Patrick Cintas
Les baigneurs de Cézanne
suivi de
BA Boxon
romans
© Patrick Cintas
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Table
Nous avons décidé de voyager !
— As-tu pensé à l'argent ? dit-elle.
— L'argent ?
Non, je n'y avais pas pensé.
— Nous prendrons le bateau !
— As-tu pensé au mal de mer ?
La mer ? Le mal ? J'y pense.
— Les paysages me feront rêver. Nous faudra-t-il parler des peuples ?
— Peut-être. Sans eux, les souvenirs, tu sais...
Savoir ? Quelle étrange question je lui posais ! Elle me regarda comme si je n'existais plus.
— Mais si, tu existes ! Mais si ! La preuve...
Une valise chacun. Mon journal de voyage. La poignée de stylos.
— Tu devrais écrire au crayon.
Elle me montre le canif que son père utilisait dans ces circonstances. Bon sang ! J'avais oublié qu'elle a déjà vécu cela.
— Vous me raconterez ?
— Je ne sais pas. Les souvenirs... on ne sait jamais.
— ?
— Ce sera l'été ? demande-t-elle.
L'été ou autre chose. Toute cette matière, cette quantité incroyable de matière. Nous rencontrerons des amateurs de calcul, tu verras. Oui, ce sera l'été, mais je n'y serai plus.
— Emportons-nous de quoi photographier ou bien nous faudra-t-il compter sur le talent des autres ?
J'aime ses questions. Il n'y aura plus de questions quand le rêve aura commencé. Y aura-t-il un quai pour commencer ?
— Mais, chéri, comment veux-tu que je le sache !
— N'as-tu jamais voyagé ?
— Voyager ? J'avais oublié.
— Oublié qui ? Raconte-moi.
Cette attente. Ce désir d'être moi juste le temps de me trahir. Mais je ne peux pas voyager sans elle.
— Tu écriras ?
— Tous les jours un peu. Ce sera notre mesure.
— Parle pour toi.
Mais pour qui d'autre si tu n'es pas suffisamment moi ?
— S'en aller ? Tu plaisantes ! S'en aller... avec toi ?
— Si voyager c'est exister à tes yeux.
— Mes yeux ? Ce qu'ils vont voir. Tu t'imagines ?
— Pas encore. J'ai oublié le goût de la mer.
— On s'y noie. D'où cette idée de surface. Avec ou sans toi.
— Partons maintenant.
— Tu es fou ! Et l'argent. Le temps de le gagner.
— Et la mer ? Surface du ciel, l'eau comme un moule, émerger.
— Une petite place, s'il te plaît...
— Il n'y en a plus. Il te reste tes poches.
— Mais je n'en ai pas !
— Défaut de style. Mauvais choix.
— Je me sens nu !
Il était là, j'en suis sûr.
— Recommence. Mais sans moi.
— Sans toi ? Les mêmes mots ? Mais ça n'a pas de sens.
Demain. Nous y sommes. Le soleil ne s'est pas encore levé. Toi non plus. Ton visage est encore ouvert à la même page.
Nous ne sommes pas encore partis.
— Sans toi, commence-t-elle.
Et puis le commentaire de mon absence. Veut-elle me convaincre ?
Sur le balcon, un coup de pied dans le bougainvillier qui frémit. J'ai envie de crier. J'ai commencé un autre roman, je le sais. Je reconnais les signes de cette écriture à ce frémissement que j'ai cru provoquer une fois encore. Le cœur y était. Voilà le vrai début. Manque l'incipit.
Je ne réveille pas la femme endormie de peur de voyager avec elle après l'avoir attendue si longtemps. Mais elle ne se tait pas.
— Un enfant ? Mais nous n'avons pas d'enfant ! Ce n'est pas ce qu'on emporte avec soi en voyage. On revient avec. Trop tôt, peut-être. Avant que ton désir, ce feu... mais je n'en sais rien. Parle, toi !
— Vous partez seuls ? Je veux dire : sans « s ». Sans elle, quoi. Seul.
La réveiller, ce serait comme revenir à ce peu de réalité qui nous a donné une existence de couple. Elle trouverait les mots pour exprimer son étonnement, malgré cette impression d'être la seule funambule.
— Je n'ai pas cru ceux qui me disaient que vous partiez en voyage.
— Vous aviez sans doute une raison de le penser.
— N'exagérons rien. Je n'étais pas sur le point de jouer avec eux.
— Le jeu en valait-il la chandelle ?
— Au diable cette soirée où je me suis ennuyée en pensant à vous.
— À mes voyages, vous voulez dire...
— Ah ! Oui, ces voyages... j'oubliais. Vous partez quand ?
— Vous voulez dire sans vous ?
— Nous en parlerons à mon retour.
— Vous aurez oublié l'essentiel et je serai encore très motivé.
— Vous a-t-elle raconté notre aventure ? Beau pays.
— Elle y est retournée non ?
— C'est ce qu'elle raconte si on ne lui a pas prêté toute l'attention qu'elle exige sous peine de recommencer mais cette fois sans moi.
Ils nous ont accueillis avec des fleurs, des chants, des promesses.
— Ils parlent donc la même langue que nous !
Un amour de passage. Je m'ennuyais d'elle et elle souhaitait m'oublier pendant ce temps. J'en ai profité pour voyager un peu en dehors des limites que nous nous étions imposées pour ne pas risquer de nous perdre de vue. C'est fou ce qu'une femme peut ressembler à une autre femme. Ou alors j'avais seulement traversé le miroir et c'était elle qui me reconnaissait.
Nous déjeunions sous une véranda à l'abri du soleil, un peu loin des insectes trompés par des pièges d'une espèce nouvelle. On ne pouvait s'empêcher d'en parler. C'était plus fort que nous. Nous détestions ensemble ces conversations à propos d'un mystère qui n'en était pas un. Nous finîmes par aller voir les insectes. Elle les trouva quelconques. J'étais de son avis.
Vivre ce que les autres ont déjà vécu, au moins une fois ce voyage inutile, avec elle de préférence, pour éprouver sa patience. Le canot glissait sans nous. Nous étions restés sur la berge.
— Vous connaissez son goût pour les cartes. Les fleuves bleus, les routes rouges ou jaunes, vertes quelquefois, les chemins de fer noirs, et cette manie du compas. D'où les petits trous qui vous intriguent. Leur perfection. Leur nombre incalculable. Nous ne comprenons rien à ce voyage parce qu'il nous prend du temps.
— Tu oublies l'enfant, le nôtre...
— Je n'oublie rien, je raisonne.
L'enfant était assis sur le perron, en plein soleil. J'admirais ses boucles rouges. J'écrivis son nom en haut d'une page du carnet, comme ça (écrire le nom de l'enfant en haut de la page suivante, exactement comme s'il était l'initiateur du chapitre suivant). Elle me regardait. Je pris le temps d'orner chaque lettre, soignant particulièrement la majuscule. Ce temps perdu en beauté, j'imagine. Ou je n'imagine plus rien et elle existe.
Changer d'avis ? Non. Je n'y pense plus. C'est déjà demain. C'est demain chaque fois que je commence à y penser. Et encore demain, comme si tu prenais corps à la place du voyage. Nous ne partons plus.
Où sommes-nous ? À la fenêtre. Chacun sa vitre.
L'enfant récitait les vers d'une chanson. Nous l'écoutions. Le sens l'effleurait peut-être de temps en temps. Et nous changions un peu chaque fois, conscients d'être vus à défaut d'être regardés.
— Emportez des livres, mon vieux, comme monnaie d'échange. Vous verrez du monde. Et le monde lit ce que vous lisez. Jamais ce que vous écrivez.
Entre-temps, l'enfant grandira. Comme un roman. À la surface de nos choses. Il inventera les personnages qui manqueront sans se rendre compte qu'ils ont nécessairement existé. Sinon, comment croire à notre existence de parents ?
Avoir deux pensées en même temps, l'une chevauchant l'autre. Comment imiter cette coïncidence ? Y croire...
Sans toi, le voyage est une aventure. Avec toi, c'est du temps comparé sans cesse à la distance qui nous sépare.
N'exister que par rapport à ce désir de franchissement. À un moment donné, un peu comme une fenêtre qui se referme sous l'effet du vent, se vider de sa vitre, de sa transparence, de ses reflets, se donner au vent.
Résister à la tentation de la promenade, même à la belle étoile, les lendemains d'anniversaire, le cœur connaît ces chemins, la raison s'y égare en petite retraitée de l'œuvre accomplie.
— Reviendrez-vous ? Serez-vous capable d'inventer ce regard ? Et nos yeux criblés par les éclats de votre fortune. Nos mains tranquilles.
— C'est elle ?
— Oui, c'est la femme qui m'accompagne. Vous ne la reconnaissez pas. Elle ne vous voit pas. Elle revient d'un autre voyage. Seule.
— Vous me ramènerez un souvenir, un fragment de cette réalité, mais je vous en prie, évitez les anecdotes concernant la civilisation en question, n'entrez pas dans la peau de ces personnages, ne prenez pas la place du narrateur.
L'enfant soudain harassé (poursuivi par les chiens). Notre silence. Nous avons pourtant parlé du même voyage. En quoi consistait cette différence ?
Il y aura deux voyages parallèles, comme des rails. Imagine le réseau, la géographie, l'encerclement d'une nécessité de transport, traversée du ciel. Qui empoisonne l'autre ? Qui est ce moi ? Toi plutôt que moi ?
Nous aurons une existence gâtée par l'idée du retour. L'enfant sera témoin. Et je consacrerai beaucoup de temps à t'interdire l'aventure d'une autre existence dont tu connais parfaitement les correspondances. D'où tiens-tu cette connaissance. De qui ? De quel être dont l'existence est un aller simple ?
Des livres et des voyages pour encercler l'existence. Quoi d'autre ? Rien d'autre que d'autres livres encore à l'état de textes et des voyages s'extrayant du catalogue fascinant des hallucinations engendrées par la chimie du cerveau.
L'usure anéantit les effets du temps sur l'argent. Inventons une usure de l'existence. Et je t'en prie, pas de solutions imaginaires. J'en ai soupé !
Une après-midi après l'averse qui nous a réveillés ensemble de la sieste. Nous dormons nus, impossibles. Une mappemonde est punaisée entre l'armoire et le portemanteau. Trace du crayon détournée de temps en temps par les reliefs de la tapisserie. Ayant fermé les yeux par impatience, le crayon est descendu au fil de la jointure de deux lais, séparant l'océan en deux possibilités de noyade. Le sommeil de la sieste n'a pas calmé tes nerfs irrités par cette invraisemblable aventure. Mais que veux-tu ? C'est le seul texte où je te retrouve telle que tu existes. Tu ouvres la fenêtre pour me dire que la pluie a cessé de tomber. Elle imitait si bien le sommeil, regrettes-tu.
— Nous avons décidé de partir demain.
— Chacun de votre côté, je suppose.
Ne rien oublier et tout recommencer. En parler avec l'indigène. Se confier à lui. S'imaginer qu'il peut comprendre. Se soumettre à sa science de la divination si c'est nécessaire. Se laisser soigner aussi. Ne pas craindre d'en conserver les traces trop visibles. En jalonner le récit.
La nudité ne serait pas ou ne serait plus cette révélation de l'autre, ou son abandon, ou sa provocation. Nous ne nous déshabillerions pas. Nos vêtements nous seraient arrachés par des intempéries. Ce ne serait ni un rêve ni un fait, pas même une idée. Cela viendrait, pour une fois, des autres. Et tu sais à quel point nous avons besoin d'eux.
Peut-être ne pourras-tu rien écrire, en tout cas rien qui m'émeuve. J'assisterai à cette réduction lente à l'impuissance. Ce sera la mesure du voyage. L'étalon que je ramènerai.
— Vous n'êtes pas encore partis ! Une question d'argent ?
— Nous avons payé le prix du voyage. Mais nous sommes à la recherche d'une autre raison de vous quitter.
— Il y en avait donc une. Je m'en doutais un peu. Je suis...
— Non ! Ne me dites pas ce que vous êtes. Ne trahissez pas notre attente !
L'enfant adore l'idée du hamac. Nous n'avons pas trouvé le moyen de l'accrocher dans notre appartement mais je lui ai expliqué ce balancement, une autre idée du sommeil. Il imagine tout en termes de fréquence maintenant. Comment toujours limiter notre réflexion à ce maudit hamac !
Vous penserez à moi, je suppose, en termes de possibilité. Vous supposerez d'abord mon existence puis, revenant à l'idée que j'existe forcément puisque vous me connaissez, vous entreprendrez de douter de ma raison. Effroyable entreprise qui laissera des traces. Mais le vent est contraire. L'odeur du chasseur, chère proie, ne nous dit rien de son identité.
Il y avait une fatigue incessante à la surface de ce corps. Des gouttes de sueur me reprochaient un entraînement destructeur. Mais ce corps en voulait à mon corps. Je le suivais sans cacher mon agacement. Ce peu de paroles suffisait-il à lui donner la force de maintenir la distance ?
Crois-moi, j'ai l'expérience de l'anéantissement, de ce qui devrait se solder par un néant mais qui n'est qu'une menace d'y retourner. Je suis un expérimentateur de la valeur des mots. Jusqu'à un certain point. Ce point.
N'oublions rien qui pourrait manquer aux inconnus. Je redoute ces rencontres. Le premier mot compris. La première teneur à évaluer jusqu'à la fin de la conversation pour ne pas en perdre le fil.
Elle marchait sous la pluie à la recherche de l'oiseau tombé du nid. C'était peut-être un oiseau, mais c'était une cage. Je n'ai rien dit. De la fenêtre, je lui montrai le parterre de fleurs où j'avais vu choir l'objet de son regard. La cage se balançait derrière moi à cause du vent qui entrait par bourrasque dans la chambre. Je disais :
— Pourquoi avons-nous loué cette chambre ? Nous n'avions pas commencé le voyage.
— L'oiseau, dit-elle, est tombé.
Je me penchai à la fenêtre et calculai le point de chute.
— Descends, dis-je, je t'indiquerai l'endroit.
J'entendis l'ascenseur, l'idée de la cage m'est venue.
— Tu le vois ?
Elle secouait la tête. J'entendis sa voix :
— Ce n'était peut-être pas un oiseau.
En rentrant, elle vit la cage.
— C'est curieux, dit-elle, je la vois maintenant.
— Vous la reconnaissez ?
— Ce n'est plus la même. Vous l'avez changée ? Je l'avais prévenue. Mais elle m'aura oublié. Lui avez-vous parlé de moi ?
— Au début, oui.
— Et c'était vraiment moi ? Je veux dire : qu'est-ce qu'elle en pensait ?
— Je ne l'ai jamais entendue s'exprimer à ce sujet.
— Qu'attendiez-vous de moi ? De sa réponse ?
— Qu'elle changeât. Vous ne la reconnaîtriez plus. J'étais heureux.
— Mais vous saviez que je continuais d'exister.
— Elle ne pouvait pas changer sinon.
— Et ensuite ?
— J'ai voulu la quitter. Elle tenait à moi. C'est ce qu'elle m'a dit.
— Et vous l'avez crue ? Je n'étais plus là pour vous inspirer. Vous avez toujours eu besoin de cette tranquillité. Vous l'avez quittée finalement ?
— Quelques jours, oui. Ou quelques mois. Je ne sais plus.
— Vous êtes passé devant chez moi, mais vous n'avez pas traversé.
— Je ne pensais pas vraiment vous rendre visite. J'allais ailleurs.
— Vous en connaissiez une autre ?
— Oui. Un peu la même. Brune. Petite. Bavarde.
— Mais vous aviez oublié son adresse ! Vous êtes revenu chez vous.
— Elle n'y habitait plus. Il n'y avait personne. Je me suis senti seul. Agacé.
— Vous n'avez jamais perdu le nord, je vous connais.
— J'étais... angoissé, mais sur les rails, vitesse constante, presque raisonnable.
— Le voyage...
— Non. Et je me demandais si vous la reconnaîtriez.
— Vous pensiez l'avoir changée à ce point.
— J'avais besoin de vous. De vos idées surtout.
— Et sur rien. Ces riens qui vous affligent.
— Je m'en rendais compte en effet. Je n'ai pas été toujours heureux.
— Sans moi, c'est difficile.
Nous n'étions pas encore partis, mais j'avais pris l'habitude de regarder le quai en passant. Nous ne prendrions pas le train. Je ne me souvenais pas de ces voyages autour de la ville, toujours dans le même sens, nous revenions en voiture. J'avais oublié la crasse du quai, ce silence que seuls les enfants peuvent troubler, la voie en pointe d'un côté, la courbe qui s'amincit de l'autre, le hangar, la paille du hangar, toujours le même vieux wagon, la pluie n'a pas effacé les coups de craie, peut-être une écriture, non pas le début d'une langue, une langue réduite à des signes, coups de sifflet dans la nuit, nous dormions en haut du mur saturé de fumée, fenêtre fermée, volets coincés, la table tremblante, la radio. Je pensais m'embarquer. Je ne voyais pas les trains. Ils allaient se perdre sur un autre quai où des grues élevaient dans le ciel morne les wagons noirs et silencieux. Des bêtes se cognaient les unes contre les autres.
— Qui sommes-nous ? avais-je demandé.
Les uns pensaient que nous n'étions rien et il le disait avec des précautions qui me brisaient. Les autres se réclamaient de nos ascendances gauloises. Leurs conversations s'éteignaient comme le feu, après une agitation de braise qui me laissait pantois. Les trains passaient sur le ballast. Nous étions dans le jardin, sous l'auvent en toile de la cabane. Une lanterne frémissait au passage du vent, comme si elle le reconnaissait. Nous mangions les radis du potager. Je te désirais déjà. Pas clairement. Il y avait ce sentiment de n'être rien, la douceur des autres et le feu que certains voulaient me communiquer. Tu jouais dans l'ombre. S'il se mettait à pleuvoir, nous nous abritions tous dans la cabane. Vous en possédiez une semblable au bord de la mer, en marge d'un port dont les eaux n'étaient que la fragmentation d'un animal fantastique au nom peut-être oublié depuis. Je ne te demande rien. Nous passons de l'autre côté du boulevard de la gare et tu ne sembles pas te souvenir, peut-être à cause de la circulation. Saluons nos passants. Ils font encore partie de notre vie.
— J'ai appris que vous projetiez de vous en aller pour quelque temps. Temps pluriels mais qu'est-ce qui les multiplie ?
J'ai voyagé en rond. Je ne veux pas dire que je suis revenu. Je n'ai même pas été au bout de ce voyage. Alors l'autre, vous comprenez...
Extraordinaire patience. Je ne me reconnaissais pas. Mon journal était un exemple de fidélité. Mais qui a trompé l'autre ?
Des chemins, des milliers et des milliers de chemins, et toujours sur les chemins, comme si les chemins étaient des chemins et ce qui n'était pas des chemins, des pays à traverser. Le ciel ? Oui, le ciel.
— Vous passerez sur ce pont, celui que je viens de vous décrire. Je m'en souviens comme si c'était hier. Vous vous en souviendrez, n'est-ce pas ? Jetez une pièce de monnaie dans ce gouffre que je n'ai pas regardé.
Je n'espérais que des corps nouveaux, une autre initiation à mettre en jeu aux dépens des autres. Cris de détresse.
Nous arrivions par mauvais temps. Je ne voulais pas me souvenir de ce que nous venions de traverser. C'était peut-être beau. Mais c'était sous la pluie. Le ciel nous enfermait. Claustrophobie.
Je me souviens d'une existence glissante, même la nuit quand nous dormions l'un près de l'autre. J'étais peut-être à l'intérieur de toi. Tu me portais peut-être. Et tu me suivais. Glissement inexplicable au fond.
Oh ! Les livres ! Les voyages ! L'autre ! Les enfants ! Il y avait une explication. Je prenais le chemin d'autres nuits. Infatigable.
Des pans entiers de cette réalité toute nouvelle pour nous s'écroulaient dans un inexplicable silence. Comment ne pas chercher les raisons d'un amortissement à goût de chair humaine ?
— Vous voyagerez sur le fil d'une explication. Funambules des charlatans. Lecteurs. Spectateurs. Prostrés des mythes.
Nous ramassions des pierres que nous ne pouvions emporter avec nous. Nous les photographions toujours dans le même décor et ta main simplement posée en révélait la dimension. Des milliers de tes mains maintenant que ces pierres n'ont plus aucune espèce d'importance.
Il me semblait que nous ne reviendrions pas. Mais tu es là de nouveau et je te reconnais. Je ne suis pas parti. Tu ne m'as pas oublié. Tout est clair.
Nous cherchions une issue. Des choix se proposaient. Nous ne nous sommes arrêtés qu'une seule fois pour prendre le temps de nous révolter contre ce traitement peut-être inhumain. Mais nous décidâmes assez sagement que nous n'étions que les victimes de notre propre cruauté.
Des insectes magnifiques, une végétation infinie ! Je ne me souviens pas des oiseaux. Nous y pensions mais ils se taisaient. Nous en étions obsédés. Il fallut se résoudre à nier leur existence.
Je veux bien qu'il n'y ait pas de problèmes, à condition d'avoir résolu celui que pose la langue maternelle.
Les cartes postales. Chapitre du journal de voyage. Tout le monde peut l'écrire. Et c'est un commerce qui l'illustre. Essayez d'envisager le contraire.
Cette eau qui revient, la même sans doute. La même distance entre nous. Seule la promenade a changé. Les passants étaient plus vieux. Où diable étaient donc passés tous ces adolescents ?
Échange travail contre bonheur. Vis actuellement dans l'esclavage. Tenir compte de cette expérience.
Jus de l'humain, moins facilement écriture que jeu, des charlatans révélaient aux autres ce que les uns étaient. Intermédiaires juteux.
Nous aurons des aurores pour commencer le bonheur et des brunes pour en finir avec l'angoisse. Pôles du jour et de la nuit. Poème du jour et roman de la nuit. Nouvelles indispensables à la compréhension du texte migrateur qui, soit dit en passant, n'éclaire rien de la géographie en question, en dehors de tes lettres bien sûr. Nous les lisons, rassure-toi.
Des trains d'enfer. Je crus souffrir d'agoraphobie. Un voyageur me boucha le regard. Il avait des mains de jardinier. Crasse sous les ongles et cette douceur de glaise où nous finissons. Le train ralentit. Nous étions arrivés. Il se perdit dans la foule. Ma paupière était le seul témoin de son importance. J'ai conservé longtemps ce brin d'herbe et le ciel qu'il parasitait déjà.
Ne craignons pas de nous avancer dans le noir qui nous habite chaque fois qu'il n'est plus question de voyager.
Son père venait de mourir.
— Prends ce que tu veux, dit-elle, on jettera le reste.
La veste coloniale me plaisait beaucoup. Elle ne savait pas que c'était une veste coloniale.
— Bon dieu, dit quelqu'un, qu'est-ce que c'est qu'une veste coloniale ?
C'était dimanche et nous sortîmes en habit de fête. J'avais récupéré un couteau de chasse et son étui de cuir.
— Ce qui est écrit là doit te paraître incompréhensible, non ? dit-elle sur le chemin de la fête.
La voiture cahotait. Je me souvenais des coups de feu dans le ciel chargé d'alouettes.
— Qu'est-ce que tu as pris encore ? demanda-t-elle.
Son frère avait mis la main sur une horloge en panne sous prétexte qu'il connaissait quelqu'un capable de la réparer. Je n'avais pas insisté sur le caractère définitif de l'avarie. Nous cherchâmes le balancier partout dans la chambre. Il s'imaginait que ça pouvait ressembler à une lune ou un soleil avec une tige et un axe. Nous découvrîmes un double fond dans un des tiroirs de la commode mais il n'y avait rien dedans et nous conclûmes qu'il n'avait peut-être jamais rien contenu.
— C'est toujours embêtant, dit-elle, ces choses qui peuvent devenir illicites en cas de trouble.
Nous ne fîmes aucun commentaire, ni son frère ni moi. Elle ouvrit le rideau de la cheminée.
— On brûlera les papiers ici.
Son frère n'y voyait pas d'inconvénient. Ils commencèrent à se passer les papiers qu'elle lisait la première le plus souvent. Il lisait moins vite qu'elle, il s'étonnait moins facilement, il voulait cacher sa révolte comme il avait toujours fait du vivant de leur père. Oui, il n'avait jamais agi autrement en ce temps-là. La mère était morte depuis longtemps lorsqu'il commença à ressentir les premiers signes d'une révolte qu'il assimila assez heureusement à une maladie et il ne s'en confia à personne. Il n'était pas encore tombé amoureux quand leur père mourut. Il prétendait n'avoir pas connu de femme et on le soupçonnait de préférer les hommes. Son mensonge consistait à ne pas l'avouer. Sa sœur, ma femme, haïssait ces conversations. Ils avaient deux cousins et ils adoraient en parler en sa présence. Elle ne se mettait pas en colère mais elle se promettait de ne plus les inviter à notre table. En tout cas elle prit toujours la précaution de ne pas les inviter en même temps que son frère. C'était deux hommes assez semblables et très proches l'un de l'autre, qui ne se contredisaient jamais en public et qui n'avaient aucune intimité. Ils se voyaient chez les autres ou dans la rue. Ils allaient à des fêtes où l'un d'eux était invité avec le pouvoir d'emmener l'invité de son choix. Ils se choisissaient, comme disait ma femme. Son frère ne demandait jamais de leurs nouvelles. Pourtant, elle se souvenait de leur amitié mais cela remontait à l'enfance, on change, disait-elle pour tout expliquer. Nous arrivâmes sur les lieux de la fête. Un orchestre jouait la Marseillaise et je descendis de la voiture pour me mettre au garde-à-vous en marge de la foule. Son frère me regardait. Il me reprochait souvent cette habitude qu'il qualifiait de mauvaise mais je n'y pouvais rien, rien n'avait entamé mon amour de la patrie. C'était à prendre ou à laisser. Je n'y pensais même pas. J'agissais par instinct. Toutes les atteintes au bonheur national me blessaient profondément. Elle me comprenait. Elle avait été douce et compréhensive quand j'étais revenu. Ma haine s'en était allée avec les promesses d'un autre bonheur. Elle me montra la maison de son père.
— Nous y habiterons un jour, me dit-elle.
Son père était un homme taciturne et il se montrait impatient quelquefois, presque violent. Je le redoutais. Je ne parlais pas s'il parlait. Il finissait par se taire et elle attendait que je prenne la parole. Je demeurais muet. J'étais le poisson dans l'eau de son attente. Son frère se levait de table avant la fin du repas. Il allait dans la cour pour jouer avec les chiens. Le vieux s'assoupissait. Je dis le vieux parce qu'il le paraissait. Il parlait, il agissait comme un vieux. Il mourut comme un vieux.
— Qu'est-ce que tu veux dire ? me demanda-t-elle.
Je ne voulais pas mourir de cette façon. J'avais failli mourir comme un homme ou comme une bête, ça n'avait plus d'importance. Est-ce qu'elle avait de l'importance, elle ? Je me souvenais du plaisir à la sauvette. Maintenant, nous avions le temps et nous le prenions avec des pincettes. Elle n'entrait jamais nue dans le lit. Elle adorait ces déshabillages.
— Crois-tu ce qu'on dit à propos de mon frère ?
J'en étais persuadé mais je lui dis que les gens étaient de mauvaises langues, ce qui n'expliquait rien bien sûr. Je n'avais violé qu'une seule fois l'intimité de son frère, et encore sans le vouloir. Il se caressait sur le balcon. Je ne sais pas s'il s'est aperçu de ma présence et si c'était le cas, ce qu'il en pensait. Quelqu'un s'approcha de moi quand l'orchestre se tut. Je vis la main qui tapotait le tissu de ma veste.
— Mais c'est à Julien, ça ! dit cette voix.
J'eus l'impression que tout le monde le savait. De l'autre côté de la foule, mon beau-frère avait disparu.
— Hein ? fit la voix.
Et je dis oui.
— Nous sommes seuls ? Jette un œil dehors !
J'entrouvris le rideau. Nous étions bel et bien seuls. Je ne l'aimais plus.
Un homme me salua, que je ne connaissais pas.
— Décris-le-moi, dit-elle.
Je le lui décrivis. C'est peut-être Untel. Ou Untel. Ma description correspondait à plusieurs personnes de sa connaissance. Et il en est ainsi de tout ce que je ne sais pas d'elle.
— As-tu oublié que nous partons demain ?
— Nous ne partons plus.
— Tu as changé d'avis ?
— D'avis, non. De femme, oui. Mais ça ne durera pas, rassure-toi. Nous partirons un jour.
— Non, non ! dit-il. Il faut une raison pour voyager. Voyager, c'est quitter. Je ne sais pas quitter. Ce sont les autres qui voyagent.
— Vous aimerez ces châteaux. Tout le monde les aime. Pourquoi pas vous ? Je vous crois un peu critique et très voyageur. Vous les aimerez, vous verrez !
— Vous trouverez des objets dignes de votre attente. Vous en ramènerez l'essentiel. Le temps perdu à choisir ! Et le temps passé à se demander si on a eu raison !
— Des cristaux. Oui, oui, je n'ai pas trouvé d'autres mots. Je leur ai parlé de ces cristaux. Il manque un personnage à votre cristallisation, me dit-on.
Ne pas revenir est une idée séduisante mais c'est un peu inutile d'y penser à cause du pouvoir de séduction d'un objet qui au fond n'est qu'un objet.
— Vous pouvez aussi vous perdre. Voilà une idée à travailler pendant tout le voyage. Ne pas se perdre, ce serait absurde au fond.
— Nous avons notre idée de la beauté et ils ont la leur. Reconnaissons que pour nous c'est nouveau et pour eux parfaitement étranger.
— Essayez sans elle. Elle s'en remettra. Ne craignez pas de la désespérer. Après tout, qu'est-ce que la perdre ? La retrouver plus tard, rien de plus.
— Je n'ai pas de conseil à vous donner mais recevez celui-ci comme un signe de l'importance que vous avez pour moi depuis que vous menacez de nous quitter. Suivez le conseil.
Il ne restera rien, sauf vos traces, mais qui les suivra ?
— J'y suis allé avant vous. N'en suis-je pas revenu ?
Ce prêtre au milieu de ces femmes nues ! Elles enfantaient et il baptisait. Les hommes chassaient ou dormaient. Ils ne craignaient rien, eux !
Je n'écris des livres sur rien, sauf sur le papier. Parlons-en.
Beau soir d'été. Il manquait un balcon. La fenêtre était ouverte. Elle écrivait dans son cahier vert. Grattements. Ses soupirs. Le ciel était noir. Un reflet de la lampe sur les feuilles mouillées des géraniums. Depuis combien de temps rêvions-nous ensemble ? Pourquoi cette attente ? Je pensais ne pas dormir pour aller au bout de ma réflexion. Une nuit suffirait. Elle n'irait pas aussi loin que moi. L'écriture a cette limite, justement.
Je vous croyais seul, un peu indifférent aux choses du temps. Je vous imaginais en mangeur incessant. Rêveur pointilleux aussi. Que fallait-il penser de vos errances dans le couloir ?
Je n'ai jamais voyagé au-delà de ma porte. Cette paralysie ne m'a pas tué. Pourquoi m'aurait-elle tué d'ailleurs ? J'ai oublié ce que je savais d'elle avant d'en tout savoir.
— Vous reviendrez plus tôt que vous ne pensez. Sinon vous ne pensez plus.
Je ne me souviens plus de ce passage, sinon de l'avoir mal vécu. Que penseriez-vous de moi si j'en avais tiré du plaisir ?
Des êtres, qui pouvaient être des hommes, nous attendaient en haut des marches du palais. Nous gravîmes silencieusement cet escalier.
— Êtes-vous (ici mon nom) ? me demanda l'un d'entre eux.
J'opinai.
— Dans ce cas, suivez-moi. (Ici le nom de notre hôte) vous attend.
J'obtempérai. Nous traversâmes une salle de grandes dimensions dont le sol me parut légèrement pentu. Et en effet je constatai que celui que je prenais pour un domestique, et qui me précédait en silence, oscillait légèrement pour lutter contre une accélération à laquelle je n'opposais moi-même aucune résistance. Je ne le dépassais cependant pas. Je ne l'atteignis pas non plus. Et je m'aperçus qu'il augmentait assez vite la distance qui nous séparait. Un peu plus tard, j'en parlai à notre hôte qui éclata de rire.
— Il glissait, m'expliqua-t-il. Et vous marchiez, c'est toute la différence. Il n'y en a pas d'autres.
L'homme m'avait pourtant paru hostile et je ne lui avais plus adressé la parole. Je ne le revis jamais. Et redoutai secrètement d'avoir à le faire.
Elle écrivait encore. Elle aime l'encre. Elle soigne le flacon à la surface duquel on a peu de chance de trouver une poussière ou une trace de doigt. Il est pourtant ouvragé dans un verre compliqué qui devrait logiquement laisser une place au volatil et au glissant. Elle me sourit. Elle écrit peu. Elle voudrait laisser une histoire, laissant aussi à sa postérité le soin d'en élaguer les branches bâtardes. Nous avons déjà trois enfants volontaires et amoureux.
Une fatigue lancinante m'a torturé toute la journée, une torture en surface, presque visible, mais impossible à décrire. Je me tais depuis ce matin.
Nous sommes allés nous promener et nous avons été presque émerveillés de rencontrer un lac que nous ne connaissions pas. La barque nous parut incertaine. Nous préférâmes marcher sur la berge, laissant le loueur un peu dépité.
— Vous n'êtes pas amoureux ? lança-t-il lorsque nous nous fûmes trop éloignés pour répondre à cette offense.
Les corps des petites baigneuses s'étaient immobilisés. Qu'attendaient-elles maintenant de mon regard ?
— Faites un effort pour vous souvenir de cette seconde de néant. Vous voyagiez dans un regard. Vous ne parliez plus depuis longtemps. Ne cherchez pas à prendre la mesure de ce temps. On ne vous demande pas d'entrer dans un costume, puis le personnage, la scène, non. Il ne s'est encore rien passé. Souvenez-vous de cette possibilité d'anéantissement. Une fraction de temps suffirait à témoigner de sa réalité. Qui était-elle ?
Nous nous sommes rencontrés sur un quai. Je ne sais pas pourquoi je dis : rencontre. Ce n'était pas le même voyage, certes. Mais tout de même, le temps passé ensuite ensemble à penser seulement à nous...
Un étranger nous servait. Elle se renseignait et s'amusait. Il était presque volubile à certains moments. Je donnerais cher pour me remémorer un seul de ces moments. Mais je ne lui donne plus de visage. Même sa voix n'a plus de réalité au moment où j'écris qu'elle existe.
Les bords du paysage. Cette croix.
Elle recevait des lettres. Elle les lisait loin de moi. Et je m'éloignais encore. Et c'était elle qui revenait comme si je n'avais pas bougé.
Une impression de bien-être, oui. J'oubliais vite. Mais je revenais.
Les ciels changeaient par estompage du précédent et perspective du suivant. Rarement à cause du sommeil. Encore moins à cause d'un moment d'inattention. Nous étions toujours du même avis.
Avait-elle oublié l'heure du rendez-vous, je m'y rendais seul. On me recevait avec cette prudence qu'elle seule est capable de démolir.
Je souffris d'un vertige. La honte me fit rougir.
— Vous avez trop bu, dit-elle.
Nous nous haïssons. Nous sommes pourtant du même voyage.
La nuit tombée, nous nous rendions à la limite de ces lieux de prières où les voix humaines s'exercent à l'invisibilité.
Recueillement sur la tombe d'un voyageur qui a laissé son empreinte sur les lieux du crime colonial. Soupirs. Opinions. Séparations juste le temps de calmer les passions soudain réveillées. Nous ne sommes pas revenus. En tout cas pas ensemble. Disons que je ne suis pas revenu et que nous n'en parlons plus.
Je lui confessai que je m'étais souvent trompé à propos des femmes que je prétendais posséder pour mon usage de l'infini. Elle était déjà nue et un peu dans l'attente d'une conclusion de la conversation qui nous avait rapprochés au restaurant.
— L'infini ? dit-elle. Vous en usez ? Comme c'est étrange. Je le critique plutôt, ajouta-t-elle finement.
Des êtres nus nous regardaient. Je m'imaginais le seul personnage, en moi, capable de leur ressembler. Il existait, et c'était d'ailleurs peut-être ce qui les intriguait à ce point qu'ils s'approchèrent sans cesser de me questionner.
— Il vous manque la langue, me dit mon compagnon. Je le laissai faire mais nous n'obtinrent pas ce que nous jalousions.
Il était au bord du précipice et il nous faisait signe de le rejoindre.
— Êtes-vous sûr qu'on les voit ? demanda mon épouse.
Il se jeta dans le vide. Il se passa une bonne minute avant qu'il reparût.
— Je t'avais dit d'y aller jeter un œil, dit ma femme. Tu vois le résultat.
Nous courons après le bonheur et nous ne ramenons que des souvenirs. À quoi diable peut bien servir cette mémoire ? Et cette question, embarrassante, de lui être fidèle...
Éviter les voyages en étape. Se méfier du romanesque. Préférer l'étirement, la volubilité de l'instant, la tentation de l'infini.
Un matin, je me réveillai avec une douleur aiguë dans la jambe. On chercha la piqûre. Ces têtes penchées sur ma jambe nue. Mon attente. Est-ce que j'avais encore le choix ?
Une femme traversa cette ombre. Je la suivis, maintenant la distance. Où allait-elle ? Qui était-il ? Pourquoi lui ? Quand elle se jeta par-dessus bord, je fus presque déçu. Un peu plus, me dit le timonier et c'en était fini de cette beauté inexplicable autrement que par ce qu'elle inspire. Il voulait m'étonner. Il avait peut-être attendu lui aussi. N'avais-je pas alerté la bordée avant lui ? Une demi-seconde plus tard, j'entendis le cri. Elle avait vu l'aileron d'un requin.
Ces gens s'étaient approchés du bord du quai et ils regardaient dans l'eau. Nous nagions à cinquante mètres de là. Les coups de miroir des éperlans illuminaient leurs visages.
Un détail de son comportement m'avait intrigué, ces petits réflexes qui le faisaient reculer à l'approche des vagues. Il se laissait emporter comme nous, mais son bonheur était en jeu. Le démasquer en serait un autre.
Leurs soirées m'ennuyaient. Je n'y dansais pas, je buvais peu, les conversations se continuaient sans moi, les femmes finissaient par me paraître belles et ennuyeuses, confuses jusqu'à l'incohérence.
— Non, dis-je et je prétextai des maux de tête.
Il ne put s'empêcher de me plaisanter.
— Des mots, expliquait-il aux autres, c'est normal pour un écrivain, mais la tête, de quoi parle-t-il ?
Ils riaient. J'exagérai ma grimace.
— C'est mieux, dit-il, la tête est de circonstance. On ne l'oubliera pas.
Et ils me laissèrent seul quand j'aurais seulement voulu me séparer d'eux.
L'horizon est un fil tendu entre les deux extrêmes de l'imagination.
Une tempête menaçait. Nous regardions la côte dans la lunette.
— Ces personnages qui nous regardent, dit-il, ce sont des écueils ?
Le vent s'acharnait sur le hublot et l'eau profitait de ces interstices. Elle ruisselait sur la paroi. Le lendemain, le calme était revenu. J'observai ces obliques. Elles étaient toutes orientées dans le même sens, et parallèles. J'avais bien eu cette sensation d'immobilité. Mais tout le monde parlait plutôt de fièvre. Voulaient-ils m'intriguer ?
Il me parlait de ses défauts et de ses fautes. Il ne devait pas en être à son premier essai de confession.
— L'exclusivité ? dit-il quand j'ouvris enfin la bouche.
Je l'abandonnai à sa perplexité de poisson dans l'eau.
— Jusqu'où irons-nous ? me dit-il.
J'avais prévu de me laisser arrêter par le manque d'argent. Je le lui dis. Et il me demanda de lui en prêter. Que pensez-vous que je lui ai répondu ?
Ce n'était qu'un exercice de l'attente. Notre expérience s'augmentait d'un échec.
— La prochaine fois, dit-il, amenez vos femmes.
Hier, nous avons parlé gréement. Nous étions dans l'allée où il passe maintenant la majeure partie de son temps. Il aime le bois, les métaux, l'usinage qu'il ne pratique pas mais auquel il assiste avec des yeux d'enfant. Nous le taquinons. La charpente n'avance pas. Il ne semble pas s'inquiéter. Il s'exprime avec une tranquillité qui est sans doute le fruit d'une longue crise. On se souvient de cette absence. Nous n'en parlons pas. Je me demande si les travaux ont beaucoup avancé depuis. Il avait inventé un prétexte. Le taxi l'attendait dans la rue. Il serrait des mains. Il embrassa sa femme longuement. Nous agissions en spectateur faute de comprendre vraiment ce qui les séparait. J'y pensais pendant qu'il cherchait à m'étourdir de mots dont j'ignorais la signification. Il y avait une différence entre la goélette qui l'inspirait et la goélette américaine. Nous en vînmes à parler de l'Amérique. C'était là qu'il irait d'abord. J'avais pensé à l'Afrique, à cause de ses grands yeux noirs et de cette façon inimitable qu'il avait de se donner au soleil.
— Je ne serais jamais heureux, dit-il. Nous ne trouverons jamais ce bonheur. Mais je ne la tromperai pas avec une femme.
J'ai bien reçu votre lettre. Merci pour le soleil qui nous manque et pour la mer qui nous tombe dessus depuis le début du mois. Nous avons eu peur d'avoir à passer du temps à réparer la toiture. Nous n'avons perdu que deux jours. L'état de mes nerfs ne me permet plus ces épreuves. Mais c'est notre maison. Il n'y en a pas d'autres. Et puis que remplacerait-elle, si elle existait, cette autre manière d'abriter ce que nous ne pouvons changer ?
Je l'ai reconnu. Vous pensez ! Ce nez, cette démarche, la voix. Je ne me suis pas approché. J'ai toujours craint son influence. Sa curiosité l'emporte finalement. Lui confesser ma tristesse ? Recommencer ? Sans le prétexte de la jeunesse ? Où irions-nous ?
Nous aimions nous promener autour de la maison. Nous n'allions jamais très loin. Nous regardions la rivière sans nous en approcher. Nous en connaissions par cœur ce fragment. La pluie nous surprenait sur le chemin du retour. C'était une pluie fine et presque tiède.
— Je suis heureux, disait-il.
— Heureux de quoi ? questionnai-je.
Les objets du bonheur nous envahissaient. Cet inventaire était son œuvre. Je le quittais dans le jardin. J'habitais de l'autre côté de la maison.
— Vous n'avez jamais voyagé ? me demandait-il.
Il me fallait avouer que non.
— Jamais, disait-il en imitant le tremblement qui saisit les damnés sur le chemin de l'oubli.
Je riais.
— Vous êtes amoureuse de moi, disait-il.
Je courais le long du mur pour me mettre à l'abri. Quand je me retournais, il n'était plus sur le perron où je l'avais quitté. Il exigeait une réponse immédiate et je prenais le temps de ne pas lui répondre. Sa mort, étrangement, m'a laissée indifférente.
Nous nous mîmes à la recherche de l'objet perdu moins d'une minute après l'avoir perdu. Il aimait fouiller la broussaille. Il y avait un jour découvert le corps sacrifié d'une jeune fille. L'expérience se renouvellerait peut-être, toujours aux dépens de cette catégorie de femme.
— Où étiez-vous ? me demanda-t-il.
D'habitude, il se contentait d'une salutation polie. Je répondis à sa question.
— Je le savais, dit-il. Et il me montra la lunette d'approche.
Dans ses rêves, ceux à qui il attribuait ses réveils mélancoliques, la nudité des autres justifiait la sienne. Il n'avait jamais le temps de se déshabiller entièrement, le rêve s'achevait avec la vision de la fenêtre. Le chant des oiseaux l'étourdissait. Il était agacé par cette itération. Le buste de Pallas le toisait encore, lui qui n'avait jamais eu d'inspiration propre.
Un corps me visitait. J'exigeais sa jeunesse. Jamais le mot amour ne fut prononcé. J'imaginais ensuite un voyage d'agrément.
— Nous vous cherchions, dit-il en arrivant.
J'étais assis au bord du puits.
— Nous avons mis fin à votre conversation parce qu'elle nous ennuyait, m'expliqua-t-il. Et puis nous nous sommes ennuyés sans vous. De vous, peut-être.
Le voyage est un effort physique. Exercice du muscle, de l'articulation et de la coordination. Mais nous nous sommes perdus !
Un homme nous arrêta au coin d'une rue pour nous demander son chemin. Nous le lui indiquâmes et il s'en alla après nous avoir longuement remerciés. Il avait serré la main de mon compagnon de voyage. Nous y trouvâmes le prix de notre patience. Ou de notre sympathie. Je ne sais pas. Quelque chose lui avait plu en nous. Au point de nous payer en retour. Ce qui nous laissait perplexes. Nous voyagions depuis deux ans.
— Je ne vous demande rien en échange. Me croyez-vous ? Vous croirez ce que les lieux vous inspirent. Il n'y a pas d'autres solutions à votre problème.
Le désir de nous divertir nous surprit au beau milieu d'une traversée. Je ne me souviens pas de cette forêt, de cette mer, une savane peut-être... Vous est-il déjà arrivé de prendre plaisir à vous dérouter ? La route était si claire, si évidente. Des femmes passaient. Tromper la mienne.
Le temple s'ouvrit sur une parfaite obscurité. Nous dûmes attendre de nous habituer au peu de lumière en vérité. Mains soudées.
Je l'embrassai sur le pont. Le vent la décoiffait. On nous signala des oiseaux exotiques. Elle leva la tête, m'offrant le cou.
— Vous ne savez plus ce que vous faites, dit-elle. Aux oiseaux.
— Ne regardez pas derrière vous.
Le quai s'éloignait à bâbord.
— Vous êtes bien sur le (ici le nom du navire).
Nous n'étions pas ailleurs était plus juste.
Posséder cette femme plus belle que les autres. Comme si elle promettait. Elle semblait appartenir à sa beauté. La déposséder était une plus juste idée.
Une rue étroite. Il pleuvait doucement. J'étais ivre ou sale. Les enseignes étaient éteintes. On entendait la voix d'une femme. Elle se plaignait. Qu'avait-elle vaincu cette nuit ? Pourquoi cette déception ?
L'animal gisait sous les arbres, là où il venait d'expirer.
— Va chercher ta part, me dit ma femme. La part du coup de fusil dans l'œil.
Maintenant nous glissions dans la neige. Il n'y avait plus que nous et cette copie conforme de l'immensité où nous sommes tout.
— Tu te rends compte ? murmurait-elle au passage des rochers nus.
Le lac rutilait sous la lune.
— Nous nous sommes perdus, dit-elle.
Je la rassurais. Le palais apparut au fil de l'eau à l'endroit que je lui montrais.
— Tu mens, dit-elle.
Elle croyait à un mirage maintenant. Quand nous posâmes nos pieds sur la première marche, elle se retourna pour applaudir les eaux tranquilles du lac. Je n'existais plus.
L'oiseau tomba comme une pierre.
— Mais tu n'as pas tiré, dit-elle sans se lever. Elle avait le nez dans son verre, prête à tout.
En attendant, je cultivais des fleurs au pied des murs de la maison.
— Que sais-tu des saisons ?
Joyeuses fenêtres où nous nous rencontrions encore.
Nous étions seuls. La pluie avait chassé les promeneurs. Même la barque s'en allait. Il était trop tard pour l'en empêcher. J'étais jaloux.
Notre histoire pouvait commencer par ce voyage que nous n'avions pas encore entrepris. Nous étions d'accord là-dessus. En attendant, nous nous préparions à d'autres séparations.
Nous arrivâmes un jour d'orage. Elle trouva le site grandiose. L'hôtel était médiocre. Je lui montrai les fissures dans le plafond. Elles ne tardèrent pas à goutter. Nous poussâmes le lit sous la mezzanine.
— Combien de temps pouvait-il pleuvoir dans ce pays, à cette époque de l'année ?
L'hôtelier leva une tête absurde, si absurde que je n'entendis pas sa réponse.
— Nous ne reviendrons pas par le même chemin, me dit-elle.
Hier, elle souhaitait le contraire. Je n'avais pourtant pas cherché à la convaincre.
Il y avait longtemps que je n'étais pas monté dans un train. Je reconnus les paysages. Une gare me sembla étrangère. Elle avait seulement changé de nom, m'expliqua-t-on.
— Ne vous laissez pas aller. Contractez ce muscle. Pensez que rien ne se finira sans vous. Guide pléonasme.
Revenir ne me tourmentait pas. Retrouver ne m'affecterait pas plus. Revivre était si improbable que je crus un instant que c'était justement ce qui était en train de m'arriver.
Nous ne comprenions pas la langue. Il était encore question de respecter une coutume, une croyance, un être au-dessus des autres, une relique ou la représentation d'une force souterraine. Je m'agenouillai pour prouver ma soumission. La femme en habit de prêtresse se mit à rire et une espèce d'enfant de chœur me prit par le bras pour m'obliger à me remettre debout. Je l'interrogeai du regard.
— Différent, dit-il en français.
— Différent de quoi ? lui demandai-je.
Pas comprendre fut sa seule réponse et il se mit à rire lui aussi. Je m'éloignai. Suite du voyage solitaire : s'éloigner en regardant derrière soi.
L'homme semblait prier. Je fis un détour. J'arpentais le pré maintenant. Le château me sembla très différent de ce que j'en connaissais par les livres. Mais l'accueil était le même. À ma fenêtre, je constatai avec stupeur que l'homme priait toujours.
Nous devions nous rejoindre dans cet hôtel. J'arrivai avec un jour d'avance. Et je les vis arriver.
— Pourquoi eux ? me demandai-je.
— Ne goûtez pas à la nourriture des rues. Vous le regretteriez vite. C'était un conseil. Je passai outre. Des regrets ? Oui. Mais peut-être pas les mêmes.
Le bonheur est le même. Sinon, oui, c'est exotique.
L'homme nous offrit ce qui pouvait être une amulette. J'en observai longuement la géométrie.
— C'est parfait, me dit l'homme.
Il détruisait la perfection que je croyais avoir découverte sans lui. Je lui fis signe de s'en aller. Il s'éloigna lentement. Je ne l'avais pas remercié. Mais il était trop loin maintenant pour comprendre mes sentiments à son égard. Tristes tropiques !
Notre hôte improvisait. Nous le regardions voleter entre la table du salon autour de laquelle nous demeurions silencieux, et l'étroite cuisine où il débouchait des bouteilles et ouvrait des boîtes.
— Vous êtes venus de si loin, répétait-il.
Mais il était arrivé avant nous.
— Prenez garde à ne pas vous prendre dans les filets de cet animal, dit-il sans se retourner.
Il marchait devant nous, plus vite que nous, et il s'éloignait. Nos tentatives de réduire cette distance n'y pouvaient rien. Il arriverait avant nous. De quel animal parlait-il ?
— Voici le jardin. Vous y prendrez l'air le soir venu. Vous apprécierez la fraîcheur. Je vous y rejoindrai. Mais commencez la conversation sans moi. Et rassurez-vous, je n'y changerai rien.
La chaleur nous accabla. Elle se plaignit de l'humidité. Un insecte était la cause d'un œdème qui déformait son épaule. Puis le lac, immobile et vert. Une embarcation des plus précaires était amarrée au bout d'un ponton dont les planches affleuraient la surface de l'eau. Elle y découvrit des poissons et s'arrêta pour les observer. Le marinier s'impatientait. Il se tenait debout dans la barque, l'aviron sur l'épaule.
— Nous nagerons à la godille, m'expliqua-t-il.
De l'autre côté du lac, nos amis sautillaient sur un autre ponton pour nous saluer.
— Vous venez, madame, dit le marinier.
— Ce sont des..., dit-elle en passant entre lui et moi.
— Des quoi ?
Et elle répéta le nom des poissons.
— Asseyez-vous, madame, dit le marinier.
Elle prit place à la poupe.
— Non, dit-il, nous nageons à la godille, et elle se leva sans lui demander d'explication. Je n'ai jamais entendu ce nom, dit-il en installant l'aviron.
La barque pivota. Je venais de décrocher l'amarre.
— Ce sont vos amis ? demanda le marinier.
Il aurait peut-être désiré commenter leurs gesticulations.
— Nous voyageons ensemble, dit ma femme.
Nous étions au milieu du lac.
— Vous feriez bien de mettre votre chapeau, dit le marinier à ma femme.
Elle mit le chapeau et passa une bonne minute à y intégrer ses cheveux.
— Comment appelez-vous ça ? dit-elle.
— Un aviron, madame, dit le marinier.
Elle eut un geste d'impatience.
— Non, non, dit-elle, cette manière de... de...
— De nager, madame. Godille, madame. Je ne l'ai pas inventé.
Son œil brillait. Il me regardait.
— Et vos poissons, dit-il, ce sont vraiment des comme vous avez dit ?
Elle répéta le nom des poissons. Elle regardait les muscles du bras.
— Je ne l'ai pas inventé non plus.
Cette fois, il éclata de rire. Et elle se mit à rire elle aussi. J'étais furieux, mais pourquoi le paraître ? me dis-je. Et je leur offris un sourire qui put leur paraître parfaitement artificiel. Il disait sans s'arrêter de rire :
— C'est trop compliqué pour moi.
Elle était ichtyologiste. Et je me vantais d'avoir étudié l'entomologie quand elle était encore au berceau. Depuis le début de notre voyage, je m'étais montré ennuyeux à force de connaissance. Je reconnaissais tous les insectes dont nous croisions le chemin. Celui qui l'avait piquée pouvait être un vulgaire moustique. Comme elle ne l'avait pas vu et qu'il avait échappé à ma vigilance, je m'étais amusé à en inventer le nom vulgaire. Cette grossièreté ne l'avait pas amusée. Le marinier, qui marchait devant nous, me demandait de le décrire. Ma description ne pouvait pas l'inspirer. Il n'avait jamais vu cet insecte. Je me trompais peut-être.
— Je suis entomologiste, dis-je sur le ton de l'universitaire qu'on prend pour un technicien de surface parce qu'il vient de ramasser quelque chose par terre.
— J'vous crois, dit-il.
Je n'avais pas voulu me moquer de lui mais elle lui révéla le pot aux roses. Il ne m'en voulait pas. Il avait d'ailleurs oublié le nom et la description fantaisiste de l'insecte qu'elle n'avait pourtant pas inventé. Nous arrivâmes sur la berge du lac. L'épaule de ma femme avait enflé.
— Nous n'arriverons jamais à temps, me dit-il dans l'oreille.
— Qu'est-ce que vous en savez ? lui dis-je.
— Ce n'est pas une plaisanterie, dit-il doucement mais il n'entendit pas ma question, il était déjà dans la barque et il nous faisait signe de le rejoindre.
La maquette était séduisante. Il nous précisa qu'elle était incomplète. L'essentiel échappait encore à sa perspicacité.
— L'autre soleil, dit-il, le suivant, et ma petite pierre.
Nous passâmes dans le salon. Elle me confia qu'elle le trouvait un peu fou :
— Vous changerez peut-être d'avis quand il vous aura séduite.
Il me demanda d'éclairer le bas du mur.
— Vous voyez, dit-il, que le sol est plus récent que le mur.
Il gratta la plinthe.
— Qu'est-ce que je vous disais ? exulta-t-il en me forçant à diriger le faisceau de lumière sur l'éclat qu'il venait de pratiquer avec, dit-il, tant de facilité.
Je m'approchai.
Notre monde a mis sur le chemin des voyages et nous avons écrit et lu des récits d'aventures pour remplacer l'immobilité passionnelle de nos théâtres. Puis le même monde nous a confinés dans nos appartements et dans nos rues, et nous avons préféré l'investigation policière. Aujourd'hui, nous perfectionnons notre œil, ou notre regard si vous préférez l'utile à l'agréable. Nous n'allons plus nulle part. Nous ne demeurons plus. Finies aussi les balades en trottinette. Nous n'avons pas trouvé le repos. Ni la solution. Nous en sommes aux réductions géométriques et aux vectorisations complexes. Serons-nous compris ? Comme nous comprenons les voyageurs et les policiers ? Quelle sera notre place dans le temps libre qui nous devra tout ?
— Cet homme pourra éclairer votre chandelle, dit-il.
L'homme en question nous souriait.
— Non, non, je n'éclaire rien, dit-il, mais je connais l'origine des choses qui vous fascinent depuis que vous êtes notre hôte.
— Ne regardez pas derrière nous. Ils nous surveillent. Ils attendent ce signe d'abandon à la prépondérance de leur présence. Les lieux ne leur appartiennent pas. Ils ne prétendent pas le contraire. Mais leur plus grand plaisir serait de vous y retenir pour toujours. Magie des lieux.
Un bain nous remit les idées en place. Nous venions, ces derniers jours, d'en échanger de franchement farfelues. Nous prétendions nous connaître, peut-être nous aimer. Mais nous étions arrivés et l'eau nous sépara. Je nageais jusqu'à l'autre bout du bassin. Enfin seul.
— Si vous en trouvez un semblable...
— Je ne vous promets rien.
— Mais je ne vous demande pas de me le promettre !
L'homme qui nous attendait sous la pluie se signala par l'agitation de son parapluie. Il avait l'air heureux d'en avoir fini avec cette attente.
— Vous n'avez pas de parapluie, dit-il à ma femme qui s'était réfugiée sous le sien.
— Non, dit-elle, nous ne pensions pas... mais elle n'acheva pas sa phrase. L'homme ouvrit une porte et nous invita à entrer.
— Ils n'ont pas de parapluie, dit-il à une femme étrangement belle qu'il présenta comme l'une des siennes.
— Le cochon, me dit ma propre femme pour commenter cette coutume.
— Vous n'avez pas de parapluie ? me dit la femme en m'indiquant la place qui serait la mienne à table pendant toute la durée de notre séjour.
— Nous n'avions pas pensé à la pluie, dis-je en m'asseyant.
— Oh ! Il pleut beaucoup ici à cette époque de l'année, dit-elle.
Je le regrettais presque.
— Non, non, dit-elle, la pluie est bonne.
Son regard me chavirait. Ma femme s'en aperçut.
— Nous achèterons un parapluie, dit-elle, et même deux si nous n'en trouvons pas un assez grand pour abriter notre amour.
La femme rougit et dit que l'amour était le plus beau des sentiments. Elle le mettait au-dessus de tout. Elle avait même failli en mourir. Ma femme écarquillait ses yeux. Notre homme reparut. Il exhiba un parapluie.
— Un parapluie pour deux, exulta-t-il.
Ma femme lança un :
— Il n'y a pas de miracle !
Les animaux nous encerclaient. J'avais éteint la lampe.
— Es-tu couché ? demandait-elle. Elle était restée près du feu et buvait.
— Vous voyez cet arbre jaune. Deux doigts à droite, le rocher et sur le rocher l'être dont je vous parlais hier soir.
N'écrivez pas à vos amis. Ils n'attendent rien de vous si vous leur avez promis de revenir. Revenez un jour et excusez-vous de ne pas avoir écrit. Leur patience ne résistera pas à cet aveu.
— Je disais que je vous aimais en femme du jour. À la fin, vous étiez dans le rythme.
— Mais j'y suis encore. Regardez !
Un homme misérable arpentait le quai. Nous venions de lui refuser l'aumône sur le conseil de notre ami.
— Sinon, expliqua-t-il, vous les aurez tous sur le dos.
Tous... la misère, la différence, ce contre quoi nous ne pouvons plus rien maintenant que le monde nous appartient. L'explication valait un remerciement de notre part. Nous nous y résolûmes sans nous consulter, simultanément veux-je dire. Qu'en penser ?
Surtout ne deviens pas obscur par abondance de reflets !
Le chemin montait vers le temple. Un homme multicolore interdisait l'accès. Il était en armes. Des armes désuètes. Je souris. Mon nom ne lui disait rien. Il fallait attendre. Il nous montra les rochers en haut du talus.
— Vous pouvez vous asseoir, dit-il. La nuit tombait mais le soleil illuminait encore cet endroit qu'aucun arbre ne protégeait tandis qu'une végétation anarchique décorait l'autre côté du chemin, qui pouvait être une pente ou un précipice.
— Vous connaissez l'endroit ? demanda ce gardien.
Je fis non de la tête.
— C'est un bel endroit, dit-il.
Il secoua son aigrette en éternuant.
— Vous reviendrez souvent, dit-il, tout le monde revient, personne ne peut oublier.
Je dis que je le croyais.
— Ce n'est pas moi qu'il faut croire, dit-il, vous comprendrez quand vous serez à l'intérieur, on ne peut pas en parler, même après dix visites, c'est grandiose. On se sent meilleur aussi, plus proche de ce qu'on devient, exactement ce que tout le monde devient, on n'a pas le droit d'appeler cela la mort.
Il frémit en prononçant ce mot. Il me montra le dessin sur son tablier.
— Je suis initié, dit-il, ce n'est rien, il ne faut pas croire ce qu'on vous a raconté.
— On ne m'a rien raconté, dis-je, rien en tout cas à propos de l'initiation, je suis venu en simple visiteur.
Il me regarda comme s'il me connaissait depuis toujours.
— L'initiation ne vous dit rien, hein ? finit-il par dire.
Je ne savais rien de l'initiation. On m'en avait parlé mais elle ne me concernait pas. Il commença à forer la terre entre ses pieds, avec la lance dont le fer brillait par éclats bleus.
— Oui, dit-il, il n'y a pas beaucoup de candidats à l'initiation.
Il me jeta un regard peut-être aimable.
— C'est sans doute à cause de ce qu'on raconte.
— Je n'en savais rien et je le dis.
— Vous savez exactement de quoi je veux parler.
Il était agacé par ma politesse. Il ne le disait pas. Sa révolte ne pouvait pas m'atteindre. Il ajouta cependant :
— Quelqu'un vous en a parlé, non ?
Je dis que non, personne. Je mentais.
— Vous ne savez rien mais vous avez une recommandation.
J'avais perdu la recommandation. Mon nom ne lui disait rien, mais il avait une mauvaise mémoire. On lui avait sans doute demandé de retenir mon nom. Il s'excusait maintenant. Il me croyait sincère. Il le dit.
— Dans ce cas, laissez-moi passer, dis-je.
Il y avait de l'ironie dans ma voix.
— J'ai bien peur que non, dit-il, mais vous n'attendrez pas longtemps, il arrive avec la nuit, il vous reconnaîtra et j'en serai quitte pour payer mon amnésie.
Où avait-il appris ce mot ? La question était hors de propos. Mais je détournais la conversation vers ce sujet. Il s'en étonna au bout d'un moment. Mais il était trop tard. Je savais tout de lui et il ne savait plus qui je pouvais être.
— Je ne savais pas que vous écriviez.
— Vous ne me lirez peut-être jamais.
— C'est confidentiel ?
— Pas du tout. Je souhaite qu'on me lise au contraire.
— Dans ce cas je renouvelle l'expression de mon désir.
— Et moi mes craintes.
— Je ne vous comprends décidément pas.
— C'est que je ne suis pas en train d'écrire.
— Vous devenez obscur. Écrivez-vous de cette manière ?
— Que voulez-vous dire ?
— Moi, rien. Je ne dis rien. Je ne sais plus.
— Je vous condamne à l'expectative.
— À cause de votre obscurité. Le mélange de deux couleurs est toujours une autre couleur. Par contre, le mélange de deux tons différents, c'est un jeu de hasard que vous semblez bien connaître.
— Et cela ne vous rend pas curieux de ce que j'écris ?
— Je ne vous lirai peut-être jamais.
— Mais vous savez que j'écris. Et ce que j'en pense.
Encore un journal de voyage ! Des pages de reconnaissances. Certes, on ne s'ennuie pas. On regrette seulement de ne pas se rencontrer.
Facile existence des maîtresses.
— À force de ne pas dormir dans le même lit, ou le sien seulement.
— Ça vous rend nostalgique.
— Et elles reviennent au galop.
— Vous l'emmenez loin ?
— Je l'emmène longtemps.
— Votre retard m'intrigue ?
— Il m'a désorienté.
Belle croissance des voyages. C'est un jardin. Le détail est exotique, mais l'ensemble très ressemblant.
Le guide prétexta une enflure de la cheville due à une entorse ou à une mauvaise alimentation. Quelle que fût la cause de son mécontentement, il nous accusait. Ma femme lui donna une pièce. Il parut satisfait et s'en alla en multipliant les remerciements jusqu'à ce que nous ne l'entendissions plus. Son éloignement dura une bonne heure, le temps qu'il fallut au soleil pour se coucher.
— Crois-tu que nous avons eu raison de l'écouter ? me demanda ma femme.
Je haussai les épaules.
— Il serait encore visible, dis-je, si la nuit n'était pas tombée.
— Il nous voit, tu crois ? dit ma femme.
J'observai le feu.
— Il sait où nous sommes, dis-je, et il le saura toujours, dommage que tu aies perdu les antibiotiques.
Il crachait dans le feu toutes les deux minutes malgré ce que venait de lui dire ma femme au sujet des vapeurs et de l'air qu'on respire.
— Nous sommes tous faits du même sang, dit-il quand elle fut trop découragée pour continuer de chercher à le convaincre.
Il cracha toute la soirée, à peu près la même quantité exactement toutes les deux minutes.
— Mais où trouve-t-il tant de salive ? fit ma femme au bord du désespoir.
Elle n'expliquait pas non plus sa régularité d'horloge. Ou elle n'y pensait plus.
Nous enterrons les statuettes un peu plus loin, dit-il en montrant l'endroit qui était une clairière sur la pente d'une colline de l'autre côté de la vallée.
— Vous aimez les statuettes ? demanda-t-il en souriant.
— Le pont est dangereux, dit-il. Il vaut mieux descendre jusqu'à la rivière. Il y a des serpents dans la rivière. C'est une meilleure mort.
Ma femme était sur le point de crier.
— Venin hallucinogène, dit-il pour expliquer son choix. On voyage avant de mourir. Pas de cri. Pas cette vitesse, vous savez ? C'est mieux, croyez-moi.
Il était assis sur un des tonneaux de sa fabrication.
— Ce n'est plus un objet utilitaire, dit-il. Je choisis sa familiarité, je la perpétue. J'ai un fils, vous savez ? Vous avez un fils, vous ? La femme aussi a perdu son utilité. Je n'en ai jamais sculpté. Et vous ?
Sa femme préparait la boisson. Nous l'entendions piquer la glace.
— Mon fils veut étudier, dit-il. Elle dit que c'est inutile et il lui répond qu'il est seulement curieux et qu'il n'a pas envie de se raisonner comme elle voudrait. Pas envie ! dit-elle, c'est seulement une question d'envie ! Elle lève les yeux au ciel et dit : ce que je veux !
Le touriste avait plongé la tête la première dans cette eau limpide et verte. Il n'était pas remonté. On explorait le fond avec un saladier de verre. Il a trouvé quelque chose, dit un des nègres, et il ne veut pas qu'on sache ce que c'est. Je jetai un œil morne dans le fond du saladier qu'il maintenait à deux mains à la surface de l'eau.
Elle avait dépensé plus que de raison. Je le lui reprochai. Elle me montra les babioles.
— Mais enfin ! m'écriai-je, ce ne sont que des fanfreluches !
Elle me regarda sans comprendre.
— Je fais ce que je veux de mon argent ! déclara-t-elle enfin.
Je me dressai sur mes ergots.
— Oui mais, fis-je, tu deviens incompréhensible !
Sa réplique ne tarda pas :
— Ce qui n'a rien à voir avec mon argent !
J'étais vaincu.
— Et obscur, dit-elle pour conclure.
— Votre femme est magnifique.
— Vous voulez dire : parce que la pluie s'est arrêtée ?
Extase en plein après-midi. La femme est noire et géante, peut-être enfant d'ailleurs mais nous ne parlons pas la même langue.
J'étais venu chercher le bonheur. Je. Être. Imparfait. Venir. Chercher et ne pas trouver.
Autre extase le jour suivant. La femme est différente, étrangement belle, elle connaît ma langue. Elle se souviendra de moi, c'est du moins ce qu'elle affirme. Elle a des yeux d'une profondeur... mais de quelle profondeur sont atteints les yeux des filles de mémoire ?
Il revenait du bain. Une méduse l'avait inquiété mais il s'en était tiré. Il avait aussi mis le pied sur un animal étrangement musclé. L'invisibilité, le muscle, l'eau était peuplée de rêves.
Cette fois la femme manquait de charme. Elle me caressa le cou, si longuement que je ressentis clairement les prémisses du sommeil.
— Dormez, dit-elle, si c'est le sommeil que je vous inspire.
La pluie nous surprit à la même heure mais dans des lieux si différents que nous fûmes obligés de reconnaître qu'il ne s'était pas agi de la même pluie.
— C'est idiot, dit ma femme, d'ailleurs vous êtes tous idiots.
Elle venait de perdre au jeu à cause d'une coupure d'électricité. Mauvaise joueuse, elle avait claqué la porte du casino et la pluie s'était mise à tomber.
— Une troisième pluie pour expliquer sa mauvaise humeur, dis-je à mon ami qui n'était donc pas né de la dernière pluie.
Son rire en disait long sur les rapports qu'il entretenait avec elle et rien sur ma relation à la pluie qu'on multiplie par les récits.
La maison était vide quand nous arrivâmes. Nous nous installâmes sur la terrasse. Une collation avait été préparée à notre attention. De l'autre côté de la clôture, des animaux nous regardaient. Ils paraissaient tranquilles et presque domestiques.
— Ce sont des fauves, dit ma femme qui regarda sous le coussin de sa chaise avant de s'asseoir.
— Il a toujours eu une passion pour les fauves, dis-je mais je me rendis compte aussitôt que nous en avions déjà parlé.
C'était il y avait deux ou trois jours. Il avait laissé un mot à l'hôtel où nous logions.
— Si vous êtes (ici mon nom), écrivait-il, passez me voir chez moi (ici le nom de la propriété).
— Monsieur (ici son nom) ? fit le portier.
Oui, il le connaissait bien,comme tout le monde ici. À cause des fauves, oui.
— Une sale manie, dit le portier en grimaçant.
Il se frappa le bras avec le tranchant de la main, un peu au-dessus du coude et il grogna en même temps. Je ne pus réprimer un frisson accompagné d'un refroidissement de surface.
— L'œil, c'est autre chose, dit le portier.
Je voulais en savoir plus. Je racontai l'histoire à ma femme qui cornait la carte de visite de mon ami d'enfance. Manchot à cause de sa passion pour les fauves, il avait aussi perdu un œil en combattant des hommes. La légende ne disait pas si son cœur ou son esprit avait été touché. Le portier n'aimait pas approfondir le malheur des autres. Il s'en tenait à ce que n'importe qui pouvait savoir et il n'en savait pas plus. Il n'accepta pas le billet de banque que j'avais laissé sur le comptoir.
— Quand irons-nous ? dit ma femme.
Mon ami n'avait pas le téléphone. Je fis porter chez lui une lettre assez brève dans laquelle, après l'expression de ma nostalgie, je demandais si la journée du vendredi était de sa convenance. Nous reçûmes le soir même la réponse. Vendredi était une bonne journée.
— Il y avait peu d'imprévus à redouter, disait mon ami, je vous attends dans la matinée, à l'heure qu'il vous conviendra, je suis un lève-tôt.
Nous nous couchâmes en nous promettant de ne pas en rêver. Ma femme redoute mes rêves qui sont la cause essentielle de ses insomnies. Je ne me réveille pas. Je n'ai même aucun souvenir des raisons de mes cris. J'ai l'impression d'avoir dormi paisiblement. Il fait encore nuit quand je me réveille. Elle dort peut-être. Pas question de la tirer de sa léthargie. Je la caresse doucement. J'ai une admiration profonde pour son corps. Elle le sait peut-être mais nous n'en parlons jamais. Il est vrai que mon corps n'est que le corps de l'homme qu'elle aime. Je l'ai surprise plus d'une fois dans la contemplation muette d'un corps capable de l'émouvoir. Nous avons peut-être décidé de ne pas parler de nos émotions autres que celles à propos desquelles nous sommes toujours d'accord.
— Ton ami est un baroudeur, me dit-elle.
Nous étions couchés. Les portes-fenêtres étaient grandes ouvertes. Le sol du balcon brillait sous la lune et à travers la balustrade, on pouvait voir le halo de la ville toute proche. Ses seins étaient étonnamment décrits par cette demi-lumière. C'était la première fois qu'elle prononçait le mot baroudeur, en tout cas devant moi. Rêvait-elle éveillée ? Je redoute ce rêve depuis longtemps. Mais j'ai une croyance aveugle en sa fidélité. Je m'endormis. Le lendemain, nous étions sous la véranda et nous attendions le retour de mon ami. Un mot laissé par lui sous un verre nous informait qu'un des fauves était malade et qu'il s'était rendu d'urgence en ville pour y acheter des médicaments.
— Il les aime, dit ma femme.
Cela pouvait vouloir dire :
— Qu'est-ce que tu aimes à part moi ?
Je regardai encore les fauves qui n'avaient pas bougé depuis que nous étions assis de chaque côté de la table, pris de vertige par notre bavardage.
— De quoi meurent les animaux ? dit ma femme.
Elle n'attendit pas ma réponse.
— Quelle étrange possession, dit-elle. Vous vous connaissez depuis longtemps ?
Je ne répondis pas. Notre ami arrivait.
— A-t-il changé ? lui demanda ma femme sans lui laisser le temps d'ouvrir la bouche.
Il sourit. Il était ravi. Il n'avait encore rien dit. Il prit le verre qu'elle lui offrait et il se mit à en vider le contenu tout en la regardant. Enfin le verre quitta ses lèvres.
— C'est le même, finit-il par dire. Mais c'est vous qui m'étonnez !
Elle rougit. Elle est merveilleuse quand elle a honte de sa beauté. Il posa le verre sur la balustrade. Un singe le regardait comme s'il attendait la permission d'en lécher le fond. Mon ami lui caressa l'oreille entre le pouce et l'index. Nous regardâmes le singe tirer la langue.
— Je vous étonne ? dit soudain ma femme.
Mon ami caressa son oreille. Elle devint cramoisie. Elle se serait mise à pleurer s'il ne l'avait aussitôt sidérée :
— Dans le temps, dit mon ami, il préférait les hommes.
La femme en question nous fascina pendant tout le temps qu'elle prit pour se baigner. Nous étions assis sur les rochers et elle pouvait nous voir. Mon ami nagea dans la même eau mais sans s'approcher d'elle.
— Je la veux, avait-il dit avant de plonger.
Elle s'était retournée en entendant l'eau dérangée derrière elle. Elle attendit qu'il refît surface. Il émergeait dans le mauvais sens. C'était moi qu'il regardait et, éclaboussant encore son visage, il me cria que l'eau était bonne et que je devrais en faire autant que lui. La femme me sourit puis elle se mit à nager vers le large. Elle atteignit bientôt un îlot rocher. Une mouette s'envola. Je n'avais toujours pas plongé et mon ami se livrait à des démonstrations ridicules. Elle était encore dans l'attente. Je ne pouvais plus distinguer son visage. Mon ami sortit de l'eau pour me dire que ce n'était peut-être pas une femme.
— Mais qu'est-ce qu'une femme qui ne lui ressemble pas ? finit-il par dire.
C'était comme si elle venait de lui arracher la vérité. Il se sécha à l'ombre d'une avancée rocheuse qui servait aussi de plongeoir. Puis il s'endormit dans cette ombre. La femme revint. Elle nageait vite mais la marée montante la soumettait à une dérive qui finirait par la mettre à portée de mon regard. Son corps passa juste sous le rocher. Elle ne m'avait pas regardé. Elle mit pied à terre un peu plus loin sur la plage et elle continua son chemin, s'éloignant de nous. Mon ami me reprocha seulement de ne pas l'avoir réveillé. La nuit tombée, il avait oublié. Il ne la reconnut pas. Il me demanda seulement qui était cette jeune et jolie femme qui m'avait souri en passant près de notre table.
— Une amie, dis-je.
L'amie d'un ami. Un autre ami. Une autre époque. Nous la reverrons sans doute. Mon ami aime ces rencontres. Nostalgie, bonheur perdu et retrouvé par la magie de la conversation. Tu aimeras mon ami. C'est un joueur. Comme toi. Non, elle ne joue pas. Oublie-la.
— Vous n'êtes pas heureux avec nous ? Votre femme non plus ne s'amuse pas. Vous ne jouez plus ensemble ? Ni avec les autres ?
Nous attendions le retour de la péniche, assis à la terrasse d'un café où elle démontra son adresse. Les balles retombèrent finalement l'une après l'autre dans le panier.
— C'est extraordinaire, dit quelqu'un.
Je n'avais rien dit. La péniche s'annonça par un coup de trompe derrière l'écluse. Nous disposions d'encore dix bonnes minutes. Elle en profita pour montrer son talent de funambule. De là haut, bien sûr, elle pouvait voir la péniche.
— C'est curieux, dit-elle, je crois reconnaître (ici le nom d'une amie).
— Bravo, dit son admirateur sans chercher à en savoir plus.
Elle le salua et, d'un bond, se retrouva parmi nous.
— À toi, chéri ! fit-elle en me lançant sa chaussure.
— Vous aussi, dit l'admirateur en se tournant vers moi.
Je ris pour le tenir à distance.
— Je ne sais pas encore de quoi je suis capable, dis-je.
Médusé, il fit le tour de la table et examina la chaussure. Ce qui provoqua l'hilarité de tout le monde.
Petite scène de genre au bord d'une rivière. Des cueilleuses y lavaient des fruits.
— De quoi parlent-elles ? me dit quelqu'un.
Leurs voix ne franchissaient pas la rivière. Nous nous montrâmes.
— C'est clair, entendis-je (je ne regardais plus depuis un bon moment), elles parlent de nous. Nous leur achèterons ces fruits, si ce sont bien des fruits qu'elles prétendent nous mettre sous la dent.
Un seul voyage. Et nous étions heureux. Mais surtout ne pas recommencer. Ne pas revenir sur les lieux. Ne pas prendre le risque des comparaisons non plus en inventant d'autres lieux.
— Vous ne reviendrez pas.
Je ne suis pas revenu. Vous haïrez ces tentatives, mais vous n'y croirez plus.
— Vous répéterez mon expérience comme j'ai répété celle d'un autre. Que voulez-vous savoir de lui ?
Puis nous nous sommes arrêtés. Nous avons marché jusqu'au haut de cette rue. Les maisons étaient désertes. Encore une rue et nous avons atteint la plage. Toi et moi dans cette immense cité où tous les habitants reviendront l'été prochain. Je ne te croyais pas. Mais c'était bien la fin de l'été.
— Nous ne savions plus où nous allions !
— Perdus pour perdus, nous avons tenté de descendre, nous promettant de nous en tenir à une ligne droite.
— Ces ronces ! Ces fleurs que je ne voulais pas piétiner.
— Nous entendions l'eau d'un ruisseau.
— Le vent dans les branches. J'ai cueilli un fruit. Peut-être une prune.
— Nous n'étions pas loin du village.
— D'ailleurs il y avait des traces de pas.
— Un vieux brabant rouillé. Une pancarte illisible.
— Indéchiffrable. Il l'a déclouée.
— Ne pas toucher au brabant !
— Tu ne riais pas. Tu disais que nous étions perdus.
— Tu te plaignais de l'humidité.
— Tu exagérais pour me rendre folle.
— Je n'en voyais plus la fin. Elle avait envie de pleurer.
— Pourquoi n'ai-je pas pleuré ?
— Pourquoi t'ai-je écoutée ?
— Nous ne trouvions pas le ruisseau.
— Tu pensais que c'était un ruisseau.
— C'en était un ! Mais tu ne le cherchais pas.
— Ce n'était pas un ruisseau. Plutôt un bruit mécanique.
— Mécanique ! L'eau ? Tu avais peut-être peur.
— Non, non, pas peur, il me semblait que c'était... calculable.
— Il s'est mis à regarder un arbre comme si c'était une personne.
— C'était un chêne (évitons le jeu de mots facile : elle ne comprend pas !)
— La broussaille était ouverte. J'ai pensé à une bête.
— Mais c'était un être humain.
— La peur !
— Un paysan aux mains occupées à écarter les branchages. Il nous invitait à passer devant lui. Vous êtes les locataires ? me demanda-t-il. Je ne compris pas tout de suite. Je le regardais en attendant l'explication.
— La maison doit être froide à cette époque de l'année, dit-il.
— Humide surtout.
— Nous n'avons pas réussi à allumer le feu.
— Cette cheminée n'a jamais marché. Elle a pris feu une fois.
— Je le savais. D'où ma prudence. Et la taille du feu que je tentais d'allumer.
— Et moi qui me caillais !
— Un verre à la main, un peu partie.
— Tu étais ridicule. Ce feu ! Il n'y a pas assez de bois !
— Il faut des braises. Ensuite il n'y a plus qu'à l'entretenir.
— Je vais chercher du bois.
— Il y en a bien assez. Reviens !
— Mais je voulais un feu à la hauteur du froid. Je suis sorti cinq minutes et je n'ai pas trouvé le bois.
— Je t'avais dit derrière la grange.
— Derrière, il faisait noir, la terre descendait le long du mur...
— Je rentrerai le bois, proposa le paysan. Si vous voulez.
— Il nous a conduits jusqu'au chemin. Elle lui parlait du ruisseau. Il y avait des tas de ruisseaux. De belles truites ! Il me montra sa main : Je n'ai pas besoin de tout leur attirail, allez !
— Il parlait de toi sans le savoir. Tu as rougi. Il s'est demandé pourquoi. Mais c'est d'un discret, ces paysans ! Nous ne reviendrons pas l'année prochaine.
— Je m'en vais sans toi.
Comment le lui dire ? Partir, c'est ne plus la revoir. Voyager avec elle, c'est lui donner raison. Or, elle a tort.
— J'ai perdu l'argent du voyage. Au jeu ? Quelle idée ! Je l'ai perdu ou on me l'a volé. Je dis que je l'ai perdu parce que je connais le voleur.
Trouver une excuse. Inventer un personnage. Mettre l'histoire dans sa bouche. Se souvenir qu'on ne lui ressemble pas.
Il pourrait pleuvoir. Ce serait plus facile. Fenêtre ouverte sur cette lenteur.
Une fugue me fit traverser une forêt. J'y rencontrai d'autres fugueurs. Nos silences. Nos distances. Cette manière de nous séparer. Nous étions agités par des idées et nous revenions pour nous ressourcer.
Route accidentée par les orages. L'humidité pénètre et déroute. Une paresse légitime nous engourdit. Peu de questions. Mais on s'interrogeait encore sur des significations. Autres ruines, même dialogue.
Lire les 340 versions du même conte. En tirer un enseignement sur la seule manière de l'écrire.
Le feu couvait dans la broussaille. Des pailles de braise traversaient la route. Des gens étaient réunis autour d'un puits. Quelqu'un s'était jeté dedans.
Des oiseaux tournoyant sous les nuages. Nous les regardions à travers le feuillage des arbres. Nous étions couchés sur l'herbe humide. Des escargots nous exploraient. À quoi jouions-nous ?
Nous aperçûmes la mer au-dessus de la roche. Elle me montra la goélette. Nous vîmes aussi un cargo fumant. En nous approchant, nous effrayâmes des mouettes. Nos pieds dans l'eau côtoyaient des coquillages. Elle trouva un galet à la mesure de ses espérances. Le soleil commençait à tomber sur l'horizon. Une barque arrivait à la godille. L'homme criait son nom.
Nous nous jetâmes la tête la première dans ce bouillonnement. Je retrouvai facilement le gisement de corail, mais elle était arrivée avant moi.
— Pouvons-nous aller plus loin ?
Nous ne nous tenons plus la main. Elle pose des questions et je réponds. Je dis ce que je sais et non plus ce que j'attends d'elle.
Des enfants jouaient dans les rochers. Ils s'éclaboussaient, se poursuivaient, se surprenaient, se mesuraient. Et nous nous abandonnions.
Nuit qu'il faut partager avec les autres parce qu'ils font la fête en plein air. Je ne me décidais pas à les rejoindre. Elle perdit patience et s'endormit.
Quels rêves l'agitaient ? Ils agissaient sur la lettre que j'écrivais à une autre pour lui demander si elle m'avait oublié.
Un matin, sur la terrasse, elle découvrit le nid de fourmis qui nous importunait depuis le début de notre séjour. Nous en informâmes le gérant. Il promit de nous débarrasser de ce fléau. Il montrait du doigt le tueur de parasites. C'était un homme de taille moyenne, un peu chauve, toujours hésitant. Je ne l'avais jamais entendu parler. Il nous serra la main et réitéra la promesse du gérant. On pouvait lui faire confiance. Il n'en était pas à son premier essai.
— Partez tranquille, nous dit-il, et revenez avec la certitude que j'en aurai fini avec ces satanées fourmis...
C'était sa vie qu'elle détruisait, pas la nôtre.
Une nouvelle fleur, un insecte ressemblant à un autre insecte mais qui en diffère par les reflets de sa cuirasse et le chant de ses ailes, nous n'en finissions pas, les ruines parlaient, les chemins menaient quelque part, les nuits à la belle étoile avaient un sens. Elle trouva une nouvelle couleur dans la terre et des cristaux inconnus au fond d'une flaque. Ses mains transportaient une histoire ou préparaient le futur. Mais je n'ai pas eu le temps d'achever le livre que je lisais pour oublier que c'était elle que je suivais.
— Excellente occasion de vous divertir un peu, nous dit-il. Naturellement, les femmes sont intouchables et je ne vous conseille pas d'aller au bout de cet alcool. Voulez-vous que je vous accompagne ?
Il avait une recette contre la mélancolie. Il avait une recette pour chacun des maux qui nous affectaient quand il se mettait à pleuvoir ou que nous étions perdus. Il aimait ces mots. Il n'en avait jamais éprouvé le contenu mais leur agencement le réjouissait facilement. Il se demandait s'il retiendrait tous ces noms de plantes, de minéraux et même d'animaux qui étaient majoritairement des insectes et des reptiles. Il oublierait peut-être tout. Comment ne pas oublier ? Et nous avouions ces maux. Ils étaient peut-être réels. Ils convenaient à sa recherche. Qui sait ?
— Écrivez-vous ce qu'elle ne veut pas lire ? Non, n'est-ce pas ? Et bien je ne dis rien de ce qui l'éloignerait de moi. Pourquoi cet attachement ? Ce n'est pas de l'amour, nous avons toujours su que ce n'était pas de l'amour mais nous n'en avons jamais parlé. Elle me ressemble si peu.
Notre guide tomba dans une brèche dissimulée par la broussaille. Nous le vîmes s'enfoncer lentement. Il s'accrochait aux branches de cette étrange végétation dont nous ne voyions plus la fin depuis trois jours.
Une heure de repos nous exaspéra. Elle souffrait de nausées et ma cheville me torturait. Une femme en avait sucé le venin. Étrange femme entre elle et moi. Elle ne parlait pas notre langue.
Nous arrivâmes en même temps que la nuit. La porte était ouverte et le chien nous observait depuis un bon moment.
— Il n'est pas méchant, nous dit-il, vous pouvez entrer.
Le chien nous suivit.
— C'est un bon compagnon, vous verrez, nous dit-il en nous quittant.
Nous n'avions pas prévu le chien. Mais elle attendit qu'on soit seul pour me le reprocher.
De loin, c'était deux enfants tournoyant autour de l'arbre. Puis ce ne furent plus des enfants. L'un d'eux tenait un couteau, l'autre un bâton. Et l'arbre était leur père. Infranchissable et central.
Le puits sentait mauvais.
— Buvez, dit-il, l'eau est bonne, c'est la fleur que vous sentez, elle est bonne aussi, pour l'amour, pour tout.
Rêve de ce matin : je poursuis un personnage que je ne reconnais pas. Il se jette dans l'eau d'un canal. Je m'arrête et le menace pendant qu'il marche sur l'eau. Son nom me brûle les lèvres et je me réveille. Depuis ce matin, je ne peux rien faire pour empêcher de retrouver son nom. Je lui en parle. Elle a une théorie. Nous passons une bonne heure à tenter de la vérifier. En vain. Puis le nom me revient. Elle veut savoir. Elle me harcèle. Nous avons fini par nous disputer en plein repas à propos d'autre chose.
Des gosses jouaient au tison avec des chauves-souris. Nous étions à la fenêtre et elle me demandait si c'était une manière de les capturer. Je n'en savais rien. Dans mon enfance, on utilisait les mégots du grand-père, qu'on fichait au bout d'une tige de noisetier. Mais je n'avais jamais capturé de chauve-souris de cette manière. Une seule avait mordu à l'appât, un soir de pleine lune, et le mégot avait cessé de briller.
Le soir, nous nous attardons sur une terrasse que nous partageons avec nos voisins. Nous avons chacun notre table et nous partageons la lumière de la même lampe. L'interrupteur est dans leur chambre.
Elle revint du marché avec une robe qu'elle ne mettrait jamais. Elle l'avait achetée pour mettre fin à son désir de la posséder.
Il y avait des soldats de l'autre côté du parc. Ils fumaient et ils buvaient, ils jouaient aux cartes et se disputaient. Un officier venait de temps en temps et ils retournaient à leur poste. L'officier repartait par le même chemin. On voyait la fumée de sa pipe au-dessus de la broussaille.
Personne ne savait mais le boutiquier se lança dans une explication que tout le monde comprit.
— Vous reviendrez ?
— L'année prochaine. Ou peut-être pas.
— On oublie vite, dit-il, surtout s'il ne s'est rien passé.
— Je vous remercie pour hier. Ma femme aussi vous remercie.
— Ils oublieront. Revenez l'année prochaine. Oubliez tout.
Le verre contenait un vin épais. Elle y trempa un doigt et le suça. Ils la regardaient. Ils attendaient son opinion. Elle recommença pour les exaspérer. L'année dernière, elle avait bu le verre d'un trait.
Il n'y avait pas assez de place pour tout le monde sur le pont de la goélette. Nous n'étions pas arrivés assez tôt et nous dansions sur le quai. Quelque chose se passa sur la goélette. Le capitaine parut pour nous dire que ce n'était rien de grave, mais nous savions qu'elle était à bord et à bout de nerfs.
Les soldats nous demandèrent si nous avions des cigarettes. Elle offrit son paquet. Ils voulurent tous l'embrasser. Ensuite ils me demandèrent si c'était ma femme et je le leur dis. J'étais seul contre eux, incapable de lutter contre cette solitude.
Elle glissa. Nous l'avions prévenue mais elle s'était entêtée comme d'habitude. Nous glissâmes à notre tour parce que l'un de nous avait glissé derrière elle. Quand mon tour arriva, la glissade me surprit un peu avant l'endroit où nous étions censés reproduire la sienne. Les suivants se méfiaient de mes traces. Ils les évitaient comme si elles étaient capables de leur transmettre le mal qui me rongeait.
L'extase nous surprit un peu. Nous avions d'abord songé à une conversation. Des oiseaux surgissaient de l'ombre des dunes. Puis les voiles de la goélette apparurent. Elle me dit qu'elle venait de songer qu'elle ne quitterait plus jamais cet endroit.
Le vent, la pluie, des éclaircies, les changements de la lumière. Nous avions passé la journée à guetter leur arrivée.
Il n'y avait plus rien à savoir. Nous nous éloignâmes. L'étranger est méprisable quand on est en voyage sur ses terres. Quand il visite les nôtres, et que notre tour est venu de l'instruire, sa tranquillité nous angoisse.
— Ne répondez pas, me dit-il, laissez-moi répondre à votre place.
Et il se mit à gesticuler. De temps en temps, il me frappait le front avec le bout de son index. Plus tard, quand ils eurent enfin succombé à ce qui avait dû être les explications valables de mon compagnon, je lui demandai ce que signifiait cette agitation et le doigt sur mon front.
— Rien, dit-il, mais si vous leur parlez calmement, ils ont l'impression que vous vous moquez d'eux.
La neige tombait maintenant. Le monde se refermait. On entendait les chevaux dans la grotte.
— Ne restez pas dehors, me dit-il, il va faire nuit. Je rentrai. Le feu procurait une lumière dansante mais aucune chaleur. Elle était avec eux et écoutait leurs conseils. Je ne voulais plus rien savoir.
Un moine nous mentit plusieurs fois à propos des reliquats. Il voulait vendre des copies. Il pouvait bénir toutes les reproductions. Il regrettait seulement de ne pouvoir multiplier les originaux que de cette triste manière. Il nous montra les moules, la matière première qui était une terre lisse et grise, le four qui crachait le feu comme un dragon, les enfants chargés de peindre les motifs, il n'avait pas de secrets pour les voyageurs. Il me regarda fixement pour me demander ce que je pensais de ce qu'il pensait des voyageurs. De toute évidence, il n'attendait aucune réponse. Mais comment oublier cette question ?
— C'est facile, nous dit-il, et il recommença.
Le nœud était le même. Je l'examinai encore une fois.
— Il n'y a pas de secret, dit-il, ce n'est qu'une devinette.
Il nous demandait de réfléchir. Sa lampe promenait un disque de lumière sur la paroi. Puis il nous rassura : personne ne comprendrait jamais. Nous sortîmes et il nous vendit la carte postale où tout était expliqué.
La végétation s'épaississait. Je lui demandai s'il était sûr que c'était le chemin.
— Un autre chemin ? dit-il. Vous vous imaginez que c'est possible de trouver un autre chemin qui ne soit pas le bon. C'est que vous n'avez rien compris à notre forêt.
Je n'avais pas vraiment faim. Nous avions mangé du rat à C* et du serpent à K*. Nous avions aussi goûté les délices de la salive de leurs femmes. Il grimaça quand je lui appris que chez nous, on broie le raisin avec les pieds.
— Les femmes ne sont pas des femmes, nous expliqua-t-il. Il n'y a que des hommes. Nous voyons des femmes à la place des hommes et des enfants à la place de notre passé.
La route disparut dans le lit d'une rivière. Pas de pont, ni de gué et sur l'autre berge aucune trace de route. Nous traversâmes tout de même la rivière. L'horizon nous avait manqué pendant plus d'une semaine et maintenant nous étions sur le point de regretter nos crises de claustrophobie.
La porte s'ouvrit.
— Non, non, dit-il, plus loin, plus loin.
Il sortit et referma la porte derrière lui. Il pouvait nous accompagner jusqu'au bout de la ruelle, mais pas plus loin.
— Vous plus loin, plus loin, dit-il.
L'officier ne montait pas le cheval. Il le sortait de l'écurie et l'attachait au dossier du banc où il passait lui-même à peu près tout le temps de la garde. Si les soldats faisaient trop de bruit, il allait les raisonner. En général, ils se montraient dociles, mais si l'un d'eux dépassait les limites des convenances, il le dénonçait dans un rapport et il avait toujours la satisfaction de ne plus le revoir. Il ne se préoccupait pas de savoir ce qui lui était arrivé et il était désolé que les autres lui en voulussent. Il se sentait seul et mal-aimé. Il y avait ces rapports, le plaisir de les écrire et surtout la satisfaction de constater qu'ils n'étaient pas sans effet.
Après l'étourdissement causé par un brusque changement de direction, il y eut ce profond dégoût pour cette recherche qui nous apparaissait maintenant inutile et difficilement justifiable. Il nous conseilla le sommeil, mais nous ne le trouvâmes pas. Le désir se compliquait d'une attente.
Une nuée de papillons jaunes et blancs, mais nous n'étions pas surpris, nous attendions quelque chose pour mettre fin à notre silence.
Le torrent charriait des glaçons, elle s'en rendit compte alors qu'elle avait presque atteint l'autre berge et elle demeurait immobile au milieu de l'eau bouillonnante, nous demandant de venir la chercher. L'un de nous se décida enfin à traverser le torrent, mais un peu plus bas, l'eau tournoyait autour des rochers blancs, elle s'impatientait. Il se hissa sur la berge et commença à marcher sur les rochers. Le soleil l'éblouissait. Elle se plaignait de douleurs lancinantes dans les genoux et ne sentait plus ses chevilles, une minute avant une douleur aiguë lui avait arraché un cri qui avait un tant soit peu déséquilibré son sauveur au moment où il enjambait un filet d'eau tranchant comme un rasoir selon ce qu'il disait. Nous attendions, un peu inquiets, agacés aussi parce qu'elle changeait encore d'avis et que le temps passait.
Les insectes la terrorisaient s'ils n'étaient pas ailés. Ou bien elle leur arrachait les ailes pour expliquer sa peur.
Nous rencontrâmes un voyageur fatigué de voyager. Il nous parla de ces années. Les avait-il perdues ? Il pouvait en parler et même écrire à leur sujet. Il pouvait perdre son temps de toutes les manières maintenant que ce temps lui manquait. Mais il ne voulait ennuyer personne.
Il nous montra un masque assez effrayant et nous expliqua le rôle du personnage.
— Vous savez jouer ? me demanda-t-il.
Le masque s'appliquait exactement à ma douleur. Disait-elle.
L'homme qui était tombé du haut de la statue vivait encore. Des policiers écartaient la foule. Elle était parmi eux mais ils ne la laissèrent pas porter secours au blessé qui agonisa après qu'elle eût renoncé à leur faire entendre raison. Elle était désolée. Une femme ne sauve pas un homme. En tout cas pas d'une mort certaine.
Des danseuses en costume traditionnel nous accueillirent à l'entrée du temple.
— Vous voulez danser ? me demanda l'une d'elles.
J'ébauchai maladroitement un pas de gavotte. Elles m'encouragèrent à recommencer. J'étais désorienté. Et je me perdis dans une foule qui prétendait s'intéresser à la gavotte. C'était eux aussi des montagnards.
J'avais négligé le temps. Faute primordiale. La nuit ne fut pas une surprise. On me le reprocha assez. Je ne dormis pas pour monter la garde et ni même en fuite quelques animaux à peine entrevus.
Caresse du temps. Étais-je de ceux qui continuent d'exister quand les autres ne sont plus là pour en témoigner ? Et par quels autres sont-ils remplacés ? Comment expliquer le temps si l'autre est toujours l'autre et moi plus jamais moi ?
J'avais emporté un lexique rudimentaire. Je lui enseignai quelques mots, ceux qui me semblaient les plus utiles. Il ne retint cependant que les deux ou trois que je n'avais pas traduits pour lui éviter de se compliquer l'existence.
Des marionnettes. Le théâtre est un drap vertical.
— Voulez-vous jouer ?
Le dé qu'il avait jeté donnait le chiffre de mon jeton. Je fis un pas en direction du théâtre. Où allais-je sans m'en rendre compte ? Pourquoi cette question puisque j'ai joué le rôle jusqu'au bout ?
Je voulais la coiffer. Elle était rebelle. Je n'avais pas besoin d'en savoir plus pour le moment.
— Jouez ! me dit-il.
Elle secoua son adorable chevelure.
— Vous reviendrez ?
— Vous reviendrez ?
Toujours la même question. Toujours la même réponse.
Je n'avais aucune raison de m'en prendre aux exigences de sa beauté.
Des apparences. Comme un mur entre moi, ce que je veux être, et le reste du monde, ce que je suis plus certainement. Le mur n'est évidemment pas un miroir et le monde n'est pas transparent.
Une bête morte. Tuée par la main de l'homme. Je regarde l'homme. C'est un chasseur. L'autre est un cuisinier. Et cet autre encore un bon compagnon. Que demander de plus ? Qu'elle m'aime ? Allons, voyons !
La plaine était inondée. Il pleuvait encore par intermittence. Nous installâmes le camp sur les hauteurs. La nuit, l'écoulement des eaux exagérait des arrachements silencieux, fragments d'une réalité que j'étais venu chercher.
— Êtes-vous (ici mon nom) ?
Je répondis que nous nous étions perdus.
— La dame aussi ? demanda-t-il en lui prenant la main.
Les hommes étaient vêtus de peaux, les femmes ceintes de paille. Ils se démenaient comme des fous et elles accompagnaient ce désordre d'un chant au rythme lent à peine marqué par le tambour que l'une d'elles portait sur son dos. L'enfant frappait la peau tendue en poussant un cri à chaque coup. Dans le feu, le cadavre donnait des coups de pied au ciel.
Il punaisa le plan sur le mur et elle l'éclaira avec la lampe-tempête. Il indiqua l'endroit où nous nous trouvions. Le fleuve n'était pas loin. Cependant, le mauvais temps nous retenait ici et il nous racontait ses aventures. Une bête mourait à chaque chapitre et de temps en temps il recevait l'amitié d'un indigène naturellement insoumis. Aucune femme, sinon celles qui l'observaient et haïssaient en secret.
Il collectionnait des fragments d'êtres humains. C'était parfaitement illicite. Mais nous étions des amis.
Il m'enfonça la tête dans le buisson. Une épine me traversa la joue.
— Si vous criez, me dit-il, nous sommes mangés.
Le fauve sentait la crotte. Il ne nous avait peut-être pas vus. Il regardait autre chose. Mais quoi ?
Un homme vint nous avertir que la route était coupée.
— Coupée par quoi ? demandai-je.
Son orteil traça une croix dans la poussière.
On me réveilla une bonne heure avant l'aube. La cérémonie allait commencer. On me conduisit dans une vaste pièce haute de plafond et très lumineuse. Maintenant je devais attendre et, si j'avais de la chance, je verrais ce que j'étais venu voir. Ou je ne le verrais pas. Dans un cas comme dans l'autre, je devais m'en tenir à l'immobilité et au silence. Peu importait la discrétion, je ne trouverais pas les mots. Mais parlions-nous la même langue ?
Des militaires étaient réunis autour d'une borne. Je me décoiffai mais passai mon chemin. Plus tard, je retrouvai l'un de ces militaires à la terrasse d'un café. Il me reconnut lui aussi et s'approcha de ma table.
— Nous avons tous fait la guerre, me dit-il.
— Demandez-lui si c'est le chemin, criai-je au chauffeur à travers la vitre qui nous séparait de lui.
L'autre, sous la pluie, montrait du doigt un panneau qui indiquait la direction d'où nous venions. La vitre s'ouvrit.
— Il veut qu'on retourne d'où on vient, me dit le chauffeur.
Le bateau voisin était en fête. Nous passâmes la soirée à les regarder danser et se chamailler autour du buffet. Puis toutes les lumières s'éteignirent en même temps. On les entendit se baigner. Le silence les absorbait.
Le poisson, une fois sorti de l'eau, me parut dérisoire. Ses viscères dégoulinaient sur le pont. Dans l'eau, elles attirèrent les requins. Elle était fascinée, inaccessible. La nuit tomba sur son silence.
Le nègre était nu. Il nous expliquait que les femmes blanches avaient toujours cet effet sur son organisme. Il n'aurait pas aimé qu'une négresse eût le même effet sur nous. Mais il fallait se résoudre à ne rien expliquer. Et continuer de se haïr comme si les femmes n'existaient pas.
Le chemin disparut. Ce n'était pas la première fois. Je regardai désespérément en arrière. Notre poussière s'élevait au-dessus de la broussaille. Si nous voulions tuer un autre animal, il fallait continuer.
— Ce sont des traces ? demandai-je.
Il reniflait la terre et nous assurait qu'il ne s'était jamais trompé.
— Pourquoi le chemin était-il interrompu ? demandai-je.
Il jeta en l'air une poignée de poussière.
— Qu'est-ce que ça veut dire ? dis-je au chasseur.
Il me regarda d'un air étonné.
— Vous voulez tuer un autre animal ? me dit-il.
Je répondis que oui.
— Dans ce cas, jetez vous aussi une bonne poignée de cette sacrée poussière dans l'air que nous respirons avec lui et avec tous les membres de sa race.
Il voulait me sauver.
— C'est un prêtre, me dit-il.
— Un prêtre ?
L'homme en question avait plutôt l'air d'un vagabond à la recherche du gîte et du couvert. Il se tenait sur le perron, indécis et souriant. Sa houlette martelait le plancher. C'était un rythme compliqué, pas facile à mémoriser.
— Il s'est trompé de chemin, me dit mon compagnon. C'est ce qu'il dit.
Il referma la porte. Par la fenêtre, je vis le soi-disant prêtre s'éloigner à grandes enjambées. Il se dirigeait vers le soleil, tournant avec lui, légèrement, précisément.
— Qu'est-ce qu'il prophétise ? demandai-je.
Ma mémoire continuait son effort malgré moi. Au matin, nous le dépassâmes sur la route. Il nous reconnut. Avait-il perdu sa houlette ou bien l'avait-il plantée à un endroit précis de cette terre ?
— Vous ne pouvez pas passer sans permission, dit le garde.
— Dans ce cas, dis-je, où nous faut-il demander la permission.
Il secoua la tête.
— Il n'y a pas de permission, c'est impossible, dit-il.
Je descendis de la voiture. J'avais aperçu un autre garde qui exhibait une étoile sur chacune de ses épaules.
— Vous ne pouvez pas passer, me dit-il, la sentinelle aurait dû vous le dire.
Je lui demandai si nous pouvions obtenir une permission. Nous n'étions que des touristes à la recherche d'un peu d'émotion.
— Vous avez tort, me dit-il, mais je vais vous rendre service.
Une minute après, il me tendait le laissez-passer dûment tamponné.
— Je ne vous demande même par votre nom, me dit-il.
Quand vous apercevrez le verger au bout du chemin, vous ne serez plus loin de la maison. J'espère que vous arriverez avant la nuit. Il n'aime pas qu'on frappe à sa porte après le coucher du soleil. Il a ses habitudes et son idée sur les autres. Je ne peux pas dire que ce soit un bon voisin. Pas mauvais non plus, malgré les procès. Ce sont mes chevaux. Nous avons des chevaux dans la famille depuis trois générations. Avant, nous étions domestiques. Il a un ancêtre voleur de chevaux. Le juge s'est rendu plusieurs fois sur les lieux pour constater les dégâts que les chevaux ont causés aux arbres. Ce sont des cerisiers. Un beau spectacle au printemps. Les chevaux rongent l'écorce des arbres pour que je ne sais quelle raison. Le juge lui a donné raison. Il a fallu payer les dommages. Le prix d'un cheval à chaque procès. Voilà ce qu'il nous coûte. Il vous racontera l'histoire à sa manière et vous le croirez peut-être puisque la justice s'est mise de son côté. Vous ne pouvez pas vous tromper. Si vous entrez dans le verger, vous verrez la toiture grise de la maison. Il n'y a pas de chien.
Petite Diane au pied blessé par une épine. Nous passâmes notre chemin.
Il neigeait. Le bois était vert. Le pain rassis et le vin piqué. Je ne trouvais pas le sommeil. Elle dormait. La fenêtre ne jointait pas. J'entendais le vent dans les feuillages. Nous étions seuls. Au bout du chemin.
Demain, le soleil ! nous cria-t-il du bateau. Il nous avait promis l'étonnement d'une culture. La pluie nous avait arrêtés à la lisière de la forêt. Le bateau disparut dans la brume.
Une femme nous montra le chemin. En passant devant la carcasse d'un camion, je lui demandai ce qui était arrivé. Elle se lança dans une explication étourdissante. Nous dûmes nous arrêter pour l'écouter. C'était une histoire inachevable. Elle ne connaissait pas les personnages mais avait entendu leurs noms. Ils ne nous ressemblaient pas. Ils cherchaient de l'or. Et ils en avaient peut-être trouvé. Elle cracha sur l'aile rouillée du camion et nous invita à continuer, et l'histoire n'en finissait pas. Nous nous séparâmes à la croisée des chemins. Il y avait une fin à cette histoire, mais nous fûmes incapables de la trouver ou au moins d'en proposer une qui satisfît notre légitime curiosité de promeneurs temporels.
Le serpent avait l'air d'une statue. Je savais qu'il était bel et bien vivant et qu'il pouvait devenir dangereux, mais la statue s'imposait et je désirais cette aventure. Jusqu'à quel point ?
Le camion s'arrêta net.
— Bon maintenant vous descendez, nous dit-il, je n'ai plus d'essence, vous continuerez à pied, ce n'est pas loin, envoyez-moi quelqu'un avec un bidon d'essence.
Nous atteignîmes l'auberge peu avant la nuit. Nous demandâmes le bidon d'essence et indiquâmes l'endroit où il attendait avec son camion. L'aubergiste haussa les épaules :
— Il s'est moqué de vous, il ne va jamais plus loin, il sait bien pourquoi.
Le lendemain, nous repassâmes au même endroit, il nous attendait. Il avait dormi dans le camion et avait eu froid. Nous lui donnâmes du café. Nous n'avions pas d'essence à part celle du camion qui nous ramenait mais le chauffeur refusa de pomper le réservoir et il interdit désormais qu'on lui adressât la parole maintenant qu'on prétendait se montrer aimables avec, dit-il, ce voleur fils de chien. Celui-ci se contenta de sourire. Il avait des amis. On pouvait partir tranquilles. Et nous partîmes. Il nous salua longuement. Notre chauffeur nous maudissait dans sa langue. Nous le quittâmes sans lui dire au revoir et il nous claqua la porte au nez. Nous avions encore beaucoup de chemin à faire et mille autres énigmes à résoudre. Nous interrogeâmes notre nouveau chauffeur. Il n'était pas de la région, il regrettait de ne pas pouvoir nous renseigner. Mais il connaissait quelqu'un qui éclairerait notre lanterne.
Les lumières s'éteignirent toutes ensemble. Des instrumentistes continuaient de jouer chacun de leur côté. Ils s'éloignaient. Était-ce déjà fini ? Le fleuve scintillait. La barque pouvait être celle de la mariée. Après tout pourquoi pas une fin provisoire ?
Il y avait ce moment de la journée où nous n'avions plus rien à nous dire. Nous n'avions peut-être rien vécu. Nous avions seulement éludé la question du retour.
Une nuit, je descendis voir les crocodiles dans le bassin. Ils étaient éclairés par deux lampes halogènes situées de chaque côté du bassin. Le gardien ne dormait pas. Sa chaise craquait sous lui et il fumait des mégots qu'il jetait en l'air et qui retombaient en tournoyant sur les carcasses sombres et immobiles. Je remontai. Elle ne dormait pas.
Nous cherchâmes tout l'après-midi un endroit où passer la nuit. Elle devenait difficile. Ses prétextes pour refuser l'hospitalité dénotaient une certaine mauvaise foi. Et bien sûr elle exigeait qu'on en discutât ensemble.
Je ne voulais pas manger le poisson parce qu'il était cru. Elle s'exhibait et ravissait. On me proposa un fruit qu'on ouvrit d'un coup de couteau. Il fallait éviter de manger les nervures à cause de leur amertume.
— Vous n'êtes pas encore partis !
— Demain il fera jour.
Témoins, les statues. Violées par les oiseaux.
Il voulait nous accompagner jusqu'à C**. Elle n'y voyait pas d'inconvénient. Il me posa la question.
— Pourquoi le faire attendre ?
Qu'avais-je oublié en chemin ? Elle en parlait avec les autres.
— Vous ne pouvez pas revenir par ce chemin, nous dit-il.
Et il nous expliqua pourquoi. L'autre chemin était plus long et surtout sans intérêt.
— Nous revenons, n'est-ce pas ? dit-elle. Alors...
Une fois engagé dans cette brèche, il était difficile d'envisager de renoncer à aller jusqu'au bout. Ce glissement n'avait qu'un sens. Ce qui alimenta notre imagination.
Elle voulait passer devant. Il lui donna la lampe.
— Éclairez le plafond, lui recommanda-t-il.
La même proposition, sortie de ma bouche, aurait provoqué une interminable discussion. Mais elle avançait en silence, scrupuleuse comme elle sait l'être si l'on n'a aucune raison de chercher à vaincre sa ténacité.
Il actionna le mécanisme. La figure pivota d'un quart de tour. Maintenant elle me regardait et je voyais à travers elle.
Vous buvez trop, me dit-il. On vous ne buvez pas ce qui vous manque. Regardez comme elle semble heureuse avec les autres. Et vous n'y êtes pas.
L'étape suivante se passa en résolution d'énigmes. Elle était enchantée. Elle trouva même quelques-unes des réponses à ces questions de tranquillité. Il était ravi. Le soir, il me demanda si je m'étais ennuyé. Je répondis que non, je m'ennuyais rarement, en tout cas pas avec elle.
Il était tard ce matin quand on lui apprit qu'il était devenu aveugle. L'année dernière, il avait perdu l'ouïe. Il me reste trois sens, pensa-t-il et aussitôt il se sentit ridicule. Je me demande s'il pleut. Il pleuvait hier, si c'était hier. Il avait peut-être encore plongé dans le coma. L'expression était d'elle. Il n'avait pas eu la sensation de plonger. Il le lui avait précisé tandis qu'elle plongeait mentalement avec lui. Elle ne l'écoutait pas. Elle l'avait rarement écouté depuis. Il s'était dit qu'il valait mieux perdre l'usage des oreilles plutôt que celui des yeux. Il y avait eu cette même sensation de ridicule. Il lui en avait parlé. Que lui dirait-il maintenant qu'il rêvait assez régulièrement à son inexistence ? Les livres tombaient en silence. Il avait pris l'habitude des fenêtres. Elle lui en avait fait le reproche et il l'avait regardée. Le jardin fleurissait. Elle sortait pour cueillir des fleurs. Quel silence ! Elle traversait sa vie en somnambule. Il craignait de la réveiller. Une fois par semaine, il relisait les coupures de journaux. On ne voyait pas son corps parmi les autres. Il n'était pas tombé. Il n'avait pas été arraché. Le comptoir avait absorbé cette énergie. Il pleuvait. Comme c'était l'été, on avait laissé les portes ouvertes. Les voitures ralentissaient à cause des flaques. Il pouvait se passer n'importe quoi. À l'infirmerie improvisée sur le trottoir d'en face, on examina rapidement ses oreilles. Elle était là, ébouriffée, montrant ses dents. Elle saignait un peu dans ses cheveux. Elle s'exprimait par signe. Ça n'arrive qu'une fois, comprit-il. Ils s'en étaient sortis. Le médecin expliquait qu'il y avait des cas plus urgents. On retourna à la maison. On vivait à la campagne, avec les fleurs. On avait des voisins patients, lents quelquefois. Ça va rendre les choses encore plus difficiles, disait-elle. Il lui fallait ce temps pour la comprendre et il l'exaspérait déjà. Ils venaient de vivre une année morose, l'un en face de l'autre, presque toujours de chaque côté de quelque chose. Il avait fait l'inventaire de ce mobilier. Le monde s'était tu d'une façon si inattendue, si définitive ! Ils retournèrent plusieurs fois au restaurant. Il semblait qu'il ne pouvait plus exploser. Ils rapprochèrent ces tristes agapes. Ils étaient à la recherche d'un rythme. Elle ne pouvait pas comprendre. Il exerçait sa vue. S'il avait d'abord perdu la vue, il aurait le souvenir d'un effort presque contraire pour compenser cette perte. Au restaurant, ils s'asseyaient à n'importe quelle table, ce qui défrisait le majordome. Il les conduisait toujours au même endroit, sous des frondaisons amères. L'apéritif était accompagné de cerneaux. Ils avaient encore refusé de s'asseoir à cette table. Pourquoi insistait-il ? Elle pensait qu'ils arrivaient toujours à la même heure. Pourquoi pas cette raison ? Il avait des liens de parenté avec elle. Par jeu, ils se comparaient, nus sous la fenêtre, entre le radiateur et la première chaise. Ils ne parlaient plus de l'explosion. Il ne vécut pas la deuxième. Cette fois il fut emporté. Avant midi, on lui annonça que ses yeux ne voyaient plus.
Il voyait quelque chose. Elle le détrompa. Elle n'avait pas été blessée. Elle lui parla de la table. Heureusement qu'ils l'avaient encore refusée. Elle avait sûrement raconté l'anecdote au policier qui était entré dans la chambre. La pluie, pensa-t-il pendant ce temps, est maintenant réduite à l'interaction de ma peau, de mon nez et de ma langue, c'est à dire de la totalité de ma surface. Il avait déjà pensé à cette éventualité. Ne le lui avait-elle pas reproché ? Ils avaient eu un an pour en débattre. Ils ne s'étaient pas disputés. S'il pleuvait ce jour-là comme le premier de cette aventure, sa situation d'homme au lit dans une chambre aux fenêtres fermées l'empêchait de s'en rendre compte, d'en profiter peut-être. Les pluies d'été, il faudrait les attendre. Pas question de goûter aux autres. Elle veillerait à sa santé. Heureusement, se dit-il, je ne suis pas muet. La parole n'est pas un sens, mais tout de même ! Il se révoltait doucement. La surdité avait en effet augmenté le débit de sa conversation. Il avait d'ailleurs appris à ne plus lutter contre ce silence particulier. Il n'était plus capable de mesurer le sien. Elle s'en réjouissait peut-être. Il pouvait tellement l'imaginer maintenant ! Il l'imaginerait encore plus précisément au fil de sa nouvelle peau. Elle finirait par ressembler à un personnage. Il songea à cette expérience du personnage. Il la sentait. Elle était assise au bord du lit, appuyant un bras sur le dosseret, agitée par l'effort de la conversation. On entendait la respiration du policier. Ses pieds grattaient la plinthe. Il devait être assis. La pluie, si c'était elle, martelait le rebord d'une fenêtre entrouverte. J'ai eu tort de penser qu'ils pouvaient l'avoir fermée sous son influence. Il lutta contre l'espoir.
Ils étaient peut-être seuls maintenant qu'elle avait tout dit à l'enquêteur. Quel besoin avait-elle éprouvé de trahir le secret de leur exil ? Ils vivaient depuis longtemps dans l'anonymat. Il n'avait jamais été un activiste sérieux. Il avait pensé à une espèce de monument assez discret, la façade de la maison familiale, par exemple, aurait exhibé une plaque à la fois explicative et commémorative. Le jardin, peut-être, avec ses allées de lauriers et ses robiniers. Il n'aurait rien exigé. Elle se serait chargée de les convaincre. Elle avait ce charme. Il comptait sans doute sur elle. Il lui avait confié sa fragilité. Elle était si distante quelquefois ! Ils étaient seuls. Elle ferma la fenêtre. Il ne protesta pas. Elle remonta le drap sous son nez. Elle parlait. Il y avait presque un an qu'il écoutait cette vibration. Il en devinait le sens. Elle se laissait aller à cet écoulement. Quand il commençait à parler, elle tentait de l'interrompre en posant sa main sur ses lèvres, main légèrement acide, rapide, contrainte. À quoi le temps et leur histoire avaient-ils réduit leur intimité ? Il n'y avait plus de dialogues dans ces récits. Les scénaristes s'en plaignaient. Maintenant, il supprimerait les descriptions. Quel plaisir, les descriptions ! Les dialogues aussi lui avaient procuré du plaisir. Il n'y songeait plus. Il oublierait les descriptions. Les personnages entreraient sans raison. Il imaginerait un public. Il pouvait encore écrire, avoir une conversation, marcher même et caresser ce corps à défaut de posséder les autres. Il continuerait de rêver à une maison, avec ou sans elle. Il en possédait plus de la moitié du prix. Ils en parlaient quelquefois.
Elle préférait les voyages. Il redoutait d'avoir à franchir cette frontière. Ils avaient eu tant de mal à trouver ce refuge ! Petit, il avait promis à son père de toujours revenir à la maison, malgré les aventures. Son père était soldat. Il possédait des armes et ne les cachait pas. Un jour d'autres soldats sont venus prendre les armes. Son père n'avait pas protesté. Une heure avant cette intrusion, on était à table. L'oncle, qui était un commerçant, un invité qui parlait beaucoup et son père qui avait utilisé plusieurs fois le dialecte de sa tribu. Les armes étaient accrochées au mur. Il y en avait d'autres dans une vitrine. Il savait que la plus importante était dans le tiroir du bureau. C'était un pistolet automatique, une arme qui avait l'air d'un joyau et que son père traitait comme un joyau. Le bureau était à moitié dans l'ombre des rideaux. L'après-midi était agréable. On entendait les abeilles dans la vigne des murs. Son père était sorti pour ouvrir le portail. On voyait les passants qui ralentissaient pour regarder à l'intérieur de la cour. Le commerçant avait parlé de la fierté et de la nécessité de changer pour continuer d'exister avec la même fierté. L'invité n'avait pas l'air d'un commerçant, si l'oncle était l'archétype de ce genre humain. Il ne ressemblait pas non plus aux soldats que l'enfant connaissait. C'était peut-être un penseur. Il mangeait comme un soldat mais il n'en avait pas le regard. Il était venu avec sa femme, une petite fille aux dents de nacre que la mère avait posée dans la cuisine comme un objet inutile. Elle examinait un peu de thé dans la paume de sa main et elle en parlait. La mère haussait les épaules. L'eau bouillait sur les braises. L'enfant observait les autres enfants qui étaient peut-être ses frères. Il admirait les cheveux des filles. Elles avaient cette douceur qu'il retrouva ensuite chez toutes les femmes, ce qui ne cessa jamais de l'étonner tant sa mère en manquait. Son père la traitait quelquefois de paysanne de la montagne. Ils riaient dans le lit. On entrait dans la chambre pour la parfumer. Pourquoi la bonne était-elle chinoise ? Il se passa beaucoup de temps avant qu'il ne connût une autre Chinoise. Il avait aussitôt rejoint ce passé pour en changer la couleur. Il avait consacré du temps à ces changements. Toute l'adolescence et sa vie de jeune homme, de l'étudiant au jeune cadre. La bonne avait des enfants qui lui ressemblaient. Ils ressemblaient à un tas d'autres personnes. Jamais elle ne parla de la Chine. Elle aussi examinait le thé dans la paume rouge. Elle déploya une feuille. Le soleil entrait par la baie vitrée. On voyait l'allée bordée de briques. Un jet d'eau éclaboussait le pavé. Les roses formaient un buisson dans un triangle de lumière blanche. Comme le portail était ouvert, on ne pouvait s'empêcher de regarder dans la rue. Plus tard il peignit cette perspective. Il en connaissait toute la géométrie. Les chants d'oiseaux ressemblaient à leurs cages, reflets stridents, un mur couvert de vigne remontait jusqu'à la source du bassin. Son père méditait sous les orangers. Il s'appuyait sur un bâton. Ses filles se moquaient de sa lenteur. Jamais elles ne comprirent sa blessure de soldat. De quoi était-il mort ? Il avait mangé avec eux. Il se tenait bien à table, par respect pour la nourriture. Il n'aurait rien respecté d'autre si son père ne lui avait pas enseigné que c'était la nourriture de tous les hommes. Les pauvres qui mendiaient sur le seuil de la maison s'en régalaient les jours de fête. On avait déjà marié une des filles et on s'apprêtait à en marier une autre qui était la plus belle de toutes. Il était jaloux de cette beauté, sachant toutefois qu'il ne pourrait jamais rien en dire, même par bouffonnerie. Il avait mangé les légumes fondants et lorgnait les desserts. Les filles et les autres enfants lui faisaient des pieds de nez par-dessus le dossier des fauteuils. La radio diffusait des airs populaires en sourdine. Trouveraient-ils le pistolet auquel il tenait tant ?
Il se trahirait peut-être lui-même. On aurait le temps de les voir arriver dans l'allée. Il tournerait la tête sur sa gauche, légèrement. Il les haïrait. Il les avait peut-être haïs. Ou bien ils étaient passés comme un orage d'été, entraînant la tiédeur des feuillages, à leur place flottait l'odeur de la terre entrouverte, les rigoles s'arrêtaient. En entrant dans la salle à manger, ils furent réduits au silence. Ils avaient dérangé la tranquillité du jardin. Maintenant, ils s'arrêtaient et ils regardaient cet intérieur sobre et magnifique. La radio jouait encore. Le rideau de la cuisine était tombé sur une scène immobile. Les filles étreignaient les enfants dans les fauteuils. Les trois hommes s'étaient levés. Ils ne saluaient pas. Ils ne demandaient rien. Son père montra le mur et la vitrine. Le cœur de l'enfant devenait dur à force de ralentissement. Il était demeuré assis. La main de son père l'avait contraint à cette position. Il n'avait jamais désobéi. Il avait tourné la tête légèrement sur la gauche pour les regarder avancer comme des insectes dans l'ombre progressive. La main de son père s'était posée sur son épaule. Il pouvait tourner la tête. Il aurait voulu ne pas regarder le bureau mais c'était au-dessus de ses forces. Son cerveau fabriquait déjà des excuses. Il pouvait voir le tiroir, sa serrure dorée, la clé oblique, l'ombre de la clé sur le pied qui s'arrondissait. Ils décrochèrent les armes du mur et ouvrirent la vitrine. Deux d'entre eux étaient chargés de porter cet arsenal. Ils se pliaient pour entrer dans l'espace décrit par la bandoulière et l'arme. Les autres souriaient. Les armes cliquetaient. Les trois hommes s'étaient assis et la main pesante de son père avait quitté l'épaule. L'oncle s'était remis à manger. Le rideau de la cuisine frissonnait. Le père mentit lorsque l'officier lui demanda s'il n'y avait pas d'autres armes. L'enfant était fasciné par la facilité qui s'offrait à lui. L'officier le regardait. Les soldats avaient cessé de s'agiter. Les femmes chuchotaient derrière le rideau. L'enfant ouvrit la bouche. Son père était réduit à cette impuissance. Il fallait maintenant en mesurer l'importance. L'oncle souleva le couvercle de la théière pour constater qu'elle était vide. D'habitude il penchait le bec verseur sur le verre doré et le sirop s'écoulait lentement, doré lui aussi, lent et misérable.
L'invité était-il autre chose qu'un commerçant ou un soldat ou un intellectuel ? Quelquefois il parlait savamment de la religion. Il avait toujours le livre à portée de la main. Le livre avait une couverture de cuir repoussé, cuir de Cordoue aux reliefs blancs, la crasse ornait les profondeurs de l'entrée du paradis, relative abstraction où l'on pouvait deviner la nécessité de la femme, y apparaissait aussi un enfant lunatique. Dans les innombrables replis du manteau, il y avait une baguette de noyer, fine et cinglante, précise comme un mot. L'invité avait renoncé à la table. Il avait demandé la permission d'aller faire un tour dans le jardin. Le groupe des soldats s'était fendu et l'officier l'avait suivi jusqu'au seuil, le regardant encore pénétrer dans la lumière, il caressait son menton, effleurant la lèvre. L'autre avait simplement exhibé le livre. L'odeur du cuir persistait. L'invité s'assit religieusement sur la murette descendante, à l'ombre des figuiers. Le livre demeura sur la cuisse, comme étreint par la main, il semblait être sur le point de prendre la fuite. Fouillez-le ! dit l'officier.
Les soldats se partagèrent en trois groupes. Le premier, formé de trois hommes, sortit pour aller à la rencontre de l'invité. Le second pénétra encore un peu plus dans la maison, s'étirant entre le rideau de la cuisine, condamné au silence, et le bureau coupé en deux par la lumière. Un troisième groupe demeura sur le seuil de la baie vitrée, armes obliques. Les soldats qu'on avait chargés croulaient dans un concert de petits bruits. L'officier dit à l'enfant qu'il ne devait pas mentir. Il se référait à une autorité. L'oncle avait allumé sa pipe, souvenir des mers. La fumée l'envahissait. Il s'efforçait de ne pas regarder l'enfant. Il avait seulement ouvert la bouche pour dire que dans cette famille, les enfants ne mentaient pas, ce qui était parfaitement faux. Ajouté au mensonge du père et à celui, encore incertain, de l'enfant, cela ressemblait à un complot.
Dans les fauteuils, les jeunes filles avaient l'air belles. Des enfants s'immobilisaient contre elles. Les soldats avaient-ils fouillé l'invité ? Il revint avec eux, comme s'ils avaient trouvé quelque chose. Il marchait devant eux et leurs armes étaient horizontales maintenant. Le groupe des soldats qui occupaient le seuil s'écarta pour les laisser passer, les contraignant à la file indienne. L'invité tenait le livre dans une main et le pistolet dans l'autre. Il s'expliquait déjà. Sa voix modulait lentement des explications peut-être incompréhensibles. Le pistolet était chargé. L'officier comptait les balles, empoignant le chargeur dans sa main gantée, le pouce s'activait, l'autre main tenait le père à distance, la voix l'avait enjoint à se taire. L'invité commença à se déshabiller. La baguette apparut. Un soldat s'en empara. Il la montrait à l'officier. L'invité demanda qu'on fît sortir les enfants. Un autre soldat palpait consciencieusement les vêtements tombés à terre. Il fut bientôt complètement nu. On trouva un autre chargeur. Je ne savais pas, commença le père. L'oncle cligna des yeux pour se joindre à cet aveu d'impuissance. C'est vrai, renchérit l'invité. L'enfant pensait à sa petite femme enfant. La Chinoise apparut. Elle portait le plateau du thé. Il y eut un échange de regards avec l'invité, qui ne passa pas inaperçu. Posez ça là ! dit l'officier. Ils la fouillèrent elle aussi, elle était nue et laide et elle pleurait. L'enfant désira cette nudité contrainte, sa nudité, celle des autres ne le tourmentait pas à ce point. Un soldat souleva le rideau de la cuisine. Il n'y avait que la mère. Elle était laide elle aussi. Cependant, ils ne lui demandèrent pas de se dénuder. Elle rejoignit les filles et les enfants pour les contraindre à ne pas regarder. Elle avait posé sa main hideuse sur les yeux du plus petit, créature asexuée qui voulait se plaindre des circonstances et qu'on tranquillisait en lui caressant le ventre.
L'officier s'adressa une nouvelle fois à l'enfant pour lui demander s'il savait quelque chose. L'enfant était sidéré maintenant par cette possibilité. Ils ne trouveraient rien sur le corps de son père. D'ailleurs ils renoncèrent à sa nudité. L'enfant se demanda comment il pourrait exprimer le désir qui l'étreignait. Il y avait ce désir d'être tourmenté par des regards étrangers et cet autre d'être la source du malheur. L'officier hésitait. Il s'était approché de l'enfant comme pour sentir ces différences mais l'enfant demeurait silencieux, distant, presque insaisissable. Pourquoi ne fouillaient-ils pas le bureau ? Il avait vu le pistolet. Il n'y avait pas touché. Il s'était contenté d'être fasciné par lui. Il ne se souvenait pas de cet équilibre. Il avait ouvert le tiroir à cause de la clé.
C'était peut-être la même clé qui servait pour les autres tiroirs. Il ne l'avait pas tournée. Le tiroir avait glissé sur ses guides, l'oblique augmentait, il luttait contre cette erreur de verticalité, conscient d'avoir tort et d'avoir un jour à payer cette faute. Le pistolet reposait sur un cahier de moire rouge. Il y avait d'autres objets, moins faciles, clairement différents. Le cahier avait de l'importance. Il était presque subordonné à l'existence du pistolet. Comment déranger cet agencement ? Il avait touché un angle et son doigt avait lentement glissé sur la tranche docile. Il devinait la dorure, des taches d'encre, une page cornée, signe que la mémoire commençait par cette petite trahison du sens. Avait-il résisté à ce désir de rencontrer l'autre sur le terrain des choses cachées ? Il tentait maintenant de recréer cet étouffement passager, ayant su dès le premier instant de cette folie que ça ne durerait pas. Ce fut quelques jours plus tard qu'il surprit son père en pleine relation avec cet objet vaguement complémentaire. Le salon où il se trouvait, assis à cheval sur une chaise et tenant l'arme dans un chiffon jaune et noir, sentait le venin des abeilles voyageant entre la vigne vierge et le chèvrefeuille. Son oncle lui avait montré ces secrètes batailles d'insectes soucieux seulement de survie collective. Il en avait conçu un vif et agréable sentiment d'indépendance. Il n'était plus possible maintenant, vingt ou trente ans plus tard, d'abstraire cette association au détriment du désir de conserver ce temps passé comme un témoignage d'existence avant l'existence du survivant à l'enfer de l'adolescence.
Le pistolet n'eut pas tout de suite l'odeur de l'huile et de l'acier, mélange inoubliable et maintes fois retrouvé depuis. Les abeilles voltigeaient dans une espèce de bonheur inexplicable qu'il aurait voulu recommencer à leur place mais sans doute était-il trop tard pour n'être plus l'enfant précédent les grandes crises de conscience. Cette fois l'oncle ne l'accompagnait pas. Il avait traversé le jardin en quête seulement de fraîcheur. Il mangeait une pâte de fruits et un morceau de ce pain que les Espagnols avaient importé ici. Il avait bu à la fontaine, au mince filet d'eau que l’oblique du réceptacle condamnait au silence. Lentement, à la recherche de la tranquillité déjà un peu changée par les évènements récents, il coulait comme cette eau dans la rigole. Il suait légèrement. Il entendit les cliquètements de l'acier. Les abeilles s'annoncèrent par leur odeur, difficile à distinguer dans les parfums du chèvrefeuille. Il rejoignit la bordure de briques jaunes à cet endroit de l'ombre et se hissa comme il put, préservant son goûter dans sa chemise, à la hauteur de la fenêtre dont le rebord était visité par des abeilles agacées. Mettons qu'il attendit un moment de silence, un moment sans l'acier frotté par il ne savait quelle autre matière. La persienne renvoyait des reflets verts. Il perçut l'odeur de l'huile. Les armes du mur et de la vitrine sentaient aussi l'encaustique des meubles. Il risqua un regard, certain d'être surpris.
Son père avait toujours réagi violemment à ces indiscrétions, une violence contenue qui n'en était pas moins dangereuse si l'on en croyait les réactions de la mère. Pourquoi ne suis-je pas ton fils préféré ? Elle non plus n'était pas la femme à qui il aurait tout donné. Il avait de la tendresse pour ses filles mais ne les approchait pas. Fallait-il expliquer par la ressemblance la proximité avec ce fils doué d'autres talents ? Il avait une place sur ses genoux. Il était rieur et sournois. Il s'exprimait déjà dans ses cahiers d'écoliers. La sœur qui chantait sa prose était la plus âgée des enfants de cet homme dont le temps appartenait aux autres autres. Maintenant, il frottait le canon de son arme dans un rayon de lumière saturée de poussière. L'odeur devint définitive. Le pain et la friandise s'en trouvèrent gâtés. Il les laissa tomber dans la terre molle de la jardinière. Même la terre, d'habitude si présente dans ses pérégrinations, n'avait plus d'importance, moment choisi une première fois pour spéculer sur l'esthésie qui allait être la sienne. Les odeurs, les contacts, quelquefois le goût même que les choses semblaient avoir parce qu'elles avaient une odeur et qu'elles reproduisaient les sensations épidermiques qu'on attendait d'elles, commencèrent à se jouer de l'esprit occupé à regarder et à écouter en premier lieu. Il songeait rarement à remettre en question la fidélité de ces optiques flamboyantes et de ces sonorités conformes à tant d'exubérances. Sa peau s'habitua à des absences de plaisir. Il s'efforçait peut-être d'y arriver. Il constata avec stupeur que la caresse prodiguée à soi-même est une leçon travaillée pour subordonner l'autre. Il se connaissait ainsi beaucoup mieux que par l'exercice du miroir imposé par l'éducation. Imagina-t-il aussitôt que l'idée de Dieu n'était rien à côté des améliorations que l'esprit peut lui apporter par pure curiosité ? Il avait le don de la voyance, c'est-à-dire que jamais il ne se soumettrait à un présent impossible à mesurer avec les moyens du temps. Comment concevoir cette éternité par le seul pouvoir d'une géométrie de la matière disponible, généralement en vente, disputée, difficile à protéger des agressions de la nature humaine, même le temps, s'il devenait mauvais, avait ce pouvoir de détruire facilement ce qui n'avait pas un seul instant été facile (était-ce une question ?).
Maintenant sa réflexion lui indiquait d'autres possibilités, mais il ne voyait plus et même il n'entendait plus depuis un temps encore plus dilué dans l'attente. Elle prétendait ne plus le comprendre, donnant à supposer, ce qui était dans son style de femme encore « sentie » par les autres hommes, qu'elle le comprenait autrefois. Ne te tourmente pas, dit-elle. Elle le ramenait à la surface d'elle ne savait quelles eaux troubles. Réduite aux trois dimensions de sa nouvelle esthésie, il la reconnaissait encore. Ses parfums, innombrables, la douceur de ses fuites, glissante douceur des éloignements comme pour le tenir à distance de son propre désir, et ce goût de tout, ce goût de raisonnablement immangeable, cette saveur de plat préparé ailleurs, ces avertissements négligés, ces ressemblances inévitables et évitées... se souviendrait-il toujours qu'il l'avait d'abord désirée de l'avoir devinée dans les transparences d'une tenue négligée, à cette époque, pour un autre ? Sa voix même, qui était celle d'une chanteuse de charme, l'avait ému. Elle était apparue dans le fracas d'un spectacle, au milieu des tables, passant de la scène à la salle elle-même, réduisant à un silence obscène les pas que le plancher des tréteaux avait peut-être exagérés. Il était venu pour se divertir, divertissant du même coup l'innocence absurde de ses amis qui n'attendaient rien d'autre de lui. Il les avait habitués au partage du néant. Entre lui et eux, il y avait l'alcool, les cartes, les voitures, les intérieurs jaloux, les secrets d'alcôve, la ville coupée non pas en deux mais en trois, la ville indésirable parce qu'il n'y régnait pas et une route serpentine s'écoulait vite vers le désert. Il rejoignait ses amis après le souper chez ses parents. Il portait sur lui cette odeur de mouton. Aucun masque ne lui allait. Il avait réfléchi à ce qu'il allait dire. Il détestait les improvisations. Elle critiqua tout de suite cette paralysie. Les autres crurent à une incompatibilité. Il les détrompa vite. Comme elle avait fondu sur lui, il la surprit à la faveur d'une ombre portée sur leur conversation.
Il aimait les rapports douloureux. Elle le combla. Sa morsure était celle d'un animal. D'un peu de sang qui perlait à son oreille, elle fit une profession de foi. Elle avait l'habitude de se donner à des brutes. Il ne fut pas d'abord à la hauteur de sa cruauté. Il explora une nudité travaillée. L'obscurité exagérait les angles. Elle avait défait ses cheveux, les répandant sur les coussins. Il y plongea une queue foudroyée. Elle le déshabilla avec une lenteur peut-être cérémoniale. Il se méfia de cette connaissance systématique de l'autre. Je ne vous connais pas, c'était le refrain de la chanson qui sur un air de jazz l'avait un peu éclaboussé. Ses jambes apparaissaient dans la robe de verre. Il avait une compagne à cette époque. Il couchait avec elle dans la nuit du dimanche au lundi. On était samedi. Elle médisait, ne calculant plus depuis une bonne heure la succession des verres. Il l'encourageait. Elle détesta cette proximité. Il compara mentalement les deux corps. L'un s'approchait au fil d'un poème négligé comme la soie, l'autre suait et commençait à puer, l'un à distance encore et celui-là sur le point de le pénétrer, avide de tourments pourvu qu'ils ne fussent pas physiques. Elle leva la jambe pour poser le pied sur le bord de la table. Les filles grincèrent comme des portes. Un des compagnons tira la langue, discrètement, on n'était pas dans un bouge, d'ailleurs on ne fréquentait pas les endroits de perdition dont son père avait une connaissance mystique à cause de ses blessures de guerre. Le mollet était musclé. Il avait souvent rêvé à une femme qui fût un homme à cette place réservée pourtant à sa virilité, mais jamais il n'avait accompli cette passion. La culotte était compliquée par le strass et les fils. Elle virevolta facilement, le micro l'effleura, il sentit sa compagne se détacher de lui, s'éloigner même, le quitter. Il était seul. Il but pour la première fois de la soirée. L'alcool avait toujours cette facilité. Il décroissait dans l'estime des autres qui finissaient par l'abandonner. Ne soupçonnait-il pas sa compagne de coucher avec le premier venu une fois qu'il l'avait abandonnée à son sort ? Peu importait qu'elle fût impure. Il n'avait pas pour mission de la convaincre. Les compagnons de sa race le lorgnaient. Il y avait des limites à ne pas dépasser. Aussi considérèrent-ils son aventure avec la chanteuse de cabaret d'un mauvais œil. On l'avertit. Il était en mission. Ils mesuraient parfaitement la passion qui l'animait maintenant. Ils tentèrent de le raisonner. Il pouvait les trahir à tout moment. Ils n'exprimèrent pas ce doute. Ils se contentèrent de parler des traîtres qu'ils connaissaient ou dont ils avaient entendu parler. Ce fut une conversation sans femmes autres que celles de leur race.
Elles se taisaient d'ailleurs. Il n'en aimait aucune. Il n'aurait pas conçu un enfant avec elles. Ce désir de croissance le fascinait mais il ne leur adressa jamais la parole en dehors du jeu qu'il jouait avec elles pour le bien de la cause. Il n'aimait pas leur chair. Elles jouaient bien pourtant. Il s'amusait avec elles. Les autres ne l'aimaient pas, sauf la compagne doucereuse qui préférait les vertiges de l'alcool. Elle aimait aussi la vitesse. Il prit des risques avec elle. La route ne s'arrêtait pas. Il voulait la convaincre du contraire. Le vent lui arrachait des foulards qui avaient l'air de lambeaux de peau. On s'enfonçait dans une nuit improbable. Devinait-elle le désert ? On arrivait jusqu'au village où sa famille possédait un château. C'était dimanche ou peut-être lundi. Le château, de dimensions modestes, dominait le village. La muraille avait été détruite par les colons. Aucune trace de ce formidable fracas de pierres arrachées à l'histoire. Une ferme majestueuse, blanche et bleue, formait un rectangle obscène sur le flanc d'une colline couverte de blé en herbe. Il la voyait dans l'écran de la fenêtre. Le corps de la femme s'arrondissait contre lui. Il n'exigeait plus rien d'elle. Il la prenait parce que c'était une femme. Elle n'avait pas le pouvoir de le prendre lui-même comme un homme. La ferme brillait sous la lune. Il voyait les chevaux dans le pré.
Son père lui avait parlé des chevaux. Il s'était toujours tu au moment d'aborder le sujet des femmes. Il haïssait les silences de son père. Ils auraient mieux vécu leur vie commune sans ces silences ou alors sans la haine. Il fallait que l'un cédât à l'autre ce que l'autre avait provoqué, parfaite absurdité, il ne connaissait pas de plus parfaite absurdité. D'ailleurs son père était une aberration. Il ne le sentait pas. Il avait beau haïr sa mère, ne lui souhaitant que du bonheur malgré ce sentiment, il ne se détachait pas d'elle, elle le possédait encore, ce qu'aucune femme n'était autorisée à tenter. Nu contre cette femme qui n'avait pas d'importance, et regardant les chevaux dans la nuit lunaire, il revoyait la chanteuse qui ne le connaissait pas. Pourquoi motivait-elle ce désir de la posséder définitivement ? Les seules paroles qu'il connaissait d'elle n'avaient fait l'objet d'aucun échange. Elle ne les avait sans doute pas composées elle-même, et certainement pas pour lui. Il en voulait plutôt au musicien de s'être prêté à ce jeu. Sans la musique, elle n'eût pas dansé. Et sans la danse, il n'aurait pas redécouvert ce corps de destructrice du corps de l'autre. Il avait beau se raisonner, sa pensée ne se détachait pas de cette apparition. Il avait d'ailleurs eu le temps de se renseigner sur elle. Noblesse oblige.
On le vit avec elle. Il avait changé de voiture. Il l'habillait. Ils imaginèrent ensemble sa nouvelle coiffure. Son amant fut chassé un soir de demi-lune. Il lui montra la maison, petit palais blotti dans la misère tranquille des autres. Ils visitèrent des boutiques où l'on se sentait libre. Les musulmans ont ceci de commun avec les évangélistes d'Amérique : le commerce. Il l'initia à des pratiques héritées de Grenade. Qui peut lutter contre l'intolérance des religions, sinon les poètes ? Elle comprenait. Avant de s'adonner au spectacle de son corps en mouvement, métaphore qu'il imposa à la place de la danse pour qu'elle pût mesurer avec lui les différences parfois infimes, elle avait fréquenté des rêveurs, de doux changeurs de monde, maîtres faciles de l'humain saisi dans l'orgasme, des pans entiers de ce texte lui revenaient encore en mémoire. Il l'amena chez lui un dimanche.
C´était l'après-midi. Il avait plu. L'odeur du chèvrefeuille l'étourdit dans l'allée. À la fontaine, elle se baissa pour se désaltérer. Il admira la souplesse de ce corps, ses possibilités de convulsions, sa croissante importance. Les filles se jalousaient paisiblement au pied d'une haie de rosiers, étourdies elles aussi de parfums, ne s'éveillant pas malgré les cris des enfants jouant avec le bord de l'eau du bassin. La femme se dressa, des coulures d'ombre disparaissaient avec la tension progressive de la robe. Elle avait choisi une robe blanche et jaune, sans qu'il pût décider de l'importance du jaune, le même jaune qu'elle avait rencontré dans la corolle d'une rose. Ils empruntèrent l'autre bord du bassin. Elle marchait devant lui. Il salua les filles assez joyeusement. Je ne voudrais pas importuner, répéta-t-elle sans se retourner. Un petit signe que lui firent les filles se répercuta sur son visage. Cette femme est un miroir, pensa-t-il. Ce n'était pas la première femme qui lui inspirait cette comparaison.
Des miroirs, la maison en était pleine, à défaut de tableaux figuratifs. Elle aima surtout les miroirs de cuivre. Un ancien miroir au tain oxydé lui rappela son enfance. Il aurait le vertige si elle se mettait à évoquer ce temps. On croisa la mère qui chiffonnait l'embrasure d'une porte. Elle sentait maintenant l'encaustique. Le père lisait dans le salon. Tu es fou ! dit la mère.
Le père avait changé depuis la prison. La prison ne l'aurait pas changé sans les tortures infligées quotidiennement. Il avait assisté à la décapitation d'un ami. Lâché au bout de six mois, amaigri et vainqueur d'on ne savait quelle bataille, il rentra directement à la maison. Dans les ruelles étroites, les portes et les fenêtres étaient entrouvertes. Il ne rencontra personne. Il avait haï son peuple pendant deux jours puis la visite d'un ancien complice l'avait ramené à la raison. L'enfant n'avait pas été puni. On avait compris au regard du père qu'on emmenait que la punition lui était réservée. L'enfant devait avoir souhaité la mort ou au moins la perpétuité pour ce père vengeur. Il vécut à part. La mère le nourrissait de frugalités sucrées. Un précepteur prit le relais de l'éducation. Ce furent six mois de liberté à peine dérangée par des exigences de politesse auxquelles il se prêtait sans commentaires. Après tout, s'il était condamné à la mort ou à l'exil, ce n'était pas la conséquence de sa petite trahison. Il devrait cette sentence à des usages. On ne lui demandait rien d'ailleurs. Il s'inclinait avec le respect dû à la maturité. On le repoussait négligemment. Il s'asseyait à l'écart, ne perdant rien des conversations où il s'instruisait encore de leur intolérance. On ne l'avait jamais réduit à la révolte. Ils n'avaient pas pensé à la justesse d'un tel sentiment au moment où les autres s'adonnent à des idées de réforme. Les filles le boudaient. Il avait renoncé à s'expliquer avec elles. Mangeant avec la mère deux fois par jour dans la cuisine saturée d'odeurs, il entretenait avec elle un dialogue de sourds. Elle soignait ses petits maux, notamment ces infections du lobe de l'oreille qui tourmentaient son sommeil. Une histoire courut à propos de ses poux. Il n'en avait pas. On se gaussa discrètement. Seule la mère pensa que le désinfectant utile aux oreilles avait quelque chose à voir avec cette désertion explicable autrement que par ce qu'on colportait sournoisement.
Elle entra dans le salon. Le père se leva d'un coup. Il tenait un livre, le doigt dans les pages, l'autre main avait posé la pipe sur le cuivre de la table, la femme qui entrait était rapide, il n'eut pas le temps d'exprimer son étonnement. Il lui indiqua un siège à l'opposé du fauteuil qu'il venait de quitter. Elle s'affala. Les jambes se croisaient dans la robe. Elle eût eu l'air distingué sans ce regard inquisiteur. Elle n'aimait pas les hommes mûrs. Il était vieilli, ce qui rendait sa maturité amère. Il préférait les femmes nues, sinon il ne les distinguait pas du reste de la société.
Que savait-elle de son fils ? Des années s'étaient écoulées depuis sa trahison. Dans son adolescence, il avait joué de cet instrument avec une virtuosité de parfait hypocrite. Il était égoïste aussi, et menteur, seule la jalousie n'avait pas de prise sur cet esprit exceptionnel. Il plaisait aux femmes soucieuses de féminité. Qu'est-ce qu'il flattait chez elles ? Il ne concevait pas d'autres pouvoirs ou du moins il ne trouvait pas d'autre influence dans la poésie qu'il leur adressait. Relisait-il ces pages aussi souvent que son tourment le lui imposait ? La femme exhibait une maturité pointilleuse. Sa conversation l'envahissait. Il lui résistait et elle s'en rendait compte. Maîtresse du jeu qu'il lui avait pourtant imposé, elle appelait les autres femmes, sachant sans doute qu'elles ne viendraient pas mais qu'elles étaient à l'écoute. Le fils ne cherchait même pas à arrondir les angles de cette géométrie de fusées. Il jubilait. On ne changea pas une seule fois le sujet de la conversation. Elle régnait. Le père se promettait de la détruire.
Plus attentive, moins sereine aussi, la mère prévoyait des catastrophes irréparables. Elle avait une expérience sereine des catastrophes, héritage, l'expérience, d'une enfance attentive aux traditions. Voyant la femme passer dans le corridor balisé de cuivre, elle se douta qu'elle venait en exploratrice. Comme elle avait la faiblesse de se reconnaître dans toutes les femmes respirant un peu leurs menstrues, elle avait été un instant charmée par le style glissant de cette passante. Elle admira les hanches, les convergences, la rapidité. Le père ne resterait pas indifférent à cette théâtralité du désir. Il s'était levé précipitamment. Le livre glissa. La poésie le plongeait dans des douleurs faciles. Son esprit rejoignait les temps d'une poésie plus libre. On était facilement ailleurs avec lui. Il la convaincrait elle aussi. Heureusement il avait prématurément vieilli. Il se coiffa rapidement, chassa des miettes, passa une langue noire sur les tremblements de sa lèvre inférieure. Le fils, moins cérémonial, était déjà assis sur un pouf. Il portait des pantalons, ce qui augmentait encore l'inconvenance de sa posture. La femme, c'était évident, n'avait pas sa place dans ce salon où d'ailleurs les femmes n'entraient jamais sauf pour se livrer à des travaux ménagers. Le père réfléchissait. À la fin, il ouvrit la petite porte vitrée donnant sur un jardin aussi intime et secret et il invita la femme à s'y promener en attendant que le thé fût prêt. Elle glissa encore, exagérant des parfums dont il savait tout depuis longtemps. Le jardin fleurissait à l'ombre de trois tilleuls en fleurs. L'air grisait. Des petits jets d'eau sourdaient à l'anglaise. Un étroit sentier de galets conduisait à un banc de pierre. Il l'épousseta avec un pan de sa robe. Le fils les suivait en silence. Elle s'assit.
C'était sa deuxième visite. Elle ne l'avait pas surpris cette fois. Une troisième visite eut lieu dans les mêmes conditions de respect mutuel. Il l'encourageait à se livrer avec pudeur. Il eût aimé une délicatesse d'adolescente mais elle était musclée comme une statue. La mère se désespérait le soir après le repas qu'on prenait sur la galerie derrière une mousseline irisée. Le soleil vert chatoyait dans les branches. Il demandait des nouvelles de son fils. Elle savait tout et ne disait presque rien. Elle mangeait avec les filles, le dos appuyé contre la murette envahie de lierres. Il était seul sur le tapis. Il parlait. Il avait encore augmenté sa connaissance des textes, parallèlement à l'indiscutable, à la certitude des autres. Il y avait deux jours qu'il ne les voyait plus. Avait-elle été affectée par ses propos ?
Il se souvenait vaguement de cette conversation. On avait enrichi le mobilier déjà hétéroclite du salon de lecture d'un fauteuil à la mesure de ses jambes. Elle n'avait pas commenté cette discordance. Elle s'était assise et cette après-midi-là on n'était pas sorti dans le jardin. Il se souvenait de la chaleur éprouvante et de la tiédeur de l'eau. Il l'avait peut-être froissée en évoquant sa souffrance. Il avait accusé d'autres mœurs. Cette fois, on lui avait donné une soucoupe avec la tasse. Il avait prévu que la hauteur de la table, en l'obligeant à se pencher, joignant la poitrine aux genoux, reposerait la question de sa présence parmi eux. Elle accepta la soucoupe surmontée de sa tasse. La cuillère jetait des éclats de prisme. Il observa le triceps pendant qu'elle touillait méticuleusement. Il avait déjà admiré cette patience, la précision, la croissance de son propre bonheur, ce qu'elle promettait par reflets, par instants. Il avait maintenant l'habitude de sa conversation. Le fils les laissa seuls. La maison était engloutie par les silences des immobilités, des lenteurs. De l'autre main, elle goûtait à un biscuit dont il lui demandait des nouvelles. Elle se livrait facilement. Cependant le biscuit ne s'achevait pas. Il découvrit des dents parfaitement blanches, une langue rapide, une habitude de cet exercice à quoi le regard s'ajoutait, cerné de noir et de bleus, la paupière rose, les cils ajoutés, et les mèches de soie qui caressaient sa joue. Il aspira son thé tandis qu'elle le buvait. Ils en plaisantèrent. La porte du jardin était restée entrouverte. Elle se plaignit d'un courant d'air et il se leva pour la satisfaire, la prévenant qu'elle allait avoir chaud. Elle décroisa ses jambes. La porte était fermée. Il s'assit, changeant de siège. Le pouf craquait sous lui. Avait-elle lu les poètes ? Que pouvaient-ils chanter sinon la femme à l'aurore de son éternité ? Elle aimait moins les enfants qui selon elle salissaient tout. Il s'offusqua. Elle insista. Elle ne comprenait ni les nationalités ni les religions. Il lui semblait que l'enfance n'était au fond que cette croissance des différences. Les poètes parlaient-ils de cette fertilité ? N'avaient-ils donc point songé à une stérilité pour sauver l'humanité de l'indifférence ? Quel équilibre espérer d'un monde où la femme est porteuse de fruits, l'homme un agent économique et le sorcier, plus sagement revêtu de religiosités, ni l'un ni l'autre. Mais c'est votre monde, s'écria-t-il, qui mélange les genres ! Sommes-nous seuls, vous et moi, dit-elle, ou bien faut-il parler des autres ?
Il la haïssait. Il ne finit pas son verre. Il sortit dans le jardin. Elle ne le rejoignit pas. Et depuis, il ne l'avait plus revue. Elle envahissait son sommeil. Ce matin, il s'était réveillé au milieu d'un cauchemar tranquille. Sa femme dormait sur le sofa à l'autre bout de la chambre transformée en fleuve. Il suffoqua un instant. Il avait toujours vu dans la géométrie des tapis qui séparaient le lit du sofa, une eau tranquillement destructrice de son voyage du lit au sofa. Je ne recommencerai plus, se promit-il. Il songea à son fils, qui n'était pas son fils. Elle non plus ne pouvait pas mentir sur cette parenté. Quand elle avait amené ce gosse, il avait cru à un malheur. Elle le convainquit de le garder. Ce fut le premier enfant de leur existence. Les autres, ils les avaient achetés. Cette unique dette pesait sur sa conscience.
Il avait failli tout dire à cette femme. Heureusement, il s'était disputé avec elle. Il avait aimé cette rupture d'un temps encore à venir. La nuit, il luttait avec elle, finalement vaincu par l'étreinte de ses cuisses. Sa femme le surveillait. Elle voyait le lit dans le miroir. Il y avait des années que le lit existait dans ce miroir. Elle avait naïvement pensé à une traversée. Mais le miroir se brisait toujours. Seule la vie avait le pouvoir de le recomposer. Des traces de blanc d'Espagne révélaient un entretien négligé. Elle se le reprochait chaque soir en se couchant. Pourquoi ne lisait-elle plus ? Ne sont-ce pas les femmes qui ont toujours assuré la pérennité de la littérature ? Elle eût cependant préféré que le fils trouvé et peut-être volé ne cherchât pas à devenir le poète d'une nouvelle nation. Il chantait si bien l'origine des temps ! Les dieux revenaient si facilement à la place de cette abstraction commode qui n'influence plus les hommes. Priant devant un mur qu'on avait effacé sur son ordre, elle s'étourdissait dans la langue, la connaissant par la poésie et y revenant par le texte. Elle était dure au moment d'échanger un peu de soi. Elle avait des amies rieuses. Les hommes lui cédaient le passage, chez elle comme ailleurs. Dans la mosquée de Cordoue, elle avait eu un malaise et sous les orangers du patio ils avaient cru ensemble à l'attente d'un enfant. Il avait filmé cet évènement préparatoire avec sa caméra 8mm. Elle riait pour rassurer les autres. Un taureau s'extrayait du dallage. Les voix se répercutaient sur les limites invisibles de la cathédrale. À l'hôtel il caressa ce ventre difficile. Il eut une érection de courte durée et crut encore l'avoir possédée. Ils avaient déjà deux enfants qui les accompagnaient dans ce pèlerinage courtois. C'étaient deux filles qu'on voilait malgré leur âge. Un médecin leur affirma qu'elle était enceinte et qu'elle attendait un garçon.
Cela s'était passé à Cordoue. On avait acheté des livres et du tissu. Il lui avait offert un bijou de pacotille. Ils n'allèrent pas aux courses de taureaux. Ils entrèrent dans des restaurants discrets. Les filles les accompagnaient docilement. Elles écoutaient ces étranges dialogues, n'en comprenant pas la nature. Sur le visage de la mère, on lisait la peur, la peur qu'il crût finalement qu'elle l'avait trompé et que l'enfant n'était pas le sien. Elle suait dans ces restaurants. On était assez aimable pour ouvrir les fenêtres et elle pouvait voir la rue animée. Le médecin revint pour la courtiser. Il lui parla de leurs origines communes. Il portait un nom révélateur et avouait ne ressentir qu'un désir de possession. Elle aima cet aveu. Elle ne s'abandonna peut-être pas. Heureusement, de retour au pays, un autre médecin lui affirma qu'elle n'était pas enceinte. Il la trouva jeune pour son âge et malgré deux grossesses. Il poursuivit son examen par une exploration génitale. Selon lui, elle était normale et même étonnamment fraîche. Il la félicita. Il se lava les mains encore une fois. Il parlait sans arrêt. Que voulait-il savoir ? Avait-il deviné ? Sans qu'elle lui demandât rien, il lui apporta de précieux renseignements sur la sexualité masculine. Elle ne devait pas le revoir en consultation. Il venait régulièrement à la maison pour soigner les filles qu'il traitait gentiment de capricieuses.
Le garçon fut une surprise pour lui. On ne l'avait pas informé de cette grossesse. Il demanda des explications. Elle mentit. Elle avait passé ces neuf mois dans sa famille. Neuf ? dit-il en se frottant le menton. Il examina l'enfant qui toussait. Il le trouvait beau. Il provoqua des sourires. Elle eut peur encore, peur qu'il ne se doutât de quelque chose et elle s'embrouilla dans une explication qu'il n'avait pas recherchée.
Elle en savait plus maintenant sur la sexualité et sur la reproduction. À Paris, elle était entrée dans une librairie universitaire et elle avait acheté tous les livres qui lui avaient paru susceptibles d'augmenter son savoir. Elle lisait en cachette. Il l'aurait tuée sinon. On pardonne toujours à l'homme offensé. Elle donnait le sein à l'enfant comme elle l'avait donné aux filles mais une nourrice la relayait. Il payait la nourrice sans songer à lui demander ce qu'un peu d'imagination lui aurait inspiré. Ses érections étaient foudroyantes. Il l'inondait. Il lui demanda même de se laisser aller au plaisir. Elle gémissait comme s'il la torturait doucement.
Il donna son nom à ce premier fils. Elle détesta cette confusion mais c'était une tradition familiale. La famille se réunit plusieurs fois autour de cet héritier. Il n'avait pas douté un seul instant que ce fût son fils. Ensemble, ils avaient acheté la première fille. Ils avaient pensé à une fille pour ne pas attirer les soupçons. Elle ne s'était pas révoltée contre cette complicité obligatoire. Il avait inventé la scène du sein et l'apparition de la nourrice. Il était l'inventeur de ce mensonge. Jamais elle ne lui inspira une idée capable d'améliorer la crédibilité de toutes les scènes qu'elle jouait pour ne pas devenir la victime. Ils achetèrent une seconde fille. Elle ne comprit pas pourquoi il fallait que ce fût encore une fille. Il se déplaça lui-même et revint avec l'enfant. Il convoqua un sorcier qui s'exprima toute une nuit sur le corps immobile de l'enfant. Au matin, l'odeur des fumigènes devint étourdissante. On ouvrit toutes les fenêtres. On avait peut-être manqué de discrétion. Elle eut honte pendant plusieurs jours puis il lui parla d'un fils.
Il voulait aller au bout de cette logique. Il avait l'air d'un fou quand il était seul avec elle. Il l'obligeait à dormir nue et elle se souvenait des planches anatomiques. Où as-tu caché ces livres ? lui demandait-il en rêve et la tapisserie de la chambre s'effondrait pour livrer le passage à un nombre incalculable de livres taxés aussitôt d'obscénité. Elle se réveillait. Il lui demandait pourquoi son sommeil était si agité. Elle n'avait rien à se reprocher, continuait-il. Devant Dieu, il prendrait toute la responsabilité de ce mensonge destiné à l'humanité.
Ils allèrent à Cordoue. Ce n'était pas leur premier voyage. Elle connaissait Alexandrie et Athènes. Il y avait ce moment suprême où la terre disparaissait. La mer était toujours agitée, avec ses petites déchirures d'affiche, ses bleus menacés par le jaune des boues rejetées par les fleuves, il y avait un fleuve à Almería mais l'eau ne coulait plus dans ce lit calciné. Ils voyagèrent en train. De la fenêtre de leur cabine, ils regardaient des Espagnols jaloux et coléreux. Il hélait les marchands de citronnade. Elle acheta un roman et les filles passèrent leur temps à lécher des sucettes flamboyantes. Sur le quai, à Cordoue, un ami les attendait. Il enseignait les proverbes. Il connaissait les vanités. Il la grisa de connaissances singulières. Il les logea dans l'appartement au-dessus du sien qui était un héritage de famille. Il leur présenta d'autres savants ou docteurs. On traversait en bavardant la foule des Espagnols. On mangeait dans des restaurants frais et tranquilles. Le vin était coupé d'eau. Elle eût préféré loger à l'hôtel, comme c'était prévu, mais l'ami les retenait et ils ne trouvèrent pas une excuse à la hauteur de cette encombrante amitié. Ils dormaient dans une chambre bleue. Des rideaux de mousseline l'envahissaient. La fenêtre demeurait ouverte. On accédait au balcon par une petite porte discrète qu'il fallait chercher dans un épais rideau qui sentait le moisi. Il y avait des fleurs sur le balcon. Une domestique venait les arroser le soir. Il venait de monter après une épuisante conversation dans le salon où leur hôte régnait en maître prodigue de boissons et de gourmandises. Ils montaient et deux minutes plus tard la domestique frappait à la porte. Elle était assez jolie mais un peu lente. Elle montrait l'arrosoir rutilant puis traversait la chambre en claudiquant. Les filles lui souriaient. Quelquefois un passant se plaignait d'une façon injurieuse des coulures qu'elle provoquait par pure négligence et elle lui répondait dans le même registre. Heureusement les filles ne comprenaient pas cette langue. On attendit deux jours avant de se rendre à la mosquée.
Ce fut d'abord une expérience doucement douloureuse. Après avoir payé les billets, on entra dans le patio des orangers. On se sentait étranger malgré les ressemblances. Les cloches immobiles du minaret jetaient de verts reflets dans l'écran blanc du ciel. Les oranges étaient peut-être peintes dans les feuillages redécoupés à la mesure d'une géométrie fossoyeuse. On entra dans le temple. Les flashes fusaient. La perspective des colonnes changeait le monde auquel les yeux avaient pu s'habituer. Fallait-il convaincre les filles de se tenir tranquilles ? On évolua librement sans franchir la cathédrale. Quel rapport les plafonds entretenaient-ils avec le ciel qu'ils bouchaient ? Il pria discrètement devant une colonne, ayant d'abord mélangé la trace de sa main à la surface de cet étirement du temps dont il ne connaissait que l'histoire. Il lui montra d'autres colonnes dont le passé était incertain. Il eut vite fait de la confondre. Il étreignait sa main. Il comptait toujours sur elle. Il la poussait dans son propre néant. Peut-être eut-il une érection dans cette lumière croisée d'ombres. Elle n'avait aucun désir. Jamais elle ne trouverait un fils à acheter, en tout cas pas avec leurs moyens. Elle en avait parlé à sa famille. On lui avait promis de l'aider. Elle avait le vertige. Ils entrèrent dans la cathédrale. Les fidèles les dévisageaient. Ils s'inclinèrent devant l'autel. Il voulait voir le retable. Impossible de demeurer immobile devant ce chef-d’œuvre d'orgueil. Toutes les religions entretiennent des trésors à la vue de tout le monde. Il n'y a pas une seule religion sans cette activité économique. De même qu'il n'y a pas d'existence possible sans privilège ni recommandation.
Ils étaient venus dans leurs plus beaux habits. Elle aimait la mode égyptienne, ses traces d'Empire, la taille haute et les boucles sur les joues. Il s'habillait à l'européenne. Les filles étaient affublées de voiles. On entendait cliqueter leurs bijoux de cuivre et d'étain. Elle avait seulement couvert ses cheveux. Le nœud un peu serré gonflait ses joues. Elle avait de belles mains, peut-être musicienne, on ne sut jamais à quel temps elle avait consacré sa jeunesse. Les efforts ménagers, auxquels elle s'adonnait avec la saine brutalité des gens de la campagne, l'avaient cependant un peu courbée, comme si son corps était destiné à former finalement un nœud inextricable. Il ne prétendait pas l'aimer, l'ayant épousée pour son argent, qui ne suffisait plus, et pour l'influence que sa famille pouvait exercer sur leur destin, influence maintenant contraire à ses propres intérêts et même à ses convictions. Il compensait une virilité défaillante par une importance relative au niveau des autres. Jamais elle n'avait exprimé cette pensée. Elle se gardait de toute critique. Elle préférait les arrachements patients de la matière affective. Elle ne l'avait pas encore blessé mais il se sentait influencé par sa comédie du bonheur. Maintenant elle lui promettait un fils. Il avait le choix entre y croire fermement ou accepter les faits. Elle ne savait plus. Quelquefois, il lui semblait fou, puis elle s'apercevait que cette perception pouvait être faussée par sa propre ambition. Il pleurait sincèrement quand le médecin espagnol leur annonça qu'elle était enceinte.
Une sage-femme de sa connaissance, qui accepta une consultation, affirma que ce serait un garçon. Elle vanta d'abord ses succès en la matière. Elle s'était trompée une fois à cause de l'influence maligne d'un étranger au Livre. Elle aimait évoquer ce livre. Elle leur montra les endroits du texte où elle trouvait son inspiration. L'autre aurait pu se scandaliser, mais elle se tut. Il jubilait.
L'ami n'avait pas d'enfant. Il accepta cependant de fêter la bonne nouvelle. Il s'enivra, devint obscène et s'abandonna à la solitude. On le quitta le lendemain pour aller à l'hôtel. Il comprenait qu'il avait dépassé les bornes. Il eut l'air très triste sur le seuil de sa maison. Un taxi les emporta. Il riait encore du bon tour joué au destin. Les filles étaient inquiètes, patientes, comme stigmatisées par ce changement. L'hôtel était au-dessus de leurs moyens. Il écourterait leur séjour. Elle modifia l'emploi du temps. Elle traçait des colonnes et des grilles sur le papier à lettres de l'hôtel. Y figuraient des horaires faussés par les additions et les soustractions auxquelles elle soumettait ses prévisions de bonheur. Il l'étreignait plus facilement. Il y eut même quelques effusions publiques. Le hall de l'hôtel lui inspirait des rencontres fortuites. Elle s'y exerça. Fugaces, les baisers avaient un goût de cannelle. Les mains l'effleuraient. Elle eut plusieurs fois le désir d'être nue. Elle n'en parla jamais. Pourtant, c'était le genre de conversation qu'il attendait d'elle. La pudeur n'avait de sens que si elle était vécue au plus près de la surface tremblante imposée par les autres.
L'hôtel était soigneusement redimensionné par les jeux de miroirs. Il y observa d'autres femmes, toutes étrangères à son culte. Il aimait les différences. Il n'y avait jamais goûté que dans la clandestinité. Il avait connu des salons obscurs et faciles. Les mêmes miroirs y scintillaient. Seule l'attente était obscène. Le luxe était véritable. Il l'avait vérifié. Ces femmes lui manquaient. Il n'en avait pas connu d'autres depuis. Leur chair l'obsédait. Il les avait trouvées douces et agréables. Il ne se souvenait pas de ces conversations. Peut-être n'avaient-elles pas eu lieu. Ou peut-être ailleurs, dans ce cas il avait beaucoup voyagé. Il avait promis des voyages à toutes les femmes rencontrées dans ces lieux. Femmes de l'ombre et des lumières artificielles, imaginait-il. Les voyages révélaient des hommes. Il en combattit quelques-uns. Des pièces d'or rutilaient. Puis la boue des patrouilles, le ciel sans oiseaux, il n'avait pas remarqué qu'il n'y avait plus d'oiseaux dans le ciel, il avait fallu une mauvaise blessure et l'attente angoissée pour s'en rendre compte, ce fut une révélation définitive.
Il avait attendu toute une nuit et une journée entière, craignant d'être découvert par un ennemi vengeur. Il avait fini de souffrir à l'heure du zénith, moment de lumière totale qu'il avait tenté de mesurer et il s'était rendu compte à quel point les imprécisions de mesure sont nécessaires à la découverte des choses. S'il mourait, ce serait sans enfant. Il n'avait pas eu le temps non plus d'exister pour les autres. Était-il possible de survivre à l'angoisse ? Son père était mort fou, de cette folie qui précède la mort, qui l'enveloppe d'inconscience, qui la rend pourtant plus terrible encore aux yeux des autres. Il surveillait sa pensée maintenant. La blessure était impossible à situer. À l'hôpital, il avait perdu en deux jours la sensation de son corps. Puis ce furent des mois de cette pensée sentinelle. On ne supportait pas sa conversation. On l'avait couché avec les siens pour qu'il pût se recueillir avec eux. Les ablutions atteignaient son visage dans la profondeur d'un cri jamais donné à la compréhension des autres. La première promenade eut lieu sous des arbres chargés d'oiseaux bavards. Il marchait avec des béquilles. Il ne se souvenait pas des sorties en fauteuil roulant. Il avait pourtant ainsi traversé des contrées habitées par la souffrance des autres. Il ne les avait pas vus. Seule sa pensée devait avoir quelque rapport avec cette période d'inconscience relative. Dans le lit, elle s'activait jusqu'à l'obsession. Il se promit d'autres voyages moins dépendants de la maturité des autres. On le ramena dans son pays. On ne le reconnut pas à cause des cicatrices. Puis son visage émergea lentement de cette laideur. Pourquoi s'était-il battu pour les autres ? Il répondait en vainqueur de sa propre nature. On réfléchissait à ses côtés. Il éclairait les côtés obscurs des croyances qu'il prétendait hériter de sa propre souffrance. Il avait vécu une nature écrasée de silence, sans perspective autre que celle des lignes imaginaires tracées pour régler les tirs, une nature complice et traîtresse à la fois, des surgissements de feux et de cris brisaient facilement cet équilibre précaire. Il narrait l'aventure. Il s'écoutait. Les lieux, sa maison le plus souvent, s'emplissaient de cette voix confuse. Mais n'était-ce pas de cette confusion et de cette précarité qu'il tirait ses plus beaux effets ? Il se fit aimer.
Il la rencontra au cours d'une de ces présentations où des familles prétendaient s'accoupler à sa victoire. Elle n'était pas la plus belle, ni la plus énigmatique. Au contraire il la trouva transparente et presque masculine. Il ne s'étonna pas de commencer à l'aimer. À la mère qui ne s'attendait pas à des confidences de sa part, il avoua les faiblesses de sa virilité. Il crevait de honte mais il ne voulait tromper personne. La vieille accepta l'enjeu. Sa fille était un bon réceptacle, elle en avait la conviction. Il n'avait qu'à y verser le meilleur de lui-même. La vision de ce membre viril crachant sa substance dans le sein d'une jeune fille parfaitement éduquée avait de quoi le détruire. Il manqua leurs premiers rapports. Elle exprimait le désir avec des mots. C'était l'été. Les corps avaient cette moiteur. Les parfums entêtaient. Il les lui reprocha. Le soir, elle allumait des lampes. Il passait du temps à déchiffrer ces graphes et elle prenait le sien pour se rafraîchir dans l'eau d'un bain où des herbes remplaçaient désormais les sels. Il entendait l'eau, ne l'écoutait pas si elle lui parlait, sortait sur la terrasse pour contenir son cri. Elle le trouva souvent nu au milieu des frondaisons. Elle avait revêtu des voiles, s'était entourée de lacets, sa chevelure inondait des épaules peut-être nues. Elle avait peu de souvenirs. Il la questionnait. Elle savait tout de l'homme, du moins vérifia-t-il qu'elle en savait autant que lui. Il avait laissé pousser une barbe abondante sur ses blessures. Elle adorait cette caresse. Il ne l'en priva pas. Combien de temps dura cette attente du plaisir ?
Un jour, il chercha à l'offenser. Elle lutta pendant les premières minutes de ce premier affrontement, puis elle l'abandonna. Elle n'était pas revenue depuis et il n'avait rien tenté pour que tout recommençât. La nostalgie de cet été n'avait plus de fin désormais. Ils s'étaient mentalement séparés à l'automne. À l'approche de l'hiver, elle ouvrit enfin la bouche. Il crut un moment à la reprise du fil d'Ariane qu'il avait imaginé pour eux cet été. Mais il n'était pas question de bonheur cette fois. Ils auraient une fille au printemps. Sa mère s'était chargée de tout. Il rencontra le père qui était maintenant au courant. L'étau se refermait définitivement. Pourquoi une fille ? Le vieux avait ses raisons. Il ne voulait pas en discuter. Une fille pour commencer cette vie de faussaire. Il mit fin lui-même à l'entretien. Il avait pris le train puis une voiture l'avait emmené jusqu'au village. Le voyage de retour était un reflet. Cette fois il s'efforça de maintenir son attention au niveau de ce temps. De la gare, il fit le chemin à pied, ne rencontrant personne pour lui demander des nouvelles de la grossesse. Il y avait un mendiant sur le seuil de la maison. Il le contempla de loin. Il était observé lui-même, à en juger par le silence. Il n'eut pas de conversation avec le mendiant qui était un vieil homme édenté. Une main atrophiée se tendait vers lui. Il y glissa une pièce de monnaie. Qu'est-ce que ça coûte de réparer le mal qu'on fait parce qu'on existe comme on a le désir de continuer d'exister ? Dans l'allée, une fois la porte refermée sur les jérémiades du pouilleux, il se sentit seul.
La Chinoise l'attendait sur la terrasse. Il était à l'heure. Il donna des nouvelles. Il n'avait pas d'intimité avec cette domestique amie de la famille. Il n'avait pas réussi à conserver cette amitié pour lui-même. Elle se demandait tout haut si ce serait une fille ou un garçon. Il souffrait. Il n'acheva pas son repas. La nuit tomba sur ces restes. Il demeura longtemps dans l'obscurité avant qu'elle ne se décidât à allumer une lampe. Il vit cette lumière vaciller puis l'odeur de l'huile se répandit. C'était une huile parfumée. Elle aimait cet usage. Il y avait tant de parfums dans cette maison ! La Chinoise finit par disparaître.
La scène se répéta un an plus tard. Ils avaient deux filles qui ne leur ressemblaient pas. Elle aima un peu la première, puis la seconde grandit dans une indifférence tranquille que les jeux ponctuaient. On attendit plusieurs années l'annonce d'un troisième enfant. Revenu devant le vieux qui n'avait pas vieilli, il n'exprima aucune joie. Ils allèrent à Cordoue. Chaque jour il avait une crise d'étouffement. Elle ne s'y intéressait pas, mais comme ces convulsions inquiétaient les filles, elle prit soin de lui, augmentant même la dose des tranquillisants. À leur retour, elle retournerait dans sa famille pour simuler une troisième grossesse. Il vivrait encore de longs mois à l'ombre de la Chinoise. Les filles auraient changé à leur retour sept mois plus tard. Il s'embrouilla plusieurs fois dans ces calculs mentaux. La nouvelle d'une véritable grossesse le sidéra. Il se souviendrait toujours de cette annonce. Le médecin, qu'on avait appelé parce qu'elle avait eu un malaise, sortit en catimini. Il faillit le poursuivre dans le hall de l'hôtel mais elle l'appela. Elle était enceinte, disait-elle, et ce serait un garçon. Qu'elle fût enceinte, il voulait la croire, mais comment savait-elle que ce serait un garçon ? Ce médecin était-il une espèce de sorcier ? Que lui avait-il réclamé en échange d'une pareille révélation ? Il le tuerait s'il avait abusé de sa crédulité. Elle le câlina. Il n'aimait pas ses caresses. Et l'autre ? demanda-t-il. Elle haussa les épaules. Comment osait-il évoquer ce parallèle ? Il n'osait rien, il était confus, sa pensée se méfiait du bonheur, il avait l'habitude des désillusions mais il ne l'avertissait pas. Elle avait réfléchi. Il fallait rentrer, prévenir sa famille, revoir le vieux pour rediscuter la question de la virilité, agrandir la maison, créer cet espace vital nécessaire au développement d'un mâle. Elle lui donnait le vertige. Il ne dormit pas.
Le lendemain il crut enfin en elle. Ils retournèrent dans leur pays. Les filles s'interrogeaient sur la nature de ces changements. On ne répondit à aucune question. La maison parut plus sereine. La Chinoise voulait voir le ventre. Elle prépara des tisanes. Un sorcier confirma la bonne nouvelle. Il n'y avait plus de doute. Il s'enferma plusieurs semaines pour rédiger son testament. Elle en approuva les termes. Même le vieux était satisfait. Il poussa la générosité jusqu'à donner l'argent de l'enfant diminué d'une petite compensation que l'autre famille avait exigée pour entretenir son silence. Que va-t-elle devenir ? demanda le futur papa. Il n'y eut pas de réponse. Maintenant, retourne chez toi, dit le vieux, et attends, travaille en attendant, pense aux autres, et prie pour cette fille qui n'a pas eu de chance. C'est exactement ce qu'il fit. Il fut heureux. Le travail le rapprochait des autres dans des conditions acceptables maintenant. Il se rendit utile. S'il avait connu la famille de cette fille, il aurait volontiers augmenté leur exigence de salaire. Il n'avait pas rompu lui-même le contrat et il se demanda souvent où il aurait trouvé les mots de cette renonciation légitime. Peut-être fallait-il exprimer le bonheur pour se sortir de ces situations embarrassantes où l'avenir de quelqu'un de fragile et de pauvre est en jeu. Il mettait de l'ordre dans ses pensées quand elle rentra plus tôt que prévu. Il ne vit pas tout de suite que le ventre ne portait rien qui fût le fruit commun de leur entente. La Chinoise emporta les filles pour pallier leurs caprices. Il demeura seul avec elle. Enfin, elle déclara que le médecin s'était trompé.
Pendant un bref instant, il fut transporté à Cordoue. Il avait fait ses ablutions sur les marches d'un moulin. Il se souvenait de ce bonheur. Rien n'est plus heureux que ces grâces. Il se souvenait de la complexité de l'eau. Il avait tracé un signe sur la pierre avec la boue du fleuve. Jamais il n'avait atteint ce degré de perfection dans la prière. Pourquoi le ciel ne lui avait-il envoyé aucun signe en retour ? Il la frappa. Elle était molle. Elle avait toujours eu cette mollesse à la place de la douceur naturelle des femmes. Elle n'ouvrit pas la bouche une seule fois pour l'implorer. Il frappait à main nue, ne rencontrant aucune résistance, exactement comme s'il frappait un fantôme, c'était peut-être d'ailleurs tout ce qu'elle était, une morte vivante et son être à lui refusait obstinément d'y chercher le plaisir. Il s'endormit sur cette espèce de cadavre. Au matin, elle était sous lui, dure cette fois, menaçante. Il alla aux bains. Il revint vers midi.
Elle se souvenait exactement de ce jour, le dernier de leur union. Il mangea seul. À une heure il entra dans le salon pour lire. On sentait l'odeur de sa pipe dans le jardin où on passait silencieusement. Elle s'entretenait dans le jardin d'hiver, seule elle aussi. La nuit tomba. Il y avait une fenêtre dans le mur du jardin. Elle donnait sur la ruelle vide à cette heure. Elle l'ouvrit. On ne l'ouvrait jamais. Plus tard elle songea à ce besoin inexplicable de regarder dans la ruelle. Un bruit sans doute. Le bruit de ses pas dans la rigole. La fenêtre grinça et le désir de l'ouvrir disparut. Elle était ouverte, noire et blanche, les carreaux déformaient des façades grises. Elle l'entendit murmurer. Se penchant à cette fenêtre, elle le vit. Il pouvait avoir un peu plus d'un an. Il n'était pas de sa race. Il était en chemise, sortant d'un lit, à l'aventure. Il suçait un mouchoir. Il passa sous la fenêtre. Elle était retournée dans l'ombre. Juchée sur un tonneau, la main sur la poignée parce qu'elle n'avait pas eu le temps de chercher un autre appui, elle l'écouta avancer dans cette nuit sans doute nouvelle pour lui. Il n'avait pas l'air inquiet. Il avait de beaux cheveux aux reflets roux. Le revoyant au bout de la ruelle, elle eut peur de le perdre. Son cœur était parfaitement calme. Elle avait l'habitude de ces situations risquées. Elle enjamba la fenêtre. Le choc de ses pieds sur le trottoir se répercuta dans sa nuque, douloureusement. La nuit fut un moment traversé de petits éclairs. Le rouge des paupières étincela pendant une bonne minute. Elle était entrée dans une autre durée. Elle avait souvent changé le cours du temps. Son enfance avait connu de plus profonds glissements. L'enfant disparut à l'angle d'une maison. Elle courut. L'ombre était totale. Elle écouta. Elle ne l'entendait plus. Tout près, le pisé d'un mur émettait une odeur de vieillerie qu'on débarrasse de sa poussière d'oubli. Il glissait lui aussi à la surface de ces repères olfactifs. Le suivait-elle ? Elle avait rarement suivi ce chemin. Elle pouvait savoir qu'il descendait vers la voie de chemin de fer. Les rails apparaîtraient sous la lune. Pour l'instant, les façades se joignaient dans un ciel aveugle. Elle descendit. Le chemin devint gris. Des transparences créaient des perspectives sans réalité géométrique. Elle se laissa guider par le fossé. Des arbres surgissaient du talus. Elle songea qu'il avait cherché à les rejoindre. Elle fut bien inspirée. Elle le revit l'espace d'une seconde de bonheur. Elle contourna le petit bois de figuiers. Elle pouvait le surprendre plus bas mais comme elle ne voulait pas le perdre de vue, elle renonça à cette stratégie. Elle devait le rejoindre avant la fin de ce mur interminable. Lui saisissant les bras, elle ne rencontra aucune résistance. Elle chercha la bouche pour la fermer. Le visage était doux, paisible. Il ne lui résistait pas, comme s'il s'était attendu à cette fin de son aventure. Elle le souleva. Elle l'emportait. Durant le trajet de retour à la maison, elle redouta d'avoir à se défendre contre une révolte légitime. Elle vit l'ombre de la sentinelle sur les toits des maisons d'en haut. Il n'avait aucune chance de la trahir. Elle connaissait ce point de vue. Plus rapide cette fois, elle atteignit la maison. Il fallait rentrer par la fenêtre. L'enfant accepta de passer le premier. Il secoua ses petites jambes dans le vide. Elle l'aidait à glisser sur le rebord. De petites pierres surgissaient de l'effort sur le silence, cognant de leur masse infime d'autres pierres qui rendaient un son presque souterrain. Il rencontra le couvercle du tonneau. Elle était à bout de force. Il n'y avait plus que ses mains dans les siennes. Elle les lâcha. Il poussa un petit cri pour manifester sa joie. Elle se hissa. Cette fois il fallut s'accrocher aux pierres. La terre s'effritait, petits jets acides. Le visage de l'enfant apparut enfin. Il était serein. Elle sauta à pieds joints sur la terre battue du jardin. Elle était féline dans ces moments majeurs. L'enfant accepta ses bras. On traversa la cour peuplée de chats. Les chiens frémissaient. Elle frappa à la porte de la Chinoise et entra sans attendre la réponse. Elle posa l'enfant dans le lit à côté du corps recroquevillé de la Chinoise qui se réveillait lentement. N'allume pas ! fit-elle en retenant la main qui cherchait la boîte d'allumettes. Non ? dit la Chinoise. L'enfant semblait dormir. De ce côté de la maison, la lune est intense. Les détails finissent par prendre toute l'importance. Tu brûleras la chemise. Elle trouva une gourmette au poignet. Il ne portait aucun autre bijou. La pulpe de son index tentait de déchiffrer l'inscription en creux. Elle ne s'était jamais soumise à cet exercice. Comment réduire au silence ce passé ? Elle réfléchissait déjà, ne songeant pas encore à l'écoulement d'un temps plus difficile à contrôler. La Chinoise tremblait. Elle se leva pour fermer la fenêtre. La lune coulait sur elle, étrangement, facilement. La femme et l'enfant formaient une ombre bleue sur le lit. Dehors, l'eau se remit à couler dans le lavoir. Le jour allait se lever. Il n'y avait pas d'autre vie. Comment voulez-vous que ce soit mon enfant, dit-elle enfin, comme ça ! du jour au lendemain ? La femme sembla faire un effort pour s'extraire de l'ombre. Elle eut une voix sinistre pour dire : Qui te dit que ce sera ton enfant ? La Chinoise eut du mal à comprendre que c'était déjà le sien. Elle s'approcha. Elle respirait par saccades maintenant. Il n'y avait rien à faire pour empêcher le soleil de se lever mais il était encore possible de sortir de ce mauvais rêve. Elle ne trouva cependant pas le moyen, des mots sans doute, de remettre l'esprit de la femme à l'endroit. L'enfant était maintenant éclairé par les premiers rayons de soleil.
La Chinoise versa un peu d'alcool dans le réchaud. La journée recommençait exactement comme d'habitude. Il y avait cet enfant sur le lit et la femme qui n'avait pas dormi. Elle actionna la tirette. Le réchaud se mit à ronronner. Il fallait maintenant aller chercher de l'eau. Elle avait une heure pour s'occuper d'elle. Ensuite elle irait à la cuisine. Elle travaillait toute la journée. Elle avait une conscience tranquille des tâches. L'après-midi, elle dormait une demi-heure sous les arbres, souvent étendue sur le dos dans l'herbe fraîche qui descendait de l'allée, elle aimait la lente dissolution de l'esprit, l'éparpillement des sensations, les rêves fragilisés par l'optique du réveil, jamais elle n'avait passé l'heure de ces retours à une réalité qui n'était plus la sienne depuis longtemps. Le dernier moment d'intimité dépendait de leur attente. Ils avaient attendu toute la journée. La maîtresse de maison se mêlait quelquefois de récurer ou d'encaustiquer, mais sans chercher à se rapprocher de sa domestique. Celle-ci se contentait alors de calculer l'économie de temps résultant de cette collaboration distante. Les calculs avaient une grande part dans l'activité mentale de cette Chinoise. Elle connaissait l'importance de ces exactitudes. Il lui était rarement arrivé de fausser les détails d'une vie consacrée à sa seule existence. Elle n'avait rien trouvé de mieux pour continuer d'être elle-même que de se mettre à la disposition des autres, avec cet air de soumission, ces silences entendus, ces glissements qui la rendaient si utile, si nécessaire à la fin.
Elle était née sur un bateau. Elle n'avait pas connu le pays de ses géniteurs, tous deux chinois mais vite séparés par les circonstances. Elle se rappelait une plage de sable blanc, fin, sans cesse visitée par les vagues, des rochers noirs émergeaient de cette mouvance, les barques contournaient la zone, lentes, reconnaissables. Elle avait toujours été cette servante docile. Elle quitta le village pour d'autres domesticités. Elle satisfit toujours ses maîtres. Elle eut des aventures discrètes toujours commencées par le viol. Heureusement son corps n'encourageait pas ces rapports. Elle eût pu demeurer vierge sans ce désir qu'elle n'avait pas inspiré, qui venait de cet ailleurs où elle n'avait pas sa part. Les enfants la respectaient comme s'ils étaient les siens. Elle ne les aimait pas. Son enfance était un mur infranchissable. C'était sans doute la seule chose qu'elle n'eût pas cédé aux exigences croissantes de l'abandon qui était le sien.
Mais ses contes ravissaient. Elle ne tourmenta jamais les esprits. Elle enseignait la douceur, le silence, l'attention. Son petit temple personnel attirait la curiosité mais elle tenait à distance ce monde grouillant de réponses provisoires. Le meuble eut son importance partout où elle passa. On tolérait ces rituels compliqués. Jamais elle n'exprima sa foi autrement que par ce petit bout de la lorgnette. Le soir, quand elle revenait dans son étroite différence, elle reprenait le cours des choses interrompu le matin puis retrouvé le temps de la sieste. Le monde ne changeait pas. Elle ne transmettait rien. Elle passait sans déranger, pas même l'esprit d'un homme tourmenté qui s'emparait tristement de sa biologie vieillissante. Un seul miroir la renseignait sur son déclin. Les autres étaient frottés jusqu'à la perfection des reflets. C'était un miroir de cuivre. Il exigeait un entretien constant. Sa verticalité facilitait les approches. Elle commençait l'observation par le regard. Son personnage l'avait toujours un peu inquiétée. Elle n'avait jamais connu l'angoisse attribuée à d'autres personnages dans les textes qu'elle lisait le soir avant de s'endormir. Ces lectures la ravissaient ou l'ennuyaient. Elle achevait la journée dans l'extrême puis s'endormait rapidement, soudain harassée, fébrile. Elle aimait les pluies nocturnes parce qu'elles la réveillaient. Il fallait fermer la fenêtre, s'approcher de la nuit, recevoir ces mélanges d'eau et d'air. La terre envahissait, peuplait, revenant à ces sources d'angoisse sans les nommer.
Quand ils allèrent à Cordoue, elle les accompagna jusqu'au port. Ils prirent le train, traversèrent le désert, puis la ville défila et on entra dans le port où ils se séparèrent. Elle s'attarda en ville. Le maître lui avait demandé d'épouser le jardinier. Elle n'avait jamais couché avec le jardinier. Elle n'aurait pas épousé un homme qui l'eût violée. En ville, elle dépensa l'argent que le maître lui avait donné comme il le lui avait demandé. Elle remonta dans le train avec la valise de ses emplettes. Le désert parut interminable cette fois. À la maison, outre le jardinier qui était le fils d'une vieille femme qui n'avait jamais eu d'utilité mais qui vivait depuis toujours avec lui, il y avait l'enfant. C'est du moins ce qu'elle raconte aujourd’hui. On ne saura jamais la vérité. Que représentait l'enfant, selon elle, à ce moment de son histoire qui allait devenir une vie d'homme ? Elle retrouva l'enfant dans la pièce aveugle où vivait le jardinier et la vieille femme qui était peut-être sa mère. Une nourrice donnait le sein. La vieille femme passait son temps à briser des brindilles. Le jardinier les enterrait sous les fleurs. On utilisait les brindilles pour le feu de cheminée qui fascinait le maître tous les jours. La vieille s'acharnait à augmenter sa production. La Chinoise puisait une fois par jour dans ce tas soigneusement rangé au pied du mur qui jouxtait le fauteuil d'osier que la vieille ne quittait que pour se livrer à cette minutie.
À l'entrée de la Chinoise, le jardinier s'inclina. Elle était encore sa maîtresse. Elle n'aimait pas ce corps interminable. Le branlement incessant de la tête l'agaçait. Il avait des mains longues et rapides. Pour la première fois, elle se plongea dans ce regard évité jusque-là et non pas ignoré comme il le croyait. La vieille les observait. Les craquements atteignaient le cœur de la Chinoise qui luttait plus clairement contre sa révolte naissante. Le jardinier voulait parler le premier. Il s'approcha d'elle. Il sentait le pain. Mais ce fut elle qui parla. Cette voix le troubla. Elle se demanda comment les choses s'étaient passées. Pendant le voyage, elle n'avait pas pensé à ces choses. Elle avait seulement pensé à cette habitude qu'elle devrait prendre d'un homme qu'elle n'aimait pas. Il n'avait aucune chance de se faire aimer d'elle. Elle le connaissait comme subalterne. Pourquoi changer cette hiérarchie qui lui convenait tant ? Elle ne doutait pas qu'il finirait par profiter de cette inversion des rôles. Comme il portait des lunettes, il s'annonçait toujours par des reflets. Elle parla enfin, pour demander si l'enfant avait pleuré en son absence. La nourrice, qui attendait l'occasion d'exprimer ce qu'elle pensait, dit que son lait contenait ce qu'il fallait pour que l'enfant ne pleurât pas. Elle était étrangère aux normes de la maison. Elle entrait et sortait en sous-traitante. Le temps qu'elle passait ici était compté. La Chinoise tenait cette comptabilité. En son absence, le jardinier avait griffonné des croix dans une grille qu'elle-même avait tracée sur une feuille de papier. Elle voyait la feuille dans le poing fermé du jardinier. Il avait attendu ce moment avec fébrilité. Elle venait de dire : On verra ça tout à l'heure. Il recula. Elle le maîtrisait encore. S'il avait l'intention de changer la nature de leurs rapports, il le cachait bien. La vieille ne supportait pas sans dégoût les postures de ce fils qui n'avait pas su s'élever au niveau du commerçant qu'elle avait rêvé pour lui. C'était son fils ou un être quelconque appartenant aux données hypothétiques de sa vie. Il s'en prenait souvent à sa critique lancinante. Dans les plis de sa robe, elle cachait les photographies de son existence passée. Elle les montrait si on la provoquait. Il avait honte de ces scènes où il n'apparaissait pas. Elle s'y prétendait jeune et vigoureuse mais on ne la reconnaissait pas non plus. La Chinoise voulait maintenant oublier ces personnages qui revenaient en intrus alors qu'ils n'avaient jamais agi sur elle que pour justifier une froide indifférence. Malgré elle, elle tentait maintenant de se rappeler ces visages mal fixés. Était-ce une famille ? La vieille ne s'exprima jamais sur le sujet. Elle ne donnait pas de nom, ni les lieux ni les personnages n'étaient nommés. On reconnaissait les objets de la vie quotidienne, les mêmes qu'aujourd’hui en dépit du temps, il n'y avait aucune distance entre ces objets et vous.
C'est le lait d'une vipère, dit la vieille en brisant une nouvelle brindille. Le jardinier tapa du pied. Comment dominer un homme que la société place au-dessus de vous ? La Chinoise se plongea une fraction de seconde dans le souvenir de l'acte sexuel. Sa bouche s'ouvrit pour condamner la vieille au silence. Le jardinier frémissait. Combien de temps encore supporterait-il ces petites humiliations ? Elle n'exerçait pas sur lui une réelle autorité. Il connaissait son travail. Seul le maître avait de l'influence sur cet art. La maîtresse ne tentait plus depuis longtemps de laisser sa trace dans les agencements. Questionnée un jour par le maître lui-même qui était agacé par ses prétentions de fille de famille, elle n'avait pas répondu et le jardinier s'était permis un sourire. Il n'avait pas payé cette offense mais il en redoutait encore, si longtemps après, les possibles conséquences. La Chinoise savait un tas de ces petites choses mais elle n'y avait jamais mis de l'ordre. Elle s'était si peu attendue à ce destin.
L'homme était long, cassé par endroits, sa nervosité s'exprimait par des cycles, elle redoutait une nudité d'animal, ne sachant rien de la nudité de l'homme. Le sein de la nourrice exhibait un téton obscène que l'enfant léchait encore. Le jardinier reluquait cet objet. Il chercherait toujours à en savoir plus sur les femmes. La Chinoise prit l'enfant. Le sein disparut. La vieille se pencha pour ranger les dernières brindilles. Elle aimait ces égalités. Le jardinier sourit. C'était un insolent au fond. Il attendait l'occasion de se livrer sans danger. La Chinoise redoutait des affrontements. Elle n'avait jamais résisté à un homme. Elle n'avait toujours pas cette force.
