’il s’agissait de le lui dire sans même savoir pourquoi on ressentait le besoin de s’exprimer sur ce sujet forcément délicat. Il avait un plan. Ben Balada n’en avait pas. C’était, pour l’instant, toute la différence. Ben Balada se leva enfin. Guenoire, court mais puissant, l’aida en exerçant une forte poussée ascendante sous l’aisselle qui encaissa silencieusement une douleur aiguë. Ils avancèrent l’un derrière l’autre jusqu’à l’orée du bois. Le soleil pointait ses rayons sur le chemin de ronde. Les soldats avaient chaussé leurs grosses lunettes à visières, signes qu’ils étaient prêts à tirer si c’était nécessaire. Guenoire avait était clair :

« Si un de ces marioles vous tient en joue, ne tentez pas de fuir. Votre crâne volerait aussitôt en éclats.

— C’est une douce façon de mourir…

— Seulement si vous avez envie de crever, ce qui n’est pas mon cas. Si vous fuyez devant eux, c’est peut-être sur moi qu’ils tireront.

— Je ne comprends pas cette logique… »

Il y a des moments dans la vie où il n’y a plus rien à comprendre. Et ce moment, peut-être unique, était arrivé. À d’autres moments, il n’y a plus rien à manger. Guenoire léchait la rosée des feuilles. Ben Balada observa de près ces surfaces penchées. La poussière des travaux se dissolvait lentement. Plus tard, tout rentrerait dans l’ordre et la rosée aurait rejoint les nuages paternels. Petites filles de la nuit, ces gouttes. Guenoire frotta ses lèvres lippues contre la manche de sa chemise. Ben Balada en conçut une soif d’enfer. Il claqua la langue et ne dit rien.

« Nous surveillerons la route à tour de rôle, dit-il en s’accroupissant. Vous ici. Et moi derrière ces ruines.

— Mais si quelqu’un vient ?

— Il ne viendra personne. Ce n’est pas une zone de travaux.

— Les patrouilles connaissent toutes les ruses des fuyards…

— Si vous avez peur, montrez-vous. Mais n’oubliez pas de paraître nu et les bras levés. Et espérez être vu par un homme avant que la machine ne vous tire dessus. L’homme d’abord. Vous comprenez ? C’est là toute la difficulté. Vous ne pouvez pas savoir ce qui va arriver. Qui vous verra le premier. L’homme a le pouvoir de neutraliser la machine. Encore faut-il qu’il soit le premier à vous voir. Et si vous avez affaire à un bleu, vous êtes foutu de toute façon. La machine vous détruit au laser. Vous prenez feu et la mort se met à lutter contre le feu, ce qui prend en général cinq bonnes minutes. C’est long, une minute, dans ces circonstances. Alors vous pensez, cinq ! Compris ? »

Il en savait, des choses, le Guenoire… Il avait l’expérience. Dix ans de cavale. Et jamais cueilli. Il n’avait travaillé que pour lui-même. L’homme qui se mettait sur sa route était mort avant même d’y penser. Mais où allions-nous ? pensait Ben Balada en s’accroupissant lui aussi. Guenoire frotta son visage sur son avant-bras. Il commençait à suer. Il avait abondamment sué pendant toute la journée d’hier. Le soir, sa chemise avait séché sur une broussaille et il s’était enfermé dans sa capote de laine et avait trouvé le sommeil sans le chercher.

« Allez-y, dit Guenoire. Je vous surveille.

— Vous me surveillez ? Vous n’avez pas confiance… ?

— Je ne vous surveille pas dans ce sens, nom de Dieu ! Vous allez vous planquer où je vous ai dit. Je surveille les soldats, pas vous.

— Pourtant vous avez dit…

— Vous êtes vraiment dingue… »

Ben Balada s’éloigna à quatre pattes. Il se retournait de temps en temps, des fois qu’il n’effectuerait pas la manœuvre selon les dispositions militaires en vigueur. Guenoire rapetissait, mais pas tellement. Le lien ne menaçait pas de se rompre. Guenoire fit seulement un signe qui voulait dire qu’il fallait coller son bassin contre sol. Il montrait sa main pliée en V, paume en dessous. C’est moi, pensa Ben Balada. Ce maudit cul veut encore me trahir en se montrant au-dessus des herbes déjà pas si hautes. La poussière remplissait sa bouche. Il n’avait pas bu la rosée. Il regretta ce dégoût enfantin. Il ne boirait rien de la journée. À part son sang… s’il avait le courage de se trancher les veines.

30

Quand on a des invités, on les soigne. Ça a toujours été la règle chez les Balada. Car il y eut d’autres Balada. Les précédents. Ceci sans compter le recensement national des Balada n’appartenant pas à la lignée que Ben ponctuait de son célibat. Or, cet invité était un Balada. Ils n’avaient pas encore évoqué les possibilités de liens charnels. Ben Balada avait une folle envie de s’adonner à une conversation portant sur la généalogie. Il entra dans la cuisine après son invité. Le café était chaud, ce dont l’invité félicita son hôte. Les tartines furent tranchées dans un pain encore chaud, ce qui ne manquait pas de sérieux ni de prévenance, deux qualités que cet étranger appréciait plus que toutes les autres, selon l’aveu qu’il fit en piochant dans le pot de confiture. Il ne refusa pas un verre de vin qu’il préféra finalement au café. Il n’aimait pas les mélanges, d’autant que le café est connu pour ses vertus… si on peut appeler ça comme ça… euh… antimigraineuses. La bouteille se vida. Ben Balada tenait beaucoup à entrer dans le vif du sujet. Il sortit de sa poche l’arbre généalogique qu’il avait commandé sur la Toile.

« Je n’y suis pas, dit l’invité. Comme vous le constatez vous-même, nous ne sommes pas de la même race…

— Je suis le dernier de la mienne et j’y tiens !

— Je ne souhaite pas m’étendre sur le sujet… »

Le visage de l’invité s’était fermé. Il serrait ses lèvres, apparemment entre ses dents. Les narines s’étaient allongées et il en sortait un souffle chaud et légèrement parfumé. Les oreilles rougissaient encore quand Ben Balada se mit à exprimer ses regrets.

« C’est que, voyez-vous, je n’ai pas dormi de la nuit et…

— Moi non plus je n’ai pas dormi ! À cause des punaises derrière la tapisserie.

— Il n’y a pas de punaises dans cette maison, s’offusqua son propriétaire. Et les murs de la chambre d’amis ne sont pas tapissés, mais peints. Les murs que j’ai peint, monsieur ! Les parois que j’ai peint !

— Ces questions de licence, fussent-elles poétiques, ne m’intéressent pas. Je suis venu ici par pure curiosité.

— Mais enfin… que voulez-vous savoir ?

— Je ne sais pas… Je suppose que si je le savais, je ne serais pas venu. N’est-ce pas toujours ainsi que nous agissons ?

— Je vous l’accorde mais…

— Si je vous dérange…

— Pas du tout ! Nos mœurs familiales nous imposent…

— Nous ? Je ne comprends pas. Vous disiez…

— J’attends Clarissa… à dix heures… Il est… »

Neuf heures. Le camion des éboueurs fit aboyer le chien, ce qui mit les nerfs de Ben Balada en pelote. Il revida la bouteille.

« Nous buvons trop, dit l’invité qui devenait transparent comme s’il n’avait jamais existé. Avant de vous connaître, je ne buvais pas. J’avais soif, je le reconnais, mais je ne buvais pas.

— Ce qui explique votre soif… »

Instantanément, et conformément à ce qu’il pensait de son maître Marcel Duchamp, il vida tout ce qui se trouvait à portée de ses mains et de ses yeux, autrement dit de sa langue. Il acheva cette tragédie de l’instant en vidant le sac qu’il avait sur le cœur. Mais l’invité était sorti se promener dans le jardin pour profiter du bon air du matin. Encore heureux qu’il lui ressemblât. On le prendrait pour lui-même. Et on ne s’étonnerait donc pas qu’il se baladât dans son propre jardin. On le saluerait certainement, ce qui n’empêcherait personne de s’étonner de le voir dans son jardin à cette heure alors que Clarissa allait arriver d’une minute à l’autre. Ensuite, il ne penserait qu’à éjaculer. Et une fois qu’il aurait accompli ce rite hygiénique, il penserait à autre chose. Il avait d’ailleurs un nouveau jeu de rôle à entreprendre. Il aurait bien invité l’invité à y jouer, mais c’était un jeu de rôle au singulier. Il n’y en avait pas d’autres. Il jeta un œil à travers le carreau poussiéreux d’une fenêtre. L’invité caressait le chien et lui parlait. Personne ne s’en étonnerait. Il n’y avait rien d’étonnant dans cette histoire. Une bonne éjaculation et il n’y paraîtrait plus.

En attendant Clarissa qui avait sa propre théorie de la minute, il se laissa surprendre par l’envie de sortir lui aussi. Ce qui ne manquerait pas d’étonner le voisinage, lequel ignorait jusque-là qu’il avait un frère jumeau. À quoi bon leur expliquer ? songea-t-il. Ils ne comprennent que ce qui les concerne. Et encore, à demi-mot.

Il décrocha la clé de la porte d’entrée, seule issue dedans-dehors, et l’enfila dans le trou de la serrure avec le même plaisir qu’il éprouverait quand la minute de Clarissa se serait enfin écoulée. Il tourna deux fois, se demandant comment et par où son invité était sorti. Il le voyait. Le chien aussi le voyait. Enfin… Ben Balada voyait le chien qui voyait l’invité Ben Balada qui ne figurait pas sur la Toile et qui par conséquent n’était pas référencé chez Google. Rien d’anormal. La clé cessa de tourner. Il tourna la poignée. Elle tourna. Mais la porte ne s’ouvrit pas. Il lui donna un coup d’épaule, car cette maudite porte avait l’habitude de gonfler sous l’effet de l’humidité et depuis quelque temps, même la rosée provoquait cette rhéologie. Mais le coup d’épaule n’ouvrit pas la porte. Après un nombre incalculable, avec les moyens de l’écriture narrative, de coups d’épaules, la porte continua de ne pas s’ouvrir. Elle demeura donc fermée, ce qui ne constitue qu’une moitié de sa fonction. En rigolant comme un fou, Ben Balada songea qu’il avait affaire à une demi-porte, ce qui n’existe pas, même dans le dictionnaire. Il héla son invité à travers la vitre, car c’était une demi-porte à vitre entière. Mais l’invité se baladait sans entendre le vacarme que la porte provoquait à cause de la rosée. Le chien n’avait pas même dressé ses oreilles pourtant exercées. Que se passe-t-il dans la tête d’un homme quand le silence s’installe dehors alors que les lois du bruit se vérifient à l’intérieur ?

Ben Balada retourna dans la cuisine. La table avait été débarrassée. Il descendit et vérifia que la porte du garage était fermée de l’intérieur. Elle l’était. Les barreaux des fenêtres du rez-de-chaussée n’avaient pas été sciés. On ne sait jamais avec les invités. Ben Balada remonta et entra dans toutes les pièces pour vérifier les fenêtres. Il constata avec horreur qu’aucun carreau n’avait été brisé. On ne sait jamais comment on dort quand on a des invités. Il en conclut qu’à l’intérieur, tout était normal et même comme d’habitude.

Force est de constater que les problèmes arrivent toujours de l’extérieur. Cet axiome se vérifie par l’expérience de la porte. À condition toutefois de se trouver à l’intérieur où les conditions d’existence sont normales et normalement perçues. En regardant à travers le carreau de la porte, on pouvait mesurer avec un max de précision l’anormalité de ce qui prétendait y exister. Un Ben Balada surgi de nulle part qui s’était amené sans prévenir pour vérifier une obscure théorie de la personne héritée de la pratique googuelienne. Et un chien qui se comportait comme si tout cela était normal et habituel. De là à ce que la porte ne s’ouvre plus, il n’y avait qu’un pas. Et bien voilà qui était fait !

31

…Je suis toujours là… Roger Russel… Rog Ru… etc. Je m’élevai encore dans les airs et, par un transport dont l’énergie m’est étrangère, je volai au-dessus de la muraille. Le jour se levait. La relève sentait le café. Son haleine mêlait le tabac au rhum (une dose modérée) et montait vers moi, là-haut, dans cet air que la poussière commençait à saturer. Je pouvais monter plus haut pour protéger mes poumons de cette noire pollution, mais je n’ai pas le pouvoir d’allonger la focale de mon regard qui demeure, hélas, celui d’un homme ordinaire. Je ne me distingue que par ma faculté de me soustraire aux effets de la gravité. Je ne pèse rien quand je veux. Mais la poussière finit par me faire tousser, encombrant ces poumons dont j’ai besoin pour vous dire ce que je pense de vous, ô Terriens. Je respire à travers un mouchoir, sommet de la technologie enfélienne. Et les yeux larmoient derrière les verres épais de ma myopie.

Alice Qand retourna sur ses pas. Elle eut raison. Elle était douée d’un instinct de survie digne de l’animale femelle qu’elle était malgré la longueur et la rigidité de son pénis. Elle frotta ses seins nus dans une broussaille de feuilles grises puis retourna sur ses pas. Elle ne tarda pas à rencontrer d’autres traces que les siennes. On la suivait. C’était un homme. Elle reconnut l’empreinte de semelles militaires. L’homme procédait par petits pas dont il ne parvenait pas à alléger la masse. La trace s’enfonçait dans la boue du chemin. Elle observa la dernière, celle qui voulait faire croire que l’homme s’était envolé. Il avait pris appui sur la pointe de son pied gauche. Le corps de ce spécialiste de la filature s’était élevé dans airs. Elle scruta la masse informe et noire des feuillages. Rien n’indiquait que l’homme eût pris cette voie. La poussière ne collait pas aussi fermement aux feuilles qu’elle noircissait, penchait, imposait comme piège impossible à franchir sans y laisser sa trace. En fait, l’homme avait simplement sauté sur le côté, prenant appui sur sa jambe gauche et dans un effort surhumain, il avait survolé le talus et sa masse soumise était allée s’écraser dans un complexe fin de petits rochers et de racines non moins tordues. Il gémissait, se tenant à la fois la cheville et la bouche. Il ne vit pas qu’Alice l’observait.

« Romski ! » s’exclama-t-elle.

Il ouvrit les yeux et immédiatement se sentit stupide et définitivement exclu de l’estime qu’il espérait de la part de cette femme. Elle tenait son bâton de marche sur l’épaule.

« Vous me suivez… ?

— Il le faut bien ! Vous êtes partie sans prévenir.

— Qui vous dit que je suis partie ?

— Mon petit doigt ! »

Elle nota l’allusion phallique et sourit sans expliquer sa joie. Il tentait vainement de se remettre sur ses pieds, mais le tapis de roche et de racines ne lui offrait aucun appui. Il commençait à se désespérer, une situation qu’Alice adorait observer chez l’homme, sans jamais chercher à en changer les conditions humiliantes.

« Où allez-vous ? demanda-t-il en grimaçant.

— Hors zone.

— J’avais donc raison !

— Est-ce une initiative personnelle ?

— Vous me tueriez si elle ne l’était pas…

— Je n’ai jamais tué personne…

— Sauf par accident. Le résultat est le même. Seul le degré de responsabilité peut déterminer la…

— De quoi parlez-vous ? »

Il se tut. La douleur venait de lui arracher une grimace plus significative. Il se plaignit, serrant les dents.

« Vous vous êtes cassé quelque chose, dit-elle. Quelle idée de vouloir me fuir !

— Je ne fuyais pas ! Je devais…

— Oh ! Le devoir… Encore lui. J’en ai assez de devoir et de ne rien recevoir en échange.

— Vous êtes payée chaque fois que vous obéissez, ma chère. Comme tout le monde. À la seule condition d’obéir…

— Oh ! Taisez-vous ! »

Elle leva le bâton pour le menacer. Il tendit le bras en signe de soumission. Il avait des doigts de pianiste, ce soldat. Des doigts ciselés par l’hérédité. Et pour la caresse. Elle eut pitié.

« Je ne peux évidemment pas vous aider, dit-elle d’un air sincèrement désolé.

— Je ne vous le demande pas, » fit-il, notant le degré de sincérité.

Il avait l’habitude des combats, du moins sur le papier. Mais quels dés jeter quand les circonstances invitent plutôt à la réflexion ?

« Vous ne trouverez pas le moyen de franchir la muraille, dit-il.

— Guenoire l’a bien fait, lui…

— Ah pardon, ma chère ! C’était dans l’autre sens.

— Et qui dit que c’est possible dans l’autre sens ?

— Je n’ai jamais essayé ! s’écria Romski comme si elle venait de le piquer au vif.

— Il n’y a que Guenoire qui a essayé. Et il a réussi. »

Elle se baissa pour examiner la cheville. La chair était ouverte, mais aucun saignement. Elle tapota le roide mollet mis à nu par la déchirure du pantalon.

« Ce n’est rien, dit-elle en riant. Vous êtes plus douillet qu’un enfant.

— Il faut être douillet pour souffrir, reconnut-il sans mesurer la portée philosophique de cette déclaration sommaire.

— Je vous donne mon bâton, dit-elle. Je n’en ai pas besoin.

— Moi je dis qu’il vous manquera. »

Il s’appuya sur son épaule. Elle était solide comme celle d’un homme bien entraîné, pensa-t-il. Sa bouche frôla le cou.

« Le plaisir nous perdra, dit-elle.

— Nous sommes ce que nous sommes. »

Il était appuyé sur le bâton. Il restait à franchir la zone de petits rochers pointus et de racines noueuses. Elle était remontée sur le talus. Elle secoua sa blonde chevelure. Il crut qu’elle allait hennir.

« Vous vous débrouillerez sans moi, dit-elle. Je serai loin quand vous sortirez de ce trou.

— Vous n’irez pas plus loin que la muraille, ma chère…

— Sauf si je trouve Guenoire.

— S’il connaît le moyen de sortir d’ici, vous ne trouverez que ses traces… Et encore… Il est capable de les effacer. Vous connaissez Guenoire… »

Elle fit une moue d’enfant, voulant sans doute se priver d’avouer qu’elle ne le connaissait pas. Romski tâtait le terrain sous ses semelles, alternativement.

« Déchaussez-vous, conseilla-t-elle. Vous n’arriverez à rien si vous ne sentez pas cette surface. Évitez les médiums dans les situations difficiles. »

Romski s’immobilisa le temps d’y penser. Elle parlait comme une machine. Il constata avec aigreur que sa combinaison (moulante) ne portait aucune trace de boue ni d’humidité. Pas une feuille morte dans ses cheveux. Mains parfaitement ongulées. Le regard franc et presque joyeux. Elle respirait la sérénité des machines. Était-il en présence de la véritable Alice Qand qui était un homme en phase de transfert de sexualité ?

32

Redescendant dans l’intention d’apaiser ma soif à une source qui servit autrefois d’inspiration à un esprit en mal d’amour, je valsai un moment sur un dos d’acier qui se déplaçait dans l’épaisseur de la forêt, y taillant un chemin à coup de machette. Je fus dangereusement bringuebalé, tant et si bien que je finis par perdre mes appuis et chutai dans quelque ornière au goût de feuille morte. L’engin stoppa. Un homme fortement irrité par mon interception sortit sa tête de la tourelle. Il gueula :

« Margaux ! Êtes-vous sûr que c’est le bon chemin ? »

Un petit homme en forme de virgule surgit de la broussaille. Il consultait la magie inexplicable d’une aiguille aimantée et secouait la tête pour dire qu’il ne s’était jamais trompé. Il avait même accompli ses obligations militaires en tant que volontaire. J’appris un tas de choses rien qu’en écoutant son cœur. Il s’approcha de l’engin et, avec sa manche, frotta la carcasse à l’endroit où était inscrit : 004. Je me félicitai sans effusion de cette aubaine narrative.

« Maque… commença ce Margaux.

— Appelez-moi Julius…

— César… Ma vieille compagne de boussole indique que nous sommes sur le bon chemin, celui que nous avons… que vous avez choisi de suivre…

— Guenoire ne m’échappera pas ! »

La machine poussa une espèce de soupir et s’affaissa mollement. Maque venait de couper le contact. Il fit quelques pas sur le chemin fraîchement tracé à coups de machette et porta sa main en visière sur son noble front. On entendait le métal des machines qui arrivaient. Maque se demanda si la synchronisation du système d’arrêt fonctionnerait cette fois. Margaux y avait travaillé toute la nuit, suite aux incidents à répétition de la veille. Il y avait eu de la casse. On avait été contraint de laisser deux machines dans le fossé. Margaux y avait récupéré quelques pièces de rechange qui alourdissaient maintenant le 004. Le cœur de Maque battait comme un tambour. Aucune trace de Guenoire n’avait été signalée par les systèmes. Rien, comme s’il s’était envolé. Et Margaux affirmait qu’on était sur le bon chemin. Maque se confiait à lui, à défaut de savoir interpréter les données de la boussole. Il n’avait reçu qu’une formation militaire incomplète. Sans Margaux, la colonne ne valait plus rien. Même le 004 ne servirait à rien. Et le troupeau des 003 qui suivaient avait l’air d’une procession de canassons hérités de la littérature castillane. Jusqu’à Margaux qui rappelait, par son aspect, les plus mauvais moments du personnage doublé d’auteur. Maque leva le bras pour stopper la colonne. Il n’y eut cette fois aucun écrasement métallique. Il cligna d’un œil pour évaluer l’alignement. Il était presque parfait. Il se tourna vers Margaux qui tapotait sa boussole. Maque s’inquiéta :

« Elle marche plus ? geignit-il.

— Guenoire est un malin, » se contenta de grogner Margaux sans cesser d’appliquer la dureté de son ongle au carreau de la boussole.

Maque se surprit à répéter le même geste à sa montre-bracelet. Il allait être dix heures. En principe, Clarissa arrivait à cette heure précise, mais cette ponctualité n’était pas systématique. Ben Balada attendait que l’invité eût achevé sa toilette. Il avait supporté le grésillement d’un rasoir électrique pendant un quart d’heure. La brosse à dents s’était activée pendant près de dix minutes. Et l’eau avait giclé pendant au moins autant de temps. On n’était pas loin de la demi-heure de soin hygiénique. Temps perdu, pensa Ben Balada. Et je sens le bouc. Clarissa va encore me le reprocher.

« Ça y est ! s’écria Margaux.

— Ça y est quoi ! grogna Maque de retour sur le terrain de l’angoisse.

— Elle marche !

— Elle ne marchait pas ?

— Pas vraiment… »

Maque se laissa choir sur une souche grouillante d’insectes noirs et rapides. Il en avait vu d’autres, certes, mais jamais en compagnie d’un type plus intelligent que lui. La boussole était tombée en panne… On n’était donc pas sur le bon chemin. Heureusement, sa montre était d’un modèle récent, insensible aux perturbations aléatoires. À dix heures cinq, Clarissa montra le bout de son nez dans le judas. Mais le Ben Balada qui lui ouvrit la porte n’était pas celui qu’elle connaissait. Il ne la reçut pas avec un baiser sur la bouche, long et langoureux. Il lui tendit la main. Et comme une idiote, parce qu’elle s’attendait à tout, elle la serra. Et lui la secoua. Il lui demanda même à qui il avait affaire. Elle savait que ce n’était pas lui, sinon elle aurait éclaté de rire.

Margaux brandit la boussole comme une épée.

« Elle marchera désormais, expliqua-t-il. Un insecte inconnu de moi s’était glissé sous l’aiguille. Et ainsi pendu comme un cochon, il faussait la mesure. Nous avons perdu le Nord.

— Qu’est-ce que ça peut faire puisqu’on n’y va pas ?

— Il faut rebrousser chemin. Ce qui se fera sans difficulté puisqu’il est tout tracé. Nous ferons l’économie du système de guidage qui est, comme vous le savez, gourmand en énergie.

— Vous me l’apprenez… Et ensuite… la boussole… ?

— Faites-moi confiance ! »

Ben Balada sortit de la salle de bain tout frais et dispos. Il se tapotait encore les joues quand il entra dans le salon, prêt à faire une déclaration du genre : « Encore une belle journée ! » mais Clarissa faisait la gueule. Elle était assise sur une chaise, elle qui ne les fréquentait qu’au moment d’exprimer sa colère. L’invité fumait un cigare, plié dans un fauteuil parmi les coussins de soie et les toiles d’araignée. Ben Balada eut envie de fuir. Le regard de Clarissa le cloua sur place. Il n’avait pas franchi la porte.

« J’attends un enfant, » dit-elle.

Sa voix était ferme, comme sans doute la promesse que supposait cet enfant en cours de conception.

« Mais enfin ! s’écria Ben Balada. Nous avons pris toutes les précautions d’usage !

— Elles devaient être très usées, » plaisanta sans goût le Ben Balada qui était dans le fauteuil, chassant les araignées de ses joues d’une main molle et lente.