La nourrice partit. Vous avez à parler tous les deux, dit la vieille. Sa voix était claire. La Chinoise contempla le profil, les mains, la courbure du dos. L'enfant dormait. La Chinoise le porta dans son lit. Elle tira les rideaux sur une lumière brûlante. Elle ne se retourna pas pour leur demander si l'idée venait du maître. Elle entendit les mastications du jardinier. Les brindilles brisaient d'autres silences. Il n'y avait pas de réponse à sa question. Elle craignit d'avoir semé le doute. Elle ne savait pas si c'était le doute ou autre chose d'aussi définitif, peut-être le désir. L'enfant dormait sur le côté. Elle caressa les cheveux sur la tempe. Derrière elle, le silence se forgeait lentement. Elle ne vaincrait plus son angoisse. Ils commençaient par l'angoisse. Ils avaient peut-être l'expérience de ce genre de situation. Elle s'efforçait de ne pas sous-estimer leur pouvoir. Ils étaient trop heureux. Je ne suis pas riche, dit-elle. La vieille éclata de rire : Il n'est pas riche lui non plus ! Il riait sans doute. La Chinoise se retourna : Je n'ai pas envie d'un homme ! Elle regretta tout de suite d'avoir prononcé cette sentence. Ni besoin, ajouta-t-elle. Si c'était des questions qu'elle posait, dit la vieille, elle n'en connaissait pas les réponses. La Chinoise tremblait, n'ayant pas quitté le berceau. Je ne suis plus jeune, dit-elle. Pourquoi se défendait-elle ? Elle n'avait jamais lutté contre un homme. Au fond, elle n'avait supporté que leur plaisir. Aucun n'avait exigé d'elle qu'elle se livrât pieds et poings liés à leur vie quotidienne, ni comme épouse ni comme domestique. Le jardinier s'était assombri. La vieille l'avait pourtant prévenu qu'elle résisterait. Elle n'avait pas d'autre choix que la fuite. Pour aller où ? avait-il conclu avec elle et il était sorti fortifié de cette première approche. Maintenant qu'elle lui faisait face, manifestement révoltée par ce qu'on attendait d'elle, il doutait de réunir jamais les conditions d'une vie commune. Elle eut encore ce regard pénétrant. Elle n'avait jamais regardé que ses pieds quand il entrait dans les salons ou ses mains s'il avait l'intention de déplacer, sur son ordre, un objet de cette autre vie commune qu'elle donnait en exemple à des filles rêveuses croyait-il. Il s'excusa soudain d'avoir un travail en cours. Elle ne demanda pas de quoi il s'agissait.
Il sortit lentement, comme d'un cauchemar, entrant dans la lumière et cherchant à rejoindre le jardin d'hiver. Maintenant il imaginait le dialogue entre les deux femmes. Pourquoi l'une d'elles avait-elle provoqué cette proximité quand il attendait que ce fût l'autre qui le sortît de l'hébétude sexuelle dans laquelle la vie le maintenait depuis toujours ? Dans la serre, il s'abandonna à sa souffrance. Il réunissait des odeurs fortes : sa peau, sa bouche, l'entrejambe, les pieds, la paume de ses mains, imaginant ce qu'une femme pouvait en penser. Il avait cette conscience aiguë de penser à la place des femmes quand il s'agissait d'avoir une idée de l'effet qu'il produisait sur elles. Le nombre des femmes avait aussi son importance. Il collectionnait les regards, les petits gestes d'impatience, les incipit de la méchanceté à son égard, critique jamais formulée par une autre que celle qu'il considérait comme sa mère, encore qu'elle n'approfondît jamais le sujet en sa présence. Il la soupçonnait d'avoir des confidentes. Il n'imaginait pas qu'on pût porter un tel fardeau sans éprouver le besoin de le donner à comparer à d'autres. Il avait grandi dans cette ombre portée, tout ombre lui-même, jaloux du peu de lumière, facilement aveuglé par la colère mais régulièrement soumis aux nécessités qu'elle lui découvrait au fur et à mesure de son vieillissement et de sa plus rapide croissance. Elle avait cessé de vieillir au sortir d'un hiver.
Il avait gelé tous les jours de janvier. Le jardin avait tranquillement souffert des circonstances auxquelles il fallut ajouter la paresse. Elle parlait de fatigue devant les autres mais dans l'intimité elle l'accusait de paresse. Il remarqua la fixation des traits. Elle avait franchi une nouvelle étape de sa vie et lui, il en était toujours au même point. Il eut peur de commencer à vieillir. Il se regarda dans les miroirs. Qui ne le surprit pas dans cette attente ? Ce portrait l'épouvantait. Il songeait sérieusement à l'exécuter quand il travaillait la terre des jardins où des ocres se laissaient pénétrer par les bleus du ciel. Quelquefois sa main remontait jusqu'à ce paysage de soi, autre profil de sa laideur, la main dépassait le canon, envahissante, musclée, indécrassable. C'était le moment d'étreindre ce visage indésirable, moment ni de haine ni d'amour, parce qu'il est impossible de se haïr et que l'amour est autre chose. Quel sentiment inspirait-il au double qui le regardait ? La langue, mais quelle idée absurde de la donner aux divinités !
Ils se marièrent. Il n'y eut pas de fête. Ils mangèrent du mouton et des dattes. Il but. Dans la chambre, ils étaient seuls avec un enfant qui n'était pas de leur conception. La vieille avait changé de lieu. On la voyait moins souvent. Il fallait faire le tour du lavoir et redescendre sous les palmes jusqu'à l'aire de battage. L'enfant entreprit souvent ce voyage. Ce fut lui qui découvrit le cadavre quand le temps fut venu. Il vit la même vieille femme assise sur son fauteuil à bascule, le tas de brindilles à ses pieds, l'autre tas bien mesuré contre le mur, et la lumière envahie d'ombres qu'il s'était souvent amusé à identifier. La mort lui parut évidente. Elle ressemblait à un insecte. Un sourire rajeunissait son visage étonné. Il y avait l'odeur du café et de la viande pourrie. Des mouches tournoyaient. Les rideaux semblaient figés dans une attitude de stricte observation. D'autres personnages disparaissaient progressivement dans l'ombre. Il y avait les restes d'un repas sur le tapis. Une salamandre explorait les miettes, attentive, patiente, la lumière la traversait. L'enfant retourna à la maison. Il prit le temps de réfléchir à ce qu'il allait dire. Il rencontra d'autres enfants mais ne s'arrêta pas. Il redevenait précis et obstiné comme chaque fois que le destin lui jetait une pierre. Il atteignit la maison. Il s'arrêta parce qu'il était seul. Personne dans le jardin. L'allée était silencieuse, sinon il eût interrompu les chants d'oiseaux. Il ne dirait rien. Il s'étonnerait à défaut d'avoir du chagrin. On ramena le cadavre. Il pouvait voir leur progression de gros insectes. Il était avec les autres enfants sous les arbres. La masse informe et noire passa devant eux. Ils sentaient l'odeur. Dans la maison, on fit brûler de l'encens. Il y avait aussi l'odeur du formol et des chandelles. Ses parents adoptifs parlaient avec le fossoyeur. Les maîtres s'attardaient. Il y avait leurs enfants. Les filles parlaient dans l'oreille des garçons qui étaient moins âgés qu'elles. On avait fermé l'entrée avec un rideau mais les mouches connaissaient d'autres voies. L'enfant ne se laissait pas approcher des autres enfants. La maîtresse prit son visage dans ses mains rouges et elle l'observa. Il regardait la bouche. Il n'eût sans doute pas supporté ce que les yeux cherchaient en lui. Elle n'exigea pas son propre regard et il s'en inquiéta, redoutant ce qu'elle avait pu découvrir à la surface de sa peau. Ce fut interminable. Elle le soulevait presque. Il devinait le regard des autres enfants. Ses yeux se troublèrent. Elle le quitta aussitôt, sans explication. Les musiciens entrèrent. La voix d'un ange s'imposa. Le rideau s'ouvrit, formant le triangle de lumière, chape de mémoire. Il fut mêlé à cette foule. Tout le monde n'était pas entré dans la maison, faute de place. Il évoluait dans la poussière. On glissa encore, avec toujours plus de chants et de poussière. Il craignit de perdre connaissance.
Ils avaient découvert le cadavre trois jours après que lui-même eût pris la décision de ne rien dire de cet évènement. Personne ne songea à lui en évoquant l'abandon, l'odeur, le visage méconnaissable, la honte. Le jour même on ensevelit cette pourriture et on désinfecta la petite maison du lavoir. Elle était propre maintenant et comme on avait débroussaillé les talus, elle était agréable, on entendait l'eau de la rigole qui descendait au lavoir et des oiseaux s'étaient installés dans les oliviers. Le maître accepta qu'on s'y installât. On déménagea le contenu de la remise où on avait vécu depuis le commencement. Ce temps se diluait dans un oubli miroitant. L'anéantissement continuait d'influencer la pensée de l'enfant déjà coupable de trahison. Outre son silence concernant la découverte du cadavre de la vieille, il avait traversé d'autres réductions du pouvoir que les autres pouvaient encore exercer sur lui.
Il participa activement au déplacement du foyer. On souleva beaucoup de poussière sur le chemin. On avait arrosé le devant de la petite maison, ce qui assombrit la terre et les murs. Il y avait de la vigne sur le perron. Le père examina l'endroit avec une attention de chat qu'on désoriente par le seul déplacement d'un meuble. Il avait fouetté les ânes sur le chemin. Elle voulait le priver de la rapidité. Elle avait d'autres économies à mettre en jeu dans cette vie qui ne changeait pas, qu'on déplaçait, avec le risque d'en augmenter les mauvais côtés. L'enfant réfléchissait en suivant les ânes. Sa bouche se remplissait de poussière. Son père lui avait montré comment on forme cette poussière à la surface du tableau. Maintenant il voulait peindre l'ombre et ses insectes. Il montra comment le mur recevait et renvoyait la lumière. Il voyait des visages, peut-être des corps. Une fois la remise vidée de son humble contenu, on s'acharna à la rendre propre. Le mortier souffrait de cette abondance d'eau. La terre battue du sol retrouvait peut-être les rouges de sa brique. On remplit les trous causés par les pieds des meubles. On effaça des coulures sur les étagères. La fenêtre fut fermée pour la première fois. Sa mère lui montra l'influence du berceau qu'on avait remplacé par une commode. Il caressa longuement cette différence. Des coups portés au plafond détachèrent la suie des poutres. On balaya plusieurs fois la surface du logis. Il ne resta plus rien de ce qu'il avait inspiré. On ne ferma pas la porte à cause de l'humidité que les courants d'air allaient chasser. On s'éloigna. Il était juché sur le dernier âne. Il se retourna plusieurs fois. Quelqu'un secouait sa main sur le perron. Le soleil commençait à donner des signes de déclin. Il était rougeâtre quand on atteignit la maison du lavoir. Il y eut désormais ces deux expressions dans la conversation : la remise et la maison du lavoir. L'un et l'autre temps n'avaient pas de fin. La seule différence résidait dans les commencements.
Il se coucha avant la nuit. Il avait une alcôve à lui. Elle était fermée par un rideau. Avant de s'endormir, il se demanda quel était le degré de son intimité. À quel point pouvait-il compter sur l'impossibilité qu'ils avaient de le voir ? Il réfléchit longtemps. La voix de la mère le questionnait encore. Il répondait pour ne pas être dérangé visuellement. Elle lui recommandait de se tranquilliser. N'était-il pas heureux de vivre dans une véritable maison ? Il évita de lui dire qu'il n'avait pas l'impression d'avoir commencé à vivre selon ces nouvelles dimensions. Il avait à peine mesuré la pièce. Son lit était déjà prêt dans l'alcôve. Il ne pouvait pas savoir que son père y avait travaillé trois jours. Il y avait une odeur de bois fraîchement raboté, peut-être de colle, la couverture sentait l'eau de mer. L'obscurité était imparfaite. Il repéra ces imperfections. Il n'en parlerait sans doute pas. Il chercherait une solution. Il prenait toujours le temps de parfaire son environnement. Il était moins pressé que son père, plus précis que sa mère. Il situa son œil dans un étroit rayon d'une lumière atténuée par l'opacité d'une reprise négligée. La lampe était accrochée à une poutre au milieu de la pièce. Qu'avaient-ils conservé de ce que la vieille avait accumulé au cours de son existence dérisoire ? Il avait reconnu l'effet d'une poterie sur les désordres de l'évier. La lampe jetait les mêmes lueurs intranquilles. Ils chuchotaient. Il y avait une table au milieu de la pièce, et des chaises empaillées. Il reconnaissait cette noirceur de cire et de frottements. La paille avait été changée. Elle craquait sous les fesses. Le grand rideau obscur qui délimitait l'espace d'une chambre avait été remplacé par une cloison. Seule la porte témoignait de l'existence persistante de ce rideau. Le même lit trônait dans un environnement de débarras. La bicyclette était suspendue. On avait conservé la cage de l'oiseau bien qu'il fût mort et irremplaçable. Les cageots contenaient ce que les autres avaient abandonné. On accrocha les chapelets d'ail de chaque côté d'une fenêtre. Cette nouvelle vie commençait par la facilité avec laquelle on pouvait maintenant ranger les petits biens du quotidien et du passé. Un chat demeura à la place qui était la sienne depuis toujours. On voyait la vigne feuillue dans la fenêtre. Le soir, les insectes disparaissaient. Il était couché quand son père chassait les derniers papillons d'une conversation qui avait duré ce que la lampe pouvait contenir de souvenirs et d'observations. Ils regagnaient leur chambre en catimini.
Ce fut le lendemain que l'odeur entêtante de l'essence de térébenthine remplaça toutes les autres odeurs. Le vieux n'avait pas perdu de temps. À l'aube il avait installé sa chaise-chevalet sur le perron et il peignait la vigne qui descendait sur lui. Le matin, on était réveillé par l'odeur du café et du pain grillé. L'enfant rassemblait ses rêves. Elle n'ouvrit pas le rideau comme il l'avait craint. Elle l'appela doucement. Il écarta le rideau. Elle mettait fin à son effort sur le sommeil. Les rêves l'envahissaient. Il sautait sur le plancher pour éprouver la sensation de la nouveauté. Le père le saluait d'un coup de pinceau. Les murs étaient traversés d'autres visions infantiles. Un coin de la table était réservé au rangement méticuleux des outils et de la matière. Le pain avait cette saveur. Elle était seule à s'en plaindre. Le temps se chargeait de diminuer la portée des reproches. Le petit temple n'illuminait plus un coin de la cuisine de ses lueurs dansantes. Il lui fallut du temps pour s'apercevoir de cet autre changement décisif. Seule l'odeur de l'encens parfumée perçait quelquefois l'écran d'huile de lin et d'essence. Il n'avait pas vu le retable pendant le déménagement. Ils avaient accroché le rideau dans l'embrasure de la porte de leur chambre puis il l'avait noué pour faciliter le passage des meubles. Il n'était pas entré. Il avait travaillé lentement et personne n'avait exigé qu'il se montrât plus efficace. Il avait transporté des objets isolés. La lampe lui avait donné mal au cœur. Quelqu'un l'avait tout de suite accrochée au clou planté sur le côté de la poutre. Il ne se souvenait plus de l'emplacement de la paillasse ni du fauteuil. Le corps lui avait paru tranquille. Il y avait une chandelle dans une bobèche de cuivre rouge. Elle finissait de se consumer. Il n'avait laissé aucune trace de son passage. Il conserverait ce secret sans doute toute la vie. Il ne se souvenait plus maintenant des motifs de son silence. Il se rappelait une fuite ralentie par la peur d'être découvert à un moment où nulle explication ne les convaincrait. Il ne traversait plus la terrasse sans que ce sentiment ne l'oppressât au point que les regards le scrutaient. Il ne se laissait pas envahir toutefois. Son père finissait d'arrondir le nœud d'une branche d'olivier. Ils avaient éprouvé cette souplesse sur les tapis du jardin. Le nœud s'enfonçait dangereusement dans les plans dépoussiérés. Son père manipulait la canne avec une dextérité déroutante. Il avait mesuré plusieurs fois la longueur. Tournoyante, elle fracassait des corolles, aplatissait l'insecte, menaçait les ombres sur le mur. Il aimait ce combat. Il se promit de se battre le plus souvent possible.
Un peu plus tard il aiderait à la forge d'une lame extraite d'un amortisseur. Il avait aimé aussi ce feu, la possibilité, la connaissance. Son père ne lui enseigna pas à peindre ni à jardiner. Il reçut une éducation de bagarreur. Il en avait l'aspect. Il regretta seulement de ne pas pouvoir exhiber la pilosité que d'autres moins farouches lui opposaient comme cri de victoire sur l'enfance morne et inutile. Il se coiffa très tôt, adoptant d'abord le béret puis optant définitivement pour le chapeau. Il portait des chemises et se chaussait de bottines. La canne changea souvent d'aspect. Il avait grandi plus vite que les autres. Il apprit à extraire cette branche de l'olivier. Les copeaux étaient balayés par le vent. Quelquefois sa mère lui rappelait qu'il avait été tendre comme une fille. Ce temps avait été interrompu par la concurrence toujours plus pressante des autres enfants qui reconnaissaient en lui le bouc émissaire de leur inquiétude. Il les vainquait régulièrement. Il était cruel, mesurant la cruauté, ayant parfaitement évalué sa portée. Elle détestait son regard, le suppliant quotidiennement de ne plus la regarder. Au début, il ne comprenait pas ces efforts pour le tenir à distance. Il ne s'était jamais vraiment approché d'elle. Il connaissait mieux les défauts de son père mais c'était elle qui exprimait sa souffrance.
Son père ne lui demanda jamais ce qu'il pensait des peintures qui s'accumulaient. Il avait créé une forêt. Il fallait y entrer pour avoir une idée du temps consacré à cette recherche. Il n'avait pas d'opinion. Il voyait les paysages horizontaux qui étaient tout ce que l'imagination de son père pouvait savoir du monde où ils vivaient ensemble. Les arbres étaient verts, le ciel blanc, la terre jaune. Il fallut du temps pour que l'absence de rouge s'imposât au regard. Il en conçut une amertume fébrile qui le fit souvent passer pour un malade. Il buvait des tisanes par habitude. L'hiver le rendait morose et fragile. La gelée le saisissait. Les montagnes apparaissaient plus clairement dans les tableaux mais jamais elles n'eurent cette présence inconcevable autrement que par un effort d'imagination. Il redoutait la fréquence plus que l'intensité. Il s'exerça contre les cycles et acquit une habitude butée de leurs nuances.
Elle lui parla de l'immensité du monde. Il voyait plutôt l'étroitesse de l'existence. Le monde dont elle parlait comme si elle le connaissait parce qu'elle venait de loin, ne pouvait pas durer plus d'un an. Un jour suffisait à le convaincre de la justesse de ses sensations. Personne mieux que lui ne pouvait mesurer les différences de la surface des choses. Les oiseaux ne disparaissaient pas. Ils ne surgissaient pas. Ils existaient à leur manière. Il les empaillait. Son père s'attachait à leurs couleurs. Lui s'efforçait de ne rien perdre de leur crispation. La compagnie des peaux de serpent l'initia au culte de la surface. Il découvrit les minéraux de la terre environnante. Il eût collectionné des portions de l'être humain avec le consentement d'il ne savait pas clairement quelle autorité. Son alcôve se peupla. Il créa l'odeur des attentes de son enfance. Les pieds au mur parce qu'il avait grandi trop vite, il attendait que ce temps fût réduit à la poussière du souvenir ou de la nostalgie. Il s'arracha des larmes pour ne pas être surpris par les pleurs. Son père tentait de l'adoucir. Il ne trouva pas les mots d'une intimité qui les eût confondus au moins le temps d'en finir avec la croissance. De quoi était-il témoin ? Il était persuadé d'avoir toujours pensé à un témoignage. Aussi loin qu'il remontât le cours de l'enfance, rien ne lui interdisait cette perspective. Il revoyait l'enfant obtus et lui donnait raison. Il était l'auteur de sa croissance. Les neiges éternelles étaient limitées par une lumière semblant prendre naissance dans leur propre présence. Son père ne peignait pas les circonstances de leur rencontre avec le ciel. Il n'y avait pas de route pour les atteindre mais on pouvait s'avancer jusqu'à se sentir écrasé par leur majesté.
Il y avait un village où on mangeait du poisson. Ils allèrent ensemble vers la rivière. Il ne pouvait pas manquer une rivière à son enfance. Il contempla la première eau tourbillonnante de son existence. La comparaison avec le puits était affligeante pour la pensée de ce père qui ne mesurait pas l'importance des faits. Il peignit le vert des rochers pendant que l'enfant escaladait en pensée la paroi verticale d'où sourdait la cascade. Il voyait la vallée, sa voie de chemin de fer, ses hameaux, la route grise qui traversait de temps en temps le lit d'une rivière sans eau, les roseraies réduites au silence, les pentes de figuiers de Barbarie, le moulin aux ailes brisées, lamentable vestige d'une époque à peine passée. Le son montait le long de la paroi avec l'humidité, étrange capillarité à quoi un enfant accordait maintenant toute son attention. Il lança une ligne dans une surface moins rapide. Il avait cru apercevoir la cuirasse étincelante d'un habitant trahi par sa propre beauté. Le ver avait gigoté paresseusement. La ligne exerçait une force à la limite de la résistance qu'il pouvait lui opposer. Combat de l'équilibre. Il commençait par un exercice naturel ce qui allait devenir un combat politique. L'éclat métallique était intermittent. Il monta encore, tenant toujours la ligne, pour se situer au-dessus du vortex. La roche miroitait. Il entoura plusieurs fois la ligne autour de son poignet. Il y avait la douleur maintenant, une douleur constante qui s'ajoutait à l'attention, la sollicitude de l'action devenait prépondérante, il ne luttait pas contre le poisson mais contre l'eau, ou plutôt contre sa durée, il sentit à quel point c'est la durée qui accapare toutes les forces y compris mentales. Son père le saisit au vol d'une chute qui n'avait pas encore commencé dans son esprit incomplètement sidéré. Son père sentait la peinture. Il redescendait avec lui les pentes glissantes et bombées. Il voulait lui arracher la promesse d'un comportement plus tranquille, plus facile à corriger. Il se révoltait pour la première fois. Il était si petit qu'on n'imagina pas un seul instant que ce fût autre chose qu'un caprice. La méprise le rongea. Il était passé de l'émerveillement au combat, du combat à la révolte et de la révolte au lent et prudent anéantissement de sa nature secrète. Il sut dès ce moment qu'il n'avait plus de temps à perdre. Il devint l'homme pressé d'un combat calculé pour des patiences informées. Il n'eut jamais d'amitié ni d'estime pour ces doubles imparfaits. Il servit plutôt le désir. Sa précision provoquait l'admiration. On le jugea aussi rapide et capable de profiter de l'expérience.
Son père, s'il avait été son véritable père, aurait peut-être deviné l'homme futur. Il se contenta de satisfaire le besoin de confrontation avec la nature. Il transmit ce qu'il savait puis l'enfant lui proposa d'inquiétantes aventures. Il y eut des expériences éprouvantes pour l'esprit. Son père n'était pas un homme tranquille mais si on lui avait posé la question, il eût parlé de son malheur et du bonheur des autres. Cette confusion des genres exaspérait l'enfant. Il devint vindicatif. Il rendait coup pour coup. Il comprit l'importance du vocabulaire et de la phrase. Le Coran lui fut imposé contre son goût pour les mystères colorés du temple que sa mère continuait de cultiver. Il examina ces limites et comprit qu'elle ne lui avait pas donné le jour. Il se nourrissait d'informations contradictoires. Le texte sous-jacent perçait quelquefois la fragile surface des apparences. D'autres mots exigeaient de faire surface. Ces inventions précoces l'émerveillaient. Il n'eut pas de confident. Sa mère sentait l'acidité des cuivres et la douceur des encaustiques. Son père mélangeait consciemment les saveurs de la terre et les poignées d'âcreté de sa boîte de peinture. Il se chercha des odeurs. Il aspira des ventres de poisson, éparpillant des écailles trompeuses comme les miroirs, trempa son nez dans l'eau des cascades, s'aspergea de ce qu'il croyait être la surface des rochers. Son odeur avait quelque chose à voir avec ces rencontres fortuites. Il désespérait d'en contrôler le flux en direction des autres qui ne comprenaient pas ces subtilités. Il entrait dans sa solitude après avoir penché du côté de celle des autres. Ses oiseaux resplendissaient. Il ajouta des insectes croissants à ses collections. La promenade devint un mode d'existence. Il interrompait des conversations pour rétablir la vérité ou révéler un pan de la réalité détériorée par des imaginations fatiguées de l'imagination des poètes. C'était facile. On le haïssait aussi facilement. Ses sarcasmes agaçaient des esprits soucieux de survivre à leurs insuffisances. On ne l'interrogeait pas. Il s'instruisait par comparaisons. Ses cahiers étaient soignés. Il ne les refermait jamais sur l'inachèvement.
Ils achetèrent un âne. Il le soigna comme si c’était un homme esclave de leurs désirs. Il comprenait que l'âne ne pouvait assouvir tant de passions contradictoires. On avait acheté l'âne à cause d'une autre acquisition, un jardin d'oliviers. Le bât était ancien. Son père s'acharna à lui redonner l'aspect d'une chose qu'on est fier de posséder. On avait une presse aussi, aussi vieille et importante que le bât, avec ses disques d'alfa et son odeur de rouille. Elle se pencha un peu dans la remise. On ne corrigea jamais cette obliquité. Les amphores s'alignaient sous la galerie. Son père avait construit la charpente de leur assise. Il avait fallu supporter le spectacle de cette lente entreprise. On nettoya le chemin, on empierra les ornières, et l'âne se fortifiait, comme s'il prenait conscience de sa croissante importance. L'enfant le soignait pour le toucher. Il rencontrait des frémissements révélateurs d'une concurrence impitoyable. Il ne parla jamais à l'âne, sauf à utiliser les onomatopées traditionnelles. Il ne le haïssait pas. L'âne mangeait sa part d'olives. Il n'était ni lent ni rapide. On eût dit qu'il connaissait le temps exact des parcours à effectuer. Le père était satisfait d'avoir un peu changé le cours de leur vie. Il peignit l'âne, maladroitement, comme il peignait les hommes si on le lui demandait. Il enjoliva le bât, retrouvant peut-être des couleurs. L'âne semblait suspendu dans l'air et les oliviers étaient réduits à la taille de l'herbe par une perspective erronée. Il ajoutait deux nuages dans le ciel, toujours selon les exigences de cette perspective. Le tableau était ensuite exposé sous la galerie, à l'ombre de la vigne bourdonnante. On l'admirait généralement. Les critiques concernaient plutôt la douceur des impressions.
On souffrait à cette époque comme aujourd’hui. Mais il n'y avait pas de bonheur dans l'histoire. Un âge d'or avait peut-être existé mais ce pays était si lointain qu'on y pensait rarement. Le bonheur commençait avec la mort. Il n'y a pas de religion sans cette conception du temps. Plus tard il tenta de réduire sa sensation du temps aux textes de la littérature. Il croyait encore, octroyant encore le pouvoir à une parfaite abstraction et ne reconnaissant pas l'autorité de ceux qui prétendaient en savoir plus que lui. La femme eut sa place dans l'anéantissement de sa jeunesse. Il rencontra d'abord les compagnons de son destin. Il obéissait facilement. Il étudia des doctrines où l'ordre et le pouvoir faisaient bon ménage. Ce fut au cours d'une de ces conversations qu'il fut mis en présence du fils du maître. Il ne le connaissait que pour l'avoir servi de temps en temps, à table ou dans les coteaux de chasse, quelquefois sur le chemin de l'école où le petit prince commettait des caprices parce qu'il était ailleurs au moment de se réveiller. Cette propension à l'absence avait frappé l'esprit du petit serviteur sans toutefois le conduire à autre chose qu'une rêverie aussi vague que possible. Il n'avait jamais adressé la parole à ce fils de famille sauf pour lui demander de préciser la nature d'un service. C'est que le petit mentor avait de la suite dans les idées. On le prenait rarement au dépourvu. Il avait vite fait de traverser les miroirs qu'on lui tendait pour qu'il jugeât lui-même les défauts de sa cuirasse. On attendit longtemps avant de le punir comme il le méritait. Difficile de se souvenir maintenant de l'origine du châtiment. Le petit serviteur, quand il fut arrivé presque à la hauteur de son maître futur, le toisa avec une insolence toute bouffonne. Il y avait des filles éprises de liberté autour d'eux. D'autres garçons venaient de s'engager à commenter l'attitude du jeune maître. Eux aussi étaient de jeunes maîtres. Ils parlaient avec cette mesure qui est une appréciation du temps nécessaire à l'énonciation des jugements. Ils n'avaient pas l'air de singes reproduisant les leçons de leurs maîtres. Ils avaient acquis un style de pensée et ils en étaient conscients. Certains avaient le goût de l'action et parmi eux, il y en avait de réellement doués pour cet autre style d'existence. Le petit serviteur, qui venait de grandir dans la résistance sournoise à toute tentative de le soumettre à autre chose que des actes, s'était élevé jusqu'à eux par le moyen des actions extraordinaires. Il tuait avec précision et recommençait sans rien changer à sa tranquillité. On pouvait compter sur lui. Le jeune maître ne fut pas peu surpris de le trouver parmi eux. Il n'avait jamais tué, lui, ni même participé à une action dangereuse. Il avait des idées et on en appréciait la justesse toujours vérifiée. On fit entrer le nouvel adepte. Le visage du jeune maître accusa le coup. Il ne dit rien. Quelqu'un résuma les mérites du petit serviteur promu au rang de héros d'une nation future. On lui donna à manger sur la table même où s'amoncelaient les livres de la théorie qui les unissait. On le regarda manger. Il n'avait pas mangé depuis trois jours. Il avait tué deux personnes, un homme et sa femme. Il avait épargné un enfant terrorisé, non pas par pitié mais parce qu'il le condamnait à témoigner. On mesurait tous ce que cette cruauté impliquait relativement au bonheur promis par l'action commune. Il acheva son repas de riz et de mouton en sauçant l'assiette avec un morceau de pain. Il but le vin. Son visage avait encore changé. Le jeune maître s'efforça de ne pas se laisser influencer par les bruits de fourchette. On enleva l'assiette et on la remplaça par une écuelle remplie d'un mélange laiteux.
On désigna enfin l'auteur de ces plats. C'était une jeune fille aux ongles soignés. Elle avait un beau visage serein. Le jeune héros ne l'intimidait pas. Elle lui tendit le biscuit encore chaud. Elle commentait plaisamment sa contribution. Il l'écouta. Une saveur sucrée l'envahissait. Il n'aimait pas les langueurs de la fleur d'oranger. Personne ne l'avait jamais forcé à avaler des desserts conçus au fil de cette persistance. Le jeune maître observait ce qu'il considérait comme une caricature du héros. Le repas s'acheva sur un café pris en commun dans de charmantes tasses de porcelaine. Le jeune héros n'avait pas beaucoup parlé. Il avait cherché à choquer en racontant comment il avait abattu le fonctionnaire français et sa femme et pourquoi il avait épargné un enfant qui n'avait l'air ni d'une fille ni d'un garçon. Il avait insisté sur cette impossibilité de savoir à qui il avait affaire. Personne n'avait ri, ni même souri. Il avait longuement mesuré leur silence, l'immobilité. Il avait mangé tout ce qu'on lui avait présenté. Il avait désiré la petite cuisinière.
Le jeune maître l'avait intrigué. Il n'avait jamais exercé d'autre influence sur son esprit. Sa présence déstabilisante, les poèmes qu'on rapportait avec une fidélité inquiète, les disparitions commentées suivies de réapparitions destructrices de la rumeur, les voitures américaines, les filles d'une autre civilisation, qu'il traitait comme des prostituées, les affrontements sur la voie publique avec de petits fonctionnaires rouges de colère, les nuits fracassées par des retours en fanfare, les tentatives d'approche toujours avortées, cette observation crispée de l'abus en tout genre, le désir d'une vengeance appliquée, ou au moins d'une revanche mesurée avec une exactitude d'ouvrier. Son père, prématurément vieilli, lui parlait des différences. Il s'agissait d'en démontrer la nécessité. Il ne se sentait pas prisonnier de cette cohérence. C'était la cohérence même, parce qu'elle s'imposait à son calcul, qui lui inspirait des respects démesurés.
Un soir, le petit serviteur rentra avec le jeune maître à bord d'une de ces voitures exagérément rutilantes. Une femme les accompagnait. Le jardinier-peintre vit que c'était une femme. Ils avaient l'air d'enfants. Elle était assise sur le siège avant, entre les deux. Le petit serviteur regardait le ciel dans l'ouverture du toit. Le jeune maître conduisait avec application. La femme était simplement présente. La voiture avançait lentement. Le jardinier s'élança dans l'allée pour allumer le réverbère du petit pont qui enjambait le ruisseau. Cette course lui parut interminable. Le rideau de la chambre avait bougé derrière lui mais la lumière n'allait jamais au-delà du parterre de fleurs qu'il cultivait sous la fenêtre. Il arriva au pont avant la voiture. Il se dépêcha d'allumer le réverbère. Il monta sur le parapet. La mèche était déjà allumée. Il actionna le levier et la flamme s'éleva aussitôt. La voiture s'arrêta sur le pont. Le petit serviteur en sortit. Il reçut un baiser de la femme et il sortit de la voiture. Il se dirigeait maintenant vers la maison. Le jeune maître dit au jardinier qu'il pouvait éteindre le réverbère et le jardinier remonta sur le parapet. Il attendit que la voiture s'engageât dans l'allée. L'éteignoir descendit sur la flamme et tout fut noir.
Il avait oublié que c'était une nuit sans lune. Chaque fois que la lune manquerait à ses nuits, il songerait à celle-là comme au début d'une ère nouvelle. Le baiser de la femme surtout l'avait choqué. Il ne s'était pas attendu à cette familiarité. Il ferma le volet de la lampe et descendit du parapet. Il n'y avait pas d'eau dans le ruisseau à cette époque de l'année et on n'y déversait plus depuis longtemps les égouts de la maison. Il rentra. Le fils était dans son alcôve. Le rideau frémissait encore. Il n'avait pas allumé. Le jardinier contenait une colère acide. Sa peau suintait. Il se coucha et caressa le corps endormi de sa femme. La fenêtre était un rectangle parfaitement noir tandis que le mur paraissait gris, presque transparent. Il savait qu'il ne dormirait pas. Il attendait les premières lueurs d'une journée sans doute consacrée au travail, uniquement au travail. Il n'avait aucune envie de parler de la femme avec le fils qui avait reçu d'elle un baiser si profond. Maintenant elle couchait avec le jeune maître. Le réverbère n'était-il pas éteint ? Le fils souffrait peut-être. Le jardinier n'avait pas connu ce style de souffrance. Il avait trop imaginé la femme pour être maintenant scandalisé par son pouvoir sur l'existence de l'homme en quête lui-même de pouvoir. Il cessa de caresser la femme qui n'avait pas bougé. Elle s'endormit un peu plus tard. Il la caressa encore. Il ne la voyait pas. Il connaissait ce corps pour l'avoir observé des nuits entières à la lumière de la lune. Quelquefois le réverbère restait allumé sur ordre du maître ou de sa descendance et le corps prenait alors une importance inimaginable dans d'autres circonstances. Il n'avait jamais cherché à le posséder. Il le caressait et se laissait caresser par lui. La lumière du réverbère était jaune et bleue. Il eût aimé peindre le rouge qui résultait de ces tentations visuelles. Le corps était alors peut-être violet avec des traces de jaune. Sa crainte des ragots lui interdit toujours l'exécution de cette peinture née à la fois de l'imagination et de la réalité. C'était un corps facilement mis en perspective. Il lui était arrivé de modifier l'agencement du drap. Ou il se levait et s'asseyait sur un pouf pour changer l'angle de vision. Il déplaçait le pouf dans des nuits interminables. Elle ne se réveilla jamais ou bien elle crut bon de ne pas le déranger quand il rentrait dans son monde intérieur. Pour lui, l'encens était violet et sentait le jasmin. La lumière du petit temple était discrète et n'influençait pas les réflexions. La flamme couvait dans un coquillage. Comment figurer cette présence abstraite ?
Cette nuit-là, le petit temple surgit de l'obscurité. Ce n'était jamais arrivé. Il sentit l'odeur du jasmin. Elle avait prié pendant qu'il était allé allumer le réverbère. Elle s'attendait depuis toujours à une nuit de colère. N'était-elle pas à l'origine de cette colère étouffée par la cendre qu'elle avait d'abord répandue sur leur vie commune ? Cet enfant qui n'était pas le leur, ce crime qu'ils n'avaient pas commis mais qu'elle avait accepté de cacher, cette attente du moment où la vérité finit par éclater, ce risque d'en dire trop, de peindre cette invisibilité, cette croissance du désir de confession, la mort qui ne menaçait plus la vie et s'en prenait clairement à l'éternité, autant de thèmes de réflexion pour alimenter quotidiennement une pensée vouée à l'échec. Comme il avait ses propres croyances, il ne partageait pas son angoisse avec elle. Elle se félicitait que la rumeur eût un autre objet, infondé peut-être, mais ne participait-elle pas à son expansion ? Elle était sournoise et infidèle. Le jeune maître eut-il vent de ce qui se racontait chez nous au sujet de sa naissance ? Il avait l'aspect d'un bâtard mais pas plus que le petit serviteur qui lui n'avait pas à souffrir de ces certitudes. D'ailleurs pourquoi considérer cette égalité ? La maîtresse n'avait plus enlevé d'enfants depuis. Elle n'en avait enlevé qu'un seul et il était impossible de savoir lequel des deux.
Le jardinier, cette nuit-là, ne trouva pas la force de quitter le lit. Il pleura sans crainte. Il n'espérait pas qu'elle se réveillât pour le consoler ou simplement pour l'interroger. Cette conversation ne pouvait pas prendre d'autre tour si elle avait lieu. Elle poserait les questions et il répondrait sans chercher à arrondir les angles d'une réalité qui avait tant d'influence sur son imagination de paysagiste. Il eût préféré ne rien savoir plutôt que de chercher vainement à s'habituer aux circonstances. Qui était cette femme, étrangère elle aussi, qui prétendait exercer son charme sur deux jeunes hommes dont la destinée avait été changée par la folie d'une autre femme ? Il avait à peine vu son visage mais il avait su qu'elle était belle. Il avait vu l'intérieur de la bouche au moment où elle s'apprêtait à la donner au fils frémissant privé d'elle pour cette nuit. Combien de nuits lui avait-elle consacrées ? Le jardinier glissa hors du lit. Il sortit. Les premières abeilles tournoyaient à la surface de la vigne et du chèvrefeuille. Il se dirigea lentement vers le puits. La première eau le ravigotait toujours. Ensuite il buvait du lait et mangeait un fruit, une figue souvent, et il pensait à son enfance déplorable, aux fruits de la lente découverte de ses possibilités. Il travaillait lentement, sans arrêt, la tête traversée de réminiscences, il se revoyait, en errant, en visiteur, en fidèle. Le fils avait une chance qu'il n'avait pas eue. C'est important, un métier. C'est le premier sujet de conversation, la première source d'exagération, une monnaie d'échange. On n'apprenait plus les choses à coups de trique. On allait à l'école et les maîtres respectaient les bons élèves. C'était facile d'être de leur côté qui est le bon côté des choses. Tant pis pour l'idiot. Il avait été un peu idiot dans sa jeunesse, du moins le considérait-on comme un peu éloigné de la norme mais c'était une norme tellement intransigeante qu'il n'avait eu aucune chance de devenir un exemple pour les autres. Son fils avait de la chance. Il avait acquis ce bagage, cette attitude, ses raisonnements laissaient pantois quelquefois, impossible de lui donner tort. De qui tenait-il ces facilités ? Il n'était pas difficile de le savoir et le jardinier avait vécu une époque de recherche tranquille. Comme il ne savait pas lire, il avait dû ruser avec la perspicacité des autres. Il allait à la bibliothèque pour regarder des images dans les archives des journaux. Il avait vu les photographies des véritables parents. Dans le cas de son fils, c'étaient de modestes personnes. Le hasard avait bien fait les choses. Il n'avait rien changé à la chance. Il n'y avait pas eu de hasard. Seulement une femme assez folle pour penser qu'elle faisait ce qu'il fallait faire pour sauver les apparences. Une autre femme, la sienne, pour maintenir le niveau. Et lui pour se taire et accepter, se réjouir finalement parce que le fils avait du caractère et qu'il réussissait là où lui-même avait échoué.
Il pensait rarement au rôle joué par le maître dans cette farce. Avec le maître, il entretenait des rapports purement liés à son office de jardinier. Le maître avait des connaissances dans cet art comme dans d'autres. Il appréciait les solutions à des géométries rendues improbables par l'accumulation des styles. C'était souvent une question de couleur mais le caractère éphémère de cette condition le rendait mélancolique et le jardinier se creusait la tête pour trouver des lignes de force à un parterre qui refusait obstinément de se laisser enfermer dans un espace. Il y avait quelque chose à négocier entre la surface et le volume. Le fils savait résoudre tous les problèmes sauf celui-là. Le jardinier n'avait pas longtemps compté sur lui pour l'aider à résoudre des problèmes d'ordre purement esthétique. Il y avait aussi le jeune maître pour donner son avis. Il trouvait les mots, toujours faciles, et il lui donnait raison. Le jeune maître n'ignorait rien de sa situation de bâtard. Le jardinier aurait donné cher pour en savoir plus sur ce combat intérieur et sur ses conséquences. Le maître était en proie à la morosité. La maîtresse s'absentait pour aller dans sa famille, des nobles de la campagne. Elle revenait avec des viandes et des légumes qu'elle partageait. Il faut savoir se faire aimer. Le jardinier aurait donné un bras à son maître et tout son corps à la maîtresse. Il était moins généreux avec sa propre famille, si famille était le terme qui convenait à leur association.
Un troupeau traversa lentement la vallée, soulevant la poussière du lit de la rivière. Il aimait la suspension du temps causé par les recommencements. Il n'eût pas aimé une vie sans la certitude de participer encore passivement à ce qui semblait éternel et nécessaire. Le bruit d'un moteur qu'on démarre le sortit de sa torpeur. Le jeune maître raccompagnait sa belle. Comment ne pas penser aussitôt au réveil du petit serviteur ? La voiture passa. Il salua un jeune maître au visage de marbre. Il avait toujours cet air d'avoir rencontré la mort et de s'être laissé convaincre par elle. La femme resplendissait. Le soleil rutilait sur ses bras nus. Elle était coiffée d'un foulard mais il n'était pas difficile de l'imaginer cheveux au vent. Le troupeau continuait son avancée vers l'autre rive. La voiture descendit par le même chemin et disparut derrière les oliviers. Le jardinier se laissait envahir par le désir. Jamais il n'avait désiré avec autant de douleur. Il avait connu ce genre de douleur dans son enfance, tout au début d'une jeunesse qui lui promettait la solitude et l'épuisement. Son esprit avait caressé des possibilités causées par les chevilles poussiéreuses des filles et leurs mains rapides qu'il n'avait pas touchées faute de les vaincre sur le terrain du regard.
Le fils sortit de la maison. Il bâillait outrageusement, s'étirant comme un chat en avançant sous la vigne. En voilà un qui ne luttait pas contre la paresse ! Il s'en servait pour améliorer ses apparences ! La chemise n'était pas boutonnée. Il avait chaussé les babouches que la mère laissait toujours sur le seuil comme si elle entrait dans un temple. Une habitude de l'enfant qu'il ne cesserait jamais d'être malgré les efforts des autres. Le jardinier siffla comme un oiseau. Le fils sourit. Il avait une beauté de femme. Il secoua la main tout en continuant de bâiller. Le rideau de la chambre s'écarta. On ne pouvait pas voir le visage de la femme à cette distance. Le jardinier se contenta d'imaginer les mots d'amour que le fils recevait sans cesser de s'étirer. Ses mains chassaient des insectes. Il embroussailla encore ses cheveux et s'affala sur le banc. La mère apparut alors sur le seuil. Elle venait d'allumer le feu. Le jardinier ne répondit pas à l'appel. Il voyait la voiture qui s'engageait maintenant sur la route en direction du passage à niveau. Il voyait la chevelure blanche à cette distance. Des éclats de verre transperçaient ses yeux. Il savait que c'était la colère qui prenait racine dans sa tranquillité. Il avait déjà vécu un semblable tremblement. Les reflets l'atteignaient à cet endroit de la conscience qui retient le corps pour prévenir l'interdit. Il haletait. Ces petits bruits envahissaient son écoute. Il perçut la voix du fils comme un avertissement. Se retournant, il offrit son visage mis à nu. Il se sentait obscène. Le fils s'avançait dans la poussière. Il parlait mais le vieux ne l'entendait pas. Il écoutait les voix intérieures, leur combat contre le bruit, contre la destruction, avec le silence. Le fils était à portée maintenant. Il pouvait atteindre cet équilibre. Il eut l'impression d'une solidité immobile, d'un rempart au lieu de la révolte vocale auquel ce bâtard l'avait habitué depuis toujours. Comment acquiert-on cet aplomb ? Le fils était mieux renseigné que lui. Il ne l'avait jamais réduit au silence. Il avait bénéficié de l'appui des deux femmes. Il s'était servi d'elles pour se hisser à la hauteur du père. Elles avaient pour lui cet autre amour qui anéantit tout espoir de plaisir.
Le fils parla. Il n'avait pas l'air inquiet. Il parlait à son père simplement pour l'inviter à rejoindre le cœur de la maison. La femme, petite chinoise appliquée, attendait ce moment réducteur de toutes les folies qui peuvent passer par la tête d'un homme. Elle ne regardait pas la scène du père (faux) et du fils (faux lui aussi) qui s'affrontent sans donner le spectacle de leurs différences. Le couvercle de la cafetière tomba par terre. Le jardinier entendit ce bruit. Il entendait les reprises de la voiture qui prenait de la vitesse sur la route. Il entendit aussi le frémissement des feuilles. La rigole même réussissait à l'atteindre. Il flatta l'épaule de son fils et revint vers la maison. Le rideau de l'alcôve était ouvert. Il y avait cette odeur de femme, le nœud des draps, les zones d'ombres et les lézardes qui montaient et se rejoignaient au ras du plafond. Il n'avait jamais perçu le monde extérieur d'une autre manière. Ce n'était pas une fragmentation. Ce n'était pas comme un miroir brisé dont on peut coller les morceaux. Il ne connaissait pas cette patience. Rien sur ce jeu de la surface des choses. Sa vision était partielle. Quelque chose en lui éliminait ce que son sens moral appelait l'inutile. Il traçait les grandes lignes, ne perdant pas son temps à parfaire l'harmonie qui résultait de ce mensonge. Il était le seul spectateur de son style. Vu de l'extérieur, il apparaissait comme un homme tranquille qui ne cherche pas les ennuis. On peut haïr ce genre d'homme. Le fils le haïssait peut-être. Si c'était le cas, ce n'était pas pour la bonne raison. Un homme se construit-il toujours sur une erreur ? Que dire de l'homme qui est à l'origine de cette erreur ? Le jardinier n'avait pas eu de père. L'erreur était imposée par le malheur, la malchance.
Je voudrais te parler, dit le fils tranquillement. On marchait vers la maison. La vieille attendait sur le seuil. Le soleil commençait à agresser la peau. Le vieux sortit son béret d'une des poches de son pantalon et il l'ajusta sur sa tête étonnée. Il lui semblait maintenant que son effort pour atteindre la maison n'aurait pas de fin. Il n'avait pas la force de retenir son empressement. Aucun mot ne sortit de sa bouche malgré le désir de nommer la femme. Il considéra l'ombre de la terrasse. Le visage de la vieille avait conservé sa joliesse. Il avait toujours aimé l'étroitesse du regard, de la bouche, le fin menton qui profilait une ombre pointue sur le cou encore tendre. Elle coiffait ses cheveux d'un foulard multicolore et portait des boucles d'oreille. Il aimait ses bras nus dans l'effort, son échine animale, la précision et la rapidité de ses pieds sur le sol qu'elle semblait toujours explorer au lieu de le traverser par habitude comme tout le monde.
Tu ne l'écoutes pas ! dit-elle quand il arriva à sa hauteur, désespéré d'en avoir fini avec ce fragment de temps. Le fils le touchait. Il ne parlait plus. Le jardinier entra dans la maison. Le café était servi. Il s'assit et commença à rompre le pain. Il aimait cet instant. Le pain était chaud. Le café l'étourdissait un peu. On mangeait de la confiture et des dattes. Le lait était soigneusement caillé. Il aimait aussi l'acidité. La lumière rasait le spectacle de la table mise pour le premier repas de la journée. La chaleur s'annonçait par de petits souffles dans les rayons du soleil. La brise avait fini de tortiller le rideau de la porte d'entrée. Un chien montrait sa tête. Tu ne veux pas l'écouter ? Il mangeait avec application. Il regarda la lame du couteau qui formait une ombre sur la nappe. Le pain montrait une déchirure presque tragique.
Parle ! dit la vieille mais personne ne se prononçait sur les circonstances de cette communion familiale. Il acheva le morceau de pain puis sa main empoigna les dattes. Les noyaux, il les rangea sur le bord du plat. Il se laissa conduire par la douceur. Maintenant il avait besoin de tabac. Le maître était généreux avec lui question tabac. Peut-être parce qu'il flattait habilement ce goût chez une personne facilement convaincue d'avoir montré le chemin d'un autre plaisir. Il lécha le pouce et l'index puis il les plongea dans le tabac. La pipe sentait trop la cendre et le goudron. Il la bourra longuement. Elle frotta une allumette.
Tu devrais l'écouter, dit-elle. Elle le suppliait maintenant. Il la regarda.
Il veut partir ? demanda-t-il. Le fils frémit. Depuis quand s'était-il tu ? La première bouffée, froide et saturée, retourna dans l'air immobile.
Je ne veux pas faire d'histoire, dit enfin le fils. Le vieux se leva d'un coup. Il était furieux maintenant.
Et qui va les faire, les histoires ? Il attendit un instant avant de conclure.
Qui est cette femme ? Il n'attendit pas la réponse. Il sembla s'enfuir. Il marchait vite. Il traversa le petit bois d'oliviers, longea les figuiers de Barbarie, sur le chemin il se mit à suer et il sortit son mouchoir. Il avait oublié son béret sur la table. Il ne s'arrêta pas devant la fontaine pour contempler les effets de l'eau glissant sur les oiseaux de pierre. Une femme le salua. Il ne s'arrêta pas non plus pour elle. Il descendait vers le chemin de fer. La buvette serait peut-être fermée parce que c'était dimanche. Sinon il boirait raisonnablement. Il chercherait une ivresse tranquille. Passé une certaine dose d'alcool, qu'il connaissait, son esprit sombrait dans une tristesse morbide. Il allait rarement jusque-là, n'atteignant ordinairement que les régions troubles de l'incohérence. Le bonheur, un petit bonheur de pacotille, était à ce prix. Il avait assez d'argent pour se détruire mais ce n'était pas son intention. Il ralentit. Il était inutile d'arriver en avance. Il ne serait pas le premier de toute façon. Un peu d'air frais venait de la mer. Mon Dieu, pensa-t-il, que les choses soient claires et faciles à exprimer ! On peut trouver le bonheur dans l'ignorance ou la bêtise, du moins en était-il persuadé. Il ne fallait pas penser maintenant mais comment empêcher l'esprit de prendre de l'avance ? Je serais heureux si c'était possible, pensa-t-il. Il se sentait des dispositions pour le bonheur. Il n'avait pas de chance, c'était tout. Un peu de chance l'aurait poussé à trouver le bonheur avec les autres.
Il marchait dans une rue maintenant. Elle était déserte comme il s'y attendait. Le hameau n'était plus habité que par de rares exclus de la société des hommes. Cette obstination lui plaisait bien qu'il n'eût jamais trouvé la force de résister à ce point. On les voyait quelquefois à la fontaine, une autre fontaine plus modeste, sans statue mais c'était la même eau. Ils buvaient dans le filet scintillant, avançant des bouches édentées, même les femmes portaient la barbe. Ils n'avaient pas d'enfants. Ou ils les vendaient si ce genre de malheur arrivait aux femmes. La rue était couverte d'une poussière verte qui était celle des trains passant au ralenti un peu au-dessus des maisons. Les locomotives peinaient dans la rampe. Une des maisons, au bout de la rue, abritait les trésors rencontrés lors des creusements. La mine n'était pas encore visible. Il l'apercevrait juste avant de bifurquer pour descendre encore vers la buvette.
Le bruit d'un moteur le ramena d'un coup à sa pensée. Il avait aimé l'apparition de la femme. Ses cheveux surtout l'avaient impressionné. Il connaissait son regard pour l'avoir rencontré en d'autres circonstances. Elle sortait du petit salon où le maître entretenait son goût pour la lecture. La porte était restée ouverte. Elle avait disparu dans les rideaux qui interrompent le corridor. Ses parfums tournoyaient dans un air chaud et instable. Continuant son chemin, et ralentissant en arrivant à la hauteur de la porte du salon, il avait aperçu le maître assis dans son fauteuil. Il avait l'air accablé et se plaignait doucement. La pipe fumait sur le bord de la table. Le thé avait été servi. Trois verres rutilaient sur le plateau de cuivre. Il reconnut celui du maître qui n'achevait jamais le fond trouble et trop sucré. Une poignée de menthe fraîche coupait de vert les rouges, à la tangente du vert des ors. Le jardinier se félicita de son observation. La nature morte avait un sens. La lumière tombait du haut des fenêtres qu'on n'avait pas masquées. La réverbération des chutes de lumière a une nature différente de leurs projections. Il nota tout cela dans un coin de sa mémoire. Il en apprenait tous les jours. Lui-même était animé d'un mouvement de translation. Il était donc soumis au temps défini par les rapports de l'étroitesse de la porte et du ralentissement opéré pour devenir le témoin privilégié des malheurs de la maisonnée. Dans le même temps, le maître pouvait s'apercevoir de cette présence ralentie et faire sonner la clochette qui ne figurait pas dans l'inventaire des choses à peindre pour demeurer fidèle au désir né du hasard de la rencontre. Elle ne tinta pas. Il lui restait quelques pas avant la fin du corridor. Il pénétra dans la matière des rideaux. La mousseline sentait la femme. Il avait hâte maintenant de la rejoindre. Il aperçut sa silhouette. Elle marchait dans la lumière du porche. Cela ne durerait pas. Il eut le temps de la voir dans ce moment de charme puis l'ombre glissa dans l'escalier et elle disparut de nouveau. Il entendit la voiture, la portière, les pneus. Derrière lui, les rideaux flottaient dans la brise. La clochette perça le silence. Il revint sur ses pas, regrettant l'annonce d'un bonheur qui se serait produit s'il ne s'était pas attardé tout à l'heure devant la porte. Tout s'était joué sur une fraction de seconde. La clochette insistait. Il devina une impatience à satisfaire sur-le-champ, peut-être un ordre à transmettre car le service n'entrait pas dans ses attributions.
Mais c'était la maîtresse qui sonnait. Elle était penchée sur le maître toujours assis et elle secouait la clochette. Le maître avait perdu connaissance. Le jardinier empoigna la main de la maîtresse pour faire cesser ce bruit intolérable. Il exigeait le silence. Ensuite il ouvrit les fenêtres. La maîtresse s'était effondrée sur un pouf. La clochette avait émis un dernier tintement en tombant sur le tapis. Il fallut attendre l'avis du médecin pour accepter la mort du maître. Il n'avait pas l'air mort. Il avait l'air malheureux de quelqu'un qui vient d'apprendre une mauvaise nouvelle et qui s'immobilise dans une réflexion incroyablement douloureuse. On courut après la voiture. Les enfants arrivèrent avant elle sur la route. Leurs cris irritèrent d'abord le jeune maître qui conduisait vite. Il freina dans un concert de crissements et de projections. Le jardinier était au-dessus de lui, le regardant mais il ne voyait pas le visage noir à cause du contre-jour. La femme questionnait les enfants.
Maintenant il fallait se souvenir de cet instant crucial. Elle se tenait près de la fenêtre et regardait la pluie tomber. Il pleuvait enfin. La fenêtre était entrouverte. Il voyait l'effet de l'air sur ses cheveux. Hier, elle lui avait demandé de ne pas mourir. Il semblait que ce fût hier mais combien de jours avaient passé depuis cette deuxième tentative d'assassinat ? Il retrouverait le temps s'il n'y pensait plus. C'était difficile d'être encore avec elle sans les repères des jours. Il possédait ceux des heures, parce qu'il faisait jour ou nuit. Aveugle et sourd. Elle ne savait pas qu'il avait toujours eu des problèmes avec les autres sens. Même sa peau s'en était mêlée. Quelqu'un venait de lui promettre une légère amélioration. Il s'efforçait de donner un sens à ce qui en effet pouvait être des sensations visuelles. Son corps était habitué aux vibrations. Il s'habituerait peut-être, à la longue, à la caresse de la lumière. Comment imaginer qu'on peut compter sur l'ombre dans ces conditions ? Ne s'était-il pas éloigné de la caresse de cette femme qui reconnaissait être la sienne ?
La pluie tombait avec insistance. Elle ferma la fenêtre, prenant le temps de la faire coulisser, n'allant pas jusqu'au claquement du pêne. Elle avait pris ces quelques minutes de réflexion sur son temps à lui. Il jalousait ses possibilités. Il en était là pour l'instant, médusé par la jalousie qui l'attachait à elle. La question était de savoir maintenant quand il rentrerait à la maison. Il posait une question dont la réponse appartenait à d'autres. Elle ne savait pas. Ce n'était pas le moment d'y penser. Il avait aussi cette sale blessure à la jambe. Il pensa aussitôt au léopard des neiges du Kilimandjaro. Il finirait ses jours dans de semblables circonstances. Un effort considérable de l'attention le figea au pied de sa nudité probable. L'effort se continuait dans la douleur produite par l'attouchement. Il n'avait pas révélé cette souffrance. Un homme peut-il perdre la totalité de ses sens ? Que lui reste-t-il alors ? Que reste-t-il de la femme qu'on a aimée, possédée ? Les acidités de sa bouche le rassurèrent. Il n'était pas sûr de sa perception olfactive. La mémoire peut se substituer aux sensations, il le savait. Il avait souvent vécu des odeurs hallucinatoires. Elle en était toujours la source. La pluie avait amené la fraîcheur et l'âcreté de la terre mouillée.
Quel jour sommes-nous ? demanda-t-il pour la deuxième fois. Il apprit que c'était le matin, qu'elle avait assisté à un curieux échange de consignes dans le couloir où elle passait à l'heure de la relève des services, que l'odeur du café lui avait filé le cafard, qu'elle s'était perdue sous la pluie dans le parc où une erreur d'orientation l'avait conduite. Elle acheva de fermer la fenêtre. Cette fois, le pêne claqua. Il fut rassuré. La pluie tombait-elle toujours ? Rien n'était pire que la cécité. Elle verrait pour lui. Il ne supporterait pas longtemps cette substitution. Il s'en prendrait à son odeur si elle le tenait à distance parce qu'il tentait d'inverser les caresses. Il avait eu cette idée dans un récit. Le personnage voulait agir à l'inverse. Tout devenait compliqué puis la complexité déchirait cette conscience de papier. D'elle, il n'avait pas réussi le personnage. Elle était trop critique. Il n'avait pas écouté ses conseils et il avait de nouveau sombré dans l'intrigue facile. Elle préférait le charme des suggestions, le glissement, la probabilité. Elle changeait la couleur de ses cheveux, portait des soutiens-gorge ou en révélait l'absence, elle s'assouplissait ou imposait des raideurs austères, ses jambes apparaissaient dans les moments d'abandon, d'un coup de pied précis elle était capable de modifier à son avantage les perspectives d'un miroir conçu exprès pour elle. Il ne disait rien de ce travail de patience. Pourtant, il s'acharnait à la vaincre par des artifices. Les mots seuls étaient condamnés à l'oubli. Nous pourrions peut-être voyager ? avait-elle proposé du temps de sa splendeur. Ils avaient voyagé. Il avait vu, entendu, senti. Elle n'avait pas prêté attention à ce jeu avec les facilités de soi. Il avait fallu le premier attentat, et la perte de l'audition, pour mettre fin à cet ennui. Jamais il ne s'était ennuyé d'elle comme dans ces parages lointains et différents. Il avait même espéré ne plus la haïr aussi facilement. Mais tout était facile et il ne pouvait rien pour l'empêcher de l'influencer encore quand il écrivait aux autres ce qu'il pensait d'eux. Tout commença avec la mort du vieux. Elle avait sans doute assisté à ce moment suprême, l'ayant aussi certainement provoqué. Maintenant il revoyait le jardinier debout sur le mur surplombant l'allée. Les enfants renseignaient la femme qu'il venait d'épouser. C'était simple maintenant. Elle prévoyait d'autres simplifications. Et ce n'était pas fini, cette servitude. Des facilités aux simplifications, il y eut des voyages. Un attentat mit fin à cette pratique. Soumis à l'attention crispée des orthophonistes, il perdit les derniers fragments du bruit. Ce silence faillit le rendre fou. On cessa de voyager pour habiter une maison. Elle aima la maison comme elle avait aimé les pays. Les saisons s'installèrent sur ces fondations d'une autre conception de la vie. Elle se prêta au jeu des conversations lentes qui construisent la vie des villages. La maison était à l'écart. On n'y accédait pas facilement. Le chemin était rendu boueux par des écoulements froids. Il reviendrait en aveugle. Mais en avait-elle vraiment l'intention ? Il eût donné cher pour revoir ce visage infini. Impossible. Des simplifications à l'impossible. L'idée lui plaisait. Il en tirerait sans doute des effets inattendus. Il commençait à réfléchir. La fenêtre à peine fermée, la température augmenta sensiblement. Il eut un petit accès de fièvre. Une goutte roula sur sa joue, sueur ou larme, il ne pouvait s'agir d'une goutte de pluie, il se mit à désirer cette pluie qui continuait de tomber selon ce qu'elle disait. Elle remarqua finalement les effets de la fièvre sur le visage. Elle chercha la sonnette derrière le dosseret. L'obscurité entra en vibration.
On le manipulait. Il sentit le glissement sur les draps. Peut-être l'odeur de son parfum. Il y eut une consistance d'éponge. Il pensa à une hémorragie mais sans s'inquiéter. Les hémorragies sont précédées d'une période de bien-être. Il devait y avoir des exceptions à la règle. L'autre règle consistait en ceci : ne te raconte pas d'histoire. Il prononçait son nom. Il entendait très bien ses monologues. Rarement une voix l'interrompait. Il prenait de la vitesse. Les trépidations du lit s'accéléraient. Il ressentait les courbes, les croisements, les changements de niveaux. Aucune douleur pour donner un sens au mouvement. Son parfum persistait. Elle les suivait. Le lit heurta des portes, traversa des zones, franchit des limites. Un objet commença à pénétrer en lui, lentement, appelant une douleur oscillante, tangente. Il songea alors à mettre de l'ordre dans son esprit. Cette occupation le tranquilliserait un moment, le temps pour la douleur de le vaincre définitivement. Il n'en était pas à son premier attentat. Il connaissait la procédure. Tout recommençait.
Il fallait maintenant se souvenir de ce qui avait été important la première fois. Les sollicitations de la douleur présente lui assuraient une résistance à l'oubli. Sur une ardoise d'écolier, elle avait écrit les premiers mots. Il y avait de la poussière de craie sur ses doigts. Il avait lu le diagnostic sans y croire d'abord. La perspective de ne plus entendre lui apparaissait encore improbable. Sur l'ardoise, il écrivit : Qu'est-ce que je n'entendrai plus ? Ta voix ? Elle avait souri, comme s'il venait de détendre le ressort qui l'animait. Ce fut peut-être ce jour-là qu'il commença à la considérer comme une marionnette. Il eut une crispation, sans douleur, provoquée par il ne savait quelle autre douleur. Tout ceci deviendrait cohérent. Il n'avait jamais vraiment joui de sa peau. Maintenant ses oreilles se fermaient au bruit mais demeuraient à l'écoute. L'oisiveté le sauverait peut-être de l'angoisse. La nature du temps devait être changée par la perte d'un sens aussi évident que l'ouïe. Il devait s'en rendre compte au fur et à mesure des rapports médicaux. On l'enferma dans une cage face à des haut-parleurs. Il se servait de ses doigts pour désigner la source des sons qu'on lui envoyait depuis un pupitre devant lequel était assise une orthophoniste distinguée. Il pouvait la voir aussi. Elle souriait pour l'encourager. Mais en quoi devait consister son effort sur le silence. Personne ne l'avait renseigné sur cette démarche. Il s'abandonna au hasard. On ne le crut pas. On avait ensuite habité une maison sur le bord d'une rivière. Finis les voyages ! Elle ne sembla pas regretter cette époque d'errance et de recherche. Elle s'installa dans des meubles. Il y eut une abondance de meubles. Il allait se promener avec le chien sur le bord de la rivière. Il rencontrait des pêcheurs gesticulants. Il préférait les animaux, leur fixité inquiète ou l'instantanéité des fuites. L'eau révélait des secrets de surface. Il découvrit des mondes de lenteurs dans les trous d'ombres. C'était absurde, cette surdité. Qu'un musicien devienne sourd, cela se comprend. Il ne risque rien à perdre l'audition. Mais les mots exigent le bruit. Comment l'inventer ?
Son éditeur lui réclamait une dénonciation de l'action violente. Il comprenait le terrorisme. Il l'avait défendu. Cela se saurait un jour. Il n'écrivit pas le livre commandé par l'éditeur. Il écrivit sur les animaux et sur les grottes. Il n'y avait plus de personnages. Il détruisit les bruits du texte. Restait le cri comparable à celui des animaux dont les traces hantaient les surfaces ruisselantes des grottes où il imaginait l'humanité. Finalement un blockhaus du mur de l'Atlantique lui inspira un drame bourgeois qui eut du succès. Pourquoi parlait-il d'autre chose ? Elle encourageait son silence, toujours plus douce et plus proche. Il l'avait déjà haïe au cours de leurs périples mais par intermittence, sans y croire vraiment, en passant. Maintenant il reconnaissait l'importance de ce sentiment. La maison engendrait d'autres déformations. Par exemple sa beauté qu'il remettait en question. Nous n'aurons plus d'enfant, gémissait-elle. Le premier était mort au cours du premier voyage. Le second n'avait eu qu'une existence de papillon. Il sembla à partir de ce moment qu'ils ne reviendraient plus à la maison. Ils n'avaient pas de maison et ils n'habitaient plus la résidence familiale où elle se sentait étrangère. Ils achèteraient une maison dans la campagne française. Elle connaissait les arbres et la rivière. L'horizon était peuplé de collines boisées. On incinéra le corps de l'enfant et on répandit ses cendres sur une plage lointaine. Il n'y avait rien d'autre à faire. Le premier, on l'avait recouvert de terre dans le cimetière familial. Il était devenu important. Sa tombe fleurissait au printemps et on entretenait cette floraison pendant tout l'été. Le voyage s'acheva sur une formidable explosion. On acheta la maison.
Il y écrivit des livres différents. Il eut du succès. On appréciait son silence. Cela aurait pu durer une éternité. Mais ses amis lui en voulaient encore. Ils le poursuivraient jusqu'à le détruire. Il avait l'habitude du frisson. Il s'attendait tous les jours à voir surgir son assassin. Un coup de revolver mettrait fin à cet étirement d'un temps pris pour trahir. Pourquoi trahit-on ? Il n'éprouvait aucun plaisir à interrompre les petits bonheurs de l'entente. Il ressentait la profondeur de la blessure, souvent mortelle, qu'il infligeait à ses amis. Les voyages n'avaient rien changé à cette pratique. La sédentarité nourrissait le même terreau. Il y aurait une autre tentative de l'éliminer. Peut-être au cours d'une de ces promenades sur le bord de la rivière. Quand il partait, le matin de bonne heure, il était prêt à rencontrer le feu qui en finirait avec sa souffrance de doublure. Le second attentat eut lieu dans un restaurant. Ce fut encore une bombe. De même qu'il n'entendit pas l'explosion de la première, il ne vit pas la lumière provoquée par celle-ci. Chaque fois, en retrouvant une conscience trouble, il s'était inquiété de l'existence de sa compagne. Cette fois encore, elle n'avait pas été blessée. Il en avait conçu un bonheur presque enfantin mais il ne lui avait rien confessé de l'intensité de ce soulagement. Il avait sagement attendu qu'on le secourût. Son sang coulait le long d'un bras. Le silence était atroce. Il pouvait encore penser que sa cécité était momentanée. S'étant blottie contre lui, elle le réconfortait. L'air devait être saturé de poussière, sa langue en témoignait. Tout vibrait. Impossible de reconnaître une cohérence à cette pénétration. Il sentait le jet de sang quelque part au niveau de l'épaule, croyait-il. Comment imaginer que ce n'était pas lui qui saignait ? D'ailleurs elle déchirait ses vêtements. Il perdit connaissance et ne la retrouva que plusieurs jours après.
Il allait mourir. Cette deuxième hémorragie ne l'épargnerait pas. Un masque se posa sur son visage. Il lutta. Il ne voulait pas mourir sous un masque. Sa voix exigeait peut-être qu'on le laissât mourir à la surface de ce qui lui restait de sens. Il entendait vaguement cette voix. Quelque chose pénétra dans son abdomen. La peau venait de s'ouvrir. Ils ne lui laissaient pas le temps de lutter contre la mort, mobilisant par leur action sur son corps toutes les forces qu'il était encore en mesure d'opposer à la dernière maîtresse de soi. Toute sensation disparut. Il était conscient, c'était tout. Ne plus posséder que l'infime partie de ce monde, division infinie de ce que l'esprit peut imaginer ou découvrir. Il concevait encore de la matière verbale, soignant peut-être la syntaxe. Sans futur désormais, le présent occupait toute la place, ayant balayé les traces du passé, ce que la mémoire savait de ces preuves d'existence. Qu'est-ce que le temps réduit au présent ? Du mouvement sans doute. Il n'y a pas moyen de le vérifier.
Qu'elle partît en voyage était déjà inadmissible. Elle le laissait seul. C'était tout ce qu'il avait trouvé à lui dire quand elle avait annoncé son départ. Elle ne disait pas où elle allait ni combien de temps durerait cette absence. Non, éloignement convenait mieux à ce changement. Il n'aurait évidemment pas les moyens d'en mesurer l'importance. Je ne peux pas te laisser seul, dit-elle. Mais ce n'était pas la réponse qu'il attendait. Parce que l'attente venait de commencer. Il détestait ces plongées forcées dans le futur. Depuis des années, il vivait de l'écoulement du temps. Il épuisait ce temps. Et sa mémoire se rétrécissait. L'enfance se confrontait à un passé d'adulte étrangement court, ramassé, géométriquement visible comme une biographie, alors qu'elle s'enrichissait chaque jour de détails arrachés à une imagination inépuisable. L'enfant qu'il avait été régnait en maître sur cette vie d'homme détruit, incomplet, incapable de l'effort nécessaire à sa reconstruction. Il s'exprimait comme un enfant quand l'obscurité et le silence s'imposaient à l'existence. Même ses caresses n'avaient plus de sens.
Il perçut une vibration étrangère au quotidien. L'odeur des valises de cuir était assez forte pour activer son angoisse. L'armoire contenait les objets du voyage. Elle n'avait pas attendu qu'il fût sorti de la chambre pour se mettre à la préparation de son voyage. Pourquoi pas cette précaution ? Le provoquait-elle ? Elle était moins présente depuis quelque temps. Depuis le printemps peut-être.
Au printemps, il exigeait qu'on lui portât une brassée de fleurs de cerisier. Il se souvenait parfaitement du cerisier le plus proche sur cette pente qui en contenait d'innombrables. Le tronc formait un V parfait dans le bleu printanier. On dormait dans un carré de terre aménagé depuis longtemps, depuis toujours sans doute. Il y avait une pierre plate et un buisson de fusain. Le silence devenait nécessaire. Seule l'obscurité l'indisposait encore. Elle interrompait d'incomparables moments de bonheur relatif. Elle marchait vite. Il remontait à pied jusqu'à la route puis le fauteuil glissait dans le néant.
À la maison, il y avait l'odeur de la cheminée et des chandelles du soir. Un cycliste amenait les repas à la fin de l'après-midi. Il commençait à faire frisquet. On fermait les fenêtres. La table glissait sur le carrelage. Il sentait la main du cycliste sur son épaule. Qu'est-ce qu'il étreignait ? Elle le nourrissait enfin.
À midi, ils avaient mangé les restes de la veille. Le matin, au lever, le café au lait l'écœurait. Pourquoi y mélangeait-elle ce beurre presque rance ?
Tels étaient les fragments de sa vie quotidienne. Dans les intervalles, elle le forçait à parler et l'encourageait en lui fourrant des sucreries dans la bouche. Peut-être parlait-il encore. Il sentait la vibration mais était-elle aussi articulée que le laissaient supposer les infinies douceurs du sucre et des arômes ?
Le matin il attendait sous la véranda ou devant la cheminée, selon le temps. L'après-midi, ils sortaient, allant même quelquefois jusqu'au village où il s'étourdissait à force de deviner. Le soir, elle épuisait les dernières caresses puis la nuit s'éternisait, se peuplait infiniment, se précisait, projetait des ombres qu'il voyait nettement. Seul le silence était impossible à percer mais ne s'entendait-il pas crier ?
Ils étaient encore dans la chambre quand elle lui annonça qu'elle partait. Il comprit qu'il s'agissait d'un voyage. Il articula une question à propos de la durée. Il maîtrisait son angoisse.
L'odeur du cuir devint insoutenable. Il eut une crise. Dans ces cas, elle le vainquait toujours. La piqûre le saisissait dans un moment de grande violence. Il avait quelquefois abusé de ces retours à la tranquillité. Avait-il vraiment ce pouvoir de feindre l'improbable ?
Cette fois, elle n'usa pas de la seringue. Il s'attendait pourtant au plaisir de l'effondrement. Il était comme suspendu au sommet du triangle de la crise de nerfs, comme sur un pal, jouissant par avance de l'évènement attendu, recherché par le biais de l'attente et de la provocation. Il allait tomber de haut. L'air frais du matin envahissait la chambre. Il avait plu dans la nuit. Les feuillages renvoyaient des odeurs tenaces. La deuxième porte de l'armoire s'ouvrit. Elle contenait les outils du voyage : jumelles, astrolabe, cartes, piquets, tente, sacs de couchage et autres ustensiles dont il avait abusé lui aussi.
Quel égoïsme les avait formés à cette jouissance ? Ou plutôt, avec quel autre complice revenait-elle à cette jouissance ?
Il n'imaginait pas qu'elle eût découvert le moyen de voyager seule. Il avait plus d'une fois tenté cet impossible voyage. Jamais il n'avait trouvé cet unique plaisir. Il redoutait maintenant qu'elle ne fût jamais capable de lui communiquer ce bonheur. L'autre, qui ne pouvait qu'exister, l'en empêcherait. Il l'avait perdue.
Ce fut l'ouverture de l'armoire qui provoqua ces nouvelles sensations. Elle n'avait encore rien dit. Leur conversation avait ses rites. C'était lui qui posait la question et elle répondait par des attouchements devenus signaux par la pratique. L'armoire continuait de jeter son poison. Il réfléchissait à ce qu'il allait lui dire. C'était à lui de commencer. Comment pouvait-elle prendre l'initiative de cette conversation ? Avait-elle conscience de ce qu'elle provoquait en ouvrant l'armoire ? On n'ouvrait jamais l'armoire, du moins pas en présence de l'autre. Lui-même ne l'ouvrait jamais. À part les odeurs et les inévitables tremblements à la surface des objets, il n'avait plus la capacité d'aller au bout de ses recherches.
Il touchait le miroir quelquefois, avec humour et toujours devant elle. Il aimait la perspective de ce rire. Il s'approchait de sa gorge et la touchait. Il cherchait encore le moyen de traduire la vibration. Elle se prêtait presque tous les jours à cette aventure de l'espoir. Il finissait par caresser les seins et elle s'abandonnait. Sinon il s'exerçait sur lui-même. Elle le voyait dans les miroirs, la main posée à peine sur la gorge tendue par le renversement de la tête. Il avait perdu la parole et ne s'en doutait pas. Il continuait de s'exprimer cependant. Elle avait fini par trouver un sens à ces borborygmes.
Ils communiquaient assez facilement, estimait-elle. Mais ils n'avaient plus grand-chose à se dire. Elle regrettait le temps où il l'avait aimée pour ce qu'elle donnait à voir de sa présence. Maintenant il tentait de s'intéresser à ce qu'elle valait. La comparaison devait le détruire aussi sûrement que l'immobilité.
Elle l'abandonnait sans savoir s'il lui était encore possible de vivre avec les autres. Oui, il y eut bien ce déballage au pied de l'armoire. La clé tournant dans la serrure qui se laisse faire comme si elle avait elle aussi attendu ce moment. L'idée d'un autre voyage était née avec l'enfermement de ces objets dans cette armoire d'un autre temps. La clé avait tourné avec la même facilité. Le reflet du miroir avait promené son incohérence sur les fleurs de la tapisserie. La porte émettait un bruit qui était autre chose qu'un grincement. Il n'était plus là pour en témoigner. Assis dans ses coussins, il semblait attendre. Une lampe surmontait ce crâne important.
Il avait conservé des cheveux sur les tempes. Ils descendaient en broussaille sur la mâchoire, se mélangeant dans un autre désordre à la barbe grisonnante. Pendant une fraction de seconde, son visage apparut dans le miroir.
La porte tournait lentement, avec une régularité d'horloge, marquant le temps, cette mémoire, définitivement. Elle voulut fermer les yeux mais cette attente n'était pas plus supportable, elle le savait par expérience. Ce fut la ferraille contenue dans les vieux bagages qui composèrent pour elle l'essentiel de l'odeur qui ne mit pas longtemps à envahir l'air instable de la chambre. Le cuir était une autre histoire. Elle se souvenait de tous ces détails.
Tous leurs voyages avaient cet aspect de mosaïque inachevée. On reconnaissait des ensembles flous, sortes de cartes à la géographie incertaine, des villes apparaissaient sous des forêts en expansion. Ils n'avaient pas connu les peuples. Ils savaient tout de leur histoire. De temps en temps, dans ce musée de l'usure, surgissait une statue noire qu'on n'avait pas songé à éclairer. Une pointe de lance, noire elle aussi, traversait un horizon d'autres pacotilles arrachées au souvenir. Ils avaient épinglé des photographies sur les murs, surtout dans l'escalier, sous le lustre rustique acheté chez le forgeron ici même à Castelpu. Ils avaient amené la ferraille dans un cageot. Il avait examiné ces objets comme s'ils étaient les débris d'autres objets, défragmentant déjà l'ensemble en vue de sa future composition, car on lui faisait confiance. Il avait fallu un mois à ce vulcain pour se tirer du labyrinthe où il avait accepté de s'aventurer sans eux. On venait en voiture. Elle poussait ensuite le fauteuil puis calait les roues sur la pierre du seuil. Il n'allait jamais plus loin. Le feu couvait à l'autre bout de l'atelier. Un apprenti surveillait le commutateur de la soufflerie. On pouvait voir son visage qui avait l'air d'une pièce de monnaie. Il imaginait parfaitement ce visage dans cette situation particulière. Elle trouvait facilement les comparaisons nécessaires à son emploi de l'obscurité et du silence. Elle avait une préférence marquée pour les images. Ses analogies avaient moins les faveurs du silence souvent obtus dans lequel il sombrait plus tragiquement. Il ressentait la chaleur sur son propre visage, derrière lui l'air de la rue était agité de petites épingles agréablement douloureuses. Le forgeron s'inquiétait pour ces poumons pris entre le feu et la lumière mais elle ne poussa jamais le fauteuil au-delà du seuil. Des étincelles jaillissaient, fruits sans doute des contractions exercées sur les yeux par ces muscles circulaires qui s'imposaient au rictus. Le forgeron finit par accrocher le lustre dans la cage d'escalier. La porte de la chambre demeura close pendant tout ce temps. Le forgeron demandait s'il était malade et il rappelait à la mémoire de la femme qu'il l'avait prévenue. Non, il n'était pas malade, dit-elle. Il traversait des crises de mélancolie. Il fallait le comprendre, ajouta-t-elle. Le forgeron comprenait et en même temps il perdit tout espoir de remettre ses pieds dans cette maison. Il était intrigué par des apparences trompeuses. Perché sur une échelle instable, il mesurait ces différences, ces écarts de l'infime et de l'indubitable. Elle surveillait plutôt le fini des travaux. Il lui avait promis de ne pas laisser de traces et en effet, une fois accroché à son plafond noirci, le lustre avait l'air d'avoir toujours été là. Elle le remercia sans sembler prêter attention à ses recherches. Il n'apprit pas grand-chose. Il retourna chez lui pour témoigner d'un certain mystère mais on n'y attachât pas longtemps l'importance que d'autres étrangetés avaient incrustée dans la mémoire.
On plaignait plutôt l'infirme et on se demandait pourquoi elle supportait ce calvaire. C'était bien assez, comme substance, pour alimenter les conversations. On luttait facilement contre l'ennui.
Elle apprit elle aussi à ne pas se laisser emporter par les ressacs. Les vagues chahutaient son intimité mais elle demeurait sur ce sable fin, à peine mouillée, solitaire jusqu'à ce qu'il se plaignît d'une douleur dont il exagérait l'importance. À son chevet, elle se montrait patiente et même adroite. Il haïssait la précision de ces interventions. Il la connaissait tellement maintenant qu'elle était tout pour lui. Elle le soumettait quotidiennement à des exercices du toucher et de l'odorat. Elle cultiva moins le goût, il ne savait pour quelles raisons obscures. Les caresses avaient l'avantage de concerner aussi le sexe. Elle intellectualisait le goût. Il avait appris avec elle tous les adjectifs applicables à ces étroites aventures. Elle enseignait sa propre déroute mais il ne se laissait pas influencer au point de ne plus savoir ce qu'il lui devait. Ainsi, son être s'était dédoublé sans qu'il perdît de vue sa part d'existence. Un peu elle dans les moments de détresse, il lui arrivait de jouir malgré elle.
Il ne soupçonna pas le voyage. Les préparatifs succédèrent à l'optique du voyage. Il en était ainsi de tout ce qu'ils vivaient ensemble. Mais cette fois, l'expérience menaçait de s'achever sans elle.
Qui était ce compagnon qu'il ne connaissait pas ? Elle prétendit s'en aller seule, l'assurant que cela ne durerait pas. Et en attendant ? Il ne pouvait pas rester seul à la maison. Qui serait cette nouvelle compagne ? Il attendait une réponse amusée. Il tomba de haut.
Il n'y aurait pas de compagne pour lui. Elle avait réservé une place à l'hospice. De quand datait cette demande ? Il y avait plus de deux ans qu'elle attendait ce moment. Il était enfin arrivé. Elle n'avait plus de raison de le ménager.
Le soir même, il aménageait une modeste chambre avec vue sur les prés. On apercevait la toiture informe d'une ancienne usine. Une cheminée traversait la façade jaune d'un aplomb surmonté de peupliers. Le lit était fait et soigneusement ouvert. Il en serait ainsi tous les jours.
Comme il était sept heures, il pouvait demeurer dans la chambre et se coucher s'il le voulait. Demain matin on viendrait le chercher pour le conduire à la salle à manger et lui attribuer une place qui serait la sienne pendant toute la durée de son séjour. Séjour, voyage. Cette durée dépendait d'elle. Elle ne savait pas. Il apprit le lendemain qu'il ne pourrait guère rester ici plus d'un an.
— Un an, ce n'est pas long quand on a votre âge, dit la directrice.
Il vit les vieux pour la première fois. Ils s'inquiétaient de sa mauvaise mine. Il n'avait pas dormi. Il y aurait encore deux ou trois nuits de cette espèce. Ensuite, il aurait le sommeil lourd qui découle de l'ennui. Il savait cela. On poussa aimablement le fauteuil dans les couloirs. La salle de jeu cliquetait des dominos. Vous jouerez demain.
On se promenait sur une place montante bordée de tilleuls. On palliait comme on pouvait l'absence de parc. Vous n'irez jamais plus loin que la limite décrite par une ligne imaginaire passant par l'angle de la poste et la borne de la première rue à droite. Le soleil continuait de se lever. Elle était partie sans doute. Il regarda le ciel, le même ciel.
Avait-elle loué la maison ? Il y avait laissé des objets personnels.
— Ne vous inquiétez pas, dit-on, elle a pensé à tout.
On emplit un peu la chambre. Il fallut pousser le lit, déplacer l'armoire, inventer de l'espace. Il conseillait sans vouloir imposer sa vision de ce nouvel espace. La fenêtre était barreaudée parce qu'elle se situait au rez-de-chaussée. Au-dessus, ils avaient des volets. La nuit, une lampe éclairait cette géométrie et projetait des angles droits. Il se renseignait fébrilement.
On lui affecta un compagnon de séjour qui dormait au premier. L'homme connaissait le langage des aveugles-sourds. Il traçait les signes avec une rapidité qui témoignait d'une connaissance héritée de l'expérience.
— Les aveugles-sourds, dit la directrice, ce n'est pas si fréquent que ça !
L'homme avait vécu cela. Il était infirme lui-même. Une canne accompagnait ses déplacements. Il toucha le pommeau pour y reconnaître la tête d'un animal domestique.
Quel jour sommes-nous ? Elle voyageait. Était-elle allée aussi loin qu'elle l'avait prétendu ? Il manipula les boutons du magnétophone. L'homme écoutait, semblait-il. On n'entendait plus les frottements du pommeau contre sa joue.
— J'aurais donné cher pour avoir raison.
— De quoi parlez-vous ? traça l'homme.
Il écoutait.
— J'écris le journal d'un type dans mon genre. Pas facile de convaincre quand on ne dispose plus de l'image et du son.
L'homme riait. La chemise était entrouverte. Il avait une poitrine aux poils durs comme la soie. Le doigt effleura une tétine crispée.
— Avez-vous une idée de l'endroit qu'elle veut atteindre ?
Il eût aimé s'immobiliser devant une carte de géographie, comme dans l'enfance. Il ressentait parfaitement le tangage et des embruns ciselaient sûrement son visage ébloui par un orage brûlant.
La douceur d'un abricot au sirop l'arracha à cette vision. Quelqu'un caressait sa nuque, une main de femme, il reconnaissait cette faculté qu'ont les bagues d'absorber la chaleur. On lui fit boire un vin coupé. Ensuite on descendit dans la rue. On s'asseyait sur les bancs de pierre et on regardait la place s'éteindre doucement. Il y avait peu de monde à cause de la pluie qui menaçait. Le fauteuil traversa une chaleur moite et acide. De quel côté l'avaient-ils tourné ? Il importait peu que ce fût du côté du village. Peut-être l'avaient-ils exposé en face d'eux. Il n'eût pas aimé être l'objet d'une pareille attention. Ils ne pouvaient pas l'ignorer. Quelqu'un lui fit savoir qu'il était sourd-muet, ce qui est plus fréquent. Comment engager le dialogue ? Avec elle, il vivait d'elle. Jamais ces moites étrangers n'accepteraient de se soumettre à ses exigences de magnétophone. Il le transportait toujours avec lui. Quand la bande arrivait au bout de sa course, il la remplaçait mais cette fois elle n'était plus là pour en extraire la substance. La pluie se mit à tomber. Je ne résisterai pas un an à cette aventure de la séparation, pensa-t-il. Le fauteuil glissa. Le couloir était traversé de courants d'air chaud. L'odeur de la glycine étourdissait. La canne poussa la porte puis s'inséra entre elle et l'embrasure pour l'empêcher de se refermer. Le fauteuil s'immobilisait contre le lit. Comme il portait le magnétophone en bandoulière et que la courroie marquait la peau fragile de son dos, une main le massait attentivement à cet endroit.
— Couchez-vous maintenant.
Combien de paroles, fragments d'une conversation inimaginable, disparaissaient ainsi dans son silence obtus ?
Il se couchait. Le magnétophone restait à portée de la main. Il aimait ce nouveau modèle qui s'enclenchait au son de sa voix. Le microphone était aussi muni de plusieurs boutons dont il avait appris l'utilité mais il n'y avait aucun signal pour indiquer que la bande était arrivée au bout. Il fallait mesurer ce temps par attouchement de la bobine. Il utilisait des bobines à rayons, il fallait préciser ce détail avec insistance auprès du vendeur. Les signes devenaient imprécis dans ces moments de tensions extrêmes. Tranquillisez-vous, mon ami. Il avait plusieurs bobines d'avance sur ce temps qui lui restait à écrire.
Avait-il du succès depuis ? Il recevait des visites feutrées. L'homme qui lui servait d'interprète deviendrait peut-être un jour son ami. Cela durerait un an et il faudrait recommencer. Quelle serait l'influence de cette année d'attente (séjour, voyage) sur l'année suivante ? Combien de voyages lui inspirerait-il encore ? Si elle revenait, si personne ne l'accompagnait désormais, si elle était prête à ne jamais l'abandonner tout à fait. Il avait le temps de réfléchir.
Son instinct s'appliquait aux petites choses de la vie quotidienne. Il connaissait la mesure qui permet de produire sûrement une œuvre ou un bien quelconque. Dix lignes par jour suffisaient. Il pouvait y consacrer une heure. Les écrire n'était pas difficile. Le plus dur était de les écrire entre les dix précédentes et celles du lendemain. Il pouvait ainsi produire un livre tous les deux ans. Après les dix dernières lignes de l'ouvrage en question, il ne restait qu'à entreprendre le suivant. Dix minutes pour écrire, dix autres pour corriger et quarante pour se préparer au travail du lendemain. Ensuite, après cette heure passée avec ses démons, il n'avait plus rien à faire.
La lecture lui étant interdite et comme elle n'était plus là pour dialoguer avec lui, il avait tendance à sombrer dans l'ennui. On le croyait mélancolique. On le surveillait. Ses mains, agiles ou hésitantes selon l'instant, ne rencontraient que la douceur des surfaces ou la mollesse outragée des rideaux et autres tentures dont on semblait abuser dans ces lieux. Il était plutôt méticuleux. L'homme qui l'accompagnait (était-ce un pensionnaire ou un employé à son service ?) avait accepté de transcrire le texte sur du papier. La machine à écrire était posée sur une table étroite près de la fenêtre. Les dix lignes représentaient cent vingt à cent cinquante mots. Il ne fallait pas plus de trois minutes à l'homme (qui était peut-être une femme) pour taper le labeur du jour et trois jours de ce labeur patient et attentif pour remplir une page.
Il ne se reposait pas le dimanche. Elle l'avait converti à ses croyances mais il ne pratiquait pas ces rites étrangers à sa sensibilité d'Oriental. Il reviendrait peut-être à la sagesse traditionnelle si elle ne revenait pas ou si elle revenait en visite. Était-elle d'ailleurs partie en voyage comme elle le prétendait ? Et si elle était partie, qui occupait la maison maintenant ?
Il attendit la fin de l'été pour commencer à penser à ces possibilités. Les pluies revenaient maintenant, avec moins d'orages. Il sentait le changement de consistance de l'air et ses vibrations profondes, l'après-midi, ils étaient assis sous la véranda, face au déluge grondant et l'homme qui l'accompagnait ajustait la couverture à odeur de naphtaline.
Ils communiquaient mieux maintenant. L'homme avait appris à nuancer ses attouchements, ajoutant au code ce qui lui manquait de confidence et de légèreté. On buvait du chocolat. Les biscuits répandaient une odeur de vanille et de beurre.
On ne voyait pas la maison. À quelle distance existait-elle encore ? Ils n’en parlaient pas mais il se gardait bien d'évoquer ce qu'elle lui inspirait. Il feignait de se soucier du comportement de la toiture et des fenêtres. L'autre, qui méconnaissait la science de l'habitat, posait des questions naïves, ne se doutant pas qu'on était en terrain glissant.
Avait-elle écrit cette semaine ? Les lettres arrivaient par paquets. Il déchirait lui-même les enveloppes. Il n'aurait laissé à personne la primeur de ces odeurs d'outremer. Elle décrivait beaucoup, accumulant les images, exagérant des sonorités qu'il avait vécues avec elle en d'autres circonstances. Des fleurs séchées accompagnaient les feuillets qu'elles avaient marqués de leurs froissements. L'homme précisait toujours qu'il ne manquait pas de discrétion. C'était une précaution superflue mais il tenait à s'assurer de la parfaite adéquation de son influence à l'inertie qui condamnait son objet à une espèce d'inexistence. Avait-il cette impression de s'adresser à une partie seulement de l'être qu'on confiait à sa vigilance ? Que pouvait-il savoir de ce qui n'avait plus qu'une existence secrète ? Du texte croissant, il ne disait presque rien, sauf que c'était trop tôt pour en penser quelque chose. Ces précautions irritaient l'infirme mais il ne tenta jamais d'en contrecarrer les effets. Il se laissa envahir au lieu de chercher à échapper à l'encerclement. L'autre devait pondre des rapports circonstanciés. Autant le priver de substance. Si je suis l'objet d'une expérimentation, pensa l'infirme, que ce soit celle de mes désirs à fleur de peau et non pas de cette profondeur reproductible qui les encouragerait à supplicier les animaux ! Heureusement, il ne s'exprima pas sur le sujet. Les animaux ! Personne ne l'eût compris aussi bien qu'il se comprenait lui-même. Mais ils avaient supprimé le chat pour d'autres raisons. Ils en trouveraient un autre et ils le castreraient. Encore une attente et des preuves à donner que tout cela n'avait pas d'importance.
À quoi ressemblait son sourire quand il s'efforçait d'exprimer le bonheur ou la tranquillité ? Quelle crédibilité accordaient-ils à ces manifestations théâtrales ? On lui coupait les cheveux une fois par semaine. Il préférait la lavande au tabac. On l'aspergeait avec une exagération amicale. Sa tête dans le coussin s'évertuait à conserver la mise en plis. Quelle déception, au matin, en se rendant compte que les épis s'imposaient de nouveau à l'apparence ! Il était plus facile d'embroussailler ce désordre hérité de l'ascendance. On le reconnaissait à cette négligence.
Dans ses errances courtes, il croisait d'autres fauteuils. Leurs passages provoquaient des déplacements d'air et d'odeurs géométriquement différents de ceux qu'il accordait aux corps capables d'autonomie. Les mains l'effrayaient si ce n'était pas celles du compagnon qu'on lui attribuait et qu'il avait fini par reconnaître sûrement. Les mains semblaient vouloir se renseigner. Il ne les agressait pas, par peur de perdre si elles se mettaient elles aussi à lutter, mais son esprit prenait la fuite et il fallait de longues heures pour refaire le chemin à l'envers.
Aussi prit-il l'habitude d'écrire le matin en se levant, avant même le premier repas. Il n'avait pas faim d'ailleurs. Il mettait en route le magnétophone, vérifiait que la bobine tournait, dictait lentement, reprenait en n'oubliant pas les indications utiles à celui qui se chargerait docilement de la transcription, mesurait le temps pour en déduire la longueur du texte et finalement, s'arrêtait au beau milieu d'une phrase qu'il allait s'efforcer d'oublier jusqu'au lendemain matin à la même heure. Il n'y avait pas d'autre alternative à son désir d'édifier ce qu'il considérait comme une œuvre intéressante que d'ailleurs ses contemporains ne négligeaient pas. En cela, il avait plus de chance que le meilleur de ses amis. Mais c'était encore là une de ces relations qu'elle avait brisées à force d'exigence.
À sa minutie d'insecte, elle avait toujours opposé son exigence de femme. Leur bien commun s'était brisé bien avant sa métamorphose d'insecte en exception de la condition humaine. Maintenant il la croyait fugitive artisane de son isolement. Il se sentait refondu par elle.
Cela avait commencé par un voyage fragmentaire. Elle en savait plus que lui sur les autres civilisations mais que connaissait-il lui-même de la sienne ? On ne devrait pas trop s'éloigner de chez soi. Le risque de trahison augmente avec la distance.
Avait-il jamais écrit dans une autre langue que celle qu'elle lui imposait dans la continuité circulaire de leurs rapports amoureux ? Que pouvait-il imaginer de ces personnages nés dans le terroir d'une enfance qu'il n'avait pas vécue ? À cela il avait toujours répondu que l'intrigue se passe des contenus ethnologiques. Il en avait conçu de tragiquement parfaites. Il aimait les mécaniques sans défaut, ce qui le soumettait régulièrement à des naïvetés indignes de son souci de perfection. Que restait-il de ces abstractions faciles à force de recommencements ? Chaque jour il palpait anxieusement le paquet de feuilles sous le presse-papiers. Il reniflait avec nostalgie l'encrier débouché. La machine à écrire était environnée d'une poussière fine qui collait aux doigts. Il n'y avait plus d'explication pour aucun détail. Il fallait se contenter d'explorer avec la peau la surface des choses. Heureusement les odeurs jetaient sur ce fumier des poignées d'incertitude.
Il y avait aussi la présence glissante de cet inconnu qui l'accompagnait, un inconnu à odeur de jasmin, au doigté précis, ponctuel aussi, le soir il ne refermait pas la porte sans secouer les patins sur le seuil peut-être encombré d'un paillasson. Un moustique valsait. Les draps commençaient à s'humidifier. Les images apparaissaient, figeant les poses puis leur donnant le sens d'une angoisse personnifiée et il voyageait seul dans des mondes prometteurs de découvertes langagières. Le sommeil l'assommait.
Réveillé, en cette fin d'été, par le chant des oiseaux, il n'avait dormi qu'un instant. Il était paralysé par la paresse. Il ne se levait pas avant d'avoir dicté les deux ou trois phrases qui continuaient le flux intérieur mis en jeu dans la perspective d'un livre de plus en plus évident. Il s'extrayait de l'aporie comme un imago de sa cellule. Il renaissait dans la même peau.
Il criait rarement. C'était la douleur qui provoquait les cris. Elle existait sous la peau froissée des cicatrices. D'un attentat à l'autre, leur nombre et leur profondeur avaient augmenté. Il caressait cette fleur comme pour s'en approcher. Son cerveau décelait des zones de sensibilité extrême. Il mémorisait difficilement cette géographie, peut-être parce qu'elle était changeante.
On le surprenait quelquefois en pleine profondeur. Leurs efforts pour le ramener à la surface, ce qu'ils croyaient être la raison ou le bon sens, avaient l'odeur de la fornication.
— Avez-vous écrit ce matin ?
L'inconnu repérait le numéro sur le compteur et actionnait la marche arrière de la bande. La machine émettait des odeurs d'huile et de fonte puis le rouleau grinçait et la feuille glissait sous le presse-papiers. On pouvait alors descendre avec les autres. Il n'était concerné que par les trois marches d'une légère différence de niveau. L'inconnu était musclé, ne transmettant aucune vibration au fauteuil.
Le café avait investi l'air immobile du matin. Les courants d'air étaient provoqués par les passages et les pivotements des portes. Le même chariot l'effleurait et il riait comme s'il sentait qu'on le chahutait gentiment. Il déjeunait sans calmer sa faim. La perfusion était dosée en fonction de cette différence. Il ne fallait pas plus d'une heure pour l'épuiser.
On lui apportait une lettre si c'était elle qui écrivait. L'autre hésitait devant la complexité des signes. Il était confronté à la réalité quand elle s'imposait par ses lettres remplies de détails incompréhensibles pour un sédentaire de son espèce. Il fallait avoir voyagé avec elle pour aller au bout de ce texte apparemment fantaisiste. Vous l'insérerez à tel endroit. Il n'y avait pas d'autres solutions. L'inconnu se remettait à la machine et j'attendais.
Ce n'était pas un journal. Il visait plutôt un flux qui s'apparentât à une rivière. Il pensait à un bain pris par une communauté nue. Aucun signe de divertissement sur ces visages abstraits. Le ciel forme une quantité de polygones bleus qui reste à calculer. Les arbres s'imposeraient avec le temps nécessaire à l'exécution.
Avez-vous torché vos fesses ?
Buvez votre tisane.
C'est l'heure de la promenade.
Redressez-vous que je puisse arranger les coussins.
Vous devriez vous lever aujourd'hui.
Voici la trace crachée de mon plaisir.
C'est le dernier jour de l'été.
Penchez-vous, il n'y en aura peut-être pas d'autres.
Vous avez rêvé au lieu de Vous avez fait un cauchemar.
Le temps passait au fil des répétitions.
Les voyages interstellaires sont conditionnés par la découverte de la gravité artificielle.
Encore une lettre !
Vous vouliez leur dire qu'elle n'écrivait pas assez souvent.
Avec qui est-elle partie ?
Si je vous le demande, m'amèneriez-vous jusqu'à la maison, avant que l'hiver ne rende le chemin impraticable ?
Qui m'accompagne depuis avec cette fidélité qui ressemble à ma minutie ?
Ce visage ne se laissait pas explorer.
Cachez vos mains !
Qu'est-ce qui est infranchissable entre nous ?
Je n'ai pas compris ce que vous avez écrit ce matin.
Vous voulez dire : Par rapport à ce que vous avez écrit hier. Où trouvez-vous le plaisir nécessaire à notre survie ?
Quand vous n'aurez plus besoin d'autant de soins, vous partirez avec les autres pour d'infinies promenades en autocar.
Perspective.
Les baigneurs s'apparentaient à la composition.
L'odeur du fuel remonta jusqu'à sa fenêtre.
— Je vous empêche de partir avec eux.
L'inconnu frissonnait.
— On ne peut pas vous laisser seul.
Si cette conversation nous était permise, que préféreriez-vous de l'abandon ou de la possession ?
Qui dépossède l'autre quand il s'agit de voyager ensemble ?
Les baigneurs sont des hermaphrodites.
Croyez-vous à l'existence des personnages ?
Le temps s'installait entre les répliques.
— Si vous voulez, au lieu de parler pour ne rien dire, nous pourrions aller jusqu'à la maison afin de mesurer son importance.
L'autocar démarra. Sa toiture touchait les feuillages.
— J'ai maintenant besoin de vos descriptions.
L'autre se mit à la recherche des adjectifs.
— De combien d'objets se compose votre description ? Avez-vous pensé aux verbes qui la structurent ?
Ils se penchaient à la fenêtre, l'un scrutant la perspective de la place, visage crispé à force d'en douter, l'autre était sur le point d'exprimer son angoisse. Il était envahi d'odeurs.
L'autocar disparut à l'angle de la première maison. Il remontait toujours ainsi vers le foirail, faisait le tour de la halle puis s'engageait dans une route étroite bordée d'acacias. On le revoyait quand il arrivait au sommet de la colline, rouge et blanc au-dessus de la verdure. Ils avaient toute la journée devant eux, ce qui restait de la matinée, moins le temps du repas de midi, plus toute l'après-midi jusqu'au retour de l'autocar, à l'heure du dernier repas. On leur avait refusé le bonheur d'un pique-nique. Ils mangeraient avec les impotents, un peu en marge de cette société qui sentait l'urine et l'haleine.
— D'ici là, nous avons le temps d'aller jusqu'au moulin, dit l'autre. Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, ajouta-t-il de sa voix sirupeuse.
Sa canne frappait le plancher. Avait-il décrit l'amoncellement de nuages sur le toit de l'église ? Le campanile était à moitié visible. Mais malgré les signes annonciateurs d'un temps moins serein, l'air était tiède, propice à une sueur discrète et à cette lenteur du promeneur qui connaît le parcours, sa longueur, le temps qu'il faut pour la franchir, ce qu'il en coûte d'effort et quelquefois même d'ennui.
J'ai pensé à ce moment-là que j'avais à faire à un vieillard. Je ne reconnaissais pas l'odeur pourtant caractéristique de leur toilette.
— Venez, dit l'homme qui vous accompagnait.
Vous pouviez conduire le fauteuil jusqu'aux marches d'escalier, par habitude de l'espace. Il marchait devant, frottant sa canne contre la plinthe. Il y avait des tableaux sur les murs.
— Voulez-vous que je vous les décrive ?
Au-dessus d'un radiateur noircissait l'autoportrait du peintre. Il sentit la différence de niveau, cinquante centimètres à peine. L'autre planta sa canne dans le plaid. Il avait besoin de ses deux mains pour manœuvrer le fauteuil par ses poignées. Il avait l'habitude de ce ralentissement, l'amortissement des pneumatiques, le crissement du caoutchouc sur le carrelage puis le glissement plus rapide vers la porte s'ouvrant sur le patio. Quelqu'un tenait la porte avec le pied, appuyé nonchalamment contre les vitres sales, une cigarette jaune pendait sur le coin de la lèvre. Au passage, ces odeurs se mélangèrent. Ils utilisaient tous la même eau de toilette, ce qui le différenciait. Le portier sembla se pencher. Il voulait savoir où on allait. L'autre évoqua les rues aux façades vertes, d'une façon si précise que le portier renonça à les accompagner. Il craignait l'humidité. Son odeur de tabac se dissipa d'un coup. On passait sous la charmille.
— C'est une ombre, dit l'autre, comment dire ?
Peu importait l'ombre maintenant. Cette promenade ne changerait rien.
— Si nous avons le temps d'atteindre la maison cette après-midi, nous n'aurons peut-être pas celui de revenir à temps pour profiter avec les autres du dernier repas.
La rue se rétrécissait. L'odeur des moisissures remontait par les soupiraux.
— Voyez-vous la rivière ?
On descendait toujours.
— Nous arriverons par le moulin ou par le pont.
Il ne savait plus. Pouvait-il considérer qu'il y avait longtemps entre l'instant présent, vécu par soumission à la mélancolie de l'autre, et la dernière fois qu'il accompagna quelqu'un sur ce rivage obscur ? Une petite montée l'essouffla passablement. Cette fois, on voyait la rivière. D'un côté, le lavoir dissimulant encore le parapet du pont, et de l'autre, le moulin exhibant la carcasse d'une turbine. Des femmes passaient, se croisant comme des regards. L'absence d'enfant était un fait têtu.
— Quand avez-vous vu un enfant pour la dernière fois ?
Bel enfant que j'étais.
Il aimait les miroirs comme lui-même.
— Nous prendrons un apéritif.
Ils avaient le temps. La terrasse du café était déserte, le rideau à moitié soulevé, le sol venait d'être rincé à grande eau. Une guenon aux longs bras nus les accosta. Elle amenait un bol d'olives et un morceau de pain. Ils commandèrent du vin. Ils en achetèrent une cruche entière. L'autre veillait au partage.
— Buvez, disait-il pour obliger l'autre à le rattraper sur la pente dangereuse de l'alcoolisme.
— Nous aurons des couleurs, dit celui qui était dans le fauteuil.
Il sentait l'odeur de la femme.
— Elle n'est pas aussi coquette que vous l'espérez, plaisanta l'autre.
Autre description, minutieuse jusqu'à l'obscénité, l'offense, l'impardonnable. La femme revenait avec d'autres olives et du pain. On entendait la rivière s'engouffrant dans le tunnel de l'ancienne turbine.
— Un jour, on mangera ici, vous et moi.
C'était donc possible ? Il demanda à la femme si les repas étaient servis sur la terrasse. La salle à manger était plus confortable pour des gens de leur âge. La femme l'écœurait. Il se garda bien de cette confidence. Son compagnon avait touché la main au moment où celle-ci se détachait du bol. Excusez-moi. Pourquoi cette excuse ? La femme virevolta comme si elle avait elle aussi ressenti cette douleur. Le vin commençait à faire son effet.
— Nous serons un peu pompettes tout à l'heure.
Il redoutait la tristesse des autres. Leur influence ne l'avantageait pas. Qui était-il ? Pourquoi ne pas lui poser la question une bonne fois pour toutes ? Il était agité maintenant, peut-être parce qu'il consultait sa montre. À un moment donné, il prendrait la décision de rentrer et il faudrait se soumettre à cette accélération nécessaire. Pourquoi ne pas lui proposer de ne pas rentrer ? Pourquoi éviter cette conversation sur un sujet qui lui tenait à cœur ? C'était la première fois qu'on se trouvait en position de choisir la substance des quelques heures qu'il leur faudrait pour lancer les recherches. D'ailleurs on ne tarderait pas à les retrouver. La femme pouvait-elle les renseigner sur ce sujet, à savoir si c'était dans son établissement qu'ils cherchaient d'abord ? Elle répondrait à leurs questions si l'autre cessait de l'ignorer. Que savait-elle de cette tentative de l'abstraire jusqu'à sa disparition ?
— Nous sommes des animaux, répéta l'autre en traçant des cercles sur l'asphalte de la terrasse avec le bout ferré de sa canne.
La nuit, sur une autre terrasse moins visible, il arrachait des étincelles bleues à sa solitude.
— Nous devenons tristes comme ces bagnards du passage de la ville au port, cent mètres de cette tristesse infligée par l'homme à son semblable, on devrait pardonner et même oublier le crime, la vengeance à la place de la justice, un équilibre proche du bonheur s'instaurerait entre les hommes, on atteindrait cette indifférence nécessaire à la pensée, sans cette distance on n'a plus le choix, nous avons maintenant besoin de ne penser qu'à notre vieillissement, sans lutte, sans angoisse, lentement, comme la vie nous achève parce que nous sommes à l'abri du hasard.
Il débitait des naïvetés.
— Si vous voulez, dit la femme en s'approchant encore, je peux mettre à réchauffer le cassoulet d'hier.
Je sentais à quel point il est facile de détruire la troisième personne.
S'était-elle assise avec eux comme elle s'asseyait avec les ouvriers de la forêt ? Ses jambes se croisèrent sous la table.
— Le fauteuil, expliqua l'autre, c'est à cause des yeux surtout.
Elle avait un sourd-muet dans sa famille. Elle n'avait jamais imaginé qu'il devînt sourd par-dessus le marché. L'autre exhiba un billet de cent.
— Je vais mettre le cassoulet à réchauffer, dit-elle mais il la retenait par le bras.
— Nous boirons un peu de vin, dit-il.
Elle descendrait à la cave. Elle montra le soupirail aux carreaux couverts de toiles d'araignée. Son buste venait de pivoter, une mèche de ses cheveux tomba sur l'épaule et elle tourna la tête pour la peigner d'une main rapide. La tête se retrouva donc dans le sens du bassin et des jambes. Seul le buste déplaçait l'horizon de ce corps incalculable.
— Mais peut-être que ce monsieur préfère autre chose...
Il aimait le cassoulet à condition qu'on y trouvât beaucoup de viande, confite de préférence. Quand elle fut retournée dans son antre, il demanda à l'autre si c'était raisonnable. L'autre renifla puis la canne tapota rapidement le bord de la table. Raisonnable ? Il ne raisonnait plus depuis longtemps.
— Voyez, dit-il, ce qui s'est interposé entre votre réussite et votre future vieillesse.
Il n'avait pas vécu ce genre de transition bien qu'il eût consacré un temps précieux à craindre les maladies qui affectaient les autres. Il avait trébuché sur un premier instant de doute et l'instant suivant était le deuxième de cette longue et impitoyable vieillesse qui n'en finissait pas de l'instruire sur l'anéantissement de l'espoir.
— Avez-vous connu un seul moment de bonheur ?
Il y avait eu une espèce de bonheur après le plaisir recommencé.
— On partage le bonheur comme pour excuser la plénitude du plaisir, vite convaincu que la solitude est la plus terrible des vocations.
Il alluma sa pipe. Le vin continuait de couler entre eux, envahissant et immobile.
— Pourquoi lui avoir expliqué pour le fauteuil ? Elle n'avait pas besoin de savoir.
Et disant cela, il se leva et se mit à marcher en direction du crucifix dont l'ombre venait de disparaître. Le pavé accumulait ses petits obstacles pointus et brillants. Le plaid avait glissé sous la table. L'autre le ramassa et le plia soigneusement sur le dossier d'une chaise.
— Où va-t-il ? demanda la femme qui sortait du café. Une grosse cuillère de bois à la main. Elle portait un foulard maintenant, noué très serré autour de la tête. L'homme avançait comme dans un rêve. L'autre lui tendait sa canne, amusé par la distance croissante et par le temps qu'elle détruisait.
— Imaginez, dit-il à la femme et elle se pencha sur lui pour écouter sa confidence.
— Tout l'univers vous arrive par le nez et par les pores, quelquefois sur la langue.
Elle lutta pour se détacher de lui. L'acidité salée des confits se répandait, animée par le vent qui se levait sans toutefois menacer la tranquillité humide de la place.
— Sa femme est partie en voyage, dit-il quand elle se décolla.
Et il précisa que cela durerait un an. Il cita de mémoire quelques fragments de la composition que cet être diminué tentait d'imposer aux autres.
— C'est triste, dit la femme.
Elle préférait qu'on badinât. La recherche de la douleur lui semblait facile.
Passa un beau jeune homme intrigué par la déambulation systématique du péquin qui semblait fuir le couple formé sur la terrasse. Ses yeux bleus clignotaient. Il se gratta la nuque sans cesser de marcher, souriant à la femme quand son regard revenait de ce côté.
— Beau corps d'athlète, fit l'autre mais il sembla s'arrêter au milieu d'une phrase et la femme se redressa pour sourire elle aussi au jeune homme.
— Où allez-vous ? cria-t-elle et elle secoua le doigt pour indiquer au jeune homme que ce n'était pas à lui qu'elle s'adressait puis le doigt désigna l'homme qui se traînait vers le milieu de la place.
Le jeune homme comprit-il que c'était un infirme ? La canne blanche était entre les mains du vieillard assis sur la terrasse en compagnie de la femme. Il s'arrêta enfin. Les yeux interrogeaient la femme troublée par cette pénétration inattendue.
On entre toujours dans la femme, pensa l'autre, par obsession de sa surface ou de ce qu'elle en sait. Comment avez-vous pu penser une pareille chose à un moment pareil ? Il anticipait.
Le jeune homme toucha l'aveugle-sourd comme le lui conseillait le vieillard.
— C'est absurde, dit l'infirme d'une voix rocailleuse.
— Qu'est-ce qui est absurde ? demanda le jeune homme.
Il ramenait le fugueur, le tenant sous l'épaule, parfaitement synchronisé avec cette allure particulière qui affecte les corps usés ou partiellement détruits. La femme vint à leur rencontre. L'autre, réduit à sa vieillesse tremblante, agitait la canne dont le pommeau s'enfonçait dans la treille.
— Vous feriez bien de rentrer, dit-elle sans savoir si elle s'adressait à celui qu'on lui avait décrit comme aveugle et sourd.
Le jeune homme souffrait visiblement de l'effort que la femme ne parvenait pas à soulager. Il vit le fauteuil et comprit qu'on se dirigeait vers lui.
— Où alliez-vous ? demanda la femme en étendant le plaid sur les jambes qui tremblaient encore.
Le jeune homme s'était assis pour boire le verre qu'on lui proposait.
— Aveugle-sourd ? fit-il.
Il suçotait au bord du verre. Les parfums de la cuisine agitaient ses narines.
— Il va être midi, dit-il.
On ne voyait pas l'horloge du campanile. Des tourterelles tournaient autour du paratonnerre.
— Vous avez encore le temps d'arriver pour l'heure du repas, dit la femme.
L'autre haussa les épaules. Le jeune homme l'observait. Dans le fauteuil, l'infirme s'était tranquillisé.
— Vous voulez manger ? dit la femme.
Le jeune avait faim. Il se frotta le ventre en riant. Son nez avait rougi. Il montra de belles dents et s'en servit pour couper le filtre d'une cigarette.
— Ça fera trois assiettes, dit la femme en retournant à la cuisine.
— Je ne vous connais pas, dit le vieillard au jeune homme.
Celui-ci scrutait son visage comme s'il savait déjà ce qu'il y cherchait.
— Je travaille à l'usine, dit-il, se référant sans doute à la menuiserie.
La cigarette ne quittait pas ses lèvres. Il aspirait de longues bouffées aussi longuement rejetées dans l'air lentement circulaire. S'il se mettait à pleuvoir, la température ne changerait pas. Il essuya son front avec toute la main puis la main glissa sur les cheveux qui devinrent brillants. Il portait des boucles d'oreilles et un tatouage dans le cou, sous la mâchoire. L'autre main manipulait le paquet de cigarettes. Il avait de gros doigts agiles aux ongles sales et des petites cicatrices sur le dos de la main. De temps en temps, il jetait un regard rapide sur l'infirme (moi). Il était passé de l'étonnement à l'inquiétude. Les doigts s'agitèrent sur la surface miroitante du paquet de cigarettes. Il tambourinait l'air traversant son esprit à la place des idées qui lui auraient donné une certaine contenance.
— Vous passez tous les jours devant la maison du Bois-Gentil ? demanda le vieux.
Il n'avait même pas préparé le terrain de cette question mais le jeune homme ne réfléchissait plus et il répondit que la maison en question était en effet sur son chemin. Il n'exprimait aucune curiosité.
— Elle n'est pas partie en voyage, n'est-ce pas ? dit le vieux.
Le visage du jeune homme se crispa sous l'effet de la réflexion à quoi l'autre le contraignait maintenant. La maison était à son avis exagérément fleurie. Il se faisait cette réflexion chaque fois qu'il ralentissait pour regarder les fenêtres. Il y avait des rideaux jaunes, mais d'un beau jaune intense et non pas isabelle. L'huisserie avait été repeinte. Un chien aboyait mais ne franchissait jamais le portail pourtant toujours ouvert. L'allée était entretenue, son dallage miroitait, une brouette semblait avoir toujours été là. Une automobile était garée sous une toiture de rosiers. Le chien était un gnome. Il s'arrêtait d'aboyer en arrivant au portail. Ses yeux étaient de verre. On ne réussissait pas à l'effrayer. Il attendait qu'on eût atteint le bout du chemin pour disparaître comme il était venu, surgissant de votre propre attente.
— Avez-vous vu la femme ? demanda le vieux.
Le jeune homme ne demandait pas pourquoi cette femme et pas une autre. Il continua de parler de la maison. Il n'était pas au courant pour les intentions de voyage.
— Mais vous ne comprenez pas ! dit le vieux qui perdait patience. C'est une tromperie !
Le jeune homme écarquilla ses beaux yeux. Il n'avait jamais vu personne dans les fenêtres. La voiture était inutilisée depuis longtemps. Il disait cela à cause des traces où l'herbe continuait de pousser. Combien de temps correspondait à cette croissance ? Elle avait inventé ce voyage au début de l'été. Du moins ce fut pour lui une révélation.
L'herbe pousse vite.
C'était une herbe épaisse et jaune. Une approche plus indiscrète eût révélé la nature de la poussière déposée sur la carrosserie.
— Introduisez-vous dans cette maison. Je vous paierai. Je veux savoir si c'est elle et dans ce cas je veux savoir pourquoi elle n'est pas partie.
Le jeune homme recommençait à sourire. De la cuisine, la femme n'avait rien perdu de la conversation. Le cassoulet était prêt. Elle attendait de remplir les assiettes chaudes. Cependant le jeune homme ne répondait pas. Était-il de ceux qu'un peu d'intrigue condamne au silence ? Elle-même ne s'était jamais posé ce genre de question au sujet de l'étrangère du Bois-Gentil. Elle savait ce que tout le monde savait et pensait sans doute la même chose que ce monde bien connu. Elle eût été décontenancée d'apprendre qu'elle avait eu une opinion différente de celle que son esprit ne songeait pas à discuter. Elle aimait les nuances cependant.
Ainsi la femme avait-elle inventé un voyage pour s'offrir un repos sabbatique d'un an. Combien cela lui coûtait-il ? Elle avait usé d'influences pour obtenir une place aussi rapidement. Cet homme était-il celui dont elle se débarrassait ? On pouvait comprendre ce désir de disparition même limitée aux exigences de quelle institution sur quoi elle avait exercé une influence exacte. La graisse du bord des assiettes commençait à se figer. Il était temps de servir. Elle n'aimait pas les critiques. Elle annonça son arrivée par un cri de victoire. Un silence gêné remplaça le ronflement du fourneau.
— Si vous voulez, dit-elle au vieux, je peux me charger de lui donner à manger.
Elle avait déjà poussé une chaise contre le fauteuil. Le vieux se mit à gratouiller l'avant-bras de l'infirme qui réagit mollement.
— Il n'a plus faim, dit le vieux.
La femme parut vexée.
— Il adore le cassoulet, dit le vieux, mais c'est un jour de mélancolie, vous comprenez ?
Fallait-il perdre le contenu de l'assiette ? Il n'y avait pas touché. Elle avait juste trempé le bout de la cuillère, toute prête qu'elle était à se dévouer pour se mêler à la conversation. On la privait soudain de l'essentiel. Elle rougit, comme si son cerveau se servait de son apparence pour exprimer sa déception. Heureusement, le vieux n'était pas jaloux de son obsession. D'une voix chaleureuse, il invita la femme à participer. Elle suça le contenu de la cuillère d'une langue agitée.
— Vous la connaissez peut-être, vous ? dit enfin le vieillard.
Le visage de la femme luttait contre la honte de s'être laissée démasquée aussi facilement. Sachant bien qu'elle ne trompait personne, elle demanda de quelle femme il s'agissait. Cette coquetterie, loin d'agacer le vieillard, l'émoustilla un peu. En bon musulman, il mesurait ces tentatives de réduire la différence. Le jeune homme, intrigué par l'intérêt que la femme accordait d'un coup à ces deux vagabonds d'un autre monde, avait encore des choses à dire. Il ouvrait une bouche gracieuse à l'unisson d'un regard non moins fascinant. La femme, assez fière depuis toujours de ses origines berbères, s'interposa.
— Si vous voulez parler de l'étrangère du Bois-Gentil, prévint-elle, je ne sais rien de plus que ce que tout le monde sait.
Le vieillard, depuis un moment, passait ses doigts dans sa tignasse crépue. Cette blancheur mate agaçait le regard de la femme.
Quelquefois, elle allait au Bois-Gentil pour livrer un repas. Elle n'avait jamais vu l'homme mais elle en avait entendu parler. Elle n'imaginait pas qu'on pût vivre sa vie de femme avec un infirme de cette espèce. La femme écrivait au bord d'une fenêtre fleurie. Il n'y avait pas de chien. Des chats furtifs coupaient l'ombre transparente des feuillages. La femme était habillée de vert et de jaune. Elle était coiffée d'un béret gonflé par une chevelure sans doute abondante. On la voyait penchée sur une table jonchée de feuilles où trônait une lampe toujours allumée. Son visage apparaissait dans cette rencontre géométrique de lumières.
Il y a une clochette au portail. Elle lève la tête et sourit. C'est peut-être une belle femme (aveu déguisé d'une femme). Elle fait signe d'entrer. Elle sait qui vous êtes. Elle vous attendait. Vous ne la dérangez pas. Elle disparaît de la fenêtre et réapparaît aussitôt sur la galerie surplombée de vigne vierge. Elle tend des bras nus et vigoureux. C'est cette force physique qui s'impose d'abord à vous mais au lieu de prendre le plat que vous lui tendez au prix d'un effort qui colore vos joues, elle vous conduit sous la treille, vous pousse le long des fenêtres qui révèlent un intérieur feutré, vous atteignez une porte-fenêtre grande ouverte sur la pièce où elle écrivait. Vous glissez sur des patins, l'encaustique entête à ce moment puis c'est un dallage qui vous emporte vers la salle à manger. Sur un geste d'elle, vous déposez le plateau couvert de son torchon. Dans votre panier, vous avez amené des fruits et une bouteille de vin. Le pain est déjà sur la table, avec son couteau et la motte de beurre. La femme que vous êtes venue servir le temps d'un repas tourne autour de vous pour vous féliciter de votre exactitude. Vous êtes à l'heure et en habit de fête, côté domestique. Votre coiffe met en valeur votre minois un tantinet maigrelet de fille de la terre et d'un inconnu. Vous avez ôté vos bijoux de bourgeoise qui a pignon sur rue par l'entremise du commerce. Vous sentez la pomme et la mandarine, discrètement, à votre manière toute bâtarde de n'intriguer que dans la distance. La femme a soulevé le couvercle, une seconde d'approche du plaisir qu'elle va partager en votre présence. Une fois encore, sa musculature vous envahit. Cette fois c'est le cou qui a impressionné votre fragilité relative. Elle est en pantalon, ceinturée d'un cuir obscène, la chemise bouffe sur des hanches étroites. À quel endroit de la scène vous situerez-vous quand il entrera ? Elle réfléchit. Elle ne vous veut, finalement, ni discrète ni trop voyante. Du panier, vous tirez, comme d'un chapeau de magicien, le petit tablier amidonné qui fera la différence. Il est encore soigneusement plié et la main de la femme caresse cette surface accrocheuse de lumière. Le tablier, oui, pourquoi pas ? Elle doute un instant, vous juge, revient pour vous juger encore, vous parle d'autre chose. Elle finit par nouer elle-même vos petits rubans. Vous êtes parfaite maintenant. Ce rôle vous convient parfaitement. Une question encore, si ce n'est pas indiscret : vous avez déjà joué cette comédie, n'est-ce pas ? Vous prend-elle pour ce que vous n'êtes pas ? Vous avez débuté dans les rôles de soubrette, certes, et vous en avez tiré avantage sur la laideur poudrée des anciennes bourgeoises. Mais vous voilà au sommet de notre petite société. Vous n'avez plus de leçon à recevoir. C'est à prendre ou à laisser. Aviez-vous vraiment l'air d'une putain ? Elle vous arracha le tablier en riant.
— Vous mangerez avec nous.
Elle vous fera passer pour une amie. Quelle amie ? Évoquerons-nous une jeunesse qui le fascine encore à l'heure où elle vous parle ? Qui est cet homme et que veut-elle de lui ? Je ne sais pas, dites-vous. Elle vous prend au dépourvu. Vous ne saurez pas improviser avec si peu d'avance sur la réalité. Vous avez tellement rougi qu'elle vous croit en colère. Du coup, sa peau s'est couverte d'une légère sueur. Vous venez de la condamner au silence. Elle ne vous comprend plus. Tout à l'heure, vous lui avez semblé facile. Je suis facile, proclamez-vous, mais je crains de ne pas être à la hauteur. À la hauteur de quoi, mon chou ? Vous vous asseyez toutes les deux. Elle replie le tablier sur ses genoux. Vous découvrez la cage et l'oiseau dedans. Les meubles sont soigneusement cirés. Il y a de la dentelle et du cuivre ciselé. Des coussins s'ajoutent à un désordre raffiné. Les murs imitent une végétation mêlée de personnages falots. Votre regard revient au bureau qui jouxte la fenêtre.
— Non, dit-elle, c'est lui qui écrit.
Elle vous explique. Votre esprit commence à s'enfoncer dans une complexité douloureuse. Vous haïssez la douleur des autres. Vous avez déjà caressé des corps en perdition. Vous avez arraché ces plaisirs momentanés à des êtres perdus en eux-mêmes. Il y a longtemps que vous ne vous livrez plus pieds et poings liés à des pratiques qui ont fait le lit de votre fortune. Que sait-elle de vous ? Quelles conversations ont nourri cette connaissance ? L'horloge normande indique midi.
— C'est l'heure, dit-elle en se levant presque précipitamment.
Elle époussette sa jupe, secoue la tête en passant devant un miroir, abandonne ses patins au pied de l'escalier. Que vous a-t-elle demandé ?
— Soyez présente, glissante, odorante, rapide. Il aime les femmes rebelles à l'idée de l'amour. Il préfère les conquérantes du bien, les calculatrices expérimentées, les reines de l'évidence. Vous vous assiérez à cet endroit de la table qu'il peut atteindre en tendant sa main droite. Il touchera un bras brûlant. Ne refusez pas le vin qu'il vous offre. Il tentera de vous griser. Fumez avec lui ces longues cigarettes parfumées à la menthe. Il appréciera vos silences comme si le silence n'existait pas.
Elle attendait au bord du canapé, les mains croisées sur les genoux, le petit tablier blanc avait disparu sous un coussin, curieuse précaution. On entendait les manipulations de ce corps aveugle et sourd sur le plancher. Dehors, le soleil transperçait des feuillages rouges. Vous souvenez-vous de ces tentatives d'abstraire le temps nécessaire à l'accomplissement de votre mission ?
Une porte coulissa, métallique. Des poulies subissaient des moments d'une lenteur infinie. La cage d'un ascenseur apparut en même temps que sa porte s'ouvrait. La femme fit pivoter le fauteuil. L'homme était masqué de blanc. Quelle autre blessure fallait-il deviner derrière cette caricature de visage ? Une cigarette s'ajustait dans une fente.
— Vous ne m'avez pas dit votre nom.
Comment vous appellera-t-elle si c'est nécessaire ? À quel moment secret de sa propre vie fera-t-elle référence en s'adressant à vous devant lui ? Peu importe s'il est incapable de vous juger à votre apparence.
Le fauteuil approcha. Il contenait un homme agité de crispations. Le masque agressait. L'explication était la suivante : Vous indiquerez vous-même le moment où sa cécité n'aura plus d'importance. Que voulait-elle dire ?
La soubrette se leva pour s'incliner cérémonieusement. Les volutes tournaient autour d'elle. Une amie d'enfance ? Une rencontre plus tard au moment des activités professionnelles qui ont marqué à jamais mon entrée dans le monde ? L'amie d'une amie ? Une parente que le hasard a placée là, entre elle et lui ?
— Si vous choisissiez ce que vous êtes pour moi ?
Pas facile d'exister à la frontière du mensonge inventé par l'autre pour nuire à l'inconnu. Vous pouvez aussi arracher ce masque. C'est déjà arrivé. Il caresse votre main d'ouvrière, la reconnaît, imagine quelle sorte d'amie vous avez pu être pour elle. Un chat s'interpose. Il rit, augmentant la fente du masque, cet étirement vous inspire une gentillesse qui n'appartient pas aux gens de sa classe et elle intervient pour forcer le trait.
Ce sera l'enfance. Seule l'enfance produit ces rencontres de classes. Vous imaginez alors la ruelle ou le rivage, elle ajoute à votre évocation pour l'enrichir de sa propre nostalgie et ses doigts tracent les signes correspondant sur l'avant-bras dénudé jusqu'au coude. La voix qui émerge de cette pratique inouïe de la conversation vous atteint comme la rencontre fortuite d'un animal dans la forêt. Il vous aime déjà. Elle soulève le torchon, découvrant la sauce brune et luisante traversée du rouge foncé des viandes. Il inspire religieusement cet air vicié par vous-même, par votre talent, par cette patience qui caractérise vos œuvres de femme au fourneau.
L'homme vous attire. Il a de belles mains agiles et précises qui vous explorent. Vous ne connaissez pas le code nécessaire aux réponses qui vous brûlent la langue. La table est ronde, quelle intention vous a poussée au bord de ce néant ?
Il mange avec délectation. Il renifle le contenu de la cuillère, exprime son admiration, des remerciements, son étonnement devant la simplicité du talent que vous venez de révéler pour lui être agréable. De temps en temps, elle interrompt la conversation pour ne s'adresser qu'à vous.
— Nous passerions toute l'après-midi ensemble si c'était possible.
Elle regrette votre disponibilité relative. Elle vous reproche votre discrétion. Aucune de ces paroles n'est transformée en petits signes rapides sur l'avant-bras immobile.
— Nous n'avons plus d'amis, finit-elle par confesser.
Il parle d'autre chose, demandant toujours s'il interrompt une conversation. Souvent, au lieu de répondre, elle caresse le visage sous le masque.
— Nous avons voyagé toute notre vie.
— Que s'est-il passé ?
— Vous n'avez pas lu les journaux ?
Le masque tombe. C'est elle qui a dénoué les petits rubans, encore. Cette fois elle n'a pas replié le tissu parfaitement blanc. Elle l'a roulé en boule et l'a jeté sur le canapé. Le visage, à ce moment-là, n'est pas encore visible. Vous regardez ailleurs, par pudeur, discrétion, crainte, comment savoir ?
Si j'étais à votre place, je m'enfuirais. Mais vous n'êtes pas moi !
Votre récit comporte des obscurités difficilement acceptables quand on n'a que la prétention de savoir ce qui s'est réellement passé entre vous et ce couple étrange.
Elle avait cessé de parler et même de tracer les signes correspondant à vos approches prudentes. Il mangeait un fruit. Le visage était calme malgré la balafre qui semblait à vif. Il parlait de lui, voix grave et monotone qui vous étourdissait. Il ne parlait plus de la nourriture. Il avait longtemps hésité au bord d'une enfance elliptique puis des sujets plus terre-à-terre avaient surgi de l'indifférence qu'ils lui inspiraient. Vous ne l'écoutiez plus. Elle vous attirait. Il était tellement facile de s'abandonner à son attente. Jamais il n'entrerait dans cette complexité. Réduit à vos odeurs discrètes, il n'avait aucune chance de détruire ce qu'elle était en train de construire. Il allait se fatiguer, d'elle et de vous, de lui-même.
On passa sur la galerie. Le fauteuil franchissait les limites du sommeil.
— Vous voyez ? dit-elle.
Le visage était éclairé par des reflets. Il semblait souffrir maintenant. Il n'imposait plus vous ne saviez quelle lutte obscure contre un ennemi invisible ou en tout cas incompréhensible. Les mains cherchaient les pointes d'un plaid qu'elle avait oublié d'emporter. À quelle attente allait-elle vous soumettre maintenant ? On l'entendit remonter l'escalier puis traverser le corridor à l'étage. Dormait-il ? Les pas n'en finissaient pas. Tout le temps vous était consacré désormais. Une abeille vous frôla, porteuse d'intuitions. D'autres abeilles butinaient dans la vigne. Peu d'oiseaux pour peupler cette attente. Un jet d'eau clapotait dans l'eau verte d'un bassin. Consentirez-vous à l'accompagner dans une promenade qui vous montrerait à son bras ? À moins qu'elle poussât le fauteuil encombré de sa charge de temps perdu. Elle apparut à la fenêtre, secouant la pointe d'un plaid. Elle vous invitait à partager avec elle le bonheur d'une conversation inachevable. Comme il est agréable de savoir que les contenus sont articulés autour de la même préoccupation ! Le plaid vola. Il traversa le feuillage rouge de la vigne, éclaboussant l'air d'insectes rapides et bruyants. Il se posa comme l'oiseau qu'elle avait prétendu imiter.
Enfant, sur le perron où un homme vous a violée, vous imitiez vous aussi des oiseaux véloces. La maison ressemblait à celle-ci. C'était la même rue. Vous habitiez avec des gens qui vous avaient prise en pitié parce que vous étiez seule et qu'ils n'avaient plus d'enfants. Ces enfants, trop vite grandis, revenaient pour vous haïr. L'un d'eux vous a violée et des oiseaux déchiraient le ciel de leurs cris.
La rue est bourgeoise. Elle abrite les notables. Les jardins coulent dans la rue qu'ils ombrent de leurs transparences. La lumière est compliquée par les reflets. On entend la rivière. Les bielles du moulin s'accordent au temps qui passe. Quelquefois les domestiques se montrent. Ils vous ont servie sans vous respecter parce que vous étiez des leurs. Vous rêviez de retourner d'où vous veniez mais vous n'avez exprimé ce désir qu'une fois violée et par conséquent peu encline à pardonner.
Vous avez fait chanter ce cercle familial. On vous a condamnée sans pouvoir vous vaincre. Quel fut le montant exact de votre héritage ? Vous y songez quelquefois quand votre fortune vous donne la mesure exacte de la solitude qui est le prix à payer. Voici qu'elle revient pour recevoir ces confidences. Elle ne s'attendait certes pas à tant de proximité, en tout cas pas dès le premier jour. Vous avez arrangé le plaid avec elle, machinalement.
La maison où j'ai vécu est visible à travers le feuillage épaissi depuis des frênes menacés par la ronce aux feuilles rouges à cette époque de l'année.
— Vous reviendrez ?
Il faudra mesurer cet abandon des travaux qui jusque-là vous ont occupée entièrement. Vous êtes une comptable précise et sans illusion.
— Oui, c'est possible, vous et moi.
Elle est heureuse.
— Vous voyez que le bonheur tient à peu de choses. Vous saurez ce qui manque au bonheur pour le partager. Vous avez d'autres expériences à relater. Vous ne direz pas tout le premier jour. Il faudrait que cet instant soit possible pour faciliter l'existence de l'instant suivant mais la nature humaine est ailleurs, vous le savez. La putain revient quelquefois, elle s'en rendra bien compte assez tôt. Vous vous amusez maintenant, un rien vous libère de l'encerclement, un aveu est soudain plus facile, comme éphémère, comme passible d'oubli ou de tolérance ou plus simplement réduit au statut de l'évidence. Elle n'a presque rien dit d'elle-même. Vous ne lui demandez rien. Ce jour est le vôtre. Elle continue d'exhiber sa souffrance d'athlète.
À quatre heures, le vent se lève, doucement tournoyant, porteur de nuit. Les feuillages s'agitent et les animaux disparaissent. Elle est toujours étonnée de ce changement. On rentre. Le fauteuil franchit toute cette distance. Elle ajoute un coussin, déplace une table basse, corne le tapis, fait vibrer des verres de cristal. La lumière s'est atténuée. Les rideaux prennent de l'importance, les carreaux miroitent. On s'assoit de chaque côté de la table basse revenue à sa place. Elle allume une lampe discrète, limitée, qui agace votre esprit occupé à mesurer votre influence sur cet intérieur chaleureux. Chez vous, les objets dominent les intrusions. Ici, ils n'imposent que leur apparition, le temps de cette apparition, ils ne disparaissent jamais une fois que vous les avez découverts mais leur souvenir s'estompe et vous ne savez plus si vous êtes déjà venue dans d'autres circonstances. Est-elle une fille du pays ? Vous reconnaissez la rougeur des joues mais la rousseur des cheveux est étrangère à la terre qui n'a plus de secret pour vous depuis que vous lui avez donné un enfant qui vous ressemblera. Encore un aveu. Cette fois vous avez exagéré la pudeur, vous avez même interrompu le flux qui vous vidait. Elle vous a regardée avec compassion. À qui ressemble l'enfant qu'elle a abandonné ? Combien d'abandons ont jalonné ses voyages ? Elle a à peine parlé des voyages. Il faudrait évoquer tant d'émotions communes mais vous ne souhaitez pas vous-même qu'il revienne dans la conversation. Il feint de dormir ou bien il est ailleurs, dans cet ailleurs dont elle sait peu de choses sinon qu'elle n'y règne pas comme elle a régné sur son existence de voyageur.
— Voyageriez-vous avec moi si je vous le demandais ?
Elle ne demande rien encore mais il n'est pas absurde de penser qu'elle songe à voyager avec vous. Chaque minute qui passe se vide de sa participation au dialogue qui par contre se peuple de vos évanescences. Vous si discrète d'habitude, si encline à la mesure, au prix, au résultat. Quelques mots vous auraient dépaysée. Vous avez souvent voyagé sur le fil des conversations si les mots vous étaient étrangers. Plus souvent abusée par les promesses, vous avez mordu la poussière des chemins de l'existence à la révolte. Heureusement, vous avez atteint votre dimension à l'heure propice à l'enrichissement et même à la notoriété. Ce sont les autres qui voyagent vers vous, pour goûter à votre cuisine ou à votre chair, selon le prix convenu. Allez-vous exiger d'elle qu'elle fixe le prix de ce bonheur promis du bout des lèvres ? Vous fermez les yeux pour revoir le fil des heures qui ont précédé cette question. Vous avez à peine existé. Il est encore temps de ne pas partir. Vous aviez pensé à un autre voyage, plus tard, au crépuscule. Elle vous cueille au printemps. Vous n'êtes plus seule désormais. Pas facile de penser à soi en présence de l'autre. Hier encore, vous repoussiez l'échéance d'un bonheur abstrait jusqu'au soupçon. De quelle matière est faite votre existence ? Elle vous contraint à vous le demander. Est-ce ceci qui est agréable ? Vous aviez plutôt songé à des intrusions étonnées. Elle arrive en conquérante. Votre douceur de fruit s'est acoquinée avec sa tension de femme capable de lutter avec l'homme. Chez vous, l'enfant est discrète. Vous la nourrissez d'attentions. Elle vous ressemble quand elle résiste aux tentations. Elle a ce regard glissant sur les corps. Son vocabulaire est limité à l'usage de la douceur. Elle ne trouvera pas le bonheur. Vous lui enseignerez les glissements. Sa maturité sera celle de la patience. Un homme s'installera-t-il entre elle et vous. Vous y pensez le moins souvent possible. Le soir, elle ne s'attarde pas. Elle réapparaît le matin pendant la minute de silence qui précède sa fugue quotidienne parmi les autres. Vous donneriez beaucoup pour les connaître, ces personnages d'une autre vie. Quelquefois, on se croise et on se sourit. Ils s'attableront un jour sur la terrasse, fatigués de courir après le bonheur de pacotille promis par l'espoir. Vous avez vécu semblable rite. Le temps était le même. Ce qui change n'a rien à voir avec le temps. On change les délais, le prix, le nombre. Elle revivra ce que vous avez vous-même vécu pour ne rien devenir que cela, cette femme au bord des femmes, différente par l'attente et semblable dans la destruction lente de la différence.
La femme de l'écrivain ne peut pas en dire autant. Son enfant a disparu au cours d'un voyage. Souvenez-vous. Un océan vous séparait. L'enfant naquit dans un hôpital entouré d'une végétation menaçante. On y arrivait par une route noire de monde. La pluie tombait sur cette agitation tranquille. Le vent amenait l'orage. Il fallait attendre. Vous étiez seul au milieu des autres, en habit de conquérant fatigué du voyage. La mort chuchotait avec les ombres de votre hallucination. La douleur criait, voix de femme, la vôtre en l'occurrence, jamais elle n'avait accepté cette idée de souffrir à votre place et pourtant c'était vous qui attendiez et elle qu'on entourait de soins professionnels. La journée allait se terminer. La douleur n'en finissait pas.
Dans quelques heures, quel serait le nombre de vos existences ? Trois ? Deux ? Seul ? Et la patrie qui est au diable derrière soi. Vous ne parliez pas la langue mais elle en connaissait les rudiments. On l'interrogeait et ses réponses prenaient de l'importance.
Derrière le paravent, la fenêtre provoquait des éblouissements. La tiédeur vous envahissait. Il y avait un chapeau sur vos genoux, encore mouillé, passablement poussiéreux à l'intérieur. Vos doigts tambourinaient l'accoudoir. Les pieds, l'un sur l'autre, s'agitaient au bruit des chariots surgissant du paravent comme d'un écran de cinéma. La pluie obscurcissait le ciel. Les feuillages avaient été absorbés par des coulures de jaune. Ne peignez pas ce paysage dans votre mémoire. Une femme vous conseillait la prière et priait elle-même pour vous ne saviez diable quelle calamité. Vous racontez cela de cette voix rocailleuse qui est la vôtre depuis que vous êtes sourd.
Le jeune homme ne vous écoute plus. Cependant, il semble bien que la femme vous accorde le meilleur de son attention. Elle a interrompu son récit pour laisser la place au vôtre.
Vous ne parlez pas de l'enfant mais des derniers moments de l'innocence du voyage. À partir de l'enfant, le voyage devient symbolique et vous ne songez qu'à revenir chez vous. D'ailleurs l'enfant est mort. Vous n'avez pas vu son cadavre mais vous avez assisté à son inhumation au bout d'un cimetière gorgé d'eau. La cérémonie fut de courte durée, non pas par souci de simplicité mais parce qu'on ne vous connaissait pas.
À l'hôpital, elle posait des questions sur sa convalescence. Elle avait repris des couleurs. Vous veniez de traverser une foule compacte et grise sous une pluie continuelle. Votre chapeau dégoulinait. Quelqu'un se chargea de vous débarrasser de votre manteau. Assis sur la chaise molle, vous contempliez la beauté musclée qui servait de prétexte au voyage. Buvant des tisanes, elle confiait son désir de tout oublier.
Vous reveniez du cimetière avec le poids du malheur sur vos épaules de vagabond métamorphosé en voyageur. Le soleil faisait des apparitions brûlantes. Dans les intervalles, la pluie tempérait l'atmosphère d'une tiédeur suffocante. De quoi prétendait-elle souffrir maintenant ? S'agissait-il de recommencer avec des moyens différents ? Vos bagages n'avaient pas été ouverts. L'hôtel avait fini de vous éreinter à force de bruits et de courants d'air. Vous aviez cet air des grandes traversées du désert de l'amour. Vous fumiez une pipe humide le plus souvent éteinte ou bien elle empestait, ce qui provoquait des retournements écœurés à votre passage. Vous sentiez ce goudron et elle vous reprochait des négligences certes un peu inavouées. Qu'est-ce qu'on avait jeté dans la fosse commune ? Le contenu d'un bocal plus nécessaire à l'expérience de la vie. Elle vous étreignit pour exiger de vous la continuation du voyage. Jamais personne n'y mettrait fin sans son assentiment.
Comment lui arracher la condition d'un retour ? Vous rentriez à l'hôtel harassé et violent. La nuit était le seul témoin de votre rage, d'où ce visage détruit qui croisait des regards compatissants dans les couloirs de l'hôpital. Du balcon toujours mouillé, on pouvait voir le cimetière aux allées miroitantes. Impossible à cette distance de localiser le carré de terre jaune où vous aviez une heure durant trempé vos pieds de voyageur immobile. Vous reconnaissiez pourtant la route encore peuplée malgré le peu de pouvoir de la lumière artificielle. La façade de l'hôpital lançait des feux sur une végétation agitée par le vent. La foule descendait lentement. Vous l'aviez précédée pour ne plus vivre avec elle cette lenteur. Vous ne tomberiez plus dans les pièges de l'alliage. Vous reveniez à contre-courant et vous étiez seul dans ce sens, presque libre. Vous vous étiez senti libre à chaque fois que les circonstances vous avaient amené à abandonner les fruits de votre imagination. L'enfant, la femme étaient nés de votre facilité à les imaginer. Restait la femme dans un lit d'hôpital et l'enfant sous la terre en vrac. Il y avait aussi les mornes perspectives d'un voyage sur le fil d'un désir qui n'avait plus d'emprise sur cette imagination.
Réfléchissez encore un peu et vous en arriverez à la conclusion que ce que vous êtes aujourd'hui n'est que la parodie de ce que vous avez été pour elle à ce moment crucial de votre existence double.
Le voyage recommença avec la fin de la saison des pluies. Le bateau traversa l'océan et sur votre écritoire s'accumulaient les fragments de ce qui finirait par avoir une cohérence. Vous songiez à ces désirs de vous lire. Il vous était arrivé deux ou trois fois de répondre à des lettres angoissées. Une fois vous avez répondu à un bonheur aveugle et vous avez regretté cette précipitation pourtant expliquée d'avance. Le bateau s'enfonça dans une lenteur digne de votre attente.
Sur le pont, environnée d'embruns, elle remusclait le corps mis à l'épreuve par l'enfantement. Elle n'avait pas pleuré. Le corps inspirait l'admiration bien qu'on fût prudent à l'heure de l'approcher. D'ailleurs si on s'approchait, c'était à son appel. Elle hélait des inconnus, compagnons de voyage, pour qu'ils l'aidassent à remonter l'appareillage dont elle les éloignait sitôt que le jeu de poulies correspondait exactement à l'effort qu'elle allait fournir devant eux.
Vous observiez sans vous dissimuler. On vous a pourtant conseillé la dissimulation. Vous ne pouvez pas continuer de l'accompagner au bout du monde si elle sait tout de vous. Vous écriviez à des esprits chagrins. L'encre, à cause de sa facile comparaison avec le sang, vous inspirait des menstrues inégalables autrement.
Le corps était presque nu. Sa surface soigneusement huilée resplendissait. L'effort révélait des muscles entraînés depuis longtemps. L'écartement ni la souffrance n'avaient changé cette impeccable organisation. Beau visage au regard liquide, on ne le rencontrait pas sans craindre de le retrouver. Les poignées qu'elle saisissait giclaient dans l'air acide. À l'arrêt, elle semblait lutter contre les résidus de l'effort intériorisé. Ses dents rutilaient. Le peignoir coulait sur une peau traversée de crispations.
Elle refusait des verres conçus pour la griser. Vous scrutiez ces visages de conquérants déçus mais opiniâtres. Couché avec elle, il ne vous restait plus qu'à la caresser jusqu'à ce qu'elle se lassât de cette pratique pourtant exigée de vous. Vous aviez écrit tellement à son sujet qu'elle vous accusait de plagiat. Ces reproches envenimaient vos relations mais il n'y eut jamais de tentatives d'y mettre fin par la pratique, jugée absurde chez les autres, de s'administrer des antidotes spécifiques de l'usure.
Le bateau se mit à caboter. Elle s'en plaignit dès le deuxième jour. La côte n'en finissait pas. Elle proposait des horizons circulaires. La machine où elle s'exerçait avait attiré d'autres adeptes de l'apparence. Elle se disputa avec eux. Votre intervention faillit bien vous coûter la vie. Blessé par un poing surgi du néant de la conversation, vous reconnaissiez avoir dépassé les bornes.
Elle vous soulagea en massant votre chair. Ses mains auraient pu vous modeler à son image. Elle était la créatrice de votre immobilité. Transformé en statue par ses soins, vous revîntes sur le pont avec des pansements qui s'imposaient à ceux qui vous avaient agressé. Exhibant la plaie d'une dent, vous exigiez des excuses. On ne vous frappa point cette fois et on usa de la machine avec parcimonie à partir de ce jour.
Vous eûtes l'impression d'avoir agi par délégation et vous retournâtes sur le transat pour y prendre des notes. Nue jusqu'à la ceinture, elle souleva une charge qui lui fit plier les jambes. On l'applaudit.
Elle eut ensuite une longue conversation avec ses détracteurs et au bout de cette attente, on vint vous présenter de plates excuses. Vous n'aviez pas compris grand-chose à ces rites d'athlètes mais vous acceptâtes qu'on vous flattât le dos que vous aviez humide à cause de la position couchée et de l'effort de vos jambes à demeurer pliées pour recevoir l'écritoire tachée par l'encrier.
On s'enivra. On avait exprimé le désir de s'oublier un peu. Vous avez toujours accepté qu'on s'abandonnât à votre place. Vous les regardiez se divertir dans la nuit éclairée par des lampions. Une guirlande de chandelles coulait sur vous. Des mets épicés vous contraignaient à de rapides instances dans les toilettes et on riait de vous. Vous leviez des verres vides.
Soulevée à la hauteur de leurs regards, elle parla de vous. Ce furent dix minutes d'extase, auxquelles elle mit fin elle-même pour vous éviter de répondre au désir des femmes.
C'est entouré d'un essaim bruyant que vous vous êtes enfoncé dans l'obscurité, vous laissant chatouiller, on chuchotait à vos oreilles et vos jambes étaient parcourues de sollicitations obscènes. Le voyage se terminait en apothéose.
Elle annonça une nouvelle grossesse. Elle ne vous ménagerait plus désormais. Le choix du pays vous fut laissé. Vous réfléchissiez pendant qu'elle se préparait. Promise à une souffrance certaine, elle consulta des sorcières invitées par ailleurs à partager vos repas. Cet entourage vous inspira un recueil qui eut son heure de succès. Vous absorbiez des liqueurs douteuses où vous reconnaissiez cependant des herbes propices à l'oubli. Chaque jour, vous reveniez au port pour vous informer des voyages en cours. On appréciait votre ténacité.
Pour l'enfant, vous ne saviez pas, vous aviez déjà vécu cette aventure et elle avait mal tourné. C'était un sujet de conversation riche en découvertes momentanées qui s'annulaient malgré votre effort pour les mémoriser en vue d'une rédaction. Peu d'hommes ont vécu un tel raccourci. Vous en témoigniez pour vous ne saviez quelle raison qui vous poussait à revenir et à recommencer le même récit sans fatiguer votre auditoire.
Vous n'avez jamais accepté le caractère éphémère de cette œuvre. L'acharnement que vous mettiez à tenter de la réduire à un texte ne déboucha finalement que sur un épuisement de la matière. Las d'être vous-même, vous ne reveniez plus sur les lieux de cette expérience. On vous regardait fuir cette éventualité. Vous saluiez de loin sans vous approcher. On buvait à votre santé, déjà rempli de l'œuvre accomplie en terrain glissant.
Vous eûtes une aventure sentimentale avec une femme que l'aventure terrorisait. Elle vous communiqua des peurs destructrices du peu d'assurance que votre sexe conférait encore à votre personne.
La gestation, sous la surveillance d'un médecin qui s'en méfiait, suivait son cours. On alita cette femme de force, c'est-à-dire qu'il fallut la convaincre de ne plus se livrer à sa passion du corps. Des admirateurs se plaignirent à son chevet. Ils apportaient des fruits et des biscuits achetés sur le marché grouillant où vous aimiez vous perdre avant d'atteindre le port. Vous dérangiez des conversations obstinées. On fermait la porte de la chambre pour vous signifier que vous n'étiez pas le bienvenu. Le soir, caressant ses seins pointus, vous tentiez de lui arracher une confidence qui vous mît sur le chemin de sa secrète existence d'inspiratrice ou d'exemple. Elle ne se dérobait pas à votre ténacité de voyageur en panne loin de chez lui.
Vous évoquiez presque tous les soirs la mort inopinée de l'enfant reposant maintenant dans une boue de cadavres. Vous ne vous souveniez plus s'il s'agissait d'une fille ou d'un garçon. On vous avait expliqué les signes annonciateurs du sexe des enfants sur le point de voir le jour mais était-il encore possible de se rappeler si c'était la pluie qui tombait verticalement sur les feuillages ou si les rigoles échappées du fleuve en crû avait arraché un peu de sa couleur bleue aux façades baignées jusqu'aux premières fenêtres.
Ces paysages avaient sombré dans la pénombre inquiète de votre mémoire. Y puiser demandait un entraînement à une douleur inconnue, seulement observée chez les autres considérés comme matière à personnages.
Penché sur ce nouveau lit, éprouvé par les allées et venues incessantes des prétendants, vous caressiez la pointe des seins sans oser descendre sur le ventre encore marqué par des abdominaux surdimensionnés. Pas un mot d'amour pour adoucir la caresse trop visiblement exploratrice. Il y avait des relents de parfums dans votre cou mais vous ne vous en approchiez pas à ce point qu'elle pût s'en inquiéter.
Ayant soufflé la chandelle exigée par ses yeux, vous retourniez dans votre intimité outragée, un lit de camp prêté par l'hôtel, une lampe jaune, un panier d'osier pour ranger vos outils d'écrivain, la lame d'un couteau pour ouvrir les fruits... Vous étiez à l'hôtel pas loin de chez vous mais chez vous c'était aussi chez vos parents et elle ne voulait pas revivre cela. Ils vous rencontraient dans le hall et vous les invitiez à faire preuve de discrétion, de compréhension, de patience... Personne ne savait pour le premier enfant. Reviendriez-vous un jour sur ces lieux ? Vous aviez ce désir périlleux d'en parler avec quelqu'un qui fût de votre sang.
Avec elle vous évoquiez plutôt d'autres lieux malgré votre ardent désir (un autre désir) de ne plus voyager ou de se contenter de revenir sur les lieux. Elle n'eût pas aimé cette perspective circulaire. Son trajet à elle était une ligne droite, un véritable infini interrompu seulement par la nécessité de mourir sans laisser de traces. Vous préfériez le cercle, sa perfection, le centre créé par vous pour éterniser un peu votre existence, une bonne occasion pour cultiver les héritages prudemment contestés. Il n'y avait pas d'autres raisons de vous lire.
Vous possédiez des lecteurs convaincus d'être vos inspirateurs. Convoqués à vos conférences, ils exultaient. Seule la femme aux cheveux rouges comme les feux de l'enfer, espèce d'homme devenu femme par quelle force obscure, pouvait les condamner à ce silence inexplicable autrement. Votre agent, tremblant des pieds à la tête, vous conseillait de la tenir à l'écart de votre vie professionnelle mais elle s'imposa toujours à l'expression de votre pensée, physique et monstrueuse, belle comme jamais aucune femme ne l'avait été à vos yeux.
Le médecin, petit homme glissant, auscultait un phénomène. Amusé par ce que vous imaginiez de sa présence malingre entre ces cuisses de statue, vous abusiez de sa patience. Il vous écoutait cependant, sans doute par respect pour l'écrivain populaire que vous aviez su devenir dans les deux camps d'un conflit qui l'occupait tout entier. Encore un peu et vous deveniez un héros de l'arrière-garde. Vous n'aviez jamais combattu dans un tel amalgame de prétentions.
Le lit de camp témoignait d'un certain désarroi mais il le trouva exemplaire. Ce fut lui sans doute qui colporta ce début de légende. Des enfants vous suivaient sans vous importuner et vous arriviez au port en pleine possession de vos moyens. On vous aima aussi en contemplateur des navires aux équipages médusés.
Dans la rue, vous achetiez des escargots. Vous aviez condamné ce pauvre marchand à l'angoisse d'une rupture de stock. Un chanteur des rues rougissait en poussant sa chansonnette de devin rongé par le doute. Votre influence sur les gens de la rue était contraire à leur bonheur. À votre contact, les petites choses en révélaient d'autres plus importantes et on s'inquiétait sans toutefois vous reprocher de semer des graines d'angoisses quand on attendait de vous des signes d'espérances. Le même mendiant, atteint d'une maladie de la peau qui envahissait un visage peut-être beau, plongeait les mains dans son burnous crasseux à votre passage. On n'attendait rien d'autre de votre présence que cette possibilité de mettre en évidence l'accroissement de sens caractéristique du silence effleuré par les fragments choisis d'une conversation tenue en haut lieu. La chanson du devin, toute crispée par la crainte de vous déplaire, contenait ces germes.
Même les enfants avaient compris de quoi il s'agissait. Vous donniez au monde un moyen de se rapprocher encore de la vérité. Vous n'aviez pas péché par orgueil et on vous en rendait grâce. Plongé dans ces eaux troubles, vous ne pouviez que vous y noyer et votre lutte, au fond, ne consistait qu'à repousser cette échéance faute de pouvoir en changer la nature.
Avec l'enfant qui occupait maintenant l'essentiel de son corps et régissait les conditions de sa tranquillité, elle s'était éloignée et vous étiez seul devant l'existence, nu en face du désir exprimé par le nombre croissant d'admirateurs, vidé de croyances comme un animal de ses entrailles, prêt à tout et incapable de franchir le seuil de la raison. On eût été férocement déçu de vous pêcher dans une rigole, bourré d'alcool et d'insultes, presque fou de rage et impossible à maîtriser autrement que par la violence.
Vous buviez en cachette et la nuit tempérait ces beuveries inavouables. Un lecteur attentif les eût pourtant décelées entre les mots. À la place de l'éloge de la patrie et de la condamnation des impérialismes, on aurait très bien pu découvrir votre fragilité intellectuelle face au viol de la femme par exemple, sans compter que votre pensée était loin d'avoir fait le tour de la question de l'enfance, de ses nourritures et de son abandon aux doctrines des parents.
Vous buviez pour revenir à une réflexion pure, détachée aussi, libre de choisir le terrain littéraire le plus favorable à sa croissance. Plongé dans la nuit obscure, vous régniez un instant sur la possibilité d'injecter une dose calculée du venin que votre révolte contre vous-même vous inspirait.
Elle dormait dans les lueurs tremblantes d'une lampe, fleur de nuit, odoriférante et instable. Le corps résistait au gonflement imposé par cette autre croissance. Le parallèle était inévitable. Vous nourrissiez ce ferment avec une patience digne de votre réputation d'historiographe.
Les fins ne conditionnaient pas l'écoulement de la substance textuelle. Le vin rassemblait les idées avec leurs représentations. Étrange ballet joué devant vos yeux émerveillés par ce qu'ils ne pouvaient confondre avec de l'imagination. Le cerveau se partitionnait nuit après nuit.
Un roman, détestable par avance, naissait de l'abandon. Un verbe commençait par inonder le lit préparé avec une attention de donzelle. Vos mains tremblaient à proximité de votre sexe. La lampe n'atteignait pas ces lieux. La ville, endormie dessous, recevait des lumières fugitives.
Demain matin vous seriez un des premiers à ouvrir le journal. Le kiosque avait l'habitude de vous. Le trottoir recevait depuis longtemps votre démarche de crabe. Vous avanciez en marge des fleuves. Le café vous attendait. La table est prête, il n'y manque que la cafetière et le pain au lait. Le rideau est légèrement soulevé pour vous permettre de regarder dans la rue. On ne va pas tarder à vous aborder pour écouter votre opinion.
Dans le journal, il y a trois types de nouvelles : les dernières, dont vous reconnaissez facilement le caractère éphémère ou au contraire dont la durée vous apparaît avec une évidence qui vous vaut votre réputation de révélateur ; les définitives, qui forment le corpus de la doctrine et dont vous vérifiez assez régulièrement l'orthodoxie ; et enfin, véritables personnages du quotidien, les feuilletonesques, comme vous les appelez, les nouvelles à suivre, nouvelles sans conclusions dont l'enchaînement est laissé à votre connaissance du monde.
Vous avalez votre petit déjeuner devant un auditoire chamarré. Le vin de la nuit a creusé votre regard. On prend ces stigmates pour une preuve de l'exercice de la profondeur. Vous prononcez une sentence, relativisez le jugement d'un autre procès, condamnez sans référence une passion exprimée sur d'autres ondes. Le journal, vous l'abandonnez. La une est couverte de griffonnages qu'on déchiffre quand vous n'êtes plus là. Vous connaissez ces adeptes du chiffre. Ils répandent vos idées. La rue vous accueille. Vous aimez la mécanique sociale, ses feux, ses affiches, ses fenêtres et autres devantures, les véhicules bourdonnants, les ascenseurs, les ateliers, de tailleurs, de coiffeurs, les cabinets des médecins et des sorciers, les bureaux, les chaînes, les fils, les tuyaux, les poteaux. La ville, immobile et croissante, vous fascinait.
Elle préférait les voyages mais l'enfant naîtrait de cette lenteur calculée dans les compromis et les menaces de désordre. Elle en crevait. La chambre avait cette odeur d'attente forcée. Elle avait rêvé d'un enfantement sur un bateau, en pleine mer ou dans un port, peu importait si c'était au cours d'un voyage et vous, facilement trompé par les apparences, vous pensiez l'avoir contrainte à cet arrêt.
Le vin n'arrangeait pas les défauts de cohérence qui affleuraient. Surface irisée d'écueils à force de facilité. Elle se levait l'après-midi pour faire de l'exercice. Elle avait accepté de ne pas aller au bout de l'effort que lui inspirait la vision de son corps dans les miroirs du gymnase. On admirait sa volonté tandis qu'il assistait, impuissant et envieux, à des démonstrations d'une force encore intacte. Elle sombrerait comme pour le premier. La douleur l'agenouillerait devant sa réalité de femme. Elle vendrait encore son âme au diable pour obtenir une dose d'antalgique. Cette fois, sur son rapport, ils la lui refuseraient et elle serait emportée, le temps de cette sanglante éclosion, par la complexité d'une douleur marquée à jamais du sceau de la faute originelle. L'enfant devait vivre cette fois ou il sombrerait lui-même dans la folie.
Elle finirait par le rendre fou. Un enfant pouvait le sauver de cette fatalité. Il surveillait donc l'alimentation, le temps de repos, la composition de la nourriture et devenait perplexe quand elle atteignait la tangente de l'effort au cours de ces exercices limités par la prescription médicale. Elle exhibait une peau suintante, une rosée parcimonieuse au lieu des ruissellements, elle fleurissait et ne l'éclaboussait plus.
L'après-midi s'achevait par un repas tranquille à la terrasse d'un restaurant où l'on consommait des crustacés et où on buvait du vin d'Espagne. On avait vue sur le port commercial. Les oursins ne la dégoûtaient plus depuis qu'elle en avait pêché elle-même dans les eaux transparentes d'une île lointaine. Elle désirait d'autres découvertes, d'autres victoires sur l'écœurement et il se laissait convaincre par ses raisons. Dans son assiette, il avait préféré la chair des palourdes cuisinées dans une sauce piquante qui déroutait son palais et sa conscience.
Le soleil se couchait ensuite. On assistait à ce spectacle en connaisseur. Des admirateurs l'avaient reconnu mais ils n'osaient pas s'approcher sans doute parce qu'il n'était pas seul. En tant que compagne, elle avait quelquefois figuré à ses côtés dans des magazines curieux de la formation et de l'éclatement des couples. Elle avait répondu à des questions indiscrètes, profitant de l'occasion pour donner à constater les effets de son intelligence sur l'indigence de cette curiosité de journalistes égarés au pays de la sensation facile. Le soleil se reflétait sur un visage tranquille, peut-être dur.
Ensuite on rentrait à l'hôtel. On s'arrêtait au bar pour prendre un dernier verre. Elle en profitait pour avaler ses pilules. Le fard avait coulé un peu sur ses pommettes. Il renouvelait le verre devant un miroir ciselé. Des nageuses nues ondulaient avec des algues. Il avait une habitude douloureuse de cette fausse transparence. Elle le regardait s'enfoncer dans ce qu'elle croyait être l'inspiration, à peine désolée de ne plus être à la source de ce flux incessant, obsédant.
Les médicaments commençaient à faire leur effet. Elle s'empourprait d'un coup, consciente d'un dysfonctionnement d'elle ne savait quel organe à la consistance d'entrailles. Absorbé par le spectacle des naïades, il ne la regardait plus. Elle montait. Le lit recevait un corps soumis à des fantasmes de dédoublement. Elle ne fermait pas les yeux, pleurait si la journée avait été particulièrement difficile, difficulté consistant le plus souvent dans le combat avec le silence ou plutôt avec la retenue qu'elle s'imposait pour ne pas troubler les visions du poète qu'elle accompagnait pour le meilleur et pour le pire.
L'enfant était à moitié mort. Il aurait toujours cette influence sur elle, une mort déjà arrivée et un avenir menacé par des crises d'amour blessé. N'avait-elle pas désiré cette mort ? La saison des pluies était marquée à jamais par le déroulement impeccable de cette tragédie. Une irrésistible aspiration s'était achevée dans une abondance d'averses. Elle se souvenait de l'effet de l'humidité sur les apparences. La lumière avait acquis, depuis le commencement des pluies, une douceur de peau recherchée pour la tranquillité.
Il détestait les lieux. La blancheur des murs et des objets, des tabliers, des visages. La mort était une hôtesse attentive aux derniers détails. Il apportait des fleurs trop jaunes, trop rouges, enveloppées dans un papier trop blanc, trop soigneusement plié. Il lui fallait parcourir toute la longueur du dortoir pour l'atteindre, temps nécessaire à la compréhension. Il commençait par s'excuser mais maintenant que l'enfant était mort et enterré à l'autre bout de la ville, le chemin était devenu presque impossible à refaire chaque jour. Les fleurs avaient subi l'outrage du vent et de la bousculade. On revenait plus facilement de ces lieux, plus vite, comme si la lutte était nécessaire.
Il consultait la fiche accrochée au pied du lit. Qu'en pensait-il ? Elle aurait aimé en parler avec lui. Rien ne l'effrayait comme les questions de santé. Il préférait se plonger dans l'observation distraite de la cour traversée de passages rapides. Elle se plongeait dans ce silence avec la même obstination. Combien de jours ont été sacrifiés à cette cristallisation de la matière sentimentale ?
On ne devient pas étranger l'un pour l'autre. On ne s'ignore pas. On ne se surveille pas. On attend. Un enfant aurait-il changé ce penchant déjà confirmé par d'autres évènements moins tragiques ou simplement ordinaires ? Quelle était l'influence de sa mort ? Que signifiait cette strangulation ? L'étouffement ? La procédure d'évacuation du petit cadavre voué à la damnation ? Le glissement vers la conscience ? Les premiers mots destinés à relativiser l'importance des faits ? Le retour à un quotidien seulement nuancé par des lieux blancs et par la pluie incessante ?
Maintenant l'enfant revenait par accident, moitié mort, moitié probable. Il fallait encore attendre que cela se finît, espérer une autre fin tout en redoutant cette différence à quoi se réduisait et se réduirait toujours cette vie croissante jusqu'au bonheur ou au contraire jusqu'à la révolte. Le lit avait la dimension d'un couple ordinaire. Elle l'occupait entièrement. Elle n'avait pas allumé la lampe. Il s'en chargeait lui-même avant de se retirer pour écrire ce qu'il savait des géantes. En attendant, elle accroissait le peu de lumière et s'entourait de présences incertaines. Les bruits du corridor étaient amortis par un rideau immobile dressé comme un rempart au-dessus d'un trait de lumière horizontale. La fenêtre était ouverte à cause de la chaleur et les mousselines animaient mollement ce côté de la chambre. Le spectacle était fantomatique par impuissance à en renouveler la substance. Elle aurait préféré être écrasée par le poids des habitudes dont il se plaignait. Les objets, vaguement présents, étaient dangereux à force d'incertitude. Au moins, il savait ruser avec ses personnages. Les fantômes sont moins influençables, sans doute par manque de récit.
Le voilà ! Il arrive lentement, toujours animé par cette puissance de calcul qui le précède pour préparer le terrain de ses interventions. Le rideau bouge, la lumière s'écarte comme une paire de jambes. Il actionne la serrure. Que sait-il de ce moment ? Il allume la lampe. Elle éclaire à peine la surface du lit. Le corps s'étire. Il dit :
— Qui veux-tu que ce soit ?
Elle a donc parlé. Il croise les persiennes, tire sur le fil qui décroche la moustiquaire, répand un parfum dont elle ne sait plus si c'est elle qui l'exige, le tapis absorbe toute la scène.
Il n'a pas demandé des nouvelles de l'enfant, le ventre ne l'intéresse pas, la femme l'a-t-elle repoussé comme elle le pense avant de s'endormir ?
Le matin, quand elle se réveille, il est déjà debout devant son miroir pour soigner l'aspect de sa barbe. Il active les petits ciseaux rapides. Il se regarde avec une attention sans doute jamais atteinte à d'autres moments d'observation de soi. Elle le voit à travers la moustiquaire. Il sait qu'elle l'observe. Il ralentit les ciseaux, semble s'appliquer maintenant, comme s'il atteignait des zones plus délicates. En effet les ciseaux s'approchent des lèvres entrouvertes. Il va parler.
C'était curieux, ce mélange de précision et d'habitude. Il la regardait dans le miroir, en abîme. D'où tenait-il cette fraîcheur ? Quels mots avaient trouvé le chemin de l'autosatisfaction ? Et à quel prix ? Au prix de quel sacrifice ? Les petits ciseaux claquaient comme des crabes. La comparaison devait peut-être son existence à la brise secouant les persiennes encore closes à cette heure monumentale. Le pavé des rues résonnait du retour à la réalité tangible. Avait-elle rêvé à un bonheur retrouvé comme il l'avait imaginé dans la conscience du personnage qu'elle incarnait ?
S'il avait écrit cette nuit, comme c'était probable, il suffisait de lui parler d'autre chose pour l'attirer au bord du lit. Il avait déjà commandé le petit déjeuner, celui qu'elle avalerait sans lui parce qu'il avait un autre rituel à accomplir, elle ne savait à peu près rien de ces recommencements. Assis près d'elle, il continuait de parfaire les boucles de sa barbe dans un miroir tenu oblique vertical pour la voir. Le peigne parcourait une douceur compliquée d'arrangements et d'adaptations. Il frottait sa joue contre son épaule encore nue. Elle caressait le dos exagérément voûté. Elle n'avait encore rien dit. Il attendait d'elle un moment d'inutilité exactement comme le néant s'appliquait à son travail. La nuit n'avait pas cessé son ouvrage. Ses mouvements étaient affectés d'une lenteur de lassitude et non pas de paresse comme il prétendait en plaisanter avec elle quand l'évidence atteignait son paroxysme. Ensuite elle était seule.
Elle ne prenait pas le temps d'une toilette approfondie. Elle préférait perdre le temps sur le balcon devant le petit déjeuner refroidi. Il s'absentait toute la matinée. À midi, il était de retour pour un rapide repas pris sur la terrasse. Elle ne l'accompagnait pas. Elle feuilletait les journaux qu'il venait d'annoter. Des friandises l'aidaient à renouveler cette attente chaque jour que dura sa grossesse. Il ne croyait pas à un changement radical. Seul l'enfant mort-né avait réussi à briser le flux porteur de sa propre destinée.
La perspective d'un enfant à éduquer ne l'enchantait pas, d'autant qu'ils ne s'étaient pas mis d'accord sur les principes à partager avec lui. Cette fois elle respectait les prescriptions médicales. Elle avait donc ce désir insensé d'avoir un enfant. En cela, elle reproduisait ce qu'il avait lui-même vécu un an plus tôt. Qu'espérait-il de cette nouvelle tentative d'être trois dans le sac où l'amour s'amusait de leur naïveté ?
Il était peu loquace au moment d'échanger des impressions avec elle. Il parlait plutôt de ce que les autres pensaient de lui. Elle en savait autant que lui sur ce sujet délicat et pas seulement parce qu'il l'informait. On la visitait l'après-midi quand il était en réunion avec d'autres partisans. C'était toujours des femmes, un cercle assez restreint de femmes qui en amenaient d'autres appartenant à des cercles voisins. On l'interrogeait sans précautions. Ses voyages étaient commentés avec précision mais depuis qu'elle en avait éclairci les points obscurs et les temps morts, elle paraissait moins distante, plus véridique. Son journal de bord avait eu quelque succès dans les limites raisonnables qu'on imposait à ses jugements et ses estimations. Une espèce de notoriété dans la notoriété, une intrusion qu'il déclarait accepter si elle ne prétendait pas le dépasser sur son propre terrain, celui de l'expression à la recherche de l'approbation pour cause de points de vue clairement coïncidents. Ses divergences recevaient cependant les applaudissements des femmes qui s'amusaient ainsi aux dépens de celui qui les jugeait si mal. Sa virilité s'en trouvait augmenté, estimait-il en riant avec elles. Il les rencontrait dans l'escalier qu'il montait d'un pas léger, ayant obtenu de nouveaux avantages dans le courant de l'après-midi. Elles croisaient un personnage ronflant qui les étourdissait. Leurs mains feignaient des fuites obliques dont il connaissait la tangente. Géométriquement captives non pas de sa séduction mais de son pouvoir de conviction, elles remontaient un peu avec lui, au moins jusqu'au palier qu'elles venaient de quitter d'un autre pas moins assuré.
Il n'avait rien à leur dire. Il cherchait seulement à les impressionner. Il leur promettait d'écrire des romans, considérant à juste titre que ce genre est réservé aux femmes. Les poussant dans le corridor vers les vitraux qui commençaient, à cette heure tardive, à répandre leurs mélanges, il leur déclarait des passions confuses qu'elles prenaient au sérieux. Quelquefois un sein giclait comme une colombe et elles se révoltaient passablement. Son âme de violeur connaissait les limites du jeu à jouer avec elles. Il s'effaçait avec autant de facilité qu'il avait usée pour les encercler. Il était de retour et on se préparait à descendre sur le port pour y profiter d'un repas de chair fine et des spectacles de l'aventure inspirés par un horizon barré de cargos à odeur de rouille et de coquillage.
Elle se parait dans l'exagération. La géante nue qui se prélassait toute la journée dans un lit se métamorphosait en mauvais exemple. Elle le réduisait par tous les moyens depuis qu'il la trompait avec d'autres possibilités de paraître un homme chez les hommes. Un chapeau surmontait ce temple. Il allait tête nue. Portant le gant de la main droite dans la main gantée du côté gauche, elle se pavanait dans un accoutrement exigent. Des talons la hissaient encore très au-dessus de lui. Il semblait la soutenir.
Leurs pas résonnaient à leur tour sur le pavé et elle se réjouissait secrètement. Il saluait des connaissances médusées qui ne s'exprimaient pas. La nuit tombait sur des lampions. Une allée de bienvenue menait aux gargotes. On trébuchait sur des cordages. Le clapotis s'intensifiait. Elle sentait l'humidité lui tomber dessus, affligeant les plumes et les fruits de son chapeau. Il choisissait une table en fonction du point de vue. Si on les connaissait, c'était pour leurs voyages. Il annonçait les éléments du repas à une serveuse toujours trop jolie pour être vraie selon lui et trop attentive, selon elle, pour être improbable. Les crustacés bougeaient dans les sauces avec une lenteur d'aveugle. Pour un peu, elle les eût libérés mais sans savoir quelle porte leur ouvrir maintenant que les condiments s'étaient chargés de les rendre appétissants.
Il se régalait facilement, maniant sûrement le petit trident extracteur de chair vivante. Les coquilles s'accumulaient. Les pattes, brisées sous la dent, semblaient rejoindre des carcasses crevées au bord de l'assiette. Il faisait couler le vin avec délice.
Elle caressait un chien sous la table. Il y avait souvent eu un chien dans les moments d'innocence, face à un bifteck ou à un plat de crustacés, un chien pour la sauver d'une mastication forcée. Il la surprenait quand elle s'y attendait le moins et bien sûr il lui reprochait de faire l'enfant.
Géante aux yeux des autres, elle n'avait pas su devenir la femme qu'il avait devinée en elle.
« L'enfant ? Mais il n'y eut pas d'enfant ! Nous voyageâmes encore. Ce furent plutôt des traversées. Les huit civilisations de notre monde moderne étaient censées nous révéler de secrètes solutions, des démonstrations fragmentées par le sceau du secret et de plus secrètes vérités pour alimenter notre propre puits. Les bateaux, les avions, le dos des animaux, les véhicules tractés, poussés, conduits ou dévalant les cours d'eau et les routes soulevées de poussière et de pluie, nous avions à peu près tout connu des transports quand nous décidâmes de nous arrêter pour souffler un peu.
Nous choisîmes Paris pour ce séjour incalculable. Je connaissais Paris pour y avoir vécu le temps d'une de ces affectations qui régulaient la vie familiale imposée par mon père et ses soucis de carrière. Paris n'avait pas changé, évidemment. Nous eûmes un appartement confortable et clair, avec un arbre sous le balcon et une statue au milieu d'un bassin visité des oiseaux. Il n'y avait plus d'enfant dans notre vie. Il militait pour l'indépendance de son pays et je tenais la chandelle pour l'éclairer un peu de ma tranquillité.
J'avais acquis cette tranquillité. C'était une conquête et non pas un don. Je travaillais tous les jours à cette image de moi-même à côté de la sienne. Corrigeant l'orthographe de ses pamphlets, je n'avais qu'une idée assez sommaire de ce qu'il était en train de tenter. Je vivais en marge d'une révolution, ne mesurant rien du risque qu'il prenait et dont je pouvais être moi-même la victime si je ne me tenais pas assez à l'écart. Cet effort supplémentaire finissait de m'épuiser.
Les fins de journée n'apportaient aucune conclusion à tout ce qu'il avait fallu vivre d'incohérence et de menace depuis l'aube. Il avait sans doute vécu ces évènements dans le fil d'une parfaite logique mais la solitude des crépuscules ne m'apportait que des raisons de désespérer de parvenir un jour à élucider la complexité qui nous séparait sans nous éloigner démesurément. Nous étions de la même traversée mais chacun dans sa petite barque et moi sans connaissance précise de la surface de l'eau.
Pas d'autres rivages à l'horizon que celui que nous venions de quitter, la perspective d'une vie tranquille à Paris avec la Seine pour toute ambition.
J'écrivis des mémoires circonstanciés. Il parcourut le texte comme s'il n'était pas de moi, comme si j'avais pu mentir à propos de ce que je savais de nous. C'était, selon lui, une tentative honnête de transposer notre bien commun sur le terrain de la fiction. Il n'était pas séduit ni par le style ni par la démonstration mais il m'encourageait à continuer sans tenir compte de sa critique.
Je consacrais donc mes soirées, dont il était l'absent fantomatique, à étirer encore et encore l'écheveau de ce que je croyais être l'essentiel de ma vie passée, si vite passée et passée pour rien.
J'inventai l'enfant au cours d'une nuit particulièrement agitée. Je n'avais rien écrit. Je n'écrivais plus rien depuis des jours et il s'était passé de plus innombrables jours dans la constatation que le désordre du texte primait maintenant sur son contenu. Je ne lui donnais plus rien à lire, sans doute parce qu'il ne me demandait rien. Il rentrait tard dans la nuit et se couchait dans un lit séparé. C'était la même chambre, la même femme haletante, la même insomnie. Je venais d'inventer un troisième enfant, de papier celui-là, car je ne voulais plus vivre les affres de l'enfantement et surtout ne plus reproduire cet assassinat dont il devenait, par droit autant que naturellement, le seul juge. L'enfant était conçu, cette fois, pour vivre et même nous survivre. Il était inachevable, certes, et j'entrais dans cette nouvelle angoisse. Je ne le nommais pas, de crainte de donner, involontairement, des pistes aux limiers de la matière littéraire. Je m'imaginais qu'ils seraient nombreux à s'éreinter pour trouver une solution à un problème qui n'en était plus un depuis que je n'avais pas à payer chèrement ce qui, au fond, m'était dû.
Il dut constater le changement. Je me comportais, ou du moins je pensais me comporter comme un être différent c'est-à-dire le contraire de ce que j'avais toujours été à ses yeux. Je me rapetissais, je prenais moins de place, je la cédais si le danger venait de lui ou si les autres menaçaient nos entrées dans le monde. Il s'habitua. Je n'avais pas espéré autre chose de lui que cette facilité d'adaptation.
Il ne me demandait pas si j'avais des raisons de ne plus être tout à fait la même. Il continuait son chemin en se félicitant peut-être de m'avoir influencée au point de me rendre compatible avec ses exigences de maître à penser.
L'enfant prenait forme. Sans nom, sans visage précis, sans âge, il croissait de mon insistance à l'éterniser dans un cercle restreint à l'enfance, le menaçant de suicide s'il prenait de l'importance, le menaçant de toutes sortes de calamités s'il donnait des signes de révolte, j'avais en horreur ses prétentions à l'autonomie et beaucoup de choses à apprendre sur ces êtres qu'on appelle des personnages tant qu'ils n'échappent pas au contrôle de notre imagination.
Je me suis mise à y penser tout le temps. Je le surveillais. Je guettais sa moindre nuance. L'autre, agacé par des absences qui rendaient son travail difficile, me pinçait pour me sortir de ma torpeur, me menaçant en même temps de prendre une secrétaire si je continuais de me rendre inutile. Réveillée par la petite douleur cérébrale, je me remettais à ma tâche avec un entrain qui ne réussit pas, par contraste, à éveiller des soupçons concernant mon état de santé mentale.
Rien.
Nous continuâmes comme nous avions voyagé. Paris demeurait aussi étrange que les traces d'une civilisation perdue dans une autre et l'enfant croissait dans ces rues aussi prolifiques que diverses. Je considérai d'abord le texte qui était comme l'incarnation de mon petit personnage. J'eus beaucoup de mal à imaginer le corps. Sa transcription me décevait constamment. Ce fut un enfant avant de devenir un nouveau-né. Je travaillai des mois durant à cette décroissance. Je mesurais la profondeur d'une possibilité. Dénudant le corps déjà petit de l'enfant qui allait me servir de palimpseste, je pensais à des monstres littéraires, de la Méduse à Bovary, cette lente adaptation de la pensée dramatique au réel mille fois changé depuis.
Je dus moi-même changer d'aspect physique car je constatais qu'on me regardait moins ou en tout cas avec moins d'insistance, cet arrêt sur mon apparence, cette apparence mal revue et corrigée par les miroirs à mon service, au service de mon désir d'enfermer le néant dans la totalité.
L'enfant balbutiait dans la première seconde d'existence.
Je lui arrachai la langue !
Je sentais à quel point il me faudrait désormais négocier avec la cruauté du geste.
Rendu au silence, ou seulement réduit à la possibilité du cri et du charabia, l'enfant me parut plus facile, plus probable. J'étais maintenant persuadée qu'il ne devait pas parler sous peine d'influencer l'arrangement textuel. Aucune action pour étayer cette thèse de papier. Seul le lent écoulement verbal, indifférent au temps, était minutieusement décrit. L'enfant évoluait dans les limites du raisonnable avec pour hypothèse que je l'aimais et ne souhaitais que son bonheur.
C'était comme une poupée d'argile réduite par l'abondance d'eau et de caresses. J'actionnais des petits jets de sang pour marquer les limites de sa blessure. Comment imaginer un être sans au moins une blessure pour le pousser en avant sur le chemin du bonheur ?
Débarrassé de ses vêtements (il n'avait pas duré), il apparut dans une nudité parfaite. J'entends par perfection cette question posée par le corps lui-même concernant la nature de son sexe.
— Veux-tu que ce soit un garçon ?
Il ne répondait pas autre chose que :
— Mais qu'est-ce que tu écris ?
Ce n'était pas une question. Cela voulait dire que je n'écrivais pas ce qu'on attendait de moi.
Paris s'était cristallisé dans un regard porté avec indulgence. Il pleuvait maintenant. Les cheminées crachaient des tourbillons de petits personnages rapides vite disparus dans le ciel lourd. J'avais vu les ramoneurs au début de l'automne. Ils parlaient dans les conduits. Je serrais contre moi le manuscrit encore fragile.
Par quoi commençait l'enfant ? Une question posée pour créer ses premiers mots ? Son apparition dans une rue ou derrière la nappe surmontée d'une carafe remplie d'eau qui scintille sous la lampe ? Son ombre fuyant des lumières jetées des vitres des carrosses traversant des villes peuplées d'autres ombres ? L'enfant commençait-il par une existence expliquant son âge et son errance ? Que savais-je de ce passé ? À quel moment du texte en viendrais-je à m'interroger sur cette existence préliminaire ? La réduction de la taille du personnage me mettait-elle sur cette voie tracée d'avance par je ne pouvais savoir quelle puissance ? Était-ce mon intention d'ailleurs ? Je décrétais que c'était illisible pour l'instant et je donnais rendez-vous sans préciser aucune date.
Il m'abandonnait encore mais était-ce ma faute cette fois ? Il profitait plutôt, il se glissait dans la brèche, il prétendait ne pas laisser de trace de son passage et du coup j'augmentais son importance. Seule désormais, l'enfant m'appartenait et je n'étais plus prête à le partager. Je le pomponnais d'abord comme c'est l'usage chez les mamans gâteau. Le petit chéri m'obéissait au doigt et à l'œil. Il parlait à peine et de toute façon je n'avais pas décidé de son vocabulaire. Il marchait dans mes pas. J'aimais ces coïncidences. Cela dura quelques jours seulement. On s'ennuie vite de ce qui n'a coûté qu'un effort relatif.
Il me fallait lutter maintenant. Mais contre quoi ? Nous n'avions pas d'histoire. Nous nous regardions en chiens de faïence. Était-il possible que le changement vînt de ce regard rempli de ma propre existence ? Quelle pensée pouvait naître de cette lenteur ? Le texte se figeait doucement.
J'avais tracé un portrait convaincant, certes, mais qu'en était-il du personnage ? Il jouait à mes pieds, assez peu attentif à mon agitation. Nous étions, je crois, au bord d'un bassin avec des poissons rouges dedans et des feuilles mortes tournoyant autour des points de chute des jets d'eau. Nous ne nous aimions pas encore. Il ne savait pas qui j'étais. Comment lui expliquer notre séparation ? Et comment justifier des retrouvailles après tant de temps passé à s'ignorer, lui ne se doutant pas de mon existence et moi très peu encline à regretter un abandon imposé par l'absence, inexplicable autrement que par la négligence, d'un avortement qui eût tout changé, y compris la nécessité maintenant de se reposer la question.
Un enfant, à cette époque, aurait brisé ma vie. Je n'en voulais pas. J'aimais les voyages et les plaisirs du repos. L'homme qui m'accompagnait avait des allures d'aventurier. Il prenait des notes en vue d'un futur roman où je jouerais le rôle de la compagne nécessaire. Il n'y avait pas d'enfant au début. Nous voyagions pour le plaisir. L'enfant est né de l'impossibilité de l'empêcher de nous empoisonner la vie. Il mourrait par étouffement, petit visage bleu bouffi par l'effort. Les petites mains avaient quelquefois saisi le cordon ombilical comme pour tenter de le dénouer.
Je regardais l'homme s'éloigner dans la blancheur d'un hôpital. Il me rendait visite dans l'espoir de pouvoir fixer la date de notre prochain départ. J'étais folle d'ennui, folle de ce désir de savoir ce qu'un enfant aurait bien pu changer dans notre vie de vagabonds.
Il a fallu que Paris m'enchaîne. Le temps a pris tellement d'importance que j'ai songé à me mesurer à lui. Le texte perlait comme sur un pétale. Je ne voyais pas la fleur. J'ai trempé ma plume dans cette encre sympathique.
L'enfant avait forcément un passé. Je ne pouvais pas me l'imaginer autrement. Il commençait avec moi sinon je le volais à une autre. Autant revisiter la mémoire. Ce fut presque facile. Je m'acharnai durant des jours, un nombre incalculable de jours. J'écrivais sans rature, sans blancs, sans ponctuation. Il s'agissait maintenant de rapetisser l'enfant jusqu'à sa dimension de nouveau-né. Une histoire naissait au fur et à mesure du texte croissant par exagération de l'idée première. Qu'est-ce qu'un enfant, qui est le mien depuis toujours, a bien pu vivre sans moi pour que ce temps ait le sens de nos retrouvailles ?
Il fallait inventer la parturition, le lieu de cet enfantement retrouvé, les personnages témoin de la souffrance et du bonheur. Les petites mains me montraient alors le chemin de l'abandon.
Ma folie.
J'en étais à l'invention d'une grossesse quand eut lieu le premier attentat contre la vie de mon mari. Il perdit l'ouïe. Mon roman, si c'était un roman ce que j'écrivais au sujet d'un enfant à inventer, était interrompu par la déflagration d'une bombe placée là tout exprès pour tuer notre existence. Il fallut s'intéresser à cette perte de l'audition. Il y eut le long séjour à l'hôpital puis la maison de repos où il ne trouvait pas le repos. J'habitais à l'hôtel, pas trop loin du théâtre de sa souffrance en formation. J'étais seule, à des kilomètres du manuscrit et de l'enfant trop vite abandonné. Je gribouillais dans un carnet, n'osant reprendre le fil de l'encre. Les lieux étaient paisibles. Je gagnais moi aussi le silence. On m'entretenait de sujets très éloignés de mes préoccupations. Nous passions le plus clair de notre temps à nous regarder, pas vraiment en face, nous regardions nos mains et nous les caressions. »
Convoqué presque tous les jours dans un cabinet feutré où son oreille était soumise à des résonances de plus en plus grossières, il s'exaspérait. Il lisait. L'œil prit de l'importance, toujours surpris par des apparitions. Elle se posait sur une chaise ou sur une murette animée seulement par des lézards. Il la regardait. Il avait une revue dans les mains. Il chiffonnait un angle déteint, boulocheux. Ses joues tremblaient. Voulait-elle continuer ce qu'elle avait entrepris ? Il se souvenait de cette tentative de tout expliquer à propos des enfants. Elle répondait par des signes d'agacement.
Il l'encouragea à voyager sans lui. Voyager sans un homme ? Elle ne croyait pas encore à cette possibilité. Il connaissait les jardins par cœur. Elle rechercha, à sa demande, le nom des arbres dans un dictionnaire. Des fleurs apparaissaient dans ce monde déjà peuplé de fleurs moins difficiles à identifier.
Dans le carnet qui ne la quittait pas, ces annotations remplacèrent peu à peu les fusées de son cœur. Elle finit par s'intéresser entièrement au mal qui affectait son douloureux compagnon (moi). Elle ouvrit des livres d'orthophonie pour tenter de pallier les défauts de prononciation qui agissaient sur la conversation pour en ralentir le rythme d'ordinaire haletant. Elle se renseigna aussi sur la psychologie des sourds. Elle oubliait allègrement les traumatismes de l'explosion et surtout les effets de cette volonté, attribuée à d'anciens amis, de se débarrasser de lui. Le sourd qui approchait dans l'allée, sous un soleil timide, avait des allures de vieillard.
L'enfant réapparaissait quelquefois dans ces circonstances. Elle était alors saisie par les pleurs et il se trompait sur la raison d'un tel chagrin. Elle ne le détrompait pas et cessait de pleurer sitôt qu'il lui avait saisi le coude pour l'entraîner dans les mêmes lieux. On s'arrêtait pour méditer devant un jet d'eau clapotant sur la pierre verte. Des ombres inspiraient des frémissements dociles.
Voulait-elle l'abandonner le temps d'un voyage ? Il l'y invitait encore. Elle disait qu'elle réfléchissait mais que son esprit était ailleurs. Considérant le désastre causé au texte, elle préférait montrer du doigt le danger qui la guettait elle-même. En voulaient-ils, ces soldats de l'ombre, à cette pauvre vie de géante perdue au pays où les enfants sont pétrissables à volonté ?
C'était lui qui posait la question, pas exactement en ces termes mais comme pour la condamner à ne pas répondre. Sa bouche avait le goût des sucreries dont elle abusait. Il dénonça un pli de la peau sur le ventre, relief qui attira désormais sa main quand elle songeait vaguement à ce qui l'obsédait. Il remarqua aussi le creusement de la poitrine entre les seins. Elle opta en suivant pour des cols exagérément montants. Il était désolé de me plus entendre le tintement des bijoux. Elle abusa, en conséquence, d'un parfum qu'il mit le temps à élire dans une gamme trop diversifiée.
Il ne se remettrait jamais de sa mutilation. Il évoqua les testicules de son père, sans humour cette fois. Ou bien il se félicitait qu'elle n'eût pas été blessée. Elle exhibait volontiers une petite cicatrice sur la nuque, une griffure d'éclat, rien qui justifiât la peur tant le miracle avait été grand. Il s'intéressait à cette chance, soutenant que lui-même, qui n'avait pas saigné, avait bénéficié d'une chance tout aussi appréciable. Son premier réflexe avait concerné son entrejambe, ensuite il avait pensé à elle et la vue du sang l'avait ramené à lui-même.
— N'en parlons plus, conseillait-il quelquefois au couple qu'ils formaient encore, peut-être à la faveur d'un temps clément qui finissait de jaunir les dernières feuilles.
On aurait dit deux vieillards. Ils portaient des capes bleues et elle était coiffée d'un foulard de la même couleur. On voyait la fumée d'une cigarette sans savoir qui la fumait aussi profondément.
Ils représentaient un véritable danger. On filtrait les entrées depuis leur arrivée. Elle craignait moins pour sa vie. L'hôtel était inhabité. Elle remontait l'escalier avec des livres sous le bras. Elle les commandait dans une petite librairie obscure et ils arrivaient deux ou trois jours après. Il n'était plus question de l'enfant. Elle se renseignait sur l'histoire qui l'atteignait maintenant. L'histoire d'une nation. Elle n'avait jamais été aussi proche de cette révolution en marche. Il figurait parmi les héros. Ses anciens compagnons avaient sans doute une bonne raison de vouloir l'éliminer. Trahison ? Le mot l'inquiétait pour ce qu'il contenait de condamnation. Le carnet entrait dans une troisième phase. Il se remplissait de date, de zones chiffrées, de grilles logiques.
— Nous n'aurons plus d'enfant, décréta-t-elle à haute voix ; elle se tenait sur le petit balcon de sa chambre.
Quelqu'un l'écoutait. Elle prononça son nom, comme si cette présence avait déjà quelques jours d'existence. L'homme entra dans la lumière.
Le fils du jardinier n'avait pas changé. Il tenait un verre où fondaient deux blocs de glace miroitants. Il fumait à travers un court fume-cigarette doré. Il était en chemise, portant encore les boutons de manchette et la cravate soigneusement nouée. Je ne suis pas sorti, dit-il. Il avait passé la journée à lire. Il avait aussi écouté la radio et joué avec les cartes de la patience inachevée qui n'occupait plus l'esprit de la femme depuis plusieurs jours. Elle l'avait attendu. Il était arrivé à bord d'une voiture remplie de personnages figés portant tous un chapeau limant les bords du regard. Ils avaient passé la nuit ensemble, tourmentés et silencieux. Elle n'avait plus ce désir de se venger et il continuait d'affirmer qu'il n'avait rien à voir avec la décision de ses supérieurs. Il n'appréciait pas plus qu'elle cette supériorité d'hommes capables de se servir des faits avec une opportunité précise comme les couteaux de leurs assassinats. Il lui demandait de s'écarter de ce danger, l'homme qu'elle accompagnait étant destiné à mourir de mort violente. Il regrettait même que l'attentat eût échoué, ce qui voulait dire qu'il n'avait pas participé à cette action menée contre un traître, sinon il l'eût achevé avec cette précision qui faisait de lui un dauphin. Il était prêt depuis longtemps. Il n'avait plus le choix. Ce serait lui qui le tuerait, c'était décidé. Elle devait donc se tenir à l'écart.