Ben Balada s’écoula entre le bahut antique et le lampadaire utilitaire. Il se fit mal aux os, à la chair, à tout ce qu’il avait sur lui en ce moment d’imprévu, d’inattendu, détonnant.

Maque ordonna un demi-tour. La colonne s’inversa aussitôt. On ressent toujours une certaine fierté au moment d’être obéi au doigt et à l’œil. Il réintégra le 004. Sa tête dépassait au-dessus de la tourelle agitée de spasmes métalliques. Margaux, qui allait à pied depuis le début de la mission, longea le flanc de la colonne, dépassa le véhicule de tête (le 004 assurant maintenant les arrières) et se plaça résolument à dix mètres devant, marchant au pas de l’oie imposé par sa nouvelle fonction. Il avait l’air d’un chef de musique, ce qui vaut toujours mieux qu’un mauvais maître de cérémonie. Mais à l’intérieur, il ne savait plus à quels saints se vouer. Maque l’effrayait. Il avait le pouvoir de le tuer, même par accident. Et le seul instrument disponible consistait en une boussole héritée des siècles passés et dépassés. La supercherie ne durerait pas autant que le rêve qu’elle projetait sur l’écran du futur. Maque attendait la prochaine clairière pour se remettre à la tête du peloton. Il finirait par évaluer la situation. Et alors le ciel s’obscurcirait. L’enfant qu’avait été Margaux avait vécu toutes les frayeurs de l’orage et subi tous les outrages de la pluie et du vent. La clairière s’annonça par le flux oblique de la lumière solaire. Alice était au milieu. Et sur elle s’appuyait le lieutenant Romski en fort mauvais état de marche, à en juger par son bâton et par sa grimace à la fois paniquée et dégoûtée.

33

Clarissa montra son utérus (extraction poétique).

« Tu aurais dû t’épiler, fit Ben Balada.

— Avec ou sans poil, ça marche pareil ! »

Elle expliqua tout, même ce que Ben Balada ignorait. Ce nouveau savoir ne l’enthousiasma pas. Elle le remarqua :

« Ça ne te rend pas heureux ? demanda-t-elle.

— Je l’ai été, s’exclama-t-il. Je sais ce que c’est que le bonheur de savoir ce qui peut être su.

— Tu ne veux pas connaître le sexe ?

— Mais je le connais ! J’ai perdu ma virginité à onze ans. Dans la bouche d’une fille. Nous étions en vacances à…

— Ce n’est pas ce que je te demande ! »

Elle faillit ajouter « , idiot » mais elle se retint avant « ! ». Elle avait envie de pleurer. Elle ne savait pas si l’enfant était fille ou garçon, mais elle pouvait le savoir si elle voulait.

« Savoir seulement si on le veut… répéta Ben Balada. Je ne demande rien de plus à l’existence.

— Tu finiras par devenir lâche ! grogna-t-elle.

— J’ai toujours eu un peu peur…

— Onze ans ! Et tu n’as pas honte ! » fit-elle, désespérée.

Et elle ajouta d’une voix presque féroce :

« Elle avait quel âge, elle ? »

Il ne répondit pas. Il ne s’en souvenait pas. À l’époque, il avait du mal à évaluer l’âge des filles. Il lui avait montré ce qui arrive au pénis en présence des filles ou même seulement à la pensée qu’elles inspirent de loin si c’est la nuit. La nuit, il dormait seul. Les filles n’existaient que le jour. Il se souvenait très bien de cela. Clarissa remit sa culotte et baissa les pans de sa jupe. Elle ajusta aussi sa chemise dans la ceinture.

« Réponds ! » dit-elle.

Elle n’avait pas oublié la question. Elle ne l’oublierait sans doute jamais, surtout s’il n’y répondait pas, ou s’il répondait n’importe quoi dans l’intention d’en finir avec cet inquisitoire. Elle était si cruelle quand elle donnait le la de l’existence !

« Je ne sais pas, » dit-il en enfouissant son visage.

Il disait la vérité. Elle le savait. Elle lui avait menti sur son âge. Il recevait le mensonge sans donner aucun signe de doute. Il était impossible de savoir ce qu’il pensait des mensonges. Clarissa se désespérait de pénétrer un jour dans ce cerveau à la fois tourmenté et serein. Ben Balada était ce mélange d’angoisse et de sérénité qui signale l’écrivain, grand ou petit. La question n’étant pas pour l’instant de savoir s’il était l’un ou l’autre. Mais l’enfant avait soudain pris toute la place. L’utérus avait remplacé l’anus comme spectacle et réceptacle. Ben Balada en était tout ébaubi.

Il se servit un verre et le visa sans penser à autre chose qu’à lever le coude. Sa langue entra fusion. Il eut mal au crâne. Il vit les araignées. Un lézard s’installa sur le rebord de la fenêtre, dans le soleil. Clarissa ne voulait pas rater son rendez-vous avec le « gynéco ». Elle se dissipa avec d’autres vapeurs, ne laissant que l’enfant, mâle ou femelle, et la coupe commentée de son utérus. Rien sur sa bouche, son anus… Elle avait même emporté sa langue. Il demeura longtemps penché sur une page blanche, incapable de se rappeler l’incipit qui avait provoqué cette vision si intense et si prometteuse d’aventure dans la prosodie de la langue. Il arracha la feuille et la posa sur la pile des échecs de la semaine. Il prit soudain conscience que depuis dimanche dernier, il n’avait rien écrit qui valût la peine d’être lu par… par l’étranger, le Martien, l’autre venu d’ailleurs, de très loin, des origines peut-être, ou de la fin possible. Il vit même l’enfant. Il lui parla tandis que ce petit être sans bouche le regardait sans le voir. D’habitude, cet enfant finissait par prendre un sens et il en suivait les chemins sans se soucier d’autre chose que du voyage. Mais ce matin-là, à dix heures passées de plus de trente minutes, il comprit que cet enfant ne reparaîtrait plus… qu’il était désormais remplacé. Et qu’il n’était plus son seul auteur. Clarissa avait trouvé le moyen d’empoisonner sa poésie. Et si ce n’était pas un poison, il ne se lasserait pas de s’en plaindre, aussi longtemps qu’il vivrait dans ce monde de reproduction à l’identique.

34

Toujours plus haut ! Dans la poussière des nuages. Hésitant entre la terre et le soleil. Terre et Soleil. Dans le nuage, j’étouffai. Comme un cri. Qu’attendais-tu de moi ? Et après une minute de chaleur et de lumière, je redescendis, je traversai la poussière de cristaux, je me situai à mi-ciel, invisible à cette hauteur. Je voyais la muraille circulaire, les autoroutes s’élevant en ponts, en chantiers, en bouchons. La ville se pressait contre les zones périphériques où les chantiers s’épanchaient, rêves de bourgeois, de domestiques et d’ouvriers. Parigi étendue sous moi, comme une putain qui n’a ôté que son slip, jambes de murailles grouillantes de caméras et d’yeux, fusils à l’épaule, le cœur dans les îles, ou du côté des enfants qui connaîtront la même sensation de purgatoire. Mon rire ne descendait pas, lui. Il se perdait dans les nuages. Il ne connaissait pas le soleil. Je n’ai jamais ri là-haut. Trop de travail, trop de responsabilités, trop de menaces. La nuit avait disparu, preuve que les nuages sont pellucides.

Guenoire était couché, yeux rivés dans les jumelles, dans un tapis de feuilles mortes. Au-dessus de lui, les feuillages gouttaient. Plus loin, le soleil desséchait encore une carcasse. Autour d’elle, la terre était morte elle aussi. Mais il ne pouvait guère espérer ne pas être repéré s’il s’aventurait dans le soleil. Raie du cul ! pensa-t-il. Il pouvait voir cet idiot de Balada qui se prélassait sous un arbre au lieu de surveiller le chemin de halage au pied de la muraille. L’eau n’était pas encore arrivée. Le canal était à sec. Son odeur de poubelle pénétrait tout le corps. On se sentait sale à cet endroit. Plus haut, sur la muraille, les sentinelles se bouchaient le nez, même pendant les courtes conversations qui ralentissaient les rencontres. Voix nasillardes. Guenoire ne les entendait pas. Il était encore assez loin de la muraille. Et il ne trouvait pas le moyen de la traverser sans se faire tuer. Son esprit était encore plus vide que la veille. Personne ne connaissait la vérité.

Il scruta la paroi. Les fissures ne manquaient pas, mais aucune n’était assez large pour laisser passer le corps d’un homme. Il en repéra une plus large que les autres. Ben Balada pouvait espérer y entrer, mais jusqu’où ? Jamais il ne trouverait ce courage. Il en faut pour s’aventurer dans cette épaisseur. Qui pouvait la mesurer, à part les sentinelles qui devaient connaître par cœur tous les détails des zones qui leur étaient affectées. Guenoire aurait pu devenir soldat de métier. Son corps eût fait rêver des généraux. Mais c’était un corps soumis aux mêmes principes que les autres : il craignait le froid, le chaud, la plaie, l’infection, le fouet… Il frissonna. Les arbres laissaient goutter la pluie des derniers jours, celle qui avait transformé la zone en bourbier. Par contre, les terrains vagues se desséchaient lentement. Le soleil recommençait. Et la vapeur s’élevait nerveusement dans les rayons obliques. Guenoire constata que la couleur des nuages n’avait pas changé. Il allait pleuvoir avant midi. Il y aurait de l’orage. Un bruit infernal qui empêche de penser. Et il perdrait ainsi une autre journée. Il avait besoin de Ben Balada. Le 004 était entre les mains de Maque. Et les 003 qui formaient le peloton étaient armées de mitrailleuses. Guenoire savait exactement comment se terminaient ces rencontres avec la puissance publique. Il avait déjà donné. Il était temps de mettre de l’ordre dans son esprit, en chasser tout ce qui n’était pas utile à la résolution des problèmes posés par la fuite, ou plutôt par le cercle qui s’était refermé la veille avec la tombée de la nuit et qui menaçait de recommencer avec l’aide de la pluie et de l’orage.

Impossible d’être partout à la fois, pensa-t-il. Il jeta un œil fatigué sur le buisson où Ben Balada jouait avec des insectes dont il ne connaissait même pas le nom. Mais ce qu’il prétendait savoir avait de l’importance, toute l’importance : le 004 pouvait traverser la muraille sans se faire voir. Il avait essayé une fois. Et il était revenu parce qu’il était amoureux d’Alice Qand. Peu importait l’effet que cette fausse femme produisait sur son esprit ; il était le seul à connaître à fond toutes les possibilités du 004. Et l’une d’elles était utile : par miracle ou autrement, cette machine inventée par Margaux et améliorée par Qand pouvait traverser la muraille sans déclencher une alerte. Balada s’était montré évasif. Il mentait peut-être. C’était un fou catalogué comme tel dans la grande librairie des barjots nationaux. Mais Guenoire avait la foi. Il voulait sortir de ce guêpier où il s’était fourré après que le monde eût changé. S’il avait su, s’il avait eu les moyens de reconnaître les lieux avant d’y mettre les pieds, il se serait abstenu de dépenser la meilleure part de son énergie à pénétrer le système sans être repéré par ses vigiles. Personne ne savait comment il était entré.

Et le seul qui savait comment en sortir, c’était Ben Balada, doctor schizophrenia causa. Telle était la première partie du problème, clairement exposée et sujette à caution, sans compter la panique qu’elle inspirait à l’espoir de s’en sortir avec le moins de casse possible. La deuxième partie concernait la prise du 004 qui était entre les mains de Maque. Là, Ben Balada était complètement inutile. On ne pouvait même pas compter sur lui pour se battre. Il était même incapable de faire le guet correctement. Il fallait agir seul. Contre la meilleure machine du temps présent soutenue sur les flancs par d’autres machines qui avaient fait leurs preuves au combat. Avec Maque au commandement. Sans armes et sans connaissance des fragilités du système à investir, Guenoire n’avait aucune chance. Voilà comment se présentaient les choses : capturer le 004 en espérant que Ben Balada ne fût pas fou au point d’avoir inventé toute cette histoire.

Ah oui… j’oubliais : Guenoire n’avait aucune idée de l’endroit où se trouvait en ce moment le 004 et sa suite. La surface à explorer supposait un temps d’action pour l’instant impossible à mesurer. Et pendant ce temps, il faudrait de nourrir de racines et boire de la rosée, deux sources d’empoisonnement par les métaux. Mais il espérait que cette mort lente était un facteur positif. Le temps de sortie hors zone, qu’on y mourût ou qu’on fût capturé, était la seule chose à prendre en considération : le bonheur est à ce prix, songea-t-il en voyant une pipe fumer dans la bouche d’une sentinelle aux joues bien roses. L’odeur du pain arrivait par intermittence. Pourquoi ne pas commencer par là ?

35

Romski gueulait comme une fillette qu’on excise. Il était couché dans un lit de camp, les mains crispées sur les brancards. Une bouteille tenait debout dans l’herbe. Il ne l’avait pas vidée. Alice préparait un nouveau pansement sous les yeux de Maque que la plaie ouverte dans le mollet de Romski dégoûtait un peu. Plus loin, Margaux interrogeait le kernel du 004. Il avait des écouteurs sur les oreilles. Maque ruminait :

« Il écoute de la musique, je vous dis ! Ce genre de type fait toujours ce qu’il veut et s’il en est empêché, il fait autre chose.

— Vous n’êtes pas compétent pour en juger, dit Alice. Je connais Margaux : il a toujours rêvé de vivre à la campagne. Il fera tout ce qu’il faut pour ça. Si vous tenez vos promesses, bien sûr… »

Maque grogna doucement. Depuis un moment, il s’appliquait à réduire tous les signes émis par ses organes externes. Il n’avait pas encore plongé son regard dans les yeux de fleuve d’Alice. L’odeur du pansement qu’elle imbibait de liquides jaunes lui donnait mal au crâne. Ou bien il avait abusé de la bouteille. Lui aussi en avait une à portée de la main. Et il l’avait vidée. Des mouches bourdonnaient au fond, prises au piège. Ajouté aux cris de Romski, cette espèce de zézaiement couvrait les bruits de la forêt environnante.

« Demandez-lui s’il pleut, dit-il. Je veux savoir où on en est question intempérie.

— Il dit que le soleil est au zénith, répondit Alice. Mais il y a beaucoup de nuages dans le ciel.

— Il y a toujours beaucoup de nuages dans ce maudit ciel d’après-guerre ! »

Margaux faisait encore des signes. Après tout, il n’écoutait peut-être pas de la musique. Il avait entendu le message d’Alice. Elle aussi portait des écouteurs. Et elle parlait dans le micro qui était une sorte d’insecte noir qui agitait ses pattes en silence. Maque se demanda s’il ne ferait pas mieux d’écouter de la musique.

« Ne vous en faites pas, général, dit Alice, il retrouvera le chemin.

— Ne m’appelez pas général ! Je ne suis pas général ! Et votre sourire moqueur ne m’empêchera pas de douter de ses capacités d’orientation.

— Il n’écoute pas de la musique, Julius…

— Il vous entend, là ?

— Vous m’entendez, Quentin… ? Il m’entend…

— Dites-lui que je tiendrai ma promesse. Dites-lui que vous savez que je tiens toujours mes promesses.

— Mais c’est faux !

— Dites-le-lui, nom de Dieu ! »

Alice débita un long message dans un langage inconnu de Maque qui devenait de plus en plus nerveux. Il secoua la bouteille comme si c’était un moyen d’augmenter la souffrance des mouches. Elles avaient atteint, d’après lui, le paroxysme de l’angoisse.

« Une fois, dit-il comme s’il s’adressait à des téléspectateurs, je me suis retrouvé enfermé. Mais à la différence de ces mouches, il n’y avait pas de lumière. Elles en ont de la chance ! Moi, j’étais dans le noir. Et j’avais beau explorer la surface du mur, il n’en finissait pas. Preuve que j’allais quelque part. Je n’ai jamais été autant angoissé de ma vie. Et ça a fini par me procurer un tel plaisir que j’ai remercié mes ennemis de me traiter de cette façon. Ils étaient redevenus des humains. Alors qu’en plein combat, je les avais traités de bêtes !

— Si vous croyez que ça me fait rire ! beugla Romski en se pliant pour soulager un élancement plus douloureux que la douleur constante qui fusait hors de lui chaque seconde.

— Je n’ai pas la prétention de calmer votre souffrance de soldat blessé au combat…

— Il ne combattait pas, fit Alice. Il a glissé sur une racine.

— N’en rajoutez pas ! » geignit Romski.

Son visage avait pris la couleur d’un fruit pourri. Même ses dents avaient jauni. L’odeur de la plaie attirait les mouches. Il y en avait des milliers qui voletaient au-dessus du lit de camp. Mais on ne les entendait pas. À cause du vent, pensa Maque. Le vent qui changeait de direction au contact de la muraille. Ses lèvres renoncèrent au sourire inspiré à l’esprit par cette pensée. Et l’esprit suggéra qu’il y avait un tas de raisons pour expliquer le changement de direction du vent. Comme il y en avait sans doute une seule pour expliquer l’erreur d’orientation de Margaux qui était en train de pirater le système central pour l’interroger. Maque lui avait serré le cou d’une seule main en lui recommandant de ne pas se faire remarquer, autrement dit de ne pas poser la question en usager autorisé. Il en allait de son honneur. Maque ne badinait pas avec l’honneur. On en avait ou on était une loque. Margaux était une loque. On peut posséder un cerveau à la hauteur des enjeux contemporains et se comporter comme un minable si on est aussi fait pour ça. Et selon ce que Maque savait de la condition humaine, un seul défaut réduit votre génie à l’état de larve.

Alice avait achevé de confectionner le nouveau pansement. Plus loin, sous les arbres, les petits animaux attendaient qu’elle leur jette celui que Romski avait froissé à force de s’y cramponner comme si on l’excisait sans anesthésie. Elle les considéra d’un œil exercé à mesurer l’état de domesticité. L’arrachement provoqua une plainte à peine audible. Romski ne parvenait plus à crier, signe qu’il allait plus mal que Maque l’avait imaginé quand il avait senti la première odeur de chair putréfiée. Il y eut une bousculade féroce dans la broussaille. Des morts peut-être, pensa Maque en se bouchant les oreilles parce qu’il s’attendait à ce que Romski se mette à gueuler de plus belle. Tant pis pour l’odeur qui, libérée du pansement, explosa littéralement. Alice ne broncha pas. Maque admirait déjà la femme, mais cette fois, c’était à l’homme qu’il destinait la chaleur de ses larmes.

Margaux s’amena peu après, alors que Romski profitait momentanément des bienfaits d’une autre bouteille embouchée pendant les soins prodigués par la douce Alice. Il se pinça le nez et minauda, à croire qu’il hésitait encore à passer de l’autre côté. Maque le toisa sans cacher le mépris que l’ingénieur lui inspirait.

« Vous avez trouvé quelque chose ? dit-il comme s’il crachait en même temps. Si vous voulez finir à la campagne, vous avez intérêt à la réparer, votre boussole…

— C’est dans votre intérêt aussi, que je sache…

— Oh mais moi je reste en ville ! J’y ai trop d’avantages. Et quand je rêve, je m’arrête avant d’y croire. Elle en est où, cette boussole.

— On peut essayer, murmura Margaux. Mais je ne garantis rien… puisque je ne peux pas interroger le système en votre nom…

— Pas question ! Montrez-la-moi, cette boussole de merde ! »

Maque tendait sa grosse main habituée à la pratique de la préhension. Margaux y déposa la boussole. Maque l’examina avec dégoût, mépris et envie de la balancer dans une poubelle.

« Ça se branche pas ? dit-il. C’est wifi ?

— C’est magnétique… couina Margaux.

— Vous voulez dire que c’est ancien !

— On n’a rien trouvé de mieux… puisqu’on ne peut pas, sur votre ordre, utiliser les balises nationales auquel vous auriez accès si…

— Vous pensez qu’on peut tenter le coup ?

— Je ne sais plus ! J’ai besoin de me reposer. De dormir. J’ai faim ! J’ai soif !

— Est-ce que vous avez envie de faire l’amour ?

— Oh oui !

— Branlez-vous ! Je vous accorde dix minutes. »

Et pendant que Margaux s’activait, et que les petits animaux achevaient leur repas, Alice et Maque hissèrent le lit sur la tourelle du 004, avec Romski dessus, qui dormait maintenant. Ils le ficelèrent avec des lianes.

« On ne m’en voudra pas s’il crève, » conclut Maque.

36

« Il faut combien de temps pour faire un enfant ? demanda Ben Balada.

— Vous voulez parler du temps qu’on prend à renoncer aux moyens contraceptifs ou au temps naturel de la grossesse… ?

— Quoiqu’il en soit, continua Ben Balada comme s’il n’avait pas entendu la question, je n’ai pas vu passer le temps… »

Il aspira une longue bouffée qui embrasa le cigare.

« J’espère qu’elle n’a pas souffert… dit-il sans attendre de réponse.

— Je vais lui demander, » fit le médecin.

Et il laissa Ben Balada seul dans la salle d’attente. Une infirmière s’amena.

« Si vous voulez lui parler… dit-elle.

— Mais qu’est-ce que je peux dire maintenant que…

— C’est vous qui voyez… » fit l’infirmière.

Elle sortit. Ben Balada n’était pas mécontent de retrouver sa solitude. Il ne connaissait pas d’autres libertés. Il avait ennuyé le personnel depuis la veille au soir, quand ils étaient arrivés en taxi parce que Clarissa souffrait. Ils l’avaient emportée puis une infirmière lui avait dit que tout se passait bien. Ben Balada avait ressenti une petite inquiétude, mais il n’aimait pas Clarissa au point de la plaindre si les choses se passaient mal. Ce qui devait être possible puisque l’infirmière avait dit que tout se passait bien. Elle aurait pu dire que ça se passait mal. On pouvait donc le craindre. Mais Ben avait passé une nuit à penser à autre chose. Son enfance revenait pour lui conseiller la sagesse en matière de reconnaissance de paternité. Il en avait parlé, comme ça, dans la tangente de la conversation, avec un balayeur qui avait demandé la permission de balayer. Et tandis qu’il ne balayait pas, Ben Balada avait dit :

« On n’est tout de même pas obligé de devenir père à cause d’une femme qui en a décidé autrement…

— Des fois, c’est sans faire exprès, avait dit le balayeur qui n’avait pas non plus choisi d’être noir et donc père de l’humanité selon de récentes reconnaissances scientifiques du terrain racial.

— Je sais bien, fit Ben Balada. C’est comme ça que je suis devenu un enfant avant d’être contraint de devenir un homme qui a le choix entre vivre et mourir.

— Et vous avez donné la vie… constata philosophiquement le balayeur.

— Et bien qu’elle la garde !

— C’est elle qui décide. Après tout, c’est aussi elle qui souffre. Vous, vous avez eu la meilleure part. Et vous avez recommencé. Seulement cette fois-là, la capote était percée d’un trou si minuscule que vous n’avez pas constaté la fuite. Sinon…

— Sinon, comme ça, sur le coup… j’aurais pu la tuer. On ne sait jamais de quoi on est capable quand on devient un être social malgré soi…

— Vous l’aimerez, allons ! Mais je crois, si mes oreilles sont encore les miennes, que l’heureux évènement n’a pas encore eu lieu…

— L’heureux évènement… » bredouilla Ben plusieurs fois tandis que la poussière se déposait de nouveau.

Maintenant, il n’était plus seul. On peut être seul en compagnie de tout le monde, sauf si une femme en décide autrement. Une infirmière entra (ce n’était pas la même). Elle dit :

« Vous ne voulez pas le voir ?

— Voir quoi ? dit Ben Balada qui avait plutôt envie de parler.

— Voir le bébé… pardi !

— Le ? Je préfère ça.

— On ne dit pas « la » bébé, monsieur…

— Vous ne savez donc rien !

— Allez donc vous renseigner, gros bêta ! »

Elle sortit. Ben se sentait seul maintenant. Il y a loin entre être seul et se sentir seul. Toute la différence qui sépare la liberté de la contrainte. Sitôt qu’on parle de contrainte, il est question de devoir. Il entrouvrit la porte et vit pour la première fois le long couloir borné de portes. Le silence devait être la règle. Ou alors les bébés étaient tous morts. Ou il entrait dans un monde vidé de sa substance. Qu’est-ce que ce monde sans la substance humaine ? Personne ne se poserait la question. Faut-il que je me la pose avant que ça arrive ? songea Ben Balada en regardant l’intérieur d’une chambre. Il y avait une femme endormie dans un fauteuil, les pieds sur un coussin. Un bébé semblait mort. Il avait vomi avant de mourir. Il continua et, de porte en porte, il assista à une curieuse répétition de la scène. Il ne rencontra aucun homme. Alors, au bout du couloir, il vit le panneau qui indiquait le sens à prendre pour sortir de ce qui avait menacé d’être un labyrinthe et qui n’était que l’équivalent en chair humaine des degrés peints sur la règle qui sert à mesurer les quantités. Il sortit du couloir pour entrer dans un autre qui le conduisit dans un hall où tout le monde dormait, les uns sur les bancs prévus à cet effet, les autres, qui étaient censés travailler, derrière la vitre des guichets. Il sortit encore.