Il agita les petits blocs de glace dans le verre. L'odeur du whiskey grisa la femme. Maintenant elle voulait boire dans ce verre et s'abandonner jusqu'au matin. Il recula. La main glissa sur la sienne.
— C'est absurde de venir jusqu'ici pour commettre une exécution, fit-elle.
Il portait une barbe postiche. La tignasse était sans doute elle aussi un leurre. Il devenait pervers.
Elle caressa encore les doigts crispés autour du verre sonore. Il la fuyait. Il était venu pour la raisonner. Il n'y a pas d'amour assez fou pour... Il ne terminait plus ses phrases. Il finit le verre pour augmenter le silence. Assise sur le lit, elle commença à brosser son immense chevelure. Il connaissait cette éternité. Il frémit. Le verre était vide. Il le posa sur une console, poussant les plis d'une dentelle et les bords glissant d'un bibelot.
— Je ne suis pas venu pour ça, dit-il.
Elle parut soulagée. Il s'en voulait de la pousser à cette attente.
— Nous ne nous aimons pas, dit-elle enfin.
Ils aimaient les voyages et cette possibilité d'en traduire la complexité. La surdité, ce n'était rien à côté des possibilités entrevues dans le moindre projet.
Oui, ils avaient encore des projets. Quelle conversation eût été possible sans vision du futur ? Il les avait vus se promener dans les jardins. C'était lui qui les avait pris pour deux petits vieux. Il se cachait d'eux tout en veillant à ne pas donner aux autres l'impression qu'il se soustrayait à quelque chose ne les concernant pas. Il s'était donné des airs de touriste discret. Il savait manier les regards et les petites avancées prudentes sur les terrains jaloux. Il n'avait pas oublié de saluer. Sa barbe avait l'air authentique et les boucles de ses cheveux lui donnaient une allure enfantine.
Il avait pensé à la possibilité d'un tir précis à partir de l'angle d'où il les guettait. Il savait quelle arme utiliser dans ces circonstances. Il en parlerait à ses chefs qui préféraient l'efficacité des bombes encore que cette fois leurs exécutants avaient lamentablement échoué. Mais il est plus facile de transporter une bombe qu'un beau fusil extrait de la panoplie du tueur. Il ne s'agissait pas de laisser des traces aussi parlantes. Il comprenait et continuait d'exercer son esprit à des tirs d'une précision indiscutable.
L'angle était celui d'un arbre surplombant les jardins. Derrière lui, la rue descendante et la place en virgule limitée par des façades hautes et grises. Il avait attendu qu'ils fussent hors de portée avant de quitter son observatoire. Rentré à l'hôtel, il avait pensé à elle comme à un objet précieux et il s'était demandé s'il aurait quelque jour les moyens de s'en permettre la possession. Il l'avait attendue. Il avait fait monter une bouteille de whiskey et il avait réfléchi au moyen de la convaincre. Elle avait bien failli perdre la vie ou la beauté dans cet absurde attentat. Pas une égratignure. Il songea à un miracle qui valait bien le merveilleux de la révolution en cours. Il entendit ses pas dans le corridor et il passa sur le balcon. Quels enfants évoquait-elle ?
Il se montra. Elle aimait prononcer ce nom. Elle était d'une douceur infinie. Comment une femme aussi parfaite pouvait-elle voyager au lieu de se donner ? Le whiskey le troublait. Il préféra parler tout de suite de la question à laquelle elle avait répondu négativement une première fois dans le lit. Elle n'avait pas changé d'avis.
— Nous ne voyagerons plus, dit-elle. Nous retournerons à Paris.
Le même restaurant. La même table. La même bombe.
Cette fois la déflagration le rendrait aveugle. Elle aurait encore de la chance. Ensuite, ils renonceraient à l'éliminer. Paris deviendrait impossible. Finis les voyages ! Ils s'installèrent dans la maison de campagne dont elle avait hérité.
Le bonheur était-il encore possible ? Plongé dans le silence et l'obscurité, il allait devenir fou, il n'y avait pas d'autre alternative à son malheur. Elle aurait pu prévoir ce scénario. Cependant, l'autre la vit s'entêter et il dut l'abandonner à son sort. Il fut presque heureux en apprenant que l'attentat avait encore échoué. Il fit la leçon à ses chefs mais la réduction du traître à l'état d'aveugle-sourd les satisfaisait. Il colla encore son œil dans le collimateur, sans tirer, sans même avoir espéré en finir de cette manière. Il disparut. Personne n'entendit plus jamais parler de lui.
On s'installa dans la maison de campagne, animés par les meilleures intentions. Elle s'activa au début et il remonta la pente dangereuse avec son aide. On ne les voyait pas beaucoup mais ils n'inquiétaient personne. Ils avaient aménagé dans l'endroit convenant exactement à leur attente. Un petit village dans la campagne française. Le Sud, les Pyrénées peut-être, d'un côté la plaine traversée de cours d'eau et de l'autre le mur impeccable des Pyrénées. On voyait le piémont de la fenêtre. Maintenant que l'imagination devenait une activité ordinaire, autant pour lui que pour elle d'ailleurs, le temps subissait un étirement où les crépuscules n'avaient plus aucun rôle à jouer. L'égalité des jours et des nuits devenait évidente. On s'habitua à cette équation parfaite, entre autres perfections qu'il serait trop long de décrire avantageusement.
Elle cuisinait, n'écrivait plus, ne répondait pas aux lettres pourtant nombreuses que les lecteurs encore assidus de ses mémoires de voyageuses lui expédiaient avec une ponctualité exemplaire. En toutes choses on frisait aussi l'exemplarité comme s'il s'était agi de couper des têtes sur la place publique. Elle agençait aussi, des meubles surtout mais aussi des massifs de fleurs empotés dans de lourdes jardinières de terre cuite vernissée. Elle coupait des branches, croyant participer à une harmonie et croyant surtout en avoir compris le sens.
Les rideaux avaient changé, en mieux quelquefois mais rarement d'une manière aussi péremptoire qu'elle avait espéré en les cousant. Elle sifflotait en s'adonnant à ces menus travaux parce qu'il lui avait confié être sensible à cette vibration particulière. Elle avait même trouvé le ton, se souvenant avec nostalgie d'une enfance favorable à une oreille parfaite, juste disait-on dans le milieu petit-bourgeois où elle avait évolué sans vraiment s'y développer. Elle découvrit le charme des ruines et des amas. Le ciel plombait sur ces excursions. Elle n'allait pas loin, rarement au-delà des chemins et encore, en ces occasions, elle ne se risquait guère que dans la trace des animaux. Elle ramenait des fleurs et des cailloux qu'il achevait de polir et qui finissaient par l'immobiliser complètement.
Elle profitait de ces moments de sagesse pour s'occuper de son corps. Harnachée comme un gladiateur, elle élevait des poids et se regardait dans un miroir. Ses efforts l'embellissaient. Elle n'avait jamais été aussi belle. La rougeur de ses cheveux et de sa peau en faisait quelque chose comme l'automne de la beauté féminine, à ceci près qu'elle dépassait les limites qu'on accorde généralement aux dimensions de ce sexe. On la regardait sans doute beaucoup. Elle éprouva même de temps en temps le désir de se payer la tête des hommes qui la regardaient sans équivoque.
Dans ces conditions, le portail donnant sur le chemin devait rester ouvert. Le chien en profitait pour aboyer, ce qui dérangeait des passants haletants. Revenant par le même chemin, elle croisait d'autres femmes et échangeait avec elles des propos apparemment dénués de profondeur. Ils étaient chargés de sens, bien entendu. Elle rentrait dégrisée à cause de ce qu'elle n'avait pas répondu pour remettre les pendules à l'heure. Il s'en rendait compte.
Ce diable n'avait pas perdu sa sensibilité. Il la taquinait, sachant qu'elle bouillait. Elle finissait par s'en aller de nouveau, n'allant cette fois pas plus loin que le mur oriental du jardin, où poussaient des hortensias. Postée dans cette humidité odorante, elle pouvait encore participer aux conversations, sa tête dépassant les feuillages boursouflés. On s'étonnait. On s'était suffisamment approché d'elle pour la mesurer. Les hommes pâtissaient de ces comparaisons. On connaissait moins l'aveugle-sourd. On imaginait très bien ce que pouvait représenter une pareille infirmité. On la mimait quelquefois ou on interdisait mollement aux enfants d'en jouer sur ce registre particulièrement éloquent qui est celui qui conditionne toutes les critiques de l'enfance à l'égard du monde imposé par les adultes et la nature, hydre à deux têtes. Elle savait que cela remplissait sa mémoire au détriment d'autres alternatives à la vie sociale. Elle était indulgente à cause de l'influence des enfants, beaux regards au fond dépourvus de cruauté. Chez eux, la cruauté est plutôt un effet de la curiosité, l'esprit ne vise alors rien d'autre qu'un nouvel éclairage, l'ancien ayant perdu de son pouvoir attractif. Elle les approchait plus facilement que les femmes et avec moins d'intention que les hommes qui d'ailleurs s'empressaient de la quitter.
Ce fut ainsi qu'elle rencontra la fille de l'aubergiste, un peu par hasard, un peu parce qu'elles étaient faites l'une pour l'autre. Cela arriva le plus simplement sur la place, dans le triangle formé par l'église, l'Hôtel de Ville et l'auberge. Les mûriers répandaient leurs pigments et le vent et les semelles se chargeaient de les emporter dans les rues. Une enfant jouait dans l'ombre obscène du crucifix surmontant un piédestal noir. Elle avait tracé la marelle assez maladroitement mais elle en jouait plutôt bien, comme si d'un instrument apparemment informe on pouvait tirer les harmonies les plus complexes et par conséquent les plus belles. Quelques clients s'attardaient devant des assiettes vides. Les verres se remplissaient encore, beaux rouges des verres qui n'ont pas leur pareil pour éclairer les nappes. On se prélassait sans s'écouter.
Elle (vous voyez qui) venait d'abandonner son triste compagnon à une sieste forcée par les tranquillisants. Un moment de tranquillité relative s'offrait à sa précipitation. Elle semblait courir. On aurait dit que l'enfant était l'objet de sa trajectoire. Elle l'évita de justesse. L'enfant ramassa le galet en mettant le pied en enfer. La dame s'excusait. Elle fumait rapidement une courte cigarette et s'excusait de l'avoir bousculée. La fillette la toisait avec envie. Ses yeux méritaient la comparaison avec le velours. La dame s'apercevait qu'elle l'aimait. Elle l'avait peut-être déjà vue, dans ce cas son esprit s'était préparé à cette rencontre. Elle s'efforça de paraître clairement désolée d'avoir faussé le jeu. Enfant, elle n'aurait pas compris elle non plus.
Les mots s'éloignaient du vocabulaire auquel l'enfant était habituée. Elle se baissa pour ramasser elle aussi quelque chose. C'était le morceau de plâtre qui avait servi à tracer la marelle. Elle continuait de parler sans se faire comprendre. Pendant ce temps, elle s'était baissée de nouveau et, maniant le morceau de plâtre, elle rectifiait les parallélismes et les perpendicularités. On ne pouvait pas se montrer plus précise.
Était-elle aussi grande qu'elle paraissait ? Pour l'instant, la fillette ne disposait d'aucun élément de comparaison. Il fallait attendre qu'elle eût fini de corriger les défauts de la marelle. Accroupie, elle était plus grande que la fillette qui la toisait maintenant avec plus d'expérience.
Le soleil fit un bond derrière les nuages. On se retrouvait souvent ainsi aveuglé par la diminution de la lumière. Les ombres portées disparaissaient et le tapis de feuilles et de mûres prenait de l'importance. Les mollets de la femme se contractaient sous l'effort et les lignes chevauchaient l'effacement imparfait de l'ancienne marelle. Une mèche bouclait sur l'épaule nue, rouge d'un feu intérieur, à moins que les percées du soleil eussent leur rôle à jouer dans les effets de la chevelure sur l'esprit de la fillette.
La marelle s'acheva par une réécriture du mot « enfer » écrit en majuscules anguleuses. Le mot « ciel », écrit en bleu, posait une question. La fillette tendit le morceau de craie bleue, craie à tableau cette fois, petit cylindre biseauté que la femme observa un moment avant de s'en servir. Il y avait de la nostalgie dans ses yeux, ce que la fillette pouvait prendre pour de la tristesse et elle était triste elle même tout d'un coup. La femme s'en aperçut. Elle écrivit le mot « ciel » et se releva. La main rendait le morceau de craie bleu, un peu tremblante, ce qui augmenta la tristesse de la petite fille qui une fois de plus ne se demandait pas pourquoi elle était triste sans raison autre que ce qu'elle imaginait être la tristesse des autres. La femme, belle et géante, caressait le galet. Il s'agissait maintenant de jouer.
La mère s'approcha. C'était une femme assez longue et pas très jolie. Elle avait des mains aux ongles courts et des rougeurs jusqu'aux poignets. Elle allait les bras nus et la jupe relevée sur un côté. La jambe, gantée de noir, était chaussée de gros souliers. Elle coiffait ses cheveux par-dessus les oreilles d'une main rapide qui revenait sous les seins pour se croiser avec l'autre. Elle connaissait la dame pour l'avoir déjà rencontrée. La fillette n'avait pas assisté à cette rencontre. Elle dormait ou bien elle était à l'école. Il se passait toujours quelque chose quand elle n'avait pas la possibilité d'en être le témoin. Du moins ces choses-là se passaient en ces moments-là parce qu'on avait voulu les vivre à son insu. Il en était ainsi des hommes et tout le village colportait ce genre de nouvelles.
Sa mère avait un joli corps quand elle ne l'habillait pas en domestique. Il était joli quand elle croyait être à l'abri des regards et qu'elle le déshabillait avec une lenteur d'insecte.
Le corps de la dame devait être une monstruosité, peut-être beau vu à une distance telle qu'on n'est plus capable de le mesurer. De quoi avaient-elles parlé ? Je dormais, pensa la petite fille en se mordant les lèvres. Elle attend ce moment pour me cacher l'essentiel, aurait-elle pu penser si ces mots avaient eu de l'importance mais ils n'en avaient pas. Les deux femmes se saluèrent avec des mots semblables, des mots n'appartenant pas à la conversation telle que se la figurait la fillette. Elle traça un petit cercle bleu à la surface du galet. Tiens ! Où est le morceau de plâtre ?
Elle le ramassa sur le bord du calvaire. La poche de son tablier contenait tout l'attirail nécessaire à la création d'une marelle. Elle avait dessiné celle-là au début de l'été. Chaque jour, elle en repassait l'imparfaite géométrie avec une application que l'intervention de la dame rendait maintenant vaine et presque honteuse. La fillette n'avait jamais eu tout à fait honte et elle connaissait tous les degrés de cette triste ascension vers le désespoir sans en avoir jamais atteint un sommet seulement imaginé. Elle avait presque honte d'un tas de complications que la vie augmentait régulièrement mais pas au point de tout mélanger. Il y avait encore un certain ordre dans l'esprit de la petite fille, question honte et désespoir. Elle ne concevait d'ailleurs pas que le désespoir fût causé par autre chose que la honte. Quel pouvoir on a sur sa propre vie !
Elle suivit les femmes qui entrèrent dans le restaurant vide à cette heure. Le soleil éclairait rose les fenêtres aux meneaux violets. Les femmes étaient attablées et buvaient de la piquette. Elles semblaient se confier l'une à l'autre des secrets de femme. La petite fille avait une idée presque précise de ce qui différencie les idées de femme de celles des hommes. Là encore, elle avait été contrainte, par elle ne savait quelle force occulte (la taille du corps et des organes contenus), de s'arrêter avant de toucher la cime mais elle n'en concevait aucune amertume. L'enfance aurait ce goût de demi-victoire sur les déferlements de sens.
Elle se posta à l'entrée du restaurant. Elle ne pouvait pas les entendre mais elles pouvaient la voir. Leurs mains se touchaient de temps en temps, non pas comme des mains qui se cherchent mais comme des mains de métayers qui se choquent. Pourquoi avoir un instant pensé que les deux femmes s'aimaient comme s'il s'était agi d'un homme et d'une femme ?
On entendit un bruit de gamelle dans la cuisine. La mère se leva et la dame s'effondra sur la table. On entendit les éclats de voix dans la cuisine. Les gamelles recommençaient leur bruit. La dame se leva à son tour pour regarder par la fenêtre. Les roses du couchant l'entouraient de jets violets et verts. Sa tête dépassait les lampes, repère plus judicieux que la taille de la mère. Une bague scintillait, étoile bleue.
Les gamelles cessèrent d'occuper l'espace sonore pour laisser la place aux gros souliers qui traînaient jusqu'à la table. Il y avait ces moments de tranquille étirement du temps, tout le temps nécessaire à la réflexion, cette lenteur qui s'installait parce qu'il devenait urgent de bien réfléchir à ce qu'on allait faire.
La dame la devinait dans les reflets du cuivre suspendu entre les lampes. Elle voyait le petit corps immobile en contre-jour et la perspective rose de la place avec un rectangle d'ombre qui devait figurer le portail de l'église. Elle ne possédait pas encore la géographie des lieux où pourtant elle cherchait à s'imposer. La femme revint en grommelant. Son visage était tout rouge d'une petite colère qui ne finissait pas de s'exprimer malgré elle. Assise de nouveau, elle redressa son buste engoncé dans des linges apprêtés, une dentelle coulait du corsage et des poignets.
Elle était d'accord pour le voyage de l'enfant. Elle remerciait pour le prêt des vêtements et du reste de l'équipage. Ce serait un beau voyage, elle n'en doutait pas. Elle avait elle-même rêvé à ce genre de circonstances pour égailler sa triste vie de patachonne et de restauratrice. Elle était heureuse que ce fût plutôt sa propre fille qui eût l'occasion de rêver les yeux ouverts. Elle ne se sentait pas frustrée. Elle commençait même à mesurer toute l'importance de ce bonheur. Il y aurait un retour et un récit détaillé pour affiner son désir d'être la prochaine sur la liste. Les voyages n'en finiraient pas de la condamner à la sédentarité d'une commerçante appliquée et jalouse de son héritage. On n'en parlerait à personne. Il y aurait les cartes postales et les itinéraires reproduits au dos des enveloppes. Pour elle le voyage s'arrêtait à Shanghai mais bien sûr elle admettait qu'il durerait beaucoup plus longtemps. L'homme dont elle parlait vivait peut-être encore à Shanghai. La dame connaissait un tas de ces hommes dont une moitié était restée au pays. Elle connaissait Shanghai et reconnaissait les maisons sur les photos. La femme compliquait sa confidence par l'abondance de détails accumulés dans les premières années de sa solitude. Elle montrait la dernière carte, sa signature d'encre transparente, le mot « Shanghai » dans le cachet violet, la moisissure dans les cassures du papier. Ses doigts furetaient dans la poussière légère de l'encre et de la colle. Aucune larme dans ses yeux, juste la fixité, l'obsession. Elle dénouait des rubans jaunis.
Un pétale.
Ici, la trace de ses doigts. Regardez.
La lumière rasante révélait une présence minutieuse. Elle s'inspirait tous les jours de cette minutie. Elle n'y voyait pas les signes d'un acharnement à la convaincre de quitter sa vie. Les mots disaient le contraire. Je reviendrai. Quand ? Comment le savoir ? Attendait-elle encore ? Elle servit plusieurs repas chez l'écrivain aveugle-sourd. Sa femme préparait le voyage dans le plus grand secret. Elle savait bien avec qui il croirait qu'elle était partie. Elle reviendrait. L'enfant aurait grandi d'un an, ce qui est énorme pour une enfant de cet âge.
— Je ne la reconnaîtrai pas, s'amusait la mère de l'enfant.
L'écrivain apparaissait au moment des repas. Il mangeait avec application. Son nez rougissait au premier verre et il devenait enjoué sans qu'on sache ce qui le mettait ainsi en position de goûter au bonheur. Qu'est-ce que c'était, ce bonheur ? Ils avaient un code. Peut-être du morse. Ils se tapotaient la paume de la main ou le dessus de l'avant-bras. La dame prétendait traduire ces conversations et la femme qui les servait tout en les accompagnant tentait de s'en mêler sans trahir le projet de voyage où sa fille avait l'importance dont elle avait toujours rêvé pour elle-même. L'homme lui transmettait des sensations essentiellement visuelles qui la troublaient à ce point que l'hôtesse exprimait une jalousie presque impudique.
— Avez-vous parlé à l'enfant ? demandait la dame en se pressant contre elle.
Il n'était pas facile de réunir toutes les conditions favorables à une bonne compréhension de la nécessité du voyage par l'enfant qui allait en être le motif.
La femme n'en avait pas parlé. Elle réfléchissait à la manière d'aborder le sujet. Cela se passait le soir. Elle avalait un petit verre et entrait dans la chambre où couchait sa fille. Celle-ci était devant un miroir, peignant une lourde chevelure. On parlait d'autre chose. La fillette était toujours ravie de parler des autres pour ne parler que de soi. Elle était loin de s'imaginer au centre d'un voyage à l'autre bout de la terre. Elle agitait sa jolie bouche dans le miroir, fascinée par sa facilité. Sa mère attendait qu'elle fût couchée pour quitter la chambre. Elle redescendait dans son enfer. Toutes les portes étaient fermées et les volets clos, les lampes éteintes excepté celle de l'escalier, le mobilier était plongé dans une obscurité grise, l'humidité envahissait les lieux.
La femme s'asseyait devant la cheminée éteinte. La cendre a une odeur de fin du monde. Elle désirait tellement ce voyage par procuration ! Penchée sur les gros souliers qu'elle délaçait, elle pensait ne pas être en mesure de satisfaire la femme de l'écrivain. Au bout d'une heure, elle avait renoncé au voyage puis la sensation d'une perte immense l'envahissait et elle se promettait d'en parler à sa fille dès le lendemain, à n'importe quelle heure pourvu qu'elle fût favorable au destin promis. Elle se couchait sur une bouillotte. Le sommeil arrivait bientôt et le rêve commençait. Au matin, elle avait oublié ses tergiversations. Le travail avait des vertus réparatrices. La fillette s'éloignait vers l'école dont la toiture était visible au-dessus d'un champ de trèfle. Ce pan de neige ou de fleurs occupait l'esprit au moment de revenir au point de départ. Les premiers buveurs s'attablaient sur la terrasse, tranquilles et silencieux. Le soleil chassait les derniers nuages. Il était dix heures.
La femme de l'écrivain, écrivaine elle-même, passait avant onze heures afin que le repas, cuisiné au restaurant, fût prêt pour midi sonnant. Elle demandait pour le voyage. Elle n'insistait pas. Elle ne menaçait pas non plus mais il fallait s'attendre à ce qu'elle finît par en parler elle-même à l'enfant. Elle ne restait pas plus de dix minutes, assez pour se rendre compte qu'elle s'impatientait. Quelquefois, elle passait en vitesse, elle n'expliquait pas pourquoi, et il fallait livrer le repas et le servir en domestique d'ailleurs invitée à le partager. Tout cela semblait ne pas avoir de fin.
Le cercle fut pourtant rompu une première fois avec l'enfermement, réputé provisoire ou conservatoire, de l'écrivain qu'on plaçait ainsi au début d'un voyage qui le laissait sur le quai. D'abord suffoqué par la vélocité des choses, les unes s'enfuyant, d'autres s'imposant comme des meubles, il ne songea pas à se révolter. Contre qui d'ailleurs eût-il exercé ce maigre pouvoir de convoquer les autres ?
Un compagnon surgit de ce néant, doux, attentif, précis et bavard. Nous en étions donc à ce moment de leur vie commune où l'un écoute les récits d'une aubergiste rendue loquace par les effets de manche d'un garçon ouvrier qui passait par-là, — l'autre est plongé dans sa nuit obscure, seulement averti des changements par les tapotements exercés sur l'avant-bras dénudé jusqu'au coude. Ce dernier est posé en tangente sur la table non encore desservie. Une flaque de vin miroite au fond d'une carafe. La gélatine et la graisse se sont mêlées au bord des assiettes. Couteaux et fourchettes ont été placés dans une corbeille dont le fond est recouvert d'un napperon aux carreaux verts et noirs, couleurs du restaurant qui figurent dans le blason, en chape, avec une rose d'argent dans l'abîme.
Le jeune homme est couvert d'une légère sueur qui perle sur sa peau partiellement poilue.
La femme, qui vient d'achever ou d'interrompre son récit, s'est un peu ratatinée dans le fauteuil. Elle tripote un torchon et de temps en temps sa main fourrage la tignasse sur la tempe. L'écrivain chasse les arômes du repas pour ne s'intéresser qu'aux odeurs des personnages. Sa propre odeur le déroute. Son compagnon a cessé de lui transmettre le sens de la conversation. Est-elle partie avec l'enfant et non pas avec un amant comme il le voulait ? L'enfant apparaîtra-t-il au beau milieu de la conversation pour lui donner raison ? Il peut imaginer la scène, imaginer l'enfant, se prêter au jeu de ce corps en formation, l'agiter comme une marionnette. L'enfant démentirait la nécessité du personnage de la femme qui vient de l'imposer comme son propre enfant.
Le jeune homme en saurait plus sur la question de l'amant.
Qui tirerait les vers de ce nez sinon le compagnon fidèle qui récure son assiette parce qu'il adore les restes de graisse et de gélatine ? Une brise tiède et lente a remplacé les menaces d'averse. On sent l'insecte qui se pose sur soi, porteur des distances. Le piaillement incessant des étourneaux perce l'armure du silence. L'acidité répandue par les mûriers change la présence de l'autre en proposition de statue.
J'ai souvent cette impression d'avoir affaire à des statues d'un genre nouveau, immobilité de chair impromptue, la cécité-surdité les tourmente. L'insecte explore une surface guettée par l'esprit en position de critique.
— Rentrons, dit le compagnon en se levant.
Rien n'annonçait ce retour aux pénates. La main de la femme caressa la main de l'invalide. Et l'enfant ? Il avait ouvert la bouche pour ne plus la refermer. Inquiet, le compagnon avait exercé une pression sur l'avant-bras, signal qu'il allait traduire quelque chose, sa pensée ou la parole d'un des personnages perçus par abstraction des autres personnages possibles. Mais la main ne se détachait pas, elle maintenait la pression, signe que la conversation venait de s'achever, que les personnages avaient peut-être disparu, qu'il était temps de rentrer.
Le fauteuil s'ébroua. Il descendit mollement le trottoir et se mit à cahoter sur le pavé. On passait sous les mûriers. Ensuite l'humidité de la rue ascendante, l'haleine des soupiraux, les portes qui renvoient l'odeur des magasins, la papeterie, le cordonnier, l'épicerie, le marchand de ciment, les pierres de l'atelier du tailleur, les copeaux de la menuiserie et le vernis des meubles exposés au soleil encore vivace à cette heure d'une interminable journée d'été. Puis le talus chargé de fleurs reconnaissables au toucher, la main se baladait en même temps et les commentaires jaillissaient de l'esprit pour traverser la nuit obscure.
Chacun son voyage maintenant que les corps n'ont plus les mêmes facilités. Et peu importe si c'est un enfant ou un amant. L'enfant aurait pu paraître dans une lumière provisoire, au bout des tables réduites à leur géométrie. Elle était peut-être là, attentive à ce qu'on disait d'elle, avec quel sentiment de n'avoir pas été finalement du voyage ? La toucher pour lui transmettre ce bonheur, toucher pour répondre à sa question, la décevoir à force d'explications.
On atteignit la charmille. Le voyage de la terrasse du restaurant à l'asile était de courte durée. On s'habitua à cette durée. C'était le temps nécessaire à la formation d'une idée exacte de ce qu'on venait de glaner. On allait au restaurant pour manger des spécialités toujours égales. Cette constance avait de quoi fasciner un peu. Le vin pouvait modifier cette espèce de fidélité mais sans toutefois créer le doute. On finirait par se connaître. Cela n'était jamais arrivé, cette connaissance par obstination, sauf peut-être dans l'enfance mais elle n'avait pas duré, tandis que ce temps promettait, à défaut d'une éternité, de ne s'arrêter que par épuisement. Elle avait parlé d'un an mais, à en juger par la connaissance acquise depuis son départ, les ans s'étaient accumulés pour lui donner tort. L'enfant avait-elle grandi dans la déception causée par le choix de l'amant ? Pas facile de distinguer l'enfant dans cette abondance de détails tous plus signifiants les uns que les autres. Il n'avait jamais touché l'enfant. Il avait souvent cru l'avoir approchée mais sa main ne rencontrait que la chair des autres qui s'affligeaient doucement. La pluie nous confinait dans la salle à manger. Il montrait ses mains comme si elles avaient commis l'irréparable.
Au Papagayo, deux piliers se préparaient à quitter les lieux. La femme qui les observait était assise de l'autre côté de la rue sur le parapet au-dessus du sable. Elle portait un grand chapeau de paille orné d'un ruban or et noir. C'était une femme âgée mais sans vieillesse apparente. Son visage luisait un peu à cause du fard. Elle avait souligné son regard et ses ongles étaient vernis.
Les deux hommes discutaient encore sur le seuil. Le patron actionnait la manivelle du rideau avec une lenteur qui en disait long sur la nuit qu'il venait de passer. Il n'y avait plus personne à l'intérieur et la terrasse était déserte. Les deux hommes s'acharnaient dans un dialogue qui les agitait. Ils secouaient leurs casquettes en direction de la mer qui était peut-être le sujet de leur conversation. La femme fumait à travers un fume-cigarette. Son regard luttait avec les volutes rapides.
Sur la plage, un vol de mouettes venait de se poser en tournoyant. On ne les avait pas entendues. Elles jouxtaient une flaque miroitante où s'ébattaient des étourneaux. La femme tournait le dos à ce spectacle. Il avait attiré son attention tout à l'heure mais maintenant, c'était les deux hommes qui occupaient son esprit. Elle tentait de ne pas se trahir mais elle savait que les deux hommes se sentaient observés. Le rideau se referma entièrement avec un bruit de crécelle. Ensuite, le patron retira le crochet de la manivelle de l'anneau entraînant le rideau et il l'enfila dans celui qui commandait le pliage du vélum. Il continuait ainsi de manœuvrer dans l'indifférence. Il avait rassemblé les cendriers sur une table. Il regardait cette accumulation miroitante comme si elle l'hypnotisait. Il ne pensait plus à ses clients. La femme se demanda ce qui pouvait bien motiver cette lenteur. Les deux hommes, quand elle revint à eux, glissaient sur le trottoir d'en face, sous la galerie encore déserte à cette heure. Ils jetaient des regards furtifs dans les vitrines barreaudées. La femme se leva et se mit à marcher dans la même direction, sans changer de trottoir. Elle avait l'avantage du surplomb, un léger vertige qui l'empêchait de penser à autre chose.
Rentrée à l'hôtel qu'elle avait quitté avant l'aurore pour aller observer le lever du soleil sur les dunes, elle songea à se nourrir. Elle n'était pas la première, ce qui changeait ses habitudes. Elle était agitée maintenant. Elle salua les occupants de la table voisine avec une négligence qui les préoccupa. Ayant ôté son chapeau, elle secoua une épaisse chevelure d'argent que rien ne retenait. Le visage n'avait plus cette apparence de jeunesse. Elle connaissait les effets des vitraux de plastique qui ornaient la baie donnant sur le jardin. Une certaine dureté de caractère envahissait les yeux quand ils se remplissaient de cette lumière. Le petit miroir qu'elle tenait dans la main renvoyait sur les pommettes une lueur circulaire et assassine. Elle mouilla ses lèvres avec la langue, petite obscénité qui échappa à l'attention crispée de ses observateurs. Le châle tomba sur le dossier de la chaise avec un naturel qui par contre les émerveilla. Les seins bombés avaient reçu leur dose de fard mais la crevasse qui les séparait n'avait pas disparu sous ce travail de fourmi. Une servante apporta le plateau et la femme se mit à déjeuner sans se soucier de la petite nuance de vulgarité qui craquelait son masque.
Le matin était un bon moment à vivre seule ou en tout cas à l'écart des autres. Elle aimait quitter sa chambre pour s'enfoncer dans la demi-lumière du silence. Les aurores n'avaient pas encore révélé leur secret. Elle marchait sur le même dallage miroitant. Les oiseaux n'apparaissaient qu'aux premiers rayons. La terrasse du Papagayo éclairait encore la rue, halo de jaune et de rouge légèrement tremblant, les voix lui arrivaient à travers l'opacité des tamaris. On ne l'approchait pas. On avait l'habitude de cette visite des lieux. On évitait de croiser son regard. Elle allait jusqu'à la roseraie où elle disparaissait le temps de faire pipi dans le sable. L'endroit avait conservé son odeur d'animale chaleur. Les roseaux frémissaient alentour. Le scintillement commençait dans leurs feuilles tranquilles. Revenue en face du Papagayo, elle voyait les mouettes retomber d'un ciel où elles avaient disparu la veille et la flaque s'élargissait sous les coups de bec des étourneaux. Les noctambules profitaient de cette distraction pour s'évanouir presque tous ensemble. Il y avait toujours un couple pour s'attarder dans la chaleur décroissante des autres, rarement il s'agissait d'un homme et d'une femme. Elle finissait toujours par s'asseoir et attendre qu'il se passât quelque chose d'inattendu. Évidemment, il n'arrivait rien et elle suivait le couple jusqu'à la limite du quartier résidentiel où tout cela se déroulait avec une régularité de rendez-vous assez prévisible.
L'appartement était compliqué par un couloir cassé par deux angles têtus. Il lui arrivait de se perdre comme dans un dédale. Pourtant, les dimensions étaient trop précisément humaines. Elle partageait une terrasse ombragée avec un voisin timide qui se taisait quand elle surgissait en petite tenue. Le soir, elle préférait cet observatoire, sans doute à cause de ses jambes qui exigeaient des soins réguliers. Elle réservait cet effort aux premières heures du matin. Elle voyait le port et ses guirlandes grotesques, le jeu des phares environnant les mâts et les façades, le trou percé par la mer dans la nuit immobile, les montagnes descendant du même ciel, les rues agitées de reflets circulaires. Un massif de fleurs tombait sur elle, la plongeant dans une ombre au goût de terre et de pollen. Elle n'allumait pas la lampe et, si c'était le voisin qui l'allumait, elle gémissait comme un animal dérangé et il perdait du temps à retrouver l'interrupteur avant de retourner d'où il venait. Elle dormait mal, sans cesse terrifiée par des figures de la mort, ou de ce qu'elle croyait être la mort annonçant la plus terrible des douleurs. Elle avait un peu bu, lentement déçue par les arômes. Elle avait peut-être même commencé à rêver avant de s'endormir. Elle éteignait une autre lampe, plus discrète, presque secrète, que le voisin surveillait en transpirant. Il y avait l'odeur de cette sueur au milieu de la nuit, elle en était persuadée. Aussi fermait-elle la porte-fenêtre et tirait-elle les rideaux. Le ventilateur imposait alors son souffle de gueule.
Les mêmes précautions alimentaient les longues séances d'entretien de ce corps toujours exceptionnel. Le ventilateur secouait les odeurs de l'effort sous le nez de cette ancienne athlète que la durée nécessaire à l'entraînement de chaque muscle commençait à chagriner un peu. Elle était nue sur un tapis chatoyant, toute entière plongée dans la répétition opiniâtre des mouvements. La radio diffusait une conversation amusée par l'actualité, avec des interruptions consacrées à la chanson. Elle fredonnait ou marmonnait selon le cas. Une bouteille de gin, depuis dix ans sa compagne des moments de solitude, renvoyait son reflet carré dans un plateau appartenant au mobilier de l'hôtel. Chaque exercice se concluait par une légère succion du produit ainsi dédoublé. Le contenu du verre une fois absorbé, elle s'arrêtait pour souffler, penchée sur le même miroir. L'air de la chambre s'était alourdi par excès d'humidité. Elle entrecroisait les persiennes et se laissait de nouveau envahir par les bruits de la rue et de la place qui pullulait à l'équerre. Un peignoir finissait par envelopper ce corps en perdition. Les yeux étaient exorbités. Un autre verre, vite avalé celui-là, condamnait l'esprit au silence et elle se couchait jusqu'à midi. Seul un cauchemar pouvait la réveiller et c'était exactement ce qui arrivait, la cloche de l'église voisine devait avoir quelque influence sur cet autre exercice de l'imagination.
Le déjeuner lui était exceptionnellement servi à midi et demi. Comme elle se contentait d'une salade assaisonnée d'estragon et d'une viande froide, consentant à choisir son dessert dans une vitrine dont on l'avait progressivement rapprochée, elle n'avait pas provoqué l'agitation du personnel domestique réduit à cette heure à deux ou trois donzelles en tablier et coiffe de la veille. Elle buvait le contenu de sa gourde préparé en cuisine pendant qu'elle dormait et qui avait eu le temps de refroidir sur la glace. On s'émerveillait qu'elle fût aussi peu exigeante et on regrettait qu'elle se montrât si avare de confidence. Elle mentait chaque fois qu'elle ouvrait la bouche pour parler d'elle. On tournoyait autour, frôlant la sévérité du visage et la fantaisie des chemises. On admirait la broussaille de ses cheveux d'argent. Les joues étaient retenues par un artifice ainsi que la peau du cou dissimulée dans un foulard habilement dénoué. Elle avait enfilé un maillot de bain dont les baleines semblaient vouloir percer les moirés de la jupe. Ses pieds, intranquilles, reposaient l'un sur l'autre, révélant des chevilles grossières. Elle mangeait près d'une fenêtre entrouverte dont le rideau frémissait. Le vent ne s'était pas encore levé et elle en plaisantait. Le corps des jeunes filles lui inspirait quelquefois un commentaire obscur où l'on reconnaissait la jalousie, elle qui n'avait jamais eu l'occasion de ressentir ni d'exprimer aucune envie. Elle aurait pu paraître sereine sans cette crispation. Ayant achevé sa viande et repoussé sur le côté les restes de la salade, elle n'avait plus besoin de se lever pour désigner le dessert de son choix. Une soubrette en jupe courte ouvrait la porte vitrée, un instant visitée par le froid, et ses doigts rapides apportaient la coupe verglacée, son pied ayant refermé la porte légère soudain tremblante sous l'effet de l'aspiration. La cuiller surgissait du tablier, brillante comme une pierre, et l'ingurgitation de la glace commençait par la douleur liée à un kyste malin.
Elle écrivait. Le soir, sous la lampe d'un bureau, appuyé sur un carré de cuir rouge. Des lettres, longues parce qu'elle s'y expliquait.
Elle habitait l'hôtel depuis quelques années, presque sans interruption. Elle n'avait plus les moyens de s'éloigner. Cette distance était imposée par ce que ses jambes pouvaient encore supporter. Un taxi la ruinait pour plusieurs jours. Elle n'avait plus de bijoux à donner en garantie, son seul diamant était enfermé dans le coffre-fort de l'hôtel et elle n'en avait pas la clé. Elle tenait ses comptes dans un carnet voisin de ses écrits, le consultant chaque fois qu'une promesse était sur le point de couler de sa plume. L'argent pouvait l'angoisser jusqu'à la douleur. C'était un personnage de comédie et non pas un héros, aussi son imagination ne lui était d'aucun secours quand elle était à la recherche d'une solution à un problème mettant en danger la monotonie de son existence. Elle n'empruntait plus depuis que la mauvaise humeur d'un créancier l'avait amenée à s'expliquer devant un juge. Elle préférait les privations, les renoncements. Le temps se précipitait dans ces brèches. Elle avait remis son testament à une direction de l'hôtel un peu médusée par la procédure. Elle possédait encore un véhicule en panne mais dont le coût des réparations était raisonnable. On pouvait admirer cette antiquité dans le garage de l'hôtel, sous les eucalyptus. En été, le pollen la recouvrait presque entièrement. Elle n'avait pas vendu une console au miroir fendu, ni le cousoir dont le dessus montrait les traces d'un jeu d'échec. Un tableau, paysage à la tour dressée dans des feuillages mélangés à un ciel lourd, avec un pré peuplé de moutons et d'un chien noir, était accroché au mur entre deux rideaux. Son étui à cigarettes avait une certaine valeur ainsi que le stylo avec lequel elle n'écrivait plus. Une petite somme d'argent demeurait à l'abri de ses désirs au fond d'un ancien coffret à bijoux. Elle conservait la clé de la maison de Castelpu sans bien se rappeler si elle en était encore la propriétaire. Les photographies n'avaient plus de valeur. Elle n'ouvrait jamais la cantine recouverte aujourd'hui d'un petit tapis emprunté au couloir, défaut jamais rectifié par le personnel sans doute sur l'instance de la direction qui ne cachait pas éprouver pour cette dame une certaine sympathie. Elle avait aussi changé l'aspect d'une salle de bain en y substituant le porte-savon qui manquait à sa baignoire. Elle pensait ne jamais s'en aller sans avoir gravé son nom dans le plastique des vitraux de la salle à manger. Elle possédait un petit couteau pointu pour les circonstances d'un départ qu'il fallait bien envisager maintenant que ses jours étaient comptés.
Il y avait deux plages.
L'une s'étendait de l'autre côté de la rue entre deux digues où jouaient des pêcheurs chapeautés jusqu'aux épaules. Des voiliers fendaient l'air bleuté au-dessus des vagues. Un phare emmailloté de rouge et de blanc promenait le soir un faisceau d'argent sur cette circularité construite sur l'artifice du bonheur et de l'utilité. Une langue de sable rouge était réservée à l'hôtel. On s'y trouvait le plus souvent à l'ombre, la lumière dépendant de la présence d'un vieux cargo lituanien ou polonais articulant des grues rouillées derrière la digue peuplée d'enfants criards. La poussière de gypse se déposait en dentelles sur le sable. Des épaves étaient examinées par de vieux hommes en pantalons roulés jusqu'à mi-mollet. On sentait leur haleine empestée par l'usage du cigare dont les mégots voisinaient avec les bouchons et autres déchets de la tranquillité relative qui accompagne les villégiatures au lieu de les conditionner. Marquée pour la journée par une tache de goudron qui se superposait aux motifs de son une-pièce, elle se promenait au bord de l'eau, dépassant quelquefois les limites de la plage pour s'aventurer dans le port commercial, de l'autre elle arpentait une surface rugueuse où de joyeux compagnons dénichaient des coquillages comestibles. L'aventure avait un goût de ferraille, l'arpentage des relents de cambouis. Son parasol était finalement emporté par un coup de vent et poursuivi par des hommes musclés qui à distance l'avaient prise pour une femme de leur âge. Engoncée dans son maillot fleuri, elle portait un foulard pour réduire la masse de ses cheveux. Le nœud s'achevait autour du cou, dissimulant une cicatrice. Elle revenait en sautillant dans les vaguelettes, éclaboussant des enfants occupés à construire de l'éphémère.
Elle aimait s'approcher des hommes. Elle avait conservé sa grâce d'athlète en marche vers le podium. Elle ne les décevait pas malgré l'instant de doute provoqué par son apparition. Elle montrait en riant la tache de goudron découverte au passage par un enfant intrigué par ses propres soucis de comparaison. On émettait des recettes avec la conviction que c'était un bon moyen de commencer une conversation qui tournerait au dialogue. Elle s'asseyait dans le sable et le parasol, déployé comme une voilure d'oiseau, la plongeait d'un coup dans une ombre où elle frissonnait. Finalement renvoyée à sa solitude, elle pliait bagages et décidait de ne plus remettre ses pieds sur cette plage commode.
C'était se préparer à revenir sur l'autre plage, peu distante de l'hôtel mais à l'abri des regards derrière un bois d'eucalyptus traversé de mouettes rapides et bruyantes. On y découvrait des beautés exigeantes. Le soleil harcelait cette bande de sable moins rouge que le gypse ne dénaturait pas. On apercevait bien les grues des grands cargos mais sans en entendre les grincements animaux. Les façades des hôtels renvoyaient une lumière agitée de reflets de verre. L'odeur entêtante des eucalyptus conduisait le plaisir dans la stricte observation des corps nus se croisant au-dessus de l'eau. Elle était couchée sur le côté, toujours contrainte par son une-pièce, un livre ouvert sous le sein, regardant à travers des lunettes à monture dorée que personne ne pouvait ignorer. On était d'abord attiré par ce miroitement puis saisi par l'immobilité du corps plié à l'équerre, ensuite l'impatience de la main jouant avec le sable donnait un sens à ce personnage qu'elle voulait être avant de paraître humaine. Les corps multipliaient les signaux. Elle s'exposait au soleil sans crainte d'aggraver son mal. Le chapeau gisait comme un mort sous le parasol. Les voix creusaient cette profondeur, répercutées par les rochers distants d'une bonne cinquantaine de mètres. On applaudissait des nageurs papillon, petite compétition répétée tout au long de cette journée interminable. Elle se redressait pour les apercevoir debout et agités sur la roche noire survolée par des mouettes attentives. Son cœur battait la chamade. Les pêcheurs de la digue, tous orientés vers les eaux moirées du canal, se retournaient aux ovations, retenant d'une main des chapeaux taquinés par le vent. Elle montrait des dents soignées, les lèvres s'étiraient sans disparaître dans le blanc de l'effort. Le livre s'était refermé, emprisonnant une poignée de sable dont elle évaluerait la teneur en le rouvrant dans son lit. Le chapitre enfin terminé, elle éteignait.
Si le temps vidait la plage de ses contenus narratifs, elle passait son temps sur la terrasse du Papagayo, s'étant promis de ne jamais y passer la nuit. La pluie assourdissait sous le vélum. Elle fumait un peu, négligeant d'aspirer toute la fumée rendue possible par cette combustion. Le même livre jouxtait le verre. Elle regardait à travers une bâche transparente où défilaient des voitures aux phares allumés. De rares piétons coupaient cette monotonie. Elle avait remplacé le chapeau par un imperméable qui ne protégeait pas ses jambes. Elle frissonnait encore. Elle avait couru sous la pluie elle aussi. Le papier à lettres, attaché à son écritoire de carton, avait quelque peu souffert du voyage. Le stylo avait coulé. Elle n'achèverait jamais cette lettre entreprise au début de l'été. Elle la relisait aussi lentement que son impatience le permettait. Le texte était troué. Une dentelle de mots, c'était trop demander. Il fallait que le texte fût imperméable, qu'une flaque pût s'y former comme un avertissement que plus rien désormais ne franchirait ce territoire sans se transformer en eau dérisoire. Il eût été plus facile, plus commode d'exprimer de l'amour. Il n'était plus question de bonheur. L'été allait encore s'achever au beau milieu d'une impossibilité d'exprimer ce qu'il était maintenant urgent de partager. La mort devenait abstraite parce que la vie, sur son déclin, n'aboutissait pas. Dévissant le capuchon du stylo aussi lentement que le lui permettait le rythme imposé par la pluie, elle considérait la page blanche pour s'inquiéter de sa blancheur de page épargnée par les pénétrations de la pluie. À part les effluves du gingembre, les voix continuaient de la harceler. Rien ne contenait la substance du texte. Il fallait se résoudre à tout inventer. Et le destinataire de la lettre avait sur elle ce pouvoir de la condamner à une vérité sans partage. Il avait failli, plus d'une fois au cours de cette vie finalement trop longue, devenir le bourreau de son cœur quand celui-ci n'était plus à la mesure de son ambition en matière d'amour.
Dix bonnes minutes s'étaient écoulées depuis que les derniers convives avaient quitté la salle à manger pour se diriger vers la plage où les parasols commençaient à peine à s'ouvrir. La femme achevait elle-même le contenu d'une tasse tenue du bout des doigts. Deux jours manquaient à l'achèvement de la saison. Ensuite on ne verrait plus que le personnel occupé à ranger les attributs de l'hospitalité dans les grandes armoires qui bornaient les couloirs. Puis les employés s'en iraient eux aussi et les ouvriers empliraient l'espace du bruit de leurs outils et de leurs voix s'interpellant. Une fois les ouvriers disparus, quelques gestionnaires affairés tourneraient en rond dans les pièces désertées, abattus et véloces, tournoyant comme des insectes dans l'air saturé de peinture, de vernis et de détergent. Enfin l'hôtel se viderait complètement, on fermerait à clé la salle à manger et ses dépendances, l'odeur des cuisines mettrait du temps à s'effacer, les objets trouvés seraient alignés sur l'épaulement qui sert d'ordinaire à poser les lampes des soirées dansantes, le hall serait plongé dans une demi-obscurité, le dallage ne serait illuminé que par la porte d'entrée, les baies étant fermées jusqu'au printemps prochain. L'ascenseur serait mis en panne par mesure d'économie. L'année dernière encore, il y avait trois appartements d'occupés. On se croisait avec courtoisie. Un vieux couple n'est plus revenu dès le début de l'été. L'autre appartement avait été occupé par une dame décédée au printemps. La femme prévoyait donc de passer l'hiver toute seule dans cette énorme structure, craignant qu'on ne l'invitât à aller hiberner dans un établissement plus prospère. Elle eût été franchement incommodée par une pareille décision. En quelques années d'occupation pacifique, son appartement s'était habitué à ses caprices. À part les trois voisins que le sort lui enlevait, elle perdait aussi le portier, mis à la retraite et remplacé par un portier automatique. Le directeur de l'hôtel lui-même en avait enseigné le fonctionnement à cette dame dont on connaissait généralement la biographie. Elle avait noté le code dans un angle de sa carte d'identité malgré l'interdiction psalmodiée par le directeur qui devait bien se douter cependant que cette mémoire avait perdu de son acuité. Le directeur aimait bien sa débitrice et il lui promettait de nouveaux voisins. Ses yeux étaient cernés par la couleur des mauvaises affaires mais sa bouche n'avait pas réclamé les sommes dues. D'ailleurs le diamant demeurait dans le coffre-fort auquel il avait accès par une autre porte. Elle ne s'inquiétait plus. Elle avait commencé à raconter l'histoire du diamant mais le téléphone avait interrompu la conversation et ensuite l'esprit du directeur avait été occupé à autre chose. Comme elle s'était absentée une semaine au printemps et que la vieille dame était morte entre temps, le directeur avait commencé à se renseigner sur cet épisode obscur de la vie de son hôtesse mais le diamant avait à ce moment pris une telle importance qu'il avait renoncé à satisfaire sa curiosité. Les conversations sont imprévisibles et cela déplaisait à la femme qui n'aimait pas perdre son temps à s'imposer au lieu de se laisser lentement dévorer par l'appétit de ses rares interlocuteurs. Elle s'était absentée pour se faire opérer mais le chirurgien avait abandonné cette idée à l'examen des radiographies. Elle était revenue au bout d'une semaine et personne n'avait remarqué le changement qui agissait maintenant sur elle pour lui inspirer au moins une rencontre. Pas facile de résumer ce temps. Les cerisiers étaient en fleurs. Elle avait pris le train. Elle avait vu les cerisiers sur les pentes traversées de chemins. Il avait fait beau toute la semaine. Elle avait appris sa condamnation le jeudi et elle s'était demandé si c'était bien le jour de la condamnation. Le chirurgien se lavait les mains dans un petit évier où ses mains paraissaient énormes. En rentrant elle avait vu le catafalque vide dans l'allée et elle s'était demandé à quoi pouvait servir ce genre de tréteau. Une camionnette grise était venue chercher cette question demeurée sans réponse jusqu'au soir où le couple fut rencontré à l'occasion d'une promenade digestive. Elle n'avait rien dit à ce couple bavard que l'été allait bientôt emporter. Rien ne les remplaçait mais l'arrivée des vacanciers avait provoqué un triste désir de trouver parmi eux l'esprit nécessaire à la confidence. Elle n'avait pas vraiment cherché, ce qui expliquait sans doute son échec. Une fois le directeur exclu de sa solitude, elle se retrouva seule et désœuvrée dans l'espace limité qui lui était réservé au beau milieu d'une espèce d'immensité dépeuplée.
Elle n'avait peut-être parlé à personne mais elle avait au moins écrit la lettre. Ayant rassemblé les brouillons pour les détruire, elle passa encore du temps à les relire sans toutefois en retrouver l'ordre. Elle prenait le temps de défroisser, de recomposer, de déchiffrer, de reconsidérer, de regretter. La lettre fut mise au propre et expédiée. Il ne restait plus qu'à attendre. L'automne n'était pas loin. Le Papagayo avait fermé ses portes de roseaux. La plage du Ponant était envahie de détritus et les bateaux semblaient plus proches, vautrés dans une eau grise qui clapotait sous leurs flancs. Celle du Levant recevait encore les visites de nudistes tremblants. On voyait leurs blanches nudités à travers les feuillages tombés sur les sentiers. Accroupie au pied des dunes, la femme urinait en regardant les mouettes dans le ciel. Elle pensait de plus en plus facilement à sa mort. Cette facilité la consternait. La mort abstraite, impossible à personnifier, innommable. Elle continuait par des chemins qui l'éloignaient de la mer. Les pins remplaçaient les eucalyptus, puis la broussaille n'en finissait plus et elle se perdait aux alentours d'une ruine. Elle savait bien qu'elle était à la recherche d'un endroit pour mourir. Peu importait l'avenir de ce corps où l'esprit n'avait pas trouvé le bonheur. Puis l'angoisse revenait et elle éprouvait ce désir douloureux d'aller à la rencontre de sa boîte aux lettres.
*
Il ne s'annonça pas. Un taxi le déposa à l'entrée de la promenade déserte. Le chauffeur lui montra la façade de l'hôtel. L'absence de vitrages donnait à cet écran jaune et gris des airs de mélancolie. Deux feuillages touffus l'enserraient. On distinguait les guirlandes de lampions et l'arc de pacotille dressé à l'entrée du garage. Une ombre impénétrable en couvrait la surface. Le taxi démarra dans un nuage de poussière. Il le regarda bifurquer au bout de la promenade. Le chauffeur avait haussé les épaules deux fois : la première quand il lui avait demandé de l'emmener à l'hôtel, comme si cette destination l'importunait ; la deuxième quand il lui avait ordonné de s'arrêter avant l'hôtel, devant des cafés fermés aux portes couvertes d'affiches déchirées. Le chauffeur l'avait observé chaque fois comme pour mesurer la portée de son offense mais l'homme ne l'avait pas regardé, il semblait incapable du moindre mouvement d'humeur tant le but de son voyage était proche et sur le point de lui en révéler toute la signification. Maintenant il marchait sans quitter des yeux la façade de plus en plus mélancolique. Les persiennes apparurent, puis les grilles des balcons, les plantes retombant des appuis, les petits drapeaux immobiles jetant des éclats dans la lumière croissante. Il était seul. Un cargo émettait des bruits de torsion. Les grues étaient inactives, obliques sur le pont refermé et sur le quai quelques chiens maraudaient. Si elle était à la fenêtre, elle ne pouvait pas ne pas le voir. Il la rencontrerait peut-être en descendant sur la plage. Elle aimait s'endormir dans cet improviste à mi-chemin entre la civilisation et l'immensité. Il scruta le sable noir à cette heure. Se retournant, il mesura le contre-jour, orange éclatant rayé d'un vert de vitrail. Il aperçut les pêcheurs hâlant une barque sur la plage. Les grincements du treuil se précisèrent. Il n'entendait pas les voix. La côte rocheuse déclinait lentement vers un horizon embrasé. Il songea à une visée dans ces conditions. Dans sa lettre, reçue une semaine plus tôt après un périple de plusieurs mois, elle n'expliquait rien. Elle se contentait d'exprimer il ne savait quelle noire anxiété qui avait encore de l'influence sur lui. Il s'était acquitté deux jours plus tard d'un sombre travail, s'était planqué où il avait prévu d'attendre, toujours un peu inquiet d'avoir laissé des traces, réfléchissant sans arrêt aux conditions d'une meilleure exécution de ce sale travail. Comme il avait emporté la lettre, il la relisait de temps en temps, ratatiné sous une lampe discrète. Le nettoyage de l'arme l'entretenait plus docilement. Comme après chaque exploit, il mangeait peu et maigrissait vite. Il dormait à la surface du rêve, ne pénétrant jamais dans l'illusion. Son billet d'avion prévoyait une destination lointaine cette fois et le plus long séjour de sa carrière de tueur.
Il se décida à gagner l'hôtel. En arrivant sur la terrasse, après avoir franchi l'escalier, il avisa la porte fermée et se mit aussitôt à la recherche du portier. Le bouton une fois pressé, il recula pour toiser la façade aveugle. Une voix nasillarde l'interrogeait sans obtenir de réponse. Il attendait qu'elle apparût au balcon. Son regard se promenait tranquillement sur la façade. Il entendit le volet. Elle parut tomber sur lui. Ce n'était qu'un effet du vertige mais il crut naïvement à une réalité et il faillit perdre connaissance. Cet exercice de la perspective ne lui réussissait jamais. Il ôta son chapeau. Elle disparut aussitôt et il se rapprocha de la porte. Elle arriverait dans son reflet, comme de nulle part se créant lentement pour le rejoindre et ne l'atteignant qu'au prix de la disparition de cette image inexacte de lui-même. Ils n'avaient pas eu d'enfance pour épuiser ces jeux mais il jouait peut-être sans elle.
Elle le reçut dans son intimité. Le lit était ouvert, révélant des pliures de draps auxquelles il s'efforçait de ne pas donner un sens. Elle lui servit tout de suite le whiskey rituel. Il la regarda piquer la glace sur une petite table ébranlée par l'effort. Elle luttait fébrilement contre les effets de la surprise qu'il venait de lui faire, demi-surprise, précisa-t-il, si l'on tenait compte qu'elle l'attendait ou au moins se doutait qu'il ne laisserait pas sa lettre sans réponse. Non, elle n'avait jamais douté de lui. D'ailleurs, il était le seul à qui elle s'était adressée. Elle avait un tas d'amis susceptibles de la comprendre s'il s'agissait d'ennuis d'argent ou de problèmes de solitude ou de mal d'amour. Jamais elle ne se serait permise de le déranger pour une broutille. Il avala son verre en se demandant ce qui pouvait être si grave. Il avait l'habitude de la mort mais comme il profitait toujours d'un moment d'inattention scrupuleusement guetté chez sa victime, il n'avait aucune idée des rapports qu'une femme, qu'il admirait jusqu'à l'aimer, pouvait entretenir avec une idée aussi complexe et inévitable que la mort. Elle le poussa sur la terrasse et lui parla de son voisin curieux qui sentait la sueur. Il l'écouta sans poser de questions. Il se reprochait de souhaiter être ailleurs, ne prenant pas le temps d'approfondir avec elle les menus détails de sa vie quotidienne. Il se mit à saliver abondamment quand elle lui demanda, n'ayant rien achevé de ce qu'elle avait commencé à décrire, de parler de lui. Il inspira presque violemment l'air instable où elle exerçait une influence faussée par les parfums. Il était de nouveau la proie d'un vertige. La présence de cette femme exceptionnelle avait changé sa vie. En un éclair, il était capable d'envisager ce qu'aurait été cette vie si elle lui avait appartenu. Elle épiait une lueur différente au fond de ce regard fuyant. Il se contenta d'un silence obstiné.
Il passa la nuit dans le sofa. Le vent s'était levé une heure avant le coucher du soleil. Ils avaient passé la journée ensemble, sans se toucher et ne se regardant qu'à la sauvette. Un repas pris dans une gargote les grisa un peu.
C'était elle surtout qui parlait, d'elle, de l'autre qui était mort pendant qu'elle voyageait, elle avait reçu une lettre de la direction de l'hospice et elle n'y avait pas répondu. Ils avaient inhumé le corps provisoirement dans le caveau prévu à cet effet, comme le précisait la lettre. C'était donc ça, la mort, cet empressement conséquence de la confrontation avec la décomposition des chairs et la certitude que l'âme n'a plus d'existence terrestre. Elle avait pleuré sur une plage semblable à celle-ci, le port, le bateau ventru et rouillé, les digues bleues, les lames blanches coupant les accumulations de rochers. Elle s'était prise à rêver soudain qu'une autre vie l'attendait une fois le chagrin éteint et l'esprit reposé de tant de tourment. Elle s'était divertie pendant un laps de temps difficile à mesurer maintenant que le temps s'en prenait aussi à sa mémoire. Elle avait des souvenirs de plaisirs à défaut de ce bonheur tant promis quand elle vivait avec lui les prémices de leur amour. Le voyage dura des années.
Elle revint au Bois-Gentil plus d'un an après la mort de celui qu'elle appelait maintenant le malheureux. On avait retiré la dépouille du caveau provisoire pour l'enterrer avec les curés de la paroisse dans un coin ombragé du cimetière. La muraille s'élevait derrière les cyprès, surplombant un chemin que des femmes en noir empruntaient pour se rendre à l'église. La croix était coulée dans un ciment déjà couvert de lichens et d'insectes pressés. La terre était soigneusement ratissée. Un pot de terre rouge contenait des fleurs des champs. Elle s'agenouilla pour la première fois sur le seuil herbu de cette demeure. Elle sembla emportée par les raisonnements d'une prière. On l'observait. Ensuite on lui indiqua l'adresse du lapidaire et elle commanda une dalle modeste qui s'enfonça un peu d'un côté pendant l'hiver. Quelques années plus tard, elle se rompit en son milieu et elle y vit un mauvais présage. Fermant la porte du Bois-Gentil précipitamment après cette révélation, elle augmenta les distances jusqu'à l'oubli. Elle sut à quel point il est agréable d'oublier ce qu'on a réellement ressenti. Le souvenir ne s'embarrassait plus des sentiments.
Chaque automne, elle envoyait à l'hospice un mandat portant une petite somme destinée aux fleurs de la tombe. On avait acheté des fleurs en céramique. Le soleil de l'été suivant s'acharna à en délaver les naïves couleurs. On avait tassé la terre et les parties de la dalle jointaient parfaitement quand elle rentra du plus long de ses voyages. Le Bois-Gentil sentait le moisi. Du salpêtre poussait sur les murs du rez-de-chaussée. Les analogies avec les choses de la tombe la tourmentèrent pendant toute la durée de ce séjour conçu d'abord comme un moment de repos avant le prochain périple. Sommeil troublé, appétit réduit au nécessaire, désir incertain, le temps à la pluie et les nuits aux orages, la mémoire sidérée par la blancheur du papier, l'esprit ne comprenant plus rien aux enjeux du futur, ce séjour la détruisait mais des obligations la retinrent bien au-delà du temps prévu. Elle ressentit pour la première fois le poids du passé. Comme la dalle se séparait de nouveau, on vint la chercher pour prendre une décision. Un ouvrage de maçonnerie s'imposait. Elle regarda le plan, tentant de mesurer le degré de réalité de ce qu'on lui demandait de vivre maintenant par rapport à un être depuis longtemps disparu. On crut qu'elle lésinait. L'eau des murailles s'ajoutait à la croissance imprévisible des racines. Elle choisit finalement le modèle à petit périmètre d'une grille en fer forgé selon une ancienne tradition. La croix de ciment fut remplacée par une autre du même fer. On la félicita. Le voyage suivant fut une déception à cause d'une aventure sentimentale.
Le séjour qui suivit au Bois-Gentil dura presque une année. Elle eut le temps cette fois de s'imprégner des coutumes. Des hommes la courtisaient aux foires mais ce fut un autre, moins tenace, qu'elle choisit de démolir en public. Le pauvre se suicida pour d'autres raisons. On la plaignit. Elle eut une cour strictement féminine. On jasait sous le porche et aux fenêtres du Bois-Gentil. Elle emportait les suffrages. On songea à elle pour les élections municipales. Le second volume de ses mémoires de voyageuse obtint un prix de portée nationale. On voulut l'honorer. Au beau milieu d'un discours, elle augmenta une parenthèse ouverte sur les voyages et elle ne la referma plus. Sa carrière politique demeura sans la conclusion qu'on attendait d'elle. La vie s'accélérait. Elle eut peur. La maladie, l'accident, la vieillesse, autant de sujets de réflexion qui en firent un personnage absent des conversations. On entra plus docilement dans la maison du Bois-Gentil. On opta pour une mélancolie dérisoire, on entendait par là qu'elle ne pouvait pas durer et on surveilla le retour de ce voyage intérieur. Elle disparut. S'agissait-il d'un voyage ? Avait-elle prévenu quelqu'un qui se taisait ? On interrogea durement ses amis les plus intimes, ce qui donna lieu à un déballage de confidences honteuses. On la condamna en son absence. Les feuilles de l'automne ne furent pas balayées sur la tombe. On ne fit rien quand un fardier bouscula un des piliers du portail du Bois-Gentil et l'herbe poussa dans l'allée à travers le portail couché à l'oblique tant que durerait l'intégrité de la ferrure qui le retenait encore à l'autre pilier. Elle franchissait une mer ou un océan chaque mois. L'argent manquait. Elle proposait ses services à des éditeurs fatigués par la conjoncture. Le troisième volume était un journal. Elle n'avait pas cessé de l'écrire depuis. Combien d'années cela représentait-il aux yeux de quelqu'un dont elle n'avait plus eu de nouvelles depuis ce temps.
Souviens-toi. Vous vous croisâtes en Arabie. L'air était rose. Il pleuvait dans cet air, très haut au-dessus de vos deux corps en attente. Sa voix vous envahissait mais vous ne lui reprochiez pas l'abondance d'informations. Vous veniez de la posséder pour la première fois. N'était-il pas mort avec une autre idée de vous-même ?
Elle vous raconta à quel point il vous avait haï quand elle lui avait fait croire que vous étiez son amant. Au seuil de la mort, il avait évoqué votre possibilité. Tout son être s'était effondré avec l'idée qu'elle vous avait préféré à la fille de l'aubergiste. Il y avait du monde autour de son lit mortuaire. On aurait choisi pour lui une mort tranquille au fond de la nuit. On savait s'y prendre avec cette sorte de mort qu'on découvre au matin dans la demi-lumière des persiennes. Il s'éteignait comme un feu qu'on a renoncé à alimenter. Elle savait pour le genre de mort qui l'attendait. Elle connaissait cette agonie interminable. Elle pensait à voyager au péril de sa vie, prenant mille précautions pour que ça n'arrive pas, aussi la perspective d'une mort agitée au fin fond d'un terroir où elle avait ses racines, n'effleurait son esprit que dans les moments de cafard et il apparaissait en conquérant de sa sexualité de géante. Il ameuta le personnel de l'hospice pendant plus d'une semaine. Un compagnon fidèle, qui craignait lui aussi de mourir pendant cet hiver particulièrement rigoureux, assistait en spectateur fasciné au brusque déclin de ce corps incapable de se voir ni de s'entendre. On communiquait par attouchements, ne connaissant pas le code établi, et les erreurs produisaient immanquablement des réactions proportionnées selon une échelle croissante comme le compte des jours s'amenuisait. Elle savait cela par ouï-dire. Le premier rapport ne faisait état que d'une agonie qu'on pouvait qualifier de longue maintenant qu'elle avait duré car au début on n'avait pas su qu'on avait affaire à la mort. On lui expliqua à quel point il est difficile de reconnaître la mort quand elle se déguise. Ils ne disaient pas ce qui les avait fait penser à un masque et elle les soupçonna de cruauté. Le compagnon avait refusé de parler, donnant l'impression qu'il cachait quelque chose de compromettant pour la direction de l'hospice toujours capable de représailles en cas de trahison. Elle considéra cet homme détruit avec pitié, ne doutant pas que son imagination ne lui inspirait rien d'autre que la réalité. Elle n'insista pas, ni auprès de la direction représentée par une femme-hibou, ni chez le compagnon qui lui fermait doucement au nez la porte de sa dernière chambre. Ce fut un peu plus tard que les voix se proposèrent de l'informer. Il ne s'agissait que d'une version plus proche du vrai que celle proposée officiellement. On papotait en sourdine, conscient de l'importance du texte. La femme ne discutait pas les points de détails pourtant contradictoires. Elle sembla avide de profondeur, aussi s'appliqua-t-on à la nourrir de vraisemblances. Comment avait-on appris pour l'ami d'enfance ? Il avait dû en parler avec son compagnon et celui-ci, c'était tout ce qu'il avait à se reprocher, en avait proposé l'existence à un auditoire friand de complications mélodramatiques. Pour la fille de l'aubergiste, on avait dû sans doute compter avec l'aubergiste elle-même, quoiqu'il ne fût pas absurde de penser que la fille était assez déçue pour chercher à se venger de cette manière idiote. La voyageuse rencontra l'aubergiste dans la rue. Elles hésitèrent. Elles étaient toutes les deux vêtues de noir, l'une parce qu'elle portait le deuil, l'autre par goût de l'insolite. Puis l'aubergiste s'excusa pour l'inhumation comme si elle avait participé aux chicanes. La voyageuse ne voulait pas entendre les excuses de quelqu'un qui ne lui semblait pas complice des faits que seule sa propre négligence expliquait. On se dirigea vers le restaurant fermé à cette heure et on ouvrit la porte enfouie sous la cascade de lierre. La femme connaissait cette porte. Elle passa la première, effrayée comme toujours par le bruissement des abeilles. Une fois installées autour d'une table où trônait une cruche et deux verres, elles emmêlèrent leurs récits. Elles ne parlèrent pas de la fille ce jour-là, peut-être parce qu'elle ne parut pas au milieu de la conversation. Elle trouva la fille deux jours plus tard près du lavoir où elle avait déplacé la marelle, jouant avec le dallage à peine souligné de craie. La fille savait presque tout de la mort de l'écrivain. Elle avait même inventé les détails les plus significatifs de la douleur mentale. Elle avait grandi dans cet effort d'interprétation. Elle n'avait plus l'âge de jouer, ce qui expliquait à la fois le déplacement de la marelle et la discrétion de son tracé. Elle était souvent seule et elle en profitait pour imaginer le voyage qui n'avait pas eu lieu. Était-il temps de lui expliquer pourquoi ? Ou bien avait-elle voyagé et avait-elle tout oublié ? La femme de l'écrivain, écrivaine elle-même, commença à mesurer toute l'importance de ce qui venait de se passer à son insu. Elle savait maintenant qu'elle pouvait choisir entre le récit d'un voyage qui en passionnerait plus d'un et la reproduction fidèle de ce qu'elle était en train de découvrir sur le sens véritable de son absence.
Était-il mort d'ailleurs quand vous la possédâtes ? Elle vous racontait les conséquences imprévisibles et fascinantes d'une mort nécessaire. Reluquant les effets de ce corps démesuré sur la géométrie circulaire de l'oasis, vous n'aviez pas un seul instant ressenti le désir de la croire. Vous ne l'aimiez donc pas. Vous veniez de posséder un instant de bonheur relatif à votre jalousie. L'enfance vous étreignait pendant que vous jouissiez d'elle et vous preniez plaisir à croire ou à penser qu'elle se donnait dans le seul but de vous appartenir. Puis le corps, souple et nu, s'est éloigné de vous pour aller se jeter dans l'eau trouble où le bétail se regardait, selon votre vision de peintre frustré à la fois par le talent de votre père et par les évènements nationaux. Vous avez peint mentalement ce miroir où elle entrait sans hésiter, les bêtes étaient fascinées par leur propre image. Nu vous aussi, tourmenté par le soleil filtrant les palmes, vous préfériez le sable comme surface. Son impénétrabilité vous sidérait encore après tant de temps passé à le parcourir pour échapper à vos poursuivants. On en voulait à votre peau comme si vous vendiez la leur pour le prix d'une nation. Elle revenait pour se faire encore aimer et vous étiez fier de posséder aussi ce pouvoir sur le corps de la femme, fût-elle géante.
Elle vous parla d'abord du compagnon avec lequel il lui fallait compter puisqu'il était le témoin des derniers instants. Le repas était achevé. Vous étiez en train de penser aux jours heureux passés à voyager avec son corps (souvenez-vous : ...fût-elle géante, avait dit votre esprit et vous ne parveniez pas à imaginer la femme dans une autre démesure). Elle avait rassemblé à la place de son assiette son mouchoir, l'écrin de tabac et une épingle à cheveux. Vous revoyiez ce corps dans sa splendeur passée. Mais elle évoquait une autre histoire, ne vous laissant pas ce temps nécessaire à la reconstruction. Elle vous étouffait déjà.
À distance, le compagnon avait l'air d'être une femme. Il allait en pantalon bouffant et en chemise rentrée à la ceinture. Seule la pipe lui imposait des gestes masculins. De longs cheveux coulaient sur le col. Le bulbe des oreilles portait la trace d'anciennes boucles. Au ras du cou, un collier de petits coquillages rappelait peut-être la permanence d'une intimité avec la mer. Les doigts traçaient les volutes de la conversation. La canne, toujours à portée de main, semblait exclue de cette présence, elle reposait oblique contre une verticale proche. Il fut le premier à vous accueillir et de sa part vous saviez d'avance que c'était en toute sincérité. Il affectait une tristesse tranquille comme s'il s'agissait pour lui de vous maintenir à la surface des faits. Vous arriviez en habits de voyage, mal fardée, ralentie par le poids d'un bagage à main, votre chapeau avait subi les outrages d'un soleil lointain. Il vous invita à vous reposer sur la galerie déserte parce qu'on vous attendait. Vous ne voyiez pas ceux qui vous regardaient dans les jours. Il glissa la chaise de fer sous vos fesses et vous vous sentîtes à l'aise avec cet être dont vous n'arriviez pas, malgré de visibles efforts, à déterminer le sexe. Vous commençâtes par remercier. Il secouait la main pour tempérer votre chaleur. Vous utilisiez les mots choisis par d'autres dans des circonstances semblables. Vous n'en finissiez pas. Sur un ton d'aimable impatience, il interrompit votre flot d'identifications. Il se leva même pour vous donner le bras. On oublia la canne contre le pied de la table. Quelques gouttes de pluie alimentèrent une conversation parallèle qu'on dut achever sur le seuil de la chambre où il avait vécu. Il ouvrit une porte que vous qualifiâtes de muette au moment où votre interlocuteur, toujours occupé à vous revoir en nymphe au milieu du troupeau médusé, s'intéressait à votre habitude du tabac. L'écrin se déplaça sous l'effort contenu d'un doigt habitué à la douceur. Revenant à la porte qui s'ouvrait sur une chambre vidée de son contenu, vous vouliez évoquer l'angoisse naissante, la petite bouffée de chaleur, mais votre invité continuait de vous voir nue comme vous aviez su l'être pour lui à la surface d'un paysage inoubliable bien qu'un peu trop convenu à votre goût. Après la visite sommaire de la chambre qui avait surtout consisté à regarder le point de vue imposé par la fenêtre, le compagnon des derniers jours vous invita à patienter encore en attendant le retour de la directrice qui était « en visite ». Votre interlocuteur, manipulant le petit écrin contenant les dix pincées de tabac dont vous vous enivriez chaque jour en ces temps de désuétude, ne semblait pas partager votre attente. Le repas avait été presque silencieux et vous aviez deviné les préoccupations de cet homme dangereux extrait à la fois du passé et d'un présent que vous redoutiez toujours. Aucune question n'effleurait ses blanches lèvres. Pourtant, cette attente avait commencé à vous détruire. Ce fut des années plus tard que vous y pensâtes sans vous le reprocher. Vous saviez à quel point on pouvait vous rendre coupable. Le compagnon produisait sur vous l'impression d'un lien nécessaire entre vous et la mort que vous étiez venue résoudre une bonne fois pour toutes. Il dépensait ce temps pour vous épargner cette destruction. On s'immobilisa devant les paons, on s'arrêta sur un pont japonais, au-dessus d'une eau étirant des algues brunes visitées par des poissons bleus et or, sous les peupliers on craignit encore l'averse et on courut s'abriter sous l'auvent d'une chapelle qui sentait la moisissure et le salpêtre. Pourquoi votre interlocuteur, auditeur insaisissable, ouvrit-il l'écrin ? Vous saisîtes une pincée et l'aspirâtes goulûment. Votre visage se colora. Vos yeux larmoyaient. Vous alliez éternuer. La prise était trop forte. Que mélangiez-vous à la poudre de tabac ? Votre douleur physique était-elle à ce point insupportable ? Vous veniez, en même temps, d'enfiler l'épingle dans vos cheveux d'argent, juste au-dessus d'une oreille qui faisait l'objet de toute son attention. Pourquoi continuer ? Pourquoi ne pas regretter de l'avoir fait venir sans doute de si loin, ou de si étrange, interdit ? Vous aviez tellement désiré qu'il comprît cette première attente au seuil de la culpabilité. Au lieu de cela, il vous toisait, tout entier tourné vers ce passé où vous aviez su marquer à jamais son âme d'homme seul au milieu du troupeau. La contemplation de vous-même ne pouvait pas subir les influences de votre sentiment de culpabilité par quoi vous commenciez l'interminable discours qui devait aboutir, si tout se passait comme vous l'aviez prévu, à la demande jusque-là interdite. Vous aviez eu le temps de préparer la conversation. Elle commençait bien dans un restaurant où il vous invitait pour vous immobiliser devant lui. Jusque-là, tout allait conformément à vos prévisions mais n'aviez-vous pas négligé l'attrait que vous aviez exercé sur lui pendant si longtemps ? Pourquoi avoir pensé, sans discussion, que vous aviez cessé de lui plaire ? L'idée de commencer par cet instant, peut-être inventé après coup, de culpabilité, était déjà contestée par les faits dont il se rendait encore maître, à tant d'années de distance, si loin d'un plaisir qui, chez vous, n'avait pas eu l'importance qu'il vous révélait maintenant en ne vous écoutant plus lorsque vous tentiez d'évoquer le compagnon naïvement conçu comme le destructeur d'un moment sans doute négligeable. Vous n'aviez pas suffisamment réfléchi aux prémices. Vos conclusions, encore inexprimées et impossibles à entrevoir, s'en trouvaient dangereusement déconnectées. Mais vous vous entêtâtes, superbe, superficielle et agressive.
Et vous ? Le troupeau se rapprochait lentement de la cascade artificielle conçue et réalisée par votre propre père en un temps peut-être plus favorable au rêve arabe. Vous y pensiez intensément en la regardant jouer avec l'eau et ses reflets. À part le troupeau massif, le ciel épars dans les feuillages comme des éclats de verre et le feuillage avec ses zones d'ombres qui anéantissent la théorie de la couleur. Cosa mentale. Bientôt une enfant s'ajouterait à la perfection de l'équilibre, enfant facile dont le cerveau vous fascinerait dès les premiers instants de sa conscience. Vous conçûtes ensemble cette enfant heureuse. On se battait encore dans le désert. Vous voyagiez pendant ce temps, à une distance respectable mais sans quitter des yeux le décor que votre enfance avait toujours voulu défendre pour se l'approprier. Vous traversâtes la mer un jour de tempête. Marseille sentait le poisson. On attendait, dites-vous. Ce temps vous était reproché. L'idée d'un fils vous séduisait. Vous en parliez avec vos nouveaux amis. Les bateaux revenaient. La vie coulait ou s'étirait, vous ne saviez plus si c'était la vie ou l'attente, si la vie consistait cette fois à attendre ou si l'attente était espérance. Vous buviez de légères boissons, surveillant votre main, sa consistance et ses effets sur l'inattendu, exercice du regard que rien ne pouvait tromper malgré les tentations. Elle croissait dans un appartement à la hauteur de ses ambitions qu'elle finançait sans vous. Vous y occupiez une place changeante. Enfermé avec elle durant les soirées qu'elle interdisait aux autres, vous ne reveniez pas. Le ventre donna des signes que ce serait un garçon. Vous y crûtes ensemble. Les abdominaux disparurent sous la tension. Les seins, les hanches, l'écartement des cuisses, la fierté dans le regard, la lenteur calculée, vous invitaient à perdre ce temps avec elle. Puis elle s'effondrait, craignant que tout ne recommençât et vous vous acharniez à la convaincre du contraire. L'autre revenait en spectre bavard. Elle dénichait ces dialogues. Vous tentiez d'interrompre ce flot sans toutefois trouver le moyen de vous immiscer entre deux répliques où sa voix changeait. Ces interprétations ruinaient régulièrement vos efforts. Jouait-elle totalement son rôle, son seul rôle, sans se mettre une seule fois à la place de l'autre ? Caressant le ventre prometteur, vous finissiez par vous abandonner à son influence et tout ceci se terminait comme elle le prévoyait. Vous vous arrachiez alors à ses bras après une courte lutte et vous descendiez sur le port pour boire avec vos amis, ce qu'elle vous reprochait.
L'enfant vit le jour comme prévu. C'était une fille. Vous observiez ce petit sexe pendant que des femmes riaient en frottant le corps récalcitrant. Un garçon eût facilité la vie commune, regrettiez-vous déjà. L'éducation d'une fille vous contraignait à plus de rigueur. Il était inévitable que vous l'enlevassiez un jour à cette mère trop aventureuse. Vous sortîtes de l'hôpital sans la féliciter. On crut à une émotion rare et on lui expliqua de quoi il s'agissait. On se trompait. Votre cœur venait de s'endurcir. Vous aviez joué avec le feu. Dans la rue, votre famille vous rattrapa pour vous raisonner. Vous aviez ce désir de les défier pour sauver votre possession si précieuse. Vous saviez trop bien ce qui la rendait si chère à vos yeux. Vous vous contentâtes de les suivre. On vous emmenait chez vous pour continuer de vous mettre en garde. Vous fîtes entrer tout ce monde venu de loin dans l'intention de vous convaincre. Vos sœurs tournoyaient, complices du destin. Vos frères avaient le regard oblique. Votre père n'était plus là pour vous conseiller et votre mère s'imposait à votre conscience. N'avait-elle pas elle-même renoncé à ses traditions pour être de ce monde avec l'homme que le destin avait mis sur son chemin, pauvre médiateur maintenant qu'il n'était plus là pour se moquer des circonstances ? La révolution avait un peu enrichi la famille mais n'avait-il pas fallu attendre qu'il mourût pour laisser la place à la rigueur des temps ? Encore une occasion pour vous demander de qui vous étiez le fils, vous si différent de vos frères et sœurs.
On ne retourna à l'hôpital que le lendemain. L'enfant était avec sa mère. Tout de suite elle dit il te ressemble comme si elle préparait le terrain des reproches. Vous n'étiez pas seul pour assumer les conséquences de votre fuite de la veille. L'argument évoqué par les femmes ne vous avait pas convaincu vous-même. Vous préfériez au fond commencer par ce qui finirait de toute façon par s'imposer. Votre expression en disait long sur votre détermination. Et puis vous étiez en compagnie d'une sœur capable d'agir à votre place. Vous commençâtes par flatter l'enfant, déposant au passage un baiser sur les lèvres chaudes de la femme qui comptait sur vous pour protéger ses propres convictions. Allait-elle tomber dans le piège aussi facilement que l'avait prévu votre mère ? Ne se méfiait-elle pas déjà de votre fidélité ? Vous élevâtes l'enfant dans la lumière. Votre sœur vous admirait. La femme s'était redressée comme pour prévenir l'enlèvement que vous projetiez avec votre famille. Elle tendait deux bras encore solides malgré l'épreuve. L'enfant se mit à crier et en même temps le sein apparut dans la chemise. Vous comprîtes à quel point il était nécessaire et vous vous mîtes à souhaiter qu'elle tombât dans le piège tendu par la douceur et la patience. Votre sœur veillait à ne pas vous laisser exprimer vos scrupules. Elle attira l'enfant contre le sein, le touchant un peu pour éprouver sa chaleur. Les cris cessèrent. Vous veniez de vivre la première tension sérieuse capable de vous détruire. Il ne vous restait plus qu'à souhaiter que votre famille possédât en effet cette force qui vous manquait pour être à la hauteur de ce qu'on était en droit d'exiger de votre conscience. Dans cette famille où le père n'avait pas conçu et où la mère avait lutté pour demeurer sa femme, un enfant né de l'homme devait avoir son importance.
Vous vécûtes donc la scène du troupeau dans des circonstances légèrement différentes désormais. L'oasis est la même, la saison, l'agencement des feuillages, les coups de pinceau verticaux, presque rageurs, qui figurent assez fidèlement les troncs, la perspective de l'eau en nappe bleue que le troupeau exagère à la limite de l'incohérence, la présence des chameaux trahie par le passage flou d'un nomade en habit de fête, les fragments de ciel où le bleu révèle une pluie poussée par le vent, enfin le corps de la femme qui pénètre dans l'eau, à la verticale de son reflet traversé de ciel. Cette fois l'enfant occupe le point central de votre vision qui aurait pu être celle d'un peintre si vous n'aviez consciemment négligé le rendu des matières, objet de votre désaccord avec l'autorité indiscutable d'un père dont la biologie vous a finalement rejoint par le biais du talent. Cette enfant est la vôtre. Comme vous n'aimez la mère que pour des raisons esthétiques, ce qui vous éloigne de la tradition, vous vous êtes mis à la recherche d'une femme qui serait à la fois la nourrice et l'inspiratrice. C'est à l'homme que vous destinez votre fille. Un intermédiaire est requis par votre conscience. Cette femme démesurée, belle par excès et non pas par conformité, ne jouera pas ce rôle marqué par l'héritage. Il y a d'ailleurs peu de chance pour qu'elle accepte de demeurer avec vous ou plus exactement chez vous, entourée par la muraille familiale jalouse des circonstances. Elle voudra revenir d'où elle vient, sans vous si vous refusez de la suivre où elle emmène votre enfant. Il y aura la terrible scène de la séparation mais vous en sortirez vainqueur. Vous regardez le tableau à peindre peut-être pour la dernière fois. Vous avez décidé de la mettre au pied du mur dès demain. Vous serez alors secondé par toute votre famille. Elle sera seule. Elle n'a aucune chance, d'autant que l'enfant n'a pas atteint l'âge de participer de plus ou moins près à la conversation. Le troupeau se déplace vers les palmes, sa tache brune dans l'eau se réduit sensiblement. Le bonnet du nomade est plus clair maintenant. Vous regardez et vous réfléchissez. Vous ne pouvez pas changer. Cet enfant est d'abord le vôtre. Vous maudissez le sort, prudemment. Elle vous croit heureux. Vous êtes allongé dans une ombre presque fraîche, jambes croisées, appuyé sur un coude, la tête sur l'épaule, fumant une pipe de bonheur. Vous n'avez rien aquarellé. Un appareil photographique aurait immortalisé la scène et réduit à néant vos prétentions à une sensibilité purement figurative. Vous n'avez conservé de ce souvenir que la surface des choses mises en jeu par la lumière et la perspective. Seule la femme est demeurée fascinante. Le paysage s'est multiplié sans changement. L'enfant a grandi pour devenir une femme qui est à mi-chemin entre vos biologies. Elle a hérité de votre sagesse. Sa puissance musculaire vous intimide. Qui aimera cette sportive acharnée ? Nous parlerons de tout cela le moment venu, pensez-vous en la regardant de nouveau. La terrasse du restaurant est agréable en cette fin d'été. Le temps est gris et tiède. Pourquoi ne parlons-nous pas de ce qui nous réunit aujourd'hui ? Elle pousse l'assiette sur le côté et dépose sur la nappe quelques objets extraits de son sac à main, épingles, mouchoir peut-être, une boîte qui contient sans doute un bijou. De quel bijou s'agit-il ? vous demandez-vous. Votre mémoire s'enfonce dans un autre paysage, urbain celui-là, et le bijou n'apparaît pas, le paysage s'obstine, vous luttez avec la paralysie des corps mis en présence. Inutile, ce retour sur soi à une distance temporelle qui n'est plus mesurable maintenant. Ce n'est pas un bijou. La boîte n'est qu'une blague à priser. L'odeur acide du tabac vous stigmatise. Elle éternue.
Vous éternuâtes. De quoi parliez-vous ? Il vous écoutait religieusement. Vous étiez sur le point de révéler des secrets concernant votre intimité avec l'écrivain qui fut votre compagnon de voyage puis votre croix sur la terre ingrate de votre enfance où ses infirmités vous avaient échoués tous les deux. À quelle distance du bonheur ? Revenue après vous être enfuie loin de lui, un compagnon de son enfer vous accueillait dans les parages de sa mort. Était-ce une femme ou un homme ? Amusée malgré vous, vous penchiez pour l'homme aux apparences de femme. Le suivant encore malgré vous dans le dédale transparent de l'hospice, vous songiez vaguement aux effets pervers de l'âge sur l'apparence de la maturité. Ses épaules tombaient presque verticalement. Il avait oublié sa canne. Ses mains cherchaient des appuis rencontrés sur les paravents couverts de vigne vierge. Quelques cheveux en boucles, comme recroquevillés, parsemaient sa chemise. Vous repassâtes devant la chambre, mais cette fois à l'extérieur, devant la fenêtre aux persiennes entrecroisées. Il remarqua à mi-voix qu'on avait oublié de fermer la lumière. Se dirigeait-il vers elle ? Vous le suiviez docilement. J'ai oublié ma canne ! fit-il en se retournant. Il apparaissait de nouveau dans sa triste mesure. La canne ? Vous vous souveniez de la canne oubliée contre le pied de la table. Proposez-lui donc d'aller la chercher vous-même. Vous gagnerez du temps. Il revient vers vous, vous croise en bougonnant puis il s'éloigne aussi lentement. Attendez-moi, dit-il en passant. Il vous a indiqué un banc de pierre moussu sur le dossier. Vous n'appuyez pas votre dos sur cette mollesse pointue. Vous regardez vos pieds fatigués. Vous êtes dans un de ces moments d'attente où votre patience devient exemplaire. Vous savez que ça se finira. Vous avez fixé une limite à cette perte de temps dont dépend votre réputation. Vous direz que vous voyagiez pour affaire, affaire familiale. Vous n'entrerez pas dans les détails de l'affaire. On ne vous demandera pas d'être précise mais trouverez-vous les mots pour paraître convaincante. Vous entendez les picotements de la canne sur le dallage de l'allée qui mène vous ne savez où.
Maintenant, à cause de la présence de ce vieillard, elle attendait quelque chose de cette visite qu'elle avait d'abord voulue de pure forme. Peu importait après tout ces questions de tombe, de terre, de concession, de perpétuité ou pas. L'absence imprévue de la directrice changeait tout. Elle avait délégué ce vieillard incertain dont la lenteur s'appliquait exactement aux circonstances. Continuant l'introspection à haute voix en présence de celui qu'elle avait appelé à son secours et qui acceptait d'être avec elle, elle s'efforçait de ne pas dénaturer le souvenir extrait d'une mémoire si cohérente par moment qu'elle croyait l'avoir inventée de toutes pièces. L'ami l'écoutait, un peu dérangé par l'odeur du tabac qu'elle exhalait. Aucun signe d'impatience chez ce revenant dont elle épiait les moindres changements. Elle pensa même se l'approprier au moins le temps d'accomplir avec lui ce qu'elle projetait sans l'avoir informé de ses intentions. Elle n'avait pas encore avoué sa maladie et le sort que celle-ci lui réservait. Elle voulait parler de l'autre, d'un moment de cet autre qu'elle avait épousé parce qu'il possédait les moyens de voyager avec elle. Elle ne parlait pas de cette obsession du voyage. Elle cachait l'essentiel pour donner un sens à la surface. Il fallait d'abord qu'elle traduisît ses impressions, peut-être fausses, concernant ce compagnon innommable maintenant. Elle prenait des précautions qui impatientaient son auditeur tranquille en apparence, du moins préféra-t-elle supposer qu'il était armé de cette constance capable de la mener elle-même au bord du néant qui la menaçait. Elle désirait ce vertige, quitte à le laisser seul une fois accomplis les rites des retrouvailles. Elle avait préparé le terrain de longue date. Il devait bien se douter qu'elle lui mentait parce que la gravité des faits lui imposait le mensonge. Elle ne voulait pas qu'il la plaignît et s'en allât aussitôt éteinte la passion qui expliquait sa présence auprès d'elle en cette fin d'été, une fois les touristes partis, une fois le temps revenu à la douceur de l'hiver improbable en cette contrée où le soleil, même voilé, est roi. Il pleuvait toujours, faiblement, comme s'il n'allait pas pleuvoir davantage et elle se sentit terriblement mélancolique. Comme il ne buvait pas de café, soucieux de précision, elle avala le sien rapidement. Il crut qu'elle se précipitait à l'extérieur de ce petit théâtre inventé par elle avec les objets du moment. Elle préféra achever sa confidence dans ce décor désuet. Sur le côté, la bâche transparente battait contre les filins d'acier qui la retenait. On devinait un vent capricieux, ou indécis, un vent en balade, visiteur des conversations prévues depuis longtemps. Elle avait assez de talent évocateur pour que la personnalité du vieillard prît une dimension probable. Il existait maintenant en dehors du récit et elle en avait parfaitement conscience. Le café avalé avec la précipitation qu'il lui attribua d'abord, elle poursuivit, prisant encore deux fois le tabac où il crut reconnaître des additions inavouables. Il ignorait pour l'heure qu'elle souffrait physiquement et que le moindre soulagement de sa douleur la rapprochait encore d'une mort imminente.
Le vieillard, poursuivit-elle, revenait en trottinant. Il feignait une joie enfantine, exhibant la canne dont elle découvrit le pommeau. L'ayant rejointe, il ne tarda pas à la dépasser. Encombrée par son bagage, elle claudiquait derrière lui. Ils traversèrent la galerie, puis un couloir transversalement et les battants d'une porte s'inclinèrent en grinçant. Elle découvrit un aimable patio dont le seuil était occupé par un mausolée portant le nom d'une défunte bienfaitrice. Le monument était massif. Une bordure de feuillages taillée dans la pierre s'élevait lentement vers le pied d'une croix où pendait un linge de la même pierre. Le ciel, blanchi à l'intersection des pannes, s'approfondissait encore à l'une des extrémités par l'effet d'un autre feuillage, véritable celui-là. Le vieillard était déjà entre les tombes. Sa canne désignait un parterre d'argile lissé par la flaque. Un pot de terre contenait un bouquet de fleurs arrachées au talus soutenant les érables. Elle déposa son bagage au pied du mausolée et se rapprocha du vieillard qui lui demandait d'arracher une herbe folle. Elle se pencha sur cette terre que la bruine vaporisait de ses effets de prisme. L'herbe arrachée, comme elle avait l'air de demander ce que diable elle pouvait en faire maintenant, il lui indiqua le talus nourri d'autres arrachements. Il la contrôlait maintenant. Elle chercha un appui pour ses genoux. Du pied, il poussa une grosse pierre plate et elle s'agenouilla. Elle n'avait rien à dire au silence qui l'envahissait. Le vieillard s'était reculé sous les érables après s'être signé. Elle dit : Je ne peux pas le croire. Pourtant, plus d'un an avait passé et, que l'on sût, elle n'avait fait aucun effort pour venir plus tôt. Lassée de son silence et de celui que lui imposait cet environnement d'immobilités relatives au vent et à la pluie, elle se releva et entreprit de remettre la pierre au bout du sillage creusé dans l'argile, ce qu'elle estimait, sans y penser, être sa place. Le vieillard fut plus rapide. Ayant retourné la canne, il se servit de l'épaulement du pommeau pour tirer la pierre qui s'ajusta à son empreinte. Les genoux, nus et tremblants, avaient tracé deux disques que la pluie effaça en vitesse. Elle secoua son bonnet. C'est fait, dit le vieillard et il revint vers l'entrée du patio sans se soucier d'elle. Au passage, il empoigna le bagage. La porte s'ouvrit sous la pression de son corps tout entier et les battants s'inclinèrent encore. Elle eut le temps de franchir le seuil avant qu'ils ne se refermassent sans bruit cette fois. On bifurqua dans le couloir, le vieillard progressant selon un plan qu'elle essayait maintenant d'anticiper. Le couloir était désert, toutes les portes fermées et n'était la propreté extrême, on eût dit l'endroit parfaitement inhabité. Perfection qui demeura intacte à la première rencontre saluée nonchalamment par le vieillard pressé d'en finir avec elle.
Puis il se ravisa. La femme l'envoûtait maintenant. Il l'avait d'abord envisagée comme une intruse. Il l'avait accueillie pour ne pas la poursuivre maintenant qu'elle était à sa portée. Au cimetière, elle s'était montrée maladroite. Il s'était retenu de lui rire au nez. Il s'était efforcé de se situer toujours devant elle pour ne pas avoir à la regarder. Il eût surtout détesté la voir de côté, se situant contre le bras nu qui dégoulinait encore quand il l'emmena dans sa propre chambre pour attendre. Il disparut un instant dans le rideau de la salle de bain puis reparut avec une serviette encore pliée. Elle essuya le visage, les bras, les cheveux avaient été préservés de la pluie par un chapeau qu'il accrocha instinctivement au-dessus du radiateur. Puis l'été lui revint à la mémoire et il se reprocha tout haut d'oublier. Il ne précisait pas la nature de l'objet de cet oubli indésirable. Elle disait à mi-voix que l'oubli était quelquefois agréable. Ensuite elle lui rendit la serviette et il disparut de nouveau derrière le rideau, s'attardant cette fois, l'eau coulait. Il se joua une étrange harmonie entre cette eau et celle qui remplissait les vitres. C'est une averse, cria-t-il. Un coup de tonnerre ponctua son cri. Elle avait frémi. Elle était assise sur un fauteuil inconfortable qui l'obligeait à cambrer les reins. La tête était légèrement penchée en avant. Elle occupait ses doigts dans la dentelle de l'accoudoir. Nous avons nos propres meubles, dit-il derrière le rideau. Elle se sentit regardée. Du moins certains d'entre nous, précisa-t-il. Il était de nouveau devant elle, dans une chemise plus chaude. Il avait chaussé des pantoufles et même changé la canne de frêne pour une de roseau. Il sautilla jusqu'à elle en lui parlant de la pluie et de son effet sur le moral des autres. Il aimait la pluie, dit-il. À cause de l'odeur. Nous ouvrions les fenêtres quand il pleuvait, même l'hiver. J'aimais lui rendre ce service. Il a eu du mal à s'adapter à notre lenteur. Ou du mal à l'accepter. De mon côté, il m'a fallu du temps pour imaginer ce monde de silence et d'ombre. Quelque chose de terrifiant s'annonçait chaque fois que je faisais l'effort de comprendre. Je voyais ce que l'ombre dissimulait. J'entendais ce que le silence interdisait. L'odeur des choses est une voie sans issue pour nous. Imaginer un texte de visions ou de regard, c'est facile. L'imaginer dans la parole et les bruits, c'est encore probable. Mais l'odeur qui est tout ce qui reste, l'odeur annonciatrice des goûts et des frôlements, c'était hors de moi qu'il fallait la considérer. Ni la mémoire ni l'imagination n'ont ce pouvoir. Il s'agit là d'une question purement sensorielle. Sans fable et sans chronique, nous sommes nus devant le futur. Avait-il vraiment trouvé la solution à son problème ? J'avais cette angoisse d'être trompé par le meilleur de mes amis. Je ne souhaite à personne de s'amouracher d'un aveugle-sourd. Préférez toujours le débile et le pervers.
Il y avait là de quoi réfléchir. Notre tueur en cavale considérait son interlocutrice, mère de son enfant et femme d'un autre qui avait disparu dans une tourmente provoquée par elle-même. Ils sortirent du restaurant. Elle lui avait donné le bras. Il remarqua la légère claudication mais sans y attacher d'importance pour l'instant. La pluie avait cessé et le vent avait tiédi. On se dirigea vers le port pour aller observer d'en haut la plage du Levant. La différence d'âge jouait en sa faveur. Il était encore capable d'un effort soutenu. Il n'avait rien perdu de son pouvoir sur l'attente immobile et les accélérations ne le réduisaient pas à néant. Sa capacité à la lenteur considérée comme le résultat du ralentissement était entière. Chez elle, athlète sur le déclin, la lenteur était un effort constant d'accélération et ses mains tremblaient facilement. Arrivés sur le port, ils furent environnés d'embruns. L'odeur de la pêche les envahissait. Les mâts cliquetaient et la tôle du cargo résonnait. Le quai semblait abandonné depuis peu. Au passage, il caressa le ventre soyeux d'un paquet de cordages. Elle reniflait en se plaignant du vent. À quel endroit avait-elle laissé son récit ?
Il fallait se souvenir de la scène de la séparation. Les cris, les menaces, la douleur menaçante, le ciel qui tournoyait pendant que d'autres pratiquaient cette violence nécessaire. Elle n'avait pas lutté. Elle avait été blessée par la première parole et c'était lui qui l'avait prononcée. Ensuite, sa famille avait pris le relais de cet effort considérable sur un esprit qui ne s'attendait pas à tant de cruauté. L'enfant lui fut arrachée dès la première seconde, par lui donc et les mots étaient arrivés sans effort particulier, comme s'il avait bu, comme si l'influence des autres était cette substance capable de rendre les choses plus faciles à accepter désormais.
Elle se souvenait d'avoir écouté le vieillard sans l'interrompre. De quoi parlait-il ? De temps en temps une mèche d'argent tombait sur son œil équivoque. Il feignait l'agacement et se reprochait de négliger son apparence. Il avait été très beau autrefois, selon ce que contenait, en filigrane, l'une de ses innombrables parenthèses. En même temps il la félicita de posséder un corps aussi remarquable. Il n'y voyait aucune beauté. Il était, selon son aveu non voilé, sidéré par la démesure et ce malgré ce qu'il en savait déjà. Il m'a beaucoup parlé de vous, dit-il. On s'est manqué de peu, vous et moi, le jour de son arrivée était aussi celui d'une hospitalisation qui m'a tenu à l'écart des premières semaines de cette vie toute nouvelle pour lui. On me l'a confié en pleine crise. Ce n'était pas le premier et, voyez-vous, dès demain je prends en charge le destin d'un autre de ces infirmes dont la direction ne sait que faire. Le cas sera moins passionnant. Il y a eu cette passion. La parole s'immisçant entre les peaux et la perception du monde reconnue dans les odeurs qui pour moi se sont vite multipliées à l'infini. Nous réservions le goût aux seules choses comestibles, ce qui en limitait la portée. Je me suis adapté à cette amitié. Je suis devenu un presque parfait aveugle-sourd. Il m'est arrivé, avec les autres, de préférer les attouchements à la voix et les odeurs intimes à la place des confidences. Avec lui, nous touchions à la perfection.
Il l'avait battue. Ils étaient seuls dans la chambre. Il s'était montré plus fort qu'elle ou bien elle avait renoncé à lutter avec lui. Il avait ce désir insoupçonné jusque-là de la vaincre pour avoir ensuite le plaisir de la détruire. Elle était tombée sur le lit et elle l'insultait, elle s'en prenait à sa sexualité, criait pour le déshonorer mais sur le seuil sa famille l'assurait qu'elle ne croyait pas à ces révélations. Ils n'étaient plus seuls. Il s'acharna. Le sang l'excita. Elle continuait de citer le nom d'un père que les autres réfutaient tout en le maudissant. Elle fut traitée de putain par une enfant impubère. On ne fut pas choqué par la ferveur de l'enfant. Le soleil se couchait sur les toits. Le voisinage lorgnait dans la fente des rideaux. Enfin elle se défendit parce que les coups devenaient précis. Elle empoigna les mains de l'homme. Ses dents saillaient hors de la bouche. Elle mordit la joue mal rasée. Le cri jaillit dans son oreille. Il se brisa comme une motte de terre. La même douleur l'avait vaincue. Elle se souvint d'avoir poussé la porte tandis que le cri continuait de l'atteindre. On était horrifié sur le seuil. L'enfant pleurait. Elle caressa cette tête penchée et gagna la ruelle déserte. Le silence environnait le cri croissant de l'homme qu'elle venait de perdre. Elle monta dans la voiture, mit le moteur en route et démarra dans un nuage de poussière. La nuit tombait sur la piste. À l'horizon, le halo de la ville était traversé de scintillements inexplicables.
Ils trouvèrent un banc au-dessus de la plage. Le vent était tombé. Sous eux, l'eau agitait les galets. Il observait le mouvement continu d'une algue prise au piège de l'écume. Le personnage qu'elle évoquait commençait à prendre forme. Il ignorait où elle voulait en venir. Il était lui-même harcelé par la mémoire. Il ne pouvait pas imaginer la piste interminable. Il l'avait vainement poursuivie sur un cheval, le seul dont on disposait au village. Empruntant un chemin de traverse, il s'était perdu dans la montagne et n'avait retrouvé ses traces que le lendemain à l'aurore. Revenu à la maison, il avait jeté un regard morne sur le berceau de l'enfant. L'autre enfant se lavait la bouche dans l'évier. Ensuite il trouva un camion sur la piste pour l'emmener à la ville. Le bateau avait déjà appareillé quand il arriva sur le port. Il commença alors à écrire la lettre que jamais il n'expédia. Elle était retournée chez elle pour le plus grand bonheur de son sinistre compagnon. Qu'allait-elle tenter pour récupérer l'enfant de sa chair ?
L'algue fut emportée par le ressac. Elle était en train de décrire la chambre où elle se trouvait en pensée. Son personnage de pacotille, qui n'annonçait pas la couleur, évoluait au milieu de cette description relative. J'ai des ennuis, dit-il et il ajouta après un instant : Je ne pourrai pas rester longtemps. Il interrompait le récit au moment où elle s'apprêtait à jeter les bases d'une conclusion. Des ennuis ? fit-elle presque sans y accorder d'importance. Combien de temps ? Des mouettes jacassaient sur la plage à l'approche de promeneurs intrigués. Il y a si longtemps, dit-il et comme elle allait le contraindre à ce temps inépuisable, il dit : Je suis en cavale. En cavale ?
*
Ils rentrèrent se coucher dans le lit étroit. Ils avaient fermé les persiennes à cause de l'éclairage de la façade. Ils prétendaient maintenant voiler leurs nudités. Il s'insurgea quand elle alluma une lampe sur un meuble. Elle l'éteignit aussitôt. Il avait eu le temps d'apercevoir un corps agile au bord de la lumière. Elle glissa contre lui. Le corps avait conservé la mémoire de sa puissance passée. L'étroitesse du lit les réunissait.
Avec une autre femme, il fut stérile et il la répudia. L'enfant grandissait à distance. Il reconnut le corps quand il se mit à évoluer. La rousseur s'installa sur la peau. Elle atteignit la puberté avant les autres. Il accepta les propositions de mariage et consulta les devins. Puis elle devint géante et on se retira des promesses. Elle voulut devenir soldat. C'était possible maintenant. Les devins s'embrouillaient. Il s'inquiétait. Une vie normale, c'est une poignée de devins concordants et une fille assez jolie pour faire l'objet d'un mariage décent et profitable. On ironisait autour de lui. Il n'avait pas de chance, tout héros qu'il était.
Le lit était chaud maintenant. Il caressait le corps et elle continuait son récit où il l'avait contrainte à le laisser tout à l'heure au-dessus de la plage. Le vieillard avait changé. Il l'avait trouvé malicieux. Il était grave depuis qu'elle avait minutieusement décrit la chambre. La directrice ayant annoncé par téléphone qu'elle s'excusait de ne pas pouvoir rentrer assez tôt pour la recevoir, le vieillard confia qu'il avait l'habitude des empêchements. Je ne sais pas si vous pourrez la voir demain, dit-il en raccompagnant la femme de l'écrivain au portail de l'hospice. Elle n'était pas encore rentrée chez elle. Descendant à pied la rue de l'église, encombrée par son bagage et par la canne de roseau que le vieillard avait tenu à lui remettre en main propre, elle se rapprochait de la place où la terrasse du restaurant était encore éclairée. C'était le passage obligé. Elle ne doutait pas de s'y faire remarquer par la propriétaire du restaurant qui devait être au courant de son arrivée. Elle ne manquerait pas de lui reprocher de ne pas l'avoir prévenue. Quelle âge pouvait bien avoir sa fille maintenant ? On avait bien le temps d'y penser.
Il s'endormit après la caresse. Il se mit à pleuvoir. Elle ferma les fenêtres. On entendait la pluie ruisseler sur le balcon. La mer s'était tue. Des échos de ferraille traversaient la pluie de temps en temps. Elle ne se mouilla pas cette nuit-là. Elle ferma les fenêtres et retourna se coucher près de lui. Il lui sembla petit, comme tous les hommes qu'elle avait approchés. De quoi lui avait-elle parlé depuis ce matin ? Ne l'avait-elle pas ennuyé avec ses histoires de notaire, de concession, de perpétuité ? Pour finir, car il tombait de sommeil, elle lui avait dit qu'elle n'avait pas vu la directrice et qu'elle était allée au Bois-Gentil pour y passer la nuit. Elle n'avait rien dit de la terrasse du restaurant et de la lumière qui la baignait encore alors que plus personne ne s'y attardait. À l'intérieur, même désert. La perspective du comptoir ne montrait que la désolation de sa surface briquée. Au mur, la même perspective renvoyait les reflets verts des casseroles. On apercevait les ombres jetées des tables et de leurs chaises. Le dallage montrait ses défauts d'alignement. Elle avait ralenti pour se donner à cette observation appliquée. À l'étage, aucune fenêtre n'était éclairée. Une lumière jaune vacillait dans les soupiraux, se baladait peut-être. Elle considéra le ciel déjà noir, puis cette même ombre qui commençait avec le chemin conduisant au Bois-Gentil, cinq cents mètres de cette obscurité sans étoiles, le fossé plus noir, le talus réussissant à découper le ciel vidé de sa lumière par cette nuit de nuages. Enfin, le portail (elle ignorait ce qui était arrivé au portail) dressé dans sa vaine horizontalité de planches et d'herbes folles. L'allée glissante, les interstices mous ou moelleux selon les circonstances, fuite ou retour, désir ou angoisse. Le porche humide aux odeurs d'enfoncements. La porte puis l'immensité de l'intérieur, ses horizons franchis, le feu qui ne prend pas dans la cheminée. Puis le lit, sa paillasse moite, les ressorts surpris, le drap jeté sur cette obscurité dérangée, la lampe qui ne s'allume pas, la fenêtre qu'elle n'a pas ouverte, ses miroirs de toile d'araignée. La solitude, présente depuis le début mais comme un personnage nécessaire à l'explication des lieux, s'ajoute enfin au désordre de poussière et de cristallisations et la nuit semble interminable, sauf en cas de patience. Devant le restaurant, elle prit le temps de mesurer cette capacité d'attente. Elle n'eut pas à se décider, on l'appela. La voix venait d'une des chambres du premier. Elle reconnut la longue silhouette penchée, devina les mains qui lui demandaient d'entrer, le regard n'atteignait que l'impossibilité du regard de l'autre. Elle entra.
Dormait-il ? Avait-il dormi ? La nuit s'était enfouie dans le silence noir. Elle dormait. Il caressa l'épaule puis le cou, se souvenant de s'être abandonné. Pourquoi ne lui avait-il pas parlé de tout ce qui était revenu pendant cette longue, interminable journée ? Il l'avait écoutée docilement, sachant qu'elle n'exigeait de lui ni déférence ni soumission. L'abandon peut-être. Qu'allait-elle le prier de lui céder maintenant ? Le destin d'une enfant ? Il n'en savait pas beaucoup plus qu'elle. Elle était devenue soldat, le savait-elle ? Il avait lutté contre cette idée de soi au milieu des autres. Elle avait ces capacités physiques héritées de sa mère. Il chercha longtemps en quoi elle pouvait lui ressembler. Il se souvenait de la défection des prétendants. On l'avait insulté avec une courtoisie convenue. Il devait ce respect à son statut de héros. Elle serait soldat et martyre. Imaginer ce corps interminable couché sur un champ de bataille, sa nudité, le mélange. Avait-il tenté de la convaincre d'utiliser plutôt son intelligence ? Elle ignorait tout des exploits sportifs de sa mère. Que lui avait-il raconté au sujet de cette mère dont elle ne pouvait pas se souvenir ? Je lui parlerai demain, pensa-t-il. Elle m'a fait venir pour lui parler de son enfant. Il faudra répondre aux questions avant qu'elles ne se posent. Avait-il conservé la lettre ? Que lui disait-elle de l'enfant ? Elle avait évoqué la possibilité de la revoir, mais en quels termes puisque l'enfant ne figurait pas dans ce texte sans doute travaillé jusqu'à l'effacement physique de ce personnage qui les unissait encore malgré la violence infligée à l'attente ? Qu'est-ce qui, dans cette lettre, avait motivé son désir de la revoir ? Il n'y avait ni enfant, ni enlèvement, ni violence, ni séparation dans cette lettre sans fin qui s'achevait par un pourquoi pas peut-être mélancolique.
Elle ne dormait pas mais sa respiration avait trouvé le rythme du sommeil. Son esprit venait de réussir son transport dans la région la plus obscure de l'existence du corps relatif. La salle du restaurant paraissait tranquille et chaude malgré l'absence de convives. Elle écouta les pas dans l'escalier, pas feutrés de l'attente surprise par sa résolution. Elle apparut. La première impression fut celle d'un changement de beauté. La paysanne longue et anguleuse s'était changée en une bourgeoise presque lisse. Elle paraissait plus facile maintenant. Le chignon était remplacé par des boucles. Les yeux portaient la trace d'un coup de crayon. Elle poudrait ses pommettes pour en réduire la saillie. Une robe à la place de la jupe et du chemisier, des bagues aux doigts, dont l'anneau nuptial, et un parfum entêtant au lieu de l'odeur du savon et de l'eau de Cologne. Elle souriait dans la lumière incisive d'une lampe accrochée au linteau de l'escalier. Toi aussi tu as changé, dit-elle, mais elle fut incapable de dire en quoi. La voyageuse fut débarrassée en un clin d'œil de son bagage, de son chapeau et du manteau porté sur l'épaule. La femme toucha son visage pour en mesurer la dureté. Elle avait toujours été impressionnée par la tension des chairs à cet endroit essentiel dans la relation à l'autre. Les yeux avaient encore gagné en profondeur. Elle empoigna les mains pour les mesurer elles aussi. Étreignant ce corps de géante, elle se laissa aller à la confidence d'une larme. Le feu, dans la cheminée, projetait des ombres immobiles. La voyageuse toucha l'or de l'anneau. C'est arrivé sans que je le désire vraiment, dit la femme. La voyageuse prit le temps de réfléchir. On en parlera demain, dit-elle. Je ne sais pas dans quel état je vais retrouver le Bois-Gentil. La femme s'enfonçait en elle. Le Bois-Gentil ! dit-elle. Je n'y pensais plus !
Le mari choisi par cette rombière était un employé de succursale. La voyageuse ne comprit pas très bien de quelle succursale il s'agissait. Il parlait d'animaux, de machine à tuer les animaux, de boîtes où on les mettait avant de les livrer à la consommation. C'était un petit homme pressé qui mangeait sa soupe en y trempant les lèvres. Il avait déboutonné le col de sa chemise et relevé ses manches. L'œil lorgnait le verre à la surface de quoi la crasse du vin s'accrochait en coulures. Il rompait le pain sur l'assiette et les miettes provoquaient des succions au passage des lèvres. La veste était suspendue au dossier de la chaise. Un journal plié en huit dépassait d'une des poches et l'autre poche, sous le poids de l'argent qu'elle contenait, touchait presque le sol. Il trempait des doigts rapides dans un bol d'ail pilonné dans de l'huile d'olive. La carafe de vin ne s'éloignait guère de son influence. N'ayant à peu près rien dit depuis le début du repas, il se livra méticuleusement au rituel du chabrol. Une serviette tachée par d'autres abus passa enfin sur ces lèvres flamboyantes. La conversation, dans l'attente d'un rôti, reprit quand il eut fini d'essuyer le fond de l'assiette avec un morceau de pain. Il mâchonnait cet aliment avec une délectation spectaculaire. En même temps, les informations concernant ses activités professionnelles coulaient de sa bouche envahie par le plaisir. La voyageuse, attentive aux détails de la présentation que l'homme faisait de lui-même, se contentait de hocher la tête chaque fois que celui-ci marquait un temps d'arrêt destiné aux questions qu'elle ne posait pas. Une tache sur la chemise, sauce d'un précédent repas, côtoyait un bouton qui se décousait. La cravate, qu'il avait ôtée après les présentations d'usage, avait laissé le fond de ses couleurs miroitantes sur un tissu difficilement identifiable et en tout cas très éloigné des textiles que la voyageuse associait habituellement à la peau des hommes. La pièce n'étant éclairée que par une lampe murale assez éloignée de la table, elle devinait des rayures maintenant mélangées par le drapé incohérent que la bedaine imposait au regard. L'homme déclarait, tandis que son épouse s'affairait en cuisine, qu'il n'avait pas le goût de l'argent mais que sa fonction le condamnait à accorder à ce principe une importance peut-être démesurée. N'ayant plus rien dans son assiette, il vida d'abord le verre puis s'en prit au pain qui répandit ses miettes. La voyageuse n'était pas interrogée sur ses voyages et s'en étonnait un peu. On ne parlait pas non plus de la question d'une inhumation décente de l'écrivain dont elle était la veuve. Elle n'oubliait pas non plus les promesses faites à la fille de l'hôtesse dont on avait excusé l'absence avant de se mettre à table. L'homme choisissait d'envahir le présent, sans doute parce que les questions environnantes l'inquiétaient et ce moment était pour l'instant uniquement constitué de ce qu'il jugeait bon de confier. Maintenant assis à l'opposé de la géante qui l'avait écrasé tout à l'heure quand il était rentré d'une dure journée de négociations, il ne se sentait plus diminué, il trônait presque derrière son assiette et donnait à imaginer ce que le repas lui réservait de surprise et de plaisir. Doué d'un tel désir, il apparaissait comme en marge de ce qui se passait entre les deux femmes. Qu'ignorait-il de leur fable ? Ses yeux brasillaient derrière des lunettes d'acier. Elle remarqua les petites visières en virgule horizontale, comme un trait de maquillage soulignant l'intention du regard. Une bague d'un or éclatant passa sur la joue, tic qu'il semblait se reprocher tandis qu'il l'observait, anxieux de la première interruption à quoi elle se préparait peut-être à le soumettre mais ce fut une louche, cognée contre le bord d'une cocotte, qui annonça le changement tant redouté. La voyageuse, en compagne fidèle, sembla gémir de plaisir. Les mots vantaient le contenu de la cocotte, un peu oublié par l'homme occupé à démêler l'écheveau de sa confidence. L'hôtesse, ravie qu'on fît mine d'avoir oublié l'absence de sa fille tant désirée, selon ses propres dires, par la voyageuse il n'y avait pas une heure, déposa la cocotte fumante sur la table où l'homme ramassait hâtivement les miettes de ce qu'il voulait faire passer pour de l'impatience. Elle badina un instant sans chercher à approfondir l'objet de ce qui tendait clairement à la raillerie. La voyageuse avait rougi mais les vapeurs du plat l'environnaient et l'homme ne sut pas s'il avait raison de croire à l'embarras causé par les propos lacunaires de son épouse. Il se leva pour découper la viande. Il épousseta la planche d'on ne voyait quelle poussière, aiguisa le couteau sur le cuir qu'elle lui tendait puis entreprit de partager équitablement le morceau de viande sanguinolent dont les aulx, impitoyablement tranchés, excitaient les arômes. On mangea en badinant à propos de l'appétit. La voyageuse évoqua en riant les chocolatines qu'elle avait achetées dans le train en prévision du dîner. Elle dormirait aussi dans un bon lit aux draps récemment exposés au soleil sur les broussailles aromatiques du lavoir public. Elle pleura presque au souvenir de l'eau secouée par les bras des femmes. L'homme clignait des yeux en mastiquant, effet produit par la poussée des joues sur l'œil et non par les réminiscences dont les deux femmes s'enveloppaient comme d'un linge destiné à protéger leur intimité. Il laissa percer sa triste jalousie mais sans insister. Le vin aidant, la profondeur se précisait à l'horizon d'une euphorie brisée par des jets de sang. Sa présence ne s'imposait plus. Il se réfugia près de la cheminée et attisa le feu. Il était heureux de produire cette lumière et elles le regardaient, sans rien en dire, s'activer à la tangente d'un feu dont elles ne parlaient pas non plus.
La lettre était trop longue pour être mémorisée. Après un préambule destiné sans doute à l'amadouer, apparaissait ce personnage aveugle et sourd qu'il haïssait encore. Il avait d'abord lu vite cette évocation minutieuse puis, contre toute attente, la lettre s'était arrêtée sur une conclusion inattendue. Elle n'avait pas changé. Elle demeurait insaisissable. Elle continuait de jouer avec sa patience. Nulle part elle s'apitoyait sur son sort, ce qu'il exigeait d'elle secrètement mais avait-elle jamais compris ce qu'il éprouvait pour elle ? Pas un mot sur l'enfant qu'ils avaient aimée ensemble avant de ne plus le partager. Elle n'avait jamais cherché à la revoir. Elle n'avait rien tenté pour la récupérer, ni procédure judiciaire ni lamentations interminables auxquelles il aurait d'ailleurs cédé. Mais qu'aurait changé cette victoire provisoire sur la tradition ? Ils avaient caché l'enfant pendant plusieurs années. Il ne connut qu'imparfaitement les exigences de cette prime enfance. Le devoir l'appelait constamment et semblait l'éloigner définitivement. Considérait-il ce sang sur les mains comme un prétexte pour ne pas chercher à influencer la formation délicate de cette petite géante qui promettait de le retrouver s'il la perdait de vue ? Entre deux missions où il avait risqué de perdre la vie mais où finalement il avait ôté la sienne à un ennemi de la nation telle qu'il la défendait, il parcourait cette distance de chemin ensoleillé et profitait des faits pour s'y camoufler. L'enfant en pâtissait. Et puis la contiguïté de cette espèce d'étrangère au sens de son destin finissait par l'importuner. Sa famille le chassait doucement. On craignait sa folie. L'assassinat, même au motif de la justice, est-il jamais pardonnable ? Sa mère, évocatrice d'autres divinités, se consommait en prières. Il avait un oncle qui jardinait aussi et elle avait trouvé sa protection. Lui aussi aimait l'enfant. Au village, ce n'étaient pas les seuls cheveux rouges. Quand l'enfant découvrit la ruelle poussiéreuse où lui-même avait formé son idée des autres, il eut la tentation de la guider mais les femmes la lui enlevèrent. Il s'ennuyait loin du champ de bataille. Des gosses l'admiraient en promettant de ne pas le trahir même sous la torture. Quelle idée s'étaient-ils forgée de cette pratique au contact de la réalité où des soldats d'une autre nation menaçaient de l'appliquer à leur innocence ? Puis le soleil descendait sur les terrasses et on attendait. Il se souvenait avec eux de l'effet des soleils couchants sur son imagination. La fenêtre de sa chambre n'avait ni huisserie ni carreaux. Il voyait la nuit à travers des barreaux de fer, quelquefois à travers le rideau de flanelle, les pas dans la ruelle en escalier le réveillaient et la caresse de la crosse devenait ambiguë. Au matin, son esprit tentait de raisonner dans le sens d'une paix durable mais il se taisait et supportait les conversations des femmes qui se préparaient à retourner au lavoir tandis que les hommes, mal réveillés et en butte à l'angoisse, jetaient la cendre sur le feu. L'enfant apparaissait sur le seuil, baigné de lumière, plus étrangère que jamais. Il se doutait que cette enfant n'était que le retour à l'enfance qu'il opérait lui-même au nom de la femme qu'il avait violée de la pire des manières en lui enlevant sa création. Il aurait pu prendre le temps de ne rien perdre de cette évolution lente au bout de quoi il retrouverait, sinon ce qu'il avait perdu, du moins le sens de ce qui n'arriverait plus. Il choisissait d'obéir à la fois à son devoir et à son instinct. Et tout recommençait, sauf qu'il avait écourté le séjour pour des raisons qu'on ne lui demandait d'ailleurs pas de donner à deviner. Plus tard, il fut tellement absent que l'enfant faillit l'oublier. On rafraîchissait sa mémoire avec des photographies quand on eut enfin compris qu'elle ne réagissait pas au dialogue. Elle se faisait portraiturer elle-même par le vieil oncle qui, dans le viseur, ne savait plus où était l'enfant dans ce visage soudain mis en perspective. Il emportait les nouveaux portraits et les mèches de cheveux. On en trouvait dans toutes ses caches et on se moquait de lui. Il ne voulait pas mourir avec ce poids sur la conscience mais on le rassurait quant aux intentions supérieures. Plusieurs fois il s'approcha dangereusement de la femme dont il ne savait pas si elle le haïssait à ce point. Il y eut une première rencontre mais il était de passage. Ils n'échangèrent que des banalités, même à propos de l'enfant réduit à l'abstraction la plus obscène. Relisant la lettre, il craignait un renouvellement des circonstances qui les avaient de nouveau séparés, d'autant qu'elle n'y parlait pas de l'enfant et qu'il voyait mal comment il ne finirait pas par en parler lui-même. Il concevait parfaitement la possibilité de la forcer à entendre ce qu'il avait à lui dire maintenant que l'enfant était morte. Peu lui importait le destin de cette femme qu'il avait seulement désiré et que jamais il n'aurait pu aimer comme on aime la mère de ses enfants. L'enfant était une héroïne, elle ne comprendrait pas ce qu'elle appellerait une fin tragique. Un vertige douloureux troublait sa vision chaque fois qu'il pensait à cette lutte avec un esprit contraire. Elle le vaincrait peut-être. N'avait-elle pas commencé sa victoire en ne revenant plus à l'enfant, comme si l'enfant était un accident dans l'aventure ? Ou bien n'avait-elle pas eu vent de cette mort dont la chronique avait extrait l'essentiel ? La lettre avait fini par l'exaspérer. Il avait été sur le point de la déchirer mais le désir demeurait encore possible et il se contenta de la froisser et de la jeter au fond d'un tiroir où son impatience la retrouva aussitôt. Il avait l'impression de tomber dans le piège dont il la savait capable. Elle avait toujours fait preuve d'une invention déroutante mais elle l'avait habitué à sa perversité de femme provisoirement vaincue par l'homme enfin satisfait, aussi se décida-t-il à la revoir, quel que fût le prix de cette victoire. Il n'avait jamais vraiment joué seul avec elle. Et puis il était porteur de la mauvaise nouvelle. Il pouvait la surprendre et profiter de l'effet de surprise pour abattre cette nature de bête errante. Il s'en prenait à l'aventure d'une femme, mesurant mal le risque, ce qui le changeait de ses habitudes de tueur prisé par les assassins à distance.
Il ne dort pas. Nous pourrions parler. Nous avons parlé toute la journée. Je n'ai pas trouvé la force de changer de sujet. Qu'est-ce qui m'a pris d'accaparer la conversation ? Je ne lui ai rien appris. J'ai tout fait pour qu'on ne parle pas de l'essentiel. Je lui ai dit, parce que je croyais conclure, que je suis rentrée au Bois-Gentil tout de suite après avoir quitté ce compagnon de l'infortune de l'écrivain. Cela aurait pu arriver. Je me serais installée dans l'oubli soudain réveillé par ma présence frileuse. Pas de lit confortable, pas de tranquillité, pas de sommeil facile. L'herbe folle, le salpêtre, les moisissures, la poussière, le travail des jours en l'absence des êtres que nous sommes, entre le gris et le noir, l'air qui se fige lentement, les meubles qui vieillissent à notre place, les lampes opacifiées par la crasse, la présence des insectes qui se sont multipliés, qui se sont approprié l'espace, le temps qu'il faut pour le redécouvrir. J'y ai à peine pensé en me couchant. Vous ne serez pas dérangée par le bruit. Elle parlait déjà du matin, de l'animation relative de la place où l'on se croise à heure fixe, de l'interruption rituelle de son propre sommeil. Sa fille ne se montra pas de toute la soirée finalement passée devant la cheminée que le mari avait trop activée. On avait crevé de chaleur devant ce feu résultant à la fois de son attente et de son impatience. Il avait choisi le fauteuil. Elle s'assit sur un pouf et m'offrit la mollesse d'un sofa perpendiculaire au foyer qui flambait joyeusement. J'avais un désir croissant de revoir la fille que je n'avais pas emmenée malgré des promesses dont il faudrait bien reparler. Les bruits du plancher au-dessus de nous m'inspiraient la chamade. Comme nous avions épuisé le métier de monsieur, il monta se coucher. Nous parlâmes du voyage. Elle était à la recherche d'un dépaysement bien étranger à mon inquiétude. Des femmes peuplèrent notre dialogue. Elle les plaignait sans bien mesurer leur détresse. Les hommes l'intéressaient passablement, à moins qu'ils fussent des artistes adroits, ce qui la fascinait. J'avais des souvenirs dans mes bagages. Ils arriveraient par le train dans deux ou trois jours. Elle était impatiente de se livrer à ce contact. Elle savait, pour les avoir rencontrés au passage, que de semblables objets meublaient les vides du Bois-Gentil. Elle avait un souvenir précis de leur apparence. Elle me décrivit un masque avec une minutie qui m'arracha momentanément au désir qui me harcelait. En haut, l'homme cessa de bouger. Nous avions continué ce silence en nous regardant. J'espérais un signe de la part de l'enfant qui avait grandi sans moi mais le silence se mit à peser sur notre désir d'en finir avec cette conversation absurde qui nous éloignait l'une de l'autre. Le feu diminuait. Elle brisa la souche embrasée jusqu'au cœur. Savait-elle à quel point je pouvais devenir dangereuse ? Elle rejoignit le fauteuil une fois les cousins revenus à leurs dimensions. L'homme les avait si précisément écrasés. Elle soupira avant de s'abandonner à la contemplation du brasier mourant. Elle était agacée par mes esquives et se livrait elle-même à des manœuvres pour ne pas expliquer l'absence de sa fille. Était-elle encore à la recherche des termes appropriés à mon attente ? L'horloge, debout comme un vivant, sonna minuit. Elle s'étira. Ses odeurs se multipliaient. Vous ne serez pas dérangée par le bruit, dit-elle. Elle parlait de la chambre donnant sur un extérieur de prés et de landes de fougères. Les bruits ne parvenaient pas à cette façade, sauf en cas de passage d'un troupeau, mais ce n'était pas la saison. La voyageuse se préparait à une nuit tranquille. Venez, dit la femme. Le Bois-Gentil n'était pas pour l'instant l'endroit où je devais aller. Elle vit la canne de roseau que le compagnon de l'écrivain m'avait confiée. Elle la connaissait. Ils venaient ici presque tous les jours. Ils mangeaient, buvaient un peu, parlaient beaucoup dans ce langage du toucher dont elle ignorait les saveurs. Il menaçait les enfants avec la canne quand ils s'agitaient sous les mûriers. Il n'a jamais compris les enfants, dis-je. Nous montions. Il y avait de la lumière sous une porte mais c'était celle de sa chambre. Je la suivais dans le couloir bifurquant à angle droit. Je ne connaissais pas cette partie de l'hôtel. Elle alluma un plafonnier qui jeta une lumière jaune sur une porte. C'est la meilleure chambre, dit-elle. Demain, nous irons au Bois-Gentil. Elle s'invitait. J'eusse préféré me retrouver seule dans cette probable désolation, m'activer la première, m'abandonner au désespoir d'une immobilité sans doute définitive. Le lit était fait et ouvert, le feu allumé à la mesure de cette fin d'été, une lampe de chevet se répandait, paresseuse et sommaire à la fois. On avait pris soin des détails. Je ne doutais pas un instant que notre petit lapin était l'auteur de cette application méticuleuse. Avait-elle pris soin d'éteindre avant notre passage ? Une lumière sous la porte m'aurait-elle inspiré le courage de forcer sa porte ? Elle réussissait cependant à m'interdire la localisation de sa chambre. Petit monstre ! Je me couchais avec l'impression que l'essentiel restait à vivre. Je ne tardais pas à m'endormir. Rien n'est plus agréable que le confort. Il faut avoir un sens exercé du confort pour apprécier les tourments de la douleur. Je me promettais d'insatiables douleurs. Le Bois-Gentil à réinvestir, le compagnon à déchiffrer, ce petit amour de fillette déçue à reconquérir. Par quoi commencerais-je ce retour à la vie que l'écrivain n'avait plus le pouvoir de m'imposer ? J'oubliais la tombe, la rencontre de la directrice de l'hospice, la paperasse et les calculs avec le notaire. J'embaucherais un jardinier, un maçon, peut-être un charpentier. Combien de temps mon esprit accepterait-il de consacrer à ce qui s'annonçait si médiocre, si inutile ? Un cri me réveilla dans la nuit. Avais-je crié ?
Peut-être.
En tout cas vous vous rendormîtes et le matin était bien avancé quand vous vous réveillâtes. Vous n'aviez pas entendu les camions de la carrière ni le char à bœufs des éboueurs. Aucune conversation pressée ne vint troubler votre sommeil. Elle avait tenu sa promesse de tranquillité. Vous descendîtes avec votre bagage. Quand aviez-vous dit que les autres bagages arriveraient ? Le dallage de la salle à manger était mouillé. Il ne vous restait plus qu'à traverser cette propreté sans trop la souiller. Vous déposâtes le bagage sur une marche de l'escalier et entreprîtes le franchissement de la flaque en cours de réduction sous l'action d'un soleil presque vertical. Vous vous dirigiez vers la cuisine où le bruit vous attirait. Elle s'acharnait sur le fond d'une cocotte, les manches de la chemise étaient relevées au-dessus du coude. Elle portait de nouveau une jupe. Ses pieds se crispaient dans des sandales dont les lanières entouraient les chevilles. Sur un feu, une casserole tremblait en exhalant une odeur acide. Un peu échevelée, elle vous demanda si vous aviez passé une bonne nuit du côté des champs. Vous aviez passé une nuit exemplaire. Elle s'en réjouissait. Maintenant, tu vas manger pendant que je me prépare. Bien. Vous mangeâtes, toute seule dans un coin de la salle à manger dont le dallage avait séché. On pouvait voir la trace de vos pas entre le pied de l'escalier et l'entrée de la cuisine. Vous la vîtes reprendre ce chemin dans l'autre sens, attentive à poser ses pieds dans vos propres traces puis, dans l'escalier, elle fila. Les bruits du dehors étaient amortis par un rideau tombé devant l'entrée du restaurant. D'autres rideaux étaient tirés, gris et agités par l'air des fenêtres. Vous passeriez bientôt devant ces fenêtres entrecroisées, sur le chemin du Bois-Gentil, en compagnie de cette amie encore abstraite que vous n'aviez pas totalement déchiffrée. Un air presque chaud vous accompagnerait entre les saules du chemin. Entendez-vous le ruisseau où le cresson se multiplie ? Il adorait ces sensations, la complexité à découvrir en soi avant de percevoir celle des autres et du milieu où ils existent malgré vous. Avant ces infirmités, les balades vous menaient loin dans ces intrications végétales, vous pour des raisons sportives, lui parce qu'il désirait ce voyage et que vous l'accompagniez sans vous plaindre de sa croissante impression de vous perdre. Le chemin avait-il changé ? Vous étiez incapable de le dire ? La femme vous côtoyait en bavardant. Comment l'esprit peut-il accepter de perdre ce temps précieux en caquetages ? Rien sur ce mariage incompréhensible, rien sur la disparition de la fille peut-être encore déçue, rien sur ce qui se passe sans vous et sur ce qui manque depuis qu'il n'est plus là pour influencer votre sentiment de la chose passé. Vous ralentissiez l'allure dans l'intention de l'ennuyer mais elle était si impliquée dans cette conversation ordinaire qu'elle acceptait facilement y compris de s'arrêter pour cueillir les fleurs du talus en espérant à haute voix que le Bois-Gentil n'avait pas besoin de plus pour revenir à ce qu'elle appelait la vie. Elle s'extasiait au passage devant un pied de colchique découvert à distance sur un ubac pentu. Plusieurs fois elle proposa de porter le bagage à votre place, ce qui vous eût soulagée un tantinet, mais vous aviez besoin de cette contrainte pour retrouver vos racines arrachées à cette terre sans lendemain, selon vous ou plutôt selon ce que vous en saviez par expérience. Vous atteignîtes le Bois-Gentil sous le soleil de midi. Elle sentait la cuisine et ne s'inquiétait pas du repas à servir. Vous la poussâtes plusieurs fois dans cette voie mais elle ne répondait pas à vos questions, elle était à l'affût de vos réponses. Vous déplorâtes au passage la chute du portail et l'envahissement de l'allée par la ronce. Le lierre s'était installé sous la toiture et l'auvent avait pivoté sur ses fragiles piliers de sapin. Entrons, dit-elle. Elle était pressée de vous voir en situation. Le bouquet qu'elle transportait attirait les insectes. Vous cherchiez la clé et elle s'inquiétait. Comment vous savait-elle oublieuse dans les moments primordiaux ? Pas le temps de réfléchir à la situation dans laquelle vous vous trouvez avec une nuit de retard. Coucherez-vous au Bois-Gentil ce soir ? La chambre à l'hôtel est si confortable ! Vous y êtes si proche de ce que vous êtes venue chercher ! La clé apparaît, grosse clé de laiton que la serrure accepte sans rechigner. La porte est ouverte. Entre ! Elle vous pousse dans la grisaille un peu moite de l'intérieur. Vos pieds explorent un tapis qui vous revient en mémoire. Elle vous dépasse et examine la surface des choses. Le bouquet se répand sur une table. Elle ouvre une fenêtre, puis une autre, experte en réveil, douée de cette facilité d'imposer les rituels du quotidien qui est aussi son gagne-pain. La lumière inonde un décor parfaitement conservé. Le manque de poussière trahit une occupation clandestine des lieux. Mais qui habite la maison où vous n'avez pas trouvé le bonheur ? Il faut que je t'explique, dit-elle. On y accède maintenant par-derrière. C'est discret. Nous referons ce chemin ensemble. Veux-tu écouter ce que j'ai à te dire ? J'ai attendu toute la nuit. J'ai attendu que tu te réveilles. Maintenant je peux tout te dire. Veux-tu voir le chemin ? L'herbe a repris possession de l'ornière mais si tu regardes de plus près, tu verras la trace légère de ses pas. Il manque des fleurs au talus et sous le prunier, les pieds ont tassé la terre. Plus loin, la pierre encore lisse, mais la mousse progresse, au printemps on ne verra plus la pierre grise et lisse où elle s'asseyait pour l'attendre. Elle enjambait la clôture à cet endroit, d'abord le pied sur la souche puis les jambes franchissaient la clôture, on voit encore l'influence de son passage sur le sens de la croissance des herbes, jusqu'au chemin qui impose une glissade, vois les traces de la glissade, elle s'accrochait aux fougères, fascinée par ce qui l'attendait, il était capable de lui donner cette nourriture et elle n'avait faim que de cette promesse.
*
Maintenant couché sur le dos (il avait passé la majeure partie de la nuit sur le côté, tourné vers elle), il côtoyait une transpiration légère qui témoignait de son agitation. Il y avait longtemps qu'il n'avait pas couché auprès d'une femme. Ces derniers temps, il avait occupé son esprit à mettre de l'ordre dans ses souvenirs. Le corps, entraîné à tuer avec une précision redoutable, ne se nourrissait plus de plaisir. Quelquefois il considérait sa virilité de solitaire et en tirait des conclusions amères. Une femme avait toujours le pouvoir de le distraire de son angoisse de l'échec, celui-ci ne s'appliquant qu'à la mort de l'être désigné par une autorité qu'il n'avait jamais discutée. L'orgasme, dans ces conditions, avait peu de chance de se transformer en point de non-retour. Il préférait une beauté consciente d'elle-même, cocotte de vingt ans plus jeune que lui, ce qui aujourd'hui constituait une maturité certaine. Elles étaient en général friandes d'apparence et il participait de bon cœur aux agréments de ce culte de la surface. Il était d'ailleurs quelquefois trompé par ces apparences de fard et de bijoux et il leur faisait alors payer sa déception en ne les honorant pas de son abandon. Il aimait une femme de l'autre côté de la table, ses parfums déroutant les arômes du repas et sa chair, sous la poudre aux yeux, attirant les projecteurs d'une scène qui ne lui était pas destinée mais que l'ensemble des spectateurs désirait pour elle. Il n'était pas rare qu'elle se reconnût dans ce moment de partage relatif. Il sortait vainqueur de cette démonstration et il emportait sa proie dans une chambre à la hauteur du spectacle qu'il venait de provoquer. Son plaisir était une autre victoire s'il réussissait à régner dans la demi-obscurité où il prétendait apparaître maître de soi et de celle qu'il pénétrait comme si elle n'existait plus que pour lui. Il n'exigeait pas d'elle qu'elle renouvelât cette expérience de la satisfaction. Il raccompagnait une femme déçue qui promettait de ne plus se laisser violer ou qui, moins facile, lui demandait naïvement de ne plus recommencer sinon elle ne le reverrait plus. Suivaient de longues périodes d'abstinence consacrée à l'exercice de l'œil et de la main, au contrôle de la respiration et de la tension musculaire et à l'étude des positions, des points de fuite et autres préalables et conséquences d'un acte toujours parfait. Il s'était enrichi, avait comblé sa famille et aidé ses voisins. Il possédait un peu de bien et l'entretenait avec une conscience trouble des valeurs. On ne lui avait jamais adressé aucun reproche ni sur ses compétences professionnelles ni sur son comportement familial. Il détecta des signes de révolte chez sa fille qui grandissait trop vite mais il n'y eut jamais de confrontation. Elle aimait l'écouter, rêvait quelquefois d'être possédée par lui et exprimait cette profonde ambition en termes si pudiques qu'il n'y voyait pas le mal qu'elle secrétait. Du moins imaginait-elle qu'elle était assez dissimulatrice pour qu'il n'y pensât pas aussi clairement. Elle le troublait, sans doute parce que la morale s'interposait entre son propre désir et l'opinion qu'il lui inspirait. Il redoutait les punitions infligées par les autres au couple qui dépasse les limites du possible. Il n'avait qu'une vague idée de ce qu'elle rendait possible et du degré d'acceptation sur lequel on lui demanderait de s'expliquer si l'impossible arrivait. Il écourtait donc ces séjours dans le sein familial. Il inventait des harcèlements attribués à d'invisibles employeurs de ses talents. On ne savait d'ailleurs pas grand-chose de ce qu'ils recherchaient en lui. Il avait participé à quelques opérations collectives dont le succès ou la gloire l'honorait. Il aimait le statut de héros et se cachait parmi ses zélateurs quand ceux-ci ne risquaient pas l'offensive des ennemis toujours vigilants. Il en profitait pour rehausser le portrait sans cesse remis sur le chantier de sa propre gloire. Elle n'était pas dupe mais se prêtait docilement au jeu. Elle dut participer au perfectionnement des détails en inventant des femmes inspirées d'une réalité moins convaincante. Ces caresses potentielles avaient une vertu tranquillisante sur sa préférence des vertiges. Son corps commençait à agir en souverain. Elle se montrait auprès de lui et l'écrasait parce qu'elle était lumineuse et qu'on rêvait de prendre sa place. Un jour elle lui posa cette question : Pourquoi continuer de jouer au héros puisque tu n'as plus besoin d'eux pour l'être toujours ? Il ne répondit pas. Il lui demanda de couper des cheveux qui l'offensaient maintenant. On conserva plusieurs mèches dont une seule lui fut remise. Elle était contenue dans un étui de verre menaçant à tout instant de se rompre. Il protégea toujours cet objet de la destruction accidentelle, se réservant le pouvoir de le briser s'il lui arrivait de franchir un jour les limites qu'il s'était imposées. Elle le dépassait de plus d'une tête. Elle parlait plus fort, atteignait plus facilement, on reconnaissait en elle un futur qu'il n'envisageait pas sans angoisse. Leurs coups de revolver envahissaient les ruelles baignées dans l'ombre des après-midi consacrées au repos. On ne dormait pas. Le désert commençait avec les montagnes. Ils étaient partis à cheval, sur le même cheval qui était un bien collectif. Ils avaient manipulé les munitions rutilantes dans le soleil envahissant le seuil de leur maison. Les enfants étaient soumis à l'attente. Le cheval buvait dans un seau. L'enfant qui avait apporté le seau les avait approchés de si près qu'il avait senti l'odeur de la fille. Ils avaient disparu dans l'ombre du désert et les coups de feu avaient commencé. On était allé se coucher sur les terrasses. Les claquements se répercutaient contre les murs bleus. Un enfant mimait la mort. Quand ils revenaient, ils étaient à pied et le cheval les suivait. On s'était remis au travail depuis une heure. Le même enfant avait apporté un autre seau d'eau. Il avait d'abord rafraîchi le seuil de la maison puis il était revenu à l'endroit où le cheval avait bu tout à l'heure. Le cheval connaissait ces habitudes. Il recommençait sans se tromper ni même se révolter. Ils étaient assis tous les deux sur le seuil et ils nettoyaient leurs armes. On éparpillait les enfants en claquant des mains. Les chiens s'éloignaient aussi et on se mettait à parler, entre adultes, de choses sérieuses.
Nous ne dormons pas, pensa-t-elle. Nous pourrions parler. Il n'a rien dit alors que je lui ai menti. Mais que lui importe le destin de cette fille qui n'est pas la sienne ? Nous parlerons demain de la nôtre. Il faut d'abord que j'en finisse avec cette histoire. Comment la continuer si je suis censée être rentrée au Bois-Gentil tout de suite après avoir quitté le dernier compagnon de l'écrivain ? Mettons. J'ai passé la nuit dans le désordre de l'abandon, entre la poussière et la moisissure. Le matin, elle vient dans la seule intention de briser mes illusions. Et soudain il n'est plus mort dans la solitude que lui inflige son infirmité. Deux êtres l'entouraient de leur amour. Le compagnon sait lutter contre l'absence. Il aimerait s'exprimer plus clairement. Ce n'est pas par pudeur qu'il élimine la clarté nécessaire à sa tranquillité. Mais je ne ferai pas ce premier pas. Je veux d'abord savoir ce qui s'est passé entre l'écrivain et la fille que j'ai abandonnée au début d'un voyage. Sa mère devient cruelle. Il faut qu'il comprenne que j'ai dû supporter cette cruauté sans me défendre. Nous venions d'inspecter le jardin et sa trace d'herbes couchées. Nous ne pouvons pas ignorer les faits, dit la femme. Elle veut dire que nous n'y changerons rien. Le soleil nous éclabousse à travers les feuillages d'un tilleul. Elle reçoit cette lumière tandis que l'ombre doit baigner mon visage. Pourtant mes yeux se ferment à demi. Je n'ai encore rien dit. Elle me raconte ce qu'elle sait. Elle ne veut rien imaginer. Elle s'exprime avec lenteur, les mots ont déjà été visités par cet esprit tourmenté qui continue de les choisir. Elle aussi ménage ma tranquillité. Elle répète plusieurs fois que nous avons le temps comme si j'allais lui laisser le loisir de calculer la durée de mon séjour. Je n'ai pas encore organisé les contenus inévitables et je ne sais rien des probables découvertes. Nous ne sommes qu'au lendemain de mon arrivée et je dois tout savoir. Elle préfère diluer la connaissance des faits dans une attente dont elle serait maîtresse si j'acceptais de me laisser conduire. Nous nous asseyons sous la treille d'un mur.
Elle ne sait pas quand cela a commencé. Il y eut d'abord la déception causée par l'annulation du voyage. À défaut d'un chagrin clairement exprimé, on pouvait s'attendre à l'apparition d'une mélancolie mesurée au fil des changements opérés sur les détails de la vie quotidienne mais rien ne sembla affecté à ce niveau des relations. Les choses conservaient leur influence et les autres revenaient comme s'il ne s'était rien passé. À quel moment eut-elle l'idée de s'approcher de l'écrivain pour le questionner sur votre fidélité ? Il venait presque chaque jour, accompagné par son inséparable guide qui ne cachait plus ses sentiments. Ils s'asseyaient sur la terrasse et commandaient un apéritif. Le dimanche, ils mangeaient à la même table si le temps le permettait, sinon ils préféraient s'abstenir plutôt que de se mélanger aux autres dans la salle à manger. Elle le voyait donc le dimanche. On était sorti de la messe une heure plus tôt. Il y avait encore du monde sur la place. Elle se mêlait aux autres enfants. Il ne pouvait ni la voir ni l'entendre. Comment put-il la deviner et la retrouver au milieu des autres ? Elle était attirée par cette immobilité. Elle jouait plus que les autres pour se faire remarquer. Ne mesurait-elle pas le degré de présence qu'il fallait atteindre pour entrer en relation avec cet homme coupé du monde sonore et visuel ? Elle avait remarqué les attouchements et y avait reconnu l'existence d'un code aussi précis qu'elle l'espérait. Elle s'approchait, entraînant les autres enfants. Elle les poussait à s'intéresser eux aussi aux échanges verbaux qui réunissaient l'écrivain à son compagnon fébrile. Il y eut bientôt un groupe fidèle à ses préoccupations. Ils ignoraient qu'elle les liait à sa frustration. Ils agissaient par jeu, croyant qu'elle jouait elle aussi, qu'elle était l'inventrice d'un jeu prometteur. Le compagnon de l'écrivain ne se souciait pas de cette proximité. Il en parlait peut-être à l'écrivain et celui-ci lui conseillait de ne pas agir. Les deux hommes étaient soudés par un langage dont les autres n'avaient pas la pratique. L'aubergiste intervenait quelquefois mais elle ne réussissait pas à repousser les enfants, dont sa fille, plus loin que les mûriers du crucifix où ils retrouvaient leur cohésion circulaire. Le compagnon de l'écrivain s'amusait lui aussi et il transmettait ses impressions à l'écrivain qui se tournait vers le crucifix comme s'il avait retrouvé ses sens. On avait imaginé ensemble, dans un autre endroit, les effets de cette double infirmité sur le comportement. On avait d'abord joué, comme des mimes blessés par la difficulté. Ensuite on avait écouté la maîtresse du jeu et quand on revenait sur les lieux de cette observation de plus en plus crispée, on avait l'air si sérieusement attentif que la maîtresse elle-même s'en inquiétait et mettait fin à l'expérience. Elle devenait facilement incompréhensible. On la soupçonnait de nous utiliser dans une intention qu'il était impossible de mettre à jour. Certains d'entre nous s'appliquaient à la trahir ou bien elle finirait par se trahir elle-même. On ne l'avait jamais vraiment aimée. En tout cas elle réussissait à nous donner le vertige au bord de cette rencontre que sa mère interrompait parce qu'elle croyait agir en faveur de la tranquillité de l'écrivain. Le compagnon ne faisait rien pour la détromper. Il s'amusait peut-être plus que tout ce monde. La fillette l'interrogeait de loin. Il répondait par d'autres questions. Elle rougissait et s'en prenait aux enfants pour leur reprocher leur agitation. Ils détestaient cette condamnation à l'immobilité mais ils se prêtaient à tous les jeux qu'elle inventait depuis aussi longtemps qu'ils pouvaient se souvenir de leur existence. Elle aussi souffrait de ce trou de mémoire mais comme elle avait de l'imagination, un autre jeu consistait à inventer, sur la base de ce qu'on savait d'une réalité toujours plus exigeante, des faits que la conversation avec les adultes concernés vérifiait toujours. Il n'y avait aucune raison de ne pas se soumettre à son désir d'en savoir plus.
Que veut-elle me dire ? Elle est assise avec moi sur ce banc, à l'ombre de la treille. Nous ne nous regardons pas. Je déteste ces conversations où l'on se trouve côte à côte, presque à se toucher. Elle veut maintenant que j'imagine. Ainsi, elle n'aura pas à le dire. Nous avons ensemble décollé les mousses les plus grasses et nous nous sommes assises pour résoudre la question de savoir si la fille qui nous sépare doit encore exister entre nous. Elle était fascinée, dit-elle. Elle n'a pas trouvé ce mot tout de suite. Envoutée fut la première considération mais le contenu exigeait moins d'influences extérieures, moins de mythe. Il fallait chercher en elle l'origine de cette prostration. Mortifiée convenait mieux à une puberté qui annonçait une femme exigeante. Elle apprit le langage des attouchements en deux ou trois semaines. Le compagnon participait à la leçon. Il jubilait facilement en présence de cette jeune élève. Elle s'appliquait maintenant loin de ceux dont elle s'était servie pour parfaire son approche. Ils se réunissaient sous les mûriers et assistaient silencieusement aux leçons que seule la voix du vieillard interrompait pour préciser on ne savait quelle notion qui aurait pu donner une idée de la profondeur atteinte. La jeune fille recommençait docilement. Ses lèvres répétaient la leçon. L'écrivain se mettait alors à tracer des signes sur l'avant-bras qu'elle lui tendait. Comprenait-elle tout ce qu'il lui disait. Le vieillard tentait lui aussi de déchiffrer le dialogue avec ses seuls moyens visuels. Il semblait souffrir de cet effort. Pas un rire, pas un sourire n'éclairèrent jamais ces conversations. Dans la cour de l'école, on tentait de se renseigner mais la fillette demeurait secrète. Elle n'avait rien promis, il fallait le reconnaître. Quelquefois l'écrivain apparaissait un jour de semaine, toujours accompagné du vieillard dont le sens était limité à son utilité. Elle proposa de pousser la chaise. S'il le désirait, elle irait le chercher dimanche prochain. Il dut trouver l'idée séduisante. Le vieillard expliqua à haute voix que le roulage exigeait un effort dont le corps d'une jeune fille est incapable. Elle lui prouva le contraire sur le champ. L'écrivain parut s'amuser à ce moment-là. Elle manœuvrait la chaise dans tous les sens sans communiquer avec lui. Le vieillard lui indiqua une partie du trottoir particulièrement élevée. On retenait sa respiration. On aime bien assister à ces scènes lointaines dont le sens se livre peu à peu. Elle conduisit le fauteuil au bord de la marche. La difficulté imposée par le vieillard aurait pu la décourager mais son imagination précédait toujours ses actes et elle comprit le problème auquel on la soumettait. Elle le résolut, d'abord en descendant le trottoir puis en le remontant avec la même facilité. Le vieillard était stupéfait. Il remarqua l'ébauche d'un sourire sur les lèvres de l'écrivain. Je ne sais pas si Madame la directrice acceptera, finit-il par dire. Il s'adressait à la fille et non pas à l'écrivain. C'était agréable d'entendre ce qu'il disait à la fille après avoir supporté le silence des signes qu'elle venait d'échanger avec l'écrivain. Et puis il faut demander son avis à votre mère, continua le vieillard.
Je les observais depuis la cuisine. J'ai perdu beaucoup de temps derrière cette jalousie. Elle est allée le chercher le dimanche suivant. On l'attendait sous les mûriers. Les enfants revenaient de la messe. La terrasse commençait à se remplir. Le vieillard arriva le premier. Il s'aidait d'une canne et une autre canne était suspendue à son épaule. Il s'assit comme toujours à l'écart. J'aimais le voir virevolter pour saluer à la ronde puis se plier rapidement entre les accoudoirs de la chaise. Avait-elle compris toute la leçon ? Combien d'avance avait-il pris sur eux et pourquoi ? Il me fit signe d'attendre. Je lui apportais néanmoins une carafe d'eau et un verre. Il ne se servit pas. Il fumait sa pipe trop chaude. Étaient-ils en retard ? Était-il venu expliquer ce retard ? La directrice a donné son accord ? lui demandais-je. Il répondit que la directrice estimait n'avoir pas d'avis à donner sur la question. Il l'avait entendu de ses propres oreilles et avait aussitôt tracé les signes correspondants sur l'avant-bras de l'écrivain qu'on ne s'étonnait plus de voir ainsi dénudé jusqu'au coude. Vous avez donné le vôtre, dit le vieillard. Je ne répondis pas. Avais-je le choix ? Comment apprécier ce désir d'être avec l'écrivain au lieu d'agir comme les autres enfants ? N'avais-je pas désiré moi-même qu'il disparût de notre existence ? À défaut d'un voyage à l'autre bout de la terre, elle se préparait à traverser les profondeurs d'un esprit. C'est à ce moment-là que j'ai dit fascinée. Il n'était plus question de se satisfaire d'une facilité donnée à tous pour expliquer les étrangetés qui affectent un jour ou l'autre notre existence ordinaire. La fascination, loin du mythe qui est comme un reflet de miroir, impliquait la nécessité d'une substance capable de modifier le comportement. J'avais même craint qu'il fût capable de secréter par la peau cette drogue assez puissante pour dérouter une jeune fille mais elle avait été atteinte avant même de l'avoir touché. Sa fascination précédait la pratique du dialogue. Je m'étais confiée au vieillard dans un moment d'angoisse impossible à ne pas partager. Regardez sous son lit, dit-il, ou derrière les livres, peut-être dans la poche d'un vieux vêtement et vous trouverez la réponse à la question de savoir comment cela est arrivé. Je trouvai un livre parmi les autres. Il s'y livrait sans pudeur. Le voyage était un prétexte, une surface glissante favorable à la croissance des aveux. Il atteignait un degré de confidences difficilement accessible autrement que par l'usage d'une pornographie appliquée à l'esthétique démesurée de sa compagne voyageuse.
Le soleil rutilait. Elle était retournée à l'hospice dans l'après-midi. Elle rencontra d'abord le vieillard qui semblait l'attendre devant le portail, nonchalamment appuyé contre l'un des piliers d'où descendait une gerbe d'aubépines. La canne était suspendue au col de sa chemise. Il fumait sa pipe en conservant le bec dans la bouche. Elle arrivait à pied, sans bagage cette fois. Elle portait cet étrange chapeau surmonté d'un foulard. Il lui annonça la bonne nouvelle avant même qu'elle pût le saluer. La directrice était de retour. Son retard s'expliquait par des problèmes mécaniques. Il se déplaça lentement vers le portail qui était entrouvert, s'accrochant aux barreaux au lieu d'utiliser sa canne. Il proposait de lui montrer le chemin. Il marcha devant elle. Il avait passé une mauvaise nuit. Il savait qu'elle avait passé la nuit à l'hôtel. Il ne cachait pas son embarras. Que vous a-t-elle raconté ? Il avait des choses à dire lui aussi et sans doute ne le croirait-elle pas aussi facilement qu'elle avait pu croire son hôtesse. Je suis retournée au Bois-Gentil ce matin, dit-elle. L'air y est saturé d'attentes. Tous ces objets qui ont attendu si longtemps et que je déçois parce que je ne sais plus quoi en faire. Il poussa la porte du patio. Nous passerons par le patio, dit-il en même temps. Elle le suivit. Elle reconnut le couloir aux intervalles de portes ouvertes mais cette fois les visages n'eurent aucune importance. Elle vous attend, dit-il. Vous auriez dû venir ce matin. Ce matin, commença-t-elle mais il atteignait le haut de l'escalier et était occupé à reprendre son souffle. On n'imagine jamais assez les effets de l'usure, dit-il. Il tentait de sourire. J'aurais préféré qu'on en parlât avant que vous ne la voyiez, dit-il. Elle se laissa entraîner dans l'ombre grise d'un recoin peuplé d'alcôves vides. Vous l'avez crue ? demanda-t-il. Il étreignait sa main. Elle prétexta en avoir besoin pour ôter son incroyable chapeau. Le foulard caressa leurs regards. Je ne sais pas, dit-elle et aussitôt elle regretta de créer un doute. Il se recula encore. Elle ne vous en parlera pas, dit-il. Ça ne la regarde pas. Mais vous aurez peut-être envie de lui en parler. Il tremblait, s'appuyant maintenant sur la canne. Je ne suis pas venue pour ça, dit-elle. Elle se rebiffait passablement. Il profita de l'occasion qu'elle lui donnait d'approfondir un sujet somme toute à peine entrevu ce matin, si l'autre lui avait bien seriné cette vérité discutable. Il n'est plus là pour se défendre, dit-elle. Cette fois ce fut le vieillard qui s'insurgea. Elle lui a fait beaucoup de mal, dit-il, il faut que vous le sachiez. Elle faillit badiner à ce moment-là mais la gravité du visage qu'elle surveillait lui inspira la prudence. Après tout, elle ne privilégiait aucune lecture des faits auxquels l'écrivain la soumettait post mortem. La mort semblait bien avoir son mot à dire en effet. Nous pourrons parler quand vous voudrez, dit-elle comme si ces paroles avaient eu le pouvoir de rassurer le vieillard sur le contenu de l'entretien qu'elle allait avoir avec la directrice. Il haussa les épaules et, revenant dans la lumière, il indiqua la porte du bureau où elle devait frapper. Elle ne vous fera peut-être pas attendre, dit-il. Il redescendait. Peut-être préféreriez-vous parler maintenant, dit-elle enfin. Elle l'avait rejoint dans l'escalier. Comment voulez-vous, précisa-t-il, que je vous demande de me croire plutôt qu'elle ? Demain, la rumeur parviendra à vos oreilles. Il n'y a aucun moyen de l'en empêcher. Elle vous en parlera elle aussi. Il n'y a rien à faire contre ce désir de vous mettre au courant. Chacun veut sa part d'équité. Vous vous êtes déjà mise à la recherche de cette diablesse. Vous vous étonnez de ne pas la trouver. Qu'espérez-vous de cette rencontre ? Imaginez la somme d'intentions qui la conditionne. Ils donneraient cher pour assister à notre propre rencontre. Ils savent que je ne suis pas de leur côté, ils savent pourquoi je ne les ai pas rejoints mais ils ignorent comment je puis détruire leur vérité. Il me suffit de vous convaincre, vous comprenez ? Vous seule détenez le pouvoir d'en finir avec ces diableries. Restreignez votre entrevue avec la directrice aux questions de sépulture. N'écoutez plus la mère qui veut vous détruire en espérant ainsi sauver son enfant de l'enfer. C'est votre sens des réalités contre l'imagination de cette enfant sans quoi la rumeur n'est plus que vaine spéculation. Je possède la clé. Vous avez la force de conviction. Nous sommes vous et moi la condition du rétablissement des faits. Ne me fuyez plus. Ses derniers mots évoquaient votre féerie. Vous avez été sa nourriture imaginaire. Je vais vous montrer !
Il lui montra l'endroit où il s'était pendu, au bout du patio sous le couvert, en pleine nuit. On a découvert la tragédie au matin. Il ne savait plus qui était ce premier promeneur. Le cri avait réveillé tout le monde. Il les avait vus décrocher le corps qui s'était plié en touchant le sol. Il n'avait pas vu le visage ni même cherché à le voir. La veille il avait parlé de vous comme si vous deviez revenir le lendemain. Il avait évoqué vos pouvoirs sur son esprit. Ces paroles étaient oubliées maintenant mais leur sens perdurait. On avait transporté le corps dans la morgue qui se situe au sous-sol. On ne passe jamais devant cette lourde porte sans frémir. Elle demeura ouverte toute la matinée puis enfin quelqu'un songea à la fermer. J'ai voulu témoigner mais il était trop tard.
Trop tard ? dit-elle. Elle n'avait plus le temps. Le vieillard devina son impatience. Il faudra bien que vous sachiez ce qui s'est passé, dit-il. Le jour diminuait. Les grandes fenêtres du couloir projetaient leurs meneaux sur le mur aux portes toutes fermées. Elle n'avait plus le temps de passer chez le maçon pour la question du porche. L'oblique de ses piliers était trahie par l'angle du mur qu'elle ne pouvait pas soupçonner d'obliquité. Elle avait bien mesuré cette différence. Elle découvrirait d'autres défauts, dans la charpente notamment si elle réussissait à ouvrir la trappe du grenier. Elle n'était pas descendue dans la cave et la façade orientale avait pour l'instant échappé à ses fébriles inspections. Une fois réglées la question de l'inhumation et celle des réparations que nécessitait le Bois-Gentil, elle se préparerait à la suite du voyage. À quel moment l'avait-elle interrompu ? Elle aurait peut-être mieux fait de revenir juste après la mort de l'écrivain. Les choses n'auraient pas atteint ce degré de crédibilité contre laquelle elle ne se voyait pas lutter maintenant. Elle n'avait aucune envie de participer au désir de s'impliquer elle-même dans l'imaginaire d'une population qui envisageait le plaisir correspondant avec un sens de l'attente dont elle n'avait pas idée. Elle était pressée et ne cacherait plus désormais son impatience. Elle commença à se libérer de l'emprise du vieillard. L'entretien avec la directrice ne déborda pas les questions qu'elle était venue traiter. Passant devant l'hôtel, elle récupéra un bijou oublié sur la table de chevet. De retour au Bois-Gentil, elle s'attabla pour rédiger un emploi du temps où les artisans occupaient la meilleure place. Elle calcula la durée de son séjour le lendemain, une fois évaluées les prétentions desdits artisans. Ils se présentèrent à tour de rôle au Bois-Gentil. Les travaux commencèrent au début de la semaine suivante après un dimanche où la rumeur se trouva malmenée par ses promenades solitaires et polies. Elle était prête à revoir la petite fille si déçue de n'avoir pas voyagé avec elle. Elle faucha elle-même les herbes couchées du jardin pour n'avoir pas à les interroger de la fenêtre de sa chambre où on la voyait se pencher si on passait du côté des champs et des prés.
La maison s'emplit d'ouvriers chahuteurs. Elle avait elle-même établi les devis. Elle visait un changement discret. Pas question d'effacer les traces de l'écrivain. Il suffisait de dérouter l'observateur appliqué. On conserva les objets du voyage. Elle en profita pour se remémorer les premiers temps du périple dans lequel elle avait projeté cet homme naturellement enraciné. Ne se voyait-il pas en arbre dans plusieurs de ses poèmes où il prétendait parler d'elle et du sentiment d'éternité qu'elle lui inspirait ? L'arbre était plutôt à mettre en rapport avec la taille physique de l'être aimé. Il ne trouva rien d'autre, dans cette nature prospère où il puisait son eau, que les montagnes et les arbres. Très peu enclin à se minéraliser pour les besoins de la cause, il préféra les arbres, sans les nommer d'ailleurs. Le voyage révélait des tailles à la hauteur de son ambition de compagnon et les noms lui parurent toujours dignes de ce qu'il attendait d'un mot destiné à cristalliser un moment de sa pensée. On avait ramené des spécimens dont l'acclimatation avait soulevé des questions demeurées sans réponse. Il était toujours déçu, peut-être triste, de voir un exemplaire rare se dessécher sous le climat doucereux où il avait choisi de se replier régulièrement avec elle. Le mur de l'appentis portait des noms étranges qu'elle interdit aux ouvriers de recouvrir de la peinture qu'elle avait pourtant commandée. L'incident la poussa à plus de vigilance et les ouvriers finirent par s'impatienter. Elle déboulait en pleins préparatifs d'un nouveau chantier et se mettait à inspecter les lieux comme si elle allait y découvrir une richesse cachée. Une rampe lustrée du temps où l'écrivain avait encore tous ses sens fut préservée de l'application d'un vernis. Seule la partie haute de ce souvenir subit les outrages du papier de verre. Le plâtre d'un mur jusque-là caché par un dosseret fut sauvé du piquage sur l'initiative d'un ouvrier qui y découvrit un graffiti. Elle félicita le bonhomme et lui offrit une bouteille qu'il partagea avec les curieux venus voir de quoi il s'agissait. La démolition d'un plafond provoqua la découverte d'un objet, une faucille, étranger à leur histoire. Elle s'interrogea plusieurs jours avant de décider son extraction et la faucille fut conservée, jusqu'à l'oubli, sur une étagère du grenier. Diverses dépouilles desséchées d'animaux reconnaissables mais dont elle ignorait la nature terminèrent leur existence de preuve dans une poubelle après mûre réflexion. Elle s'activait drôlement et les matériaux non utilisés l'amenèrent à rediscuter les devis. On ne résista pas à sa fébrilité. On cura le puits un dimanche. La première eau recueillie après les travaux était claire comme on l'espérait. Même la pompe fonctionnait et elle se baigna dans une salle de bain restaurée. À l'approche de la fin du chantier, elle commença à se désespérer. Il fallut de nouveau revoir les devis qu'elle augmentait maintenant de menus travaux. On la trouva tatillonne alors qu'elle manquait simplement de temps pour se préparer à une rencontre décisive. Elle n'avait plus revu les acteurs avec qui cette farce avait commencé. Elle passait une partie de la nuit à réfléchir aux enjeux. Dormant d'un sommeil agité, elle rêvait à des solutions imaginaires dont l'absurdité n'apparaissait pas immédiatement au réveil. Le temps consacré à ce bonheur d'avoir trouvé était perdu d'avance. Elle se couchait en connaisseur de son impuissance à résoudre la question cruciale de la réputation de l'écrivain. Elle n'avait pas encore lu les coupures de journaux que lui réservaient le compagnon défenseur et la mère accusatrice. Elle mettrait tout en œuvre pour ne les découvrir qu'après avoir rencontré celle que l'un qualifiait de diablesse et que l'autre, plus proche de la vérité, admettant sans doute sa nature de provocatrice seulement par souci de conformité avec la rumeur la plus sûre et la plus écoutée, choisissait de défendre avec des moyens d'ordinaire réservés aux victimes des prédateurs de l'évidence sexuelle. Elle ne se souvenait pas qu'il eût alimenté de ce désir un texte d'ordinaire consacré à des recherches moins sujettes aux poursuites judiciaires. La question du dédommagement lui était posée clairement. Le vieux compagnon avait une idée plus haute de ce procès mais la sagesse imposait de ne pas lui laisser la parole de crainte d'envenimer le débat. Elle l'écarterait donc, quitte à l'offenser. Pourvu qu'il ne fût pas de taille à lutter ! Elle craignait plus les exigences de la fille qu'on avait eu le temps d'éduquer dans le sens d'une équité toute à son avantage. L'indemniser, c'était reconnaître les faits. Ils contredisaient toute l'œuvre. Accepterait-elle de les nier si la somme convenue dépassait ses espérances ? Qu'arrive-t-il quand votre adversaire vous sent à ce point vulnérable ? Il ne servait à rien de spéculer avant de l'avoir rencontrée ni d'avoir mesuré la profondeur de la blessure et ses effets sur la compréhension exacte du sujet à débattre. Elle avait bel et bien perdu de vue cette enfant docile qui n'envisageait pas la déception à la veille du voyage qu'on lui promettait. Autre spéculation, le mensonge, sur des évènements passés qu'on n'a aucune chance de changer. Quand les ouvriers quittèrent la maison, elle se sentit abandonnée. D'abord elle se reprochait d'avoir dépensé trop d'argent en inutiles réfections de ce passé entamé par l'usure. Ensuite, rien ne s'offrait à son imagination pour reculer encore l'échéance de la rencontre, d'autant qu'elle ne déciderait sans doute pas ni de la date ni du lieu. Pour l'instant, celui-ci ne serait pas un tribunal. Elle compta son argent, celui du voyage et celui de la retraite inévitable. Elle était encore riche. Elle pouvait même s'attendre à une augmentation sensible de ce capital avec les droits d'auteur qui promettaient de se multiplier si elle savait jouer avec les circonstances. Quel risque prenait-elle si elle jouait seule ? Elle n'avait aucune envie d'un conseil. Et puis le voyage n'attendrait pas aussi longtemps. Elle avait raccompagné les derniers ouvriers jusqu'au portail restauré. Son esprit s'activait dangereusement. Elle bafouilla et ils ne comprirent pas à quel point elle avait encore besoin d'eux.
La nuit s'achevait. Il consulta la montre-bracelet qui ne le quittait jamais. Les phosphorescences indiquaient que le jour n'allait pas tarder à se lever. Il avait peut-être dormi. Il se sentait reposé. Il ne se rappelait pas jusqu'où l'avaient mené ses réflexions. Il lui en parlerait dans la journée. Elle avait le droit de savoir même si elle n'avait jamais cherché à s'enquérir du sort de sa fille. Il regrettait maintenant cette attente à quoi elle l'avait condamné en acceptant le verdict de la tradition. Pourquoi n'avait-elle pas accepté de rester avec eux ? Il avait reçu la clé du bonheur des mains de ses ascendants. Il eût aimé s'en servir avec elle. La destinée de leur fille eût été différente, il n'avait aucun mal à concevoir cette probabilité. Elle avait manqué d'une mère. Comme il avait été facile de lui en cacher l'existence ! Il avait longtemps discuté la nécessité de ce mensonge. Elle était morte avec cette idée de rejoindre sa génitrice dans le paradis promis aux combattants de la liberté. Ils avaient conçu un mensonge à la mesure de son attente. L'enfant avait grandi avec cette injustice à réparer. Il avait été plusieurs fois sur le point de lui dire la vérité mais il avait renoncé à prendre le risque de se confronter à l'enfant qu'elle demeurait à ses yeux.
Elle dormait. Il caressa l'épaule froide. Il ne lui parlerait pas d'un mensonge qui compliquait l'aveu d'impuissance. Il se contenterait de la version officielle, une belle mort selon les critères de la révolution. Il la connaissait assez pour craindre l'enquête qu'elle ne manquerait pas d'entreprendre après un instant de stupéfaction. Avec elle il fallait s'attendre à un combat. Elle voudrait le vaincre sur un terrain déserté depuis une éternité. Elle reviendrait à ce jour décisif. Elle lui avait échappé. S'il l'avait retrouvée, sans doute l'aurait-il séquestrée. Il disposait de toute l'aide nécessaire. Elle n'aurait pas résisté longtemps à la complicité mise en œuvre pour la réduire à son devoir de mère. Chargé d'en finir avec l'homme qu'elle avait finalement rejoint, il l'avait revue et elle lui avait parlé de son malheur sans se référer une fois au fruit de leur relation. Il l'avait quittée écœuré par son indifférence. Elle lui avait parlé du voyage interrompu et de la vie qui s'enfermait. Il avait constaté la dure punition à quoi son instinct de survie condamnait finalement l'écrivain réduit à l'impotence. Il avait rédigé un rapport dont on avait tenu compte et la vie de l'écrivain fut épargnée. Elle eût choisi la mort pour reprendre le voyage où elle l'avait laissé pour accompagner l'infirme. Elle n'avait pas exigé cette mort mais elle en avait parlé clairement. Il transportait son fusil sous le plancher de la voiture. Il avait hésité. Que lui promettait-elle ? De passer de temps en temps pour prendre des nouvelles. Il ne pouvait pas prendre une telle décision sans consulter sa famille. Il préféra s'adresser à ses supérieurs pour leur conseiller d'arrêter la chasse à l'homme, arguant de l'état de celui-ci et du sens qu'on pouvait accorder à la chance dans ce cas précis. Il les convainquit. Il avait usé de l'humour et on avait retenu ses arguments. C'était le meilleur choix. Il croyait la condamner elle aussi mais c'était ne pas tenir compte de sa ténacité. Elle se libérerait tôt ou tard de cette contrainte. Il avait envisagé cette possibilité sans s'en inquiéter. Elle ne menaçait pas son équilibre. On le rassura de toute façon. Ils avaient les moyens de l'empêcher de venir troubler leur surface d'eau dormante. Jamais elle ne franchirait les limites où l'enfant continuerait de vivre et où elle mourut en effet. Et si elle avait vécu ? Que se passe-t-il quand un enfant survit aux évènements ? De quels moyens dispose-t-on pour l'empêcher de savoir ce qui lui est dû ? Quand on ramena le corps blessé à mort, il sut que cette histoire venait de s'achever. À moins de se revoir et d'en parler. Elle ne lui avait posé aucune question. Elle paraissait heureuse qu'il eût accepté de la rejoindre. Il avait lui-même pris du plaisir à régler un emploi du temps sans cesse compliqué par la nécessité de se mettre à l'abri de ses poursuivants. La planque n'était pas mauvaise. Il avait eu le temps, en se promenant avec elle, d'examiner les possibilités de fuite que lui offraient les lieux. Il avait passé une nuit relativement tranquille. Bien sûr il n'avait pas pu éviter de réfléchir à ce qu'il allait lui dire si elle en parlait elle-même. Le choix était limité. Il pouvait la déclarer morte au service de la nation et pleurer avec elle cette disparition prématurée. Elle achèverait peut-être son récit et révélerait comment elle avait pu enfin reprendre le cours d'un voyage impossible à ne plus désirer. Il pouvait aussi lui raconter qu'elle vivait encore et elle le croirait avec la même facilité d'adaptation. On parlerait alors de son avenir et de la possibilité pour elle de la revoir. Il finirait par la tuer et il retournerait chez lui. Il était peut-être venu uniquement pour ça mais elle ne mourrait pas avant de lui avoir tout dit de ce voyage qui était la cause de tous ses tourments. Il la tuerait facilement. L'endroit était favorable à ce genre d'assassinat.
*
Rien n'est plus vivifiant qu'une aurore par temps clair. La mer renvoyait un seul reflet sur l'alignement des façades. Il fut bientôt à portée des jeux de lumière que les carcasses métalliques multipliaient sur les quais. Les baraques des pêcheurs se fondaient dans un horizon de pentes. Il avançait sans résistance, baigné d'air et de lumière. Une partie du paysage avait sombré dans les lueurs. Il tenta de se rappeler les détails entrevus avec elle. Sous lui, le clapotis trahissait un envahissement d'algues. Les odeurs ne se mélangeaient pas. Il disposait d'un quart d'heure pour profiter de ces recommencements. Les barques avaient quitté le quai dans la nuit. On pouvait les voir, immobiles dans les miroitements. Il atteindrait le phare avant elle. Le chemin commençait au bout du quai. On descendait un escalier de pierre. Une charpente d'un bateau en chantier projetait sa géométrie sur le sable gris. Pour arriver au phare, il fallait suivre la courbe lente du rivage. L'aurore serait achevée quand il l'atteindrait enfin. Il avait besoin de ce temps pour réfléchir. Il faisait nuit encore quand il avait quitté le lit. Elle dormait. Il avait glissé dans cette obscurité et n'avait pas pris le temps d'un café. Il était sorti au moment où le soleil lançait un jet de lumière sur la façade de l'hôtel. Derrière lui, une porte de verre se mit à rutiler. L'air traversait une roseraie avant de se couler dans le moule facile des rues. Il se dirigea d'abord vers la plage puis choisit finalement la direction du port. Il voyait le sommet du phare. Il ne rencontra personne. De glissement en glissement, il atteignit le quai. Harcelé par les réminiscences d'un calcul encore à l'état de projet, il s'arrêta pour se soumettre à la lumière ascendante. L'observation de son ombre était un jeu emprunté à l'enfance. Il s'y adonnait en cas d'échéance. Il n'était pas sûr de l'écouter jusqu'au bout, en admettant qu'elle se décidât à parler d'autre chose que des péripéties d'un voyage dont il ne comprenait pas le sens. Ils avaient perdu ensemble la précieuse journée de la veille. Il ne l'aurait pas perdue s'il lui avait imposé le seul sujet de conversation qui rendait encore possible leurs survies respectives. Qu'espérait-elle de la relation d'un voyage et de ses interruptions ? Il allait lui révéler la mort de leur bien commun. Elle mesurerait alors toute l'étendue de leur tragédie. Elle comprendrait que le voyage n'avait été qu'une fuite. Il l'avait désirée captive et influente. Elle avait traversé le monde avec un autre et n'avait pas supporté que cet autre succombât à ses blessures. Il y avait un troisième prétendant mais il n'était pas nommé. Comment supposer qu'elle eût la force de voyager seule. Elle avait ce besoin insatiable de la pensée virile. Devenue homme au bout de ce voyage, qui avait-elle sacrifié sur l'autel de son orgueil ? Il aurait donné cher pour connaître cet élu. À quels rites l'avait-elle convié avant de le supplicier ? Parlerait-elle d'autre chose que de l'impasse où l'écrivain prétendait s'approprier de sa force naturelle ? Trouverait-il les moyens de l'enfermer enfin dans cette prison où l'enfant ne jouait plus ? Ou bien faudrait-il évoquer une tout autre histoire, celle qu'elle avait vécue dans le secret le plus absolu, loin de ses souvenirs, à proximité de la victime expiatoire enfin trouvée au fil d'un voyage qui n'avait pas d'autre fin que cette prise de possession. De qui s'était-elle finalement nourrie ? Ce personnage, né de la réflexion de la nuit, commençait à prendre forme. Il ne s'agissait évidemment pas d'un père ni d'un écrivain. Elle avait su à un moment donné qu'elle se trompait en tentant d'absorber les substances que ces deux ratés lui proposaient. Un enfant l'aurait condamnée au silence, à l'immobilité, paralysie des sens, écoulements des matières intimes, fixation intolérable sur l'objet imposé par la semence d'un homme qui avait sa propre vie parallèle à parfaire au détriment de toutes les autres vies. L'écrivain proposait une concurrence crispée, une comparaison de textes, ses fictions inspirées d'une réalité dont elle ne connaissait que ses propres influences contre la fidélité à la mémoire d'un voyage destiné changer le destin. Mais si elle s'était appliquée à écrire sur la trace de l'écrivain jugé plus facilement assimilable toujours dans la perspective d'un changement radical de personnalité, elle n'avait pas perdu de temps avec l'enfant et ce qu'il impliquait de conformité à la tradition. Il y avait donc un troisième homme pour expliquer l'abandon du voyage et cette instance tranquille dans une station balnéaire. Mais comment imaginer qu'elle convoquait le seul survivant mâle de son voyage pour lui faire le récit de la dernière étape du périple et du même coup tracer le portrait du personnage qui y avait trouvé une fin rituelle ? L'esprit harcelé par cette idée, il fit demi-tour sur le sable et rejoignit la route au-dessus de la plage. Il marcha encore longtemps avant d'apercevoir la façade de l'hôtel. Il avait ce sentiment absurde de ne pas être capable de la tuer avant de savoir ce qu'elle était devenue une fois l'enfant abandonnée et l'écrivain mort et enterré dans cette terre qu'elle n'avait pas rejointe elle-même pour y terminer sa vie de mante religieuse. Mais avait-il la force de lui arracher les conditions d'un nouveau personnage ?
On la vit tenter de mettre en route le moteur de la voiture. Il y avait longtemps qu'elle ne l'avait pas utilisée. Le pare-brise était couvert de poussière. Ce matin elle n'avait pas pris le temps de soigner son apparence. On avait vu les persiennes s'entrouvrir alors que d'habitude elle les ouvrait toutes grandes et perdait un peu de temps sur le balcon. Elle était descendue plus tôt. Le soleil venait à peine de se montrer. L'abondance de reflets sembla l'agacer à ce point qu'elle rabattit le bord du chapeau sur les yeux. Elle se dirigea clairement vers le parking. La voiture couchait sous des eucalyptus, au ras d'un mur surmonté d’un bougainvillée dont l'atrophie acheva de l'irriter. Elle arrivait avec la clé dans la main. La vision de la poussière sur le pare-brise l'interloqua et elle sembla chercher quelqu'un pour l'en débarrasser. Ses pieds s'enfonçaient dans le sable mêlé de feuilles et d'aiguilles. Sa précipitation se muait maintenant en une lenteur désespérante pour l'observateur posté à une distance respectable du lieu où elle tentait d'échapper à son destin. La douleur du matin était la plus difficile à vaincre. Elle luttait aussi contre le soleil, contre le ralentissement provoqué par la poussière. Elle prit place au volant. Le moteur toussait. Elle contenait une fureur destructrice mais la douleur la rappelait à la réalité. Le moteur démarra. La voiture manœuvra dans le sable. Le soleil faussait les perspectives. Elle dut descendre de la voiture pour ouvrir le portail qu'elle n'avait que partiellement ouvert. Le moteur en profita pour caler. On la vit se désespérer. Le chapeau se contorsionnait dans la lumière rasante. Était-il trop tôt pour penser quelque chose de cette femme ? Elle se sentit observée et l'était certainement. Elle se méfiait des voleurs. Elle avait une expérience trouble des détrousseurs de vieilles dames. Son petit revolver leur était destiné. Elle jeta un regard circulaire à la hauteur des façades environnantes avant de remonter dans la voiture. Elle tourna la clé en pinçant les lèvres. Le moteur gémit. Où allait-elle ? L'observateur, s'il existait, luttait-il maintenant contre le soleil qu'elle avait conscience d'utiliser. La voiture franchit le portail. Sur la chaussée, elle s'arrêta de nouveau et la femme en sortit. Il s'agissait maintenant pour elle de nettoyer le pare-brise. Personne à l'horizon. De chaque côté, le boulevard était désert. Elle ne s'en allait pas définitivement sinon elle aurait transporté des bagages. Il était difficile de la concevoir sur le départ sans son équipage de valises de cuir et de sacs grossièrement ficelés. Elle n'emportait même pas un sac à main. Elle agissait dans la précipitation. La poussière volait sous les coups de chiffon. Elle pénétra à moitié dans la voiture pour contrôler la visibilité. Le bruit du moteur se répandait lentement. Puis la portière claqua, vous tirant d'une sorte d'hébétude due à la fois à une nuit sans sommeil et à l'excès d'observation. Il était temps de la suivre. Elle fila d'abord en direction de la plage et monta même sur le trottoir. Un demi-tour véloce faillit vous surprendre tandis que vous arriviez sur les lieux. Elle ne vous a pas vu. Elle disparaît dans un rond-point. Votre demi-tour est laborieux mais vous êtes condamné, comme observateur, à une perte de temps dont le calcul vous échappe. Heureusement, elle n'est pas allée loin. Elle est en train de fouiller du regard la surface des quais, à travers le pare-brise qui lance un pur reflet dans le ciel. En reculant, elle heurte un paquet de filets, l'enfonce jusqu'à trouver la bonne distance et contre-braque en vitesse. Elle a vu quelque chose ou quelqu'un sur le chemin du phare. Vous ne savez pas encore qu'elle arrivera trop tard. La voiture cale à l'entrée du chemin puis la batterie s'épuise. Cette voiture est restée là plus d'un mois avant que les services municipaux se décident à l'enlever. Des pillards avaient eu le temps de la désosser. Vous observiez le décor du drame pour les besoins de votre enquête. Mais n'anticipons pas. Elle descend de la voiture, agitée par une fureur croissante puis escalade le talus encombré de broussailles. Main en visière, elle s'immobilise. De votre poste d'observation, vous ne pouvez pas voir ce qu'elle regarde si attentivement. Il est peut-être temps pour vous d'agir avant que le destin vous file entre les doigts, ce qu'on vous reprocherait éternellement. Vous appelez le central. Êtes-vous armé ? vous demande-t-on. Vous décrivez l'arme sommairement. Suffira-t-elle à mettre toutes les chances de votre côté ? L'homme est dangereux. Un type de cette espèce ne sort jamais sans une arme. Votre voix s'éteint lorsque la femme se met à descendre le talus pour rejoindre la plage. Vous n'avez pas le temps de vous expliquer. La question de l'arme devient secondaire. Attention toutefois à ne pas vous précipiter ! Vous n'avez pas entendu l'avertissement. Vous arrivez au bout de la traque. Ce n'est pas le moment d'ergoter. Vous êtes prêt depuis le début. On vous a mis sur les traces de ce tueur parce qu'on vous a jugé à la hauteur. Vous atteignez le chemin. La voiture est à dix mètres à peine. Pourvu qu'elle ne remonte pas au moment où vous franchissez la distance qui sépare la voiture du talus. La broussaille vous envahit. Il est temps de préparer l'arme. Vous avez l'avantage de la surprise. Hier encore, vous n'auriez pas cru à cette facilité si on vous l'avait promise. Ce matin, il était apparu dans la lumière fragile de l'aurore. Vous n'en croyiez pas vos yeux. Vous aviez bien déduit. Une nuit blanche avait amélioré votre sensibilité. Vous aviez pris la décision de ne pas le suivre, estimant qu'il allait revenir une fois son esprit revigoré à la faveur de l'aurore. Vous avez vous-même profité du moment pour alerter une première fois le central. On vous a donné raison et vous vous êtes senti abandonné. Était-ce bien l'homme qu'on recherchait ? Si c'était lui, il fallait se préparer à un combat. Autant l'abattre sans lui laisser aucune chance de riposter. Votre esprit s'embrouillait dans les prévisions. Une heure plus tard, tandis que vous vous demandiez si vous n'aviez pas commis une erreur en ne le suivant pas, la femme qu'il était venu voir, et qui n'était pas inconnue de vos services, sortit précipitamment de l'hôtel et entra dans le parking. Il n'y avait qu'un véhicule sous les eucalyptus. Était-il possible qu'elle possédât une pareille antiquité ? Elle agitait une clé ou plutôt elle cherchait la bonne clé dans un trousseau.
Vous avez parfaitement conscience de ne pas être un personnage du drame qui se joue depuis des années entre ces deux personnages. Vous connaissez l'existence des autres personnages mais sans avoir jamais soupçonné leur participation à ce qui peut être considéré comme une bonne histoire. Vous avancez dans le cadre d'une enquête. Vous êtes soumis à des règles définissant aussi bien votre comportement face aux évènements que l'agencement de vos conclusions toujours provisoires. Vous possédez un revolver et un téléphone mobile. Vous ne vous servez plus de votre calepin depuis que la perte du précédent vous a valu un blâme de la part de votre hiérarchie. Vous avez la sécurité d'un revenu confortable. La perspective d'une retraite tranquille vous arme de courage face à des situations qu'on vous sait capable de dominer. Vous avez une haute idée de cette confiance. Dans les moments de doute, vous ne savez plus si c'est de la confiance ou si vous êtes plutôt constamment sous surveillance. Votre corps est fatigué par l'attente. Vous en avez profité passablement au cours d'une vie qui vous a donné la tranquillité à la place du bonheur. Vous avez épousé deux femmes. La seconde vous attend docilement. La première lutte encore pour vous oublier. Nous ne savons pas à quel moment de cette histoire il faut parler de vous. Vous êtes peut-être un vieux compagnon de route, un de ces personnages qu'on porte en soi sans en avoir une claire conscience et vous profitez de cette imprécision pour vous glisser dans la distribution des rôles. Pouvons-nous nous demander si vous êtes connu d'un des personnages ? Il serait agréable de vous imaginer en compagnie de l'un d'eux, à un moment soudain précis de l'histoire que nous sommes en train de découvrir alors que vous en connaissez déjà peut-être les tenants et les aboutissants. Vous n'avez pas encore tombé le masque. Vous agissez dans une ombre peuplée de possibilités. Vous êtes la fin et la condition de cette histoire. Il ne reste plus que deux personnages, les autres ayant disparu dans l'obscurité des non-dits. Vous profitez de ce silence pour exister. Nous laisserez-vous le choix quand il ne s'agira plus d'attendre mais de résister au vide créé par la fin de l'histoire, une histoire définitive ? Vous interdisez, par votre présence, l'interruption pure et simple du travail imaginaire pour le remplacer par une cohérence des faits. Mais nous n'avons pas, vous et nous, la même conscience de ces faits, car nous savons ce que les personnages ont pensé alors que vous avez été réduit à l'observation de leurs gestes. Ce n'est pas la même histoire qui s'achève selon que l'on accepte notre présence ou qu'on se fie à vos conclusions. Nous avions pourtant réussi, ensemble, à limiter l'histoire à deux confidences inexprimées. Nous savions qu'il allait non seulement lui mentir mais surtout finir par la tuer. C'était une belle conclusion pour mettre fin, au bon moment sans doute, aux aveux qu'elle continuait de cultiver dans le silence. L'histoire s'achevait, selon nous, sur la solitude de cet homme qui aurait pu, souvenons-nous, avoir une autre destinée. Nous sommes un peu romantiques au moment de lire. Vous remettez les pendules à l'heure. La passion nous a empêchés de deviner votre existence cachée. Vous étiez là depuis le début, depuis des années. Nous vous avions créé avant même de commencer à exister avec les personnages nés de notre imagination. Vous aviez beau tout ignorer des prémices de la fiction, vous en saviez plus que nous sur la manière de conclure. Il manque un dénouement à nos récits, reconnaissons-le. Il vous suffit d'un revolver et d'un téléphone mobile pour nous promettre, alors que nous n'avons rien demandé, une fin digne des évènements évoqués par nous-mêmes. Votre conclusion servira aussi bien les besoins de l'enquête que le triste état d'inachèvement où nous nous trouvons. Comme nous avons du mal à admettre nos errances ! Mais est-ce une raison pour nous imposer cette présence si éloignée de notre conception du personnage ?
Ce qui se joue donc ici est un drame tout ce qu'il y a de plus classique. Vous nous obligez à entrer de plain-pied dans un temps qui ne dépassera pas, en durée, les limites de la patience. Votre rôle consiste à empêcher le meurtre d'une femme. Vous savez qu'il a ce désir de la tuer depuis qu'il est sorti de sa planque. Jamais, au cours d'une longue carrière dont vous connaissez tous les détails, il n'a commis une pareille erreur. Vous n'espériez pas une telle facilité. Vous êtes même déçu que ce soit lui qui vous l'offre mais votre rôle n'a-t-il jamais consisté qu'en cette attente de l'instant fatal ? Ne surestimez pas votre influence. Vous avez simplement attendu qu'il commette une erreur. Il vous a surpris, presque décontenancé, en apparaissant en pleine lumière après une action héroïque, une de plus à mettre au compte de son héroïsme. Vous avez d'abord perdu du temps à rassembler vos esprits. Vous craigniez un piège. La peur se réveillait en vous. Vous avez prévenu vos supérieurs et on vous a imposé une filature discrète. Si vous découvrez la raison de son imprudence, vous a-t-on dit en haut lieu, prévenez directement le sommet de la hiérarchie par les moyens que vous connaissez. La procédure optimum ! Vous ne l'aviez jamais utilisée. Votre main tremblait en composant le numéro secret. Vous veniez de découvrir ce qui avait motivé l'imprudence du tueur mais allaient-ils y croire si vous vous en teniez exactement aux certitudes ? Ils s'attendaient au pire mais certainement pas au meurtre d'une femme. Que saviez-vous de cette femme ? Pourquoi ne pas nous en avoir informés plus tôt ? On ne vous demande pas de trier l'information. Ce n'est pas à vous que revient ce privilège ! La prochaine fois, réfléchissez moins et agissez en conséquence !
Vous reconnaissiez à la vie, à ses anecdotes, aux circonstances qui la cristallisent, une certaine intelligibilité. Au début de votre carrière, vous vous êtes trouvé aux prises avec la langue, celle de la nation, liée à elle dans un combat acharné pour traduire fidèlement ce que vos enquêtes vous avaient conduit à élucider. Il vous a vite fallu renoncer à ce qui pour vous était encore de l'honnêteté. Vous êtes passé du style à la facilité sans transition. Du coup, vos rapports ont acquis assez vite la clarté et la cohérence qu'on exigeait de votre travail. Beaux résultats qui vous ont valu des récompenses assez hautes pour combler les vides laissés par des blâmes moins profitables. Vous êtes destiné à de plus prestigieuses reconnaissances si vous ne périssez pas avant dans un de ces combats où vous avez l'habitude de risquer votre vie. Vos rapports ne négligent pas ces descriptions qu'on prend peut-être au sérieux si vous avez vraiment acquis cette facilité à boucler la boucle des dossiers qu'on confie à votre science du devoir. Vous opérez sur la réalité telle qu'elle s'est présentée à vous une simplification non seulement des faits mais aussi des séquences qui les organisent. Vous éliminez les obscurités d'une expression qui force la langue à traduire des éléments étrangers à la nécessité d'être lisible par vos supérieurs et un exemple pour ceux qui vous imitent en attendant de vous remplacer. Vous n'avez pas eu cette chance, vous, au début de votre carrière, d'avoir quelqu'un à portée de l'esprit pour vous montrer le chemin des épurations à quoi il faut impérativement soumettre le texte sous peine d'exclusion et sans possibilité d'amendement. L'époque interdisait la fréquentation des sommités en matière d'expression. On vous avait jeté dans la fosse aux lions sans vous avoir donné les moyens de mesurer le risque. Votre premier lion avait bien failli en finir avec votre carrière. Le premier rapport contenait pourtant les prémices de votre futur et indiscutable savoir-faire. Comme vous avez aimé et apprécié la proximité de ces deux verbes ! Il ne pouvait plus y avoir de métier sans le perfectionnement de cette rencontre. Tout rapport digne de ce nom se trouvait exactement à la confluence de ces deux exercices du pouvoir sur les choses et les êtres. Savoir ce qu'on fait quand on le fait et faire ce qu'on sait quand on ne sait plus. Règle d'or qui vaut un silence. Et en effet vous vous taisiez si la réalité commençait à interroger vos principes. De là vos rapports précis comme un instrument de torture et l'impression que vous laissiez d'un homme capable, avec l'attente, de jeter la lumière sur ce qui n'avait été jusque-là que complications dangereuses et évidences inexplicables. Vous vous adressiez à des commanditaires sans avoir jamais eu le privilège d'en toucher un mot aux gardiens de leurs principes. Il n'y avait pas de quoi sombrer dans la morosité. On vous considérait généralement avec bienveillance, inspiré par votre tranquillité et la justesse de vos interventions. On devait bien se douter, pour avoir fait le même chemin avant vous, que vous vous étiez bien adapté à votre double vie, sachant aussi que ce qui restait d'intimité était réduit à des tentatives d'introspections sans le recours à un autre qui aurait pu, par exemple, être aimé. On ne s'intéressait plus à vos projets de multiplication par le sexe. Aux sapins de Noël, vous vous marginalisiez et n'approchiez les enfants des autres qu'avec circonspection. Vous aviez fini par lasser les plus imaginatifs.