Dehors, le soleil était haut. Il ne devait pas être loin de midi. Tout le monde étant mort, il ne prit pas le taxi. Il alla à pied dans les rues de la ville. Il vola même une canette de soda parce qu’il avait soif. Il aurait pu laisser la monnaie sur le comptoir, mais l’idée ne lui en vint pas. Il continua et pensa que s’il voulait rentrer chez lui, il aurait à parcourir la bagatelle de trente-trois kilomètres. À trois kilomètres par heure, plus de dix heures de marche ! Il ne serait pas de retour avant la nuit, ce qui l’agaçait. Il détestait se trouver dehors et dans le noir en même temps. Il secoua l’épaule d’un homme qui dormait dans un abribus. Il était mort. Il ne dormait pas. Il jeta un œil dans une voiture qu’un homme ne conduisait plus. La clé était sur le tableau de bord. Mais Ben Balada n’avait jamais conduit de voiture. Il n’avait plus le choix. Peut-être, pensa-t-il, parce que je suis le seul à ne pas être mort. Il songea alors qu’il n’était possiblement pas si seul que ça. Il chercha un homme qui ne fût pas mort. La nuit tomba. Le noir se répandit, s’épaissit, pénétra.

Ainsi, Ben Balada attendit. Il savait que rien ne changerait sous l’effet de l’attente. Le plus sage était de rentrer chez soi par étapes prudentes. Une étape par jour. Mettons trois kilomètres le matin et trois autres dans l’après-midi. 33 que divise 3 donne 11. Moins 1, 10. Ce qui fait cinq jours et une matinée. Je serai chez moi dans six jours avant midi. Moins cette nuit. Mais, songea-t-il avec angoisse, cette nuit n’est-elle pas la dernière ?

37

J’ai écrit la surate précédente pour ne pas vous priver de comprendre celle-ci. Toujours plus haut. Sous les nuages (j’ai déjà expliqué pourquoi). Je descendis toutefois le long d’une façade couverte de fenêtres grises entrebâillées. Je léchai au passage leurs fers anciennement forgés sous quelque soufflet aujourd’hui verni et épousseté qui trône dans le salon d’agrément d’un couple de fonctionnaires en retraite. Passons. Je m’arrêtai sur un store déployé à l’enseigne d’une maison de la Presse. Le monde n’était pas encore réveillé, mais les habitués dirigeaient leurs pas militaires vers la prochaine station de services alcoolisés. Je les suivis. Ils n’avaient pas acheté le journal, mais ils connaissaient la nouvelle :

 

BEN BALADA S’EST SUICIDÉ

 

Je pris de vitesse une jaune salamandre pour me fixer à sa place dans un angle du plafond tout juste débarrassé de ses toiles. L’araignée ne s’approcha pas, car ma langue était en fusion. Le Journal du jour était posé sur le comptoir. Trois têtes, ou plus, dont j’observai les nuques froissées, étaient penchées et lisaient à haute voix, l’une répétant le titre, l’autre parcourant le texte de la première page (sur trois colonnes) et le reste murmurant des commentaires inaudibles de là-haut. Mais j’avais d’autres chats à fouetter que de me mêler à ce gratin de l’assistanat. J’invoquai Lucifer qui ne tarda pas à doter mes yeux du pouvoir provisoire (c’est entendu) de rapprocher mes rétines de la page qu’une main tachée de jaune ne cessait d’aplanir car le papier se gondolait sous l’effet de tant d’haleines chargées.

 

BEN BALADA S’EST SUICIDÉ

 

C’était écrit. Sans doute. Et pendant que Lucifer se frottait les mains en signe de victoire, les hommes se demandaient pourquoi Ben Balada s’était ôté la vie. Mais on le connaissait si peu que toutes les raisons se présentaient en même temps à l’esprit. D’où les commentaires mis à la place de la question posée par le pigiste : Pourquoi Ben Balada s’est-il suicidé ? En conclusion, le pisse-copie promettait d’enquêter et même de satisfaire la curiosité « légitime » de ses innombrables (innommables… mes yeux n’en disaient pas plus long) lecteurs.

 

BEN BALADA S’EST SUICIDÉ

 

Cet octosyllabe parfaitement rythmé TA tatata taTA taTA résonnait dans ma tête comme le futur refrain des jours à venir.

Ben Balada s’est suicidé

Pourquoi comment Personn’ le sait !

Je me promis de répandre ma future chanson dans les rues prochaines de la ville.

TA tatata taTA taTA

taTA taTA taTA taTA

Mmmm…

L’article ne disait pas grand-chose. On y apprenait :

1) que Ben Balada s’était suicidé ;

2) qu’il s’est pendu par le cou à l’attache d’un lustre ;

3) qu’il était vu l’état de décomposition mort depuis au moins 8 jours ;

4) qu’il n’avait pas laissé de lettre ;

5) que c’est sa future épouse, récemment accouchée d’un enfant, qui avait découvert le cadavre en entrant dans la maison retour de la maternité.

Rien sur l’enfant.

Les autres s’en fichaient, mais pas moi. Nom, sexe, couleurs… rien sur lui. Ou elle. Mais les autres s’en fichaient. Ils voulaient savoir pourquoi Ben Balada s’était suicidé. Et deux camps s’opposèrent :

1) ceux qui croyaient à la promesse du pigiste (l’enquête) ;

2) ceux qui doutaient qu’elle aboutisse à une certitude.

Dans ces cas-là, il faut se prendre par la main et descendre jusqu’à la surface de la Terre. J’en demandai la permission à Lucifer. Mais il me dit :

— Tu veux savoir pourquoi Ben Balada s’est suicidé… ?

— À moins, ô Maître du futur, que vous ne le sachiez déjà…

— Comment peux-tu en douter, Roger ?

— Loin de moi ce blasphème ! Je supposais que le plus grand secret…

— Je n’ai pas de secret pour toi… Roger ! Mais bon… si tu veux goûter aux plaisirs du trottoir, perds ton temps à ta guise.

— Je n’ai pas d’autre destin, ô Lucifer.

— Descends ! »

L’araignée disparut. Je descendis et commandai un rhum. J’allumai un señorita. Je m’approchai des autres. Ils s’écartèrent pour me faire une place. Je soufflai ma fumée sur la page qui se gondolait.

 

BEN BALADA S’EST SUICIDÉ

 

Pauvre corps ! Maudit soit son esprit !

Mais au lieu d’ajouter ma haine aux commentaires, je me signalai comme étranger tant aux usages qu’à la mémoire de ce peuple rural en proie à la prégnance du fait divers :

« Mais qui était Ben Balada… ?

— Consultez Google.

— Gogleux... ?

Était-ce le magicien local ? Quels étaient ses tarifs ? Agissait-il au nom de Dieu ou de son frangin ? N’y avait-il pas un autre moyen d’en savoir plus sur ce Ben Balada ?

— Lisez vous-même, me dit un facteur aux écritures postales en état de sainteté débouchée.

— Mais on ne dit rien de Ben Balada…

— On vous dit qu’il s’est suicidé…

— Certes mais…

— Nous n’en savons pas plus, bougnoule. »

Je versai le verre de rhum dans ma lampe, ce qui ne manqua pas d’intriguer mes compatriotes. Et je sortis après avoir bien mis en évidence que je laissais un pourboire au serveur, lequel ne voyait plus clair car il était arrivé au travail, comme tous les matins y compris le dimanche, une bonne heure avant les autres.

Dehors, le trottoir semblait ne mener nulle part. Mais c’est une impression qu’on éprouve quand on n’est pas de « là ». Ou d’ « ici » selon le point de vue. Sous la halle, des pigeons chiaient. Une secrétaire du département de la justice locale faisait claquer ses talons en direction de la mairie. Je la suivis dans l’intention de la violer avant qu’elle ne viole quelque conscience mal informée des possibilités de défense du corps humain. Mais elle entra dans le café d’où je venais. Collant ma rétine au carreau, je vis qu’elle aussi consultait le journal. Elle avait un petit air de collégienne qui ne me déplaisait pas. Mais pas une de ces petites putes qui se promènent en pantalon… J’avais connu, dans ma jeunesse, avant de céder aux appels de ma vocation, des filles de bourgeois que je m’étais bien gardé de haïr comme l’exigeait de moi, fils d’ouvrier, la cause du peuple alimentée d’ailleurs par ses frères de sang. J’allumai un autre señorita. Elle avait un joli petit cul, du moins vu de l’extérieur. Je descendis le long des jambes. Elle eut envie de se gratter, mais se contenta de les frotter l’une contre l’autre. Le slip crissa. Je mordis dans le mollet. Elle s’en inquiéta à peine. La nouvelle était trop importante :

 

BEN BALADA S’EST SUICIDÉ

 

Elle devait le connaître mieux que les autres. Je remontai dans ses poils, traversai le champ des aréoles et me fixai derrière le lobe d’une oreille. Elle disait :

« Si j’ai connu Ben Balada ! Vous parlez ! Il m’écrivait des lettres d’amour.

— Mais c’est un délit ! s’étonna le facteur.

— Vous pensez bien que je n’y ai jamais répondu ! »

Elle vissa son regard de vipère dans les yeux des pochards alimentés par le sein de la République.

« Je suis mariée… tout de même ! »

Ils auraient pu rire et la noyer dans une autre tournée, mais ils se plongèrent dans ce qui avait l’air de la réflexion. Elle continua de caqueter dans le silence qu’ils ne réussissaient pas à lui imposer. J’éjaculai dans le canal auditif.

38

Le lendemain, coup de théâtre ! Résurrection d’Aristote ! Le Journal du matin arrive dans les mains du facteur ou du gendarme de service. Le titre occupe cette fois 5 colonnes :

 

BEN BALADA NE S’EST PAS SUICIDÉ

 

Tout le monde titube vers le comptoir, car le café n’a qu’un abonnement. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Le gendarme dit, après s’être rincé la langue :

« S’il ne s’est pas suicidé et qu’il est mort, il n’y a que deux solutions :

1) il a été assassiné, donc quelqu’un l’a fait ;

2) il est mort naturellement, mais de quoi ?

Or… il était pendu par le cou. À ma connaissance de gendarme opérationnel, aucune maladie ne pend son homme par le cou. Donc, il y a un assassin.

— Mais qui est-il ? »

Il y avait de l’angoisse dans cette question. Le gendarme gonfla son foie et en exprima ce qui suit :

« J’y étais, ce qui n’est pas le cas de tout le monde. Il était pendu par le cou…

— Ce qui n’est pas le cas de tout le monde…

— Et il était complètement mort. Et dans un sale état…

— Avez-vous vomi ?

— Sa femme l’a formellement identifié.

— Comme quoi, il suffit pas de se connaître à fond pour se reconnaître quand le moment est venu…

— Il n’y avait pas de doute. Pas d’affaire criminelle non plus…

— Il n’y avait plus rien…

— Et tout le monde est rentré à la maison. Certains… que je ne nommerais pas… se couchèrent après avoir prié pour que le pigiste réponde à la question de savoir pourquoi Ben Balada s’est suicidé.

— L’enquête commença au pied du lit…

— Mais la nuit porte conseil…

— Vous n’avez pas dormi vous non plus, Chef ?

— Mais pas pour les mêmes raisons que vous. Ce qui va me valoir une médaille.

— Allons zenfants !

— Voici comment je me suis mis sur le chemin de la vérité :

(version revue et corrigée du récit du gendarme Cequejendis)

La veuve de Ben Balada, qui a nom Clarissa del Mono, revenait de la maternité où elle avait pleuré pendant les dix jours que dura son séjour. Elle accoucha dans la nuit du premier. D’une fille ou d’un garçon, ce n’est pas la question. Ben Balada passa une mauvaise nuit dans la salle d’attente, selon ce qui ressort des témoignages recueillis sur place et au domicile des intéressés. Et voilà qu’au lever du soleil, il sort précipitamment de la clinique, bousculant tout le monde et renversant divers matériels. On ne le poursuit pas. Qu’il aille au diable ! dit quelqu’un. On s’empresse alors de consoler la pauvre petite mère. Il a fallu huit jours pour faire cesser ses pleurs. Ben Balada osa même en augmenter l’intensité en déclarant devant tout le monde et en présence de la pauvre Clarissa qu’il n’était pas le père de l’enfant. Et il est retourné chez lui. Dans la nuit qui a suivi ce triste évènement, Clarissa a tenté de se jeter par la fenêtre avec son enfant dans les bras. Heureusement, le personnel est intervenu pour empêcher une tragédie dont le coupable ne paierait jamais les frais, du moins pas en justice. Et le lendemain matin, le médecin-chef a décidé de faire procéder à une analyse de l’ADN de l’enfant dans l’intention d’initier un procès en reconnaissance de paternité infligé à cet indigne papa Ben Balada. C’était un bon début.