Vous ne parlerez donc pas de ce qui s'est réellement passé depuis qu'un ordre de mission vous a remis sur la piste de cet ennemi que vous vous êtes juré de détruire sitôt que la hiérarchie vous en donnera la possibilité. Ce jour est peut-être arrivé. Vous avez eu le temps d'y penser depuis quelques jours. Un message du central laissé sur votre répondeur vous a remis sur les traces de l'ennemi. Vous n'en espériez pas tant de l'attente dans laquelle vous pourrissiez depuis que la même trace avait disparu sous d'autres traces destinées à tromper votre perspicacité. Que se passait-il dans la tête de votre ennemi ? D'habitude, après avoir commis un assassinat, il s'évaporait pour un temps si long et si secret que son efficacité demeurait intacte. Cette fois, il violait la règle primordiale. Connaissant ses méthodes depuis des années, il vous laissait perplexe. Nous ne savions rien de votre perplexité, sinon nous vous aurions conseillé la prudence. On vous tenait pour informé des intentions de l'individu. Au téléphone, vous aviez été si évasif qu'on avait pensé à l'avance que vous prenez toujours sur nos propres anticipations. La confiance régnait. Il était évident que l'ennemi allait commettre un autre assassinat, même si jamais, au cours de sa longue carrière, il n'avait écourté le temps nécessaire au brouillage des pistes. Nous avions misé sur la possibilité d'une erreur. De votre côté, tout en opinant, vous aviez déjà votre propre conception des faits. Vous avez toujours été un visionnaire. Refusant une aide qui nous paraissait nécessaire en cas de combat, vous avez raccroché. Il ne restait plus qu'à attendre. Vous étiez censé savoir exactement ce qui allait se passer. Si nous avions réfléchi un peu au lieu de vous laisser agir à notre place, nous aurions conçu une opération d'envergure. Qu'est-ce que vous alliez empêcher ? Vous nous abandonniez dans une expectative vite intolérable mais quand nous comprîmes enfin que nous avions le devoir de ne pas vous laisser agir seul, il était trop tard. Les conditions du combat étaient réunies et vous aviez une conscience claire de ce qu'une probable victoire pouvait vous rapporter dans le sens d'une promotion. Vous n'étiez plus joignable. Le temps qui nous séparait vous rapprochait de la gloire. Promu à un rang mitoyen tout en restant inférieur, vous alliez bientôt avoir l'occasion d'en savoir un peu plus sur nos agissements. Pourquoi vous cacher maintenant qu'en attendant votre prochain rapport, nous avons souhaité votre défaite ? Elle nous paraissait si improbable que nous nous sommes moqués de nous-mêmes. Vous aurez vent tôt ou tard de ce moment de détresse.
Il se dirigeait vers le phare. Il était trop loin pour l'appeler, d'autant que le vent était contraire. Il marchait résolument, non pas comme quelqu'un qui se promène mais comme celui qui sait ce qu'il cherche. Elle redouta d'arriver trop tard. Elle traversa la lande et rejoignit le sable, avançant encore jusqu'au bord de l'eau. Le rivage formait une interminable courbe au bout de laquelle se dressait le phare. Il n'avait pas emporté son maigre bagage. Pourquoi s'était-elle affolée quand elle s'était réveillée seule ? Elle avait tout de suite vu la valise sur la chaise. Il avait même laissé le sac dont il avait semblé ne pas vouloir se séparer hier. Elle s'était habillée en vitesse et n'avait pas pris le temps de se coiffer. Les clés de la voiture se trouvaient dans le tiroir d'une console. Elle n'avait pas pensé au temps perdu avec la voiture qui n'avait pas roulé depuis des mois. Elle avait peu dormi et son esprit était encore plongé dans les réflexions restées sans conclusion. Nous n'avons pas encore commencé à nous parler, pensa-t-elle tandis que le ressac l'assourdissait. Elle surveillait la silhouette qui prenait de l'avance, glissant sur le fil du rivage. À cette distance, elle pouvait craindre de ne pas atteindre le phare en même temps que lui. Il disparaîtrait derrière les rochers formant la jetée. Pendant ce temps, elle lutterait contre le désir de l'abandonner à son destin sans jamais comprendre ce qui motivait ses disparitions. Ils n'avaient rien dit d'important depuis hier. Il s'était tu le plus souvent et ne lui avait posé aucune question pour tenter d'approfondir ce qu'elle lui confiait. Il avait pourtant répondu à son appel. Il ne lui en demandait pas la raison. Il attendait qu'elle eût fini de s'étourdir de souvenirs ne le concernant pas. Elle avait surveillé son sommeil cette nuit. Lui non plus n'avait pas beaucoup dormi. Elle avait essayé de lui parler mais il était trop tard pour entrer dans le vif du sujet. Elle ne savait plus comment l'aborder maintenant qu'elle avait rempli le temps avec autre chose. Du sofa où il avait commencé la nuit, il avait glissé dans cette nuit immobile vers le lit où elle l'attendait. Elle n'en avait pas profité pour changer le sujet imposé par elle-même à la conversation. Elle avait feint un sommeil tranquille mais avait-il été dupe de cette inutile supercherie. Elle avait continué de penser à une explication cohérente de ce qu'elle avait vécu avec un autre homme et son esprit avait fini par se détacher du véritable sujet de ce qu'elle était en train de vivre. En échange d'une description claire de la maladie qui l'emportait, elle comptait recevoir le récit d'une vie pour laquelle elle n'avait manifesté aucun intérêt. Elle craignait cette demande d'explication. Elle refusait d'y penser. Elle espérait une opportune improvisation. Elle s'en savait capable pour en avoir usé et abusé toute sa vie mais résisterait-elle, et par quels moyens maintenant que la vieillesse lui interdisait des fuites savantes, à cet homme dont elle méconnaissait depuis toujours la profondeur ? Il n'avait rien exprimé sur le contenu des confidences qu'elle distillait encore à l'heure de se coucher. L'extinction de la lumière en avait interrompu le débit. Elle l'avait entendu soupirer ou bâiller et elle s'était tue, se reprochant les ratiocinations de la journée et le silence poli qu'il leur avait opposé. Au début de la nuit, elle avait cru mettre au point un nouvel exercice de l'aveu. Elle avait été soulagée des errances de la journée pendant peut-être une heure. Elle avait su comment en venir à parler de ce qui était important autant pour elle que pour lui, puis elle s'était mise à douter de ce qu'elle savait de lui et elle avait repris le cours de son récit concernant un autre homme, se promettant de corriger demain les petites imprécisions commises la veille par souci de vraisemblance. Harassée par le contenu de la nuit, elle luttait contre l'enfoncement de ses pieds dans le sable, se déplaçant par petits sauts du côté de la terre pour éviter les succions auxquelles les vaguelettes soumettaient ses pieds avec la complicité du sable. Elle n'avançait plus depuis qu'il avait atteint les rochers. Il s'était arrêté pour contempler la mer miroitante coupée par la jetée. Avec un peu de chance, il tournerait la tête de ce côté. Mais elle n'avançait plus, repoussée par son effort vers les dunes, ses pieds rencontraient des herbes sèches et des galets tièdes et fuyants. Elle se laissa surprendre par des effets de soleil dans le ciel. Il examinait l'assemblage des rochers, cherchant sans doute un chemin à travers ce qui, vu d'ici, n'était qu'une masse abstraite. Soudain il bondit, absorbé un moment par l'ombre, réapparaissant aussi vite dans un aplat de lumière crue et de nouveau absent de la roche verticale rendue à sa tranquillité, à sa lourdeur, à son imposante figuration. Elle traversait une flaque, entourée de mouettes voletant. Le silence venait de subir l'outrage de ces cris.
Le corps gisait dans l'ombre. Elle ne reconnut pas immédiatement le visage qui souffrait. Elle venait de franchir une distance infinie. Les coups de feu avaient dérangé les mouettes se baignant dans la flaque. Elle s'était dirigée vers ce désordre aérien, insensible au fracas que les armes continuaient de superposer à l'affolement général. En sortant de la flaque, elle perdit un temps précieux à essorer la robe qui la retenait encore à l'eau. Le vent, imperceptible, diffusait les parfums du large. Elle crut distinguer un cri humain au milieu de l'agitation qui décroissait derrière elle. La jetée renvoyait des bruits de vagues. Les mouettes se turent. Un coup de feu claqua encore, envahissant tout l'espace sonore. En même temps, le cadavre apparut, d'abord la masse agitée, puis le visage immobile, ensanglanté, saisi d'horreur. Un homme surgit alors des rochers surplombant le cadavre. Elle tira avec le petit revolver. L'homme plongea dans un interstice bouillonnant. Elle continua de tirer, consciente qu'elle était en train de réduire à néant ses moyens de défense. Mais contre qui se battait-elle ?
Deux jours plus tard, elle est assise dans une petite pièce éclairée par une fenêtre. Elle attend depuis près d'une heure. On l'a menottée. Une chaîne la relie à un bureau métallique. La lampe est allumée. Dans le cendrier, le mégot a fini par s'éteindre. Elle a observé cette lente combustion pour passer le temps. Elle ne pense plus depuis une heure. Elle se divertit au moindre spectacle. Derrière le rideau, la fenêtre est ouverte. On entend le bruit de la rue. On a posé son sac à main sur une chaise qu'elle peut atteindre malgré l'entrave. Ils en ont retiré quelques objets jugés délicats. Elle peut utiliser les autres, y compris un petit miroir qu'ils ont longtemps évalué avant de renoncer à le soustraire. Depuis une heure, elle a une fois ouvert le sac pour en explorer la doublure mais ils y ont songé avant elle et le petit couteau a disparu. Elle ne comptait pas en faire usage mais sa présence l'aurait réconfortée. Elle cherche depuis une raison de demeurer indifférente à ce qui lui arrive. Deux jours d'une espèce d'évasion l'ont passablement épuisée. La cigarette qui a brûlé dans le cendrier lui était destinée. Une autre bouche que la sienne avait consenti à l'allumer. Comme ses mains étaient menottées dans le dos, elle avait dû accepter de fumer avec l'aide de cet autre qui paraissait parfaitement indifférent à ce qui arrivait. Elle avait renoncé à une deuxième bouffée. L'autre avait posé la cigarette dans le cendrier et l'avait laissée se consumer jusqu'au bout. Il était cependant sorti avant la dernière volute, appelé par une voix qui passait dans le couloir. Depuis, elle attendait. Elle entendait les voix sans les écouter. Elle leur avait parlé de sa maladie pour expliquer la présence des médicaments dans le sac à main. Ils voulaient consulter un médecin avant de l'autoriser à la prise du matin. Le médecin était sorti et n'avait laissé aucun message. On lui apporta un verre d'eau et elle prit les médicaments. On la surveilla pendant une demi-heure. Rien n'arriva et ils se tranquillisèrent. Ils attendaient comme elle. Ils ne semblaient pas exercer un grand pouvoir sur elle. Ils la gardaient prisonnière et la surveillaient. Ils se méfiaient de son calme. Elle était calme depuis le début, l'instant où ils avaient prononcé son arrestation. Ensuite elle avait vu de jour la ruelle où elle s'était engagée sous la pluie de la veille, en pleine nuit. À travers la vitre de la voiture, elle avait découvert la petite ville poussiéreuse qui séchait ses murs sous un soleil hésitant derrière de rapides nuages. Ils l'avaient menottée dans le dos et elle avait protesté. Ensuite s'était posée la question du contenu de son sac à main. Ils avaient mis de côté les boîtes de médicaments pendant qu'elle leur expliquait sa maladie. Elle s'était exprimée sans protestation cette fois. Elle voulait les amadouer. Ils ne s'adressaient pas directement à elle. Ils s'interrogeaient mutuellement et elle les interrompait pour préciser les détails qu'ils négligeaient. Ils semblaient vouloir s'en tenir à l'essentiel, à des questions d'horaires et de faits marquant définitivement le cours du temps. Elle avait clairement conscience d'avoir perdu la notion du temps. Deux jours avaient passé et il lui semblait que ce temps ne pouvait pas être mesuré avec les critères habituels. Elle cessa de penser à ce moment-là. La cigarette avait fini de fumer et la rue s'animait d'elle ne savait quelle agitation contenue. Elle voyait les ombres sur le rideau mais ne cherchait pas à en identifier les objets. Elle se regarda dans le petit miroir, un peu irritée par l'absence du petit couteau. Elle ne se maquillait plus depuis deux jours. Son visage paraissait dur, trahissant un détachement dont elle ne se serait pas crue capable avant que tout cela n'arrivât. Ils ne l'avaient pas encore interrogée sur ses agissements de l'avant-veille. Ils ne semblaient pas investis de ce pouvoir. Ils attendaient une autorité compétente. La pluie se mit à tomber. Quelqu'un vint fermer la fenêtre. Aussitôt, la température monta et elle retrouva ses esprits. Le rideau avait cessé de s'agiter. Elle était tombée dans le piège de cette hypnose. Depuis deux jours, elle se laissait emporter par la facilité. Elle n'avait pas une seule seconde cherché à lutter pour être la plus forte. C'étaient de petits hommes qu'elle aurait peut-être pu mettre en difficulté. Ils étaient assez nombreux pour finalement la vaincre mais elle n'avait rien tenté. Elle ne se le reprochait pas. Elle avait convenu avec eux un horaire précis pour la prise des médicaments. Ils promettaient la visite d'un médecin mais celui-ci demeurait introuvable. On attendait plutôt une personne ou plusieurs investies des compétences utiles au problème qu'elle posait maintenant à la société. On ne tenait pas compte de son âge sans doute à cause de sa taille et de son apparente puissance physique. On s'était moins intéressé à sa beauté. On s'en tenait à des compétences limitées. Quand l'homme qu'elle avait vu sur la plage et sur lequel elle avait tiré entra sans s'annoncer ni par la voix ni par le bruit de ses pas dans le couloir, elle remarqua tout de suite le pansement et le bras en écharpe. Elle l'avait seulement blessé. Soulagée par cette annonce d'une sentence moins lourde à porter pour le restant de ses jours, elle lui sourit. Il souffrait encore. Un coin de sa lèvre supérieure remontait, secoué de petites crispations. Il ordonna qu'on la détachât et se renseigna aimablement sur la médication prescrite. Elle se mit à parler comme s'il la libérait aussi de l'angoisse qui la minait depuis deux jours. Le pansement saignait un peu. Elle s'efforça de ne pas attirer l'attention de l'homme sur ce petit défaut de sa cuirasse. Il s'agitait, en proie à ce qu'elle pouvait prendre pour de la gêne. Il s'inquiétait de ses poignets et de ses mains bleuies par l'étreinte. Il la félicita enfin de n'avoir opposé aucune résistance à l'autorité publique. On ne sait jamais comment les choses peuvent tourner si on s'y prend mal depuis le départ, dit-il. Que se reprochait-il ? On ramena le contenu soustrait au sac à main, y compris le petit couteau. Pour le revolver, elle ne se souvenait plus de l'endroit où elle l'avait jeté pour ne plus être tentée de s'en servir contre elle ne savait quelle puissance. Était-il mort, lui ? demandait-elle pendant qu'il hésitait à lui répondre. Qu'était-il pour vous ? dit-il pour mettre fin à ce premier entretien.
Était-elle libre ? L'homme se présenta comme un enquêteur chargé de surveiller une souricière mise en place depuis des années.
— Il s'en est passé des choses autour de vous, dit-il sur un ton presque admiratif.
Elle se pomponnait dans un autre miroir pendant qu'il vérifiait le contenu des documents que les policiers attendaient de classer. Ce n'était plus la même pièce.
— Si vous voulez, avait-il proposé, ils vous apporteront de quoi manger.
Elle avait préféré soigner son apparence dans le miroir publicitaire surmontant le classeur ouvert. Ils ne l'approchaient plus maintenant. Ils l'avaient forcée à s'asseoir depuis ce matin, sans doute pour pallier leur stature. Ils ne la regardaient plus. Il était plus grand qu'eux, plus distingué, marqué par la patience, lent comme n'importe quel objet vu de loin. Il lui apprenait qu'il la connaissait depuis des années. Il l'avait soupçonnée de fricoter avec la révolution dont il était un des obscurs ennemis. Il était soulagé de la savoir étrangère au crime qu'il n'avait pas fini de poursuivre. Il connaissait les sources de cette régénérescence mais sans jamais y avoir nourri sa curiosité instinctive. Il ne lui en voulait pas de lui avoir tiré dessus.
— Ce qui les a inquiétés, dit-il, c'est cette possession d'arme à feu. Vous n'avez pas le droit de posséder et a fortiori d'utiliser ce genre d'arme. Il faudra s'expliquer là-dessus. Que craignez-vous à ce point ?
Il la toisa encore. Malgré son âge, elle imposait une beauté définitive. Elle achevait de souligner le regard, proche du miroir qui éclairait son visage.
— Il y a les voleurs, dit-il, mais ça ne justifie pas le port d'arme. On ne tue pas les voleurs. Vous m'avez pris pour un assassin ?
Il fallait expliquer le port d'arme. On pouvait comprendre qu'elle avait tiré pour défendre quelqu'un qu'un autre venait d'abattre presque devant ses yeux.
— Ils sont tatillons, dit-il. Ils exigent une explication.
Il referma le dossier. Elle acheva une courbe sous l'œil à demi fermé.
— L'homme en soi ne les intéresse pas, dit-il. Ce n'est qu'un cadavre de plus et c'est moi qui l'ai tué, ce qui constitue à leurs yeux une bonne explication. La blessure que vous m'avez infligée s'explique aussi parfaitement. Vous avez de la chance de ne pas m'avoir tué.
Elle les observait dans le miroir. Ils barraient la porte, épaule contre épaule. Elle refusa à son esprit le plaisir de les dévisager. Ils apparaissaient comme le même être multiplié par une imagination en plein travail. Elle n'avait plus à se justifier à leurs yeux sauf au sujet du petit revolver dont elle s'était servie aveuglément. L'enquêteur surveillait son visage.
— Je n'ai aucune explication pour la possession illégale du revolver, dit-elle en se retournant.
Il soupira comme si elle venait de le blesser encore plus profondément.
— Ils ne se contenteront pas de cette déclaration, dit-il.
Il se tourna vers eux.
— Vous avez entendu ? leur dit-il.
Un homme se détacha du groupe.
— J'espère que vous savez ce que vous faites, dit-il à l'enquêteur.
Celui-ci lui tendit le dossier. L'autre l'ouvrit et se déplaça jusqu'au bureau pour poser sa signature au bas d'un texte où figurait déjà celle de l'enquêteur.
— Elle ne peut pas rester ici, dit l'homme. Emmenez-la avec vous. Mes hommes se sont occupés de faire ses bagages. J'espère que vous savez ce que vous faites.
Il referma le dossier et le rangea dans le classeur. Il avait dû s'approcher d'elle. Il voyait la chevelure rouge et blanche dans le miroir. L'enquêteur se leva et lui tendit sa main valide. Ils s'étreignirent longuement. Elle était déjà sur le seuil. Les autres avaient reculé dans le couloir, laissant libre le passage vers la sortie. Dans la rue, il marcha devant elle.
— Ils n'ont pas compris, dit-il. Ils auraient préféré comprendre et en finir avec cette affaire.
Il marchait rapidement le long des façades, s'écartant pour contourner des escaliers ou des arbres. Elle le suivait, jetant de temps en temps un regard inquiet derrière elle. Dans sa tête, ils étaient en train de la tromper. L'enquêteur et eux formaient une équipe parfaitement soudée. Elle n'avait rien ajouté à leurs allégations. Elle n'avait pas non plus cherché à discuter leurs convictions. Deux jours de cavale l'avaient édifiée. Il la conduisit à l'hôtel. Le hall d'entrée était surveillé par des hommes en armes. Les bagages étaient empilés près de l'ascenseur. D'un coup d'œil, elle constata qu'ils n'avaient rien oublié. L'enquêteur l'attendait dehors dans l'allée. Il avait juste entrouvert la porte pour lui demander si elle désirait récupérer sa voiture. Elle n'avait pas répondu. Un homme arrivait avec un chariot. Il le chargea lentement. Ensuite il la regarda pour attendre ses ordres. Elle appela l'enquêteur.
— Je vous accompagne, dit-il. Je ne peux pas vous abandonner dans cette situation. Vous retournez chez vous, ajouta-t-il avant de refermer la porte une nouvelle fois.
L'homme émit une petite plainte en arrachant le chariot à sa gravité.
— N'ont-ils rien oublié ? demandait l'enquêteur à un homme qui s'était dirigé vers lui en lui tendant la main.
Une voiture attendait. L'enquêteur ouvrit la portière.
— Nous avons un chauffeur, dit-il en riant.
Le porteur chargeait le coffre.
— Je suppose que tout a été fouillé, dit-elle en prenant place sur la banquette arrière où il la précéda.
— Ils n'ont rien trouvé, dit-il. Ils n'ont aucune raison de me cacher leurs découvertes. Ils ne savent pas ce que je cherche. Ils ont simplement souhaité vous entendre au sujet de ce revolver que leurs lois ne vous autorisent pas à posséder ni à utiliser, encore que son usage leur a paru justifié.
— Qu'ont-ils fait du corps ?
— Si ce n'est pas important pour vous, je vous conseille de penser à autre chose. On vous attend chez vous. Vous avez encore de beaux jours devant vous.
Il s'était pelotonné contre la portière et l'accoudoir était baissé entre eux. Elle jeta un œil morne sur le pansement qui saignait toujours. Pourquoi ne prenait-il pas le temps de se soigner correctement ? Ils franchirent la frontière dans la nuit.
— Tout se passe bien, dit-il avant de s'endormir.
Qui êtes-vous ? Vous savez tout d'elle, de ses voyages, de ses retours, l'importance psychologique des départs. Vous êtes l'enquêteur, comme il y eut un écrivain (que vous avez lu, notamment ses notes de voyage qui ont tellement influencé votre pensée) et un tueur finalement tué par vous-même, ce qui met fin à votre enquête. Vous n'êtes plus un enquêteur, si nous comprenons bien ce qui est en train de se jouer maintenant. Vous faites semblant de dormir, séparé d'elle par l'accoudoir sur quoi repose votre chapeau et son foulard. Votre tête supporte mal les effets centrifuges auxquels vous soumet la conduite imprévisible d'un chauffeur dont vous vous méfiez. Vous ne dormirez pas. Vous guettez la demi-obscurité du voyage sur la route du retour à Vermort ou Castelpu, vous ne savez plus très bien où se situe exactement le Bois-Gentil dans cette géographie qui ressemble à celle où vous avez vécu avant de vous consacrer entièrement à votre travail. Vous reconnaissez le château et sa tour de guet, le campanile, les toits noirs, la perspective des coteaux, les montagnes que l'aube inonde d'une lumière lente, les chemins jaunes et verticaux, la présence d'une rivière dans les feuillages. Tout cet environnement vous est connu depuis toujours. A-t-elle dormi ? Vous découvrez son profil de statue contre la vitre humide. Ses mains apparaissent dans le foulard déplacé sur ses genoux. Le chauffeur fume une cigarette dont les volutes s'écrasent contre la vitre. La route se rétrécit entre les platanes. Vous reconnaissez le pont, sa chapelle pointue surmontée d'une croix de fer, l'arbre non identifié dont la ramure descend sur l'eau. Le soleil vient de s'engouffrer dans la rue. Le ralentissement de la voiture vous tire de cette sorte d'hébétude qui vous a servi de sommeil. Le pavé s'annonce par un glissement imperceptible. La voiture s'arrête. Le visage de la femme est tourné vers vous. Vous étirez votre corps, écrasant le chapeau sous le coude. Le chauffeur demande le chemin à la femme. Si elle avait su, dit-elle, on aurait tourné avant le pont. Il y a un autre pont plus loin. Mais puisqu'il faut traverser le village, continuons dans la rue encore déserte. Sur la place, le rideau du restaurant est à demi levé. Une lumière jaune se répand sur le dallage de la terrasse. La voiture s'engage dans le chemin du Bois-Gentil. On ne va pas tarder à apercevoir la toiture de la maison sur les arbres. Le ciel s'est embrasé. Le chauffeur se plaint de l'abondance de reflets. Qui est-il ? Vous souffrez de ne pas pouvoir répondre clairement à cette question. Il est sans doute ce que vous redoutez mais vous n'en savez rien. Un passage d'ombre vous plonge dans l'inconnu. Elle n'a pas bougé, vous regardant comme si elle attendait de vous une explication que vous ne lui donnerez jamais. On arrive devant le portail du Bois-Gentil. Cette fois, il faut l'ouvrir. Vous vous chargez de cette besogne. Vous découvrez une allée fraîchement tondue. Des fleurs s'épanouissent dans l'herbe rase. La façade est éclairée perpendiculairement ou presque, portant l'ombre d'un arbre qui fond un angle dans l'indéfinissable jardin que prolonge une amorce de chemin. La voiture s'engage dans l'allée, hésitante malgré la clarté. Elle est déjà devant la porte, manipulant la clé. Elle trouve l'interrupteur et vous éclaire lorsque vous arrivez sous le porche. Le chauffeur vous suit avec le petit déjeuner contenu dans une poterie qui miroite. On entre directement dans un salon. Les murs sont surchargés de souvenirs. Une lampe révèle un deuxième niveau que vous enjambez derrière elle. Sur son indication, le chauffeur pose la poterie sur une table. Elle avance des chaises. Nous arrivons plus tôt que prévu. Le chauffeur extrait les victuailles de la poterie. Vous auriez préféré un café. Elle est désolée mais la cuisine est vide. Le chauffeur ne vous a pas attendu pour se mettre à table. Il a vaguement disposé les victuailles à portée de vos mains. Elle n'a pas faim. Elle ne revient jamais au Bois-Gentil sans éprouver un petit pincement au cœur. Qui est-elle si celle que décrivent vos rapports est une autre ? Vous vous apercevez que votre pansement a saigné. Vous dissimulez ces traces sous votre chapeau cabossé. Vous grignotez un morceau de biscuit sans la quitter des yeux. Que vaut cette mise en scène, le chauffeur, vous-même, la femme qui s'agite comme un poisson dans un bocal ? Vous devez laisser des traces. On ne vous a rien dit au sujet du chauffeur. Vous laisse-t-on l'initiative d'une mise en scène des faits à venir ? Vous tremblez depuis que vous êtes monté dans cette voiture. Le chauffeur, la voiture elle-même, la rapidité du voyage, la traversée du village. Vous n'avez rien maîtrisé jusque-là. De plus, vous tombez de sommeil. Comment dormir en présence du chauffeur ? Mais n'est-ce pas plutôt d'elle dont il faut se méfier ? Maintenant que votre esprit est presque paralysé par la fatigue de votre corps, il vous semble que les choses auraient dû, depuis hier, vous apparaître moins clairement. Vous n'arriverez pas à vous raisonner si vous ne dormez pas maintenant. Or, le chauffeur a l'air parfaitement dispos et elle parle de sortir pour aller se renseigner à propos de vous ne savez quelle question touchant au fonctionnement de la maison. La main dans le chapeau, vous vous levez en déclarant que vous l'accompagnez. Le chauffeur ne voit aucun inconvénient à rester seul. Il en profitera peut-être pour dormir. Quel signe, déjà repéré par lui, annoncera votre retour ? Dans l'allée, tandis qu'elle s'accroche à votre bras, vous ne remarquez pas le bruit des feuillages où des oiseaux s'agitent.
(Sur le chemin)
— Je n'ai pas compris pourquoi vous m'avez accompagnée jusqu'ici.
— Vous ne voulez pas savoir ce qui s'est réellement passé ?
— J'ai songé toute la nuit au phare, à ce qu'il allait y chercher, à ce que vous n'avez pas trouvé.
— J'ai failli mourir. C'était il y a trois jours maintenant. Il m'a surpris tandis que je n'étais préoccupé que par vous.
— Vous m'aviez perdue de vue. Je le voyais sur le chemin. Il fallait franchir la jetée. Il s'est arrêté pour évaluer l'effort ou le temps mais je me trompais, il était aux aguets et savait que vous vous approchiez. Qu'est-ce qui vous a trahi ? Les oiseaux ? Il n'y en avait pas à cet endroit. J'arrivais sur eux, prête à traverser la flaque d'eau qu'ils dérangeaient, soleil en mille morceaux que mes yeux s'efforçaient de distinguer de l'eau. Les oiseaux, des mouettes je crois, se sont envolés.
— Je ne sais pas ce qui a révélé ma présence. J'ai coupé le téléphone. Mon arme était prête. J'ai contourné les dunes, traversé la broussaille. Je n'ai rencontré aucun animal. Je l'avais perdu de vue. Il en a profité pour glisser dans l'ombre où je l'ai deviné sans toutefois être capable de le distinguer clairement des rochers. La mer devenait assourdissante. Je n'ai pas entendu les mouettes. Je progressais dans l'angoisse. Personne n'a vaincu cet homme, me répétai-je malgré moi. Mais c'était surtout la présence d'un autre, celui qui l'attendait, qui m'empêchait de penser à ce que j'allais faire. Il fallait qu'il franchît d'abord la jetée, me laissant alors le champ libre pour l'atteindre pendant qu'il descendrait de l'autre côté. C'était tout le temps dont je disposais. À la distance et au temps s'ajoutaient les obstacles naturels. Une fois sur la jetée, je verrais le phare et le temps me serait de nouveau favorable.
— Était-ce un homme ou une femme qu'il venait voir ?
— Vous êtes la seule femme de cette tragédie. Je n'avais aucune idée de l'identité de l'homme qui l'attendait au phare.
— Qui tuerait l'autre maintenant ?
— Pourquoi un combat ? Je me suis posé la question, figurez-vous. Un combat dont je serais le témoin. S'il se faisait tuer, quel combat m'opposerait à son assassin ? Il était plus facile pour moi que ce fût lui le vainqueur. Mais il ne s'agissait peut-être pas d'un combat et je décidai de ne pas intervenir si l'un d'eux survivait à cette rencontre imprévue.
— Je vous suivais sans même savoir que vous existiez. Aurais-je tiré si c'était vous qui gisiez dans le sable ? Qu'aurais-je reconnu dans votre cadavre ?
— Je ne sais pas quelle erreur j'ai commise. Un faux pas. Mon ombre peut-être. Je n'avais pas pensé à la dimension exagérée de cette ombre. Je ne l'ai même pas vue. Je voulais atteindre la jetée avant qu'il ne touche le sable de l'autre côté. Je ne pensais plus. L'action est conditionnée par un entraînement. L'esprit se réduit à l'instinct. Avez-vous déjà vécu de pareilles circonstances ? Si c'était le cas, vous auriez l'avantage de la découverte sans quoi l'esprit ne peut plus faire face aux complications. Je manquais d'assurance toutefois. Je sentais la broussaille contre moi, l'enfoncement dans le sable, l'équilibre mis en jeu par cet effort contraire. Il n'avait pas commencé à grimper quand je suis arrivé à sa portée. Je le surprenais en pleine réflexion devant la difficulté de l'ascension et il me sidérait parce que je l'avais mentalement exclu de l'endroit où j'avais prévu de reprendre mon souffle.
— Je ne sais pas si ce sont les coups de feu qui ont affolé les oiseaux. J'étais dans l'eau quand c'est arrivé. J'ai cru qu'il me tirait dessus. Une seule ombre s'agitait dans les rochers, peut-être la vôtre. Ai-je crié ?
— C'est votre cri qui l'a perdu. J'ai profité de cet infime laps de temps pour le viser. Jusque-là, j'avais tiré à l'aveuglette. Je n'ai jamais brillé à ce petit jeu. Il semblait plus dangereux mais le soleil le gênait, avantage dont je ne profitais pas depuis le premier coup de feu tiré par moi, je crois.
— Ma mémoire conservera toujours cette série où je distingue maintenant parfaitement les deux armes aux sons si distincts. Sur le coup, je me demandais si la douleur avait commencé en moi. N'oubliez pas que je croyais qu'on me tirait dessus et qu'il me paraissait impossible que ce fût quelqu'un d'autre que lui. Pourquoi cette certitude ? Quelle raison mon esprit cherchait-il à extraire de mon attente d'être atteinte par les balles. Comment aurais-je pu savoir qu'elles n'arrivaient pas dans ma direction. J'ai continué d'avancer parce que la mort, la mienne, il y a longtemps qu'elle n'a plus d'importance.
— J'ai eu de la chance. Il a suffi de l'espace d'un cri pour viser juste et le corps a basculé dans l'ombre où il a disparu de nouveau. Je venais de le réduire à l'infirmité. Il était peut-être mort. Maintenant je devais atteindre le sommet de la jetée pour faire face à l'autre qui avait largement eu le temps de franchir la distance séparant le phare de la jetée. Je n'avais aucun moyen de mesurer mon avantage. Le bruit du ressac m'envahissait. Je plongeais moi aussi dans l'ombre. Il ne réagit pas. Je ne le voyais plus. J'avais même perdu mes repères. Derrière moi, la jetée grondait. Je me sentais écrasé par la hauteur nettement distincte du ciel.
— Il était mort quand je suis arrivée. J'ai tout de suite reconnu le rictus. Tous les morts se ressemblent.
— Quelle erreur de s'être laissé aveugler par le ciel au-dessus de la jetée !
— Si vous m'aviez vue à temps, c'est-à-dire avant que je ne vous tire dessus, vous m'auriez tuée.
— Vous ne voulez pas savoir qui était l'autre et ce qui est arrivé ensuite ?
— Deux jours de cavale. C'est le mot qu'il employait à la place de fugue qui a ma préférence.
— Je parlais de moi, enfin... je veux dire de ce dont je peux témoigner.
— Vous étiez blessé, non ?
— Sans gravité. La balle est entrée dans le bras qui a servi de bouclier à ce cœur qui battait la chamade. Je ne vous avais pas reconnue. Je croyais avoir affaire à lui.
— L'autre, vous voulez dire ?
— Oui, l'autre. J'ai tiré dans sa direction, enfin... sur vous. Vous continuiez de vider votre chargeur sans vous soucier de ce qui pouvait vous arriver une fois désarmée. Je ne reconnaissais pas là la patte d'un professionnel. Aucune douleur pour exciter mon esprit. Vous savez à quel point nous avons besoin de la douleur quand la réalité se complique d'incohérences.
— Je ne sais pas, non.
— Je continuais de vous viser sans vous atteindre, comme si mon regard venait de perdre son acuité. Pourquoi acceptais-je cette mort sans trouver le moyen de vous détruire. Ce n'était pas vous que je tentais de détruire mais cet homme dont vous ne voulez rien savoir.
— Je n'ai pas dit ça. Vous ne répondez pas à mes questions et vous imaginez ce que je pourrais être si j'en savais autant que vous. Je crains que vous vous égariez.
— Posez-moi toutes les questions que vous voulez. Pincez-moi si je n'y réponds pas.
— Avons-nous tant de temps à partager ? Je pensais vous offrir un repas, à vous et à ce chauffeur qui vous intrigue parce que vous ne le connaissez pas (ne le niez pas, j'ai surpris votre visage en pleine réflexion sur ce sujet délicat), et vous inviter ensuite à reprendre la route pour je ne sais quelle destination qui n'est pas, je m'en doute, celle d'un voyage comme je les ai aimés toute ma vie.
— Merci pour le repas. Mais nous ne partirons que demain matin. Nous dormirons aujourd'hui mais si notre présence vous gêne, nous irons à l'hôtel. J'ai constaté que la maison est bien entretenue. Il semblait même qu'on attendait notre visite. Nous n'avons, de notre côté, prévenu personne.
— Qui êtes-vous ?
— Je me posais la même question à votre sujet mais sans doute dans une intention différente. Je ne me souviens plus à quel moment de mon existence vous êtes née. Je veux dire que vous apparaissez, telle que vous êtes et mon existence reprend le cours qu'elle avait un peu abandonné, celui d'un récit qui s'éclaire jusqu'à l'aveuglement. Tout est si clair maintenant, en tout cas pour moi.
— Je suis ravie de vous intéresser à ce point. Je crois que j'ai toujours fasciné les hommes. Mais aucun d'eux n'est tombé amoureux de mon apparence.
— Ai-je répondu à votre question ?
— Non, bien sûr. Mais je ne me la pose plus. Nous arrivons.
— Ralentissons un peu cette allure que vous m'imposez parce que vous êtes pressée d'en finir avec moi.
— Vous pouvez passer la nuit au Bois-Gentil si cela vous convient.
— Merci encore. Que pensez-vous de ce chauffeur que je ne connais pas ?
— Que penser de quelqu'un que vous ne connaissez pas ou qui existe malgré vous ?
— Vous ne répondez pas à ma question.
— Vous vous efforcez de combler le silence qui devrait nous séparer.
— Je suis bavard.
— Vous êtes en attente, je le sens. Vous avez une décision à prendre. À mon sujet. Ce chauffeur vous agace. Qui paiera l'hôtel s'il y couche ce soir ?
— Que pensera-t-il de moi si je choisis alors de coucher au Bois-Gentil ?
— C'est moi qui choisis. Pour l'instant. Mettons jusqu'à demain. Vous aurez toute la nuit pour y penser.
— Mais penser à quoi donc ?
— Vous vouliez me parler de cet homme, l'homme du phare. Je l'aurais plutôt considéré, moi, comme une apparition. Je ne me serais par fiée à son existence. Je me souviens d'avoir jeté le revolver et de m'être enfuie vers le soleil.
— Vous aviez conservé le revolver avec les deux balles que votre prévoyance vous conseillait de réserver à un meilleur usage. D'ailleurs, j'étais presque mort. Ma main ne trouvait plus la force d'actionner le mécanisme destiné à vous tuer. S'il n'y avait pas eu ce fichu soleil, je vous aurais touchée.
— Vous n'avez pas eu de chance avec la mort. Vous n'avez pas hésité à le tuer. Vous saviez déjà tout de lui. C'était une exécution. Comme vous n'avez jamais trouvé le moyen de lui tirer dans le dos, il fallait bien que vous acceptassiez de lui faire face dans un combat qui ne vous promettait rien.
— Tandis que vous ou plutôt ce que je croyais être vous, je ne vous avais pas totalement élucidée.
— Était-ce une femme ou un homme ?
— Le rendez-vous était convenu depuis longtemps. Il a toujours préparé minutieusement ses déplacements dans le monde occidental.
— Saviez-vous si c'était un homme ou une femme ?
— Je suis sûr qu'il n'a pas dormi cette nuit-là.
— J'ai dormi à la fin. Le jour était presque levé. La nuit devient rose ou plutôt c'est le rose qui devient la surface, belle transparence sur fond noir. Savez-vous que son père était peintre ? Je ne l'ai jamais vu peindre la nuit. Il avait besoin du soleil, de sa théorie. Nous n'en parlions jamais. Si c'était une femme qu'il allait rencontrer au phare, je veux bien croire que c'était elle.
— À qui pensez-vous ? Vous ne saviez rien de sa vie sentimentale.
— Je pense à cette fille qu'il m'a enlevée. Comme j'aimerais trouver la force d'exprimer cette rencontre qui n'a pas eu lieu par votre faute.
— J'ignorais ce détail.
— Sinon vous n'auriez pas agi ?
— Je devais agir et continuer de me renseigner.
— Était-ce une femme ?
— Je l'ai cru un moment quand vous m'avez finalement épargné et que vous vous êtes enfuie dans le soleil qui continuait de m'aveugler. La robe mouillée et vos cheveux m'ont révélé que je venais de lutter à mort avec une femme que je croyais venue du phare. J'ai vécu la plus grande confusion de ma vie. Je me suis traîné vers le cadavre pour m'assurer que c'était bien un cadavre puis j'ai vous ai cherchée dans le soleil. Ce n'était pas vous que je cherchais. Je vous avais abandonnée sur le chemin. Il fallait bien que vous finissiez par apparaître. Je n'avais aucune idée du temps qui venait de s'écouler. Je me suis mis à vous attendre puisque celle que j'avais prise pour vous avait disparu dans les dunes.
À quel moment vous rendez-vous compte de votre méprise ? La balle s'est logée dans l'avant-bras. Elle aurait pu atteindre votre cœur. C'est une femme qui disparaît dans les dunes, absorbée par la lumière horizontale. Vos jambes sont croisées dans le sable. Avez-vous cessé de tirer ou bien le revolver est-il allé valdinguer dans l'action qui vous a soudain réduit à une cible facile qu'elle a pourtant manquée ? Si cette femme pressée n'est pas la fille de celui que vous venez de tuer, qui est-elle, n'étant pas non plus, selon vous, celle que vous avez devancée tout à l'heure ? Maintenant vous marchez sur un chemin dans la campagne française en compagnie de celle qui a failli en finir avec votre vie de limier attentif aux changements de l'histoire. Vous avez le choix : lui dire la vérité sur cette fille morte en héroïne dans son pays pauvre ou abonder dans son sens et inventer une existence avec laquelle elle s'attendait à renouer des liens rompus par des conventions étrangères à sa propre culture. Ceci ne figurera pas dans le rapport que vous commencerez à rédiger demain. Vous aimez ces rédactions tangentes à la réalité que vous connaissez toujours en profondeur. Elle sera morte elle aussi, probablement tuée par vous si le soi-disant chauffeur n'est pas chargé de cette tâche par une hiérarchie qui ne vous met pas au courant de tous ses calculs. Attention à ne pas tomber dans un piège. Les mises en scène de la mort sont toujours difficiles à dénoncer, surtout si l'arme du crime vous appartient. Selon ce qui est prévu, elle doit mourir avant ce soir. Vous avez annoncé, au téléphone, une mort par suicide. Interrogé sur les modalités du suicide, vous êtes resté vague et on ne vous a pas demandé une plus ample information sur un sujet que vous maîtrisez depuis longtemps. Vous avez en votre possession un indétectable poison que personne d'ailleurs ne songera à mettre en évidence. Ensuite, il faudra surveiller le chauffeur afin de ne pas succomber vous aussi aux conséquences d'une action hautement secrète. Vous n'avez reçu aucun ordre concernant ce chauffeur. Vous savez seulement qu'il fait partie du service. Sa mort n'entrerait pas dans le cadre de l'action que vous avez hâte d'achever. Et la vôtre ? Est-il prévu de vous faire disparaître avant même que vous ayez rédigé le rapport ? Cela se passera peut-être sur la route. À moins qu'il se charge de la tuer et d'inventer les preuves vous accusant. On aurait vite fait de vous reconstruire pour les besoins de la cause. Et même en admettant que vous surviviez à un complot, une fois le chauffeur éliminé et contrôlée votre situation respectivement à la mort de cette femme, de combien de temps disposerez-vous pour vous mettre à l'abri d'une prévisible tentative de vous liquider ? Et si vous la sauviez ? Si vous commenciez par laisser sur le carreau ce chauffeur qui est la cause après tout de votre confusion ? Il ne serait pas plus difficile d'expliquer sa mort. Elle aurait tous les aspects d'une mort naturelle, on peut vous faire confiance. Se poserait alors la question d'un voyage à l'autre bout du monde en compagnie de cette femme qui vous dépasse de deux bonnes têtes. Comment la déciderez-vous d'entreprendre avec vous cette disparition dans un monde aussi peu probable que votre pouvoir de conviction ? Vous avez trop rêvé à une retraite tranquille pour pousser à fond ces raisonnements aventureux. La vie est beaucoup plus simple. Vous achevez votre travail et le chauffeur, au lieu de devenir votre ennemi, est un allié de votre action, un témoin de votre accomplissement. Et à partir de demain vous consacrez deux heures par jour à la rédaction d'un rapport dont on ne lira sans doute que le résumé. En attendant, vous pouvez mentir à cette femme qui ne sait pas que l'enfant qu'elle pensait revoir après tant d'années d'une séparation commode est morte dans un combat au bénéfice d'une conception farouche de la nation. Comment imagine-t-elle ce fruit presque mûr ? Quelle sensation éprouve-t-elle en pensant qu'elle a été toute proche de la revoir ? Si vous n'aviez pas existé, dira-t-elle si vous lui laissez le temps de s'exprimer, nous (elle veut dire elle, lui et l'enfant) aurions pu commencer à nous aimer. Non, une telle femme ne se donne pas par amour. Vous avez une haute idée de cette étreinte, fût-elle destinée à l'homme en proie au désir ou à une enfant qui doit tout imaginer de nouveau pour ne pas devenir folle. Et puis vous venez de changer les données en avouant votre véridique confusion au moment des coups de feu sur la plage. Elle savait bien, en prenant ce chemin vers le phare, qu'elle se dirigeait vers cette enfant, à peine devancée par un père dont la hâte ne s'expliquait pas encore. Maintenant, elle doit imaginer l'enfant avec une arme à la main, vous tirant dessus comme vous l'avez cru possible. Vous venez de provoquer une tempête dans cet esprit fragile. Elle marche devant vous, criblée de soleil, les feuillages caressent cette immense chevelure. Dans l'ornière sa trace est plus profonde que la vôtre. Vous réfléchissez à ce que vous allez dire. Ce qui s'est déjà passé complique tout. Ce jeu vous amuse-t-il ? Elle ne dit plus rien depuis que vous avez vaguement promis de tout lui dire. Elle ne veut plus savoir qui vous êtes. Elle est prête à vous consacrer tout le temps qui lui reste à vivre.
— Vous souffrez ?
C'est la même campagne. Votre enfance connaît ces chemins. Le bois et la pierre ont forgé votre esprit. Vous aimez les ruelles de terre, les façades convexes, les ruissellements, les zones d'ombre que le soleil n'éclaire jamais, les reflets circulaires des fenêtres qu'on referme un peu pour ne pas être vu, la complexité des rehauts, la lenteur et en même temps la précision, les reconnaissances, la vie traversée d'habitudes, les limites, les quatre coins habités par les descendants les plus fidèles à cette soumission de l'amour aux enjeux économiques. Vous arrivez par le coin de l'église à l'heure où le soleil chantourne les motifs du portail. L'église surmonte un rocher vert puis descend sur le pavé. Sous le porche une carriole est habitée par des chats. Une bâche dissimule les travaux de restauration d'une niche où la tête d'un saint exhibe sa face blanche. Le chemin s'est terminé par le glissement sur l'herbe. Le pavé change les données de votre présence au côté de cette femme. Vous avancez prudemment sur un miroir tandis qu'elle enjambe les murettes grises. Une fontaine déborde, envahie d'algues. Sa méduse verte et noire grimace au niveau de l'eau. Vous êtes sur un fil. Vous avez joué toute votre enfance à effrayer votre esprit par ce type d'approche. La place, déserte, est coupée par le soleil. Quatre mûriers répandent une ombre bleue sur le piédestal d'un crucifix de fer. Venez ! Elle veut dire : Ne perdez pas votre temps si précieux avec ces objets d'une enfance qui ressemble à toutes les autres. Vous sautillez entre les murettes. Elle vous attend. La même angoisse l'étreint. Vous êtes un moment noyé dans ce regard mais l'approche vous contraint à d'autres regards et vous vous perdez finalement dans vos hésitations. Vous êtes de plus en plus ce funambule qui se donne en spectacle. Pourquoi conçoit-on généralement la vie comme une croissance suivie d'un déclin ? Comme si la mort n'intervenait qu'au milieu de la vie, la partageant plus ou moins équitablement en passé et futur. Enfant, vous avez redouté la mort accidentelle. Vous n'approchiez pas la maladie des autres. Vous ne participiez pas à leurs luttes. Il était tellement évident qu'un enfant est le fruit du passé. Sa mort prématurée réduit à néant l'attente d'un futur. Plus mature, vous auriez simplement accepté que la mort, présente depuis le début, réduit le temps à l'instant qu'on a eu peur de ne pas avoir vécu pleinement. Mais cette angoisse, en prévision de quel projet la supportez-vous avec tant de résignation ?
Vous ne souffrez plus depuis hier. Les analgésiques, dont vous avez augmenté la dose, commencent à agir sur la régénérescence de vos chairs. Le pansement ne saigne plus. Le chapeau, maintenant sur votre tête, est taché. Peu importe de quoi vous avez l'air. Vous paraissez petit, harassé, et la tache sur le chapeau vous donne l'air de négliger votre apparence. Vous ôtez ce chapeau à l'apparition d'une femme.
L'homme est descendu peu après. Les deux femmes s'étaient assises du même côté d'une table tournée vers le soleil. L'enquêteur, qui avait remis sa main dans le chapeau, occupait une chaise un peu à l'écart, profitant lui aussi d'un soleil qui promettait. On avait parlé de ce soleil en se toisant. Il avait participé à une conversation oiseuse sans que son humeur eût arraché un seul sourire à ces deux femmes. Elles avaient évoqué plusieurs personnages dont il ne savait rien, à peine étonné qu'elles évitassent d'approfondir les raisons de l'absence de cette fillette devenue femme depuis, toujours condamnée à une sédentarité exemplaire. Il avait cessé de s'interposer. L'arrivée de l'homme lui offrait l'occasion de se séparer d'elles. Il se leva, exhiba brièvement le bras blessé et tendit sa main gauche. De loin, la géante fit les présentations. L'homme la salua sans l'approcher. Il s'intéressait au nouveau venu. Il avait vu la voiture ce matin. Il s'était étonné qu'une voiture empruntât le chemin du Bois-Gentil. Il avait remarqué que c'était une voiture étrangère mais n'avait pas réussi à voir les visages. Il en avait dénombré trois. Il se trompait rarement. Il voulait dire qu'il était rarement trompé par les apparences. Il était retourné se coucher. Comme elle dormait, il avait renoncé à continuer de penser à cette voiture. Il l'avait presque oubliée quand elle s'était levée.
— C'est vrai, dit-il en passant derrière le comptoir, je n'y pensais plus et puis voilà que vous êtes de retour parmi nous.
Disant cela, il lorgnait l'inconnu qu'elle avait présenté comme un fonctionnaire qui s'était mis à son service pour la tirer d'une mauvaise affaire.
— Nous avons voyagé toute la nuit, dit celui-ci.
L'homme opina. La nuit, il préférait le sommeil aux voyages. D'ailleurs il n'avait jamais voyagé plus loin que Paris où il avait des affaires, mauvaises quelquefois, dont personne ne le tirait aussi facilement.
— Facile ! fit la géante.
Il devait bien se douter que si cela avait été facile, elle s'en serait sortie sans une aide aussi exceptionnelle que celle d'un fonctionnaire. Elles riaient. Il proposa une tasse à l'enquêteur qui désigna aussitôt le petit verre qu'on lui avait servi sans lui demander son avis. L'homme s'étonna sans commenter sa surprise. Il interrompit la conversation le temps de moudre le café. L'enquêteur était retourné sur sa chaise et feignait de s'intéresser à la lumière qui embrasait les mûriers sur la place. Le moulin se tut alors qu'il s'efforçait de ne pas perdre le sens des réalités.
— Vous tombez de sommeil, dit l'homme en manœuvrant le percolateur.
L'enquêteur secoua son chapeau.
— Un métier dangereux, dit l'homme.
Le pansement avait piètre allure.
— J'ai déjà été blessé, dit l'homme. À la guerre. Ce n'était pas une blessure de combat mais c'en était une de guerre.
Il cherchait un sujet de conversation capable de ne pas trop l'éloigner de ce qu'il voulait savoir maintenant qu'elle l'avait appâté avec ses histoires de pétrin, de danger et même de blessure mais elle ne le regardait plus et se confiait à voix basse à l'autre femme qui l'écoutait comme si elle recevait une révélation attendue depuis toujours. Quel temps les séparait ? L'enquêteur, réduit à un personnage de fonctionnaire blessé dans le feu de l'action, se doutait qu'il s'agissait de la même guerre.
— Quelle génération n'a pas eu la sienne ? dit l'homme qui achevait le café dans un bouillonnement couvrant encore une fois la conversation.
L'enquêteur se laissa pénétrer par l'arôme du café. Son petit verre de blanc était intact.
— Alors, dit l'homme en prenant place à une table proche, que s'est-il passé de si... difficile ?
Qu'avait-elle vécu pendant ces deux jours de cavale ? Blessé au bras à cause de son manque d'anticipation (un défaut qu'il se reconnaissait sans toutefois se laisser démasquer par les autres), et fasciné encore une fois par la vie qu'il venait de détruire avec une facilité déconcertante, il avait regardé la femme s'enfuir lentement dans la lumière du soleil levant. Un examen minutieux de son corps lui révéla qu'il n'avait subi aucune autre blessure. Il attendit cependant, avant de se remettre sur ses jambes, que la femme eût disparu derrière les dunes noires. Elle pouvait encore l'atteindre à cette distance. Il se sentait piégé bien qu'elle n'eût pas fait preuve d'adresse. Il voulait prendre le temps de réfléchir avant de continuer dans le sens d'une action dont il était l'initiateur. Il songea à la femme qu'il avait dépassée tout à l'heure. Elle n'allait pas tarder à arriver si les coups de feu ne l'avaient pas effrayée. Il valait mieux peut-être l'attendre et la descendre avant de prévenir le central pour l'informer de l'existence de l'autre femme. Qui était-elle ? Il songea à la fille du tueur mais sa mort ne faisait l'objet d'aucune enquête, du moins pas à sa connaissance. Êtes-vous sûr que c'était une femme ? dira la voix du central. Poussé par l'idée d'avoir mis le doigt sur quelque chose d'important, il se dépêcha de rejoindre le chemin. Il traversa la plage jusqu'aux dunes. Il prenait le risque de se faire tirer dessus. L'avait-il blessée ? Aucune autre trace que celles de ses pieds. Le chemin était désert. Il avança dans la broussaille. La voiture n'avait pas bougé. Il n'avait pas non plus rencontré la première femme. Il monta sur le talus pour la chercher sur la plage puis il suivit ses traces retrouvées dans l'ornière. Elle était revenue à la voiture mais ne l'avait pas utilisée. Elle avait même laissé les clés. Il courut jusqu'à la route qui formait une boucle dans le sable. Il scruta les trottoirs de chaque côté de l'avenue. La blessure commença à le faire souffrir. Devant la porte de l'hôtel où elle logeait, il rechargea le revolver, l'empoigna de la main gauche et visa son reflet dans la porte d'entrée. Il n'aurait pas aimé être surpris dans cette attitude. La porte était bloquée par un portier automatique. Il savait qu'elle était la seule habitante des lieux. Il contourna l'immeuble et pénétra dans le jardin. Il pouvait passer par la coursive. Pendant ce temps, l'autre femme prenait de l'avance. Il monta, braquant le revolver sur des ombres. Devant la porte de service de son appartement, il hésita. Si je ne la tue pas, pensa-t-il, j'aurais vraiment perdu mon temps. Comment forcer cette porte sans l'alarmer ? Elle avait sans doute assisté au combat. La porte céda. Il entrait par la cuisine. Une minute suffit pour se rendre compte que l'appartement était vide. Une autre fut nécessaire pour se retrouver dans la rue toujours déserte. La douleur l'emportait maintenant sur sa capacité de réflexion. Il téléphona au central. La voix lui ordonna de prendre contact avec les autorités locales. Il devait d'abord s'occuper de sa blessure. Deux femmes en cavale ! Il avait plutôt mal joué ce matin.
Une heure plus tard, il était couché sur un lit d'hôpital, passablement éreinté par les calmants. Un policier s'était posté à son chevet. On attendait la confirmation officielle de ce que le central venait de leur communiquer par téléphone. Il leur avait indiqué l'endroit où ils trouveraient le corps du tueur tué. Il leur parla des deux femmes et ils envoyèrent deux voitures à leur poursuite. Enfin, un policier qui n'avait pas l'air d'un cerbère vint poliment le rassurer. Le cerbère sortit de la chambre.
— C'est compliqué, dit le policier.
— Je n'y peux rien, dit l'enquêteur.
— Pour la première femme, dit le policier, celle du phare, c'est plus compliqué. L'autre n'a pas pu aller bien loin. Nous avons fouillé sa voiture et son appartement. Nous n'avons rien trouvé pour nous mettre sur sa piste. Mais ce ne sera pas long. C'est plus compliqué pour l'autre. Nous n'avons rien sur elle. J'ai examiné moi-même les traces dans le sable. Vous avez un peu compliqué les choses en y mêlant les vôtres.
— La prochaine fois que j'aurai affaire à deux femmes en même temps, je penserai à ne pas compliquer les choses à ce point.
— Elle est retournée à l'appartement, dit le policier. Vous vous êtes croisés quelque part.
— Je suppose que vous savez ce qu'elle est allée chercher dans son appartement.
— Nous n'avons pas trouvé les affaires du tueur. Elle les a emportées. Vous voyez une raison ?
— C'est compliqué.
— Nous avons interrogé les chauffeurs de taxi. La station est derrière l'hôtel. Ils ne l'ont pas vue. Elle se balade en ville avec la valise du monsieur. Ce sera simple si nous avons de la chance.
— Je ne peux plus vous aider.
— Vous avez compliqué les choses. Nous sommes allés au phare. Nous avons suivi les traces. Il n'y avait aucune trace conduisant à la jetée. Nous en avons conclu que personne n'est venu du phare vers la jetée. D'ailleurs vous ne l'avez pas vue, cette femme, arriver vers vous.
— Je ne l'aurais pas laissée me trouer la peau aussi facilement.
— Dommage qu'il soit mort, lui. Nous ne saurons peut-être jamais ce qu'il attendait d'elle.
— Vous avez trouvé les traces qui témoignent qu'elle était au phare ?
— Nous les avons trouvées. Elles venaient de la route, donc peut-être de loin. Puis, du phare à la jetée, aucunes traces récentes, comme si elle n'avait pas fait ce chemin pour vous tirer dessus. Nous éluciderons ce mystère. Il faut d'abord retrouver la femme de l'hôtel. Ce ne sera pas difficile. Une géante avec une valise ! C'est beaucoup plus facile en tout cas qu'une parfaite inconnue qui n'a pas laissé de traces sur le chemin où vous avez tué un homme et bêtement manqué de tuer la femme qui peut témoigner exactement de ce qui s'est passé. Heureusement, nous n'avons pas pour mission de tout savoir. Nous ne vous demandons même pas de nous en dire plus. Est-ce que votre blessure vous fait souffrir encore ? Je vous ai entendu crier tout à l'heure.
— C'était de plaisir !
De quoi parlaient les deux femmes ? Vous saviez exactement depuis combien de temps elles ne s'étaient pas vues et ce qui s'était passé pendant cette période pour chacune d'elles. L'homme avec qui vous tentiez de maintenir la conversation au niveau des banalités tandis qu'il vous forçait à réfléchir à ce qui s'était réellement passé pour expliquer ce qui allait se passer avant ce soir tergiversait à propos de l'heure qui avait aujourd'hui moins d'importance parce qu'il n'avait rien à faire. Vous sûtes qu'il prenait un congé pour se reposer d'une fatigue contractée à la suite d'une infection dont il vous passait les détails pour ne pas vous déplaire. Son œil rapide s'informait sur l'état de votre blessure. Le sang avait formé une chimère sur le pansement. De plus, votre regard fuyait pour revenir toujours aux femmes qui parlaient à voix basse et ne se souciaient nullement ni d'intriguer ni d'offenser. L'homme trempait des morceaux de croissant dans un café où surnageaient les petites écailles dorées. Il avait été infecté par les animaux. On ne mesure jamais assez les risques du métier. Il se souviendrait toujours de cette fièvre. Il avait même perdu connaissance. Il s'était inquiété pour l'avenir de ses proches quoique ni sa femme ni sa belle-fille n'étaient dépourvues de biens ni de revenus propres. Il participait à l'amélioration de cette vie autant par son apport économique que par les idées qu'il avait sur la vie en société. Il prenait exemple sur les animaux.
— Nous les élevons avec méthode, dit-il. Nous ne laissons rien au hasard. Ils sont numérotés. Ils se ressemblent tous. Nous éliminons les autres. Nous agissons sur une courbe.
Il traça une courbe sur la table. La nappe se plissa. Le verre de vin blanc se déplaça légèrement.
— Nous connaissons les maladies et leurs traitements. Nous connaissons les limites de notre pouvoir sur la production. Comment expliquez-vous qu'à un moment donné, on se retrouve au lit avec une fièvre de cheval ? Je suis en train de perdre du temps. On me remplace, certes.
Il brisa un autre croissant.
— Je dois m'éloigner des animaux, continua-t-il. Je ne sais pas combien de temps durera cette mise à l'écart. On me conseille de changer de métier. Elle me voit très bien en serviteur.
— Serveur ! fit la femme dont le visage se présenta de face pour la première fois.
Vous aimez ce visage. Pour une fois, il n'est plus question de beauté mais de profondeur. À côté d'elle, la géante a l'air d'une petite fille égarée dans un monde qui ne veut pas d'elle.
— Je ne me vois pas en tablier ! dit l'homme.
— Personne ne t'oblige à en porter, dit la femme.
— Avec les animaux, je suis tranquille. Vous me voyez avec un plateau ?
— Tu oublies le sourire !
— Je ne souris pas aux hommes.
— Tu aimes bien l'argent, pourtant.
— Je connais la valeur des animaux.
— Je t'apprendrai à mesurer le désir de sociabilité.
— Il faut pourtant que je me raisonne.
Elle l'a vaincu. La géante vous jette un regard triste. Pourquoi la détruire ? Il suffirait de la convaincre, ce qui ne convaincrait personne, reconnaissez-le. Le risque, dans ce métier, ce n'est pas tant la mort violente que le remords. Le petit blanc vous a donné des couleurs.
L'homme continue de se plaindre. Vous écoutez un raisonnement. Vous en vérifiez les données. L'homme n'est pas à la recherche d'un avis ou d'un conseil. Il sait où il va. Il achève son café dans un concert de succions. Les miettes accumulées sur la nappe sont recueillies dans la paume de la main.
— Et par-dessus le blanc, un petit rhum ?
Que boivent les femmes ?
À midi, il sortait de l'hôpital avec le bras en écharpe. Il avait dû abandonner une veste trouée ainsi que la chemise. Il se rendit directement à l'hôtel. La police n'avait pas vu d'inconvénient à ce qu'il occupât l'appartement de la femme en fuite. Il en avait profité pour achever une fouille négligée. Il s'attarda sur des objets dont le témoignage correspondait presque toujours à ce qu'il savait de la vie de cette femme. Il ne tomba sur rien le mettant sur la piste de l'autre femme. Le policier lui avait suggéré qu'il n'y avait peut-être pas d'autre femme.
— Quelque chose vous a peut-être échappé, risqua-t-il.
Il lui avait fermé la porte au nez. Ensuite ils avaient parlé à travers la porte au sujet du repas. Il mangerait seul. L'autre lui indiqua le Papagayo puis il s'en alla en réitérant la promesse de retrouver la femme dont l'existence ne faisait pas de doute. Au Papagayo, il abusa de l'alcool. La blessure se réveilla. On surveillait sa grimace. Dans son assiette, une louchée de haricots au mouton finissait de fumer. Il venait de faire exactement le contraire de ce que lui avait conseillé le médecin : manger modérément et s'abstenir de boire. Il n'avait pas mangé, il avait abusé, il n'avait pas renoncé et il avait bu. Le policier l'attendait sur la terrasse, tranquillement installé sous un parasol. Il y avait un monde entre ce visage tranquillisé par des certitudes et celui que l'enquêteur s'efforçait d'apaiser sous l'influence conjuguée de l'alcool et des médicaments.
— Si monsieur n'aime pas le mouton, dit le serveur en débarrassant la table, il n'avait qu'à le dire.
— Monsieur prendra un dessert.
Il se passa encore le temps nécessaire à une glace pour fondre totalement. Monsieur n'aime pas la glace ? Dehors, le policier n'avait pas donné un seul signe d'impatience. L'enquêteur l'observa sans quitter sa table. Il avait peut-être raison mais était-il raisonnable de se laisser influencer par des indices plutôt que par une connaissance approfondie des faits ? Cette discussion ne pouvait avoir lieu. Il est toujours difficile de se comprendre quand on ne parle pas tout à fait des mêmes choses. Le policier s'en tiendrait à ce qu'il savait. Rien n'ébranlerait les prémisses de sa conviction. Il n'avait même pas demandé qui était cette femme selon l'enquêteur. Celui-ci avait donné la mesure de son irritation. Si vous pensez que c'est une femme, aurait pu dire le policier, quelle est son identité ? Et qu'auriez-vous répondu à cette question ? Comment exprimer votre idée si la femme que vous évoquiez avec tant de conviction était morte et enterrée depuis longtemps ? Aviez-vous les moyens de prouver le contraire ? Quel temps exigerait-on de vous pour aller au bout de ces suppositions ?
— Vous avez de la fièvre, dit le policier.
— Rien à côté de ce que j'ai déjà donné à la douleur, dit l'enquêteur.
— Vous n'êtes pas raisonnable, dit le policier. Nous trouverons la femme avant ce soir. Il faudra qu'elle s'explique.
— Je me charge de l'autre, dit l'enquêteur.
— Mes hommes sont sur sa trace mais nous ne sommes pas sûrs qu'elle existe. Nous n'aimons pas cette histoire avec deux femmes pour excuser votre incompétence.
Le policier avait fini par rejoindre l'enquêteur dans la salle à manger. Il paraissait moins calme maintenant. Il tenait son téléphone dans une main gantée. L'autre main accompagnait ses paroles, nue comme une femme qui connaît son métier. L'enquêteur réfléchissait sans parvenir à décider d'une action décisive. Le policier venait d'évoquer son incompétence. C'était la première fois qu'on en parlait. Il devait reconnaître qu'il s'était laissé piéger par les évènements.
— Ce soir, dit le policier, nous saurons exactement ce qui s'est passé. Vous devriez retourner à l'hôpital et vous reposer. Vous ne ferez plus rien de bon, ni aujourd'hui ni demain.
L'enquêteur proposa un dernier verre que le policier refusa poliment.
— Vous ne savez même pas par quoi commencer, dit le policier.
Il n'avait plus aucune raison de ménager son hôte. L'enquêteur détestait l'ironie. Il vida son verre d'un trait. Le policier sourit.
— Chacun son métier, dit l'enquêteur qui cherchait à blesser l'orgueil du policier. Le vôtre consiste à retrouver la femme de l'hôtel. Je n'aurais pas dû vous parler de celle du phare.
— Elle en parlera ce soir, dit le policier. Elle nous dira si c'était une femme ou si ce personnage n'est plutôt pas le fruit de votre imagination. Cela ne résoudra pas la question de savoir qui était au phare ce matin mais vous ne pourrez plus nous importuner et nous faire perdre un temps précieux. Vous ne savez pas à quel point votre hiérarchie est exigeante ni comme il est difficile de résister aux pressions de celle qui nous dirige.
Le policier interrompit cette confidence à cause d'un verre cassé dans la cuisine.
— Vous ne pourrez pas vous battre avec une pareille blessure, dit-il.
L'enquêteur tapota négligemment le pansement.
— Je ne peux pas tout vous dire, dit-il. Trouvez la femme et je chercherai l'autre. Il n'y a pas d'autre alternative.
— Vous avez fait preuve d'une grande incompétence ce matin.
— Dites-moi d'abord ce que vous savez.
Le policier se pencha un peu sur la table, rapprochant ainsi sa tête de celle de l'enquêteur.
— Ce que je sais ?
— Vous m'avez déjà dit ce que vous pensez.
— Rien ne vous fera changer d'avis, n'est-ce pas ?
Si c'était une femme, c'était forcément elle. Il avait eu tort de l'épargner. Dans son rapport, il avait parlé d'évasion. On avait réfléchi sur cette incompétence manifeste mais on n'avait pris aucune sanction. Elle était morte dans un combat quelques mois plus tard. Il n'y avait plus rien à faire pour elle. C'était la première géante de sa vie et il ne l'avait même pas possédée. Il avait lu la relation de son combat dans les journaux. Il conservait une photographie de l'enterrement. On voyait un morceau de la plaque de marbre qui honorait cette mémoire. Il avait été persuadé de sa mort pendant quelques années puis, au fil d'une autre enquête, il retrouva sa trace. Maintenant elle agissait dans l'ombre. Il ne souhaitait pas la revoir. Il se renseigna aussi minutieusement que le permettaient les moyens mis à sa disposition pour une autre enquête. Il ne restait plus qu'à redouter que la hiérarchie fût mise au courant. Depuis, il vivait dans la crainte d'être interrogé. Il ne pourrait pas longtemps cacher qu'il l'avait épargnée. Il faudrait tout raconter, la rencontre, le coup de foudre, le désir, la dépossession finalement. Ils prendraient le temps de l'écouter jusqu'au bout. Ils ne le jugeraient pas avant de tout savoir. Ensuite, ils se montreraient impitoyables. Les modalités de sa disparition lui demeureraient inconnues jusqu'au dernier moment. Ce matin, il venait de franchir le seuil de la maison des morts. Autant la retrouver lui-même et l'abattre avant que la torture lui arrachât tous ses secrets. Il était déjà dans le rapport qu'on exigerait de lui. Il avait l'habitude de ces constructions. On connaissait son habileté, pour ne pas dire sa perversité, mais jamais ils ne l'avaient pris en flagrant délit de mystification. L'altération des faits était une habitude. Tout se passerait bien s'il la retrouvait avant ces stupides policiers. Heureusement, ils n'y croyaient pas. Ils n'avaient pas dû se priver d'en toucher un mot au service. Les dés étaient jetés. Il regrettait seulement d'être seul et donc condamné à laisser le destin de l'autre femme entre les mains des policiers. Il ne contrôlerait pas tout mais en avait-il déjà été autrement depuis tant de temps consacré à l'élucidation des complots ? Le médecin n'avait pas vu d'inconvénient à doubler la dose d'analgésique. La blessure finirait par ne plus le faire souffrir au point de l'empêcher de penser à tout. Il se débarrassa du policier à la faveur d'une averse. Il l'abandonna sur un trottoir soudain envahi par une bourrasque. Il ne savait pas par quoi commencer mais il n'avait jamais rien entrepris sans d'abord se replonger dans sa solitude d'inventeur des faux-semblants qui arrondissent les angles de la réalité. Il ne faut pas confondre leur goût de l'énigme avec leur désir de cohérence.
L'homme avait achevé son petit-déjeuner et la table était propre. Seul le verre de blanc avait été épargné par sa minutie. Il s'était servi un verre plus petit d'un rhum qui chatoyait maintenant dans la lumière. Il continuait de parler de lui, de son métier, de sa maladie, de la convalescence, il arrivait au bout d'une confidence destinée à encercler la personnalité chancelante du fonctionnaire qui ne buvait plus. Il mesurait l'importance du chapeau et du pansement. Le visage du fonctionnaire trahissait un intense besoin de sommeil. Il avala d'un coup le rhum, en répandant aussitôt les arômes. La femme avait fait une remarque mélancolique sur cette habitude du matin puis elle était revenue à la conversation que l'autre n'avait pas interrompue. Ce désenchantement intrigua l'enquêteur. Il aimait ce visage. Il l'eût qualifié de raisonnable si le regard ne l'avait pas interrogé chaque fois qu'il y avait noyé le sien. L'homme s'en tenait à son désir d'en savoir plus. Il précisa qu'il n'était concerné que de loin. Il avait vécu en marge de ce qu'il appelait une histoire. Il prétendait ne vouloir juger personne mais, dit-il, on ne peut pas empêcher les gens d'avoir une opinion. Il en parlait souvent avec eux. Heureusement, la femme de l'écrivain séjournait rarement au Bois-Gentil, surtout depuis la mort de l'écrivain. On avait même brûlé les mémoires manuscrites d'un pauvre vieux qui mystifiait les faits. Il n'avait pas lu lui-même ce document légué par testament à la communauté. Le notaire en avait pris connaissance, passablement décontenancé par les objets que le vieux avait réunis dans une boîte en carton. Outre le manuscrit, il compta des photographies et des cartes postales. Le manuscrit était soigneusement relié, les photographies réunies dans un album et les cartes postales venaient des quatre coins du monde.
— Elle lui écrivait, dit l'homme à voix basse. Allez donc savoir pourquoi ! Le testament ne la mentionnait même pas. Les cartes postales et les photographies étaient léguées à l'instituteur, à cause de leur exotisme, je suppose. L'instituteur les a acceptées au nom de l'administration et il les a mises à la disposition de ses élèves après avoir raturé tout ce qui, de ce qu'elle avait écrit, pouvait prêter à confusion. Vous connaissez la curiosité des enfants. Seul le notaire et l'instituteur avaient connaissance de ce qu'elle avait écrit à ce vieillard. Ils en conservent encore le secret. J'imagine qu'ils ont dû en informer la justice avant de détruire ce qui aurait pu servir de preuve s'il y avait eu un procès. Mais personne n'a jamais prononcé ce mot. Le notaire avait brûlé le manuscrit des mémoires, sans doute après consultation des mêmes autorités. Si vous voulez examiner les photos et les cartes postales, il faudra vous adresser à l'instituteur. Vous pourrez aussi interroger les enfants. Si je vous en dis ce que j'en pense, vous me reprocherez peut-être de chercher à vous influencer. On a bien fait de brûler ces infamies mais les a-t-on brûlées ? Moi, je n'en doute pas mais il faut comprendre que tout le monde n'avale pas aussi facilement ces couleuvres. Avec le temps, on peut espérer que l'oubli s'installe à la place de l'attente. Vous savez ce que c'est, d'attendre ? Moi, par exemple, j'attends de reprendre mes activités. C'est légitime, non ? Je ne vous demande pas ce que vous attendez mais je suppose que votre esprit est à la manœuvre toute la sainte journée pour ne pas sombrer dans un océan de doutes.
L'homme s'interrompit le temps de vérifier que les deux femmes étaient occupées à leur conversation.
— Vous devriez finir votre blanc, dit-il. Ensuite, vous goûterez à ce petit rhum. Je veux vous laisser une bonne impression de l'hospitalité dont nous sommes capables. Elle s'est toujours tenue à l'écart. Il était plus facile, du moins jusqu'à ce qu'il lui arrive ces malheurs. On savait ce que les journaux en disaient. On n'était pas tranquille en sa compagnie. Elle a eu du mal à convaincre l'hospice de le prendre en charge pendant qu'elle voyageait. Tout le monde ne comprenait pas ce goût des voyages au détriment du devoir qui s'impose à vous quand un de vos proches a sombré dans l'infirmité ou la démence. Elle l'a abandonné et elle n'est revenue que pour constater qu'il était mort entre-temps. Croyez-vous qu'elle se soit renseignée pour savoir comment il avait fini sa triste vie ? Le vieillard dont je vous ai parlé a bien essayé de l'informer mais elle avait d'autres chats à fouetter. À l'époque, je n'étais qu'un membre obscur de la communauté. J'observais avec les autres. Comment me suis-je rapproché de ce drame, ce serait trop long à vous raconter. Le fait est que j'ai épousé cette femme en connaissance de cause. Elle ne s'est jamais confiée à moi mais vous comprendrez que la proximité a joué en ma faveur. J'ai forcément été le témoin des petits détails qui en disent long. Son amitié avec la femme de l'écrivain a augmenté ma crédibilité. J'ai moi-même proposé de m'occuper de l'entretien du Bois-Gentil. Vous avez constaté que je m'acquitte de ma tâche. J'en fais toujours un peu plus, c'est un principe. Maintenant vous savez que je suis à votre disposition si des obscurités apparaissent dans votre analyse de la situation. Il ne s'agit pas de condamner mais d'accorder à la vérité la place qu'elle mérite. N'hésitez pas à me poser toutes les questions qui vous viendront à l'esprit pendant votre séjour parmi nous. Vous avez une petite idée de mon importance. Ne comptez pas sur elles pour vous éclairer sur ce chemin qui ne mène nulle part si on se laisse séduire. Il y a belle lurette que je ne me méfie que de leur pouvoir sur les pauvres hommes que nous sommes quand on les a épousées pour leur fortune. Vous voulez voir les photos ? L'instituteur est un ami.
Votre histoire commençait par un voyage interminable. À la fin, vous êtes au centre d'une énigme qui n'a pas grand intérêt. Deux personnes occupent votre pensée, deux filles, l'une née de votre chair, l'autre de l'imagination blessée que vous lui avez communiquée en un temps de désespoir. Tout devrait s'arrêter là, brusquement, comme s'il n'était plus question ni de vous ni des personnages qui vous ont accompagnée tout au long de ce qu'il faut bien considérer comme votre propre histoire. D'habitude les romans se terminent par un dénouement des intentions qui l'ont proposé à l'imagination et à la pensée. Tandis que l'enquêteur est sur le point de tout savoir sur la fille que vous avez abandonnée à l'idée de voyage, sa mère écoute la relation circonstanciée des deux jours que vous avez passés avec l'autre qui a commencé par vous reprocher un autre abandon. Vous ne promettez plus rien, ni à l'une, ni à l'autre, ni voyage ni enfance. Vous allez vous enfermer au Bois-Gentil et essayer de trouver l'équilibre sans quoi vous êtes condamnée à l'obscurité. D'ici ce soir, l'enquêteur vous aura peut-être raconté ces deux mêmes jours vus de son côté. Vous n'en serez pas plus avancée sur le chemin qui conduit à votre mort prochaine. Vous avez atteint ce point où la vie n'a plus de sens. De voyage qu'elle était, elle devient attente. Vous avez des souvenirs. Peut-être est-il temps de les mettre en forme. Dans ce cas, accordez-vous quelques libertés d'interprétation. Ne risquez pas la beauté du récit en cherchant à tout prix à exprimer la seule vérité. Quel projet, au seuil de la mort !
Vous veniez de penser à votre mort à peu près en ces termes. L'enquêteur suivait l'homme entre les tables. Il avait salué les femmes tandis que l'homme inventait le prétexte de leur sortie. Elles se plongèrent alors dans un profond silence. La femme de l'écrivain était responsable de cette interruption mais l'autre n'était plus à l'écoute depuis un moment déjà. Où en étiez-vous ?
Ils rencontrèrent l'instituteur dans la cour de l'école. Surpris en pleins travaux d'élagage d'une haie, il s'en expliqua d'abord. Ensuite il déclara qu'il était enchanté et il accepta de reculer sous le préau, à l'abri du soleil. L'homme présenta rapidement sa requête. L'instituteur n'était pas homme à hésiter. On se retrouva vite dans la classe déserte. Les photographies étaient contenues dans un tiroir du bureau. On les avait classées par pays d'origine. L'instituteur montra la carte sur laquelle on les punaisait pour voyager et s'instruire. Les enfants adoraient ces moments où leur imagination était sollicitée. L'homme paraissait attendre l'apogée de cette conversation à laquelle il ne participait que par des onomatopées. L'enquêteur surveillait ce visage presque joyeux. Quand enfin il apprit que l'instituteur avait épousé la fille de l'aubergiste, il se reprocha de ne pas l'avoir deviné. On monta dans l'appartement au-dessus de l'école et on s'assit autour d'une table. Elle était en voyage. L'enquêteur était frustré. L'homme lui lançait des regards déçus. L'instituteur, qui sentait le végétal, remplissait des verres soumis à une lumière grise malgré le soleil.
Le récit semble s'imposer à votre esprit. Vous ne connaîtrez pas les détails de ce que ces trois hommes ont évoqué au sujet des photographies et de leur importance mais vous en saurez suffisamment pour que votre esprit y revienne malgré vous. Vous ne songez qu'à achever votre propre interprétation des deux jours passés à expliquer vos négligences. La femme vous écoute, distraite par des oiseaux. Il y a longtemps qu'elle se méfie de vos confidences. Vous continuez cependant, ne perdant pas de vue ce que nous savons déjà sinon nous ne serions pas condamnés à vous lire.
L'instituteur n'en finissait pas. On avait fait plusieurs fois le tour du monde. L'enquêteur patientait. Il avait du temps à perdre aujourd'hui. Tuer la femme de l'écrivain n'était pas une tâche facile. Il redoutait ce remords. La question du chauffeur n'était pas moins délicate. L'homme qui l'accompagnait dans cette recherche d'une vérité annexe buvait joyeusement malgré des allusions constantes à sa convalescence. Derrière les rideaux, le soleil s'éparpillait, traçant l'ombre des géraniums avec une netteté qui fascina un moment l'enquêteur. De temps en temps, l'homme touchait son tibia avec la pointe de son soulier. L'enquêteur n'arrivait pas toujours à déterminer à quelle partie du discours de l'instituteur s'appliquait cette pratique risquée de la mise en garde. Il évitait alors de regarder l'homme qui s'incrustait. L'instituteur traçait des lignes imaginaires sur la nappe pour délimiter les territoires du voyage. L'enquêteur se penchait docilement. Son esprit ne parvenait pas à inventer des répliques dignes de la découverte qui lui était proposée. L'instituteur continuait néanmoins d'épuiser le sujet d'une conversation qui s'éloignait, sans le perdre de vue, du but que l'homme avait sournoisement recherché. Les murs étaient ornés de petits tableaux de peinture représentant d'honnêtes paysages. Comme l'enquêteur les regardait, l'instituteur précisa que leur manque d'exotisme était simplement dû au fait qu'il ne voyageait jamais avec elle et qu'il préférait s'en tenir à la terre de son enfance. Il fallait reconnaître un joli coup de pinceau. Des miroirs se renvoyaient des zones d'ombre que l'homme éclairait de propositions ironiques. L'instituteur était blessé par ces propos mais il avait assez d'expérience en matière de médisance pour édulcorer toute allusion à son épouse. L'enquêteur songea à rendre à l'homme un petit coup de pied appuyé sur le tibia mais la matinée promettait de s'achever sans précipitation.
Elle quitta le restaurant bien avant midi. L'enquêteur n'était pas revenu. Elle reprit le chemin du Bois-Gentil sans l'attendre. Sur la place, elle dut répondre à des saluts rapides. Le soleil venait tout juste de pénétrer sous les acacias du chemin. Elle croisa une charrette conduite par un enfant taciturne et deux passants qui ne la connaissaient pas. Le chauffeur l'attendait dans l'allée. Il était nonchalamment appuyé contre la voiture et il regardait dans sa direction. Il l'interrogeait déjà sur l'absence de l'enquêteur. Il scruta la haie.
— Il est avec l'instituteur, dit-elle.
— L'instituteur ?
— Il croit se renseigner sur mon passé.
Le chauffeur grimaça comme si elle venait de lui donner une raison de se méfier. Il avait fait le tour de la voiture pour se protéger éventuellement d'un tir venant de la haie. Elle passa devant lui.
— Vous lui avez parlé ? dit-il.
Elle ne s'arrêta pas. Sous le porche, elle suspendit le chapeau à un clou et dénoua lentement son foulard. Il n'aimait pas s'approcher d'elle. Il s'avança jusqu'à l'escalier de pierre.
— Vous m'aviez promis de lui parler, dit-il.
— C'est fait, dit-elle. Ce n'est pas facile de mentir à une amie, surtout quand j'ignore ce que vous recherchez.
— Vous n'avez guère le choix !
Elle le dominait. Elle pouvait voir la main à moitié entrée dans le gilet. Elle avait peur depuis qu'elle l'avait rencontré. Il l'avait menacée dès le premier instant.
— Qu'est-ce que vous voulez savoir ? dit-il.
Il avait reculé pour se soustraire à l'influence de ce corps. Derrière lui, la haie frémissait.
— Je n'ai pas dit que je voulais savoir, dit-elle. Croyez-vous que c'est elle qu'il veut questionner maintenant ?
— Il voudra savoir ce que vous lui avez dit. Il n'agit jamais autrement.
— Il ne vous connaît pas.
— Je le connais, moi. Vous devriez vous préparer.
— Je ne comprends pas où vous voulez en venir.
Elle entra. Il la suivit. La porte demeura ouverte. Elle observa les effets de la haie encore visible sur cet homme qui dirigeait sa vie depuis trois jours. Elle ne s'était pas révoltée longtemps. Elle avait agi exactement comme il l'avait demandé. Quelle importance, ce qui allait arriver malgré elle mais avec son concours ? Elle avait choisi de mourir loin d'ici mais les circonstances l'y ramenaient à un moment délicat de l'évolution de la maladie. Ce serait fini dans peu de temps. Elle n'avait rien préparé pour faciliter ce passage de la vie à la mort. Elle encombrerait sans doute la vie des autres mais cela ne durerait pas au-delà de ce qu'exige le nécessaire en matière funéraire. Elle laissait un peu d'argent pour couvrir les frais de succession. À défaut du voyage promis, elle donnait le milieu de la figure décrite à la surface du monde. La maison était remplie de souvenirs tangibles.
— Quand il saura ce que vous lui avez raconté, dit le chauffeur, il perdra un temps précieux en réflexions. Il reviendra vers vous. Il faudra vous montrer à la hauteur. Nous avons l'avantage. Attention aux renversements de situation !
Il s'installa dans un fauteuil. Il voyait le portail et la haie et toute la perspective de l'allée rompue par la voiture.
— Il n'y croira peut-être pas, dit-elle. Il n'est pas assez stupide pour y croire sans vérifier chaque détail de la contradiction.
— Son esprit est assez confus pour tomber dans le panneau.
— Vous avez peur de lui ?
Il craignait surtout d'être trahi par cette femme. Elle était rapide comme un animal. Ne l'avait-elle pas rattrapé tandis qu'il essayait de s'enfuir après les coups de feu échangés derrière la jetée ? Il attendait depuis une heure. Il avait vu le soleil se lever sur le port et la jetée. La voiture lançait de dangereux reflets en direction des hôtels. Il avait d'abord aperçu le tueur sur le quai puis il l'avait vu disparaître lentement dans la lumière. Une voiture avait manœuvré peu après au même endroit suivie d'une autre qu'il n'identifiait pas non plus. Il avait commencé à se méfier et il avait quitté le phare pour se rapprocher de sa voiture. Il s'était dissimulé derrière un petit monument. Il n'avait pas attendu longtemps. Les coups de feu avaient éclaté. Il vit la femme remonter dans les dunes un instant après. Un homme la suivait, ralenti par une blessure. Ce n'était pas le tueur. En quelques minutes, tout s'était considérablement compliqué. L'endroit était malsain. Mais au moment de pénétrer dans la voiture, elle avait surgi de nulle part, armée de ce petit revolver dont elle venait de se servir. Il sut tout de suite à qui il avait affaire. Elle s'approcha sans cesser de le menacer. Il n'avait plus le temps de réfléchir. Il pensa à l'homme blessé qui la suivait mais qu'elle avait peut-être trompé. Il coula lentement à ses pieds. Le canon du revolver était sur sa tempe.
— Qui êtes-vous ? dit-elle enfin.
Il était mort s'il tentait de la désarmer.
— Je suis un honnête policier, dit-il.
— Honnête ?
Le canon se retira. Elle n'avait pas l'intention de lutter mais comme elle sortait d'un combat, il s'en tint à l'immobilité et au dialogue.
— Quelqu'un vous suit, dit-il.
— Il ne me suit plus, dit-elle avec un mauvais sourire. Il ne sait plus ce qu'il suit.
— Vous l'avez tué ?
— Il est blessé. Je ne sais pas qui est l'homme que j'ai blessé. L'autre est mort.
Elle faiblissait. Le moment était mal choisi pour entamer une conversation sur un sujet encore incohérent.
— Allons-nous-en ! dit-il sans bouger.
Le canon se retira.
— Où m'emmenez-vous ? dit-elle.
Il montra la voiture. Elle le laissa se relever. Elle lui avait coupé les jambes, la garce. Maintenant il devait supporter sa taille. Avait-il répondu à sa question ? Elle s'impatientait. Le petit revolver était agité d'un tremblement dangereux.
— Un policier ? dit-elle. Il ne fréquentait pas les policiers.
— Les policiers dans mon genre, oui.
Le jardin avait changé. On l'entretenait avec trop de minutie. Ses allées en croix étaient ratissées, les bordures de ciment repeintes, la haie du mur avait retrouvé ses personnages. Le banc avait été légèrement déplacé. Elle consacra un peu de temps à la raison de ce déplacement infime, s'asseyant même dans cette ombre pour retrouver des sensations vaguement reconnaissables. Un tilleul s'épanouissait par-dessus le mur. La vigne descendait en cascade d'un autre mur, sous des fenêtres aux volets clos. Elle n'était pas encore retournée à la matière interne de la maison. Elle imaginait cette attente. À quelle autre matière le désir était-il réduit ? Sous la galerie, des oiseaux picoraient la balustrade, agités par l'angoisse. Une fenêtre ouverte formait un rectangle aveugle. De temps en temps, le chauffeur apparaissait comme une ombre grise. Il ne s'attardait pas. Elle eut la sensation qu'il se débattait pour échapper à la matière mais sa lenteur témoignait plutôt d'une attente qui l'éloignait d'elle. Il avait mesuré tous les angles de tir possibles et avait même déplacé la voiture qui trahissait sa présence derrière le rideau. Elle n'avait pas vu l'arme mais avait entendu les déclics, la caresse. Peu importait ce qui se passait. Il l'avait menacée à un moment où le personnage de l'enquêteur lui était inconnu. Elle savait seulement qu'elle devait le trahir. Les instructions étaient précises. Jusque-là, tout était arrivé comme le chauffeur l'avait prévu. On avait atteint le dernier segment de ce temps consacré à l'obscurité. Elle ne désirait plus que le retour à la lumière que la mort jetait sur ce qui lui restait de vie. Elle n'avait aucune idée de ce qui allait arriver. Elle ne participerait pas à ce dernier acte d'une histoire qui l'avait arrachée à la vie tranquille qui avait été la sienne depuis que le Bois-Gentil n'était plus le centre du monde. Pourquoi lui avait-il demandé de mentir à la femme de l'hôtel qui était presque une amie ? Elle n'avait pas eu de mal à mentir, peut-être parce que le mensonge n'était pas de son invention. Elle avait tout de même trouvé les mots pour convaincre. Et maintenant ? À quoi jouait ce chauffeur de taxi qui n'en était pas un ? Elle perdait un temps précieux à se poser ce genre de questions, à un moment où la mort se précisait, entre la douleur et le soulagement, presque entre la peur et le bonheur. Les oiseaux avaient fini de picorer sur la galerie. Ils s'envolèrent tous ensemble pour se poser dans le tilleul frémissant. En même temps, son regard s'éleva, traversant une zone de ciel qui rendit difficile l'observation du feuillage du tilleul. Elle n'entendait plus l'homme. Avait-il rassemblé toutes les données de son action future ? À l'hôtel, l'enquêteur perdrait encore un peu de temps à écouter le récit captieux débité par une hôtesse trop heureuse qu'on lui demandât de le partager. Du moins fallait-il supposer que ce récit d'une rencontre imaginaire était destiné à consumer le temps nécessaire aux préparatifs d'un combat. Cette fois, elle se tiendrait à l'écart. Mais le chauffeur n'avait tout de même pas prévu que l'homme emmènerait l'enquêteur chez l'instituteur. Il n'avait certes pas les moyens ni d'imaginer l'intervention de ce personnage annexe ni de mesurer le temps que l'enquêteur accepterait de consacrer à des faits étrangers à son enquête. Avait-elle informé le chauffeur de ce que celui-ci considérerait peut-être comme un changement radical des données ? Elle eut comme un ravissement. Puis les oiseaux surgirent du tilleul et s'éparpillèrent dans le ciel. En un instant, ils avaient disparu. Le jardin retournait au silence, à la proximité. En effet, le chauffeur, complètement caché par le gris de l'ombre, produisait de petits bruits qu'elle se mit à identifier, perdant encore un peu de ce temps de plus en plus irremplaçable. Elle entendait les craquements d'un fauteuil d'osier, ou le glissement sur le tapis, la caresse de la surface des meubles, la fenêtre pivotant pour un ultime essai de miroir. Que se passerait-il ensuite ? Il lui avait promis la discrétion. Le cadavre serait enfermé dans le coffre et il s'en irait comme il était venu. La question de savoir pourquoi il choisissait le Bois-Gentil comme théâtre de l'assassinat d'un enquêteur dont elle méconnaissait la faute resterait sans réponse. L'hôtesse, en bavarde fidèle, répandrait la fausse nouvelle qu'il serait inutile de chercher à modifier. La maladie continuerait sa progression géométrique. Le temps serait utilisé pour parfaire le dernier souffle mais il faudrait accepter d'en perdre la portion exigée par la présence des autres. Elle avait même le temps de peaufiner quelques phrases dont le négligé n'affectait que son imagination de la langue, personne n'ayant jamais abordé cette question à propos d'un livre de voyage. Ce ne serait pas perdre du temps que de trouver une solution verbale à des objets dont la seule présence avait pourtant satisfait l'esprit de ses lecteurs. Elle avait toujours rêvé de donner un sens verbal à ces objets du voyage, exotiques par définition et inimaginables autrement. Des mots à la place de l'aventure, de ces lieux, de ces personnages. Le lecteur n'y voyait que du feu, trop occupé à se distraire de l'ennui et autre absurdité de la vie quotidienne. Une aventure secrète, parfaitement abstraite, à deux doigts de la mort. Personne n'en saurait rien. Elle avait pourtant le temps d'en parler. Mais qu'est-ce qui survivrait à son esprit une fois son propre personnage affublé d'une mort semblable à toutes les anecdotes connues ? Le dernier jour n'a pas de sens. Son grand cadavre nécessiterait un cercueil hors norme. Pourquoi pas ce récit pour introduire la continuité impliquée par les jours ? Le Bois-Gentil rouvrirait ses portes à une autre possibilité d'existence. Pourquoi pas cette existence après l'attente ? Au lieu du voyage promis, à la place de cette promesse non tenue, le fatras des souvenirs, objets volés à la culture, écrits revus à la lumière du désir, la possession de l'esprit par ces découvertes remplacée par sa théorie faute d'esprit pour assumer la critique. La mort est un achèvement en cas d'héritage spirituel. Le voyage devient circulaire.
(Dans la salle à manger de l'hôtel)
— Votre mari vous fait savoir qu'il ne rentrera pas déjeuner.
— Il est presque midi ! Resterez-vous manger avec nous ?
— Votre amie est retournée au Bois-Gentil ?
— Je crois, oui. Vous ne mangerez pas seul.
— Il y avait longtemps que vous ne vous étiez vues.
— Nous avons rattrapé le temps perdu. C'est une chose que nous pratiquons depuis si longtemps que nous n'attachons plus d'importance aux effets de surprise.
— Elle vous a étonnée ? Elle vient de vivre une aventure peu banale.
— Vous en savez plus que moi sur ce sujet.
— Détrompez-vous !
— Midi approche ! Nous n'avons pas le temps d'en parler. Asseyez-vous à cette table. Vous ne serez pas gêné par la lumière.
— Qui occupera cette place ?
— Qui sait ? Je vous choisirai un bon compagnon de table. Prendrez-vous un apéritif en attendant ?
— Partageons ce moment puisque vous ne voulez pas manger avec moi.
— On m'attend en cuisine. Nous parlerons tout à l'heure, après le coup de feu. Buvez tranquillement. Je vous servirai quand la table sera complète.
— Je ne compte qu'une chaise libre...
— Je vous l'ai dit : c'est la meilleure table. Tirons un peu le rideau. L'air est presque tiède.
— Asseyez-vous un instant.
— Nous n'en finirions pas !
— Vous m'avez promis un vis-à-vis à la hauteur de mes exigences en matière de conversation.
— De quoi voulez-vous parler ?
— Avec vous ?
— Non ! Avec celui ou celle qui partagera le même plat.
— Aurai-je le choix ? Avec une femme, c'est peu probable.
— Vous pensez cependant m'imposer un sujet de conversation.
— Nous avons un point commun : votre amie qui vient de vivre une aventure dont je ne sais à peu près rien.
— Et vous, vous croyez que je trahirai nos petits secrets ?
— Toute confidence a un prix.
— Je n'ai pas l'intention de me confier à vous. Vous devenez cynique.
— Je veux savoir ce qu'elle vous a raconté sur ces deux jours de cavale. Nous pourrions avoir, vous et moi, une conversation courtoise.
— Je ne veux plus en discuter.
— Vous étiez pourtant prête à le faire il n'y a pas une minute. Je ne veux pas vous cacher mes intentions.
— Tout à l'heure !
(À table)
— Vous ne resterez pas assez de temps pour tout savoir.
— J'avais oublié cette notion du temps.
— On raconte qu'elle ne va pas plus loin que Toulouse. Affaire de cœur. Elle prend le train. Elle s'habille. Elle aime particulièrement les grands chapeaux, vous voyez sous quelle influence. Elle descend à Toulouse. On ne l'a jamais vue remonter dans un autre train.
— Les voyages en avion ont sa préférence.
— Impensable ! Elle n'a aucun bagage. Juste ce petit sac à main qu'elle porte en bandoulière. Elle a mauvais genre dans cet accoutrement mais on n'imagine pas qu'une fille aussi grande puisse exercer un métier à l'usage d'hommes aussi peu sûrs de leur virilité pour encourager cette pratique infamante. On la perd de vue dans un autobus bondé. Nous sommes plusieurs à pouvoir en témoigner. Comment imaginer qu'elle voyage ? Elle a un amant. On se demande quel genre d'homme peut fréquenter une fille de cette taille. C'est un géant peut-être. On finira bien par le trouver. À Toulouse, je me surprends à toiser les passants. Je vous jure que c'est désagréable de se sentir prisonnière de cette idée. On finira bien par trouver. Ça ne changera rien à la monotonie qui nous détruit aussi sûrement que la vieillesse. Et lui, si aimable, si patient, qui répète sans se fatiguer qu'elle est en voyage. Incapable de mentir sur la destination, il se tait au lieu de répondre aux questions. Il n'aurait pas dû épouser un pareil phénomène. Une petite femme dans son genre aurait eu moins d'influence sur ses mauvais côtés. On imagine vous savez quoi. On ne peut pas s'empêcher d'en plaisanter. Mais on a tout inventé dès le début et on s'ennuie maintenant de nos petites méchancetés. Je l'encourage à ne pas se formaliser quand par malheur il tombe sur ce genre de conversation, moi qui suis souvent au centre. On devient hypocrite à force de s'ennuyer. Il reçoit son beau-père presque tous les jours. Vous connaissez maintenant ce fanfaron. Ils boivent un peu, quelquefois un peu trop. Ils ne feront jamais de scandale mais la boisson a d'autres mauvais effets. On s'attend à un drame. On appelle ça un drame en attendant que ça arrive pour lui donner le nom qui convient. Le temps passe et les choses se recommencent. Il y a toujours eu des géants parmi nous. La même souche peut-être. On avait cru à son extinction pendant la guerre mais il en est revenu un. Il se plaignait de ne pas avoir son nom sur le monument aux morts. Il a épousé la plus petite femme du village dans l'espoir de réduire la taille de sa progéniture. Vous connaissez le résultat. L'instituteur aurait voulu un enfant de cette femme. Quand il a un peu bu, il ne peut pas s'empêcher de remettre sur la table la question du père. Quel géant est le père de cette monstruosité ? On évoque l'autre géante, on essaie toutes les hypothèses mais on n'a jamais réussi à trouver la solution de l'énigme. Le sang conserve ses secrets. Imaginez qu'elle revienne avec un enfant d'un de ces voyages qu'elle prétend pousser jusqu'au bout du monde alors que l'on sait bien qu'elle n'a pas été si loin. Imaginer l'amour du père pour cette conséquence d'un désir inavouable. Tout recommence, je vous dis. On préférerait un drame mais on sait bien qu'il n'y en qu'un de possible. Enfin, chacun vous racontera la sienne. Vous savez ce que je pense. Vous pouvez continuer de vous faire une petite idée de ce qui nous attend si rien ne vient chambouler cette habitude du temps. Et elle qui s'attache à son travail. Imaginez la solidité de cette femme. Vous essayiez de lui tirer les vers du nez tout à l'heure, à propos de je ne sais quelle histoire qui explique le retour de cette autre géante. Vous perdez votre temps. Je ne sais pas quelle importance vous accordez à ce qui vous reste à vivre avant de n'être plus rien pour personne mais si j'étais à votre place, je n'insisterais pas. Elle vous a promis une conversation, hein ?
(Au Bois-Gentil)
— Où allez-vous ?
— Ne me dites pas que je suis votre prisonnière !
— Vous m'avez promis de ne pas chercher à savoir.
— Je ne tiens jamais mes promesses. Ma mère voulait m'appeler Constance.
— Il n'est pas prudent de sortir maintenant.
— Prudence ? Je n'avais pas pensé à la prudence. Vous ne m'avez inspiré que la crainte.
— Je vous ai dit ce que vous pouvez savoir. J'en sais à peine plus que vous. Vous devriez rentrer et attendre.
— Je ne veux pas être témoin d'un meurtre. J'irai jusqu'à la rivière. J'entendrai le coup de feu.
— Il n'y aura pas de coup de feu.
— Oh ! Oh ! Un meurtre déguisé ! Pas en suicide, j'espère.
— Vous vous occuperez d'avertir le médecin, c'est tout.
— Puis-je descendre jusqu'à la rivière ? On y rencontre quelquefois des baigneurs. Je ne peux pas m'empêcher de penser à Cézanne. Vous savez, ces hommes-femmes. On ne les surprend jamais. Je vous montrerai s'il n'est pas trop tard. Il sera trop tard, n'est-ce pas ? Je ne sais pas tout mais ce que je sais me condamne. Vous me parlez comme à une enfant. Vous êtes venu tout compliquer. Vous ne voulez pas savoir ce que j'attendais, là-bas, au bord de la mer ? Quand la saison se termine, toute la station se vide. On ne rencontre que les matelots du cargo amarré dans le port, si ce sont des Européens, sinon la rue est désespérément déserte. Il y a aussi quelques pêcheurs et leurs femmes. Ils n'ont pas d'enfants, semble-t-il. Avec l'automne, la pluie revient par bourrasque. Derrière les vitres, j'attends. Je vois la mer au-dessus des installations portuaires, au-dessus de la roseraie, le boulevard devient omniprésent, le trottoir infini. Il n'était donc pas écrit que je mourusse là-bas. Je veux revoir la rivière. Je n'irai pas plus loin. Vous ai-je dit que je ne tiens jamais mes promesses ? Il vous suffit de me contraindre au silence jusqu'à ce que la mort m'emporte. Quand il sera mort et qu'on aura, vous et moi, accompli toutes les démarches qui s'imposeront à notre sens du devoir, vous demeurerez près de moi dans la même attente. La mort a-t-elle choisi l'hiver ? Il neigera. Le chemin sera condamné par l'épaisseur de la neige. On vous croira. Une mort naturelle ! Vous n'attendrez pas longtemps. On se sera posé des questions sur votre présence à mes côtés. Entre-temps, nous sortirons ensemble. Nous aurons une vie sociale. Il faudra mesurer les effets du mensonge que j'ai commis pour vous faciliter je ne sais quelle tâche obscure. Pourquoi n'ai-je pas formé mon esprit à la conception de romans ? C'est une question d'apprentissage, vous savez ? J'ai préféré, allez donc savoir pourquoi, la relation fidèle des voyages. Doté d'un réel pouvoir sur la surface romanesque, je serais sans doute en mesure de comprendre ce que vous êtes en train de construire au détriment de notre bonheur. Mais savez-vous vous-même de quoi il est question ? Comme il est triste de s'avouer vaincue par la vie elle-même ! Dire que j'ai pensé toute ma vie qu'il suffisait de bien écrire ! Vous n'avez jamais pensé à écrire ? Vous avez choisi de construire une vieillesse sur le dos d'une famille. Je ne vous imagine pas en célibataire. Combien de femmes ont alimenté votre projet ? Combien d'enfants ?
— Qu'est-ce que vous allez vous imaginer ?
— Je n'imagine pas les voyages.
— Vous feriez bien de vous raisonner. Nous arrivons au bout du voyage.
— Je suis morte de toute façon.
— Je ne sais rien de votre maladie.
— Vous savez tout.
— Vous devriez vous reposer. J'ai besoin de vous.
— La rivière...
— Il peut revenir d'un moment à l'autre. Vous vous trouvez en ce moment dans la ligne de tir. Il y aura peut-être un combat.
— Des coups de feu ?
— Il y aura un combat si vous ne vous raisonnez pas. Et tout sera plus compliqué. Ne m'obligez pas...
— Vous ne m'avez jamais menacée !
— Vous n'êtes pas raisonnable, reconnaissez-le. Je doute que votre intention soit de compliquer les choses. Vous avez besoin de réfléchir à votre comportement. C'est le moment le plus important de ma vie.
— Je ne tiens jamais mes promesses.
— Vous n'imaginez pas les conséquences. Parlons, si vous voulez.
— Laissez-moi aller jusqu'à la rivière. Je reviendrai, c'est promis. Vous ai-je parlé des baigneurs qu'on y rencontre quelquefois, si on a de la chance. Ce sont des hommes nus qui serviront de modèles pour peindre des personnages aux corps de femmes. Comme on s'éloigne de la lumière avec Cézanne ! Je les voyais à travers la broussaille qui me servait d'écran protecteur. L'apparition d'une géante les eût réduits à la pudeur. Je n'ai jamais su me faire petite dans les moments importants. Les dernières décennies de ma vie ont été hantées par ces deux filles qui me ressemblent. L'une dont je ne savais plus rien que ce qu'en disaient les journaux et que je ne voulais pas croire, l'autre prisonnière des lieux dont j'avais moi-même réussi à m'extraire, vous savez à quel prix ! Fuyant le père de l'une, dont les assassinats m'angoissaient, et peut-être inconsciemment à la recherche de l'autre, quel cousin sur ce terroir où j'ai longtemps été la seule héritière d'un gigantisme traverseur de temps ? Si l'une est morte, comme vous me l'apprenez, nous sommes deux, moi finissante et elle vouée à je ne sais quel bonheur de pacotille. Qu'est-ce que vous avez changé dans l'agencement de cette histoire que je me raconte depuis si longtemps ? Lui qui écrivait des romans si prisés du public, n'aurait pas imaginé un pareil concours de circonstances. On dit que son suicide s'explique par cette découverte. Vous y croyez, vous, à cette version de sa mort ? Ai-je le temps moi-même d'y penser ? Nous avons perdu le fil d'un roman qui aurait été le nôtre. Nous nous serions rapprochés. J'ai tout le temps de regretter, si vous me laissez vivre, si aucune complication ne vient changer le cours des choses que vous avez imaginées pour moi. Laissez-moi aller jusqu'à la rivière. Pour les baigneurs, il est encore temps.
(À l'hôtel)
— J'ignorais ce détail de sa vie. Nous ne sommes pas amies au point de tout confier à l'autre. Nous préférons nos personnages.
Le chemin que nous empruntions quand il voulait sentir la rivière. Je reconnais le bois d'acacias. Un cerisier déploie un feuillage imposant. Une pierre est polie par les fesses des promeneurs. On aperçoit le lit vert et noir. Quelquefois le soleil s'engouffre dans l'ombre par on ne sait quel interstice qu'il finit par me montrer du doigt. Il se souvenait des moindres détails de cette petite aventure à deux pas de la maison.
— Accompagnez-moi si vous craignez que je ne tienne pas ma promesse. Vous attendrez demain pour commettre votre crime. C'est un crime, n'est-ce pas ? Je suis complice d'un obscur complot contre un seul homme que je ne connais pas aussi bien que vous. Vous vous expliquerez peut-être un jour. Hâtez-vous ! Le temps devient précieux.
L'instituteur était revenu dans la classe pour y ranger la boîte contenant les photographies. L'homme l'accompagnait. Ils avaient laissé partir le fonctionnaire sans chercher à le retenir. Ils avaient encore bu et ils avaient cessé de parler. Une pendule martelait le temps. Comme la lumière avait faibli, on avait évoqué la pluie. L'homme observait les tableaux. Il ne les avait jamais vraiment regardés. Ils étaient peut-être aussi profonds que l'avait révélé le fonctionnaire. Il les connaissait depuis si longtemps qu'ils étaient devenus malgré lui des objets familiers. On ne les avait jamais vraiment commentés. On avait quelquefois vanté le rendu d'un feuillage ou d'une eau dormante. Les ciels manquaient de lumière. On devinait des montagnes dans les empâtements. Il était difficile de donner une heure à ces instants de bonheur qui d'ailleurs n'avaient peut-être rien à voir avec le temps. Une seule photographie brisait cette harmonie. Comment cette géante était-elle entrée dans leur vie ? À l'époque où l'écrivain vivait encore, ils n'avaient pas tenté de l'approcher tout simplement parce qu'ils n'étaient pas encore concernés par la taille invraisemblable de ces femmes. La voyageuse était difficilement abordable et la fille de l'hôtel était encore une enfant. Ils se connaissaient et se fréquentaient déjà. Ils buvaient ensemble, modérément à cette époque. La seule géante apparaissait de temps en temps. Comme c'était une fille du pays, on écoutait les témoignages des vieux.
— Il y avait des géants parmi nous depuis la nuit des temps. Elle était la seule survivante de cette lignée. Elle avait des cousins de chaque côté de la vallée mais ils n'étaient pas géants. On a beaucoup mêlé ce sang exceptionnel au sang plus ordinaire qui forme l'essentiel de ce terroir vieux comme le monde. Je crois que c'était sous l'influence du grand-père de nos Vermort actuels. C'était pendant la guerre, la première. Un seul géant en est revenu. Depuis, une seule géante est née de cette possibilité. C'est du moins ce qu'on a cru jusqu'à ce que la fille de l'aubergiste atteigne sa taille, vers seize ou dix-sept ans. Elle a poussé d'un coup. Remarquez bien que cela ne désignait pas l'auteur de ses jours. Elle le sait bien, elle, qui est le père de cette enfant et il doit bien s'en douter lui aussi. Le sang des géants est dans nos veines. Il y a même un bas relief à l'église pour témoigner de cette possibilité. L'écrivain avait été attiré par ce phénomène. Il n'a jamais posé beaucoup de questions. Il n'a pas eu le temps non plus de s'y intéresser suffisamment longtemps pour en tirer une conclusion. D'abord, elle nous l'a ramené sourd comme un pot. Il avait l'air étonné de ne plus rien entendre. On imaginait facilement ce silence quoique notre expérience de la ville et des voyages est purement abstraite. Elle le promenait plutôt à l'écart du village. On les croisait sur les chemins, quelquefois au bord de la rivière parce qu'il voulait se baigner. Elle choisissait un gué et lui interdisait d'aller trop loin à cause des courants. Cette eau noire l'a toujours hantée. On se souvient de tous les corps qui ont achevé leur existence de plaisir dans ce bouillon insondable. Au Bois-Gentil, la lumière du porche ne s'éteignait qu'au milieu de la nuit. On les entendait parler. Les sourds peuvent communiquer avec certains d'entre nous. Nous ne savions rien de ce langage. Nos sourds n'ont pas le choix. Nous ne l'avons jamais vu seul. Ils avaient une voiture qui leur permettait de faire des excursions dans le pays. Il en revenait fatigué et émerveillé. Elle était plus sombre. On l'avait connue enjouée du temps de son adolescence puis elle avait dépassé les autres et n'avait songé qu'à s'éloigner de nous. Elle avait épousé un écrivain au cours d'un de ses voyages. La nouvelle nous sidéra non pas parce que l'écrivain était célèbre mais dans la perspective d'une transmission par le sang du phénomène dont elle était la dernière héritière. Cependant, les années passèrent et ils n'eurent pas d'enfants. Ensuite il perdit la vue et il devint complètement impotent. Ils s'installèrent au Bois-Gentil définitivement, ce qui ne laissa pas de nous étonner tant elle paraissait avide de voyage. Elle ne changeait pas tandis qu'il lui promettait la pire des vies. On ne devient pas facilement une garde-malade quand on a été une voyageuse. On jasait doucement en y pensant. J'étais loin de penser moi-même qu'un jour j'aurai quelque chose à voir dans cette histoire. Loin de moi l'idée, à cette époque, d'épouser la femme du restaurant. J'avais envie de voyager moi aussi. Je connaissais les animaux et on appréciait mon travail. Ma réputation me précédait toujours. Avec un peu de chance, j'irais plus loin que Toulouse. Mais enfin, j'étais déjà à Toulouse et n'envisageais pas de revenir chez moi. J'avais bien l'intention d'épouser une bourgeoise mais dans mon idée, ce devait être au moins une Toulousaine. L'écrivain était mort depuis quelque temps quand on m'a assigné le poste de vérificateur à la coopérative de Castelpu. Je revenais d'où j'étais parti avec des illusions et je n'en avais plus. Quelle vie ! J'ai retrouvé la maison familiale et les amitiés de toujours. Je n'avais plus aucune idée ni des complicités ni des fondements des liens qui m'unissaient encore à une partie des habitants. Je ne me suis jamais intéressé à l'histoire des uns et des autres. Je revoyais des visages sans être capable de leur donner le sens précis qu'ils entendaient défendre avec moi. Heureusement, il y avait le travail et son emploi du temps. On apprécie ma ponctualité, par exemple. J'ai d'autres qualités. Je soigne mon apparence malgré un physique ingrat que l'âge n'améliore pas. Je n'ai gagné ni en beauté ni en prestige. La question qu'on se pose est comment j'ai donc bien pu séduire celle que j'ai épousée. On reconnaît facilement les avantages d'un tel arrangement. Elle avait quelques années de plus que moi et une fille en qui le sang des géants refaisait surface. Elle possédait aussi des biens. L'hôtel était une bonne affaire malgré l'austérité des temps qui courent. Le restaurant a sa réputation. Une métairie a l'avantage de donner de l'importance aux décisions qu'on prend par-dessus la mêlée. De mon côté, une maison m'honorait de son ancienneté et la lignée des maquignons qui ont pesé sur le destin de ce coin du monde me promettait un avenir dans le commerce des animaux. Pourquoi pas ? me dis-je en consultant mes croquis et mes comptes. Ma future belle-fille fréquentait déjà l'écrivain, on sait comment. J'aidais aux tentatives de la raisonner. Évidemment, nous étions loin de nous imaginer de quoi il s'agissait sinon nous aurions pris les mesures capables de tuer le démon dans l'œuf. De mon côté, j'ai toujours été persuadé que l'écrivain la possédait et qu'elle n'avait pas les moyens de lui dire non. On voyait bien qu'elle descendait des géants et que cela la rapprochait de la femme de l'écrivain qui avait choisi de voyager au lieu de se laisser posséder par ce démon. Malheureusement, il n'était pas question de présenter les choses de cette manière. J'ai vite compris que la pérennité de notre ménage tenait à ce fil en danger d'être rompu par ma sale manie de toujours vouloir mettre les choses au clair. Je m'en suis tenu à la prudence, aidé par l'âge qui me conseillait d'abonder dans le sens de ma compagne. Elle croyait plutôt à la perversité de sa fille, ayant elle-même eu à faire avec le désir ou le viol, allez donc savoir ce que le père de cette enfant a changé dans le destin à quoi j'appliquais moi-même une force contraire sans doute bien fragile. Je n'aime pas les complications. Je dois avouer que j'ai été ravi d'apprendre que l'écrivain avait commis contre lui-même l'irréparable justice de la mort. Il s'était jugé sans pression de notre part. Nous ne l'avons jamais fréquenté que comme client du restaurant. J'évitais de participer à ces conversations où un intermédiaire, qui prenait de l'importance, traduisait le flux des paroles dans un sens et dans l'autre, sans garantie pour nous ni peut-être même pour l'écrivain cloîtré dans son silence et sa cécité. Il ne s'agissait pas d'approfondir les sujets que l'intermédiaire nous présentait comme venant de l'écrivain. Nous esquivions ces ralentissements de notre activité quotidienne, trop heureux de s'éclipser pour de bonnes raisons. J'ai mon travail avec les animaux et tout le monde sait que je le prends au sérieux. Ma femme ne néglige aucun aspect de son entreprise et le contact avec le client en est un des plus importants mais il y a des limites à ce qu'on est en devoir de partager avec les autres. Je n'ai même jamais abordé le sujet des animaux. On parlait plutôt du passé, de notre histoire, des géants. L'écrivain poursuivait une idée sans la rattraper et c'était d'autant plus triste que sa propre femme, l'unique géante à notre connaissance en attendant que le gigantisme de ma belle-fille se confirmât, voyageait de l'autre côté de la terre sans apparemment se soucier de ce qui arrivait à son déplorable compagnon. Il était cloué comme un crucifié et coupé du monde comme un arbre sec. L'intermédiaire s'agitait à proximité de cette immobilité croissante. J'en avais le tournis. Ma femme me conseillait de ne pas me mêler à ces conversations mais c'était plus fort que moi, il fallait que je donnasse mon avis et mes paroles tombaient dans le néant comme dans un puits. On m'a souvent mis à l'écart mais je n'en ai jamais autant souffert. Je me sentais impuissant devant ces forces souterraines, incapables de traduire mon horreur en mots assez simples pour être compris. Elle était possédée, je vous dis ! Et je craignais que ma femme le fût aussi. Je voyais bien que la « petite » était une géante. Pourquoi croyez-vous que la femme de l'écrivain s'est intéressée à elle au point de lui promettre un voyage. Parlons-en de ce voyage ! Tout était prêt, les valises, l'argent, les vaccinations, tout. Je vous parle d'une époque où j'étais encore commis à Toulouse. J'apprenais les choses par la bande. Je pensais : C'est une géante elle aussi ! Mais je n'agissais pas. Oui, oui, j'étais déjà amoureux. Je revenais le premier dimanche du moi pour percevoir des subsides chez le notaire. On se voyait dans la salle d'attente. Elle était distante. Vous savez comme elle est désirable. Le lendemain, je me reprochais régulièrement de ne pas l'avoir courtisée. Pendant ce temps, l'écrivain abusait de l'innocence de sa fille. Il savait bien, lui, que c'était une géante. Qui voulez-vous qui le lui ait dit ? La voyageuse, pardi ! Voilà pourquoi elle l'avait plantée ! Entre les animaux et mon désir de la femme que je me souhaitais, je n'avais plus le temps de penser aux autres sinon vous pensez bien que je serais intervenu fermement et on aurait au moins évité ce scandale larvé qui grignote sûrement ce qui nous reste de beaux jours à vivre. Les mauvaises langues disent que c'est à ma femme de s'expliquer, entendez par là qu'on voudrait savoir avec qui elle l'a conçue, cette enfant du diable ! Je ne lui ai même jamais posé la question et ce n'est pas faute pour elle d'avoir proposé d'en parler entre nous. À quoi ça m'avancerait de savoir ? Je sais que c'est une géante, un point c'est tout. Je suis le premier à l'avoir reconnue. On peut me reprocher de n'en avoir pas parlé plus tôt mais j'avais trop peur d'être mal compris à un moment où dans l'esprit de tous il n'y avait qu'une seule géante et elle voyageait pour écrire des livres que certains ici lisaient et que d'autres préféraient aborder par le biais des commentaires. J'ai lu tous ces livres. Pas un ne m'a transporté aussi loin que le promettait la quatrième de couverture. Ma femme aussi lisait ces niaiseries à propos de pays et de peuplades qui ont tout à apprendre de la civilisation. Ce sont des animaux. Ma femme cherchait à comprendre sans y parvenir. Pour moi, l'exotisme, c'est une plage bleue et de beaux voiliers à l'horizon. Ma belle-fille demeurait secrète. Elle emportait les livres dans sa chambre et il n'y avait pas moyen de savoir ce qu'elle en pensait. On voyait bien que c'était une géante mais personne n'en parlait devant nous. L'écrivain le savait depuis qu'il l'avait vue la première fois. Il avait l'expérience. Elle allait le voir tous les jours à l'hospice et ensuite ils sortaient pour se promener dans les rues et quelquefois ils sortaient du village et disparaissaient à la hauteur de la rivière. Je n'allais pas plus loin. Il faut dire qu'avec mon métier, j'ai du mal à trouver le temps d'aller au bout de mes recherches quand je m'intéresse aux autres. Je m'arrêtais sur la rive entre les broussailles, incapable d'aller plus loin et ils disparaissaient de l'autre côté, ayant traversé le gué sans les difficultés que le fauteuil roulant me laissait supposer. J'étais seul. L'eau noire et verte me lançait des reflets qui m'atteignaient comme autant de couteaux. On n'a pas idée de ce que j'ai enduré dans ces moments. Je savais, moi, de quoi il retournait tandis que tout le monde s'accordait à reconnaître la générosité de cette enfant qui selon eux choisissait de donner le temps naguère consacré à la marelle à cet infirme abandonné par sa propre femme. Je revenais avant eux. Je n'aurais pas supporté cette attente. J'aurais pu les suivre mais s'il s'agissait de confirmer mes doutes, à quoi bon ? Condamné à me taire, j'affinais mes méthodes de travail. Je n'ai jamais passé un seul jour sans apporter une amélioration, même infime, à ce travail que j'adore comme s'il s'agissait d'une divinité. J'ai fondé ma propre religion. C'est ce qui manque à la plupart des gens. On se souviendra de mon travail mais qui se référera un jour à cette docilité qui commence et se finit par une cérémonie ? Je revenais parce que je savais d'avance ce qui allait se passer à l'insu de tous et sans possibilité pour moi d'en témoigner. Et l'autre qui ne revenait pas ! Ses voyages qui n'en finissaient pas ! Ces nouveaux livres qui s'ajoutaient au néant que les précédents venaient de déterrer encore un peu plus ! Mais je ne désarmais pas. J'ai d'abord épousé la mère, poussé autant par l'association de deux bonnes fortunes que par la curiosité qui rongeait mon esprit. L'enfant était maintenant la géante que je regrettais de n'avoir pas dénoncée quand le temps eût été favorable à ma réputation de droiture mais dans ces conditions, la mère aurait-elle accepté ce mariage avec l'accusateur de son bien le plus cher ? J'ai bien fait d'attendre. Le temps m'a donné raison. J'ai épousé celle qui me convient et la vérité a fini par éclater pour éclairer l'ombre laissée par la mort de l'écrivain sur notre communauté. Vous savez comme nous sommes à la fois tranquilles et monotones. Je n'en veux à personne d'avoir étouffé le cri que je me suis retenu de pousser au bord de la rivière. Comment expliquer le suicide de l'écrivain autrement que par le harcèlement de sa mauvaise conscience ? Mais comment ne pas croire que c'est son atroce infirmité qui explique ce suicide somme toute ordinaire ? Le pauvre diable s'est pendu. On n'a pas cherché à savoir comment il s'y est pris. Le corps était pendu par le cou au crochet d'un lustre. Une chaise renversée pouvait témoigner de son effort. La mise en scène, si c'en était une, était parfaite. De plus, on n'avait rien entendu. Il avait profité de la nuit pour quitter ce monde sans le déranger. Bien sûr, elle était en voyage et on ne savait où elle se trouvait à ce moment précis de notre existence vaguement secouée par les évènements. Je ne crois pas qu'on ait fait l'effort de la rechercher. Il y avait du monde à l'enterrement. On ne pouvait tout de même pas se cacher ! Quelqu'un a murmuré un discours. Les fleurs s'accumulaient dans l'allée. L'enfant n'avait pas encore atteint sa taille de géante et je n'avais même pas fait part de mes intentions à sa mère qui devait bien se douter qu'elle était elle aussi concernée par cette fin provisoire d'un drame que je brûlais de lui raconter. On est resté devant le cimetière jusqu'à midi sonnant. Tout le monde était en retard maintenant. Les visiteurs sont allés à l'hôtel. Elle les a reçus comme si elle avait été parfaitement étrangère à ce drame. Elle savait bien que c'était une géante. On peut savoir ce genre de chose si on sait avec qui on couche. En avait-elle parlé avec la voyageuse, avec l'écrivain ? Je ne lui ai jamais posé la question. Tout ce que je pourrais savoir si on abordait le sujet, c'est avec qui elle a couché, ce qui ne satisferait pas ma curiosité. Il y a bien eu une époque où je me suis laissé abuser par ce double de soi qui prétend, toujours dans les pires moments de la vie, mettre de l'ordre dans ce qui apparaît soudain, sous l'influence des ennuis, comme une incohérence capable de détruire ce qui vous reste de bien dans ce monde. Je me suis raconté une histoire parce que c'était rassurant, vous savez, un début et une fin et tout ce qu'on peut imaginer pour que la fin tienne les promesses du début. Je suis devenu une fourmi pendant tout ce temps. Le démon de la généalogie m'a possédé au détriment de tout ce qui faisait mon bonheur. Oh ! Je sais bien ce qu'on pense du bonheur que les autres prétendent avoir trouvé. Mes recherches étaient secrètes. On ne s'étonne plus de nos jours de voir un nombre croissant de curieux consacrer leur temps de loisir à la consultation des registres de l'état civil. On interrogea le notaire, je l'ai su. Plongé dans la poussière du temps, je ne négligeais cependant pas ni mon travail ni mes obligations sociales. Celles-ci se doublent d'une constante attention portée sur la rhéologie des comportements. Les questions d'héritage ayant été écartées par le notaire, on me prit pour un historien. Je connaissais par cœur toute la généalogie des géants. Par prudence, je brûlais mes brouillons et ne conservais que des synopsis assez obscurs pour n'inspirer rien de concret. Chez le coiffeur, on m'interrogeait sans insistance. Il est vrai que ma réputation d'élève moyen n'étayait pas franchement la thèse de ceux qui pensaient que je devenais, ou tentais de devenir l'historien de l'aventure locale. Au fond, on s'est très peu intéressé à moi pendant cette période de perdition. Poussé par une curiosité de plus en plus impérieuse, je n'ai pourtant commis aucune erreur susceptible de trahir mon entreprise. Je me suis arrêté à temps mais non pas parce que l'arbre était enfin planté dans mon imagination. Ma tâche achevée, j'ai voulu lui donner un sens. Je sentais bien que je m'aventurais dans une région obscure de moi-même. Ces géants, qui avaient tous un nom et dont je connaissais les maisons, les terres, les travaux, ces géants étaient devenus les personnages d'une fantaisie mentale qui aurait bien amusé l'écrivain si je lui en avais parlé. Il était mort depuis longtemps. Elle voyageait depuis. La seule géante qui témoignait du passé, un passé dont je savais tout, vivait dans ma maison. J'aurais pu savoir qui était son père mais le double du double dont je parlais tout à l'heure me conseillait de ne pas franchir les limites du raisonnable. J'ai obéi à cette pulsion. Il manquait une branche à mon arbre. C'était comme une mutilation. Je ne me couchais pas sans y penser. La répétition des petits faits de l'aventure quotidienne est un signe de faillite de l'esprit. Je savais trop bien de quoi il s'agissait mais je ne trouvais pas la force de me sortir de cette matière. J'étais en Enfer pour la première fois de ma vie. Mon travail n'en souffrait pas. Je suis un collègue attentif et exigeant. Ma femme s'inquiétait mais ne trouvait pas le temps d'en parler. La géante, toujours croissante, demeurait indifférente à mes hésitations, à mes maladresses. Le matin, à l'aurore devrais-je dire parce que je suis un infatigable travailleur, il n'était pas rare que je décidasse d'aller au bout de mon enquête dès que la journée serait terminée question animaux et petites mondanités que je me suis imposées depuis mon retour. Heureusement, l'espèce de bonheur que je connais au contact des réalités du travail m'inspirait une tranquille retraite et je rentrais chez moi sans avoir donné une réponse à ma curiosité. À un moment donné, il faut bien se considérer comme malade mais qui consulter si le risque est de passer pour un fou ? Je ne souhaite à personne ce genre de mésaventure quoique comme enrichissement de l'expérience, à condition de s'en sortir comme je l'ai fait, ce n'est pas un bien négligeable. Il faut savoir qu'on est seul quand ça arrive, exactement comme à l'approche de la mort, si on n'a pas la chance de mourir sans le savoir. J'ai failli perdre la tête. On ne se réveille pas indemne d'une pareille expérience de soi. Je ne sais pas comment j'ai résisté à la fois à l'impérieux désir de savoir qui était le père de cette géante et au désespoir qui m'aurait poussé à la confidence, auprès de qui, je n'ose y penser. Peut-être cela est-il arrivé quand mon meilleur ami, instituteur du village, m'a appris qu'il venait de demander et d'obtenir sa main. Heureusement, nous buvions. La nouvelle m'aurait propulsé hors de moi en d'autres circonstances. Le soir même, à la table où elle ne dînait plus depuis longtemps, ma femme m'a répété ce que je savais déjà. Je n'étais pas concerné par ce mariage. Tout au plus devais-je y faire bonne figure. Les préparatifs, je ne sais pour quelle raison, agissaient comme le meilleur des remèdes à mon mal secret. Le jour des noces, j'étais guéri ou plutôt j'étais sauf. Je souhaitais à mon ami tout le bonheur promis par le passage de la solitude à la vie partagée, en espérant pour moi-même que l'arrachement à son foyer natal n'inspirerait à la géante aucune espèce de nostalgie. Les jours passant, il arrivait à mon épouse d'évoquer celle qu'on ne voyait plus et qui, disait-on, mais d'où détenait-on cette information, s'était arrêtée dans un pays voisin pour y profiter du soleil jusqu'à la fin de ses jours. Je fus chargé de l'entretien du Bois-Gentil. Vous savez comme je m'applique. Elle écrivait pour parler d'elle. Ma femme lui renvoyait d'autres nouvelles. Quelquefois, la petite géante signait avec nous. Nous avions, tous ensemble, trouvé l'équilibre nécessaire à notre survie dans ce monde qui avait menacé de ne pas vouloir de nous. Vous me voyez donc étonné, pour ne pas dire inquiet, du retour de cette femme que nous ne pensions jamais revoir. Vous me demandez d'éclairer votre chandelle et je m'acquitte de cette tâche comme s'il s'agissait d'un travail ordinaire. J'ai conscience du caractère exceptionnel, pour ne pas dire singulier, de votre question de savoir où nous en sommes aujourd'hui. Votre attention m'intrigue mais j'ai l'habitude des enquêtes. Il m'est même venu à l'idée, pendant que nous parlions tout à l'heure, d'écrire un roman qui serait en quelque sorte la conclusion provisoire d'une histoire nous concernant. Je ne me suis jamais vraiment demandé comment on écrit des romans. Je suppose qu'il y a péril en la demeure. Notre petit monde a déjà disparu. On importe des histoires maintenant. Que restera-t-il de ces deux géantes quand vous n'y penserez plus parce que votre métier vous aura inspiré d'autres recherches ? Je me vois très bien en chroniqueur derrière la fenêtre où l'on pourrait me voir écrire ce que je sais. Je mettrais mes animaux dans mes livres. Il faut parler de ce qu'on connaît. Je n'ai pas de cohérence sans les animaux. Il n'y a même pas d'animaux sans leur sacrifice. L'équarrissage est un travail précis. Comme je suis monté dans la hiérarchie, j'ai une vision globale du système où finissent nos animaux. Je tiens la matière d'infinies descriptions. D'autres s'intéresseront plutôt aux aspects économiques de cette activité. J'ai eu la chance de commencer par le rite opératoire, comme apprenti. L'échelle des responsabilités m'est apparue aussi clairement que je vous vois. J'ai su presque le premier jour jusqu'où je pourrais avancer. Je n'ai jamais perdu de vue le sommet auquel il est raisonnable de renoncer. Mon intention n'était même pas de m'en rapprocher. Je savais de quoi j'étais capable et à quoi correspondait ma place dans cette production. Je n'irais pas plus loin. Nous n'avons plus les colonies ou du moins dans ce qu'il en reste on ne tue pas les animaux. Ma place est ici. J'ai assez de temps libre pour me consacrer aux autres. Vous ne perdez pas le vôtre avec moi. La réalité doit être la seule proie de l'homme. Nous sommes des chasseurs abstraits. Si je mettais de l'ordre dans ce que je sais des uns et des autres, la matière d'un livre apparaîtrait en transparence. Nous avons vécu toute notre existence avec des géants et nous avons même accepté leur semence. L'arbre généalogique est presque terminé à l'heure où je vous parle. On attend la communication de ce résultat définitif. Je peaufine en ce moment. Ai-je tout dit ? Est-il raisonnable de laisser dans l'ombre ce qui peut être dit autrement ? Vous êtes la première personne à qui je parle sans dissimulation. Et nous nous connaissons à peine ! La boisson a peut-être une influence croissante sur mon comportement. C'est de ce côté-là que je m'anéantis doucement, je le sais bien. Deux géantes ! C'est tout ce qui nous reste pour témoigner de notre passé. La première n'a jamais enfanté et est maintenant trop vieille pour le faire. La seconde a épousé un impotent. Mais le sang court toujours, peut-être même dans mes propres veines. Je cherche du côté de ma femme et du père de sa fille. Je remonte des ruisseaux d'offrandes à l'humanité. Je n'ai pas fini. Je ne finirai jamais. Je sais trop de choses. Les personnages se multiplient. On ne comprendra plus rien si je continue. Il faut que je m'arrête pour m'expliquer. Je commencerai par les animaux. Je ne crois pas qu'on n’ait jamais abordé la question par le rite lui-même. On préfère l'économie. Je commencerai par le sang des animaux. Je commencerai par la nourriture. J'ai gravi les échelons un à un. Je n'avais aucun privilège, aucune recommandation. Les années ont passé avec exactitude. J'en suis où je savais que je serais. Ils apprécieront la justesse du rendez-vous. Il y a des années que j'attends. Les animaux et les géants. Ce serait le titre de cette chronique. Ai-je oublié quelqu'un ? J'imagine leur attente à l'apparition du premier animal. Quels mots annoncent l'introduction de cette chair dans le quotidien ? Je verserai le premier sang. Quel spectacle ! On se demandera si c'est moi ? Qui voulez-vous que ce soit ? L'animal, en proie au vertige de l'hémorragie, basculera dans le vide créé entre eux et moi. Ils n'auront pas le temps d'évaluer la précision du geste. Je passerai sans transition à la question des géants. Il n'est pas dit qu'en ensemençant celle qui porte le sang des géants nous obtiendrons le géant nécessaire à notre démonstration. Je la féconderais moi-même si la morale ne l'interdisait. Comment leur expliquer que c'est possible et que mon expérience des animaux me désigne pour être l'exécuteur de cette œuvre définitive ? Vous pourriez peut-être m'aider. Vous en savez des choses vous aussi. Si nous associons nos connaissances du sujet, nous augmentons nos chances de réussite. Qu'est-ce que vous savez exactement ? Vous êtes un fonctionnaire, ce qui exige de vous une certaine dose de cohérence. Vous ne connaissez pas les animaux mais vous m'êtes supérieur en matière d'influence sur la hiérarchie. Vous venez peut-être d'en haut, avec ce goût inné pour la connaissance de l'autre. Je vous donne l'opportunité de comparer vos dossiers à mes animaux. Je ne plaisante pas ! Je n'ai jamais été aussi sérieux de ma vie. Ce n'est pas la première fois que je rencontre un être capable de pallier les défauts de ma recherche. Vous dégoterez les autorisations nécessaires. Vous figurerez en bonne place dans mon témoignage. J'occulterai l'alcool dont nous venons d'abuser. Pas d'alcool entre nous et les animaux ! Je vais leur enseigner la sédentarité, moi, à ces femmes voyageuses ! Ne m'abandonnez pas ! Je n'ai pas tout dit ! Tout le monde connaît la différence entre les êtres humains et les animaux mais personne ne sait comme moi quelle est l'influence des géants sur notre destin.
Personnages :
BORTEK — Roi.
MARIE-PIPI — Amante de Bortek.
TOUMA-FOLLE — Évêque, sergent, amant de la Reine mère.
MIRNA — Mère de Bortek.
FAUSTO — Père de Bortek.
CELIA — Fille de Bortek.
RAMPLON — Juge.
MARCO-POLO — Mari de Marie-pipi.
Gardes, carabins, bourreau, peuple, frères & chœur.
Premier tableau
Scène première
Cuisine.
Fausto et Mirna vieux.
Comptent les pièces.
FAUSTO — Quatre... Cinq... Six... Hé ! il en manque une !
MIRNA — Es-tu sûr ?... il y a quelqu'un !
FAUSTO — Chut… écoute... non... rien que le silence !
MIRNA — Ah ! la voilà... Sept... J'entends un bruit !
FAUSTO — Cela vient du dehors !
MIRNA — Il marche sur le gravier du jardin !
FAUSTO — La huitième !... il nous a volé la huitième ! Mon bâton ! Où est mon bâton !
MIRNA — Sapristi ! ... on frappe...
FAUSTO — Qui cela peut-il être ?
MIRNA — À cette heure ! Ah ! Quel malheur peut bien frapper à notre porte ?
FAUSTO — N'ouvrons pas.
MIRNA — A-t-il empoché la huitième ?
FAUSTO — Et il aurait l'audace de nous rire au nez sur le seuil de notre maison !
MIRNA — Il a frappé plus fort cette fois. Qui cela peut-il être ?
FAUSTO — Ah ! Sortez ! Sortez !
MIRNA — Nous n'ouvrons pas la porte à l'étranger. Il entre...
Entre Bortek.
BORTEK — Est-ce possible ?
MIRNA — Qui êtes-vous ?
BORTEK — Oh ! que vous avez changé ! Vous paraissez si vieux.
MIRNA — Cachons cet argent.
FAUSTO — Il n'a pas eu encore l'idée de nous le voler.
MIRNA — Sourions-lui.
BORTEK — Hé ! quoi ! Vous ne me reconnaissez pas ?
FAUSTO — J'crois pas vous mettre un nom. Et toi, Mirna ?
MIRNA — Sa tête ne me dit rien qui vaille, mon bon Fausto.
BORTEK — Mais... oh ! il y a si longtemps, si longtemps.
FAUSTO — Il cherche à nous tromper. Mon bâton ? Sois discrète, mon bâton !
MIRNA — Où est-il ce foutu bâton ? et la huitième ?
FAUSTO — Mon dieu, la huitième !
BORTEK — Mais que dites-vous ? Suis-je si vieux moi-même ?
FAUSTO — Oh ! vous paraissez bien jeune.
MIRNA — Vous vous êtes perdu sans doute ?
BORTEK — J'erre. Il y a une pièce sur le plancher, là, sous la table.
FAUSTO — La huitième ! je la tiens ! Ah ! rosse !
Jeu.
MIRNA — Maraud ! Laisse-moi passer.
FAUSTO — Ah ! mais j'y aurai accès.
MIRNA — Ah ! si j'avais mon bâton !
FAUSTO — Elle est à moi.
MIRNA — Elle est à nous ! Heu !... la huitième. Cachons-la.
FAUSTO — Hé ! Hé ! Il ne s'est rien passé ? N'est-ce pas, Mirna ?
MIRNA — Rien ! Rien ne se passe jamais ici.
BORTEK — Le temps a passé. Vous ne reconnaissez plus votre fils.
FAUSTO — Bortek !
MIRNA — Oh ! mon fils !
FAUSTO — Mais que t'est-il donc arrivé ? Tant de temps a passé !
MIRNA — Tu es couvert d'une poussière si noire !
BORTEK — J'ai longtemps erré. Le temps ne m'a pas souri.
FAUSTO — Oh ! tu sais, il n'y a pas d'argent ici ! N'est-ce pas, Mirna ?
MIRNA — Hélas sur nous, mon bon Fausto ! Mon pauvre Bortek, nous n'avons rien à t'offrir.
BORTEK — Mais, je suis venu chercher un peu d'amour.
FAUSTO — Nous n'avons pas cela non plus. Nous n'avons rien.
MIRNA — Nous manquons de tout.
BORTEK — Mais vous êtes mes pères ? Après tant de malheur, j'ai songé à vous.
FAUSTO — Il ne fallait pas.
MIRNA — Nous sommes bien les derniers à qui penser.
FAUSTO — Même en cas d'infortune.
MIRNA — Surtout dans ce cas.
BORTEK — C'est que mon malheur est grand.
FAUSTO — Grande est notre pauvreté.
MIRNA — Nous n'avons pas d'argent.
FAUSTO — Pas d'amour.
MIRNA — Pas de fils.
BORTEK — Mais je suis là. Je suis votre fils.
MIRNA — Pas de fils.
FAUSTO — Comment pourrions-nous avoir un fils...
MIRNA — ... puisque nous ne possédons rien ?
BORTEK — Mais pourquoi m'avoir recueilli dans cette forêt où nouveau-né j'agonisais ?
FAUSTO — Pourquoi aurions-nous négligé ce qui n'était à personne...
MIRNA — ... et qui pouvait devenir nôtre ?
BORTEK — Vous êtes cruels !
FAUSTO — Rien. Rien. Nous n'avons rien. Pas même cela.
MIRNA — Notre malheur est grand, sais-tu ?
FAUSTO — Tous les malheurs du monde sont des joies à côté de notre propre malheur.
MIRNA — Qu'il est dur de ne rien posséder !
FAUSTO — Qu'il est cruel de ne pouvoir cacher ce néant !
MIRNA — Oh ! qu'il est indécent, ce néant !
FAUSTO — Couvrons-nous ! Couvrons-nous !
MIRNA — Nous n'avons même plus de pudeur.
BORTEK — Puis-je m'asseoir un instant à votre table ?
FAUSTO — Nous n'avons pas de table.
MIRNA — Et où t'assoirais-tu ? Nous n'avons pas de chaise.
FAUSTO — Nous n'avons même plus d'illusions.
MIRNA — Et nous voilà condamnés à rester debout.
BORTEK — Bon, alors, adieu ! J'espérais quelque réconfort.
FAUSTO — Nous n'avons pas cela.
BORTEK — Heureusement, il me reste la raison.
FAUSTO — Oh ! Sois heureux de posséder quelque chose.
MIRNA — Même si ça ne vaut pas cher.
FAUSTO — C'est quand même mieux que rien.
Ils ferment la porte sur Bortek.
Scène II
Fausto et Mirna jeunes.
FAUSTO — Mirna ! Comment peux-tu dire que tu m'aimes ?
MIRNA — O Fausto, pourquoi la nuit peut-elle tant de charmes ?
FAUSTO — Comment le saurais-je ?
Entre Bortek.
BORTEK — Bah ! et bien, moi, Fausto, je sais tout, et tu le sais. Écoute ! ch... ch... ch... ch... As-tu compris ?
FAUSTO — Mmmmmmmm... nous l'allons extirper de ce ventre !
MIRNA — Fausto, de qui parles-tu ?
FAUSTO — Mais de toi, de ton ventre.
BORTEK — Je parle de ton impureté, o Mirna.
MIRNA — Bortek a raison.
FAUSTO — Nous l'allons extirper sur le champ.
BORTEK — Il faut d'abord la mettre nue.
FAUSTO — C'est symbolique ça, hein vieux sage ?
BORTEK — Disons : Héraldique est le mot juste. NUE !
FAUSTO — Hé ! Mirna ? As-tu entendu ?
MIRNA — Cela est indécent, Fausto. Me verra-t-il nue ?
FAUSTO — Mais, chérie, c'est un prêtre.
BORTEK — Oh ! ça ! madame, tu n'as rien à craindre de mes yeux.
FAUSTO — Ses yeux sont l'innocence même.
MIRNA — À les voir cependant ...
BORTEK — Eh bien, ne les regarde pas !
FAUSTO — Si je ferme les miens, je les vois mieux encore.
BORTEK — Mais c'est une obsession !
MIRNA — Fausto, fais quelque chose...
FAUSTO — Quelque chose de juste, o sage entre les sages.
BORTEK — Eh bien, déchire-lui ses vêtements.
FAUSTO — Oh ! non, elle est si douce !
BORTEK — Douce, douce ! À poil si tu me crains !
MIRNA — Eh bien, me voilà nue. Et après ?
BORTEK — Après, après oh ! le joli spectacle !
FAUSTO — Hé ! je ne dis pas.
BORTEK — Tu as du goût, Fausto. Que le ciel soit avec toi.
FAUSTO — Et avec votre esprit.
BORTEK — Soit. Que la cérémonie commence !
FAUSTO — Cérémonie, cérémonie ! On ne m'avait pas dit qu'il y avait une cérémonie !
BORTEK — Quoi ! tu hausses le ton un poil trop haut, cul-terreux !
FAUSTO — Mille excuses, mille excuses. C'est sans faire exprès !
BORTEK — Tu as signé, ne l'oublie pas.
FAUSTO — Qu'oublierai-je désormais ?
BORTEK — Soit ! Que la cérémonie commence !
MIRNA — Qu'elle commence et qu'on en finisse !
FAUSTO — Oh ! Mirna, ce que tu es belle !
BORTEK — Qu'on introduise les accessoires !
MIRNA — Ça tournera mal tout ça, Fausto.
FAUSTO — Hé ! Hé ! j'ai signé avec mon sang !
MIRNA — Mon dieu, qu'est-ce que ceci ?
Bortek exhibe le couteau.
BORTEK — L'autel ! Fausto, l'autel !
FAUSTO — Et ceci, et cela, et ceci et cela, et ci et là !
BORTEK — Les objets d'extirpation, Fausto.
MIRNA — Brrr... quelle horreur !
FAUSTO — On doit en extirper des choses avec ça !
BORTEK — Avec ça, comme tu dis, on extirpe tout.
MIRNA — Tout ! Tout ? ça veut dire quoi, ça, TOUT ?
BORTEK — Ça veut dire tout, même rien.
MIRNA — Cela extirperait donc rien ?
FAUSTO — Avoue, Mirna, qu'il faut être objet bien beau pour n'extirper rien !
MIRNA — Et que comptez-vous extirper de moi ?
BORTEK — Femme ! Femme ! je veux extirper la femme !
MIRNA — Hé là ! Hé là ! si vous extirpez la femme, que me restera-t-il ?
FAUSTO — Sera-t-elle un homme ? Cela me dégoûte un peu.
BORTEK — Rassure-toi, Fausto.
FAUSTO — Je me rassure.
BORTEK — Elle sera...
FAUSTO — Elle sera...
BORTEK — Elle sera la femme parfaite.
MIRNA — Mon dieu, mon dieu ! Cela peut-il exister ?
FAUSTO — Une femme parfaite...
BORTEK — Eh oui, radieuse beauté, tu seras cela.
FAUSTO — Le jeu en vaut la chandelle. Extirpons !
MIRNA — Hé là ! Hé là ! Laissez-moi respirer.
FAUSTO — Laissons-la respirer.
MIRNA — Ce n'est pas tous les jours qu'une pareille chose vous arrive.
FAUSTO — Une fois dans la vie est bien suffisant.
BORTEK — Madame, veuillez prendre place.
FAUSTO — La cérémonie va commencer. Où sont-ils ?
BORTEK — Qui donc ?
FAUSTO — Ben, les enfants de chœur.
BORTEK — Nous nous suffisons bien à nous-mêmes. N'est-ce pas, les petits enfants ?
FAUSTO et MIRNA — Oui oui oui oui.
MIRNA — Brrr... il est froid, votre autel !
FAUSTO — Tu aurais dû te couvrir.
BORTEK — O nudité ! Céleste nudité de la femme abandonnée au regard !
FAUSTO — Par quoi dois-je commencer ?
BORTEK — Prends ce couteau.
FAUSTO — Il est lourd !
BORTEK — Et maintenant, enfonce-le dans ce ventre.
FAUSTO — Mais, o Sage, elle est encore vivante...
MIRNA — Hé oui ! je peux servir encore.
BORTEK — Mais cela est sans danger. Frappe !
FAUSTO — Sans danger, sans danger ! Des preuves s'il vous plaît !
(menaçant)
BORTEK — Tu exiges maintenant ! Tu exiges, vil cul-terreux !
(reculant)
FAUSTO — Oh non ! maître, que votre volonté soit faite !
BORTEK — Et que la tienne se soumette.
Fausto frappe.
MIRNA — Aaaaaaah ! Je suis morte !
FAUSTO — Elle est morte, oh ! mon dieu, elle est morte !
BORTEK — Allons, allons, ne pleurons pas.
FAUSTO — Aaaaah ! qu'ai-je fait ?
BORTEK — Ce n'est rien, mon petit.
FAUSTO — Ooooooooh !
BORTEK — Tu as fait ce qu'il était juste de faire.
FAUSTO — Gloire sur moi ! Gloire sur moi ! J'ai vaincu les démons !
Bortek disparaît. Fausto et Mirna semblent dormir.
Scène III
MIRNA — Oh ! Fausto, quel horrible cauchemar !
FAUSTO — Je crois bien, Mirna, que nous avons rêvé la même chose.
MIRNA — C'était horrible ! Oh ! quel mauvais souvenir !
FAUSTO — Quand je pense que j'ai failli te tuer, o Mirna !
MIRNA — Hein ?
FAUSTO — Te tuer. J'ai failli te tuer.
MIRNA — Mais, Fausto, comment m'as-tu appelée ?
FAUSTO — Fausto ? Est-ce à moi que tu parles ? Où est-il caché, ce coquin ?
MIRNA — Mirna ? Fausto ? Qui sont ces deux-là ?
FAUSTO — Ooooh ! voilà qu'ils sont deux à présent !
MIRNA — Fausto ?
FAUSTO — Oui, Mirna ?
MIRNA — Rappelle-moi ton nom.
FAUSTO — Je m'appelle... oh ! mais, tu as oublié !
MIRNA — J'ai oublié le tien. Le mien aussi.
FAUSTO — Oh ! quelle honte ! Passe encore d'oublier son propre nom, mais celui de son propre mari !
MIRNA — Fausto, je crois bien qu'il s'est passé quelque chose.
FAUSTO — Ce n'était qu'un rêve.
MIRNA — Aaaaaah ! qu'est-ce que ceci ?
FAUSTO — Oh ! mon dieu, Mirna, qu'as-tu fait à ton ventre ?
MIRNA — Mais, mais, Fausto, c'est toi !
FAUSTO — Comment cela, moi ! Mais enfin, songes-tu à ce que tu dis ?
MIRNA — Fausto, ce n'était pas un rêve.
FAUSTO — Certes. Et c'est encore tout frais. Mirna, tu me caches quelque chose !
MIRNA — Possible que ce soit la même chose pour toi !
FAUSTO — Qu'est-ce que tu insinues ?
MIRNA — Oh ! mais rien.
FAUSTO — Je n'ai rien à te cacher, moi. Je t'aime tant.
MIRNA — Mais ce n'est pas d'amour qu'il s'agit !
FAUSTO — Pourquoi es-tu si méchante, Mirna ? Pourquoi ?
MIRNA — Ressaisis-toi, Fausto.
FAUSTO — Ça y est.
MIRNA — Qu'est-ce que cette ombre ?
FAUSTO — Ben, c'est l'ombre de l'autel.
MIRNA — Fausto, nous sommes dans la chambre à coucher, la nôtre.
FAUSTO — Eh ! rien n'est plus sûr.
MIRNA — Et tu trouves normale la présence d'un autel dans notre chambre à coucher ?
FAUSTO — Non. Cette présence est anormale.
MIRNA — Fausto, j'ai peur.
FAUSTO — Si tu n'avais pas peur, j'aurais peur moi aussi.
MIRNA — Et là, par terre, ce couteau !
FAUSTO — Horreur ! Horreur ! Horreur ! Il est plein de sang !
MIRNA — C'est mon sang. Je le reconnais !
FAUSTO — Tu crois ?
MIRNA — Et ça, sur mon ventre, qu'est-ce que c'est ?
FAUSTO — Ça ne saigne plus.
MIRNA — Mais ça a saigné !
FAUSTO — Rien n'est plus juste. Donc, c'est ton sang.
MIRNA — Oh ! mon sang, là, par terre.
FAUSTO — C'est honteux de laisser traîner son sang n'importe où !
MIRNA — Mais je ne l'ai pas fait exprès !
FAUSTO — Dis tout de suite que c'est de ma faute.
MIRNA — Là ! Quelqu'un !
FAUSTO — Quelqu'un qui vient !
Entre Bortek.
BORTEK — La nuit est froide, mes petits.
MIRNA — Oh ! mais c'est Bortek.
BORTEK — Lui-même en personne et en chair et en os.
MIRNA — C'est Bortek. Tu te souviens.
BORTEK — Hé ! les femmes ont une mémoire d'éléphant.
FAUSTO — Oh ! Oh ! que c'est rigolo, ça !
BORTEK — Laisse tomber ce drap, Mirna. Apparais-moi plus belle !
FAUSTO — Fais ce qu'il te dit.
BORTEK — Hé ! te voilà bien défigurée !
MIRNA — La faute à qui ?
FAUSTO — La faute à personne, Mirna, et surtout pas à moi.
BORTEK — Soit. Fausto, le plus dur reste à accomplir.
FAUSTO — Voilà qui me fait bien peur. C'est que je ne suis pas très courageux.
BORTEK — Oh ! ce sera vite fait, mais...
FAUSTO — Mais...
BORTEK — Cette fois, tu ne pourras plus reculer.
FAUSTO — Ai-je reculé une fois ?
BORTEK — Non pas une, mais deux. Souviens-toi.
FAUSTO — Ma mémoire est quelque peu embrouillée.
BORTEK — Peu importe. Elle ne te servira plus. Écoute ! Ch... ch... ch... ch...
FAUSTO — Ch... C'est une chose que je n'ai jamais faite.
BORTEK — Il y a un début à tout.
FAUSTO — Et en admettant que je rate mon coup ?
MIRNA — Hé là ! de quel coup parlez-vous, tous les deux ?
FAUSTO — Ne t'occupe pas de cela, Mirna. C'est une affaire entre nous.
BORTEK — Bien parlé. Toi, femme, regagnes ta place sur l'autel.
MIRNA — Oh ! ça va, ça va ! Si on ne peut plus s'exprimer maintenant !
FAUSTO — Et ce ne sera pas long, dites-vous ?
BORTEK — Disons que ce sera très court.
FAUSTO — Bien. Où est l'objet ?
BORTEK — Mais là, derrière mon dos, le voilà !
Il exhibe le couteau.
FAUSTO — Quel instrument énigmatique !
BORTEK — Surtout, ne jette pas le manche après la cognée.
Mirna s'enfuit derrière l'autel.
Fausto la poursuit.
Cris. Bortek s'assoit, pensif.
Scène IV
FAUSTO — Maître Bortek ! Oh ! Maître Bortek ! Enfin vous voilà !
BORTEK — Ah ! c'est toi, minus. Que désires-tu ?
FAUSTO — Et bien, maître, c'est que...
BORTEK — Ah ! presse-toi. Je suis pressé.
FAUSTO — Hé ! oui.
BORTEK — Mais vas-tu parler enfin !
FAUSTO — Et bien, rien ne va plus, maître.
BORTEK — Comment cela, rien ne va plus ? Et tu n'as pas misé ?
FAUSTO — Hé, si ! j'ai misé.
BORTEK — Et bien, si tu as misé, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.
FAUSTO — C'est que, depuis que j'ai coupé la tête à ma femme...
BORTEK — Ah ! coquin ! le regretterais-tu soudain ?
FAUSTO — Oh ! non, maître. Vos désirs sont des ordres, et les ordres mes désirs.
BORTEK — Alors que viens-tu me chanter ?
FAUSTO — C'est pire qu'avant, maître.
BORTEK — Pire qu'avant, pire qu'avant, c'est vite dit, ça !
FAUSTO — Hé ! sans sa tête, ce n'est plus la même.
BORTEK — Veux-tu dire que tu la préfères avec sa tête, maraud ?
FAUSTO — Oh ! non, elle est bien mieux sans tête.
BORTEK — Alors que lui reproches-tu ?
FAUSTO — En un mot, maître, elle est devenue insupportable.
BORTEK — Insupportable, dis-tu ?
FAUSTO — J'ai dit cela, maître, et je m'en repens.
BORTEK — Tu fais bien de te repentir, saligaud !
FAUSTO — Oh ! non, pas saligaud !
BORTEK — Marsouin, si tu préfères. Oh ! le traître !
FAUSTO — Ça, je l'ai bien mérité.
BORTEK — Le châtiment sera bien pire que ce qu'elle te fait endurer, crois-moi.
FAUSTO — Hé ! maître, où allez-vous ?
BORTEK — Chercher le châtiment.
FAUSTO — Oh ! non, laissez-le à son endroit, s'il vous plaît.
BORTEK — Quel beau repentir ! Sinistre crétin, tu me paieras tout cela.
FAUSTO — C'est que... je ne suis pas riche.
BORTEK — Et bien tu paieras avec ta pauvreté.
FAUSTO — Que me restera-t-il ?
BORTEK — La peau sur les os, et c'est déjà pas mal. Tu tiendras debout.
FAUSTO — Oh ! vous êtes trop doux avec moi, maître.
BORTEK — Tu es mon disciple bien-aimé. Relève-toi.
FAUSTO — Je me relève.
BORTEK — Regarde-moi dans les yeux.
FAUSTO — Je regarde les yeux.
BORTEK — Remercie-moi.
FAUSTO — Merci.
BORTEK — Plus fort !
FAUSTO — Merci !
BORTEK — O que ce mot est doux à mes oreilles !
FAUSTO — Il écorche ma langue.
BORTEK — Et c'est heureux qu'il en soit ainsi.
FAUSTO — Heureux les hommes de bonne volonté...
BORTEK — Sois heureux, fiston. L'avenir est à toi.
FAUSTO — Quelle grande chose que l'avenir !
BORTEK — Chose est bien faible pour sa grandeur.
FAUSTO — Grandeur est bien faible pour sa chose !
BORTEK — Mais il voudrait avoir le dernier mot, ce pendard !
FAUSTO — Non, non, je ne veux pas !
BORTEK — Parfait. Où est Mirna ?
FAUSTO — De l'autre côté du jardin, maître. Maître ?
BORTEK — Que me veut-il, ce sagouin ?
FAUSTO — Pardonnez l'importunité de mon propos, maître...
BORTEK — Sache une chose une bonne fois pour toutes, rigolo !
FAUSTO — O que je la sache pour toutes les fois où je l'oublierai !
BORTEK — Je ne pardonne jamais.
FAUSTO — Aaaaaaah ! quelle haine dans votre regard ! Hou ! que c'est laid !
BORTEK — Hé ! Hé ! Les justes sont laids, parce que la beauté est injuste.
FAUSTO — C'est pour ça que tu as mutilé ma femme, salaud !
BORTEK — Comment, comment ? Qu'ai-je entendu ?
FAUSTO — Haïssez-le du haut de votre puissance, o maître.
BORTEK — Je le hais. Et puis après ?
FAUSTO — Cela suffira bien à sa petitesse.
BORTEK — Sa petitesse, ver de terre, je la réduis à néant.
FAUSTO — Oh ! non, pas ça !
BORTEK — Tu as raison, pas ça. Tiens, prends ce couteau.
FAUSTO — Encore un couteau !
BORTEK — Eh ! oui, encore un couteau. Je t'arme pour te défendre.
FAUSTO — Merci, maître.
BORTEK — Sauras-tu te couper une main ?
FAUSTO — Oh ! oui, maître, surtout si c'est celle qui tient le couteau.
BORTEK — Tu es fort. Je suis fier de toi.
FAUSTO — Moi aussi ! O que la vie est douce où vous marchez !
BORTEK — La vie n'est douce que dans la merde, O Vérité ! Tranche-toi la main.
FAUSTO — Qu'il en soit fait selon votre volonté !
Fausto se tranche la main.
Il s'enfuit en hurlant dans la sacristie.
Bortek s'assoit, pensif. Entre Mirna.
Scène V
MIRNA — Maître Bortek o maître Bortek, à moi !
BORTEK — Sombre et douce Mirna ! Est-ce moi que tu appelles ainsi ?
MIRNA — Oui, maître. J'ai tant besoin de vous !
BORTEK — Je passais, quand votre voix, votre voix sucrée...
MIRNA — Quand ma voix sucrée...
BORTEK — Quand votre voix sucrée, o Mirna, s'est jetée sur ma langue !
MIRNA — C'est beau, ça !
BORTEK — Hé ! c'est que je suis poète à mes heures.
MIRNA — J'aime les poètes, mais je suis si malheureuse !
BORTEK — Malheureuse, o toi, femme entre les femmes ! Que c'est injuste, ça ! Que c'est beau !
MIRNA — À qui le dites-vous !
BORTEK — Et qu'est-ce donc qui te rend si malheureuse, o beauté lancinante ?
MIRNA — C'est mon mari qui me fait bien du souci.
BORTEK — La bourrique ! Ah ! si je le tenais !
MIRNA — Oh ! mais ce n'est pas de sa faute.
BORTEK — Pas sa faute ? Lui qui porte en son cœur tout le péché du monde !
MIRNA — Oh ! non, ce n'est pas sa faute. C'est vous...
BORTEK — Moi, o ombrageuse cité de mes désirs les plus fous...
MIRNA — C'est votre faute.
BORTEK — Moi qui n'en commets jamais. Il t'a trompée sans doute.
MIRNA — Oh ! il n'oserait pas.
BORTEK — Crois-tu ?
MIRNA — Ah ! s'il osait !
BORTEK — Ah ! Haine vengeresse de l'éternel féminin !
MIRNA — Ah ! s'il a osé une fois !
BORTEK — Ah ! ce poing fermé, que ne tient-il une arme !
MIRNA — Il me suffirait bien, croyez-moi. Mais ce n'est pas sa faute.
BORTEK — C'est donc la mienne. Hélas sur moi !
MIRNA — Ne vous chargez pas, maître. Vous n'y êtes pour rien.
BORTEK — Ah ? Je n'y suis pour rien et c'est cependant ma faute. Expliquez-moi ça.
MIRNA — C'est depuis qu'il s'est coupé la main.
BORTEK — Par exemple ! Il y a réussi. Il est moins bête que je ne croyais.
MIRNA — Vous appelez ça de l'intelligence !
BORTEK — J'appelle cela comme je peux.
MIRNA — C'est beau, un être qui fait ce qu'il peut.
BORTEK — Hé ! Je ne suis pas tout à fait un être. Enfin, passons. Et depuis, il n'est plus comme avant ?
MIRNA — C'est exactement cela. Mot pour mot.
BORTEK — C'est que je suis poète. Écoute...
MIRNA — Je tends l'oreille.
BORTEK — On ne dirait pas à la voir, qu'elle se tend, o pulpeuse excroissance de mon désir !
MIRNA — Et pourtant, elle écoute.
BORTEK — Qu'elle écoute ce que j'ai à lui dire.
MIRNA — Elle ne le redira jamais assez.
BORTEK — La postérité lui en saura gré sans doute. Elle est si injuste, la postérité !
MIRNA — Ah ! ne criez pas si fort !
BORTEK — Oh ! redis-moi cela !
MIRNA — Ah ! ne criez pas si fort !
BORTEK — Je crois entendre ma propre voix. Elle est si douce, ma voix !
MIRNA — Et je l'aime.
BORTEK — Quel aveu déchirant pour mon humble passage sur cette terre maudite !
MIRNA — Mais depuis qu'il n'a plus sa main, il n'est plus le même.
BORTEK — Hé ! comment pourrait-il être ?
MIRNA — Le voilà devant la terrible Ananké, déesse noire aux noirs desseins.
BORTEK — Mais voilà le sauveur au galop de son destrier étoilé !
MIRNA — Voilà Bortek le Héros !
BORTEK — Oh ! douce musique ! Que mon nom est doux à tes lèvres ! Tiens.
MIRNA — Ah ! un couteau !
BORTEK — Hé ! oui, sombre Mirna, encore un couteau. Ce n'est pas une coïncidence.
MIRNA — Était-ce écrit ?
BORTEK — Gravé dans la pierre noire du destin, là-haut.
MIRNA — Et sans indiscrétion, que se dit-il, là-haut ?
BORTEK — C'était écrit.
MIRNA — Voilà bien peu de choses pour un espace aussi vaste.
BORTEK — C'était écrit, et ce qui est écrit doit s'accomplir. Qu'est-ce que ceci, o Mirna ?
MIRNA — Votre sexe, maître Bortek !
BORTEK — Tranche-le avec cette lame impitoyable.
MIRNA — Mais... oh ! non, c'est trop horrible ! C'est que j'en serais capable !
BORTEK — Te voilà muette devant le fait accompli.
MIRNA — Mais je ne l'ai pas coupé !
BORTEK — Hé ! je le sais bien, et je m'en porte mieux.
MIRNA — Alors, o maître, que se cache-t-il dans l'obscurité de tes paroles ?
BORTEK — Un enfant, o Mirna, un enfant.
MIRNA — Mais, quel enfant ?
BORTEK — L'enfant de Bortek, le dieu des dieux, o ma Junon !
MIRNA — O joie de l'enfantement ! Je vais enfin souffrir pour de bon.
BORTEK — Gloire au plus haut des cieux !
MIRNA — Il est né le divin enfant !
BORTEK — Pas tout à fait, Mirna, mais cela ne saurait tarder.
MIRNA — Oh ! mon dieu !
BORTEK — Hé bien ! qu'as-tu ?
MIRNA — Et ce pauvre Fausto ! Oh ! Je suis déshonorée !
BORTEK — Un dieu ne déshonore pas une femme. Il la comble.
MIRNA — Oh ! je suis comblée !
BORTEK — Hé bien soit ! Fausto n'échappera pas à la mort cruelle. Qu'il meure !
Bortek sort, majestueux.
Mirna s'endort sur les marches de l'autel.
Entre Fausto.
Scène VI
MIRNA — Oh ! Fausto, là ! ça y est ! Oh ! que c'est douloureux !
FAUSTO — Hé ! quoi ! et de quoi s'agit-il ? Pourquoi tout ce mal ?
MIRNA — C'est l'enfant, Fausto chéri. Le moment est proche.
FAUSTO — Ah ! oui, l'enfant. Celui dont je ne suis pas le père.
MIRNA — Est-ce ma faute à moi si les dieux font l'amour avec les yeux !
FAUSTO — Pas si fort, Mirna. Ma tête pourrait éclater.
MIRNA — Je crois que nous perdons la raison. Tant d'événements !
FAUSTO — Si peu de temps.
MIRNA — Il faut nous ressaisir, Fausto.
FAUSTO — Avortons !
MIRNA — Hein ? Que dis-tu ?
FAUSTO — Hé bien oui, extirpons ce mal !
MIRNA — Tu ne vas pas recommencer.
FAUSTO — Ai-je commencé une fois ? Extirpons ! Extirpons ! Extirpons !
MIRNA — Oh ! Fausto, tu me fais peur.
FAUSTO — Mais je suis doux comme un agneau.
MIRNA — Tu as bien changé. Où est-il le temps du beau jeune homme amoureux...
FAUSTO — Envolé, et c'est de ta faute.
MIRNA — Comment oses-tu être aussi injuste ?
FAUSTO — Si tu n'avais point fait cette prière stupide !
MIRNA — Mais nous étions si pauvres, Fausto !
FAUSTO — La richesse ne nous aura pas comblés.
MIRNA — C'est la malchance, ça. C'est la malchance !
FAUSTO — C'est la faute. Moi, je crois que c'est la faute !
MIRNA — Aaaaaah ! cette douleur, là, dans mon ventre !
FAUSTO — Pourvu qu'il ne nous naisse pas un monstre !
MIRNA — Oh ! Fausto, c'est le fils de dieu.
FAUSTO — Extirpons le fils de dieu !
MIRNA — Fausto ne me touche pas !
FAUSTO — Où est-il, ce couteau ? Où l'as-tu caché ?
MIRNA — Ce n'est pas ma faute. Je n'ai pas fait le mal.
FAUSTO — Ah ! le voilà. L'autel ! J'ai besoin d'un autel.
MIRNA — Calme-toi. Aime-moi encore !
FAUSTO — Oh ! baisée des dieux ! le mal sera extirpé ! couche-toi !
MIRNA — Je t'en prie, mon époux, ne me fais pas de mal !
FAUSTO — Ce qui est juste est indolore. Frappe !
Il frappe.
MIRNA — Aaaaaaaah ! me voilà morte !
FAUSTO — Tu te dégonfles comme une baudruche !
MIRNA — C'est la mort, ça, tu crois ?
FAUSTO — Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! le dieu Bortek t'aura gonflée de vide !
MIRNA — Est-ce possible ? Il n'y a rien dans mon ventre !
FAUSTO — Hé ! oui, rien que de très normal. Des organes. Pas de fils.
MIRNA — Mon dieu ! Bortek m'a trompée. Hou ! Le salaud !
FAUSTO — Tais-toi ! Ne blasphème pas. On ne sait jamais.
MIRNA — M'avoir trompée de cette façon !
FAUSTO — Heu ! ton ventre. Referme-le.
MIRNA — Avais-tu besoin de l'ouvrir aussi grand !
FAUSTO — L'ouverture n'est jamais assez grande pour le juste. Fuyons !
MIRNA — Il doit payer.
FAUSTO — Que dis-tu ?
MIRNA — Il doit payer ! Il doit payer !
FAUSTO — Mais enfin, Mirna, songes-tu à ce que tu dis ?
MIRNA — Il paiera parce qu'il a été injuste.
FAUSTO — Ne blasphème pas, oh ! ne blasphème pas !
MIRNA — Le salaud m'a gonflée de son vide. Il paiera.
FAUSTO — Calme ta colère, Mirna. Les hommes sont faibles. Pas les dieux.
MIRNA — Est-il dieu après tout ?
FAUSTO — En douterais-tu ? Es-tu folle de douter !
MIRNA — Je sais ce que je dis.
FAUSTO — Le malheur commence toujours avec le doute. Ne doutons pas.
MIRNA — Fausto ! J'aurai ce fils. Oh ! je l'ai tant désiré !
FAUSTO — Hé ! mais puisque c'est du vent !
MIRNA — J'aurai ce fils quoiqu'il m'en coûte !
FAUSTO — Mais que fais-tu ! Ah ! restons purs, o ma pureté, o enfant !
MIRNA — Baise-moi. Baise-moi fort, mon petit mari !
FAUSTO — Oh ! que la chose est douloureuse !
MIRNA — Baise-moi ! L'enfant doit naître, ou je n'ai plus qu'à mourir !
FAUSTO — Ne meurs pas, o ne meurs pas ! Baisons ! J'ai si peur d'être seul un jour !
MIRNA — Il régnera ! Il régnera ! O rebaise m'encore !
Paraît l'enfant dans un berceau.
Scène VII
FAUSTO — Guidi ! Guidiguidiguidiguidi !
MIRNA — N'est-ce pas qu'il est beau ?
FAUSTO — Hé ! Guidiguidiguidiguidi !
MIRNA — Il est rose comme un beau jour.
FAUSTO — Guidiguidiguidiguidi !
MIRNA — J'espère qu'il grandira vite.
FAUSTO — Guidiguidiguidiguidi !
MIRNA — Il faut qu'il se dépêche d'être fort.
FAUSTO — Guidiguidiguidiguidi !
MIRNA — Et il aura de la chance.
BORTEK — Que je fleurisse le rosier de son jardin !
Entre Bortek.
MIRNA — Oh ! mon dieu, tout est-il déjà fini ?
FAUSTO — Guidiguidiguidiguidi !
BORTEK — Je lui donnerai la force du lion et la souplesse du lézard.
FAUSTO — Oh ! maître Bortek ! quelle surprise !
BORTEK — Je suis une surprise bienveillante. Comment se porte l'enfant ?
FAUSTO — À merveille, o maître. Puisse-t-il vous plaire.
BORTEK — Mmmmmmm... Sa tête me dit quelque chose. Ne trouves-tu pas, Fausto ?
FAUSTO — Hé ! hé ! je me le disais bien aussi.
BORTEK — Ne te rappelle-t-il pas quelqu'un ?
FAUSTO — Hé ! une vague idée... non, vraiment... je ne vois pas.
BORTEK — Heureux l'innocent. Il est riche.
FAUSTO — Guidiguidiguidigudi ! hi ! hi ! hi ! hi ! hi !
BORTEK — Le bonheur est une chose vraiment touchante. N'est-ce pas, Mirna ?
MIRNA — Je le pense bien aussi. Une bien belle chose que le bonheur des pères.
BORTEK — O Mirna, tu es si belle ! Ah ! les présents.
MIRNA — Quels présents ?
BORTEK — Hé ! les présents à la jeune mère et au nouveau-né.
FAUSTO — Le père se contentera de son bonheur de père. Il lui suffit hi ! hi ! hi ! hi !
Bortek exhibe le couteau.
MIRNA — Aaaaah ! qu'est-ce que ceci !
FAUSTO — Oh ! mon dieu, Mirna. Un mauvais souvenir !
BORTEK — Non, Fausto, l'avenir. Ta mémoire fonctionne à l'envers, ne l'oublie pas.
MIRNA — Et... et pourquoi faire ce couteau ?
FAUSTO — Oui. À quoi servirait-il, ce couteau ?
BORTEK — À te tuer, Fausto. Aurais-tu oublié notre pacte ?
MIRNA — Ha ! Hélas sur moi ! Hélas sur moi ! Pauvre mère que je suis !
FAUSTO — Hé !... c'est que, douce Mirna, vois-tu, j'ai signé avec mon sang.
BORTEK — Oui. De ton sang. Et cela t'engage à respecter...
FAUSTO — Votre mémoire, o maître.
BORTEK — Ma mémoire et mon âge, vil disciple ! Prends ce couteau !
FAUSTO — Voilà. Je l'ai pris. Et... et que dois-je en faire ?
BORTEK — Porte-le à ton cœur.
MIRNA — Fausto ! ne l'écoute pas !
BORTEK — Tais-toi, sombre beauté. D'ailleurs, il ne t'entend pas. Frappe, Fausto !
Fausto tombe.
MIRNA — Non, Fausto ! oh !... mais que me reste-t-il ? o que je suis malheureuse !
BORTEK — O que la femme est érotique dans la douleur ! Regarde-moi, Mirna.
MIRNA — Je ne peux pas, oh ! je ne peux pas.
BORTEK — Regarde-moi.
MIRNA — Maître, pardonnez-moi...
BORTEK — Je te pardonne, bien que cela n'entre pas dans mes attributions. Lève-toi.
MIRNA — Je me lève. Dois-je vous aimer maintenant que j'ai tout perdu ?
BORTEK — Qu'oses-tu dire, pauvre femme ? Oublies-tu notre fils ?
MIRNA — Mais, maître Bortek, ce n'est pas notre fils.
BORTEK — Quoi ? Nierais-tu l'avoir enfanté ?
MIRNA — Certes non.
BORTEK — Nierais-tu l'avoir conçu contre moi ?
MIRNA — Je ne le nie pas. Mais c'est faux.
BORTEK — Qu'est-ce que tu racontes ?
(silence)
Aaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaah !
MIRNA — Oh ! quel cri horrible ! Vous allez le réveiller !
BORTEK — C'est vrai qu'il dort. Pauvre enfant ! Le père...
MIRNA — Oui, maître...
BORTEK — Qui est le père ?
MIRNA — Fausto, maître.
BORTEK — Fausto ? Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! mais c'est impossible !
MIRNA — C'est pourtant la vérité. Il m'a baisée, et voilà le résultat.
BORTEK — Fausto t'a baisée. Mmmmmmm... et comment a-t-il fait pour te baiser ?
MIRNA — Hem... il m'a baisée. Il m'a baisée. Ça veut tout dire !
BORTEK — Ça ne veut rien dire !
MIRNA — Si ! ça veut dire ! Votre enfant n'était que du vent ! Celui de Fausto est de chair.
BORTEK — Sombre idiote !
MIRNA — Qu'allez-vous faire avec ce couteau ?
BORTEK — Te dépecer, Mirna. Je n'extirperai rien. Je vais te détruire.
MIRNA — Non, o maître de mes jours. Pourquoi assombrir l'avenir de cet enfant ?
BORTEK — L'enfant né d'un eunuque et d'une putain vivra éternellement dans le malheur. Mirna ! que c'est horrible ce que vous dites là !
BORTEK — Crève !
MIRNA — Maître, ayez pitié de moi !
BORTEK — Crève !
MIRNA — Maître ! je ne veux pas mourir !
BORTEK — Crève ! Crève ! Crève !
MIRNA — Ah ! je suis morte !
Elle tombe.
BORTEK — Et toi, enfant, l'éternité te verra errer aussi longtemps qu'elle durera. Oh ! que ma haine se déchaîne ! Il ne te sera jamais pardonné d'avoir tué Dieu !
Bortek fait disparaître les cadavres dans la trappe.
Il exhausse l'enfant.
Deuxième tableau
Cuisine. Marie Pipi prépare la soupe. Elle dispose le couvert, verse le contenu d'une fiole dans la soupière. La porte s'ouvre. Entre Marco, qui se débarrasse de son manteau. Il s'assoit à table.
MARIE-PIPI — La soupe est prête !
MARCO-POLO — Sers-moi sans réserve, ma femme.
MARIE-PIPI — Tu as eu une dure journée, n'est-ce pas ?
MARCO-POLO — Je me suis écorché les mains pour un maigre salaire, est-ce ce que tu veux dire ?
MARIE-PIPI — Mon existence à moi est moins pénible, je crois, à part l'ennui.
MARCO-POLO — Je ne peux être tout le temps à tes côtés.
MARIE-PIPI — Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire.
MARCO-POLO — Ah ? Que disais-tu, que j'ai compris de travers ?
MARIE-PIPI — Les pauvres ont de l'intérêt à parler d'autre chose que de leur misère.
MARCO-POLO — Le travail est dur, la maison peu confortable, mais nous avons à manger tous les jours. Que Dieu me permette longtemps de te procurer les ingrédients que tu accommodes si bien.
MARIE-PIPI — Il nous faut parler d'autre chose.
MARCO-POLO — Laisse-moi manger, puis je te parlerai d'amour, ma femme. C'est là la meilleure conversation qu'un homme puisse tenir à une femme. Au diable les mots et le sens qu'on leur donne.
MARIE-PIPI — J'aime t'entendre parler comme cela, mon mari. Finis ta soupe. Elle va refroidir. Elle est plus efficace quand elle arrive chaude dans l'estomac.
MARCO-POLO — Je ne sais pas. Celui-ci me tourmente depuis quelque temps. Trop de soucis, et pas grand-chose pour les régler.
MARIE-PIPI — Cela ira mieux tout à l'heure. Je vais chauffer le lit.
MARCO-POLO — Oui, c'est ça, ma femme. Chauffe la soupe, chauffe le lit. Elle me chauffe bien un peu la tête quelquefois. Elle n'est pas parfaite. Je ne suis pas parfait non plus.
MARIE-PIPI — Je saurais aussi te chauffer le portefeuille s'il était mieux rempli.
MARCO-POLO — Ah ! ma femme ! Ne fais pas de l'esprit. Cela ne convient pas à une femme d'avoir de l'esprit. Qu'en ferais-tu, d'ailleurs. Et puis en ai-je moi même assez pour supporter le tien ? Aïe ! Cet estomac. Je travaille trop et ne gagne pas assez.
MARIE-PIPI — Finis ta soupe. Elle est encore chaude.
MARCO-POLO — C'est peut-être cette chaleur soudaine qui le fait souffrir. Il fait si froid dehors. Travailler par ce temps, c'est inhumain.
MARIE-PIPI — Tu dis n'importe quoi, mon mari.
MARCO-POLO — Ne te mêle pas de ce que je dis.
MARIE-PIPI — Je te chaufferai toi aussi.
MARCO-POLO — Aïe ! Je ne sais si c'est l'estomac ou autre chose.
MARIE-PIPI — Cela passera. Jamais le corps n'est à son aise en hiver.
MARCO-POLO — Ah ! oui ? Et de quoi souffres-tu ?
MARIE-PIPI — Du mal d'amour.
MARCO-POLO — Cela ne fait pas si mal. Au moins l'organe concerné y trouve quelque plaisir.
MARIE-PIPI — Si l'on sait s'y prendre.
MARCO-POLO — Insinuerais-tu que je n'ai pas ce talent ?
MARIE-PIPI — Rien d'autre que nous n'avons pas d'enfant pour prouver ce que tu dis.
MARCO-POLO — Des preuves, je t'en donne toutes les nuits.
MARIE-PIPI — Il y a des voisins qui jasent. Tant d'années de vie commune ! et pas un enfant pour témoigner de notre amour à la face du monde.
MARCO-POLO — Qu'est-ce que j'y peux ? Tu n'es pas faite pour enfanter.
MARIE-PIPI — Pourquoi moi ?
MARCO-POLO — Il ne peut en être autrement. Cela se voit bien, non ?
MARIE-PIPI — Ce qui se voit, c'est que nous vieillissons bien piteusement.
MARCO-POLO — Dieu sait ce qu'il fait. Ce n'est pas à nous de deviner ce qu'il fait. Et ce qu'il fait est bien fait. Qui oserait dire le contraire ?
MARIE-PIPI — Je peux le dire, moi.
MARCO-POLO — Pas si fort, ma femme. Si l'on t'entendait tenir de pareils propos, et par les temps qui courent.
MARIE-PIPI — Je dis ce que je dis, et si Dieu s'en offense, c'est qu'il ne vaut pas grand-chose.
MARCO-POLO — Es-tu folle ! Tais-toi !
MARIE-PIPI — Nous faudra-t-il prier le diable pour qu'un enfant me remplisse le ventre.
MARCO-POLO — Cesse, veux-tu ?
MARIE-PIPI — Ou bien j'irai chercher le diable pour qu'il me fasse un fils !
MARCO-POLO — Ah ! putain ! vas-tu te taire ?
MARIE-PIPI — Fais-moi taire, allons mon petit mari, fais-moi taire !
Elle saute sur le lit.
MARCO-POLO — Aïe ! Maudit estomac ! Je ne me sens pas en forme, ce soir. Tu vas parler toute la nuit et nous envoyer au bûcher, je crois.
On frappe à la porte.
MARCO-POLO — Tiens ? Quelqu'un qui s'inquiète, ou qui croit avoir mal entendu tes propos.
MARIE-PIPI — Lui diras-tu que c'est le jeu qui nous excite ? Ou bien ne le détromperas-tu pas ? Que vas-tu faire, mon mari ?
MARCO-POLO — Tais-toi, ne jouons plus !
Il ouvre la porte.
Entre Bortek qui s'assoit à table.
Il regarde Marie Pipi sur le lit.
MARCO-POLO — Ça par exemple ! Me direz-vous ce que vous venez chercher ici ?
BORTEK — Un asile pour la nuit. Je ne crois pas que vous soyez si riches, mais il y a de la soupe sur la table, et j'ai faim et froid.
MARCO-POLO — Si j'avais su qu'on pouvait se procurer le gîte et le couvert de cette manière-là, je ne me serais pas mis dans l'idée que le travail honore son homme.
BORTEK — Il m'arrive de travailler, savez-vous ?
MARCO-POLO — Pas si souvent que ça, si j'en juge aux os qui saillent ça et là.
BORTEK — Le travail n'est pas un droit, et puis n'est-ce pas cette misère qui sauve le monde ? On dit cela partout. C'est une opinion partagée par tout le monde.
MARCO-POLO — S'il vous plaît de vous charger de mes péchés en échange d'une soupe, nous avons un marché à conclure d'abord.
BORTEK — Vous parlez comme le diable.
MARIE-PIPI — Marco !
MARCO-POLO — Que voulez-vous dire ? N'êtes-vous pas un gueux qui traîne la savate de soupière en soupière ?
BORTEK — Je suis ce que je parais être.
MARCO-POLO — Ah ! Ah ! Ah ! Vous autres les gueux vous avez bien le loisir de cogiter ! Je travaille moi, et je n'ai pas de temps à consacrer à ces sortes de finesses. Si vous pensez que je parle comme le diable, c'est que cela vous regarde quelque peu. Auquel cas vous n'êtes ni gueux ni bel esprit.
MARIE-PIPI — Méfie-toi, Marco !
MARCO-POLO — Je ne suis rien, moi, monsieur le traîne-savate. Rien qu'un pauvre travailleur qui accepte de vivre sans poser de question ni répondre à celle des autres. Je connais mon chantier et ma maison, et les ruelles qu'il me faut emprunter pour aller de l'un à l'autre. Je prie Dieu tous les jours et je n'ai jamais vu le diable ailleurs que dans mes cauchemars, au moment où je ne maîtrise plus ma fatigue ni mes douleurs.
MARIE-PIPI — Tais-toi, Marco !
MARCO-POLO — Vous voulez de la soupe ! Voilà de la soupe ! Quant au lit, il est étroit, et puis ma femme couche dedans, et je ne saurais la partager, sauf avec Dieu, qui l'aime je crois comme il aime les femmes, c'est-à-dire comme nous ne les aimons pas.
MARIE-PIPI — Marco !
MARCO-POLO — Donc, avalez ces restes, et couchez-vous devant la porte. Voilà ce que je peux vous offrir, par respect pour le dieu qui vous a créé et qui si j'en crois, n'est pas le diable. Est-ce tout pour ce soir ?
Bortek remplit son assiette. Marie s'amène.
MARIE-PIPI — Elle est froide maintenant. Je vais la mettre sur le feu.
BORTEK — Ce ne sera pas la peine.
MARCO-POLO — Laissez-la faire, mon vieux. Elle sait de quoi elle parle. Elle fait ça tous les jours.
BORTEK — Si vous pensez qu'elle sera meilleure.
MARIE-PIPI — Je le pense, oui.
Marco sort. Marie jette la soupe dans l'évier.
BORTEK — Mais que faites-vous donc ? Qu'est-ce que je vais manger ?
MARIE-PIPI — Vous avez si faim que ça ?
BORTEK — Suis-je ici pour autre chose que pour répondre à l'agacement de mon estomac ?
MARIE-PIPI — Est-ce que je sais pourquoi vous êtes ici ? Vous mangerez du fromage.
BORTEK — Il vous manquera. Votre mari pourrait bien y trouver les raisons d'une colère encore plus vivace que celle qui lui fait prendre l'air en ce moment. Qu'est-ce qui lui a pris de m'asticoter de cette manière ?
MARIE-PIPI — Vous avez interrompu notre jeu.
BORTEK — Vous jouiez ? De quel jeu s'agit-il ? Je peux me substituer.
MARIE-PIPI — Certes non. Vous ne jouerez pas dans mon lit, en tout cas pas avec moi.
BORTEK — Ah ? Mille excuses, madame. Je le croyais trop épuisé pour ça.
MARIE-PIPI — Il l'est, en effet. Il ne se passera rien ce soir.
BORTEK — Rien, en effet.
MARIE-PIPI — En effet.
Silences.
BORTEK — Pas d'enfants pour égayer ce triste logis.
MARIE-PIPI — Point d'enfant.
BORTEK — Je vois.
MARIE-PIPI — Vous ne voyez rien du tout. Je suis comme je suis.
BORTEK — Vous êtes bien comme vous êtes.
MARIE-PIPI — Il vaut mieux cesser de parler. Vous allez me faire la cour.
BORTEK — Je suis comme je suis.
MARIE-PIPI — Que voulez-vous dire ?
BORTEK — Ce que je dis.
MARIE-PIPI — Vous êtes bien indiscret, en tout cas.
BORTEK — Il vaut mieux cesser de parler.
MARIE-PIPI — Puisque vous le dites.
Silences.
MARIE-PIPI — Ce n'est pas vous en tout cas qui égayerez ces murs. Vous êtes triste à mourir.
BORTEK — Un homme qui se tait parce qu'on le lui demande est un homme triste.
Elle rit.
BORTEK — Marie ?
MARIE-PIPI — Oui ?
BORTEK — Qu'avez-vous mis dans la soupe de votre mari, que je n'ai pas goûté ?
MARIE-PIPI — Quelques épices qui n'auraient pas été de votre goût.
BORTEK — Autre chose ?
MARIE-PIPI — Comment cela, autre chose ?
BORTEK — Cette fiole, entre vos seins ?
MARIE-PIPI — Il n'y a pas de fiole à cet endroit-là. Il n'y en a jamais eu.
BORTEK — Faites voir.
MARIE-PIPI — La belle excuse ! Il faut être plus adroit avec les femmes.
BORTEK — Je ne crois pas manquer d'adresse. Je vous aime bien.
MARIE-PIPI — Moi pas. Mangez votre fromage et allez dormir.
BORTEK — Je ne dormirai pas ce soir.
MARIE-PIPI — Vous ferez ce qu'il vous plaira.
BORTEK — Ce qui me plaît, non. Mais je le ferai tout de même.
MARIE-PIPI — Dormir ?
BORTEK — Dormir, oui, mais j'ai autre chose à faire avant que de dormir.
MARIE-PIPI — Faites-le, pourvu que ce soit digne.
BORTEK — Nous avons à parler tous deux, au sujet de cette fiole.
MARIE-PIPI — Mais de quoi parlez-vous ? Ah ! peut-être du remède que j'administre à mon mari à cause de son estomac qui le fait souffrir. Il pesterait s'il savait que je tente de le soigner à son insu. J'agis selon ma conscience, c'est tout.
BORTEK — Quelle folle vous faites !
MARIE-PIPI — Que dites-vous ?
BORTEK — Je dis que vous êtes folle, de vous livrer à ce jeu dangereux. Ces poisons se reniflent, ma bonne amie, et il vous en coûtera la tête un de ces jours.
MARIE-PIPI — Mais de quoi parlez-vous ?
BORTEK — Je parle des brûlures d'estomac de votre époux, et de la cause qui les augmente jour après jour, jusqu'à ce que la mort l'emporte au diable.
MARIE-PIPI — Quand bien même j'empoisonnerais la vie de mon mari, en quoi cela vous regarde-t-il ? Les femmes souvent empoisonnent la vie de leurs maris. Cela ne mérite pas une telle enquête. Je parle au figuré, bien entendu. La fiole est aussi une figure de l'esprit. C'est ce que vous voulez dire, n'est-ce pas ? Il n'y a point de femmes dans votre vie ? En avez-vous jamais connu ? Il semble que non. En tout cas pas de femmes dignes de ce nom. Des putains, peut-être, quoiqu'il faille avoir le sou pour ça. Ce qui n'est pas le cas.
BORTEK — Mon cas n'intéresse que moi.
MARIE-PIPI — Le mien semble vous intéresser, et je ne suis pas d'avis de vous voir continuer de vous y intéresser. Si vous avez fini de manger, sortez. Voulez-vous un peu de tabac ? Un peu de fumée vous aidera à vous endormir, et à chasser les mauvaises pensées qui peuplent votre esprit.
BORTEK — Si je vous disais...
MARIE-PIPI — Ne me dites plus rien.
BORTEK — Attendez de savoir ce que j'ai à dire !
MARIE-PIPI — Je ne veux pas le savoir.
BORTEK — Il ne vous baisera pas ce soir.
MARIE-PIPI — Vous non plus. Je penserai à autre chose.
BORTEK — J'y penserai moi aussi.
MARIE-PIPI — Ah ! Oui ?
BORTEK — Oui.
MARIE-PIPI — À quelle chose donc ?
BORTEK — Au mal qui ulcère l'estomac de votre mari.
MARIE-PIPI — Vous n'allez pas recommencer !
BORTEK — Je dis que je vais y penser, comme vous y penserez. Nous ne dormirons pas cette nuit. Il nous faudra supporter les ronflements de ce malade.
MARIE-PIPI — Peut-être savez-vous ce que vous voulez.
BORTEK — Plaît-il ?
MARIE-PIPI — Je dis que vous savez ce que vous voulez.
BORTEK — Je le sais.
MARIE-PIPI — Mais je doute qu'une femme vous donne du plaisir cette nuit.
BORTEK — Ce n'est pas ce que je demande.
MARIE-PIPI — C'est ce que vous dites.
BORTEK — Je n'en dis rien du tout.
MARIE-PIPI — Vous ne vous écoutez pas parler. Vous êtes obsédé par cette idée.
BORTEK — Obsédé, oui, mais pas par cette idée.
MARIE-PIPI — Et par quelle idée alors ?
BORTEK — La même qui vous obsède.
MARIE-PIPI — Rien ne m'obsède. Je vais rêver sans doute. Ni plus ni moins.
BORTEK — Nous rêverons de la même chose.
MARIE-PIPI — Et quelle est cette chose ?
BORTEK — Un grand trou dans l'estomac de votre mari.
MARIE-PIPI — Je l'aime trop.
BORTEK — Seulement...
MARIE-PIPI — Seulement ?
BORTEK — Il y a aussi des manifestations cutanées.
MARIE-PIPI — De quoi ?
BORTEK — Une peau qui devient noire comme le charbon, des yeux rouges comme braise, des pustules sur la langue, le nez qui saigne.
MARIE-PIPI — Mon Dieu, qu'est-ce que ceci !
BORTEK — Un cadavre d'homme empoisonné.
MARIE-PIPI — J'espère que sa mort sera douce.
BORTEK — Elle ne le sera pas. Il hurlera de douleur. Tout le voisinage tendra ses oreilles perverses. Il doutera peut-être lui-même. Il a forcément entendu parler de ces sortes de choses. Elles lui viendront à l'esprit. Il vous regardera avec horreur, et il comprendra peut-être. Il faudra lui fermer la bouche, pour qu'il ne crie pas ce que son cœur lui inspire. Mais cela ne servira à rien. La pourriture de son corps parlera à la place de sa bouche. Il y aura des témoins. On vous posera des questions. Vous n'y répondrez pas.
Silences.
MARIE-PIPI — Si vous êtes policier, vous perdez votre temps.
BORTEK — Je n'ai pas de temps à perdre, et je n'en perds pas.
MARIE-PIPI — C'est ce qui semble, oui. Tout ça parce que vous mourez d'envie d'entrer dans mon lit. Voilà tout l'objet de ces discours.
BORTEK — Puisque cette idée semble avoir votre faveur, achevez-le ce soir, et livrons-nous à la débauche. Je sais tout.
MARIE-PIPI — Vous ne savez rien.
BORTEK — Je vous dis que je sais tout.
MARIE-PIPI — Vous affabulez. Vous avez bien l'air de vous nourrir de fables.
BORTEK — Il y a cette fiole.
MARIE-PIPI — Quand bien même il y aurait une fiole, en quoi son contenu vous soucie-t-il ?
BORTEK — Je me soucie de vous.
MARIE-PIPI — Parce que vous m'aimez !
BORTEK — Oui.
MARIE-PIPI — Nous nous connaissons si peu. Ce ne serait pas convenable.
BORTEK — Sans cette fiole, ce ne serait effectivement pas convenable.
MARIE-PIPI — Vous êtes un maître-chanteur.
BORTEK — Votre voix n'est pas si mauvaise.
MARIE-PIPI — Je vais chercher mon mari. Vous vous expliquerez avec lui.
BORTEK — Vous le ferez ?
MARIE-PIPI — Je le ferai.
BORTEK — Et bien, faites.
MARIE-PIPI — Vous êtes un ignoble personnage.
BORTEK — Vous, une empoisonneuse, ce qui ne me déplaît pas.
MARIE-PIPI — C'est ainsi qu'on vous plaît.
BORTEK — Entre autres.
MARIE-PIPI — Vous êtes pervers.
BORTEK — Vous ne saurez plus jamais me mentir.
Silences.
MARIE-PIPI — Comment avez-vous su ?
BORTEK — La fenêtre, là. J'y vole la nourriture de votre chat.
MARIE-PIPI — Je n'ai plus de chat.
BORTEK — Je l'ai mangé.
MARIE-PIPI — Vous êtes un fou dégoûtant.
BORTEK — Je cherche à vous plaire.
MARIE-PIPI — Vous n'y réussissez pas.
BORTEK — J'œuvre dans ce sens.
MARIE-PIPI — J'aurais dû vous servir cette soupe. J'ai eu pitié de vous. Vous ne méritez pas qu'on s'intéresse à vous.
BORTEK — Je vous intéresse donc ?
MARIE-PIPI — Puisque vous savez tout. Et que voulez-vous de moi ?
BORTEK — Que veut un homme d'une femme ? Ce qu'elle a. Vous n'avez pas d'argent.
MARIE-PIPI — Pas ici.
BORTEK — Pourquoi pas ici ?
MARIE-PIPI — Pas à cette heure. Demain. Il sera sur le chantier.
BORTEK — Je serai là pour égayer vos après-midi. Il n'en saura rien.
MARIE-PIPI — Vous forcerez sur la dose.
BORTEK — Comptez sur moi.
MARIE-PIPI — Je parle du poison.
BORTEK — J'en parlais moi aussi.
MARIE-PIPI — Et pour le reste.
BORTEK — Ni plus ni moins.
MARIE-PIPI — Je vais payer cher mes imprudences.
BORTEK — Vous les paierez à leur prix, leur juste prix.
MARIE-PIPI — C'est ce que vous appelez l'amour. Je vous détromperai.
BORTEK — Je compte sur vous.
Marco entre.
MARCO-POLO — Vous êtes encore là, vous ? Et bien repu, à ce que je vois !
BORTEK — Je vous remercie infiniment pour vos bontés.
MARCO-POLO — Voilà qui conclut votre visite. Bonsoir, monsieur.
BORTEK — Bonsoir. Passez une bonne nuit.
Bortek sort.
MARCO-POLO — Il a dit cela sur un ton !
MARIE-PIPI — Quel ton ?
MARCO-POLO — De quelle nuit veut-il parler ?
MARIE-PIPI — De la nôtre, mon époux, de la nôtre.
MARCO-POLO — Nous n'aurons pas le même sommeil ce soir.
MARIE-PIPI — Ton estomac ?
MARCO-POLO — Qui veux-tu que ce soit d'autre ?
MARIE-PIPI — Il faudra songer à voir un médecin.
MARCO-POLO — Au diable les médecins. Ils m'assassineraient plutôt !
MARIE-PIPI — Pas s'ils peuvent quelque chose contre le mal qui t'indispose.
MARCO-POLO — Et puis avec quoi les paierais-je, ces foutus carabins ?
MARIE-PIPI — Sais-tu que ce pouilleux n'est autre qu'un étudiant en médecine ?
MARCO-POLO — Il te l'a dit ?
MARIE-PIPI — Il me l'a certifié.
MARCO-POLO — Ces gueux mentent comme ils respirent.
MARIE-PIPI — Il paraît avoir de l'éducation.
MARCO-POLO — A-t-il de la science au moins ? Il te l'a fait savoir ?
MARIE-PIPI — Je ne connais rien aux choses de la science, et pour cause, mais pour ce qui est de l'éducation, j'ai mon mot à dire là-dessus.
MARCO-POLO — À quoi me servirait son éducation s'il ne sait pas la science dont tu parles ?
MARIE-PIPI — Il prétend la connaître.
MARCO-POLO — Il l'étudie, c'est différent.
MARIE-PIPI — Au moins, sa consultation ne te coûtera pas un sou.
MARCO-POLO — Nous verrons demain. Je ne sais pas si je dormirai ce soir.
MARIE-PIPI — Fais-le venir ce soir. Demain, il aura peut-être filé sur d'autres routes.
MARCO-POLO — Tu t'inquiètes beaucoup pour ton petit mari.
MARIE-PIPI — Ce mal me fait peur.
MARCO-POLO — Il n'y a là rien de grave.
MARIE-PIPI — Sait-on ? Lui le saurait.
MARCO-POLO — Il ne saura rien du tout de mes petites misères, qui sont aussi les tiennes. Gardons-nous de les ébruiter. Ça ne regarde personne.
MARIE-PIPI — Il ne regardera pas pour jaser, mais pour guérir.
MARCO-POLO — Ah ! Remettons tout ça à demain. Je dois me lever tôt.
MARIE-PIPI — Il aura disparu.
MARCO-POLO — S'il s'est bien régalé ce soir, ma femme, il sera là demain. Nous en discuterons alors. Je détesterais ce soir qu'un homme me chatouille le ventre, et y pose son oreille pour écouter ce qu'il n'entendra peut-être pas. On dit que ces sortes de douleurs sont quelquefois cérébrales, et c'est peut-être le cas.
MARIE-PIPI — Je crois que je ne te convaincrai pas ce soir. Couchons-nous donc !
La porte s'ouvre. Bortek entre.
MARCO-POLO — Ma foi ! Il écoute aux portes.
BORTEK — Cela m'arrive, monsieur, cela m'arrive. Malgré moi. Mais toujours animé par les meilleures intentions qui soient.
MARCO-POLO — C'est donc que vous n'avez pas assez mangé ?
BORTEK — J'ai mangé ce qu'il faut, monsieur, pour vivre.
MARCO-POLO — Cela ne vous suffit-il pas que vous en redemandiez.
BORTEK — Mais je ne demande rien.
MARCO-POLO — Alors pourquoi vous réintroduire chez moi si c'est pour ne rien demander. Qu'avons-nous à faire d'un homme qui se tait ?
MARIE-PIPI — C'est un voyeur.
MARCO-POLO — Il ne manquait plus que ça.
BORTEK — Madame plaisante. J'ai déjà eu le plaisir de goûter à ses plaisanteries, lesquelles sont les plus fines du monde.
MARCO-POLO — Pendant que j'ai le dos tourné, vous en faites de belles, ma mie. Vous ai-je autorisée à plaisanter un autre homme que moi ?
MARIE-PIPI — Peuh ! Celui-ci n'est pas un homme.
BORTEK — Vous voilà si proche de la vérité, Madame. Vous brûlez.
MARCO-POLO — Cela ne t'autorise pas à plaisanter ma femme, pouilleux ! Qu'est-ce qui t'amène ?
BORTEK — Votre estomac, monsieur.
MARCO-POLO — Que vous disais-je ? Il écoute aux portes. Je ne veux pas confier mon estomac à un apprenti sorcier.
BORTEK — Je n'y toucherai pas. Je diagnostiquerai. Et vous penserez ce qu'il vous plaira de mon diagnostic. Je ne suis pas susceptible. Je fais mon devoir.
MARIE-PIPI — Laissez-vous faire, mon mari.
MARCO-POLO — Heu ! Que dois-je faire pour me laisser faire ?
BORTEK — Vous allonger sur le lit, sur le dos et vous relaxer.
MARIE-PIPI — Allons, mon mari, faites ce qu'il vous dit.
MARCO-POLO — C'est bien contre mon cœur.
MARIE-PIPI — Écoutez votre raison et laissez jaser votre cœur. Vous ne savez plus ce que vous dites ce soir. Couche-toi, mon mari, couche-toi.
BORTEK — Cela n'est pas douloureux. Il vous faut fermer les yeux.
MARCO-POLO — Certes non ! Je veux vous surveiller.
BORTEK — Rien n'est possible si vous gardez les yeux ouverts. Je ne réponds pas du résultat.
MARIE-PIPI — Ferme les yeux. Ce n'est pas si difficile. Je regarde pour toi. Tu me fais confiance ?
MARCO-POLO — Je ne sais.
MARIE-PIPI — Tu m'aimes si peu !
MARCO-POLO — Pourras-tu voir ce que je verrais, moi, si cela tournait mal ?
BORTEK — Monsieur se fait prier.
MARIE-PIPI — Il se soumettra. Ferme tes yeux, ou j'y pose les mains.
BORTEK — Vous feriez bien de les y poser. Il trichera.
MARCO-POLO — Quoi ! Vous m'insultez ? Mais qui est-ce qui m'a foutu ce sacré carabin ! Est-ce qu'on insulte un malade, et chez lui qui plus est !
MARIE-PIPI — Cesse de babiller. Est-ce ce qu'il faut ?
Mains sur les yeux de Marco.
Bortek lui arrache un baiser.
Elle recule. Marco se redresse.
MARCO-POLO — Bon sang ! Que se passe-t-il ?
BORTEK — Il se passe, monsieur, que l'horreur m'a fait tressaillir.
MARIE-PIPI — Il m'appelle une horreur maintenant !
MARCO-POLO — Mais quelle horreur, bon dieu !
BORTEK — Tâtez vous-même, là, cette grosseur.
MARCO-POLO — N'est-ce point un os ?
BORTEK — Certes non. Il n'y a jamais eu d'os à cet endroit.
MARCO-POLO — Mais j'ai toujours eu un os, moi, à cet endroit.
BORTEK — Alors c'est que vous avez toujours été malade.
MARCO-POLO — Je souffre depuis peu.
BORTEK — Vous avez incubé longtemps.
MARIE-PIPI — Êtes-vous sûr de ce que vous avancez ?
BORTEK — Aussi sûr que je vous vois quand je vous regarde.
MARCO-POLO — Est-ce si grave ?
BORTEK — Ce l'est.
MARCO-POLO — Je suis perdu !
BORTEK — Pas si l'on vous soigne.
MARCO-POLO — Et qui me soignerait, que je ne paierai point puisque je ne le peux.
BORTEK — Je le pourrais, certes, mais je ne vis pas d'amour et d'eau fraîche.
MARCO-POLO — Pour l'amour, je ne vous promets rien. Je saurais bien mettre un peu de pain dans l'eau dont vous parlez.
BORTEK — Du pain seulement ?
MARCO-POLO — Quelques légumes sans doute. Oh ! pas tous les jours.
BORTEK — Il faut que cela soit écrit.
MARCO-POLO — Vous ne me croyez pas sur parole !
BORTEK — Je vous crois, monsieur, en ce moment. Mais si le mal empire, vous serez en proie au délire et susceptible d'oublier votre parole, ce que personne ne vous reprochera.
MARCO-POLO — Comment le mal pourrait-il empirer si je vous paye pour qu'il n'empire pas ?
BORTEK — C'est que je n'ai rien garanti, monsieur.
MARCO-POLO — Peut-être de la viande, le lundi. On en trouve pour pas cher ce jour-là. N'est-ce pas, ma mie ?
BORTEK — Va pour la viande. Elle consolidera mon diagnostic et atténuera les symptômes.
MARCO-POLO — J'en prendrais bien un morceau, il est vrai.
BORTEK — Vous ne prendrez rien du tout sur ma part du gâteau ! Je parlais des symptômes de ma faiblesse physiologique.
MARCO-POLO — Vous êtes donc malade. Vois à quoi j'en suis réduit, ma mie ! Me laisser soigner par un plus malade que moi.
BORTEK — C'est que mon cas n'est pas désespéré.
MARCO-POLO — Le mien peut-il vous intéresser s'il est sans espoir ? Je pense que vous voulez voir un homme se mourir. Les étudiants raffolent de ça. Ils prennent des notes pendant qu'on se débat et que la mort se nourrit de ce qui reste. Je vois où vous voulez en venir, monsieur. Je ne marche pas dans votre combine. Vous n'aurez pas le spectacle de ma mort.
BORTEK — Ah non, monsieur ! Ce spectacle, je me l'offre en prime, si je ne réussis pas à vous guérir.
MARCO-POLO — Vous seriez mieux payé si je mourais plutôt que si je vivais. Cela est immoral et va contre les affaires ordinaires de ce monde. Je ne peux pas conclure un tel marché. Allez vous faire voir ailleurs !
BORTEK — Il ne vous en coûtera rien si vous périssez. Remarquez bien que ce n'est pas moi, la cause de votre mort, mais vous-même.
MARIE-PIPI — Il est vrai, mon chéri, que le salaire qu'il réclame est peu payer si vous devez vivre. Et puis si vous périssez, que vous importe de vous donner en spectacle ?
BORTEK — Il faudra cependant signer ce papier-là.
MARCO-POLO — Un papier ? Qué papier ? Où avez-vous donc trouvé le temps de le rédiger ?
BORTEK — Là, dehors. Vous me reprochiez ma paresse. J'ai fait en sorte que le travail me soit mérité, voilà tout.
MARCO-POLO — Il y a de l'immoralité dans l'exercice de ce métier-là. Où dois-je signer ?
BORTEK — À l'endroit habituel. Le plus bas possible dans la page.
MARCO-POLO — Mes yeux se sont troublés. Veux-tu lire pour moi, ma chérie ?
Elle lit pour elle-même.
MARCO-POLO — Je n'entends rien. Suis-je donc devenu sourd par-dessus le marché ?
MARIE-PIPI — Tu n'entends rien parce qu'il n'y a rien à entendre.
MARCO-POLO — Qu'y a-t-il d'écrit là-dessus ?
MARIE-PIPI — Rien que de très ordinaire. En fait, je n'y comprends pas grand-chose.
MARCO-POLO — Fais voir, que je me rende compte par moi-même.
BORTEK — La langue y est certes quelque peu obscure, mais la légalité n'autorise pas ni d'autres mots, ni d'autre syntaxe.
MARCO-POLO — Et comment saurais-je si je ne signe pas un pacte avec le diable ?
BORTEK — Vous le saurez, monsieur. Ou plutôt, vous le saurez bien assez tôt. Ceci dit, pour le service que je vous rends, à si bon marché, vous ne faites pas grand cas de mon sens de l'honneur. J'ai quelques valeurs à soutenir, monsieur, malgré des apparences qui ne vous autorisent pas à me cracher dessus sans vous soucier de savoir si je me nourris de vos crachats.
MARCO-POLO — Ne prenez pas la mouche, monsieur l'étudiant !
BORTEK — N'est-ce point qu'il délire déjà ?
MARIE-PIPI — On voit bien qu'il délire, et qu'il est perdu si vous n'intervenez pas.
MARCO-POLO — Moquez-vous, tous les deux ! Si je meurs, tu riras moins. Il n'est pas bon pour une femme de perdre son mari en ce bas monde. Et vous, le carabin, votre réputation ne s'affichera pas en compagnie de ma mort, n'est-ce pas ?
MARIE-PIPI — Au fait, monsieur l'étudiant, au fait !
BORTEK — La seconde étape de l'acte médical, conséquemment au diagnostic, est la confection d'une potion destinée, dans un premier temps, à arrêter le mal, qu'il ne s'accroisse plus ; dans un deuxième temps, à le réduire, qu'il décroisse ; dans un troisième, l'anéantir ; dans un quatrième, faire en sorte qu'il ne réapparaisse plus, c'est-à-dire supprimer les causes. Ce programme vous convient-il ?
MARCO-POLO — Il m'irait à merveille si j'étais sûr que cela figure dans le contrat.
BORTEK — Cela y figure d'une manière implicite.
MARCO-POLO — Les juges sont-ils informés de cet implicite-là ?
BORTEK — Ils le sont. Vous êtes rassuré ? Allez-vous donc signer ?
MARCO-POLO — Signe à ma place. Je n'ai plus de force.
BORTEK — C'est au malade de signer. Que vaut la parole d'une femme ?
MARCO-POLO — C'est de ma femme dont vous parlez. Elle vaut ce que je vaux.
BORTEK — Dans ce cas, elle ne vaut pas cher.
MARCO-POLO — Comment !
BORTEK — Je dis que je ferais mieux de me trouver une autre clientèle. Mais enfin ! Vous tergiversez, mâchonnez mon crayon, me faites des compliments de votre femme, de vous-même, et point sur moi-même ! Dois-je supporter ces inconvenances sans sourciller ? Après tout, vous êtes maçon, et moi médecin. La différence se note au premier coup d'œil. On est sûr de ne pas se tromper. Le médecin, c'est moi. Le malade est un maçon.
MARCO-POLO — Je ne vous paierai pas de compliments, si c'est ce que vous voulez dire !
BORTEK — Il est vrai que cette exigence ne figure pas dans le contrat, même de manière implicite. Mais c'est une addition nécessaire entre nous, dont je ne saurais me passer. Un condiment sans quoi le goût des choses de la vie me serait amer.
MARCO-POLO — Soit, monsieur le médecin. Vous aurez vos compliments. Je les ravalerai si je dois, malgré tout ce que vous aurez fait, vous offrir le spectacle de ma mort qui vous fournira matière à thèse. Je me demande si je ne ferais pas mieux de mourir à l'instant.
MARIE-PIPI — Mon mari, tu dis de sottes paroles.
BORTEK — C'est qu'il délire. Il approche de la mort. Il la sent venir. Et il parle d'elle comme si elle l'avait déjà vaincu. Nous guérirons cela.
MARIE-PIPI — Si je puis vous aider...
BORTEK — Certes, madame. Vous ferez la vaisselle.
MARIE-PIPI — La vaisselle, monsieur ?
BORTEK — Il y aura des fioles à nettoyer, des bassinets à récurer, des seringues à faire bouillir. Le contrat ne prévoit pas que je me charge de cela.
MARCO-POLO — Quel programme !
MARIE-PIPI — Autrement dit, je dois rester femme, toujours femme.
MARCO-POLO — Et que voudrais-tu être d'autre ? Il est bien choisi le moment de se révolter !
MARIE-PIPI — Je ne me révolte pas. Je ferai ce qu'on me dira. Je suis à vos ordres, monsieur.
Rideau
Troisième tableau
Scène première
Fausto
Sur la muraille, la nuit. Une sentinelle : Fausto.
FAUSTO
I
Mes poumons ! Je les hais, de rire
Pleins des froids brouillards automnaux
Par quoi détale le satyre.
Et seul j'arpente des créneaux
De pierres chaînées, tours très hautes
Dans mon crâne, fou par les fautes
Enfants, et par le repentir
Qui reparaît, fou d'en découdre
Avec le mal fané, la foudre
S'enracinant dans un soupir.
II
Au paratonnerre éclabousse
De feux vibrants, poitrine d'or !
Et cependant le cri s'émousse,
Éclat trembleur qui rompt le corps.
Le soleil en son anse couche
Proche qu'est la nuit, et la louche
Flamme qui s'éteint veille au soir,
À peine vue ! toute la force
Ancrée aux monts, creusant le torse
Rêveur qui verse dans le noir.
III
Gardien, je dors, ayant bu, l'âme
Rompue, membres brisés, gardien.
Et je couche auprès d'une femme
Interdite, et si douce. O bien
Des fois la femme se déchaîne,
Brise le vin, répand ma peine
Sur les dalles, d'un coup s'en va
Comme un jeu de l'esprit s'épanche.
Folle vision ! Gardien, la hanche
Sûre, le sein haut, ventre las.
IV
Flatte le ventre de ma cruche
O ma main, plutôt que d'armer
Le sommeil inquiet de la ruche.
Ma main, tu as le droit d'aimer
Le vin, les femmes et l'espace
Crevé, et la lune à la place
Du soleil. Bas salaire, o nuit !
Le vin a la couleur des pierres
Que j'entoure, mortier et lierres
S'étreignant comme ciel de lit.
V
Et je bois le vin que je paye,
Monologue morose, épars
Avec le peu de mots que veille
Ma conscience, comme les fards
De ta peau, traits, couleurs et taches,
Maigre trésor, trésor ! Tu caches
Le reste, et quel reste o amour !
Cœur sentinelle et la plus belle
Récompense me vient d'elle,
Charmeuse au sommet de mes tours.
VI
Je me penche, profonde terre,
Dans les profondeurs de la nuit.
Mes mains s'accrochent à la pierre
Et je ne vois pas, sombre puits
À mes pieds, loin de moi la source.
Sûr du contenu de ma bourse,
Je m'étire et m'aveugle, col
Tendu. Je mesure le vide
Réel dont je suis tant avide,
Moins toutefois que d'alcohol.
VII
Car toi, Alcool, Dieu d'étranges
Phénomènes dont je suis fou,
Quitte ou double reflet, toi l'ange
Ou le démon, dieu à tout coup,
Je te bois sans laisser de trace.
Ni vu, ni connu, pas de place
Pour le châtiment. Fou de Dieu
Que je suis, idole pansue !
Ce qui est bu est bu, foutue
Existence, amer repos, feu !
Il fait feu de son arme. Il s'affole.
VIII
J'ai tué un hibou ! l'alarme
J'ai donnée ! Je serais châtié !
Mais non. J'ai rêvé. C'est le charme
D'un incube ce soir. Allé
A la rencontre pour descendre
Aux enfers une fois, des cendres
Plein la bouche, et non pas le vin
Que je croyais boire sans peine.
J'ai tenu sa main dans la mienne.
Chaude, elle annonce le matin.
Entre Marie-Pipi la sorcière, belle et laide.
Scène II
Fausto, Marie-Pipi
MARIE-PIPI
IX
Suis-moi, soldat, ne te retourne
Pas. Suis mes pas, soldat, pareil
À mon ombre, viens qu'il t'enfourne.
Laisse les tours à leur sommeil
Et leur sommeil à leurs prières.
Je t'amène vers d'autres terres.
Les arbres poussent de travers
Quand le vent le veut, o démence !
Et si la mer se recommence,
Les fleuves coulent à l'envers.
FAUSTO
X
Je te tiens bien, o stryge, o anse,
Idole de terre et d'émail !
Autel sans tête ! Allègre panse !
Bouche brûlante ! Ardent sérail !
Je vole ! et le ciel se déroule
Comme une histoire, avec la foule
Des héros et des traîtres, pieds
Fourchus et poitrines sanglantes !
MARIE-PIPI
Encore un peu, soldat ! Attente
À ce jour qui vient t'éclairer.
Elle sort.
Scène III
Fausto
FAUSTO
XI
Malheur ! Malheur à toi, sorcière !
Je ne suis pas soldat pour rien.
Je connais les armes, arrière !
Arrière ! t'ai-je dit, ou bien
Je tire !
Il s'arrête, surpris.
Tirer ? Quelle bourde
Encore ! à cause d'une gourde
Que j'ai de la peine à vider.
Calme. Ferme les yeux, et pense
Au soleil. Et la lune avance
Son visage pour te baiser.
XII
Geins, ma douloureuse poitrine !
Emplis la nuit de ta douleur
Et de mon mal. Qu'elle patine
Jusqu'à la mort mon sang rêveur.
Ici bas, je rêve d'usure
Par dérision. Morose allure,
Manque de génie à coup sûr,
En quoi je suis la sentinelle
Et non le trésor, éternelle
Patrouille dans un sang impur.
XIII
Pleure, incolore poumon, pleure
En moi, et si l'air est glacial,
Bois. Mon vin est toujours à l'heure
Du feu en soi, o infernal
Vertige de l'oubli, je tombe !
Pour rompre le verre, une tombe
Qui vole en éclats aux beffrois
Se mêle, en silence m'isole
Jusqu'au matin, et pierre immole
La chair impie sur une croix.
XIV
Je m'évanouis, o ténèbres !
La bouche sur la terre, en sang,
Ayant rompu quelle vertèbre
À quoi tient la vie. Et je sens
Qu'on m'absorbe, goutte après goutte.
Fluidifié, je m'arqueboute,
Mais l'os est brisé à jamais.
Telle est la vie : morose usure
Ou irréparable brisure.
Et je n'ai pas le vin mauvais.
XV
Demain, en ciselant la stèle,
Le sonore burin dira
Ma vie, bref, peut-être rappelle
Un penchant, soif de l'au-delà !
Et une femme pleure à l'angle
De la pierre, dernier rectangle,
Excepté que ce sont des fleurs
Qui l'occupent, baume et figure
Mais à ses larmes. L'augure
Tel, qu'un ventre ouvert craint ses pleurs.
XVI
C'était hier, devineresse,
Au laboratoire du sort
Dont tu es la louche maîtresse,
Interrogeant un oiseau mort
Sur l'autel où croît ma semence.
L'oracle disait que la chance
Avait tourné comme le vent
Du côté de la mort violente.
Quarante pieds de chute lente,
Et le bec écrivait le temps.
On entend une plainte.
XVII
Ce n'est pas toi, pythie, qui pleure.
C'est la mère de mon enfant
Qui crie vengeance !
Entre Mirna.
Scène IV
Fausto, Mirna
MIRNA
O je m'écœure
D'avoir épousé par le chant
Vibreur du temple un tel ivrogne !
Crédule errant ! mais quelle trogne
Cet aveugle poursuivait-il ?
Qui donc, entre tes cuisses, stryge
Fatale, o stérile ! se fige
Comme le sang d'un mort, persil !
XVIII
Je t'ai nommé, yémon crotale !
Par les baumes de tes sabbats
Mille fois je fus la vestale
Jalouse à tes côtés, là-bas,
Les seins nus et la vulve rase,
Lorgnant ton infertile extase
Sur les autels blasphémateurs
Et les matrices déchirées
Par les écailles acérées,
Nous avons ri de tes ardeurs !
XIX
L'enfant que la nuit me pardonne
Pour le prix d'un époux, l'enfant
Homoncule, je te le donne !
Yémon, exsangue maintenant.
Et je bois cette coupe amère
D'un trait, inconsolable mère,
Veuve désespérée, o Moi
Que ta noire couronne châtre
Toutes les nuits, onguent et âtre !
Elle sort.
Scène V
Fausto
FAUSTO
Ma cruche o ma cruche, tais-toi !
XX
Tais-toi, perfide tentatrice.
Du vide je n'ai point horreur
Certes, mais y puiser délice
Et mort, peut-être la faveur
Du ciel, cruche mon infidèle
Épouse ! ne crois pas, ma belle,
Ma toute belle incube, o nuit !
Ne crois pas que je rêve, en butte
À l'ennui, d'une ultime chute
Me rompant le cou et l'esprit.
XXI
Ah ! ciel étoilé, nuit paisible !
Je respire, à peine éveillé
De ce cauchemar impossible,
L'air acide de la cité.
Et la lune porte des ombres
Dans la muraille épaisse, sombres
Monstres, étranges contresens
De la mémoire que j'éclaire
D'ivres feux, riant de l'impaire
Extase du vin dans mes sens.
XXII
Nuit, et l'aurore qui traîne.
La lune qui s'arrête encor,
Saoule de cratères, m'enchaîne
Au chemin, infernal décor
De mon gagne-pain en ce monde.
Et pâle j'arpente la ronde,
Invisible dans les hauteurs
Tant que rien ne se signale
De faux ni d'étrange, ivre phalle
Pour gagner, nuit, tes faveurs.
Entre Bortek, majestueux, vêtu comme un commerçant.
Fausto pointe son arme.
Scène VI
Fausto, Bortek
BORTEK
XXIII
Hé ! je ne suis ni capitaine
Ni brigand, simple visiteur.
Range ton arme pour la peine.
Ou rassure-toi si tu as peur.
Acceptes-tu que je m'abreuve
À mon tour au sein de la veuve ?
Il boit à la cruche.
FAUSTO
Je n'ai ni peur ni peine, intrus !
Que viens-tu chercher, à cette heure,
Hors mon vin ?
BORTEK
Il faut que je pleure
Ou que je boive tous les rus
XIV
Du soleil, tous les fleuves denses
De l'enfer, folles danses, seul
Et dégrisé par les silences
De la pierre comme un linceul
Sur mes paroles d'homme, mortes
De n'avoir pas le sens, aux portes
Que tu veilles, secouant les
Gonds qui ne cèdent pas, et l'âme
Putréfiée jugeant une lame
Qui ne tuera pas, je le sais.
Il sort. De loin :
XV
Dis-moi, veilleur ? Ce soir est-elle
Venue faire payer l'amour
Qu'elle me doit, ma toute belle ?
As-tu payé le prix ? car pour
L'impunité dont je t'assure
Il faut payer le prix. Rassure
Toi, je ne te demande pas
De doubler l'appréciable mise.
Mais pour le prix d'une chemise,
C'est peu payé, ne crois-tu pas ?
Scène VII
Fausto
FAUSTO
XXVI
Démon ! Tu as vidé ma cruche,
Pillé ma bourse, o Satan !
Et vers son enfer il trébuche,
Et me voici plus seul qu'Onan
À ne caresser que le rêve
Nu qui par sa faute s'achève
En queue de poisson - c'est l'iktis
Qu'on a crayonné sur ma porte
Hier, je crois, comme la morte
Était veillée, muet pubis.
Entrent les prêcheurs.
Scène VIII
Fausto, prêcheurs
PRÊCHEURS
XXVII
O la douleur t'égare-t-elle
À ce point, mon frère, que tu
Oublies jusques à l'éternelle
Raison, et par quelle vertu
La nuit peut-elle tant de charme ?
FAUSTO
Écartez-vous, prêcheurs de larmes !
Allez plutôt sonder les murs
Pour voir si j'y suis. Que vos crosses
Battent la mesure à mes noces.
J'épouse l'air, faute d'azur.
Il se jette dans le vide.
XXVIII
Azurs... o goutte de rosée !
L'amour, est-ce un goût de nectar
Où j'ai butiné la pensée
Ce matin, vivace, à l'instar
D'une abeille ? et l'épousée rit
Ayant ouvert la jalousie.
Une reine éclot sur ta peau
D'une autre faim, et matinale
Sort, ma compagne bucéphale,
Ma vie, tandis qu'on ferme un beau
XXIX
Tombeau, angle de pierre allée
À la rencontre d'une sœur
Arrachée par la mort ailée
Sur son balai, l'ivre liqueur
Sublimant dans son jeune ventre
Aux fiançailles avec le chantre
Exilé par les goupillons.
Et j'ai pétri le peu de terre
Qui te couvre, en un cimetière
Mais un jardin de roupillons.
XXX
Puis le soleil déjà décline,
En gargouille immonde se fond,
Vivant la pierre, et la patine
Au vol éternel d'un pigeon
Qui se nourrit de ta grimace.
Ce sont des morts qui te font face.
À l'entour le sang est une encre.
Tu n'es pas seule et je maudis
Ces signes plus où tu pourris,
Ces pages blanches où je m'ancre.
XXXI
Las, je me tais, et même un chancre
Que je destine au paradis,
Pitre céleste, incube cancre,
Puisant des stigmates ravis
Aux vaines ruines festivales,
Assoiffé des saveurs rectales
De ma fille, j'écris toujours
Borgne, une fois fermée la grille
Et, à travers l'ivre lentille,
Je lorgne les nuits et les jours.
XXXII
Il faut alors que je blasonne,
Sinon je rêve, et je m'en vais
Au diable, après midi le faune
Ayant bu ou non les mauvais
Vins de ton infernale algèbre,
L'herbe, le sang et les ténèbres
Dans le chaudron, le feu igné
Entre quatre pierres sacrées
Et le cul des vierges damnées.
Je tiens la pierre et je suis né !
Il s'immobilise dans sa flaque ce sang.
PRÊCHEURS
XXXIII
Quoiqu'il ne mente, à dire vrai
Que peu, s'il grave l'épitaphe
D'une morte et cornu se plaît
À mordre un bouchon de carafe,
Le miroir savant s'est brisé
En mille morsures figé,
Et le grimoire ensorcelé
À l'heure où le hibou s'esclaffe
Avec son compagnon, o gaffe !
Page après page dispersé.
XXXIV
Et au ciel de vagues signaux
Dans des chevelures de lune
Multipliant le chiffre faux
Par les griffes des infortunes.
Et des cloaques triomphaux
Célèbrent ses chants saturnaux
Et l'obscurité de ses runes
Qui ne signifie rien, suppôts
Analphabètes. Des aulx
Secoués n'en chassent aucune.
Fausto relève une tête d'angoisse.
FAUSTO
XXXV
Prêcheurs, allez vous faire foutre !
Je me meurs, ils font des sermons !
Voilà l'épitaphe d'une outre
Pleine de vin, o moribond
Que je suis ! Quels mots me destines
Tu, toi, excepté les mâtines ?
Car ce que j'ai tant attendu,
Tant arrosé - Dieu me pardonne -
Commence de paraître. On sonne
La relève. Voici mon dû.
Entre Touma Folle, mi-sergent, mi-évêque.
Scène IX
Fausto, prêcheurs, Touma Folle
TOUMA-FOLLE
XXXVI
Pauvre diable ! Sombre démence !
Enfin... Qu'on emporte son corps
Et le soumette à la science
De nos médecins. Pire encor
Que le spectacle de la guerre !
Disloqué ! Ah ! quelle misère !
Maudits soient leurs charnels sabbats !
Le soleil est rieur, exemple
De la vanité de nos temples.
Heureux celui qui célibat.
Entre Marie Pipi qui retient les brancardiers.
Fausto, prêcheurs, Touma Folle, Marie-Pipi, le bourreau
MARIE-PIPI
XXXVII
Le jour sera long, sentinelle.
Tu respires à pleins poumons,
Haut, sur la muraille éternelle
Qui m'entoure, la lumière, on
Le devine, que je dispense
À ta raison. Et elle avance,
Heure après heure, au blanc cadran
De la cité, noir ce soir, brave
Vigie, et plus noire l'entrave,
Comme une bête, ton élan.
XXXVIII
Suis-moi. Pour un maigre salaire,
Je te promets le paradis,
Ou l'enfer, comme tu veux !
Serre-moi, comme le fruit interdit
Arraché à l'ennui qui nargue
Ton esprit taciturne, et largue
Cette armure stérile au feu.
Exhausse-toi, o certitude
Inouïe qu'à pareille altitude
Le prix importe peu, si peu.
TOUMA-FOLLE
XXXIX
Oui, je la reconnais, c'est elle !
À croire qu'elle ne dort pas !
C'est l'égérie des sentinelles.
Il faut dire que ses appâts
Ont du corps ! C'est l'œuvre du diable
En personne !
MARIE-PIPI
Au diable ton diable
Et son œuvre !
TOUMA-FOLLE
D I E U !
MARIE-PIPI
Et ta sœur !
Je ne suis l'œuvre de personne.
TOUMA-FOLLE
Faites-la taire ! Elle raisonne
Trop bien pour notre pauvre cœur !
CHŒUR
(prêcheurs et brancardiers)
XL
Au bûcher ! l'ardente maîtresse,
Qu'elle danse sur les fagots
Comme elle danse dans mon stress !
Aux flammes ! que les viragos
Hagardes voient comme elle grille
Bien la plus belle de leur fille,
Le plus parfumé des sarments
Maudits ! et ses cendres au fleuve
Purificateur, qu'il s'abreuve
De la justice de son temps !
On installe un bûcher. Ballet. le coeur s'augmente des ouvriers.
Dans le bûcher.
TOUMA-FOLLE
XLI
À ton cou, démon, que je noue
Ce lacet, si le repentir
Est dans ton cœur.
MARIE-PIPI
Non, je ne loue
Que les grâces du feu.
TOUMA-FOLLE
Périr
Sans Dieu, si tu as une âme,
Tu es damnée.
MARIE-PIPI
Et quelle femme
Je suis !
TOUMA-FOLLE
Corps ! tu es l'ivre feu
Que le feu absorbe.
MARIE-PIPI
Soumise
À l'absence de chemise,
Que pourrais-je contre le feu ?
Touma folle extrait son sexe long et droit.
TOUMA-FOLLE
XLII
À ton cou, Femme, que je lie
Ce phallus, avant que le feu
Ne t'immole.
MARIE-PIPI
Oui, je le veux, lie
Entre mes cuisses l'ivre nœud
Des flammes et de la fumée.
Touma Folle éjacule.
Crépitations intenses.
TOUMA-FOLLE
Telle est ma semence, damnée,
Corps de ton corps !
MARIE-PIPI
Et toi, bourreau,
Me veux-tu ?
BOURREAU
Non, mais par la croupe
Maudire ce serviteur.
MARIE-PIPI
Coupe
Les lui plutôt !
FAUSTO
De mon tombeau,
XLIII
Trop loin pour te toucher, ma femme,
Je ris.
MARIE-PIPI
Ainsi font, font les morts
À la mort de leur mort.
TOUMA-FOLLE
Infâme !
Que le feu détruise ton corps !
Le bourreau châtre l'évêque Touma.
BOURREAU
Maudit ! qu'il se nourrisse de tes couilles !
MARIE-PIPI
Oh ! feu ardent ! tu me chatouilles !
TOUMA-FOLLE
Et à la pointe de tes seins
Je nourris mon ardeur.
MARIE-PIPI
Mon ventre
Te porte.
CHŒUR
Et maintenant elle entre
En enfer !
BOURREAU
Gloire à tous les saints !
TOUMA-FOLLE
XLIV
Mon dieu, pardonne-moi, pardonne
À mon feu qui m'inspire, o près
Du point zéro je m'abandonne
À de si coupables apprêts !
Après quoi tu peux brûler vive
Sur l'autel des douze convives,
O toi l'enchanteresse, amour
Du péché, que la cendre amorce
Ton retour parmi nous, et force
La nuit à nous donner le jour.
MARIE-PIPI
XLV
À défaut d'une main pieuse
Toi l'eunuque par le tison,
Accepte une croupe rieuse
De la vie et de la raison !
TOUMA-FOLLE
Le feu encore lèche ta langue,
Taris ta voix déjà exsangue.
C'est le serpent qui parle en toi.
MARIE-PIPI
Et croît son venin, pauvre Élie,
La brûlante paralysie
Et la mort au bout de l'effroi.
XLVII
Inévitable raison, flèche
Au cœur de ma souillure, o corps !
Je te perds, et le mal me lèche
Avec tant d'esprit, que j'ai tort
De brûler tout ce que j'adore
De ma nudité, mon beau dore
Navrant plus noir que mon péché,
Mon beau vertige sur la terre
Immobile, et je dois me plaire
Encore une fois, feu igné !
XLVIII
Sa verge est couverte d'écailles
Qui me déchirent, je ne jouis
Pas de ses froides épousailles.
TOUMA-FOLLE
Alors pourquoi l'aimes-tu, dis ?
MARIE-PIPI
Et son visage est à la place
Du cul, sa langue dedans, glace
Intense, reflet de la mort
Comme le lait qu'il éjacule.
Et à mes pôles s'accumule
Et croît un monstre de mon corps.
TOUMA-FOLLE
XLIX
Mais pourquoi l'aimes-tu, sorcière ?
MARIE-PIPI
Et il me consume à présent,
Quand la laideur pourrait s'extraire
De ma beauté, comme un enfant
Naît, mais comme le mal s'innove,
Stérile par ce feu qui love
Ses anneaux mensongers autour
De mon écorce putrescible,
Ma vermine dans la terrible
Ascendance de son amour.
TOUMA-FOLLE
L
Regarde mon sexe d'évêque !
Tout mon sang s'y retrouve, près
De l'absorber, bibliothèque
Sacrée et inspirée, arrêt
Divin pour que la beauté dure -
Divin pour que la beauté dure,
Et le charme et non la luxure
Et les malins enfantements
Qui ne sont de ton ventre enfants
Mais du phallus de cette ordure !
MARIE-PIPI
LI
Je te donne mon corps, mon père,
Prends-le, avant que le bûcher
Ne s'y mêle, et exaspère
Tes sens vers l'oubli du péché.
Ou bien romps-moi une vertèbre,
Étouffe-moi, que la ténèbre
Effroyable me mente et moi
Me crispe avant la mort.
TOUMA-FOLLE
Sorcière
À jamais nue, stérile mère
Ton fils est eunuque et décroît !
MARIE-PIPI
LII
Non, ôte la main de ma bouche.
Je veux hurler avant la mort,
Mêler les draps de cette couche
À mon corps vibrant qui ne dort
Pas déjà, mais qui peut se perdre
Encore une fois, et descendre
Au plus bas de moi-même, avec
La flamme qui l'éclaire, lente
De morsure en morsure, aimante
Et veuve au fond de son œil sec.
BOURREAU
Agitant un lacet.
LIII
Père, faut-il que je l'étrangle ?
Ce quelle dit, c'est l'repentir
Ou c'est tout comme ?
TOUMA-FOLLE
O vain rectangle !
Amour déchu ! Impurs désirs !
Unique Dieu ! Triste ciboire !
Monde nu ! Chiasme dérisoire !
L'erreur est de se pendre à ton
Cou et de baiser ta bouche, âme
Finie par l'infini, et femme
Suspendue au mot qui répond
LIV
À ton attente, ivre d'attendre.
BOURREAU
Je l'étrangle ou j'l'étrangle pas ?
TOUMA-FOLLE
Tel est le feu, telle la cendre,
Ce que le bûcher signe au bas
De nos écrits, fluide poussière,
La divinité circulaire,
De suaves et aigres fruits
Et l'autel de la destinée
À la fin, la page sacrée
Que ton sein sucré a nourri.
LV
À ce sein dressé je m'abreuve
Sans le désir, mais pour l'amour
De l'amour et de la vie, neuve
Jouissance, à peine le jour
Et déjà la nuit dans la couche
Où irascible je m'abouche
Avec le ciel courroucé, mais
Las, n'espérant que d'aurorales
Patiences au soleil qu'exhale
Le temps, le temps que tu pourrais
LVI
Compter dans ton âme perverse,
Amour, si le feu n'y brûlait
Et si ton corps ne l'augmentait
De la cendre qui le disperse.
BOURREAU
Il fait trop chaud ! moi, je me tire.
Il sort.
Fausto, prêcheurs, Touma Folle, Marie-Pipi
TOUMA-FOLLE
Ainsi près de toi je peux lire
Dans tes yeux ce qui est écrit
Et ce qui s'effacera faute
De temps, excepté une côte
Arrachée à un pieux délit.
MARIE-PIPI
LXVII
Je ne t'écoute plus.
TOUMA-FOLLE
Moi-même
Je n'entends plus ce que je dis.
Le feu est si proche, je t'aime
Et je te brûle, écrits maudits
Que je n'ai pas chantés, plurielle
Voix, bouche que le verbe encièle
À ton sexe, comme ce feu
Symbolique qui nous encercle,
Nous le centre, et toi le spectacle
Que le vent tisonne avec eux.
MARIE-PIPI
LVIII
Je ne t'écoute plus. Je brûle.
TOUMA-FOLLE
Chair crispée ! Squelette hideux
Passé ! ainsi le feu t'annule
Et me purifie. Je le veux
Froid destructeur de ma folie,
Ma mort au-delà de la vie
Toujours reculée, o foyer
Où convergent mes passions, l'âme
Celée dans le cœur d'une femme
Brûlée vive sur un bûcher.
LIX
Hurlement de Marie Pipi.
Le feu a eu raison de l'ivre
Putain qui sommeillait en moi !
O le feu enfin me délivre
De ses rêves et de sa loi !
Et de ses douloureux stigmates
Il ne reste plus rien. Regarde !
Regarde ! Je ne brûle pas.
Le feu se fond à ma puissance.
Dieu est en moi, Dieu en instance
De justice et de faux sabbats.
Touma Folle disparaît dans le feu.
UN FRÈRE
LX
La voix de Dieu est un miracle
Dans le corps de l'homme, et la voix
De l'homme est un divin spectacle
Qui ne rime à rien, sinon bois
Et te grise à la cruche terrestre !
AUTRE FRÈRE
La voix de Dieu est ce qui reste
Après que le feu ait rompu
L'équilibre de la matière,
Mais la voix de l'homme est poussière
Comme la lie de son vin bu !
FAUSTO
LXI
Mes poumons, je vous hais, et pire
Je pourrais bien vous déchirer
Sur cette lame, et voix j'expire
Au lieu que la nuit va durer.
Ou bien ma cruche me délivre
Comme un poète dans son livre.
Et je bois plus que de raison
Jusqu'à ce que la nuit se crève
À la pointe du jour qui lève
Tous les soleils comme un tison.
LXII
Mais la nuit au paratonnerre
Accroche d'autres nuits, des sœurs
Au sein brûlé, toute la terre
S'éternisant dans les terreurs
Où le regard, hagard, excite
Ses visions, et je périclite
Ici-bas, le cœur usuré
Moins par l'alcool que par l'absence
D'amour, exceptée la présence
D'un incube sur son balai.
LXIII
Autour de moi dans l'air qui tremble,
Elle vole comme un oiseau,
Et dans son aile qui rassemble
D'autres témoins de la nuit, beau
Ballet, j'exaspère l'ivresse,
Ivre proie de la chasseresse
Dont le sexe s'est entrouvert
Comme une bouche, et dans sa langue,
Chanter mes tristesses exsangues,
Dans le noir, le rouge et le vert.
LXIV
Raison, inénarrable vie
Des mortels, et temps, inexact
Compte, par quoi l'homme s'ennuie
À mourir de vivre. Quel tact,
D'où les puissances créatrices
Renaissent, peut-être propices
À l'éternité sonore, air
Vicié, feu éteint, terre vaine,
Enfin l'eau trouble. O rassérène
Toi, maudit, ce chant est impair.
Entre le peuple.
CHŒUR
Dans la nuit le feu allumé
Ventre de bouc !
Avec les filles du village
Hibou la lune !
Et toute nue longtemps dansé
Ventre de bouc !
Autour du feu longtemps baisé
Hibou la lune !
Et le diable m'a prise au cul
Ventre de bouc !
Cent fois c'te nuit m'a enculée
Hibou la lune !
Longtemps après j'ai accouché
Ventre de bouc !
Par le cul donné un enfant
Hibou la lune !
L'enfant ai m'né dans la forêt
Ventre de bouc !
Abandonné l'enfant aux loups
Hibou la lune !
Mais les loups ne l'ont pas mangé
Ventre de bouc !
On ne mange pas le fils du diable
Hibou la lune !
Les bonnes sœurs l'ont recueilli
Ventre de bouc !
Et l'enfant a grandi chez Dieu
Hibou la lune !
L'enfant est devenu curé
Ventre de bouc !
Au village la messe a donné
Hibou la lune !
Après la messe joli curé
Ventre de bouc !
Viens baiser le cul de ta mère
Hibou la lune !
Après la messe joli curé
Viens baiser le cul de ta mère
Ventre de bouc !
Hibou la lune !
Rideau
Quatrième tableau
Ce même jour, sur la scène d'un théâtre.
Le bûcher à peine fumant.
Bortek s'approche et ramasse le crâne.
BORTEK — Quelle horreur !
Il regarde sa main souillée de cendre.
BORTEK — Il a fait son chemin.
Il jette le crâne dans les cendres.
Les policiers entrent.
POLICIER — Bortek ? Jean Bortek ?
BORTEK — Lui-même. Mais ne vous méprenez pas, monsieur l'agent. Je ne suis pas nécrophage. Pas même collectionneur.
POLICIER — Ce n'est pas ce qui m'amène. Ce bûcher n'est pas mon affaire. Ni ce que vous y cherchez. Y chercherez-vous autre chose que ce que tout le monde y trouve d'ordinaire ? J'ai d'autres chats à fouetter.
BORTEK — Alors bonne nuit, messieurs !
POLICIER — Pas si vite !
BORTEK — Et où irai-je ?
POLICIER — Il faut me suivre.
BORTEK — En quel honneur ?
POLICIER — Au nom de la loi. Ce document m'autorise. Regardez.
BORTEK — Je n'y vois pas une condamnation.
POLICIER — Pour ce qu'un policier n'a pas pouvoir de condamner. Je vous arrête.
BORTEK — Et vous plaît-il de me donner des raisons ?
POLICIER — Il ne me plaît pas, monsieur. J'exécute. Ne me forcez pas.
BORTEK — Certes non. Pourquoi vous forcerais-je à employer d'autre moyen que celui de la parole ? Car je vous crois.
POLICIER — Et bien, si vous me croyez, suivez-nous.
BORTEK — Un instant, messieurs.
Il fouille dans la cendre,
retire le crâne
et le fourre dans son gilet.
Le policier s'interpose.
POLICIER — Je vous interdis.
BORTEK — Au nom de la loi, je sais.
POLICIER — Cette créature ne sera pas inhumée. Ils jetteront ses cendres dans le fleuve dès demain.
BORTEK — Ceci n'est pas de la cendre.
POLICIER — Que cet os se mêle au limon du fleuve ! Personne ne l'enterrera.
BORTEK — Vous vous méprenez. C'est que, voyez-vous, je suis étudiant en médecine.
POLICIER — Ah ?
BORTEK — Regardez ! (il montre) C'est là que se loge le malin esprit. D'ordinaire, je dis bien d'ordinaire. Une excroissance du cerveau, un kyste qui commande au cerveau tout entier, et c'en est fait de votre salut.
POLICIER — Je n'ai pas le cerveau dérangé.
BORTEK — Si votre crâne comporte cette cavité congénitale, votre cerveau pourrait bien y conformer une partie de sa matière.
POLICIER — Je ne sais pas ces choses-là. Je sais ce qu'on me demande d'exécuter. Il faut nous suivre sans rien opposer à notre autorité, surtout pas de ces obscurités. On m'a dit de me méfier de vous. En fait, je ne dois écouter de vous que votre nom dit par votre propre bouche, ce qui est une manière d'obtempérer. Maintenant, ne dites plus rien, et suivez-nous.
BORTEK — Où allons-nous ?
POLICIER — Chez le juge Ramplon. Un bon juge, celui-là !
BORTEK — Croyez-vous qu'il existe de mauvais juges ?
POLICIER — Ce n'est pas à moi d'en juger. On a des affinités, c'est tout.
BORTEK — Et c'est beaucoup !
Chez le juge.
On amène deux cadavres.
Le juge les dévoile.
RAMPLON — Pouvez-vous les identifier de manière formelle ?
Bortek s'écroule.
RAMPLON — Mon Dieu ! Faites quelque chose !
Les policiers s'affairent autour de Bortek.
RAMPLON — Je me mordrais toujours les doigts dans de pareilles circonstances. Monsieur Bortek, faites un effort. Dois-je considérer que votre malaise identifie ces deux cadavres de manière formelle, je dis bien formelle ?
BORTEK — Dégoûtant personnage !
RAMPLON — Ne les reconnaissez-vous donc point, que vous les insultiez ?
BORTEK — C'est vous que j'insulte, monsieur le juge, de soumettre ma pauvre tête de misérable à un spectacle aussi hideux.
RAMPLON — Vous étiez moins sensible en contemplant le crâne calciné de Marie-Pipi.
POLICIER — Tu parles d'un étudiant en médecine ! Pour un peu, il disséquait mon propre crâne !
RAMPLON — Ce sont donc bien vos parents ?
BORTEK — Je ne sais pas. Je le redoute simplement. Je mourrais s'il s'agissait d'eux. Pourquoi les avoir exécutés de cette horrible manière ?
RAMPLON — Mais c'est qu'ils n'ont pas été exécutés, en tout cas pas sous notre autorité, laquelle est judiciaire et ne peut se passer, pour s'exercer, d'un procès en bonne et due forme. Vous connaissez la procédure.
BORTEK — Ils n'ont donc point été jugés ?
POLICIER — Point.
BORTEK — Mais ils ont été exécutés tout de même. C'est un assassinat !
RAMPLON — Telle est la définition du meurtre. Donner la mort sans y avoir été autorisé par les conclusions d'un procès.
BORTEK — Qu'en savez-vous, s'il n'y a pas eu procès ?
RAMPLON — Je suis bien placé pour le savoir. Il n'y a pas eu ce procès-là.
BORTEK — Il y en a donc eu un autre ?
RAMPLON — En ce cas, il ne saurait s'agir que de préméditation, laquelle est condamnable. Relevez-vous, ou bien aidez-le à se tenir debout, ou assis, tant il est difficile de converser avec un gisant !
BORTEK — Je n'étais pas loin d'agoniser, en effet.
RAMPLON — Voulez-vous signer cette déposition ? Nous l'avons rédigée pour vous.
BORTEK — Voyons.
Bortek lit.
RAMPLON — Inutile de lire. La langue en est quelque peu obscure, par endroits tout au moins. Vous ne comprendrez pas tout.
BORTEK — On dirait qu'il s'agit de l'œuvre du diable en personne.
RAMPLON — Que dites-vous !
BORTEK — Je dis ce qu'un pauvre homme dit quand on lui propose d'apposer sa signature au bas d'un écrit qu'il ne comprend pas entièrement. Ne s'agit-il pas d'une sorte de contrat entre vous et moi ?
RAMPLON — Comme vous y allez ! Nous nous entendons simplement sur les modalités d'une analyse, rien de plus. Signez, et laissez faire la justice.
BORTEK — S'agit-il bien de celle des hommes ?
RAMPLON — Là, il y a outrage !
BORTEK — Il n'y a pas outrage là où il y a de l'obscurité et de l'aval sans comprendre.
RAMPLON — On vous expliquera.
BORTEK — Ré-écrivez plutôt. Dites les choses telles que je puisse les entendre. Je ne risquerai pas mon âme dans un tel accord.
RAMPLON — Cela ne se peut.
BORTEK — Et pourquoi, monsieur ?
RAMPLON — Parce qu'auquel cas, c'est moi qui y relèverais des obscurités et ne pourrais pas signer.
BORTEK — Vous ne signerez pas ce qui est écrit dans le langage de tout le monde ?
RAMPLON — La loi n'autorise pas un tel langage.
BORTEK — Et vos raisons font force de loi.
RAMPLON — Comme vous dites.
BORTEK — Alors expliquez-moi. Je signerai.
RAMPLON — Je préfère cette attitude.
BORTEK — Je vous écoute.
RAMPLON — Il est dit, là, que les deux cadavres ici présents, vous les reconnaissez pour ceux de votre père et de votre mère, autrement dit vos géniteurs.
BORTEK — Je suis d'accord sur ce point-là.
RAMPLON — Il est dit, par ailleurs, que vous reconnaissez la suspicion de meurtre que la justice fait découler de certains indices, lesquels sont demeurés sous silence, l'enquête n'ayant pas encore abouti à ses conclusions.
BORTEK — Je suis d'accord sur ce point-là, même si je dois me passer de la connaissance des dits indices, et vous croire sur parole.
RAMPLON — Vous ne le croiriez pas, il y aurait outrage.
BORTEK — Qui plus est !
RAMPLON — Il est dit, enfin, que vous apparaissez comme le principal suspect dans cette affaire, et que vous reconnaissez le bien-fondé de cette accusation, laquelle ne constitue pas, du moins dans les formes habituelles, un jugement définitif.
BORTEK — Ça par exemple ! Vous me demandez de signer un arrêt de mort !
POLICIER — Cela se fait.
BORTEK — Mais vous êtes le diable en personne ! Il vous habite, c'est sûr.
POLICIER — Attention, monsieur le juge, il va examiner votre crâne.
RAMPLON — Mon crâne ?
POLICIER — Pour sûr ! Et sa thèse fait autorité dans la faculté.
RAMPLON — Nous nous passerons de la faculté. Nous n'exposerons pas les reliefs de notre crâne sur les tableaux de ces lubriques joueurs. Notre science à nous est exacte !
BORTEK — La mienne passe pour l'être.
RAMPLON — Signez, et taisez-vous !
BORTEK — Soit. Mais vous risquez d'y laisser la chemise. Vous me retenez en vos appartements, je suppose ?
RAMPLON — Je vous tiens à la disposition de ma curiosité et de mon entendement.
BORTEK — Qu'on m'apporte une brosse à dents !
On amène Bortek. De loin :
BORTEK — Vous vous êtes mis dans un sacré pétrin. Vous vous en mordrez les doigts.
Le juge secoue le policier.
RAMPLON — Voilà un aspect du personnage qui ne figurait pas dans votre rapport !
POLICIER — S'il y figurait, monsieur le juge, auriez-vous arrêté Bortek ?
RAMPLON — Pourquoi pas ?
POLICIER — Or, monsieur le juge, Bortek est coupable. Il doit donc être jugé et condamné. Et tant pis pour votre crâne, s'il consolide les thèses de ce médecin en herbe.
RAMPLON — C'est que son autorité est grande.
POLICIER — Je vous l'apprends, oui.
RAMPLON — La mienne n'est pas moins grande, mais, comprenez-vous, monsieur, depuis que le peuple se mêle de justice, les juges...
Le garde entre.
GARDE — Monsieur le juge ! On manifeste devant les portes du palais !
RAMPLON — Mais qui ose !
GARDE — C'est la faculté de médecine, monsieur. Ils exigent votre présence, afin que vous vous soumettiez à leur examen.
POLICIER — Ils ne vous laisseront pas juger Bortek si l'analyse de votre crâne ne vous est pas favorable.
RAMPLON — Les fumiers ! Ils trouveront bien quelque chose.
POLICIER — Ils trouvent toujours quelque chose.
RAMPLON — Je suis donc perdu !
POLICIER — Peu m'importe, moi. Rien ne s'est opposé à ce que je fasse mon devoir de policier. J'ai la conscience nette. Je vous laisse avec la vôtre.
Le policier sort.
RAMPLON — Ma conscience ! Ma conscience de petit juge !
GARDE — Monsieur, on vous réclame. C'est qu'ils vont tout casser !
RAMPLON — Mais que fait la police ! Que fait-elle quand la justice est en danger !
GREFFIER — Rien, monsieur le juge. Elle se marre.
GARDE — Monsieur le juge ! l'émeute prend de l'ampleur.
RAMPLON — Collez-vous une moustache, greffier ! et faites-vous passer pour moi.
GREFFIER — Pour qu'ils me dissèquent sur les marches du palais ! Monsieur le juge n'y pense pas !
RAMPLON — Si, j'y pense.
GREFFIER — Eh bien, n'y pensez plus ! Je changerais de métier plutôt que d'en crever !
RAMPLON — Je serai donc seul. Seul et vulnérable !
BORTEK — Seul ? Pas forcément.
Bortek est apparu.
Le Garde et le Greffier sortent.
RAMPLON — Bortek ! Que faites-vous là ? Au secours !
BORTEK — Ne criez donc point si fort, monsieur le juge. Je suis là pour vous aider.
RAMPLON — Allez-vous donc apporter une antithèse à ce qui me semble être l'œuvre d'un charlatan ?
BORTEK — D'un charlatan, monsieur le juge ? Le diable ne colporte rien que de très véridique.
RAMPLON — Le diable !
BORTEK — En personne.
RAMPLON — Vous n'êtes donc point Bortek ?
BORTEK — L'un et l'autre. Ou l'un ou l'autre, si vous préférez. Que préférez-vous, monsieur le juge ? Parlez. On dirait que vous suffoquez.
RAMPLON — Bortek, on vous jugera comme parricide, ce qui mérite la corde, et comme sorcier, ce qui conduit au bûcher.
BORTEK — Je ne brûle pas. Je suis le feu.
RAMPLON — Vous ne me faites pas peur.
BORTEK — Vous voulez donc affronter cette cohue ?
RAMPLON — Je ferai mon devoir.
BORTEK — Et bien, faites-le. Ils vous mettront en charpie.
RAMPLON — Un autre vous jugera.
BORTEK — Ils le dépèceront.
RAMPLON — Vous ne gagnerez pas, Bortek. Et je n'ai pas besoin de vous.
BORTEK — Vous aurez besoin d'aide.
RAMPLON — Pas de la vôtre !
BORTEK — Allez vous faire déchiqueter par cette foule d'intellectuels en délire.
RAMPLON — J'aviserai de ma conduite le moment venu.
BORTEK — Ils seront là sous peu. La porte du palais ne résistera pas à leur assaut.
RAMPLON — Mais que fait la police ?
BORTEK — Elle enquête.
RAMPLON — Elle enquête sur quoi ?
BORTEK — Sur les conformités de votre crâne, je crois.
RAMPLON — Elle a bien du temps à perdre. Mon crâne est un crâne d'homme. Il n'y a pas de place pour le diable, là-dedans.
BORTEK — Pas de place, monsieur, sauf si vous signez.
RAMPLON — Si je...
BORTEK — Si vous signez ceci.
RAMPLON — Horreur ! Je signerai votre arrêt de mort ! Voilà ce que je signerai !
Il ouvre la porte.
RAMPLON — Garde ! Garde ! À l'aide !
Un garde en haillons s'amène.
GARDE — Monsieur le juge ! La porte est salement secouée !
RAMPLON — Cessez de trembler. Vous paye-t-on pour trembler ? Remettez ce malfrat dans sa cellule.
GARDE — Ce n'est pas un malfrat, monsieur le juge.
RAMPLON — Comment osez-vous !
GARDE — Il est inculpé. Rien ne vous autorise à porter un jugement.
RAMPLON — Faites votre devoir de garde, au lieu de vous mêler de justice.
GARDE — La justice est un droit, monsieur le juge, et je ne permets à personne de le bafouer.
RAMPLON — Bien, monsieur le garde. Je retire tout ce que j'ai dit. Comprenez que ma tête est prête à exploser. Reconduisez monsieur dans sa cellule.
GARDE — Non, monsieur.
RAMPLON — Comment cela, non ? Mais qui est-ce qui m'a foutu de pareils employés ! Je vous dis, monsieur le garde, très solennellement, de reconduire cet inculpé dans sa cellule d'inculpé et de l'y enfermer à double tour.
GARDE — Je ne le peux pas, monsieur.
RAMPLON — Il ne le peut pas ! Et pourquoi ?
GARDE — Parce qu'il y est déjà, monsieur.
RAMPLON — Il y est déjà ?
GARDE — Ce monsieur est enfermé dans sa cellule.
RAMPLON — Et cela ne vous étonne pas de le trouver ici !
GARDE — Avec monsieur Bortek, il faut s'attendre à ces sortes de choses.
RAMPLON — Vous le connaissez si bien ?
GARDE — Un peu.
RAMPLON — Vous avez donc commerce avec le diable.
GARDE — Non, monsieur.
RAMPLON — Vous serez brûlé pour ça !
GARDE — Monsieur est mon médecin de famille, c'est tout.
RAMPLON — Ah ? Monsieur étudie sur le tas. N'avez-vous pas honte d'offrir ainsi votre famille en cobaye à ce charlatan ?
GARDE — Je ne répondrai pas, monsieur, et je vous demande la permission de regagner mon poste. L'air y est plus respirable.
RAMPLON — Monsieur le garde, quand un homme, aussi commun soit-il, commence de renifler les mauvaises odeurs de la justice et de ses représentants, c'est qu'il n'est pas loin qu'on le juge !
GARDE — On me jugera s'il le faut, monsieur. Mais il m'est avis que vous ne jugerez plus.
RAMPLON — Qu'est-ce qui vous fait dire cela ?
GARDE — Ils vont vous écorcher le crâne, afin d'en examiner la conformité.
RAMPLON — Mon crâne n'a rien à se reprocher.
GARDE — Pour le crier tout haut, il faudra que vous soyez mort.
RAMPLON — Même mort, je parlerai. Je me sens de force.
GARDE — Vous êtes trop sûr de vous.
RAMPLON — Je cultive ma science.
GARDE — Quand le bistouri vous fera côtoyer les berges froides de la mort, le diable vous culbutera.
RAMPLON — Dieu me consultera d'abord.
GARDE — Je ne crois pas, monsieur. Dieu est un malin. Il ne passe jamais le premier.
RAMPLON — Eh bien, j'enverrai paître le diable et son œuvre de destruction.
GARDE — Votre cerveau aura toujours le temps de pousser une petite excroissance.
RAMPLON — Je mettrai le doigt dessus.
GARDE — Monsieur, je ne sais plus quoi vous dire !
RAMPLON — Eh bien, ne dites rien.
GARDE — Je vous demande la permission de me retirer.
RAMPLON — Voyez quelle ordonnance il rédige, cet impalpable prisonnier.
Le juge s'assoit près de Bortek.
RAMPLON — Parricide !
BORTEK — Si fait.
RAMPLON — Hérétique !
BORTEK — Si fait.
RAMPLON — Simoniaque !
BORTEK — Si fait.
RAMPLON — Pédéraste !
BORTEK — Hé !
RAMPLON — Cela ne sert à rien de vous insulter. Mon dieu, quel soulagement ! Et pardonnez-moi, je cherche des forces où c'est possible.
BORTEK — Dieu viendra en son temps, s'il vient.
RAMPLON — Il viendra.
BORTEK — En attendant, c'est moi qui suis à votre chevet.
RAMPLON — Le spectacle de mon décervelage va vous ravir. Croyez-vous qu'ils prendront le temps de la bien mettre en pièce, cette porte ! avant que de surgir ici ?
BORTEK — Ils prendront le temps qu'il faut. Ils sont déterminés.
RAMPLON — Le sourire vous va si bien.
BORTEK — Content de vous charmer.
RAMPLON — Mais c'est que vous ne me charmez pas ! J'ironisais.
Bortek exhibe le crâne.
RAMPLON — Mon dieu ! Qu'est-ce que ceci ?
BORTEK — Ma mère et ma sœur. Ma sœur et ma mère. Enfin, ce qu'il en reste. Par vos soins.
RAMPLON — Je ne suis pas un assassin, moi !
BORTEK — Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire.
RAMPLON — Voulez-vous dire...
BORTEK — Oui. Marie Pipi. Elle-même.
RAMPLON — Au diable cette putain ! Elle a été jugée. Que...
BORTEK — Laissez, laissez là vos harangues de cuisinier en justice ! C'est qu'il est patenté, le bonhomme !
RAMPLON — Diplômé, apte et compétent.
BORTEK — Voilà qui est net et précis.
RAMPLON — Sauf l'honneur. Oh ! mon dieu, sauf l'honneur !
BORTEK — L'honneur vous sied aussi à merveille. Vous ne voulez donc point signer ? Je vous sauve la vie.
RAMPLON — Vous ne sauverez rien qui m'appartient ! Les cœurs purs se passent de cette sorte de sauvetage. Allez-vous-en ! Laissez-moi seul.
BORTEK — Soit. Je suis toujours de passage.
Bortek va sortir.
RAMPLON — Bortek ?
BORTEK — Oui ?
RAMPLON — Un moment encore.
BORTEK — Un moment seulement ?
RAMPLON — Toute la vie si vous voulez !
BORTEK — Voilà qui est bien parlé.
RAMPLON — Et bien cessons de parler, et donnez-moi cet écrit.
BORTEK — C'est une plume que je vous donne.
RAMPLON — Je veux lire d'abord.
BORTEK — La langue en est ardue, et vous est étrangère.
RAMPLON — Je veux lire quand même. Il y a bien là une musique qui laisse un goût dans la bouche quand on lit.
BORTEK — De la musique, je ne sais. Quant à une saveur, s'il vous plaît d'y goûter. Vous y formerez un jugement. Mais méfiez-vous. Ce n'est pas un vin capiteux. L'ivresse ne s'en fait point sentir. On en vient à signer en cours de lecture.
RAMPLON — Si cela doit m'épargner le supplice !
Le juge lit.
RAMPLON — Je ne vois là rien que de très banal.
BORTEK — La signature ne l'est pas.
RAMPLON — Maints témoins dans maintes audiences font part d'autres mots, d'autres intentions.
BORTEK — Vous prenez vos désirs pour des réalités.
RAMPLON — Ah ! ne m'insultez pas, Bortek !
BORTEK — Si cela doit vous empêcher de signer, je m'en garderai dorénavant. Enfin, tant que vous n'aurez pas signé.
Le juge tête entre les mains.
RAMPLON — J'ai compris. Mon expérience me l'enseigne pourtant. L'horreur est de ne pas signer, mais au moins on souffre tout seul.
BORTEK — Je ne comprends pas.
RAMPLON — Je ne signerai pas.
BORTEK — Ils vous écorcheront vif.
RAMPLON — Qu'ils fassent de moi ce qu'ils voudront ! Si je signe, je serai marqué par le mal, et ils me crucifieront.
BORTEK — Ils vous crucifieront de toutes les façons.
RAMPLON — Peu importe le jugement des hommes. Dieu me distinguera.
BORTEK — Je vous empêcherai de grossir les rangs des justes.
RAMPLON — Telle n'est pas ma prétention, d'être juste et de le rester. L'erreur judiciaire n'est pas un péché mortel.
BORTEK — Je ne vous suis pas.
RAMPLON — Vous ne me suivrez pas désormais.
BORTEK — Je crois que vous n'avez pas bien compris.
RAMPLON — Ah ?
BORTEK — Si vous ne signez pas, vous cesserez d'exister au moment d'une atroce torture. Ce qu'il adviendra de vous après, ma foi, je le sais.
RAMPLON — Dieu me recevra.
BORTEK — Illusion ! Mais si vous signez, plus de torture, du moins les tortures ne vous procureront aucune douleur, et je peux vous apprendre ce que vous adviendrez alors.
RAMPLON — Je ne le sais que trop !
BORTEK — Vous savez ce qu'inventent vos démonologistes pervers, ces pauvres désaxés qui ensemencent leurs manuels, ces adeptes de la délectation morose.
RAMPLON — Vous insultez la grandeur de l'homme.
BORTEK — L'homme qui branle et qui jouit à l'idée que personne n'aura la force de le dénoncer ne participe en rien à la grandeur de l'homme.
RAMPLON — Que savez-vous de la grandeur ? Je ne doute pas de votre science des hommes, mais les âmes pures ne figurent pas dans vos manuels à vous.
BORTEK — Quand le bistouri mordra votre cuir chevelu (on commence par là), vous hurlerez si fort que le sens de votre cri vous échappera. Vous vous direz : oh ! qu'ai-je bien pu dire ? N'ai-je pas appelé le diable pour qu'il me sauve de cette souffrance ?
RAMPLON — J'appellerai Dieu par son nom.
BORTEK — Et il ne viendra pas, tandis que moi, je serai là, en chair et en os. Ce que Dieu n'a pu faire qu'une fois, je le fais tous les jours.
RAMPLON — Au secours !
Le juge hurle.
BORTEK — Ne criez pas si fort. On croirait que c'est moi qui vous écorche.
RAMPLON — Vous me faites souffrir vainement.
BORTEK — Vous avez fait souffrir Marie Pipi. Ne l'avez-vous point écartelée, distendue sous le poids des pierres l'une après l'autre disposées sur son ventre pour qu'elle avoue l'inavouable ? Et ses ongles, pourquoi les avoir arrachés un à un, malgré les cris qui vous suppliaient ? Et pourquoi lui avoir refusé le garrot ? Pourquoi ?
Pourquoi le feu a-t-il... ?
RAMPLON — Cessez ! Cessez ! Je ne sais pas de quoi vous voulez parler. La chair n'est rien. L'âme est tout. Nous avons sauvé une âme si le feu a détruit le mal.
BORTEK — Oui, mais l'a-t-il détruit ?
Le juge atterré.
RAMPLON — Je n'ai pas assassiné mes parents, moi !
BORTEK — Mes parents ne méritaient pas de vivre !
RAMPLON — Vous êtes bien placé pour en juger !
BORTEK — Ce qui est arrivé à mes géniteurs ne vous regarde en aucune façon. Vous feriez bien de vous taire sur ce sujet-là !
RAMPLON — Je ne me tairai pas si cela doit vous faire souffrir.
BORTEK — Vous vous tairez si je vous l'ordonne !
RAMPLON — Vous êtes un parricide, et vous méritez l'enfer. Vous irez rôtir dans le feu de l'Usurpateur !
BORTEK — Je suis le feu !
RAMPLON — Non, Bortek. Vous n'êtes qu'un homme. Fou à lier, fou à brûler. Vous délirez, et vos condisciples se réveilleront un jour du rêve où vous les avez affreusement plongés. Ils vous jugeront, et vous souffrirez toutes les douleurs que vous avez cultivées.
BORTEK — Taisez-vous !
RAMPLON — Vous n'êtes qu'un pauvre homme.
BORTEK — Taisez-vous !
RAMPLON — Votre Marie Pipi était une putain.
BORTEK — Le diable aime les putains.
RAMPLON — Les hommes de votre acabit les engendrent.
Bortek frappe le juge qui saigne.
BORTEK — Sale petit juge de mon cul ! Je te ferai bouffer le cadavre de mes parents. Qu'on amène ces cadavres ! Le juge a faim ! Il mangera jusqu'à ce que la panse lui pète dans le ventre. Sa merde lui brûlera les entrailles.
RAMPLON — C'est un homme qui délire.
BORTEK — Et eux, à la porte du palais, qu'est-ce qu'ils fomentent, sinon mon œuvre ?
RAMPLON — C'est l'œuvre du diable.
BORTEK — C'est mon œuvre !
RAMPLON — C'est l'œuvre du diable. La tienne n'est qu'une parodie.
Le juge est battu.
BORTEK — Une parodie ? Et ta justice, qu'est-ce donc ? Une parodie de l'œuvre de Dieu et de son église. Le ver déjà te ronge.
RAMPLON — La mort ne m'inquiète pas.
BORTEK — Elle ne te sera pas douce.
RAMPLON — La vie seule peut la douleur. La mort n'existe que parce que Dieu existe.
BORTEK — Dieu existe après moi. Après moi seulement.
RAMPLON — Quoi que tu fasses, le nombre sacré est fixé. Tu ralentis peut-être le cours du temps vers l'infini, mais le nombre s'accroît avec son nombre.
BORTEK — Je peux éterniser la vie.
RAMPLON — Ton œuvre est vouée à l'échec. Même le diable ne peut rien contre le temps. Dieu a tout prévu, même cela. Tu ne perpétueras pas la souffrance des hommes.
Bortek s'assoit, pensif.
BORTEK — Pourquoi te soucies-tu du devenir des hommes avec tant d'assurance ? Qui t'a donné la certitude de ta croyance ? Dieu ?
RAMPLON — Dieu l'a fait !
BORTEK — Qui t'a permis de faire souffrir des hommes et des femmes pour leur arracher des aveux ?
RAMPLON — Dieu l'a fait !
BORTEK — Qui te plonge dans la situation présente pour t'éprouver ?
Bortek solennel.
RAMPLON — Dieu l'a fait !
BORTEK — Dieu l'a fait. Relève-toi, mon fils.
RAMPLON — Comment ?
BORTEK — Relève-toi et regarde-moi.
RAMPLON — Mon corps est trop endolori. De pareils coups !
Bortek fait un geste sacré.
BORTEK — Souffres-tu maintenant ?
RAMPLON — Non point.
BORTEK — Relève-toi si tu le peux.
RAMPLON — Mais qui êtes-vous ?
BORTEK — Qui puis-je être, pour te soumettre à une pareille épreuve ?
Le visage du juge s'éclaire.
RAMPLON — Mon Dieu ! Est-ce possible ?
BORTEK — Remets-toi, mon fils, remets-toi entre mes mains.
RAMPLON — Je le voudrais.
BORTEK — Eh bien fais-le !
RAMPLON — C'est que je doute ! Un affreux doute. Oh ! mon Dieu.
BORTEK — Méfie-toi de douter trop longtemps. Je n'ai pas de patience.
RAMPLON — Mon père, pardonnez-moi !
BORTEK — Je suis le fils qui peut tout.
RAMPLON — Cela va-t-il donc s'arrêter ?
BORTEK — Cela se pourrait, mon frère et mon fils, cela se pourrait.
RAMPLON — Ne m'abandonnez pas.
BORTEK — Mon père ne m'a-t-il pas abandonné quand les hommes n'avaient plus leur tête à eux ?
RAMPLON — Je sais. Je sais cela. Je sais tout à votre sujet. Du moins tout ce qu'un homme peut savoir, et je sais qu'un homme ne peut pas tout savoir.
BORTEK — Alors tais-toi, et recueille-toi. Ils ne vont pas tarder à venir.
RAMPLON — J'en tremble. Je ne sais pas si je résisterai. Oh ! ce bistouri !
BORTEK — Le bistouri ?
RAMPLON — C'est qu'ils vont me l'enfoncer dans la tête !
BORTEK — Tu ne souffriras pas longtemps.
RAMPLON — Le diable m'assistera ! Il me tendra la main. Il nourrira peut-être ma bouche de ce qu'elle ne veut pas dire !
BORTEK — Laisse faire le diable.
RAMPLON — Comment, mon père ?
BORTEK — Je dis : laisse-le faire. Il se trompe. Trompe-le à ton tour. Il ne peut rien contre toi.
RAMPLON — Mais si la douleur l'emporte sur ma raison ? Que vais-je devenir ? Pourquoi supportez-vous qu'il soit toujours le premier au chevet des morts ? Oh ! mon Dieu ! c'est injuste !
BORTEK — Ne blasphème pas.
RAMPLON — Ce n'est pas ce que je voulais dire.
GARDE — Ils arrivent !
Entre le garde.
GARDE — Monsieur le juge, c'est une délégation. . .
RAMPLON — Une délégation ?
GARDE — Oui, monsieur. Ces messieurs disent qu'ils n'en veulent pas à la justice, ni à l'endroit où elle se rend. Ils vous veulent, vous ! Rien d'autre. Une délégation vient vous chercher. Ils vous sortiront du palais.
RAMPLON — On complote dans mon dos. Le malheur augmente le malheur, il ne supprime pas le bonheur. Faites entrer ces chiens d'hérétiques. Je suis en bonne compagnie.
GARDE — Celui-là ?
RAMPLON — N'insultez pas sans savoir ce que je sais !
GARDE — Mais cet assassin est la cause...
RAMPLON — N'est-il pas dans sa cellule, l'assassin en question ?
GARDE — Certes, et son double vous seconde.
BORTEK — Laissez-le, c'est un brave homme. Garde ! Faites entrer la délégation.
GARDE — Monsieur le juge...
RAMPLON — Faites ce qu'on vous dit, imbécile ! Ce sont là des faits de haute politique, et ce n'est pas pour vous éclairer l'esprit.
GARDE — Dans ce cas, je m'en remets à mes courtes études. Je sais ce que je sais. Ce que je ne sais pas revêt donc toute l'importance que ceux qui savent lui accordent. Je vais de ce pas informer ces messieurs que vous allez les recevoir. Dois-je attendre un signe ?
RAMPLON — Un signe de quoi ?
GARDE — Un signe de vous, monsieur, un son de cloche, quelque chose qui m'informe que vous êtes prêt et que je peux les introduire.
RAMPLON — Point de protocole en la matière ! Allez les chercher.
GARDE — Bien, monsieur. Je frapperai à la porte cependant.
RAMPLON — Vous feriez bien.
Le garde sort.
RAMPLON — C'est un brave homme. À cheval sur des principes qui m'échappent quelquefois. Mais, que dis-je ? Vous le connaissez mieux que moi.
BORTEK — Je connais tous les cœurs.
RAMPLON — Me pardonnerez-vous de vous avoir pris pour le diable ?
BORTEK — Me pardonnerez-vous de vous avoir fait souffrir, et de quelle manière ?
RAMPLON — Mon Dieu ! je ne me permettrais pas !
BORTEK — Mais si, mais si ! Je suis le dieu fait homme. Je ne suis pas tout dieu. Je peux tout entendre, tout reconnaître de ce qui est profondément humain.
RAMPLON — Je ne mérite pas ces profondeurs-là.
BORTEK — Ne vous méprisez pas. Un homme qui se méprise ne vaut pas cher en paradis.
RAMPLON — Mon Dieu !
BORTEK — Mais dites-moi ?
RAMPLON — Oui, seigneur ?
BORTEK — Quel est votre nom ?
RAMPLON — Comment pouvez-vous l'ignorer ?
BORTEK — Je connais ton nom d'homme, pas celui de ton baptême !
RAMPLON — Ah ! je comprends. Ramplon, Seigneur, Ramplon.
BORTEK — Seigneur Ramplon ?
RAMPLON — Non, Seigneur. Ramplon.
BORTEK — Et bien va en paix, MWNOBK1820942000891011124520.
RAMPLON — Seigneur !
BORTEK — Qu'y a-t-il ?
RAMPLON — Quelle mémoire !
BORTEK — Je ne te le fais pas dire.
RAMPLON — Mais ne serait-il pas plus simple de m'appeler par mon nom de ... baptême ?
BORTEK — C'est un nom que mes lèvres ne sauraient prononcer.
RAMPLON — Pardon ! Pardon si c'est pécher, un tel nom !
BORTEK — Calme, calme ! OBQRST11204012, calme.
RAMPLON — Comment m'avez-vous appelé ?
BORTEK — Je t'ai appelé par ton nom, idiot !
RAMPLON — Mais quel est ce nom ?
BORTEK — Ta mémoire n'y suffirait pas.
RAMPLON — Il m'a semblé...
BORTEK — Méfie-toi de douter. C'est très mauvais pour ton avenir.
RAMPLON — Je ne doutais point. Il me semblait seulement.
BORTEK — Ce qui semble n'est pas sûr, aussi est-il bon d'en douter.
RAMPLON — Mais vous disiez, seigneur...
BORTEK — Je disais...
RAMPLON — Le contraire.
BORTEK — Espèce de chien d'homme de juge ! Un dieu peut-il se contredire ?
RAMPLON — Seigneur, j'ai compris. Encore une épreuve. Mais cette fois, je ne marche pas. Je sais qui vous êtes.
Bortek tragique.
BORTEK — Tant pis si je suis démasqué ! Nous revenons au point de départ.
RAMPLON — Je ne m'attendais pas à tant d'humour de la part du fils de Dieu. Voilà ce que je voulais dire, Seigneur.
BORTEK — Parce que tu crois encore à ces sornettes !
RAMPLON — Je crois en vous, Seigneur, en votre père et au saint-esprit qui est comme qui dirait le résultat de votre...
BORTEK — De notre quoi ?
RAMPLON — Comment le dirais-je ?
BORTEK — L'inceste et la pédérastie. Voilà ce que tu veux dire.
RAMPLON — Seigneur, non ! Je me soumets mais je ne marche plus.
BORTEK — Mais qui a baisé qui, et l'enfant est-il sexué ?
RAMPLON — Seigneur, ne m'éprouvez plus ! J'ai peine à croire que ces mots sortent de votre bouche.
BORTEK — Ils sortent de mon cœur, espèce de fouilleur de merde !
RAMPLON — Seigneur, c'en est trop ! Je vous assure que j'ai compris. Ai-je donc tant péché ?
BORTEK — Quand tu pêches, fils de Satan, tu fais remuer ton ver infâme dans les rues peu fréquentables de cette cité, et ce sont des putes qui mordent dedans.
RAMPLON — Seigneur, je me tais. Je me tais. Je ne sais pas tout ce qu'il faut savoir. Je pourrais perdre la tête si je tentais de m'augmenter. Que me réservez-vous ? Qu'a donc prévu votre puissance ?
BORTEK — Je ne prévois pas. Je calcule et je trame.
RAMPLON — Le diable fait cela !
BORTEK — Je suis le diable.
RAMPLON — Oh ! non, seigneur. Ne recommencez pas. Je suis soumis.
BORTEK — Soumets-toi plus encore.
RAMPLON — Mais de quelle manière, seigneur ?
BORTEK — Signe ce papier.
RAMPLON — Mais c'est un pacte avec le diable !
BORTEK — Qui te propose de le signer ? Est-ce le diable ?
RAMPLON — Non, Seigneur, ce n'est pas le diable.
Il signe.
BORTEK — Alors, signe. Et quand tu verras le diable, torche-lui le cul avec ce papier, de ma part.
RAMPLON — Seigneur !
BORTEK — Et dis-lui bien qu'un dieu qui chie comme les hommes n'est pas digne de figurer à la droite du père. Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah !
Bortek sort.
Le juge abasourdi sur un prie-dieu.
Le garde entre, suivi de la délégation. Crâne de Marie Pipi sur le bureau.
RAMPLON — Mon Dieu ! Qu'ai-je fait ? Je n'ai plus toute ma tête à moi. Quelque chose s'est détraqué là-dedans. Il me faut de la logique. C'est avec de la logique que l'on soigne les humeurs de l'esprit. Mais est-ce que c'est logique, ça ?
GARDE — Monsieur le juge ? C'est la délégation d'étudiants.
RAMPLON — Ils ont l'air calme. Ont-ils changé d'avis ?
GARDE — Je crains que non, monsieur.
RAMPLON — Ils sont sournois.
GARDE — Je ne sais, monsieur. Ils sont là pour vous entretenir.
RAMPLON — Tu parles d'un entretien ! Je me délabre.
Les carabins entrent.
RAMPLON — Voilà les effets de votre médecine, messieurs les carabins. Je ne suis plus bon à rien maintenant. Vous êtes leur porte-parole ?
CARABIN — Si l'on peut dire, monsieur.
RAMPLON — Je dis bien ce que je dis. Et que cache votre silence ?
CARABIN — Je ne me tais pas, monsieur. J'ai à dire bon nombre de choses.
RAMPLON — Vous ne les avez point encore dites cependant. Je saurai écouter.
CARABIN — Peu m'importe vos vertus, monsieur. Nous sommes là pour vous signifier votre soumission à un examen, je dirais physiologique.
RAMPLON — Voyons donc de quoi il s'agit.
CARABIN — Il s'agit, monsieur, d'examiner la conformité de votre boîte crânienne.
RAMPLON — Autrement dit, de mon crâne. Et par quelle méthode, monsieur ? Des rayons ou le bistouri ? Je préfère les rayons. C'est moins douloureux.
CARABIN — Laissez donc le choix des moyens à notre appréciation. Nous avons des compétences certaines en la matière. Notre maître à penser...
RAMPLON — Ne me parlez pas de ce traître !
CARABIN — Cependant, monsieur...
RAMPLON — Savez-vous qu'il est la cause que je souffre beaucoup en ce moment ?
CARABIN — Si vous souffrez, monsieur, nous avons le diagnostic et le remède à votre disposition. Nous ne supportons pas la souffrance. Où le mal est-il logé ?
RAMPLON — Là, non loin de cette oreille qui ne me sert plus depuis que j'en ai perdu l'usage.
CARABIN — Une douleur en dedans ou en dehors ?
RAMPLON — En dedans plutôt.
CARABIN — Cela vous fait-il mal lorsque j'appuie ici ?
RAMPLON — Aïe ! La douleur n'est pas loin. Ouille ! C'est bien ici ! Le diagnostic ne saurait tarder.
CARABIN — C'est bien ce que nous pensions. Nous soupçonnons, monsieur, un épanchement de la matière cervicale hors des données ordinaires.
RAMPLON — Cela pourrait dépasser votre entendement.
CARABIN — Cela ne le dépasse point.
RAMPLON — Si la matière cervicale s'est épanchée, comme vous dites, l'os s'en est-il accommodé ? On ne voit point de matière cervicale qui s'épanche sans que l'os ne s'y conforme.
CARABIN — C'est un principe indubitable.
RAMPLON — Puisque le diagnostic est fait, passons au remède, s'il vous plaît.
CARABIN — Il n'y a point de remède, monsieur.
RAMPLON — Comment ça ! Pas de remède ! Je croyais que les progrès de la médecine...
CARABIN — Pas en ce domaine, monsieur. Il nous faut voir de plus près. Autrement dit...
RAMPLON — Autrement dit ?
CARABIN — Procéder à une ablation de l'excroissance du tissu cérébral, ce qui ne résout pas le mouvement du tissu osseux, lequel ne saurait se résorber de quelque manière que ce soit.
RAMPLON — Ce qui veut dire...
CARABIN — Si la cavité par où la matière s'épanche demeure après l'ablation du dit épanchement, il y aura récidive.
RAMPLON — Faites un amalgame et bouchez le trou.
CARABIN — Il y a du vice dans cette matière. Je ne sais aucun amalgame qui ne s'y détériorerait. Le mal est incurable.
RAMPLON — Fichtre ! Je me savais perdu.
CARABIN — Nous sommes désolés de vous l'apprendre. Il faudra vous enfermer.
RAMPLON — Y a-t-il danger d'épidémie ?
CARABIN — Pas que nous sachions. Le mal est cérébral, non viral.
RAMPLON — Ainsi je suis perdu, sans espoir, sans rien de concret à accrocher au plafond de ma perdition. Quel temps me reste-t-il ?
CARABIN — En tant que représentant de la justice, le temps n'est plus. Pour le reste, une vie d'homme vous suffira. Devrons-nous abréger vos souffrances ?
RAMPLON — La Loi l'interdit !
CARABIN — Entre nous, monsieur, rien ne filtrera. C'est à vous de juger.
RAMPLON — Je juge en application des textes, moi, monsieur. J'ignore si la raison de ces textes est suffisante cependant.
CARABIN — De toute façon, vous n'êtes plus magistrat.
RAMPLON — Ah, bon ? Vous m'en informez. J'aurais souhaité que l'on respectât la procédure en matière de licenciement. Tout ceci n'est pas conforme.
CARABIN — Il y a urgence, monsieur.
RAMPLON — Bien, je me soumettrai. Dois-je quitter ma robe ? M'avez-vous apporté des vêtements. Je ne voudrais pas attenter à la pudeur publique.
CARABIN — Mangez votre hermine. Ce sera votre dernier repas.
RAMPLON — Vous me disiez il y a un instant que mes jours d'homme n'étaient pas comptés !
CARABIN — Ils ne le seraient pas, monsieur, si un jugement ne venait d'en décider autrement. Voici les attendus.
RAMPLON — Je vous en prie, lisez-les-moi. Les larmes me troublent la vue. Et puis je ne saurais en prendre connaissance dans le silence de ma pauvre tête.
CARABIN — Attendu que le sieur Ramplon, juge et magistrat, est reconnu atteint d'un mal incurable par la faculté de médecine.
RAMPLON — C'est un point.
CARABIN — Attendu que ce mal pourrait lui troubler la raison.
RAMPLON — Selon la faculté de médecine.
CARABIN — Attendu que l'article 2036 du Code prévoit qu'un juge ne peut exercer sa fonction s'il est reconnu qu'il ne possède pas toutes ses facultés.
RAMPLON — Ce qui est le cas.
CARABIN — Attendu ce qui est ci-dessus, ledit sieur Ramplon est rayé des cadres de la magistrature. Décidé d'autre part, et vu la gravité des faits, et conformément à l'article 2037, que le destin du sieur Ramplon est remis entre les mains de la faculté.
RAMPLON — Le juge qui a pondu cela avait toute sa tête. Où dois-je signer ?
CARABIN — Votre signature figure déjà dans ce document.
RAMPLON — Je me disais aussi !
CARABIN — Qu'on aille chercher le maître.
RAMPLON — À quoi bon ? Tout est réglé.
CARABIN — Tout, je ne crois pas. Il y a ce kyste.
RAMPLON — Puisqu'il ne sert à rien de procéder à son ablation !
CARABIN — Le maître en décidera.
RAMPLON — L'article 3043...
CARABIN — L'article 3043 est abrogé.
RAMPLON — Est-ce que l'opération est sans douleur au moins ? Avez-vous amené un anesthésiste ou une bouteille de gin ?
CARABIN — Cela ne sera pas nécessaire.
RAMPLON — L'article 1811...
CARABIN — L'article 1811 est abrogé.
RAMPLON — L'article 2341 et les suivants...
CARABIN — Ces articles sont abrogés.
RAMPLON — Mais je n'ai pas été prévenu.
CARABIN — En fait, tout le code est supprimé.
RAMPLON — Souhaitons que son remplaçant prévoie de pareils cas.
CARABIN — Il n'y a plus de lois autres que celle de la nature.
RAMPLON — Quoi ! La loi du plus fort !
CARABIN — C'est en attendant mieux, monsieur. Voici le maître.
Entre Bortek.
Le juge se roule par terre.
Bortek le relève.
BORTEK — Sapristi ! monsieur le juge, dans quel état vous êtes-vous mis !
RAMPLON — Si vous aviez à supporter ce que je supporte !
BORTEK — Il faut vous calmer un peu, mettre de l'ordre dans vos affaires.
RAMPLON — Je vais m'y appliquer, si on m'en laisse le loisir. Mais il y a cette maudite ablation ! N'allez-vous pas me troubler le cerveau de cette manière ?
BORTEK — Messieurs, un peu d'attention s'il vous plaît !
LES CARABINS — Nous vous écoutons, maître.
Bortek prend la tête du juge entre ses mains.
BORTEK — Regardez ce crâne. Est-ce que c'est un crâne d'assassin ?
CARABIN — Non, maître. Mais peut-on, de l'extérieur...
BORTEK — On peut.
RAMPLON — Vous me sauvez la vie.
BORTEK — La vie, je ne sais pas. Mais vous pourrez désormais compter vos jours avec un peu moins de précipitation.
RAMPLON — Je ne saurai jamais assez vous remercier.
Bortek congédie la délégation.
RAMPLON — On a fait, à ce qu'on me dit, de nouvelles lois ?
BORTEK — C'est ce qu'on me dit aussi.
RAMPLON — Je vous croyais mieux informé.
Le juge soudain très abattu.
RAMPLON — Mon Dieu ! Que vais-je devenir ?
BORTEK — J'ai là un miroir qui pourrait vous le révéler.
RAMPLON — Mon Dieu ! Faites voir !
BORTEK — Ah ! Cessez d'en référer à ce dieu dont le nom me torture les oreilles !
Bortek casse le miroir.
RAMPLON — Ah ! mon Dieu !
BORTEK — Il n'aura pas compris la leçon, cet idiot !
RAMPLON — C'est que j'ai signé contre mon gré.
BORTEK — C'est bien ce qui vous sauve.
Le visage du juge s'éclaire.
RAMPLON — Ce qui me sauve de quoi ?
BORTEK — Non pas de la maladie. Ne vous réjouissez pas à ce sujet. Vous êtes sauvé d'une autre manière. Vous n'en souffrirez pas moins.
RAMPLON — Mais je veux souffrir si je suis sauvé !
BORTEK — Vous souffrirez donc beaucoup.
RAMPLON — Mais ce mal, cette excroissance qui s'accroît ?
BORTEK — Il faudra vivre avec.
RAMPLON — Et ma chaire, mes attendus, mes sentences ?
BORTEK — Il faudra vous en passer.
RAMPLON — Bah ! Peu importe ce temporel si mon âme est sauvée !
BORTEK — Sauvée pour l'instant. Elle est réchappée. Le mal n'est jamais loin.
RAMPLON — Je le réduirai !
BORTEK — Oui, cela se peut, mais en vous jugeant vous-même, et non plus les autres, dont bon nombre étaient innocents.
RAMPLON — Qu'est-ce qu'un sorcier peut comprendre de la justice ?
BORTEK — Un sorcier ne comprend pas ce qui est juste.
RAMPLON — Aussi vrai que vous vous nourrissez d'injustice.
BORTEK — Le malheur qui vous frappe n'est pas une injustice. C'est un avis qui vient de haut, de très haut. Il n'y a qu'un seul dieu, et il est éternel.
RAMPLON — Ces mots ne vous ressemblent pas.
BORTEK — Serais-je l'esprit du mal si je n'avais pas une parfaite conscience des réalités ?
RAMPLON — Avec une telle conscience, on peut réussir tout le bien.
BORTEK — Chacun son destin. Je retarde le temps. Je ne l'abolis pas.
RAMPLON — Quand je pense que j'ai failli vous remercier ! Je me suis jeté à vos pieds, je les ai baisés de toutes mes lèvres. Je ne savais pas.
BORTEK — Mais je vous ai renseigné.
RAMPLON — Et si vous m'aviez menti ! Horreur ! Tout ceci n'est que mensonge. Vous m'entraînez dans votre chute. Je me suis encore laissé avoir. Laissez-moi ! Je ne veux plus croire à une seule de vos paroles.
BORTEK — Si j'ai menti, votre signature est-elle un reflet de la réalité, là, au bas de ce document ?
RAMPLON — Donnez-le-moi. Il faut le détruire !
BORTEK — Il vous faudra beaucoup de patience pour cela, et votre vie n'y suffira pas. Pensez plutôt à l'ordinaire qui vous guette. Il faut manger, dormir, se vêtir, passer le temps. Songez à l'essentiel, et ne vous préoccupez pas de détruire ce qui est peut-être indestructible.
RAMPLON — Toute âme a le droit au rachat. Telle est la loi de Dieu !
BORTEK — On ne rachète rien au diable, et Dieu ne se mêle pas de ce genre de commerce. Faites ce que je vous dis. Vivez pour manger, dormir. Régalez-vous si c'est possible.
RAMPLON — Je suis donc perdu !
Le juge s'écroule en larmes.
BORTEK — Il perdra l'esprit, c'est sûr !
RAMPLON — Vous faites bien tout pour l'absorber, cet esprit !
BORTEK — Je sais que dans les moments de déprime, vous allez voir les putes. Voilà un bon remède.
RAMPLON — Il faut payer pour ça, et je n'ai plus d'émoluments.
BORTEK — Mendiez votre jouissance. Il y a des rues propices à la mendicité. Les riches y ont le cœur gros comme ça. Ils vous feront l'aumône d'un repas, aussi bien que d'une fille. Ne désespérez pas. J'aime les suppôts enthousiastes.
RAMPLON — Je ne suis pas votre suppôt.
BORTEK — Si ce document est authentique, vous l'êtes, je crois.
RAMPLON — En ce cas pourquoi m'avoir destitué ? Pourquoi avoir négligé l'opportunité d'un suppôt dans les rangs de la magistrature ? Réfléchissons. Tout ceci ne tient pas. Qu'est-ce qui me sauvera ?
BORTEK — Il y a des réponses toutes faites à ce genre de questions. Mais depuis des siècles qu'on les formule, le monde n'a pas changé. Il est aussi impitoyable. Il y a de quoi douter, ne croyez-vous pas ?
Le garde entre.
GARDE — Monsieur !
RAMPLON — Mais pourquoi m'appeler monsieur puisque je ne suis plus juge !
GARDE — Je ne sais pas, monsieur. C'est une délégation.
RAMPLON — Encore !
GARDE — Oui, monsieur. Ce sont des prêtres.
RAMPLON — Les prêtres aussi s'en prennent à la justice ! Votre œuvre est parfaite.
GARDE — C'est que, monsieur...
RAMPLON — Et bien quoi !
GARDE — C'est qu'ils veulent vous crucifier, monsieur.
BORTEK — Ils vous prennent pour un autre.
RAMPLON — C'est qu'ils ont l'art et la manière ! Vont-ils eux aussi défoncer la porte du palais ? La faculté de médecine a déjà donné son avis là-dessus.
GARDE — Ce qui est sûr, c'est que la porte ne résistera pas longtemps.
RAMPLON — Que me veulent-ils, ceux-là ? Ils n'ont pas de maîtresses à brûler vive sur la place publique !
BORTEK — C'est que l'évêque s'y est affiché. Et de quelle manière !
RAMPLON — Maudite salope ! Elle me vaudra bien des malheurs. Reine du Sabbat et débaucheuse d'évêque. Pouvais-je prévoir qu'un évêque se donnerait en spectacle en sa compagnie ? Et en un si tragique moment ?
BORTEK — Ils veulent une vengeance.
RAMPLON — Vous les avez soudoyés. Il y a des lois sur la corruption. Corrupteurs et corrompus, c'est la corde autour du cou, voilà les textes. Il les faut appliquer. Qu'on aille chercher mon remplaçant. Voyons ce que disent les nouveaux textes, à moins qu'il ne s'agisse de traités d'anatomie ou de pathologie.
GARDE — J'y cours, monsieur.
Le garde sort.
RAMPLON — Va-t-il cesser avec son monsieur, celui-là !
BORTEK — C'est un fidèle.
RAMPLON — La porte du palais ne résistera pas cette fois-ci. C'est que vos carabins l'ont déjà salement ébranlée ! Enfin, il y a de longs couloirs. J'ai le temps.
BORTEK — Ce palais est un vrai labyrinthe. On croit trouver la salle d'audience, et l'on met les pieds dans les latrines, où l'on se soulage cependant, par dépit.
RAMPLON — Ils changeront la loi, vous verrez. Ça ne me dérange pas. Ils changeront de juge avant qu'il puisse prononcer un quelconque jugement. Ils lui fermeront la bouche après lui avoir fait avaler son anatomie et sa physiologie. Le nouveau juge avalera ses évangiles et son apocalypse le jour où les industriels songeront à faire des lois qui leur soient favorables, et ils installeront un computeur dans la salle d'audience. Chaque prévenu introduira sa disquette et la sentence apparaîtra sur un écran, jusqu'au jour où ce sont les littérateurs qui versifieront la loi et condamneront les analphabètes au supplice de la roue. Ce monde-ci délire. Qu'ai-je à faire de tenter y apporter un remède ! Mon salut ? Il est gravement compromis, surtout s'ils me clouent sur une croix. Au moins les médecins m'ont-ils épargné l'ablation. Ceux-ci sont féroces quand ils s'y mettent. Cela m'évitera de connaître à quel supplice me condamnerait un troupeau d'industriels ou de littérateurs. J'achève ma vie en un bien triste moment. Et cette fois, vous ne me sauverez pas. Que pourriez-vous faire contre ces furies ?
BORTEK — Rien, en effet. Je n'ai aucun pouvoir sur eux. Je ne suis pas un maître à penser en matière de mysticisme.
RAMPLON — Avant de partir, Sieur Bortek, n'oubliez pas de récupérer ce crâne infâme.
RAMPLON — Il soutenait un si beau visage. Il abritait des yeux si excitants, et s'ouvrait sur une bouche si exaltante.
RAMPLON — Lubricité ! Cette laideur résume bien ce qu'elle a été.
BORTEK — Il lui a fallu bien du talent, et beaucoup de charmes, pour conduire un évêque dans son brasier.
RAMPLON — Est-ce ma faute ?
BORTEK — C'est le destin qui s'accomplit.
RAMPLON — De sinistre manière. Et je ne sais pas encore tout à fait de quoi je parle.
BORTEK — Ah ! si vous saviez, en parleriez-vous ? Les mots vous brûleraient la langue.
Le garde entre.
RAMPLON — Et ce juge ?
GARDE — Introuvable, monsieur. On dirait qu'il n'existe pas. Les portes de la faculté de médecine sont assiégées par une foule de prêtres en fureur.
RAMPLON — Ont-ils abandonné le projet de faire tomber les portes de ce palais ?
GARDE — Certes non, monsieur ! Ils en investissent les couloirs !
BORTEK — Malheurs aux pissotières !
RAMPLON — Je n'ai donc plus de loi à leur opposer. Ils m'imposeront la leur. Et je n'ai aucune science en la matière. Comment pourrais-je me défendre ?
BORTEK — Je pourrais vous aider.
RAMPLON — Ils vous étriperont.
BORTEK — Pas si je m'y prends comme il faut.
RAMPLON — Vous me perdrez toute mon âme, jusqu'à la dernière goutte.
BORTEK — Me croiriez-vous si je vous disais que mon aide vous est offerte ?
RAMPLON — Je n'en croirai rien. Vos mensonges ne m'atteignent plus.
BORTEK — Alors nous nous reverrons sur la place publique. J'assisterai comme il se doit à votre agonie. J'ai un droit de préemption là-dessus.
RAMPLON — Je compte sur vous.
Rideau
Cinquième tableau
Guignol sur la place publique.
BORTEK — Je m'appelle Bortek. Tous mes parents sont morts.
RAMPLON — Je suis Ramplon. Je n'ai jamais eu d'ami (je suis magistrat) . J'ai mes parents, mais ça ne compte guère. Enfin, si peu. Disons que ça me pèse.
BORTEK — Moi, je n'ai rien au monde, et je n'ai rien à dire.
RAMPLON — On vous dit poète.
BORTEK — On dit ce que je ne dis pas.
RAMPLON — Marchons.
Ils avancent.
Le parc est automnal.
L'humidité presque hivernale.
Le printemps est loin, et l'été déjà passé.
L'un a sa chienne en laisse.
L'autre a son chien.
BORTEK — Voilà ce que j'appelle de l'amitié. C'est votre chien ?
RAMPLON — Oui, il m'accompagne. C'est une femelle à vrai dire.
BORTEK — Je n'y avais pas pris garde.
RAMPLON — Votre chienne n'est pas mal non plus.
BORTEK — C'est un chien.
RAMPLON — Effectivement.
Ils poursuivent, herborisant.
BORTEK — À vrai dire, ce n'est pas mon chien.
LE CHIEN — Je le suis. (sans aboyer :) Je l'aime !
RAMPLON — Il l'ignore, je crois. Il a l'air triste.
BORTEK — Je suis gai. La barbe et les lunettes me confèrent un air triste qui pèse aux autres beaucoup plus qu'à moi-même et pour des raisons très peu claires.
RAMPLON — Les gens se font des idées.
BORTEK — Ils ont des idées sur tout.
RAMPLON — Et sur rien, comme ils disent.
Ils ricanent.
RAMPLON — Arrêtons-nous là.
BORTEK — Tiens, un banc. Pausons, s'il vous plaît.
Le chien flaire la chienne. Il siffle.
LE CHIEN — Quel parfum ! Mon dieu, je bande !
Ils s'imposent un long silence.
Le kiosque n'est pas loin.
Des musiciens hissent de lourds instruments par-dessus la balustrade.
Bortek s'agite.
Ramplon s'irrite du manège du chien autour de la chienne.
RAMPLON — Dites donc ?
BORTEK — Je vous écoute.
RAMPLON — Votre chien bande.
BORTEK — C'est votre chienne.
RAMPLON — Elle est en chasse.
(il s'amuse, surpris de s'amuser).
BORTEK — Elle sent fort.
LA CHIENNE — Quelle vulgarité !
Elle tourne le dos au chien qui ne cesse de la flairer.
BORTEK — Si je peux me permettre...
Le chef d'orchestre propose une baguette aux musiciens.
RAMPLON — Ça dépend quoi...
BORTEK — Hum !... laissons-les copuler.
RAMPLON — C'est leur affaire.
BORTEK — (aux bêtes) Si ça vous chante !
LE CHIEN — Tu parles !
La chienne s'ébroue.
LA CHIENNE — Quoi ! Comme ça ! On se connaît si peu...
Ils copulent.
Eux détournent leurs regards et fixent leur attention sur le pupitre.
BORTEK — Pffuiiit ! ! il y va sec !
RAMPLON — Nom d'une pipe !
BORTEK — Ne regardons pas. Ça pourrait les gêner.
RAMPLON — Si vous voulez.
Le basson fait un couac.
Le chef le fustige.
Le premier mouvement s'achève dans une espèce de confusion qu'un maigre public nourri de chef-d'œuvre trop rarement applaudit néanmoins.
BORTEK — Vous êtes marié ?
RAMPLON — Avec une idée seulement. Et vous ?
BORTEK — Peut-être la même.
RAMPLON — Partageons-la, s'il vous plaît. Ne querellons pas.
Ils niquent toujours.
BORTEK — Ça dure.
RAMPLON — Quel beau mâle !
BORTEK — Elle n'est pas mal non plus.
RAMPLON — Vous avez si peu de choses à dire !
BORTEK — C'est sans faire exprès.
RAMPLON — Je vois.
BORTEK — Je vous remercie.
RAMPLON — C'est si peu.
Ils échangent une poignée de main.
Le chien éjacule.
La chienne le tient.
Hurlements.
RAMPLON — Mon dieu ! On tue par là !
BORTEK — Les voilà bien accrochés.
RAMPLON — Mais c'est horrible. N'y a-t-il rien à faire ?
BORTEK — Je n'en sais trop rien.
RAMPLON — Mon dieu ! Mon dieu ! Nous voilà bien !
Bortek tente de s'éclipser.
Ramplon le retient par la manche.
RAMPLON — N'en faites rien, s'il vous plaît !
BORTEK — Que peut-on faire ? Les voilà cul à cul, et si nous n'intervenons pas, ils vont hurler toute la nuit, et crever ensuite !
RAMPLON — Quelle mort horrible !
BORTEK — Prenez garde qu'elle ne cherche pas à sectionner le sexe de ce malheureux.
RAMPLON — Elle souffre terriblement.
BORTEK — Et lui donc ! Regardez la position atroce de son sexe !
RAMPLON — Quel cauchemar ! Quel cauchemar !
BORTEK — J'ai envie de rire.
RAMPLON — C'est bien le moment.
BORTEK — Vous imaginez-vous collé ainsi à une femme !
RAMPLON — Je suis castrat de naissance, alors moi, vous savez, les femmes !
BORTEK — C'est trop marrant. Laissez-moi rire !
RAMPLON — Vous êtes ridicule.
BORTEK — Mais on ne va pas rester là éternellement à les écouter hurler ! D'autant que le chef les fustige.
RAMPLON — Mais qu'il la lâche donc, ce rustre !
BORTEK — Elle y est bien pour quelque chose aussi.
RAMPLON — Qu'est-ce que vous en savez ? Vous défendez votre propriété.
BORTEK — Ce n'est pas mon chien. Ah ! je regrette, monsieur, ce n'est pas mon chien. Gardez-le, si ça vous chante. Des chiens unis cul à cul, c'est original, ça !
RAMPLON — Il n'est pas à vous, ah ! il n'est pas à vous !
BORTEK — Non, il n'est pas à moi !
Au paroxysme de la colère, et aussi il faut le dire de la jalousie, Ramplon exhibe son couteau.
Bortek recule.
RAMPLON — Un cadeau de mon père !
BORTEK — Qu'allez-vous tenter ?
RAMPLON — Ma tentation !
BORTEK — Mais vous êtes fou ! Il va souffrir ? C'est injuste.
RAMPLON — Oh ! ne le prenez pas sur ce ton, monsieur ! Surtout pas sur ce ton ? Pas celui-là, monsieur ! Un autre si vous voulez, mais pas celui-là. Je vous le défends, monsieur. Je vous ordonne de vous le défendre.
BORTEK — (reculant) Bien, bien. Faites votre devoir, monsieur le juge.
Ramplon s'apprête. Bortek lui touche le dos.
BORTEK — Dites donc, je peux regarder ?
RAMPLON — Quel manque de goût !
BORTEK — Je demande si je peux regarder, voilà tout.
Ramplon tranche le sexe du chien.
La chienne observe son derrière.
LE CHIEN — Oh ! le soudard !
LA CHIENNE — Quelle ignorance !
D'un coup de dent, elle arrache la moitié du visage de Ramplon.
RAMPLON — Elle m'a défiguré !
BORTEK — C'est bien fait !
La chienne, d'un autre coup de dent, lui arrache l'autre moitié du visage.
BORTEK — Je ne me reconnais plus !
Et tandis que l'orchestre achève une symphonie de bien sinistre façon, ils courent à quatre pattes sur la terre qui absorbe déjà leurs moitiés de visage.
La chienne félicite le chien.
LE CHIEN — Me voilà amputé, ma belle !
LA CHIENNE — Voilà l'autre bout...
LE CHIEN — Je suis désolé.
LA CHIENNE — Quelle ignorance, ces deux-là !
LE CHIEN — Ce n'était pas grand-chose, je le sais bien...
LA CHIENNE — Il n'est pas perdu.
LE CHIEN — Certes. Mais j'en suis séparé.
LA CHIENNE — Permettez que je le garde ?
LE CHIEN — En souvenir, oui.
LA CHIENNE — Ils n'ont rien compris.
LE CHIEN — Il vous reste un souvenir.
LA CHIENNE — C'est un très bon souvenir, rassurez-vous.
LE CHIEN — Mes hommages, madame.
Il s'éloigne.
La chienne se surprend une larme à l'œil, mais soudain, la larme s'évapore et :
LA CHIENNE — Oh ! il y a un os dedans !
Le chien de loin, sans se retourner :
LE CHIEN — On ne peut pas tout savoir.
Il bifurque plus loin.
Le visage dans les mains, tristes et pantois, Bortek et Ramplon sont assis sur le même banc.
RAMPLON — Il ne vous reste plus qu'à la baiser.
BORTEK — Quelles mœurs infâmes !
RAMPLON — Il me reste un morceau de visage.
BORTEK — Moi, un peu moins. Elle s'en tire bien, elle.
RAMPLON — Ce sont toutes des salopes.
BORTEK — Tiens, il est parti, mon chien.
RAMPLON — Elle partira aussi.
BORTEK — La joli chienchienne a eu son joli nonosse. Bordel de merde ! Si je ne me retenais pas...
RAMPLON — Là ! tout doux ! Je vous retiens, moi ! Laissez cette bête tranquille.
Mime : une vieille femme vient leur expliquer à l'oreille, puis sort.
BORTEK — Je ne suis pas censé tout savoir, moi, monsieur.
RAMPLON — Je l'ignorais aussi. Hé ! que voulez-vous !
BORTEK — Gardons ça pour nous. N'ébruitons rien.
RAMPLON — Rassurez-vous. J'évite toujours de bander en public.
BORTEK — N'en parlez surtout à personne. Faisons ceux qui savaient.
RAMPLON — Oui, mais comment expliquer la mutilation ?
BORTEK — Mais c'est elle, cette salope, qui lui a tranché le sexe !
RAMPLON — Hou ! l'ingrate !
BORTEK — Madame s'est faite troncher, madame a joui, mais madame ne supporte pas qu'on reste accroché à son cul. Madame ne pense qu'à elle. Madame est satisfaite et manque de patience. Alors elle tranche le sexe de son malheureux partenaire.
RAMPLON — Et elle y trouve un os !
BORTEK — Qu'elle dévore sous nos yeux !
RAMPLON — Vous croyez qu'elle nous écoute !
Ramplon exhibe son fort couteau, et frappe la bête en plein poitrail.
RAMPLON — Sale bête !
Elle expire.
BORTEK — Justice est faite !
On applaudit.
Des soldats surgissent, détruisent le guignol et pendent le marionnettiste.
Les gens assistent muets à la scène.
Ils reçoivent des coups cependant.
Sixième tableau
Le tribunal.
Touma-Folle entre.
GARDE — Holà ! Holà ! le vin ne m'a pas troublé l'esprit à ce point !
TOUMA-FOLLE — Ce qu'il en reste... Est-il apparu cette nuit ?
GARDE — Rien vu. J'en tremble.
TOUMA-FOLLE — Si tu l'avais vu !
GARDE — Je ne tremblerais plus.
TOUMA-FOLLE — Les fantômes sont inoffensifs.
GARDE — Il suffit d'une fois, et voilà toute la théorie par terre !
TOUMA-FOLLE — Au diable les théories ! Nous faisons notre métier.
GARDE — Le diable connaît le sien. N'en parlons plus.
TOUMA-FOLLE — Es-tu un soldat ou une poule mouillée ?
GARDE — Ne me provoque pas ! Je suis soldat parmi les hommes, capable de tuer, de piller, de violer. Mais devant tant de diableries, eh bien oui, je mouille !
TOUMA-FOLLE — Soldat mouillé alors !
GARDE — Ne plaisante pas avec cette eau !
TOUMA-FOLLE — Ce n'est pas elle qui dessoiffe.
GARDE — Si peu, si peu ! Et puis je ne suis pas seul à l'avoir vu !
TOUMA-FOLLE — Je n'ai toujours rien vu, moi. Il est vrai que je ne bois que de l'eau.
GARDE — Boirais-tu du vin que ça ne changerait rien.
TOUMA-FOLLE — Le fantôme choisit les yeux. Les langues aussi semble-t-il, tant elles sont bien pendues !
GARDE — J'ai choisi le ridicule, mais pas pour longtemps, regarde !
Le spectre de Marie-Pipi.
TOUMA-FOLLE — Sacré nom d'une vache ! Quelle horreur est-ce là ! Certainement pas le fruit de mon imagination. Je ne puis pas imaginer ces sortes de choses. Les femmes sont belles et il faut les aimer.
GARDE — Celle-là a dû beaucoup aimer. Elle n'a plus que des os !
TOUMA-FOLLE — Puisque c'est une morte !
GARDE — Parle-t-elle au moins ?
TOUMA-FOLLE — Je la préfère muette. Que pourrait-elle dire pour me rassurer ? Que dit-elle pour déchirer ma raison au vent de la folie ?
GARDE — Parle, spectre de femme ! Qui es-tu ?
MARIE-PIPI — Je suis celle qui t'aime bien, si l'amour ne te fait pas peur.
GARDE — Tirons-nous, sergent !
Le soldat sort.
TOUMA-FOLLE — Si l'amour me fait peur, bonne femme ! Je ne crois pas, non. Mais j'ai bien peur de ne pouvoir t'aimer. Tu es plus laide qu'un cadavre ! Difficile de croire que tu sais tout de l'amour.
MARIE-PIPI — Je n'ai pas toujours été laide. J'ai vécu la vie.
TOUMA-FOLLE — Il y a longtemps alors. On ne lit rien dans tes yeux. Ta chair est un haillon. Tu as l'odeur d'un sacré trou du cul.
MARIE-PIPI — Je n'ai pas d'autre pouvoir que celui de ne pas mourir.
TOUMA-FOLLE — Tu y passeras comme tout le monde. Je ne t'envie pas. Tu agonises avec tant de lenteur ! Dieu m'épargne cette déchéance !
MARIE-PIPI — Il ne m'a pas épargnée. Je suis bien vivante. Simplement, la chance ne m'a pas souri.
TOUMA-FOLLE — Je ne crois pas aux fantômes. Si tu n'étais pas si repoussante, je te pincerais. Mais tes postillons sont empoisonnés. Il n'y a pas plus de fantôme que de beurre en broche. Tu as fichu une sacrée trouille à toute la garnison.
MARIE-PIPI — Tu m'en vois désolée.
TOUMA-FOLLE — Tu ne peux pas rester là. Tu es vieille et je te respecte. Va-t-en sans faire d'histoires.
MARIE-PIPI — Des histoires, j'en ferai.
TOUMA-FOLLE — Alors je me verrai contraint de te punir. Nous n'aimons pas les histoires, et je suis chargé d'y mettre fin par tous les moyens.
MARIE-PIPI — Je ne te chercherai pas des poux sous les aisselles, sergent. Je n'en veux ni à toi ni à tes hommes. Je cherche des ennuis pour ne plus m'ennuyer. J'en ai marre d'être seule !
TOUMA-FOLLE — Il te faudra bien accepter cette solitude. Personne n'a envie de mettre ses pieds dans les draps que tu souilles.
MARIE-PIPI — Quelle horreur effectivement que le spectacle de mes cuisses écartées ! Et quel enfer mon haleine ! Ce n'est pas l'envie qui me manque de te serrer dans mes bras, mais je détesterais ton épouvante.
TOUMA-FOLLE — C'est ça, vieille pelure ! Recule-toi ! Ne me touche pas ! J'ai une femme et des enfants que j'aime et qui m'aiment. Dis-toi que le temps est passé, qu'il en faut pour tout le monde. Songe à ta progéniture qui repeuple le monde et la cité.
MARIE-PIPI — Ah ! tu fais bien d'en parler, de ma progéniture, de l'unique fruit de mes entrailles, le fils que j'ai conçu, et ça me fait la jambe belle !
TOUMA-FOLLE — Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! Tu es atroce, vieille femme !
MARIE-PIPI — Ne m'appelle pas vieille femme : je te détesterais.
TOUMA-FOLLE — Oh ! mais je ne veux pas que tu m'aimes !
MARIE-PIPI — Je pourrais te violer.
TOUMA-FOLLE — Je t'aurai tranché la tête avant que ça n'arrive !
MARIE-PIPI — Tranché la tête ! Me couper en deux ! Ma tête d'un côté et le reste de l'autre ! Je ne crains pas la mort.
TOUMA-FOLLE — Si tu la désires tant, jette-toi dans le vide. Je n'ai aucune envie de faire couler ce qui te reste de sang.
MARIE-PIPI — Dans cette bouillie de chair, dans ce fracas d'os, ce nœud de tripes et de boustifaille, il me reste un cœur, et du sang pour qu'il aime ! Ne crains rien, sergent de mon cœur, je ne tache pas, je ne laisse rien après mon étreinte, enfin si peu.
Le sergent frappe, mais l'épée ne tranche rien.
TOUMA-FOLLE — Horreur ! Qu'est-ce que ceci ? Je perds la tête. Tu m'as drogué !
MARIE-PIPI — Frappe ! Frappe ! Frappe ! Sergent ! On ne sait jamais.
Il frappe mais rien.
TOUMA-FOLLE — Horreur ! Je n'ai pas la berlue. Tu es un spectre !
MARIE-PIPI — Mais les fantômes sont inoffensifs, sergent ! Tu l'affirmais tout à l'heure. As-tu oublié ton savoir, tes convictions, ta certitude ? N'aimes-tu pas Dieu plus que toi-même ?
TOUMA-FOLLE — J'aime Dieu et tous les jours qu'il me donne. Celui-là est horrible ! Mais je l'avalerai comme les autres.
Il s'évanouit.
MARIE-PIPI — Pauvre soldat ! Je pourrais être ta mère. Je serais fière d'avoir un fils aussi beau, si gentil, si parfait soldat. Je pourrais être ton amante, femme maîtresse ou au foyer, peu importe, pourvu que tu m'aimes. Mais je rêve. Le fruit de mes amours n'est ni beau ni parfait. Il ment comme il respire, il tue comme il crache, il aime comme il tue. C'est mon fils et ce n'est pas mon fils. En tout cas ce n'est pas le fils de son père. Que le diable t'emporte, Bortek fils de Bortek ! Que le diable t'emporte, Bortek roi des hommes et esclave des femmes ! Après tout tu n'es qu'une moitié de fils, et cette moitié-là, j'ai le droit d'en disposer selon mes sentiments de mère, et l'essentiel de ce sentiment-là, Bortek né de mon cul, c'est de la haine ! de la haine ! Toute ma haine !
Elle sort en emportant le sergent.
Bortek entre sur son fauteuil roulant suivi de Ramplon qui traîne une cage.
BORTEK — Qu'on m'apporte un chat, j'ai faim !
RAMPLON — Seigneur ! Pourquoi manger des chats ? Les lièvres sont si bons !
BORTEK — Pourquoi manger des lièvres ? Les chats sont si savoureux !
RAMPLON — Oui, pourquoi régner ?
BORTEK — Pourquoi subir ?
RAMPLON — Seigneur, j'ai peur pour ton royaume.
BORTEK — Je ne t'ai pas chargé d'avoir peur. J'ai un général pour cela. Et il n'a peur de rien. Tu t'occupes de justice, puisque c'est ton métier.
Juge, fais parler, condamne, torture, étripe, fais ce qui est juste, et n'aie peur de rien, sauf de la guerre bien sûr, et de ma méchanceté, c'est vrai !
RAMPLON — Pourtant, seigneur...
BORTEK — Tais-toi ! Tu n'es qu'un pion. Et c'est moi qui joue. Qu'est-ce qui te prends de te mêler des affaires du royaume ?
RAMPLON — Il me prend que je crains pour ma vie !
BORTEK — Ta vie est un trognon de pomme ! Je n'en voudrais pas, même gratis. Quelqu'un y a déjà touché.
RAMPLON — Seigneur roi, tu as tout le droit de ton côté et je fais tout ce que je peux pour te le conserver.
BORTEK — Tu fais tout ce que je te permets de faire, un point c'est tout.
RAMPLON — Il y a des jaloux !
BORTEK — Tords-leur le cou.
RAMPLON — Il faut les juger d'abord.
BORTEK — C'est fait.
RAMPLON — Mais ce n'est pas toi qui juges ! C'est mon boulot.
BORTEK — Alors tords-leur le cou, compromets-toi ! Épaissis ton dossier, cela me servira tôt ou tard.
RAMPLON — Peuh ! des dossiers, j'en ai en veux-tu en voilà ! Et je sais m'en servir. Et j'en connais la valeur. Je pourrais négocier.
BORTEK — Négocier ? Avec qui, mon salaud ?
RAMPLON — Avec personne. Avec moi-même, veux-je dire. J'ai une conscience. Il y a tant de jaloux.
BORTEK — Tords-leur le cou ! Fais-le tordre si tu ne tords pas bien. Il y a des gens pour ce métier-là. Paye-les. Et mêle-toi de ce qui te regarde. Le pouvoir est un art, et tu n'as pas de tempérament.
RAMPLON — Si l'occasion s'offrait, pourtant, je saurais en montrer, du tempérament. Mais je ne veux pas me déguiser en pitre, même royal.
BORTEK — Ton audace, Ramplon, un jour te coûtera cher. Ne me trahis jamais. C'est moi qui te perds, et non pas le contraire.
RAMPLON — Je l'entends bien, et je fais mon travail du mieux que je peux. Ne te mets-je pas en garde ? Il y a des choses qui se fomentent, des attentats, des complots, et j'en sais de salés !
BORTEK — Rature ce que tu sais. Je n'éprouverais aucune jouissance à tordre le cou à la racaille qui t'obsède. Je ne la crains pas. Le pouvoir engraisse les inimitiés.
RAMPLON — Le peuple aime la vie, seigneur, pas beaucoup, parce qu'il crève, mais un petit peu quand même. Ne la lui ôte pas tout entière. Laisse-lui des morceaux, des morceaux sans organisation, épars et ordonnés comme il faut calculer. Je ne juge plus rien si je dois tout juger.
BORTEK — Mes soldats sont bien nourris. Ils ne se plaignent pas au moins ?
RAMPLON — L'idée leur en viendrait, qu'il faudrait tout refaire, et je ne sache pas qu'on refait de la même manière, je veux dire aussi bien.
BORTEK — Nous referons si c'est nécessaire. Mais il n'y a pas de signes alarmants dans ma fidèle armée. Je les aime bien, ces braves ! Et ils m'aiment en retour du même amour viril. J'en ai assez de tes soupçons, de tes craintes. As-tu bien jugé cette semaine au moins ?
RAMPLON — J'ai jugé beaucoup.
BORTEK — Beaucoup c'est bien si c'est beaucoup condamner.
RAMPLON — C'est tout ce qu'il y a de bien.
BORTEK — Alors tu me vois satisfait. J'aime te voir t'enfoncer dans l'erreur, juge de mes deux. Et tu crains de ne pas juger pour longtemps, voilà ce qui t'obsède et t'inquiète à ce point que tu veux me faire bouffer du lièvre quand c'est les chats que je préfère entre toutes les viandes.
RAMPLON — Mange de la merde si ça te plaît !
BORTEK — Juge Ramplon ! C'est toi qui descends, pas moi. Je règne pour te perdre parce que tu as signé un pacte avec le diable, et le diable est mon père !
Entre Marie-Pipi.
MARIE-PIPI — Ton père ! Ton père ! La première chose que tu as mordue, ce sont mes fesses ! et tu sentais la merde avant même de crier, fils indigne, honte de ma vie ! Disparais à jamais, que je puisse m'éteindre !
BORTEK — Mère ! Je vous ai déjà dit de ne pas mettre les pieds dans ce tribunal. On y juge le mal qu'on me fait, et non celui que vous me devez !
MARIE-PIPI — On jugera ta trogne un de ces jours !
BORTEK — Regagnez votre chambre ! Vous avez promis de vous taire, ô le terrible secret, famille maudite, et vous avez été payée pour cela. Oubliez ce que vous me devez !
MARIE-PIPI — Tu m'as tuée une fois, puis deux, juste ce qui est nécessaire, rien de plus. Ce qui meurt maintenant ne t'appartient pas !
Elle pousse le fauteuil roulant de Bortek dans tous les sens.
TOUMA-FOLLE — Arrête ! Arrête ! Vieille folle !
MARIE-PIPI — Je m'arrêterais si je dois jouir de m'arrêter. Tu connais ma politique.
BORTEK — Juge Ramplon ! Ma garde ! Arrêtez cette folle !
RAMPLON — Cette folle, seigneur, elle a l'air d'avoir la tête sur les épaules. Sacré nom d'un pipeau ! elle sait ce qu'elle fait la vieille ! Elle vous tourmente comme il faut !
BORTEK — Juge Ramplon, retourne dans ta cage !
RAMPLON — Je n'entends pas, seigneur, un traître mot de ce que vous me dites.
BORTEK — Tu vas en entendre de belles si tu n'obéis pas !
RAMPLON — Arrêter cette folle, seigneur, voulez-vous que je l'arrête ?
BORTEK — Oui, c'est ce que je veux. Arrête-la, juge-la, ou plutôt non : tords-lui le cou sur le champ !
RAMPLON — Mais elle est déjà morte, seigneur !
BORTEK — Alors éparpille-la, j'ai le tournis !
Marie-Pipi arrête.
BORTEK — Je n'en puis plus. Mère indigne ! Tu t'en prends à un estropié, voilà bien le style de tes passions ! Abjecte réminiscence !
MARIE-PIPI — Maudit !
BORTEK — Et toi, juge de mes deux, regagne ta cage ! Tu as assez jugé aujourd'hui. Je n'ai plus besoin de toi.
RAMPLON — Je suis à vos ordres, seigneur.
MARIE-PIPI — « Je suis à vos ordres, seigneur... ». Tu les as bien dressés, tes sbires. Mais ne viens-je pas de donner l'exemple ? N'est-ce pas, petit juge, que c'est amusant, de balancer cette vermine royale dans tous les sens, et de lui donner l'envie de vomir parce que le vertige est sa seule peur ? Veux-tu que je te montre encore une fois ?
BORTEK — Tu ne montreras rien, et certainement pas à ce petit con !
RAMPLON — Je n'ai pas bien regardé tout à l'heure ! S'il vous était possible, madame, de recommencer, je vous en saurais gré. J'ai besoin de leçons. Vous les donnez si bien !
MARIE-PIPI — Ainsi tu m'apprécies, mon petit juge d'homme. Ce soir je te mettrai dans mon lit.
RAMPLON — Ah ! non, pas ça ! Pitié !
BORTEK — Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! tu l'as bien cherché ! Ne te mets jamais de son côté : elle habite dans un lit.
RAMPLON — Pitié ! Pitié ! Pitié ! Je vais mourir, comme tout le monde. Mais qu'on ne me fasse pas mourir d'amour.
BORTEK — Il ne t'arrivera rien de pareil, rassure-toi ! Mais que cela te serve de leçon. Ma mère est une salope. Gare à celui qui l'aime, même de loin.
MARIE-PIPI — J'ai de l'amour plein le cœur, mon fils.
BORTEK — Tu as de l'amour entre les cuisses, pas dans le cœur.
MARIE-PIPI — J'ai de l'amour où je peux. L'important est d'aimer et j'aime à la folie. Tu n'aimes pas, toi, mon fils ? Tu es seul de nouveau ? Pas de femme dans ta royale alcôve ? Pas même un mignon ? Rien que ta main gauche ! Quelle désolation ! Tu n'as rien à mettre dans ce lit désert.
BORTEK — J'y mets ce qui me chante. Je n'ai pas demandé ton avis.
MARIE-PIPI — Une mère aime son fils, c'est la nature.
BORTEK — Au diable ton amour !
MARIE-PIPI — Au diable le tien ! Qu'as-tu dans la tête ? Le peuple connaît-il ton projet ?
BORTEK — Tu écoutes aux portes !
MARIE-PIPI — Et à travers les murs ! N'as-tu pas honte, fils désert ! Une si jolie jeune fille, et si douce, et pure.
BORTEK — Ne te mêle pas de mes amours.
MARIE-PIPI — Je me mêle d'amour. C'est mon droit. Certes ce n'est pas ma fille, et sa mère était une garce !
BORTEK — N'insulte pas sa mémoire. Je t'interdis de souiller son souvenir !
MARIE-PIPI — C'était une garce ! Elle a trop souvent ouvert les cuisses, à ton service je crois, maquereau, fils de maquereau ! Son ventre s'est rempli de toutes les semences, à ton service Bortek ! À ton service, mais c'était une salope, et elle aimait ça ! Mais sa fille ne lui ressemble pas. Elle ne te ressemble pas non plus. Elle est comme une étrangère, entre le cadavre calciné de Marie-Pipi et le braquemart brandouillard de Bortek ! Elle doit avoir les yeux de son père, mais sa bouche est celle de sa mère. Si ce n'était que sa bouche, mais ce corps, hein Bortek ? c'est celui de Marie, c'est celui que tu aimes dans ton lit désolé, maman ! ma mie ! mon petit !
BORTEK — Cesse, veux-tu, cesse !
MARIE-PIPI — Et tu t'es mis dans la tête d'épouser ta propre fille !
BORTEK — Puisque ce n'est pas ma fille, tu le dis toi-même !
MARIE-PIPI — Je dis qu'il y a un doute. Il faudrait lui arracher le cœur. S'il te ressemble, elle te le doit forcément ! Le peuple en jugera.
BORTEK — Le peuple ne juge pas dans ce royaume. Car ce royaume est le mien. Et nul autre que moi n'y discute du mal aussi bien que du bien. Tu as assez parlé, vieille folle. Retourne dans ta chambre à soldat. Épuise ce qui te reste. Je récompense toujours bien le soldat valeureux. Et il faut en avoir, de la valeur, pour caresser ta chair immonde et recevoir ton infecte salive. Retourne dans ta chambre. Personne ne doit savoir que tu existes. Tu n'es la mère que de l'obscurité où tu baises si mal. Va-t’en !
MARIE-PIPI — Je m'en irai si je veux. Ici, je fais ce que je veux. Démembre-moi, je me rassemble. Je n'obéis plus aux lois de la vie. Et tu ne sais rien de la loi qui me gouverne, parce que tu n'es pas dieu !
BORTEK — Je suis le Dieu Bortek ! Dieu de la terre et des hommes ! Je n'ai pas perdu la raison, je règne et chacun respecte ma puissance.
MARIE-PIPI — Les dieux ne reluquent pas les jeunes filles à peine pubères.
BORTEK — Les dieux décident de tout.
MARIE-PIPI — Tu ne l'épouseras pas.
BORTEK — Tu ne me l'interdiras pas. Tu es un spectre. Tu ne touches pas le monde, et le monde t'ignore.
MARIE-PIPI — Je suis visible et je parle.
BORTEK — Mais tu n'existes pas.
MARIE-PIPI — La fille de Marie-Pipi ne sera pas l'épouse du roi Bortek.
BORTEK — Elle sera reine.
MARIE-PIPI — Elle ne le sera pas. Je lui jette un sort !
BORTEK — Ne fais rien que tu pourrais regretter.
MARIE-PIPI — Mais que pourrais-je regretter ? Les cuisses chaudes de ma jeunesse, ma poitrine de jeune fille, ma cervelle d'oiseau ? Je n'étais qu'un oiseau, et le diable m'a prise.
BORTEK — Qu'il te reprenne encore, qu'il remplisse ton ventre de boue, de pourritures, de miasmes ! Retourne dans son sein ! Va jouir de sa puissance ! Mais cesse de me tourmenter !
MARIE-PIPI — Tu ne peux rien contre moi. Je peux tout contre toi.
BORTEK — Tu n'es qu'une mèramante ! Mèramante ! Mèramante ! Tu babilles, tu te plains, mais tu es creuse comme une barque. Va te faire charger ailleurs !
MARIE-PIPI — Tu es grossier, flasque, collant, adipeux, moite, vert, souillure, moisissure, boue, marais, crevure, inceste, inceste, inceste...
BORTEK — Je te dis que ce n'est pas ma fille. Sinon l'aimerais-je ?
MARIE-PIPI — Alors je te dis que tu es cocu !
RAMPLON — Sur ce sujet la loi est nette : le fruit de l'adultère doit être détruit, parce qu'il est impur.
BORTEK — Ce n'est pas ma fille et elle est pure comme l'eau que je bois. C'est la fille de sa mère et son père est un dieu.
MARIE-PIPI — Mais quel dieu, bougnat ! Quel dieu a consenti a fourrer sa sainte tige entre les cuisses de cette garce de Marie, la Marie que je fus ? Quel dieu, dis-moi !
BORTEK — Laisse parler ton cœur, mère de toutes les jalousies. Tu n'as pas été une mère et tu ne le seras jamais, même morte et oubliée. Tu parles de l'amour comme on parle du vin. Tu parles de la loi comme on parle de guerre. Tu parles, et tu ne sais pas ce que tu dis, parce que ta vie est un trou, un trou, le trou d'où je suis né, et je n'ai pas envie d'en rire comme en rirait le peuple s'il savait. Éloigne-toi de moi et de cette chambre dorée. On juge ce matin. Et mon juge est bien fatigué.
RAMPLON — Il y a de quoi ! J'ai du mal à suivre.
MARIE-PIPI — Je m'en vais. Mais je reviendrai. Je serai là au moment de te perdre. J'ai l'instrument. Je saurai m'en servir.
Elle sort.
BORTEK — Quel instrument ! De quel instrument parles-tu ? Reviens ici, vieille folle, reviens ! Il faut que je te parle. Il faut que je te dise la vérité. Ma vérité, et la tienne, toute la vérité !
RAMPLON — Seigneur, vous vous perdez.
BORTEK — Toute la vérité, je la dirai un jour. Il faudra m'écouter. Il n'y aura plus de loi.
RAMPLON — Pour ce qu'il en reste !
Musique et chants.
Entre Touma Folle qui tient en laisse un pauvre diable.
Un greffier amène le tabouret.
Ramplon est dans sa cage qui s'élève.
Entre Celia qui s'assoit près de son père.
BORTEK — Tiens ! Mon ministre de mon culte nous apporte de la chair à justice !
RAMPLON — Justement, nous en manquions.
L'ACCUSÉ — Comme ça tombe bien !
BORTEK — Juge Ramplon ! La religion te réclame, mais non pas pour prier, ce qui eut été plus juste, mais insuffisant. Nous avons rempli les églises de plus ou moins loyaux fidèles et infidèles. Il faut purger maintenant. Mon Administrateur des Purges et Ministre de mon Culte, je t'écoute. Parle très doux, car je ne voudrais pas te purger pour avoir encrassé les oreilles toutes vierges de ma tendre fille qui sera demain mon épouse.
TOUMA-FOLLE — Je bénirai cette union.
RAMPLON — On y mettra beaucoup d'huile parce que ça risque de coincer.
BORTEK — Que brailles-tu, juge Ramplon ? Tout ira bien. C'est la loi.
RAMPLON — C'est effectivement une question d'interprétation souveraine et je ne suis pas souverain. Qui le sera ?
BORTEK — Parle, évêque cramoisi ! Je t'ai donné des jambes dont je me prive, marche droit. Juge Ramplon !
RAMPLON — Ouais !
BORTEK — Ouvre le Manuel de la Loi, et fais-en de l'usage tant que la loi t'y autorise. Toi, pauvre diable, prends place sur le tabouret. C'est ton seul droit, tant qu'il ne s'en découvre pas de nouveaux. Au moins tu connaîtras de l'utilité du tabouret sur lequel on s'assoit pour être jugé, et du pal qui l'occupe et dont la dimension n'excède pas toutefois la hauteur de l'ampoule rectale. Afin, monsieur le pauvre, de boucher cet orifice ici béant, qu'il n'en sorte rien qui faillisse au devoir de réserve qui est le tien.
RAMPLON — Il y a de ces fils de diable !
BORTEK — De la sérénité, monsieur la misère, avant toute chose. Et sachez, si cela doit vous rasséréner, que les juges de ce monde ont le cul cousu, donc propre.
RAMPLON — Ce qui nous pose quelques problèmes, non pas qu'il soit propre, car c'est souhaitable. Notre derrière est propre à juger et c'est bien ce que l'on attend de nous. Alors si nos paroles ont un goût de tripailles, ne nous en étonnons donc point : nous avons le derrière cousu, pas la bouche. Si vous voyez ce que je veux dire, que je ne dirai pas, car les oreilles de cette jeune beauté n'ont pas encore été déflorées.
BORTEK — Elles le seront par moi-même si personne ne faillit à son devoir de réserve, ce qui se paiera au juste prix selon la hauteur de ma déception ou bien les largesses de ma satisfaction.
CELIA — Père, ne pensez pas au pire. Vous vous énervez pour peu de choses ces temps-ci !
BORTEK — C'est justement parce que tu n'es pas peu de chose. Je tiens à toi presque autant qu'à moi-même. J'en voudrais terriblement à celui qui oserait te déflorer. Ce qui m'incombe, je ne le partagerai avec personne d'autre que toi, ma chérie.
CELIA — Mon père, je t'aime tant. Tu feras ce que tu voudras.
RAMPLON — Si elle est consentante, la loi n'y voit pas d'inconvénient.
TOUMA-FOLLE — Je bénirai cette union.
BORTEK — C'est ça ! Prépare le goupillon pendant que je secoue le mien, car j'ai trop parlé, n'est-ce pas, ma chérie ?
CELIA — Tu ne parles jamais trop, mais je n'ai pas tout compris.
BORTEK — C'est heureux ? O ciel, voilà que ça me reprend !
Bortek répand son foutre.
TOUMA-FOLLE — Quel volcan du tonnerre, ce roi !
RAMPLON — Quelle outre, veux-tu dire ! Qu'on la fasse sortir, ou nous périrons dans le flot de sa jouissance.
BORTEK — Sacrédious ! ma fille, je t'ai assez vue. J'ai mon compte de regards.
CELIA — Je m'en vais, mon petit papa. Je te laisse aux dures obligations de ta charge. Je reviens tout à l'heure. Ne t'ennuie pas trop.
Elle sort.
BORTEK — M'ennuyer ? Avec toi, mon agneau, je ne crois pas m'ennuyer ni n'ennuyer personne. Ah ! juste vieillesse ! Je t'aime de me donner ce que je n'ai pas mérité. La mémoire me revient, et j'en suis tout heureux ! Je dégringole l'escalier en patins à roulettes ! Mais ce n'est pas l'objet qui nous occupe, je crois.
RAMPLON — Tes jouissances certes nous occupent tout entier, mais elles ne nous regardent pas.
BORTEK — Qu'a-t-il fait de si grave, ce bougre ?
TOUMA-FOLLE — Et bien, seigneur, ce bougre n'est pas si bougre que ça. Il écrit des livres, qu'on juge bons quand on a du jugement.
BORTEK — Et quand on n'a pas de jugement ?
TOUMA-FOLLE — On ne les aime pas.
BORTEK — Et qu'y a-t-il donc de si détestable dans ces livres ?
TOUMA-FOLLE — De bien mauvais écrits !
BORTEK — Mais quoi encore, s'ils sont si bons ?
TOUMA-FOLLE — Ils contiennent des choses qu'on a peine à croire.
BORTEK — Mais quoi encore, qu'il faille croire les yeux fermés, sans savoir à qui l'on a affaire, car c'est un inconnu.
TOUMA-FOLLE — Pas pour tout le monde.
BORTEK — Et qu'entend-il, ce monde, qu'il faut punir ?
TOUMA-FOLLE — Que le royaume est un foutoir, seigneur.
BORTEK — Un foutoir ?
TOUMA-FOLLE — J'en ai peur !
BORTEK — Mais encore...
TOUMA-FOLLE — Que son roi est un jean-foutre.
RAMPLON — Un jean-foutre, t.. r... e... oui ?
TOUMA-FOLLE — Et que ceci, et que cela...
BORTEK — Tant de choses en si peu de mots ! Voilà un monde qui sait exister avec art ! Et c'est écrit ?
TOUMA-FOLLE — C'est écrit là, seigneur.
BORTEK — Et c'est lisible ?
BORTEK — On le dirait bien, seigneur.
BORTEK — Et que dit la loi dans ce cas, juge Ramplon ?
RAMPLON — Je cherche, et je ne trouve pas. Je ne trouve rien à redire. On peut tout écrire, si j'en crois ce qui est écrit là !
BORTEK — C'est que je n'avais pas prévu qu'on écrivît des insanités sur ma personne et à mon propos ! Si je ne l'ai pas prévu, c'est que cela ne peut arriver, car je ne me trompe jamais. Donc, cet homme n'a rien écrit de coupable.
L'ACCUSÉ — J'affirme le contraire !
RAMPLON — Ton affirmation est sans fondement juridique.
L'ACCUSÉ — Il y a des fondements qui se passent de la loi.
RAMPLON — Ce serait injuste ! Ceci mérite la mort : c'est écrit !
BORTEK — Alors tuez-le !
On lui enfonce le couteau dans la gorge.
RAMPLON — Justice est faite !
TOUMA-FOLLE — C'est tout pour aujourd'hui.
RAMPLON — Le peuple est sage ces temps-ci.
BORTEK — Trop sage ! Faites une loi pour condamner la sagesse. Sinon tu deviendras paresseux, juge Ramplon !
Le tribunal se retire.
BORTEK — Bon sang ! Quelle folie ! Tout cela finira mal, avant même d'avoir fait le point. Il faut bien que je sache où j'en suis. Et je ne le sais pas. J'ai sans doute trop vécu. J'ai dépassé la limite au-delà de laquelle tout est possible, mais follement. Ou je n'ai rien dépassé du tout. Où est mon historiographe ? Parti avec ses minutes. Il ne laissera rien. Je suis là pour le perdre, entre autres perditions. Cette sève ! N'y pensons plus. Les affaires du royaume sont si compliquées ! Et ce peuple qui ne se révolte pas ! Il dure et endure. Je ne comprends pas. Quelle folie ! Je règne sur ce qui va finir sans révolte. Un procès peut-être. Ils me doivent bien ça. Un procès, de la belle matière pour un historiographe. Cette sève qui monte en moi ! Le peuple ne me comprendra pas. J'ai agi pour mon bien, alors forcément j'ai fait le mal. Cette sève !
Entre Celia.
CELIA — Mon papa, mon petit bout de papa. Tu parles tout seul ?
BORTEK — C'est ce qui arrive quand on vieillit.
CELIA — Alors c'est une bonne chose. On a l'air si stupide quand on parle tout seul. Mais c'est une bonne chose, puisque ça n'arrive pas tout de suite.
BORTEK — Et ça n'arrive pas à tout le monde.
CELIA — Qui vieillit le mieux ? Les princesses ou les filles de rien ?
BORTEK — Les princesses ne vieillissent pas.
CELIA — Quand elles parlent, c'est à quelqu'un. Qui est-ce ?
BORTEK — Un vieillard qui parle tout seul, par exemple. Ou bien une autre princesse. En aucun cas une fille de rien.
CELIA — Quelle conversation ! Moi, j'ai bien l'impression de ne parler qu'à toi.
BORTEK — Et cela te désole ? Tu me parles parce que tu m'aimes. C'est normal.
CELIA — Je ne suis pas tout à fait normale, tu le sais, mon petit papa.
BORTEK — Tu es la plus belle des princesses. Si belle que je t'ai choisie pour reine.
CELIA — Une reine doit avoir la tête sur les épaules.
BORTEK — Mais où est donc la tienne ?
CELIA — Elle regarde mon ventre. Je ne suis pas bien dans ma tête. J'ai un ventre qui me le dit. Écoute.
BORTEK — J'entends bien quelque chose. Qu'est-ce que cela peut être ?
CELIA — Tu n'y as rien oublié, dis, mon petit papa ?
BORTEK — Hum... pas que je sache, non. Mais tout s'éclaire !
CELIA — Il y a de la lumière dans mon ventre ?
BORTEK — Le fils de Bortek n'est pas le fils de Bortek ! C'est la règle. Montre-moi ton derrière.
CELIA — Que vois-tu ?
BORTEK — Rien. J'ai eu un petit peu peur. Mais rien ne s'est passé. Quelle douceur !
CELIA — Cela me fait du bien.
BORTEK — Je le pense, oui. Du bien, beaucoup de bien. Cette sève !
CELIA — Veux-tu le caresser encore ?
BORTEK — Non, cela suffit !
CELIA — Alors, je m'assois. Je suis un peu fatiguée. Je n'ai pas bien dormi cette nuit. Il y avait du bruit dans ta chambre.
BORTEK — Je n'étais pas dans ma chambre cette nuit. Quelqu'un l'aura occupée à dessein d'y faire du bruit.
CELIA — Ou pour m'empêcher de dormir !
BORTEK — Ah ! Si je le tenais, le sagouin qui vole le sommeil de ma fille !
CELIA — Le sommeil, je m'en moque. Mais je me plains de tant de rêves qui n'auront pas lieu. J'en pleurerais si je n'avais pas un si beau derrière.
BORTEK — C'est vrai qu'il est beau !
CELIA — Tu le caresses si bien !
BORTEK — Je dois être le seul à le caresser.
CELIA — À le bien caresser ou à le caresser tout court ?
BORTEK — Que veux-tu dire ?
CELIA — J'ai des propositions.
BORTEK — Des propositions ? Donne-moi le nom de ce marsouin !
CELIA — Je ne connais pas son nom. En tout cas, ce n'est pas sa main qui me caresse, non ce n'est pas sa main.
BORTEK — Si ce n'est sa main, c'est son pied.
CELIA — En quelque sorte, oui.
BORTEK — Si ce n'est son pied, c'est sa langue.
CELIA — Mieux que la langue, mon petit papa.
BORTEK — Je redoute le pire. S'agit-il de son bout de nez ?
CELIA — Tu as deviné, mon petit papa ! Tu devines tout.
BORTEK — Eh, oui, on ne peut rien me cacher. J'ai un petit doigt moi aussi, et quand il me parle, ce n'est pas forcément à l'oreille.
CELIA — S'il parle à ton nombril, c'est ton ventre qui écoute. Tout comme moi. Le petit doigt de la main gauche. Veux-tu que je te gratte derrière l'oreille ? Il aime ça lui aussi.
BORTEK — Ah ! il aime qu'on le gratte derrière l'oreille, ce renifleur !
CELIA — Il aime tant cela qu'il en éternue.
BORTEK — Par tous les saints, ma petite fille chérie ! Tu es complètement folle. C'est si triste, triste, triste !
CELIA — C'est moi toute cette tristesse, mon papa ? Veux-tu que je rie ? Veux-tu que j'imite le cri de la mouette ? Hip ! Hip ! Hip ! Ne bouche pas tes oreilles. Hip ! Hip ! Tout le monde rit quand je Hip ! Hip ! Hip ! Pourquoi ne ris-tu pas ? Tu es triste sans moi.
BORTEK — Oui, c'est cela. Sans toi, ma petite fille.
CELIA — Et qui est avec toi ?
BORTEK — Personne, personne ne m'attriste. Je vieillis, c'est tout. J'ai quelquefois envie de pleurer sans avoir de vraies raisons. Et je pleure pour pleurer.
CELIA — Moi, je ris pour rire, parce qu'au fond, ça ne m'amuse pas.
BORTEK — Tu ne vas pas pleurer ?
CELIA — Je pleure si tu pleures.
BORTEK — Je ne pleurerai pas alors.
CELIA — Ne te gêne pas Hip ! Hip ! Hip ! Hip !
BORTEK — Arrête ce jeu stupide ! Tu m'escagasses les oreilles !
CELIA — Pardon, je riais. Veux-tu caresser mon derrière ?
BORTEK — Mais ce n'est pas ton derrière, ça ! Le derrière, ce n'est pas ça. C'est autre chose et c'est défendu.
CELIA — Si c'est défendu c'est pour pleurer.
BORTEK — C'est vrai.
CELIA — Si tu pleures, c'est parce que c'est défendu.
BORTEK — Je ne pleure pas, mon petit, je t'embrasse.
CELIA — Aïe !
BORTEK — Qu'as-tu donc ?
CELIA — N'entends-tu pas mon ventre ?
BORTEK — Il ment comme il respire.
CELIA — Il y a quelque chose dedans.
BORTEK — Quelque chose qui te parle ?
CELIA — Oui. Très doucement. J'aime bien cette chose, tu sais ? Elle restera toujours, tu crois ? Non, pas toujours. Il faut bien que ça finisse. Ça finit aussi pour les princesses ?
BORTEK — Si ton ventre te parle, c'est que quelque chose va commencer. J'aimerais bien connaître le sagouin qui lui a défoncé le cul ! Sapristi ! Ce n'est pas moi, je le saurais. Ou alors sans le savoir. Puisque je le peux encore. Pas pour longtemps. Et pour du vent.
CELIA — Tu marmonnes, mon petit papa. Qu'est-ce qui te déplaît ?
Entre Marie-Pipi.
MARIE-PIPI — Rien ne lui sourit, en tout cas.
BORTEK — Que veux-tu encore ?
MARIE-PIPI — Que voudrais-je, sinon le mal que tu me fais ?
CELIA — Papa ne fait pas le mal !
MARIE-PIPI — Il le fait puisque je le dis.
CELIA — Tu mens !
MARIE-PIPI — C'est lui qui te l'a dit ?
BORTEK — Laisse-la et vide ton sac à vipères !
MARIE-PIPI — Les vipères que je te réserve ne sont pas encore nées. Ou bien, si mon oreille ne m'a pas trahie, c'est une vipère qui se meut dans le ventre de ta fille. Il paraît qu'elle a une belle voix. On l'entend de loin.
BORTEK — Vieille chose ! Si tu ne te tais pas...
MARIE-PIPI — ... je parlerai !
BORTEK — Tu ne diras rien sur ce sujet.
MARIE-PIPI — La vipère est naissante et je l'aime déjà. Sera-ce une fille ou un garçon ? Ta fille n'est pas ta fille et son fruit est ton fruit ou bien elle est ta fille et son fruit n'est pas le tien ou bien...
BORTEK — Tais-toi, épouvantail ! Veux-tu lui faire peur ?
CELIA — J'ai peur, mon papa, quelle vipère ?
BORTEK — Il n'y a pas de vipère.
MARIE-PIPI — Si, là, dans ton ventre.
BORTEK — Ce n'est pas une vipère.
CELIA — Qu'est-ce que c'est alors ?
BORTEK — C'est un prince, ou une princesse, qui sait ?
CELIA — Ce sera merveilleux, mon petit papa !
BORTEK — Il le faudra bien, sinon ça ferait des histoires. Et cette peau de vessie s'en délecterait. Crapaud immonde !
CELIA — Mais, mon papa...
BORTEK — Oui, mon petit ?
CELIA — Qui l'a mis dedans ?
BORTEK — Qui qui dedans quoi ?
CELIA — Le prince dans mon ventre ?
MARIE-PIPI — Ou la princesse...
CELIA — Ou la princesse dans mon ventre ?
BORTEK — Personne ne l'a mis dedans. C'est venu comme ça.
CELIA — De par ci ou de par là !
BORTEK — De n'importe où.
MARIE-PIPI — Si tu soulèves un peu sa robe, petite princesse, tu verras d'où te viennent ces prodigalités.
CELIA — Sous ta robe ?
BORTEK — Il n'y a rien sous ma robe !
MARIE-PIPI — Si !
BORTEK — ?
CELIA — Il y a toi !
BORTEK — Bien sûr, chérie. Personne d'autre.
CELIA — Ce n'est pas comme moi.
BORTEK — Comment cela : comme toi !
CELIA — Je ne suis pas seule sous ma robe.
BORTEK — Eh non ! Tu n'es plus seule désormais. Mais ça ne durera pas.
CELIA — Tu vois bien que ça finira un jour !
BORTEK — Mais non ! Ce jour-là, tout commence. C'est comme ça pour toutes les mères du monde.
CELIA — Les mères ? Tu veux dire les pères ?
BORTEK — Oui, les pères comme moi, les mères comme toi.
CELIA — Et les petits princes qui vont tout nus !
BORTEK — En attendant d'aller se rhabiller.
CELIA — Je ne les casserai pas.
BORTEK — Je te le demande.
CELIA — Et je ne les jetterai pas du haut de la tour, comme mes souliers.
BORTEK — C'est parce que tes souliers n'ont pas de cœur.
CELIA — Ils sentent mauvais. Mes pieds aussi. Mais je ne peux pas jeter mes pieds sans me jeter moi-même ! Ah ! Ah ! Ah !
BORTEK — Quelquefois je me demande si elle ne simule pas la folie. Voilà qu'elle rit à présent. Elle a un air de folie !
MARIE-PIPI — Elle est grosse, et ça ne te soucie pas ?
BORTEK — Elle est très grosse, et j'ai beaucoup de soucis. Ah ! si elle pouvait se taire. Mais tais-toi donc ma fille ! Tu me rendras fou !
CELIA — Mais c'est qu'il me chatouille si fort ! Je n'en puis plus.
BORTEK — Il te chatouille ! Mais qui te chatouille quoi comment pourquoi !
CELIA — Pourquoi ? Parce qu'il m'aime ! Comment ? Avec le bout de son nez ! Quoi ? Mon derrière, pardi ! Qui ?
MARIE-PIPI — Oui, qui ?
BORTEK — Mais qui, nom d'une pipe !
CELIA — Qui ? Personne.
BORTEK — Tu me caches quelque chose, ma fille.
CELIA — Si je cache quelque chose, c'est que je ne savais pas. Tu vas me faire pleurer, mon papa.
BORTEK — Je ne le veux pas.
CELIA — Si je pleure, c'est le cri du marsouin Hoc ! Hoc ! Hoc ! Hoc !
BORTEK — Arrête ! Je préfère le cri de la mouette !
CELIA — Hip ! Hip ! Hip ! Hip !
BORTEK — Ma pauvre tête en papier mâché ! Ne pourrais-tu une fois imiter le silence !
CELIA — Si fait, mon papa.
BORTEK — Voilà qui est mieux. Alors, qui ?
Silence.
BORTEK — Mais qui ? Je t'écoute. Qui ? Vas-tu parler, nom d'un créneau publicitaire ! Vas-tu parler que j'entende ce que je dois entendre ?
CELIA — Tu ne sais pas ce que tu veux, mon papa. Le silence ne te dit rien ?
BORTEK — C'est le moins qu'on puisse dire. À part le silence, le cri de la mouette et celui du marsouin, que sais-tu imiter, ma chérie ?
CELIA — Le crapaud en chaleur.
BORTEK — Non.
CELIA — L'éléphant qui a froid.
BORTEK — Non. Pas l'éléphant.
CELIA — Le chat qui pète. La mule qui dit non. Le rastaquouère qui rastaquouère. Le chameau qui déserte. La toupie qui s'oublie...
BORTEK — Et la petite fille ?
CELIA — Elle fait pipi.
BORTEK — Elle ne dit rien ?
CELIA — Elle ne dit rien. Elle fait pipi.
Ramplon sort de la robe de Célia.
RAMPLON — Ah ! pas ça ! Je veux bien lui faire des enfants en lui fourrant le bout de mon nez dans son derrière, même si le règlement l'interdit ! Mais qu'elle me pisse dessus, alors là, non !
BORTEK — Juge Ramplon ! Nom d'un boulet de canon ! C'est dans une cage que je vous ai enfermé, pas dans la culotte de ma fille !
RAMPLON — Il y a une explication, seigneur !
BORTEK — Et je la connais.
RAMPLON — Non, seigneur ! Sauf le respect que je vous dois, cette explication n'est pas la bonne.
BORTEK — Qu'est-ce que je disais ?
RAMPLON — Je veux dire que ce n'est pas ce que je veux dire et que ce que vous voulez dire ne veut pas dire...
BORTEK — Tu bafouilles, tu t'enfonces, tu dégénères, tu vas mourir !
RAMPLON — Seigneur, non ! Écoutez-moi !
BORTEK — Je ne veux rien écouter. Je me suis rendu compte.
RAMPLON — Ce n'est pas du tout ce qui devait arriver.
BORTEK — Parce que tu as les clés du destin, toi ?
RAMPLON — En quelque sorte, seigneur.
BORTEK — Et de quelle sorte de quelque sorte s'agit-il ?
RAMPLON — En principe, ce qui doit arriver arrive et rien n'arrive qui n'a été prévu et c'est ce qui n'arrive pas.
BORTEK — Ce qui t'arrive est le pire qui puisse arriver à un homme.
RAMPLON — Que cela soit la pire des choses, seigneur, je le redoute. Mais je suis de bonne foi. Quelqu'un a triché à ma place.
BORTEK — Bien entendu. Où avais-je la tête ? Toi tu avais la tienne dans le derrière de ma fille, la mienne était sur mes épaules, ce tas de boue se tenait debout sur la tête, ma tendre fille me faisait la tête et son foutu rejeton se payait la mienne. Un couteau ! Sacré nom d'un chapeau à larges bords ! Qu'on m'apporte un couteau !
MARIE-PIPI — Le couteau de Bortek ! La vérité va couler !
BORTEK — En tout cas je vais produire de l'éclairage, car on n'y voit plus grand'chose. Il est temps.
RAMPLON — Je t'écoute, ô grand maître !
BORTEK — Observe le ventre bombé de ma petite fille.
RAMPLON — Il est tout plat !
BORTEK — Il est plat, c'est-à-dire qu'il n'est plus bombé. En fait, il a toujours été vide. Simplement, tu t'y accrochais et l'illusion était parfaite. Il n'y a ni prince ni princesse là-dedans.
CELIA — Pas de prince ?
BORTEK — Rien de tel, ma petite !
CELIA — Pas de princesse ?
BORTEK — Non plus !
CELIA — Alors plus de ventre ?
BORTEK — On ne peut pas vivre sans !
CELIA — Alors pas de tête !
BORTEK — Tu l'as déjà perdue !
CELIA — Pas de fille à papa !
BORTEK — Voilà où j'en venais !
Il tue Célia d'un coup de son fort couteau magique.
RAMPLON — Horreur ! Il a tué sa chair ! Il est fou ! Qu'on l'arrête !
BORTEK — Mais enfin, juge Ramplon, songes-tu à ce que tu dis ?
RAMPLON — Ce n'était pas prévu ça non plus !
BORTEK — Et qu'est-ce qui était prévu ?
RAMPLON — Il était prévu un tas de choses dont je n'ai pas idée. Mais qu'allais-je faire dans les robes de cette garce qui a voulu me pisser dessus !
MARIE-PIPI — Elle pisse le sang maintenant !
RAMPLON — Est-elle morte au moins ? Il faut s'en assurer. Il n'y a pas de crime parfait si la mort n'est pas parfaite.
MARIE-PIPI — C'est la fin, Bortek !
BORTEK — Tais-toi, vieille pie !
MARIE-PIPI — Il faut que tout s'achève. Tu as tué celle que le peuple chérissait. Il t'a tout pardonné pour ses beaux yeux. Il va tout te faire payer maintenant.
RAMPLON — C'est vrai, seigneur. Il y a une justice !
BORTEK — Il y a une justice ? Et c'est toi qui me l'apprends. Ne m'as-tu pas enseigné le contraire ?
RAMPLON — Tu as voulu me perdre. J'ai gagné comme j'ai pu.
BORTEK — Tu m'as trahi !
RAMPLON — Je n'en ai pas honte. Tu es une ordure de Dieu.
Marie-Pipi sort.
BORTEK — Juge Ramplon ! Juge Ramplon ! Vois où nous en sommes !
RAMPLON — C'est une histoire qui s'achève.
BORTEK — Et c'est toi qui as tout écrit, du début à la fin tu m'as abusé ! Au moins c'est une bonne histoire.
RAMPLON — Le peuple l'aimera.
BORTEK — Méfie-toi du peuple.
RAMPLON — Il aimera mon histoire et il te haïra.
BORTEK — Méfie-toi. Tes yeux ne sont pas faits pour voir.
RAMPLON — Je vois ce que je vois. Tu es perdu.
Marie-Pipi entre avec le peuple.
MARIE-PIPI — Il a tué l'objet de notre amour. Il ne mérite pas notre pitié.
Bortek les brave.
BORTEK — Ta pitié ! Peuple, laisse-moi rire et implore la mienne.
Le peuple recule.
MARIE-PIPI — Ne l'écoutez pas ! Sa voix est celle du démon. Regardez ce qu'il a fait de votre avenir. Trempe tes mains dans ce sang, il est pur !
BORTEK — Rien n'est pur ici-bas !
MARIE-PIPI — Elle était pure.
BORTEK — Elle n'avait pas de raison !
MARIE-PIPI — Pure comme son regard.
PEUPLE — Elle t'a rendu fou !
RAMPLON — Oui, fou, fou d'amour, fou d'amour et fou de haine. Fou de vivre dans ce monde de fous, et voilà, tu as tué ce que le peuple aimait le plus, tu as tué ce que l'amour m'a inspiré de plus pur. Tu as tué le temps, Bortek, tué le temps !
Il prend le couteau.
RAMPLON — Pas besoin de le juger. Il n'y a qu'à l'étriper ici même. J'ai faim de sa chair, soif de son sang, barbouillons-nous dans sa flaque !
Il blesse Bortek qui saigne.
RAMPLON — Regardez ce sang ! Ce n'est pas le sang d'un dieu. C'est le sang d'un tyran, d'un fou qui a tué père et mère et femme et enfant. Il a signé son arrêt de mort aujourd'hui. Ce n'est pas dieu. Regarde, il titube, il s'effondre. À genoux, tyran ! Baise la terre que tu as souillée. Il ne te sera rien pardonné. Tu mourras comme un chien.
PEUPLE — Arrêtez cet homme !
— Tuez ce faux dieu !
— Faites-le taire !
— Enchaînez-le !
— N'écoutez pas ses maudites paroles !
— Il ne nous conduira pas en enfer !
— Piétinez-le !
— Il a souillé l'honneur de notre patrie !
— Il a usurpé la puissance qui nous était due !
— Il a condamné vos pères, vos frères, vos mères sans doute !
— Il a assassiné les siens !
— Il n'a jugé que pour se sauver !
Bortek et Ramplon se battent par terre.
Le sergent entre.
TOUMA-FOLLE — Mais bon sang ! Que se passe-t-il ici ?
MARIE-PIPI — Nos dieux sont en colère, je crois.
TOUMA-FOLLE — Ils se battent pour notre bien, je crois.
MARIE-PIPI — Ils ne gagneront pas, je crois.
TOUMA-FOLLE — Croyez ce que vous voulez ! Arrêtez-moi ces garnements !
On emmène Bortek et Ramplon.
Le peuple sort en slogan.
TOUMA-FOLLE — Que fais-tu là, vieille relique ? Tu me reluques ?
MARIE-PIPI — Tu es un bel homme.
TOUMA-FOLLE — Tu n'es pas une belle femme.
MARIE-PIPI — Je l'ai été.
TOUMA-FOLLE — Mais c'est vieux. Va-t’en. J'ai à faire.
MARIE-PIPI — Vas-tu t'asseoir sur le trône ?
TOUMA-FOLLE — Le moment est favorable. Mais les sergents ne font pas de bons monarques.
MARIE-PIPI — À ta place, je réfléchirais.
TOUMA-FOLLE — Je te promets de réfléchir.
MARIE-PIPI — Ne tarde pas. Il faut battre le fer quand il est chaud.
TOUMA-FOLLE — Le rôle de la reine ne te déplairait pas, je crois.
MARIE-PIPI — Celui de roi t'irait tout juste.
TOUMA-FOLLE — Dommage que tu sois laide.
MARIE-PIPI — Dommage que tu sois si beau !
Rideau
Septième tableau
Trois croix sont dressées. Les deux extrêmes sont « occupés », à gauche par Bortek, à droite par Ramplon. Celle du milieu est vide. Touma Folle et ses légionnaires jouent aux dés. Des gens du peuple discutent. Le crâne de Marie-Pipi est suspendu en collier au cou de Bortek. Son spectre, côté cour, observe la scène. Elle tient dans sa main une couronne somptueuse que Touma Folle reluque entre deux coups de dés.
RAMPLON — Je n'ai pas mérité ça ! Vous, vous vous en sortirez. Au fait, à quel jeu jouez-vous ? Avec quelle jubilation s'abouche votre démence ? Êtes-vous là pour moi ?
BORTEK — Je vous avais promis d'accompagner vos derniers instants. Je tiens toujours mes promesses. Et puis, ce m'est une obligation.
RAMPLON — Je vous résisterai. Je m'en sens la force.
BORTEK — Vos forces déclineront. Vous résisterez moins. Ce qui me laisse une chance.
RAMPLON — Et pourquoi cette croix vide ?
BORTEK — Ça, c'est le coup de théâtre final.
RAMPLON — On y crucifiera quelqu'un en temps voulu, n'est-ce pas ? Le pauvre homme, je suppose. À moins que vous n'ayez prévu du renfort, au cas où votre seule présence ne suffirait pas pour vous mélanger à mon âme.
BORTEK — Nous verrons bien ce que c'est. Il n'y a pas de certitude en ce bas monde. Existerais-je d'ailleurs si tu ne doutais pas ? Je pourrais disparaître si tu cessais de douter, car je suis éphémère quelquefois.
RAMPLON — Je n'aime pas cette perche que tu me tends. Tu mens comme tu respires. Je fais confiance à Dieu.
BORTEK — Il n'est pas toujours au rendez-vous.
RAMPLON — Il le sera pour moi.
BORTEK — Tel est ton désir. Mais rien n'est moins sûr.
RAMPLON — Je le veux de toutes mes forces.
BORTEK — Tu le veux selon tes forces. Et elles s'amenuisent comme neige au soleil. Tu le voudras moins quand la mort se fera plus pressante. Tu trembleras devant son impatience. Mais moi... je suis patient.
RAMPLON — Puisque tu ne meurs pas, pardi ! Comment pourrais-tu manquer de patience ?
BORTEK — Ton esprit s'augmente dans la connaissance des choses de ce monde, je vois.
RAMPLON — Je ne voudrais parler qu'avec le cœur. Il est mon salut.
BORTEK — Il est ma chaumière, mon âtre. J'y consume de fatales destinées. Tu devrais le savoir. Je suis même capable d'amour.
RAMPLON — D'amour, toi !
BORTEK — Tais-toi, puceau ! N'as-tu jamais connu une femme digne de ce nom !
RAMPLON — Une putain délurée !
BORTEK — N'insulte pas sa mémoire. Ce talisman pourrait bien te... Nous ne parlons pas de la même sorte d'amour, je crois.
RAMPLON — Tu parles de baiser et moi d'éternité.
BORTEK — Tu n'auras rien fait pour peupler le monde. Cela te sera reproché.
RAMPLON — Chacun son magistère. Le mien consiste à être juste.
BORTEK — Ou à le paraître quand la politique s'en mêle.
RAMPLON — Que sais-tu des choses de la politique ?
BORTEK — Tout.
RAMPLON — Je me suis commis quelquefois, mais je le confesse.
BORTEK — Je le confesse moi aussi.
Le sergent (Touma Folle) se lève.
TOUMA-FOLLE — Vous êtes bien bavards tous les deux. Ne souffrez-vous donc pas assez ? Si parler vous soulage, je me charge de vous faire taire.
BORTEK — As-tu peur d'entendre ce que nous disons ?
TOUMA-FOLLE — Je dis que vous ne méritez pas que les mots soulagent votre douleur.
RAMPLON — Ils ne les soulagent pas. Ma douleur empire.
TOUMA-FOLLE — Alors c'est que tu veux mourir vite.
RAMPLON — Mais je mourrai lentement.
TOUMA-FOLLE — En tout cas, tu as la mort que tu mérites.
Bortek et Ramplon poussent des râles.
Touma Folle se rassoit parmi ses compagnons.
LES GARDES — Quelque chose n'aura pas lieu, c'est sûr.
— Un de plus un de moins, quelle importance ?
— Une grâce de dernière heure, sans doute.
— Quelqu'un s'est ravisé.
— Pas toujours facile de prouver son innocence par les temps qui courent.
— On meurt souvent au supplice sans avoir rien fait de mal.
— C'est une sale façon de mourir.
— On ne meurt pas proprement.
— En tout cas, celui-là l'aura échappé belle.
— À moins que ce ne soit partie remise.
— Il se balance peut-être au bout d'une corde, à cette heure.
— S'il me fallait choisir, c'est la corde que je choisirais.
— S'il a eu le choix, il a bien fait.
— S'il est libre, Dieu le garde.
— Il a tout de même dû passer un sale moment.
— Qu'est-ce que ça change, deux, trois ? La mort d'un homme n'est rien en un temps comme le nôtre, où l'on meurt beaucoup, coupable ou innocent, où l'on vit misérable, et où l'on naît sans espoir.
— Tu ferais mieux de ne pas trop afficher ton pessimisme.
— Entre nous, il n'y a pas de secret.
— Garde tes secrets pour toi ! Je n'en veux rien savoir.
— Il nous faudrait cesser toute conversation. Difficile de ne pas parler.
— Mieux vaut parler d'autre chose.
— Si c'était permis, nous boirions un coup. Ça, on peut le faire ensemble.
— On peut peloter la même fille, et mordre dans le même jambon, boire à la même bouteille et viser le même adversaire. Il y a un tas de choses qu'on peut faire ensemble. Mais quand il s'agit de ce que les hommes endurent, ce qui nous rassemble peut aussi nous coûter la vie. Nous ne sommes pas payés pour la perdre de cette manière.
— Ton bon sens me rassure, camarade. Je bois le même verre que toi.
Touma Folle regarde Bortek.
TOUMA-FOLLE — Celui-là a de la santé, il semble. (à Bortek) Tu ne te meurs donc point ?
BORTEK — Bah ! du mal à respirer maintenant. Cette suffocation doit être pire que l'étreinte de la corde. C'est ce que je pense, quoique je n'ai jamais goûté à la corde.
TOUMA-FOLLE — Tu te raccroches trop à ce qui te reste de vie, et c'est bien inutile. Maintenant, c'est toi qui te tortures. Tu ferais bien de t'évanouir. Cela finira de toute manière.
BORTEK — Je me comprendrais si ces derniers moments étaient savoureux, mais je n'en savoure pas moins l'amer écoulement.
TOUMA-FOLLE — Moi, je préférerais une flèche en plein cœur.
BORTEK — Tu y auras droit si tu fais ton métier. Moi, j'ai fait le mien. J'ai la mort qu'il suppose.
TOUMA-FOLLE — Ton compagnon est moins loquace. Il n'en a plus pour longtemps. Il aura droit au sommeil avant d'étouffer.
BORTEK — J'envie son sort, mais, n'est-ce pas, chacun le sien.
TOUMA-FOLLE — Tu payes plus que lui, peut-être parce que ton mal est plus grand que le sien.
BORTEK — Comme tu disais, cela me fait du bien de parler. Je souffre beaucoup moins.
TOUMA-FOLLE — Tu ne souffriras plus longtemps.
BORTEK — Ah ! je sens un cri croître dans mon ventre !
TOUMA-FOLLE — Quand tu le sentiras croître dans ta tête, ce sera fini.
Bortek pousse un hurlement.
Ramplon revient à lui.
RAMPLON — Fumier ! J'étais si bien. Tu me ramènes à la douleur ! Ce cri semblait sortir de ma propre bouche. Mon Dieu ! Je n'ai jamais eu aussi peur.
BORTEK — Je ne te quitterai pas. Je te l'ai promis. Cette fois, j'ai bien cru que tu m'avais échappé.
RAMPLON — Je crois que je n'en étais pas loin, en effet.
BORTEK — Et bien, rendors-toi. Nous verrons bien si je pourrai encore te réveiller.
RAMPLON — Infâme sorcier ! J'ai compris, maintenant. Je vais prier.
BORTEK — Prier ? Quelle douleur t'y aiderait ?
RAMPLON — Tu pourras crier de tout ton saoul.
BORTEK — Tu ne m'écouteras donc point ?
RAMPLON — Je t'entendrai, mais ce sera bien ta voix qui entrera dans mes oreilles, et non le souvenir de la mienne. Tu ponctueras mes versets, de cette manière, jusqu'au point final qui me séparera à jamais de ta maudite influence.
BORTEK — Tu grandis dans l'intelligence des choses de ce monde et tu impressionnes mon cœur de cette manière.
RAMPLON — Je t'écoute, mais je ne te crois pas. Je veux tout écouter de toi. Jusqu'au dernier mot qu'il me sera permis d'entendre. Je veux les épeler avec toi, en égrener toutes les sonorités, mais que leur sens ne me pénètre pas, c'est tout ce que je demande.
BORTEK — Tu demandes trop à tes oreilles. Il faut avoir beaucoup vécu pour exiger tant de ses oreilles. Et ta vie n'est pas un exemple de droiture. Le dernier mot, son sens te frappera l'esprit, et tu sauras alors que tout est perdu pour toi.
RAMPLON — Parle, parle, parle !
[…]
Mon père s'amena en titubant entre les tables. Il exhaussa la bouteille :
— Ça y est ! dit-il. Ils nous ont foutu une bonne guerre entre les jambes. C'est pour ta génération Thomas.
Il était complètement paf, aussi j'ai pensé que c'était là une de ses plaisanteries de mauvais goût, et j'ai haussé les épaules en écartant les verres de la main sur le comptoir où la fille tambourinait.
— Une bonne guerre, fit mon père. Une partie d'injustice, une partie de haine, et une partie de laideur. Un tas de jeunes cons, pas mal de putains, et beaucoup de vieux tocards pour applaudir aux mutilations et qu'on décore pour ça.
— Ça va, fis-je. De toute façon, je n'irai pas. Ce n'est pas que je tienne à la vie...
— Ta gueule, mon fils bien-aimé, dit mon père en me tapant sur l'épaule. Je ne veux pas croire que tu es un lâche. Mon Dieu, faites que mon fils ne soit pas un lâche. Qu'il soit pécheur, il n'est guère possible d'aller contre, mais surtout pas un lâche, Seigneur, pas la lâcheté pour un fils que j'ai eu tant de mal à mettre au monde.
— Tu parles trop, papa, fit la putain.
Mon père éclata de rire.
— Qu'est-ce que tu crois, foutue garce ? Tu iras en enfer comme tout le monde.
— Ya un tas de saints sur terre qu'iront au paradis.
— Certes, mais surtout pas les tiens.
Ce n'est pas l'envie qui me manquait de me tirer de ce foutu endroit, mais vu l'état de mon père, je ne pouvais pas faire mieux que de rester, pour le ramener à la maison quand il me le demanderait. Je le regardais tenter de remplir un verre, et cela lui prit beaucoup de temps, et si la fille ne l'avait pas aidé, je crois qu'il aurait vidé tout le contenu de la bouteille sur la table. Elle avait l'air d'aimer ça, et je lui en voulais terriblement de se faire passer pour ma mère, et le tas d'ivrognes qui nous entouraient croyaient que c'était là mes parents, mais je ne fis rien pour les détromper. Peut-être que ça me plaisait à moi aussi, de parler trop. Mon père, après avoir vidé le verre, me prit la main et me regarda d'un air compassé.
— Foutue guerre ! dit-il. Je crois que c'est une foutue guerre. Et peut-être que tu y passeras.
— Je ne crois pas, dis-je.
— Sûr que tu y passeras, dit mon père, et la colère le rendait tout rouge, sûr que tu y passeras, et ils finiront par insulter notre nom sur la place publique.
— Ils feront ce qu'ils voudront. Tu sais, une fois mort... je ne vois pas...
— Moi je vois, dit mon père. Je vois que tout ce qu'ils pourront te donner comme baptême, c'est la mort d'un tas de jeunes cons de ton espèce. Voilà comment ils te baptiseront, ces enculés !
Il se leva soudain, et la colère lui avait arraché des larmes, et il menaça le plafond de son poing serré et blanc tellement il le serrait. Moi j'avais mal de le voir dans cet état, parce que l'alcool seul l'y poussait, et j'aurais préféré plus de sincérité. Et mon père, que personne n'avait écouté, se rassit, abattu, et il me regardait avec des yeux qu'il avait du mal à garder ouverts. On aurait mieux fait de rentrer à ce moment-là, sûr qu'on aurait mieux fait de rentrer, mais il est plus têtu qu'une mule, et je n'ai même pas essayé de le convaincre que c'était le moment ou jamais de se tirer sans laisser de traces. Et il me regardait, répétant que leur foutu baptême n'en était pas un, et qu'une pareille tromperie nous mènerait tout droit en enfer.
— Ce sera un beau carnage, dis-je.
J'avais dit cela assez fermement pour qu'on craignît d'y répondre et surtout d'en rajouter. Mon père hocha la tête, et il me dit que j'étais le gars le plus sensé du monde et que si on laissait la parole à des types dans mon genre plutôt qu'aux tas de fripouilles qui vendent la leur, cette guerre n'aurait pas eu lieu, et toute une génération serait sauvée, ce qui serait la plus grande fierté des types de sa génération à lui. Je répondis qu'elle avait beau être ma mère, et que ce tas d'ivrognes avait beau le croire, même qu'ils étaient prêts à le jurer sur ce qu'ils avaient de plus cher au monde, elle y passerait comme les autres, parce que si quelque chose était la meilleure armure pour supporter les calamités de la guerre, c'était bien la luxure, dans un corps de femme, dans n'importe quel corps et n'importe quelle femme, pourvu qu'elle soit aussi vivante que je le suis. Mon père s'enchanta de mes paroles et, après avoir administré une série de claques sur le dos de la fille, lui ordonna de satisfaire mon désir, qui était le désir, à respecter et honorer sur-le-champ, sous peine d'un châtiment exemplaire, d'un homme, encore jeune certes mais capable de tirer et de rester vivant, qui allait dès demain charger son fusil avec une semence qu'on n'éprouve aucun plaisir à tirer soi-même parce qu'on est forcé de le faire.
— Cette chose-là, ma vieille, dit mon père, personne ne te force à le faire. Alors ouvre tes cuisses, et ferme les yeux si tu le veux.
Je redescendis seul de la chambre. Elle s'était mise à pleurer de tout son saoul, et je n'avais aucune raison de la consoler. Alors je suis redescendu seul, et j'ai regagné la table où mon père luttait contre le sommeil. Il me lâcha un sourire complice.
— Je suppose que tu as faim, dit-il. Regarde ce que j'ai demandé qu'on te prépare. Je reluquai la table.
— Bon sang ! dit mon père. Cale-toi bien, on va s'en mettre plein la lampe. Tu permets que je t'accompagne ?
C'était un surtout de forme ronde, portant rangés en cercle les douze signes du zodiaque. Et au-dessus de chacun d'eux, l'architecte avait placé un met correspondant. Le Bélier était surmonté de pois chiches cornus ; le Taureau d'une pièce de bœuf ; les Gémeaux, de testicules et de rognons ; l'Écrevisse, d'une couronne ; le Lion, d'une figure d'Afrique ; la Vierge, de la vulve d'une jeune truie ; la Balance, d'un peson dont l'un des plateaux contenait une tourte, et l'autre un gâteau ; le Scorpion d'un petit poisson de mer ; le Sagittaire, d'un corbeau ; le Capricorne, d'une langouste ; le Verseau, d'une oie ; les Poissons, de deux surmulets ; au centre, UNE MOTTE DE TERRE DÉTACHÉE AVEC SON GAZON SOUTENAIT UN RAYON DE MIEL.
— Si tu m'en crois, dit mon père, mangeons. C'est la loi du repas.
Cette fois, je n'étais pas loin de ressembler à mon père. La beuverie avait fait de nous deux frères, ou deux gouttes d'eau. Je m'affalai sur un canapé.
— Eh ! bien, mon fils, dit mon père. Te voilà bien arrangé ! Je n'y suis pas pour rien.
— Oh ! fis-je. Tu n'as rien à te reprocher. Je me sens parfaitement bien. Je crois que je ne me suis jamais senti aussi bien.
— Avec ce qu'ils te paieront, sûr que tu ne pourras pas t'offrir de tels repas.
— Je me souviendrai de celui-là chaque fois que leur maudit rata me soulèvera le cœur.
— Ainsi, j'ai fait une bonne action.
— Tu peux le croire, oui.
— Je ne suis pas avare de ce genre de chose.
— Y a-t-il quelque chose dont je suis avare ?
— Pas que je sache, non. Mais avec ce qu'ils te paieront, tu pourras juger de l'avarice de chacun sur de bonnes bases.
— Ainsi, la guerre a du bon, dis-je.
Mais je ne croyais pas un mot de ce que je disais. Depuis un bon moment, nous ne parlons plus. Puis mon père me prend la main et dit :
— Tu reviendras ? Je le regarde.
— Si je ne suis pas tué, oui, dis-je.
— Dans ce cas, je préférerais que tu reviennes.
— Tu peux compter sur moi. Revenir. Après quoi ? Ah ! oui. Après la guerre. Peut-être que ce ne sera pas facile. J'ignore pourquoi, mais je crois que ce ne sera pas facile de revenir.
— Tu es tout ce que j'aime au monde, dit mon père.
— C'est la première fois que tu me dis ça.
— Une mère le dirait à son fils.
— Je reviendrai, te dis-je.
— Si tu n'es pas tué, oui, dit mon père.
Il retourna s'asseoir à la table. Je ne voyais que son dos immense. Je savais qu'il pleurait, et j'en avais terriblement envie moi-même. Maintenant, il a mis son bras sur mes épaules, et il dit que c'est le dernier verre, et je propose qu'on reste encore un peu. Mais j'avais tort. On n'aurait pas dû rester. Mais est-ce que je pouvais savoir qu'il était trop tard maintenant pour s'en aller ? Peut-être aurais-je forcé le sort si je l'avais su. Et mon père répétait que c'était un infâme gaspillage. Dieu ne saurait nous pardonner cette destruction qui n'avait pas de prix pour la plupart d'entre nous mais qui allait coûter sacrément cher à quelques-uns qui attendraient longtemps que leur fils s'en revînt de la guerre quand il avait élu domicile dans une tombe ou dans une autre famille. La fille était revenue s'asseoir à notre table.
— J'ai dormi, dit-elle. Elle se mit à peigner son abondante chevelure noire.
— Vous me rasez avec votre guerre, dit-elle. Mon père haussa les épaules.
— Vous êtes-vous jamais regardés quand vous êtes en colère ? Je suppose que non. Vous piquez une bonne colère, et cela n'est pas suffisant à vos yeux pour jeter un regard dans le miroir. Je me demande même si vous ne cherchez pas à oublier, parce que vous soupçonnez votre médiocrité ! Eh ! bien moi je vous vois quand vous la piquez, votre colère. Et je la sens bigrement passer. Mais ce ne serait que les coups. Si vous voyiez votre gueule quand ça vous arrive, si vous voyiez l'horreur, ma propre horreur dans vos gueules tordues par toutes les insanités qui vous passent par la tête à ce moment-là ! Vous regarderiez-vous si je vous le demandais ? Je veux croire que non. Vous n'oseriez pas. Vous avez trop peur de la peur qui vous sourirait devant votre infernale apparence, et vous briseriez le miroir en l'accusant de je ne sais quels maux infâmes qui m'échoiraient comme de juste hein ? papa hein fiston comme de juste et ça ne vous inspire pas la colère ce vieux corps que vous avez pourri à force d'y passer vos nuits blanches et vous n'avez pas honte et vous n'osez pas me regarder dans ma douleur rien que mon cul qui vous fait bander et le jour où vous n'avez plus assez de sang pour bander vous me brûlerez sur la place publique parce que je suis une morte vivante qui vous suce le sang dans votre sommeil. Ou bien vous voilà moroses comme deux arbres desséchés. Et qui pourra vous contenter maintenant ? je vous le demande. Qui pourra contenter les deux rejetons que je dois entretenir à grands frais ? Et qui pourra pour toute la force que j'ai dépensée à essayer de vous distraire de cette saloperie d'immobilité dont rien ne semble pouvoir vous tirer. Ainsi, il ne pousse rien sur vos branches, quoiqu'aucune fille ne soit plus belle que moi. Un tas de types s'y dessaleraient aussi souvent que possible si vous ne me preniez pas tout mon temps à rester là, tristes parce que vous êtes sans fin, tristes parce que vous n'avez rien à gagner de cette tristesse, tristes parce que vous vous savez foutus d'avance. En quoi ça me regarderait-il que vous creviez et que personne ne songe à vous coucher sous terre ? Mais il faut que je supporte votre morosité, parce que je suis la mère ou la fille ou la sœur ou la putain, la défroquée, la sainte, la sorcière ou je ne sais trop quelle abstraction de ce genre. Non mais regardez-moi, touchez-moi, faites-moi signe au lieu de rester plantés là à vous tirer les larmes du cœur ! Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous ? N'y a-t-il rien qui puisse vous tirer de cette maudite langueur infernale ? Répondez-moi ! Dites au moins un mot qui me mette sur la voie d'une attitude, d'une parole, de n'importe quoi qui vous arrache un sourire malgré vous, oui, vous entendez, malgré vous ! malgré vous !
Après ces paroles qui nous secouèrent salement, la fille éclata en sanglots mais mon père me fit signe qu'il en avait assez vu pour cette nuit, et je me levai, les oreilles torturées par les petits cris que la fille tentait de retenir dans son poing qu'elle maintenait serré entre ses lèvres. Mon père me prit par le bras, et nous sortîmes, saluant les ivrognes amis de mon père et pères de mes amis qui nous rendirent le salut par une retentissante ovation. Nous passâmes devant l'église. Mon père me força à m'y arrêter.
— Juste un instant, dit-il. Je ne peux pas te forcer à croire. Surtout, garde ton calme.
Mon père, pensai-je, je ne peux pas croire que tout cela soit la réalité. Je veux croire que c'est un rêve, et je ne peux pas croire que c'est toi qui m'en tireras. Je veux croire que toutes les croix sont bien plus grandes que la mienne, mais je ne peux pas croire que tu n'y es pour rien. Il y a un tas de choses que je crois fermement, par exemple mon hérésie que je t'oppose simplement, et non pas que je m'y retrouve. Ta mort a fait long feu, et toute mon hérésie m'y repaît de cendres et d'ossements humains. Toutes les choses que je crois valent bien tout ce que tu voudrais qu'on croie.
[…]
Il marchait la tête haute, les yeux rivés dans l'immense trou noir au-dessus de lui. C'était la seule chose qui le captivait en ce moment. Tout en marchant, il répétait l'un après l'autre les trois ou quatre mots qu'il connaissait, ponctuant de temps à autre son monologue d'onomatopées sonores qui chaque fois lui arrachaient un sourire. Arrivé de l'autre côté de la place, il s'assit sur une borne et se mit à fouiller à l'intérieur de sa manche. Il en tira un grand mouchoir et le porta à sa bouche pour le mordiller. Immobile, les yeux toujours levés vers le ciel noir, à peine occupé par le bruit de la succion dans le mouchoir, il semblait prêt à attendre longtemps, sans doute quelque chose qu'il imaginait dans sa petite tête. Au bout d'un moment, il vit qu'une lucarne venait de s'éclairer à quelques pas de l'endroit où il était assis et, dans le même temps, des voix se répondaient brièvement, puis se turent. Il perçut nettement le bruit des coussins qu'on secouait, puis un feu crépiter et les voix reprirent leur dialogue. L'enfant, qui s'appelait Thomas Faulques, se leva, et marcha vers la lucarne. Elle était trop haute dans le mur pour qu'il pût y regarder. Il tenta cependant de se hisser le long du mur en s'agrippant aux lézardes, mais ce fut en vain. Il manquait de force. Il est vrai que le sommeil le tenaillait depuis un bon moment, mais il n'était pas question qu'il dormît avant d'avoir trouvé ce qu'il cherchait. Cela se cachait peut-être derrière le mur, aussi fallait-il trouver le moyen d'accéder à la lucarne pour regarder. Peut-être reconnaîtrait-il quelqu'un qui consentirait à l'aider. Alors, il avisa un vieux bidon de fer blanc couché le long du mur. Il le tira jusque dans la tache de lumière qui se répandait sur le sol, puis le poussa sous la lucarne. Cette fois, toute sa tête apparut dans le cadre noir de la lucarne et la femme, qui entrait avec un plateau entre les mains, s'arrêta pour le regarder. Elle inclina la tête sur le côté, cligna des yeux, puis dit quelque chose aux hommes qui étaient assis au milieu des poufs, autour d'une table basse où traînait un chandelier. Maintenant, huit visages cuivrés le regardaient d'un air étonné, et un des hommes lui dit quelque chose qu'il ne comprit pas bien qu'il eût déjà entendu ces mots. Il sourit, et répondit par un mot de sa fabrication qui d'ordinaire faisait de l'effet dans son entourage. Un des hommes se leva et, lui montrant ses mains qu'il éleva devant lui :
— Qui es-tu ? dit-il.
L'enfant fit « oui » de la tête. Il allait dire quelque chose quand la femme apparut derrière lui. Elle lui souriait gentiment et parlait de quelque chose qui avait l'air très beau dans sa bouche. Il se laissa prendre dans ses bras, et elle l'amena dans la pièce où les hommes étaient maintenant tous debout. Ils entourèrent la femme tout en parlant d'un tas de choses qui devaient les intéresser au plus haut point. Lui se serrait contre la poitrine chaude, et il rendit à la femme tous les baisers qu'elle lui donnait sur le front. Elle haussait les épaules tout en souriant. Puis un des hommes lui tendit un morceau de gâteau, mais il n'avait pas faim, et il secoua la tête pour le signifier. Les hommes rirent, puis consultèrent leurs montres. Alors la femme le conduisit dans une autre pièce, et le coucha au milieu d'un grand tapis. Il se redressa vite et expliqua qu'il n'avait plus aucune envie de dormir. Elle revint vers lui et s'assit sur le tapis. Comprenait-elle au moins que le sommeil était bien la pire des choses qui pouvait lui arriver ? Oui, elle comprenait, et elle souriait, mais tout ce qu'elle disait, bien que ce fût dit d'une voix très agréable, était incompréhensible. Elle se coucha près de lui, l'entoura de ses bras tout contre son corps, et il se dit que c'était peut-être une sacrée chance d'avoir trouvé quelqu'un à une pareille heure de la nuit, et qu'il valait mieux dormir avant d'expliquer ce qui l'amenait ici. Elle répondit que c'était en effet la solution la plus sage.
[…]
L'enfant ouvrit ses yeux, et serra le mouchoir contre sa bouche. Il distinguait à peine les torsades de fer autour de son lit, et une vague lueur agitait le plafond. Il tenta de refermer ses yeux pour se soustraire à ce méchant rêve, mais il sentait bien que c'était là la réalité, alors il ne put empêcher ses yeux de se rouvrir. Son mouchoir était tout trempé de salive. Il chercha à pleurer, mais quelque chose s'était arrêté dans son corps, et il sut que c'était son cœur. Il se fichait pas mal que son cœur s'arrêtât, même en pleine nuit, alors qu'il était seul à se demander, dans cette chambre obscure, ce qui pouvait bien se passer. Il avait raison de s'inquiéter. Il approcha son oreille du mur et constata, non sans effroi, que ses parents n'étaient nullement dérangés dans leur sommeil. Au bout d'un long moment, il osa tourner la tête vers l'intérieur de la chambre. Cette fois, un long cri s'échappa de lui, et il se mit à agiter ses bras et ses jambes autour de lui, et sa tête se mit aussi en mouvement. La porte de la chambre s'ouvrit brusquement et son père apparut, tout ébouriffé, et les yeux ronds, et la bouche grande ouverte. Il cessa de crier et regarda son père, et sa mère aussi s'amena, l'air affolé, peignant ses cheveux noirs avec une main et de l'autre main tenant son cœur dans sa poitrine. Son père avait mis un moment avant de trouver l'interrupteur, mais maintenant, la chambre était éclairée de la seule lumière d'une ampoule au plafond. Alors il vit le révolver dans la main de son père, et le doigt gluant de sueur qui étreignait la détente, et sa mère retenant un cri. Mais il n'y avait personne et son père le dit à sa mère. Il y avait bien des raisons pour que quelqu'un entrât par effraction dans la chambre de l'enfant. Et tous les pères dormaient avec un révolver sous l'oreiller. Mais cette nuit là, personne n'était entré, et son père le rassura longuement, et il lui donna tous les arguments qui démontraient que personne ne pouvait entrer dans cette chambre, pas tant, en tout cas, qu'il serait là pour protéger son enfant. Et puis ils étaient retournés dans leur chambre, mais ils avaient laissé la porte ouverte. Son père avait aussi emporté le révolver. Thomas regretta que son p}re n'eut pas assez confiance en lui pour lui laisser le révolver.
[…]
Entre le jardin de son père et celui de sa grand-mère, il y avait une petite seguia qui venait des champs derrière la maison et finissait sous la rue. Son père lui avait fabriqué un bateau à l'aide de feuilles d'arbres, et il s'amusait à lui faire descendre le cours de la seguia. Dans la cour, au-delà des graviers et sous la tonnelle, son père parlait, assis à une table, en compagnie de sa mère, de sa grand-mère et de quelques autres personnes. De temps en temps, tandis qu'il s'éloignait un peu trop loin le long de la seguia vers les champs, son père le rappelait, et il revenait à la distance imposée, au pied d'un arbre où un homme s'était assis et le regardait jouer, manipulant dans ses grosses mains une hache dont il aiguisait peut-être la cognée. Soudain, il vit que l'homme s'était levé, et maintenant il s'approchait de lui, et il n'avait pas l'air pressé. Puis il s'arrêta, et contempla l'enfant qui venait d'abîmer son vaisseau à cause d'un caillou trop gros. Il était simplement immobile, et sa hache, dont la cognée reposait sur la pointe de son pied, lui donnait un air nonchalant. Il aurait voulu expliquer qu'un tel bateau n'était fait que pour voguer, mais il pensa ne rien pouvoir contre l'entêtement de l'enfant qui, ayant ramené son bateau à la surface, y déposait chaque fois le caillou qui l'enfonçait de nouveau. Il n'y avait aucun signe de colère sur le visage de l'enfant. L'homme sourit en pensant qu'il aurait fait preuve lui-même de beaucoup moins de patience. Quand, à l'échelle de son âge, il lui arrivait semblable mésaventure, il finissait toujours par détruire ce qu'il avait entre les mains. Certes, après coup, il avait toutes les raisons de regretter son geste, mais il parvenait, à force de persuasion, à oublier. L'enfant, lui, recommencerait demain, toujours avec la même tranquillité jusqu'à ce qu'on lui expliquât ou qu'il découvrît que le caillou était trop lourd pour une embarcation aussi légère. Il reviendrait demain, et l'enfant serait encore là, et il l'aiderait à résoudre ce problème. L'enfant sourirait peut-être de son ignorance, ou bien il serait trop heureux de son savoir, et il chercherait une autre question aussi difficile. Mais l'homme sut qu'il fallait renoncer à revenir. Demain, l'enfant ne jouerait pas dans la seguia. Son père était là maintenant, et il regardait l'homme avec un air terrible, et l'homme passa son chemin en grommelant, et l'enfant se demandait ce que pouvaient bien signifier les paroles que son père avait prononcées, et que l'homme semblait ne pas avoir goûtées, et qui avait même eu l'air de le vexer profondément. À la table où il se trouvait maintenant, assis sur les genoux de sa mère, il écoutait son père parler de la guerre, et d'un proche départ.
[…]
Là-bas, le Vésuve nous menaçait encore, mais les soldats ne nous laissèrent pas le temps de nous inquiéter. Ils traversaient la ville en petites patrouilles d'une dizaine d'hommes muets et armés jusqu'aux dents. On ne pouvait guère sortir sans tomber nez à nez avec une de ces patrouilles, et c'est ce qui lui arriva ce jour-là.
— Je ne faisais aucun mal, et ne songeais nullement à en faire. J'allais simplement chercher de l'eau au puits sur la place, quand je me suis heurté à celui qui semblait être leur chef. Il m'empoigna par le cou, me secoua comme pour faire choir ce que je pouvais porter de mal, puis il me demanda si c'était moi le salopard qui avait dessiné ce poisson sur le mur. J'ai tout nié en bloc. Je n'avais rien à voir dans cette sale histoire. Que des types passassent leur temps à couvrir les murs de poissons, ce n'était pas mon affaire. Qu'on punît le coupable et qu'on me laissât tranquille ! J'allais chercher de l'eau. Cela ne m'accusait en aucune façon. Si encore j'avais eu dans la poche un morceau de craie ou de charbon. Mais ce n'était pas le cas. Aussi ai-je dénoncé la seule personne de ma connaissance qui était susceptible, selon mon avis, d'avoir perpétré un poisson sur un mur de la ville. Que cette personne fût mon père, cela n'ébranle en rien ma sincérité ! On ne peut tout de même pas cracher sur la sincérité d'un fils sous prétexte que son père dessine des poissons. Il se trouve, justement, qu'il est interdit de dessiner des poissons, et qui plus est dans les endroits publics.