Mais, comme vous le savez, la vérité n’en était pas encore au bout de sa peine. Deux jours plus tard, Clarissa rentre chez elle avec l’enfant dans les bras. Elle entre. Horreur ! Le cadavre de Ben Balada pend au bout d’une corde.

Je passe sur le drame personnel de cette pauvre Clarissa qui s’accuse de cette mort. Il y aurait beaucoup à dire et à écrire, mais comme vous le savez, ce n’est pas dans mes attributions. Je m’en tiens aux faits. Que d’autres se chargent d’alimenter la caisse de résonance de la tragédie si c’est leur métier ou leur vocation.

Nous en sommes là quand une puce nous vient à l’oreille. Je dis « nous » car nous sommes plusieurs, même si je me crois seul au moment d’agir. J’étais en train de réfléchir à un tas de choses quand une gendarmette de service m’annonce que quelqu’un a vu Ben Balada se promener dans la montagne. Ce témoin n’a pas décliné son identité…

(Mais vous savez que c’est moi… Rog Ru…)

Il s’agit sans doute d’une plaisanterie de mauvais goût. Je suis sur le point de n’y accorder aucune importance (d’autant que la gendarmette a un joli cucul) quand une puce me rentre dans l’oreille. Et si Ben Balada ne s’était pas suicidé ? me dis-je. Si on l’avait tué ? Si ce Ben Balada qui se promène dans la nature n’était autre que l’assassin ?

Là, je me suis posé la question de savoir comment j’allais justifier une demande d’analyse ADN du cadavre en notre possession. La question me serait posée, inévitablement : « Mais enfin, Chef ! Pourquoi analyser l’ADN du cadavre puisque c’est aussi celui (à quelques détails près) de l’enfant né de cet homme ? Tout ceci est parfaitement incohérent, Chef ! » Et j’étais d’accord sur ce point. Mais j’avais une puce dans l’oreille. Alors je ne sais pas comment on a fini par analyser l’ADN du cadavre. Ceci échappe à ma mémoire fictionnelle (un nouveau concept que je soumets à vos esprits de poivrots). Le fait est qu’après analyse, force fut de constater que le cadavre du pendu n’était pas celui de Ben Balada. »

 

BEN BALADA NE S’EST PAS SUICIDÉ

39

Lucifer le savait. Mais il m’a encore soumis à un exercice de vérité appliquée à l’Enfer. J’en conçus de la colère, certes. Je bus jusqu’à retrouver la raison, ce qui me coûta un mois de salaire. Je me retrouvais à sec à trente jours de la fin du mois.

 

BEN BALADA NE S’EST PAS SUICIDÉ

 

Ce qu’ignoraient pour l’instant Presse et Justice (les deux chienchiens du pouvoir), c’est que le pendu s’appelait aussi Ben Balada. Et par un heureux zazar, ou malheureux si on a l’esprit de traviole, il avait la même tête que celui que nous ne pouvons plus appeler le « vrai » Ben Balada, l’un étant aussi vrai que l’autre — sauf du point de vue de Gogleux bien entendu.

Je remontai. Je n’avais plus rien à faire ici-bas. Non seulement on y avait agi sans moi, mais en plus les choses n’avaient pas tourné comme je l’avais prévu… par manque d’expérience, je l’avoue, ô Lucifer. Je me mis à tournoyer en attendant de trouver quelque chose à faire de mes vingt et un doigts. Au diable l’avarice !

Venons-en au fait.

Faut-il expliquer pourquoi Julius Guenoire décida de téléphoner aux autorités pour dénoncer Ben Balada ? Tout s’était passé tellement vite dans sa tête ! À midi, il avait perdu tout espoir de mettre la main sur le 004. Et du même coup, son désir de traverser la muraille s’était apaisé. Il avait enfin trouvé le repos, couché sur les feuilles mortes d’un vieil automne. Il s’était mis à réfléchir à sa situation. Il n’avait pas un sou, pas de travail et il était condamné à finir son existence dans cette ville. Autant tenter de s’adapter. Maque lui en voudrait et agirait pour lui faire payer son impertinence, mais c’était un véritable ami. Il n’irait pas au bout de sa colère. Sinon, il faudrait le tuer. Il fallait aussi compter sur cette Alice Qand. Dommage qu’elle ne fût qu’un homme… Oui, en y réfléchissant bien, il était possible de s’en sortir sans aller de l’autre côté où l’existence n’était pas non plus un havre de bonheur partagé. Il n’y avait pas d’autre solution que l’effort d’adaptation. Tout le monde le fait à un moment ou à un autre de son existence. Mais, pensa Guenoire, sans un petit coup de pouce de la fortune, on risque toujours de travailler pour rien ou en tout cas pour pas grand-chose. Mieux valait mettre toutes les chances de son côté. Or, Ben Balada avait un prix. Guenoire avait vu les affiches sur les murs de la ville. Une récompense substantielle était offerte à celui qui ramènerait le fugitif. La seule difficulté consistait à le ramener vivant. Pas mort, Guenoire. C’eût été trop facile. Premier signe de complication. Il avait assez d’expérience pour savoir que les complications intervenaient sans prévenir pour inciter les prétendants au bonheur ou à la réussite à laisser la place aux autres. Maudits autres ! Sans eux, je mangerais de l’animal à tous les repas !

Pourtant, malgré la vigueur de sa résolution, et le volume de sa musculature, Guenoire craignait Ben Balada. Il avait toujours craint l’intelligence. Et il avait assez vécu pour savoir que faute de tuer la proie, on se soumettait aux inventions de son intelligence. Il avait failli en crever plusieurs fois. Ces mauvais souvenirs l’assaillaient tous les jours. Il ne fermait jamais les yeux sans s’être mis à l’abri de ce qu’il considérait comme des éventualités. Ben Balada, même ligoté comme il convient au Diable lui-même, demeurait un type dangereux tant qu’il avait le pouvoir de penser. Or, il était impossible de l’empêcher de penser. Ou alors qu’on me dise comment ! grogna Guenoire dans l’épaisseur des feuilles en décomposition.

Il eut alors l’idée de téléphoner aux autorités, quelque chose comme « Allo ! Allo ! Je tiens Ben Balada en respect. Venez vite en prendre livraison… avant que son esprit s’empare du mien. » Il rampa jusqu’au bord du talus, attentif à ne pas se faire voir des sentinelles qui arpentaient la muraille. Ben Balada avait toujours un œil dans la longue-vue. L’autre était sans doute fermé. Il surveillait la route. C’était par là que Maque et sa colonne de Margaux arriveraient. Il fallait agir avant cette circonstance.

Guenoire glissa sur la terre molle. Une fois en bas, il suivrait le balisage de la zone. Il trouverait un téléphone en zone 3. Ben Balada ne bougerait pas du poste qui lui avait été affecté. Il tenait trop à rentrer chez lui où il n’avait tué personne et où une femme et un enfant l’attendaient, selon ce qu’il avait raconté la veille. Il n’y avait rien à craindre de ce côté-là du futur proche. Une heure s’écoulerait. Pas plus. La police spéciale viendrait prendre livraison du fugitif qui n’était pas armé. Un détail à préciser avant de raccrocher. Marchant entre les broussailles d’épineux, Guenoire repassa plusieurs fois la marche à suivre. Son esprit s’embrouillait à cause des piqûres, des entailles et des cris d’oiseaux. Il n’avait jamais vu autant d’oiseau. Ce devait être la saison. Il connaissait mal le pays. Il n’en avait qu’une connaissance googuelienne. Peut-être, pensa-t-il, que Maque ne m’en voudra pas de lui avoir joué un mauvais tour. Je ne coucherai plus avec Clarissa, promis !

Moi, je le suivais de là-haut. Ces maudits nuages pleuvaient leur poussière. J’en avais plein les cheveux. Mais je voulais voir. Je voulais en finir. J’avais besoin de repos moi aussi. Lucifer ne me refuserait pas une petite semaine aux Bahamas. J’enlèverais la petite secrétaire aux allures d’écolière bourgeoise. Je peux le faire. Je sais exactement ce que je peux faire. Le reste m’est seulement interdit. Qu’on se le dise !

Guenoire entra sans difficulté en zone 3. Il ne tua pas. Il ne vola pas. Il ne trahit personne. Il se conduisit comme un bon ouvrier qui doit son statut d’ouvrier à la règle qui veut qu’un fils d’ouvrier doive rester ouvrier. Il était parfait dans ce rôle. Il dut donner une pièce à une mendiante engrossée, ce qui le contraignit à compter ses sous dans l’ombre. Il en avait assez pour téléphoner. Il suait à cause de la chaleur, pas de l’effort. On aurait dit qu’il patinait sur de la glace. J’ai pris quelques photos. Je vous les montrerai.

Dans la cabine, il hésita. Il n’agissait jamais autrement. Le doute pouvait être compressé, prêt à une nouvelle expansion si la réalité l’exigeait, mais il n’y avait aucun moyen de l’annuler. Par quel coup de baguette magique ? Il enfila la pièce dans la fente, attendit la tonalité, genre Vieux-Monde, et composa le numéro des services de police concernés par la recherche des criminels en fuite. Une voix féminine commença par le prévenir que s’il racontait des conneries, on finirait par le coincer, même s’il avait pris la précaution d’utiliser une ancienne cabine à pièces. Il dut réciter la prière.

« Quelle prière, madame… ?

— Vous l’avez devant les yeux, au-dessus de l’appareil. Lisez-la. Je vous écoute…

— Je jure de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité… Bon Dieu ! Que veut dire ce charabia ?

— Ne cherchez pas. Vous êtes maintenant tenu par votre serment. Vous voulez que je vous récite le mien… ?

— Euh… non… Je vous crois sur parole…

— Alors je vous écoute, citoyen… »

Il débita son info sans se tromper. La voix l’interrompait de temps en temps pour préciser la place d’une virgule ou écarter un sens ambigu. Tout baigna dans l’huile… jusqu’au moment où la voix lui demanda son nom, ses coordonnées, sa profession… Il fut pris de panique. Tout commença parce qu’il n’avait pas de profession. Qu’arriverait-il si une profession était exigée pour prétendre toucher la prime ? Et les coordonnées ? Il n’en avait pas. Il ne s’était pas attendu à ce genre de conditions. Il bredouilla :

« Je peux vous dire mon nom… J’arrive… euh… mettons dans dix minutes. J’ai de quoi me payer un trajet en métro. Beauvau, c’est ça ?

— Donnez-moi votre nom si c’est tout ce que vous avez… en plus du billet de métro… »

Il raccrocha et, en même temps, il se rendit compte qu’il ne pourrait plus rappeler. Il venait de se mettre dans une situation sans issue. Et Ben Balada allait devoir s’expliquer devant la Justice. Voilà comment les choses avaient mal tourné. Ni plus, ni moins.

40

Quel fou rire ! Si Lucifer me voyait (il me voyait), il devait penser que j’avais la baraka. Non seulement ces personnages agissaient dans le sens de l’Enfer, mais le malheur les frappait avec un discernement qui ne pouvait être le mien. J’ai toujours compté sur la chance. Elle me souriait. Là-haut, sous les nuages crasseux (vous allez me prendre pour un dingue), j’avais un œil sur la Terre où gémissaient mes petits personnages et l’autre tentait de percer le mystère de cette haute crasse pour nourrir mon esprit des projets de l’Enfer. Mais, comme je le disais, Lucifer ne paraissait pas. Je redescendis. Sur les toits. Sur la cime des arbres encore debout. Les engins de terrassement et de destruction vrombissaient comme une escadrille de vaisseaux de guerre. La pluie harcelait ces échines et la poussière, malgré un taux d’humidité proche de la noyade, montait en perles vers les nuages qu’elles alourdissaient. Rouges, ils eussent paru sanguinolents. Mais ils étaient noirs et je me déplaçais au-dessus des chemins, visiteur ennemi, provoquant les joies de courte durée, celles qui se terminent mal, et les illusions d’un bonheur profondément raciste et sans pitié.