[…]
Thomas Faulques avait le réveil facile. Chaque matin,aux premières lueurs, ses yeux s'ouvraient le plus tranquillement du monde, et il avait toujours l'impression d'avoir passé une bonne nuit. Il lui arrivait bien sûr d'avoir de mauvais rêves, mais ceux-ci n'affectaient en rien la qualité de son sommeil. Si quelque chose, malgré tout, s'en ressentait, cela se passait très loin dans son esprit, au fond de lui-même, et comme il ne lui arrivait jamais de s'interroger sur sa personne autrement qu'en termes très ordinaires, il ne souffrait nullement d'être, somme toute, comme tout le monde.
À vrai dire, pas tout à fait comme tout le monde. Il sentait bien qu'il avait de l'avantage sur bien d'autres personnes, au moins sur celles qu'il fréquentait.
Mais cela n'est pas de notre ressort.
En ce matin tranquille, Thomas Faulques se réveilla avec, tout de même, une certaine inquiétude qui le plongea illico dans une longue réflexion, laquelle le dérouta vite, car il maîtrisait mal sa pensée, du moins quand il se fourvoyait dans de tels sujets. En effet, mais telle est la vie, on ne se ressemble pas tous les jours, et des évènements nouveaux, de quelque nature qu'ils soient, ont des effets malencontreux sur nos habitudes. Thomas se surprit à sourire en pensant cela. En parlant d'évènements, malencontreux par-dessus le marché, il venait d'en vivre un qui sortait de l'ordinaire. La sodomie est peut-être un évènement ordinaire pour beaucoup, mais quand cela vous arrive, de vous faire empaler, et sans que vous y ayez consenti, ça surprend !
S'il avait fait de mauvais rêves cette nuit-là, l'évènement en question n'en était que l'amère répétition.
Il n'y eut pas de témoin. Pas qu'il sût. Il n'avait pas crié son désarroi, ni sa douleur, ni sa honte ; enfin, il avait laissé faire. Et c'est bien ce qu'il se reprochait en ce moment. Avoir laissé ce sodomite l'embrocher sans avoir opposé ne fut-ce qu'un ou deux mots de désaccord... Thomas soupçonnait son inconscient de lui avoir joué un sale tour. Il est vrai que cet inconscient, cette fois bien présent, n'avait pas d'ordinaire les faveurs de sa pensée. C'est vrai. Les questions, quand elles se posent toutes seules, ne sont jamais de bonne nature. Mais voilà, les réponses qui leur conviennent sont elles-mêmes d'une nature si complexe qu'on ne trouve pas les mots pour les exprimer.
Une première cigarette l'étourdit un peu. Accoudé à la fenêtre, le regard mouillé par la vive fraîcheur de ce matin d'automne, il renifla dans l'air humide de la cité les senteurs enivrantes d'un vieux rêve de retour à la nature. Un rêve éveillé celui-là, mais le temps, passant, dort quelquefois debout, et ne se réveille plus.
En tout cas, pensa-t-il, les habitudes ont du bon quand on les retrouve. Il s'agissait bien pour lui de recréer son univers. Certes, un tel souvenir ne s'efface pas. On dirait même qu'il croît, mais quel que fût son volume au bout des ans, son importance quoi ! il ne devrait jamais changer les apparences.
Thomas tenait aux apparences. Il avait lui-même très peu d'apparence, et toute sa force s'y consacrait. Cela expliquait son goût pour les réveils très matinaux, ses journées très occupées, et ses soirées solitaires.
Après la cigarette sans quoi son esprit se mettait à batifoler sans mesure, il se servit un fort café qui le secoua. Puis, tantôt humant l'air de la fenêtre, tantôt tirant une nième bouffée sur la même cigarette, il reprit le cours de ses pensées, et s'embarqua dans de biens étranges vaticinations.
L'heure tournait.
Un coup de feu, soudainement, secoua l'air trembleur du matin, et l'arracha à la torpeur morose qui menaçait de le paralyser. À vrai dire, il ne sursauta pas. Il cligna des yeux, tendit l'oreille sans que cela se vît, perçut, dans le silence accaparant qui l'entourait, un vague murmure comme les branches d'un arbre qui s'affaisse. Mais le silence, plus fort qu'un rien qui le trouble un moment, pesa à nouveau, écrasant cette fois.
Thomas tenta de s'accrocher à d'autres idées. Il y réussit avec plus ou moins de bonheur, le fil de sa pensée se rompant de temps en temps pour lui affirmer le douloureux souvenir. Il sut même, çà et là, rire de son infortune, mais le cœur n'y était pas. Excepté la question d'un hypothétique témoin, même auditif, se posait la question -non pas d'une récidive ; jamais plus il ne toucherait à l'alcool — mais, comment dire, la question du partage du souvenir avec le sodomite lui-même. Les raisons de son geste étaient tellement bien ancrées dans sa tête qu'il ne pouvait être question d'un oubli de sa part. Il n'oublierait pas. Il l'avait même outragé dans ce sens, pour ne pas oublier, que ni lui ni la victime n'oubliassent les raisons, et que ces mêmes raisons persistassent dans leur esprit à tous deux, peut-être jusqu'à ce qu'il se passât quelque chose dont la nature ne pouvait être que définitive. Quelque chose que Thomas redoutait : craquer, tout avouer, non pas les raisons, mais les effets d'un tel outrage sur sa personne, effets destructeurs d'un équilibre qu'il pensait acquis jusqu'à ce que la vie en décidât autrement.
De plus,il s'était laissé surprendre. Quelle imbécillité !
Mais qui aurait imaginé qu'un voisin aussi respectable d'apparence se serait livré sur sa personne à un acte contre nature ?
Imaginer. Imaginer ce qui se passe dans l'esprit de quelqu'un qui a quelque raison de vous en vouloir est déjà difficile, mais de là à imaginer par quelle dent il va vous faire payer ! Thomas songea que de pareilles choses n'arrivent jamais seules. Une foule de sentiments allait désormais l'oppresser, à moins de prendre le parti d'en rire. Quant à se venger, il ne vit pas de quelle manière cela était possible.
De la fenêtre qui lui servait d'écran pour occuper ses sens, tandis que son esprit s'égarait ailleurs, le grincement des premiers volets ouverts le rappela à la réalité. Il se souleva gauchement du bord du lit et jeta un coup d'œil distrait sur les toits.
Après tout, pensa-t-il, mieux vaut se réveiller tel quel que déguisé en vermine informe et destinée à la poubelle. Au moins, il avait dormi plus que de raison, et son sommeil n'avait été agité ni par le souvenir de cette soirée mémorable ni par la prescience des sentiments qui s'y grefferaient plus tard, au réveil. Il avait déjà vécu des situations pour le moins inconfortables, et son esprit n'y avait jamais trouvé de quoi cultiver des inquiétudes durables. D'ailleurs, il n'était pas inquiet. Simplement, il redoutait que cela lui arrivât un jour. Et si personne ne lui rappelait les faits, ceux-ci jamais ne le troubleraient outre mesure. Quant à y consacrer lui-même quelques moments de ses réflexions futures, c'était évidemment une question à se poser avec le plus grand sérieux. Ce n'est pas tous les jours, pensa-t-il, que de pareilles choses vous arrivent. Bien sûr, quelle serait sa réaction quand, de retour dans sa province d'origine, quelqu'un s'écrierait, sans donner un sens particulier à son exclamation :
— Oh ! Enculé !
Il riait, non pas physiquement, mais en son for intérieur, quand le deuxième coup de feu claqua. Il demeura un instant immobile, la bouche bée, à l'écoute d'une suite qu'il espéra sans histoire. Un troisième coup de feu lui ôta ses illusions... on assassinait quelqu'un dans la maison ! À moins qu'un gosse, plus matinal que les autres, ne s'exerçât de bon matin à tester son nouveau moyen de faire rager ses aînés.
De l'autre côté du mur, un lit secoué grinçait de tous ses fers, et des voix inquiètes s'élevèrent.
Sortons, se dit Thomas, des fois qu'on pense que ça se passe chez moi. Il sortit sur le palier, une main solidement arrimée au bouton de porte. Ses voisins l'avaient précédé. Il eut comme un regard d'excuse puis, comme les autres, il fit le compte de ceux qui se tenaient sur le palier, identiques au moins par la main qui empoignait le bouton de porte.
Il y eut un moment d'extrême tension, bref, mais révélateur d'un sentiment commun dont la définition échappe au sens même avisé en la matière. Personne ne bougeait, sauf les regards qui s'entrecroisaient, furtifs et curieux, dans la pénombre où ils se rejoignaient pour s'interroger. Thomas s'irrita de subir des picotements sur la nuque, crut un moment qu'on attendait de lui qu'il fournît la réponse à ce chahut, puis se rasséréna, car rien de nouveau ne se produisait. Son voisin immédiat faisait jouer le bouton dans la porte, ponctuant les silences, comme un compte à rebours, et rien n'arriva qui confirma leurs craintes respectives.
Thomas osa un mouvement de la tête, pour signifier la suspension de son attente, et certains l'approuvèrent, car il n'avait pas que des ennemis, qui d'une moue qui en voulait dire long, ou d'un hochement qui n'en disait pas plus. Au bout d'un moment qui parut une éternité, chacun eut le sentiment de s'être laissé abuser par sa soif d'évènement, et quelques-uns reculèrent dans l'embrasure de leur porte, sans toutefois quitter les lieux.
Mais le quatrième coup de feu les conforta dans leur entreprise. Il péta comme un point final à la fin d'un discours. Il fut suivi par le bruit sourd d'un corps qui s'affale sur le plancher, bruit assez peu terrifiant parce qu'il ressemble à bien d'autres bruits dont la nature est différente. Personne, sur le palier, bien qu'en proie aux doutes les plus profonds, n'eut un geste pour se révolter contre la torpeur inhérente à une si longue attente qui se ponctue par un simple bruit indéfinissable.
Thomas se racla la gorge. Il sentait bien qu'il se passait quelque chose dans l'appartement de Blanche. Un assassinat lui parut tellement improbable qu'il ne songea pas à la mort. En fait, il n'entrevoyait rien pour expliquer ce qui se passait. Son esprit s'était vidé au contact des regards qui le toisaient avec cette insistance qui réclame de l'initiative. Chacun devait penser que cette affaire le regardait lui seul, puisqu'il avait quelque accointance avec la perturbatrice de ce frais matin d'automne, et il consentait volontiers à cette responsabilité. Blanche faisait des siennes, comme cela lui arrivait quelquefois. L'odeur de la mort, un instant répandue, s'était volatilisée.
Thomas pressa le bouton de la minuterie, laquelle tictaqua un instant, puis, tandis que la lumière se faisait, un long et atroce gémissement traversa les murs. Un de ces cris étouffés dont l'origine est reconnue même par ceux qui n'ont jamais vécu la mort.
Quelques dents claquèrent, des mains moites se rencontrèrent pour s'épouser... Thomas comprit alors que Blanche agonisait.
Ce fut Thomas qui ouvrit la porte. Sa tâche ne fut facilitée par personne, à croire qu'il est moins risqué de supporter que d'agir. Quand il réussit enfin à forcer la serrure, cela faisait un bon moment que Blanche s'était tue. Une vague lumière éparse sur le plancher éclairait les derniers spasmes du cadavre. Le sang coulait à flot de diverses blessures et il s'en émanait une âcre chaleur. Un drap le buvait doucement.
Comme Blanche tressautait encore, Thomas crut qu'elle était vivante, et il la souleva pour la déposer sur le lit. Entre le moment où il étreignit le corps et celui où il le lâcha sur le lit, il comprit que la mort était dedans, flasque, gluante, et cependant plus douce que la vie dont le muscle se tonifie d'ordinaire. Il pouvait sentir à quel point le corps d'un mort, du moins à cet instant, le dernier, tranquillise l'esprit d'un vivant qui n'a pas encore tout à fait conscience de la mort, ou qui ne s'est pas arrêté à l'idée qu'elle est définitive.
Blanche paraissait maintenant insouciante. Elle le regardait, et il cherchait son regard. Le sang qui baignait sa bouche était un gouffre sans fond. Ses lèvres paraissaient plus pulpeuses ainsi. Un dernier spasme répandit les caillots sur sa joue.
Le cadran d'un téléphone le ramena à la réalité. Quelqu'un posa une lourde main sur son épaule, marmonnant quelques mots qu'il ne comprit pas et, se relevant, il fit face à cette assistance éberluée. Il entendit une femme s'évanouir, puis, suivant son regard, il se précipita dans sa chambrette en hurlant. Il prit soin de fermer la porte derrière lui. Le silence l'entoura. Debout et immobile devant le lavabo, il attendit.
— Personne ne l'a assassinée, Monsieur Faulques. Elle a mis fin à ses jours, sans laisser d'explications. Et puis, à quoi bon des explications ! Elles vous tourmenteraient à ce point que vous risqueriez de perdre la raison.
Thomas reluqua l'inspecteur dont il ne parvenait pas à saisir le regard.
— Je ne perdrai pas la raison, finit-il par dire. Croyez-vous que j'ai été plus choqué que mes voisins ?
— Vous avez des raisons de vous en vouloir ?
— Aucune. Il y a belle lurette que Blanche est morte pour moi. Une aventure sans lendemain. Je ne suis pour rien dans cette histoire. D'ailleurs, tout le monde sait ici qu'elle n'allait pas bien dans sa tête.
— Je ne vais pas bien moi non plus. Mais quand il y a mort, il y a forcément assassin.
— En tout cas, je ne suis pas cet impalpable meurtrier. Peut-être un morceau, mais sans intention de l'être.
— Ah ! si je pouvais recoller les morceaux, fit l'inspecteur. Quel beau meurtrier ça ferait, croyez pas ?
Thomas sourit, mais ne se risqua pas à reconstituer le monstre envisagé par le policier. La nuit n'allait pas tarder à tomber et le sommeil le gagnait.
En partant, l'inspecteur avisa sur une chaise une chemise couverte de sang. Il l'exhiba dans la lumière du lampadaire et lâcha :
— Surtout, ne la gardez pas en souvenir !
Thomas n'éprouva aucune difficulté à s'endormir. Dans son sommeil, il rencontra Blanche qui le saluait, perchée sur un rocher qui pointait sa proéminence au milieu de ce qui lui parut être un lac. Au fond, le ciel se détachait de l'horizon par de vives luminosités qui ne semblaient exister que pour participer à la perfection du contre-jour. Il marchait tranquillement sur la berge, reluquant de temps à autre le rocher, et chaque fois Blanche agitait sa main. Elle semblait même lui parler, mais la distance était trop grande pour qu'il entendît ce qu'elle voulait lui dire. Il comprit toutefois qu'elle l'appelait et il avisa une barque gigotant dans les vagues. Lorsqu'il fut au pied du rocher, il vit Blanche reculer, l'air effrayé. Machinalement, il se retourna, comme s'il sentait soudain qu'on l'avait suivi. Et le « plouf » dans l'eau le rassura. Il rama longtemps sur le lac bleu qui n'en finissait pas d'une berge à l'autre. Le rocher avait disparu. Il pouvait voir la berge qu'il avait quittée s'éloigner doucement dans l'ombre, et de l'autre côté, le sable reculait, avalé par les lumières de l'horizon. Il comprit alors qu'il avait pris la mer.
Au matin, il eut l'impression d'un long voyage qui se terminait. Il se sentait bien. Sans se lever, il alluma une cigarette et s'enivra de la première bouffée. Son sexe, plus raide que jamais, frémissait sous les draps.
[…]
Le temps passa. Thomas Faulques n'avait rien changé aux habitudes qui le confortaient dans l'espèce d'insouciance qui lui servait de fil d'Ariane, d'un bout de la vie à l'autre, et qu'il n'avait pas l'intention de rompre par quel léger caprice irraisonné ! Il savait à quel point on n'est que le personnage de ses doutes ; et s'il cultivait quelques doutes quant au sens de sa vie, ceux-ci n'entamaient en rien sa dure résolution de ne jamais plier dans les moments difficiles. C'est ce qu'il appelait avoir de la personnalité. Il n'en était pas imbu, parfaitement conscient de n'être ni un génie, ni même un bon artisan. Il se sentait simple, à peine au-dessus de la mêlée eu égard à la culture qu'il avait acquise par lui-même, mais rien ne l'autorisait à tenter de se hisser très au-dessus des autres. Il connaissait même quelques personnes qui lui étaient supérieures, dans tel ou tel domaine, pas entièrement supérieures — et il ne s'en fâchait pas, même si ces personnes-là n'étaient pas plus autorisées, à la fin, que lui. La seule question qui soulevât en lui comme une sensation de malaise, c'était de savoir la manière dont il jugerait son attitude présente dans les jours de sa vieillesse. Il s'imaginait hors d'atteinte de la sénilité, et même de l'infirmité, et pensait que son esprit de vieillard serait encore assez valide pour juger du passé avec un maximum de netteté. Comme il n'aurait rien fait de remarquable dans sa vie, du moins aux yeux de ses contemporains, qui ne sont pas les mieux avisés, il se doutait que sa réflexion n'occuperait pas la majeure partie de sa vieillesse, et qu'il aurait sans doute d'autres chats à fouetter. Cependant, sa propre mort constituait pour lui une énigme quant à savoir si elle interviendrait comme une ponctuation finale ou plus terriblement comme une suspension de tout droit à la parole. En attendant ces jours inconfortables dont l'existence pouvait d'ailleurs être remise en cause par une mort prématurée, Thomas en coulait d'autres qu'il estimait heureux, et, en ce nième matin qui ressemblait aux autres, le café avait toujours le même goût, et les cigarettes le même effet sur son esprit. Il meublait les vides avec les moyens du bord.
Quelqu'un montait. À l'hésitation de ses pas, Thomas sut qu'il ne pouvait s'agir que de quelqu'un d'âgé, ou au moins largement pourvu. Il l'écouta monter, s'arrêtant de temps en temps pour reprendre son souffle. Le fauteuil qui lui meurtrissait le dos lui semblait de plus en plus lourd. Félix Ramplon avait certes passé l'âge des efforts physiques, mais ses modestes moyens ne lui permettaient pas les services d'un déménageur. Ses deux mains étant occupées à équilibrer le fardeau, la rampe de l'escalier ne lui était d'aucune utilité. Quand il parvint enfin sur le palier, il se rasséréna à l'idée qu'il venait d'accomplir le plus dur de sa tâche. Des yeux, il chercha le bouton de la minuterie. Au fond du couloir, la porte était noyée dans l'ombre. Il calcula qu'il lui fallait d'abord poser le fauteuil, puis presser le bouton. Ouvrir la porte, revenir chercher le fauteuil qu'il pourrait alors faire glisser jusqu'à l'intérieur, celui-ci étant muni de roulettes. Il s'apprêtait quand un rayon de lumière vint scier la pénombre devant lui.
Le jeune homme qui parut dans l'oblique rayon avait l'air plutôt mal en point. Une tignasse hirsute aux gras reflets, une pomme d'Adam qui concurrençait un menton non moins proéminent et des yeux que les verres de lunettes rapetissaient à ce point qu'on eût dit deux trous noirs, à cette distance dépourvus d'expression, mais qui laissaient une impression de profond désarroi. Le reste du corps, dont les contours disparaissaient dans les bouffées lumineuses du contre-jour, semblait celui d'un pantin qui s'articule de fils et d'une certaine dose d'inspiration, laquelle, pour l'heure, lui devait manquer, et Ramplon pouvait voir à quel point cela comptait que de manquer d'inspiration quand on a des allures de pantin. Il pouvait sentir aussi son odeur âcre de tabac et de cendres qui retournaient aux volutes échappées du bout de son bras ballant.
Ils demeurèrent un moment immobiles, et Ramplon se dit que le jeune homme se trouvait dans la meilleure situation pour le dévisager, lui, puisque la lumière venait de son côté. Il se demanda quelle image naissait dans l'esprit du jeune homme. Il n'était pas lui-même d'apparence charmeuse, mais cela convenait fort bien à sa manie de portraiturer les nouveaux venus dans son champ de vision. Il n'avait jamais fait son propre portrait, et il redoutait d'avoir un jour à le faire. En tout cas, le jeune homme qui se laissait absorber dans ce contre-jour fortuit n'était pas un modèle d'esthétique.
Au prix d'un effort douloureux, il posa le fauteuil par terre. Comme l'autre ne réagissait pas, il chercha les premiers mots pour alimenter ce qu'il envisageait comme une conversation obligée, mais ce fut Thomas qui se déclara le premier :
— Sapristi ! Vous allez vous éreinter. Je vais vous aider.
Ramplon ne répondit pas. Il vit le jeune homme se détacher de son aura, puis se faire absorber par l'ombre qui les séparait. Quand il fut tout près de lui, il lui sembla moins laid et se reprocha de s'être laissé jouer par les effets d'une lumière dont l'ombre accroissait l'intensité. Le jeune homme souriait.
— À votre âge, dit Thomas, les efforts de ce style sont une torture.
— J'ai encore pas mal de ressources, jeune homme. Mais si vous consentez à épuiser vos jeunes muscles, n'hésitez pas.
— Vous en avez encore beaucoup comme ça !
Ramplon fit non de la tête. Il poussa doucement le fauteuil pour montrer qu'il n'avait plus besoin d'aide.
— Si vous voulez, gloussa-t-il, je peux m'asseoir dedans, et vous pousserez jusque dans ma chambre.
Il voyait bien que le jeune homme, plus grand de taille, se pliait doucement pour tenter de le dévisager. Son visage maigre se rapprochait du sien, et il vit alors les deux yeux qu'il avait pris tout à l'heure pour une absence de regard. En fait, le regard du jeune homme était le plus vivace qu'il eût observé jamais. Il y décela même cette sorte de clarté qui n'appartient qu'aux hommes sûrs de leur effet sur les autres. Ce regard aigu balayait ses premières impressions, et comme il se sentait soudain dominé, il ne soutint pas ce regard, détourna le sien qui vint s'accrocher aux longues mains qui se proposaient de l'aider. Il se redressa au mieux. Le jeune homme, maintenant, le toisait. Ramplon crut même deviner dans ce regard une cruauté qui l'écœura. Il balbutia quelque chose qu'il eut lui-même du mal à entendre et, quelque peu dépité, se jeta dans le fauteuil :
— Allez-y, jeune homme ! Poussez ! Mais poussez, vous dis-je !
Thomas éclata de rire, et s'exécuta. D'un coup de rein, il ébranla le fauteuil. L'esprit de Ramplon cahotait étrangement. Il traversa le rayon de lumière qui l'aveugla, épaississant la pénombre suivante, et il n'entendit pas le jeune homme lui dire :
— Ainsi, c'est vous le nouveau locataire. Bienvenue, Monsieur le Voisin ! Je m'appelle Thomas Faulques. Et vous, quel est votre nom ?
Il se rendit compte soudain que le fauteuil s'était immobilisé. Revenant à lui, il se heurta au regard du jeune homme qui répétait :
— Faulques. Thomas Faulques. Je suis un voisin discret, vous verrez.
Ramplon se leva d'un bond. Il se mit à fouiller nerveusement dans le fond de ses poches, à la recherche d'une hypothétique clé qu'il finit néanmoins par trouver.
Félix Ramplon ne se sentait pas vieux, malgré sa soixantaine bien sonnée. Par certains côtés, il se jugeait même identique à ce qu'il avait été du temps d'une lointaine jeunesse. Pourtant, les soucis l'avaient accablé toute sa vie et le malheur enfin avait inauguré sa solitude. Une solitude presque terrifiante qui le conduisait quelquefois à pleurer et à imaginer des fuites sans retour. Souvent, ses réflexions interrogeaient la mort comme une personne présente et, après coup, il se mordait les doigts d'avoir tenté le diable avec tant de facilité. C'était bien ce que lui inspirait la mort, cette chose facile qui peut, si l'on n'y prend garde, se confondre avec la fin du malheur et par conséquent innover le bonheur, quand il s'agit plus froidement d'une absence de vie. Cette peur intense, il l'avait toujours connue, dès l'enfance, et il ne s'y était jamais habitué. Il en avait même importuné son entourage jusqu'à se faire détester et sa vie ne fut qu'une suite de séparations. Et puis, le petit monde qu'il avait constitué autour de lui s'était épuisé, par morceaux dérivants, et il s'était retrouvé seul, à peine connu de quelques voisins qui ne manifestaient pas pour lui de bien chaleureux sentiments.
Pour l'heure, quelques rognons rissolaient dans la cuisine. Il ne songeait ni à la mort, ni aux malheurs que la vie s'ingénie à réinventer chaque fois avec plus de cruauté, ni même à la solitude qui le guettait, toujours soucieuse de l'accompagner sur les chemins du désespoir. Sa chambre empestait l'ail et le vinaigre, mais lui s'en délectait, vivant un de ces rares moments d'insouciance dont il avait, malgré tout, le secret. Il avait pris beaucoup de soin dans l'aménagement de cette chambre, et ce soir, il fêtait son installation. Il fit certes de gros efforts pour forcer son esprit et les verrous d'un moment de tranquillité.
Il n'y avait pas si longtemps, son chagrin était tel que ses voisins s'en étaient inquiété. C'était même à cause de cette amorce de sollicitude qu'il avait décidé de déserter l'appartement qui avait connu son histoire. Il n'espérait pas maintenant retrouver une sérénité enfouie dans les décombres de sa vie et les puanteurs d'une mort prochaine. Il n'espérait rien, sinon se retrouver avec lui-même, se pardonner les fautes et réparer les outrages. C'était ainsi qu'il avait toujours imaginé sa vieillesse.
La friture pétaradait. Il en bavait. Lorsque les rognons lui parurent à point, il les servit avec attention sur la table où trônait un bouquet de fleurs artificielles. Pendant un instant, son esprit fut entièrement occupé à savourer cette odorante nourriture.
Lorsqu'il eut avalé son repas et vidé la bouteille de vin, repu, il s'affala dans son fauteuil et consuma un énorme cigare qui ajouta sa puanteur. Il se sentait bien maintenant, comme chaque fois qu'il s'enivrait, non pas heureux, parce que cela lui était interdit, mais simplement bien, jouissant de tous les replis de sa peau adipeuse qui le démangeait agréablement. Surtout, aucune idée qui se fixe quelque part dans la tête pour affirmer sa prépondérance sur les autres réalités. À mi-chemin, entre la vie et le sommeil.
La fille arriva sur ces entrefaites. Une intellectuelle qui fait la pute soit pour se payer ses études, soit pour se donner un genre ou bien pour se défouler, voilà ce qui excitait Félix Ramplon. Il l'accueillit avec beaucoup d'égards, comme s'il eût reçu une femme respectable, et, dans son esprit, celle-là ne l'était pas. Il la fit asseoir sur une chaise, et il retourna dans son fauteuil. Elle arrivait plus tôt que prévu, ou il avait laissé le temps passer sans en apprécier tous les détours.
Elle n'avait jamais eu affaire à lui. Elle savait, aux dires d'un de ses derniers clients, que c'était un homme un peu bizarre, certes, mais ne justifiait-elle pas son existence de femme justement par sa propension à satisfaire les bizarreries des hommes, qu'elle connaissait bien pour en avoir connu de toutes sortes ?
Le vieil homme se taisait. Elle crut bon de se taire elle aussi. Elle arrangea vaguement les plis de sa robe autour de ses jambes, pour qu'il les vît et se fît quelque idée de ce dont elle était capable quand on y mettait le prix, et c'était le cas. Elle avait aussi l'art du frémissement de mamelles très développé. Ramplon, lui, ne pensait qu'à son cul, et il s'en faisait une très haute idée.
— Les plus beaux moments de ma vie, contait Ramplon en tirant nerveusement de son cigare les puanteurs les plus atroces qu'il lui eut été donné de supporter -je les ai connus il y a bien longtemps, et je ne doute pas que le temps qui me sépare d'eux n'ait fait qu'ajouter à leur douce jouissance. C'est ainsi. Le temps détruit l'ordinaire et ravive l'exceptionnel. C'est une règle générale que partage la mémoire de tous les hommes. En tout cas, quelle que fût la réelle ambition de ces moments heureux, quel qu’en fût le degré d'exception, je ne les ai pas oubliés, tant s'en faut, et je les revis toujours avec le même bonheur. J'aime cette sensation, où l'ivresse du vin et de la chair se mélange à l'ivresse de l'impalpable, indicible peut-être.
— Je ne sais pas de quoi tu parles, dit Saïda.
— Tu saurais si tu étais plus vieille.
— Mais si j'étais plus vieille, je ne coucherais pas dans ton lit.
— Si tu étais plus vieille, je te parlerais d'autre chose.
— Vous ne croyez pas que c'est plutôt le vin, ou mes rondeurs.
— Tes angles... Il est vrai que les femmes de couleur m'ont toujours excité. Sa peau était blanche comme l'ivoire, et la première fois que je l'ai caressée, elle était nue certes, mais toute recroquevillée sous les draps, les mains serrées entre ses cuisses et son visage blotti contre ma poitrine. Elle cherchait à pleurer, sans doute pour manifester son éducation, mais je crois qu'elle était heureuse que ça lui arrive, même dans ces conditions. En fait, elle voulait me culpabiliser, pour me dominer, préparant le futur de notre couple avec cette perversité qui n'appartient qu'aux femmes.
Saïda se laissait caresser ; elle écouta jusqu'au bout le récit du vieil homme. Elle ne s'en émut pas, peut-être parce que certains sentiments ne pouvaient être connus par sa nature de femme. Le vieil homme acheva son récit dans une somnolence presque écœurante qui annula les derniers effets. Elle attarda son regard sur les restes de l'odorant repas, constatant avec regret que les hommes ont toujours du mal à maîtriser les divers aspects de leur apparence pour leur donner la meilleure cohérence possible.
Le vieil homme ne s'était pas endormi.
Elle s'était installée dans la vie de Ramplon, douce et attentive, et, si cela n'avait rien changé dans cet homme, quant à ses préoccupations quotidiennes, il semblait bien qu'il y avait gagné en humeur, qu'il avait moins morose, parfois même sereine. Pas de cette sérénité, qui n'appartient qu'à la jeunesse, qui fait qu'on se sent bien et prêt à recommencer ; une sérénité de vieillard qui trouve le temps moins long et par conséquent moins ravageur. Elle avait apporté sa note personnelle à l'agencement de la chambre, quelques couleurs aussi, et cet indéfinissable où l'on reconnaît immanquablement de la féminité.
Il ne renonça pas à ses goûts pour la cuisine puissante et les vins capiteux. Il avait son opium, comme tout le monde, ce qui la réjouissait, qu'il la démarquât ainsi pour lui rendre hommage. Si son attention de femme était étudiée, lui se fiait à son inspiration pour la reconnaître essentielle dans les détours de leur vie commune. Il avait acquis l'assurance qui lui manquait jusque-là, et elle avait compris qu'elle ne pouvait faire mieux. De son côté, elle vivait des jours tranquilles, mais dans l'attente de toutes les choses qui lui faisaient envie. Elle avait la manie de concevoir la vie par étape, ce qui en principe est très mauvais quand il s'agit d'une projection. C'était de son âge. Lui concevait la sienne comme un fil sans histoire qui avait failli se rompre maintes fois et qui promettait de le faire un jour — sans histoire.
Saïda aimait des toilettes pour le moins audacieuses. Elle aimait se regarder et ne dédaignait pas les regards jaloux. De plus, Ramplon appréciait que sa jeunesse se vît, lui qui ne pouvait cacher les marques de sa vieillesse. Il devait s'imaginer être seul au spectacle de ce corps vibrant, sentant la sève monter en lui, jusqu'à ce qu'elle réclamât de la veine. Et puis, si Saïda était la plus féminine des femmes, elle ne traînait pas avec elle ces mystères de femmes qui n'en sont point. Elle ne cultivait que le merveilleux, ce qui l'éloignait sensiblement du mystère. Il savait tout d'elle.
Elle avait quelquefois l'air d'une enfant, elle se sentait lisse, profonde, presque gouleyante. Elle avait toutes les odeurs possibles, c'est-à-dire qu'un parfum émanait d'elle qui le saisissait chaque fois qu'il respirait sa peau. Elle avait toutes les qualités de l'impalpable, présente et lointaine, à peine vue, à peine touchée, et tellement sensible à ses caresses.
Il lui parlait quelquefois des femmes qu'il avait connues, toujours avec ce respect comme distant et distingué qui la flattait car elle sentait bien qu'il lui était destiné. À travers toutes les femmes, il parlait d'elle, il la touchait, il la contemplait. Et elle savait le lui rendre, avec cette douceur calculée, cette lenteur raisonnée, cette passion arrêtée qu'il avalait comme une drogue. Transporté dans des lieux étranges où son esprit pensait jouir, chaque fois il lui répétait qu'il n'avait jamais connu femme plus belle, et il reconnaissait qu'il s'agit bien là du mérite majeur des femmes.
Un jour qu'elle exhibait ses formes somptueuses, il eut envie d'une boisson forte et regretta d'en manquer. Ce fut elle-même qui proposa de l'aller acquérir chez le jeune voisin dont les silences, disait-elle, l'inquiétaient et suscitaient par là même sa curiosité.
Cet indécent voisinage irritait Thomas Faulques. Qu'un vieillard d'aussi saine apparence se commît avec une Mauresque dépassait son entendement. Lui qui aimait les femmes bien blanches, presque transparentes, avait l'impression douloureuse d'assister au commencement de la folie. Elle était certes belle, attirante, mais il n'aurait jamais consenti, comme il disait, à lui faire les honneurs de la quéquette. Tout cela le dégoûtait profondément. Il se le reprochait bien de temps à autre car, après tout, cela ne le concernait pas, qu'une fille de rien se jouât des lubies d'un vieil homme. Il reprochait surtout à la vie de lui donner ainsi l'occasion de perdre son temps en préoccupations de second ordre. Quand on frappa à la porte, il se douta que c'était elle. Il avait entendu ses pas de louve aux abois dans le couloir. Elle frappa avec discrétion, ce qui le charma d'abord. D'un bond, il fut à la porte qu'il ouvrit toutefois sans bruit. Elle lui apparut plus belle que jamais, toujours aussi peu vêtue, presque à lui. Il songea que ce qui les séparait maintenant était si ténu qu'il ne dépendait que de lui de se rassasier de ce corps qui devait manquer d'esprit mais débordait à l'envie de charmes et de couleurs.
— Je n'entre pas, chuchota-t-elle. Vous pouvez me rendre un petit service ? Félix réclame un petit verre, vous voyez ce que je veux dire ?
Il ne voyait rien. Il craquait de toutes parts. Il sentait bien que son odeur de sanglier n'était pas le meilleur argument, mais il se rapprocha d'elle, tout proche de la pointe de ses seins. « Juste un petit verre ».
Maintenant il se maîtrisait. Elle s'était glissée tout contre lui pour pénétrer à l'intérieur, l'obligeant à se retourner, faire face à la lumière qui venait de la chambre, perdre l'avantage de cette lumière et s'y soumettre. Elle est maligne, se dit-il. Elle n'est pas pour moi.
— Un petit verre ? balbutia-t-il. Mr Ramplon est donc un buveur.
— Pas buveur, Monsieur Thomas. Juste un petit verre.
Le vieux ne devait pas s'ennuyer avec un pareil cadeau.
— Pas buveur, pas buveur, mais il boit ! Dites donc, Saïda ?
— Oui, Monsieur Thomas...
— La prochaine fois que ce monsieur a soif, n'en profitez pas pour attenter à ma pudeur. Encore un peu, et je craquais.
Elle rougit. Thomas courut chercher la bouteille demandée.
— Je ne suis pas insensible, moi, gloussait Thomas. Quand je pense à ce que vous faites dans la chambre d'une morte, et quelle morte !
Saïda secoua la tête pour signifier qu'elle ne comprenait pas.
— Bah ! dit Thomas. Une chambre, ça dure plus longtemps que ce qu'on y a vécu. Je disais ça par principe.
Il exhiba la bouteille. « Qu'il boive jusqu'à la lie ! J'ai renoncé à l'alcool. Il m'a coûté, ce vieil infirme !
— Pas buveur, Monsieur Thomas. Juste un petit verre, vous savez ? »
Non, je ne sais pas. Je ne sais pas et ça m'excite.
Il oublia.
C'était une belle après-midi d'hiver, tout inondée de cette lumière avare d'ombre, où l'ombre est transparente et noyée de couleurs. Il piétinait un parterre en bordure d'une allée, à l'abri d'un arbre nu qui avait l'odeur de la terre. Elle lui souriait manifestement mais il n'était pas sûr que ce sourire lui fût destiné. Ce qui le troublait, c'est que son regard lui échappât. Sa myopie en était certes la cause principale, mais il se doutait que quelque chose s'était interposé entre elle et lui, quelque chose de troublant justement, mais d'un trouble malsain, un trouble comme un trou béant qui a l'air de regarder et qu'on ne peut pas ne pas voir, quelque chose d'inévitable et de définitif. Il connaissait cette impression avec toutes les femmes, comme un écœurement dont les origines ne se signaient pas et qui affectaient son assurance ordinaire au point de lui inspirer quelque fuite affolée qui eut bien lieu quelquefois. De près, rien ne la distinguait des autres femmes. Belle, si tant est qu'une femme puisse l'être, eu égard à tant d'autres beautés, et porteuse de charmes dont la femme est, sauf exception, la seule détentrice. Il aima son odeur, comme l'odeur du pain chaud, mais il détesta, non pas sa voix, qu'elle avait juste, mais le débit incohérent de ses paroles. Sa compagnie l'agaçait. Il la voulait muette mais elle ne l'était pas. Et de tout ce qu'elle chantait, il ne retenait rien que sa propre irritation. Il aurait voulu l'interrompre, avec élégance bien sûr, lui expliquer que les mots ne supportent pas l'abondance des phrases, qu'ils ont de la durée quand on sait les choisir, et que, surtout, ils appartiennent à tout le monde. Mais il n'osait pas, de peur de la brusquer, de la voir s'envoler à tire-d'aile par-dessus les arbres. Elle avait un charme d'oiseau, soucieuse de musique.
Il l'appela Aurore. C'était une ouvrière aux mains calleuses, mais son ventre était moite et ses seins accueillants. Travailleuse, même bavarde, elle avait transformé sa vie naguère peu soignée et encombrée d'éloquents désordres. Il s'était mis à travailler avec ardeur sur le même chemin d'une usine toute proche. Ils avaient l'aisance d'un couple d'ouvriers, une aisance propre, sans excroissances, faite de bon sens et de rêves tangibles. Thomas goûtait cette existence avec une certaine délectation, d'autant qu'il découvrait de nouveaux horizons, pratiquait l'amitié sans viser autre chose que sa propre jouissance, et se satisfaisait que les jours se ressemblassent sans se confondre toutefois. Lorsqu'elle lui annonça que son ventre était plein d'un enfant, il jura simplement de lui en faire d'autres. En quoi elle fut au comble du bonheur.
Ramplon vieillit subitement. Pour quelles raisons, il ne s'en doutait pas. N'était la douce présence de Saïda, tout le dégoûtait, y compris la nourriture à quoi il s'était longtemps accroché pour trouver de l'ivresse. Il n'avait plus le goût de l'ivresse et détestait les insomnies que cultivait sournoisement sa lucidité. Sa mémoire même tenait le coup. Son état de délabrement empirait jour après jour, et, paradoxe, son esprit s'aiguisait. Il eut peur de donner un nom à ce qui lui arrivait, malgré qu'il sût lequel convenait le mieux. Son seul souci était de trouver le sommeil, ou au moins de trouver le moyen de supprimer les cauchemars qui envahissaient ce qui lui restait de sommeil. Quand il se réveillait, c'était toujours en sursaut, aussitôt entouré de clartés, agressé par son intelligence qui lui dictait d'inavouables raisons de vivre. Il vivait de ce manque d'aveu, seul, recroquevillé dans sa tête, à peine ému par la présence de Saïda qui s'ingéniait pourtant à le faire mieux vivre. Mais tandis qu'elle serpentait autour de lui, il rapetissait, se mangeait de l'intérieur. Il eut le sentiment que son esprit dévorait sa chair. Il vieillissait plus vite que son intelligence.
À grand-peine, Saïda effeuilla toutes les ressources du bonheur, de ce qu'elle pensait être le bonheur d'un vieil homme. Elle ne comprenait pas ce qu'il cherchait. Elle le regardait s'irriter à fouiller dans son cœur, se passionner même dans cette recherche, et y abandonner chaque fois quelque chose qui disparaissait de sa vie. Elle fit tout ce qui était en son pouvoir pour le tirer de cette morosité dont il se nourrissait chaque jour, chaque jour plus fébrile et plus proche de la mort.
Ramplon comptait les jours. La mort le titillait. Tous les moments de sa journée étaient marqués par la mort. Au matin, la mort se retirait, lui laissant ses glaces et le soir, elle s'acoquinait avec sa pensée, lui indiquait par quels chemins elle est moins longue et moins douloureuse ; dans la journée, elle se contentait d'une présence silencieuse et sans autre sensation que le silence.
Sa faiblesse finit par le rendre malade. Il s'alita. Et ce fut le commencement de la fin.
Un jour qu'il distribuait du pain à des moineaux affamés et qu'il était assis, piteux, à l'entrée d'un jardin, il vit Saïda de l'autre côté de la rue, qui reluquait une vitrine, les bras croisés dans le dos, et sautillant sur ses pieds. Il l'observa autant de temps qu'elle fut dans cette situation. Il crut même l'avoir appelée, mais maintenant il n'en était plus très sûr. Elle s'éloigna.
Une heure plus tard, elle apparut dans son dos. Il l'admira. Le froid piquant de l'hiver se heurtait à sa peau et n'y laissait aucune trace. Pourtant, elle haletait, comme si elle avait couru. Elle souriait. « Pourquoi sortir, dit-elle. Il fait si froid. Rentrons. » Elle le pressa contre lui. Sa chaleur le pénétra, et il fut soudain presque satisfait de ne lui communiquer que le froid terrible de son vieux corps. Elle le pressait contre elle comme elle eut fait d'un enfant. Cela le désappointa à ce point qu'il s'endormit.
Quand il sortit de ce sommeil brutal que le rêve n'avait pas entamé, du moins sa mémoire n'en avait-elle rien retenu que de très reposant, une assemblée de curieux s'était réunie autour de lui. Il chercha le visage de Saïda, et ne le trouva pas. Quelqu'un disait qu'il avait eu un malaise, ce qui le fit sourire. Cependant, son cœur s'affolait. Saïda avait disparu.
Il ne fut pas long à prendre conscience qu'il venait de vivre un cauchemar, un de plus, mais sa résignation était telle qu'il ne broncha pas. Pourtant, il aurait voulu crier qu'il n'avait jamais rien compris à l'amour et qu'il était maintenant persuadé de n'être pas fait pour l'amour. Cela lui interdisait-il, pensait-il, une mort tranquille ! Il n'en finissait pas de mourir, après avoir si peu vécu.
Une robuste femme lui offrit son bras. Il se laissa conduire. Chemin faisant, elle lui expliqua qu'il n'était pas prudent de stationner dehors quand on n'a plus un cœur de jeune homme. Il comprenait qu'il avait dépassé la mesure. Et puis, il vaut mieux mourir chez soi. Elle l'accompagna jusque devant la porte de sa chambre. C'était une femme solide qui avait l'air d'en savoir long sur la vie. Il avait apprécié la dureté de ses muscles. Une pareille musculature dans un corps de femme, songeait-il, c'est admirable. Mais était-elle encore une femme ?
Lorsqu'elle ouvrit la porte et qu'elle l'eut poussé à l'intérieur, le spectacle qui s'offrit à leurs yeux finit de le dérouter. Saïda se faisait planter par un inconnu.
L'homme se redressa d'un coup, l'air effaré, tentant de dissimuler dans ses mains son sexe tendu. Les cuisses encore écartées, Saïda dit quelque chose qu'il ne comprit pas. Puis tout se passa très vite. L'homme récupéra ses vêtements, s'en fut d'un bond dans l'escalier qui l'avala et, d'un coup de poing si violent que la douleur fut entièrement anesthésiée, Ramplon ferma la porte sur le nez de la femme qui avait assisté à la scène tout immobile dans un corps qui se liquéfiait.
Saïda gisait nue sur le lit. Ramplon jeta son chapeau quelque part dans le fond de la pièce. Il murmurait sa stupéfaction, longeant le lit. Son regard s'était arrêté sur un sein.
Il la frappa jusqu'à ce que les forces le quittassent. Elle ne cria pas,ne se débattit pas. Il la frappa sans discernement. Quand il cessa de frapper, il s'assit sur le bord du lit, tout absorbé dans son épuisement. Puis des douleurs l'envahirent, le ramenant à la réalité.
Il se leva et ferma la fenêtre. Saïda saignait comme une bête dans un lit maculé de sang. Elle sanglotait doucement, tentant de panser ses plaies de ses seules mains que les coups n'avaient pas non plus épargnées. Elle pleurait, mais aucun mot ne sortit de sa bouche. Ramplon était figé, à quelques pas du lit. Il s'aperçut avec horreur qu'il tenait dans sa main sa canne brisée.
Quand Thomas Faulques apprit le drame de la bouche d'Aurore, il éclata d'un long rire qu'il destinait à tout le voisinage, manifestation évidente de sa supériorité en matière de bonne conduite. Son attitude choqua Aurore dont le seul désir, pour l'instant, était d'apporter le réconfort de sa présence auprès d'une Saïda qu'elle imaginait au fond du désespoir. Thomas cessa de rire et, quelque peu enjoué malgré tout, il lui dit qu'elle était la meilleure femme du monde mais que ces histoires ne la regardaient pas. Elle insista, et comme chaque fois qu'elle s'entêtait, il eut peur de la perdre et cessa d'un coup de l'importuner. Elle osa frapper chez Ramplon. Le vieil homme qui lui ouvrit pleurait. Il la frôla et se mit à descendre l'escalier. La rampe vibrait. Toute la maison avait cessé de respirer, guettant l'instant où la main de Ramplon lâcherait la rampe. Aurore n'attendit pas et vola au secours de sa malheureuse voisine.
Ce drame conjugal ne changea rien. Rien ne bougea. Chacun était à sa place. Il semblait qu'on retournait au point de départ. Ramplon pardonna. Et Saïda fit mine d'oublier.
Il avait oublié le nom de l'enfant et, pour l'appeler, il émit un bruit curieux qui étonna l'enfant. Celui-ci quitta des yeux le ballon qui l'occupait et se retourna vers Ramplon.
— J'ai oublié ton nom, disait Ramplon. Dis-moi ton nom, petit.
L'enfant hésita, comme s'il avait d'abord décidé d'aller chercher le ballon qui s'éloignait, puis qu'il avait trouvé la question intéressante et méritant une prompte réponse. Ramplon répétait :
— Dis-moi ton nom.
— Cesse, veux-tu, Félix. Tu lui fais peur, dit Saïda.
Elle était assise près de Ramplon. L'enfant la trouva belle. Il eut peur, c'est vrai, mais de la contredire seulement. Il lui semblait que son visage était celui d'une fée et il lui pardonna de s'être montrée stupide. Il vint vers eux d'un pas décidé et s'appuya contre Saïda. Pour se donner de l'assurance, il enfonça un doigt dans l'une de ces narines.
— Tu ne veux pas me dire ton nom ? disait Ramplon. Ce n'est pas gentil.
L'enfant tentait d'accaparer le regard de Saïda mais elle ne le regardait pas. Elle s'intéressait à autre chose, qu'il ne devina pas malgré tous ses efforts.
— Je m'appelle Faulques, finit-il par dire. Il s'était adressé à Saïda et ce fut Ramplon qui répondit :
— Faulques, c'est ton nom, je sais bien. Mais ton nom de petit garçon...
L'enfant était agacé.
— Qu'est-ce que tu regardes ? dit-il soudain.
Saïda sursauta. Félix Ramplon secoua la tête en souriant.
— Tu ne m'as toujours pas dit ton nom. Ce n'est vraiment pas gentil.
Maintenant Saïda le regardait. Ses lèvres amorçaient un léger sourire comme si elle lui disait quelque chose qu'il devait être le seul à entendre. Elle avait l'air si doux, et son sourire était si éloquent et pourtant si avare qu'il se mit à l'aimer soudain presque autant que sa mère. Elle lui flattait la joue maintenant et ne le regardait plus. Elle était ailleurs, mais elle avait conservé son sourire et lui disait toujours cette même chose qui le ravit. Son ravissement s'estompa lorsqu'il sentit la main du vieil homme le secouer. Il se déchaîna soudain.
— Faulques ! Faulques ! Faulques ! cria-t-il en s'éloignant, et il fut de nouveau tout entier à ses jeux.
— Le portrait du père ! fit Ramplon. Saïda déposa un baiser sur son oreille. Plus loin, l'enfant l'épiait.
Saïda aimait cette complicité. Et elle eut bien d'autres amants.
Thomas avait installé un moteur à explosion dans la chambre de l'enfant, ce qui ne réjouit guère Aurore. Il avait décrété, avec sa superbe habituelle, qu'il travaillait pour la science, ce qui méritait, selon son humble opinion, tous les sacrifices, à supposer qu'il y eût bien là un autel. Il bravait Aurore pour la première fois et de quelle manière, mais son instinct lui dictait cette fois une bien étrange conduite que la pauvre femme fut bien obligée de supporter. Elle se réfugia dans sa chambre, y installa le lit de l'enfant et, pour marquer son désaccord, transporta les affaires de Thomas dans la chambre où il officiait. Elle opéra pourtant avec prudence car, depuis qu'elle connaissait Thomas, elle nourrissait comme de l'admiration à son égard. Elle ne comprenait pas ce qu'il avait entrepris et elle était désespérée. Ce désespoir était pour elle un signe qui l'avertissait de son infériorité et elle jugea, très opportune, que le temps lui dirait à quel moment elle devrait laisser éclater sa colère.
Thomas n'avait jamais eu de passions de ce genre, ni même aucune passion du tout. C'est ce qu'elle croyait. Il aimait un tas de choses dans la vie, avait même des idées sur tout, et chaque fois elle était captivée quand il s'exprimait sur tel ou tel sujet qui l'absorbait à ce moment-là. Il allait ainsi d'un sujet à l'autre, s'éparpillait en détail et laissait échapper l'essentiel pour lui dire son amour. Elle était fière de ponctuer ainsi les errements de son homme, mais quelle femme ne le serait pas ?
La présence de cette mécanique jeta tout de même une ombre sur le ménage. Lorsqu'elle pétarada pour la première fois, Aurore fit un accès de colère subite. Le moment était bien choisi. Elle était entrée comme une furie et, vexée de parler moins haut que le moteur, elle s'était mise à gesticuler. Thomas crut à une crise d'hystérie. Il avait l'habitude de toujours donner les raisons précises, ou ce qu'il croyait être les raisons d'un événement, quel qu'il fût. Il augmenta donc le régime du moteur et comme elle s'accélérait elle-même, il continuait d'ouvrir les gaz. Contrairement à ce qu'il avait prévu, l'être humain a toujours plus de ressources que la machine et, dépité, il coupa le moteur. Les cris d'Aurore le pétrifièrent. Sur le coup, il cessa même de l'aimer. Puis Aurore se calma, petit à petit, le flot que sa bouche évacuait se rétrécit. Elle fondit en larmes.
— Mais enfin, Thomas, disait-elle. Mais qu'est-ce que tu as dans la tête ? Qu'est-ce qui t'a pris d'amener cet engin ici ?
— C'est pour le bien de la science, fit Thomas.
— Mon Thomas est devenu fou ! gémissait-elle. Et le petit qui est là à se demander si ses parents ne perdent pas la boule !
En fait, Thomas grandissait dans l'estime de son fils, lequel se mit à cultiver de détestables sentiments vis-à-vis de sa mère. Elle l'ignorait, ignorait de même les rapports amoureux de l'enfant et de sa voisine, et ne savait pas qu'il peut arriver qu'un fils soit de la même graine que son père.
Mais Thomas était un charmeur. Il amadoua vite Aurore. C'était une femme simple, sans grande intelligence. Elle s'épuisait en sensibilité, fragile, incapable de raisonner. Elle se laissa convaincre, pas totalement ; elle n'était pas complètement sotte. Elle avait compris ce qu'elle pouvait comprendre. Elle ne se doutait pas, la pauvre femme, qu'elle venait de perdre beaucoup.
Et Thomas se lança dans d'incroyables recherches. Il envahit la chambre de livres, d'outils, de monceaux de papier qu'il couvrait de graphiques étranges, et passait des nuits entières à tapoter sur le clavier d'un ordinateur. Certains jours, il rayonnait, et entreprenait un grand rangement, enfin, ce qui apparaissait tel à ses yeux. Et soudain, il s'assombrissait, laissait croître sa mauvaise humeur, ne se lavait plus, écrasait les mégots à même le plancher. Mais, même au plus fort du désarroi, il ne refusait jamais la compagnie de sa petite femme qui venait se pelotonner contre lui, feignant de chercher à comprendre ce qu'elle n'avait aucune chance de raisonner un tant soit peu.
Une nuit (l'enfant dormait à ses côtés) elle l'entendit pester. Elle s'assit dans le lit, se morfondant déjà, puis, comme il semblait empirer, elle se décida à le rejoindre.
Elle entra. Il était simplement assis sur un tabouret, les jambes étroitement croisées, en face du monstre. Il parlait tout seul. Elle s'interposa.
— Ah ! fit-il. Sache, ma chère, que je suis proche du but.
Elle aurait voulu être entièrement ravie de l'apprendre, mais le ton de Thomas l'inquiéta.
— C'est que, dit Thomas, à quoi bon s'éreinter dans cette nouvelle invention ? Est-ce que j'ai les moyens, moi, pauvre ouvrier, d'exploiter une nouvelle invention, bon dieu ! une invention de cette taille ! et pas un sou pour sa prospérité !
Aurore s'épuisait à comprendre. Cette nuit-là, il vint coucher près d'elle et, s'il ne lui fit pas l'amour, c'est que l'enfant l'en empêchait. Il lui promit que tout rentrerait dans l'ordre dès le lendemain.
Thomas passa donc la journée, c'était un dimanche, à restaurer la chambre de l'enfant. Il évacua le fouillis de carnets et d'outils, rangea l'ordinateur sur le bahut de la salle à manger et couvrit le moteur avec un vieux drap. Dans l'après-midi, trois ou quatre collègues de l'usine l'aidèrent à transporter le moteur à la cave, où, décréta-t-il, il devait finir ses jours, à moins qu'il le vendît si quelqu'un en offrait un bon prix. Et la vie reprit son cours. Thomas concevait qu'il avait vécu un moment de folie. Aurore comprit que cela arrivait quelquefois aux hommes. Et l'enfant, désappointé, vola la clé de la cave pour rendre visite au moteur avec lequel il entretenait de longues conversations qui le ravissaient. Il s'était même promis de le présenter à Saïda qui ne manquerait pas de lui adresser un de ces sourires charmeurs dont elle avait le secret.
Le mois suivant, Aurore s'éteignait de façon inexplicable, du moins aucune explication ne convainquit-elle le pauvre Thomas. Il l'enterra avec l'enfant mort-né, paya les frais des funérailles, reçut les condoléances des uns et des autres, reprit son travail et soudain, il s'effondra, et personne ne put le tirer de son hébétude. Une page était tournée.
Aurore pourrissait, Ramplon vieillissait et Thomas périclitait.
Seule Saïda éclairait ce concert de malheurs. Elle rayonnait, et dans son ombre, l'enfant se fortifiait. Maintenant ils se voyaient tous les jours et, de jour en jour, leur amour grandissait.
D'un accord tacite, Saïda fut chargée de l'éducation de l'enfant. Elle accepta bien sûr cette tâche comme le plus grand bonheur. Thomas vivait maintenant comme une bête, entre son travail à l'usine, qui semblait ne pas lui poser de problèmes, et sa chambre dont il avait définitivement clos la fenêtre. L'odeur qui y régnait était affligeante mais, après tout, personne n'y mettait jamais les pieds. Quand il rentrait le soir, il frappait chez Ramplon, saluait d'un vague sourire et il passait un moment assis parterre avec l'enfant, cherchant à participer à ses jeux. Et quand il repartait, après avoir repoussé l'offre d'un dîner, l'enfant amorçait une crise de larmes que Saïda venait aussitôt calmer. Ramplon, vieux et renfrogné, assistait à ce spectacle quotidien sans broncher. Il ne fit jamais aucun commentaire, même quand Saïda abordait le sujet. Elle fut d'ailleurs prompte à comprendre qu'elle devait, pour des raisons qu'elle ne chercha pas à éclaircir, éviter de parler, quand elle avait quelque chose à dire, ni de l'enfant, ni de Thomas, ni même de la défunte mère. Ramplon était occupé ailleurs et ne tenait pas à s'écarter de son sujet de réflexion. Et quand bien même Saïda aurait su qui il était, Ramplon avait de toute façon perdu l'habitude de partager la moindre de ses pensées. Il n'acceptait plus, de lui et des autres, que des paroles ordinaires dans des conversations ordinaires qu'il n'entretenait que par pure politesse, jamais par intérêt.
Il sortait rarement, et s'il sortait, c'était subitement, sans un mot. Il disparaissait, réapparaissait ensuite pour se figer dans son fauteuil ou sur le bord du lit, ou s'attardant à table, reluquant les restes d'un repas qu'il avait d'ailleurs négligé. Pourtant, ni malaise ni maladie ne vinrent troubler un vieillissement qui semblait ne pas devoir finir. Il se demandait s'il était le seul à souhaiter sa propre mort mais ne voyait aucune raison que cela se pût, même Saïda qui n'y avait aucun intérêt. Sa présence d'ailleurs ne s'expliquait-elle pas par les rapports qu'elle entretenait avec cet enfant qu'il aurait dû détester, qu'il feignait d'ignorer pour ne pas se laisser surprendre à l'observer lui arrachant sa dernière femme. La jalousie ne lui parut pas opportune. Il préféra chercher à donner un sens à ce spectacle. Il y consacra toutes ses journées, repoussant Saïda quand elle venait le provoquer, afin qu'elle fût tout entière occupée à cultiver cet instinct maternel dont il désirait, avant toute chose, saisir le sens, comme si cela devait le soulager de vieillir sans avoir lui-même, autant qu'il s'en souvînt, suscité de tels sentiments. Il n'en aimait que davantage cette femme qu'il avait conquise par quel mystère dont il devait être le siège puisqu'elle était là, tout près, toute à lui.
Saïda, pourtant, ne s'en laissait pas compter. Les amants se succédaient dans son lit, et comme elle avait du charme, et par conséquent un certain pouvoir, les hommes venaient à elle, captivés, et s'en allaient ensorcelés. Sa vie était, somme toute, d'une simplicité déroutante. Elle ne haïssait personne. Elle avait trouvé un fils et un mari et le moyen d'aiguiser ce qu'elle considérait comme le point le plus haut de sa personnalité : son charme. Charme envers un enfant qui la prenait pour sa mère. Charme envers un vieil homme qui ne mourrait pas seul. Charme enfin pour elle-même, avec les moyens du bord, les rencontres fortuites et éphémères qu'elle savait provoquer. C'est cette flamme qu'elle voulait transmettre à l'enfant et elle n'avait qu'un regret : qu'il ne fût pas une fille.
[…]
— La soirée sera belle ! péta Ramplon sur le balcon. La nuit l'envahissait. Il jubilait.
— Tempérée même, pour une nuit d'hiver.
Il disparut dans l'ombre.
Saïda s'attardait à ranger les couverts sur la table. Elle regardait les mains de Thomas Faulques qu'il avait immobilisées, à plat sur les genoux. Il semblait absorbé par d'autres préoccupations que les festivités qui se préparaient. Elle fit de gros efforts pour ne pas rencontrer ses yeux. Il devait la regarder, elle redoutait de le voir ainsi. Ramplon réapparut dans l'embrasure de la porte, repoussant la nuit derrière lui.
— C'est heureux qu'il y ait un enfant pour donner du sens à cette fête, clama-t-il. Sinon de quoi aurions-nous l'air ?
— De deux amoureux, fit Thomas.
Il perçut les frémissements de Saïda. Il insista :
— Bon dieu ! Ramplon ! Ce n'est quand même pas sorcier de fabriquer un enfant. Ne me dîtes pas que la nature vous a évincé !
— Beuh ! N'en rajoutez pas, jeune homme. À mon âge, vous savez, si la semence n'est point vieille, elle a horreur du futur.
— Saïda est jeune, elle.
— Justement, fit Ramplon brusquement.
Saïda rougissait. Elle prétexta un plat trop cuit et s'enfuit dans la cuisine.
— Nous l'avons fait fuir, s'excusa Thomas.
— VOUS l'avez fait fuir ! Beuh ! Parler de sa jeunesse à une femme qui épuise la sienne à retarder la mort d'un vieil homme ! Vous n'avez pas le sens de la mesure, Thomas. Il vous arrive de délirer. Elle est beaucoup plus vieille que vous, et plus intelligente.
— Pardon de vous avoir provoqué.
— Mon pardon ne vous est pas acquis. Vous ne le méritez pas. Mais, trêve de plaisanterie, mon cher voisin. L'enfant dort-il à cette heure ? Il ne faudra pas oublier de le réveiller au moment voulu. J'ai moi-même de beaux souvenirs de ces réveils nocturnes. Je crois qu'ils augmentent le plaisir de découvrir les cadeaux. Une bonne vieille idée. Une manière de composer le rêve pour qu'il soit ce qu'on veut qu'il soit, et tempérer aussi les nuits moins favorables au repos. Mais les enfants n'ont pas ces sortes de désespoir. Ils nous font vieillir. Les enfants vieillissent d'autre chose, que j'ai oublié. C'est bien pourquoi je suis vieux et fatigué.
— Nous le réveillerons le moment venu.
— Nous serons ivres à cette heure ! Ainsi, j'assisterai à ce touchant spectacle avec moins de regret de n'en être que l'otage.
— Vous êtes bien triste pour un soir de Noël.
— Triste, dites-vous ? Non, je tentais d'alimenter la conversation.
— Je dis que c'est triste de jalouser l'enfance à ce point. Vous êtes un curieux personnage, Ramplon. Vous m'avez toujours intrigué. Vous ne faites rien, enfin, il ne vous arrive rien qui ressemble à ce qui arrive aux gens ordinaires dont je suis.
— Je suis cocu.
— Pour aller dans votre sens, je dirais que la mort m'a fait cocu de même en m'enlevant ma chère Aurore. Que ne donnerais-je pas pour être cocu à votre manière ? Je la voudrais vivante, même morte.
— Il m'arrive de la vouloir morte, même belle et séduisante. Mais c'est encore une manifestation de ma jalousie. Paix à l'âme de votre chère femme, mon cher Thomas, et que la paix finisse par convaincre l'âme de la petite Saïda qu'elle est vivante, et fragile comme tout ce qui est vivant, et risqué comme tout ce qui est fragile. Mais peut-être s'est-elle convaincue toute seule que le jeu en valait la chandelle. Voyez ce lit, Thomas. L'enfant respire les saveurs d'une folle d'amour. Ne croyez-vous pas que cela peut influencer son comportement futur ? À l'égard des femmes, veux-je dire ? Le dévier de la route que vous vous efforcez de défricher pour lui ? À moins que cet enfant ne vous appartienne plus. L'aimez-vous, au moins ?
— Il est tout ce qui me reste. Mais que me reste-t-il ?
— Voleuse d'enfants, voilà ce qu'elle est ! dit Ramplon.
Il s'épongeait le front du revers de la main. Thomas sourit. Il se sentait serein. Ramplon n'avait sur lui que cet effet. Son déclin le ravivait.
— Saïda est une gentille petite mère, finit-il par dire. Je crois qu'elle a compris, sans que nous nous soyons concertés sur le sujet, que je la désirais comme la mère de mon enfant.
— Vous auriez pu trouver mieux. Enfin, Dieu l'a mise sur notre chemin. Un vieillard rabougri qui se morfond, un homme encore jeune qui vénère une morte, et un enfant dont le caractère ne se devine pas. Mais elle doit le comprendre mieux que nous. Je mourrai bientôt. Elle vous écoutera, vous deviendrez un fantôme. L'enfant sera tout à elle.
— Il l'aime. Je veux effacer de son petit esprit le souvenir de sa mère.
— Vous la tuez une seconde fois.
— Je la tuerai chaque fois qu'elle reparaîtra pour se montrer à un autre que moi. Elle sera toujours fidèle, cependant. Morte, elle est plus simple, plus discrète, et je ne l'en aime que mieux.
— Cultiver le morbide, à votre âge, c'est malsain. Mais nous avons des points communs vous et moi, Thomas, et je bois vos paroles comme si c'étaient les miennes.
— Elles ne le sont pas cependant.
Le fumet des volailles se répandit. Saïda les héla de la cuisine :
— Ça va être bientôt prêt, messieurs.
— Nous aurons donc des sujets de conversations plus terre-à-terre, lança Ramplon en écrasant son cigare sur le coin de la table.
Il provoquait un moment de silence. Il avait l'esprit vif, et savait que Thomas était retourné dans son univers de veuf éploré. Les clapotements du vin dans son verre le ravirent. Il but de longues rasades puis attendit les premiers effets de l'engourdissement recherché. Il aimait cet épanchement de l'alcool dans son corps, le préférait même à l'état final de l'ivresse qu'il comparait à l'oubli. Sa mémoire s'y justifiait.
— Pour un peu, fit-il au bout d'un moment, tirant Thomas de sa torpeur, pour un peu, je deviendrais alcoolique. Je ne connais rien de plus rassurant que l'ivresse, et de plus détestable aussi, manière de mieux s'aimer soi-même tel qu'on est. Mais que pourrait l'esprit sans l'infini ! Je promettais une conversation de notre monde...
— J'y songe tout à coup, fit Thomas, mais je ne sais rien de votre passé. Curieux, n'est-ce pas, que je vous conçoive tel que vous êtes, ne sachant rien de ce que vous avez été !
— Vous parlez bien pour un ouvrier.
— Voilà une parole qui ne peut être celle d'un ouvrier. Vous avez sans doute mieux réussi que moi.
— N'en croyez rien. Aucun mépris pour ce que je survole. Cela vous rassure-t-il ? Pas même de l'admiration pour ce qui m'empêche d'aller plus haut. Nous finissons tous plus bas que terre.
— C'est-à-dire que nous mourons. Voilà bien les conclusions de toute philosophie. Elle s'achève dans un mot, au lieu de nous donner quelques raisons d'espérer.
— Espère qui peut, et peut qui croit. Les hommes de ma génération n'ont eu que des devoirs. Quelques-uns sont amers. Les autres ont conclu un pacte avec l'imbécillité. Je souhaite une meilleure réussite à votre génération, quoique je ne crois guère à un changement de comportement. Notre nature magistrale ! La vie se remplit d'objets, jusqu'au jour où l'esprit, par un effet de goutte de trop, se répand ailleurs que dans la vie.
— Félix, mon amour ! cria Saïda du fond de la cuisine. Coupe le jambon et offre du vin à notre ami.
Ramplon exhiba le fort couteau.
— Sa religion lui interdit le porc et le vin, dit-il. Elle nous pourrit, je vous dis. Mange du cochon, mon petit amour, et bois du vin. Mon dieu me l'interdit, mais il ne compte pas pour toi. Compte-t-il pour elle lorsqu'elle ouvre ses cuisses et n'enfante rien !
— Hé ! Hé ! fit Thomas. Son dieu a ceci de commun avec le vôtre : il interdit de tuer. Coupez-m’en donc une large tranche et servez en moi une lampée, de votre tonnerre de vin.
— Savez-vous ceci, mon cher Thomas : vos conclusions sont hâtives.
Ils éclatèrent de rire.
Dans la cuisine, les plats mijotaient. Saïda tentait de s'absorber dans les pil-pils. Des deux hommes qui parlaient fort dans la pièce voisine, elle ne percevait qu'une éclaboussante fanfare de mots dépourvus de sens. Quand elle pensait avoir deviné le sens de leurs paroles, un mot fusait entre les autres et la démentait. Elle s'empêtrait doucement dans la conversation, participant à la confusion que les deux hommes entretenaient dans son esprit d'un commun accord. Chaque onde l'atteignait en plein cœur. Ils commençaient de se soûler.
— Le seul sujet qui convient à notre état, mon cher Thomas, savez-vous lequel est-ce et pourquoi est-ce lui et pas un autre qui s'impose ?
— Ce que je sais, Ramplon, et vous ne m'ôterez pas cette idée de la tête, c'est que le vin vous va comme un gant et que, quant à moi, il me sert de chapeau avec lequel je vous salue.
— Sapristi ! Thomas ! Ne brûlez pas les étapes. Réservez-vous. La soirée ne fait que commencer et vous songez déjà à nous quitter, de sorte que vous n'avez pas répondu à ma question.
— Dorénavant, je me réserve le droit de ne répondre à aucune de vos questions.
— Et pourquoi donc ! Est-ce que j'ai l'air d'un devin qui pose des questions pour qu'on n'y réponde pas ? Les devins sont des trous du cul, monsieur Thomas, et ne me demandez pas ce que c'est qu'un trou du cul.
— Et bien justement, je vous le demande !
— Les trous du cul sont des devins.
— Vous tournez en rond, monsieur Ramplon. Voulez-vous que je vous dise le fond de ma pensée ?
— Puisque nous sommes au fond, pourquoi pas celui de votre pensée !
— Ceci est encore un effet de votre jalousie. Vous haïssez les devins parce que les devins se sont trompés sur votre sort.
— Touché ! s'écria Ramplon.
Il déboucha une bouteille.
— Mais je vais répondre, dit-il en étouffant le rire qui secouait ses poumons, à la question que je vous posais tout à l'heure. Savez-vous de quoi nous pourrions parler maintenant ? Je réponds : du plaisir.
Il égrena le mot en mimant le mystère, faisant jouer ses lèvres l'une contre l'autre comme si le mot, qui les avait effleurées, leur avait inspiré un simulacre d'amour.
— Du plaisir ? fit Thomas qui lui jouait l'incompréhension. Du plaisir ? Par exemple, Ramplon, vous me surprenez. Ah ça ! je suis surpris que votre bouche n'ait opposé aucune résistance à ce mot délicat qui, si mon éducation est exacte, ne peut plus vous concerner.
— Et bien, détrompez-vous, jeune homme. D'une part, ma bouche a l'habitude de mes mots et ne s'étonne donc point de l'usage que j'en fais. D'autre part, mon âge, celui de mes artères, a le privilège de l'expérience et du bon sens. Tertio, votre éducation en matière de plaisir est on ne peut plus approximative, ce qui laisse supposer mon ascendant sur ce qui constitue vos tentatives de jouissance. Comprenez par là, mon cher Thomas, que vous ne sortirez pas d'ici sans constater l'augmentation tangible de vos connaissances qui concernent le plaisir et ses lois.
— Vous me suffoquez.
— Et je me flatte toujours d'étouffer la révolte dans l'esprit d'un jeune homme que le veuvage n'a pas vieilli d'un iota.
Ramplon forma sa bouche en cul de poule pour ponctuer sa réplique.
— Saïda ! hurla-t-il en se tournant vers la cuisine. Amène-toi, ma chérie. Monsieur Faulques fait son éducation sentimentale. J'ai besoin de toi, chérie, pour faire l'exemple.
— Je peux très bien comprendre sans démonstration, fit Thomas qui avait du mal à rassembler ses esprits et qui sifflait verre après verre dans l'espoir d'y réussir. Le vin me trouble, je le reconnais, mais pas au point de me rendre nécessaire les croquis que vous envisagez.
— Qu'allez-vous chercher là, jeune homme ! Est-il question un seul instant dans mon esprit de quitter le terrain de ma démonstration qui se veut et sera purement imaginaire ?
Saïda se tenait dans son dos. Elle avait posé ses mains sur les épaules du vieil homme. Penchant sa vieille tête tourmentée, il déposa un baiser sur l'une d'elles et y attarda ses lèvres que l'alcool avait rendues insensibles. Thomas observa la scène avec indifférence.
— Vous devriez avoir honte, dit Saïda sans colère. Vous voilà déjà saouls. Vous auriez pu attendre que le gosse ait sa fête.
Thomas posa sur elle un regard oblique. Sur le coup, il aurait voulu éprouver la honte dont elle parlait avec tant de chaleur, ne fut-ce que pour se trouver un instant l'objet de ses reproches, mais l'idée lui vint qu'il détesterait le partage de cette situation avec l'ignoble Ramplon. Tout ceci l'écœurait maintenant. Il songea à quitter les lieux. Il aurait vite fait de cuver son vin et prendrait le temps d'autres occupations qui lui étaient familières. Il se sentait mal, très mal, mais cette nausée le foudroya et il se mit aussitôt en quête d'un autre verre. Ramplon apprécia ses efforts pour atteindre la bouteille et vint à son secours.
— Ma femme est une pute, fit-il dans l'oreille de Thomas, mais ce n'est que ma femme. Je n'ai aucun pouvoir sur elle, tandis qu'elle en a beaucoup sur moi. Votre cervelle de père comprend-elle cela ?
Il remplit le verre que Thomas tendait devant lui comme un calice, tandis que Saïda se réfugiait dans la cuisine.
— Elle a disparu de nouveau, dit Ramplon. Elle réapparaîtra. Elle calcule tous ses effets avec une précision presque scientifique.
— Vous ne la comprenez pas. Vous êtes malade et vous ne comprenez rien à cette femme charmante. Vous tentez de créer son image comme le complément nécessaire à votre délire, sans laquelle vous n'existez plus. Vous êtes malade et méchant de surcroît. À l'avenir, je me méfierai de vous, Ramplon, comme de la peste. Vous êtes un pion que la cruauté anime à ce point que vous voudriez régner sur tout et sur rien. Vous ne régnerez pas sur cette femme !
Ramplon regarda Thomas très étonné.
— C'est une déclaration d'amour !
— Certes non ! Mais je la respecte et je voudrais vous voir en faire autant.
— Un jeune homme écervelé ne me donnera pas des leçons d'amour.
— Plutôt crever que de vous donner la leçon que vous ne méritez pas.
Ramplon s'enfonça soudain dans son fauteuil, si profond que ses bras émergeaient au-dessus de sa tête, comme quelqu'un qui se noie et qui, animé par ses seuls réflexes, croit que l'air lui offre un meilleur appui que l'eau. Dépité par le tour que la conversation avait pris et nourrissant de vains reproches vis-à-vis du vieil homme, Thomas se leva et tituba vers la cuisine. Il ferma la porte derrière lui, laissant Ramplon seul dans la salle à manger, avec l'enfant qui dormait paisiblement, la tête enfouie sous les draps.
Le vieillard, immobile, ayant tourné la tête du côté de l'enfant, écouta avec une frayeur contenue le léger ronflement qui émanait des draps et regretta que la frêle créature se livrât au jeu du sommeil avec si peu de crédibilité. Il l'appela doucement, mais l'enfant jouait sans faute le jeu d'un sommeil dont la nécessité l'avait d'abord intrigué, puis découragé et enfin, l'avait convaincu de sa nullité eu égard à sa soif de trouvailles inoubliables. Ramplon n'était pas dupe, et il respecta le silence obstiné de l'enfant. Vidant un fond de bouteille, il se demanda pourquoi la vie se démenait ainsi pour lui soumettre des images pleines de significations dont il aurait préféré, même au prix de l'absurde, ignorer le contenu. Je ne dors pas, moi non plus, quand elle baise, pensa-t-il. Et il se laissa envahir par de cruelles sonorités.
Dans la cuisine, Thomas sirotait le café qui devait le dégriser. Saïda se taisait, tout occupée à ses fourneaux. Il la reluqua un long moment, n'osant troubler son silence. Il pensa furtivement qu'elle devait se nourrir des malheurs de Ramplon. Ses courbes le fascinaient. Une fleur dans le fumier, pensa-t-il, puis il chassa cette pensée, y soupçonnant peut-être l'influence du vieil homme. Il la voyait maintenant couverte de mains qui ondulaient harmonieusement sur sa peau. Seul son visage émergeait de cette foule amoureuse, torturé par le plaisir, glissant doucement vers ce point d'extrême jouissance qu'il aurait voulu appréhender pour en partager avec elle la tangible nécessité. Son érection soudaine interrompit sa réflexion et il se sentit dans l'obligation de dire quelque chose, n'importe quoi qui l'éloignât de ses désirs naissants.
— Je m'excuse pour tout à l'heure, gargouilla-t-il avec une précipitation qui amusa Saïda. Il se vexa de la voir sourire.
— C'est drôle, dit-elle, mais chaque fois que vous entamez une conversation, c'est pour vous faire pardonner quelque chose. D'autant plus drôle qu'il n'y a rien à pardonner. Votre faiblesse convient à Félix. C'est un ogre, Félix. Il faut vous en méfier. Tout est clair pour lui, et il voudrait que rien ne le soit pour les autres. Il s'amuse à vous faire souffrir.
— Vous exagérez, il n'est pas méchant. Je ne connais rien de son passé.
— Pas plus que moi. Et le passé n'explique pas tout.
— Et bien sûr, il sait tout de vous.
— De A à Z. Je lui ai donné les perles. Il en a fait un collier. Voilà avec quoi il m'étrangle. S'il vous offre quelque chose un jour, refusez-le.
— Il m'arrive de penser que sa complexité n'égale pas la vôtre.
— Je sais me défendre, croyez-moi. Je pourrais vous mettre dans mon lit.
— Et vous ne le ferez pas.
— Je vous aime bien comme voisin. Je crois que je ne pourrais pas me passer de vous. Vous m'êtes indispensable.
— Je vous aime bien aussi. Surtout à cause de mon fils.
— Je l'adore, dit Saïda.
Son visage s'éclaira en prononçant ces mots. Elle laissa un moment le silence faire écho à ses paroles puis elle dit :
— Je ne m'explique pas cet amour. Vous permettez que je parle d'amour à ce sujet ? Oui, je l'aime et je ne sais pas pourquoi. Toutes ces questions me troublent l'esprit. Allez donc voir ce que fabrique mon petit mari. Dessoulez-le si c'est possible. Allez ! Allez !
Elle le poussa en riant hors de la cuisine. Il se retrouva nez à nez avec Ramplon qui amusait son regard dans les reflets d'une bouteille qu'il agitait dans la lumière.
— Par exemple, grogna-t-il, vous l'avez chatouillée ! Je vous croyais un peu rentré. Ne vous répandez pas sur ma femme. Je pourrais vous le reprocher un jour. Restons bons amis.
— Ah ! Ramplon, cessez de vomir sur vos malheurs. Si nous parlions de choses moins précieuses pour éviter vos sautes d'humeur.
— Et les aplats de votre esprit sans détails !
Thomas haussa les épaules.
— Vous ne m'avez encore rien dit de votre jeunesse, dit-il. Je sais tout ou à peu près des vieux jours qui vous tourmentent. Ça vous ferait-il pas plaisir d'évoquer vos jeunes années, qu'elles s'épanchent dans votre vieillesse et en garantissent l'authenticité.
— Que me dites-vous là ? J'ai piétiné mes vieux rêves il y a bien longtemps. Si longtemps que je n'en ai même pas gardé le souvenir.
— Je ne vous crois pas. La mémoire est tenace, quand bien même on aurait arrondi quelques angles. Mais si vous voulez vous taire, et bien occupons-nous ailleurs.
— Savez-vous qu'au temps de mon adolescence, j'ai écrit un livre ?
— Un livre ! exulta Thomas. Nous y sommes. Il vous reste quelque chose.
— À vrai dire non.
— Vous l'avez détruit !
— Je m'en suis senti dans l'obligation, plus tard, pour quelque raison obscure que je ne m'expliquais pas clairement, et encore moins aujourd'hui, puisque ça ne me concerne plus. Je crois, au fond, que j'ai voulu me respecter moi-même. Il me fallait une preuve de ma bonne volonté. Et j'ai jeté au feu le dernier souvenir tangible. Sur le coup, cela m'a procuré presque du plaisir, tant je l'avais désirée, cette impitoyable destruction, et parce qu'elle m'avait contraint à de douloureuses hésitations. J'ai écarté le doute par cet holocauste, avec un petit pincement au cœur, tandis que les pages se consumaient. Lorsque le feu s'éteignit, le manuscrit était entier, avec ses pages noires recroquevillées les unes dans les autres, et ma main, plus impitoyable que ma pensée, s'est abattue sur ces cendres. Et que croyez-vous qu'il advînt ? Mon souvenir s'est aplati, tout bêtement.
— Vous en parlez avec un peu de regret, non ?
— Ce que je regrette, jeune homme, ce sont les insondables moments que j'ai passés à écrire. Je rêvais le génie, je le croyais possible, je m'en sentais capable. Mais l'acte qui succède au rêve est toujours une déception, et les pages se sont accumulées, de déception en déception, jusqu'au renoncement. L'œuvre est restée inachevée, informe, et pendant des années, avant que le bûcher ne la dévorât, je l'ai supportée comme on supporte la présence d'un infirme, avec une sorte de dévouement apitoyé qui me décevait. Je ne peux pas aujourd'hui regretter d'avoir aboli cette infirmité puisque j'avais déjà commencé de vieillir.
— Vous ne me direz pas ce qu'il contenait, cet écrit ?
— Si. Mais sa forme m'échappe totalement aujourd'hui. J'aurais voulu ressembler à ce qu'il y a de meilleur et j'ai dû emprunter beaucoup. À cet âge, on emprunte avec la ferme intention de tout restituer le jour où le génie sera le vôtre. En fait, on emprunte à cause de l'impuissance qui est la marque annonciatrice d'un manque de génie. C'est bien ce qui justifie, à mes yeux du moins, la future destruction. Après tout, au moment de détruire, on détruit ce qui ne nous appartient pas. Je me suis donc retrouvé seul avec moi-même et je ne me connaissais pas, ayant consacré toute mon étude à la connaissance d'un bien d'emprunt. Plus tard, on hésite à se détruire soi-même, et on amorce la pente descendante qui s'accélère vers la mort. La vie est inutile, et la mort justifie ainsi sa nécessité.
— Quelle poudre aux yeux ! fit Thomas qui se désespérait. Si j'avais quelque roman dans ma calebasse, dont je serais l'auteur, même emprunté, que de longues heures de lectures je me réserverais aujourd'hui !
— Mettez-vous à l'œuvre. Noircissez des pages. N'avez-vous pas quelque personnage en tête ? Tenez, inspirez-vous de ma personne. Changez le nom, cherchez les raisons de votre choix et exposez-les dans un ordre strict. C'est comme cela que l'on fabrique du roman.
— J'ai bien songé à quelques sujets, mais je crains de m'en attribuer l'origine à tort. Et puis, les mots m'échappent. Ils n'ont plus de sens quand je les écris.
— Cela vous arrive de concevoir la fin de votre roman comme un but. Voulez-vous que je vous révèle un excellent exercice littéraire ?
— S'il ne vous a pas réussi, comment pouvez-vous prétendre à son excellence ?
— Parce qu'il n'est pas de moi. Souvenez-vous que je vous ai dit avoir passé ma vie entière à m'abreuver de la pensée des autres. Là est mon originalité, immobile comme l'ordinaire. Imaginez votre personnage. Donnez-lui un corps, le vôtre, le mien, choisissez-lui le corps qui définit déjà sa réussite ou son échec futur.
— Vous parlez déjà de la fin.
— Non, je ménage le coup de théâtre final. Notre homme, c'est bien normal, écrit un livre, ou tente de l'écrire, voyez selon ce que votre inspiration vous dicte. Mais tandis qu'il écrit, son âme se détache de lui, petit à petit, au fil des mots qui s'accumulent. Il s'en aperçoit ou pas, peu importe. Si oui, vous écrivez un chapitre sur sa découverte épouvantable, sinon vous en écrivez un autre sur l'épouvante que vous cause son ignorance. À la fin, mais il n'y a pas de fin possible, l'homme doit cesser d'écrire, avec le sentiment d'avoir achevé son œuvre. Comme celle-ci est à la mesure de toute créature humaine, elle est imparfaite et par conséquent, toute son âme ne s'y trouve pas. Un épisode tragique relate la séparation de corps entre l'écrivain et son œuvre. Le livre s'en va vivre sa vie d'âme imparfaite et, toujours assis à l'endroit qui lui sert d'écritoire, notre écrivain se morfond. Le voilà vidé de son âme, presque amnésique, mais il lui en reste encore un morceau, à peine tangible, mais dont l'évidence le frappe. À ce point qu'il découvre le sujet de son prochain livre : comment ce reste d'âme va croître dans son esprit, au prix d'un effort surhumain et devenir, petit à petit, une âme nouvelle. Entre-temps, on peut supposer, à tort ou à raison (réservez-vous un chapitre pour en débattre) que l'écrivain est mort et ressuscité. Le premier livre, vous lui donnez un titre qui évoque la mort et le deuxième, un qui soupçonne une résurrection dont vous faites profession de foi. C'est-à-dire qu'au choc des deux livres, qui forment le roman, vous avez inventé la vie. Vous êtes désormais en mesure d'écrire tous les romans qui vous titillent l'esprit.
— Je crois, dit Thomas, secouant la tête, que je ne vais rien écrire du tout. En tout cas rien qui ressemble à cela.
— Désolé de ne vous avoir pas convaincu.
— Je suis coulé, vampire d'homme que vous êtes !
— Et vous m'en voyez ravi. Trinquons aussitôt à votre perplexité et évitons de remuer le couteau dans la plaie.
— Je crains que vous ne soyez pas capable de cette sollicitude.
— Remarquez que le personnage ne meurt pas, ce qui est le rêve de tout artiste. Ce qui témoigne que l'artiste est une absurdité et l'art, un outrage à la raison. Autrement dit, le plus grand tort qu'un homme puisse faire à un autre homme.
— Vous balayez devant votre porte.
— Et je me trouve toujours mieux si j'y réussis. Mais je n'ai pas entendu, si je ne m'abuse pas, votre version sur le sujet.
— Instinctivement, je prendrais le contrepied de la vôtre, si je pouvais. J'écrirais simplement une lettre d'amour à ma défunte femme, en y mettant cette sérénité douloureuse dont je sens si bien les effets. Vous comprenez cela, Ramplon, une lettre d'amour ? Imaginez-vous, non pas l'écrivain qui vous sert d'exutoire, mais un personnage de mon acabit, ni brillant ni, je crois, tout à fait ordinaire. Vous me direz qu'il n'écrit pas. Justement, il n'écrit pas de ces sortes de choses que les écrivains écrivent. Il écrit une lettre. Et il ne parle pas de ces sujets qui semblent vous passionner l'esprit, que vous avez loquace. Il parle d'amour. Il écrit une lettre d'amour qui redit ce qui l'a séduit. Il n'en rajoute pas (comment le pourrait-il ?). Il redit simplement parce qu'il s'est aperçu que l'origine de son chagrin réside justement dans cette absence de mots. Ou bien il accumule les lettres, et les collectionne. Ou bien il refait sans cesse la même lettre, pour la parfaire.
— C'est là une préoccupation d'écrivain qui ne concerne pas votre personnage. Disons qu'il accumule. Il n'écrit pas un livre, il collectionne.
— Eh bien souhaitez-moi de longues nuits d'écriture.
— C'est qu'il le ferait, le bougre ! s'écria Ramplon en remplissant les verres.
Ils s'observèrent un moment, les yeux dans les yeux. Ramplon dit :
— Je songe quelquefois aux attitudes possibles de Saïda après ma mort. Croyez-vous qu'elle pleurera ? Mais là n'est pas l'important. Je vous rêve près d'elle, l'un consolant le veuvage de l'autre, et le marmot qui trépigne entre vos jambes en réclamant sa pâtée. C'est peut-être ce qui arrivera, mais cela ne me concerne pas. Quel avenir pourriez-vous avoir, si rien ne le vient pimenter, par exemple si quelque engrenage rebelle vous destine le fauteuil roulant ou je ne sais quel outil en délire qui mette fin à votre vie d'ouvrier, nouveau chapitre. Ou bien c'est elle, au détour d'un passage clouté, ce corps délicieux définitivement abîmé par le sort. Ou bien c'est lui qui vous supprime la vie de cet insupportable marmot, supprimant le lien, ou le ravivant. Les gens de votre espèce sont l'ordinaire de la vie. Il vous faut du tragique, du tragique simple et sans détail, sinon vous sombrez dans l'obscurité qui fait qu'on ne peut rien dire de vous sans risquer de paraître terne et amateur de superfluités. Je vous imagine, et mon inquiétude ne vous relève pas. À moins que je détienne la clé d'un destin digne de votre imagination.
La musique les éclaboussa tout à coup. La fanfare s'était arrêtée au pied de l'immeuble. Ramplon ne broncha pas, soit qu'il fît un effort pour ne rien laisser paraître de son irritation, soit qu'il n'entendît rien de ce qu'il se disait à lui-même. Thomas fila sur le balcon. Une fusée l'aveugla. Tout amusé d'assister à un pétillement d'images que la musique rendait encore plus délirantes, il se mit à hurler des onomatopées qui paraissaient l'enchanter. Il prenait un bain de cacophonie pour laver les incohérences que Ramplon avait dessinées dans son esprit.
Saïda était apparue près de lui. Elle tenait l'enfant dans ses bras et lui montrait du doigt les différents endroits de la fête, les fusées qui pétaient dans le ciel, les instruments qui s'agitaient sous les casquettes, les robes qui chatoyaient entre l'ombre et la lumière, et les visages rayonnants qui apparaissaient aux fenêtres, peinturlurés ou masqués, complices de la fête et tout le spectacle se bousculait dans la tête de l'enfant qui retenait les couleurs, interrogeait les reflets et cherchait à deviner l'ombre. Saïda riait de toutes ses dents et le secouait tendrement dans son giron, rythmant son enthousiasme comme son intérêt. Dans la bousculade de sensations qui couraient sur lui, il pouvait voir le visage de son père qui clignotait comme une ampoule de guirlande, la bouche grande ouverte d'où rien ne semblait sortir, ou comme si toute la mascarade s'échappait d'elle et se répercutait sur les obstacles dont le ciel était le plus haut. Les bruits s'effaçaient d'un coup quand les couleurs se mélangeaient et tour à tour, un grand trou noir lui occupait les yeux quand la musique venait l'assourdir et le baigner de vertiges. Il croisait des regards, devinait des rires ou des enchantements, l'espace autour de lui se peuplait d'étoiles sonores, les cris exigeaient qu'il rît comme il aurait voulu mais, tandis que ses poumons se bousculaient dans sa poitrine, sa bouche restait muette. Il sentait l'air filer sur sa langue, sa langue se raidir, les lèvres s'étirer jusqu'à lui faire mal. Il agita les bras et donna des coups de pied dans l'air pour pousser le bruit qu'il avait en dedans, le jeter dans cette animation délirante, pourvu qu'il s'y perde, se confonde même avec un reflet de lumière. Il fit si peur à Saïda qu'elle recula d'un coup dans la salle à manger et se jeta avec lui sur le lit. Il s'entendit alors crier et, tout surpris de l'effet qu'il fit sur Saïda, la tira vers lui pour poursuivre son cri dans son oreille. Il la sentit peser sur lui puis il s'enfonça dans cette chair chaude et humide qui l'engloutit d'un coup. Il flottait maintenant dans un silence qui l'étonna. Son petit corps s'apaisa. Elle lui murmurait quelque chose dans l'oreille, qu'il ne comprit pas. En réponse, il enfouit ses mains dans la chevelure qui versait sur lui et attendit que quelque chose vînt les déranger. Les bruits de la rue s'estompaient. Saïda gisait sur lui comme un rêve immobile qui annonce le réveil.
— Ces explosions collectives me ravivent toujours le cœur, disait Ramplon qui avait rejoint Thomas sur le balcon. Tenez ! s'écria-t-il, regardez celle-là qui expose ses seins. Ne croyez-vous pas qu'il y a mieux à faire ? Les mœurs se dégradent, vous dis-je. Quelle idée un jour de Noël !
— Taisez-vous, Ramplon, dit Thomas sans regarder le vieil homme. Vous allez tout gâcher avec votre cynisme de retraité. Je crois qu'il me reste encore un peu d'air. Descendons. Vous valserez avec une de ces filles délurées.
— Vous oubliez votre enfant. Un peu vite, je trouve.
— Au diable les enfants ! Descendons, vous dis-je !
Thomas s'éclipsa soudain. Ramplon écouta sa course dans l'escalier, puis il le vit arracher une fille à la foule et disparaître aussi soudainement dans l'agitation de la rue.
— Est-il fou ? fit Ramplon, rentrant dans la salle à manger. Ce jeune homme va s'user le cœur. Il ne contrôle plus rien. Est-ce que je divaguais à son âge ?
Il se laissa aller dans le fauteuil. Tandis que sa tête s'enfonçait dans le dossier, il vit l'enfant et Saïda sur le lit.
— Je crois que notre jeune voisin s'est évadé ce soir. Ne l'attendons pas.
Elle ne répondit pas.
— Je suis fatigué, dit Ramplon. Vieux, triste et fatigué. Et toi tu sommeilles, rêvassant de la maternité que je ne peux t'offrir. À quoi rêve-t-il, lui ? Pas grand-chose sans doute dans cette cervelle en formation. Son père court les rues aux bras d'une putain qu'il ne baisera pas. Et moi, je monologue, vieux clou que je suis. Un verre de plus ne me fera pas de mal. Deux même, et tous ceux que le bon Dieu m'accordera de boire, jusqu'à ce que j'en crève ! O Blanche, Blanche, ma toute petite, que t'est-il arrivé ? Mais qu'est-ce que tu as fait à ton vieux père ? Est-ce que j'ai mérité cette infortune ?
Le vieil homme sanglotait. Sous ses larmes, le portrait qu'il étreignait s'anima.
— Rien n'est de ma faute, mon petit père, dit Blanche de sa voix suave. Et tu n'as pas tort de souffrir. Nous nous aimions tant tous les deux. C'est Thomas la cause de tout. Tu le sais !
— Ah ! celui-là ! si je le tenais ! Mais bon Dieu, il m'échappe chaque fois que je crois l'étrangler pour de bon. Cet homme est une couleuvre !
— Ne crois-tu pas, mon petit père, qu'il t'a encore échappé ce soir ?
— Mais tu es là, toi, ma douce petite. Comme je t'aime !
— Je t'aime moi aussi, autant que je déteste Thomas. Tu avais fait de moi une fille heureuse et bien faite. Il a détruit ce que tu m'avais donné.
— Mais pourquoi ne m'en avoir pas parlé ? Pourquoi avoir agi de cette façon ? Tu serais venu pleurer tout contre moi, je t'aurais consolée, j'aurais reconstruit ta vie, je t'aurais arrachée à l'enfer. Mais tu n'as pas songé à moi. M'avais-tu oublié ? Ce maudit homme t'avait-il ensorcelée à ce point que ton père n'était plus rien pour toi ?
— La honte m'a rendue folle. Mais les morts n'ont pas de regrets. Ils souffrent non pas de regretter, mais de n'être plus rien pour les vivants.
— Tu es tout pour moi. Je te chéris là, tout contre mon cœur.
— Ce n'est qu'une photographie, mon petit père, rien qu'une photo du temps de ma mémoire. Nulle honte se lit sur mon visage.
— Blanche, ma petite ! Mais de quelle honte me parles-tu ? De quoi pourrais-tu avoir honte, ma toute pure créature ?
— Ma bouche souffrirait de te le dire. Je me tairais à jamais.
— Je tuerai cet ignoble individu. J'écraserai sa superbe !
— Mais qu'as-tu donc fait pour l'écraser ? Tu l'as regardé vivre, et tu t'es simplement réjoui de son malheur. Ta passivité ne me console pas.
— J'ai vécu trop longtemps dans le malheur. J'ai appris à pleurer. Aujourd'hui, je hurle de douleur à la pensée que tu aurais dû me survivre. Mais le sort ne l'a pas voulu. Ma mémoire plonge ses mains dans la pourriture qui te ronge. Je t'ai connue si belle, si joyeuse. Jamais je ne t'ai vue pleurer, sais-tu ? Mais quand j'ai vu ce revolver maudit, j'ai compris que tu t'étais cachée pour pleurer, seule, loin de moi, et silencieuse, comme si j'étais sourd ou que tu le croyais. J'aurais entendu tes plaintes, ma petite, et rien ne serait arrivé. Je vieillirais doucement, je ne serais pas devenu la bête que je suis, sentant la mort déjà, mais la vivant sans cesse. Oh ! que cette douleur est atroce !
— Mais je ne souffre plus, petit père, et comme je te l'ai dit, je ne regrette rien. Cependant, ton déclin me tourmente. As-tu l'air d'un vieillard seulement ? Les vieux n'inspirent pas le désespoir. Tu meurs d'une façon si atroce.
— Est-ce que tu n'es pas morte atrocement toi-même ? Je me régalerai sans doute de ma mort, mais je me plaindrai toujours de ne pas connaître l'horreur de la tienne. Ma fille, tu m'as horrifié. Et je ne cesse de t'imaginer dans cette posture épouvantable. Tes sourires grimacent maintenant dans ma mémoire. Je souffre tellement que la haine n'a pas de prise sur moi.
— La haine, petit père, mais c'est elle qui t'arracherait tes angoisses. Ne l'ai-je pas haï ?
— C'est la haine, ma toute petite, c'est la haine seule qui t'a tuée ?
— Non, c'est vrai, mon père. Pas la haine. La honte dont je sentais mon corps pétri. Il ne m'a jamais aimée.
— Mais quel corps, ma chérie ! De quel corps me parles-tu ? Blanche, ma petite, je veux que tu me parles de ce corps. Je veux tout savoir de lui. Ne me cache rien. Blanche, reviens ! Je ne veux pas avoir rêvé. Réveille-toi ! Tu n'as pas le droit d'abandonner ton pauvre père !
Ramplon s'était brusquement levé. Le portrait lui échappa des mains. Il vacillait. Il prit appui sur la table, la tête pendante, qu'il secouait frénétiquement.
— Félix ! Félix ! pleurnichait Saïda derrière lui. Mais que t'arrive-t-il ? Tu as trop bu. Tu devrais te coucher. Voilà où te mènent tes abus.
— Tais-toi, Saïda ! Tu ne comprends pas. Tu n'es pas faite pour comprendre. Tu es faite pour bien des choses que j'estime mais tais-toi, tu ne comprendrais pas. Ma tête est déjà assez embrouillée. Il faut que je sorte. Je vais aller prendre l'air. Je vais marcher. Marcher me fera du bien. Cela occupera ma pensée. Je rencontrerai des fêtards. Sans doute.
— Tu as trop bu, Félix. Il pourrait t'arriver quelque chose...
— Mais quoi ? As-tu une seule idée de ce qu'il pourrait m'arriver ?
Il sortit. Sa pesante carcasse ébranla l'escalier. Assise sur le bord du lit, Saïda mordillait son mouchoir. L'enfant jouait dans ses cheveux. Il lui dit quelque chose qui la fit sourire.
— Tu as raison, mon amour, fit-elle en se levant. Je vais mettre un peu d'ordre, effacer les traces de leur beuverie, et je m'occupe de toi.
Il la regarda s'affairer autour de la table, déplaçant les objets, en emportant d'autres dans la cuisine, poussant les fauteuils dans les coins de la pièce, s'arrêter pour sourire et secouer la tête.
— Tu n'auras pas de mauvais souvenirs, toi. Je m'en charge.
[…]
Dehors, Ramplon reçut l'air vif de la nuit comme un coup de poing. Chancelant, il déambula autour du pâté de maisons, les yeux rivés au sol. Son esprit finit par s'accoutumer au tintamarre qui s'y fluidifiait. Accélérant son allure, il bifurqua et s'engagea dans une longue rue étroite qu'il ne connaissait pas. Il tremblait de froid mais sa respiration était régulière, ce qui le rasséréna. Plus loin, les bruits de la fête ne lui parvinrent qu'étouffés, comme si la nuit prenait de l'épaisseur. La rue s'obscurcissait au fur et à mesure qu'il avançait. Les yeux lui piquaient légèrement, d'un agréable picotement qui fait croître des larmes chaudes, comme si la vie s'opposait avec obstination au froid contraire des aspects lugubres de la nuit. Ramplon chassait des fantômes, et s'ils s'éloignaient au point qu'il n'en distinguât plus le flottement, il les rappelait à lui. Il avait ses chiens.
Comme il l'avait souhaité, la nuit le tranquillisa, et quand il fut assez tranquille pour supporter l'immobilité, il s'assit sur une borne, redoutant le froid seulement. Il s'engonça autant qu'il pût dans son manteau et alluma le cigare qui signalait sa présence. Quelques passants furtifs traversèrent son regard comme des chuchotements discrets. Seuls le froid mordant sa chair et l'affreux cigare qui brûlait sa bouche lui semblaient réels. Il s'isola un moment dans cette réalité perverse, y goûtant du bout des lèvres comme on goûte à l'amertume agréable du fiel. Il avait besoin de palper la réalité mais pas toute, de peur qu'elle s'opposât à son désir de solitude tranquille.
Au hasard de sa promenade, il croisa une rivière où l'on s'égaillait. Observant d'un œil avide des corps nus qui secouaient l'eau, il crut de nouveau être la victime de son délire.
Il poursuivit son chemin en riant de lui-même. Plus le froid le torturait et l'exposait au délire, plus il se sentait capable de résister au bavardage de son inconscient pervers. La rivière clapotait entre chacune de ses pensées. Il y fixa le rythme de son délire.
Au bout de l'allée qui bordait la rivière, il vit de la lumière, comme un point d'orgue à sa promenade. Elle l'attira comme une mouche. Il s'y noya avec délice, buvant la nuit que ses yeux fermés lui offraient. S'il avait été plus jeune, et s'il avait senti des muscles dans sa chair, au lieu de cette intolérable paralysie, il se serait mis à danser. D'ailleurs, diverses musiques se rencontraient ici, mêlant leurs rythmes, abolissant le rythme d'où elles naissaient.
Il chercha du regard un coin pour s'asseoir, qui ne fût pas pénible à ses vieux os, et avisa une murette qui donnait sur l'oued. La nuit l'emplissait de son calme et il ne regretta pas les morsures du froid. Le cigare brûlait ses lèvres, puis il sut qu'une de ses larmes était un pleur.
Blanche lui apparaissait de nouveau, grimée comme un personnage de théâtre. Elle rayonnait d'un sourire de jeune fille qu'il savait être son œuvre, brandissant toutefois des lambeaux de chair pourris. Il eut un petit cri qu'il tenta d'étouffer dans ses mains. Mais la figure s'imposait de plus en plus, absorbant toute la lumière. Non seulement il vieillissait, mais il perdait la raison. Non pas qu'il devînt fou et débile. Sa tête était lucide, toute pénétrée de cette clarté qui ne se raisonne pas justement et dont la cruelle netteté est due à une abondance de détails que la mémoire, même fatiguée et douloureuse, retient et énumère sans se tromper. Il lui arrivait ce qui arrive quelquefois quand le malheur domine : il n'y avait plus en lui de place pour le doute, et ses certitudes ne cultivaient que d'angoissantes questions. Il ne fit rien pour chasser ces démons. Il oublia le froid et son corps cessa peut-être de trembler. Tout absorbé dans sa cruelle tristesse, il ne vit pas qu'une ombre gesticulait dans l'allée.
Thomas Faulques luttait contre une terrible nausée. Il s'était penché sur le sol pour s'en défaire mais les hoquets sonores qui secouaient sa poitrine ne baillaient que du vent. Il rouspéta amèrement, s'adressant à son corps meurtri, lui reprochant la perversité qui voulut qu'il conclût l'ivresse par une telle nausée. Derrière lui, la fille avait perdu soudain connaissance et s'était écroulée dans l'herbe humide. Elle semblait dormir, mais le sommeil avait arrêté son corps au moment où celui-ci s'affalait sur le sol. Elle avait l'air d'un pantin désarticulé, presque obscène. Quand Thomas, renonçant à ses tentatives, se retourna, il éclata de rire en l'apercevant. Il songea, non moins rieur, qu'excepté de furtifs baisers dont elle l'avait défait avant de se pendre à son bras, il ne l'avait même pas touchée, non pas même un attouchement qu'il se mit à espérer. Se jetant à genoux, il la secoua. Elle émit un râle affreux de sonorités et d'odeurs qui l'affecta à ce point qu'il renonça. Il se releva, tituba jusqu'au bout de l'allée où une tache de lumière blafarde s'arrondissait.
Ses pas pesants se heurtaient dans sa tête, augmentant sa nausée. Il aurait voulu fixer sa pensée sur une idée quelconque, ce qui eut été possible si la fille ne s'était endormie, mais la douleur l'occupait tout entier, se signalant à chaque fois par une augmentation d'intensité.
Le visage torturé de Ramplon le foudroya tout net, lui parvenant comme un coup de massue. Il demeura un moment immobile, les yeux comme accaparés par ce visage dont les contours étaient avalés par l'ombre. Il allait ouvrir la bouche, dire quelque chose dont il n'avait pas encore la moindre idée, et la tête de Ramplon se souleva, lentement, inondée de lumière. Ses yeux noirs crevaient la lumière. Thomas frissonna quand il comprit que ces yeux-là ne le regardaient ni avec l'étonnement contraint auquel Ramplon l'avait habitué, ni même avec cette cruelle indifférence dont le même Ramplon savait jouer. Thomas était sidéré par la nouveauté et épouvanté par ce qu'il reconnut être de la haine.
— Ramplon... balbutia-t-il. Il fait si froid. Nom de dieu, à votre âge !
Ramplon ne bougeait plus. Il avait l'impression d'avoir parlé le premier, sans rien dire, cela lui procura une brûlante satisfaction qu'il savoura avec délice. Thomas paraissait se désarticuler.
— Ramplon, nom d'une pipe ! Excusez-moi, mon vieux mais je suis un peu ivre...
Cette familiarité choqua le vieil homme, qui glissa brusquement de la suave délectation à peine esquissée à une colère rentrée qui le fit rougir.
— Vous êtes mal, mon vieux, continuait Thomas. Le sang vous vient à la tête, je crois. Vous pâle comme un mort d'ordinaire !
— Vous en parlez avec légèreté, de la mort, jeune homme, dit Ramplon d'une voix tremblante. Parce que vous ne la voyez que chez les autres. Croyez-vous pas qu'elle vous concerne autant que moi ?
— Oh ! ça va, Ramplon. Vous allez encore me seringuer dans un dialecte que mon état m'interdit de comprendre. Voyez pas que je tiens à peine debout ?
— Votre familiarité m'enquiquine, au moins autant que mon jargon vous défrise. Un jour, vous paierez vos impertinences.
— Non mais dites donc, Ramplon ! En voilà des manières de me gâcher la vie ! N'ai-je pas assez de malheurs, qu'il me faudrait encore endosser les vôtres. Vous n'aurez pas ma signature.
— Calmez-vous, voyons. C'est vrai qu'il m'arrive de me montrer odieux sans raison. Je me le reproche toujours.
— Odieux et cruel ! fit Thomas. Vous êtes débile ou je me trompe.
— Débile ? Vous voulez dire que je perds la raison ? Celle qui pousse les hommes dans l'entêtement à vivre, certes. Mais vous savez quelle raison m'innerve.
— Ramplon, une fois pour toutes, et que jamais ce sujet ne revienne dans nos conversations si nous en devons entretenir encore : Blanche était une adorable fille, je n'ai rien compris à son geste, pas plus que vous, et le mieux est de ne rien chercher à comprendre. Quand vous êtes venu vous installer dans sa chambre, j'ignorais que vous étiez son père, et quand je l'ai appris, j'ai simplement pensé que vous héritiez de ce maudit local. Vous vous êtes empiffré des bruits qui couraient sur les circonstances de sa mort, vous vous êtes effectivement cherché une raison, mais vous ne l'avez pas trouvée parce ce que je ne consens pas à devenir votre raison.
— Moi, ce que je sais, c'est que chaque fois que vous touchez une femme, elle en meurt. Ainsi ma pauvre Blanche, qui s'est plainte de vous, et la modique Aurore qui ne vous est pas revenue bien cher à ce qu'on m'a dit.
— Vous n'arriverez pas à me vexer, Ramplon.
— Et si vous avez touché à ma petite Saïda...
Ramplon s'était dressé d'un coup en disant cela d'une voix fiévreuse.
— Si vous avez touché à ce bout de femme...
— Je ne dis pas que ça ne m'est pas venu à l'esprit, mon vieux. Je crois que je vous ai jalousé. J'ai aussi revu et corrigé mon opinion à ce sujet, depuis que je sais le martyr que vous lui faîtes souffrir. J'ai peut-être une influence maligne sur les femmes, mais je ne les bastonne pas avant de les faire périr. Ah ! Ah !
— Vous pouvez bien rire, Thomas. Vous pouvez rire autant que vous voulez, cela ne vous soignera pas.
— Mais qui doit se soigner ? Vous êtes malade de haine, parce qu'il vous faut bien être malade de quelque chose. Vous voulez qu'on vous plaigne, mais qui peut plaindre ce ventre gonflé de perversités. Mettez-vous dans la tête que je suis un homme ordinaire.
— Blanche est morte par votre faute. Vous avez tué sa petite âme d'enfant.
— Je n'ai jamais tué personne, et cela n'arrivera pas. Je me vante de posséder une grande maîtrise de mes nerfs, et c'est heureux, car si j'écoutais ma conscience en ce moment où je vous parle, je vous ferais disparaître de mon existence et peut-être bien même de celle des autres.
— Blanche était toute ma vie.
— Blanche avait sa vie à elle, mon vieux. Elle ne vous appartenait pas. Nous en avons déjà parlé, et nous avons conclu alors de ne plus aborder ce sujet. Souvenez-vous. Je croyais bien avoir réussi à vous faire entendre les voix de la raison. Ah ! Ramplon, nous sommes stupides. Ce doivent être les effets de l'alcool. Nous ne sommes pas faits, ni vous ni moi, pour de telles beuveries. Notre charpente ne sait pas résister. Rentrons tous les deux.
Thomas prit le bras de Ramplon. Sous la froide humidité du tissu, Ramplon s'était durci comme un caillou. Il se dégagea brutalement de l'étreinte amicale de Thomas.
— Cette fois, vous ne m'aurez pas, Thomas, lâcha-t-il. Vous n'aurez rien de ma conscience ni de ma raison. Je ne vous concéderai rien qui contredise mes certitudes. La haine n'est qu'un sentiment. Il me réchauffe le cœur, mais mon cœur voudrait vous arracher le cœur.
— Vous ne m'arracherez rien du tout, et certainement pas ma bonne humeur. D'ailleurs, plus vous échauffez et plus je gagne en vigueur. Voyez, je me nourris de votre désarroi.
— Vous avez l'habitude, nécrophage !
— C'est ça, le mot est lâché. La conversation fait un petit détour par la préhistoire. Ça augmente le sens. En tout cas, peu m'importe si vous voulez crever cette nuit. Vous crèverez sans moi. Je ramasse la dormeuse ou je récupère la mise. Je crois qu'elle n'est plus bonne pour ce qu'on la paye. Je vais m'endormir sur mon argent, ce soir.
Thomas mima un théâtral salut et s'éloigna. Ramplon bredouillait. Au prix d'une grande douleur qui lui traversa le dos, il s'ébranla lourdement derrière le jeune homme, enfilant des mots obscurs dont la suite témoignait de son incompréhensible tourment.
— Si vous mourez ce soir, disait Thomas, prenez soin de vous recommander à dieu. Il a tant de choses à vous faire payer, ce nécrophage !
Thomas disparut dans la nuit. Ramplon abandonna sa vaine poursuite. La rage lui avait fait oublier le froid et l'humidité dont son vieux corps souffrait atrocement. Il s'était arrêté dans l'ombre, tournant le dos à la lumière, et son regard scrutait l'ombre, n'y voyant rien que de l'ombre, comme si son tourment l'avait rendu aveugle. Il s'égara dans le gouffre de ses pensées.
La fille était sortie de son éthylique perte de connaissance. Assise dans l'herbe, elle avait ramené ses jupes autour de ses jambes et grelottait en silence. Elle secouait la tête comme pour en chasser les vapeurs importunes. Elle vit alors l'ombre de Ramplon, une ombre immobile et pesante qui lui inspira quelque frayeur. Elle s'éclipsa comme un animal.
Ramplon retourna s'asseoir sur la murette. Sa rage s'était éteinte. Il était dépité, honteux même. Il s'était conduit comme un dément, ce qui ne lui ressemblait pas. Sa haine, cependant, ne se trouva pas diminuée par les reproches qu'il s'adressait maintenant. Des reproches qui ne lui faisaient pas violence pour autant, et le confortaient dans l'idée que ses esprits lui revenaient avec facilité. Goûtant ce terrible moment sans morosité, il réussit à balayer les incohérences obsédantes qui lui arrivaient du fond de son âme. Il abordait une sorte de tranquillité douloureuse qui lui paraissait aussi désirable que le sommeil, mais il ne désirait pas dormir. Il rêvait éveillé, maîtrisant le rêve et lui dictant sa conduite. Il pourchassait des souvenirs très anciens dans une âme de chasseur, en reniflait les odeurs lointaines comme un animal les perçoit, et soupçonnait un incalculable bonheur au bout de cette traque confortable, sans embûche et sans faille.
Thomas était revenu.
— Cette salope ne m'a pas rendu mon argent, dit-il, mais ce qu'elle m'a dit de vous m'a inquiété. Je vous ramène chez vous.
Ramplon lui offrit le spectacle d'une tête étonnée.
— Vous n'allez pas bien, mon vieux. Rentrons.
— Rentrer, dit Ramplon dont la voix était bien celle d'un vieillard. Rentrer ? Je suis bien ici. La colère que je vous ai fait supporter m'a quitté aussi soudainement qu'elle m'a pris.
— Je m'en réjouis. Soyez sûr que je m'en réjouis, mais je me sentirai mieux lorsque nous serons bien au chaud, devant une tisane.
— Pffff ! dit Ramplon en souriant. Cent cinquante épices ! Non, je rentrerai le moment venu. J'ai bien le temps de voir le jour.
— Ce n'est pas le jour que vous verrez au bout de la nuit.
— Vous n'avez que ce mot-là à la bouche !
— Délirez si ça vous chante, mais faites l'effort de vous ressaisir. Saïda doit s'inquiéter. Nous lui avons fait faux bond.
— Elle se dorlote en compagnie d'un bambin.
— Oui, mais nous ne la dérangerons pas. Nous nous mettrons au lit.
Ramplon se frappa le front.
— Je vous hais, Thomas. Je vous hais et je vous maudis.
— Ne recommencez pas, Ramplon. Je ne suis pas une pierre et j'ai du mal à vous supporter. Mais de là à souhaiter votre mort.
— Elle vous délivrerait parce que je vous hante.
— Je ne crois pas moi non plus aux fantômes. Faites un effort et levez-nous cette carcasse refroidie. Cette nuit ne sera pas sans conséquence sur votre santé. On croirait que vous vous méprisez.
— Je me mépriserais si cela devait vous coûter.
— Mais que voulez-vous donc me faire payer, Ramplon ? Les fruits de votre imagination délirante ? Ils sont amers, verts comme la mort, ils n'ont rien bu que les soleils de pierre dont on croit orner les tombes. Cessez de me statufier. Je ne suis pas votre héros, pas plus que Blanche n'est votre création. Je sais ce que vous avez raté, mon vieux, et je vous plains, mais quelque soit votre tristesse et le degré de votre folie, je ne vous permets pas de m'assommer avec vos délirantes suppositions qui m'agacent. Vous comprenez ? Vous êtes une mouche à merde et vous me prenez pour un cadavre. Mais je suis bien vivant et capable de vous faire mal si je veux.
Disant cela, il poussait Ramplon du bout des doigts. Celui-ci versa par-dessus la murette. Thomas pensa : « Mais que fait-il ? », puis il entendit la dégringolade du corps entre les rochers. Il pensa : « Qu'ai-je fait ! » et se penchant par-dessus la murette qu'il étreignait douloureusement, il vit Ramplon qui gisait plus bas, comme une ombre, immobile et énorme. Il regarda vers l'autre rive puis de nouveau l'endroit où gisait Ramplon. Des larmes d'effroi, comme une sueur, troublaient son regard. Il ne vit plus rien qu'un brouillard qu'il traversa comme une furie.
[…]
Sa bouche s'était asséchée au point de lui faire mal. Ses jambes étaient secouées de violents spasmes. Une de ses mains flottait dans l'eau. Il ne savait pas laquelle, et l'angoisse s'empara de lui, d'un coup, tandis qu'il cherchait à le deviner. Il aurait voulu se sentir capable d'un mouvement, mais il savait que c'était impossible, que son corps lui échappait et que rien de ce qu'il maîtrisait encore n'y pouvait quelque chose. Cette absence de corps l'effraya, et l'idée qu'il allait mourir l'occupa tout entier, abstraite, abolissant toute sensation et toute autre idée qui aurait pu adoucir ses derniers moments. Il se dit : « Je vais avoir une mort horrible ». Et la douleur s'amplifia, par crans, irrésistiblement, lui criant la cruelle vérité avec une force qui l'en convainquit. Il cessa de lutter et en même temps, il s'apaisa. Il entendit d'abord sa respiration, comme une suite irrégulière de hoquets affreux, puis la vue lui revint et il vit Thomas descendre le long du parapet. Il regarda cette ombre s'agripper aux rochers, glisser entre les ombres d'autres ombres, venir à lui avec une lenteur étrange comme si elle devait s'éterniser ainsi, descendant vers lui et s'éloignant de lui. Il fut presque joyeux lorsque Thomas arriva enfin à se dépêtrer de cet enchevêtrement d'ombres calculées pour le faire souffrir. Il avait un air ahuri qu'il ne lui avait jamais connu jusque-là. Il parlait sans s'interrompre, sinon ravaler sa salive, mais Ramplon ne l'écoutait pas, il sentait sa voix, il la sentait s'amplifier dans sa tête meurtrie, et il se rasséréna enfin en se disant qu'il venait d'échapper à la mort.
— Ramplon, nom de dieu ! Que vous arrive-t-il ? Dans quel état êtes-vous ? Nous sommes d'absurdes personnages, je vous le dis. À quoi nous mènent nos conversations ! Il ne faut pas bouger. Chercher du secours. Les médecins sont à la hauteur de ce genre de pépin, croyez-moi. Il ne faut pas que vous preniez froid. Le froid, voilà l'ennemi dans ce genre de situation. Ne faites rien. Avez-vous mal ?
Ramplon n'avait plus mal. Il se sentait bien même.
— Ne dites rien, fit Thomas dont l'affolement réjouissait le vieil homme. Mes questions me rassurent, c'est tout.
— Si je pouvais vous les arracher, qu’elles ne vous servent plus !
La réponse paralysa Thomas, puis :
— Ne parlez pas, Ramplon, dit-il. Ne dites rien. Même à l'article de la mort, vos paroles puent votre esprit détraqué.
— Je vous ai dit que vous sentiez la mort à plein nez, narguait Ramplon. Je vous l'ai dit et voilà ce que je deviens. J'ai contracté la maladie qui ne vous ronge pas, vous.
— Taisez-vous, Ramplon. C'est un stupide accident.
— Un accident ! Comme la mort de Blanche est un suicide, et celle d'Aurore un malentendu avec la nature. Et vous pensez que cette fois on vous croira ? Vous songez encore à tromper le monde. Mais vous pouvez trembler, jeune homme : je ne mourrai pas avant de leur avoir dit la vérité et ils m'entendront d'une autre oreille cette fois ! Ils ne se moqueront pas d'un vieillard sénile. Ils écouteront un homme détruit. Ils seront effrayés par cette destruction, et s'ils ne me plaignent pas (pourquoi me plaindraient-ils ?) ils ne manqueront pas de vous faire payer tout le mal que vous pourriez leur faire.
— Vous débloquez, Ramplon. Je crois que vous allez mourir.
— Et cette certitude, vous pensez qu'elle m'étonne ! M'est-il venu un seul instant à l'esprit que vous êtes venu ici pour me porter secours ? Vous me pensiez mort, pardi ! Une chute pareille ! Vous vous demandez comment un si vieux corps a pu opposer une telle résistance. Résistance bien inutile, je crois. Mais votre crime ne sera pas parfait cette fois.
— Mais de quel crime parlez-vous, vieil imbécile ? Êtes-vous fou ? Et vous iriez raconter ça, pour que votre haine s'en abreuve à jamais. Cela ne se voit que dans les romans à bon marché. C'est de la tragédie pour fonctionnaire. Personne ne vous croira, vieux fou. Ne m'a-t-il pas semblé que vous vous êtes jeté volontairement ? Mais je ne vous crois pas capable d'un suicide. Vous n'avez pas contrôlé un geste de recul, ou vous avez cru qu'il y avait un dossier à la chaise, et vous avez commis la dernière chute, qui vous est fatale, rien de plus. Rien de plus, vous entendez ?
— Personne ne croira ce raisonnement. On vous accusera.
Thomas admira le calme du moribond. Il eut un geste de dépit et regarda le vieil homme en souriant :
— Vous me faites marcher, rit-il. Sacré Ramplon, vous me la faites payer, votre folie, n'est-ce pas ? Allons, relevez-vous, et cette fois, rentrons pour de bon. Nous avons besoin de dormir tous les deux.
— Pauvre Thomas ! souffla Ramplon. Vous perdez le sens des réalités ou bien vous êtes d'un cynisme terrifiant. Vous me brisez le corps sur les rochers et maintenant il vous semble, à ce que vous dîtes, que c'était pour rire. Et de chasser la mort comme une servante.
Cette réflexion exaspéra Thomas.
— Soit, dit-il. Si ça vous amuse de mourir comme Elpénor, dormez en paix. Moi je rentre me coucher. C'est douillet chez moi.
Il escalada les rochers vivement et bientôt il arpentait d'un pas alerte les rues noires de la ville, l'esprit tout occupé à la pensée d'un sommeil réparateur. C'est le mot, songea-t-il. Il faut réparer. Ce qui l'amusa. Cependant, il n'était pas au bout de ses émotions. Ayant conclu en lui-même une fin quelque peu sommaire, il allait, d'une rue à l'autre, presque flânant malgré un pas rapide. Et il se heurta presque à Ramplon, lequel se tenait tout droit, les bras croisés sur la poitrine et le reluquant de cet air qu'il prenait toujours quand il cherchait à avoir le dernier mot, ce qui était toujours le cas, on s'en souvient, quelque fût l'objet de la conversation. Thomas frappa dans ses mains, non pas pour applaudir, mais comme font certains pour manifester l'étonnement que leur cause un évènement abrupt.
— Mais quel diable êtes-vous, Ramplon ! s'exclama le jeune homme.
Il bouscula Ramplon, mais celui-ci s'opposa. Thomas sentit une force incroyable le soulever de terre et l'y contraindre de nouveau avec une autorité saisissante. Il retrouva un air d'étonnement hagard et muet qui égaya le vieil homme.
Et puis tout se passa très vite. Thomas s'était senti soudain envahi par une incalculable faiblesse et il constatait presque sans réaction la subite puissance musculaire du vieillard. Il fut précipité sur un banc qui le blessa, supporta de puissantes mains qui le contraignirent dans son affligeante immobilité puis l'horreur le saisit, foudroyante. Il se débattit de toutes ses forces, ragea contre la vanité de ses mouvements, hurla jusqu'à se faire mal, mais la vérité s'imposa, inévitable et définitive. Puis son souffle s'éteignit. Il laissa tomber sa tête sur le banc. Le vieillard haletait, grognait, débitait un monologue inintelligible. Thomas demeurait inerte. Toutes ses forces l'avaient abandonné. Il reçut la semence du vieillard avec un soulagement honteux mais réel.
Le vieillard se retira. Thomas ne bougeait pas. Il gisait à plat ventre sur le banc. Son derrière semblait une tache de lumière. Ramplon se rajusta, soufflant comme une bête entre ses dents serrées. Il s'attarda un moment, regardant Thomas d'un air apaisé, attendant peut-être une réaction qu'il aurait voulu violente, mais le jeune homme ne bougeait plus.
Ramplon s'éloigna. Thomas put le voir longtemps, marchant d'un pas frémissant sous les réverbères, puis il ferma les yeux. Un cri naissait au fond de lui. Il crispa tous ses muscles pour l'étouffer. Il sentait maintenant le froid mordre dans ses fesses nues.
Là-haut, Saïda déposait un petit santon dans la crèche. L'enfant se tenait près d'elle, les mains sur les yeux.
— Maintenant tu peux regarder, dit-elle. L'enfant Jésus est né.
Son cœur s'emplit d'un immense bonheur au spectacle des yeux émerveillés du petit Thomas qui se demandait par quel mystère le santon était apparu entre les autres santons.
— C'est parce que tu as bien fermé les yeux, dit Saïda.
[…]
L'hallucination dut s'éteindre pendant qu'il avait les yeux fermés. Maintenant qu'il regardait la mer, son ventre se nouait, jusqu'à la douleur qui lui arracha un cri. Comme par réflexe, aussitôt le cri lâché, il jeta un rapide mais complet coup d'œil autour de lui et constata avec soulagement que personne n'en avait été le témoin.
Dieu sait ce qu'il serait advenu si quelque passant, tout juste de passage, un peu inattentif, et dans aucune attente, eût été interrompu par ce cri de douleur. La couleur même du cri ne l'aurait pas trompé sur son origine ! Thomas, encore immobile prés du parapet, s'efforça de retrouver la souplesse de son corps. C'était par là qu'il devait commencer à se remettre de son émotion. L'esprit suivrait, même contraint.
Quelques minutes plus tard, ayant recouvré son équilibre, il osa quelques pas. Il constata, non sans terreur, que ses pas ne pourraient le conduire chez lui sans le faire remarquer. S'arrêtant de nouveau, il frappa du pied, puis osa un nouveau pas. Celui-ci était pire que les précédents, ce qui arrive en général quand on met de l'application sitôt après en avoir singulièrement manqué. Mais l'esprit de Thomas se nourrissait déjà d'un autre système.
À vrai dire, ce n'était même plus un pas. Thomas, terrassé par la perspective de la marche à laquelle sa solitude le condamnait pourtant, ne bougea plus, tout entier à l'angoisse qui l'emplissait comme une eau brûlante. S'il s'avisait de marcher du pas qu'il venait de se coltiner à la suite d'une hallucination vivante, il risquait, pour le moins, de soulever des remarques sur son passage ; des remarques d'abord à peine préoccupées, puis, pas à pas, des certitudes vivaces, hérissées sur les trottoirs à l'endroit des promeneurs, comme autant de points d'interrogation sur le point de se trouver une réponse. Il alluma, fébrile, une cigarette qui le fit tousser. Étranglé par une toux aussi soudaine que violente, il chercha un appui et, sachant qu'il se trompait déjà, se dirigea vers un réverbère sur lequel il crispa ses mains moites. Il vit alors l'horreur de ses quelques pas. Sa toux empira. Les pieds rivés au sol, tout le corps secoué par une toux qui s'accélérait, il devait bien finir par se faire remarquer. Un passant lui tapota le dos d'une main amicale. La toux se calma. Le passant, aimable, mais peut-être soupçonneux malgré un cri enjoué, lui proposa son bras. Thomas fit non de la tête.
— Vous avez l'air malade, dit le passant doucement
— JE NE SUIS PAS MALADE !
Thomas Faulques pressa sa main contre sa bouche qui venait de hurler. Le passant, visiblement, s'en était aperçu, mais son doux visage restait impassible. Il posa une main pesante sur l'épaule de Thomas.
— Inutile de crier, dit-il, toujours très doux. Je sais qu'il n'y a rien de plus exaspérant que ces maudites toux dont on n'arrive pas à se défaire et qui vous prennent de préférence quand cela n'amuse que les autres. Tenez, il y a quelques jours, une pareille toux m'a secoué une heure durant, et je devais être terrible, car ma femme crut que je devenais fou.
— MAIS JE NE DEVIENS PAS FOU !
Thomas avait de nouveau hurlé entre ses doigts crispés autour de sa bouche. Le passant haussa les épaules.
— C'est exactement ce que j'ai dit à ma femme, susurra-t-il, avec cette même douceur qui devait cacher quelque chose que Thomas redoutait. Est-ce que ça va maintenant ? Ôtez votre main de la bouche. Ce n'est pas en vous étouffant que vous arrangerez des choses si dérangées.
Thomas décolla sa main. La toux n'était plus.
— Vous voyez, dit le passant, souriant. Ce n'était rien. Quelques tapes sur le dos et la toux s'en va. Mais on ne peut pas se tapoter le dos tout seul. Croyez-moi, monsieur, ces quelques tapes valent mieux que les pastilles qu'on nous vend à prix d'or parce qu'on nous prend pour des imbéciles.
Thomas acquiesça. Il regardait l'homme de la tête aux pieds.
— Voulez-vous, proposa le passant, que je vous raccompagne ? Cette maudite toux nous guette tous. Je pourrais le cas échéant, vous tapoter le dos.
— Je vous remercie, dit Thomas d'une voix blême. J'étais venu contempler la mer. Quelque embrun m'aura perturbé.
— Ah ! la mer, mon cher monsieur. Quel spectacle ! Le plus beau à vrai dire, et vous êtes assez jeune pour vous y divertir. Moi j'ai passé l'âge de la mer. Je vous souhaite bien du plaisir.
Avant de partir, le passant avait glissé dans la poche de Thomas Faulques une boîte de pastilles, à l'insu du jeune homme encore troublé par ce qui venait de lui arriver. De nouveau seul, il se consacra à ses pieds. Il tenta un pas. Ce fut navrant. Non point le pas lui-même, tout ordinaire, mais le bruit que fit la boîte de pastilles dans le fond de sa poche. Mon dieu, pensa Thomas. Qu'est-ce que c'est que ces pastilles ?
Il scruta la nuit et, comme il s'y attendait, décela une présence dans l'ombre d'un tamaris. Ce ne pouvait être que le passant. Il se doutait de quelque chose et, avant de se cacher dans l'ombre pour le guetter, avait glissé dans sa poche une boîte de pastilles qui ne calmait pas la toux.
Thomas pressentit sa perdition. Le moindre faux pas aurait les pires conséquences. Ce n'était pas le moment de faiblir. Le ciel l'éprouvait simplement. Il devait se sortir de cette angoissante situation. Pour cela, ne pas montrer, par inadvertance, qu'il s'inquiétât de la présence du passant dans l'ombre du tamaris. Éviter de regarder le tamaris et son ombre. Il sifflota. Au bout d'un moment, les joues douloureuses de se tendre, il avait acquis une certaine décontraction. Il s'exerça à de longues apnées qui le tranquillisèrent dans toute sa fibre.
Le pauvre Thomas luttait fébrilement, mais il ne connaissait pas sa force. Le moment était venu. Il fit un pas. Horreur ! Puis un autre. Horreur ! Horreur ! Le suivant ne valait guère mieux. À la fin, n'y tenant plus, il se mit à courir et, avant de bifurquer dans la première rue, il se retourna, montra son poing exsangue au tamaris lointain, et hurla : « Je suis plus fort que vous croyez ! » et, plein de rage, il répandit les pastilles sur la chaussée avant de s'élancer dans l'ombre de la rue qui l'avala d'un coup. La lumière l'accueillit comme un ventre. Sous le porche, il s'efforça de retrouver sa respiration. Le bruit de ses pas dans les rues noires résonnait encore à ses oreilles ; puis il s'estompa, doucement dissipé par le bruit des conversations et de la vaisselle ; dans le patio, une bonne trentaine de convives festoyaient. Quand il entra et se mêla à eux, personne ne le remarqua.
Vers minuit, quelqu'un proposa qu'on se divertît au jeu du décaméron, et tout le monde applaudit. Grisé par le flot des mots qui déjà déferlait, il se laissa tenter. Il leva la main pour réserver son tour.
L'hôte, la quarantaine solide, s'était dissimulé dans l'ombre d'une colonne pour observer le jeune homme qui gesticulait au milieu de la table, ayant accaparé tout l'auditoire. Le serviteur, lui aussi ne comprenait pas.
— Par le diable, dit l'hôte dans l'oreille du serviteur. Qui est ce jeune homme ?
— Je ne sais pas, Monsieur. Il n'est pas des invités de monsieur, Monsieur ?
— Mais vous l'avez laissé entrer.
— Il y a tant de monde, Monsieur.
— Et sa carte d'invitation, bon dieu ! Où est sa carte d'invitation ?
Le serviteur, très embarrassé, fouilla dans sa poche.
— J'ai dû l'égarer, Monsieur.
— Imbécile ! Faites en sorte de connaître son nom.
L'hôte attendit, inquiet. Le serviteur revint.
— Il dit s'appeler Thomas Faulques, chuchota-t-il dans l'oreille de son maître.
— Sapristi ! Je ne connais personne de ce nom !
L'hôte rejoignit ses invités. Sur la table, Thomas piétinait. Son auditoire donnait des signes de fatigue. Cependant, l'hôte s'était assis et écoutait le jeune homme avec attention.
Un peu plus tard, quelques convives étaient retournés au buffet ; d'autres nouaient de nouvelles conversations ; Thomas parlait et l'hôte soutenait le débit fiévreux de ses paroles.
Ce fut Ramplon qui osa interrompre le jeune homme :
— Laissez, laissez, jeune homme, là vos beaux discours. Votre récit a de l'intérêt, mais je le trouve un peu long. Faites un peu moins long, ou laissez-nous dans l'alternative de vos fragments. La nuit n'est pas éternelle, et d'autres ont à nous dire des merveilles de leur imagination.
— C'est ça ! qu'il se taise à la fin ! dirent tous les invités comme un chœur.
Quelque peu interloqué, Thomas demeura un moment dans l'expectative, tentant de croire à une interruption sans importance. Mais Ramplon l'avait puissamment saisi par la cheville et contraint de lui céder le promontoire. Thomas céda non sans humeur. Comme il s'éloignait vers l'ombre des colonnes, l'hôte l'arrêta et :
— Savez-vous, monsieur Faulques, lui dit-il avec chaleur, que j'ai été vivement impressionné par votre récit ?
Thomas dégrisé, haussa les épaules.
— Ramplon s'est toujours montré vulgaire dans toutes les circonstances de sa vie. Croyez-vous, qu'il est intolérable !
L'hôte sourit.
— Vous êtes mon invité, dit-il, entraînant Thomas sous les arcades. Mais je me permets de me présenter.
Thomas rougit.
— Il est vrai commençait-il.
— On m'appelle Eumolpe, dit l'hôte. Vous savez, le dramaturge, auteur de cette pièce qui fait courir la cité et qui a pour titre BORTEK, un nom à faire crever de peur même les plus braves de nos braves. Dites-moi, jeune homme, avez-vous touché aux mets délicats, que j'ai eu le plaisir, l'infini plaisir de répandre ce soir avec tant de générosité ?
[…]
Il posa ses coudes sur la table, et cacha ses yeux larmoyants dans les mains.
— Je ne sais si je pourrai continuer, dit-il en hoquetant. Cette histoire tragique est encore trop vivace dans ma mémoire.
— C'est qu'il est temps de la raconter, dit quelqu'un.
— Cela vous soulagera certainement.
— Ah ! Diable ! Ne nous apitoyons pas. Il ne va pas vous laisser sur notre faim.
— Parce que vous bandez, goujat !
— Je vous en prie, Madame. Un peu de respect pour le sexe faible.
— C'est que je l'aimais, vous comprenez. Souvent, j'avais été amené à penser que le sentiment que j'éprouvais pour telle ou telle fille était de l'amour, mais dès que je l'ai aperçue, j'ai compris que l'amour était bien au-dessus des chatouillements. Ce soir-là, nous étions réunis chez sa famille pour fêter mes vingt ans. Tragique soirée ! Il y avait là son père, un homme somme toute sympathique, qui souffrait d'obésité. Sa mère était une belle femme, la plus belle que j'ai jamais rencontrée dans ma vie odysséenne et, si l'amour consistait en de si purs appas c'est elle sans doute que j'aurais choisi d'aimer, en dépit d'un adultère. Il y avait là aussi une vieille femme qui était sa grand-mère, mais je ne sais plus de quel côté. Quant à Chimba, elle était assise en face de moi, et elle avait blotti ses deux charmants petits pieds entre les miens. Je n'avais d'yeux que pour elle, et beaucoup de mal à maîtriser l'attention que me réclamait la conversation de ses parents.
— Je ne crois pas me souvenir, dit soudain sa mère, de vous avoir entendu parler de votre métier.
— Il est vrai, dit son père, que j'ai peut-être accaparé tout le sujet en parlant du mien qui a perdu de son intérêt avec les années qui n'ont pas manqué de m'engraisser.
— Mais quel est donc ce métier ? dit sa mère.
C'était bien là la question que je redoutais. Une bonne partie de la soirée s'était passée sans qu'il en fît question, mais nous venions juste de parler du mariage imminent qui allait m'unir à leur fille et, comme je le craignais, la question devait, immanquablement, m'être posée. Comme je tardais à répondre, et que des signes évidents de trouble se manifestaient dans tous les endroits visibles de mon corps, sa mère, dont le visage, soudain plein de doutes, se refermait lentement, répéta sa question, en épelant presque chaque mot, sinon chaque syllabe. Je devais, sous peine de me faire jeter dehors, répondre au plus vite. Je songeai un instant à mentir, et je passai en revue toute une liste de professions honorables, mais je ne pouvais mentir ainsi de sang-froid. Tromper la confiance de ses parents ne m'aurait gêné en aucune façon, mais les yeux de Chimba sondaient imperturbablement mon regard désorienté et, à travers tant de calme et de certitude, m'interdisaient le mensonge. Bien sûr, j'aurais pu mentir, juste le temps de la soirée et, comme elle me raccompagnerait à sa porte, je lui dirais toute la vérité. Mais me pardonnerait-elle de l'avoir trompée, ne serait-ce qu'un instant ? Ce regard implacable qu'elle avait hérité de sa mère, et ces mains immuables, qu'elle tenait de son père, pouvaient-ils me laisser espérer un pardon que même la mémoire abolissait ? J'étais soudain persuadé du contraire, aussi, comme un cri, et je dus bien avoir l'air d'un damné à ce moment, je lançai :
— Je suis employé à la Morgue !
L'atmosphère ne se détendit pas, mais elle avait cessé son irrémédiable ascension vers la tension extrême, en attente d'une explication supplémentaire et susceptible d'effacer le doute qui venait de naître.
— Vous êtes au Fichier ? dit sa mère.
Je secouai la tête pour dire non, et cela suffit à définir totalement l'emploi que j'occupais à la Morgue. Il y eut un long silence, insoutenable, que je ne soutins pas, pas plus que le dégoût impitoyable qui déformait les traits, d'ordinaire si charmants, de ma bien-aimée. N'y tenant plus, je me levai et me mis à chercher mon chapeau du regard. C'est alors que je m'aperçus que la grand-mère m'avait rejoint et se tenait maintenant dans mon dos, avec un sale petit bruit de succion dans sa bouche édentée. Je me retournai lentement, mais à peine l'avais-je en face de moi qu'elle abattit le couteau sur ma poitrine. Une immense douleur me traversa, puis j'eus l'impression d'une forte chaleur dans mon intérieur, et je m'écroulais mort.
[…]
— Vous nous quittez déjà ?
— Oui, dit Thomas. Une terrible migraine, vous comprenez ?
— Ce n'est certes ni le vin ni nos histoires qui la calmeront. Je vais vous faire raccompagner par un esclave.
— Oh ! Je m'en tirerai bien tout seul. Pour ce que ça me coûte ! Vous me le ramènerez demain. Gardez-le toute la nuit, au cas où votre migraine empirerait, ce qui arrive quelquefois. Il tient peu de place au pied du lit.
Thomas tenait à quitter les lieux le plus vite possible, aussi il préféra ne pas contrarier son hôte, et c'est ainsi qu'il se retrouva sur le chemin du retour, en compagnie d'un vieil esclave qui le suivait en reniflant. Certes, il n'avait aucune aigreur envers son hôte sur le choix de l'esclave, en bien piteux état ; il décida d'ailleurs de le laisser coucher dehors. Sa tête se portait très bien maintenant et il allait passer, croyait-il, la plus agréable des nuits de sommeil. Or, arrivé à la hauteur du haut portail qui donnait sur la rue, il constata, avec quelle stupeur ! que son esclave s'était métamorphosé en un être magnifique dont le corps, entièrement nu, et plus lisse que la peau de la plus douce des femmes, était celui d'un jeune eunuque, et la tête, éclatante d'or et d'incrustations colorées et précieuses, celle d'un chien, ou d'un loup. Paralysé par cette vision de rêve à la fois envoûtante et terrible, il se mit à espérer qu'il fût écrit que c'était à lui de parler le premier, ce qu'il fit, à son grand étonnement :
— Veux-tu un conseil ? dit l'Être. Et ses yeux verts braquaient sur Thomas des feux aveuglants.
— Un conseil... balbutia Thomas.
— Reste encore avec nous, poursuivit l'Être. La nuit est loin d'être achevée. Il reste encore beaucoup d'histoires à entendre et à raconter, et assez de vin pour inonder tous les cœurs. Avoue que tu n'y as prêté que peu d'attention jusque-là.
— Une forte migraine...
— Ne prétexte pas ce qui n'est pas, dit l'Être avec fermeté. Retourne avec moi. Sais-tu que ton hôte, qui est mon maître, est très fâché de te voir partir.
— Je ne pensais pas le contrarier.
— Il déteste le mensonge. Suis-moi.
N'ayant aucune envie d'opposer un refus à cette gentille beauté qui ne montrait pas ses mains, Thomas se hissa sur ses épaules et se laissa ramener parmi les invités qui semblaient l'attendre, réunis autour de leur hôte.
— Revoilà notre ami, dit celui-ci en invitant l'orchestre à reprendre le morceau que Thomas avait interrompu.
Sa migraine est passée, ou bien elle ne le fait plus souffrir.
— Venez parmi nous, mon ami, et remettez-vous dans ce vin-là.
Et Thomas, soucieux de paraître bien élevé, plongea sa tête dans le cratère le plus proche. Quand il eut lapé tout le vin que son corps pouvait contenir, il se releva, tenant à peine sur ses jambes. Tout le monde s'était désintéressé de son sort, excepté l'Être qui le reluquait de son regard chatoyant. Thomas s'approcha de lui. L'Être offrit son bras et conduisit le jeune homme jusqu'à la fenêtre la plus proche.
— Respirez un bon coup, dit-il. Vous allez finir par l'avoir, votre migraine.
Thomas sourit entre les hoquets.
— Vous êtes un esclave ? dit-il.
— Qu'en pensez-vous ? dit l'Être.
Thomas regarda son sexe dépourvu de testicules.
— Est-ce bien utile, cette mutilation ? dit-il.
— Je suis né comme cela, dit l'Être.
— Ce n'est donc pas une mutilation. Congénitale, oui. Alors, je suppose que votre tête n'est pas une greffe.
— Je suis né comme cela, vous dis-je.
— Vous voulez dire que vous n'avez pas grandi ?
— Regardez mon corps. Il est tel que vous le voyez depuis ma naissance.
— Et le vieillard ?
— Une vulgaire peau.
— Votre corps est superbe.
— Je vous remercie.
— Excepté l'absence de testicules, bien sûr.
— Qu'est-ce qu'un testicule ? dit l'Être.
Thomas était assez ivre pour manquer de pudeur, aussi ouvrit-il son paletot et, d'un doigt hésitant, montra les testicules qu'il avait encore l'honneur de porter.
— Donnez-les-moi ! dit l'Être.
— Hé ! je ne veux rien vous refuser, mais je ne peux pas accepter de me séparer d'eux.
— Vous y tenez beaucoup ?
— Comme à ma propre vie.
— Menteur ! dit l'être.
Il avait soudain changé de ton. Sa charmante voix de jeune fille pubère était soudain devenue aussi rauque que le chant d'un crapaud. Thomas se mit à suer abondamment. Il referma le paletot sur son sexe pour le mettre à l'abri d'une sale prémonition qui agaçait ses sens.
— Regarde-moi, dit l'Être en abaissant son visage à la hauteur de celui de Thomas. Et dis-toi bien qu'avant la fin de cette nuit, cette paire d'organes pendra entre mes jambes.
Et Thomas sentit sa main glaciale flatter le contenu de sa bourse.
[…]
L'esclave s'apprêtait à ouvrir le premier tiroir quand l'armoire, sans raison apparente, se mit à basculer dangereusement de leur côté. Pleins de stupeur, car ils s'attendaient à tout sauf à cela, ils se levèrent précipitamment pour aider l'esclave à soutenir l'armoire qui pesait un bon poids. À trois, ils n'étaient pas de trop. Mais au moment où Eumolpe s'apprêtait à caler son épaule contre l'armoire, l'esclave lâcha prise et Thomas n'eut pas le temps d'intervenir. L'armoire les écrasa tous deux. Horrifié, Thomas boucha ses oreilles pour ne pas entendre leurs cris déchirants puis, s'étant repris, il tenta vainement de les dégager. Leur agonie ne fut pas longue. Ils expirèrent dans le même temps. Thomas hurla de toutes ses forces à l'aide, mais aucun esclave ne sembla l'avoir entendu, car personne ne vint. C'est alors que la maison tout entière fut ébranlée dans tous ses murs dont quelques-uns cédèrent. Il y eut un vacarme extraordinaire de pierres s'entrechoquant et roulant lourdement sur le sol, mêlé à des hurlements de terreur qui venaient de tous les coins de la maison. Immobile tant sa terreur était grande, il serra les poings contre ses cuisses, assistant au désastre qui affectait toute la maisonnée. Il comprit que la terre tremblait et qu'il devait sortir de là le plus vite possible s'il tenait à la vie. Il s'apprêtait à le faire quand, épars autour de l'armoire éventrée, il vit des feuillets manuscrits. Aussitôt, il s'abaissa pour les prendre avec lui. Alors, une formidable détonation, puis une affolante succession de fracas bouleversa la terre sous ses pieds et, à demi conscient, il sauta vers la première issue et détala à toutes jambes dans les jardins, emportant avec lui le paquet de feuillets. Arrivé à un endroit où la terre s'était déchirée et l'empêchait d'aller plus loin, il s'abattit sur le sol, désespéré, serrant dans ses mains les feuillets qu'il avait arrachés, croyait-il, à la catastrophe. Puis la terre se souleva avec fureur, et il perdit connaissance. Lorsqu'il reprit ses esprits, une tranquillité funeste stagnait autour de lui, à peine ponctuée de gémissements qu'il ne parvint pas à situer. Il se releva péniblement et, après avoir constaté que l'enfer lui avait épargné toute blessure, il se mit à errer entre les débris et les corps, à la recherche des bouches d'où sourdaient les plaintes atroces qui lui paraissaient si lointaines. Ses mains serraient toujours le paquet de feuillets contre sa poitrine. Puis, après avoir, en vain, longtemps cherché quelqu'un à secourir, il s'arrêta et, assis sur un rocher qui semblait transpercer la terre, il entreprit la lecture des feuillets. Quand il eut terminé la dernière page, il ferma les yeux pour ne pas pleurer et, relevant lentement la tête, les rouvrit sur l'horizon décharné que le soleil découpait au loin. Il ne put plus longtemps retenir ses pleurs, et personne ne vint le consoler. À travers l'écran opaque de ses larmes, le Vésuve fumait encore.
[…]
Le Vésuve fumait toujours. Là-bas, toute la ville avait été engloutie sous le feu. Du pont, je pouvais voir la foule hurlante qui se pressait au bord du quai. Mais notre bateau voguait déjà, et le vent nous était favorable. Le Vieux Juif se frappait le front en poussant de petits cris. J'allais m'asseoir sur un tas de cordage. Loin de moi toute méditation, car je n'avais pas le cœur à me remémorer quoi que ce fût. Je me contentais de contempler l'horizon vide que le soleil me décrivait comme une lame d'argent. Je n'avais ni faim, ni soif,et il n'y avait aucune femme à bord pour panser les morsures que le feu avait imprimées dans ma chair. Je vis le Vieux Juif revenir vers moi avec un tas de lamentations qu'il voulait sans doute me faire partager. Mais mon esprit était ailleurs, loin de ces cendres surtout. Je me répétais comme une litanie les paroles d'Eumolpe que je serrais contre mon cœur comme la dernière eau avant la fin du désert.
— Voilà tout ce qui me reste, dit le Vieux Juif en me montrant un morceau de pain. C'est tout ce que j'ai pu arracher au feu. Partageons-le, si vous voulez.
Je dis que je n'avais pas faim, mais le vieillard insista.
— Vous aurez faim tout à l'heure, dit-il, et moi aussi. Vous le partagerez avec moi à ce moment-là, à moins que vous ne vous amourachiez d'une des beautés qui sont à bord. Je dis que je n'avais pas le cœur à l'amour et :
— Mon cœur aussi est occupé par d'autres soucis, dit-il. Qu'allons-nous devenir ?
Je n'en avais aucune idée. Le bateau allait bon vent, c'était la seule certitude qu'on pouvait avoir maintenant, encore qu'elle ne fût pas immuable.
— Il paraît que j'ai de la famille de l'autre côté de la mer, dit le vieillard. C'est du moins ce qu'on prétend. Vous viendrez avec moi. Nous chercherons ensemble, voulez-vous ?
— Je ne me connais aucune famille autre part que sous les ruines et les cendres que nous fuyons. Je vous accompagnerai jusqu'à ce que vous trouviez la vôtre.
— Vous resterez avec moi. Au moins le temps d'oublier.
— Ce pourrait être long.
— Oh ! Je ne vivrai pas si longtemps, dit le vieillard.
Il secoua la tête, car il était résigné. Après quoi il me proposa de faire le tour du bateau, sous prétexte d'un peu de distraction dont nos mines blêmes témoignaient de la nécessité. Je le suivis sans me réjouir pour autant, car je sentais qu'il n'y avait rien à découvrir sur ce maudit bateau. Chemin faisant, j'empochai le morceau de pain qu'il me tendit en silence. Le vieillard demanda au Pilote s'il nous était possible de nous rendre à la proue. Il précisa qu'il avait lui-même servi dans la marine, mais cela sembla indisposer le Pilote, quand le vieillard eut voulu jouer sur une confraternité qui de toute évidence n'avait pas cours, du moins chez ce pilote-là. Le vieillard se vexa d'ailleurs et, m'indiquant d'un coup de tête que nous pouvions poursuivre notre chemin, renonça tout net à la discussion fraternelle dont il avait espéré émailler la croisière. Passant près du Pilote, je constatai, à son haleine et surtout à cause de l'outre qui pendait près de lui, qu'il était fortement pris de boisson. Avec un pilote pareil, pensai-je, il y avait de fortes chances pour que notre voyage s'achevât au fond de l'océan. Le vieillard, à qui je confiai mes craintes, m'assura que c'était une coutume dans la marine de boire abondamment quand on était à la barre.
— Ainsi, dit le vieillard, ce sont le vent et la mer qui conduisent le bateau, et tout le monde sait que le vent et la mer valent mieux qu'un modeste pilote.
Sur quoi le Pilote s'écroula, et personne ne vint le relever. Le Vieux Juif me parut plutôt leste pour un vieillard, car il enjambait la cargaison éparse sur le pont avec une facilité que je pouvais lui envier. Cela me décida, car je m'apercevais que ma soudaine faiblesse était due au trop long jeûne que la tristesse m'avait imposé, à grignoter le morceau de pain. Mais la rencontre d'un grand type à la barbe en broussaille interrompit mon frugal repas. À vrai dire, c'est lui qui nous adressa le premier la parole, en des termes qui me mirent en fureur :
— Pauvre nabot ! fit-il en me regardant de la tête aux pieds. Tu aurais voulu peut-être qu'on te serve à une table moins précaire. Et bien si tu veux mon avis, tu l'as dans le cul, l'abondance qui te servait d'orgueil. Et si tu veux m'en croire, jeune abruti, ça n'est qu'un début. Ta cervelle est trop étroite pour imaginer ce qui t'attend. Tu n'as ici ni esclave ni joueur de mandoline. Mais au moins tu as de la compagnie, et la fraîcheur du vent qui pour l'instant nous accompagne. Mais demain, pauvre canard, demain ce sera peut-être une tempête. Que dis-je ? La mer va se soulever sous tes pieds, et si tu veux m'en croire, mignon, tu crèveras comme les autres, toi, oui, et surtout ta petite gueule qui ne me revient pas et dont j'ai bien envie de profiter avant le jugement dernier.
J'allais tenter de l'étriper sur place, mais le vieillard me prit par le bras, et m'éloigna de cette sombre brute qui, les mains jointes, continuait de prédire l'avenir au mât de misaine. Le vieillard voulait aller à la proue du navire.
— On y verra mieux la mer, dit-il. J'ai fait mon temps dans la marine. Je sais de quoi je parle.
Mais une fois de plus, notre promenade fut interrompue par une vieille femme qui crut reconnaître en moi son fils, lequel gisait sans doute calciné sous les rochers brûlants du Vésuve. Je tentai de la détromper, mais elle prit mon visage dans ses mains, et le couvrit de baisers. Je me laissai faire à la fin, car je voyais bien qu'il était inutile et peut-être cruel de lui montrer mes papiers d'identité dont, d'ailleurs, elle douterait certainement tant sa joie était grande, et loin son chagrin. Qui oserait de toute façon mettre en balance la vanité d'une justification administrative avec un bonheur retrouvé, aux dépens du plus grand des chagrins ? Je ne pouvais cependant pas m'éterniser dans ses bras, car elle me serrait dans sa poitrine maintenant, aussi la baisais-je sur le front, et je lui demandai la permission d'aller contempler la mer à partir de la proue, en compagnie de mon vénérable ami. Vu l'âge de celui-ci, et sans doute pour cette seule raison, elle m'accorda son autorisation, non sans me supplier de prendre garde à ne pas me pencher au bord. Le spectacle de l'étrave incisant l'écume blanche pourrait me donner le vertige. Assises au pied d'un énorme ballot qui nous cachait la proue, une bonne dizaine de femmes s'appliquaient à se confectionner les vêtements que le feu leur avait arrachés là-bas. Pour l'instant, elles étaient nues. Quand elles nous aperçurent, le vieillard et moi, escaladant le ballot pour enfin contempler la mer de l'avant du navire, elles tentèrent de dissimuler leurs corps nus et délicats avec les morceaux de chiffons épars entre leurs jambes. L'une d'elles nous pria fermement de choisir un autre endroit pour dormir et, devant son insistance, nous cédâmes. Le spectacle que nous escomptions était à remettre à plus tard, quand elles auraient achevé leurs vêtements improvisés. L'une d'elles cependant m'avait jeté un regard différent et, tandis que je suivais le vieillard dans le dédale des ballots, j'eus une érection de bon augure, du moins m'en persuadai-je. Retournant sur nos pas, nous avisâmes un groupe d'hommes qui conversaient autour d'une marmite que l'un d'eux emplissait de morceaux de pain. Nous nous approchâmes, attirés plus par le contenu de la marmite que par la compagnie d'hommes qui nous parurent, dès l'abord, fort antipathiques.
— On ne partage pas, dit l'un d'eux. Mais si vous voulez jouer ma part aux dés, sachez que je ne gagne jamais à ce jeu. Aussi ne vous demanderai-je rien en échange de ma mise.
Je me risquai à rire de sa plaisanterie, mais cela ne fut pas du goût d'un autre de ces hommes qui, sur un ton des plus amers, me reprocha de chercher à m'emparer de force de sa propre part.
— Il n'en est rien, dis-je. Si chacun de vous a sa part, je n'ai pas la mienne, ni mon ami. Et nous n'avons pas l'intention de voler.
— Je les connais les voleurs, moi, dit un autre. Je les connais et je les aime pas. Ils sont capables du pire. Mais ce ne sont que des voleurs. De là à être des assassins, il n'y a qu'un pas, me direz-vous ? Je le connais, ce pas, aussi bien que je connais les voleurs. Au diable les voleurs. Je tiens à mon repas. Je ne me laisserai pas assassiner.
— Loin de moi cette idée, dis-je. Où allez-vous chercher pareille hantise ?
— Hantise, dit un autre, hantise as-tu dit, jeune prétentieux ! Que connais-tu de la hantise ? Ah ! si une idée, une seule avait pu me hanter ! Je n'en serais pas là, à défendre un infect repas sur ce maudit rafiot.
— Soyons justes, amis ! dit encore un autre. Ce repas est bien maigre, je vous l'accorde, et deux bouches de plus en réduiront encore l'infime saveur. Mais notre cœur est-il assez dur que nous laissions deux hommes mourir de faim à cause de notre propre faim ?
— On voit bien que ce n'est pas toi qui te démènes pour la trouver cette nourriture ! dit quelqu'un. J'exige ma part, sinon je ne réponds pas du prochain repas. C'est à prendre ou à laisser.
— Moi, je suis d'accord, dit un homme qui avait l'air salement éméché. Je ne dis pas ça parce que mon appétit est petit et que ma part est trop grande pour cet appétit. Mais je vois bien qu'une bonne partie de mon repas est disponible. Autant la donner à ces hommes. À eux de s'en contenter.
— Quant à moi, avec le mal qui torture mon foie, dit un petit homme tout jaune, il n'est pas question que je m'empiffre autant que vous. Donnez ma part à ces hommes, plutôt que de la jeter, ou de vous la disputer.
Ainsi, nous avions trouvé le lieu et la formule de notre repas quotidien. J'avais vu quand ils jetaient par-dessus bord les cadavres enveloppés dans un linceul. J'avais vu ça dans un tas de films et lu dans un tas de bouquins. J'en avais sans doute discuté avec des amis. Voilà à quoi je pensais en regardant l'eau miroiter contre la coque. Je n'avais aucune idée de l'impression que ça pouvait donner de se sentir entouré par des tonnes d'eau et soudain forcé de respirer cette même eau et d'y agoniser et d'être mort peut-être en touchant le fond avant de remonter à la surface. Voilà à quoi je pensais, et l'eau miroitait juste à l'endroit ou j'allais me jeter pour un tas de raisons que je n'avais aucune envie de passer en revue. J'allais simplement me jeter à l'eau, et je m'efforcerai de nager le plus longtemps possible, en espérant que le vent soufflât vers la côte, parce que c'était avec lui que je comptais nager. Voilà ce que je pensais. Simplement à cela et non pas, comme on pouvait le penser, à tous les malheurs et à toutes les raisons que j'avais de vouloir quitter le bateau une bonne fois pour toutes.
[…]
— Voilà, dit son hôte, le dernier verre avant le dernier saut. Je ne vous accompagne pas. Mais vous me vexeriez si vous refusiez ce savoureux breuvage. Savez-vous que c'est ma femme même qui le compose ? Il est délicieux, n'est-ce pas ? Moi, j'en ai déjà trop bu. Vous vous êtes beaucoup retenu, dites-moi ? Quelque chose vous déplaît ici ? Ah ! dites-le si c'est le cas. Je vous en voudrais de me le cacher. Vous m'empêcheriez de me corriger ? Alors ! Ce serait même un manque de correction de votre part. Hé ! Est-ce la présence de ma femme qui vous gêne ? Non ? Je le pensais bien en effet. Ma femme est toujours la bienvenue à ma table. Pourquoi ne lui adressez-vous pas la parole ? Vous le pouvez. Inutile de m'en demander l'autorisation. Vous pensez bien ! Je l'aime suffisamment pour lui permettre de converser avec qui elle veut. Le mariage comporte bien des contraintes, mais pas celle-là. Ce serait stupide. Vous êtes de mon avis, n'est-ce pas ? Ah ! mais je n'envisage pas la chose. De la part d'un invité, ce serait une sale trahison. Hé ! si je vous le demandais, vous me paieriez un verre ? Non, n'est-ce pas ? Il y a sur cette table assez de boissons pour satisfaire même les plus profonds gosiers, et je ne suis pas avare de mes biens. Surtout de ceux-ci, qui sont destinés à l'usage que j'en fais.
[…]
Le soleil était levé depuis deux bonnes heures. Appuyé contre un arbre au pied duquel il avait rendu toutes les miettes de son festin, Thomas Faulques contemplait la flaque glauque que des insectes avaient investie. Puis il alluma une cigarette qui avait un goût horrible, et se remit en marche vers la ville. Le vieillard, suspendu à son bras, toussait. Arrivé à l'entrée de la ville, Thomas eut peur soudain quand il s'aperçut qu'il avait oublié où il logeait, si peur qu'il vomit une seconde fois, au milieu du trottoir. Un chien urina dans ses vomissures. Le vieillard huma dans l'air, et grommela. Il dut demander son chemin, ce qui surprit grandement son interlocuteur, qui voulait en savoir plus, menaça même, par des sous-entendus, d'aller répéter l'histoire à qui de droit mais, Thomas devenant menaçant, ou le vieillard lui inspirant de la pitié, il finit par indiquer ce qu'on lui demandait. Cela suffit à rafraîchir la mémoire de Thomas. Il n'en rendit pas moins sur le seuil de son appartement, ce qui irrita le vieillard qui frappa du pied avant d'entrer. Maintenant, Thomas n'avait qu'un désir : dormir. Quelle soirée stupide, pensa-t-il. Comment des hommes peuvent-ils se plaire à boire et à jouer à ce jeu imbécile ? Mon histoire les a beaucoup frappés, mais ils ont fini par m'oublier. Le vieillard ronflait comme un poêle. Sur le coup de midi, Thomas se réveilla en sursaut. Un cauchemar venait de l'expédier au fond d'un sale trou noir. Il se réveilla avant d'avoir touché le fond. Le vieil homme était déjà levé, et faisait chauffer de l'eau sur la cuisinière. Thomas se sentit l'envie d'aller prendre le frais, et il sortit sans donner d'explication. À peine était-il arrivé au bout de la cour que la femme s'interposa entre lui et la porte. Elle secoua le doigt, puis le prit dans ses bras. Elle ne résista pas au devoir de lui donner une claque sur le derrière. Il voulut hurler en signe de désapprobation, mais elle lui plaqua la main sur la bouche, et, constatant qu'il risquait l'étouffement, il détendit tout son corps pour signifier que la chose était oubliée. Il se retrouva sur le tapis et il la regarda s'occuper à dégraisser une gamelle, tandis que le vieillard dosait le thé dans la paume de sa main. Dehors, on marchandait. Thomas soupira, et considéra l'endroit avec un réel sentiment de satisfaction. Un vent légèrement tiède se répandit sur son petit corps, puis l'agitation du souk sembla s'éloigner et il n'y eut plus que l'odeur du canoun ponctuée par celle de la menthe qui infusait. C'était vraiment l'endroit le plus propre et le mieux éclairé du monde.
[…]
La nuit était tombée depuis quelques heures. L'envie d'une cigarette me fit refermer le cahier sur lequel j'écrivais mon premier roman. J'étais très jeune, et je ne savais pas résister aux saveurs de la cigarette. Je la fumais sur le balcon, accoudé à la balustrade, et je ne pris aucun plaisir à contempler le ciel, peut-être parce que je n'y crois pas, hier beaucoup moins qu'aujourd'hui. C'est vrai que de fumer une cigarette sous la nuit est un geste machinal et sans autre but que la machinerie interne qui réclame une bouffée calcinante. J'étais seul, et je venais d'écrire un tas de sottises au sujet d'un assassinat que je m'inventais pour susciter une écriture. Cette nuit-là, je ne relus pas. Je dormis d'un profond sommeil, je dus faire un tas de rêves, mais celui-ci, au matin, retint toute mon attention, et je le notais :
Quelqu'un dit :
— Hé ! Ramplon, joue-nous quelque chose. Je me demande ce que je vais bien pouvoir jouer pour contenter tout le monde. Je m'aperçois alors qu'il y a vraiment beaucoup de monde autour de moi, je dis : « Putain de merde ! » pour m'étonner. Une fille s'amena avec mon violon. Je regarde la fille. Elle est laide. Elle pue. Elle a l'air méchant. Elle dit : « Tiens, joue, conard ! ». J'ai eu très peur qu'elle me demande de lui montrer mon sexe. Je prends le violon, et je pousse un cri. En effet, les cordes, tout en étant parfaitement tendues et accordées, décrivent d'indescriptibles arabesques. Je jette le violon dans les pieds de la fille, et je crie : « Comment voulez-vous que je joue avec cette merde ? ». Au réveil, je suis émerveillé par le souvenir des arabesques absurdes des cordes. Et je me pose la question : comment une corde peut-elle être à la fois tendue, accordée et arabesque. C'est d'une stupidité sans nom. À vrai dire, ce matin-là, mon émerveillement s'écroula soudain sous le poids de l'ennui qui ne devait pas m'avoir quitté comme le sommeil me l'avait laissé croire. J'écrivais, pour le portrait d'un assassin : Sur la plage, je croisai une fille. Elle n'était ni laide, ni puante, et elle n'avait pas l'air méchant. Elle ne dit rien cependant. Je notai l'évènement sur mon calepin. Je profitai de l'avoir en main pour relire ce que j'y avais noté depuis la fin de l'été.
Imaginer un personnage qui soit à la hauteur de l'évènement, c'est-à-dire qu'il se laissera dominer par ce qui lui arrive de bon et de mauvais. Ce pourrait être moi, excepté que je n'ai jamais tué, à part des insectes, peut-être un rat, encore que son cadavre me dégoûtât trop pour que j'osasse lui tâter le pouls. Écrire sur ce doute. Par exemple : je viens de constater l'horreur de la pourriture dans les flancs ouverts d'un cadavre humain échoué sur les rochers. Je faillis rire d'abord, croyant qu'un homme avait adopté cette attitude bouffonne parce qu'il se croyait seul et que, tout occupé à son activité, il avait trouvé la meilleure attitude possible pour exploiter à fond toutes les possibilités de son occupation solitaire. Puis j'ai senti l'odeur infecte de sa pourriture. Il ne m'est même pas venu à l'idée que cette odeur pouvait venir d'un quelconque cadavre de chien comme on n'en trouve souvent par ici. Je crois bien que j'ai fui sans laisser de traces. Je marchais vers la route, écœuré, lorsque je croisai de nouveau la fille qui m'avait regardé tout à l'heure. Cette fois, elle me sourit. Mais je n'attachai aucune importance à ce sourire. Comme elle allait à ma rencontre, forcément elle ne s'arrêterait pas et irait tout droit buter sur le cadavre qui pourrissait de l'autre côté des rochers. Je pressai le pas. Un peu plus loin, à l'abri d'un tamaris, je m'arrêtai pour reprendre mon souffle. Mon calepin était moite.
[…]
Il versa le whisky dans les verres qu'il avait ramenés d'Égypte et dont les verts reflets d'or jouaient entre ses doigts.
— Je suis mal, dit-il, terriblement mal. J'ai bien peur de ne pas pouvoir supporter ta conversation. Tu sais combien je l'aime d'habitude. Mais depuis la fin de l'été, rien ne va plus. Toute cette automnale humidité me paralyse. Il porta le verre à ses lèvres, mais ne but pas. Le liquide s'arrêta tout contre lui, pour le brûler. Sa langue enfin s'y humecta.
— Depuis trois jours, poursuivit-il, j'écris des lettres pour des amis. J'en ai bien peu, et mes lettres sont longues. Je ne les expédierai pas.
— On a trouvé un cadavre sur la plage, dis-je en refermant le journal. Il secoua la tête de dépit.
— Quel est son nom ? demanda-t-il sur le ton de quelqu'un qui allait dire autre chose mais dont la volonté s'anéantit au moindre froissement de papier.
— Il n'a pas de nom, dis-je. C'est-à-dire qu'il n'a pas de papier.
— Quelle horreur !
— Moins horrible toutefois que le fait d'être mort.
— « Je te condamne, mon fils, à mourir par la noyade ».
— Curieux noyé, en effet, que celui-là qu'on a truffé de balles calibre 32 après que l'eau l'ait empoisonné.
— Quelle horreur !
— C'est ce que nous dit le journal.
— Encore un chasseur qui a manqué de mouettes. Il leur manque toujours quelque chose à ceux-là, ne trouves-tu pas ? As-tu du tabac ? Je lui indiquai la console où trônait une tabatière qu'il m'avait ramenée d'Égypte. Tandis qu'il y puisait, je découpai l'article et le rangeai dans la chemise que je réservais à ce genre d'évènement.
— Mort infecte ! dit-il avec un air écœuré. Mais mon père m'a recommandé la pendaison, avec un fil d'acier, une des cordes de ta guitare par exemple.
— Si tu t'avises de désaccorder mon instrument, je te découpe en morceaux.
Je n'avais pas envie de plaisanter. Je me replongeai dans la lecture du journal. Je lus un poème ridicule d'un de mes amis, dans la rubrique sportive, où, l'ailier droit ne disait pas qu'il était l'amant du poète. Je regrettai cette omission, parce qu'elle rendait obscurs bien des passages de ce poème, ce qui n'allait pas sans lui porter préjudice. Irrité, je levai le nez. Il remplissait les verres pour la troisième fois. À ce rythme-là, nous serions ivres avant midi. Je n'objectai rien, bien que je trouvasse le moment mal choisi pour se livrer à l'ivrognerie. J'avais projeté une visite des blockhaus dans l'après-midi. Il était inutile d'espérer y accéder dans l'état où nous nous trouverions à cette heure-là. Je n'osais, d'ailleurs, l'imaginer. Comme je le prévoyais, le cinquième verre donna lieu à une crise de larmes. Je ne cherchai nullement à l'en tirer. Le journal m'absorba tout entier.
— Maudit chasseur ! balbutia-t-il, à genoux près de la cheminée.
Il finit par s'endormir dans cette position. Je pliai le journal, le déposai soigneusement sur l'accoudoir, et m'arrêtai à contempler le prieur ensommeillé. Je pensai : « Maudit chasseur en effet. Maudit soit-il, avec son calibre 32, et sa perversité. A-t-on idée de tirer sur un mort ? Mais peut-être le croyait-il vivant, et il ne se serait même pas aperçu de sa méprise. Il se terre maintenant dans une chambre obscure, et il n'a pas lu le journal ». Je notai : « C'est l'intention qui compte » et je refermai mon calepin sur cette bruyante pensée. Réveillé, il se sentait beaucoup plus mal.
— Je n'aurais pas dû boire, pleurnicha-t-il. Sûr que je n'aurais pas dû boire. Cela ne m'arrange jamais. Infernal cercle du malheur, oui ! Et cet automne qui n'en finit pas de liquéfier mes os.
— Tu es macabre, dis-je.
— Moins que toi avec ton journal. Il eut un haut-le-cœur :
— Ce que tu peux être dégoûtant avec tes faits divers ! Tu devrais les écrire et te rendre sur les lieux pour faire plus vrai, ou plus horrible, comme tu veux.
— J'ai autre chose en tête.
— Ce qui veut dire que tu n'as rien dans la tête.
— Cet étalage d'organes me répugne ! hurlai-je tout soudain.
Je portai la main à ma bouche pour signifier l'étonnement que mon cri me causait. Il secoua la tête, et fit claquer le bec de sa pipe sur ses dents :
— Tu vas plus mal que moi, fit-il.
Nous nous tûmes. Elle arriva un peu après midi. Elle déposa un baiser sur nos fronts moites et prépara le thé.
— On a trouvé un cadavre sur la plage, dit-elle du fond de la cuisine.
La casserole vibrait sur le réchaud. Enfin, elle servit le thé.
— On a trouvé un cadavre sur la plage, dit-elle. Il paraît qu'un chasseur a tiré dedans. Quelle perversité !
— Cherchez le chasseur ! lançai-je en écoutant le souffle du réchaud dans la cuisine.
— Je vais éteindre le feu, dit-elle.
— J'adore le thé bouilli dans le sirop de sucre, dis-je.
Dans la cuisine, elle dit :
— Alors, épouse-moi ! Il éclata de rire.
[…]
Je voudrais vous parler du soleil, et de ma solitude. Ici, le temps ne me manque pas. Une heure dure ce que je veux qu'elle dure. J'aime les arbres, immuables, quoiqu'on dise. On dit trop de choses stupides à propos des arbres. Je voudrais dire une chose éternelle comme un arbre. Aujourd'hui, je n'ai rien trouvé, excepté un calembour et une situation comique. Mais cela n'ajoute rien à mon propos. Enfin, c'est ainsi que, pudique, je notai l'échec de mon premier livre. J'aurais voulu pleurer, mais je devais bien convenir qu'au fond de moi-même la vraie raison de mon désespoir avait d'autre objet qu'un mince bouquin. Je refermai le cahier en même temps que mes yeux. Mon cœur cessa de battre. Quelqu'un, pour consoler peut-être sa propre misère, flatta mon épaule du bout des doigts, sans en avoir l'air. Je la haussai. Non content de me détruire, je blessais maintenant la compassion d'une âme sensible, sinon cette âme même qui referma la porte sans bruit comme pour s'excuser d'avoir dérangé le deuil où je me noircissais. Sur la plage, j'errais. Monotone, et terriblement blême, je visitais ma solitude. La mer se répandait sous moi. La crosse était moite. Et mon autre main froissait les pages de mon noir calepin. J'ai tout noté là-dessus. Ces pages valent de l'or. Tout y est. De la première à la dernière minute, il y a là tout le spectacle de ma combustion, de l'étincelle à la cendre, en passant par l'embrasement fulgurant de ma pensée au moment de tirer. Et j'ai tiré, chaque fois m'extrayant de moi-même pour déchirer ma vivante et déjà morte cible. Et puis, m'avait-elle vraiment souri ? Je ne sais. Toujours est-il que je lui répondis par un mot aimable qu'elle goûta, je crois. Nous nous arrêtâmes l'un près de l'autre. Et je lui dis que la mer avait jeté le cadavre d'un chien sur les rochers, et que c'était un spectacle infect dont je me remettais à peine.
— J'ai entendu un coup de feu, dit-elle.
— Sans doute un chasseur qui s'exerce sur les mouettes, dis-je.
— C'est cruel ! C'est injuste !
— Il a un fusil, ma chère. Laissons-le. Il se brûlera les doigts.
— Ce n'est pas ce que je souhaite. Qu'il cesse seulement de tuer ces innocentes bêtes. Vous le lui direz, n'est-ce pas ?
— Je crois qu'il a entendu, dis-je, et je lui proposai mon bras. Elle se laissa conduire vers le parapet.
— Merci pour le chien, dit-elle en me quittant. Aussitôt, je notai l'événement sur mon calepin et fit, à l'aide d'un canif, une première encoche sur la crosse de mon révolver. Ainsi commençai-je ma carrière d'assassin, et ma vie sexuelle. Et je soulignai ironiquement, enfin, pour bien marquer l'ironie en question, veux-je dire. Ailleurs, j'ai biffé tout un passage où je m'étonnais d'être un vieillard au moment de ces évènements.
— Est-ce possible ? Racontez-moi ça.
— Mmmmm... je crains que ce ne soit ni le lieu ni l'endroit. Enfin, si vous insistez. Si, si, je vois bien que vous insistez.
[…]
— Vous avez parlé de moi à la police ?
— Je n'ai rien dit de mal, sinon que vous m'avez évité l'horreur de ce spectacle. Je m'excusais. Je m'étais montré un peu vif. Maintenant, j'étreignais mon calepin au fond de ma poche.
— Vous a-t-on ennuyé ? dit-elle.
— Certes non ! fis-je. On aurait eu bien tort. Car je n'ai jamais vu ce cadavre. Pensez bien que si je l'avais vu, je l'aurais signalé. Non, il s'agissait bien d'un chien, et je voulais vous éviter de tomber dessus.
— Quelle étrange coïncidence ! Voulez-vous entrer ? J'entrai. Elle me fit asseoir dans un charmant petit salon égyptien.
— C'est d'un goût plutôt mauvais, dit-elle en rougissant. Mon mari importait du mobilier d'Égypte. Son nouvel emploi le retient maintenant dans un obscur bureau. Ce salon lui permet de retrouver le goût de ces vieux souvenirs. Je n'ai pas jugé utile de lui faire remarquer que c'est médiocre, en tout cas peu égyptien.
— Je n'attache aucune importance aux meubles, dis-je, mentant. Je préfère les murs.
— Comme moi ! Tout à fait comme moi ! Mais je ne peux pas partager ce goût avec mon mari. Voulez-vous boire quelque chose ?
Je bus un whisky, dans un de ces verres aux cent reflets d'or qui ne me rappelaient pas l'Égypte. En fait, j'ai tout oublié de l'Égypte.
— Cette histoire vous a mis dans un drôle d'état, dit-elle.
— Je crois que je suis victime de la plaisanterie d'un ami.
— Je ne comprends pas.
— Vous savez ce que sont les amis. Joueurs, mais jamais à leurs dépens.
— On me fait décidément une bien mauvaise réputation. Je noterai cela, pensai-je.
— Qu'as-tu fait tout ce matin ? Je ne pouvais pas lui dire que j'avais fait l'amour avec une autre. Je mentis :
— Je me suis baladé sur la plage.
— Oh ! Cette plage ! Décidément, on ne parle plus que d'elle. Es-tu allé sur sa tombe au moins ?
— Non, il y avait trop de monde.
— Le Jour des Morts ! Tout de même, crois-tu que tout le monde va déserter le cimetière pour que tu puisses faire ton devoir ?
— Ca te va bien de me parler de devoir.
— Et pourquoi donc ne te parlerais-je pas de devoir ? Ces discussions m'ennuient. Je veux dire qu'elles ne me nourrissent pas.
Je sortis. Dehors, le ciel était gris. Il allait neiger. Je le rencontrai sur le chemin du cimetière.
— J'en crève, dit-il. (Il avait l'air déprimé) C'est fou ce que les gens sont consciencieux.
— Ils ont le sens du devoir.
— Oh ! oui, pas comme ta femme.
Nous nous séparâmes. Il faisait très froid maintenant. Je remarquai qu'on se pressait beaucoup plus vers la sortie. J'entrai. Triste spectacle que cet alignement de tombes qui n'arrivent pas à se ressembler.
— Vous avez donc un mort vous, aussi ? C'était elle.
— Oh ! excusez-moi. Je suis confuse...
— Je crois que j'ai failli éclater de rire, dis-je, l'air réjoui (J'aurais voulu l'étrangler sur place, mais ça ne se fait pas, de baiser une femme le matin et de l'étrangler l'après-midi ; enfin, ça ne se fait pas souvent). Ne vous excusez pas, poursuivis-je, cet endroit rivalise d'humour avec ma peine, de toute façon.
— Je suis confuse... C'est mon mari...
— Vous parliez d'un obscur bureau loin de l'Égypte ! dis-je ou pensai-je. En tout cas, je dis : Que de cadavres entre nous !
Elle éclata de rire. Je ne pus rien empêcher. Tandis qu'elle riait, le gardien s'est approché de moi :
— Vous êtes avec cette dame ?
Que faire ? Était-ce bien le moment de révéler nos rapports. J'hésitais. Puis :
— Non, dis-je, je ne suis pas avec.
— Ou bien l'avez-vous fait rire ? demanda le gardien, ahuri.
— Certes non, ni même la chatouiller. Je ne comprends pas. Excusez-moi. Elle est peut-être folle de chagrin.
— C'est vrai qu'on rit dans ces moments-là, dit le gardien en secouant la tête.
Je secouai la mienne. Comme il fallait la calmer, et que le moindre de nos mouvements redoublait l'éclat de son rire, nous contraignant, le gardien et moi, à demeurer immobiles et à éviter de nous regarder pour ne pas nous aussi céder à la tentation, je me mis à pleurer. Le gardien ne cacha plus son étonnement. Elle riait, je pleurais, vainement puisqu'elle riait de plus belle, et le gardien ne cessait pas de s'étonner. Une brusque averse nous contraignit à nous abriter sous le chapiteau d'un tombeau. Nous reprenions notre souffle. De temps en temps, le rire l'ébranlait au moment qu'une larme étonnait le gardien, puis c'était le silence. À peine entendions-nous le murmure dévot d'une vieille qui, agenouillée au fond d'un tombeau, ajustait quelques fleurs aux angles d'un cercueil. Enfin, elle se releva, et tourna vers nous une tête affreusement échevelée qui nous saisit d'horreur :
— Et malheur au profanateur ! dit-elle entre les dents.
Soit elle sortit, soit elle disparut dans l'ombre. Comme la pluie avait cessé de tomber, le gardien nous conduisit vers sa demeure où elle était censée retrouver ses esprits.
— C'est comme cette histoire de cadavre sur la plage, dit le gardien en nous servant la gnole, et cette histoire de chasseur pervers dont on nous rebat les oreilles. Ah ! ma pauvre dame, c'est une drôle d'époque que la nôtre, et, quand je dis drôle, je n'ai pas envie de rire. Ah ! Ah ! C'est pas comme vous !
Il fallait bien sourire. Tout en sirotant ma pomme, je reluquais autour de moi. Intérieur modeste. Ce doit être curieux d'habiter un cimetière de son vivant, juste à l'entrée, prés de la grande grille de fer, comme au cas où il se passerait quelque chose entre les tombes et qu'il faille déguerpir.
— Sûr que je ne chercherais pas à comprendre, dit le gardien. Il est de notoriété publique que les vivants courent plus vite que les morts. Encore faut-il ne pas se laisser surprendre. Ne pas abuser de ce machin-là.
Il indiqua la fiole.
— Ça vous fait craindre plutôt les morsures de serpents, dit-elle, à peine rieuse maintenant. Et je ne parle pas des rats dégoûtants.
— Pfff... ce n'est pas ce qui manque ici, les rats, dit le gardien. Je crois qu'elle était dégoûtée. Elle n'était pas le genre de femme à supporter l'humour navrant d'un gardien de cimetière.
Je me levai, pour signifier mon désir.
— Eh bien, je vous remercie, cher monsieur, pour votre aimable hospitalité ! Votre remontant nous a bien remontés, je crois.
— Évitez ce genre d'endroit, dit le gardien. Ce n'est vraiment pas un endroit pour les amoureux.
— Oh ! Comme vous y allez, fis-je. Nous nous connaissons à peine.
C'est à ce moment-là qu'elle est entrée. Elle avait l'air très vieux et très malheureux. La pluie dégoulinait encore sur elle. Je reconnus la vieille femme qui priait tout à l'heure dans le tombeau où nous nous étions abrités. Elle s'était arrêtée sur le seuil de la porte et le vent, derrière elle, secouait ses noirs voiles. Elle avait ouvert la bouche, mais n'avait rien dit, comme si, en entrant, elle s'était apprêtée à dire quelque chose qu'elle ne pouvait plus dire maintenant qu'elle nous avait vus près de la table où le gardien rebouchait la fiole. Il semblait ne s'être pas aperçu de sa présence. Je la saluai d'un timide signe de tête. Elle ne répondit pas. Il fallut que le gardien eût achevé de reboucher la fiole, et qu'il eût tourné ses yeux dans sa direction, et qu'il dît : « Ils s'en vont », pour qu'elle se décidât à fermer la porte derrière elle et à ôter son châle trempé par la pluie, à le suspendre au clou près de la porte où figurait déjà une paire de gants, et à s'avancer vers nous en tendant sa vieille main osseuse où ma propre main s'effraya de ne rien toucher sinon que de très vieux et de presque mort.
— C'est mon épouse, dit le gardien. Vous ne vous en souvenez pas, mais vous l'avez aperçue tout à l'heure dans notre caveau familial. Elle fleurissait les restes de notre pauvre fille.
La vieille frémit :
— Le malheur est sur cette maison.
Sur quoi le gardien nous poussa dehors avec fermeté. Tandis que je le saluais, la vieille grinça. J'entendis qu'elle disait : « Profanateur ! » et le gardien haussait les épaules quand la porte se referma.
[…]
Le lendemain je frappai à la porte de mon avocat. Il ne parut pas surpris de me voir. Visiblement, il m'attendait.
— Vous vous êtes mis dans de beaux draps, Ramplon ! fit-il en se mordant les lèvres.
Il me conduisit jusqu'à son bureau. Avant de m'asseoir, je dis :
— Je suis convoqué au commissariat de police cet après-midi. Vous m'accompagnerez, n'est-ce pas ?
— Cela va de soi.
D'abord, il ne dit rien. Il paraissait vouloir soutenir le silence à lui tout seul. Mais je rompis son effort.
— C'est une vétille, dis-je, prêt à éclater de rire au moindre signe d'accord. C'est une vétille. J'allais justement sur les rochers pour essayer mon nouveau 32. J'avais une boîte de conserve à la main. C'eût été un cadavre de chien, on n'en ferait pas une si sordide histoire. Un cadavre est un cadavre. Vous me comprenez.
Il réfléchissait. Puis :
— Vous ne savez pas raconter les histoires, mon cher, dit-il (il avait l'air sûr de lui). En fait, vous alliez effectivement essayer votre nouveau 32. Il le faut bien, hélas ! Mais vous avez posé la boîte de conserve sur un rocher, et vous l'avez manquée. Je le précise : il y a là un tas de boîtes de conserve qui peuvent en témoigner, n'importe laquelle. Or, le cadavre, un peu plus loin, se trouvait exactement dans la ligne de votre tir. Vous avez bien vu un paquet sur les rochers. D'autres paquets en témoignent grâce à Dieu. Vous n'étiez pas forcé de distinguer les paquets de merde du cadavre, fut-il celui d'un être humain. Vos balles ont atteint ledit cadavre par hasard, et non par perversité comme cela se répand avec la rumeur publique. Vous êtes donc coupable de posséder une arme prohibée, et de vous être exercé à son usage dans un endroit public.
Il s'arrêta pour me confectionner un sourire intelligent.
— Donc, acheva-t-il, en ce qui nous concerne, il n'y a ni cadavre, ni chasseur pervers. Simplement, un 32 et une plage. Donc, un coupable, j'ai nommé mon client, Felix Ramplon. Je pense qu'il n'y a rien à ajouter.
Le commissaire finissait de remplir sa pipe.
— Remarquez bien, dit-il en cherchant une allumette sur son bureau, remarquez bien que je devrais rire de toute cette histoire, je veux dire de celle que vous me racontez, maître.
— Je vous ai dit une juridique vérité.
— Rien que la vérité, je sais bien. Et moi je dis que je devrais en rire. Dois-je en rire, monsieur l'Assassin, je vous le demande. Je devrais. Cela dit, cher maître, eu égard à notre bridge hebdomadaire, laissez-moi ajouter que je vais arranger toute cette vilaine affaire. Après en avoir ri toutefois, et confisqué le vilain 32 de monsieur votre client.
Note : non, je n'ai pas écrit cela. N'importe qui l'a écrit, mais pas moi.
Je rentrai. Elle préparait le thé. Je l'embrassai dans le cou, près de l'épaule, pour éviter de croiser son regard, puis je me jetai littéralement dans un fauteuil près de la cheminée. J'ouvris le journal. Le gardien d'un cimetière avait profané la tombe de sa propre fille. Je tenais là le sujet de mon prochain livre. Je me promettais de l'achever, celui-là. Elle servit le thé, assise en face de moi ; je devinais qu'elle cherchait mon regard. Elle ne le trouverait pas. J'avais trop honte. Dehors, on riait de moi à gorge déployée ; j'avais trop honte. Je ne l'épouserais jamais. Je n'aurais jamais le cran d'épouser un témoin de mon humiliation. Ils m'ont humilié, et personne ne m'a empêché de jeter le manuscrit au feu. Une sale petite douleur tiraillait mon oreille. J'y sentais encore les doigts du policier et sa voix : « Vilain monsieur Ramplon ! Ne recommencez pas. On ne joue pas avec les armes à feu ». Mais j'avais tiré dans le derrière, huit balles qui toutes avaient fait mouche ; mais c'était un cadavre, et je l'ignorais. La prochaine fois, je me servirai d'un rasoir, et personne ne le niera. Son thé est le meilleur du monde.
— Dire que je vais épouser ça, dit-elle en se brûlant les lèvres. Il y a un dieu pour les assassins.
J'aime l'effaroucher.
[…]
Le maire pouffait dans un tiroir. Il aurait eu trop de mal à se retenir. Ce n'était pas son genre de toute façon. Il avait été trop bien nourri.
— Je cherche, je cherche, et je ne trouve pas, disait sa voix assourdie par le fond du tiroir.
Je n'étais pas sûr qu'il trouverait ce qu'il cherchait dans un tiroir de son bureau. Je pensais qu'il aurait mieux fait d'appeler sa secrétaire. J'obtins, cependant, satisfaction, et je pris mes fonctions dès le lendemain. La maison, bien que des plus modestes, était toutefois confortable. J'y aménageai le peu de mobilier dont j'étais possesseur et me composai un intérieur agréable et nouveau. Nulle fenêtre ne donnait sur la rue. Je le regrettais un peu. Je devais me passer du spectacle de la rue. C'était une mauvaise habitude que j'avais prise dans mon ancienne demeure. Ainsi, toutes les fenêtres donnaient sur les tombes. Cela me ravissait. Certains de mes amis jugèrent que je donnais dans le mauvais goût. Je ne trouvais pas, moi, que ce fût là du mauvais goût. Mes fenêtres donnaient sur la tranquillité d'un repos immobile où les fleurs ne se fanaient pas. Quelle chance, m'écriai-je le premier matin en respirant l'air fraîchi par la rosée, que mon prédécesseur ait quitté la ville ! Et quelle bonne idée il a eu de profaner la tombe de sa propre fille ! J'y gagnais, moi, un poste, et la tranquillité toujours espérée par ceux qui aiment la vie au point d'en faire des livres. Il n'est pas vrai que j'aimais la vie, ni que j'eusse voulu l'étreindre dans un livre. Quant à la tranquillité qui me tombait du ciel, je ne l'avais jamais espérée. J'étais tout au désespoir, et je crevais de faim. Maintenant, je gagnais ma vie, oh ! modestement, et je pouvais profiter d'une tranquillité que je ne souhaitais à personne, certes, mais dont je remerciais le ciel de me permettre de l'assumer comme la plupart des hommes. Hélas ! il faut mourir, et puisqu'il le faut, vivons. Je résolus donc de vivre. Elle m'avait suivi, en rechignant, car l'idée de vivre parmi les morts ne la séduisait pas comme elle me séduisait. Elle avait installé ses propres affaires à l'écart des miennes, qu'elle croyait maudites de fréquenter l'âme des morts par l'intermédiaire de la lanterne que je me plaisais à agiter plus que de raison lors de mes fréquentes rondes de nuit entre les tombes. Elle m'aimait plus que jamais et je savais que je finirais un jour par l'épouser. En tout cas, elle eut la décence de ne plus faire allusion aux tristes évènements dont la rumeur colportait toujours l'humiliante vérité. Dehors sur le seuil de la porte, je les dévisageais tous passant la grande grille de fer que chaque soir et chaque matin je m'évertuais à faire grincer pour qu'ils tremblassent en leurs demeures. Jamais ils n'osèrent me regarder en face mais, de loin, je pus constater que l'on riait beaucoup dans ce cimetière. Je ne dis pas que je pris cela de haut. En fait, je rageais, et la grande grille grinçait matin et soir à l'unisson de mes dents. Je n'allais toutefois jamais jusqu'à souiller les tombes de leurs morts, comme il m'en prenait l'envie quelquefois. Je me soulageais dans les buissons que je croyais ardents de se nourrir de mes excréments rageurs. Et puis, chaque fois que je le pouvais, j'allais soit consommer du whisky chez un ami, soit rendre visite à la belle dame au salon égyptien. Oh ! que ma vie était bien remplie. Je ne dis pas joyeuse, mais j'occupais tout mon temps. Le malheur, cependant, ne tarderait pas à s'interposer. Je le sus le jour où j'eus l'imprudence d'acquérir un nouveau calepin. Mais il était trop tard. Ce calepin était de trop dans ma vie. C'était lui ou moi. Ce fut lui.
[…]
Les trois vieilles entrèrent, les bras chargés de fleurs qu'elles déposèrent sur la table. Je sortis une fiole, disposai les verres, et nous bûmes en silence. À la fenêtre, la pluie rageait. On ne distinguait plus les tombes.
— Vous attendrez que ça passe, leur dis-je. Ah ! méchant mois de mars ! m'écriai-je en jetant un regard sur le calendrier.
— Il faut de tout pour faire un monde, dit une vieille. C'est le mois de la guerre.
— Méchante guerre ! risquai-je.
— Le mien y est mort, dit une autre vieille. C'était un mois d'août.
— Le mien l'a faite. Il y a perdu la tête.
— Il faut pleurer aussi, dis-je, l'air bas. Il faut beaucoup pleurer. Et fleurir.
— Comme c'est beau ce que vous dîtes là, monsieur Ramplon.
— Monsieur Ramplon est un poète, souffla une vieille dans l'oreille de sa voisine.
— Oh ! dit l'autre. Il écrit aussi des choses bien cochonnes.
— Nul n'est parfait.
— Certes, dis-je en gonflant la poitrine. Il y a des morts et des vivants. Jamais les deux à la fois dans le même Être.
— C'est que vous ne songez pas à Dieu.
— Il paraît qu'on y enterre aussi les Juifs.
— Oh ! dis-je. Ils tiennent peu de place, dans un angle du cimetière qui donne sur les égouts. Les juifs font de petits morts. C'est qu'ils sont pudiques.
— Il y a aussi les athées.
— Oh ! oui, ceux qui ne croient pas.
— Prions pour eux. C'est qu'ils sont faibles et malheureux.
— Il paraît qu'on les enterre tout nus.
— Qui n'est pas nu derrière l'apparence ? philosophai-je.
— Monsieur Ramplon écrit aussi des choses obscures, murmura la vieille qui savait tout sur moi.
— Il écrit des choses tristes. La pluie cessa. Je toussai.
— Nous allons vous laisser, cher monsieur, dit la plus jeune. Nous vous ferons signe au retour.
— C'est ça, dis-je. Je vais rester à la fenêtre pour vous regarder passer.
Le vent souleva leurs jupes autour de leurs vieilles jambes.
— Le bonjour à votre dame ! s'écrièrent-elles en chœur. Mais plus loin, j'entendis :
— Je vous dis qu'ils ne sont pas mariés, qu'elles disaient. Mais si, mais si, pas mariés. Le Seigneur ait pitié...
Se dispersant enfin vers trois points que le silence me désignait. Puis je sortis et ramenai quelques bûches pour le feu. Tandis que ça pétillait, force flammes et lumières, je vis bien que des ombres s'étaient glissées entre les bûches incandescentes, et que ça gémissait maintenant, avec la mort brûlante qui mordait sauvagement dans leurs chevelures.
[…]
— Oh ! chéri ! chéri ! chéri ! enfonce-moi ton engin à travers tout le corps, fais-moi souffrir sur le pal de ta justice, plonge tout au fond de ma pauvre petite chatte excitée, je veux que tu me fasses très mal... Non, mais crois-tu que je sois capable d'écrire de pareilles choses ?
— Il y a des tas de gens qui le pensent, dit-il en se versant un nouveau whisky. N* m'a dit que tu valais beaucoup mieux dans ce genre-là, c'est-à-dire que tu réussis à lui donner des envies qu'autrement tu lui coupes carrément.
— N* est un mauvais esprit.
— Je ne dis pas. Mais il n'a pas le mauvais goût de jouer la sentinelle au milieu des morts. Il a une situation, lui. Tout le monde le respecte.
— Il sent la merde.
— Il a les mains propres, voilà ce que je dis. Et quand il joue, il choisit ce qui se fait de plus respectable dans le genre.
— Par exemple quand il tente de donner une réputation à quelqu'un qu'il ne prise pas.
— Relis-moi encore un passage de ton nouveau roman.
— Tu es aussi dégoûtant que lui (Je repris :) Et le mâle s'emplit les mains du cul tout entier de la jeune vierge puis, ayant écarté... Quand je pense au travail que ça me coûte et à l'argent que ça me rapporte !
— Mmm... continue.
— ... les deux superbes fesses, il vit le rose et frémissant anus qui palpitait... Si je lis tout, tu n'achèteras pas un exemplaire. Je te connais.
— J'achète les livres de tous mes amis.
— Tu ne veux pas que je te lise un Essai sur la Littérature onirique ? J'en ai un de très bon dont personne ne veut.
— Tu m'ennuies. Je te verrai ce soir.
Il sortit. Les vieilles s'étaient retrouvées devant la porte. Elles se dandinaient pour lutter contre la piquante humidité de l'automne. Je les rejoignis devant la grille.
— À demain, monsieur Ramplon. J'espère qu'il ne pleuvra pas.
— Vous voulez dire que ma gnole est imbuvable.
Elles détalèrent avec des petits cris et des coups de coude dans les côtes. Je secouai la main au-dessus de ma tête jusqu'à ce qu'elles bifurquassent à l'angle du cimetière. Elle les croisa sans doute, mais ne dut pas s'attarder. Je la trouvai belle. Je l'aurais voulue nue le long du mur de ce beau cimetière où je m'attendais à finir mes jours.
[…]
Le convoi arriva vers dix heures. La pluie menaçait toujours mais le soleil avait réussi à déchirer un pan de ciel pour jeter un œil sur la terre. Ça ne durerait pas. À l'ouest, une immense troupe de nuages tous plus noirs et plus gris les uns que les autres lorgnaient dans notre direction. J'ouvris la grille en prenant bien soin de la faire grincer de tous ses barreaux. Elle grinça au-delà de tout espoir. Certains durent s'en trouver mal, et je m'en portais mieux. Évidemment, les fossoyeurs étaient en retard. Tout le convoi stationna devant la maison. Des signes d'irritation couraient ça et là. Je ne fis rien pour les en empêcher. Comme j'examinais le cercueil d'un œil curieux, un grand maigre de type ôta sa grise casquette et, la portant à sa bouche pour en étouffer le son, me souffla :
— Eh ! Monsieur Ramplon, vous n'allez pas tirer dedans au moins ?
Il courut étrangler son rire derrière un cyprès. Je fumais. Les fossoyeurs s'amenèrent enfin. Le convoi s'ébranla, et je le regardai s'éloigner, les fossoyeurs en queue. Soudain l'un d'eux revint à grands pas vers la maison :
— Je m'excuse, Monsieur. J'ai une petite envie.
J'indiquai. Derrière le convoi, celui des fossoyeurs qui paraissait le chef me montra le poing. Ne cherchant pas le moins du monde à comprendre, je rentrai, et sirotai un café, lorgnant à travers la fenêtre sur les rites qui se poursuivaient à l'autre bout du cimetière. Ça durait. Midi approchait. Je m'impatientais. Je sortis fumer une cigarette près de la grille que je fis grincer un peu en m'y appuyant. Personne ne se retourna. Tant pis, pensai-je. Et comme je le pensais, les trois vieilles s'amenèrent.
— Mais ! Monsieur Ramplon, vous ne nous l'aviez pas dit, cela, qu'il y avait un enterrement aujourd'hui.
— Si, si, dis-je sans cesser de fumer, je vous l'ai dit, mais je me suis mis à tousser à ce moment-là, et ce n'est pas passé.
— Enfin, nous n'arrivons pas trop tard, ils sont encore là.
— Que font-ils ?
— Voyons, monsieur Ramplon ! Que dites-vous là ?
— Monsieur Ramplon écrit des choses plaisantes parfois.
— Nous faut-il prier ?
— Vous feriez bien, monsieur Ramplon. Il y aura des gens pour prier à votre enterrement.
— Nous ne serons plus là, hélas.
— Qu'en savez-vous ?
— C'est la logique des choses et des êtres, mon cher monsieur. Nous sommes beaucoup plus vieilles que vous, voilà tout.
À midi, le convoi s'émut une dernière fois devant la grille, puis s'éparpilla. Bientôt, il n'y eut plus personne, excepté les fossoyeurs qui attendaient que leur collègue en ait fini avec ses tripes. Les trois vieilles étaient allées jeter un coup d'œil sur la tombe. Et la porte des W.C. demeurait désespérément close.
— Enfin ! Bon dieu ! s'exaspéra soudain un des fossoyeurs que j'avais pris tout à l'heure pour leur chef mais qui n'était que le plus vieux d'entre eux. Qu'est-ce qu'il fout, bon dieu de bon dieu ?
Il me confia :
— Il ne rate jamais son coup, ce feignant ! Mais dites-moi un peu ce qui le retient maintenant que le travail est fini ?
[…]
Il y eut beaucoup de monde cet après-midi-là, devant la grande grille du cimetière. On n'enterrait personne. Jamais il n'y aurait eu tant de monde pour un enterrement. Le fossoyeur s'était pendu dans les W.C. Une voiture était venue le chercher pour le déposer à la morgue. Cela ne gênait personne qu'il ne fût plus là. Ramplon avait ouvert la porte des W.C. sans qu'on le lui demandât. Tout le monde matait à l'intérieur. C'était un peu comique, tous ces gens regardant les W.C., mais gênant surtout, parce que ça le rendait inutilisable. Les murs s'humidifièrent rapidement. Le « Tombeau », en face, ne désemplissait pas. La terrasse était encombrée de gens qui se chamaillaient pour occuper un guéridon. Le patron rouspétait parce que personne ne consommait, et que ses chiottes se détérioraient. Il vint se plaindre à Ramplon, non seulement en vertu de leur voisinage, mais aussi parce qu'ils étaient frères de plume. Ramplon l'invita à prendre un verre à l'abri de la foule et des curieux. Dans la cuisine, il fut contraint de clore les volets, à cause de stupides gamins qui tentaient de faire des dessins dans une buée qui se trouvait de l'autre côté.
— C'est vous qui l'avez découvert ? dit le patron du « Tombeau ».
— Si j'avais su qu'il voulait se pendre, le pauvre diable !
— Vous n'allez plus oser pisser dans vos propres chiottes.
— Oh ! Ce genre de chose ne me gêne pas.
— Moi, ça me gênerait. On ne sait jamais.
Ils sirotèrent. Dehors, la foule s'épaississait. Enfin, la sirène de l'usine retentit. Restèrent quelques chômeurs, des dilettantes, des veuves et des policiers. Ramplon sortit pour fermer la porte des W.C. On lui jeta des regards réprobateurs. Il ne pouvait tout de même pas la fermer de l'intérieur.
[…]
Il colla sa figure tout contre celle de Ramplon :
— Ah ! Ah ! je ris. Imagine le titre dans les journaux demain matin : nouvelle frasque de sieur Ramplon. Il assassine un fossoyeur à l'aide d'un W.C. complet avec siège, fosse, porte, et papier extrait des revues qu'il a coutume de lire quand il fait. Je vous laisse imaginer de quelles revues il s'agit, cher lecteur...
Ramplon se réveilla en sursaut. Il était en nage. Les dernières images le harcelaient encore. Il se leva pour boire. Puis il alluma une cigarette. Elle dormait. Il aurait pu la réveiller, lui expliquer bah ! à quoi bon ? Il avait rêvé, et comme il n'avait plus envie de rêves et que son envie de dormir pouvait le décevoir sur ce plan-là, il alla prendre le frais. Autant dire que la nuit était fraîche, avec une vilaine lune lugubre qui feignait d'éclairer la terre. Trompeuse lumière ! Elle existe si peu. Il marcha, s'aventurant entre les tombes, avec sa cigarette au coin des lèvres, seul brasier pour réchauffer son cœur. Il finit par s'asseoir. Nul hibou. Depuis qu'il avait cessé d'écrire — mal — des romans policiers (sans 32, comment voulez-vous ?) et que des amis lui avaient donné la maudite idée d'écrire des romans cochons (avec la femme que j'ai) il se sentait plus triste que jamais. Son héros, au lieu d'assassiner, battait les femmes et les baisait. Visiblement, le rêve qui venait de l'arracher au sommeil lui révélait l'absurdité de cette métamorphose. Son héros était condamné à maquiller des suicides en assassinats. Il allait de soi que de tels assassinats ne pouvaient être que grotesques. Cette situation le plongeait dans la mélancolie la plus douloureuse. Il savait, se connaissant, qu'il ne l'endurerait pas longtemps. Et puis, pouvait-il rester assis, comme ça, sur l'angle d'une pierre tombale, à se ronger les sangs, tous ses pauvres sangs dont les impuretés réciproques rivalisaient de virulence ? Pourquoi, pourquoi tant de malheur sur un seul homme ? Et pourquoi cet homme est-il assis ?
[…]
Il avait tort, à cet égard, le moment était passé.
— Je ne vous aime plus, filez !
Quoi ? Devait-il renoncer au petit salon égyptien qui ne comptait plus ses mots d'amour ? Renoncer, mais oui, à l'adultère ? La voie du crime était toute tracée. Elle était là, derrière la porte, pour s'assurer du départ qu'il n'avait pas l'intention de prendre, pas plus que le train.
— Ouvrez !
Il n'ajouta pas le « ma chérie » dont il se plaisait, naguère, à égrener les syllabes.
— Non ! répondit-elle.
Elle n'ouvrirait pas.
— Puis-je revenir ? proposa-t-il.
— Jamais !
— Demain ?
— Jamais !
— Oh ! Cruelle !
— Jamais ! Mais elle va me l'ouvrir cette porte ?
— Écoutez, ma chérie : je vous aime plus que jamais. Entendez-vous ?
— Je ne suis plus là. Elle plaisante.
— Juste un verre.
— Pas même le contenu. Cabotine.
— Je ne bougerai pas d'ici.
— Moi non plus.
— Vous céderez à l'amour.
— Mais pas à vous.
— Vous me céderez.
— Vous tomberez de sommeil.
— Vous ne tromperez pas, ma chère.
— Je vous marcherai dessus.
Elle le fera. Le sort en était jeté. Il n'avait plus de maîtresse.
Sur son calepin, il nota : je n'ai plus rien.
Il alla se soûler.
— Je ne t'ai jamais vu boire autant, lui dit-il. Je t'imagine très bien titubant entre les tombes, la bouteille à la main pour éclairer ton chemin. Oh ! depuis que tu ne bois plus dans un verre !
— Je ne veux pas d'intermédiaire entre moi et l'alcool, dit Ramplon.
— Tu veux trop de choses à la fois. Veux-tu que je te dise ? Comme écrivain, tu ne vaux pas tripette. Ton héros est mort. Ne cherche pas à le ressusciter. Tu manques trop d'esprit. Tu divaguerais dans un quelconque rite : Fleuris sa tombe autant que tu voudras. Ne laisse pas les fleurs se faner.
— Tu es cruel ! Simplement cruel. Tu ne veux pas me dire la vérité.
— Ton héros est un assassin, mais il assassine mal. Ton héros est un obsédé sexuel, mais il baise mal. Le résultat est que tu ne peux plus écrire un mot sans le mettre de travers. Tu es un pauvre type. Tu mourras dans ton lit, au cimetière, avec des souvenirs d'enterrements plein la tête, un tas de cadavres passant devant la maison, et toi ouvrant la grande grille de fer qui grince, qui grince, et tous ces cadavres qui passent, qui passent. Et si tu ne fleuris pas la tombe de ton héros, tu seras pour tout le monde le gardien du cimetière. Voilà la vérité que tu ne veux pas entendre.
— Je me ferais curé !
— Je le crois, oui.
Maudite grille ! Où était-elle donc passée ? Il savait qu'il la trouverait quelque part dans le mur. Il en était même sûr maintenant. À la fin, il acquit la certitude qu'il n'y avait plus de grille dans le mur. Il s'endormit au pied d'un arbre.
[…]
Il n'avait aucune idée précise de l'endroit où il se réveillerait, mais il fut très surpris de se trouver dans son propre lit. Il crut donc de bon goût de se rendormir. Il refermait à peine les yeux lorsqu'elle fit irruption dans la chambre. Elle avait l'air fâché. Il lui lâcha un sourire qui demandait pardon.
— Ah ! Ça te va bien de sourire, cracha-t-elle. Poivrot ! poivrot ! poivrot ! marchant à petits pas jour après jour, et vers quoi ? Tu te le demandes ! N'as-tu pas honte ? Ivre mort sur le trottoir. Et l'air béat avec ça, comme si ça te réjouissait. On t'attend dans la cuisine. Arrange-toi un peu !
Porte claqua. Inutile de discuter. Faisons ce qu'elle dit. Plus facile à dire qu'à faire. Il ouvrit les fenêtres, et se pencha au-dehors pour respirer l'air frais du matin. Près de la grille, un petit homme gris le regardait en louchant par-dessus son épaule. Ramplon lui adressa un petit salut qui ne l'engageait pas. Il répondit à peine, et fit mine de s'intéresser aux arabesques de la grille. Dans la cuisine, le maire sifflait un verre. Quand il vit Ramplon, il hocha la tête de bas en haut.
— Monsieur Ramplon... commença-t-il.
Ramplon pensa qu'il allait éclater de rire comme d'habitude, et se mettre en quête d'une quelconque cavité pour étouffer son rire, mais il paraissait grave, et le regardait droit dans les yeux avec un air de compassion qui lui gela les pieds. Enfin, il aspira les miasmes de son cigare et tenta de le divertir en fronçant ses sourcils d'officier de police.
— Monsieur Ramplon, dit-il, vous n'ignorez pas que votre fonction est une des plus respectables dont notre administration a la charge.
Devait-il répondre ?
— Or, il me semble que — je dis il semble par esprit dialectique, vous me suivez ? — que vous vous livrez à des excès plus qu'irrespectueux vis-à-vis de la fonction qu'on vous a octroyée.
Il pausa. Près du fourneau, elle fustigeait Ramplon du regard.
— Monsieur Ramplon, poursuivit le maire avec l'accent des discours électoraux, je n'irai pas par quatre chemins. Vous êtes révoqué.
En plein dans le cœur. Ramplon déchira sa chemise à l'endroit de la blessure. Il y avait des traces de poudre sur les bords. Avec ce soleil infernal, il était fichu. Il le savait. Il trouva assez de force pour se traîner jusqu'au buisson le plus proche. Il perdait beaucoup de sang. Le nègre se pencha sur lui.
— Bwana ! je l'ai vu vous tirer dessus. Je l'ai vu, bwana ! C'est pas le rhino qu'il visait. Il veut votre femme. Il vous a eu.
— La salope ! Maudite soit-elle !
Il étreignit l'épaule du nègre.
— Promets-moi de la tuer, ami.
— Je le ferai, bwana. Je te vengerai.
— Tu la violeras avant.
— Oui, bwana.
— Fais-lui très mal.
— Et lui, bwana, qu'est-ce que j'en fais ?
— Châtre-le !
Il avait parlé trop vite. Il vit la tête du nègre voler en morceaux qui maculèrent sa propre blessure. Puis il entendit le coup de feu. À dix pas de là, il réarmait le fusil. Il tenta de l'injurier, mais le sang était déjà à sa bouche. Derrière lui, appuyée contre le tronc d'un arbre, elle semblait lutter contre l'horreur d'une situation qui, espéra-t-il au seuil de la mort, la hanterait jusqu'à la fin de ses jours.
— Et ne t'avise pas de venir me pleurer dans ma robe ! hurla-t-elle en claquant la porte.
Il souleva le rideau. Elle pestait encore, pendue au bras du maire qui se dandinait sous son chapeau. Le petit homme gris qu'il avait vu près de la grille à son réveil les suivit en trottinant. Aucun d'eux ne se retourna. De rage, il faillit étrangler le serpent qui s'était enroulé autour du rideau, mais il y avait là une bonne vingtaine de reptiles en tout genre qui le regardaient du coin de l'œil, prêts à l'anéantir dans leurs répugnantes gueules.
[…]
— Il ne tuera plus personne, hi ! hi ! hi !
— Taisez-vous ! Vous êtes cruelle, oh ! moqueuse !
Ramplon mendiait sur le seuil de l'église. Il était censé ne rien comprendre au langage des humains. Ils devaient tous s'en être persuadés, car ils semblaient ne faire aucun effort pour qu'il n'entendît pas leurs médisances. Il n'allait tout de même pas jusqu'à leur proposer des pitreries du type doigt dans le nez ou dans les oreilles, ou des imitations d'oiseaux comme un compagnon qui quêtait de l'autre côté de la porte. Il est vrai qu'il était aveugle. Un peu fou aussi, pensait Ramplon. Malgré tout, il avait trouvé à exprimer sa dignité dans une espèce de paralysie qui le figeait au pied d'une colonne, le béret à la main, l'autre main dans son dos, qui additionnait, remuant à peine les lèvres de temps en temps pour signifier des remerciements sur lesquels il bavait.
— En arriver là, est-ce possible ?
— On dit qu'il a écrit de fort belles choses dans le temps.
— Des cochonneries aussi, si vous voyez ce que je veux dire.
— Ne riez pas. Il va nous entendre. Il réclame la charité. Donnons-la-lui et passons notre chemin.
— Vous parlez d'un chemin.
— De toute façon, il est sourd.
— Que dites-vous là ? Il n'est pas plus sourd que vous. Il est maboul, oui.
— Oui, mais les crétins, c'est comme les moribonds, ça entend, et ça travaille là-dedans, c'est moi qui vous le dis.
— Ah ! pour travailler, il travaille !
— Sophie, ma petite, va donner un sou à ce monsieur.
— J'veux pas.
— Ne forcez pas cette enfant. Vous allez la faire vomir.
— Oh ! comme vous y allez. La faire vomir, ô mon Dieu Oh ! Oh !
— On pourrait lui lancer les pièces de loin, à voir qui serait le plus adroit à les placer dans son béret. Un jeu d'adresse, en quelque sorte.
— Et le vaincu irait, en amende, déposer lui-même une pièce supplémentaire.
— Oh ! la cruelle punition ! On ne saurait en imaginer de pire.
— Pauvre poète ! Il ne rime plus, à ce que je vois.
— Il n'a jamais rimé.
Ramplon et l'Aveugle comptaient leurs sous quand le curé est venu les inviter à partager son repas. Il n'y eut aucun témoin pour s'en écœurer.
— Encore des pâtes ! regretta l'Aveugle dans l'oreille de Ramplon. C'est fou ce qu'il peut les aimer.
— Il doit croire qu'on les aime, dit Ramplon.
— Il se fait plaisir quand il croit nous faire plaisir, oui.
— Laissons-le croire ce qu'il veut. Et mangeons. Tâche de bien te tenir.
Il ne se tint pas, comme d'habitude, au moment de la prière pour remercier le Seigneur de leur avoir fabriqué un si bon curé. Il refusa de prier pour avoir mangé des pâtes.
— Je prierais volontiers pour un gigot ! confia-t-il à Ramplon. Même une modeste côtelette. Mais certainement pas pour des pâtes.
— Tu vas finir par abolir notre repas dominical, rouspéta Ramplon. Tu vas voir où ça va nous mener, ton orgueil.
— On mangera le lundi avec plus de plaisir, crois-moi.
Évidemment, au bout de leurs lignes, il n'y avait ni asticots, ni hameçon. Comment peut-on espérer attraper du poisson dans ces conditions ? Mais enfin, il leur fallait passer le morne temps des dimanches après-midi.
[…]
L'Aveugle glissa une pièce dans la fente.
— Vingt balles ! C'est pas donné !
Puis une infinité de petites lumières se mirent à clignoter dans tous les coins de la crèche. Je les regardais se refléter dans les yeux de mon compagnon.
— C'est beau, dit-il.
Enfin, chacun des personnages fit un petit mouvement, et toute la crèche cliqueta. Les lumières s'éteignirent. J'entendis la pièce poursuivre son chemin puis s'arrêter quelque part, loin.
— C'est un miracle, dit l'Aveugle. Je fis oui de la tête.
— Dis, Ramplon ? Tu crois pas que c'est un miracle ? On pourrait y croire, hein ? Et remercier le ciel, pas vrai, Ramplon ?
— Le ciel nous dit merde, je crois.
— C'est pas de toi, ça.
— Je m'en moque.
— C'est ça. Moque-toi. C'est ta façon à toi de prier le Seigneur, hein ? P't être qu'en sortant, tu vas buter sur fortune. Tu sais pas à quel point je peux rêver d'un tas d'or qui me sort par les oreilles et par les yeux. Tu sais pas, toi. Tu ne sais rien de miraculeux. T'es un prophète.
— Ta gueule, ou je bousille la crèche.
— Tu ferais pas ça !
— Ah ! je le ferais pas...
— Tu ferais pas ça à ton seul compagnon !
— Ça te ferait mal, hein ?
— J'en crèverais. T'en as vu beaucoup, toi, des spectacles à vingt balles ?
— Je la bousillerai le jour où je te détesterai.
— T'es pas capable de me haïr... qu'est-ce que tu fais ? ? ?
Je mordais le gros orteil du Christ en croix.
— Il est mort, dis-je. Jamais un vivant ne supporterait ça.
L'Aveugle éclata de rire. Il sautillait.
— Oh ! bordel de bordel, Ramplon ! Qu'est-ce que tu as fait ? Dis-moi ce que tu as fait ? Que ça me coupe l'envie de rire. Je suis sûr que c'est assez ignoble pour que ça me coupe l'envie de rire. Ne me laisse pas dans cet état. Quel blasphème viens-tu de commettre ?
Il secouait la main devant lui, comme si le rire la lui torturait. Le vacarme attira du monde. Deux vieilles grenouilles noires pareilles à des morceaux de bois calcinés, qui faisaient « chut » en glissant vers nous, un cierge allumé à la main. Leurs grimaces m'effrayèrent. J'avais peur surtout qu'elles me touchassent et me transmissent la mort qui les défigurait. Je traînai l'Aveugle hors de l'Église.
— Bon sang ! Vas-tu cesser de rire !
— Non ! Non ! Dis-moi d'abord : quel blasphème ?
— Je n'ai pas blasphémé.
— Si, tu as blasphémé ! Sûr que tu as blasphémé !
— Bon. Ça va. J'ai mordu l'orteil au Christ.
— Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah !
[…]
— C'est l'homme qui taille les rosiers là-bas ?
— Lui-même.
— Il n'est donc pas parti.
— Mais il m'a oublié.
— Il a l'air d'un fou.
— Il l'est, je crois. La solitude l'a rendu fou. Je continue de l'ignorer.
— Mais qu'est-ce qui le retient ici ?
— Je ne sais pas. Les roses, peut-être, qu'il taille si bien. Rentrons.
J'invitai le jeune homme à s'asseoir près de la cheminée. J'arrangeai les bûches.
— Tout cela, dit-il, m'émeut beaucoup. Je crois que je vous comprends.
— Hélas ! dis-je. Vous ne comprendrez jamais les longues années de solitude qui ont suivi ces déplorables évènements.
— Vous n'êtes pas un vieillard.
— Certes. Je suis plus vieux que vous, c'est tout. Mais ne vous effarouchez point. Si je vous ai raconté tout cela, c'est que je vous aime bien.
— Je vous remercie de m'avoir ouvert votre porte, sans me connaître.
— Il est rare en effet que j'ouvre ma porte, excepté pour des formalités auxquelles tout citoyen doit se soumettre.
— J'étais si curieux de votre personne.
— Ce qu'on vous a raconté ne doit pas cadrer tout à fait avec ma propre histoire, n'est-ce pas ? Il y a tant de mauvaises langues.
— Je ne nie pas qu'elles soient mauvaises, mais je crois savoir les déchiffrer.
— Avez-vous donc déchiffré la mienne ?
— Non.
À l'entrée, la porte battit un moment, puis j'entendis ses pas dans l'escalier. J'interrompis ma conversation avec le jeune homme pour m'assurer qu'il avait regagné sa chambre.
— J'aimerais lui parler, dit le jeune homme.
— N'en demandez pas trop. Contentez-vous de ma parole.
Vers six heures, le vent se leva sur la mer. Il allait pleuvoir. J'accompagnai le jeune homme jusqu'à la grille, lui promettant que j'accepterais une nouvelle visite, mais plus tard, beaucoup plus tard, car j'étais très occupé en ce moment, et je ne voulais pas me retarder dans la tâche que j'avais commencée. Je le regardais s'éloigner. Il se retournait de temps en temps, accélérant le pas à chaque fois. Je lui avais fichu une sacrée peur avec mes histoires sanglantes. Sans doute ne m'avait-il pas cru, mais au moins se croyait-il menacé maintenant. Cependant, j'étais sûr qu'il reviendrait. Je le guetterai. La pluie se mit à tomber par intermittence. Je rentrai, montai l'escalier, et collai mon oreille à la porte de sa chambre. Il ne dormait pas. Des années s'étaient écoulées sans que rien ne changeât entre nous. Nous avions vécu en paix, sans jamais nous adresser la parole. Nous ne nous étions même jamais regardés. Je ne sais pas ce qui m'a pris, mais j'ai ouvert la porte. Il écrivait. Les livres étaient toujours à leur place dans la bibliothèque. L'odeur de son tabac me grisa malgré moi. Il leva la tête, parut d'abord surpris, puis inquiet. À la fin, il sourit.
— C'était un employé de la fonction publique, je suppose, dit-il d'une voix dont la clarté me fit frémir. Ça devait arriver. Dis-moi où je dois signer.
Il tendit la main vers moi. Je vis la moiteur de la paume. Je ne le regardais plus. Je tremblais. Il comprit alors pourquoi j'étais venu. Cette nuit-là, je ne dormis pas. Je m'étais assis à même le sol sur la terrasse, et le vent me glaçait le visage, et je pouvais voir la mer scintiller à travers le barreaudage de la balustrade. Je ne me sentais pas triste. J'avais simplement du mal à respirer, comme si la vie tentait de s'extraire de mon corps, ou qu'elle refusait d'y entrer. Je pensais que ce pouvait être ma dernière nuit, et cette pensée me réjouissait comme chaque fois qu'elle m'avait effleuré l'esprit. Les heures s'écoulaient, sans que je puisse y mesurer mon propre temps, et le vent soufflait toujours, froid et humide, m'étreignant dans sa douloureuse origine, et j'étais comme paralysé à l'idée que la mort lui ressemblait, excepté qu'elle ne ferlait pas dans la mer, et que le ciel lui était étranger. J'aurais peut-être voulu lire, un de ces livres que j'avais lus trop vite, et que j'avais aimés parce que je pensais pouvoir les réécrire. Mais je ne dormais pas, le sommeil n'était plus en moi. J'avais besoin d'un autre sommeil. Et je souriais de savoir que je pusse m'y complaire. Ma lampe s'éteignit. Je cessais d'écrire, et ne la rallumai pas, y voyant peut-être un signe que je tremblais de comprendre. J'allumai une cigarette, puis j'allai jouer au tison de feu dans le jardin. J'aurais mieux fait d'écrire mon testament, pensais-je en agitant ma cigarette. Et je m'endormis sur cette pensée.
[…]
Je les vis à l'œuvre quand ils exhumèrent ses restes pour les balancer dans la fosse commune et j'étais allé fleurir la petite grille de fer forgé qui l'entourait. J'avais eu une pensée émue pour tous ses nouveaux compagnons, et je m'étais promis de ne plus jamais remettre les pieds dans cette orgie de pierre et de fleurs. Le petit homme gris qui m'avait succédé comme gardien avait vieilli beaucoup plus vite que moi. Ma visite l'avait un peu inquiété. Je lui serrai sa main griffue pour lui témoigner le peu de rancune que je cultivais à son égard. Cela parut le rassurer. Je regardai la maison derrière lui, et je me souviens que c'était là que j'avais mis fin à mes jours pour la première fois. Quelle idée stupide avais-je eu de vouloir gagner ma vie ! Cela ne m'avait pas porté bonheur. Le petit homme gris n'avait pas l'air non plus d'y avoir trouvé toute la pâture que son esprit lui réclamait sans doute à grands cris qu'il s'était empressé d'étouffer comme tout le monde. Je passai mon chemin. Je n'aurais pas dû venir, me disais-je en sortant. J'eus un regard à peine nostalgique pour la grande grille de fer, mais je m'abstins de la faire grincer. Dans la rue, je rencontrai quelques passants qui me saluèrent. Je fus stupéfait de croiser les trois petites vieilles qui m'avaient entouré jadis de leur affection. Elles n'avaient pas vieilli, mais elles semblèrent ne pas me reconnaître quand je les saluai. Elles devaient être plus éternelles que les morts qu'elles fleurissaient, mais leurs mémoires étaient mortes depuis longtemps. Eumolpe, lui, avait vieilli. Passant près de chez lui, je m'étais arrêté près du mur de son jardin, et je l'avais vu immobile au milieu d'un carré de fleurs. Il avait croisé ses mains dans le dos et les étreignait l'une dans l'autre, épousant la moiteur qui lui répugnait. Je dus m'approcher très près de lui. Il leva la tête.
— Revenant jamais venu, psalmodia-t-il. Par exemple !
Je regardais les fleurs piétinées à ses pieds.
— Je ne les aime plus, dit-il. Plus j'en tue, et moins je les aime.
Il parlait des abeilles dont des cadavres maculaient le cœur des fleurs.
— Tu es un vieil homme maintenant, me dit-il.
— Je suis plus vieux que vous.
— Ah ! voilà donc comment parlent les hommes qui ont souffert !
Nous nous assîmes sur un banc de pierre, à l'ombre d'un chêne.
— Que s'est-il donc passé dans ta tête pour que tu te décides à sortir de ton manoir ? Sais-tu combien d'années ont passé ?
— Je ne les compte plus, hélas !
— Te voilà bien avec tes ans, à les plaindre d'exister bel et bien.
— La concession de sa tombe s'est achevée. J'allais simplement voir sa nouvelle demeure.
— Triste caveau. La pluie et le gel l'ont rongé jusqu'aux os. Tu ne t'en es guère occupé.
— Personne ne s'en est occupé.
— Tu as toujours raison, dit Eumolpe, et il se leva pour rentrer chez lui.
Je demeurai un moment sur le banc, à le regarder m'observer derrière une fenêtre dont sa vieille main faisait trembler le rideau.
[…]
Les premiers coups m'ébranlèrent plus que la porte. Je me raisonnai et manœuvrai l'énorme main de bronze qui attira du monde. Tandis qu'un petit moine squelettique ouvrait un morceau de la porte, d'autres, de ses frères, avaient interrompu leur ballade contemplative sous les arcades. Sitôt que j'entrai, une tranquille fraîcheur me transporta, derrière le petit moine trottinant, jusqu'au parloir où l'Aveugle m'attendait. Nous nous embrassâmes chaleureusement. Il ne put retenir ses larmes.
— Tu as l'air d'un centenaire, murmura-t-il en m'invitant à m'asseoir.
— Beaucoup moins que toi, dis-je, ému par cette rencontre que j'avais refusée pendant bien des années.
— Tu as dû être très malheureux. J'ai eu des nouvelles de toi.
— Toi dans ton monastère, moi dans ma ville. Rien ne nous séparait.
— Le temps t'a fait changer d'avis ? Ou bien deviens-tu nostalgique ? C'est une chose qui arrive avec la vieillesse.
— Je vais partir, loin, très loin, le plus loin possible. Et je tenais à revoir ce qui me reste d'amis. J'ai revu Eumolpe. Il a honte de sa vieillesse.
— Elle m'inquiète aussi. Je ne l'attendais pas. Mais je ne me souviens pas à quel moment elle m'a surpris. Je sais simplement que j'ai été surpris. Toi, tu as vieilli lentement, je le sais. Tu as toujours vécu avec la mort à tes côtés.
Puis nous marchons en silence sous les arcades. L'ombre me procure de suaves sensations. Tout près, le soleil est d'une blancheur aiguë, ciselée dans les parterres de fleurs et de gazon, quelquefois sur l'arête d'une colonne dont l'arc redescend lentement. Plus loin, au point de rencontre de quatre allées qui naissent aux angles du patio, un jet d'eau installe doucement des éclairs de fraîcheur dans le soleil. Mais je ne l'entends pas. J'écoute nos pas. Je compte nos pas. Des moines ont des allures furtives, d'une porte à l'autre dont les battants se taisent. Personne ne nous regarde. Nous sommes seuls. La solitude ici est respectée. Parce qu'on ne s'y sent pas seul. Dieu veille.
— Partir, dit l'Aveugle doucement. Moi je ne veux pas partir. Si tu es venu me chercher, tu es venu pour rien. Pour rien. Tu es venu pour rien.
Ils font tinter des cloches maintenant. C'est un langage très délicat qui ne dérange personne dans sa méditation.
— Tu aurais pu venir simplement pour me voir.
Je ne dis rien. Maintenant c'est lui qui compte nos pas. J'aurais pu repartir à ce moment-là, parce que je n'avais plus rien à lui dire. J'aurais pu.
— La journée s'achève, dit-il soudain. Je dois rentrer. La nuit commence maintenant pour nous. Mais tu n'es pas des nôtres. Tu ne peux pas comprendre.
Le soleil était haut. Il me raccompagna jusqu'à la porte. Je souffris beaucoup qu'il ne m'embrassât pas, puis le bruit de la porte se refermant me paralysa sur l'autre trottoir. À l'angle du mur, une fenêtre s'était ouverte, et il s'y était accoudé. Forcément, il ne me voyait pas, mais il savait que je le regardais.
[…]
Rien n'avait changé dans le petit salon égyptien. Seul son visage barré d'un crêpe noir témoignait de la seule véritable métamorphose dont je demeurais, à la fin, l'unique mémoire d'un temps passé. Une vieille femme en tablier m'avait introduit, m'assurant que Monsieur Faulques ne saurait tarder. Il n'attendait pas ma visite, et avait profité de n'attendre aucune visite cet après-midi-là pour aller promener tristesse au bord de la mer. Son deuil était encore si récent ! En attendant, je goûtais aux liqueurs que la vieille femme m'offrait avec empressement. Je crois que je n'étais pas loin de l'ivresse lorsqu'il est paru. Ai-je été surpris de reconnaître le jeune homme que ma solitude avait tant intrigué quelques jours auparavant ? Il me salua sans qu'aucune émotion ne trahît sa pensée, puis il dit, sur un ton qui me glaça :
— Est-il possible, monsieur, que vous soyez mon père ? C'est ce qu'elle a affirmé sur son lit de mort. Je crois que je vais devoir partager l'héritage avec vous. Je regrette seulement d'être le fils d'un assassin. Mais vous êtes si vieux. Je ne vous en veux pas. Elle a pleuré suffisamment. Je ne me chargerai pas de votre deuil.
Comme j'allai l'embrasser, il recula :
— Non ! Monsieur, pas de familiarité. Une trop forte émotion pourrait me faire beaucoup de mal. Ne me la communiquez pas.
Je m'assis.
— Raconte-moi ce que tu sais, dis-je.
Il pouvait se passer de m'aimer, même se passer de la haine qui étreignait son cœur, mais qu'un père lui prêtât l'oreille était sans doute ce dont il avait le plus besoin, et il me raconta tout, d'un bout à l'autre, sans cet « ordre » qui avait fini par m'arracher la langue et dont il savait, pas expérience, qu'il ferait trop d'honneur à son sujet que n'importe quel homme doué de mémoire était capable de ne pas confondre avec les sordides histoires d'assassinats que j'avais tenté d'inculquer à ma propre mémoire sans qu'il n'y trouvât la moindre éternité. Mais il était trop tard. Je venais de franchir le seuil de la raison. J'avais déjà craché par trois fois à la face du Seigneur, et d'une vie qui avait commencé dans la désuétude d'une imagination malade de l'infortune, il restait trois cadavres qui existaient bel et bien, et qu'aucun mot, même neuf par l'amour d'un fils, ne ramènerait à la vie.
[…]
Thomas Faulques achevait de graver son nom dans la pierre. Avant la touche finale, toutefois il recula, pour contempler, de quelques pas. Au bas de l'escalier, Ramplon tâtait du bout du pied la première marche.
— Elle est froide ! lança-t-il à Thomas Faulques.
Puis, considérant l'immobilité de celui-ci, rétorqua :
— Ce doit être moins froid là-haut.
Thomas détourna son regard des ombres de son nom.
— Je profite d'un maigre rayon de soleil, dit-il.
Tandis que Ramplon arpentait, il épousseta le pied du mur.
— C'est mon nom, dit-il encore. J'ai cru bon de m'inscrire.
— J'ai gravé le mien un peu plus bas, derrière un buisson, pour occuper le temps cependant.
Ramplon mit le pied sur la dernière marche :
— Curieuse idée de graver son nom à cet endroit.
Il jeta un coup d'œil vers le donjon. Une sentinelle briquait sa mitrailleuse, les lorgnant sous la visière de son casque.
— Ils ont réduit la garde, dit Ramplon.
— C'est peut-être le moment d'en profiter, non ?
— Pfuiiit ! dit Ramplon, jaugeant la profondeur des remparts. Quel saut !
— Nous devrions prier pour qu'il nous pousse des ailes.
— Il nous poussera tout, sauf des ailes. Il nous poussera dans le dos.
Au pied du rempart, des rochers craquaient sous le gel.
— C'est du moins ce qu'on peut croire, dit Ramplon en agitant son cigare. Quelque chose craque, et nous voulons bien croire que ce sont les rochers.
En effet, la brume ceinturait les remparts, et s'il était possible, à vue d'œil, d'évaluer la hauteur de muraille qui émergeait de la brume, une vue de l'esprit seule pouvait préjuger de l'épaisseur de la brume.
— Il s'agit bien d'un craquement de pierre, dit Thomas en penchant son oreille dans le vide, mais rien ne dit que ce sont des rochers qui craquent. Je suis d'avis qu'il s'agit de la muraille même, sous l'effet de l'humidité.
— Crois-tu que cette brume est assez épaisse pour amortir quarante mètres de chute ?
— Sinon aurai-je gravé mon nom ? dit Thomas avec un sourire.
La sentinelle s'approcha en tambourinant du bout des doigts sur le sommet de son casque.
— Si je vous demande ce que vous faites là, dit-elle, je vous embarrasse d'une question que j'aurais mieux fait de poser ailleurs que dans vos esprits ?
— Certes non, dit Thomas. Que voulez-vous que nous fassions, sinon rêver d'une évasion qui ne s'embarrasse pas de questions ?
Elle ôta son casque pour se gratter le sommet du crâne : « Voulez-vous dire que vous songez au suicide ?
— Nous n'y songeons pas, fit Ramplon. Il nous embarrasse. »
Elle se rasséréna.
— Ah ! je vois, dit-elle. Et à quoi croyez-vous que servent les soixante mètres qui nous séparent de la terre ferme.
— Voilà au moins une question de résolue. Thomas ?
— Épaisseur de la brume, vingt mètres.
— Reste sa densité, et le pouvoir de pénétration du corps.
— En tout cas, dit-elle, ou bien vous avez envie de vous suicider, et vous sautez ; ou bien vous sautez, et vous vous suicidez.
— L'un dans l'autre, la captivité ne vaut-elle pas mieux ?
— Il vaut mieux, en effet, s'y contraindre.
[…]
Au réfectoire, Thomas m'irrita à force de tirailler sur les poils de sa moustache. Je le lui fis remarquer. Il ne répondit pas et se mit à contempler, dans l'auge, la soupe. Je me laissai, quant à moi, aller au bruit de verres qui s'entrechoquaient à la table, voisine, de nos geôliers. Agacé sans doute par l'attitude nonchalante que me conférait cette audition, le directeur racla.
— Monsieur Ramplon ne goûte pas à sa soupe ?
Je fis un grand détour sur mon banc.
— Monsieur le Directeur, clamai-je, non seulement j'ai avalé la part qui me revient (si j'ose dire) mais je ne vous la retourne pas.
Je fus condamné au fouet, après le dessert. Quand on me ramena dans la cellule, inerte et sanglant, et qu'on me laissa gésir sur le froid sol qui nous murait depuis tant d'années déjà, Thomas s'éveilla. Dans un glougloutement de bave et de sang, je rétorquai :
— On martyrise ton père, et tu dors. N'as-tu pas honte ?
— Je ne dormais pas.
— Alors, excuse-moi de t'avoir réveillé.
— Je pensais.
Thomas, que je distinguais à peine dans l'obscurité qu'émettait une faible chandelle, avait des yeux assez mystérieux pour que je consentisse à me dresser sur mon séant malgré la douleur qui me mordait le dos.
— Et tu pensais à quoi ? demandai-je en m'étranglant.
Thomas desserra doucement mes mains :
— À sortir de cette prison sans me faire mal.
Il retourna sur son lit. J'ouvris un livre. Au bout d'un moment, tandis que la chandelle faiblissait, je dis :
— Chapitre I : Tu pars sans moi. Chapitre II : Tu pars. Chapitre III : Tu n'en reviens pas.
— Cesse, veux-tu, d'ironiser sur mon sort. Je suis un prisonnier, et quand je rêve, c'est de liberté.
— Entre l'idée et l'acte... commençai-je.
— Tu ne m'accompagnes pas ?
Je fis non de la tête, pour la secouer tant la peur la paralysait.
— Veux-tu que je te fasse un grand honneur ? dit Thomas que mon refus ne paraissait pas émouvoir au-dessus du supportable.
— Tu devrais plutôt me faire plaisir, et oublier ces sottises.
— Je te permets d'assister à mon évasion.
Il triomphait.
— Ce n'est pas, dis-je, quelque peu embarrassé, ce n'est pas que je ne veuille pas t'aider, mais, comprends-tu ?
— Je ne te demande pas de m'aider.
— Il est vrai que dans l'état ou je suis. (J'exhibai mes blessures)
— Disons que je peux, si cela te fait plaisir, te donner le spectacle de ma fuite.
Je me frottai le menton pour en apprécier la barbe.
— Tu es fou, dis-je. Non seulement tu répandras ta chair et tes os au pied de ce maudit rempart mais encore, tandis que je contemplerai, fasciné, le trou que tu auras pratiqué dans l'épaisseur de la brume, la sentinelle me crachera dessus et j'en mourrai. Je ne veux pas mourir.
Je fis mine, pour couper court à la conversation, de m'absorber dans mon livre.
— Je ne veux pas mourir, redis-je au bout d'un moment.
La chandelle s'éteignit. J'entendis le froissement des draps que Thomas arrangeait sur son lit, et je m'imaginai la somme incroyable de draps à nouer pour toucher la terre sans heurt.
[…]
Tandis qu'assis sur une marche d'escalier, Thomas sans doute ruminait ses projets d'évasion, je vantais la panse d'une sentinelle.
— Ma femme me nourrit bien, dit-il.
Il décrocha la crosse de son fusil, en dévissa le bouchon et but. Puis il remit la crosse en place et braqua l'arme sur mon ventre :
— Pan ! Pan ! fit-il.
Je ris. Et comme ma tête avait malencontreusement donné sur la crosse, je tâtai mon crâne à l'endroit de l'hématome.
— On ne s'évade pas d'ici, dit-elle. On peut mourir. Ça, je ne dis pas. Personne ne peut rien contre la mort. Mais le type qui choisit de mourir ne choisit pas de s'évader. Il meurt.
— On ne peut pas à la fois se vanter d'être un évadé et un mort.
— Qu'un évadé se vante, ma foi, si sa vantardise ne doit rien lui coûter. Mais un mort ne se vante pas. Il faut vivre pour s'en vanter.
— Ce n'est pas donné à tout le monde.
— Bien entendu, je n'ai pas dit qu'il faille se vanter de vivre.
— À qui le dites-vous !
Elle consulta sa montre.
— Fichtre ! dit-elle. J'ai laissé passer l'heure d'une minute.
— Faudrait savoir, n'aurais-je pas dû rajouter, car mon nez alla frapper la muraille au pied d'une bombarde.
Thomas ricana.
— On ne peut pas dire que tu manques d'adresse, fit-il.
— En plein dans le mille ! grinçai-je.
Je pris place à ses côtés, à sa droite pour tout dire, et lui flattai l'épaule d'un geste amical que je destinais d'abord à mon hémorragie nasale. Il se pencha alors, humecta son index dans la tache de sang dont j'étais l'auteur, et fit un point entre nous.
— Comment cela, dis-je, point ?
— Ce point aurait-il l'air d'une virgule ?
— Cela veut-il dire que ta décision est prise ?
— Demain, mon cher, j'entame une nouvelle majuscule !
La cloche s'ébranla. Nous courûmes dans les rangs. J'y figurais tout juste derrière Thomas. Attentif toutefois à l'énoncé de l'appel, je glissai dans son oreille mon inquiétude en même temps que mon désarroi :
— Tu vas croire que je te lâche.
— Je te dirai où et quand.
Nous répondîmes présents aux sonorités distinctes de nos noms respectifs, puis j'allai, quelque peu voûté, vers ma corvée. Un petit homme squelettique me tendit un balai, puis il ouvrit le robinet.
— Je n'ai pas toujours été squelettique, dit-il.
— Je le serai un jour.
— Même que j'étais gros.
— La captivité a du bon, sauf quand elle abuse.
— J'étais même un peu plus grand. Une bonne tête de plus.
Nous vidangeâmes les fosses.
— Un type a tenté de s'évader, hier ! dit le petit homme squelettique.
— Ah ! oui, fis-je.
— Dans quel état !
Je déplaçai les doigts qui bouchaient mes narines vers mes oreilles, pour les déboucher.
— Eh ! oui, fit-il, a-t-on idée de tenter une évasion quand on est dans cet état, ou dans un état semblable quant au résultat.
Il s'exhiba pour appuyer sa thèse. Je confirmai, puis :
— J'ai donc quelques chances si j'en crois l'embonpoint qui me reste ?
— Ne croyez pas ça, dit-il, lorgnant ma chair.
Puis, pointant un doigt sur sa tempe :
— La seule intention vous ferait fondre tout ça en moins de temps qu'il n'en faut à la faim.
Je déglutis. Au soir, assis sur le bord de mon lit, je palpai mes genoux. Puis, levant la tête vers Thomas, je dis :
— Tu as beaucoup maigri ces temps-ci ?
Il banda tous les muscles de son corps dans la lueur de la chandelle.
— Depuis que tu me cèdes ta part de rata, mon vieux, dit-il, je renais. Je ne te remercierai jamais assez.
Dans la nuit, le doute cependant me tira du sommeil. J'avais beaucoup maigri moi-même, et pas seulement à cause des croûtons de pain dont je faisais ma pitance quotidienne.
[…]
— Tirez-moi de là, nom de Dieu ! cria le type.
Après un moment de silence que tout le monde respecta avec ponctualité :
— Je vous en supplie, tirez-moi de là ! Ayez pitié ! Au nom du Seigneur ! Je veux pas crever. Du moins pas comme ça. Je vous jure que je ne recommencerai pas, etc.
— Fallait pas commencer, tout simplement, philosophai-je en jetant un regard à la ronde qui me valut pas mal d'approbation.
Le directeur arriva. Au passage, il me flatta l'épaule :
— Vous changez, mon vieux Ramplon, dans le bon sens. Continuez !
Je gloussais. Il se pencha par-dessus le créneau.
— Alors mon vieux, dit-il. On est en difficulté ?
Thomas qui s'amenait tout juste, interrogea quelques-uns au passage puis :
— Qu'est-ce qu'il lui prend au directeur, me glissa-t-il dans l'oreille : il parle dans le vide ?
— Ne me dites pas que vous ne l'avez pas fait exprès ! ironisait le directeur à l'adresse du pauvre type qui s'agrippait de toutes ses forces à la gargouille.
— Il fumait, son mégot est tombé, il a voulu le rattraper, et il est passé par-dessus bord, dit Thomas avant de s'écrouler sous les coups de crosse.
À terre, il expédia une bulle à l'adresse du directeur :
— Les cigarettes sont rares ici. On y tient. Alors forcément, quand elles tombent, elles vous entraînent.
Un talon lui ferma la bouche.
— Sûr que j'ai pas voulu me faire la belle, m'sieur l'directeur, dit le type en s'écorchant les mains sur la gargouille.
— Il nous prend pour des cons, dit le directeur à ses subalternes.
— Je vous jure que je suis sincère, dit le type qui avait suffisamment perdu la tête pour se raccrocher à n'importe quoi.
— Alors mon gars, dit le directeur, si tu n'as pas tenté de t'évader, tu n'as pas de chance.
— Encore heureux d'être tombé sur cette monstrueuse gargouille, dit le type en montrant toutes ces dents comme s'il sentait intimement que ça marchait, le truc que lui avait inspiré Thomas.
— Tirez dans les mains, dit enfin le directeur à un garde qui s'exécuta.
Il s'écroula lourdement dans les débris de son crâne.
— Mais nom de Dieu, fit le directeur à l'officier de la garde, mais qui est-ce qui m'a foutu pareil soldat !
L'officier murmura des excuses et fit signe à deux gardes de balancer le cadavre de leur collègue par-dessus la muraille.
— Seigneur ! qu'est-ce que c'est ?
Le type était toujours accroché à sa gargouille.
— C'est pas que j'y tienne, plaisanta-t-il pour se donner du courage, mais je ne la lâcherai pas. N'envoyez plus de cadavres ! Ah ! Ah ! Ah !
Il éclata d'un rire glauque qu'il n'avait pas l'intention d'interrompre.
— Dois-je toujours faire tirer dans les mains ? demanda l'officier.
Le directeur haussa les épaules.
— En tout cas, qu'il ne s'élève pas ! conclut-il, et il fendit la foule en direction de ses appartements.
La troupe dispersa les curieux, excepté Thomas qui demeurait immobile, les mâchoires crispées sur le talon d'un soldat.
— Mais faites quelque chose, mon vieux ! dit l'officier. Vous n'allez pas traîner ça avec vous jusqu'à la fin de vos jours.
Le soldat défit le lacet, ôta son pied du soulier, et rejoignit à cloche-pied le reste de la troupe qui regagnait la tour au pas en cadence ! De la fenêtre du fumoir où les commentaires allaient bon train, j'observais le corps inanimé de Thomas au pied d'un créneau, et le soulier qui lui sortait de la bouche comme un morceau de ses entrailles.
[…]
— Ne me dis pas que tu vas l'entraîner dans ta chute !
Le soulier trônait sur la table de nuit, entre la chandelle et la main décidée de Thomas qui frémissait comme un poing fermé.
— Le type est toujours accroché à sa gargouille, je crois, dit Thomas.
— Une sorte de sursis, dis-je. Autrement il serait déjà mort éparpillé chair et os sur les rochers qui ne manquent pas au pied de la muraille.
— Il est perdu.
— Tu ne peux rien pour lui, même tes discours grinçants qui ne te valent que des coups. Rendras-tu ce soulier à son propriétaire ?
— Personne ne s'est plaint de manquer de chaussure.
— Le pauvre doit boiter.
Je ris. Thomas, peut-être irrité par ce rire à quoi je ne donnais aucun sens, s'empara de ma cravate qu'il noua d'un second nœud, plus serré celui-là que celui dont j'avais coutume de la nouer.
— Ne comprends-tu pas, foutu idiot, saliva-t-il, que cette chaussure est mon salut. Le comprends-tu ?
Je ne comprenais pas.
— Alors, écoute, foutu idiot. Qu'est-ce que cette chaussure ?
— Laisse ma cravate tranquille.
— C'est un objet.
— Je vois bien que c'est un objet. Ce ne sont pas les objets qui manquent ici ;
— Certes, ils ne manquent pas. Mais il a fallu que l'un d'entre eux blesse ma langue pour que j'en prenne conscience, vois-tu ?
Il vit, à me voir, que je m'apitoyais. Il se rapprocha de moi, sur le ton des confidences :
— Si je jette un objet par-dessus le rempart, par exemple cette chaussure, que ce passera-t-il ?
— Si tu ne suis pas son exemple, il te sauve la vie.
Thomas exulta :
— Il me sauve la vie, car tandis qu'il chute, à ma place donc, je tends l'oreille, et je ne la détends qu'après avoir perçu nettement, le bruit de sa rencontre avec le sol. Note bien ce que je dis : le sol. Et non point la terre. Car ce sol, c'est peut-être de l'eau. Et si c'est de l'eau, ce que mon oreille reconnaîtra sans hésitation, j'augmente mes chances de survivre au saut périlleux que je projette en même temps que ma personne dans ce vide que la brume énigmatise.
— Et ton oreille reconnaîtra-t-elle le bruit qu'émet un rocher quand une chaussure, quelle qu'elle soit, lui talonne le ventre !
— Elle reconnaît aussi ce bruit, et elle mesure le risque.
Un homme sûr de lui est une incertitude pour son avenir. Le lendemain, Thomas et moi nous nous rendîmes aux remparts pour tenter l'expérience. Le soulier, en l'occurrence, formait une protubérance fort voyante à l'endroit de son ventre. La sentinelle que nous croisâmes ne s'en inquiéta nullement et fit même remarquer qu'en ces lieux l'embonpoint était la chose qui durât le moins. Nous rîmes. Elle s'éloigna, et nous gravîmes l'escalier de pierre d'un pas alerte. Aux créneaux, Thomas adressa un salut. Nous constatâmes, penchés avec prudence, que la brume avait épaissi.
— Cela ne change rien au problème, conclut Thomas.
Il briqua la chaussure du revers de la manche. Je souris à ce geste sans doute nécessaire. Il prit son élan et, stoppant sa course au dernier moment, laissa choir la chaussure qui disparut sans bruit entre deux créneaux. Il y eut un cri, un lamentable cri qui sembla soudain s'humidifier, puis qui s'éclipsa comme il était venu. Nous nous concertâmes des yeux et, de concert, jetâmes un œil par-dessus le rempart. Nous vîmes la gargouille et, à la place du type qui y avait passé la nuit et une partie de la matinée, s'attendant sans doute à assister au coucher de soleil, à la place : la chaussure.
— Merde ! fit Thomas.
J'acquiesçai. Dépités, nous regagnâmes nos quartiers. Dans un obscur et long couloir, des éclats de rire détournèrent notre attention. Au passage, la vision d'un soldat chaussé à droite d'un soulier et à gauche d'un cadavre nous remplit d'horreur. Le pied était fiché à l'endroit de l'estomac, et sur une main, nous distinguâmes nettement les traces de la fracture que la chaussure avait causée, et par suite la chute aux pieds mêmes du soldat qui se vantait de l'avoir échappé belle. Les autres riaient de son macabre accoutrement, interrompus seulement par l'arrivée du directeur qui, brandissant une chaussure, s'exclama :
— Fini la plaisanterie, les gars ! Vous avez de l'humour, et moi j'ai la chaussure. Rendez-moi mon cadavre.
Thomas et moi nous éclipsâmes sur la pointe des pieds.
[…]
Thomas et moi partagions une cigarette lorsqu'une dizaine de types plus ou moins faméliques firent irruption dans notre cellule.
— Il faut nous excuser, proclamai-je, mais d'ici peu, rassurez-vous, et compte tenu du régime auquel on nous soumet, vous n'aurez plus aucune raison de nous jalouser. Qu'en pensez-vous ?
L'un d'eux, cigarette au coin des lèvres, se détacha du groupe.
— Je suis de votre avis, dit-il. J'ajouterai que vous n'aurez peut-être pas la chance de survivre aussi longtemps que nous.
Nous étions d'accord. Mais où était la menace ? Je m'interrogeai en silence. Le même type, écrasant son mégot, répondit :
— Celui-là (il désigna Thomas d'un volontaire coup de menton) il est plus gros que toi. C'est peut-être ce qui explique bien des choses.
— Quelles choses ! fit Thomas avec plus ou moins d'insolence.
— Il demande quelle chose ! dit le type.
Les autres répétèrent :
— Quelle chose !
— Devine ! fit le type.
— Je ne veux pas jouer avec toi, gronda Thomas.
— Moi non plus je ne veux pas jouer avec toi, dit le type. Je veux parler.
— Et quand tu auras fini de parler, qu'est-ce que tu feras ?
— On décidera.
Les autres répétèrent :
— On décidera.
Je m'avançai prudemment, la voix d'abord :
— Serais-je de trop si je vous demandais ce qui va se décider ?
— On t'a pas sonné.
Les autres dirent :
— Faut-il le sonner ?
Si vous touchez à mon ami, dit Thomas en brandissant la menace, je mets ma menace à exécution.
Ils reculèrent.
— Une exécution ne te suffit-elle pas ? demanda le type.
— Oui, dirent les autres. Il avait sa chance, et tu as fait son malheur.
Thomas ricana.
— Vous voulez parler du type accroché à sa gargouille ?
— Oui.
Thomas hocha la tête.
— Il n'avait aucune chance. S'il avait eu de la chance, cette maudite chaussure ne l'aurait même pas effleuré.
Ils se concertèrent, en rond, puis le même type dit :
— D'accord avec toi, mon vieux, mais c'était pas ton affaire de lui porter malheur.
— Vous ne nierez pas que j'ai été le seul à lui porter secours le moment venu.
— Avec des mots.
— On n'en a rien à foutre des mots.
— Surtout des tiens.
— Vous pourriez au moins vous reprocher de n'avoir rien tenté.
— On n'a rien à se reprocher. Toi, tu lui as porté malheur.
Acte d'accusation. Sentence :
— Et que comptez-vous faire ? dit Thomas.
— Ton malheur.
Ils sortirent d'un coup. La porte se referma sans bruit. Je tremblais.
— Ils ont décidé de te faire la peau, oui, balbutiai-je. Ça t'évitera de te la faire tout seul.
— Tu parles d'une consolation ! fit Thomas.
Il s'empara de la dernière cigarette et la fuma d'un trait, sans moi. Il était nerveux.
[…]
J'avais un tas de raison de lui en vouloir. Je me souviendrai toujours que c'est à lui que je dois d'avoir frappé à la mauvaise porte. Mais de le voir là, assis sur sa chaise, à écouter les battements de la fenêtre, ça m'a enlevé toute envie de lui dire ce qui me pesait sur le cœur. J'ai simplement pris la liberté de m'asseoir sur le lit, et de lui faire des excuses, comme si c'était à moi d'en faire. Mais il ne répondit pas, il ne bougea même pas, et on eut dit qu'il souhaitait que la fenêtre battît encore plus fort dans son cadre, pour couvrir le son de ma voix. Je dis « le son de ma voix » parce que je sentais que c'était ça qui l'empêchait de lever les yeux. Il entendait parfaitement le sens de mes paroles, et il n'aurait pas voulu en perdre une miette, mais ma voix le faisait rentrer à l'intérieur de lui-même, comme s'il comptait s'y cacher à mon propre regard. Et puis je n'ai plus rien dit, et j'ai attendu qu'il se passât quelque chose qui me forçât à quitter la chambre. Sitôt passée la porte, me disais-je, je ne remettrai plus les pieds ici, pour rien au monde. Je ne l'oublierais pas, certes non, j'ai trop de raison de ne pas l'oublier. Mais rien ne me ramènera ici. Et je le regardais, et il semblait sourire, et je tentais de chasser mes idées noires en écoutant le vacarme de la fenêtre.
[…]
Le président ajusta sa toque, puis se tourna vers moi :
— Maître, à vous la parole, si vous en avez une.
— Inutile de m'insulter, bavai-je. Il me reste une parole, puisque c'est tout ce que ce bas monde m'a laissé. Et je vais l'user jusqu'à la corde.
Rire dans l'assistance.
— Vous plaidez coupable, ou vous ne plaidez pas du tout ?
— Mon ami est innocent.
— Nous en avons décidé autrement. Pour nous, voyez-vous, il est coupable.
— Eh ! bien pour moi, il est innocent.
— Vous voyez bien que vous avez tort.
Du box, Thomas me jeta un regard de dépit.
— Ne me dites pas, Monsieur le Président, que vous le croyez réellement coupable ?
— Puisque je vous le dis.
— Il faut que je l'entende pour vous croire.
— Croyez-vous, cher Maître, que je ne sache pas exprimer ma pensée ?
— Votre pensée, oui, je n'en doute pas. Mais votre sentiment ?
— Je n'éprouve aucun sentiment envers l'accusé !
— Et comment pouvez-vous l'accuser s'il ne vous inspire aucun sentiment.
— Je ne l'aime pas, c'est pour ça que je l'accuse.
— Mais c'est un sentiment ça, que de ne pas aimer. Dois-je comprendre que vous haïssez l'accusé !
— Je le hais de toutes mes forces.
— Si vous le haïssez autant que vous dîtes, en admettant que vos forces puissent soulever autant de haine, comment pouvez-vous juger ?
— Je le juge coupable parce ce que je le hais.
— Et vous le haïssez parce que ce malheureux a inopinément abrégé les jours d'un autre malheureux qui n'en avait de toute façon pas pour longtemps à durer vu qu'aucune main secourable ne se tendait vers lui !
— Il n'y a ici aucune main secourable. Ce n'est pas une raison pour précipiter un être en danger de mort, dans le vide.
Un moment de silence. Puis :
— Monsieur le Président, vous haïssez cet homme, et vous avez des raisons pour cela. Mais ce vide dont vous parlez, l'avez-vous vu ?
— Chacun peut le voir, s'il se penche.
— Erreur. S'il se penche, chacun peut voir qu'on ne voit aucun vide. S'il y avait un vide, on le verrait, et plein de sa certitude, on ne s'aventurerait pas, comme la victime, à y risquer sa peau pour le prix d'une liberté impossible à chiffrer pour cause d'infini. Je veux dire que si la certitude nous était donnée de voir un vide à l'endroit où vous dîtes, il ne se trouverait plus parmi nous d'être capable d'espérer la liberté, telle la victime et, oserais-je le dire, notre soi-disant coupable.
Il y eut un cri d'exclamation dans la salle, puis chacun mit la main sur sa bouche pour en étouffer les indiscrétions. Le président chuchota à mon adresse à travers ses doigts.
— Voulez-vous dire que le coupable a un projet ?
Je serrai les dents, et du bout des lèvres :
— Oui, dis-je.
Tous les regards se braquèrent sur Thomas. Il hocha la tête, clignant des yeux, puis :
— Puisque j'ai un projet, dit-il, je ne suis donc point coupable.
[…]
— Avoue que tu l'as échappé belle, dis-je (puis grinçant). Avec l'admiration de tous. Crois-tu qu'il s'en trouve un pour admirer mon talent. Sans ce talent, tu n'aurais pas échappé à la sentence, et personne ne t'admirerait.
La chandelle crachotait entre nous.
— Il est vrai, dis-je, enjoué, que tu ne peux plus reculer.
Les yeux de Thomas me cernaient.
— Tu mourras ! fis-je avec moins d'assurance.
Il souffla la lumière. Je demeurai coi. Il maintenait le silence.
— C'est un peu comme si tu m'assassinais, finit-il par dire.
— Je t'en prie, rallume cette chandelle. Je déteste tenir une conversation dans l'obscurité. Suivit un long moment de silence et d'ombre, puis Thomas dit, sans que je l'interrompisse :
— Pitre ! Tu m'as créé, et la légende veut que je te doive le respect. La légende se trompe. Elle n'est qu'une suite de personnages qui n'ont pas de sens. Tu es le dernier en date. Encore faut-il que je m'extraie de la légende, sinon je créerais, pour que ça meure. Ne t'est-il pas venu à l'idée une fois qu'en me créant, forcément tu créais un malheureux, puisque tôt ou tard je devinerais la mort. Te souviens-tu de ce jour, où toi-même tu devinas la mort, d'abord infime, cédant toute la place à l'apprentissage de la vie, puis soudain dévoreuse de ta propre vie et de ton savoir. Est-ce sur ce souvenir que tu me créas ? As-tu trouvé une excuse comme d'autres le font. Non. Tu n'es pas homme à trouver des excuses, les cherchant sans doute. Mais sans dieu et sans une certaine idée de soi, on n'a plus le cœur à s'excuser. Où as-tu le cœur ? Dans ma propre poitrine. Tu m'as légué l'organe, sa force et sa durée, faute d'y pouvoir insuffler autre chose que le destin dont tu n'as pas la moindre idée, excepté ce moment que tu nommes la mort et qui t'épouvante. Si tu veux que la lumière soit, mon père, exécute-la.
L'ombre avala mes mots.
[…]
Juché sur le rempart entre deux créneaux, Thomas observait la brume. Muni d'un sextant, je m'exerçais à faire le point, non loin de là, assis sur une borne à l'angle de l'escalier de pierre. De temps à autre, délaissant momentanément des calculs qui s'amoncelaient, je jetais un rapide regard vers Thomas qui n'avait pas l'air de s'ennuyer. Le vide se prolongeait sur lui, au bord de la pierre.
— Ne crains-tu pas le vertige ? lançai-je à tout hasard.
— Je l'adore, répondit-il en souriant.
Il cracha devant lui, et je vis sa nuque s'incliner lentement, puis s'immobiliser.
— Cette fois-ci, lui dis-je, c'est le vertige ou je me trompe.
— Tu te trompes. Je joue au jeu du crachat. C'est plus amusant que le maniement d'un sextant dont je n'ai pas la moindre idée.
— J'aurais dû consacrer une partie de mon enfance à en étudier le mode d'emploi. C'est un bel objet.
Je le rejoignis. Debout entre deux créneaux qui se partageaient son ombre, il me dominait.
— Te voilà plus grand que nature, dis-je.
— Ne sois pas amer. C'est un pur artifice.
Je m'assis sur le ventre d'une bombarde. La nuit était claire, toute plongée dans la lumière de la lune, c'est-à-dire un reflet de soleil.
— Tu n'es toujours pas décidé à faire la belle ? dis-je.
— Ce n'est pas l'envie qui me manque.
— Tu te raisonnes.
— Je trouverais un moyen moins stupide que la mort.
— Tant de raison me surprend.
— À vrai dire, je fomente quelque chose de plus raisonnable. Mais j'y pressens une certaine forme de lâcheté.
— Que veux-tu dire ?
— Je veux dire de lâcheté.
— Hum ! Je ne te vois pas dans ce rôle.
— Il faudra bien, pourtant.
— Peux-tu préciser ta pensée ?
— Je veux parler de séduction.
— Prétendrais-tu accéder à l'amour d'une quelconque sentinelle ? je croyais que tu n'aimais que les femmes.
— Un jour viendra peut-être où ils emploieront quelque amazone pour veiller sur notre sécurité.
— Ne compte pas trop là-dessus.
— Je n'y compte pas.
J'eus un geste de dépit. Il dit :
— Autant se faire sodomiser par la première sentinelle venue, pourvu qu'en retour elle ne s'attache pas à ma personne et s'applique à lui ouvrir les portes.
Je sursautai quelque peu :
— Je ne crois pas un mot de ce que tu dis.
— Pourtant...
La sueur me vint.
— Tu as un projet précis, dis-je, quant à une conquête ?
— Tu parles si je suis précis.
C'en était trop. Je le poussai dans le vide et fermai les yeux, étrangement traversé par le cri dont il ponctua mon geste. Le crime m'avait anesthésié. Un garde me secouait rudement l'épaule.
— C'est pas grave mon gars, semblait-il me dire. Un de perdu, dix...
J'ouvris les yeux. Le garde indiquait le point de chute à l'officier.
— C'est là qu'il est tombé, disait-il. Je l'ai vu. Je crois même qu'il a sauté.
— Pauvre imbécile ! dit l'officier.
Il vint vers moi.
— Vous avez vu quelque chose, vous ?
— Je n'ai entendu que son cri.
L'officier haussa les épaules. Il sortit son calepin de sa poche révolver, y écrivit quelque chose qu'il me donna à signer.
— Pas la peine de lire, dit-il. Signez.
— De toute façon, je ne sais pas lire.
— Vous savez signer ?
Je signais. L'officier rempocha son calepin.
— Allez oust ! fit-il. Dégagez la piste, le spectacle est terminé.
Il s'éloigna, suivi du garde qui secouait sa main en regardant un autre garde sur le donjon. Je m'apprêtai à descendre l'escalier lorsqu'une voix me figea sur la première marche :
— Je ne suis pas mort.
C'était la voix de Thomas.
— Sacré nom d'une pipe, Thomas, exultai-je, ne me dis pas que je t'ai sauvé la vie ?
— Pas toi, non. Tu as bien failli me tuer.
J'étais sur le point de sauter, mais :
— Ne dis-tu pas que je ne t'ai point sauvé la vie, dis-je.
— Tu as failli me la faire perdre. Une chute pareille !
— N'en rajoute pas, j'arrive.
— Surtout, ne saute pas.
Je m'immobilisai.
— J'aurais pu mourir piètrement écrasé, dit la voix de Thomas à travers la brume, et je t'en veux terriblement. Mais enfin je suis vivant, et sans aller jusqu'à te pardonner, je te conseille néanmoins de ne pas tenter de me rejoindre. Les rochers t'accueilleraient de bien sinistre façon.
— Mais tu es bien vivant toi.
Il rit, d'un rire qui me glaça de la tête aux pieds.
— Tu es vivant ? répétai-je.
— Devine !
Le sang me gicla au bout des doigts tant j'avais étreint l'angle de la pierre. Le vertige se mêla à mes yeux. Je faillis perdre l'équilibre.
— C'est une hallucination, me dis-je. Thomas est mort. Je viens d'éprouver le premier dard du remords. Il m'aurait coûté la vie, et le ridicule.
[…]
J'arrêtai le bras de l'assassin.
— Fou que tu es ! As-tu bien mesuré les conséquences de ton acte ? Nonobstant la mort, irréversible, de cet homme, as-tu songé un instant à la tienne propre, qui serait juste, parce que la loi est la loi, et que tu es un assassin ?
Je lâchai son bras, au bout duquel étincelait la lame d'un couteau. Elle étincela encore un instant puis, ayant soupesé le contenu de mon intervention, elle s'éteignit dans l'ombre de son veston. Il demeura immobile enfin, les mains crispées sur son ceinturon, pensif. Enfin, j'aidai l'innocente et impossible victime à se relever du trottoir glacial où elle s'était réfugiée pour tenter d'échapper à la mort. Sitôt debout, après avoir jeté un bref regard sur son assassin, elle se tourna vers moi.
— Quoi, Monsieur ? dit-il. De quoi vous mêlez-vous ? On m'assassine et vous intervenez. De quel droit, Monsieur ? Avez-vous le droit, dîtes moi d'interdire mon accès à la mort ? Mais enfin, voilà un homme qui consent à m'assassiner (désignant l'autre), et voici l'homme qui consent à mourir (se désignant) et quel est celui-ci qui ne consent ni à l'une ni à l'autre opinion ? (me désignant). Dites-moi un peu, Monsieur, les raisons de votre désaccord ? Car nous voici tous deux d'accord sur un point. Et vous ne l'êtes pas. Ce qui vous met deux fois en faux. Répondez, Monsieur, à l'une et l'autre opinion qui ont tenté ce soir, vainement par votre faute, de s'exprimer.
— Je... passais, dis-je, interloqué.
— Mais ni lui ni moi n'avons exprimé d'autre opinion que de vous voir passer votre chemin comme vous le faisiez, en plein accord avec vous-même, du moins je le suppose.
— À vrai dire, j'errais.
— Ah ! dit la victime, pressentant d'avoir mis enfin le doigt sur la vérité. Et bien entendu, celui qui erre n'a pas d'opinion. Au moins, il sait pertinemment qu'il a tort d'errer.
— Mais je croyais avoir raison d'empêcher un meurtre.
— Et pourquoi donc vouliez-vous à tout prix avoir raison, à cette heure errant et coupable d'errer !
— Aurais-je eu seulement le temps, vu la célérité habituelle d'un coup de poignard, de me demander de confirmer votre consentement à l'un et à l'autre ?
— En avez-vous seulement eu l'intention ?
— Non, je l'avoue, dis-je. On assassine, ai-je pensé. Cours empêcher cela car, d'ordinaire n'est-ce pas, si l'assassin consent
— Oh ! il n'a jamais tort celui-là — la victime, elle, n'a pas toujours raison.
— Pître !
Sur ce mot, il me tourna le dos, et offrit sa poitrine à l'assassin qui la perça d'un violent coup de couteau. Beaucoup plus soucieux d'échapper aux raisons de celui-là qu'au tort immanquable du témoignage, je courus aussi vite que je pus me réfugier dans l'ombre la plus lointaine qu'il me fut donné d'apercevoir. L'ombre, certes, me dissimulait tout entier, mais, le temps passant, à le voir ainsi prostré près du corps ensanglanté de sa victime, la curiosité m'étreignit l'esprit avec vigueur et, plus courageux, sans doute, que je ne m'étais jamais montré (il est vrai que les circonstances ne s'y prêtèrent jamais avec autant d'insistance), je m'extirpai doucement de l'ombre, à vrai dire frissonnant. Une fois dans la lumière, je me risquai à provoquer le dialogue.
— Il est mort, n'est-ce pas ?
Au lieu de virevolter soudainement et de s'élancer sur mon corps pour le larder de coups de couteau, l'homme ne bougea pas et, à ma question, laquelle j'avais chuintée car je n'avais pas prévu sa présente attitude, il répondit :
— J'espère qu'il était vraiment d'accord avec lui-même. Moi, je sens comme un doute envahir mon esprit. Quelle sensation désagréable ! Comme qui dirait de la culpabilité ! Alors que j'étais persuadé d'avoir raison.
— Et moi qui avais tort ! dis-je.
— Allez donc savoir !
— Ne me dites pas que vous me soupçonnez d'avoir eu raison ?
— Allez donc savoir !
— Il est possible en effet que j'ai eu raison. En tout cas, je n'ai pas manqué de sincérité.
— Là n'est pas la question. Il était sincère lui aussi. Mais n'avait-il pas perdu la raison ?
— Êtes-vous fou vous-même ?
— Je l'ai été. C'est ce qui me fait douter de ma raison présente, car si je suis guéri de la folie qui a été la mienne, sait-on s'il ne lui arrive pas, à l'occasion, de s'exprimer malgré moi, malgré ma raison veux-je dire ?
— Il est bien rare en effet qu'une maladie ne laisse pas quelques séquelles indélébiles. A-t-il été fou, lui aussi, dans un temps reculé ou dans un autre ?
— Il lui arriva, naguère, d'avoir à se faire soigner pour quelques ineffaçables réminiscences d'un mal qui a obscurci ses jeunes années. Et vous-même ?
— Oh ! moi, dis-je, j'ai suivi de solides études, et je me flatte, bien que la flatterie soit dangereuse pour l'équilibre de l'esprit, eh bien oui je me flatte de quelques diplômes dont c'est l'usage de se sentir honoré.
— Fichtre ! des diplômes ! Comment pourriez-vous avoir tort avec des diplômes ? Je vous le demande. Mais cela dépasse ma raison.
— Que faisons-nous du corps ? demandais-je pour changer le cours de la conversation.
— Si nous le jetions dans le cours de la rivière ?
— Ce serait effectivement le plus court chemin du crime à l'impunité.
Plouf !
[…]
La fille insistait de bien vulgaire façon pour qu'on lui payât un verre. Je fouillai le fond de mes poches et déclarai pouvoir à peine me suffire, à quoi l'assassin répondit qu'il avait du mal lui-même à se suffire, raison pour laquelle si l'envie de siffler lui tenait tant à cœur, elle n'avait qu'à siffler ou subvenir à ses propres besoins. J'acquiesçai.
— Foutus bonshommes que vous êtes ! dit-elle, l'air désespéré. Puis c'est pas tellement l'envie de boire qui me tient ce soir, ni même ce que vous pensez. J'ai simplement envie de causer. Voilà trois heures que j'essaie de causer et personne pour me répondre.
— Je ne crois pas désavouer l'opinion de mon ami, dis-je, si je nous déclare prompts à répondre à toutes vos questions.
— Puisque cela ne coûte rien qui dépasse nos moyens, dit l'assassin en avalant une gorgée de café.
— C'est-y possible ! explosa la fille.
Tandis qu'elle parlait de toutes choses qui la préoccupaient ce soir, l'assassin écrivait. Je l'observai, tentant d'abolir les vibrations des narines de la fille. Il écrivait sur la nappe de papier et je pouvais voir que c'était un poème, aussi, quand il déchira le morceau de nappe en s'aidant de la cuillère, je cessai de respirer, n'osant troubler cet instant où peut-être il se serait décidé à me permettre de prendre connaissance de l'objet de son inspiration, mais non ! il empocha le morceau de papier après l'avoir plié entre ses doigts coupables et, semblant revenir parmi nous, croisa ses bras à l'endroit de la déchirure, à moins qu'il ne tentât présentement de préserver la couleur du guéridon qui aurait pu, autrement, nous apparaître.
— Soulevez donc la nappe, curieux, puisque c'est ce qui vous intéresse, dit-il en souriant.
Le marbre était rose. Je froissai le bout de nappe dans ma main.
— Oh ça ! Que vous a-t-elle donc fait, cette nappe, pour que l'un la déchire et l'autre la froisse. Regardez-moi un peu cette table. Croirait-on qu'on a payé si cher !
Je tentai de défroisser la nappe en m'excusant, et comme je la lissais du plat de la main, sous le regard noir de la fille, je cultivais le secret espoir que l'assassin, imitant le respect que je mimais pour les beaux yeux, remît à son endroit de morceau de nappe qui respirait le poème dans le fond de sa poche. Devinant mes pensées, il murmura :
— Peu importe ce qu'elle pense. C'est une idiote.
La fille demanda de qui voulait parler ce GROS LARD. L'assassin n'était pas à proprement parler un gros homme.
— Parlons d'autre chose si vous le voulez bien, intervins-je.
La fille ne l'entendit pas de cette oreille. Elle se leva, soudain échevelée, et asséna une formidable claque sur la face de l'assassin. Je fermai les yeux précipitamment. Mes oreilles se mirent à bourdonner. Quand je revins à moi, assis près d'un guéridon où fumaient deux cafés, l'assassin me dit, calme :
— Elle est partie.
Furieux, j'arrachai la nappe, la pliai en autant de parties qu'il m'en vint le goût, la fourrai dans ma poche et, debout, j'assenai un grand coup de poing sur la table nue qui frémit. Deux taches de café fumaient sur le sol. L'assassin ramassa les cuillères.
— Je ne baise pas, dit-il.
[…]
Nous courions comme des dératés (curieuse expression) vers l'embouchure du fleuve.
— Pourvu que nous n'arrivions pas trop tard ! soufflait l'assassin.
— J'ai du mal à vous suivre.
— Ah ! faites-vous moins mal et suivez-moi.
— Elle est loin cette embouchure ?
— À l'autre bout du monde.
— Sacré nom d'une pipe !
— Qu'avez-vous donc ?
— Le bout du monde, j'en viens. J'ai le souvenir effectivement d'une embouchure.
— Ce doit être celle d'un fleuve.
— À en croire le dictionnaire, oui.
— Alors pourquoi cet air inquiet ?
— C'est que, figurez-vous, à l'embouchure de ce mauvais fleuve, on se bat.
— La guerre ?
— Eh ! je ne vous dis que ça. Des bombes, des éclats, des raz-de-marée, des cris, de la ferraille, je ne vous dis que ça.
— Le bout du monde vous réclamait donc, si je comprends.
— Pfff !... j'ai déserté.
— C'est votre affaire.
— Ce que c'est que l'amitié.
— Il sera trop tard, je crois.
Le jour se levait quand nous atteignîmes le fleuve. Nous soufflâmes un instant. À vrai dire, j'eus même beaucoup de peine à souffler, tant la poitrine me faisait mal. Il but l'eau du fleuve.
— Vous ne buvez pas ? dit-il.
— Pas de cette eau.
Il haussa les épaules, et repartit à toute vapeur en direction de l'embouchure. Nous ne tardâmes pas à percevoir le tintamarre des canons qui s'époumonaient à l'horizon.
— Bon Dieu ! fit l'assassin. Dans quel état vont-ils nous le mettre ?
— Pour ce que ça changera à son destin !
— Cela pourrait bien changer le mien, tragiquement. Comment trouverai-je la preuve qu'on me réclame si ces couillons de canonniers me l'éparpillent dans l'eau du fleuve ?
— Et après le fleuve, la mer.
— Je ne vous le fais pas dire.
Cette fois, nous courions au milieu du feu. Les éclats sifflaient à nos oreilles. J'avais le cœur serré.
— Tant que ça siffle, dis-je pour rassurer mon compagnon, on ne risque rien. C'est un ancien combattant qui m'a confié ce vieux truc de vieux soldat.
— Et quand ça ne siffle pas ?
Nous traversâmes un champ de cadavres qui se reproduisaient à vive allure.
— Les morts auront raison des vivants.
— À ce train !
Enfin, nous parvînmes sur les quais. Dans la mitraille où l'on mourait beaucoup, au grand dam des vivants, nous jetâmes un long regard.
— Je ne vois rien, dis-je.
— Ils me l'ont éparpillé, vous dis-je. Ces couillons de canonniers ont éparpillé le témoignage de ma raison.
C'est à ce moment qu'une voix interrompit nos visuelles recherches.
— Par exemple ! Mon ami et mon ennemi.
Je fis un bon, n'en croyant pas mes yeux. En effet, c'était bien la victime de mon assassin de compagnon qui nous hélait du sommet d'un char d'assaut en perdition.
— Miracle ! s'étrangla l'assassin, se jetant à genoux les mains croisées sur le front.
— Mais non ! fit la victime. Point de miracle. Je ne suis pas mort, voilà tout.
— Mais comment cela, pas mort. J'ai transpercé votre cœur avec tant de sincérité.
— Ah ! je ne manquais pas moi-même de sincérité cette nuit. Mais pouvais-je deviner ô ami, pouvais-je, entre tous les maux qui m'accablèrent hier, discerner...
— Mais quoi donc ! m'exaspérai-je.
— ... que je n'avais pas de cœur !
Les bras me tombèrent. L'assassin lui-même n'en revenait pas.
— Aussi vrai que Jupiter, dit la victime. Je suis vivant.
L'assassin avait pâli :
— Comment, pas de cœur ? Comment ça ? Est-ce que je n'ai pas un cœur, moi, à l'endroit du cœur ? Est-ce que je ne serais pas mort si c'était vous qui m'aviez frappé ? Et vous fîtes un scandale à ce jeune homme juste avant de ne pas mourir, ce qui est un tort. Mais cherchez-vous donc à égarer ma raison ?
La victime ne trouva pas de mots. Elle ne fit pas un geste lorsque l'assassin désespéré, lui tourna le dos et se dirigea vers le bord du quai. J'étais moi-même paralysé. J'entendis le corps déranger la surface de l'eau, puis un obus nous arracha, la victime et moi, à notre torpeur. Tandis que je décrivais une longue parabole au-dessus de la ville, je m'aperçus avec horreur qu'une de mes jambes était restée sur le quai.
[…]
L'enfant pouffa.
— N'as-tu pas honte de rire ainsi du malheur des autres ? dit sa mère.
— Tonton est un menteur, dit l'enfant. Je ne peux pas croire que c'est comme ça qu'il a perdu sa jambe.
Il shoota le ballon et courut après.
— Tu n'as pas d'autres sujets de conversation que ta sacrée foutue jambe de bois ? dit ma sœur en secouant une bûche.
Je fis sonner ladite jambe sur un chenet.
— Le gosse voulait savoir comment j'ai perdu une patte.
— La vérité t'aurait étouffé.
— Un jour, je mangerai ma jambe, et je la vomirai sur les enfants.
— Cesse, veux-tu, cesse !
Elle reprit son tricot.
— L'homme sans cœur rentrera ce soir ? dis-je.
— Je lui parlerai de tes maudites histoires, et que tu en empoisonnes son fils. Il t'a ri au nez. Il doit savoir la vérité.
— La vérité, c'est que ton mari n'a pas de cœur, moi, je suis un traître ; un troisième moins opiniâtre, en est mort.
— Vos vieilles histoires me fatiguent à la fin. Vous passez votre temps à vous y faire mal. Toi surtout. Et maintenant tu en empoisonnes son fils.
Je rejoignis l'enfant à l'autre bout de la salle à manger où le ballon s'épuisait entre une porte et un escalier.
— Alors tu ne me crois pas ? demandai-je à l'enfant.
— Je ne comprends rien à ton histoire, dit l'enfant. Tout ce que je sais, c'est que c'est pas comme ça que tu as perdu ta jambe.
— Et comment je l'ai perdue, ma jambe ?
— À la guerre, mais papa dit que c'était à la guerre et pas à la guerre. Qu'est-ce qu'il veut dire ?
— Ton père est un couillon.
Je sortis. Sur la terrasse, je récupérai le manuscrit en cours et allai m'enfermer avec lui dans la chambre où je croyais avoir une vision de l'univers.
— Et vous l'avez perdu comment votre jambe ?
— Zeus demantat quos ult perdere.
— Jupiter de même. Mais ça ne me dit pas comment cette jambe vous a perdu.
— La guerre me répugnait, ma jambe aussi. Je les ai abandonnées toutes les deux sur le champ de bataille.
— Mais comment, bon Dieu, comment ?
L'ancien combattant vida son verre. Maintenant, il regardait la mer. Je compris que notre conversation était terminée. Je me levai, m'excusai de l'avoir importuné, surtout d'avoir exhumé de douloureux souvenirs et je le saluai encore, secouant mon chapeau, sur le seuil de la porte. De retour chez moi, j'enfilai une combinaison, allumai l'enfumoir, me protégeai le visage derrière un voile de nylon et, après m'être ganté, j'allai rendre visite à mes abeilles. J'examinai le couvain en expert lorsque la joie m'étreignit. En hâte, je refermai la ruche et me précipitai vers la maison. Mon père fumait sur le seuil de la porte. Je devais ruisseler de bonheur car, quand il me vit arriver vers lui, la curiosité lui fit mâcher son mégot. À peine ma respiration retrouvée, je lui lançai de toute ma voix cette phrase que le lecteur va juger en son âme et conscience, comme on dit d'ordinaire :
— Papa ! Ça y est ! J'ai vu la reine !
Perplexe, tandis que je manœuvrais l'enfumoir dans sa direction, mon père se gratta le menton.
[…]
Il devait être minuit. Depuis une bonne dizaine de minutes, Thomas était assis sur son lit, se demandant s'il allait sortir pour respirer dans le patio ou simplement pour aller pisser. De toute façon, il saluerait l'infirmière de service de nuit. La chambre étant mitoyenne du service, et une ouverture étant pratiquée dans le mur qui la rendait mitoyenne, il l'avait aperçue, lorsqu'elle avait soulevé le rideau de plastique pour fouiller du regard ce que la lumière aurait pu révéler si elle s'était arrêtée au bon endroit. En fait, un carré de lumière s'était logé entre les deux lits, partie sur le mur blanc et partie sur la table de nuit où s'écrasait un cendrier. Elle n'avait donc vu qu'un tas de mégots mais lui, de l'autre côté de la lumière, il avait pu voir ses yeux et il s'était dit, en se mordant les lèvres, que c'était sans doute la dernière fois qu'il regarderait les yeux d'un être humain. Il la saluerait, en passant, mais ne la regarderait pas. Il regarderait les deux portes. Celle fermée, qui donnait sur l'escalier, et celle des pissotières. Bien sûr, s'il allait vers l'escalier, décidé à respirer l'air du patio, il lui faudrait franchir la porte, laquelle, étant fermée, ne s'ouvrirait pas. Si, au dernier moment, il renonçait à essayer de l'ouvrir, il pourrait toujours se diriger vers les pissotières et son intention ne serait pas découverte. Il irait pisser, et puis retournerait dans sa chambre. Cependant, il était bien décidé à respirer l'air du patio, ne serait-ce qu'une seconde, juste le temps de chasser les idées noires qu'il remâchait depuis des lunes. La porte était fermée : s'il l'ouvrait, par miracle, par chance ou par ruse, une sonnerie retentirait et, en moins de temps que ça, il aurait deux ou trois infirmières sur le dos. Si, pour un tas de raisons obscures, la sonnerie se taisait, l'infirmière de service le verrait franchir le seuil de la porte et, immanquablement, elle sonnerait l'alarme, et conséquemment, les mêmes infirmières rappliqueraient pour l'arrêter dans sa quête d'un peu d'air pour oublier. À vrai dire, s'il sortait de cette chambre, sa seule chance de s'en tirer était d'aller aux pissotières, qu'il eût envie de pisser ou non, et puis il reviendrait sur ce lit, s'asseoir, et penser à une autre façon de se rendre dans le patio. Il semblait donc inutile de tenter l'impossible. D'autant plus que s'il passait par la fenêtre, il pourrait respirer un air beaucoup plus confortable que celui du patio, puisqu'il n'aurait alors qu'une vingtaine de mètres à franchir pour se retrouver dehors. Seulement, d'une part, s'il ouvrait la fenêtre, son compagnon de chambre, qui craignait les courants d'air, s'éveillerait et, comme chaque fois qu'il s'éveillait, hurlerait et l'infirmière, accompagnée peut-être, ferait irruption dans la chambre ; d'autre part, les fenêtres s'ouvraient insuffisamment pour laisser passage à un corps humain ce qui était une mesure de sécurité, pour éviter les défenestrages qui ne manqueraient pas d'être nombreux si les fenêtres s'ouvraient comme toutes les fenêtres. Les deux seules issues de la chambre étant la porte et la fenêtre, Thomas Faulques décida de sortir par un autre moyen dont, tôt ou tard, il découvrirait le secret. Le plus dur, évidemment, était de faire le premier pas.
[…]
Pouah ! goût d'immobilité. Je vais perdre la raison.
[…]
— Sophros est sous perfusion depuis ce matin.
— Il ne veut plus se nourrir.
— Injuste justification.
— Cruelle.
— On ne va tout de même pas vous laisser crever sous prétexte que vous manquez d'appétit.
— C'est ça. Nous manquons d'appétit. C'est ça qui nous tue. Il faut avoir faim pour vivre.
Je ne sortirai plus, se dit-il.
— Dîtes que vous avez le goût du bordel.
— Des filles surtout.
— Moi, je branle.
— En compagnie, non ? Ce sont de fameuses putains, je vous le dis.
— Enyo n'aime pas l'amour. C'est pour ça qu'il branle.
— Et vous.
— Je paie pour ça.
— Et quand vous aurez épuisé vos économies, vous demanderez ça aux tas de types ici qui le font sans salaire, hein ?
— Mon éducation me confère une certaine répulsion vis-à-vis de l'homosexualité.
— Des corps d'hommes, vous voulez dire ?
— Je travaillerai.
— On ne travaille pas dans votre état. On se tue.
— Un homme peut cumuler les tâches. Celui qui travaille du chapeau peut, à ses heures, écrire, peindre, contempler, pleurer, baiser, branler.
— Ce n'est pas travailler que de s'adonner aux tâches que vous dîtes. Un travail est rémunérateur ou n'est pas.
— Sûr qu'elles ne baiseront pas pour rien.
— Sûr.
— Et si tu n'as rien à donner en échange ?
— Je violerai.
— Ah ! là, mon cher Thomas, je vous arrête, et je vous mets en garde. Un viol, et c'est l'H.P. Avec la justice sur le dos. Les corps médical et enseignant ne vous suffisent-ils pas que vous voudriez encore vous attacher messieurs les juges à vos chevilles. Ne faites pas cette connerie, je vous en prie. Tant que vous délirez, tout le monde est gentil avec vous, et vos obligations sont minces, malgré ce que vous dîtes. Mais si par malheur vous tentiez de dénaturer les mœurs, là, mon cher, vous devrez tellement que vos chances de vous en sortir seraient réduites à zéro. Pas ça, Thomas, surtout pas ça. Effacez dans votre esprit de pareils projets.
— Je violerai.
— Si en plus vous allongez la liste de vos débauches, mon cher, tout est foutu pour vous. Un, vous vous évadez de ces lieux, ce qui est hautement répréhensible mais, vu votre bonne conduite habituelle, pardonnable ; deux, vous volez, et vous assassinez peut-être ; trois, vous baisez la dame de vos rêves ; quatre, vous mentez pour cacher vos crimes. Pffff....
— Heureux Enyo. L'amour ne t'effraie pas, toi.
— Je suis un obsédé.
— Sexuel, rectifia l'Apothicaire.
— Ma femme est un Golem.
— On aura tout vu.
— Le Golem, c'est Gé, la terre.
— Branlez dans le jardin !
— On n'est jamais seul dans le jardin.
— Bah ! qui pourrait vous voler un golem.
— Thomas le peut. Je me méfie de lui. Il a beaucoup de pouvoir sur ce genre de choses.
— Fadaises.
— Dis-lui, Thomas, que je ne mens pas.
— Tu mens comme tu respires. Je n'ai aucun pouvoir.
— Eh ! ricane l'Apothicaire. Comment pourriez-vous posséder ! Et puis ne prétendez-vous pas, tous autant que vous êtes, qu'on vous a dépossédé de vos biens.
— Je suis couteau, et terre. Mais je ne crois pas à ces supercheries de savants en mal de découvertes.
— Tu ne crois à rien.
— Pas même au Golem d'Enyo. Hi ! Hi ! Hi ! Hi !
— Non. Enyo possède le Golem. Mais il y a belle lurette que ce tas de boue ne lui obéit plus.
— Voulez-vous dire qu'Enyo ne bande pas ? OH !
— Il ensemence son lit, mais seulement quand il dort.
— Et voilà donc l'occulte, dit l'Apothicaire. Le Golem d'Enyo est un être de sommeil.
— Non ! Il vit et je l'aime.
— Quel juif ! Même converti, il n'oublie pas sa Tora. Vous vous émasculez, Enyo, croyez-moi.
— Quand je serai femme, les femmes ne m'obséderont plus, et je pourrai sortir d'ici.
— Ah ! ça, mon cher, s'il vous arrive de sortir d'ici, et je vous le souhaite, ce ne sera certainement pas dans le corps d'une femme. Vous êtes inscrit sur tous les registres de nos administrations comme mâle, et vous n'en sortirez pas.
— Enyo croit en la métempsychose.
— Voilà autre chose. Et qui est l'élue. Pas ma femme j'espère.
— Non, elle est trop laide.
— Je vous remercie...
— J'ai choisi Atikté !
— La connais-je ?
— Enyo nomme ainsi l'infirmière de service cette semaine au premier ouest.— Ah ! Très belle en effet.
— J'ai déjà commencé le transfert. Chaque soir, un peu de moi-même l'accompagne chez elle.
— Dans son lit ?
— Baise-t-elle souvent ?
— Elle aime les hommes, mais pas plus que le reste.
— Saperlipopette, mon cher Thomas, notre Enyo est complètement fou.
— Non, il est juif, et il aime le Christ.
— Tragique.
— Que me contez-vous là ? Êtes-vous fou vous aussi ?
Thomas sentait le vent contre lui. Je l'aime.
— Regardez, docteur, dit-il. Vos putains de médecines ont sali ma vitre.
— Vous exagérez, dit l'Apothicaire, le nez contre la vitre. Je veux bien que mes médicaments contribuent à la pollution des chiottes, mais certainement pas à celle des vitres de votre chambre. Pas le balcon. Le balcon est une illusion. Elle peut bien baiser, elle est à moi.
— Thomas, mon cher Thomas ! Qu'est-ce qui vous chagrine, en dehors de ce que je suis déjà ?
— Docteur, je suis amoureux.
L'Apothicaire éclata de rire.
— Ah ! non, pas ça, Thomas. Vous allez me psychotiser !
— Je ne plaisante pas.
Comment pourrait-il plaisanter ? L'amour est une chose sincère. Même l'amour d'une putain.
Enyo pelotait le Golem au-dessus du lavabo. L'Apothicaire haussa les épaules et se planta tout raide devant Thomas.
— Faites-lui prendre la pilule, mon vieux, dit-il. Dans votre situation, un enfant serait mal venu. Même désiré.
— Je suppose qu'on lui a noué le sexe.
— On lui a noué le sexe !
— Oui. Je crois que c'est obligatoire.
— Qu'est-ce que vous me dîtes là ?
— Elle est propre, vous dis-je. Je ne risque rien.
— Oh ! repartit l'Apothicaire. Une maladie honteuse, ça se soigne. Un avortement est plus risqué. Et je ne parle pas d'un enfant que vous êtes dans l'incapacité d'éduquer.
Maintenant, Thomas Faulques arpentait la rue principale de la ville, déserte autour de lui, et noire. Il bifurqua non loin de l'église, et marcha tout droit vers la cure. Elle m'attend, se dit-il. Elle est debout contre ce même mur, et elle attend, les yeux fixés sur mon ombre qui approche. Je ne la tuerai pas ce soir. Non, pas ce soir. Demain peut-être. Je ne la tuerai pas avec plaisir. Simplement avec douceur. Je ne jetterai pas le désordre dans l'agencement de ses plis. Je serai agréable à force de douceur. Elle mourra sans plaisir aussi. Elle aime trop la vie pour désirer la mort même donnée par moi, même si elle m'aime. Et Dieu sait si elle m'aime. Chimba ne vint pas ce soir-là. Thomas vit le mur s'élever très haut au-dessus de la rue, il vit le lierre dévoreur de pierre, et il vit la cime des arbres, et plus haut encore, le clocher de l'église. Chimba ne vint pas. Il attendit longtemps. Elle ne vint pas. Il rentra. Sur le chemin, il se prit à penser que Chimba le trompait avec un autre homme. Elle ! Non, quand il prenait possession d'une femme, elle ne lui échappait plus. Toutes les femmes qu'il avait aimées se souvenaient de lui, même dans les fornications qui ne le concernaient plus. Chimba est fidèle. Chimba est le type même de la femme qui ne trompe pas, qui mourrait sans doute si, contre son gré, elle trompait l'homme de son cœur. D'ailleurs, il arracherait ce cœur. Il arracherait tous les cœurs de Chimba. Il détruirait son corps entièrement, jusqu'à ce qu'il trouvât le cœur. Et il le trouverait. Je ne suis pas fou. Je le serai plus tard. Mais beaucoup plus tard. Je n'écrirai plus alors. Je serai pauvre. Sans femme. Et je n'aurai pas de Golem. Je trancherai peut-être mon sexe. Je diviserai mon désir. Je serai deux en un. Elle crèvera de se sentir aussi seule. Il but un café dans un bar. Enyo cuvait dans un coin. Il vint s'asseoir près de lui.
— Tu m'enfermeras dans ma chambre.
Enyo parla de son Golem en termes très lyriques. Personne ne l'écouta. Enyo était physiquement trop diminué pour que quelqu'un, même infirme, prête attention à ses longs soliloques. Thomas fermait les yeux pour ne plus l'entendre. Les buveurs et les filles disparus, les propos d'Enyo n'avaient plus aucun sens. C'est à ce moment que la fille s'est assise à côté de lui. Elle a mis sa main dans son pantalon, et elle s'est mise à lui secouer le sexe en riant. Thomas contemplait le plafond. Il connaissait bien cette fille. Son père était un riche propriétaire de la région, un fou capable d'empaler tout roturier pénétrant par inadvertance dans ses terres. C'est d'ailleurs de cette façon que Thomas fit la connaissance de Claire. Son père sortait de l'étable avec son fusil braqué sur Thomas, et Thomas avait vu la fille derrière le père, et le père avait tiré une première fois en l'air, et l'air avait été secoué comme une masse solide. Au deuxième coup de feu, qui passa près, Thomas prit les jambes à son cou et disparut dans les bruyères qui frémirent trois ou quatre fois dans le plomb qui s'y déchirait. Depuis, Thomas avait revu la fille dans ce même bar, et il s'était aperçu qu'elle méritait autant que lui de se refaire une santé dans un établissement spécialisé, et il avait baisé d'abord très vite, presque sans souvenir, et de plus en plus vite, peut-être pour oublier que leurs rapports n'avaient rien à voir avec ce que d'ordinaire on attend de l'amour. Et voilà que Claire avait une sœur. C'était Chimba. C'est à dire tout ce qu'un homme peut rêver d'absolu. Claire revint toute nue vers le lit où Thomas étirait des volutes de fumée dans son regard.
— Ça te va comme ça ? dit-elle.
Thomas contempla le sexe fraîchement rasé ! Il le contempla longtemps, et pendant qu'il contemplait ce sexe que par curiosité il avait exigé qu'on rasât sous peine de séparation, Chimba s'éveillait pour la troisième fois, toujours avec le même sursaut qui la paralysa. Cette fois, elle se leva, fit de la lumière, et relut la dernière lettre de Thomas.
— Ta sœur est un sexe. Toi, tu es la paix.
Thomas songea qu'il avait peut-être commis une erreur en écrivant une pareille chose. Chimba ne pouvait pas comprendre. Mais pourquoi la poursuivait-il ? Qu'est-ce qu'il poursuivait en elle, excepté le plaisir évident d'écrire des lettres obscènes à une femme qui se taisait. Elle m'aime, et elle me pardonne mes obscénités.
— Ah ! Ah ! mon cher Thomas, fit l'Apothicaire. Ne le niez pas. Et heureux encore que ce soit à nous qu'elle se soit plainte, et non à la police, comme elle aurait pu si elle n'avait été animée par beaucoup de compréhension.
— Je n'ai pas besoin de sa compréhension.
— Quelle ingratitude ! Enfin, je vous le demande, Thomas, laissez-la tranquille. Vous l'aimez, d'accord. Je ne sais pas ce qui vous pousse à l'aimer, mais vous l'aimez. De son côté, elle comprend. C'est tout.
— Je veux son amour.
— Écoutez, Thomas. Pour le moment, elle comprend, mais vous la tourmentez. Et le jour où son tourment primera les bons sentiments qui l'animent encore, elle sera sans pitié.
— Elle ne me détruira pas.
— Vous l'oublierez. Comme s'il était possible, humainement possible d'oublier la seule chose au monde qui ait donné un sens à ma vie. Je l'aime, vous dis-je. Vous ne savez pas ce que vous dîtes.
— Vous l'oublierez. Non, pas sur cette pierre-là, cette souche. Attends-moi. Je vais laver mes yeux. Il faut que je commence par là.
— Vous êtes un vrai poète, dit-elle. Je ne puis vous juger. Je crois que vous êtes un grand poète.
— Je vous écrirai, dis-je.
— Oh ! vous y risqueriez votre talent.
— Je me moque de mon talent. Où commencerait-il ? Ici ?
— Je ne sais quoi vous dire.
— Ne dites rien. Vous êtes un corps.
— Que dois-je dire ?
— Ne dites rien. Je vous aime.
— Il faut que je parte.
Sa poitrine d'abord, entre les plis, et le ventre, à peine griffé. Je ne sais pas ce qui m'a pris. Quand elle a cessé de bouger, j'ai cru qu'elle était morte. Lentement, je me suis dénudé au bord de la rivière, et je pouvais sentir le vent, imperceptible le vent, le vent à peine contre moi. Je ne l'ai pas baisée. J'ai fui.
— Échec à la Reine, éclata Enyo. Bon sang ! Sa Reine est échec. Il est foutu.
— Tu ne l'as jamais battu. Tu ne le battras pas.
— C'qu'ils peuvent nous emmerder avec leurs parties d'échecs. Au diable les parties d'échecs ! Au diable les joueurs d'échecs.
— Ferme ta gueule.
— Il a raison. Ce jeu réclame beaucoup de silence. Fermez vos gueules d'enfoirés, tas de cons. À toi, Enyo.
— Merde de merde de merde de merde ! Où est ma Tour ?
— Plus de Tour !
— Joue le Fou, Enyo, joue le Fou ! Ah ! Ah ! Ah !
— Atikté ne viendra pas.
— Elle dansera pour toi.
— Nue ! Eh ! les mecs, à poil l'Hellène ! Scandent.
— Je ne sais plus où j'en suis. J'ai perdu le fil. À toi de jouer.
— Échec.
— Ouais... mouais mouais. Il ne gagnera pas. Je le détruirai, lui et son golem. Je les détruirai tous. Je détruirai tous leurs golems de merde. Toute leur boue.
— J'ai encore perdu, dit Enyo.
— Tu perdras toujours.
— C'est ce que je crains.
— En compensation, tu auras beaucoup d'illusions.
— C'est ce que j'espère.
— Te voilà bien. Peur et espérance. Juif et Christ.
— Allons à l'Église.
— Je te suis.
— Tu es un vrai pote.
— On est fait l'un pour l'autre, dit Thomas en mettant son chapeau.
Quand Enyo poussa la porte de l'église, Thomas le prit par le bras, et lui sourit.
— Tu ne m'en veux pas ?
— Non. Toi, tu es gagnant. Tu gagneras toujours.
— Tu sortiras avant moi.
— Je ne sortirai pas. Je veux rester.
Enyo s'arrêta à la première station pour dire quelque chose en hébreux.
— Tu me prêteras ton golem ? dit Thomas.
— Oui.
— Pourquoi le ferais-tu ? Par amitié ?
— Parce que tu y crois.
— Il existe. Je le verrai un jour. Je le toucherai.
Enyo fit fonctionner la crèche mécanique.
— Mon Golem te ressemble, dit-il.
— En quoi me ressemble-t-il ?
— Il gagnera. Il me gagnera. Et il gagnera tous les autres.
— Je pourrais te tuer, dit Thomas. La seule chose que je puisse faire pour toi est de te tuer.
— Le feras-tu ?
— Non, je ne crois pas. Il sera trop tard.
— Mais il est encore temps. Tu me fais peur.
— Ce dieu me hante ! dit Thomas.
Il souffla une à une les bougies qu'Enyo ralluma aussitôt.
— Respecte-les, au moins, si tu ne les aimes pas.
— Je ne les connais pas.
— Ils sont bienheureux, malgré tout.
— Je détruirai ton golem. Enyo s'immobilisa.
— Tu le hais donc aussi. Tu me demandes de te le prêter, mais c'est pour le détruire. Je détruirai tous les golems, un jour ou l'autre.
— Ne crois pas ça ! Enyo sanglotait dans ses mains.
Il répétait : « Ne crois pas ça ! », et moi je croyais au contraire que c'était la seule idée que je devais m'enfoncer dans le crâne. Je n'assisterai pas à l'office du soir. Il m'arrivait quelquefois cependant de me confondre dans leurs prières, mais c'était insupportable, et avant l'eucharistie, toujours avant l'eucharistie, je me réfugiais dans le coin le plus froid de l'église, et j'attendais. Mon ventre me faisait mal à ce moment. Je murmurais doucement après eux. La messe finie, Enyo me rejoignait, et nous sortions bras dessus bras dessous, et ces cons nous lorgnaient du coin de l'œil, muets et hagards, et j'avais mal de sentir si proche d'eux l'esprit torturé de mon ami. Mais ce soir-là, je m'assis sur un banc, au pied de l'église, et j'attendis.
— Ni à dieu, ni à diable !
— Mais je respecte votre pensée, croyez-le bien. Maudit curé ! Maudit Grand Masturbateur !
— Vous n'êtes qu'un tas de castrats. Ou bien vous êtes les pères de tous les bâtards du monde.
— Votre grossièreté ne me choque pas. Vous masquez un dieu, je vous le dis, Thomas, vous avez mis un masque sur la face de Dieu. Avez-vous peur ?
— Si j'ai peur ? Tu entends, Enyo ?
— Oui, j'entends.
— Il me demande si j'ai peur, ce foutu castrat me demande si j'ai peur. Et vous, avez-vous peur ?
— Il m'arrive d'avoir peur. Mais dans ces moments-là, je me contente de sursauter.
— Moi j'ai peur tout le temps. Et je veux ameuter pour qu'on assiste à ma peur.
— Vous n'attirerez que les fous.
— Non, pas seulement les fous. Et pas tous les fous. Quelques fous, sans doute, parmi les fous de mon espèce. D'autres viendront.
— Pauvre Thomas, dit Enyo. Tu vas te foutre sur le dos tous les golems du monde.
— La claque sera modelée dans la boue.
— Applaudira-t-elle seulement ? Vous jouez votre haine. Vous ne la méritez pas.
— Oui, Thomas. Le père a raison. Tu joues dans un théâtre sans issue, et tu y règles tout, et tu voudrais que ça marche, mais les golems se font chair, et les murs tombent, et la scène s'ouvre au ciel, et tu es seul, dépossédé !
— En cinq actes ! Servez-moi un peu de votre vin. Les golems reviendront, avec d'autres qui applaudiront.
Un autre jour, il nous parla des femmes :
— Enyo aime un Golem.
— Et vous ?
— Une putain.
— L'un qui rêve pour aimer, et l'autre qui paye. Enyo aime, c'est sûr, mais on le soigne pour ça, et il guérira. Mais vous Thomas...
— Thomas gagnera.
— Que gagnera-t-il ? Mon dieu, je n'ose songer à l'enfer qui vous attend.
— Ne prenez donc pas la peine d'y songer. Pas cette peine, curé ! Pas celle-là ! Comprenez-vous ? Ils sont peu à prier pour moi. Enyo entretient un cierge pour mon salut. J'évite de m'arrêter devant ce chandelier. En quelle compagnie est mon salut ? Qui sont ces gens ?
L'Apothicaire lorgna la bouteille sur la table de chevet.
— Interdit ce genre d'excès, Thomas. Ou alors, cachez-le. Il pourrait, par ailleurs, tenter vos congénères.
— Qu'ils boivent à ma santé, mes frères !
— Offrez-m’en plutôt un verre. Vous avez du goût. Pfffuit ! C'est du sérieux. Moi-même, les moyens me manquent.
— Vous me flattez, dit Thomas.
L'Apothicaire, le verre à la main, a visé les manuscrits épars sur le lit. Il va me donner son avis.
— Votre petit dernier ?
— J'accouche longuement.
— C'est joli, ça. J'aime l'amour avec les mots. Bien sûr, ça ne suffit pas à combler tous mes vœux.
— C'est à lire après coup, docteur. Ici, je vous donne de l'esprit, après votre bestialité !
— Oh ! Comme vous y allez ! Ma femme m'adore. Les femmes ont du goût dans ce domaine. Nous autres, hommes, très enclins à l'erreur. Elles, ne se trompent jamais.
— Vous aimez à le croire.
Que s'est-il passé, l'autre jour, quand je suis entré dans la lingerie ? Il y avait ce type au moment de pénétrer la fille. Il y avait mes slips pas très propres. Il y avait ma soudaine érection. Le type m'a giflé, puis il a remis son pantalon. La fille rougit dans la blancheur des dessous épars sur le comptoir. Je suis sorti.
— N'abusez pas de ce breuvage, mon cher Thomas, dit l'Apothicaire. Il est très peu compatible avec la chimie en usage ici.
Le commissaire Faulques ouvrit la porte. Le cadavre gisait près de la fenêtre. Ce qu'il prit d'abord pour un tapis se révéla être, de plus près, une mare de sang que le plancher avait en partie absorbée. Faulques regarda autour de lui. La chambre était minable. Le crime l'était aussi. Trop de sang, songea le policier. Le tueur est un amateur.
— Combien, cette fois-ci ?
— Toujours quarante, fit l'Apothicaire.
Puis, plus bas :
— Plus ce petit comprimé.
Une prime en quelque sorte. Il me matera.
— Avec ça, vous dormirez, ou alors vous remettez en cause toute notre science. Ne faites pas ça. Vous risqueriez gros.
Il éclata de rire.
— Ne m'en veuillez pas si je ris. Ce serait tellement marrant, comme ça, de raturer d'un coup, par manque de sommeil, tout le savoir dont je suis un des puits. Et vous savez ma réputation.
Le cadavre était celui d'une femme, à en juger par le sein qui gisait prés du corps, dans le sang, comme un œil dont le commissaire ne put supporter le regard.
— Et ces éternelles parties d'échecs ? Savez-vous qu'elles nourrissent abondamment les conversations quotidiennes ?
Je me souviendrai toujours de cette nuit. J'avais allumé la veilleuse au-dessus de mon lit, et je lisais fébrilement, couché sur le côté, une cigarette aux lèvres. Il devait être plus de minuit. De temps en temps, l'infirmière écartait le rideau qui voilait la vitre dans la porte. Seule présence. Soudain, la porte s'ouvrit, doucement, et je ne vis rien qu'un bras nu, tendu à l'horizontale entre la poignée et l'embrasure. Tout un corps, entièrement nu, apparut alors sur le seuil. Le type me regardait avec des yeux bizarres. Il referma la porte et s'arrêta au pied du lit. Je fermai le livre, rajustai ma cigarette, et m'assis, la tête contre le mur. Le type me salua brièvement. Je ne répondis pas à son salut. Simplement, je regardai son sexe dressé devant lui comme une main. Il s'écoula pas mal de minutes entre ce moment et celui où il sortit. Nous n'avions pas prononcé un mot, pas bougé non plus. Je me fis un tas d'idées des intentions de ce type. Je ne sus jamais ce qui s'était passé dans sa tête. Par la suite, pendant pas mal de temps, j'eus la sensation, qui m'oppressait, qu'il ne s'était rien passé du tout. Je revoyais tous les jours le type en question, mais il ne me regardait pas, ou s'il me regardait, c'était sans intérêt particulier. Son regard passait. D'ailleurs, ce n'était pas le regard qu'il avait la nuit de la visite qu'il me fit. Je n'ai jamais retrouvé un tel regard dans tous les yeux que j'ai fouillé depuis.
— Ton golem, tu peux te le foutre au cul !
— Ne me parle pas comme ça, Thomas.
— Il a raison, vous vous emportez. C'est moi, quoi. Ce brave Enyo vient vous apporter le Golem pour que vous en fassiez usage à votre guise et, sans raison, apparentes du moins, vous explosez, et vous vous rendez ridicule. Le Golem entre dans mon lit, il ne me quittera plus.
— Avez-vous goûté de son vin ? Servez-vous, Thomas, s'il vous plaît.
Le Golem m'appelle.
— Il est bon, ton vin, Thomas.
— Ce garçon a du goût. L'avenir est aux hommes de goût. Vous en êtes, mon cher Thomas.
Le commissaire aperçut la silhouette de Faulques, juste un instant, derrière la fenêtre du premier. Une vitre éclata.
— Il est armé, commissaire, dit le journaliste.
— Quel con ! fit le policier en crachant son chewing-gum.
Il poussa la grille, et se planta au milieu du jardin. Le révolver, dans la main de Faulques, lançait de brefs éclairs.
— Ne fais pas le con, lança le commissaire. Jette cette arme, et rends-toi, Faulques. Tu es malade. Tu ne nous dois rien. C'est à nous de payer maintenant.
— Bien parlé, siffla le journaliste accroupi derrière le mur. Il nota.
— Descends, Faulques.
— Foutez le camp !
La voix de Faulques se déchira dans l'obscurité qu'elle occupait.
— Je vous ai dit de me foutre le camp !
Le journaliste risqua un œil à travers la grille. La balle vint se loger dans son œil droit. Il se releva d'un coup, tituba, en arrière, et la seconde balle lui emporta une bonne partie du sexe. La troisième lui perça la main. Aussi sec, un flic, posté près de la grille, fit feu vers la fenêtre. Les vitres volaient en éclats. Le commissaire hurla qu'on cessât le feu. Mais un second PM martelait déjà la fenêtre. Passé la fureur, tout le monde s'engouffra dans la maison. Ils s'arrêtèrent au pied de l'escalier. Thomas Faulques les rejoignit en glissant à califourchon sur la rampe.
[…]
— Nous en étions à peine aux hors-d'œuvre lorsque Sophros fit son entrée dans le réfectoire. Il serrait un journal dans les mains croisées derrière son dos. Il arpenta plusieurs fois les deux allées entre les tables, la tête légèrement penchée. Il devait regarder ses pieds, mais nous, nous sentions qu'il nous regardait plutôt. Les autres infirmiers, car nous le prîmes pour un infirmier, étaient passés maîtres dans l'art de cacher leurs intentions derrière le masque de leur ressemblance. N'importe quel infirmier pouvait arpenter les allées entre les tables sans que personne, parmi nous, y trouvât des intentions précises. Bien sûr, nous savions que ces types étaient d'abord, quoi qu'ils fissent, une intention prête à se manifester au moindre signe de désordre individuel ou collectif. Mais il était toujours impossible de deviner quelles étaient leurs intentions. Simplement, nous nous méfions d'eux comme nous nous méfions des murs toujours susceptibles de cacher toutes les machineries, les machinations imaginables dans nos pauvres cerveaux détraqués. Nous prîmes donc Sophros pour un infirmier maladroit, un novice qui ne tarderait pas à ressembler aux autres, tôt ou tard. Quand je quittai le réfectoire en compagnie d'Enyo que l'arrivée de Sophros agitait très nettement, je songeais à un moyen d'empêcher ce nouveau venu de jeter un jour ou l'autre le masque sur sa véritable personnalité, sur sa vulnérabilité, pensai-je. Enyo et moi allumâmes une cigarette, puis, comme d'habitude, nous fîmes plusieurs fois le tour du patio, mais en silence cette fois, chacun pensant de son côté et à sa manière à n'importe quoi d'inquiétant concernant le nouveau venu. Ainsi, quand Sophros surgit de derrière une colonne pour me demander du feu, Enyo se figea sur place, cigarette au bec, les mains en croix devant son sexe, et je me mis, en langage d'outre-tombe, à balbutier, poliment toutefois, mais sans doute très peu intelligible, que le feu me manquait et que, moi-même, j'étais en quête d'une bonne âme qui me ferait la grâce de m'en offrir pour que je puisse, au moins, avoir l'illusion d'enfumer les cavités respiratoires dont je faisais régulièrement usage à des fins qui n'étaient pour moi qu'une excuse pour ne pas avouer tout de go que j'étais terriblement effrayé par l'idée que la mort pût, à moi aussi, adresser la parole avec les mêmes mots que pour les autres de mon espèce. Sophros se contenta de sourire, et il dit :
— Je vous inquiète, n'est-ce pas ?
Quelques jours plus tard, lorsque tous les esprits rabaissèrent Sophros au rang de simple soigné, nous eûmes, Enyo et moi, le plaisir de pactiser avec lui une éternelle amitié.
[…]
Ce fut sans doute le moment le plus pénible dans la vie de Thomas Faulques. Je ne dirai pas où cela s'est passé. Peu importe qu'on le sache. Nous étions, Enyo, Sophros, et moi-même, assis sur le même bord d'un lit, et une fille disposait des verres sur une table basse, face à nous.
— Eh ! quoi, dis-je. Chimba est le nom de la femme que je veux baiser. Or, elle ne veut pas. Donc, je ne la baise pas. Je respecte les femmes, moi, monsieur Sophros. Et, poursuivis-je, il se trouve, parce que Dieu l'a voulu, que Chimba a une sœur, et que cette sœur, je la baise. Conclusion, chers philosophes, la fille que je baise s'appelle Chimba et, point final, je suis un schizo. Chimba nous apporta les verres et nous bûmes.
— À la santé de ce nouveau baptême que l'Église condamne, proposai-je en levant mon verre.
— Le peuple juif l'emmerde, dit Enyo entre les dents.
— Le peuple aryen de même, fit Sophros.
— C'que vous êtes cons tous les trois ! dit Chimba.
— Aux évadés de Sodome, dis-je. Juifs et Aryens.
— Tu nous emmerdes avec tes histoires. Bon Dieu, c'est vrai qu'elle est de chair, cette fille-là.
— Ton Golem a fini par craquer sous le soleil.
— Tu as bien de la chance. Moi, la dernière fille que j'ai baisée, et ça remonte à loin, elle a voulu que je me fiche le manche d'un tournevis dans le cul.
— Et tu l'as fait ?
— Tu parles que je l'ai fait, mais dans son cul à elle. Mais elle bougeait tellement que le manche m'a échappé et s'est engouffré dans l'abîme.
— Merde alors ! Enyo mon ami, évite de planter des tournevis dans le cul de ton Golem. J'imagine la suite. Le grand frère s'est ramené, furieux, et tout ce qui a pu lui tomber sous la main a fini dans l'ampoule rectale de notre ami. Est-ce que je me trompe ?
— Presque.
— Que veux-tu dire par ce « presque » qui nous hante déjà ?
— Je veux dire que cette putain était une sale bougnoule et que c'est bien fait pour sa gueule, dit Sophros.
Il se léchait les babines.
— Voilà ce que c'est un Aryen, dis-je à Enyo. Voilà bien messieurs les aryens. Enculeurs de petits culs et fiers de l'être.
— C'est honteux, pleurnicha Enyo. Et si ç'avait été une juive ?
— Je l'aurai enculée avec ma bite.
— Le sens de la hiérarchie chez les Aryens. Lui aurais-tu fait un de ces bâtards dont vous avez le secret ?
— Un fils de cul, voilà ce que méritent les juifs.
— C'que vous êtes cons, les gars !
Chimba affalée dans un amas de poufs de cuir qui couinaient avec elle, nous regardait avec ce regard, amusé à force d'inquiétude, des gens qui trouvent dans la compagnie des fous l'équilibre qui leur manquerait si certains établissements, moins sévères que d'autres, ne permettaient à leurs pensionnaires de petites sorties compensatoires sans quoi l'équilibre même de la folie serait rompu, au péril de la société tout entière.
— C'que vous pouvez être cons ! Je ne comprends rien de rien à vos salades. Vous êtes vraiment dingues.
— Bon, avançai-je, essaie de comprendre. Enyo rapporte une contradiction qui le rend inapte à la production. Il est juif, mais le Christ est son dieu. Sophros aime le Christ, et comme son Christ a les cheveux blonds et le prépuce surdimensionné, il adore le Furher. Tous les fous sont ainsi.
— Et toi, Thomas, qu'est-ce qui te rend inapte à la vie sociale ?
— Je ne crois pas en Dieu. Silence.
— Quoi, fit Enyo scandalisé. Tu voudrais nous faire croire qu'on t'enferme simplement parce que tu es athée. Mais tu te fous de nous. Un tas de types sont libres, qui ne croient pas en Dieu.
— Ce n'est pas le fait, entendez-vous, le fait de ne pas croire en Dieu qui est la raison de mon enfermement, mais la façon que j'ai de ne pas croire en Dieu.
— Merde ! fit Enyo. Ben merde alors !
— Ça vous épate, hein ? claironnai-je. Parce que moi, Thomas Faulques, j'ai de nobles raisons d'être parmi vous.
— Thomas est un espion, fit Sophros dans l'oreille d'Enyo.
— Ne déconne pas, dit Enyo. Et quelles sont ces nobles raisons ?
— Croyez-moi si vous voulez, mes amis, et toi aussi, ma maîtresse, mais s'il m'arrivait de vous dire ces raisons, aussi sec, je tombe foudroyé, et vous perdez un ami.
— Thomas est un Philosophe ! cria Enyo.
— Philosophe de mon cul, ouais.
— Tu connais le secret de la pierre, n'est-ce pas ?
— Chut !
— Mais qu'ils sont cons, ma mère ! Le temps passa doucement cette nuit-là. Sophros et Enyo soliloquaient l'un près de l'autre, le regard perdu dans l'ombre que les jambes croisées de Chimba appuyaient à leurs pieds. Thomas buvait près de la fenêtre, légèrement morose, amusé par les taches mobiles jusqu'au néant que sa bouche avait le pouvoir de créer dans la froideur des vitres. Le temps passa, puis s'arrêta.
— Je crois que je m'emmerde, dit soudain Enyo.
— Chimba pourrait effeuiller sa vertu pour le plaisir de nos yeux, proposa Sophros. Comme dans les bordels. Thomas jouera du tam-tam sur le crâne d'Enyo, et je vous ferais écouter les sifflements de mon prépuce.
— Quel con ! dit Chimba. Mais elle ne bougea pas.
— Elle est trop ivre pour être bandante, dit Enyo. Sûr qu'elle est trop ivre pour me faire bander. Et c'est Thomas qui mit en route la machine infernale :
— Mes amis, dit-il, écoutez la chanson du pauvre évadé de l'asile. Nous venons de vivre le moment le plus cruel, de notre vie commune. Le quatuor le plus infernal de tous les temps est né. Écoutez. Déjà, on tremble pas loin d'ici.
— Buvons ! lança Enyo.
[…]
— Une espèce de hippie, dit Chimba. Quelque chose comme ça. Elle est arrivée ici avec deux types qui l'ont laissée tomber pour un camion. Je l'ai trouvée près de l'arène. Elle dormait, alors je me suis arrêtée et je l'ai regardée. Puis elle s'est réveillée, et elle m'a souri tout de suite. On a parlé. Alors, j'ai pensé à vous, et je lui ai proposé d'habiter chez moi.
— Elle est bien foutue ? dit Enyo.
— Une perle.
La fille dormait sur le côté, le visage tourné vers nous. Enyo et Sophros avaient regagné le bord du lit pour méditer en attendant que Thomas prît une décision. Chimba avait un drôle d'air, et son regard allait de Thomas à la fille, et elle souriait quand Thomas la regardait avec cet air ahuri dont il avait le secret. Près de la fenêtre, il y avait une énorme bassine remplie d'une boue infecte dont l'odeur emplissait toute la chambre.
— Alors ? dit Chimba, on le fait ou pas ? On ne risque rien. C'est une paumée.
— Réveille là.
Elle est très belle. Elle a l'air gentil. Peut-être un peu sotte. Je crois qu'elle est vierge. Elle me parle. Une fille paumée est rarement vierge. Chimba se dénuda la première. Elle exhiba son sexe lisse qu'Enyo vint toucher du bout des doigts, écoutant ce que Chimba répondait à Sophros qui prétendait préférer la blondeur à l'ébène, et Thomas s'était approché de la fille, et elle s'était laissé faire, et elle disait qu'elle aimait cette sincérité, qu'elle en avait marre des préjugés, et Enyo montra le gland nu, et Sophros vanta son prépuce et, quand ils furent tous nus, ils baisèrent longtemps. Puis Chimba rasa les poils et les cheveux de la fille qui trouva cela très beau, et Enyo tira la bassine de boue au milieu de la pièce, et Sophros jeta la première poignée de boue sur le corps de la fille, et elle eut peur pour la première fois, et, quand son corps fut entièrement couvert de cette boue puante, sans un mot, elle s'assit, et les regarda autour d'elle, silencieux. Puis ils se rhabillèrent et, tous les quatre, ils sortirent, la laissant seule dans sa boue, et Chimba ferma la porte à clé, et ils s'arrêtèrent au bord de la rivière, et Chimba fit preuve de beaucoup d'obscénités et, quand ils décidèrent de rentrer, Thomas vomit pour la première fois. Le lendemain, ils eurent une conversation, sur le coup de midi, à la terrasse d'un café, près du pont qui enjambait la rivière. Ils étaient là tous les quatre à se reluquer, un peu gauches autour du guéridon, bizarres.
— Elle est partie, dit Chimba.
— Grand bien lui fasse.
— Que je voudrais oublier tout cela.
— C'est ta faute, toi et ton putain de Golem.
— Est-ce ma faute s'il y a un Golem dans ma vie ?
— Elle ne reviendra pas.
— Quelle idée ! Non mais quelle idée !
— C'est Thomas qui l'a eue.
— Le Golem est à Enyo, pas à moi.
— Et c'est Chimba qui a racolé la fille.
— Et Sophros a jeté la première poignée de boue.
— Tu parles d'une histoire !
— Je ne pourrai plus dormir.
— Tu crois ça. On recommencera.
— Ah ! jamais. Pour l'amour de Dieu, jamais !
Un soir, Thomas traversa la place en direction des arènes où l'attendait Chimba, et il aperçut un attroupement près du pont. Il s'approcha, à peine curieux, tenta de discerner l'objet de cette réunion au-dessus des chapeaux, et finalement contourna les gens pour descendre, un peu plus loin, sur la rive. Il s'arrêta à mi-chemin. Ce qu'il vit l'horrifia. Il voulut fermer les yeux, fuir, mais ses jambes se rivèrent sur place et ses yeux purent contempler le spectacle qui faisait sensation. C'est elle. Un policier dit quelque chose, et un homme lui lança, de l'intérieur d'une camionnette, un chiffon blanc avec lequel il enleva la boue qui couvrait le visage. Les types près de lui se regardaient en haussant les épaules. Puis le policier dégagea tout le corps de la boue, et elle apparut, dans une robe que Thomas reconnut avec épouvante. Le policier plongea sa main dans une de ses poches, en retira quelque chose qu'il observa un moment avant de se relever. Derrière lui, Thomas vomit pour la seconde fois. Quelques personnes s'approchèrent de lui, et le soutinrent, et le policier ordonna que l'on relevât le corps, et Thomas cessa de vomir, appuyé sur un bras qui le conduisait à l'écart de la foule.
— Vous n'auriez pas dû regarder. Ça va mieux maintenant ?
Thomas fit oui de la tête, remercia, et il s'éloigna. Chimba s'impatientait dans l'ombre de l'arène.
— Tu as une drôle de tête, dit-elle. Ça ne va pas.
— Une femme s'est noyée dans la rivière. Son cadavre gisait sous le pont.
— Joli spectacle ! Quelle idée d'y assister.
— Elle était couverte de boue, dit Thomas. Des pieds à la tête, cette même boue infecte dont l'odeur ne nous quitte plus.
Tard dans la nuit, n'y tenant plus, il se précipita dans la chambre d'Enyo qu'il secoua vivement.
— Merde. Je dormais si bien !
— Prête-moi ton Golem, Enyo. Cette fois, prête-moi-le !
Enyo avait des yeux étranges. Il ne refusa pas, mais je pouvais sentir sa peur dans la main qu'il maintenait sur mon épaule, et il ne dit rien. Alors je menai le Golem dans ma chambre, je le couchai sur le lit, et je le baisai, doucement d'abord, et mon sexe me brûlait, la terre s'effritait dans mes mains, je poussai un hurlement où j'ai cru disparaître avec tout mon être, et pour la troisième fois, j'ai vomi, j'ai vomi toute l'ordure de ma pensée, j'ai vomi sur le corps d'un Golem que je n'avais jamais aimé mais dont j'avais terriblement envie, j'ai vomi de toute ma pensée sur mes pensées de déséquilibré. Des bras m'ont maintenu sur le ventre, contre le corps du Golem qui meurtrissait ma chair de tous les angles de mon imperfection, puis le sommeil est venu, d'un coup, montant le long de mon bras, le long de mon épaule, infiltrant mon cœur qui cessa de battre.
[…]
Maintenant, le Golem était assis sur une chaise près de la fenêtre, et il contemplait les arbres dans le parc. Thomas Faulques le lorgnait du coin de l'œil, les mains dans le lavabo.
— Saperlipopette ! dit Enyo. Sophros s'est enfermé dans sa chambre et il ne veut plus voir personne.
— Il est jaloux, ce maudit aryen, dit Thomas.
— Il a raison, Thomas. Ce serait juste qu'en tant qu'ami, il ait droit à sa part de Golem.
— Je refuse de lui parler, dit le Golem.
— Sophros est notre ami.
— Vrai, c'est notre ami.
— Bon, dit le Golem, mais qu'il rase tout son poil. Je ne peux pas supporter cette blondeur.
— Golem, dit Thomas, tu exiges trop. Que tu t'empares de la blondeur de notre ami, soit. Mais laisse ma marotte tranquille.
— C'est à prendre ou à laisser.
— Il est têtu, dit Enyo. Il faut accepter sa condition, sinon il exigera ta circoncision et celle de Sophros.
— Et ma marotte, merde !
— Il y a des tas de types sur terre qui la possède, ta marotte.
— Qu'il se rase ! dit le Golem.
Thomas vida le lavabo et se rinça les mains sous le robinet. Le Golem tambourinait du bout des doigts sur le radiateur.
— Quelle sale manie vous avez d'uriner dans le lavabo ! dit-il.
— Si tu savais quelle expédition c'est que d'aller jusqu'aux sanitaires, n'est-ce pas, Enyo ?
— Sûr. Chaque fois que tu entres dans les chiottes, le regard d'un infirmier te suit, quand ce n'est pas l'infirmier tout entier.
— Ce n'est vraiment pas agréable de pisser avec un type dans le dos qui se demande si tu as l'intention de mourir.
— Quel monde étrange ! fit le Golem.
— Sophros a chié et pissé partout dans sa chambre.
— On n'échappe pas à la nature, dit Faulques. Allons trouver notre ami. Il aura le Golem lui aussi.
— Moi, je reste ici, dit le Golem.
Ainsi, main dans la main, Thomas et Enyo marchèrent vers la chambre de Sophros, se demandant comment celui-ci prendrait les exigences du Golem. Comme ils s'y attendaient, ce fut explosif. Sophros, ivre de colère, les bombarda avec les excréments qui traînaient dans tous les coins de sa chambre jusqu'à ce qu'ils se retirassent. Dans les sanitaires, où ils s'essuyaient, ils pouvaient entendre les rugissements de leur ami que les dieux, dans leur insouciance, venaient de métamorphoser en loup-garou. La nouvelle se répandit dans tout l'établissement comme une traînée de poudre qui mit le feu dans le cœur du Golem. En effet, celui-ci, vexé qu'un vilain l'ignorât, décida que les choses iraient désormais beaucoup plus loin qu'on eût été en droit de le croire avant les circonstances de ce déplorable incident. Sophros s'était métamorphosé en loup-garou, et personne n'y pouvait rien. La médecine, perplexe, avait fermé la porte à double tour. Le Golem ragea si fort qu'il dévora Enyo sans que Thomas pût l'interdire. D'abord rendu fou de fureur par la perte soudaine de son ami, il tenta d'égorger le Golem au moyen d'un couteau de cuisine, mais le Golem avait levé la main au-dessus de sa tête, et il l'avait menacé de circoncision, et Thomas s'était résigné. Les jours passèrent. Le Golem sifflotait, mijotant quelque coup fourré à l'égard du loup-garou dont les hurlements composaient le fond sonore de l'ère nouvelle que Thomas arpentait en aveugle. Il revit Chimba. Elle déplora le cours que les choses avaient pris contre la volonté de tous, et consola le pauvre esprit tourmenté de Thomas par maintes caresses toujours plus proches de la perfection mentale. Thomas pleurait souvent.
— J'ai deux amis, dit-il, un jour. Un Golem et un loup-garou. Ils m'ignorent maintenant. Ils s'entretueront. Et toi, ma douce Chimba, que deviendras-tu ? Et que deviendrai-je sans toi ?
— Oh ! moi, tu sais, je ne serai jamais qu'une femme. Toi, tu changeras, tu partiras très loin, et tu m'oublieras.
— Je ne t'oublierai jamais.
— Je ne suis que le corps de celle qui t'habite.
— J'ai besoin de ce corps.
— Tu m'oublieras un jour, ou bien tu auras tellement honte de moi que tu ne prononceras plus mon nom. Déjà, tu me surnommes. Je ne suis qu'un corps. Mon esprit habite un autre corps que tu ne toucheras jamais.
— Bon sang ! Mes amis ne sont plus que des figures épouvantables, et je n'ai que toi.
— Mais je suis le masque de celle dont tu parles. Tu ne m'aimes pas. Arrache-moi. Je suis dessous.
Gentille Chimba ! Elle s'est montrée tellement douce, elle a si bien pardonné ma stupidité, tellement supporté mes caprices d'enfant.
— Thomas, mon cher Thomas, dit l'Apothicaire, relevez-vous, que diable ! Si vous restez prostré dans cette attitude humiliante, vous ne vous relèverez plus, et je ne pourrai plus rien pour vous. C'est un ami qui vous parle, Thomas, et je suis sincère.
— Laissez-moi prier !
Et ce qui devait arriver arriva. Le loup-garou força la serrure de sa chambre et s'évada. On ne le revit plus, mais beaucoup d'innocents périrent dans ses griffes. Quant au Golem, il se lança à la poursuite du loup-garou, et répandit le mal autour de lui, un mal atroce où le monde s'anéantirait un jour. Thomas, seul dans sa chambre, priait, ou pensait, ou bien imaginait le pire, et l'Apothicaire, malgré toute sa verve, n'eut jamais assez de talent. Il n'y avait plus d'espoir de guérison pour Thomas Faulques, personne n'empêcherait le loup-garou de répandre le sang, et le monde marchait vers le néant que le Golem cultivait dans sa poursuite effrénée. De l'autre côté, Chimba vieillissait.
[…]
Yeah !... wiz a prostitute... tou ba da ba da ba da ouah ! tchip tchip trala itou boum boum ! Autant dire que me vlà tout guilleret. Ya pas dquoi mais jm'en félicite. Faute d'opium de la meilleure qualité, on scontentera du rata psychojolic. Qu'en pensez-vous, msieur lcuré ? jn'ai aucune raison dvous en vouloir ainsi de suite après qu'il eut escaladé l'escalier tout bois les murs ne sont pas peints à la chaux comme dans les pays chauds tiens c'est du vinyle blanc mat très bon support cependant trop absorbant pour l'utilisation du baume de Venise si j'en crois mon expert. Et tout en haut de l'escalier, des types jouaient aux cartes en se chamaillant pour un maudit haricot ou une allumette ou un jeton de téléphone beaucoup plus rentable si j'en crois. Tout au haut de l'escalier il y a la statue commémorative de Verner Rambrandt connais-tu la connais-tu la chanson sa symp en ut majeur et ainsi arrivant sur le palier où une chaleur insupportable lui arracha une plainte. Wiz a prostitute. Cassée la tirelire et cassée toute trace de virginité sur mon corps maintenant allègre.
— Prenez-moi comme exemple. Il ne m'arrive jamais de sortir sans mon chapeau.
— Nous non plus, je peux te l'assurer.
— Et mon cul, avec quoi tu le coiffes ? Je le coiffe parce que j'ai encore toute ma pudeur. Croyez-moi mes frères ce qui vous perdis est votre manque de pudeur. « Soignez la propreté de votre cul ! » Telle était l'affiche. Ainsi, il allait s'enfermer dans cette putain de chambre une bonne fois pour toutes. Wiz. Exactement mon cher et je n'ai aucune honte à vous le dire. Je suis honnête, moi. Ma conversation est le puits où j'abîme votre manque de sincérité. Croyez-moi, je ne prêche pas des mots en l'air où est mon corps suis-je seulement capable-coupable de retrouver ce maudit chien de corps ?
— J'ai gagné mon haricot, dit Sophros, et le moindre petit con qui s'aventure à me le réclamer se prend mon pied au cul sans autre forme de procès.
— Levez-vous !
— Dites vos noms prénoms raisons sociales.
— Touma Folle.
— Raison Sociale bordel de merde !
— Coubaille !
— Dîtes, je le jure.
— C'est juré !
— Votre main sur la Tora bordel de merde !
— Levez-vous !
— Touma Folle ! Bête de Somme ! Dormez-vous ? dit-il.
Et l'on pouvait voir le sommet du Jaïzquibel comme Taishan sous la lune avec une tache de neige à l'endroit du relais de télévision. Dormez-vous ? Je n'ai tué personne. Jurez-le. Je le jure, ça ! Je ne recommencerai plus... Foutez-moi cette merde dans le trou le plus profond qu'il sera capable de creuser. Prenez tout votre temps. Tirez avant qu'il crève. C'est d'une balle qu'il doit crever. Non, bande de cons. Pas en plein front. Il passerait pour un héros. Dites à une salope de lui lécher le cul avant qu'il crève et tuez son enfant avant que leur putain de race ne s'empare de notre système économique. Il y a des précédents historiques qui me donnent raison. Empêchez-le de s'infiltrer dans nos partis. Détruisez les partis complices de cette diablerie. Brûlez les maîtres à penser. Puis tout le monde se couche, et juste à ce moment-là, j'ai pris la décision de garder la chambre au moins le temps de retrouver la bonne humeur qui me caractérisait naguère.
— Tu t'y prends mal, dit Sophros. Ce qu'il te faut, c'est l'air pur et vivifiant des Pyrénées.
— Parce que c'est toi qui me paieras le voyage ?
— Je ne paierai rien du tout. Avec quoi paierais-je quoi que ce soit ?
Et il referma la porte mais ne se coucha pas tout de suite parce que quelqu'un ne tarderait pas à frapper pour avoir des nouvelles comme si ça faisait déjà trop longtemps qu'il demeurait enfermé. Il mangeait, ça oui. Il ne refusa pas de manger. Il sentait que c'était bon pour lui de consacrer au moins une heure par jour à se délecter d'un plat de haricots et d'une bouteille de bière.
— Crois-moi si tu veux, dit un visiteur un jour du Seigneur sacré entre les jours du Seigneur, crois-moi si tu veux, ça n'est bon ni pour ton cœur ni pour ton esprit de te lamenter ainsi dans ton lit. Sors, respire, et dors seulement la nuit.-Je dormirai quand ça me chantera. Je ne crois pas un mot de ce que des types dans ton genre peuvent éructer à tout propos.
— Si tu m'insultes aussi grossièrement, je ne vois aucune raison de m'inquiéter de ton sort. Va te faire foutre dans le foutre que tu dispenses à tes draps, et ne me demande plus rien. Puisque je ne vous demande rien. Je me retire, vos yeux me désespèrent. Comment pouvez-vous vivre avec des yeux aussi peu transparents ? Ceci est un poème, est-ce que vous comprenez que c'est un poème et que j'ai terriblement peur de votre opacité ?
— Bordel de merde ! Vous commencez à me les casser avec vos histoires de haricots. Jouez de l'argent. J'aurais moins d'emmerdements avec le fisc.
— Et avec quel argent, siouplé ?
— Jouez avec le mien. Je me retire dans une île déserte.
Tandis qu'il redescend l'escalier : wiz a pros-pros-pros a prostitute tut tut ! À mi-chemin :
— Tu fais une partie, Touma ?
— Je n'ai pas l'esprit à ça, aujourd'hui ;
— Et qu'est-ce qu'il exige, ton esprit ?
— Que tu me foutes la paix et que tu te mêles de tes affaires ! puis remonte, hésite à nouveau sur le palier. Suis-je seulement capable d'obéir à cet instinct particulier ?
À mi-chemin, mais dans l'autre sens :
— Levez-vous, et dites ce qui vous passe par la tête.
— Je ne vous crois pas, c'est un piège. Vous voulez m'acculer dans une impasse.
— C'est vrai, Touma ! Ne réponds pas à leur question. Ils t'enculeront quand ils voudront et de préférence quand tu ne pourras plus faire autrement que de leur donner ton cul.
— Foutez-moi cette vermine dehors et collez-lui sur le dos la pancarte la plus odieuse que vous trouverez dans nos collections.
— Levez-vous !
— Je n'peux pas ! Je suis nu. Jveux garer mon cul. Je vous demande de me laisser au moins ça.
Puis dans l'autre sens cette fois :
— Ami, je ne sais pas qui tu es, ni où tu vas, mais je sais d'où tu viens. Remplis mon vé-é-reu !
— Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Et c'est à ce moment que V.R. (Verner quoi !) est entré par la porte de l'arrière-boutique, et j'ai volé tout ce que j'ai pu pour m'en tirer à n'importe quel prix oui ça nom de dieu à n'importe quel prix et j'ai eu salement tort.
— Vous mentez ! Cela se voit comme le nez au milieu de la figure. Vous mentez, et vous pensez vous en tirer aussi facilement.
— Mais ce n'est qu'un pieux mensonge !
— Au diable votre pieu ! Crève, crève, crève, toi et ta charogne de femme qui m'en a fait voir de toutes les couleurs du temps qu'il me manquait du poil au cul. Crève, crevez tous, je ne peux même plus prier pour vous.
— Il délire. Foi d'Hypo. C'est un délire caractérisé sur la voie publique.
— Où pouvais-je aller maintenant ?
— Ne demande jamais une chose pareille à des types dans mon genre. Je te boufferai le nez pour avoir osé interrompre mon sommeil.
— Mais non, ne vous fatiguez pas. Laissez-le. Je le porterai moi-même. Voulez-vous seulement m'indiquer le chemin.
— Comme vous voudrez, mais à l'allure où vous marchez, vous n'y passerez pas la nuit. Avec un peu de chance, vous y prendrez votre petit déjeuner.
— Ne plaisantez pas. Est-ce si loin ?
— J'ai là une voiture. Nous y serons en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire.
La jeune fille renifla, et l'homme renonça à la convaincre du respect qu'il ne manquerait pas de lui témoigner, quel que fût son désir dont d'ailleurs il n'éprouvait aucune honte. Il revint au volant de sa voiture et s'arrêta à la hauteur de la fille ;
— Montez donc, dit-il. Elle hésitait toujours ;
— Je pourrais être votre père, allons, dit-il.
Cette parole parut la rassurer, et elle consentit à s'asseoir dans la voiture :
— Ainsi, elle fut exacte au rendez-vous et ne rata pas une miette du spectacle.
— Il faut dire que les taureaux étaient braves ce jour-là.
Et il remonta le long de l'escalier. Maintenant, il fumait une cigarette près de la fenêtre, et l'Apothicaire lui débitait quelques plaisanteries de son cru, ponctuant ses récits de gros éclats de rire. Thomas laissa son regard se voiler dans la cime des arbres de l'autre côté de l'allée, à la bordure du parc où des types faisaient les cent pas, par groupe de deux ou trois.
— Ils se racontent les derniers potins, dit Thomas.
— Qui donc ? dit l'Apothicaire. Mes personnages ?
— Non et oui. Les types en tout cas qui errent dans le parc l'un contre l'autre. Je dis qu'ils se coltinent les derniers potins.
— En effet, dit l'Apothicaire en se penchant sur l'épaule de Thomas, deux ou trois me concernent d'ailleurs. Et j'en rougis.
— Des histoires de cul !
— Certes non. Quelques lapsus tout au plus.
— Croyez-vous qu'on parle de moi ?
— C'est possible.
— Un qui m'aime peut-être.
— D'amour ? Vous plaisantez ? Je vous croyais...
— Je suis tel que vous dîtes, aimant les femmes plus que l'amour. Eux, ils savent ce que c'est que l'amour.
— Peuh ! les pédés sont de vieilles chipies.
— Je parle des types qui traînaillent dans le parc. Je ne vois qu'eux. Croyez-vous qu'ils s'aiment ?
— Vous voyez le mal partout.
— Finissez la bouteille, toubib. Je m'en vais prendre l'air.
— Vous allez bander avec eux, oui !
Alors qu'il refermait la porte de sa chambre, Thomas sentit comme une piqûre dans le cou. Il y porta la main, et une autre piqûre lui irrita le lobe de l'oreille. Il n'eut pas le temps de la frotter qu'une nouvelle piqûre, cette fois insupportable, répandit la douleur sur sa joue. Thomas se retourna et il put voir, accroupi derrière une table renversée du salon, un type qui le visait avec un révolver. La quatrième balle rebondit sur la porte même.
— Croyez-vous qu'il aurait tiré s'il s'était agi d'un véritable révolver ?
— Bah ! le factice lui a donné des ailes.
— L'anecdote est néanmoins troublante.
— Si vous voulez, oui.
— Suis-je mort cependant dans son esprit ?
— Non, s'il considère qu'il vous a raté.
— Il me tuera un jour ou l'autre.
— Y a-t-il des raisons ?
— Aucune, ou alors je les ignore.
Thomas fit basculer la fenêtre. La fraîcheur du crépuscule le parcourut des pieds à la tête. Il alluma la dernière cigarette du paquet et s'accouda, un peu mélancolique, sur le rebord de la fenêtre.
— Qui êtes-vous ? dit-il (c'est un souvenir qu'il vivra plus tard dans un autre lieu) Mais... que faites-vous ?
— Votre copain m'a payée pour que je couche avec vous, dit la fille en se dénudant. Si vous ne voulez pas, dîtes-le. Mais surtout, n'allez pas le raconter à votre copain.
La voilà donc, la raison. Me suis tant cassé la tête pour la trouver. Encore une histoire de cul. Pauvre chevalier ! Adieu nobles raisons ! Celle-là vous fait lever la queue.
— Puisque je te dis que c'est ma sœur.
— Ah ! Ben merde alors, dit Thomas. Tu me reproches de coucher avec ta sœur sous prétexte que tu la veux pour toi seul. Quand bien même ce serait ta sœur, parce que si tu as une sœur, mon vieux, sûr que ce n'est pas ici qu'elle couche — moi j'ai l'intention de ma la taper aussi longtemps que ça lui plaira. D'ailleurs, je vais lui parler de toi, voir si ça éveille en elle quelques vieux souvenirs, ce qui m'étonnerait.
— Je te dis que c'est ma sœur. Je ne veux pas que tu la touches.
— Écoute, mon vieux. C'est vrai que si on est là à poireauter après leurs drogues, c'est pour des raisons bien connues de nous deux, et nos copains peuvent témoigner de la chose. Si chaque fois que je me lève une fille, il se trouve que c'est ta sœur — tu en as beaucoup dis donc ! — c'est ta faute à toi et pas la mienne. Je peux me sentir concerné par ton malheur, et je serais très heureux que tu le sois un peu par le mien, aussi vrai que, même si on n'est pas des frères, on est lié par une certaine fraternité. D'accord ? Ça ne veut pas dire que je te ferai un procès quand ton père te léguera sa fortune. D'accord ? Vois-tu, ta sœur est aussi la mienne et elle est libre de coucher avec le frère qui lui chante. D'accord ? Signé : Thomas Sœur Faulques TSF pour les amis et les amis de ses amis.
[…]
La première chose à faire était de trouver le moyen d'inspirer à tous les esprits la certitude qu'il était dans la chambre alors que, de toute évidence, il était ailleurs. Leurs repères étaient uniquement sensitifs. Par conséquent, il suffisait de tromper leurs sens de telle manière qu'ils pussent le voir où il n'était pas, le sentir alors qu'il avait la même odeur, mais dans un autre endroit, l'entendre alors qu'il s'adressait en ce moment même à d'autres gens. En dernier ressort, s'ils doutaient de leurs yeux, de leurs oreilles et de leurs nez, ils chercheraient à le palper, et ils trouveraient bien son corps, lequel déambulait loin de là. Ils n'auraient pas recours à leur goût parce que cela manquait à leurs moyens de repérage. Pour ce qui concernait les yeux, il emprunta le Golem et le coucha dans son lit. Même vue de près, la ressemblance était convaincante. Bien sûr, s'approchant, ils prononceraient quelques paroles et le Golem, qui était de pierre, ne répondrait pas. Alors, ils humeraient au-dessus de lui, et ils sentiraient l'odeur de la terre. Il était facile de confondre cette odeur avec celle d'un corps longtemps immobile, et il ne leur viendrait jamais à l'idée que l'odeur qu'ils percevaient pût être autre chose que cela. Puis, à cause de l'immobilité, du silence, et de l'odeur maladive, ils auraient la tentation de le toucher à l'épaule, et ils n'y résisteraient pas, et leurs mains se poseraient sur une épaule dure et froide comme la pierre. C'était un risque à prendre, que la sensation de la pierre éveilla le doute dans leur esprit, et qu'ils découvrissent la supercherie. D'habitude, ils étaient très peu soignés dans leurs investigations mais il se pouvait que, ce soir-là, plutôt qu'un autre, ils fissent preuve de plus de soin qu'à leur habitude. C'était là une faiblesse de son plan, dont la réussite reposait sur un défaut qu'ils avaient toujours la possibilité de corriger à n'importe quel moment, sans qu'il pût s'y opposer. Il savait qu'il risquait gros à parier sur la persistance de ce défaut au moins le temps de son absence, mais, s'il voulait en faire à sa tête, le risque, comparé à ce qu'il pouvait gagner, était somme toute négligeable. Il fallait le négliger, faire preuve lui-même de négligence dans son action, peser le pour et le contre. À la fin, il décida qu'il n'y avait aucune commune mesure entre sa liberté et une dérisoire négligence et, ayant installé le Golem comme prévu, il s'évada, au nez et la barbe des ses geôliers. Dans la nuit, l'infirmière s'assura de sa présence à travers la vitre de la porte et, voyant qu'un Golem avait pris la place de Thomas Faulques, elle profita de l'occasion pour se permettre un petit somme dont une autre infirmière, au matin, la releva, pour s'absenter toute la journée, car elle s'était elle aussi aperçue de la substitution.
[…]
À travers la sèche sonorité de l'épais feuillage, je contemplais la rivière qui consentirait peut-être à me nourrir avant la fin de la journée, si toutefois Thomas, empêtré au bout de sa canne dans les méandres d'un fil opiniâtre, réussissait à se libérer de l'hameçon non moins tenace dont le dard le faisait souffrir. Au-delà des arbres, je pouvais deviner les montagnes, et le ciel aussi clair que le premier regard. Indifférent aux invectives de mon voisin, je m'abandonnai à une contemplation peuplée de poisson frit à la lueur d'une lampe tempête dont les évanescences me servaient de somnifère. Thomas pesta plus fort.
— Crénom ! Ramplon, entre votre théorie de la folie imaginative et l'imagination folle de ce théorique hameçon, il doit y avoir au moins l'abîme de mon désarroi. Ceinture quant à la pêche miraculeuse, oui. Vous avez faim, je suppose ? Pffff ! vous vous en foutez. Un type comme vous se nourrit d'amour et d'eau fraîche.
Il s'écroula bras en croix, dans l'herbe fraîche dont le soleil avait vainement tenté d'en extraire la rosée.
— Je suis un homme fichu, dit-il. Je vous avais promis un repas, et voici que mon offrande se résume à un sac de nœuds à l'extrémité attachante. Quel vocabulaire il a ce simple instrument de la vanité humaine. Avez-vous terminé le bouchon ? Nous le ferons flotter. Ça nous distraira. Plus proche du clapotis, nous contemplerons notre image dans le lit sans tain de la rivière. Vous êtes aussi fichu que moi. Non mais quelle idée de s'aventurer dans cette jungle sans formation solide !
Le soleil déclinait.
— Avez-vous au moins une boîte, un fruit, une racine coriace, pour se mettre sous la dent ?
— J'ai du tabac, murmurai-je.
— Du tabac ! Vous voulez parler de la fumée qui nous entoure ?
Maintenant, avant la fin de la journée, il me restait à élire une distraction parmi toutes celles que la nature exposait au grand jour. Je choisis un nuage, à peine gris, et comme lavé de son rouge lointain, et l'isolai dans la masse des nuages qui s'immobilisa très haut. Puis le vent s'y déchira, lentement, avec une extrême minutie, et le dernier rayon s'éteignit contre le ventre moussu des arbres qui s'éloignaient dans le trou noir de la nuit.
— Offrez-moi du tabac, dit Thomas. Profitez de la même allumette pour éclairer cette lampe. Allons-nous dormir à l'endroit même de notre échec ? Ah ! Ramplon, je n'ai pas sommeil.
Je m'étirai, incrédule.
— Dites-moi votre berceuse, dit Thomas. Aidez-moi à trouver le sommeil. Et faites feu sur cette maudite lampe qui perpétue le jour.
Je m'étendis à même l'herbe. Non loin de là, à travers la sèche sonorité de l'épais feuillage, je pouvais entendre le froissement de l'eau comme un linge découvrant longuement le corps nu qui se refuse à l'amour.
[…]
— Sapristi ! Thomas, quelle soirée ! Ah ! ça, quelle soirée mon vieux !
Pendant une bonne centaine de mètres, à l'approche des premières maisons, Thomas répandit pas mal d'exclamations, de préférence aux pieds des arbres qui nous donnaient la main, compagnons de notre nuit, vers la ville qu'on éteignait par rue. L'alcool me souleva au sommet de la première tour, et n'y pouvant plus de vertige et d'hallucinations, je tombai dans le ruisseau, me brisant celle de mes vertèbres qui ne m'avait pas encore déserté. Force nectar que j'avalai par tous les orifices de mon corps, Thomas me remit en état de poursuivre notre chemin, que nous empruntâmes de concert, tonitruants d'injures à l'égard du peuple et de ses dirigeants, car c'est de ce côté qu'allaient nos préférences, c'est-à-dire l'amertume particulièrement sauvage que nous cultivions dans un rire des plus méprisables. Nous rencontrâmes quelques passants, qui ne passeront pas, faute de s'être relevés, sur lesquels nous passâmes le maudit répertoire de nos chansons infernales, puis il n'y eut plus personne pour troubler notre fête, et, d'un corrosif coup de pied au ventre, nous ouvrîmes les portes d'un bordel. Là, nous amusâmes les consommateurs par une quête qui nous emplit les poches et, comptant notre argent sur la table, nous envisageâmes la fornication dans le sein d'une paire de garces qui, lorgnant sur le butin, ne se firent pas prier. À vrai dire, nous les conduisîmes, à grandes claques au cul, ce qui ne les effarouchait point, dans les appartements de mon ami, que nous eûmes beaucoup de mal à repérer, faute d'éclairage. Une fois la porte refermée sur les médisances extérieures, nous nous installâmes dans les fauteuils du salon, éclairés par la lueur de faibles bougies aux quatre coins. Les filles croisèrent leurs ineffables jambes contre les nôtres, prévenues qu'elles étaient, qu'en attendant un meilleur sang, une conversation allait détrôner les habituels préludes. Après quoi nous nous jetâmes sur elles, les pénétrâmes chacun selon son savoir et, la chose faite, qui se répandit en odeurs diverses, nous fîmes une première pause que nous goûtâmes dans le savant mélange, préconisé par Thomas lui-même, d'un alcool barbare avec une épice orientale des plus euphorisante. Pour agrémenter la soirée dont la fin s'annonçait par les titillations d'un premier rayon de soleil à l'angle d'une fenêtre, Thomas nous fit le coup de l'homme métamorphosé en loup, qu'applaudirent nos dames, moins toutefois que le repas, dont il se régala, de l'intérieur de mon crâne qui, une fois vidé de sa substance, fut empli partie du lait qu'une de ces dames a extrait de sa mamelle, partie de l'urine que la seconde poussa hors de son sexe, où le lait se cailla. S'emparant alors du grumeau blanc, Thomas le posa sur la table de deux francs coups de couteau, fit quatre parts que nous avalâmes goulûment, car, si nous avions beaucoup bu, nous n'avions rien mangé depuis la veille. Ragaillardis par un tel régal, après un échange de baisers, nous nous séparâmes, le cœur léger, l'âme en fête, à peine diminués par tant d'excessives occupations nocturnes.
[…]
J'entendis comme un râle à travers le treillis de croix.
— ... à peine diminué par tant d'excessives occupations nocturnes ! Mon Dieu ! mon pauvre Felix ! Des occupations nocturnes ! Je t'absous de tes péchés, oui. Va t'agenouiller devant l'autel et prie autant que tu peux. Je t'appellerai. Tu dîneras chez moi ce soir. Nous parlerons. J'ai beaucoup de choses à te dire moi aussi. Va prier mon fils de toute ta force. Ton cœur le peut encore, mais ton esprit est entré en enfer, va !
Tandis que sur les marches de l'autel je me récitais tous les mots saints que je connaissais, je le sentis se glisser derrière moi avec son odeur d'encens et attendre un moment, sans doute effrayé, avant de refermer la porte de la sacristie. Les mots défilaient dans ma bouche, à mi-voix, au rythme que mes doigts tambourinaient sur mes genoux. Puis sa voix m'a nommé du fond de l'église, me tirant de mon hébétude, et je me suis relevé, après m'être signé, pour le rejoindre, titubant, qui m'attendait entre la lueur d'un chandelier et le trou noir de la porte. Il m'a à peine regardé, m'a fait signe de le suivre, et, du seuil de l'église jusqu'à la curée, je suis resté derrière lui, l'esprit comme anesthésié, mais parfaitement conscient que c'était là un effet de ma longue immobilité sur les marches de l'autel. Maintenant, la barque effleurait le rivage. Fin bruissement des racines plus souples que torses. La barque glissa jusqu'au point où l'eau cessait d'être de l'eau. La barque était métamorphosée, mais la nuit tomba presque aussitôt. Dans l'intervalle, il avait pu voir le long ventre et cristallin de la femme en question. Elle ne répondit pas, et il préféra se taire plutôt que de paraître absurde. Il n'osait pas risquer pareille absurdité mais, au fond, il était convaincu d'avoir touché le royaume de la mort. Sa propre main était plus froide que sa propre main qui explorait son corps.
— Ne diras-tu rien ? murmura le Vieux.
Il secoua la tête.
— Quel beau silence ! dit le Vieux. Ne suis-je pas sourd au moins ?
Maintenant, beaucoup plus tard, le vieux mourait de froid au pied d'un arbre. J'accumulais les prières en silence. Puis le ciel s'ouvrit. La femme avait disparu. La place qu'elle avait occupée dans l'herbe était encore chaude.
— C'est l'enfer, dit le Vieux. Me v'là dans le feu de l'enfer. Dieu qu'il fait froid là-dedans !
L'eau était à nos pieds, et le corps d'une femme s'y reflétait, que je brisai.
— Vas-tu demeurer muet jusqu'à la fin de tes jours ? dit le Vieux.
Ce furent ses derniers mots. Je me promis de ne jamais les oublier. Maintenant, beaucoup, beaucoup plus tard, je m'en souvenais encore, mais je ne les comprenais plus comme j'avais cru les comprendre ce matin-là. Maintenant c'est aussi le matin, mais les choses ont changé ; tout reste à faire. L'argile n'a plus le pouvoir de l'argile, ni l'eau celui de l'eau.
— Où était-ce ? demande mon fils.
— J'ai oublié.
— Qui était-ce ? dit mon fils.
— j'ai oublié.
— Papa, c'est-y vrai que maman était une pute ?
— C'était une passante.
Je ne comprends pas. Quelle passante ? Quel fils ? Quelle mère ? Et pourquoi tant de complications. J'écris : « Je sens bien que ma mémoire est un faux. De quel fleuve mon père m'a-t-il parlé ? Je sens bien que ma mémoire ment à ma mémoire. De quelle île a-t-il donc rêvé ? Ce que je sens n'est pas digne de moi ». Maintenant quelque part dans ma pensée quelque chose cloche, s'arrête, disparaît. Je souffre de ce manque qui n'a pas toujours manqué.
— J'ai le temps, dit Thomas Faulques. Je me ferai passer pour son père, et les choses s'arrangeront quand je lui aurai trouvé une sœur.
[…]
De la fenêtre, il pouvait voir les arbres (comme des pans de murs déchirés par une tempête dont il n'avait pas été le témoin. Ils se dressaient, convulsés, comme autant de monuments aux morts au pied desquels les rescapés et les fils venaient couler leurs hommages avec le métal et dans le monde que la nouvelle tradition avait imposé pour le bonheur et la pureté de la race enfin dégagée de toute souillure) et le vent venait de se lever, mais il ne chercha pas à savoir si ces nuages étaient porteurs de tempête. Peu importait qu'il plût ou qu'il ventât sur ce maudit paysage qu'il n'avait pas la force de peindre. Il aurait voulu pouvoir fermer les yeux et chercher son sujet dans l'obscurité de ses paupières closes, mais, de l'autre côté du mur, le type continuait de marteler le sol de ses poings en poussant des hurlements désespérés. Personne ne le lui interdisait, personne ne tenterait de l'en dissuader et cela durerait toute la nuit, avant que le sommeil ne le sciât avant l'aurore. Elle semblait loin l'aurore, très loin au-delà de la nuit, et entre elle et le moment présent, une éternité, comme un trou noir, aussi dégoûtante que la quantité de trous noirs qui se répandaient autour de lui, une éternité étirait ses lèvres pour sourire de tant de niaiseries, ici, entre ces quatre murs, et avec cette chambre où il ne durerait pas si longtemps. L'air lui manquait, quelles volutes de fumée semblaient absorber, et il fit basculer la fenêtre. Une fois encore, le vent se figea autour de lui, et il se mit à contempler les jeux des feuilles blanches sur la table. Au-delà de la fenêtre, les arbres nus se tordaient sur le ciel moite. Il aurait peut-être aimé marcher dans l'allée entre ces arbres qui de près n'auraient plus la même allure vertigineuse. Le ciel lui-même serait moins profond, quoique toujours aussi lointain. Mais il y aurait l'humidité de la terre dans l'allée et le froissement de l'herbe contre ses jambes. Plus loin, le mur, avec son treillis de barbelés et ses tessons de bouteilles tout droit plantés dans le mortier. Et la pierre, beaucoup plus ancienne, encore toute suintante d'une autre rosée moins acide que celle qui mouillait la fenêtre, une vieille rosée du temps où le Seigneur était roi et frère, et où ses fils se recueillaient en manipulant des livres et des idoles. Et maintenant les seigneurs de toutes espèces avaient déserté ces vieux murs, où l'on ne cultivait plus que la folie et ses remèdes, et beaucoup auraient voulu qu'on rouvrît la chapelle, mais quel prêtre, qui ne fût pas médecin, eût osé franchir les portes de l'asile ? Quel prêtre, agrippé à la pierre de son église eût osé déranger les fantômes de ses pères dans la pierre de ces murs et de ces colonnes qui maintenant ne hantaient plus que les esprits malades et perdus à jamais. Pourquoi ne pas abîmer son regard dans la contemplation de la chute des arbres au milieu d'une nuit creuse et sonnant le creux malgré les rêves et les espérances. Restaient les formules magiques et les incantations sibyllines qui figuraient sur l'emballage des boîtes alignées dans l'armoire d'urgence, et les casiers de distribution où les verres, faute de cœur, ne se tenaient plus les côtes à force de rire de leurs propres sarcasmes. Enfin, son père s'efforçait de respirer l'extase, mais l'agacement de ses mains dans ses poches était éloquent.
— Vu de l'extérieur, dit-il, ce n'est pas mal. Ainsi, c'est une ancienne fabrique de curés, n'est-ce pas ? C'est bien le style. Ça doit dater.
Et il tâtait la pierre d'une main qui aurait voulu être experte.
— Le parc est agréable, dit-il.
— Il y a toujours un parc dans cette sorte d'endroit, dit Thomas. Comme dans toutes les villes.
Ils marchèrent entre les arbres et dans l'ombre des murs, et son père vantait la tranquillité de l'endroit avec un mal évident dans le choix de ses mots qui trahissaient une non moins évidente exaspération. Il aurait mieux fait de partir tout de suite. Il avait mal commencé sa conversation. Il n'avait pas prévu un tas de choses. À vrai dire, ça lui était difficile, dans le train, d'imaginer que son fils n'était pas où il le voyait. Thomas, de son côté, n'éprouvait aucune pitié pour les errances de son père, et même s'en délectait secrètement, sans rien laisser paraître de cette délectation qui aurait dû lui soulever le cœur. Mais il se sentait parfaitement bien maintenant que son père avait perdu toute la contenance dont il avait fait preuve dès son arrivée.
— Surtout, dit son père, pèse bien le pour et le contre, et ne te laisse pas abattre, et...
Mais peut-être était-il temps de se séparer. Jamais il n'avait vécu un aussi pénible moment, et il n'aurait rien fait pour l'éviter. Il s'en serait voulu terriblement de ne l'avoir pas vécu maintenant qu'il était peut-être encore temps de renouer les liens avec son fils. Il avait fait preuve de lâcheté à bien des moments dans leurs rapports, et cette fois-ci encore il n'avait pas manqué d'omettre certaines pensées qui pourtant lui brûlaient les lèvres. Bien sûr, il n'avait pas été jusqu'au bout de sa tentative, mais si son fils avait assez de cœur, et il n'en doutait pas, il comprendrait qu'un père, aussi parfait soit-il, ne peut franchir certaines limites au-delà desquelles il risquerait de se trouver seul, sans le fils même sur lequel il comptait, et qui maintenant végétait comme lui, mais dans un autre lieu, derrière un mur qu'ils pouvaient tous deux appréhender, mais à travers quoi aucune communication n'était possible. Thomas marchait en regardant ses pieds, comme s'il cherchait à soustraire son regard à toute chose qui pût le distraire de ce qu'il savait être de la rancœur. Son père fuma beaucoup cet après-midi-là, et lorsqu'il s'éloigna dans la rue et que son fils, assis sous le porche le regarda avec cet air qui semblait éterniser quelque chose qui aurait pu être de la haine s'il avait été capable d'y croire, il eut le sentiment d'avoir mis au monde un monstre que le monde même lui reprochait comme la pire des défaites.
— Rien ne me force à rester, avait dit Thomas, sauf si tu l'exiges ou si la loi l'exige.
— Qu'est-ce que tu en penses ? avait demandé son père.
— La plupart des types qui sont ici le veulent de toutes leurs forces, et ils savent pourquoi.
— Tu as des raisons sans doute implacables, tel que je te connais.
— J'apprends simplement à mesurer mon langage.
— Ça n'est qu'un répit, Thomas, juste un moment de repos pour retrouver ce qui te manque et que je crois t'avoir donné. Mais combien de temps pourras-tu attendre ? Combien de temps te laisseront-ils ? Au-delà d'un certain temps, je ne pourrais plus rien pour toi, en admettant que j'ai jamais pu quelque chose. Tu en doutes ?
Son père ne parlait pas, il ne pouvait pas parler, et tout ce qui était en son pouvoir, c'était de ficeler les mots les uns aux autres, ainsi pensait-il ne rien laisser échapper. Mais Thomas ne l'écoutait plus. Il avait choisi de se laisser absorber par le bruyant coït de deux chiens sur le trottoir. En fait, pensait-il, son père avait l'air seulement gêné de retrouver son fils au milieu de ce tas d'ordures humaines, et il le lui avait dit, et Thomas lui avait expliqué, non sans irritation, qu'il faisait lui-même partie intégrante du tas d'ordures en question, et son père ne put cacher son désarroi et son effroi derrière les volutes de fumée qu'il s'évertuait à épaissir devant son visage. L'ombre de son père glissa jusqu'au point où l'obscurité l'avala, et ce fut comme si ce lent éloignement s'était achevé dans la pierre du dernier mur visible, au-delà du dernier réverbère. Puis il se leva, poussa la porte, salua le veilleur de nuit, et entra dans la secrète obscurité du patio. Puis il grimpa l'escalier, et regagna sa chambre. Il n'alluma pas, et se coucha tout habillé. Un jour que le vent avait entraîné la chute d'un arbre dans le parc, et qu'un tas de figures hagardes et à peine éveillées contemplaient comme à une cérémonie d'enterrement le cercueil ou la veuve. Ou bien quelque fille délurée qui lui avouait l'inavouable dans des draps dont n'aurait pas voulu sa mère. Et la galerie des ancêtres dans la poussière et les crachats de l'histoire. Mais le vent ramenait avec lui tous les cauchemars de la nuit précédente, tel celui où il vit son père lors d'une visite, tenter de le ramener à la maison, celle du plus fort, elle te le rendra au centuple, parce que la vie était la plus belle des choses qui pussent arriver à un homme, et ainsi de suite, enchaînant les idées comme des affiches publicitaires, et finalement s'éloignant, en se retournant de temps en temps, comme s'il redoutait d'avoir oublié quelque chose de vital, et se laissant avaler par le mur de son choix, à la limite qu'un réverbère lui imposait. Chaque fuite ressemblant à la précédente, qui ressemblerait aux fuites futures, et lui, assis sous le porche, attendant qu'il disparût, formant le même idéogramme, dont la clé résonnait comme le la. Et ceux qui croyaient encore revenaient de la messe, et il aurait pu croire qu'ils se tenaient la main. Il bifurqua vers le bassin de pierre (où, comme tous les dimanches, le jet d'eau tentait d'atteindre l'impossible, ou du moins pouvait-il, avec un peu d'imagination, ou faute d'assez d'imagination, symboliser cette opération toute spirituelle que le corps ne saurait envier. Ainsi les évitait-il quand ils revenaient de se soûler de rites et d'ablutions, en se réfugiant au bord du bassin qui avait l'air d'une île entre les carrés de fleurs et les allées en croix et les quatre palmiers aux coins de la promenade interrompue pas les colonnes de pierres). Puis ils s'arrêtèrent en rond pour fumer une cigarette et discuter de sujets dont il n'avait pas la moindre idée et qu'il ne lui importait pas de savoir. Il pouvait voir son image dans l'eau, et la briser à volonté du bout des doigts, ou effrayer simplement les poissons rouges que personne jusqu'à ce jour n'avait eu l'idée de manger. L'eau claire et musicale, et les coïncidences transparentes de la montée du jet d'eau, et peut-être aussi la fraîche humidité de la pierre, cela était suffisant pour se rasséréner, ou du moins pour demeurer neutre et sans histoire hors des drames qui se fomentaient avec d'autres complots derrière chaque mur. Peut-être aussi les volutes que le vent recomposait dans l'écran de ciel au-dessus du patio. Il aurait voulu marcher, ne serait-ce que pour dégourdir un corps qui lui devenait étranger, mais à quoi bon promener l'indispensable chaleur de la chair dans un lieu où elle est l'ancre dans une eau froide comme l'ennui et la désuétude. Et revenir après avoir compté une fois de plus le nombre des colonnes, ou celui des rangées de dalles, revenir à l'endroit même où la décision était un leurre, avec toute la gravité et la cruauté d'un leurre. Ou bien prendre note du moindre changement manifesté dans l'agencement, précis à force d'observation, de la pierre, de l'herbe, de l'eau, du ciel, des personnages, des vêtements, des allures, des paroles, des anecdotes, ou ne rien écrire sur ce sujet, et se laisser inspirer par une tache dans les craquelures d'une vieille peinture ou par cette même tache mais dans la photographie de cette même peinture. Jouer avec les déserts de l'imagination populaire, ou ne pas jouer, forcer le jeu à reprendre le chemin de l'œil et du désespoir, forcer chaque chose à regagner son gîte et sa pitance. Pour rien au monde il n'aurait engagé la conversation avec ces maudites grenouilles, et rien au monde ne l'aurait ramené à leur raison, ni à leurs ex-voto criards comme des affiches, ni à leurs obscènes chandelles allumées dans une obscurité qui le faisait hurler de terreur.
[…]
Rester fidèle à ce premier cri. Thomas reluqua l'enfant, et la fille crut un tas de choses. Improbables. Selon son esprit. Fidèle oui. Tu aurais pu en mourir. Le gosse s'aperçut qu'on le regardait. Il montra ses mains. Je ne te reproche rien. Je ne suis pas ton père. Écoute, vieil errant, il va glisser sur l'eau, puis l'horizon s'abattra sur sa pauvre nuque tondue.
— Quelle nuit ! Oh ! quelle nuit !
Mais Thomas ne put résister à l'envie d'ouvrir la fenêtre, et je lui reprochai de ne prendre aucun soin de la santé de ses amis.
— Ah ! mais quelle nuit !
Et le cadavre gisait sur la table dans son linceul blanc.
— Je ne l'ai pas tué que je sache !
Et je vis à quel point son esprit était affecté par le mal.
— Va de retro, mais il me boufferait le nez, le salopiaud !
Credo in : peut-être le vert de l'herbe, et encore, il s'est soulagé dessus avec une vilaine délectation inscrite sur ses lèvres oh le médisant cabot oh oui je crois que cette chose-là avait une fin. Pitié ! Pitié ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah !
— Moi je vous dis qu'il bluffe ce sale trognon nous bluffe et on est là comme des pantins à attendre qu'il cesse de mentir avec tant de front non mais dîtes moi quel est celui qui osera lui jeter la première pierre quel est celui qui aura assez de cran pour lui fermer sa gueule puante de toutes les insanités colportées de bouche en bouche à notre sujet comme si nous n'étions pas assez grands pour décider de notre sort moi je vous dis que c'est le plus fieffé menteur que la terre ait porté est-ce qu'on va panteler longtemps comme ça à attendre qu'il ait un bon mouvement et nous épargner l'orgueil de sa maudite race est-ce qu'on va se le coltiner à perpète à nos risques et périls ? ? ? ? ?
Chaque fois qu'il se regardait dans le miroir, il avait terriblement peur d'y rencontrer ce personnage composite qui hantait sa pensée, mais il sut très vite que c'était un épatant compagnon de voyage. Mais faut-il que je laisse ma pensée aller batifoler avec des choses aussi mon dieu des choses mon dieu donnez-moi la force de résister toute ma tête est remplie de saletés mais son corps dites-moi hein est-ce une saleté un peu de courage je voudrais pouvoir lui dire ces choses-là sans rougir mais je sens que je ne pourrais pas je ne suis pas assez mon dieu pas assez mon dieu mon dieu mon dieu mon dieu mon dieu mon dieu mon dieu pas mon dieu une mon dieu sainte mon dieu pas mon dieu une mon dieu putain mon dieu non mon dieu pas mon dieu cette mon dieu mon dieu. Je me suis laissé enfermer ; et puis j'ai découvert le parc et un oiseau sifflait dans le plus haut des arbres, et je me suis arrêté, et j'ai compris qu'il m'appelait ; même, il me nommait, très haut le sifflement de l'oiseau au-dessus de ma tête, et j'ai levé les yeux en retournant sur mes pas, et il était là, assis à califourchon sur une branche, me regardait, souriait, sifflait, il était oiseau : il m'en convainquit plus tard, mais j'avais trop longtemps erré dans cette humidité de branchages et de terre.
— Maintenant que vous êtes entrés dans le royaume de notre Maître-à-penser
— déshabillez-vous
— et tournez votre cul dans cette direction. Le Maître va examiner la justesse de votre propos
— ne faites pas les difficiles ! Ça ne prendra que le temps d'un regard
— déshabillez votre sale corps votre pourriture de corps votre gangrène spirituelle y survivra-t-elle ?
— nous ne répondons pas à ce genre de question
— faites sortir tous les salauds qui s'amusent à ce petit jeu là. Désabillez ce qui vous reste
— on ne vous demande pas plus
— enlevez-moi cette maudite peau qui vous servait de nom
— ici vous avez un numéro et un ordre de passage. Obéissez, et bienvenue parmi nous.
[…]
La fenêtre n'est plus qu'un écran de lumière que mes yeux ne soutiennent pas. Un moment, j'ai cru que la peur venait d'ouvrir mon ventre à la merci de cette lumière, et j'ai amèrement regretté d'être entré dans la chambre avec l'idée d'un simple sommeil qui me servirait de rempart contre la malveillante curiosité de mes frères. Je regarde droit devant moi, sans rien voir de ce que mon regard éteint, excepté la vague luminosité rectangulaire qui menace mon équilibre. Je veux être seul, mais une présence, que je ne PERÇOIS pas, obsède mon attention et l'empêche de s'absorber dans le mouvement des tâches que les caprices de mon corps tout entier labourent au loin dans le fond de mes paupières. Et tout sujet d'inspiration se dérobe à ma pensée, à cause de cette veille incessante qu'on étage près de moi et, chacun leur tour, ils occupent un endroit précis de ma pensée, comme le point d'où ma pensée tirerait sa substance s'ils n'étaient assis dessus. Dans ces moments, je voulais que la terre s'ouvrît enfin à l'endroit que je montrais du doigt et que le monde entier, les justes comme les autres s'y abîmassent dans un éclatant hurlement qui m'aurait tiré de l'ennui. N'était-ce pas cela l'important, que ce satané ennui et son cortège de chaînes me quittassent à tout jamais dans la mort de l'objet de mon ennui ? Vous imaginez-vous libéré de votre ennui, et soudain seul au bord du cratère, à contempler le ciel, et rien que le ciel, un ciel déchiré entre vous et le reste du monde, un ciel qui hésite et qui dure, et qui ne trouvera jamais le sommeil ? Que penseriez-vous de la mort de la nuit et de l'éternité du soleil ? Est-ce tout ce que je souhaitais ? Je voyais la scène, non pas comme dans un rêve, mais dans la réalité que je lui donnais. Et vous savez pourquoi ? Parce que le soleil brillait en deux points du ciel ; et je n'arrivais pas à me décider sur le choix de l'un d’eux qui serait ma lune éternelle.
— D'accord, mon vieux, d'accord. Mais avant tout, reprenez votre sang-froid, respirez un bon coup, respectez le silence, et alors vous pourrez vous exprimer avec un maximum d'efficacité.
— Il veut dire : de clarté. Vous comprenez ?
— Il ne manque pas de sincérité. Il est assez sincère pour comprendre toute la portée de mes paroles.
— C'est important, pour vous, de connaître l'exacte portée de nos paroles.
— Comme il est important, pour nous, d'obtenir de vous une certaine, disons, soumission.
— Une soumission coranique voyez-vous ?
— Essayez simplement de nous abandonner votre révolte. Vous êtes un être supérieur, mais votre révolte étouffe vos pouvoirs.
— C'est cela même. Dites-nous, je vous prie, en quoi consistent vos pouvoirs.
— Nous connaissons votre révolte. Elle est juste. Mais est-il juste de nous cacher, sans que vous le vouliez vraiment, l'importance de vos pouvoirs ? Ce n'est pas notre sentiment.
— Notre sentiment est que vous pensez beaucoup. De notre côté, nous pouvons vous aider à vous exprimer.
— Êtes-vous en état de comprendre cela ?
— Répondez à cette question.
— Ne cherchez pas à y échapper.
— C'est notre première question. Elle conditionne toute la suite de notre entretien. Répondez.
— J'exige une réponse. Êtes-vous capable de la donner ?
— Vous rendez-vous compte que votre silence est significatif ?
— Que signifie votre silence ?
— Répondez à cette question.
— Nous savons, nous, ce qu'il signifie.
— Vous jouez avec le feu.
— Vous brûlerez.
— Brûlez-le.
— Empêchez-le de crier.
— Ça va-t-il mieux maintenant ?
— Reprenez votre sang-froid.
— Respirez un bon coup.
— Respectez le silence.
— C'est cela. Comme cela. Continuez, vous êtes sur la bonne voie.
— Vous vous en sortirez.
— Vous avez du génie ;
— Il dort, je crois.
— Il cherche à mourir.
— Il ne trouvera pas la mort.
— On ne meurt pas ici. Fermez la porte. Il se réveillera.
D'accord mon vieux. D'accord avec toi. D'accord avec tous.
[…]
Et comme il avançait dans le rempart, ils vinrent à sa rencontre, et ils le questionnèrent. Il dit :
— Je ne comprends pas votre langage.
Et ils répondirent :
— Alors pourquoi nous parles-tu ?
Et il dit :
— Ce n'est pas moi qui parle.
Et ils dirent :
— Qui parle ?
Et il répondit :
— Que dites-vous.
Alors il dit :
— Je ne comprends pas votre langage.
Et ils dirent :
— Où vas-tu ?
— Le vent a-t-il tourné ?
Et ils répondirent que oui.
— Alors je peux lâcher ce pilier, dit-il.
Alors ils dirent :
— Quelles nouvelles du nord et du sud ?
— Oui, quelles nouvelles du nord et du sud ?
Et il répondit :
— Au nord, est le froid. Et au sud, la chaleur. Et ton regard va du sud au nord.
Et ils dirent :
— Quel est le point de rencontre ?
— Oui, quel est le point de rencontre ?
Il y avait un prêtre parmi eux. Et il répondit :
— Voici le soleil et son mystère. Ce qui progresse vers le nord rencontre l'amour au nom de l'homme.
Alors ils dirent :
— Qu'est-ce qui progresse vers le nord ? Qu'est-ce que le regard ?
— Oui qu'est-ce que le regard ?
Et il répondit :
— C'est ce qui s'éteint.
— Le nom dure toute une vie, de là où il se lève vers où il se couche, et il rencontre ce qui est éteint.
Et il répondit :
— Il rencontre ce qui est éteint.
Alors ils dirent :
— Qu'est-ce qui est éteint ?
— Oui, qu'est-ce qui est éteint ?
Et il répondit :
— Le pivot et la race.
Et tous le saluèrent pour roi. Il dit encore :
— Je décline avec tous.
Il dit :
— De quoi parler maintenant ?
Et comme il venait de graver le dernier mot sur la dernière stèle, celle du milieu, ils répondirent :
— Parle-moi de la poésie.
Et il dit :
— Le temps n'est pas venu d'en parler.
Il enfouit dans le sable le burin et le marteau.
— Ce temps n'est pas venu, dit-il.
Et ils ne surent quoi répondre. Alors il dit :
— De quoi parler maintenant ?
Et ils ne savaient toujours pas quoi répondre. Alors il dit :
— Nous taisons-nous ?
Cependant il semblait bien que ce temps fût venu, car le soleil déclinait vers l'ouest, et c'était son dernier déclin. Et ils dirent :
— Pourquoi ce temps ne serait-il pas venu ? Car voici le soleil décliner vers l'ouest, et c'est son dernier déclin.
Il regarda le soleil.
— Oui, c'est son dernier déclin, dit-il. Alors ils dirent :
— Parle-nous du dernier déclin.
Et il répondit :
— Ce temps n'est pas venu.
Et tous s'effrayaient dans leur cœur que deux temps ne fussent pas venus. Il dit :
— De quoi parler maintenant ?
Ils répondirent :
— Parle-moi du temps qui est venu.
Il sourit.
— Le temps n'est pas venu, dit-il.
Cependant, il semblait bien que le temps fût venu, car le soleil s'était levé à l'est, et voici qu'il déclinait vers l'ouest. Et ils dirent :
— Pourquoi le temps ne serait-il pas venu, car le soleil s'est levé à l'est, et voici qu'il décline vers l'ouest.
Il regarda le soleil.
— Il était à l'est, et voici qu'il est à l'ouest, dit-il.
Il regarda le soleil.
— Le temps a passé, mais voici qu'il n'est pas venu.
Et il dit :
— De quoi parler maintenant ?
— Pas de la poésie, et pas du déclin. Nous ne parlerons pas de la venue du temps, et nous avons parlé du temps qui passe.
Ils dirent :
— De quoi me parleras-tu maintenant ?
Il dit :
— Crois-tu que le vent calcule les distances ?
— Crois-tu que l'arbre n'élève que le sol ? Crois-tu que la mer prolonge l'algue ? Tout ceci n'est que publicité.
Il dit :
— Je suis le pivot et la race. Quelle est la plus belle création de Dieu ? Voici le soleil et son mystère. Tu es comme le rayon du soleil. Tu masques de l'ombre. Le soleil est la géométrie du parfait. La géométrie est l'inquiétude de l'esprit. Je n'adore que la consistance du soleil. Le soleil occidente le nom. Et le nom oriente la vie.
Tout ceci n'est que publicité. Traversez la maladie sans vous soucier de ceux qui bifurquent.
— P't'être que Zeus s'ra pas furieux contre toi !
Et nous marchons sous les arcades du patio, patte de sang et museau de cendre, Thomas et moi entre les colonnes. Patte de cendre et museau de sang ! Puis ils descendirent. Traversèrent les carrés de fleurs. Tournèrent un moment autour du jet d'eau. Et ils se mirent à sautiller d'un pied sur l'autre. Et sautillaient, et chantaient, et se rassérénaient. Et leur ton était un peu railleur, leurs yeux pleins d'espoir, et leurs mains traçaient dans l'obscurité. Et alors nous le vîmes descendre dans le patio. Traversa les carrés de fleurs. Contourna le jet d'eau, yeux rouges et poings serrés. Et sa langue pendait sur sa lèvre, et il poussait de petits cris. Et il les poursuivit en haletant, et ses pieds claquant sur la pierre, et sa tête ondulant, et ses mains traçant, et ils tournaient avec lui sous les arcades. Et nous, arrêtés entre deux colonnes, ne comprenant pas ce qui se passait, patte de sang et museau de cendre. Et leurs ombres jouaient à trois dans l'ombre, et il y en avait un qui pantelait derrière eux, et il y en avait deux qui se tenaient la main et chantaient :
— Le-loup-ne-nous-aura-pas-eu !
[…]
Tout ce que je pouvais voir... tout ce qui me venait d'elle — ils m'arracheront cette vision, et ils y trouveront le diable — ce que je pouvais voir — son pauvre corps réduit au tonus que je pèse ici — et j'espère que la véritable fin est antérieure à cette sale histoire... ce qui me venait d'elle... à peine son corps que le feu n'absorbera pas... ses os calcinés comme les branches, épars avec d'autres os sur la place publique où ils élèveront ma statue.
— Je suis responsable de ce que je donne à penser sur mon compte, voilà l'erreur. Prenez encore un peu de vin.
— J'en ai déjà beaucoup bu.
— Ils se sont tous fichu un tas d'idées dans la tête. Ils croient tous me connaître, de vue, ou dans l'intimité. Mais s'ils se trompent tous, c'est parce que je leur ai donné de quoi se tromper. Cela va contre ma sincérité. Cela détruit la plus pure des conversations que je voulais tenir aux hommes, et avec eux.
— C'est vous que ça détruit, semble-t-il. Votre sincérité n'est pas en cause. Tenez, moi, par exemple, je vous crois sur parole.
— Qu'ils me croient ou non, ils se trompent, parce que je me suis trompé.
— Disons que votre sens de la plaisanterie de mauvais goût vous perdra.
— Que pensez-vous de ce vin ?
— C'est une bonne plaisanterie.
— Et que pensez-vous de cette plaisanterie ?
— Je vous en remercie.
— Et que pensez-vous de ce remerciement ?
— Je m'en félicite.
— Parce que cela flatte votre esprit.
— Je suis bien élevé, c'est tout.
— Je ne veux flatter personne.
— Vous flatterez tout le monde, et chacun aura une opinion sur votre compte et il y aura un tas d'opinions que vous ne pourrez maîtriser, et même les plus chers de vos amis se soustrairont à vos plaisanteries de mauvais goût, avec des haussements d'épaules, et des mèches sur les yeux. Vous parlez pour ne rien dire, voilà tout.
— Ce vin est un délice.
— Servez-m'en encore un peu.
— Nous sommes deux ivrognes sur le déclin, docteur.
— La bouteille décline avec nous.
— Vous êtes fichu comme toubib.
— Et vous comme malade.
— Nous sommes de fichus ivrognes.
— Nous ferions mieux de boire. À la santé de la science !
— À la guérison !
— Et à la tradition viticole !
Lundi, mardi, mercredi, jeudi, vendredi, samedi, et dimanche.
— Pas une famille dont le nom n'a été souillé par au moins un bûcher.
À travers l'écran opaque de la fenêtre, il pouvait voir sa propre sœur qui montait vers le bûcher, la tête haute, et crachant au passage sur la foule qui tentait de l'exorciser.
— Il n'y a rien à faire. Elle périra dans le feu purificateur, simplement parce que l'eau ne tue pas. Remarquez bien que l'assassinat chrétien signifie l'anéantissement du corps. L'esprit est censé s'élever dans la fumée. Voilà le rêve purificateur de notre Christ.
Elle aurait pu le voir.
— Vous tuerez un maximum de coupables pfuiiit disaient-ils
et il avait convaincu tout le monde de son pouvoir de se soustraire, par un simple claquement de doigts qui était la figuration d'une complexe opération de l'esprit, à la gravité terrestre, gravité terrestre ; et je fus le premier à toucher son corps disloqué que les racines déjà commençaient à enfoncer dans la terre. Il se perpétue là où il est mort. À bon entendeur... Comme ces mots et ce langage qu'il tentait d'extraire de son esprit, et son père lui rapportant des menaces dont il disait qu'elles ne venaient pas de lui mais de ce monde juste où ils étaient père et fils.
— Puisque je vous dis que je ne vous en veux pas.
Il se tenait près de la fenêtre, avec un sourire de circonstance sur ses lèvres, et il s'efforçait de me dire que tout se passerait bien à la condition que j'y misse du mien.
— De toute façon, la question n'est pas là.
Et il croyait répondre à ma question avec des paroles que j'avais déjà entendues et qui m'avaient enfoncé plus profond dans le trou de leur machine à enfanter des déséquilibrés.
— Vous avez le calme, la sécurité, une certaine beauté, ne le niez pas. Un poète doit pouvoir goûter cette beauté. Il faut vous y attarder.
Et éviter de regarder les filles dans la rue, leurs garçons de pères, leurs putains de mères, et leurs frères curés.
— Allez à l'église de temps en temps.
Ite misa est !
— Il se peut que j'ai menti à ce tas d'honnêtes crapauds qui se félicitent de manger le même pain que moi, mais par pitié, arrêtez cette maudite rengaine qui va me rendre fou.
Ils travaillaient dur au fond du trou, ils travaillaient comme ils ne l'avaient jamais fait jusque-là, et ils s'engueulaient à longueur de journée en espérant que, si c'était un rêve, les éclats de voix les tireraient de là. Mais non — c'était bien la réalité qu'ils vivaient
— C’est la réalité mon vieux et je suis là à crever et je n'arrête pas de crever de peur de m'éveiller mon vieux.
Et un tas de salauds faisaient les pantins au bord du trou
— allez les gars ! hardi les gars ! le pain est pour tout le monde. Le pain est gagné ou n'est pas. Souquez ferme !
et je me disais que je n'avais vraiment eu aucune peine à mentir. Ici, on ne meurt pas d'une balle — on crève parce qu'on a bu, non pas du mauvais vin, mais simplement parce que le vin était mortel à cette minute précise — je pouvais voir à quel point c'était une erreur d'envisager de partir là-haut pour aller violer leurs filles et tuer leurs épouses — il l'avait dit :
— ils violeront nos vierges. Cette racaille est tout juste bonne à violer nos vierges — et ils étaient là à nous regarder sodomiser le chef de la tribu chacun notre tour et Sophros secoua sa blonde chevelure et dit que c'était le paradis.
— On n'a aucune raison de s'en aller. On reste.
Et je suis d'accord, je suis d'accord avec tous les types qui disent qu'il faut rester ou crever si jamais ils s'avisent de nous menacer — Tas de vierges, comprenez-vous que le thème est le vin ? Comprenez-vous ce qu'une bête comprendrait ? Délure-toi — et le passant — n'importe quel passant — vint nous dire que c'était fini. « Ramenez votre orgueil, mes frères. Voilà ce qu'ils disent :
— Moi je ne vois aucune raison. Foutez-les toutes. »
Et ils nous amenaient des vierges hurlantes, et ce furent les plus beaux jours de ma vie. Vim Patior ! Vim Patior !
[…]
— Je ne crois pas que tu sois venu me chercher, me tirer de cette captivité où mon esprit devrait trouver le repos ?
— Non.
— Quelquefois, tes réponses à mes questions, toutes négatives, se font un cœur de pierre comme pour les affronter. D'ailleurs, ma question n'en était pas une, à part l'intonation, mais pour t'inviter à la conversation.
— Toutes tes paroles sont des questions, et je ne sais pas même l'ombre d'une réponse. Voilà ce qui, je crois, nous sépare.
— Mais nous sommes ensemble, aujourd'hui.
— Encore une question à laquelle je ne peux répondre. Je sais que nous ne ferons pas l'amour. Nous en parlerons, toi interrogative, et moi incapable de décider du sens caché de tes questions.
— Nous ferons l'amour si tu veux.
— Veux-tu dire que nous le ferons si je te le demande ?
— Si tu le demandes, oui. Mais le temps de ta visite est limité, je crois, par l'horaire d'un train, et par la discipline rien que médicale à quoi je me soumets.
— J'aurais voulu t'apporter quelque chose, pour ta mémoire, en attendant ma prochaine visite. Pas des fleurs. Un mot peut-être.
— Lequel ?
— Ne me taquine pas. Je t'aime et je ne tiens pas à te perdre. Pour tout dire, ta maladie m'ennuie. Elle nous sépare, et elle m'ennuie.
— Elle me fait mal. Penses-tu quelquefois à cette douleur que tu ne ressens pas ?
— J'ai ma douleur aussi. Je n'en suis pas malade. Quitte cet endroit grotesque, reviens, et ne parlons plus d'irriter notre mal, sinon pour le soumettre à autre chose que l'ennui. Tu t'accroches à des chimères, et tu en vieilliras.
— Arrache-moi à cette vieillesse, mais ce n'est pas aussi simple que ça. Je brûle les doigts. Pardonne-moi de brûler ta main si tu as cherché, par je ne sais trop quel moyen, à m'arracher à cet enfer que je désire. Je le désire parce qu'il peut me sauver. Tout compte fait, je vais bien ici. Ma chambre est bien éclairée, mes livres soignés, j'aime ce silence.
— Je respecte le silence si on me le demande, mes propres livres sont usagés, et ma chambre obscure. Notre point commun est un point de silence.
— Tu ne connais pas ma douleur, et tu ignores tout de mon silence ! notre point commun, c'est l'amour. Est-ce l'amour ?
— Un amour qui se fait silence. Un amour qui se fait violence pour se taire. Comprends-tu que c'est moi qui dois me taire, depuis qu'on te demande, pour analyse, de dire tout ce qui te passe par la tête ? Foutaises, sinon le génie ne serait pas rare. Et il l'est.
— L'amour ne se résume pas à une rencontre. Une rencontre ne se résume pas à une conversation. Et la conversation résume les sentiments. Elle ne les exprime pas. Voilà ce que j'aime dans mon silence, n'était cette douleur que je ne m'explique pas et qui trahit ma pensée.
— Ma douleur à moi ne trahit pas ma pensée ; elle la forme, la ponctue, et je n'éprouve pas le besoin de planquer mon esprit dans un hôpital.
— C'est que tu ne connais pas la peur. Si tu la connaissais, profonde au plus profond de toi-même, ne chercherais-tu pas refuge ?
— Disons que je n'ai pas encore peur, et quand il sera temps d'avoir peur, j'aurais beaucoup vieilli et je ne voudrais pour rien au monde mourir dans un hôpital. Et puis, si tu m'aimes autant que tu dis, pourquoi ne pas te précipiter dans mes bras et y pleurer en attendant que la peur cesse de menacer ton équilibre ?
— Tu n'es pas aussi fort que tu dis. Tu ne supporterais pas ma peur. Je ne veux pas me rendre insupportable.
— Mais tu es insupportable. Je ne supporte pas la séparation que tu imposes comme pour défier l'amour. C'est ça ! Tu oses défier l'amour.
— Je ne te défie pas. Je suis trop faible d'abord, et je n'ai rien à te reprocher de si grave que je t'oppose un défi. Et puis, je suis une femme. Je ne cultive pas le duel, mais l'amour.
— Ou bien tu me tires dans le dos.