Maque était revenu à la tête de la colonne, à bord du 004. Sa tête et ses épaules dépassaient de la tourelle. Il regardait le ciel comme s’il allait lui tomber sur la tête. Et rageait.

« Maudite boussole ! Où sommes-nous ?

— Je ne suis jamais venu par ici, constata Margaux qui trottinait à côté d’une chenille. Même en vacances…

— Pareil pour moi, fit Alice qui s’essoufflait.

— Nous sommes perdus… » geignit Maque.

Une gorgée de ce rhum venu des Antilles lui eût remonté le moral. Devant lui, une console demeurait figée sur des données incompréhensibles. Même Margaux n’avait jamais vu ça. L’ordinateur de bord délirait lui aussi. Alice dit qu’elle ne s’était jamais perdue, même quand elle était petite fille.

« Vous étiez un petit garçon, grogna Maque.

— Peu importe ce que nous étions ! s’écria Margaux que le bruit des chenilles allait finir par rendre fou. Ce qui compte maintenant, c’est ce que nous allons devenir.

— Personne en effet n’a jamais parlé de ce… no man’s land, dit Alice.

— Nous ne savons pas tout, » dit Maque.

Il savait qu’un des circuits d’orientation contenait de l’alcool. Mais on n’en était pas encore là. Il y avait de l’espoir. On ne pouvait pas concevoir ce Monde autrement. La règle voulait qu’en cas d’égarement, même si tous les sens étaient concernés par l’attaque, il fallût suivre la première ligne droite rencontrée et ne plus s’en écarter. On finissait toujours par rencontrer quelqu’un. Cette conception du monde en avait sauvé plus d’un de la solitude des îles. Je deviendrai fou, pensa Maque. Il frissonna, éprouva une vive douleur dans la région du cœur et palpa son cou avec angoisse. Il ne ressentait aucun engourdissement.

« Nous bivouaquerons dans la prochaine clairière, dit-il, changeant d’écran.

— C’est celle des lions, dit Margaux.

— Vous connaissez l’endroit ! s’étonna Alice que la colère empourprait.

— Je suis déjà passé par ici…

— Quels sont ces signes, Quentin ?

— Ce diable d’intello en sait plus que moi ! » rugit Maque en s’enfonçant dans la tourelle.

Alice empoigna la manche de Margaux pour le contraindre à s’arrêter. Ses yeux étaient terrifiés. Les ongles traversaient le tissu.

« Vous savez quelque chose, Quentin !

— Je sais qu’on appelle la prochaine clairière celle des lions… mais j’ignore pourquoi !

— Vous êtes déjà venu ici… Vous l’avez dit !

— Je n’en sais pas plus que vous à ce sujet maintenant.

— La boussole est-elle réellement folle ? L’avez-vous faussée… ?

— Je veux retourner à la maison ! Je n’ai jamais rêvé d’aventure, à part celle que je vis dans mon laboratoire.

— Nous y ferons l’amour, » fit Alice.

Elle reprit la marche et rattrapa le 004. Margaux avait murmuré :

« Jamais personne ne m’enculera ! Et je n’enculerai pas un homme ! »

Maque était de nouveau dans la tourelle. Il avait l’air de s’être remis de l’émotion provoquée par la révélation de Margaux.

« C’est vraiment la clairière des Lions ? demanda Alice.

— Nous ne le saurons en arrivant.

— Ces lions… dit Alice. Vous les connaissez ?

— J’en ai vu deux ou trois… Mais pas d’assez près pour avoir combattu. On les observait à la longue-vue. À l’époque, je servais dans la vigilance…

— Mon père possédait une peau de lion… Elle avait perdu tous ses poils. On en trouvait encore sur le plancher à l’époque du grand nettoyage de printemps.

— J’ai connu ça aussi…

— Vous avez bu le liquide de refroidissement du circuit d’orientation, n’est-ce pas ?

— On ne peut rien vous cacher. Et je n’ai rien laissé aux autres !

— Les autres ? Margaux et moi ? Il n’y aura peut-être plus personne dans votre existence, Julius…

— Ne parlez pas de malheur. Nous trouverons le chemin qui ne bifurque jamais.

— Ou les lions nous dévoreront ! »

Maque se mit à rire. Il n’en avait pas vraiment envie. Mais il rit pendant une bonne minute sans mesurer l’effet qu’il produisait sur l’esprit de Margaux qui s’était replacé près de la chenille bruyante et trottinait comme un enfant qui ne sait pas où on le mène. Le ciel s’obscurcissait. N’oubliez pas qu’il pleuvait. La pluie était noire de crasse. Et la poussière montait vers ces nuages. Cycle infernal. On ne voyait pas l’horizon. On apprenait ça à l’école : « Un jour, vous ne le verrez plus. Mettez-vous alors à la recherche du chemin qui ne bifurque pas. Vous le trouverez si vous avez de la chance. »

41

Ben Balada était entouré de types sympathiques qui partageaient avec lui un sachet de bonbons acidulés. Ils étaient tellement sympathiques, ces types, qu’ils le laissaient prendre les goût cassis. Et comme il croquait les bonbons au lieu de les sucer, il avait vidé à lui seul plus de la moitié du sachet. Ils ne lui en voulaient pas. Au contraire, ils l’encourageaient à achever la part de goût cassis. Ils les avaient d’ailleurs prévenus qu’il appréciait aussi le goût mandarine et un de ces types qui avait dit la même chose se taisait maintenant et suçait patiemment un goût coca. C’étaient quatre types baraqués dont la mission consistait à se montrer sympathique avec Ben Balada qui appréciait la faveur qui lui était ainsi accordée. Le camion, un transport de troupes ordinaire avec banquette centrale et bâche à l’épreuve des radiations, roulait sur une route dont l’asphalte venait d’être arraché à la pelle mécanique. Ces engins rentraient eux aussi, mission accomplie. On se saluait d’un bord à l’autre. Ben Balada portait la combinaison de sécurité. On le prenait pour un condamné à mort. Un des types lui avait expliqué ça. Il avait une haleine d’eucalyptus. Cet air était tellement chargé de molécules à propriétés antiseptiques que les yeux de Ben Balada en étaient tout larmoyants. Il avait envie d’une cigarette, mais le règlement, qui était affiché sur la lunette de la cabine, était clair à ce sujet. Un des types avait aidé Ben Balada à en prendre connaissance. Il avait une poigne d’ours domestique. Ben Balada avait connu un type de ce genre dans sa jeunesse. Il travaillait dans les marges de la société et avait rendu tellement de services à la race humaine qu’il avait vieilli couvert de médailles. On le citait en exemple en instruction civique. Mais le type qui empoignait le cou de Ben Balada pour lui coller le nez sur l’affiche du règlement, interdisant ainsi toute accommodation visuelle, n’avait pas de médaille sur son sein gauche. Il en rêvait peut-être. Maintenant, Ben Balada avait mal aux dents.

À l’arrivée à Grand-Parc, on le conduisit dans la chambre qui allait être la sienne pour longtemps, si bien sûr il résistait à la tentation du suicide. Mais la seule méthode autorisée était la pendaison. On ne pouvait pas se jeter par la fenêtre. D’ailleurs. Il habitait au rez-de-chaussée. En collant son front sur le carreau, il vit un parterre de fleurs aux ombres poussiéreuses. Il ne reconnut pas les couleurs. Il vit aussi le camion s’éloigner. Dans le hall d’entrée, un des types qui l’avait accompagné avait acheté deux sachets de bonbons à un distributeur automatique. L’un de ces sachets ne contenait que des goûts cassis. Le type l’offrit à Ben Balada en lui souhaitant bonne chance. Et Ben avait admiré le sachet, tirant une langue couverte de salive qui coulait sur le menton.

« Ça existe donc ! » s’était-il écrié.

Et plus tard, alors qu’il était couché sur le lit à cause d’une hallucination persistante, le médecin de service lui avait confirmé la chose : il y avait des sachets de goûts cassis dans le distributeur à toute heure du jour et de la nuit. L’approvisionnement était assuré par un conduit pneumatique trouvé dans un musée en territoire ennemi.

« Prise de guerre, avait jubilé le médecin qui était fier de cette opération de pillage.

— Vous n’avez pas de médailles, avait constaté Ben Balada.

— C’est à cause de vos hallucinations, » avait expliqué le docteur.

Ben Balada ne se sentait ni bien ni mal. Il n’avait pas compris comment les autorités sanitaires lui étaient tombées dessus alors qu’il surveillait le chemin. Julius Guenoire, son compagnon, avait disparu.

« Ça n’a pas d’importance, avait déclaré le rapporteur de service. Ce type n’est pas fou. On n’est pas concerné. »

Giambattista Vico pensait que toute société peut être définie par trois grands principes : la Religion, le Mariage et la Sépulture. Ben Balada avait corrigé cette perspective par une autre : la société croît selon le rythme existentiel de ses fous, de ses criminels et de ceux qui ne sont pas fous ni criminels. À chacun sa prison. Les uns enferment, les autres se font enfermer. Si j’avais su, pensait-il maintenant, je serais devenu criminel. Le plaisir, ça compte aussi.

Et sur cette pensée, il s’endormit.

« Moi, dit-il une heure plus tard à un type qui l’écoutait, je n’ai jamais réveillé personne…

— Vous n’avez pas servi ? s’étonna le type. On réveille toujours quelqu’un quand on sert. »

Ben Balada fit la tête de celui qui ne comprend pas…

« Vous ne pouvez pas monter la garde éternellement ! grogna le type qui n’était pas du genre patient mais qui aimait lui aussi le goût cassis. À un moment donné, vous réveillez celui qui doit monter la garde à votre place pour que vous puissiez dormir, nom de Dieu ! »

Ben Balada continua de faire la tête de celui qui ne comprend vraiment pas de quoi on prétend lui parler. Le type alluma une cigarette et souffla la fumée. Ben Balada eut envie de fumer lui aussi. Mais il se souvint de ce qui s’était passé dans le camion et renonça à exprimer ce désir prégnant. Il devint pâle et entrouvrit la bouche, ce qui lui donnait plus l’air d’un débile scolaire que d’un fou mental.

« Je vous conseille de pas me chercher des poux dans la tête, dit le type. Je suis pas du genre patient. Je perds facilement la boule. Et celle des autres, je la secoue tellement qu’ils savent plus où ils habitent.

— Quand on est enfermé, dit Ben Balada, on habite forcément quelque part. Je le sais, j’en viens.

— Après un épisode de liberté toutefois ! Parlez-moi de Guenoire…

— Il n’est pas fou…

— C’est un criminel.

— Ainsi, hésita Ben Balada, vous êtes… concerné… ?

— Un peu que oui ! »

L’homme frappa du poing sur la table. Son visage se contracta autour des yeux. Il avait l’air féroce de celui qui veut gagner à tout prix. Ben Balada en avait rencontré plein de types de ce genre. Il en avait même souffert quelquefois. On ne devient pas fou sans raison. Et comme il avait eu une saine enfance, il était en droit de penser qu’on l’avait rendu fou. Et il savait de quoi. Le type qui l’interrogeait s’appelait Romski.

42

Le lieutenant Romski était rentré au poste dans un sale état. La sentinelle de garde avait cru voir un fantôme. Romski était couvert de boue, son uniforme était en loques et il avait une jambe saignante. Il s’était écroulé sur le paillasson, gémissant comme un civil à l’article de la mort. On l’avait allongé sur un lit de camp en attendant le toubib. Mais c’est un flic qui est arrivé. Il a mis tout le monde dehors et fermé la porte. Ils étaient restés une bonne heure à gueuler là-dedans. On ne comprenait pas ce qu’ils disaient, mais c’était chaud et les hommes de garde s’étaient éloignés pour ne pas avoir à en témoigner. Je traversai le plafond. Lucifer me retenait par la queue. J’en avais l’anus tout excité.

Le flic s’était d’abord montré poli, si on peut dire ça comme ça. Il avait allumé une cigarette et l’avait plantée dans la bouche de Romski qui ne se plaignait plus du mal de chien.

« Je m’appelle Frank Chercos, dit le flic. Vous allez m’expliquer comment vous avez fait pour retrouver votre chemin alors que les autres le cherchent encore.

— J’étais déjà passé par là, dit Romski en grimaçant.