— Je ne suis pas lâche. Peureuse oui, mais simplement furtive et soudain paralysée, et tu t'obstines à me secouer, au lieu de chercher à m'aimer.
— Je cherche à t'aimer, et je ne trouve pas. Je ne trouve pas. Je t'ai perdue.
— Moi, je te trouve simplement amer. J'ai blessé ta volonté, et non point ton amour. Mais ne crois pas que je m'en délecte. Je souffre avec toi de cette blessure que je m'en veux d'avoir causée.
— Si je saigne, c'est la vue du sang qui te trouble. C'est inexplicable, ce trouble à la vue du sang. Du moins ça permet-il de discourir longuement, comme pour s'enivrer. En attendant, si je saigne, tout ce sang est perdu. Remarque bien que je n'ai pas dit que je saigne.
— J'ai dit que je pensais t'avoir blessé.
— À vrai dire, nous aimons à nous torturer. Mais cela m'invite à la vie. Tu préférerais, par goût, en mourir. Ce goût est aussi inexplicable que le trouble que te cause mon sang. Il y aurait beaucoup de discours à écrire là-dessus, ou simplement les tenir pour divertir les hommes et les tenir à l'écart de la vérité.
— Tu choisirais plutôt l'amour, et faire de beaux discours sur tes sensations et celles que tu crois susciter.
— Ne sois pas obscène, ni méchante. Je ne m'explique pas le plaisir, mais je crois qu'il vaut mieux parler du plaisir, et non pas ni de goût ni de trouble qui n'exprime rien que la médiocrité où parfois l'esprit se complaît. J'aime le plaisir, et je voudrais provoquer le tien.
— Encore un défi ! Quoique je ne sois ni obscène, ni méchante. Que je te fasse des reproches et que ma langue s'égare à les oublier dans ton cœur, je ne le nie pas. Mais je n'ai pas tenu d'obscénités et la méchanceté ne m'apparaît pas, sinon dans le cœur des hommes, quand mon propre cœur bat la chamade et s'essouffle au point que je me vautre dans un lit, et ne m'y console pas toute seule de la peur.
— Souvent, et nous aimons à penser que le hasard n'y est pas pour rien, les objets s'assemblent entre eux de façon à former, sur l'écran de nos pensées, de grandes choses et de petites choses, spirituelles ou franchement vulgaires. Ainsi, certain jour, je rencontrai un arbre, un pommier à vrai dire et, au pied de cet arbre, le cadavre d'un serpent. Vois un peu la belle pensée pour un homme aussi facilement émotif que moi ! Je contemplais cet assemblage fortuit et significatif, quand une femme vint à passer. D'autres idées, qui succédaient aux précédentes de façon fort logique, me vinrent à l'esprit, et je m'en délectai. Moins toutefois que de la pomme, que la femme s'était mise à croquer après l'avoir arrachée de sa branche. Mon esprit fumait de toute sa vapeur, tandis que je m'empiffrais de tous les détails de l'assemblage ô combien fortuit et significatif que le hasard d'une innocente promenade m'avait mis sous la dent. La même dont je croque la pomme qu'avec un sourire gentillet la jeune femme me tendait. Je mâchais, regardant des yeux qui ne me quittaient plus, sans me rendre compte que je venais à mon tour, de précipiter mon âme dans les abîmes infernaux. Ce ne fut pas sans mal, et cela me fit réellement très mal, que, au moment où la pomme mastiquée gagnait mon estomac, je vis, ô noire Enyo, le serpent se réveiller d'un profond sommeil, s'étirer plus longuement encore que d'habitude, et se dresser, entre moi et celle qui tenait le détestable trognon.
— Tu voudrais réussir à faire entrer le monde dans un bocal de verre, à travers lequel tu pourrais le voir agoniser. Seul Dieu peut juger, à moins qu'il n'ait choisi de mourir avec son image ;
— Ton esprit, dit l'hiver, tu l'as foutu dehors, et nous avons baisé comme deux pédérastes.
— Tu deviens cruel. Je provoque ta cruauté. Peut-être ai-je le goût, sinon du suicide, du moins de la torture.
— Quelquefois la vérité perle à tes lèvres, mais j'aurais souhaité que ce soit de l'amour, et pas simplement : je t'aime. Pardonne-moi de te rappeler au plaisir de la chair, ou plutôt ne me pardonne pas (au nom de quoi me pardonnerais-tu ?) et baisons.
— Tu es impossible.
— J'ai tout de même réussi à te faire sourire, aussi vrai que nous n'avons jamais fait l'amour.
— Tu ne fais tout de même pas l'amour à toutes les femmes que tu rencontres ?
— Je n'ai jamais rencontré que toi, mon amour.
— Tu jures que tu n'as jamais fait l'amour ?
— Je n'ai pas dit cela. Ne sens-tu pas, à m'entendre, que je désire l'amour comme un homme qui le connaît ?
— J'aime l'amour et je ne te comprends pas.
— Je ne te demande pas d'aimer l'amour, mais de m'aimer, moi, dans l'instant et plus tard aussi si tu le veux.
— Tu doutes de pouvoir m'aimer toujours.
— Est-ce une question ?
— Ne réponds pas. Je voudrais pouvoir effacer tous les doutes qui heurtent mon esprit, mais je ne peux pas m'empêcher de poser des questions.
— Je ne peux pas me forcer à y répondre. Les vrais sentiments ne répondent pas toujours à l'attente. Et qui peut augurer ?
— C'est bien ce qui me chagrine.
— Crois-tu que ce ne soit qu'un chagrin ? Est-ce que le chagrin porte des hôpitaux sur son dos ? L'usure véritable n'est pas un chagrin, et l'amour n'en est pas la cause. L'amour est une anecdote, sur quoi tu te reposes. J'aimerais te donner ce repos.
— La mort est le plus sûr repos.
— Non pas le repos, mais le lieu du repos. Quant à ce milieu, nul ne sait que je sache toutefois, où il est ni comment il est, avant de se demander pourquoi. Mais peut-être devances-tu la question.
— Je n'ai pas peur de mourir. J'ai peur de vivre.
— Mais tu ne veux pas mourir.
— Je ne le pense pas. Je n'ai pas dit que j'acceptais la mort. Je ne la refuse pas non plus. Je préfère parler d'amour.
— La mort me fascine. Je vis de cette fascination.
— Je préfère parler d'amour.
— La mort comme une lente usure, ou une brusque destruction de ce qui vit, de ce qui pense, pense vivre et mourir.
— Je préfère parler d'amour.
— Eh bien, fais-le. Sinon rabaisse ton caquet.
— Soit.
— Soit l'amour, ou ton silence ?
— Soit la mort dont tu veux m'obséder.
— Je ne veux pas t'obséder.
— On le dirait pourtant. On dirait que tu te venges de ne pas me posséder en tentant de faire passer la mort pour ta maîtresse. La mort n'a pas d'amant. La mort n'aime pas. Elle tue. L'amour ne tue pas.
— Il désaltère. J'ai soif, et il faut que je me désaltère. Courons vite nous désaltérer à la source la plus proche, les draps comme l'eau baignant nos corps et les purifiant à jamais.
— Tu cultives des images surannées.
— Non, je délire. Mais sans l'ivresse que tu ne veux pas partager. Et qu'est-ce que délirer sans ivresse, sinon devenir fou.
— L'amour n'enivre pas. Je serais folle si je le croyais.
— Tu es malade de ne pas le croire. Et moi je ne guérirais pas de cet amour, même si je dois vivre.
— Crois-tu que le simple contact de mon corps pourrait t'en guérir ?
— Ne me pose pas ce genre de question. Baise.
— Je baiserai. Je baiserai pour me voir, pour te voir. Je baiserai ton absence de grâce et j'en ferai un enfant pour témoigner que je ne t'en veux pas d'être un monstre et de me terrifier.
— Ne pleure pas, et surtout ne crie pas.
— Je pleure, je crie, je suis folle, j'aime, j'ai peur, oh si peur.
— Je te demanderais de me dessiner un mouton, tu aurais aussi peur. Tu as peur de ce qu'on te demande. Celui ou celle qui t'a demandé de lui dessiner un mouton se fiche pas mal que tu n'aies rien dessiné. Moi je te demande de m'aimer, et je me fous pas mal que tu me dessines un mouton. Toi, tu me demandes de t'aimer, et tu voudrais que j'aie la force de ne pas te demander ce que cela signifie pour toi.
— Tu reviendras me voir, souvent ?
— Je reviendrai, et je t'aimerai toujours, à ta manière si je peux. Si je ne peux pas, nous aurons de longues conversations, et tu feras ce que tu pourras pour me retenir.
— Tu ne tenteras rien.
— Je tenterai de ne pas m'enfuir à toutes jambes en poussant des cris pour effrayer les curieux qui se demanderont entre eux ce que tu m'as fait pour me mettre dans cet état. Il y aura beaucoup de curieux, et je les inviterai à se taire et à te respecter. Ils se tairont, mais ils ne pourront pas s'empêcher de penser que je suis fou à lier et que tu ne mérites pas ton sort.
— Le sort ne se mérite pas. Tu cultives des châtiments, des peines, des sentences, des sanctifications, des couronnements. Tu cultives la négation de la vie.
— Non point l'assassinat, et c'est heureux.
— Heureux celui qui assassine ce qu'il aime !
— Ne me dis pas que tu voudrais que je sois heureux !
— Puisqu'il faut mourir, que je meure aimée.
— Mais vierge. Ce serait malheureux de tuer une vierge, même aimée. Je serais malheureux de te tuer, d'un malheur qu'il me faudrait porter tout seul. Excepté si tu me trompes, même vierge. La soif de justice, étanchée, me serait une certaine joie, histoire d'effacer tant de discours et la vanité de nos promenades, aussi espacées soit-elle.
— Je les souhaiterais plus proche, si tu voulais.
— À quoi bon? Nous rédigerons un résumé de notre situation, et nous le peaufinerons à chaque promenade, en évitant de nous regarder, au cas où les choses aient changé sans qu'il y paraisse à nos yeux. Je me souviens... mais je vais sans doute l'ennuyer, comme d'habitude.
— Tu as beaucoup d'habitude, mais pas celle-là.
— C'était le temps d'une de mes vies antérieures.
— Tu as déjà vécu ?
— J'ai beaucoup lu
— Je n'étais pas exactement un arbre, mais quelque chose de très ressemblant à un arbre.
— Tu m'intrigues. Un arbre est un arbre, et tu es fou à lier.
— Peut-être un être hybride, entre l'arbre et l'homme. La moitié inférieure de mon corps était celle d'un homme...
—...parce qu'il y a des choses auxquelles tu tiens par-dessus tout...
— La moitié supérieure, celle d'un arbre.
— Voilà le personnage bien planté.
— Ainsi, je possédais la faculté de locomotion...
— Hum !
—...de par les jambes d'hommes qui me menaient où je voulais aller. En même temps, et c'était là, oui, mon originalité, peut-être même ma supériorité sur toutes les choses de la nature, non seulement je pouvais figurer les quatre saisons — ce qui est naturel, mais surhumain — mais encore, j'avais le pouvoir de fleurir comme bon me chantait ; je n'avais qu'à me déplacer, ce que me permettaient mes jambes, à la recherche d'un printemps toujours présent quelque part sur la terre.
— Voilà qui figure assez bien ton goût pour la liberté.
— Lorsque mes jambes ne pouvaient concurrencer la vitesse du soleil, j'empruntais une bicyclette, que je conduisais à l'assiette, n'ayant pas de bras. Le freinage, souvent nécessaire sur nos routes, et les ralentissements divers qu'on rencontre autour de travaux ou d'accidents, réclamaient un système de freinage, ingénieux et en tout cas utile pour les gens de mon espèce, qui s'exerce par un simple arrêt du mouvement des jambes sur le pédalier, voire d'une légère traction arrière sur ce même pédalier, ce qui ne saurait, à moins d'une trop grande fréquence, endommager ni la chaîne, ni le pignon.
— Tous ces détails techniques m'éclairent.
— Ainsi, un jour que je pédalais en direction d'un pays étrange, à la recherche d'un temps plus clément, et tandis que mes feuilles commençaient à roussir, je rencontrais, dois-je le dire, mon âme sœur.
— Et je souris en te voyant.
— Non pas, non, un arbre muni de jambes, comme je l'étais, mais un adorable chêne sauvage, de sexe féminin, planté un peu à l'écart des platanes qui occupaient les premières places sur le bord de la route. Je tombai, si je puis dire, éperdument amoureux de ce beau chêne enraciné, et, comme je lui contais fleurette, je résolus de l'arracher à la maudite terre que l'automne menaçait de son feu infernal. À l'aide de ma bicyclette, que je mis en pièces détachées...
— Où conduit l'amour, comme à ces pénibles sacrifices.
—...je confectionnai un appareillage savant dont j'espérais qu'il rendrait sa liberté à l'objet de mon amour. Et comme de juste, j'y parvins, non sans mal à vrai dire, le chêne étant pourvu, par la nature, d'une forte densité. Après quoi, ayant remonté ma bicyclette, mais de manière à pouvoir transporter mon amante, et ayant chargée cette dernière sur le porte-bagages que je venais d'inventer, je donnais le premier tour de pédale, puis le second, et enfin une multitude incalculable de coups de pédales qui nous menèrent, tendrement enlacés sur notre machine, aux premiers contreforts derrière lesquels le printemps avait lieu. Oui, derrière ces montagnes, les arbres sont en fleurs, mais déjà, ici, l'hiver invente mille tourments pour les maudits êtres hybrides qui ont le malheur de n'être ni hommes ni arbres mais les deux à la fois, enracinés dans cette terre ingrate, avec de maigres bras qui n'ont d'utilité qu'envers les quelques rares démangeaisons qui viennent jeter un peu de cet imprévu sans quoi l'esprit ne saurait supporter sa fatale destination. Et que dire, que dire, de cette pauvre tête nue qui rêve de l'ombre d'un feuillage. Ah ! ce beau chêne, à quelques pas de moi, si je pouvais le déraciner et le planter à mes côtés, pour qu'il me fasse de l'ombre les jours de grand soleil, et m'assure un peu de chaleur quand le temps est au gris.
— Oh ! je t'assure que pas un instant je n'ai songé à opposer le mariage à ta fièvre d'amour.
— Je connais ton goût pour les classiques.
— Je ne me sens pas l'esprit à dorloter le foyer de tes rêves.
— Mais c'est toi qui rêves ! Stagnerais-tu ici si tu avais un tant soit peu le sens de la réalité. Mais tu es comme les mauvais dormeurs qui prétendent ne pas rêver et que l'idée même de rêve empêche de dormir.
— Il est vrai que j'ai du mal à trouver le sommeil, et les rêves sont rares qui ne me tourmentent pas. Sinon je me remémore quelque joie passée, et je n'en espère pas de nouvelles, excepté celles qui pourraient me venir de toi, mais sous quelle forme, et par quel chemin. Ou bien ce sont tes tourments d'amoureux fou, et moi folle d'amour, convaincue, par la force des choses, de ma folie, et doutant à tout prix que l'amour n'est qu'une façon de parler quand on n'a rien à dire. Rien à dire, c'est dire si je me sens vide de sens, et hors de moi, comme si je n'avais aucune raison de trouver la colère là où je n'avais composé rien que de très serein. Je pourrais en rire, si je ne te sentais pas tenter l'impossible pour me sortir du pétrin où je me suis fourrée avec l'accord tacite de la vie. Je ne pleure pas non plus, puisque les larmes t'agacent. Je t'ai simplement demandé de faire un bout de chemin avec moi, pour parler d'autre chose que ce qui nous écrase, mais de quoi ? De quoi parler, puisque je ne suis pas bien, et que tu n'es pas mal. J'ai rencontré le feu, mon esprit réunissait toutes les conditions pour espérer ne pas s'y brûler. Je me croyais inextinguible. Et pourtant, je me suis enflammé à la première approche. Avec quelle obscurité j'ai joué, et sans l'éclairage promis pas tant de littérature. Mon cœur est pauvre, et mon esprit désolé. On ne se joue pas impunément des règles de l'art. Pourtant, à cette époque, j'en avais fini, croyais-je, avec les divagations de l'esprit dans la végétation carnivore de l'imagination. J'avais renoncé à toutes formes d'expression, redoutant, pour y avoir touché, qu'elle ne me transformât en un néologisme que personne ne prononcerait sans quelque amusement intérieur. À quoi bon écrire ce que le cœur voudrait, si cela terrorise l'esprit. L'esprit sait où il va si le cœur lui montre le chemin. L'esprit préfère d'autres spéculations exemptes de sentiments. J'avais choisi les chiffres, et n'ayant nul génie à pousser le calcul au-delà de ce qui avait déjà été fait, je me contentais de résoudre des problèmes, plutôt des exercices dont la solution est au prochain numéro. Lavage de cerveau, pour effacer toute trace de passion, sachant que c'est là que le cœur s'arrête et que l'esprit n'y peut rien, sinon se perdre. J'en étais là quand je rencontrai celle que je nommerai Ariel, simplement pour ne pas la nommer puisque son mal n'est plus et que le passé est le passé. Oublions les détails que la réalité voudrait nous imposer, pour plus de clarté, mais sans prétention. Je dis que la réalité est obscure et que je n'ai pas la prétention de l'éclairer par des détails. Je me contenterai de quelque accent de sincérité dont j'ai le secret et qui résonne bien quand la dérision, surmontée de son accent circonflexe dont les deux versants mènent au même endroit désolé, quand la dérision, dis-je, met en sourdine, et non point totalement tue, en sourdine sa voix rocailleuse qui suspend pour un temps la compréhension des choses les plus simples pourtant. Ariel avait l'apparence d'une jeune fille. Je dis l'apparence, car il ne me fut pas donné de mettre bas les voiles, ni par elle, qui abhorrait la chair, ni par moi, hésitant à violer le manque de transparence qui, d'opaque presque, devint tout hermétique ; on ne me reprochera pas de traiter de femme un être que je crus tel. J'ai connu des femmes ; je sais de quoi je parle. Un homme est un homme ; même rêveur, il a le goût des preuves. Quoiqu'il en soit, et pour nous en tenir aux hypothèses, les signes extérieurs dont elle s'arrangeait de façon fort séduisante, déclenchèrent en moi une série de sentiments qui, après quelques révolutions autour de l'objet de mon attention, s'arrêta sur un mot exemplaire, mais fatal et sans retour : amour. Oh c'est bien là le mot le moins chargé de sens de la panoplie sentimentale de notre genre, et s'il est quasiment vide de sens pour notre entendement, il est un esprit moins sagace qui se plaît à lui en donner, peut-être pour se révéler à lui-même moins falot qu'il n'apparaît d'ordinaire. Amour, je t'ai rencontré, que tu existes ou non. Je me fiche de savoir si tu existes ou si tu n'es qu'une illusion. Je me fiche de savoir si mon esprit me joue des tours et si je dois ne pas m'en remettre. Je me fiche des conséquences de mon acte. Acte ! voilà le mot sur quoi s'écorche ma langue. Car s'il y eut, à n'en pas douter, maintes preuves d'amour dont la moindre est un simple aveu, d'acte il n'y eut point, sauf pas l'aveu, de mon côté, qu'il me pressait. À quoi elle répondit que le mot avait pour elle un sens tout différent, et qu'elle y avait renoncé. J'eus l'impression redoutable, de m'être entiché d'une bonne sœur. J'allais raturer l'amour qui se révélait en moi pour la première fois puisque je devais renoncer, sinon à y produire, du moins à m'y extasier par le biais naturel de la chair. Je m'éloignais, pour me morfondre, jurant contre le sort d'épouser la première venue, de lui faire des enfants, et de l'aimer tendrement jusqu'à la fin de mes jours.
[…]
— Pour qui me prends-tu ? Nom de dieu, mais pour qui me prends-tu ? t'es-tu écrié, et quelques-uns t'ont regardé d'un air hagard, mais le train s'éloignait, et leurs regards m'ont figée sur le quai.
Puis je suis demeurée seule, sauf un ou deux qui ne me regardaient pas, et j'ai trouvé la force de retourner sur nos pas. Enfin, j'ai aperçu, au bout du long mur de pierre, le monumental portail, et j'ai confirmé que ta visite m'avait fait beaucoup de bien, mais que j'étais lasse, et que je regagnais ma chambre pour préparer ta prochaine visite. Je les ai assurés de ma sérénité, et ils ne m'ont pas crue. Maintenant, ils écarquillent les yeux, ne disent rien, et ne me quittent pas une seconde. Ils espèrent que la nuit m'apportera le sommeil, mais ils n'y comptent pas trop. J'ai cependant promis de faire un rêve merveilleux cette nuit, pour qu'ils sachent demain, quand je le leur dirais, que j'ai besoin de toi. À vrai dire, tu es leur bête noire. Ils te regardent de travers et n'aiment pas tes allures. Certains disent que tu es un médiocre, et que c'est de ta faute si j'en suis à balancer entre l'amour et la mort. Ils disent que tu es plus fou que moi, mais que ton public te préserve de ce que tu mérites. Pour toi, ils ne parlent pas de guérison, mais de tortures à t'infliger pour te faire passer le goût et l'envie de tes folies. Ils imaginent une médecine pour terroriser et détruire les poètes. Je ne crois pas que tu sois poète ni fou. C'est moi qui te trouble, et tu es assez bon pour supporter leurs sarcasmes et leurs médisances. Je t'écris pour que tu m'écrives. Je comprends mieux tes lettres que ta conversation, peut-être parce que je peux relire, ou peut-être parce que c'est ma voix qui redit la tienne. J'en écris long pour que tu aies le temps de m'aimer, et pour que ta mémoire ne retienne pas tout, et pour que ton esprit y revienne sans cesse, s'abreuver à ma source et s'y délecter toujours de la même eau. Cependant, je me coucherai ce soir avec un peu d'amertume dans le cœur. Je crois que tu n'aimes pas entendre toutes les choses que je dis. Tu préfères choisir selon ton goût. Le reste ne t'émeut pas, ou tu t'en sers pour me faire mal, et ce n'est pas toujours la sincérité qui te motive. Je n'ai pas dit que tu manques de sincérité, mais elle te sert souvent d'armure contre ma propre sincérité. Toutefois, il nous arrive de nous mentir pour préserver ton armure. Je ne suis pas amère, mais l'amertume est un goût qui me revient à la bouche pour me sauver du désespoir. Je désespère cependant d'y trouver toujours un refuge, et dans le refuge l'oubli des raisons de mon désespoir et, par-delà les figurations mentales qu'on voudrait que je confonde avec la vie, je sais ce qui me hante, pas toute ma hantise, mais c'est d'elle dont je peux parler le mieux. Tu aimes les fables, je crois, et les dialogues sans fin où tu perpétues tes faims de savoir ; je sais des fables. Toutes n'ont pas une signification bien précise. Toutes les fables sont avares de détails, ou bien c'est un détail qui leur donne un sens particulier. Il y a les fables qu'on apprend de la bouche des autres, et celles que l'on a vécu soi-même. Il y a aussi les fables en cours de formation, inquiétantes fables qui peuvent rendre fou quand leur fin ne se laisse pas deviner, ou quand elles vident nos prévisions de leur substance, et la répandent, s'y acharne l'immanquable sort de chacun. C'était l'été. Tu observais une fourmilière près d'un arbre, et tu dis que cela t'inspirait du dégoût pour toute forme de vie communautaire. J'ai ri, et te voilà suspendu à mon rire, comme si tu t'étonnais toi-même de t'attarder au rire d'une fille de passage. Je raille un peu ta vanité, mais tu ne t'intéresses qu'à mon rire, et tu dis, pour me charmer, que tu ne m'aurais pas remarquée si je n'avais ri. Désormais, pour te plaire, il faut que je rie. Je ris beaucoup, à propos de tout, et cela finit par t'agacer, que je ris par exemple de ce qui ne t'inspire que du dégoût, comme les fourmis. Nous nous quittons enfin. J'ai avalé mon rire, un peu étourdie, et tu t'agites en signe d'agacement. J'aurais pu t'oublier, ou simplement me souvenir de ma stupidité, et en rire peut-être un peu confuse, mais j'ai voulu t'offrir une autre image de moi. Par vanité, ou parce que le sort me provoquait. Cette fois, tu lisais. Je m'approche. Je fais de l'ombre sur la page. Tu lèves la tête. Encore moi.
— Quel bonheur que vous ne soyez pas aveugle ! dis-je.
— Pourquoi ? À cause de vous ?
— Non, à cause des fourmis, du livre enfin.
— Vous vous méprenez. Je disais : aveugle à cause de vous, pourquoi ?
— Je pourrais vous crever les yeux ?
— Si je vous importune, oui, pour vous venger d'une mauvaise plaisanterie, ou d'une médisance, ou d'une proposition audacieuse. Vous châtreriez ma méchanceté, ma bêtise, ou mon cadavre, en me crevant les yeux. C'est un réflexe féminin.
— Je ne comprends rien à ce que vous dites, mais nous avons au moins un point commun.
— Ah ! oui, lequel ?
— Nous aimons la conversation.
— Je ne la déteste pas quand elle tourne mal.
— Vous êtes provocateur.
— Et vous provocante !
Tu te lèves, fermes le livre. Je frissonne. Tu as de nouveau cet air renfrogné qui te va si bien.
— Allez ! dis-tu en détalant presque. J'ai d'autres chats à fouetter.
La meilleure façon de m'intriguer, et d'encourager ma curiosité. Je jure de te revoir. Je t'aime déjà. Mais tu ne reparais plus. Je retourne à cet arbre. Il y a toujours une fourmilière, et la patine d'une racine où tu t'assois pour lire. Mais tu manques au décor. Un jour, presque affolée de ne pas te trouver, je dépose un baiser sur l'écorce de l'arbre et c'est le moment que tu choisis pour reparaître, dans mon dos.
— Héla ! héla ! jeune fille ! Que faites-vous donc à cet arbre qui ne vous a rien fait.
— Mais rien, voyons !
Je rougis.
— Rassurez-vous, il est insensible, et si par mégarde il a senti quelque chose, il ne vous en veut pas.
Coquelicot.
— Vous embrassez bien.
Feux.
— Remarquez que je n'y connais rien dans ce domaine, et je ne veux pas livrer tous mes secrets à une jeune inconnue qui se livre à de bien étranges pratiques. C'est un objet de la nature. Vous le préférez à la nature ? Moi, je préfère son ombre, que je distingue très bien du soleil. Le malheur à voulu qu'une colonie de fourmis, détestables insectes, s'y installe, ce qui est préjudiciable pour ma lecture. Gardez-vous bien de l'embrasser n'importe où. Il contient des fourmis que vos lèvres n'apprécieraient pas.
Tu t'éloignes. Je suis un tas de cendres que tu éparpilles d'un coup de pied. En fait, et le décor n'est plus celui de la campagne, mais une ville, je te revois. À ton bras, une fille. Nous nous ressemblons comme deux gouttes d'eau. C'est peut-être dans un miroir. Je déteste mon image. Je ne lui ressemble pas. J'ai beau le dire, le crier même, personne ne croit que je suis différente, ou bien ce que je vois dans le miroir, c'est un temps passé, que je voudrais oublier. C'est peut-être parce que je n'oublie pas qu'on me croit la même. Ce que je n'ai pas oublié, ce sont mes souvenirs, rien de plus. Je les conserve, et s'il m'arrive de m'en servir, ce n'est certes pas pour me faire mal. Ils manquent trop de l'exactitude qui blesse quand elle se reflète. Je te vois dans un miroir, et tu es tel que tu apparais, tel que tu es. Moi, je m'efface, ce n'est pas moi qui efface, mais c'est comme cela, et tu restes seul accroché au miroir. Tu crois à l'exactitude des reflets, et tu dis que ce sont des approximations, mais si proche de la réalité qu'il faut faire peu de cas de la différence. La différence est infime, mais je m'y retrouve, et personne ne vient me chercher là où je suis. Dans l'onde que tu brises pour taquiner les héros, j'ai bu la coupe amère.
[…]
Ainsi, aux plus beaux jours de ma jeunesse, spéculateur encore indemne, je vis que l'amour était un leurre, et que la femme n'était peut-être pas ce que je croyais qu'elle fût. Je tentais d'oublier Ariel, conscient cependant que ma tentative n'était que le premier pas d'un drame qui allait se jouer sans que j'y modifiasse un détail. Je rencontrais une certaine C. à qui je fis beaucoup d'enfants, ce qui l'amusa jusqu'au délire. Elle délira tant que je n'eus d'autre préoccupation que de m'en défaire, mais sans y paraître, car je tenais à ma situation, et je retournais, chaque fois que le silence et la solitude s'accordaient à me le permettre, à la pensée de mon unique amour : Ariel. Je lui écrivis une lettre toute simple, de cette simplicité qui manipule des désordres complexes, fausses ingénuités par lesquelles je savais que je lui plaisais. Elle ne répondit pas. Les jours passèrent, monotones et graves, et je me morfondais, comptant les marmots que je donnais au monde et hurlant de terreur chaque fois que j'étais proche d'en instruire un nouveau. Je me décidai alors d'écrire une seconde lettre. Je n'y cachais ni mon inquiétude, ni mon fol espoir. La réponse, cette fois, m'éclaboussa. Je lus, relus, une fois à l'endroit, une fois à l'envers ; je démontai toutes les pièces du mécanisme, remontai, le regardai fonctionner comme une horloge sous mes yeux étonnés. Qu'est-ce que ceci, mon Dieu ? m'écriai-je. J'avais rêvé, de la première rencontre, d'une jeune fille toute pure et diaphane, certes. J'allais cultiver sa douceur et le choix de ses mots. Je l'avais logée en robe de dentelle entre une cheminée rustique et un rouet non moins ancien. Sa lettre me scia. C'était de la littérature. Cela sentait les miasmes du laboratoire intime. Je connaissais cela par cœur. Je m'y inventais de nouveau, retrouvant les premières années de mon adolescence entre un dictionnaire épais et un énorme manuscrit. Je chassai de mon esprit quelques idées noires qui s'épanchaient à cause de ma désillusion, et je me mis à tourner en rond, les mains croisées dans le dos pour prier ma réflexion de ne point dépasser le cadre des choses intelligibles. « Ariel, me dis-je, qu'est-ce que ceci ? Je te croyais toute innocence et pureté ! Je te croyais un ange descendu du ciel pour m'éclairer sur la vanité des choses de ce monde. Je n'ai pas violé ta douceur, malgré le feu qui dévorait mes liens. J'ai épousé la vie pour ne pas perdre conscience. Et voilà que je m'évanouis. Je tourne de l'œil avec lenteur, éparpillant autour de moi les pages de ta lettre. Qu'est-ce que ceci, où tu me donnes de la littérature ? Dois-je entendre que tu n'es point ange, mais la bête qui reparaît, s'extrayant à grands coups de griffes de l'inextricable forêt de mon adolescence, où des romans m'ont fait perdre la tête ? Ariel, je te redoute. Tu es le néologisme que je tentais de fuir. Oh que ma tête éclate en morceaux ! Bête immonde, je reconnais ta patte. Tu te moques de mes désirs. Tu m'imposes les tiens. Je reconnais ta langue absconse dont le baiser est un stigmate. Je te fuirai. Je t'échapperai à nouveau. En fait, et sans me forcer beaucoup, je retournais à mes premières amours, avant l'Ariel du dernier printemps, bien avant l'illusion d'un amour qui n'était que la tentative de séduction de la bête que j'avais chassée de mon lit et qui, pour tromper mon cœur, se faisait passer pour un ange, sachant qu'immanquablement je me poserais la question de son sexe, et comment m'y satisfaire. »
[…]
Ainsi, je suis l'Aurore. Ce matin, étant un peu lasse, j'ai choisi, pour me manifester, la première fenêtre venue et, comme elle n'a pas pu supporter toute mon ardeur, habituée qu'elle était à recevoir chaque matin seulement sa part de soleil, et surprise que je m'offre tout entière à elle, laissant dans l'obscurité toutes ses sœurs, elle s'est enflammée. Maintenant, elle n'est qu'un petit tas de cendres au pied du mur, et il y a un homme, encore vêtu de son pyjama, qui me regarde avec un air hagard, et comme je le presse de questions pour savoir qui il est, ce qu'il pense, ce qu'il entreprend et ce qu'il laisse, il ouvre la bouche sur un mot qui ne sort pas, malgré tous les efforts qu'il semble accumuler dans sa chétive poitrine. Il est là, un peu gauche, à me regarder, et je crois qu'il n'a pas peur du tout. Simplement, il cherche à me dire quelque chose, et cette chose ne sort pas de sa bouche. Tantôt il me dévisage, tantôt il regarde le petit tas de cendres au pied du mur. Je ne sais pas s'il regrette sa fenêtre ; moi, en tout cas, je ne vais pas m'éterniser là à attendre qu'il me dise ce qu'il veut me dire, en admettant qu'il ait réellement quelque chose à me dire. Alors bonsoir !
— Pardonne à ces obscurités, comme tu sais si bien le faire. Pardonne-moi. Si loin, j'ai pensé être le soleil, ou au moins le plus infime de ces rayons, ce matin. C'est pour moi le plus sûr moyen de couvrir la distance qui nous sépare. Merci, je vais bien. Je titube encore un peu, mais on ne se remet pas de l'amour aussi simplement que tu le dis. Et j'ai été, crois-moi, plus qu'étourdie. Ont chacun sa manie, et le plaisir qu'il y peut prendre, au risque de ruiner son esprit, ses facultés mentales. Moi, je possède une manie des plus détestables. À la fin du repas (on mange bien ici) on m'apporte des fruits, que je préfère pulpeux et colorés et, pour mon grand plaisir, et satisfaire mon tic, je les écrase sous le poids de mon corps, entre mon front et le rebord de la table, entre mes deux mains, quelquefois entre mes genoux que je serre l'un vers l'autre, parfois même je me couche sur les fruits, et les écrase dans mon lit. En fait, j'ai mille manières de satisfaire cet instinct maudit, et il ne se passe pas de jour que je n'en trouve une nouvelle, qui marque un progrès sur les précédentes. J'ai inventé les positions les plus originales. Ainsi, je me tiens en équilibre sur la tête, les bras en croix comme une balance, et une grenade toute pleine de soleil et d'eau me sert de support, qui finit par céder sous le poids, éclate en mille morceaux sanglants et sucrés qui maculent ma chevelure, blessent un peu mon crâne, et me jettent sur la terre qui m'arrache un cri douloureux. Comprends-tu ? Et c'est de ce cri douloureux que je me nourris. Oh ! non, je ne suis pas le château tout entier. Non, je ne suis pas une fenêtre, ni une porte, ni le toit, ni les fondations. Je suis une majestueuse colonne, de vingt tambours de haut, et ma tête est couronnée de feuilles d'acanthe. Je suis de pierre et je n'ai pas de cœur. Et, captive entre les captives, car j'ai de nombreuses sœurs, je regarde le temps passer, et ma pierre se patine lentement. Non, je ne m'échapperai pas. Non, je ne m'userai pas jusqu'au néant. Je vous dis que je suis cette colonne, et que je suis vieille, et que je vous regarde. Non, je ne vous écraserai pas. Je suis là, debout, et je pourrais toucher le ciel si vous vous laissiez aller à l'imaginer. Ainsi, je touche le ciel, puisque vous fermez les yeux pour l'imaginer. Et puis vous passez votre chemin. Non, ne le niez pas, vous ne m'avez pas vue. Vous m'avez simplement touchée, et je vous ai aimé le plus tendrement du monde. Tu m'as parlé d'une prochaine visite. Je t'aimerai plus encore, mais cette fois, je t'en prie, ne me vante pas les charmes de cette architecture où je ne cesse plus de guérir. Car c'est la chose la plus bête et la plus banale qui puisse arriver à une femme, et c'est à moi que cela arrive. Maudite fatalité et méchant destin ! Me voilà dans de beaux draps ! Si ces maudits murs ne reflétaient pas aussi méchamment ma propre image, mais c'eût été trop simple, peut-être, s'ils n'avaient rien reflété du tout. Voilà les choses bien compliquées par ces reflets. Sans cela, j'aurais sans doute retrouvé mon chemin sans trop de mal, mais ces murs compliquent tout maintenant. Sans doute ce dédale eût été trop simple sans ces reflets qui font que je ne sais plus où je suis quand je suis certaine d'être ici. C'est un reflet ? oui, peut-être bien n'est-ce qu'un reflet. Dans ce cas, je suis ici. Mais je ne me sens pas ici. Je sens bien que je ne suis pas ici. Pas plus que je ne me sens ailleurs, où je me vois, et où je suis peut-être. Je pourrais marcher. Cela m'avancerait peut-être. Dans le bon sens. Et je fais beaucoup d'effort pour tenter de marcher. Mais le premier pas est difficile, comprenez-vous ? Le premier pas est toujours difficile en toutes circonstances. Mais qui le fera ? Moi, ou un simple reflet ? Si je fais un pas, n'importe quel miroir reflétera ce pas, n'est-ce pas ? Et ! bien, non. Je fais un pas, et je constate, en me regardant, que je ne l'ai pas fait. C'est peut-être simplement parce que je n'ai pas bougé, en fait. Je fais un pas, mais je ne l'ai pas fait. C'est tout simple. Peut-être qu'en ne bougeant pas, je me verrai marcher. Avec ces reflets, il faut s'attendre à tout, et surtout à ce genre de chose.
— Peuh ! Je n'en crois rien.
— Vous avez tort.
— Ne vous vexez pas.
— Il y a de quoi.
— Avouez qu'il est difficile d'y croire.
— Et pourquoi donc ?
— Parce qu'il n'y paraît pas.
— Raison insuffisante.
— Mais elle me suffit bien à moi.
— Est-ce à vous qu'elle doit suffire ?
— Eh ! je suis quand même la première personne concernée.
— On ne le dirait pas.
— C'est bien ce que je vous reproche.
— Quel homme stupide, qui fait des reproches à son propre reflet !
Depuis plus d'une semaine, je dors sans béquilles. Ce n'est pas facile de dormir quand le sommeil n'existe pas. Il faut l'inventer. Inventer le repos quand on travaille du chapeau ! Je pense à toi. Je pense à toi pour que tu sois le rêve qui m'apportera le sommeil. Je peux dormir tranquille : tu ne me violeras pas. Il ramait. C'est beau un homme qui rame. C'est beau vraiment. À le voir ramer, je goûtai cette unique plénitude spirituelle que seule la beauté peut conférer à la créature qui contemple. Et je le regardais ramer, et je pensais qu'il n'y avait rien de plus beau qu'un homme qui rame, et soudain, sans que je pusse y résister, je me mis à brûler si fort de l'envie de posséder cet homme pour moi toute seule que je l'appelais par son nom, de la berge où je me trouvais, assise entre les herbes. Alors, il cessa de ramer, et je le trouvais moins beau, mais je pensais que ce n'était là que l'effet de la surprise, qu'une jeune fille l'appelât, et qui plus est par son nom, tandis qu'il ramait, d'une berge qu'il distinguait à peine, et vers laquelle il se demandait s'il allait ramer, pour la rejoindre, et l'aimer peut-être. L'aimerait-il ? Rien n'était moins sûr. Il n'avait jamais aimé personne, et il n'y avait aucune raison pour qu'il se mît à aimer quelqu'un en particulier. Il avait cessé de ramer cependant, et son regard tentait d'analyser ce qui se passait sur la berge. Une jeune fille agitait son bras, et l'appelait. Il reconnut son nom, mais pas la jeune fille. Qu'une jeune fille qu'il ne connaissait pas le connût à lui, et jusqu'à son nom, était-ce une raison suffisante pour l'aborder, lui faire la cour, et tenter de l'aimer, lui qui n'avait jamais aimé personne ? Cela méritait réflexion, et il avait cessé de ramer pour peser le pour et le contre. Ainsi, immobile dans sa barque, avec les avirons comme deux bras prenant le frais dans l'onde, il avait perdu beaucoup de sa beauté, et je retournai sur mes pas, un peu effarouchée, certaine d'avoir, une fois de plus, manqué d'aimer quelqu'un. Je suis une enfant, et je t'agace sans doute. Non pas si tu m'aimes autant que tu dis. Une enfant, mais pas exactement une clé. Et il m'a tenue dans sa main comme un homme, d'ordinaire, tint une clé. Et j'ai eu peur, très peur, étranglée par cette main moite qui refusait de me lâcher, malgré mes pleurs. Et il a serré encore, et de grosses gouttes de sueur perlaient sur son visage, et il avait de méchants yeux pour me regarder. Alors, je ne sais pas ce qui lui a pris. Elle a tiré sur moi avec une violence inouïe, et il a lâché prise, et un gros juron lui est venu à la bouche. Il n'en pouvait plus. Il n'en supporterait pas davantage, disait-il. Et il s'est mis à courir dans le jardin en hurlant un tas de sornettes injustifiées, et puis il a disparu derrière les arbres, et on ne l'a plus entendu. Elle a fermé la fenêtre, et s'est couchée, après m'avoir négligemment jetée sur le plancher, où je n'ai pas fermé l'œil de la nuit, craignant qu'il ne revienne pour me serrer dans ses sales mains mortes, et qu'elle lui dise non, et qu'il parte en claquant la porte, et qu'on me laisse là, toute la nuit, à attendre je ne sais trop quoi qui de toute façon ne me concernera que de très loin. Alors, cher, mesurez votre pas, mesurez le froissement des étoffes sur votre corps, mesurez chaque chose qui pourrait m'éveiller, mesurez, à la fin, l'épaisseur de mon sommeil. Ne me réveillez pas de cet abîme délectable où je confonds les significations secrètes des choses. Ne m'arrachez pas à mon rêve, à mes erreurs, à mes simples et pures amours que le hasard de l'inspiration me compose pour moi seule. Surtout, ne parlez pas. Écoutez si ça vous chante, mais rien que ma respiration, et les bribes de mon délire. Contemplez mon corps endormi, puisque vous le voulez, et que je ne suis pas de force à vous en empêcher. D'ailleurs, que me servirait-il de vous interdire l'accès de mon corps ensommeillé ? Mais souvenez-vous bien que je n'ai rien promis, qu'il ne s'agit, pour moi, je l'ai bien précisé avant de m'endormir, que de tenter le plus long des voyages, et en aucune façon je ne vous ai invité à me suivre. Nul compagnon n'est assez proche pour devenir ma secrète destination. Je vous demande de ne pas m'éclairer. N'ouvrez rien que la lumière pourrait déserter pour m'éclairer. Mais une abeille s'est posée sur mon ventre, et je me suis réveillée. Je l'ai longuement regardée. Je n'ai pas craint qu'elle me pique. Et elle m'a piquée. J'ai serré les dents parce que la douleur était vraiment insupportable. Je suis très courageuse, quand je le veux, face à la douleur. Il y a un tas de douleurs que je peux supporter. Une piqûre d'abeille par exemple. Je serre les dents, et je ferme les yeux, et je me dis qu'elle va mourir. L'a-t-elle cherché ? Je n'en sais rien, je dormais, au soleil, et l'abeille m'a prise pour une fleur. Et je me suis réveillée. Que s'est-il passé ? Nul ne le saura jamais. Il reste que j'ai fait preuve d'une grande résistance à la douleur. Surtout, l'abeille va mourir. J'y ai pensé très fort pour que la douleur ne l'emporte pas sur ma sensibilité. L'abeille est la meilleure infirmière que je connaisse. Hier, j'ai eu de la visite, et j'ai couru vers eux comme une folle, comme si je craignais qu'ils me crussent morte, bonne à enterrer à l'écart des vivants ; certes, je suis une étrangère ici. Je ne connais personne. Je reconnais cependant. Je suis une simple visiteuse, et je marche entre les tombes. Je m'arrête quelquefois, parce qu'un nom, la couleur d'une pierre, ou la senteur d'un bouquet ont réveillé en moi un vieux souvenir que d'autres choses avaient enfoui sous ma mémoire. Et voilà, à cause d'une photographie d'émail, à cause de ces cheveux bouclés et de ce regard immobile, à cause aussi de cette main à quoi l'harmonie de la pose doit toute sa vérité, voilà qu'un vieux souvenir refait surface, lentement, avec tant de précautions que je peux le croire animé du même souffle que moi. Pourtant, ce souvenir n'est pas le mien. Il appartient à quelqu'un que j'ai bien connu, et qui me l'a confié pour que la mémoire s'y amuse, et je ne suis pas loin d'en pleurer, car il n'est pas pour moi de souvenir plus cruel. Et je me fais soudain le douloureux reproche d'avoir oublié toute chose qui me manque cependant. Je marche entre les tombes, et j'ai bien l'air d'une visiteuse sans racines, parce que tout ceci m'est étranger, surtout parce que mon pas ne trahit pas mon désarroi. La nuit venue, les lourdes grilles de fer se sont refermées sur moi, et, de l'autre côté, j'ai regardé le vieux gardien qui agite sa lampe à bout de bras, à la recherche d'un visiteur qui se serait égaré entre les tombes, et que la nuit pourrait effrayer au point de lui arracher le cœur. Mais je ne crierai pas. Je ne m'attarderai pas plus longtemps devant cette grille, et l'esprit aux brumes de mes pensées, je me mêlerai aux passants dans la rue. Comme eux, je suivrai mon chemin, toujours visiteuse des lieux particuliers où les vies se rencontrent. Je suis simplement seule, à recueillir le moindre des potins qui pourra justifier mes indiscrétions.
— Surtout, ne dîtes rien.
— Tout à l'heure, vous vouliez savoir.
— Et maintenant je ne veux plus.
— Vous attendiez autre chose ?
— Puisque les choses sont ce qu'elles sont.
— Je ne vous le fais pas dire.
— Je ne dirai rien que je ne sache pas.
— Bien. Je me tairai.
— Est-ce donc si terrible ?
— Si cela devait m'arriver, et que je le sache, je trouverais cela en effet terrible.
— N'y a-t-il rien à faire ?
— Rien que je sache.
— Et vous savez tout bien sûr.
— Que je sache, oui.
— Savez-vous bien tout ?
— En doutez-vous ?
— Il y a bien quelque chose à faire !
— Je ne vois pas, non.
— Cherchez, je vous en supplie.
— Je ne vois vraiment rien.
— Oh ! c'est horrible.
— Vous ne voulez toujours pas savoir ?
— Cela m'aiderait-il vraiment ?
— Je n'en sais rien.
— Pouvez-vous prévoir ma réaction en l'apprenant ?
— Elle ne changera rien.
— Mais alors que faire ?
— Attendre.
— Mais attendre quoi ?
— Que ça arrive.
— Avez-vous prévu que je chercherai à vous tuer ?
— J'ai tout prévu.
— C'est donc ça ! Vous allez me tuer avant que je ne vous tue.
— Comment pouvez-vous être sûre que vous me tueriez si je ne tentais rien contre vous ?
— Ce pistolet que j'ai dans la main.
— Allez-vous tirer ?
— Je crois, oui.
— Que se passera-t-il alors ?
— Vous mettrez en branle toutes les forces magiques, et j'échouerai dans ma tentative d'assassinat sur votre personne.
— Je ne suis pas magicienne. Je suis voyante. Je ne peux rien contre votre arme. Mais je sais ce qui va se passer.
— Appuierai-je sur la détente ?
— Voulez-vous le savoir ?
— Dites-le.
— En effet, vous appuierez sur la détente.
— Et le coup partira ?
— Oui.
— Que se passera-t-il alors ?
— Quelque chose que vous ne voulez pas savoir.
— C'est donc ça, ma propre mort, n'est-ce pas ?
— Voulez-vous le savoir ?
— Non. N'en dites rien. Quelle horreur ! Je vais donc presser sur la détente, et le coup va partir. Cela demande si peu de temps ?
— Voulez-vous savoir ?
— Je ne sais pas. J'ai peur. Quelque chose me retient ici.
— C'est le destin.
Ils disent que je suis morte, quand je suis bien vivante, mais seule à le savoir. Allez donc faire comprendre à des êtres bouchés qu'ils se trompent sur votre compte ! S'ils jugent que vous êtes mort, ils vous enterrent, et c'est tout, les uns parce qu'ils pensent que Dieu leur en saura gré tôt ou tard, et plutôt tard que jamais, les autres par souci d'hygiène. Mais si les premiers savaient l'horreur de ce qu'ils sont en train de commettre, ce serait plutôt des suppôts du diable, et leurs cérémonies de pures simagrées pour cracher à la face du Seigneur ; et si les autres, au lieu de s'empresser de me jeter dans l'oubli, attendaient, pour être sûrs de ma mort, que je pourrisse, ce serait d'horribles criminels cultivant la pourriture pour la répandre parmi les hommes. Mais les gens qui s'affairent autour de ce qu'ils croient être mon cadavre sont pieux et sains. On ne leur reprochera pas de s'être trompés. Tout homme a le droit à l'erreur, pourvu qu'il demeure, par-delà toutes les tentations, pieux et sain à la fois. Dieu pardonnera un meurtre aux âmes pieuses, et l'humanité rendra grâce aux médecins. Mon âme est-elle pieuse ? Je crois, oui. J'ai beaucoup d'amour et n'en suis pas avare. Mais Dieu me pardonne de ne pas leur pardonner et de leur en vouloir si fort. Suis-je propre ? Suffisamment, je crois. Mais ils ne le savent pas, et je voudrais les tuer, parce qu'ils ne savent pas ce qui est propre et ce qui ne l'est pas. À leurs yeux, je suis sale, quand je suis propre. Ils pensent que je suis sale et ils me jettent dans un trou que les autres referment avec beaucoup plus de terre, à mon goût, que de prières. Je les hais, et je rage de ne rien pouvoir contre eux. Mais je vais mourir. S'ils pensent que je suis morte, c'est que je vais mourir bientôt. Ils sont repartis sans laisser de traces, comme tu vois, et j'ai regagné ma chambre sans avoir l'air d'une folle cette fois. Pour t'attendre. Attendre que tu te décides à me sortir d'ici. Possèdes-tu ce pouvoir ? Si je suis ton ivresse, ô lape-moi vieux chien d'ivrogne, lape-moi autant que tu veux, mais tu n'auras pas la dernière goutte. Tu ne m'auras jamais tout entière. Tu peux bien te vanter de me posséder, personne ne te croit vraiment. Ils voient bien, tous, que tu n'avaleras pas la dernière goutte. Je suis à toi, sauf une dernière fois. Et tu as beau être plus ivre que tous, il manquera toujours à ton ivresse cette dernière goutte qui échappera à ta langue, que tu le veuilles ou non. Lape-moi, je suis toujours là, et tu peux me voir ; je suis toujours là, et je te manquerai toujours. Ou bien je ne suis pas cette femme. Je suis ses pas. Ce que vous voyez dans le sable, ce sont ses pas, et c'est moi. Qu'est-ce que cela veut dire ? Rien, sinon que le sable a sa façon à lui de montrer que je suis aussi vivante que n'importe lequel d'entre vous. L'asphalte n'en fait rien, mais je ne lui en veux pas, de même que je n'ai aucune amertume contre les vagues qui m'effacent. Je ne hais personne. Et quand elle sera morte, me direz-vous ? Je suis ses pas, vous dis-je, et je n'ai pas besoin qu'on me repère pour exister. Et avant d'être ses pas ? Je n'étais rien. Ce sont mes pas que tu aurais pu suivre jusque-là. C'est l'été. Le ciel est rieur de rire chaque année à la même époque. Je t'attends. Tu viendras. Demain. Maintenant le soleil va se coucher, et je vais me coucher, pas avec lui, seule, pas avec lui. Une dernière fois aujourd'hui, je mesure les pas qui mènent à toi, par le soleil à toi. Et je suis la dernière lueur, et je ne m'en cache pas. D'ailleurs pourquoi le nierais-je ? À quoi me servirait-il de renier toute ma signification aux yeux de cet homme qui me regarde décliner. Accoudé au rebord de sa fenêtre, l'air vague et lointain, il s'éteint avec moi. Il me soupçonne de l'avoir induit en erreur. Mais c'est faux. J'ai assuré mon destin, voilà tout. Et lui me reproche un tas de choses dont il est le seul coupable. Mais il ne s'accusera pas. Il a trop d'orgueil, et il ne crachera pas dessus. Je ne suis pas celle qu'il croit. Et il me regarde comme si j'étais la source de tous ses malheurs. Je ne répondrai pas à son regard. Je ne m'attarderai pas à le faire durer dans le crépuscule. Il dormira profondément, ou il passera encore une nuit blanche à se remémorer ses tristes heures. Il me détestera, j'en suis sûre, si fort qu'il hurlera, mais elle ne sera pas là pour éclairer son air, et personne ne l'entendra. Chacun va où il est destiné à aller. Aucun cri ne saurait changer cet ordre immuable. Ou bien alors il s'imaginera métamorphosé en une bête immonde ; mais aucun monstre ne pourra jamais rien tenter contre moi. Je suis la dernière lueur. Je dure à peine le temps qu'on se souvienne de moi. Je ne suis pas celle qu'il croit, mais il le croit.
[…]
Le ciel est noir ; pas de lune, pas d'étoiles ; je t'ai perdu de vue.
[…]
Pas de lune ce soir, pas de lune, et j'écris crie, et j'écris crie. Aussi bien je n'ai rien qui vaille la peine d'une lettre, ni même la peine. Je n'ai rien, et j'écris crie, crie, crie, à peine là liseuse en un coin reculée, liseuse de toi, mais j'écris crie en un livre ouvert. Pas de lune ce soir, pas de lune. J'ai descendu un interminable escalier ce soir de bois pour écrire crier crie crie. Ne m'abandonne pas. La liseuse assise seule en un coin livre ouvert mes genoux cuivrés comme la vérité que je ne dis pas, je mens. J'écris crie, au nom de qui de moi, un peu pour m'oublier. Oublier ou boire furieuse l'eau d'un fleuve dont j'ignore la source. Je remonterai l'escalier de bois ce soir. À travers le carreau constater que la lune n'est pas et que je n'ai rien n’écrit, crie crie ni crie. Pas de lune ce soir, sur la montagne avec un phare, mais j'ai menti parce que je me suis trompée de lieu, d'époque. C'est un frêne qui me donna de l'ombre cet après-midi au soleil. C'est un frêne que je n'ai pas planté, mais j'écris crie, surtout les soirs sans lune, à la lueur d'un feu de bois, l'ombre d'un escalier de bois, la mémoire de la mer qui me hante, et voir sur mes genoux cuivrés le livre ouvert. Je lis, je pense, je juge, je comprends, je rêve de mers et de montagnes mêlées pour le plaisir de mes sens, car il faut bien que mes sens éprouvent du plaisir si tu veux que je crie l'écrit que tu me donnes.
[…]
Ce qui s'est passé avant, ce qui s'est passé après, je n'en sais rien. Ce qui s'est passé sous mon nez, ce que j'ai deviné, de vrai ou de faux, c'est tout ce dont je peux témoigner. De plus, j'écris comme je parle, ce qui est loin de constituer un avantage en faveur de la vérité. Et comme je ne fais aucun effort pour écrire mieux, ce qui suppose une certaine paresse, la vérité s'en trouve salement amochée. Au fond, la vérité ne m'intéresse pas. Il y a des vérités de savants, des vérités d'esthètes, des vérités de curés, qui ne supportent pas l'à-peu-près. Ma vérité à moi est une simple histoire qui ne charmera ni les savants, ni les curés, ni les artistes. Et si elle ne séduit pas ce qui reste, j'aurais parlé pour ne rien dire, ce qui ne me distinguera pas du commun des mortels.
Dans toute ma vie, je n'ai lu que deux livres. « Tortilla Flat », dont je ne sais plus l'auteur, qui m'a fait rire aux éclats, et un livre qui n'avait pas encore de titre, que la gentillesse m'a contraint à lire, vu que c'était un voisin qui l'avait écrit.
Ce voisin s'appelle Jean-Baptiste Thèbes. C'est un ami.
Un jour, le voilà qui se ramène à la maison, secouant un journal :
— Pierrot ! disait-il. Tes ruches sont foutues. Le méchant parasite est indestructible. Ça vient de l'INRA. La contradiction n'est pas possible. C'est notoire. Prépare-toi à bouffer des cailloux. Ou bien change de métier...
Jean dit que je suis un incorrigible bavard, mais sur le terrain de la conversation, il se défend pas mal aussi, sauf qu'il peut se corriger quand ça lui plaît ou quand c'est nécessaire, ce que je ne sais pas faire. Il a de l'éducation, faute d'avoir un métier, mais jamais il ne s'est avisé de me faire remarquer mon manque de savoir-vivre, justement parce qu'il en a, lui, du savoir-vivre. C'est un ami comme on en trouve qu'un dans la vie, encore que tout le monde n'en trouve pas, parce que malgré ma balourdise, j'ai eu ce talent-là, de me faire un ami. Jean dit que la vie est plutôt triste si on la regarde avec attention, et qu'un ami, même bon, ne suffit pas à la rendre moins triste. Je ne sais pas ce que vaut cette pensée dans sa bouche, parce qu'avec lui, on ne sait jamais à quoi s'en tenir. Si on se laisse griser par le flot de ses paroles, on ne trouve plus rien à dire, et on se sent triste en effet. Il suffit de ne pas trop l'écouter, ou plutôt, sans chercher à lui couper la parole, ce qui le rend rageur, il faut placer un mot dès que cela est possible. Ça marche des fois, mais pas toujours. En tout cas, je ne lui en veux pas de m'étourdir jusqu'à la tristesse. J'ai la belle vie, et ses interventions me rappellent simplement que ce n'est pas le cas de tout le monde. Toutefois, je redoute son humeur. On dirait qu'il ne veut à aucun prix lâcher une larme, alors il fait ou dit une plaisanterie, et il est forcément le premier à en rire. C'est un peu malsain, mais Jean n'est ni un pervers, ni un malade. Il sait plus de choses que moi, et je le crois un peu jaloux de mon ignorance, et comme il n'ose pas parler de cette ignorance, parce qu'elle pourrait me vexer, il parle de mon égoïsme, ce qui n'est pas mieux. Il doit bien savoir que celui-ci est la cause de celle-là, comme je le sais moi-même, ce qui tend à prouver que mon bonheur n'est qu'une apparence, et que, faute d'être ni riche ni cultivé, c'est la seule chose que je peux partager sans qu'il ne m'en coûte rien.
Un jour Jean s'amène à la maison, tout débraillé. C'était la nuit, je sortais du lit, il me tirait d'un mauvais rêve, et voilà que c'était pour me traîner dans une sale histoire de son cru. Jean vivait avec sa mère, et je me suis tout de suite douté que s'il me réveillait en pleine nuit sans avoir pris soin de sa mise, c'est que, de deux choses l'une, soit il y avait le feu chez lui, ou bien sa mère agonisait.
— Les deux ! qu'il fait.
Je rassemble mes esprits (j'ai le sommeil difficile à réveiller), l'ombre d'une nouvelle plaisanterie plane un moment sur moi, puis, voyant à ses yeux qu'il n'avait pas l'air du tout de me faire une de ses blagues de mauvais goût, je dis :
— Bon dieu ! Mais qu'est-ce qui t'arrive !
— De l'incroyable, mon vieux. Enfile un manteau, et suis-moi.
— Et les pompiers !
— J'ai éteint le feu.
— Et le docteur alors !
— Je ne trouve pas la malade.
Je pense : affolée par le feu, elle a dû s'enfuir dans la nuit. Elle doit trembler de froid dans quelque fossé.
On entre chez Jean. Il y a une odeur de cendrier, mais pas plus que dans n'importe quelle maison où l'on entretient une cheminée. Celle-ci est allumée d'ailleurs, et sa bonne chaleur me réveille un peu.
— Regarde ! dit Jean. C'est incroyable !
Je regarde dans la direction qu'il m'indique, non loin du foyer de la cheminée, et qu'est-ce que je vois ? le fauteuil de la mémé, presque entièrement carbonisé, et pas de trace de la mémé.
— Putain ! je fais, elle l'a échappé belle !
— Elle a échappé à quoi ? dit Jean.
Il s'approche du fauteuil, se penche cérémonieusement, et ramasse quelque chose par terre, qu'il exhibe. J'ai failli défaillir d'horreur.
— C'est maman, dit-il.
[…]
Le lendemain, l'affaire fit grand bruit. Les uns disaient que la mémé était morte sans souffrir, et quelques mauvaises langues susurraient que son fiston l'avait liée au fauteuil avant d'y mettre le feu. On vit même un savant venu de très loin, qui prit des photos, des notes, des mesures, et parlait de « combustion spontanée », et que si c'était le cas, deux autres personnes de par le monde y avaient forcément passé, et qu'on allait le savoir bientôt, ce qui vérifierait son hypothèse. On ne le sut jamais, du moins personne ne nous en informa, mais je n'ai pas oublié la mort atroce de cette bonne mère. Jean souriait d'une façon très niaise, ce qui lui donnait l'air de quelqu'un que le deuil avait complètement abasourdi. Au café, il se tenait près du comptoir et, tendant au bout de son bras un objet quelconque qui figurait l'objet de sa surprise, il répétait : « C'est maman ! », un peu comme l'acteur qui dit « être ou ne pas être », exactement de la même façon, sauf que ce qu'ils disent n'a pas le même sens.
En tout cas, Jean s'est retrouvé seul dans cette grande maison qui jouxtait la mienne, et, passé le deuil, il amena des femmes en grand nombre, je veux dire par-là qu'il en amenait presque tous les jours une différente, quoiqu'il lui arrive d'en mettre deux ou trois dans son lit. Le saligaud me fit fantasmer au point que ma propre femme s'en inquiéta et décida de mettre fin à ce manège dont il n'était pas le seul à se délecter.
Un jour, Jean s'amène à la maison, avec un drôle d'air inquiet, mais d'une inquiétude qui ne lui ressemblait pas.
— Pierrot, me dit-il, ce que je vais te dire va te foutre en rogne, et tu vas peut-être me casser la gueule, et si cela doit nous permettre de conserver l'amitié que nous éprouvons l'un pour l'autre, ne te gêne pas, frappe, je te donnerai raison.
— De quoi vas-tu me parler ?
— D'un sujet sur lequel tu ne plaisantes jamais.
— Ce n'est pas moi qui plaisante d'ordinaire.
— Surtout pas sur ce sujet-là.
— C'est une devinette ?
— Je ne te demande pas de deviner.
— Mais tu ne dis toujours rien.
Je haletais.
— Voilà, dit Jean. Il s'agit de ta femme.
Je sursautai.
— En effet un sujet qui ne supporte pas la plaisanterie. Surtout, je t'en prie, Jean, ne lui fais pas de blagues. Elle t'arracherait les yeux.
— Ça m'étonnerait.
— Tu ne la connais pas.
— Est-ce qu'elle t'arracherait les yeux à toi ?
— Elle est amoureuse de moi, mais je me tiens sur mes gardes. Les femmes sont incertaines.
— Alors considère-toi dans une période d'incertitude.
Je secoue la tête pour répondre.
— Elle est amoureuse de moi, dit Jean.
Je cours chercher une bouteille, deux verres que je dépose à portée de nos mains assoiffées et j'en sers deux grandes lampées et :
— Je n'en crois rien, dis-je.
— Ne crois pas que je sois amoureux, dit Jean. Ta femme, je l'aime bien, je veux dire par là que j'aime bien qu'elle soit ta femme.
— Mais si elle entrait dans ton lit, elle ne te dégoûterait point.
— Justement, dit Jean. Elle est entrée dans mon lit.
Pauline est têtue. Toute nue, elle occupa le lit de Jean sept jours d'affilée. N'allez pas chercher là une symbolique compliquée à laquelle ce livre vous a habitué, mais sept jours, c'est long pour deux amis qui se confondent en excuses, avec la longue liste de leurs péchés inavouables, au risque de mentir, et se perdent en prières dont l'intérêt est de ne pas chercher à comprendre ce qui les motive. Le jour, elle restait assise, à écouter nos lamentations, de temps en temps secouant ses superbes mamelles en signe de dépit, et quand l'envie de pisser lui prenait, elle nous faisait sortir, et nous écoutions son pas feutré sur le tapis de la chambre. Puis elle regagnait le lit, froissait les draps, et les ramenait sur sa douce poitrine. La nuit, elle fermait la porte sur nous, et Jean et moi nous buvions jusqu'à ce que le sommeil nous en empêche.
Au bout de sept jours donc, Pauline nous apparut dans la cuisine, vêtue cette fois.
— Puisqu’aucun de vous ne s'est jeté sur moi, je considère que vous m'aimez bien tous les deux, ou plus exactement que rien n'a changé.
Jean avait trouvé son maître, ou plutôt sa maîtresse. Il n'en revenait pas. J'avoue que j'étais sacrément fier de mon petit bout de femme. Et ce qui devait arriver arriva : une femme s'installa dans la vie de Jean, et dans ses appartements.
[…]
Elle s'appelait Saïda. C'était une Berbère d'une rare beauté, et à l'entendre parler, on pouvait croire que Jean l'avait choisie pour ce qu'il appréciait le plus chez les autres, c'est-à-dire l'intelligence. Les femmes intelligentes me désespèrent. Jean y trouve son bonheur.
Un jour, donc, Jean déboule dans mon atelier. Je triais des clous, et la chaudière à cire ronflait à côté de l'établi. C'était une de ces après-midis d'automne, juste après la dernière miellée, et une douce paresse commençait à paraître dans mon travail. C'est le moment que je choisis pour fondre la cire des vieilles brèches, et en attendant que ça fonde, je trie des clous par exemple, ou je répare un tiroir, mais ce jour-là, il n'y avait pas de tiroir à réparer, et je triais des clous. Jean s'amène, tout guilleret, il débarque dans mon atelier avec une fort jolie femme, c'est Saïda. Elle a ce petit air adolescent qui ne doit pas lui déplaire, et avant d'ouvrir la bouche, je passe en revue, très méthodiquement, tous les détails qui font qu'une femme est une femme, mais ce que j'aime le plus chez les femmes, c'est l'allure d'ensemble, de la cambrure des reins jusqu'au sourire par quoi elle s'annonce. Je crois que je suis tombé sous son charme. Jean jubile. Il se lance dans un long monologue où l'on sent bien qu'il est amoureux. Déjà, il n'est plus le même. Elle l'a changé. Elle le sait, mais ne dit rien pour le dire. Jean, d'ordinaire, aime se contredire tandis qu'il vous assomme de ses paroles. Il fait une phrase pour affirmer quelque chose d'inébranlable, et la phrase suivante détruit tout ce qu'il vient de dire, et ça lui procure un plaisir malsain. Ce jour-là, il tripotait les hanches de Saïda, et il énumérait. Je pensais : où veut-il en venir ? Je regardais cette femme à la peau couleur d'ombre, et je voyais combien cette ombre accrochait la lumière. L'odeur sucrée de la cire finit de m'enivrer. Je fis signe, qu'on serait mieux dehors, sous la véranda :
— Cette odeur de cire m'entête, bafouillai-je.
— Quelle bonne odeur ! dit Saïda.
Sa voix est comme du miel. Nous nous installons dehors, et Jean allume un ignoble cigare. Elle regarde les montagnes. C'est Pauline qui va être jalouse, je pense. Elle sait que mon cœur balancera toujours entre son opulente poitrine de bonne mère et les petits seins vibrants des jeunes filles en fleur. Elle me fera une leçon. Entre ses hanches de bonne mère et les cuisses graciles de cette enfant du désert, Jean interpose un nouveau bonheur, lui qui n'a jamais connu que des embrouilles avec la vie. Jean qui rit lorsque je me mets à bafouiller, parce que Saïda me demande de lui parler de mes petites bêtes. Jean rit.
— Pierrot pourrait en parler des heures durant, de ses chères petites abeilles, dit Jean en me flattant le dos.
Il rit, montre les dents gâtées qui d'ordinaire lui font honte, et il dit qu'il est heureux, et que moi et Pauline nous sommes la source de son bonheur. J'ai peur qu'il écrive un jour quelque chose sur Pauline et moi, ou alors il faudra que ce soit sous l'influence bienheureuse de Saïda, sinon Jean est capable de raconter n'importe quoi.
Moi, c'est Pierrot. Mes aïeux sont tous nés et morts dans ces montagnes aussi loin qu'on s'en souvienne du moins. Quant à ce qu'ils ont vécu, cent fois le même malheur, jusqu'à mon père qui a perdu une jambe à la guerre et que l'alcool a fini de détruire. C'est ma mère qui a acheté cette maison, bien après la mort de mon père. La famille avait toujours vécu dans cette maison, en un temps où elle ne lui appartenait pas, esclaves qu'ils étaient, et c'est ma mère qui a réuni l'argent nécessaire pour son acquisition. La pauvre n'en a guère profité, et la maison est restée longtemps sans habitant. Elle y est morte un jour d'hiver, en janvier je crois, et mon frère et ma sœur et moi nous sommes revenus pour l'enterrer, et nous sommes repartis à la ville où était notre travail. Moi, j'ai rencontré Pauline, et je l'ai épousée, et c'est elle qui a eu l'idée de revenir à la maison, et nous avons, pendant des années, acheté toutes les ruches qui se vendaient alentour. Ici, nous avons bâti un sacré bonheur, sauf que nous n'avons pas d'enfant, et ce n'est la faute ni de l'un ni de l'autre. Je vous raconterai tout ça un de ces jours, parce que ça me tient à cœur, et je ne voudrais pas que Jean invente des mensonges d'écrivain au sujet de Pauline et de moi. Je ne lui ai jamais parlé de cette crainte bien fondée, mais je lui en parlerai un jour, il faudra que ce soit sur sa tombe.
[…]
Jean s'est chargé de la vidange du Land-Rover, mais en dévissant le bouchon, l'huile lui a giclé au visage, et comme elle était assez chaude, vu qu'il avait chauffé le moteur, il n'est pas content du tout. L'huile fait une tache noire dans les trèfles, et la clé un reflet de lumière criard. Jean s'engouffre dans l'atelier en jurant.
— Bon sang ! dit-il, je ne suis pas fait pour le travail manuel. Ce serait pourtant assez bon pour mon esprit. Tu ne crois pas ?
— Oh ! oui, je dis, je suis comme Thomas. Je ne crois que ce que je vois, et ce que je vois, c'est que tu n'es pas fait pour le travail manuel.
Je lui tends un vieux chiffon qu'il regarde d'un air bizarre.
— Les types comme moi devraient s'interdire le travail manuel, dit Jean. Ce qui ne veut pas dire que tu dois t'empêcher de penser.
— Il faut bien que je pense, mais pas aux mêmes choses que toi, comme par exemple à cette tache d'huile sale qui ne nourrira pas le trèfle.
— C'est comme un œil sur la soupe, hein ?
Moi, j'ai fait tout ce qu'il fallait faire. Vérifier la batterie, les phares d'appoint, la caisse à outils, les sangles, l'enfumoir et son combustible, de la bonne herbe de chez nous, je n'ai rien oublié, et je cale le lève-cadre dans ma ceinture comme le sabre d'un samouraï. Un peu plus tard, nous en sommes à atteler la remorque quand les femmes, c'est-à-dire Saïda et Pauline, se ramènent en se dandinant comme des poules. Jean fait une remarque déplacée sur leur allure (elles ont revêtu des combinaisons) et du coup la tête d'attelage se retrouve par terre.
— Je te l'ai dit, Pierrot, je ne suis pas fait pour ce genre de travail. La prochaine fois, je me contente de photographier.
— Depuis le temps que tu m'en promets, des photos, dis-je.
— Je dois faire un choix. C'est difficile.
— Ça me rendrait bien service pour ma petite publicité.
— Quel esprit mercantile ! Faire un si beau métier, et terminer chaque phrase par un espoir de vente, c'est désolant.
— Ce qui me désole, c'est d'espérer.
— Oh ! non, Pierrot, fait Pauline, tu ne vas pas nous faire un sermon.
— Tout de même chiant qu'un si bon produit paye aussi mal.
Ensuite, il nous faut charger une vingtaine de ruches qu'on déchargera à mi-parcours. J'en ai fermé les entrées hier soir et comme il fait un peu doux, le moindre bruit provoque des bruissements qui chaque fois étonnent Jean qui reste là, la bouche ouverte, comme s'il allait répondre quelque chose qu'il n'arrive pas à mettre en place. À chaque fois, je m'attends à l'entendre débiter une sornette de son cru, et je cherche déjà quoi répondre mais il ne dit rien et nous embarquons les vingt ruches sur la remorque. Après m'être assuré de l'arrimage, je prends le volant et je mets en route. Saïda s'installe devant, et Jean et Pauline sont derrière, chuchotant déjà comme deux enfants. Je les observe dans le rétroviseur.
Le Land et la remorque, ça fait quelque chose comme onze mètres. Sur les routes étroites de montagne, ça demande du soin pour être conduit sans pépin. J'écoute le moteur, mesurant le régime, en montée comme en descente. La charge n'est pas trop importante, et le moteur ne chauffe pas.
— Ça fait longtemps que vous faites ce métier, me dit Saïda.
Je réponds :
— Assez, oui.
Alors que d'ordinaire, cette même question a le don de me lancer dans un discours qui montre bien que je suis un passionné. Mais Saïda me gêne, j'ai l'esprit qui cafouille chaque fois que je la regarde, ou bien c'est elle qui me regarde, et si jamais elle se met à me parler, j'oublie tous les mots qui font qu'un homme est un homme, surtout face à une femme. Elle a un sourire en suivant, qui me déconcerte au point que le Land fait une embardée.
— Ça veut dire quoi : « assez » ? qu'elle dit.
— Je ne sais pas. J'ai oublié.
— Vous ne voulez pas en parler. Dites-le si c'est le cas.
— Ce n'est pas le cas. Je connais si bien mon métier que la question du temps que j'ai mis à l'apprendre ne m'intéresse plus.
— Ce n'est pas ce que je vous demandais.
— Je croyais.
— Vous n'êtes pas si vieux.
— Dans mon métier, les choses n'ont lieu qu'une fois pas an. Prenez l'exemple de l'enfantement. D'après vous, qui connaissez le mieux le problème : la bonne femme qui a fait dix gosses, ou la sage femme qui en a vu venir des milliers ?
— Ça dépend de quel point de vue on se place.
— Et bien placez-vous du point de vue qui vous semblera le meilleur, et dites-moi de combien d'années un apiculteur vieillit-il chaque année.
— Jean m'avait prévenue.
— Jean ?
— Il m'avait prévenue qu'il n'est pas facile de discuter avec vous. On dirait que vous voulez surprendre, au lieu de répondre comme tout le monde fait.
— J'ai répondu à votre question.
— Vous croyez ?
— Je le crois.
— Alors je n'ai pas tout compris.
— Personne ne comprend jamais tout. À quoi cela servirait-il de discuter si chacun devait comprendre tout ce que l'autre veut dire ? Une conversation suffirait à jamais. Or, dès demain, vous me poserez une nouvelle question, ou bien c'est moi qui vous la poserai.
— Si vous me posez une question, je m'efforcerai d'y répondre sans me vouloir à tous prix originale.
— Mais qu'est-ce que je pourrais vous poser comme question ?
Elle se tait maintenant. De temps en temps, je jette un coup d'œil sur ses cuisses qui vibrent au rythme des chaos, et je finis par avoir une rude érection. Si j'avais une question à lui poser en ce moment, sûr qu'elle serait sacrément gênée pour y répondre. J'aimerais la voir rougir à cette occasion.
On arrive à l'emplacement où l'on doit déposer les ruches. Ce sont de jeunes colonies dont les reines sont nées cette année, et il faut faire preuve de beaucoup de douceur. Je manœuvre entre les arbres, et puis nous devons atteler la remorque devant le Land, bloquer le frein, et je pousse la remorque sur un talus. Jean met les cales. Je coupe le moteur.
— On fumera bien une cigarette d'abord, dit Jean.
— Tu sais ce que je pense des cigarettes dans la forêt, dis-je.
— Tu allumes bien ton enfumoir !
— Et je l'éteins.
Encore une leçon, va penser mon ami Jean, et il s'éloigne avec Pauline. Saïda a collé son oreille contre une ruche, et elle ferme les yeux pour écouter. Elle a entouré la ruche de ses bras, et une longue mèche noire se détache de sa chevelure et le soleil éclaté entre les branches des hêtres s'y faufile. Je charge l'enfumoir, actionne sans y penser le soufflet. La fumée s'épaissit et Saïda s'en étonne :
— Vous parliez de douceur, tout à l'heure !
Vous voyez comme les choses se passent, encore qu'il ne se soit rien passé de définitif. Mais je laisse ma ronde épouse papillonner dans la forêt avec mon meilleur ami, justement parce qu'il ne se passera rien entre eux, et c'est justement entre Saïda et moi que quelque chose pourrait arriver, et je suis là à manœuvrer l'enfumoir, alors que d'habitude, quand je travaille, je ne me laisse jamais distraire. Saïda rit, et elle s'éloigne à son tour. Je reste seul.
Deux ou trois jours avant, on avait dîné tous les quatre sous la véranda, et après le repas, tandis que Jean et Pauline discutaient d'un sujet sans intérêt quant à moi, j'avais fait quelques pas dans la nuit, histoire de m'isoler un peu. Assis sur une murette, je pouvais les voir s'acharner en convictions intimes, et Saïda, jambes croisées et toute droite sur sa chaise, regardait entre eux pour me voir. Je lui fais signe, et elle me rejoint.
— Ils sont un peu pénibles, dis-je. Vous comprenez, vous de quoi ils parlent ?
— Un peu, oui, dit Saïda.
— Et ça vous intéresse.
— Ça a l'air de les passionner.
— La callune a cessé de mieller, dis-je. J'ai d'autres soucis que de savoir qui a écrit le meilleur livre cette année.
— Vous ne lisez pas ?
— Si je lis ? Les mouchiers lisent tous, abondamment. Mais surtout pas des romans.
— Ce sont des ouvrages techniques ?
— Ce sont des livres vrais, qui ne racontent pas des histoires.
— Vous avez lu des livres de Jean ?
— Un seul.
— Et ça vous a paru vrai ?
— Je n'ai rien compris, excepté qu'on pouvait écrire des livres pour ne rien dire.
— Jean est un bon écrivain.
— Je ne dis pas qu'il écrive mal. Comment pourrait-il écrire mal ce qui ne veut rien dire ?
— Vous vous intéressez à autre chose, c'est tout.
— Vous l'avez lu, vous.
— J'ai lu tous ses livres. Je les aime beaucoup.
— Vous lui pardonnez parce que vous l'aimez.
— Il n'a rien à se faire pardonner.
— Alors écrire pour lui est une forme d'excuse.
— Je croyais qu'il était votre ami.
— Il l'est toujours. Le meilleur de mes amis. Je veux dire par là qu'il me cause bien du souci.
— Il n'est pas malheureux. Un peu instable, comme tous les artistes.
— Si ça lui fait du bien d'écrire ce qui ne veut rien dire, je ne suis pas contre. Mais je doute que ça lui fasse du bien.
— Il vous aime beaucoup.
— Il aime beaucoup Pauline aussi.
— Je vous aime beaucoup moi aussi.
— Mais vous ne savez rien de moi.
— Je sais ce que Jean m'en a dit. J'aimerais que quelqu'un parle de moi aussi bien qu'il parle de vous.
— Il parlera de vous un jour, et ça ne vous plaira peut-être pas.
— Vous voulez dire qu'il écrira quelque chose sur moi dans un de ses livres ?
— Ça ne voudra pas dire grand-chose.
— Ce sont des mots d'écrivain, écrits pour être lus.
— Jean est le meilleur de mes amis, sauf quand il se plaint parce que je ne lis pas ses livres.
— Vous devriez les lire, si cela doit augmenter votre amitié.
— Je pourrais lui dire que je les ai lus, mais n'en a rien faire.
— On ne ment pas à un ami, dit Saïda.
— C'est la raison pour laquelle je ne lis pas ses livres. De quoi sont-ils en train de parler maintenant ?
— C'est Pauline qui parle de son enfance.
— Une enfance dont je sais si peu de choses. Et lui va tout savoir.
— Il saura ce qu'elle veut bien lui dire. Elle ne lui dit pas forcément les mêmes choses qu'à vous.
— Elle lui ment, vous croyez ?
— Je n'ai pas dit ça. Et puis je ne sais pas ce qu'elle lui dit, ni ce qu'elle vous a dit. C'est à mon tour de parler pour ne rien dire. Je vais vous agacer.
— Non, pas du tout. D'ailleurs, si je voulais savoir ce qu'elle lui raconte de ses vertes années, je le pourrais.
— Elle parlerait aussitôt d'autre chose.
— Vous lui avez raconté votre enfance, vous ?
— Pas toute mon enfance, quelques moments, oui.
— Il saura tout un de ces jours, et il en écrira ce qu'il voudra. C'est bien ce qui me désespère chez lui, cette manie de trier dans la vie des gens, et de choisir précisément ce que ces mêmes gens auraient tu.
— Vous n'êtes pas obligé de lui parler de vous.
— Et de quoi voulez-vous donc parler avec lui ?
— C'est vrai.
— Vous ne le supporterez pas longtemps. C'est une sangsue.
— Quelle vilaine image !
— C'est la seule qui me vient à l'esprit.
— Si vous continuez sur cette voie, il ne restera pas longtemps votre ami.
— N'en croyez rien. Mais ne pourrait-il pas parler des gens avec ce qu'il faut de sympathie pour que ces gens paraissent aussi vivants dans un livre qu'ils le sont dans la vie de tous les jours ? S'il avait cette gentillesse quand il écrit, je comprendrais chaque page, et ça ne changerait rien à notre amitié, sinon que je la désirerais plus encore.
— Jean dit que vous êtes un ouvrier têtu et borné !
— Jean veut dire par là que j'ai de la volonté et que je connais mes limites.
— En cela, il est différent de vous. Il ne veut pas ce qu'il fait, et il fait ce qu'il peut. Tous les artistes sont comme cela.
— Je ne l'envie pas, mais je lui en veux de tourmenter ma pauvre Pauline.
— Elle se plaît en sa compagnie.
— Et vous, que vous arrive-t-il quand il tente de vous séduire ?
— C'est moi, la séductrice, dit Saïda. Je sais ce que je veux.
— Je ne comprends pas. Moi je mesure toute chose avec un mètre, et ce qui n'est pas mesurable, et qui pourrait me rendre fier à cause de ça, j'évite même de m'y arrêter. Il faut choisir. Un jour, au moment du bilan, et j'imagine que nous sommes très vieux à ce moment-là, ce jour-là, il faut dire oui ou non à la vie. Voilà ce que je pense. Quelle que soit la réponse, on meurt, mais au moins on a répondu. L'erreur serait de rester muet à ce moment-là. Je saurai quoi répondre.
— Jean le saura aussi, si la vie lui en donne le temps. Sa réponse, il ne la connaît pas encore, ce qui vous distingue, je crois.
— Cessons de parler de Jean.
— Vous croyez que cela est possible ? Si on parlait de vous ? J'aimerais savoir tant de choses à votre sujet.
— Vous allez me faire rougir. Mais je suppose que vous savez ce que Jean vous en a dit. Ça ne vous suffit pas ?
— Jean ne m'a dit que des choses très gentilles sur vous et sur Pauline.
— Sur Pauline je n'en doute pas. Et c'est tout ? Têtu et borné ! Et ouvrier. Ce qu'il redoute d'être un jour, quoi qu'il en dise.
— Il vous soupçonne de mentir un peu, mais jamais pour faire mal.
— Il vous a menti. Non pas que je ne fasse jamais de mal, mais quand je le fais, ce n'est pas pour mentir. Il m'arrive d'être très coléreux en effet.
— Vous mentirez peut-être si vous me parlez de vous.
— Jean dirait qu'on peut faire autrement. Il sait de quoi il parle.
— Autrement dit, il vous arrive de le comprendre.
— Cessons de parler de lui.
— Nous parlions de vous-même.
— Ne parlons pas de moi.
— De Pauline alors.
— Elle et Jean sont de vieux amis. Des amis d'enfance.
— Je l'ignorais, dit Saïda.
— Il ne vous dira pas le contraire. Ce qu'il en dira sera peut-être différent de ce que Pauline pourrait en dire.
— Ce qu'elle lui dit en ce moment.
— Pauline est une gentille fille. C'est elle qui m'a présenté Jean. Je les soupçonne d'avoir fait l'amour dans leur jeunesse. Elle ne m'en a jamais rien dit, et je n'ai jamais abordé le sujet.
— Qu'en savez-vous ? Les amis ne font pas tous l'amour.
— Elle me l'aurait dit. Jean est venu habiter ce hameau, et nous avons travaillé dur pour restaurer sa maison. C'est Pauline qui en a conçu l'agencement. C'était une ancienne étable, avec la grange au-dessus. Nous avons travaillé dur pour en faire une maison.
— Pauline est une femme courageuse. Mais je n'ai eu avec elle que de très ordinaires conversations.
— Des conversations de femmes.
— Non, des conversations. En tout cas rien qui ressemble à celle que nous entretenons ce soir vous et moi.
— Et de qui croyez-vous que Jean lui parle en ce moment. Il lui fait votre éloge, et elle essaie de le contredire, sans méchanceté, parce qu'elle n'est pas méchante.
— Jean sait ce qu'il sait, rien de plus. Quand il aura épuisé son vocabulaire d'amoureux, il cherchera à en savoir plus.
— Vous avez tant de choses à cacher.
— Qu'allez-vous chercher !
— Je saurai donc ce soir ce que Jean ne sait pas.
— Pourquoi pas ? En tout cas ce qu'il ne sait pas encore.
— Vous êtes donc née sur une terre noyée de soleil...
— Pas du tout. La terre était humide, le ciel gris, il pleuvait ou bien le brouillard pesait, et mon père n'a pas ouvert la fenêtre pour annoncer ma naissance à un voisinage transi.
— Quelle curieuse beauté ! Mais pourquoi pas dans un paysage d'hiver ?
— Pourquoi pas en effet ?
Elle secoue sa noire chevelure, sourit, comme font les femmes au compliment, pensant : il me trouve belle, ou bien pensant : suis-je belle ? Qui sait ce qui se passe dans la tête d'une femme qui se trouve belle de toute manière. On a l'air de lui tendre un mouchoir au lieu de la flatter avec les mots les plus simples.
— Pauline m'a donné tout ce qu'un homme peut attendre d'une femme, dis-je soudain, excepté un enfant. Un jour peut-être, qui sait ?
— C'est important pour vous, un enfant ?
— Je n'en sais rien, et comment pourrais-je le savoir ?
— Encore votre côté terre-à-terre. Et si l'enfant ne vous plaît pas ?
— Vous voulez dire : si je ne l'aime pas ?
— Ou bien s'il ne vous aime pas ?
— Si vous croyez que je me pose ce genre de question ! Est-ce qu'on se pose des questions quand on fait un enfant ? On s'en pose s'il ne vient pas. Vous avez un enfant, vous ?
— Oui.
— Ah ?
— Je ne l'ai pas fait, mais c'est mon enfant.
— C'est clair.
— Je veux dire que je pourrais croire que c'est mon enfant, un enfant que j'ai rencontré de la même manière que n'importe quelle femme rencontre un homme. Cela dépasse-t-il votre imagination ?
— Il ne me viendrait pas à l'idée de m'amouracher d'un enfant qui ne soit pas de mon sang. Enfin, qui sait ce que réserve la vie ?
— Sa mère est morte, son père fou à lier.
— Parlez d'une ascendance !
— Ce serait trop long à expliquer. Je l'aime, voilà tout.
— C'est une sorte d'orphelin.
— Pas si je l'aime, vous comprenez ?
— Et où se cache-t-il, cet enfant ?
— Jean espère qu'on nous le confiera. Nous serons heureux tous les trois.
— Ne serait-il pas plus simple de vous en fabriquer un.
— Cela fera deux.
— Ah ?
— Nous serons heureux tous les quatre.
Les femmes ont du raisonnement, je pensais. Un et un, ça fait deux, et deux ça fait quatre.
— Jean ne m'avait pas parlé de ce projet, dis-je.
— Il vous en parlera. Vous pourriez être amené à nous soutenir dans cette difficile entreprise.
— Je ne vois pas comment, mais vous pouvez compter sur moi, et sur Pauline.
— J'en suis sûre.
Ce sacré Jean.
— Et de quoi est-elle morte sa pauvre mère ?
— En le mettant au monde. Son pauvre père s'en est rendu malade.
Comme le jour où j'ai cru que Jean sombrait dans la folie, montrant les restes calcinés de sa mère entre les ressorts du fauteuil, puis exhibant la tête chauve, comme au théâtre. Il n'a pas dessoulé de dix jours, et sa sœur disait que c'était une honte, et le jour de l'enterrement, il avait vomi sur une tombe et le curé avait haussé les épaules. Un soir, j'ai ramassé une bouteille dans un bar, et je suis allé chez lui pour la boire avec lui. Dans la salle à manger, la cheminée pétaradait, et Jean dit :
— C'est du frêne, et en plus il est vert.
Et disant cela, il croyait tout expliquer.
[…]
Nous avons déchargé les ruches, et ils se sont ensuite enfermés dans le Land pendant que j'ouvrais les entrées. J'ai supporté quelques piqûres avec une délectation vivace. Je suis resté un moment dans le rucher, à surveiller les entrées, au cas où quelque pillage y montrerait le bout de son nez. Puis j'ai enfoui les restes de l'enfumoir, et j'ai regagné la voiture.
Tandis que nous roulions, Jean et Pauline papotaient doucement. Saïda demeurait silencieuse et je regardais ses jambes qu'elle avait croisées. La combinaison faisait de larges plis, mais je pouvais deviner l'impeccable tension de ses cuisses, et je songeais que les cuisses de Pauline étaient au moins deux fois plus volumineuses, et je me demandais si des cuisses aussi frêles pourraient supporter la douleur d'un enfantement, et je pensais : le sexe de Pauline est aussi sec que mes yeux. Puis nous sommes arrivés au rucher que nous devions récolter. Il n'était pas loin de midi, et nous déjeunâmes sur l'herbe.
— Quelle belle vie tu nous fais vivre, Pierrot, dit Jean. Jamais je n'aurais imaginé une pareille vie. Je ne te remercierai jamais assez.
C'est ça. Remercie-moi. Sangsue. Suce tout le sang que tu voudras. Et qu'il te serve d'encre si ce que tu écris est aussi mauvais que mon cœur à ce moment précis de mon existence. Remercie-moi, sangsue. Suce-moi en même temps que tu me remercies. Toutes les sangsues font ça. Elles te sucent et elles te remercient. Et elles écrivent n'importe quoi sur les gens qui les aiment et qui savent bien qu'elles écrivent n'importe quoi, et le lecteur est n'importe qui, un sale lecteur qui se nourrit du sang des gens qui ont tort d'aimer aveuglément. Suce, sangsue, accroche-toi à ma chair, et suce jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien. Ce jour-là, tu n'auras plus rien à dire.
— À quoi pensez-vous ? Je vous trouve très pensif depuis quelque temps. Quelque chose qui ne va pas ?
— Les apiculteurs sont des gens très soucieux. Si vous connaissiez plusieurs apiculteurs, vous les trouveriez très semblables à cette époque de l'année. Nous avons tout misé au printemps, et maintenant, nous récoltons les fruits de notre audace. C'est un dur métier.
— Mais quelle agréable journée !
— Attendez d'avoir chargé la remorque. Vous changerez d'avis quand vos reins hurleront de douleur.
— Je crains seulement d'être piquée. Croyez-vous que je serai piquée ?
— Vous le serez certainement. Il est rare qu'on mette les pieds dans un rucher sans se faire piquer.
— Vous voulez m'effrayer. Vous n'y réussirez pas.
— Je vous dis simplement que vous aurez mal au dos avant ce soir, et qu'il vous arrivera une ou deux fois de courir dans les fougères en poussant un cri qui effraiera les oiseaux.
— C'est toujours ainsi que ça se passe, n'est-ce pas ? Je crois que vous vous passerez de moi cet après-midi.
— Je ne voulais pas vous décourager.
— Vous faites tout ce qu'il faut pour ça.
— Non, je ne voulais pas vous décourager.
— Il vous arrive d'être méchant.
— Je crois que ça arrive à tout le monde.
— Êtes-vous méchant quelquefois avec Pauline ?
— Souvent, mais elle est toujours très gentille avec moi.
— Je dois être très gentille aussi.
— Ce n'est pas la même chose.
— Je le sais bien. Nous nous connaissons à peine.
— Vous apprendrez à connaître les abeilles aussi.
— Elles apprendront à me connaître.
— Ça, je ne crois pas. Elles ne vivent pas assez longtemps pour ça, et je crois que ce n'est pas dans leur nature. Elles apprennent à connaître uniquement ce qui est dans leur nature.
— Est-ce dans votre nature, l'apprentissage des femmes ?
— J'ai appris à connaître Pauline. Je ne crois pas l'ennuyer. Elle a la belle vie après tout.
— Et vous, vous êtes heureux ?
— Je suis heureux si Pauline est heureuse. Je suis heureux si Jean est heureux. Et un jour je serai heureux si vous êtes heureuse.
— Je le serai, quand Thomas vivra avec nous.
— Est-ce qu'il est heureux ?
— Il est assez grand pour se nourrir d'espoir.
— Et c'est vous qui faites miroiter son destin.
— Vous l'aimerez vous aussi. Il est beau et intelligent. Et vous verrez comme son regard est bavard.
— Pauvre gosse...
— Plus maintenant. Il est heureux avec moi. Il sera heureux avec Jean. Et vous l'aimerez comme le fils que vous attendez.
— Vous savez ce que vous dites, au moins ! C'est bien cette attention que je reproche aux femmes comme vous.
— C'est vrai que je suis très attentive à ce qui se passe autour de moi. Je devine vos sentiments, et ce que j'en sais maintenant me fait peur. Jean a raison. Il n'est pas facile de vous aimer, mais je suppose que quand on vous aime, c'est pour de bon.
— Parlez-en à Pauline, elle vous dira tout ce qu'elle sait.
— Rien que je sache déjà.
[…]
Il devait être un peu plus de midi, et le vieux Pujols faisait frire des tranches de jambon entre deux parpaings. Comme j'ai une cigarette à la bouche, il dit :
— Jette-moi ce mégot, et commence à manger. Je ne t'attendais plus.
— J'ai pris du retard sur un rucher, je dis. Ces visites de couvain me fichent de sales angoisses. Il me semble deviner la maladie dans chaque cellule.
— La maladie, c'est ce qu'il peut arriver de pire pour un paysan, dit le vieux. Mais ça arrive. C'est pire qu'une jambe cassée.
— Le moment serait mal choisi.
— On ne choisit pas ces moments-là, dit le vieux.
Je m'assois sur un tas de pierres, et le vieux me tend le pain et un couteau.
— Je suis content que tu viennes m'aider, dit-il. Je me fais vieux. Dans le temps, je n'avais pas besoin d'aide. Je trouvais toujours une solution, mais maintenant, je trouve la solution, et ce n'est pas la bonne.
Il montre la charpente dénudée.
— Avec le vérin, on soulèvera ce bout de la faîtière, et ensuite on mettra des étais. Ensuite on ajustera le coffrage, et on coulera le béton. D'ici quelques jours, on redescendra la faîtière.
— Quelle idée de percer une fenêtre à cet endroit !
— Que ce soit une bonne idée ou pas, c'est toujours du travail.
— Quelle idée quand même !
— Tu me porteras cinq brouettes de sable. Le ciment est dans la camionnette. J'ai préparé les outils.
Il débouche la bouteille de vin et en boit la moitié d'un coup. Il sera frais cet après-midi !
— Tu as l'air soucieux, dit-il.
— Non, pas plus que ça.
— Je vois bien que ça ne va pas trop.
— À cette époque de l'année, tous les apiculteurs sont au bord de la crise de nerfs. On ne se rassérène qu'au printemps.
— Tu as des problèmes, des abeilles malades, ou bien le miel a manqué cette année. Tu n'as pas ta tête ordinaire. Je le vois bien.
— Non, tout va bien, allez.
— Trop d'argent, fait le vieux, trop d'argent.
Il mord dans le pain, et en suivant, il vide l'autre moitié de la bouteille. C'est ainsi qu'il commence tous les repas le vieux. Il vide une bouteille, en deux fois. C'est un rituel auquel il ne manque jamais. Puis il retourne les tranches de jambon sur la grille, à main nue, comme ça, ses vieilles mains sont dures comme de la pierre, et le feu n'y mord pas. Le vieux a simplement le dos un peu fragile, et quelquefois, ses jambes cèdent sous lui, et ça lui flanque de sacrées trouilles quand il est perché sur un échafaudage ou sur une charpente. Il travaille du matin au soir, à rapiécer ces vieilles demeures où son enfance s'est noyée, ou bien il déguise des étables en résidences secondaires, il fait le gros travail, et les autres font de la décoration rustique. Il boit dix bons litres de vin par jour, et il n'est jamais tombé. Moi, je ne bois pas, et je suis tombé deux fois du toit de ma maison. Un jour, après la pluie, au risque de faire péter toutes les tuiles, et un autre jour, parce que la tempête menaçait d'arracher le toit. À la fin de la journée, il retourne chez lui dans sa camionnette pourrie, et jamais une embardée ne l'a jeté au fond d'un pré, jamais il n'a quitté la route. Le vieux est fort comme un taureau.
De l'autre côté de l'Arize, on déboise, on assassine des bois de châtaigniers et de merisiers, on plante des sapins, et le vieux s'étonne d'entendre le moteur d'une tronçonneuse à l'heure de manger.
— Ils ne s'arrêtent donc jamais de travailler ! fait le vieux.
— Plus vite ils auront fini, dis-je, et plus vite ils cesseront de nous casser les oreilles.
— Trop d'argent, fait le vieux. Ce n'est pas bon de travailler pour de l'argent.
Il reluque la plaie dans l'adret, une coupe rase, et il secoue la tête.
— Du temps de ma jeunesse, on faisait pousser du blé à cet endroit-là, et on travaillait dur pour qu'il pousse. Et puis les gens sont partis, ils avaient de bonnes raisons, et la forêt a eu la bonne idée de planter des chênes, des châtaigniers, des merisiers, des hêtres, des parterres de jacinthes sauvages et de phacélias, et des mûriers, des myrtilles, et tes abeilles s'en trouvaient bien. De quoi vont-elles se nourrir s'ils plantent des sapins, et de quoi vas-tu vivre, toi ?
— La forêt est grande. Ils n'ont pas fini de la manger.
— Trop d'argent, fait le vieux, et tu as des soucis. Ta femme aussi, elle est moins belle, ou bien ce sont mes yeux qui sont fatigués.
Il sourit.
— Nous avons la belle vie, dis-je. On trouvera de l'argent. On travaille beaucoup pour ça.
— Je sais que tu travailles beaucoup.
— Pauline aussi travaille beaucoup.
— Elle travaille beaucoup en effet pour une femme, et je te paierai la journée, parce que les abeilles ne travaillent plus beaucoup.
— Elles travaillent, elles aussi. Je m'y entends, à les faire travailler.
— Oh ! je sais que tu t'y entends, mais je les vois bien, les abeilles, je les vois aussi soucieuses que toi. Elles tournent et virent, et ça les rend méchantes. Tu deviendras méchant toi aussi si l'argent vient à te manquer.
— L'argent ne me manque pas. Nous vivons modestement, Pauline et moi, et puis nous n'avons pas d'enfant.
— Ce serait peut-être plus facile si vous aviez des enfants. Des parents qui ont du mal à nourrir leurs enfants, ça inspire la pitié. Il y a des aides pour ça, mais rien pour ceux qui n'ont pas d'enfants.
— Pauline et moi on s'aime comme des enfants. Je lui ferai un fils quand ça ira mieux pour nous.
— Trop d'argent, fait le vieux, trop d'argent qui n'arrive pas, et le travail n'est plus un bon moyen de vivre heureux.
Toute l'après-midi, le vieux et moi on s'applique à faire le meilleur travail possible. On soulève un bout de la faîtière avec un vérin, et le vieux surveille le plancher. La faîtière est un tronc de chêne avec son écorce, et elle prend toute la longueur de la maison. Elle se plie, et le vieux jette un coup d'œil à l'endroit le plus courbe et il dit : « Ça ira », il pense que c'est le meilleur bois possible. Le vieux vérifie les futurs appuis du linteau de béton, deux bonnes pierres en travers du mur, et il bouche les trous avec du mortier. On installe le coffrage et la ferraille, et le vieux vérifie à nouveau, il tape avec le marteau, rajuste une pointe, recale un serre-joint. Tout ira bien. C'est le meilleur travail possible, et à quatre heures, le vieux vide une bouteille et avale un demi-fromage, puis il met un temps infini pour rouler une cigarette qu'il lèche soigneusement avant de l'allumer. On parle de choses et d'autres, j'essaie de paraître serein, mais le vieux n'est pas dupe, et de temps en temps je croise son regard et je perds les pédales. Pendant qu'il fume sa cigarette, j'amène cinq brouettes de sable que je vide au pied de la bétonnière, je vérifie l'huile, les graisseurs, je fais le plein d'essence, je tire un tuyau, je jette un coup d'œil sur la poulie en haut de l'échafaudage, je m'occupe pour penser à autre chose qu'aux idées noires qui me triturent l'esprit. Je me dis que rien n'est plus agréable qu'un travail bien fait, au moment où on le fait, parce qu'on sait qu'il sera bon, et après qu'il soit fait, parce qu'il est effectivement bon, et le vieux s'y entend à faire du bon travail, et je le respecte en grande partie pour ça, et aussi justement parce qu'il est vieux et que plus rien ne peut lui arriver qui modifiera le cours de sa pensée. Le vieux a presque terminé la journée. Il a vidé huit bouteilles. Encore deux, et il aura fini la journée, il dormira d'un bon sommeil bien travaillé, peuplé de choses simples qui fortifient le cœur et aident à se sentir heureux, même si la vie est au bout, même si la mort est depuis longtemps en formation. Et puis le vieux s'endort, assis tout droit sur un parpaing, sa cigarette s'est éteinte juste au ras de ses lèvres, là où la salive humecte la fumée, comme si c'était un calcul de saliver sur sa cigarette pour qu'elle ne brûle pas les lèvres en cas de sommeil. On ne coulera pas le béton aujourd'hui, mais tout est prêt. Demain, on démarre la bétonnière, on charge sa bonne gueule de sable et de ciment, le vieux vérifie à nouveau la solidité du coffrage, les liens de la ferraille, la stabilité des pierres d'appuis, et on coule du bon béton, et le tour est joué. Le vieux va se réveiller avec une faim de loup et il dira :
— J'ai encore une bonne santé. Une pareille faim est un signe de bonne santé, tu ne crois pas, Pierrot ?
— Sûr que c'est un signe de bonne santé.
— Je ne t'ai jamais vu beaucoup manger. Un homme qui travaille comme tu travailles doit manger beaucoup s'il veut vivre vieux.
— Je vivrai très vieux.
— Je ne crois pas non. Tu as l'âge du Christ. Il faut te méfier de ton petit estomac. Il te jouera des tours si tu continues à te faire un mauvais sang qui te coupe l'appétit. Et puis il faut manger si tu veux que le ventre de ta femme se remplisse d'un enfant.
— Alors je comprends pourquoi nous n'avons pas d'enfant. Ce n'est pas faute de nous égailler.
— Il ne suffit pas de s'égailler, quoique la jeunesse est peut-être plus propice au jeu qu'à la création d'une vraie famille.
— Demain je mange un bœuf tout entier.
— J'aime te voir comme ça, Pierrot, je t'aime bien comme ça. C'est comme ça qu'il faut que tu sois. Il te faut de l'appétit. Un bon métier, du travail bien fait, et de l'appétit. Ta femme fera le reste.
— Pauline est très capable.
— Je la connais. C'est une bonne femme, ne l'égaye pas trop, tu lui donnerais le goût de l'inutile, et rien n'est plus désolant qu'une femme qui ne sert à rien.
— Demain, on fera du bon travail.
— Il y a un temps pour s'amuser, dit le vieux, et puis de moins en moins de temps pour ça.
Je dois avoir beaucoup vieilli, pensai-je. Mais le vieux radotait comme ça tous les jours que Dieu fait.
[…]
Un soir, on est tous à veiller un peu tard dans la nuit, sachant qu'il faut se lever tôt le matin pour démieller toute la journée, et Jean, qui a bu plus qu'un coup de trop, raconte ses (faux) souvenirs de guerre. Je me demande où il va chercher de pareilles imbécillités,et je dois paraître sacrément nerveux parce que Pauline vient se coller tout contre moi, et je me dis alors que Jean est le plus grand menteur que j'ai jamais connu et que personne n'a une raison valable de lui pardonner ses mensonges, parce qu'il y a des hommes qui n'ont pas le droit de mentir, ou bien ils sont détruits, et les types comme mon ami Jean qui vivent de mensonges parce qu'on les paye pour ça ne sont jamais détruits sauf si ça se met à clocher quelque part dans leur crâne parce qu'à force de mentir on s'use forcément, on s'use plus vite que les autres, mais l'usure n'est pas toujours apparente et Jean se porte comme un charme c'est un foutu charmeur qui n'a pas l'air de s'user et chaque fois on reste suspendu à ses lèvres parce qu'on a l'impression que ce qu'il dit nous concerne et peut-être aussi parce qu'on aimerait bien le dire aussi bien que lui, alors comme ça, il raccroche le téléphone et allume une cigarette.
— Que regardes-tu ? dit la fille.
— Le plafond.
— Le plafond ?
La fille émet un petit rire sous les draps.
— Je regarde le plafond, qu'il lui aurait dit et elle devait se dire que la guerre n'était pas bonne pour lui alors qu'il affirmait le contraire. Il rêvait trop de combats qui lui donnaient la chiasse mais où il ne trouvait jamais la mort et ça lui permettait d'écrire tout un bouquin sur la manière d'attraper la chiasse à la guerre, à croire que c'était ça l'important pour lui et non pas la patrie et le courage et l'honneur, Jean se fout de ces sortes de choses qu'on appelle la patrie le courage et l'honneur.
— Je m'en vais, dit-il.
— Où vas-tu ?
Et la fille se mort les lèvres, forcément, quelle idée de lui demander où il va puisqu'il ne va nulle part ! Quand il va quelque part, c'est pour se calmer l'envie de chier, et quand il s'en va, c'est parce qu'il a chié tout ce qu'il pouvait chier il veut faire croire à tout le monde qu'il en a chié plus que les autres. Sa guerre est une guerre en papier, mais ça les fait chier quand même.
Il sort. Dans l'escalier, il croise quelques soldats qui montent avec des filles qui ont passé l'âge de faire l'amour, mais ça rapporte quand même ou bien ils se payent le cul d'un coreligionnaire, foutu boulot, qu'il pense. Je n'en sortirai pas. Vivement que la guerre finisse. Cinq fois l'enfer. Et une médaille en plus en prime. Ce qu'il mérite. Ce que je mérite moi-même. Un, vivre avec elles, dans leur lit.
— Tu n'es pas trop moche, toi, dit-il. Quel âge as-tu ? Tu es plus jeune que les autres. Vraiment, tu n'es pas moche.
— Ma mère était très belle, et mon père était un grand salaud.
— Les hommes sont souvent des salauds, les femmes quelquefois.
— Il est mort comme un chien, mais j'aurais eu plus de plaisir à le tuer. Je n'ai pas eu ce plaisir-là.
— Sur quoi a-t-il sauté, ce vieux père ?
— Tu parles d'une guerre ! Un jour, sa bouche s'est mise à saigner, et puis à pourrir, et ça lui faisait un mal de chien.
— On ne meurt jamais seul.
— Tu parles d'une solitude ! Et ma mère a épongé cette souillure, et lui qui réclamait de quoi boire, mais il n'a rien pu avaler, même pas son maudit alcool, et il est mort le ventre creux.
— Ne me dis pas que c'est ce qui t'a rendue plus belle.
— Ma mère était une belle femme, mais ça n'a pas duré. Elle a vieilli très vite pendant qu'il mourait. Après qu'il soit mort, c'était une vieille toute rabougrie, mais elle avait une bouche superbe.
— J'aurais aimé connaître ta mère.
— Tu n'aimerais pas la connaître maintenant.
— Elle n'aimerait pas savoir ce que tu fais non plus.
— Elle ne t'aimerait pas si elle savait que je le fais pour toi.
— N'exagère pas, on le fait ensemble.
— Je ne fais rien avec toi quand c'est un autre qui me baise.
— Il faut gagner son pain.
— On pourrait chercher ailleurs.
— Ailleurs ? On me fusille si je déserte.
— Mais après, on cherchera ailleurs.
— Après, comme tu dis, qu'est-ce qui existera ?
— Nous existerons toi et moi.
— Et Clara, Michèle, Josseline, Claire, Nicole, elles existeront aussi, et Jacqueline, et Mona, et Line, et...
— Tu ne m'aimes pas un peu plus que les autres ?
— Oui, mais tu me rapportes moins.
— Il y a argent et argent, tu ne crois pas.
— Il y a des femmes qui aiment l'argent et des femmes qui en rapportent.
— Tu es odieux.
— Il faut vivre avec toi.
— Dorénavant, tu me feras l'amour tous les jours.
— Tu me paieras pour ça.
— Je te paierai s'il le faut.
— Je veux être payé.
Dans leur lit. Deux, en séduire de nouvelles. C'est un métier qui rapporte. Il faut bien vivre. Je t'aimerai comme ma propre mère... etc., etc. Il paraît qu'un jour, après un bombardement, alors qu'il visitait les ruines, il tombe sur une femme qui tient une petite fille par la main. La petite fille sanglote doucement, comme si elle ne pouvait pas pleurer, et la femme, qui est très jeune, regarde droit devant elle, les yeux vides, et Jean les croise sans que ni l'une ni l'autre le voie. Il s'arrête, revient sur ses pas, et il dit :
— Je ne sais pas où vous allez, mais dans cette direction, le spectacle n'est pas beau. Il faut sortir de là. Plus loin, il y a des ambulances, il y a pas mal de monde pour s'occuper de vous.
La femme se retourne, et elle le regarde avec des yeux vides. Il en a froid dans le dos. Il se dit : laisse tomber. Elle dit :
— Il n'y a plus de bruit. Tout à l'heure, il y avait tant de bruit.
— Vous habitez ici ?
— Oui... non... je ne sais pas... peut-être plus loin.
— Si vous habitez quelque part dans ce foutoir, il va falloir changer d'adresse. D'ici ce soir, l'odeur sera insupportable.
— Le bruit était insupportable.
— Il n'y a plus de bruit, et il n'y en aura plus jamais. Il faut que les vivants sortent de là. Plus loin, on s'occupe des vivants.
— Si vous pouviez nous conduire... je crois que nous sommes perdues.
— Je le crois bien, que vous êtes perdues. C'est votre fille ?
— Oui, elle est petite, et je crois qu'elle ne comprend pas.
— Elle est morte de peur. Il faut sortir de là. On s'occupera de vous.
— Si vous voulez bien vous occuper de nous...
Tu parles s'il le voulait, ce sacré Jean. À la guerre comme à la guerre. Il reluque la poitrine, et la devine ferme et agressive, les hanches sont larges, des cuisses bien faites, même ses yeux sont beaux, elle est simplement un peu toquée, alors il la fait asseoir et elle se met à pleurer, et la petite a envie de faire pipi. Trop jeune, qu'il pense, et il l'entraîne derrière un tas de gravats, lui baisse la culotte, la caresse doucement entre les cuisses, et elle le regarde avec un air très gentil et elle se met à pisser sur sa main. L'urine est presque brûlante, et maintenant il caresse les cuisses humides, et elle dit que c'est fini. Il se relève, met les mains sur son cou, et il l'étrangle doucement. Elle meurt d'un coup, et il s'en étonne. Il la laisse tomber dans les gravats, et son jeune corps a l'air obscène maintenant, il vomit sa honte, il vomit tout ce qu'il a dans le ventre, et la femme n'a pas cessé de pleurer. Il aurait pu la violer elle aussi.
Trois, toujours flatter le client. Avantage : la flatterie est le meilleur prélude à l'amour. Le type qui a bien baisé ou le croit fermement revient toujours sur les lieux de sa réussite. Un soir, vacarme et cris dans une chambre, c'est la fille qui crie, et c'est un gros type à l'œil terne qui casse les meubles.
— Ce gros salaud m'en veut parce qu'il ne bande pas, fait la fille.
— Et ça serait la faute à qui si je ne bande pas, dit Œil-Terne.
— C'est la faute à qui tu voudras mais c'est pas la mienne.
— Cette salope voudrait me faire croire que je suis un type fini.
— En tout cas, dit la fille, impossible de baiser.
Jean la gifle violemment, elle regarde son sang sur sa main.
— Si ce type dit que c'est de ta faute, dit Jean, il ne peut pas avoir tort.
— Sûr que c'est de sa faute, dit Œil-Terne.
— Il y a un tas de filles ici qui valent mieux que toi.
Jean flatte le dos humide d'Œil-Terne, et il l'entraîne hors de la chambre. Dans le couloir, Œil-Terne enfile son pantalon.
— Cette fille ne vaut rien, dit-il.
— Elle ne vaut pas grand-chose, dit Jean.
— C'est bien la première fois qu'une fille ne me dit rien.
— Peut-être que ça durera, dit Jean.
Œil-Terne le regarde.
— J'espère bien que non, dit-il. Il y a d'autres filles.
— Peut-être qu'elles ne te diront rien non plus.
— La prochaine fois que je paye pour ça, je veux en finir.
— Tu veux en finir avec quoi ?
— Avec la fille pardi !
— Tu n'en finiras avec aucune fille, dit Jean.
Œil-Terne le regarde.
— Va te soûler, dit Jean. Ce soir, tu n'es bon qu'à te soûler. Tu n'es pas bon pour en finir avec les filles.
— J'ai pas envie de me soûler.
— C'est pourtant ce que tu as de mieux à faire.
— Ce que je peux faire, je suis le seul à le savoir.
— Alors tu dois savoir si c'est une fille qu'il te faut.
— Je ne boirai pas ce soir.
— Ou bien il te faut un homme, dit Jean.
Œil-Terne le regarde.
— Je ne crois pas avoir besoin d'un homme.
— Alors ce soir, tu ne feras rien de bon.
Quatre. Organiser, compter, châtier. Chacun sa part.
— Faut plus compter sur moi, dit la fille. Je fous le camp. Une fille comme moi peut bien trouver autre chose à faire que se coltiner cinquante types par jour.
— Une fille comme toi n'est bonne qu'à ça, pas vrai les gars ?
— Elle vaut ce qu'elle vaut, mais pour le prix, on n'a pas mieux.
— Tas d'ordures ! Vous vous en êtes foutu plein les poches, mais j'ai pas peur de m'en aller sans rien.
— Si tu partais, ce ne serait pas sans rien, pas vrai les gars ?
— On pourrait lui faire un ou deux gosses pour augmenter ses problèmes.
— Des gosses, j'en aurai, mais ils auront une cervelle dans la tête.
— La guerre leur fera péter le crâne un jour ou l'autre, pas vrai les gars ?
— Ya qu'à jeter un coup d'œil dehors.
— Donc, tu ne ponds pas. Tu laves ton cul, et tu te remets à l'œuvre.
— J'ai dit que je foutais le camp. C'est pas des mots en l'air.
— Ce qui est dans l'air, ce ne sont pas des mots, pas vrai les gars ?
— Puisqu'elle veut des gosses et qu'on ne les fait pas avec des mots...
La fille leur fait face, les mains sur les hanches. Jean se passe la main dans les cheveux, et il dit :
— Ces types veulent te faire un gosse. Après, tu partiras.
— Vous êtes fous !
— Je veux te voir un ventre gros comme la maison. Ils vont s'y appliquer.
— Personne ne me touchera.
— Ces types vont te toucher.
— Personne ne me touchera.
Elle a pas mal de dents gâtées, mais c'est une belle femme. Jean lui saisit les cheveux et il amène son visage tout contre le sien.
— Je connais un bon moyen d'obliger une femme, dit-il.
— Tu les connais tous, dit la fille.
— Celui-là, je le connais mieux que les autres.
Il pousse la fille sur le lit, lui arrache ses vêtements, et elle se retrouve toute nue et elle serre les cuisses. Jean sort le révolver de son étui. Il tire une balle dans chaque cuisse. La fille se détend comme un ressort, et au moment où le cri va sortir de sa bouche, Jean y enfonce un coin du drap. Les yeux de la fille, on dirait qu'ils vont sortir de leurs orbites, et de grosses larmes lui coulent sur les joues.
— Allez-y les gars, dit Jean.
Le sang coule doucement, mais les cuisses s'ouvrent, molles. Les seins tressautent sur la poitrine, moites. Elle secoue la tête mais lentement, et ses yeux se ferment sur les larmes.
Cinq. Cultiver le rite, et le fausser au besoin. C'est souvent nécessaire. La guerre vous fait souvent changer d'avis. Tandis qu'il reluquait le petit cadavre sur les gravats, il pouvait entendre la femme pleurer. Il se dit que la guerre était bien la pire des choses qui puisse arriver à un homme, et il se dit que si ça lui arrivait à lui, ce n'était pas un hasard, et il pouvait croire qu'il l'avait bien cherché. Il laissa derrière lui le petit cadavre, et il entraîna la femme au milieu des ruines. Elle pleurait toujours, et disait des choses que ses hoquets rendaient incompréhensibles. Et puis un homme est venu vers eux. Ils marchaient toujours. Il avait l'air hébété, et il s'amenait en titubant. Une de ses jambes pissait du sang, mais ça n'avait pas l'air de le préoccuper. Il s'approcha d'eux, et la femme leva les yeux, et elle lui sauta au cou, pleurant de plus belle. Puis l'homme dit, en prenant le visage de la femme dans ses mains :
— Et la petite ? Où est la petite ? Mon Dieu !
La femme secouait la tête. Elle semblait dire non. Et le visage de l'homme se tordit, il se mordait les lèvres, et répétait :
— La petite, mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu.
Jean s'éclipsa. Un peu plus tard, sa sale manie d'écrire le reprit, à ce qu'il dit et un jour qu'il somnolait sur un grabat de la pire espèce, le téléphone sonna :
— Allo ! Thèbes ? C'est moi, disait le colonel. J'ai quelque chose pour vous. Je veux dire que ça vaut le coup de l'écrire. J'en entends de belles tous les jours de cette sacrée guerre, mais celle-là vaut le coup qu'on l'écrive. On vient de me rapporter une petite anecdote au sujet d'un soldat, un goumier. Nom de Dieu, elle est bonne. Vous savez que cette racaille a le droit de viol et de pillage. C'est comme ça qu'on les tient, faut dire qu'ils nous feront gagner la guerre, et il faut bien la gagner parce qu'on a voulu la faire. Vous êtes d'accord avec moi. Écoutez ça : sa compagnie était bloquée sur une hauteur, vous savez ce que c'est, à essuyer jour et nuit le feu de l'ennemi, et quel feu ! nom de dieu quel feu ! et ils avaient plusieurs fois tenté d'ouvrir un passage et les morts ne se comptaient plus. Or, depuis deux ou trois jours, le goumier en question puait salement. Il avait fini par puer tellement qu'un de ses camarades s'est plaint à l'adjudant. Vous voyez ça :
— Il pue, mon adjudant.
— Hé. Je pue moi aussi, et toi aussi tu pues.
— Il pue vraiment mon adjudant.
— Tant que ça ?
Et l'adjudant d'interroger le goumier en question, ou plus exactement, il le sent. L'odeur ne trompait pas, c'était celle du cadavre. Allo ! oui, le type n'est pas mort, et il sent le cadavre. Alors l'adjudant lui ordonne de se laver, il lui dit :
— Tu fais un sale boulot, et les types qui font un sale boulot doivent se laver plus souvent que les autres.
— Oui, mon adjudant, dit le goumier, et en suivant il éclate de rire, et il ouvre sa besace. À l'intérieur de cette besace... Allo ! Thèbes !... Vous m'entendez ?... Je disais qu'à l'intérieur de cette besace, il y avait une tête humaine en putréfaction. Et vous savez ce qu'elle faisait là ?
—...
— Quand le goumier a embroché le soldat ennemi en question, il a examiné les doigts de la victime, arraché une bague, fouillé les poches. Imaginez ! Ça se passe sous le feu... et comme le type a de l'expérience, il ouvre la bouche du cadavre et, à son grand émerveillement... Allo ! À son grand émerveillement, il voit que toute cette bouche est moulée dans de l'or, vous entendez, dent, palais et une bonne partie des mâchoires, de l'or, merde ! Comme ça pétaradait de tous les côtés et qu'il n'avait aucune envie de crever après une pareille vision, le goumier s'est dépêché de trancher la tête du soldat et, comme de juste, l'a fourrée dans sa besace. Il pensait ainsi récupérer l'or dans un moment plus tranquille, et il y en aurait forcément un. Mais comme la bataille empirait, il n'a pas trouvé le temps de récupérer la prothèse, et il en fait un sacré bout. Alors la tête a pourri dans le fond de la besace !
À ce moment-là, l'adjudant entre accompagné du goumier qui se plante tout droit devant le colonel après avoir salué. Le colonel lui fait signe de se mettre au repos.
— Alors ? dit-il dans le téléphone. Qu'est-ce que vous en pensez, Thèbes ? Vous me mentionnerez dans votre œuvre, n'est-ce pas Thèbes ?
Puis il éclate de rire et raccroche.
— Sacré gaillard ! dit-il au goumier. Sais-tu ce qu'on vient de m'annoncer au téléphone ? Non ? Il paraît que tu mérites cinq fois l'enfer ! Oui, c'est ce qu'on m'a dit !
Le goumier ravale sa salive. On voyait bien qu'il se cherchait une excuse.
— C'est pourquoi, poursuivit le colonel, je vais décorer ta poitrine d'une somptueuse médaille.
À ce que dit Jean. Mais est-ce qu'on peut se fier à ce que dit un homme qui a bu plus que de raison et dont la concubine se tait comme s'il la troublait plus que tous. Saïda se tait. À ce que dit Jean, qui occupe toute la veillée si bien que personne n'a pu apporter sa part de vérité. Et Jean poursuit : « Mon père avait sans doute interrogé les dieux, et ils lui avaient répondu. Toujours est-il qu'il s'en était tiré fort bien. La terre était sens dessus dessous, mais ça ne l'avait nullement dérangé. Il avait couvert les murs de l'église d'un tas d'ex-voto, rempli tous les chandeliers, mangé à tous les râteliers et les dieux, interloqués, lui avaient répondu. Et tout allait bien pour lui. Il ne payait plus d'impôts, à la suite d'une truanderie qui ne lui avait rien coûté et que les désordres de la guerre cultivaient dans le sein des deniers de l'état. Il savait s'y prendre pour que rien n'allât contre son gré. Il n'y eut personne pour le croire contre elle tant était au point sa conversation et les mimiques dont il l'émaillait pour ne rien laisser perdre du spectacle. Et comme cela marchait fort bien, il lui arrivait de récolter le blé du voisin pour faire son propre pain. Non content de tromper son monde sur la qualité de son travail, il dressait les uns contre les autres, à force de sorties nocturnes qu'il signait du nom de son choix. Aussi refusai-je la poignée de billets qu'il m'avait réservée. J'avais moi-même une assez grande expérience de la simonie pour ne pas comprendre qu'il cherchait un complice. Dans cette sorte d'affaires, la guerre me l'avait enseigné, on est perdu à partir du moment où l'on cherche un partenaire. J'allais hâter le déclin de mon père par la pire des trahisons. Ma mère n'en sut jamais rien, mais, à voir sa face cireuse dans le cercueil, je compris que mon père m'avait déshérité, au moins dans son cœur, car le testament qu'il laissait m'était en tout point favorable. Après tant d'errance et de douleur, la fortune m'a servi. Je pourrais m'acheter une ville tout entière si je voulais. »
Non, Jean, ta mère est morte carbonisée. J'en suis témoin.
[…]
Ce matin, j'ai fait un sale rêve qui me gâche toute ma journée. Imaginez-vous que je montais la pente du Bouzigos les bras chargés d'un énorme rayon de miel qui dégouline de partout. Je monte vers la maison, mais le rayon est si énorme qu'il est impossible de rentrer avec lui. Je dois le laisser dehors. J'entre, le café fume sur la table, j'écoute un moment les clapotis de l'eau dans la salle de bain où Pauline fait sa toilette, et soudain j'entends un bourdonnement exagéré au-dehors. Je devine ce qui est en train de se passer et j'ouvre la porte. Des millions d'abeilles sont en train de piller mon rayon de rêve. J'ai beau faire, il en arrive de plus en plus, et les cellules se vident, la cire est déchiquetée, mon rayon est en train de s'effondrer, il s'effondre sur moi et je suis englouti.
Autant vous dire que mon réveil ne s'est pas fait attendre. Encore un peu, et le cri qui naissait au fond de moi m'aurait échappé. Je suis resté la bouche ouverte, dégoulinant de sueur, à me demander ce qui m'arrivait. Il faisait encore nuit dehors et j'hésitais à me lever. Pauline dormait paisiblement et à la fin je me suis levé sans faire de bruit. Je suis allé fumer une cigarette dehors. Je me sentais mieux, à peine frissonnant, et je pouvais entendre une clochette à l'adret d'une montagne où le vieux faisait paître son troupeau. J'ai écouté la clochette parce qu'il n'y avait rien d'autre à écouter, et j'ai tenté de ne penser à rien, mais c'était difficile après un rêve pareil, parce qu'il me parlait de moi, de mon avenir, et que je m'étais fichu là une sacrée peur.
J'ai allumé la lampe qui éclaire le chemin qui mène au rucher d'élevage, un peu plus bas que la maison, et je suis descendu, tirant sur ma cigarette. Un vent léger tisonnait la braise, et j'ai rencontré quelques lucioles. Je me suis arrêté au portail du rucher. Les toits brillaient sous la lune, carrés de lumière dans l'herbe noire. De l'autre côté du rucher, le vieux et moi on avait construit un petit bâtiment où j'avais installé le poste d'insémination, l'incubateur, et une bibliothèque consacrée à mon métier. J'aimais m'y isoler en dehors du travail, et le vieux venait souvent y achever la dernière bouteille de sa laborieuse journée.
Le vieux ne lisait jamais. Il regardait les dessins et les photos, et il était très intrigué par les schémas. Il me posait beaucoup de questions, et observait attentivement toutes les manipulations. Une fois, Jean s'anima tandis que je procédais à des inséminations, et il n'avait pas manqué de faire des commentaires grotesques qui avaient irrité le vieux. Le vieux n'aimait pas Jean, non pas parce qu'il n'était pas amateur de lecture, mais parce que Jean était un oisif et aussi parce qu'il parlait trop de choses qui n'ont rien à voir avec la vie, du moins avec la vie telle qu'il la concevait. Cependant, il s'abstint de chercher Jean, seulement parce que c'était mon ami. Il ne comprenait pas qu'un pareil oiseau put être mon ami et il doutait que Jean me portât une réelle amitié. J'en ai souvent discuté avec le vieux, sur un chantier à l'heure du casse-croûte ou bien dans ce laboratoire, et le vieux prenait toujours de grandes précautions pour m'en parler, parce que le vieux était un homme qui avait une très haute idée du respect. Moi, j'aimais le vieux comme on aime un père, et il n'était pas question de respect dans mon esprit, mais simplement je savais qu'il fallait l'écouter sans chercher à le contredire.
Le vieux n'était jamais triste, il lui arrivait même de faire preuve de badinerie, et une fois qu'il fit une plaisanterie au sujet de Saïda, je m'amusai de trouver la plaisanterie pleine de vérité. Il est comme ça le vieux. J'aurais pu regarder les hanches de Saïda en imaginant des tas de choses, mais au lieu de ça, je remerciais le ciel d'avoir donné de si belles hanches à cette femme et d'avoir fait de cette femme ma voisine la plus proche. Voilà ce que je voulais dire en disant que le vieux n'était jamais triste ni obscène. Le vieux avait beaucoup vécu et la vie lui plaisait plus que la mort. C'est du moins ce que je crois.
— Jean devrait travailler, dit le vieux.
— Il écrit.
— Ce n'est pas du travail.
— On le paye bien.
— On ne paye pas que le travail.
— On paye souvent n'importe quoi.
— Un homme qui ne travaille pas est un homme seul, dit le vieux.
— Jean n'est pas seul.
— Si tu es son ami.
— Il a Saïda.
— Elle te plaît bien.
— Elle est gentille.
— Elle ne te plairait pas autrement.
— Comment aimer une méchante femme ?
— Cela se peut.
— C'est triste.
— Beaucoup d'hommes sont tristes.
— Beaucoup de femmes aussi.
— Quand les hommes sont tristes.
— J'espère que la tristesse ne viendra jamais gâcher ma vie.
— Elle a gâché la mienne quelquefois.
— Je ne peux pas le croire.
— Un vieil homme ne se raconte pas, Pierrot.
— Vous n'êtes pas triste.
— Je l'ai été.
— Si cela arrive, il faut chercher autre chose.
— Heureusement pour moi, j'ai toujours trouvé.
— J'espère que je trouverai moi aussi si ça m'arrive.
— Cela t'arrivera.
— Alors que ce soit le plus tard possible.
— Tu seras triste un jour, sans enfant.
— Si cela rend Pauline triste, je serai triste.
— À moins qu'elle ne devienne méchante.
— Je ne crois pas qu'elle le devienne.
— Il faut que tu le croies toujours.
— La méchanceté n'est pas son fort.
— Elle a d'autres défauts qui pourraient te rendre triste.
— Parce qu'elle ne peut avoir d'enfant ?
— Les femmes stériles sont de tristes femmes.
— Saïda et Jean vont adopter un enfant.
— Jean est un fainéant.
— Pas sur ce plan-là. Il a eu beaucoup de femmes.
— Est-ce que Saïda est stérile ?
— Je ne crois pas.
— Comment le savoir ?
— J'ouvre une autre bouteille ?
— Non, j'ai bu la dernière.
— Alors il est temps d'aller se coucher.
— Tu as raison. Il y a un temps pour tout.
— Votre femme va s'inquiéter.
— Elle s'inquiète tout le temps, du matin au soir, et du soir au matin.
— Elle a des raisons pour ça ?
— La vieillesse, Pierrot. Tout le monde ne vieillit pas de la même façon.
— Est-ce que Pauline vieillira bien ?
— Comment le savoir ?
— Vous le saviez, vous ?
— Non. C'est arrivé comme ça.
— La tristesse ?
— La maladie aussi.
— Et le vin, non ?
— Le vin aussi, Pierrot, le vin aussi.
Puis le jour s'est levé, et un froid piquant s'est installé. La rosée se cristallise dans l'herbe et sur les toits de ruches. Je suis remonté à la maison, et en me retournant avant d'entrer, je me suis dit que ce rucher était une belle réussite technique et un foutu fiasco au plan économique. C'était le sens que je donnais à mon rêve. Je ne pouvais pas ignorer qu'en sortant de mon lit et en mettant le nez dehors, je tomberais nécessairement en arrêt devant ce sacré rucher. Le vieux était fier de la charpente. Elle avait résisté à la neige l'hiver dernier alors que d'autres toitures s'étaient écroulées. C'était une bonne raison de croire qu'elle était bien faite.
Je me suis assis dans la cuisine pour siroter un café, et puis Pauline est descendue, tout ébouriffée et mal réveillée. J'ai toujours du mal à la regarder dans cet état, ça lui ressemble si peu.
— Tu te lèves tôt ce matin, qu'elle dit.
— J'ai fait un mauvais rêve.
— Raconte.
— Non, c'est trop stupide.
— Je vois.
— Tu ne vois rien. Comment pourrais-tu deviner ?
— Il y a une femme dans ton rêve. Les hommes ont toujours une femme dans leurs rêves.
— Il n'y avait pas de femme.
— Elle était symbolisée par un objet alors.
— Une femme est une femme.
— Tu ne lis pas assez, Pierrot.
— Si les livres que tu lis remplacent les femmes par des tabourets, je ne perds rien à ne pas les lire.
— Ainsi il y avait un tabouret dans ton rêve.
— Il n'y avait aucun tabouret.
— Tu viens de dire le contraire.
— J'aurais pu parler d'un marteau, ou d'une boîte à chaussures.
— Des chaussures ? Je vois.
— On parle aussi de chaussures dans tes livres ?
— Il y avait donc des chaussures dans ton rêve. Un tabouret et des chaussures. Qu'en dis-tu ?
— Que tu ferais mieux de penser à autre chose.
— Comment veux-tu que je pense à autre chose ? Il y avait une femme dans ton rêve, et je ne peux absolument pas être figurée par un tabouret ni par une paire de chaussures.
— Pourquoi pas un rayon de miel ?
— Oh ! Pierrot, pourquoi détournes-tu la conversation ?
Après tout, pensai-je, pourquoi pas ? Je l'ai laissée dehors, et les abeilles se sont jetées sur elle. La prochaine fois, je ne sors pas, et les abeilles lui suceront le sang jusqu'à la dernière goutte.
J'ai été de mauvais poil toute la matinée, et pour arranger les choses, Jean s'est amené sur le coup de dix heures. Il avait une sale tête, et il s'est assis sur une pile de hausses.
— Ça ne va pas, Jean ?
— C'est Saïda, moi ça va.
— Dispute d'amoureux.
— Tu parles ! Non, c'est au sujet de l'enfant, tu sais, le petit Thomas.
— Tu n'en veux plus ?
— Mais qu'est-ce que tu dis ! Rien à voir avec ce que je veux. Pas facile d'adopter un enfant qu'on n'a pas fabriqué. Un dossier et puis comme ça, des tas de données, et ils en veulent encore.
— Vous l'aurez, votre marmot.
— Dieu t'entende, s'il a des oreilles. Mais comment Dieu pourrait-il avoir des oreilles ! Saïda est déprimée, mais tu sais comment elle est. Elle ne pleure pas. Elle se tait et n'écoute pas un mot de ce que je lui dis. Cet enfant me fait peur.
— Je comprends.
— Tu ne comprends rien du tout. C'est comme si elle était enceinte, sauf qu'il parle, marche, il pense même.
— Que veux-tu que je te dise ? Tu ne fais rien comme les autres.
— Ma mère me le disait déjà.
— C'est vrai. Tu épouses une arabesque, et tu adoptes un fils. Et si j'en crois les rumeurs, tu ne travailles pas.
— Je viens de terminer un roman, voilà pour ce qui est du travail. Quant à l'amour, ça ne se commande pas. Reste ce fils qui n'est pas de mon sang, ni du sien. Tant qu'il tarde à venir, Saïda me résiste, et quand il sera là, me résistera-t-elle toujours ?
— Quelle manie de se compliquer l'existence !
— Parce que tu crois te simplifier la vie en t'abrutissant d'un travail qui ne te rapporte même pas de quoi vivre !
— Il est la source de mes joies les plus pures.
— Je croyais que ta femme était le seul objet de ton amour.
— Mon travail et ma femme, c'est la même chose. C'est à moi. Pas à un autre. Voilà pourquoi je suis heureux.
— Tu n'es pas un bon exemple pour moi.
— Je ne suis un bon exemple pour personne.
— Je ne suis pas un exemple non plus. Ni toi ni moi nous n'avons rien à démontrer à personne.
— Là n'est pas le problème.
— C'est bien de le soulever.
— Tu compliques tout. Pauline complique tout. Saïda ne pleure pas, je ne pleure pas non plus.
— Pierrot, je crois que notre amitié va mal.
— Je le crois aussi.
— Nous n'avons pas les mêmes valeurs. Nous n'avons pas une vraie estime pour le travail de l'autre.
— Je respecte ton travail.
— Mais tu ne l'aimes pas.
— Tu n'aimes pas mon travail non plus.
— Je le trouve amusant, sans plus.
— Le tien ne m'amuse pas.
— Il t'amuserait si tu savais lire.
— Si tu avais le goût du travail...
Je me demande comment aurait tourné une conversation avec Saïda ce jour-là, mais c'est avec le vieux que j'ai fini la journée. On s'est mis à boire ensemble en fin d'après-midi. Le vieux remontait chez lui au volant de sa camionnette, et il s'est arrêté le long du rucher et il s'est mis à observer mon travail à travers le grillage de la clôture. Quand je l'ai aperçu, avec ses yeux rouges et son nez comme un bouchon de bouteille, je me suis dit qu'une bonne cuite me ferait le plus grand bien. On s'est enfermé dans le laboratoire, on a poussé les instruments au fond de l'établi, on s'est assis l'un en face de l'autre, et le vieux m'a raconté un tas de souvenirs et il m'a posé un tas de questions sur mon propre passé. Ce soir-là, on s'est connu un peu mieux, on a franchi la limite qui fait qu'on reconnaît un ami, et on a vidé un nombre effroyable de bouteilles. En haut, la maison était éclairée, et la lumière de la cuisine est restée allumée toute la nuit. J'ai pensé que Pauline m'attendait, j'ai pensé que ça lui ferait du bien de m'attendre et que ça lui arriverait souvent de m'attendre et qu'un jour elle ne m'attendrait plus, elle trouverait le sommeil, j'ai pensé à ça pour me faire mal, et ce que je ne savais pas, ce que le vieux ne me disait pas, c'est que c'est comme ça qu'on devient ivrogne, c'est dans de pareilles journées qu'on pactise avec l'ivresse pour toujours, enfin : jusqu'à la mort, parce qu'un homme, n'est-ce pas, n'est pas éternel.
[…]
Et la vie a changé comme arrive l'hiver, d'un coup. Un soir, Pauline me regarde avec un air étrange, et elle dit, comme ça, d'un coup :
— Pierrot, je m'en vais avec Jean.
Je la regarde par-dessus mes lunettes. L'odeur du feu dans la cheminée me remplit. Au lieu de me mettre en colère et de lui casser la figure, et surtout au lieu de croire à une histoire, je dis :
— Et Saïda, qu'est-ce qu'elle va devenir ?
— Saïda est partie ce matin.
— Ce que c'est de bosser toute la sainte journée !
Je me roule une cigarette difforme qui grésille quand je l'allume.
— C'est vraiment fini entre nous, dit Pauline. Les ruches, la ferme, la montagne, tout ce qu'on a essayé de construire, c'est fini.
— Comment peux-tu ? On s'est bagarré...
— Tu vas les payer comment, tes créanciers ? Je crois aussi que le travail t'a quitté. Est-ce que tu ne bois pas comme un trou ?
— Un petit moment difficile, c'est tout. Je ne crois pas un mot de tout ce que tu me dis. Tu me racontes des histoires pour me réveiller. Saïda n'est pas partie ce matin, et tu n'as rien à voir avec Jean.
— Tu crois ce que tu veux. Je ne veux plus vivre avec toi.
— Tu vivrais donc avec ce fainéant !
— Jean travaille, et le travail t'a quitté, toi.
— Je ne boirai plus si ça doit te consoler.
— Tu n'as pas fini de boire.
— J'ai bu pour calmer une petite douleur. Normal que ça me fasse mal de trimer pour pas grand-chose. Tu peux comprendre ça ?
— J'ai été une bonne femme pour toi, Pierrot.
— Mais tu es toujours ma bonne femme.
— Plus maintenant, Pierrot.
— C'est un mauvais moment. On fera face.
— J'abandonne, moi. Et tu ne feras pas face.
— Et sachant que je ne m'en sortirai pas tout seul, tu me laisses tomber.
— Je me sauve, Pierrot, ça oui ! Mais je ne suis pas cruelle.
— Je sens que je n'ai pas cessé de boire.
— Tu feras ce que tu voudras.
— Tu vas donc m'oublier, même pas penser à ce que je vais devenir ?
— Il faudra que je ne pense à rien qui me rappelle ce que tu es devenu.
— Qu'es-tu devenue toi-même ?
— Je ne suis plus ta bonne femme.
— Je pourrais te forcer à le rester, si je voulais.
— Tu ne voudras rien que je ne veux pas. Je suis assez forte pour ça. Tu n'es plus bon à rien. Tu ne croyais pas que ça pouvait t'arriver un jour, et tu t'es moqué de ceux à qui c'est arrivé.
— Alors je vais me moquer de moi-même. Ça ne m'arrivera plus.
— Tout est bien fini. Je pars avec Jean.
— Jean, un ami, enfin, je croyais...
— C'est mon ami aussi.
— Difficile d'avoir un ami commun. Je veux croire que je me suis trompé sur toute la ligne. Je ne me mettrai pas en colère.
— Je ne crois pas que ce soit bon pour toi.
— Ce le serait peut-être pour toi. La douleur te ferait peut-être comprendre ce qui m'arrive.
— Je sais ce qui t'arrive.
— Toute une journée à bosser, et arriver au soir pour entendre de pareilles sornettes. Tu ne seras plus là demain ?
— Je pars ce soir.
— Il te fera un enfant sans doute. Je suis sûr que tu vas aimer ça.
— Ça vaudra mieux pour lui que les caprices de Saïda.
— Elle est donc partie ce matin. Elle aurait pu me parler de tout ça, mais elle est partie sans dire un mot.
— Que t'aurait-elle dit qui change quoique ce soit ? Les choses se sont passées comme ça. J'aime Jean.
— Sûr. Il est riche, oisif, et il te fera tous les enfants que tu voudras.
— Je sais que tu ne lui en veux pas.
— Je t'en voudrai à toi, un de ces jours où je pèserai tout le mal que tu me fais. Je n'ai pas la force de te retenir.
— Tu n'en as peut-être pas envie.
— Si tu décides de rester, je me souviendrai du mal que tu m'as fait aujourd'hui, et je saurai que tu ne supportes pas qu'on te fasse du mal, même sans le vouloir.
— Je sais que tu n'as rien voulu. Je sais que tu ne voudras jamais rien. Jean sait ce qu'il veut.
— Il voulait Saïda.
— Non. Saïda le voulait. Elle ne l'aimait pas.
— Comment peux-tu dire de pareilles choses ?
— Je dis ce que je sais.
— Tu ne sais rien de ce que souffrent les autres.
— Tu ne m'as pas rendue heureuse, c'est tout.
— Ce n'est pas faire le mal que de ne pas rendre heureuse la femme qu'on aime, puisqu'on l'aime.
— Mais je ne t'aime plus.
— Je ne crois pas que l'amour s'arrête comme ça. Je me rends compte maintenant que tu ne m'as jamais aimé.
— Je t'ai aimé, Pierrot. Tu avais du courage.
— Je m'en veux d'avoir aimé du vent, et Saïda aussi a aimé du vent.
— Elle est partie.
— Il y a eu une scène entre elle et Jean ?
— Elle nous a surpris dans le lit. Elle est partie.
— C'est vrai que j'ai passé la nuit dehors.
— Tu ne dors plus dans notre lit.
— Je pensais y dormir ce soir.
— Je crois qu'il vaut mieux qu'on s'arrête de parler.
— Pourquoi ? Ça me fait du bien à moi, de parler. Je savais que Jean te reluquait avec ses yeux gourmands de parasite. Je n'ai jamais touché à Saïda. Je pensais que tu m'aimais.
— Je t'aimais, Pierrot, mais tu es devenu impossible.
— Nous réglerons tous ces problèmes si nous voulons.
— Qui paiera tes dettes ? Qui t'empêchera de boire parce que personne ne paie les dettes ? Nous avons tout raté. J'ai ma part dans cet échec, mais quelle part ?
— Tu aurais une part si tu m'avais aimé.
— Jean ne t'aidera pas.
— Il m'aidera si je le lui demande.
— Il ne t'aidera pas, ni moi non plus. On s'en va tous les deux pour être heureux ensemble.
— L'amour suppose beaucoup d'égoïsme. Moi je supposais qu'il fallait de l'orgueil pour se risquer à aimer.
— Je ne suis pas ce que tu dis. Je ne t'aime plus, c'est tout.
— Continuons de parler. On s'aimera de nouveau si on continue de nous dire la vérité. Ça fait du bien de la dire ?
— Ce n'est pas la vérité, Pierrot.
— Si c'est vrai que je t'aime et que tu ne m'aimes pas, la vérité c'est qu'on peut en parler. Je t'aimerai encore.
— Peu m'importe si tu m'aimes. Tu as encore trop bu ce soir, et tu as bu toute cette journée. N'essaie pas de te convaincre que je suis en train de te mentir pour faire de toi ce que je veux.
— Les femmes sont quelquefois comme ça.
— Tu ne sais rien de ce que sont les femmes.
— Dis-tu ça parce que je n'ai pas été foutu de te faire un enfant ?
— Heureusement que nous n'avons pas d'enfant.
— Tu l'aurais abandonné de la même manière.
— Je ne sais pas.
— Tu le sais, oui, mais tu voudrais bien ne pas le savoir.
— Cessons de parler, Pierrot.
— Nous n'avons pas tout dit.
— Nous avons trop parlé, et ça ne change rien.
— Je veux parler encore.
— Mais pourquoi, Pierrot ? Cela te fait si mal.
— Saïda vous a vus dans le lit ?
— Ce matin, oui, et elle est partie.
— Vous faisiez l'amour ?
— Nous bavardions.
— De quoi parliez-vous ?
— Est-ce que je sais ? Nous parlions, c'est tout.
— Vous aviez fait l'amour ?
— Que crois-tu qu'on fasse dans un lit, entre homme et femme ?
— Et après vous avez parlé ?
— Oui.
— Et Saïda vous a vus dans le lit.
— Je te l'ai dit, oui.
— Vous n'êtes pas sortis du lit ?
— Jean est allé parler à Saïda. Elle savait déjà.
— Moi je ne savais rien. Et elle ne m'en a jamais parlé.
— Tu t'en doutais, je crois.
— Je te jure bien que non.
— Pierrot, tu bois à cause de ça.
— Je bois à cause de l'argent qui manque. Pas à cause de l'amour que tu ne me donnes pas.
— Je t'aurais donné un enfant si ç'avait été possible.
— Et tu savais que je ne le pouvais pas !
— Je ne savais rien à ce sujet.
— Sauf que Jean t'a fait un enfant !
— Oui.
— Et cet enfant tu le veux à tout prix !
— Oui.
— Et ce ne sera pas mon enfant !
— Non.
— Te rends-tu compte de ta cruauté, Pauline ?
— Il faut que nous cessions de parler.
— À ta place, je te l'aurais donné cet enfant.
— Cet enfant est celui de Jean, et j'aime Jean.
— Tu l'aimes parce qu'il t'a fait un enfant ?
— Je l'aime parce qu'il est Jean.
— Autrement dit, tu as vaincu Saïda.
— Elle est partie, on ne la reverra plus.
— Elle aimait Jean parce qu'il était son aval pour l'enfant qu'elle voulait adopter et qu'elle adore par-dessus tout.
— Elle avait ses raisons d'aimer.
— Et toi les tiennes, simplement j'ai le tort d'avoir deux couilles vides.
— Je ne t'aime plus, Pierrot. Il faut arrêter de parler.
— Et maintenant que ton ventre est plein, que t'importe qui t'a remplie !
— J'aime Jean. Arrête, Pierrot, arrête !
— Je ne te croyais pas capable de tant de cruauté. Dieu m'est témoin que je ne l'ai jamais cru.
— Laisse Dieu veux-tu ?
— Et pourtant à qui parler, si non à Dieu ?
— Mais qu'est-ce que tu racontes, Pierrot ?
— Je sais ce que je dis.
— Maintenant, je m'en vais.
— Non, j'ai encore des choses à te dire.
— Moi aussi je voudrais te dire tant de choses, Pierrot, mais nous finissons par nous chamailler. Je ne le veux pas.
— Qui est-ce qui te parle d'une dispute ?
— Ça va finir comme ça si nous continuons.
— Je te promets bien que non. Et pourquoi cela devrait-il finir ?
— Je ne t'écoute plus.
— Jean peut bien attendre. Il comprend bien que je vais te perdre.
— Arrête, Pierrot.
— Je ne t'ai pas encore perdue. J'aurai beaucoup de patience. Il faut que tu en aies toi aussi. Mon dieu, un enfant !
— Je n'ai plus de patience, Pierrot. Il faut cesser.
— Il attendra. J'ai ma chance. N'importe qui a une chance de s'en tirer si on l'écoute.
— Je te dis que c'est fini. Je ne veux plus parler.
— Écoute-moi simplement. Je ne te demande que cela.
— Ne me demande plus rien. Je veux partir. Jean m'attend.
— Je viens avec toi. Je parlerai avec lui aussi.
— Jean ne veut pas te parler.
— Il se sent plus fort que moi.
— À quoi ça lui servirait-il de te parler ?
— Un homme n'est jamais fini à ce point. Je saurai le convaincre.
— Mais de quoi veux-tu le convaincre ?
— Il ne t'aimera pas s'il sait que je t'aime plus que de raison.
— Mais tu es en train de la perdre la raison, Pierrot !
— Je perds de l'argent et je perds ma femme. J'ai toute ma raison.
— Tu veux que les choses tournent mal ?
— Pourraient-elles tourner plus mal que ce qu'elles sont en ce moment ? Il n'y a pas de mal plus grand.
— Tu ne sais plus ce que tu dis.
— Je veux te gagner à nouveau. Si tu me laisses parler, et même si Jean veut écouter ce que j'ai à dire, alors tu changeras d'avis, et lui aussi changera d'avis.
— Pierrot, nous avons eu une conversation tranquille. Ne cherche pas plus de mal. Nous avons assez parlé. Tout ce que nous pouvons dire maintenant est beaucoup plus mal.
— Mais puisque ça existe, Pauline, il faut en parler.
— Laisse-moi partir.
— Tu ne partiras pas s'il manque quelque chose à dire.
— Ne me fais pas ça, Pierrot.
— Est-ce que je te fais aussi mal que ce que tu me fais ? Je te demande de me parler, de m'écouter, nous avons tout le temps. Il ne doit rien manquer à nos adieux.
— Il manquera ce que nous ne pouvons pas dire.
— Et qu'est-ce qui nous empêcherait de le dire, ce que tu sembles craindre et qui ne me fait pas peur à moi.
— Ça ne te fait pas peur parce que tu as trop bu.
— J'ai bu quand je ne savais pas. Je ne boirai plus, parce que je sais que ça nous fait mal. Le vin, c'est d'abord l'ivresse, mais si l'ivresse n'est pas bien, le vin est inutile.
— Tu ne raisonnes plus, Pierrot. Tu te mens.
— Tu as menti, toi, et je ne t'en veux pas. En tout cas, crois-tu que c'est bien raisonné, cette fuite qui me laisse seul ?
— Je ne suis pas ivre, amoureuse.
— Mais te rends-tu compte que je vais rester seul ?
— Je suis amoureuse, Pierrot, et je vais donner un enfant à celui que j'aime.
— Pauline, mon amour, Jean ne peut pas t'aimer.
— Nous sommes fous d'amour. Nous aimerons cet enfant.
— Mais Jean est le pire des menteurs, crois-moi. C'est un écrivain sans valeur, et il est simplement fier d'avoir rempli le ventre d'une femme, et il n'était pas sûr de pouvoir y arriver un jour. Il n'agit ni par amour, ni par devoir, mais simplement pour voir comment ça se passe, et ce qui se passera dans ta tête.
— Tu es fou, Pierrot. La colère te rend aveugle.
— Je ne suis pas en colère. Et je vois bien ce qui se passe.
— Je veux partir, Pierrot. Laisse-moi partir.
— Tu ne m'as pas parlé de l'enfant.
— Il n'est pas encore né.
— Mais il est là, dans ton ventre.
— Tu te fais mal, Pierrot.
— Parle-moi de cet enfant. Il est né du plaisir, comme on dit. Est-ce que tu l'as voulu ? Oui, bien sûr, tu l'as voulu, et Jean aussi l'a voulu.
— Ce n'est pas ton enfant.
— Mais tu es ma femme.
— Plus maintenant.
— Tu es ma femme tant que tu es là à me parler.
— Je te parle parce que tu ne veux pas me laisser partir.
— Je comprends que tu partiras. Tu partiras malgré tout ce que je pourrais te dire.
— Rien de ce que tu diras ne me fera changer d'avis.
— Je n'ai plus cet espoir, rassure-toi.
— Je regrette, Pierrot.
— Ne regrette rien qui ferait du mal à ton nouvel amour.
— Je regrette le mal que je te fais, mais j'oublierai ce que nous avons vécu ensemble.
— Pourquoi oublier ? J'existe.
— Nous avons tout raté, Pierrot. Tout. J'ai eu les mêmes rêves que toi, et il m'est arrivé d'inspirer tes propres rêves.
— C'est vrai.
— Mais je n'ai rien fait pour que tu deviennes ce que tu es devenu.
— Je n'ai pas changé à ce point. Tu as changé.
— Nous nous sommes changés...
— J'aime que tu en ries. Voilà que tu ris à présent. Est-ce que tu rirais si nous n'avions pas fait durer la conversation ?
— Je n'ai pas éprouvé le besoin de parler.
— Mais puisque nous avons parlé quand même, c'est que quelque chose est durable entre nous. Sais-tu ce que c'est ?
— C'est fini, voilà tout ce que je crois.
— Jean comprendra si tu changes d'avis.
— Il n'est pas question de cela.
— Il pourrait en être question si nous continuons de faire durer ce qui reste, peu de chose peut-être, mais si cela existe...
— Maintenant tu dois me laisser partir.
— Bien sûr, ce n'est pas mon enfant, mais j'aurais voulu voir naître un enfant de ta chair.
— Il est de la chair de Jean aussi.
— Jean n'y est pour rien.
— Jean est celui que j'aime désormais.
— L'aimeras-tu toujours ?
— Il est le père de mon enfant. Et mon enfant aimera son père.
— Il pourrait bien le détester un jour.
— Cela n'arrivera pas.
— Qu'en sais-tu ? Les enfants choisissent toujours ce qu'ils préfèrent, sans réfléchir aux raisons de leur choix.
— Je ne comprends pas les choses ainsi. Tout est plus simple maintenant.
— Jean compliquera tout, tôt ou tard.
— Jean saura se tenir.
— Je vois mal Jean dans le rôle de père. D'amant oui, mais pas de père.
— Il jouera le rôle que je lui donne.
— Personne ne s'impose à Jean.
— Il s'agit de l'aimer.
— Ça ne suffira pas. Tu me reviendras.
— Nous ne nous reverrons plus, Pierrot.
— Moi je te reverrai tous les jours, là, dans ma tête.
— À moins que tu ne retrouves l'amour, sait-on ce qui se passera pour toi comme pour moi.
— Je n'ai pas perdu l'amour, mais s'il me faut le donner à une autre que toi, je le ferai en pensant à toi.
— Je ne te demande pas de m'oublier. Tu feras ce que tu voudras.
— Je ne peux pas croire que ça finisse jamais là où quelque chose a commencé entre un homme et une femme.
— Tu crois ce que tu veux, Pierrot.
— Tu me parles maintenant comme à un étranger. Tu te moques de ma mémoire et de ce que je peux croire, exactement ce qu'on fait à un étranger qui peut bien passer son chemin puisqu'il n'a pas d'importance.
— C'est un peu ça, Pierrot, moins compliqué, mais c'est ça.
— Je ne complique rien. J'essaie de comprendre ce qui t'arrive. Tu étais une bonne femme, et voilà que tu me parles comme si tu en savais plus maintenant que par le passé.
— J'ai appris à te connaître.
— C'est Jean qui te souffle les mots.
— Jean parle bien quand on l'aime, et il ne parle pas mal non plus quand on ne l'aime pas ou qu'on l'ignore. Tous les écrivains sont comme ça.
— Je ne sais pas à quoi ressemble un écrivain quand il ouvre la bouche, mais je sais que Jean est le plus fieffé menteur que la terre ait porté.
— Tu peux l'insulter si cela te soulage.
— C'est toi que j'insulte, ne le vois-tu pas ? Je t'insulte comme je peux, mais c'est toi que j'insulte.
— Je vais partir maintenant.
— Ainsi Jean quitte la maison de sa mère.
— Il n'y reviendra plus.
— Jean ne me dira pas adieu.
— Je ne crois pas. Je ne le souhaite pas.
— S'il le veut, l'en empêcheras-tu ?
— Je retarderai ta colère.
— Je ne me mettrai pas en colère. Je boirai un bon coup, c'est ce que je peux faire de mieux.
— Tu es seul juge.
— Mais tu me juges quand même. Tu ne peux pas te passer de me juger.
— Je veux oublier.
— Je te souhaite d'y arriver. Tu es odieuse.
— Tu peux penser de moi ce que tu veux.
— Tu crois avoir trouvé le bonheur et laissé derrière toi le malheur ?
— Tu peux être heureux si tu veux.
— J'aurais été heureux avec toi. J'ai eu un moment de cafard, ce qui arrive à tout homme au moins une fois dans sa vie. Ça arrive juste quand il ne faut pas, parce que tu es là, et que tu ne peux pas supporter mon cafard, et parce que Jean est là, et qu'il t'a donné l'enfant que tu attendais, et c'est peut-être ça qui me rend triste, cette attente que je t'ai contrainte à supporter et que j'ai fait durer malgré moi.
— Je ne t'en veux pas, Pierrot.
— Tu aurais toutes les raisons de m'en vouloir. Mais c'était malgré moi, nom de dieu, je n'y pouvais rien, et je ne peux rien contre ce qui m'arrive maintenant. Crois-tu que je m'en sortirai ?
— Je te le souhaite, Pierrot, de tout mon cœur.
— Je te souhaite de ne pas t'être trompée, mais je suis persuadé que tu t'es trompée sur mon compte, et sur le compte de Jean, et je me dis que tu vaux mieux que ce que je pense de toi en ce moment.
— Je ne veux pas savoir ce que tu penses de moi.
— On pourrait en parler, mais tu es si pressée !
— Nous sommes là à nous faire mal, et ça ne sert à rien, Pierrot.
— Je chercherai à te revoir.
— Je ne te le conseille pas, Pierrot.
— Nous nous reverrons, et nous poursuivrons cette conversation.
— Je te détesterais si tu cherchais à me revoir.
— Tu me détestes déjà, sinon t'enfuirais-tu avec le meilleur de mes amis ?
— Je ne t'aime plus, ce n'est pas la même chose.
— Alors il faut finir d'en parler ce soir.
— Nous n'avons plus rien à nous dire.
— Peut-être ne veux-tu pas parler, parce que ça te met mal à l'aise, et que tu y tiens, à ton aise ?
— Il faut cesser maintenant.
— Pas tant que j'ai quelque chose à dire.
— Mais tu n'as pas plus à dire que moi.
— J'y passerai tout la nuit, et demain, et demain, je saurai faire durer ce que je veux te dire.
— Je n'ai plus le temps, Pierrot, et tu perdrais le tien.
— Je ne peux plus rien perdre.
— Ni gagner quoi que ce soit.
— Je peux gagner si tu m'écoutes encore.
— Laisse-moi partir.
— Te laisser partir ? Mais pour aller où ? Tu ne trouveras pas le bonheur là où il te mène.
— Jean sait ce qui est bon pour moi.
— Jean n'aime pas les femmes, il aime l'amour, et toutes les femmes sont capables d'amour.
— Ce n'est pas ça, l'amour.
— Jean ne sait pas ce que c'est que l'amour. Il te trompera comme il m'a trompé, et comme tu m'as trompé.
— Jean est le père de mon enfant. Il est capable d'aimer un enfant.
— Qui sait ce qu'il lui mettra dans la tête ?
— Jean est intelligent.
— Moi je sais bien ce qu'il lui mettra dans la tête.
— Laisse-moi partir, Pierrot.
— Il pourrira l'esprit de cet enfant. Il te fera regretter d'être sa mère.
— Laisse-moi partir. Il est temps.
— Non.
— Pierrot, c'est trop tard, c'est fini.
— Mais qu'est-ce qui est fini ? Et pourquoi serait-il trop tard ? Ma tête, mon dieu, ma tête, ma tête...
Et je me réveille avec des gouttes de sueur tellement grosses que si l'une d'elles te tombait sur le pied, elle te casserait un os. Je tremble comme un malade. Mais Pauline dort toujours. Elle est tournée de mon côté, et son visage tranquille me regarde sans me voir. J'ai du mal à contrôler ce qui se passe dans ma poitrine. J'avale une longue rasade de pinard, et le calme revient dans ma tête. Je l'ai échappé belle, pensai-je. Oui, le sommeil m'a dessoûlé, et j'ai failli me perdre dans un rêve. Des rêves comme ça, ce sont des rêves d'ivrognes. Le vieux m'en avait raconté quelques-uns d'aussi déprimants. Faux, mais déprimants.
[…]
C'est Jean qui parle :
Il retourna brusquement sur ses pas, et progressa bon gré mal gré vers l'autre bout de la rue où quelque chose n'avait retenu que son attention. Il dut s'arrêter une bonne douzaine de fois pour récupérer son souffle qui le trahissait, il chuta même, lourdement, et se fit mal mais sa curiosité soudain en éveil l'emporta sur la douleur. Une fois encore, il s'arrêta pour s'appuyer sur le bras charitable que lui tendait un passant ou un réverbère. Deux rues se croisaient un peu plus loin et elles étaient désertes. Il goûta sa solitude avec une certaine sérénité et fit claquer des pièces de monnaie dans le fond de sa poche.
Ce matin, il avait failli ne pas se réveiller et n'était un bruit de gamelles dans le fond de la cour, il dormirait sans doute encore à cette heure, ou serait peut-être mort. Il s'était levé sans conviction particulière, avait jeté un coup d'œil navré sur sa table de travail, puis il avait ouvert les fenêtres et quelqu'un, d'en bas, lui avait proposé un verre ou bien lui-même l'avait proposé. Comme d'habitude, il avait négligé son aspect, remettant à plus tard le rasage pourtant juré pour ce matin. Il avait bu un verre avec quelqu'un, supporté deux ou trois conversations sans intérêt, consulté sa montre tous les quarts d'heure, et fumé une cigarette toutes les heures, puis toutes les demi-heures. Il avait bien bu un verre avec Quatre-Doigts, qu'on nommait ainsi parce qu'une fille l'avait mordu et que ça lui avait fait très mal, et maintenant qu'il y réfléchissait, ce n'était ni Quatre-Doigts ni Trompe-la-Mort, ce n'était pas un verre mais une bouteille, et ça se passait dans un bouiboui au coin de la rue qu'il habitait. Il était neuf heures du matin, il y avait du brouillard, ça, il ne l'inventait pas, c'était moite et froid, et il avait oublié son manteau sur un guéridon et maintenant qu'il marchait le froid le mordait sous la chemise. C'était avec un inconnu qu'il avait bu un verre. Ça, c'était passé comme ça.
Il faisait très froid dehors, et très humide, mais il était vêtu d'un épais manteau et le froid ni l'humidité ne l'incommodaient. Il avait enfoncé les mains au fond de ses poches, le visage jusque sous les yeux dans une chaude écharpe de laine, et les yeux lui picotaient agréablement, oui, c'était agréable d'avoir presque chaud par tout le corps, et le froid lui arrachait de petites larmes qui restaient suspendues à ces paupières. Il marchait d'un pas alerte mais il n'allait nulle part. Il marchait pour revenir à son point de départ, c'est ce qu'on appelle une ballade. Comme il avait très mal dormi et qu'au réveil son corps était douloureux, il avait pensé qu'une ballade serait le meilleur remède à sa tristesse, et maintenant que le froid ne pouvait rien contre lui, il fonçait droit devant lui et bifurquait au bon endroit pour ne pas s'éloigner inconsidérément de ses appartements. Il avisa alors le café à la devanture embuée, il n'y avait bien sûr personne à la terrasse, les guéridons étaient couverts de gouttes de brouillard, les parasols repliés, le trottoir luisant, il y avait un tas de choses immobiles sur la terrasse et personne n'y buvait. Il poussa la porte, ses lunettes s'embuèrent. Il les ôta, et comme il se dirigeait vers le comptoir, un inconnu le bouscula et les lunettes lui échappèrent et elles se brisèrent par terre. L'inconnu se baissa, les ramassa, et il les lui tendit d'un air désolé. Il était désolé lui aussi, parce qu'il lui était difficile de vivre sans lunettes.
— Je suis vraiment confus, dit l'inconnu, vraiment confus. Je vais immédiatement m'acquitter de ce que je vous dois. J'espère qu'on ne sera pas long à vous en fabriquer de nouvelles. J'espère surtout qu'elles ne vous manqueront pas en attendant les nouvelles que vous choisirez selon votre goût, ne regardez pas le prix.
— Ce n'est pas bien grave. C'est un accident.
— Je suis tellement maladroit.
— Vous n'avez heurté que mes mains, et ce n'est pas l'endroit ordinaire d'une paire de lunettes, mais elles étaient embuées, comprenez-vous, je viens de dehors et la différence de température, un phénomène de condensation.
— Ne me cherchez pas des excuses, je vous en prie. Je suis tellement confus. J'ai dû boire un verre de trop. Cela m'arrive trop souvent, hélas ! depuis quelque temps. Auriez-vous la gentillesse d'accepter un verre ? Il va de soi qu'il s'ajoute à ce que je vous dois déjà.
— Ne vous sentez pas obligé.
— Mais cela me ferait plaisir. Tenez, asseyons-nous là.
— Mais, vous sortiez. Ne prenez rien sur votre temps.
— Je sortais, c'est vrai, mais si vous voulez, je peux vous payer un verre à l'endroit où je me rendais.
— Si vous insistez, ici fera très bien l'affaire.
— L'affaire est faite, asseyons-nous. Débarrassez-vous de votre manteau, il fait très chaud ici. Est-ce que vous voyez suffisamment ? Je vous ai causé du tort.
— Ce n'est rien, et c'est réparable.
— Cela me coûtera le prix qu'il faut, rien de moins.
— C'est une monture très modeste, et les verres ne vont pas chercher loin.
— S'il vous faut le plus cher, je m'en acquitterai, soyez sans crainte.
— Ce ne sera pas le moins cher, mais plus près du moins cher que du plus cher. Mais si vous êtes gêné...
— N'en dites pas plus, Monsieur, je ne saurais être gêné de cette manière, je le suis tellement de la manière que vous voyez.
Dans la rue, car ils se rendaient chez un opticien, l'inconnu lui saisit le bras tout en marchant et lui dit :
— Est-ce qu'il y a une femme dans votre vie ?
La question le surprit beaucoup, parce que ce n'est pas là le genre de chose dont on discute volontiers avec un inconnu. Il fit mine de n'avoir pas entendu, et il s'empressa de dire :
— Ne vous sentez pas obligé de m'accompagner. Laissez-moi votre adresse, et je vous communiquerai le montant de la réparation.
— Pas question de réparer. Votre vue ne saurait supporter un rafistolage quelconque qui lui nuirait à coup sûr. Je veux du neuf et du solide, et que vous ne vous en trouviez pas défiguré.
— Je crois qu'une réparation suffira. Ce n'est pas si grave.
— C'est vous qui le dites. L'opticien est mieux placé que vous pour en juger.
— Nous verrons bien.
Chez l'opticien, une superbe fille les conduisit dans une salle d'attente où quelques personnes patientaient déjà.
— Je ne suis pas sûre qu'une réparation suffira, dit-elle, mais c'est possible. En tout cas, je ne suis pas qualifiée pour répondre. Ce que je sais, c'est que les réparations ne sont jamais ce qu'on attend d'elles. Forcément, sur du vieux, difficile de mettre du neuf sans risquer quelque chose. Vous voyez ce que je veux dire ? Patientez un moment. Il décidera.
— Nous attendrons, dit l'inconnu. C'est moi le coupable.
La fille sourit, puis retourna dans la boutique en murmurant quelque chose qu'il ne comprit pas.
— Qu'a-t-elle dit ? demanda-t-il à l'inconnu.
— Elle a dit que j'ai l'air généreux.
— Elle essaye de vous séduire, oui.
— Croyez-vous ? Vous badinez ? Elle est si jeune. Je suis d'un autre âge. Elle vous aurait séduit ? Oui, bien sûr. Vous devez avoir le même âge. À quoi pensent les femmes ? Nous savons ce que nous pensons, nous. Mais elles, que pensent-elles ? Je veux dire quand elles pensent à nous.
— Je suppose qu'elles se font un tas d'idées sur ce que nous sommes capables de faire qui est dans leur intérêt.
— Pffuiiitt... vous les jugez sévèrement. Ne leur en dîtes rien. Elles vous en voudraient. Vous savez comment les femmes punissent les hommes.
— Comme mon ami Quatre-Doigts.
— Quatre-Doigts ?
Il lui raconte l'histoire de Quatre-Doigts, et l'inconnu en rit beaucoup.
— Je ris, finit-il par dire, mais ce n'est pas de bon cœur. À quoi tient la virilité, quand la denture d'une femme s'en mêle. Bien sûr, cette histoire est un faux.
— Certes non. Quatre-Doigts existe bel et bien.
— Je veux croire qu'il existe, et dans l'état que vous dîtes. À quoi tient un surnom, quand les amis s'en mêlent. Une femme dans votre vie, et quelques amis pour en parler. Il finit toujours par vous manquer quelque chose, d'essentiel dans ce cas.
— Quatre-Doigts n'est pas si malheureux.
— Pourquoi pas le bonheur, même mutilé ?
— Il aurait épousé n'importe quelle femme qui n'exigeât pas de lui qu'il lui fît un enfant.
— Cette femme-là n'existe pas.
— Il a opté pour le célibat, et s'en trouve bien.
— Est-ce qu'il y a une femme dans votre vie ? dit l'inconnu.
L'opticien expliqua que pour des raisons très précises il était délicat de tenter une réparation qui de toute façon ne résisterait pas à l'usure. La superbe fille fut donc chargée du choix de la monture et elle s'installa en face de lui avec un miroir dans lequel il fit mine de s'intéresser à son aspect selon les différentes montures qu'elle lui proposait. Tantôt elle grimaçait et lui arrachait la monture coupable, tantôt elle prenait un air passif et hochait la tête pour signifier son hésitation. À la fin, son choix se fixa sur une monture finement dorée qu'elle lui essaya plusieurs fois pour s'assurer de la justesse de son choix. Elle eut une moue approbatrice en forme de savant baiser qu'il reçût agréablement. Le choix des verres fut plus méthodique, et une fois fait, elle rédigea la facture, et l'inconnu signa un chèque qu'elle examina longuement comme si le doute qui la troublait y figurait en toutes lettres.
— Vous voilà paré, dit l'inconnu. D'ici trois jours, rien n'échappera plus à votre regard. Je regrette ces trois jours. J'espère qu'ils ne vous seront pas trop pénibles et que vous ne les passerez pas à m'en vouloir.
— N'en croyez rien. Je n'en demandais pas tant. À vrai dire, je suis très gêné. J'aurais dû refuser.
— Vous n'auriez pas su refuser quoique ce soit à une pareille fille.
— C'est vrai qu'elle vend bien ce qu'elle vend.
— Elle ne vend que ce qu'elle vend, cela est plus exact.
Ils se quittèrent non loin du café où avait eu lieu l'incident.
— Voulez-vous que nous entrions, et nous rincer encore une fois ? dit l'inconnu.
— Sans vous vexer, je vous remercie.
— J'espère que nous aurons l'occasion de nous revoir. Ç’a été une bien agréable rencontre, et je suis sincère.
— Vous êtes très aimable. Je suis plus gêné que vous.
— Il ne faut pas. Ne rien pardonner à ma maladresse. D'ordinaire, elle me coûte plus que ça.
— Je ne sais pas de quoi vous voulez parler, mais je vous crois sur parole.
— Nous nous reverrons un de ces jours.
— Je serai moins pressé.
— Ah ! Vous voyez que je vous ai fait perdre du temps.
— Ce n'est pas ce que je voulais dire... Mais l'heure tourne, et maintenant je ne suis pas loin d'être pressé.
— Je ne vous retiens pas.
— Adieu, Monsieur !
— Revoyons-nous sans faute, n'est-ce pas ? dit l'inconnu.
Il s'éloigna vivement, et il alla dans la direction opposée. Il n'avait rien de précis à faire, mais la compagnie de cet inconnu avait fini par l'importuner. Il reprit le cours de sa ballade. À midi, il curait ses narines sur un banc dans un jardin public dont la fonction était de raccourcir le trajet des passants. L'un d'eux le salua, lui demanda diverses nouvelles qui ne le concernaient pas ; il répondit avec beaucoup d'aménité puis, de nouveau seul, médita sur quelque projet qui lui tenait à cœur. Il aurait voulu dormir, mais n'en trouva pas le moyen.
L'après-midi s'écoula au rythme des cafés qu'il craignit un moment de ne pas pouvoir payer. Il soigna ses ongles jusqu'à la tombée de la nuit, tout en rédigeant un projet de lettre qui finalement n'aboutit pas. Plus tard, à une heure avancée de la nuit, il se sentit terriblement fatigué et décida de s'en retourner chez lui pour y trouver le sommeil.
Au croisement de deux rues, tandis que son corps épuisé le tirait en avant, il tourna la tête sur le côté, et vit l'affiche sur le mur, mais il poursuivit son chemin sans chercher à la déchiffrer. Plus loin, il s'était arrêté pour chasser de son esprit l'absurde inquiétude que cette banale affiche avait infiltrée en lui. Puis il avait agi comme un automate et maintenant il tentait, à quelques pas de l'affiche, de lire ce qu'elle vantait.
Une fois, dans sa jeunesse, il avait appris la mort d'un voisin dans une petite affiche cernée de noir clouée sur un arbre au coin d'une rue. Il avait dû se hisser très haut sur la pointe des pieds pour comprendre. Il avait eu de la peine pour cet homme qu'il connaissait de vue, et il eut du mal à se rappeler une prière qu'il renonça à poursuivre parce qu'il lui semblait y mêler des mots que la liturgie avait peut-être rayés de son vocabulaire depuis la nuit des temps.
Une affiche publicitaire est repérable. Une affiche nécrologique l'est autant. Il aurait voulu avoir la force de se traîner jusqu'au mur. C'était comme une page, le recto d'un verso ; ou bien c'était un billet, et c'était là sur un mur pour être lu par tout le monde, afin que le monde comprît ce que ça contenait d'esprit et d'émotion. Mais toute sa chair s'était immobilisée sur place, et il crut qu'il mourrait sans avoir rien lu, et ses yeux percevaient un rectangle blanc sur fond noir, muet d'être situé hors de la limite de sa vision. Il maudit sa myopie, aussi bien que le bris de ses lunettes ce matin, ce qui constituait le seul évènement mémorable de la journée. Pas de quoi se délecter, sinon lire ce qui était écrit quand bien même ce serait une banalité ou une obscénité. Achever de vivre ce jour médiocre par un évènement certes anodin, mais dûment mérité. Tout à l'heure, quand il jetterait un œil morose sur sa table de travail, il trouverait au moins une raison de s'endormir au plus vite sous peine d'en perdre la saveur.
L'ivresse a certes quelque chose de médiocre. Je n'en veux pour exemple que ce simple évènement de ma vie, que j'ai conté de façon impersonnelle tant j'ai du mal à me reconnaître dans ce personnage difforme. Il m'est peut-être en effet arrivé une aventure semblable, mais je n'en garantis ni l'esthétique, ni la morale, du point de vue qui me préoccupe bien sûr, et que je peux partager. J'aurais pu conclure, comme font les littérateurs ; par exemple : Une affiche était collée sur le mur blanc au pied duquel on avait écrasé un tas de mégots dans la conversation. Médusé, il s'approcha, ajusta ses lunettes, et lut : « Avis de mobilisation générale ». Mais mon intention n'est pas de convaincre le lecteur que j'ai raison et qu'il a tort. Outre que d'autres conclusions sont possibles, plus ou moins sanglantes, d'autres exemples ne manqueraient pas, à coup sûr, de se montrer plus convaincants. À chacun ses exemples, toutefois ; le mien vaut ce qu'il vaut, et si j'y insiste, c'est pour montrer à quel point je suis resté un enfant. La question est de savoir à quel moment j'ai cessé de grandir et si j'ai beaucoup vieilli depuis.
[…]
Un jour Pierrot l'amena dans le rucher où il avait interdit que quiconque pénétrât sous peine de prendre son poing dans la figure. Pierrot était un brave type qui parlait peu, et qui avait toujours un drôle d'air absent mais avec un regard à la fois doux et terrible. Thomas aimait bien Pierrot, et il lui arrivait même de souhaiter qu'il fût son père. Son père, qui s'appelait Jean-Baptiste, n'était d'ailleurs pas son vrai père. Il avait forcément un vrai père, mais il ne le connaissait pas. Saïda, qui n'était pas non plus sa vraie mère, lui avait dit que son vrai père était un type très bien et qu'il avait adoré sa vraie mère. C'était très compliqué, pour Thomas, tous ces liens d'affection qui s'entremêlait, et il savait que Pierrot aurait fait un bon père selon son idée, et il le respectait, et il l'écoutait en tant que tel. On racontait des choses méchantes sur Pierrot, parce qu'il battait sa femme, et aussi parce qu'il buvait. C'est ça qui le rendait méchant. En tout cas, c'était le meilleur ami, et c'était un type sacrément courageux qui plongeait ses mains dans une ruche comme d'autres les mettent dans les poches. Ce jour-là, des reines allaient éclore, et Pierrot voulait lui montrer comment ça se passait, Thomas trépignait d'impatience, mais il ne pouvait s'empêcher de trembler à cause des piqûres qu'il ne manquerait pas de subir. Pierrot en plaisantait, mais pas pour se moquer, ce n'était pas son genre de se moquer d'un ami qui se rendait inquiet à cause de l'inconnu. Il lui enseignait le courage, pas n'importe quel courage ; le courage qu'il faut quand on est curieux de ce qui vaut la peine d'être compris.
C'était une belle après-midi de printemps, à l'approche de l'été qu'on sentait bien parce que les acacias étaient en fleurs dans la vallée. Il n'y avait pas d'acacias à cette hauteur, mais on pouvait les voir comme des tâches très blanches au-dessus de l'Arize, de chaque côté de la rivière au bas des montagnes, au milieu des sapins, des hêtres et des peupliers, exactement ce qui s'était passé quand ça avait été le tour des merisiers de fleurir, exactement ce qui se passerait quand les châtaigniers fleuriraient, en plein mois de juillet.
Le rucher était toujours à la même place, et il semblait que c'était les mêmes ruches blanches. En regardant le ciel au-dessus des mirabelliers qui bordaient le rucher, il pouvait voir les allées et venues des abeilles, et leur bourdonnement régulier le remplissait. Il avait posé une main sur le portail entrouvert, et il regardait l'enfumoir au pied d'une ruche. Il fumait encore, et le lève-cadre était bien accroché au soufflet. Autour, l'herbe était couchée, elle figurait la chute et à quel point il avait dû se débattre. Le vieux n'avait même pas enfilé un voile, à ce qu'il disait maintenant. Il l'avait traîné jusque dans l'atelier, et il avait répandu de l'insecticide. Maintenant, Pierrot était allongé sur le carrelage de l'atelier, au milieu d'un tas d'abeilles mourantes, et Jean avait glissé une couverture roulée sous sa tête. Il était déculotté, et son sexe se dressait tout droit, et le vieux disait qu'il n'avait jamais rien vu d'aussi gros. Jean était assis près du corps, et il secouait la tête en marmonnant d'incompréhensibles paroles. Le vieux parlait tout seul, immobile et noir dans l'écran de la fenêtre, il parlait fort, comme s'il eût voulu que le son de sa voix couvrît le bourdonnement des abeilles qui s'agitaient à ses pieds.
Thomas sentait qu'un cri était né quelque part dans sa tête. Il sortit, referma vivement la porte pour empêcher une nuée d'abeilles d'investir l'atelier. L'une d'elles s'accrocha à ses cheveux, et le piqua. Il l'écrasa, et la mêla à ses cheveux, puis il respira ses doigts, sentit l'odeur du miel et l'âcre saveur du venin. Il descendit vers le rucher, et s'arrêta près du portail. Les abeilles virevoltaient autour de lui, menaçantes, et l'odeur du venin devint plus présente. Il demeura là à regarder les ruches, et comme il avait une main sur un vantail, on aurait dit qu'il hésitait à entrer, et elle se demandait ce qui pouvait bien se passer dans sa tête, et s'il allait rester là à se morfondre sans qu'elle n'y pût rien. Elle s'était assise sur un parpaing près de la voiture dont le moteur tournait encore si bien qu'elle n'avait aucune idée de ce que Thomas écoutait, et elle était trop loin des ruches pour deviner ce qu'il regardait, et comme il lui tournait le dos, elle ne voyait pas son visage, et elle se demandait ce qu'elle lirait dans ses yeux, et si sa bouche lui dirait quelque chose. La jeune fille, qui s'appelait Blanche, aimait Thomas à en perdre la raison, et elle comprenait que Thomas souffrait en ce moment, et elle savait que Thomas était toujours très seul quand il lui arrivait de souffrir. Elle se dit qu'elle ne devait pas être une bien bonne femme à cause de tout ça, elle regrettait de ne pas souffrir elle-même pour la même raison que Thomas, et que peut-être c'était justement ce qu'il aurait fallu pour le convaincre tout à fait. Saïda, qui l'observait, s'étonnait de la voir si insensible, et elle se demanda si Blanche avait bien toute sa raison.
[…]
Il était une fois un paysan qui élevait des abeilles dans la montagne, et il avait une femme belle et gentille, mais ils ne pouvaient avoir d'enfant, et le paysan était très malheureux, il buvait. Ce paysan avait un ami, c'était un écrivain qui écrivait des choses très compliquées que ne peut pas comprendre un paysan, et cet ami avait une femme belle et gentille. Ils auraient pu avoir un enfant mais la femme de cet ami aimait déjà un enfant, et l'écrivain renonça à l'idée de lui en faire un qui fût de son sang, et il était très malheureux, et il buvait. Les deux femmes étaient amies, elles n'étaient ni malheureuses, ni vraiment heureuses, elles vivaient leur vie de femmes, et l'enfant que la seconde aimait les aimait toutes les deux, et il aimait aussi les deux hommes. Le paysan avait beaucoup de souci à cause de ses affaires qui ne marchaient pas, mais il travaillait toujours plus que de raison, et le vin lui apportait du repos dans sa dure vie. L'écrivain n'avait pas de souci, il connaissait une certaine oisiveté, mais il n'aimait pas la vie, malgré son désir de la donner, et de drôles d'idées lui trottaient dans la tête. Dans cette simple histoire, il y a aussi un vieil homme, un vieil homme très sec et travailleur, qui aime sa femme, et les deux vieux n'ont pas d'enfant.
Il n'y aurait jamais eu d'histoire si rien n'avait changé. Chacun serait mort à son tour. Seul l'enfant aurait eu une histoire, mais on aurait eu du mal à l'imaginer, et rien n'aurait pu être écrit à ce moment-là. Mais quelque chose avait changé au cours d'une conversation. La femme avait changé bien avant que cette conversation eût lieu, mais elle changea encore, parce que sa sincérité avait été meurtrie par l'homme qui n'avait pas supporté le changement. Il avait souhaité le changement, mais ce soir-là, il fut odieux, parce qu'il se sentait trahi, et chacune de ses paroles vint blesser le cœur de la femme. Elle effaçait ses larmes du revers de la main, et l'homme, qui s'appelait Pierre, tisonnait dans la braise de la cheminée. Il faisait très sombre dans la cuisine, mais ils ne se regardaient pas, et l'homme avait fini par tourner le dos, un pied pesant sur une bûche de chêne dont une extrémité s'aiguisait dans le feu, et il brisait la braise incandescente de la pointe du tison. La femme était assise près de la table, une main occupée à ses yeux humides, l'autre serrée entre ses jambes croisées. Elle regardait les flammes jouer dans une bouteille. Elle aurait voulu trouver la force de ne pas pleurer mais il n'y avait rien en elle pour l'empêcher de pleurer, et elle se sentait diminuée, et elle n'aimait pas ce sentiment, parce qu'elle savait qu'elle commençait à ne plus aimer l'homme qu'elle aimait comme jamais avant que cette stupide conversation ne commençât. Elle tenta aussi de chasser les idées qui se bousculaient dans sa tête, mais les idées se dispersaient, et la confusion était toujours plus grande, et en même temps, cela avait plus de sens, un sens terrible qui lui nouait l'estomac.
L'homme pensait : « Je crois bien que c'est la fin de quelque chose et je n'ai rien fait pour que ça arrive. Je n'ai rien fait non plus pour que ça continue, même si c'est fini. Je peux à peine y croire. Mais après tout, une femme ne se possède pas comme on possède sa maison. On l'aime, et quand on ne l'aime plus, tout ce qui est à elle lui revient. Elle prendra ce qui lui plaît encore, dans ce qui reste. Ce qui me soucie, c'est ce qui va m'arriver. Peut-être une autre femme. Tout peut bien m'arriver maintenant, je ne crois pas un mot de ce que je me dis. Je voudrais avoir raison, être sûr que c'est bien ma raison qui l'emportera sur ce qui m'arrive maintenant. Il ne faut pas que je me raconte des histoires. Elle sort de ma vie, un point c'est tout. Elle sort de ma vie parce que je le lui demande. Elle sortira parce qu'elle comprendra que c'est ce qu'elle a de mieux à faire. Elle fera ce qu'elle voudra, le moment venu. Je lui ai parlé comme un homme peut parler à une femme quand il ne veut plus d'elle dans sa vie. Elle a tenté de me convaincre, mais elle n'a pas trouvé les mots. Les aurait-elle trouvés, qu'aurais-je pu lui proposer de durable et d'utile ? Si j'ai raison, même si sa raison à elle est acceptable, il ne se peut pas qu'on continue à vivre ensemble. Un enfant est bien la pire des choses qui pouvait nous arriver. Comment a-t-elle pu penser que je la croirais ? Quelle inconséquence dans sa tête ? Même si je suis le seul à ne pas la croire. Elle trouvera quelqu'un qui la croira. Il la retrouvera pour la fertiliser de nouveau. Elle peuplera le cœur d'un autre. Il sait de quoi je parle. Il y a longtemps qu'il sait. Elle aussi en sait plus long qu'elle ne dit. Elle sait trop de choses maintenant ». Ses doigts exploraient une craquelure dans le linteau de la cheminée. Il avait des mains solides, des mains qui ne dureraient pas. Elle regarda la main presque noire, et son visage renfrogné éclairé par le feu. Elle pensa : « C'est la nature qui nous joue un de ses tours. Rien ne le convaincra qu'il est bien le père, parce qu'on s'était convaincu que ça n'arriverait jamais, et moi je croyais que je ne serais jamais mère de son enfant, parce que je croyais ne pas le pouvoir, ou bien je craignais qu'il ne le pût pas, je ne sais pas, ça ne devait pas nous arriver, et maintenant que ça y est, voilà qu'il doute, il fait plus que douter, il ne croit pas, même si je sais, il ne croira jamais, il faudra que ça lui arrive avec une autre femme pour qu'il se souvienne que j'avais raison, ou il ne la croira pas non plus, et qu'est-ce que je lui dirai quand il sera devenu un homme ? »
— Nous avons trop parlé, dit-elle, il faut aller nous coucher.
— Je ne dormirai pas cette nuit.
— Tu te fais des idées. Demain, nous parlerons.
— Demain, tu t'en iras.
— Tu te fais des idées.
— Je me suis toujours fait des idées. Je n'ai rien changé dans ma façon de me comporter avec toi.
— Je crois que tu as trop bu ce soir.
— Pas plus que d'ordinaire, c'est toi qui te fais des idées.
— Il vaut mieux aller nous coucher.
— Tu dormiras sans moi.
— Tu vas te torturer l'esprit toute la nuit devant ce feu. Crois-tu qu'il t'inspirera autre chose ?
— Le feu n'impose rien. Il réchauffe. Va te coucher, toi.
— Nous parlerons demain.
— Nous n'aurons rien à dire.
— Me laisseras-tu parler ?
— Je ne t'écouterai pas. Va dormir, et pense au mal que tu me fais, et pense au mal que je ne te fais pas. Pense que c'est fini.
— Tu te fais des idées.
— Des idées raisonnables. Je sais à quoi je pense. Des détails qui me reviennent à l'esprit, des mots, des regards.
— Tu ne raisonneras rien de cette façon. Peux-tu concevoir qu'il grandisse sans toi ? Te fais-tu à cette idée ?
— Enseigne-le comme tu veux. C'est le fils de n'importe qui.
— Tu as trop bu. Parce que ta tête ne raisonne plus, tu veux perdre ta femme, ton meilleur ami, et le premier de tes fils ?
— Ce sera peut-être une fille.
— Je suis sûre que ce sera une fille si tu le veux.
— Je ne veux rien de cette façon. Une femme qui trahit son homme n'a pas de leçon à donner à un enfant.
— Je ne t'ai pas trahi, Pierrot. Tu as souffert plus que je l'imaginais. Je ne t'ai pas vu souffrir parce que je t'aimais.
— Maintenant que tu me vois souffrir, tu ne m'aimes donc plus ?
— Mais oui, Pierrot, je t'aime, et je sais que je peux partager cet amour maintenant, j'ai la conscience tranquille.
— Je l'ai brisée, ta conscience. Tu me vois tel que je suis, et je te vois telle que tu es. Je regrette que ça m'arrive. J'aurais voulu que ça n'arrive jamais. J'aurais payé pour ça.
— Il y a certainement une explication. Nous verrons le médecin.
— Pour qu'il me dise quoi ? Ce que je sais déjà. Et s'il m'apprenait ce que je ne sais pas encore, crois-tu que ma mémoire oublierait ?
— Si un médecin peut te convaincre que cet enfant est bien le tien, rien ne nous arrivera plus d'aussi cruel.
— Nous ne parlons pas des mêmes choses. Je te parle d'une évidence, et tu me fais des hypothèses. Le sait-il, au moins ?
— J'ai pensé t'en informer le premier.
— C'est un droit qu'il fallait réserver au père.
— Tu vas faire des histoires.
— Je ne ferai rien. Je fermerai ma porte. Allez tous au diable !
La peau sur son visage était tellement tendue qu'elle crut que ça pouvait craquer. Il avait les yeux humides. Il ne dirait plus rien maintenant. Il la regardait comme s'il se nourrissait déjà du passé. Elle posa ses mains sur la table, et demeura un moment immobile, les yeux fermés. Elle pensa : « Nous avons encore le choix. S'il me croit, ou simplement s'il accepte, rien ne changera. Sinon Jean tombera des nues, Saïda se fâchera, Pierrot deviendra fou, et je m'en irai au diable. Mais nous avons encore le choix. J'ai encore une chance, mais quelle chance ? »
[…]
Un matin, sans doute pour échapper à un mauvais rêve, le vieux se réveilla d'un coup. Il secoua la tête comme un cheval, en faisant vibrer ses lèvres. Il s'aperçut qu'il avait passé la nuit dans la cuisine ; il avait calé sa chaise dans la cheminée, posé les pieds dans les chenets, et sa pipe s'était éteinte dans ses mains. Le feu avait entièrement consumé la bûche de chêne, et maintenant l'odeur de la cendre était sur son visage. Il souleva le rideau de la cheminée, et jeta un coup d'œil vers la fenêtre. Le jour s'était levé depuis un bon bout de temps et le vieux se reprocha son sommeil. Plus il vieillissait et plus le sommeil occupait de son temps, et il pensa que c'était une vilaine façon de vivre le temps qui lui restait. Il songea : « Avec le travail que j'ai à faire, et pas question de couler du béton aujourd'hui. Il gèle. » L'hiver était dur cette année-là, et il n'avait pas encore neigé. Il gelait toutes les nuits, et dans la journée, ses mains s'engourdissaient comme si l'hiver voulait le forcer à les garder dans les poches, et à ne pas travailler. « Le travail est la seule façon de gagner sa vie, et peut-être aussi de bien la remplir. Enfin, je ne sais plus trop. Gagner sa vie, c'est sûr. Pour le reste, je n'ai eu que ça, comme d'autres se font curés ou maîtres d'école. Je ne sais pas. »
Il demeura encore un moment assis sous la cheminée. Il avait très froid, mais le froid ne pouvait plus rien contre lui. Il avait souvent souffert du froid, sur des chantiers où le froid n'était pas le seul obstacle, mais depuis que la vieillesse était pour lui une évidence, le froid n'était même pas une gêne. Ça l'empêchait de travailler, quelquefois même de penser, mais ça ne le gênait en aucune façon d'avoir à cesser de travailler ou de penser. Ce qui le gênait vraiment, c'était de n'avoir pas le choix. Le froid s'imposait, le travail n'avançait pas, sa pensée subissait les plus grands désordres, tout cela était même normal, et il n'y avait rien à faire pour que ça changeât. Il aurait tout de même bien aimé choisir le moment où le froid viendrait lui interdire de travailler ou de penser. Or, le soir, à la veillée, tandis qu'il occupait un coin de cheminée et savourait la chaleur qui l'entourait et le touchait si doucement, il n'avait plus l'esprit au travail, et ce même esprit somnolait jusqu'à ce que le sommeil l'effaçât pour recréer chaque fois les mêmes rêves étourdissants qui exigeaient de gros efforts pour être vaincus. Une fois réveillé, et c'était souvent dans la cheminée que ça se passait, il attendait que la lumière de la fenêtre fût carrément éblouissante pour se lever et se servir un verre de gnôle qui lui brûlait l'estomac. Ensuite il fumait une cigarette en regardant la fenêtre, debout près de la table, une main appuyée sur le dossier d'une chaise, et il se mettait à penser à un tas de choses qui lui paraissait sans importance mais qui occupait tout de même son esprit.
Il écrasa le mégot et sortit. Dans la chambre, au-dessus de la cuisine, la vieille était morte, mais le vieux n'en savait rien. Il fumait une autre cigarette en écoutant la basse-cour, et la vieille gisait au bas du lit, toute recroquevillée dans sa chemise de nuit. Elle s'agrippait à un pan de drap, on avait l'impression qu'elle voulait remonter sur le lit, comme si c'était le seul endroit où elle pouvait vivre, et que la mort régnait par terre. Un rictus hideux s'était installé sur son visage blanc, ni sourire amer, ni moue terrifiée, plutôt une grimace qui avait un sens seulement parce que c'était la grimace d'un mort. Ses yeux regardaient de côté, vers la porte. Si elle avait crié avant de mourir, le vieux ne l'avait pas entendue, mais peut-être n'avait-elle pas crié et ainsi le vieux n'avait rien à se reprocher. Bien sûr, il aurait pu assister à sa mort, et elle serait peut-être morte avec un visage tranquille pour regarder la mort. C'est ainsi qu'on souhaite mourir, au lieu de ce spasme immobile qui était sa dernière apparition et qui ne manquerait pas de tourmenter le vieux jusqu'à ce que la mort le détruisît aussi. Le vieux pensait tous les jours à la mort dans ces termes, et il la redoutait parce qu'il considérait que la vie d'un homme ne s'arrête qu'au moment où le corps est soustrait au regard. Il y avait une certaine colère dans son cœur à cause de cela, mais il était résigné, et il tentait de se convaincre que sa vie valait mieux que le cadavre qui la terminerait hideusement, et qu'il n'y aurait personne pour la confondre avec le cadavre. Du moins, personne de vivant ne songerait à oublier qu'il avait bien vécu, et son cadavre ne serait qu'un moment de frayeur qui n'aurait rien à voir avec sa vie à lui, mais plutôt chacun y verrait sa propre mort, comme quoi la mort, se dit le vieux, c'est la seule chose qu'on partage avec les hommes, parce que la vie nous sépare. Le vieux se doutait qu'il cultivait là une grande confusion, mais c'était sa manière à lui d'étirer sa pensée, comme du verre jusqu'à ce qu'il se solidifie, et qu'il faut à nouveau le tremper dans le feu si on veut l'étirer de nouveau, et puis il finit toujours par casser, parce qu'aucune pensée n'est assez fine pour exprimer tout ce qu'on veut dire. Quand je pense à la mort, se dit le vieux, je ne pense pas à moi-même comme un homme digne de ce nom doit penser à lui-même.
Il descendit jusqu'à la fontaine qui s'était arrêtée. Un filet de glace pendait au bout du robinet. D'un geste machinal, il le brisa, et le regarda se briser encore sur la glace au fond de l'abreuvoir. Il cessa de penser. Il remonta le chemin, tirant sur sa cigarette comme une locomotive.
Plus bas, au-dessus de la rivière, le brouillard s'effilochait en longues mèches ascendantes. Sur l'autre pente, qui montait très haut vers les champs de bruyère, on pouvait voir, à la lisière d'un bois de châtaigniers, les toits des ruches du dernier rucher qui avait survécu à cette longue et terrible histoire. Il formait une ligne impeccable dont l'extrémité descendante s'enfonçait dans le brouillard. Tout en marchant, le vieux les regarda, et il haussa les épaules. Qui songerait à déposer le crêpe noir sur la façade de chaque ruche le jour où, en cessant de vivre, il commencerait le deuil de ses abeilles ?