— C’est la route des vacances, dit le flic. Moi aussi je la prends une fois l’an. Mon papa la prenait. Et le papa de mon papa. Tous les papas l’ont prise à un moment ou à un autre de leur putain d’existence. Et on suivait. Ouah ! Ouah ! Comme des petits chiens apprivoisés. Et sans la laisse. Et on est toujours revenu. »

Maintenant le flic était en colère. Il avait planté une chaise à la tête du lit de camp, mais il ne s’était pas assis dessus. Il arpentait les six mètres carrés du poste de police en grillant sa cigarette et en tenant des propos incohérents sur son enfance et sur la vie professionnelle de son papa. Romski desserrait de temps en temps le garrot et le sang pissait sur la toile du lit de camp qui gouttait par-dessous. Des litres qu’il avait perdus ! Et on lui demandait de s’expliquer, le laissant crever lentement d’une blessure qui n’avait même pas l’honneur d’avoir été gagnée au combat.

« J’ai glissé sur une putain de racine à cause de cette putain de Qand ! beugla-t-il enfin, retenant une giclée de sang.

— Alice Qand ? fit Frank Chercos soudain apaisé.

— Lui-même !

— Expliquez-vous… »

Et Romski raconta ce qu’il savait. J’agitai sa langue. Il s’étonna de parler de choses qu’il aurait voulu garder secrètes. Il pâlissait à vue d’œil. Chercos s’était finalement assis sur la chaise et maintenant ses coudes reposaient sur ses genoux. Sa cigarette pendait au coin de sa bouche. Il ne lui manquait plus qu’un chapeau pour avoir l’air con.

« J’ai compris avant tout le monde qu’on était sur la route des vacances, ânonna-t-il. J’étais allongé sur le garde-boue d’un 003. Devant, le 004 fonçait dans la broussaille, taillant le chemin comme un Amazonien. Maque regardait ce qu’il considérait comme l’horizon, mais c’était un défaut de perspective bien connu des vacanciers.

— Il n’avait jamais pris de vacances… ?

— Les types dans son genre, les vernis et les sycophantes, ne prennent pas cette route. C’est sous terre qu’ils jouissent des avantages de la promotion vectorielle.

— Continuez.

— Je savais qu’on ne tarderait pas à arriver à la clairière des Lions.

— Merde alors ! fit Chercos. Papa n’a jamais été aussi loin !

— On y allait. Parce que la boussole s’était affolée…

— Comment connaissiez-vous l’existence de cette clairière… ?

— Papa était un vernis. Un tueur de lions, si vous voyez ce que je veux dire.

— Je vous hais ! Mais l’action directe n’est plus à l’ordre du jour.

— Ou à la mode…

— Continuez !

— J’ai profité d’une grosse averse pour sauter dans le fossé et je me suis laissé porter par le courant d’eau et de boue. Je savais par expérience que cette eau descend vers la ville.

— On apprend au moins quelque chose dans l’armée… Mais vos compagnons ignoraient la propriété des fossés de la forêt Vierge…

— J’étais loin quand ils se sont aperçus de mon absence. Je ne les ai pas entendus supposer qu’il était trop tard pour me retrouver. La pluie les harcelait. Et ils ignoraient où ils allaient. »

Romski poussa un cri entre ses dents. Frank Chercos observa la couleur de la jambe. Ça saignait encore comme de la viande fraîche. Il en savait assez pour continuer son enquête. Il se leva, alluma une autre cigarette et sortit sans saluer celui qu’il venait de mettre en situation d’être amputé d’une jambe. Dehors, les hommes revenaient sous la pluie. Il les croisa sans les saluer et entra dans le premier café. Ici, même la lumière puait. Il se dirigea vers le comptoir et s’y accouda, le dos à la merci de n’importe quel faisan élevé dans la haine de la domesticité. Il commençait à baigner ses lèvres dans un liquide en feu quand la porte s’est ouverte dans un grand fracas de vitre et de voix.

Quatre soldats en armes, trempés jusqu’aux os, tenaient ferme un type plutôt mal foutu qu’ils avaient pris la précaution d’enfermer dans une camisole de force. Il marchait sur ses orteils. Ils l’obligèrent à s’asseoir à une table « en attendant que la pluie s’arrête enfin ! » L’un d’eux posa un sachet de bonbons devant le type qui dit quelque chose comme « Comment je fais ! » et un autre soldat desserra un peu les liens. Le type disposait maintenant d’une main dont il se servit pour piocher dans le sachet qui se froissait tellement qu’on n’entendait plus que lui. Vous imaginez si pas un seul des clients ne s’avisait de troubler cette séquence flic-mort... Frank Chercos avala le contenu de son verre et s’approcha de la table que les soldats surveillaient de près, l’œil assassin et la langue dehors.

« C’est qui, ce mec ? demanda Frank en exhibant sa carte de visite officielle.

— Un dingue, dit un des soldats.

— J’ai demandé qui il est, pas ce qu’il est…

— Il s’appelle Ben Balada et il est dingue… »

Frank Chercos émit un petit cri. Son visage s’éclaira de l’intérieur. Il écarta les deux soldats qui s’interposaient entre lui et le fou. Celui-ci croquait ses bonbons au lieu de les sucer comme tout le monde. Il avait vraiment l’air dingue. Mais c’était Ben Balada en personne. L’enquête repartait à l’aventure de la vérité, un moment que Frank Chercos goûtait toujours avec appétit. Il s’assit. Ben Balada referma brusquement le sachet, d’une seule main. Ce crétin savait déjà y faire avec une seule. Il ne faut pas longtemps à un dingue pour s’acclimater avec sa nouvelle situation dans le monde. Voilà pourquoi ils sont dangereux, pensa Frank Chercos.

43

« Roger… »

Cette voix ! Était-ce Lucifer qui m’appelait ? Je remontai. La main de mon maître transperça un nuage. Je la pris. Elle m’emporta.

Je fus projeté dans la grande salle d’attente de l’infini. J’étais seul. Le silence s’imposait. Je marchais sur un nuage, propre de ce côté du Monde. Cette surface étincelait, mais sans m’aveugler. Plus haut, le soleil rutilait. Me destinait-on à l’attente infinie ? Avais-je commis un impair ? Je me voyais dans la chambre de Ben Balada, réunissant les feuillets des diverses couches du texte dans lequel ma diablerie m’avait invité à voyager. J’en aurais vu une fenêtre ! Et un paysage apaisant dans le carreau revisité.

Des pas résonnèrent au loin. La surface du nuage était tranquille, à peine agitée par la brise qui pouvait être le souffle de Dieu lui-même. L’être qui s’approchait, parfaitement semblable à un homme, comme je l’étais moi-même, n’était autre que Lucifer. Je ne l’avais jamais connu en pied. Nos conversations n’avaient révélé que des fragments que son apparence humaine. Cette fois, il s’offrait intégralement à ma vision émerveillée. Je ne tombai pas à genoux. Je me tus, prêt à répondre si une question m’était posée. Mais Lucifer se contenta de remuer son petit doigt. Ensuite, il le fit pénétrer dans son oreille. Il souriait sans rien dire. Son petit doigt lui avait parlé. De qui ? De moi. Mais de quoi ? Je l’ignorais.

Il me tourna le dos et partit dans la direction du soleil. J’allais me brûler les ailes, craignis-je. S’il y a un être que je n’ai jamais approché, c’est bien le soleil. Ce qui me rapproche des hommes. N’en ai-je pas été un ? Je serais bien incapable de me conter si l’occasion m’était donnée de m’épancher ainsi dans la mémoire des autres.

Il marchait vite. J’eus l’impression de sortir de la chambre de Ben Balada, sans savoir où j’allais. Il me sembla entendre mes pas sur le gravier d’une allée. L’ombre des arbres portait des chants d’oiseaux sur ces épaules monumentales. Une hallucination est vite arrivée, pensai-je tandis que le nuage se boulochait sous mes pieds.

Enfin, je me trouvai devant une porte monumentale, alors que Lucifer avait disparu. Personne pour me renseigner. J’ouvris la porte dans la porte. De cette manière, il me sembla sortir, un peu comme si Ben Balada mettait le pied sur un trottoir avec l’intention de descendre dans la première bouche de métro. Je devinais des rencontres, d’autres épaules, moins monumentales, des tissus voletant, des mains baladeuses. Une vitrine m’éblouit. Te voilà dehors, me dis-je. Et une voix, qui ne pouvait être celle de Lucifer, me conseilla de rester à la surface et d’aller droit vers la muraille. Cette idée m’horrifiait. La muraille était synonyme de mauvaises rencontres, du genre de celles qui se terminent au poste de police. Sous mes pieds, pourtant, le nuage se déchirait en petits fragments cotonneux qui s’élevaient dans l’air chaud de l’après-midi.

J’atteignis la muraille sans autre pensée. La porte Nord était ouverte et des marchands rentraient chez eux. Ils n’avaient pas l’air malheureux et les soldats de guet empochaient l’octroi avec le même bonheur. Je n’avais ni argent ni passeport. Je ne pouvais pas espérer franchir cette porte sans contribution. Je levai les yeux au ciel pour questionner mon maître. Les nuages étaient si noirs que je doutai qu’il n’eût jamais existé. Il ne pleuvait plus, mais l’air était lourd d’humidité et de mauvaises odeurs, celles des hommes qui travaillent et des égouts qui transportent leurs déchets. Soudain, j’eus la nette impression qu’on me faisait signe du haut de la muraille. Le soldat qui s’agitait ainsi n’était autre que Julius Guenoire. Il me montrait l’escalier qui montait rudement contre la paroi. Il était humide et glissant. Guenoire me fit signe qu’il n’y avait pas d’autres moyens de monter. Et il ne pouvait pas descendre car il était de service. Il secouait un cornet à dés. Une partie de jacquet me ferait le plus grand bien. Il y avait longtemps que je n’avais pas gagné au jeu. Je montai, comptant sur mon pouvoir pour m’élever sans trahir ma nature de serviteur des puissances du mal. Mais je manquais de ressort. Je fermais les yeux, quitte à me propulser dans les nuages. En vain. Je demeurai sur la première marche, aussi impuissant qu’un croyant. Là-haut, Guenoire s’impatientait. Mais il n’était pas seul. Un petit homme trapu le côtoyait. Ce n’était pas un soldat. Il me sembla l’avoir vu quelque part.

Aussi fus-je très surpris quand il m’annonça qu’il était mon fils. Il ne me ressemblait pas. Et je n’avais connu aucun succube dans ma vie d’homme. Je n’en avais d’ailleurs jamais rêvé. Ce petit homme agitait une boîte qui contenait le jeu auquel nous allions jouer pour passer le temps. Et pendant qu’il étalait le tapis sur le sommet d’un créneau, Guenoire me montra la route qui ne mène nulle part. Il riait en tendant le doigt. Je ne voyais que la forêt. Rien à l’intérieur. Je ne suis pas un visionnaire. Les choses sortent bien de quelque part, mais je demeure à l’extérieur. Il fronça ses sourcils : il n’avait jamais entendu parler de ce mal.

« Pourtant, dis-je en jetant un œil sur le maître du Jeu qui révisait ses fiches, elle concerne un tas de pauvres types comme moi. »

Mais dans sa tête, j’étais le seul type dans mon genre. Curieuse connaissance de moi-même, pensai-je, me gardant bien d’envenimer la conversation avec ce poison personnel. Il avait tiré un double-six. Il était donc inutile de jeter les dés à mon tour.

« À moins d’un autre double-six, dit le maître du jeu. Vous ne voulez pas tenter le Diable, Roger… ?

— Je m’en garde toujours quand je suis dans la peau de Ben Balada, dis-je joyeusement pour signifier au maître du Jeu que j’avais compris l’allusion.

— Je serai donc Guenoire, mais ne m’appelez pas Julius !

— Alors commençons ! » jubila le maître du Jeu.

Pour diviser par 5, je multiplie par 2 puis je divise par 10, pensa Guenoire…

 

Chapitre dernier 7

Pour servir de repère avant d’aborder la troisième N8…

 

composition.jpg

 

Notes

[←1]

Il avait deux ans…

[←2]

Voir plus loin Réalité 7 pour le poème et Réalité 12 pour les notes qui l’accompagnent.

[←3]

…pour instruire, pour émouvoir ou pour charmer (jusqu’à la jouissance…) - in E.P.

[←4]

Le premier chapitre, c’est N (le ballon de foot)

[←5]

Lire N.

[←6]

Suite à cet écoulement de salive, une partie du journal de Ben Balada est illisible. Nous ne la reproduisons donc pas dans cet ouvrage.

[←7]

Ce chapitre, c’est N (le cerveau)

[←8]

Phénomérides, roman.